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Per Wahlöö
L’Homme au balcon
Le roman d’un crime
Rivages/noir
L’édition originale a été publiée
en Suède en 1967 sous le titre :
Mannen på balkongen
par AB. P. A. Norstedt & Söners Forlag, Stockholm
ISBN-978-2-74364888-9
Préface de Jo Nesbø
Les artistes se tiennent sur les épaules des artistes qui les
ont précédés. C’est ainsi, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le
sachent ou non. Qu’il s’agisse d’un danseur, d’un
footballeur ou d’un écrivain, il ou elle crée dans le
prolongement du travail des autres. Certains ont les
épaules plus larges que d’autres, pourtant ceux qui se
trouvent sur leurs épaules ne parviennent pas à s’élever
davantage.
Sjöwall et Wahlöö, par exemple, ont ouvert la voie à tous
les auteurs de policiers actuels ; même à ceux qui ne les
ont jamais lus, et qui pour cette raison s’imaginent n’avoir
jamais été influencés par eux. Sjöwall et Wahlöö, au même
titre que Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou Georges
Simenon, ont façonné le genre : ils ont défini ce que le
lecteur attend d’un policier, et donc quel en est le point de
départ, le ground zero à partir duquel tout écrivain dont les
couvertures promettent du « policier » entre en
communication avec le lecteur. À partir de ça, chacun
choisit évidemment où il va ; il reste évidemment toujours
possible d’innover. Comme l’ont fait, en leur temps, Sjöwall
et Wahlöö.
*
**
Andersson…
Gunvald Larsson pencha la tête de côté pour étudier le
nom.
— Oui, on dirait bien que c’est Andersson. Ou peut-être
Andersen. Ou encore Andresen. Ça pourrait être ce qu’on
veut. Mais on dirait Andersson.
Andersson…
Il existe en Suède trois cent quatre-vingt-dix mille
personnes répondant au nom d’Andersson. Le seul
annuaire de Stockholm comporte dix mille deux cents
Andersson, plus deux mille dans la proche banlieue.
Martin Beck méditait sur ces chiffres. Peut-être
s’avérerait-il très facile de retrouver la femme qui avait
passé ce coup de fil à l’origine de tant de discussions à
condition de faire appel au concours de la presse, de la
radio et de la télévision. Mais cela pouvait aussi se révéler
extrêmement malaisé. Et, jusqu’à présent, rien n’avait été
facile dans cette enquête.
On eut recours à la presse, à la radio et à la télévision.
Il ne se passa rien.
Qu’il ne se passe rien un dimanche, c’était
compréhensible.
Le lundi, à 11 heures du matin, les choses étaient toujours
au point mort et Martin Beck commençait à se faire du
souci.
Démarrer une opération de porte à porte et téléphoner à
des milliers d’abonnés signifierait qu’il faudrait libérer une
grande partie des effectifs affectés à d’autres tâches, et ce
pour suivre une piste qui risquait fort de n’aboutir à rien.
Mais n’était-il pas possible de circonscrire d’une façon ou
d’une autre la sphère des recherches ? Il s’agissait d’une
rue plutôt large. Elle devait être située dans le centre.
— Est-ce forcé ? demanda Kollberg, dubitatif.
— Bien sûr que non mais…
— Mais quoi ? Ton intuition te souffle-t-elle quelque
chose ?
Martin Beck le foudroya du regard, puis, se ressaisissant,
répliqua :
— Il y a le ticket de métro. Il a été délivré à
Radmansgatan.
— Rien ne prouve qu’il ait un lien avec les crimes ou avec
le meurtrier.
— Il a été délivré à la station de Radmansgatan et n’a servi
que pour un seul voyage, continua Beck avec entêtement.
L’assassin l’a conservé parce qu’il avait l’intention de
[7]
l’utiliser pour rentrer . Il a pris le métro à
Radmansgatan, est descendu à Mariatorget ou à
Zinkensdamm et a fait le reste du trajet à pied jusqu’au
parc Tanto.
— Simple hypothèse.
— Il a dû faire quelque chose pour se débarrasser du petit
garçon qui était avec la fillette. Il n’avait rien d’autre à lui
donner que ce ticket.
— Des hypothèses, toujours des hypothèses !
— Mais qui s’enchaînent logiquement.
— Tout juste…
— D’ailleurs, le premier meurtre a été accompli au parc
Vanadis. Tout s’est passé dans la même partie de la ville. Le
parc Vanadis, Radmansgatan, tout le quartier qui se trouve
au nord d’Odengatan.
— Tu l’as déjà dit, fit sèchement Kollberg. Ce ne sont que
des conjectures.
— C’est la théorie des probabilités.
— Appelle-la comme ça si tu veux.
— Je veux retrouver cette Mme Andersson et nous ne
pouvons pas rester à nous tourner les pouces en attendant
qu’elle décide de venir nous rendre visite. Peut-être qu’elle
n’a pas la télévision, peut-être qu’elle ne lit pas les
journaux. En tout cas, elle a au moins un téléphone.
— Comment en être sûr ?
— Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. On n’a pas une
conversation pareille dans une cabine ou dans un bureau
de tabac. De plus, il semble qu’elle observait l’homme tout
en parlant.
— D’accord… Je te concède ce point.
— Et si nous lançons une campagne téléphonique, si nous
déclenchons une opération de porte à porte, il faut bien
commencer quelque part. Dans une zone déterminée. Nous
ne sommes pas assez nombreux pour nous permettre de
contacter directement tous les Andersson.
Kollberg réfléchit quelques instants en silence avant de
reprendre la parole :
— Oublions cette Mme Andersson pour le moment et
revenons-en à l’assassin. Que savons-nous de lui ?
— Nous disposons d’une sorte de signalement.
— Une sorte de signalement, comme tu dis ! Nous ne
savons pas si l’homme que Lundgren a vu – à supposer qu’il
ait effectivement vu quelqu’un – était le coupable.
— Nous savons qu’il est de sexe masculin.
— C’est vrai. Et à part ça ?
— Nous savons qu’il est inconnu des mœurs.
— Oui… si, toutefois, un scribouillard de la Mondaine n’a
pas commis une négligence. On a peut-être oublié de le
ficher, ça s’est déjà vu.
— Nous savons approximativement l’heure à laquelle les
deux crimes ont été commis : un peu après 19 heures pour
le parc Vanadis, entre 14 et 15 heures à Tanto. Donc, il ne
travaillait pas à ce moment-là.
— Ce qui veut dire ?
Comme Martin Beck demeurait muet, Kollberg répondit à
sa propre question :
— Ce qui veut dire qu’il est au chômage, qu’il est en
vacances, qu’il est en congé de maladie, qu’il n’a fait que
visiter Stockholm, qu’il a des heures de travail irrégulières,
qu’il est à la retraite, que c’est un vagabond ou… bref, cela
ne veut rien dire.
— Exact. Mais nous avons un vague aperçu de sa
personnalité.
— Tu parles du verbiage des psychologues ?
— Oui.
— Ça aussi, c’est de la spéculation à l’état pur mais… mais
je dois reconnaître que Melander a tiré des conclusions fort
plausibles de toutes ces salades, acheva Kollberg après une
courte pause.
— En effet.
— Eh bien, essayons de mettre la main sur la dame du
téléphone. Et, puisqu’il faut bien commencer quelque part
comme tu l’as si judicieusement fait observer, et puisque de
toute manière, nous n’avons rien de plus que des
conjectures à nous mettre sous la dent, autant partir du
postulat que tu as raison. Comment allons-nous opérer ?
— On va commencer par le 5e et le 9e district. Quelques
hommes téléphoneront à tous les Andersson et quelques
autres tireront les sonnettes. Nous demanderons à tout le
personnel de ces deux districts de faire preuve d’une
vigilance particulière. Je pense notamment aux rues
relativement larges bordées d’immeubles possédant des
balcons – Odengatan, Karlbergsvägen, Tegnergatan,
Sveavägen, etc.
— OK, dit Kollberg.
Et on se mit au travail.
Ce lundi fut une journée exécrable. Le Grand Détective –
autrement dit, l’opinion publique – qui avait semblé moins
diligent le dimanche, en partie parce que beaucoup de gens
passaient le week-end à la campagne, en partie à cause des
commentaires rassurants de la presse et de la télévision,
redoubla à nouveau d’activité. Le bureau central chargé de
recueillir les informations bénévoles était submergé de
coups de téléphone de personnes qui croyaient savoir
quelque chose, de déséquilibrés qui voulaient s’accuser et
de lascars qui appelaient simplement pour le plaisir de se
faire agonir d’insultes. Des policiers en civil grouillaient
dans les parcs et les espaces verts, si l’on peut employer
l’expression « grouiller » lorsqu’il s’agit en tout d’une
centaine d’hommes. Et il fallait maintenant retrouver
quelqu’un du nom d’Andersson !
Par-dessus le marché, la peur rôdait. La police recevait
une multitude d’appels de parents affolés parce que leurs
rejetons avaient disparu de la maison depuis quinze ou
vingt minutes. Et il était indispensable de tout noter, de
tout vérifier. Le matériel ne cessait de grossir. Et tout cela
pour rien.
Au beau milieu de ce chaos, Hansson, du 5e district,
appela.
— As-tu trouvé un autre cadavre ? lui demanda Martin
Beck.
— Non mais je me fais de la bile au sujet de cet Eriksson
sur lequel nous devions avoir l’œil. L’exhibitionniste que
vous aviez arrêté.
— Eh bien ?
— On ne l’a pas revu depuis mercredi dernier. Il avait
ramené une ample provision de liquide chez lui, surtout du
vin. Il avait fait tous les débits de boissons.
— Alors ?
— On le surveillait de temps en temps, par la fenêtre. Il
avait l’air d’un fantôme, d’après les agents. Mais on ne l’a
pas revu depuis hier matin.
— Avez-vous sonné chez lui ?
— Oui. Il n’ouvre pas.
Martin Beck avait presque oublié Eriksson. À présent, il se
rappelait son regard furtif et misérable, ses mains
décharnées et tremblantes. Un frisson grimpa le long de
son échine.
— Entrez, dit-il.
— Comment ?
— Comme tu voudras.
Il raccrocha et se prit la tête dans les mains. Non, pas ça !
Ce serait le bouquet…
Au bout d’une demi-heure, Hansson rappela :
— Il avait ouvert le gaz.
— Alors ?
— On est en train de le transporter à l’hôpital. Vivant.
Martin Beck poussa un soupir. De soulagement, comme on
dit.
— Mais il s’en est fallu de peu, poursuivit Hansson. Il a
procédé de façon très méthodique. Il a bouché les
interstices des portes et tous les trous de serrure.
— Mais il s’en tirera ?
— Oui. Heureusement, il n’avait pas mis assez de pièces
dans le compteur à gaz. Mais s’il était resté plus
longtemps…
Hansson n’acheva pas sa phrase.
— A-t-il laissé un message ?
— Oui. « Je n’en peux plus. » Il a griffonné ça sur la page
d’un magazine féminin. Je l’ai signalé à l’office de lutte anti-
alcoolique.
— Ça aurait déjà dû être fait.
— Eh bien, il a soigné son travail, dit Hansson.
Puis il ajouta :
— Jusqu’à ce qu’on s’occupe de lui.
Ce sinistre lundi n’était pas encore arrivé à son terme.
Martin Beck et Kollberg quittèrent le bureau vers 23
heures. Larsson aussi. Melander resta. Tout le monde
savait qu’il avait horreur de passer une nuit blanche et que
la perspective de devoir renoncer à ses dix heures de
sommeil était pour lui un cauchemar ; mais pas un mot ne
lui échappa et son expression était aussi stoïque qu’à
l’accoutumée.
Rien ne s’était passé. Beaucoup de femmes du nom
d’Andersson avaient été interrogées mais aucune n’avait
passé cet appel désormais célèbre.
On n’avait pas retrouvé de nouveau cadavre et les enfants
dont l’absence avait été signalée pendant la journée étaient
rentrés au bercail sains et saufs.
Martin Beck se rendit à pied à la station de Fridhemsplan.
On était enfin arrivé au bout de la journée. Plus d’une
semaine s’était écoulée depuis le dernier crime. Le plus
récent, pour mieux dire.
Beck avait l’impression d’être un homme en train de se
noyer, qui vient de poser le pied sur quelque chose de
solide mais sait qu’il ne s’agit que d’un sursis. Et que, dans
quelques heures, ce serait marée haute.
25
FIN
[1]
Un simple coup du sort.
[2]
Voir Roseanna des mêmes auteurs.
[3]
Voir Roseanna des mêmes auteurs.
[4]
Voir Roseanna des mêmes auteurs.
[5]
Ma bourse est vide,
Mon cœur est rempli de chagrin…
[6]
— Salut, shérif ! Où est votre colt à six coups ?
— Je n’en ai pas.
[7]
En Suède, les titres de transport sont valables pour deux trajets à condition
que le second ait lieu dans l’heure suivant l’émission du billet. (N. d. T.)