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LA NOUVELLE ILLUSION

Maurice Bellet

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 519 à 524


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0519
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-11-page-519.htm
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Fi g u r e s L i b r e s
La nouvelle illusion

M AURICE B ELLET

I L FUT un temps, pas si lointain, où le grand souci des chrétiens était d’être
« présents au monde », d’en finir avec l’esprit de « ghetto », avec cette
défense apeurée devant la modernité et ce primat du « spirituel » qui faisait
méconnaître les réalités sociales et politiques. Il s’agissait, du même coup, de
retrouver l’élan missionnaire dans un regard sans illusion sur la situation
« France, pays de mission ! » Assez vite, pour beaucoup (par exemple à la
JEC), cela signifiait un intérêt neuf pour la politique, et pour une politique
de gauche, avec même une séduction réelle du marxisme.

Le concile Vatican II parut confirmer et comme ratifier cette ten-


dance. Pas en tout, bien sûr : il n’y a aucune séduction marxiste dans les
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textes conciliaires ! Mais enfin, il y avait là un ton, un mouvement, qui
semblait bien se définir par ce double trait : l’élan missionnaire — « Nous
referons chrétiens nos frères », chantait la JOC — et une perception à la fois
réaliste et positive du monde moderne.

« Que les temps sont changés ! » Je ne dis pas que tout a disparu de
ce que je viens d’évoquer. Mais enfin, dans le milieu « catho », le ton est
devenu autre ! L’élan semble ailleurs et la mentalité différente ; et spéciale-
ment — ce qui est significatif — chez des jeunes, et nombre de jeunes
prêtres en particulier.

Retour du spirituel. Où sont-ils, ces aumôniers d’étudiants qui me


disaient, au lendemain de Mai 68 : « L’Evangile de demain sera politique
ou ne sera pas » ? Il y eut ce moment de vertige, dans les années 60 et après,
où je vis des confrères proches et éminents « quitter l’Eglise » comme on
dit, où il semblait que tout le vénérable édifice de la foi catholique s’en allait
en lambeaux.

La présence au monde devenait triomphe du monde, l’élan mission-


naire tombait. Le chrétien devenu conscient et critique en venait même à
l’aphasie. Surtout, ne pas se déclarer chrétien ! Ne pas se séparer brutalement
de « l’esprit du temps » en se réclamant d’une identité chrétienne, immédia-
tement identifiée à la pensée précritique et au conservatisme social. Pour
beaucoup de chrétiens aujourd’hui, cette époque, avec ses espoirs, ses illu-
sions, ses désastres, apparaît comme une malheureuse parenthèse qu’ils sont
heureux de refermer. Ou même pas : c’est oublié, c’est une affaire qui ne les
concerne plus, c’est un passé qui ne parle plus.

Retour du spirituel ! La foi doit se déclarer résolument comme foi,


avec son credo, ses rites, ses exigences morales et l’institution qui soutient le
tout. Nul besoin de chercher à se faire accepter du monde ! Aussi bien le
monde présent voit-il un retour en force du religieux, même si en Europe —
et plus encore en France — il est moins évident. Et l’unique superpuissance
émergeant des crises du XX e siècle, les Etats-Unis, est d’une religiosité qui
laisse pantois bien des esprits « affranchis ». Où est-il ce temps où la montée
de l’athéisme était le tourment des têtes pensantes de la chrétienté ? Quant à
la mission, elle n’a plus à se tourmenter de rendre le christianisme compa-
tible avec le « croyable disponible », au risque de s’y dissoudre ; elle a seule-
ment à témoigner de la foi, sans peur et sans compromis ; Dieu fera le reste.

Ainsi la foi est-elle délivrée des timidités et des tourments où elle s’en
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allait à sa perte. Elle est superbement indépendante de la politique et de tout
le train du monde. Elle a retrouvé son espace propre, Dieu et la religion, où
elle est bienheureusement à l’abri des vicissitudes du monde.
Je crois que c’est une illusion totale.

Je suis toujours resté perplexe devant une formule qui eut son heure
de succès : il s’agissait de « passer au monde ». Je me suis toujours demandé
où l’on pouvait bien être avant. On est toujours au monde, même si « l’on
n’est pas du monde », Jésus lui-même l’a précisé à ses disciples. Toute la
question est de savoir de quelle façon on y est.
Eternel problème pour l’Eglise, dès le début et tout au long !
Comment se présente-t-il aujourd’hui ? Superbe indépendance de la foi, qui
se meut toute libre, dans un univers tolérant et où les pouvoirs sont, sinon
bienveillants, du moins respectueux ? Pas du tout.

Passons sur les contrées, pourtant nombreuses, qui tolèrent peu ou


ne tolèrent pas (ne les oublions tout de même pas, ces chrétiens persécutés,
là en particulier où le « retour du religieux » devient plus ou moins triomphe
d’un intégrisme non chrétien). Mais qu’en est-il, par exemple, en France, en
Europe, en Amérique même ?
Question préalable : où est le pouvoir ? Qui dirige ce monde ? Où

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en sont l’âme et le ressort ?
Il semble que ce soit ce qu’on appelle « économie », ce formidable
réseau mondial d’entreprises où l’argent est roi, dans un mépris grandiose
de la misère de masses humaines et de l’avenir de l’humanité. Geneviève
Anthonioz de Gaulle, peu suspecte de gauchisme, disait avoir connu dans sa
vie trois totalitarismes : le nazi, le soviétique et le totalitarisme de l’argent.

L’argent ! Quand on sait ce que Jésus en pense dans les évangiles, il


serait un peu étonnant que l’Evangile d’aujourd’hui puisse être tranquille-
ment à l’écart de son règne. Aussi bien, l’argent dont je parle n’est pas celui
que la ménagère met dans son porte-monnaie pour faire son marché, ni
même celui qu’un couple de la « classe moyenne » accumule à la banque
pour s’acheter un appartement. Le vrai, le grand argent n’est pas un instru-
ment de jouissance, mais de puissance. Son règne signifie l’affaiblissement
du politique, l’effacement des traditions, une violence diffuse ou masquée,
mais incontrôlable et sans états d’âme !
Pourtant, ce monde de finance et d’« économie » triomphante ne
laisse-t-il pas à l’Eglise pleine liberté ? La foi ne peut-elle pas s’y exprimer en
paix ? Quel contraste avec les régimes marxistes ! Quel immense soulage-
ment ! Au moment même où Mac Do envahit Moscou, les églises rouvrent
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leurs portes.
Il y a là de quoi étonner. L’argent trouverait-il quelque avantage à
cette belle liberté de l’Eglise et de la foi ? Eh bien ! oui. On se rappelle qu’au
temps où la bourgeoisie voltairienne prenait en France place dominante (car
la bourgeoisie fut beaucoup plus voltairienne que chrétienne au temps de
son ascension), il se trouvait des esprits éclairés pour souhaiter que le peuple
demeurât religieux : de quoi lui donner le respect de ses maîtres (et de quoi
donner à Karl Marx quelques arguments). On n’en est plus là, dites-vous.
Pas de cette façon, sans doute. Mais pour le fond des choses ?
Je me souviens de ce vicaire épiscopal de Medellin à qui je disais naï-
vement qu’il devait être difficile pour les chrétiens et pour lui-même de
vivre dans une des capitales de la drogue. Il me répondit, assez sèchement :
« La drogue, c’est votre problème, c’est vous qui la consommez ; le nôtre,
c’est l’invasion des sectes américaines. »
Rien ne réjouit tant l’argent que la diffusion du « spirituel », à condi-
tion qu’il soit bien clos dans ce qui l’isole de tout ce que l’argent tient en
son pouvoir. La prière, l’extase collective, les chants, l’âme tout occupée de
Dieu, et même du Ciel si possible : excellent. Dieu est Dieu, et les affaires
sont les affaires. Le dévouement, les dons humanitaires, le souci des pauvres
et des exclus : excellent aussi. C’est la soupape de sûreté nécessaire à un
monde dont l’essence est férocité : concurrence à mort, profit sans états
d’âme (le tabac se heurte aux législations d’Europe et d’Amérique ? Nous
envahirons l’Afrique).

Il y a ainsi un « spirituel » qui est innocemment, inconsciemment


complice de ce qui fait le « train du monde » en ce qu’il a de pire. Car le
monde s’en accommode ; en un sens, il y trouve son compte. Coexistence
pacifique entre le règne parfaitement cynique de l’argent et la tranquillité
d’une piété que ne troublent pas — pas vraiment — l’injustice et la misère.
Oh ! il y aurait infiniment à préciser, nuancer, discuter, c’est vrai. Car
il y a des complicités beaucoup plus directes et conscientes entre l’argent et
la religion. Et il y a, du côté religieux, ces intégrismes — l’islamisme spécia-
lement — qui apparaissent ennemis enragés des Etats-Unis, puissance reine
du capitalisme. Méfiez-vous toutefois : les ennemis sont toujours complices,
au moins en ce sens qu’il faut bien qu’ils se rencontrent sur le même terrain.
La violence intégriste, même quand elle se pare de motifs religieux, est
d’abord un conflit de pouvoirs.
N’est-elle que cela ? N’a-t-elle pas un ressort beaucoup plus puissant
qui explique sa séduction ? N’est-elle pas comme le point d’émergence d’un
mouvement beaucoup plus profond ? Protestation de la misère contre les
nantis ? Sans doute. Mais je crois qu’il y a encore autre chose, et qui touche
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directement notre problème : le type d’homme que tend à répandre, à faire
triompher le règne de l’argent, est profondément, radicalement irréligieux,
car il est tout entier dominé (lui, le dominateur) par ses envies — de puis-
sance, de réussite, d’écrasement des adversaires — qui excluent toute espèce
de « transcendance ». C’est, par rapport à toute « spiritualité », un homme
muré. Et c’est, par là-même, un homme prodigieusement angoissant : rien
ne le protège plus contre ce chaos intérieur que toutes les religions et sagesses
ont eu si grand soin de surmonter. L’homme qui s’annonce là piétine tout :
les autres, la nature, le bien, la vérité et, finalement, lui-même, car il est en sa
vérité autre chose que ce paquet de ses envies.

On me dira que j’exagère ; et qu’aux Etats-Unis, spécialement, on n’en


est pas là. Le « risque de l’économie » n’y a pas cet effet dévastateur. Mais le
point est qu’il peut avoir cet effet ailleurs, dans la mesure où les traditions
locales sont écrasées et où la « spiritualité » est détruite sous la marée des
images de la télévision, des sollicitations de la publicité, de l’appétit furieux
que déchaîne cet étalage du désirable.
Où commence d’apparaître que la belle tolérance du monde de
« l’économie » ne fonctionne qu’envers ce qui ne le gène pas. On l’a bien vu,
par exemple, en Amérique latine, quand des chrétiens ont osé mettre en
cause ce système-là. Quels que soient les difficultés ou problèmes de la

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théologie de la libération, l’idée même d’une « spiritualité » ou d’une
théologie qui mettrait en cause le règne absolu de l’argent déclenche une
réaction meurtrière.
De fait, en ce qui concerne les Etats-Unis et nous-mêmes, sommes-
nous si sûrs que « l’effet dévastateur » n’est pas en route ? Les difficultés de
l’éducation sont peut-être sur fond de cette difficulté-là : la diffusion, sans
idéologie apparente, d’une conception de la vie où tout se réduit à l’appétit
des individus, branchés sur la satisfaction la plus rapide possible. Après cela,
faites donc de la morale et de l’instruction civique !

Or — et cette fois nous y sommes — cette conception de la vie est


dans une opposition radicale, absolue, à l’Evangile ; peut-être même, de
toutes les façons que l’homme peut concevoir son existence, est-ce la plus
opposée. Bien loin donc que la foi au Christ nous mette dans une situation
confortable au sein du monde présent, elle nous met dans une opposition
extrême. C’est quelque chose d’aussi violent qu’a pu être l’opposition des
premiers chrétiens au paganisme ; c’est la même opposition. Et il ne s’agit
pas là d’une sorte de clause de style, qu’on oublie ensuite. Cette opposition
pouvait mener les premiers chrétiens au martyre ; elle y mène aujourd’hui
même ceux qui en connaissent le sérieux.
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Les chrétiens de la seconde moitié du XXe siècle ont pu être séduits
par l’idée de révolution — du moins ceux d’entre eux qui voyaient là le lieu
du combat. Minorité, c’est vrai, mais agissante. Cette idée de révolution s’est
effondrée avec le mur de Berlin. Mais la nécessité d’une opposition de la foi
« au monde tel qu’il va » n’a pas du tout disparu pour autant. A cet égard,
l’effondrement du système soviétique ne doit pas faire illusion. Il ne signifie
pas que les analyses de Marx sont simplement périmées. Plus rigoureuse-
ment, même si l’on conteste ces analyses, reste que la question à laquelle se
confrontait Marx reste vive. « L’exploitation de l’homme par l’homme » n’a
pas disparu ; plutôt, s’y ajouteraient des processus peut-être plus féroces
encore, d’exclusion ou d’éradication, qui transforment des humains en
déchets. On voit mal comment « l’amour du prochain » y resterait indifférent.

La foi appelle actuellement à une œuvre, à un combat, qui est peut-


être tout autre que ce que suggère le mot « révolution », mais qui n’est pas
moindre ! Il semble toutefois qu’il y ait une différence essentielle : la révolu-
tion se fait par la violence, l’insurrection, la prise du pouvoir, la réduction
des adversaires. Or, je crois que ce qui a sombré, c’est l’idée que le change-
ment dont nous avons besoin désormais se fasse par cette voie-là. Il y aura
toujours — l’homme étant l’homme — des tribunaux et une police ; mais la
mutation de l’homme passe par d’autres chemins, qui conviennent beau-
coup mieux à l’Evangile.

Il y a urgence d’une Parole qui s’adresse au monde, à tous les


hommes, pour les éveiller de l’effrayante torpeur où ils risquent de glisser,
dans l’accumulation délirante du consommable et la fébrilité incontrôlable
des appétits.
Que peut être cette Parole ? Si nous disons qu’elle est, pour les chré-
tiens, celle du Christ, comment seront-ils cette Parole ? Les questions qui
surgissent sont aussitôt colossales. Elles sont hors du champ où s’enferme
une « spiritualité » ou une « religion » qui ne veut pas les entendre.

Est-ce à dire qu’il faudrait se détourner du spirituel au profit du


social, ou ne retenir du religieux qu’une éthique humaniste ? Absolument
pas, c’est l’inverse. Si notre spiritualité est celle de l’Esprit du Christ, si nous
percevons à quel point le Crucifié ressuscité bouleverse notre idée de la reli-
gion, alors nous percevons que la dimension de l’Evangile, c’est l’humanité,
tous les hommes et l’homme en son entier ; c’est la toujours neuve naissance
d’humanité, par delà le vertige de mort et de destruction qui la hante. Or ce
vertige n’a pas disparu avec les horreurs du XX e siècle. Par ses progrès mêmes,
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par leurs risques, par leurs effets pervers, dans l’usure vertigineuse de ce
qui tenait les humains dans un ordre habitable, l’humanité est confrontée à
l’urgence absolue de retrouver Souffle.
Ce lieu-là, ce lieu extrême est celui de l’Evangile, du grand
Avènement. Il est notre présent.

MAURICE BELLET

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