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Romantisme

Le sexe des anges : de l'ange amoureux à l'amante angélique


Max Milner

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Milner Max. Le sexe des anges : de l'ange amoureux à l'amante angélique. In: Romantisme, 1976, n°11. Au dela du visible. pp.
55-67;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1976.5030

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1976_num_6_11_5030

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Шх MILNER

Le sexe des anges :

de Fange amoureux à l'amante angélique

Le thème des amours des anges fait son entrée dans la littérature européenne en 1823,
lorsque paraissent à très peu d'intervalle Heaven and Earth de Byron et The Loves of the
Angels de Thomas Moore1. La publication presque simultanée de ces deux poèmes s'inspi-
rant du même verset obscur de la Genèse2 ne peut pas être, comme le remarque Henri
Guillemin,3 l'effet du hasard. Il est infiniment probable que la traduction du livre
d'Enoch, procurée en 1821 par l'évêque anglican Richard Laurence d'après un manuscrit
éthiopien qui dormait à la Bodleian Library, attira l'attention des deux poètes sur une
interprétation de la Genèse qui faisait explicitement des « fils de Dieu » s'étant unis
charnellement aux filles des hommes des créatures angéliques4. Mais le problème intéressant,
pour l'histoire des idées et des mentalités, est de savoir pourquoi ce thème se révèle tout à
coup si riche de développements poétiques et philosophiques, ce qui revient à étudier
quelles significations revêtent, par rapport à l'anthropologie et à Pérotologie romantiques,
les diverses variations sur les liens amoureux qui peuvent unir des créatures corporelles à
des créatures incorporelles. Qu'une conception particulière des relations entre le corps et le
désir soit ici en jeu, telle est l'hypothèse de départ qui nous amène à interroger les
différentes configurations de ce mythe littéraire, ainsi que les images à travers lesquelles les poètes
tentent de donner forme à un désir qui maintient la division des sexes tout en s'efforçant de
transcender, de dénier ou de déguiser son enracinement corporel.

Des deux poèmes anglais qui popularisent le thème des amours des anges, c'est dans
celui de Moore qu'il occupe la place la plus centrale. Mais sa signification et les
enseignements qu'on en peut tirer relativement à l'idéologie qui lui est sous-jacente varient selon la
grille de lecture que l'on choisit, et il est clair qu'il y en a plusieurs. Celle que Moore
suggère au lecteur dans sa préface se rattache à un courant néo-platonicien très vivace
dans la pensée anglaise de l'époque et entraînerait, si on l'adoptait de façon trop exclusive,
une interprétation purement allégorique qui priverait le poème d'une grande part de son
ambiguïté.
Si nous acceptons ainsi de voir dans l'histoire des trois anges déchus de leur splendeur
Première pour avoir aimé des femmes « un moyen allégorique par lequel peut être suggérée
..] la chute de l'Ame depuis sa pureté originelle3 », nous passons cependant à côté d'une
des particularités essentielles du mythe qu'il élabore : c'est que les trois femmes aimées par
les anges, Lea, Lilis et Nama, loin de représenter les sollicitations d'un amour grossier et
matériel, sont animées, chacune selon son mode, d'un ardent désir de dépasser leur
condition terrestre et d'échapper à la prison de la chair et de la temporalité, dans laquelle elles
enferment bien involontairement leurs angéliques partenaires, comme si Moore hésitait à
faire porter sur la femme la moindre imputation de détournement d'angélité. Il en résulte,
56 Max Milner
par rapport à l'orientation assez généralement antiféministe des traditions de ce genre, un
curieux renversement, qui est particulièrement net et frise le comique dans l'histoire du
premier ange : s'étant épris d'une mortelle dont la pensée est constamment tournée vers le
ciel et à laquelle il n'inspire de l'amour que parce qu'il est un être céleste, il ne peut résister
à ses supplications lorsqu'elle le presse de lui enseigner la parole sacrée par
laquelle il s'apprête, parvenu à la fin de son séjour terrestre, à retourner vers sa patrie.
Mais elle n'a pas plus tôt pris connaissance de cette parole qu'elle la répète, impatiente de
se confondre avec le monde des purs esprits, tandis que son ange, privé du pouvoir qu'il
vient de transmettre, demeure incapable de s'arracher à la terre.
Rien n'est donc plus éloigné de Moore, contrairement à la logique de l'allégorie qu'il
prétend développer, que l'identification, fréquente dans certains courants religieux ou
occultistes, entre le sexe masculin et le monde de l'esprit et le sexe féminin et le monde de
la chair. Ce qui l'attire visiblement beaucoup plus que le drame du pur esprit succombant
aux attraits du monde matériel, c'est la puissance ascensionnelle en vertu de laquelle l'être
humain, incarné ici par des figures féminines, s'efforce de dépasser par l'amour les limites
de la condition terrestre. Limites imposées à son appétit de connaissance,
auxquelles s'attaque l'héroïne de la seconde histoire, lorsqu'elle supplie son ange de lui
révéler l'énigme de l'univers, fût-ce au prix de la damnation et de la mort.6
Limites qui freinent l'aspiration de l'être humain vers l'existence lumineuse du pur
esprit : ce sont elles que l'héroïne de la première histoire s'efforce de franchir,
Wishing for wings that she might go
Out of this shadowy world below,
To that free, glorious element V

Si les trois femmes représentent, chacune à sa manière, l'exigence de dépassement qui se


manifeste dans l'amour au niveau humain, leurs partenaires angéliques incarnent, à ce
même niveau, beaucoup plus que l'appétit de jouissances physiques, la fascination
masculine devant un être d'une essence différente. Fascination plus sensuelle dans le cas du
premier ange, désigné comme « le moins céleste des trois », baignée de religiosité et
d'émotions musicales dans le cas du troisième, et prenant chez le second (le plus intéressant et le
plus vivant) la forme d'un désir intense de posséder, à travers une seule femme, la
connaissance de l'univers féminin dans son entier, « de connaître ce que des formes si belles
doivent sentir, / De regarder, fût-ce une seule fois, ce que cache le sceau/ D'une telle
beauté, et de voir /Quelles âmes appartiennent à des yeux si lumineux»8
Les femmes se révèlent ainsi, en fin de compte, plus angéliques que des anges. Et tout
l'équilibre de ce poème de la chute se trouve déporté du côté de la spiritualité, dont l'amour
terrestre parfait, celui des héros de la troisième histoire, apparaît comme le chemin le plus
sûr :
They both shall wander here — ,the same
Throughout all time, in heart and frame -
Still looking to the goal sublime,
Whose light remote, but sure, they see ;
Pilgrims of love, whose way is Time,
Whose home is in Eternity !'

Bien différente nous apparaît la signification que ce même thème des amours des anges
revêt dans le « mystère » de Byrori publié peu de temps avant le poème de Moore.
L'aspiration platonicienne à s'élever au niveau de l'esprit pur à travers l'amour terrestre n'est certes
pas étrangère aux sentiments qu'expriment les deux descendantes de Caïn, Anah et Aholi-
bamah, aimées respectivement par les anges Azaziel et Samiasa. Mais le ton sur lequel ces
sentiments s'expriment chez Aholibamah montre d'emblée qu'il s'agit moins pour elle de
reconnaître dans l'amour humain un reflet ou, comme elle le dit, un rayon de l'amour divin
que de revendiquer, contre la volonté de Dieu, le droit de la créature humaine à partager
une immortalité dont elle ressent en elle-même les prémices. C'est ce qu'elle dit à son ange
en le suppliant, ou plutôt en le mettant en demeure, de lui apparaître :
Thine immortality can not repay
With love more warm than mine
My love. There is a ray
Le sexe des anges 57
In me which, though forbidden yet to shine,
I feel was lighted at thy God's and thine.
I feel my immortality o'ersweep
All pains, all time, all fears, and peal,
Like the eternal thunders of the deep,
Into my ears this truth — « thou liv'st for ever ! » l0

Que représente, pour une femme animée de tels sentiments, le fait d'aimer un ange et
d'être aimée par lui ? Avant tout, sans aucun doute, le refus du mariage bourgeois avec le
fils de Noé, qui correspond à l'acceptation de la condition féminine dans ce qu'elle a de
plus humiliant et de plus prosaïque. Anah ayant manifesté quelques scrupules à accepter
l'hommage d'un habitant des cieux, Aholibamah lui réplique brutalement :
Then wed thee
Unto some son of clay, and toil, and spin !
There's Japhet loves thee well, hath loved thee long :
Marry, and bring forth dust !"

Ce refus de la condition terrestre a certes sa grandeur. Grandeur contagieuse, pourrait-


on dire, car il ne fait pas de doute que l'attitude des deux anges, résistant fièrement aux
injonctions de Raphaël, qui les somme d'abandonner la terre à la veille du déluge, est
dictée par le désir de ne pas être en reste avec le courage et le désintéressement des deux
femmes. S'ils choisissent de confondre leur sort avec celui des mauvais anges pour sauver
celles qu'ils aiment, c'est en réponse à Aholibamah, qui a déjà fait avant eux un choix
analogue.12
Grandeur, donc, de la postérité de Caïn, dont la détermination inflexible à refuser
l'injustice de la volonté divine sert de modèle aux anges eux-mêmes. Mais ce n'est pas le
dernier mot du poème. Le véritable héros n'est pas, en fin de compte, l'ange ou la femme
qui s'enfuit vers une destinée incertaine dans l'espoir d'échapper à la colère de Dieu ou de
la braver avec plus d'éclat, mais le fils de Noé, Japhet le mal-aimé, qui affronte avec une
tristesse virile la double trahison dont il est l'objet, et qui rejoint la mort dans l'âme l'arche
qui lui permettra de survivre. Infléchi délibérément vers le versant humain (alors que chez
Moore c'est le point de vue de l'ange qui prédomine), le mythe de l'amour des anges permet
ainsi à Byron tout à la fois d'exalter l'attitude de révolte et de refus incarnée par celles qui
bravent la loi d'un dieu injuste et mesquin13 et de saluer avec une sorte de tendresse celui
qui se contente de subir l'injustice de sa condition avec un frémissement intérieur.
On sait que le poème de Moore et celui de Byron, très rapidement traduits, eurent un
succès considérable parmi les poètes romantiques français de la génération de 182014. Le
climat littéraire et religieux était en effet particulièrement favorable à l'évocation d'êtres
intermédiaires entre la corporéité et la spiritualité, qui permettaient de transposer sur un
registre éthéré toute une gamme d'émotions humaines, en conjuguant les exigences d'une
esthétique en difficulté avec le réel, d'une philosophie vaguement spiritualiste et d'une
religiosité plus avide d'élans attendrissants que soucieuse de solidité dogmatique.
La tradition catholique fournissait cependant aux romantiques français des vues sur les
anges qui ne pouvaient pas coïncider exactement avec celles des poètes anglais de tradition
protestante 15, plus largement tributaires, au surplus, des courants néo-platoniciens et des
doctrines orientales que de la théologie chrétienne. Cette angélologie catholique comporte
deux points importants, soulignés l'un et l'autre par Chateaubriand dans Le Génie du
christianisme pour les virtualités poétiques qu'ils recèlent. D'une part les anges « sont les
invisibles gardiens des hommes » et « prennent, pour se manifester à eux, les formes les
plus aimables », d'autre part ils forment entre l'homme et Dieu une chaîne indéfinie d'êtres
intermédiaires, de sorte que le merveilleux chrétien, « d'accord avec la raison, les sciences
et l'expansion de notre âme, s'enfonce de monde en monde, d'univers en univers, dans des
espaces où l'imagination effrayée frissonne et recule ».16.
Comme la formation religieuse des poètes des années 1820 nous est, en général, très mal
connue, il n'est guère possible de savoir dans quelle mesure les perspectives suggérées par
Le Génie du christianisme correspondaient pour eux à un enseignement chrétien reçu par
d'autres canaux. Nous pouvons seulement avoir une idée de la place faite aux anges et du
58 Max Milner

langage employé à leur sujet dans les ouvrages de théologie servant à la formation des
pasteurs. Le plus répandu de ceux-ci, le Dictionnaire de théologie de Bergier, avant tout
soucieux de réfuter les objections des protestants, prend énergiquement la défense des
Pères de l'Eglise comme Tertullien, Origène et Clément d'Alexandrie, qui ont représenté
les anges comme pourvus d'un corps subtil, tout en se rangeant avec la tradition ultérieure
de l'Eglise à l'opinion contraire :
« C'était le sentiment commun des philosophes que les Démons, c'est-à-dire les Génies
ou Intelligences supérieures à l'humanité n'étaient pas des esprits purs, mais revêtus d'un
corps subtil et aérien ; conséquemment ils croyaient qu'un grand nombre de génies
recherchaient le commerce des femmes... »17. Plus tard, le Catéchisme de persévérance de l'abbé
Gaume insistera encore sur la nécessité de s'intéresser au monde angélique (« II nous
touche de si près, il a sur le nôtre tant d'influence que rien n'est plus intéressant pour nous
que d'en étudier les habitants et les merveilles » 18), sur la place des anges dans « la
magnifique chaîne des êtres », dont « tout les anneaux se tiennent, s'enchaînent les uns les
autres », et sur le rôle des anges gardiens, dont les soins s'étendent aussi bien au corps qu'à
l'âme des hommes confiés à leur garde.
La dévotion à l'ange gardien pouvait-elle offrir un climat favorable à quelques-unes des
rêveries poétiques que nous allons rencontrer ? Il est difficile de le dire, en l'absence de
témoignages sur le développement de cette dévotion au début du XIXe siècle. Mais le
passage suivant d'un ouvrage de la fin du XVIIe — un des derniers livres consacrés
exclusivement aux anges à l'époque où nous nous plaçons — montre bien à quel genre de
sentimentalité pouvait donner lieu l'évocation de protecteurs invisibles veillant
individuellement au bien de chaque homme :
« Considérez, écrit le Père Boudon, que ces aimables Princes du beau Paradis ne nous aiment pas
seulement, mais ils nous aiment de toutes sortes d'amours, et jusqu'à tel point qu'ils ayent résolu
d'emporter le prix de l'amour. En vérité vous diriez qu'ils sont les amans passionez des hommes [...]
Ils nous aiment de l'amour d'un Amant passionné, pensans sans cesse à nous, etans toujours dans la
recherche de notre amitié, ne nous quittans de veuë, ny les jours, ny les nuits, quittans même le beau
séjour du Ciel, pour demeurer continuellement avec nous sur la terre, et nous voulans et procurans
plus de bien qu'à eux-mêmes. » "

II est de fait que le thème des amours des anges apparaît tout d'abord, chez les poètes
français, lié à la figure de l'ange gardien. Le premier projet de « mystère » qui figure dans
les papiers de Vigny, Le Jugement dernier, daté par Baldensperger de 1819 (c'est-à-dire
antérieur aux poèmes de Byron et de Moore), contient à cet égard une correction
significative. Vigny avait commencé par écrire : « Nés tous deux le même jour, deux jeunes Anges
étaient destinés à être les gardiens de deux jeunes amants. » Ce dernier membre de phrase
est biffé et remplacé par : « étaient destinés à être deux jeunes amants »20. On passe ainsi de
l'idée de l'ange gardien à celle d'un double céleste, d'un moi idéal ou d'un modèle
éprouvant, sur un mode soustrait aux servitudes terrestres, les mêmes sentiments que les
hommes. La suite du poème devait montrer les risques du mélange de l'esprit pur à un
corps-matériel. Les deux anges obtiennent en effet, pour sauver la terre de la corruption où
elle est plongée, de ranimer les corps des deux amants dont ils sont la forme céleste. Mais
leur projet échoue. Ils succombent à la contagion du mal, et Dieu décide la destruction de
la terre.
C'est d'une idée voisine, mais marquée par l'influence de Moore, que part Lamartine
dans les premières ébauches de ce qui devait être son poème Les Visions et jusque dans La
Chute d'un ange, où Cédar est nettement caractérisé comme ange gardien :
De ces esprits divins dont sont peuplés les cieux,
Les anges étaient ceux qui nous aimaient le mieux.
Créés du même jour, enfants du même père,
[...]
Invisibles témoins de nos terrestres drames,
Leurs yeux ouverts sur nous pleurent avec nos âmes.
De la vie à nos pas éclairant les chemins,
Ils nous tendent d'en haut leurs secourables mains.21

Il fallait évidemment l'influence de Moore pour imaginer qu'un de ces anges gardiens,
« dont la sainte amitié / De tous nos sentiments n'a pris que la pitié »22 pût s'éprendre de la
Le sexe des anges 59
jeune fille qui lui était confiée au point d'abandonner sa condition céleste et de prendre un
corps. Mais si la passion de Cédar emprunte parfois pour s'exprimer les accents du
premier ange de Moore23, Lamartine ajoute aux raisons de sa chute la mission même qui lui
était confiée par Dieu, auquel l'ange sur le point de succomber s'adresse en ces termes pour
justifier sa faute :
Ne m'as-tu pas donné pour unique spectacle
Ce miracle au-dessus de tout autre miracle,
Cette âme virginale à voir épanouir ?
Ses pas à surveiller, son cœur à réjouir ?
Ses instincts indécis, ses premières pensées,
Dans son âme ingénue à peine nuancées,
A tourner de mon souffle en inclinant son cœur,
Comme avec son haleine on incline une fleur ?24

Cette idée d'une mission particulière confiée à l'ange auprès d'une créature humaine
amène celle d'une sorte de prédestination, qui fait de l'amour terrestre le prolongement
d'une union formée en dehors du temps. Le problème était de peindre d'une manière
acceptable, sinon vraisemblable, le passage d'un attrait spirituel à un désir physique. Là où
Moore se contente d'évoquer l'émerveillement du premier ange devant « les jeunes
beautés » de Lea, auxquelles le cristal du ruisseau donne « une apparence plus spirituelle »
(more spirit-like), « comme si elles apparaissaient à travers la brume imprécise d'un
rêve »2Î, Lamartine n'hésite pas à développer longuement une scène de voyeurisme, où
Cédar ne se contente pas de détailler de la manière la plus indiscrète les charmes physiques
de Daïdha26, mais exprime le plaisir qu'il éprouve à observer chez l'adolescente confiée à
sa garde les transformations de la puberté, à la voir
Se pénétrer d'un feu qui cache encor sa flamme,
Rougir de sa pensée en sentant qu'elle est femme,
Exhaler solitaire et rêveuse en soupir
Cet instinct que la nuit ne peut même assoupir.

Le poète des Méditations se révèle de la sorte, ici comme en d'autres endroits de La


Chute d'un ange, soucieux de ne pas dissimuler le poids de matière que l'âme endosse en se
donnant un corps. Si ce poids se manifeste davantage dans le reste du poème sous la forme
de la souffrance et de l'épreuve rédemptrice que sous celle d'une culpabilité liée à l'amour,
la suite des Visions devait faire sa place, dans la destinée de l'ange et dans ses relations
avec l'univers féminin, à la femme purement sensuelle, dont la ressemblance avec Daïdha
menaçait d'arracher Cédar à son effort de régénération.
Eîoa, publié au moment où Lamartine élabore son projet des Visions, apporte au thème
des amours des anges deux nouveautés importantes.
La première est le changement de sexe de l'ange. Il semble que Vigny n'en ait pas eu
l'idée dès le début, car on trouve dans ses premières ébauches des expressions qui font
penser, face à Satan, à un partenaire masculin : « va, maudit, partage mes peines... Les
ailes de l'ange se ployèrent malgré lui. » Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs, puisque le
premier modèle d'Eloa est sans doute l'Abbadona de Klopstock, cet ange de la Messiade
qui, tout en désapprouvant la révolte de Satan, abandonne le ciel pour partager le sort du
démon qui a été son compagnon avant la chute27. A quel besoin correspond alors la
féminisation de l'ange, qui se manifeste dès le stade des projets28, et quelles modifications
introduit-elle dans la signification du thème ?
En ce qui concerne, tout d'abord, l'orientation du poème auquel travaille Vigny,
Georges Bonnefoy a bien montré que le poète a été ainsi amené à transformer en un drame de la
séduction charnelle une épopée qui devait tout d'abord mettre l'accent, d'une façon plus
hardie du point de vue religieux, sur la révolte métaphysique et la revendication de la
créature contre le créateur. Mais cette séduction charnelle elle-même revêt, à partir du moment
où l'ange qui tombe par 'amour devient une femme, des caractères qui n'étaient pas les
siens dans les exemples précédents.
Parmi ces caractères, il faut d'abord faire une place à certaines résonances
homosexuel es, liées au flottement que nous venons d'évoquer. Satan n'apparaît pas à Eloa comme une
beauté virile, mais comme un ange «jeune, triste et charmant », dont les bras sont « molle-
60 Max Milner

ment entourés d'anneaux mystérieux », et qui est comparé tour à tour à l'Ecossaise dont
l'apparition charme le chasseur et à un cygne endormi. Il s'adresse, d'autre part, à sa
visiteuse céleste en des termes qui s'appliquent malaisément à un être féminin :
Tes soins ne sont-ils pas de surveiller les âmes,
Et de parler, le soir, au cœur des jeunes femmes ;
De venir comme un rêve en leurs bras se poser,
Et de leur apporter un fils dans un baiser ?
Cette légère indétermination sexuelle permet à Vigny de s'identifier simultanément aux
deux acteurs du drame, dont la signification se trouve ainsi singulièrement enrichie.
Qu'Eloa représente la jeune fille qui perd sa virginité, Vigny lui-même le souligne avec un
goût qui n'est pas des meilleurs, lorsque, par exemple, il évoque les dangers de la
fréquentation des mauvais anges :
Et comment remonter à la voûte azurée,
Offrant à la lumière éclatante et dorée
Des cheveux dont les flots sont épars et ternis,
Des ailes sans couleurs, des bras, un col brunis,
Un front plus pâle, empreint de traces inconnues...
A cette thématique de la défloration, orchestrée par des images de pénétration et
d'humidité fécondante s'associent des valeurs libératrices, correspondant certainement, chez un
Vigny impatient d'échapper à la tutelle rigoureuse de sa mère, au rejet d'une morale
religieuse en contradiction avec les aspirations de sa sensualité :
Les cantiques sacrés troublaient sa rêverie,
Car rien n'y répondait à son âme attendrie.

C'est cette valeur libératrice que le personnage de Satan est chargé d'incarner. Mais ici
intervient la seconde modification importante que Vigny apporte au thème des amours des
anges. Le partenaire de la créature céleste n'étant pas un être humain, mais un ange déchu,
c'est dans sa culpabilité même et non dans son statut d'être corporel que celui-ci devient
objet de désir. L'ange de Vigny n'est pas mu, comme ceux de Moore ou de Lamartine, par
l'attrait d'une beauté humaine qui est comme le reflet de la beauté d'en haut et permettra,
une fois la chute accomplie, une remontée vers la spiritualité pure. Si reflet il y a, c'est un
reflet inversé, antithétique de la lumière d'en haut. Eloa, fascinée par cette lumière
infernale, est comparée à une femme qui se penche sur le puits où elle est venue puiser de l'eau :
Telle, au fond du Chaos qu'observaient ses beaux yeux,
La vierge, en se penchant, croyait voir d'autres cieux.

Aussi y a-t-il, dans la pitié à laquelle elle croit obéir conformément à la loi de sa
naissance, une curiosité secrète pour le monde de la Nuit, dont Satan lui découvre les
richesses, inséparables pour Vigny des délices coupables de l'amour charnel.
C'est sans doute pour se plier aux exigences d'une morale conventionnelle que l'auteur
ďEloa transforme brusquement son héros ténébreux en séducteur de bas étage et termine
son poème par une déroute de l'ange compatissante qui fait figure d'avertissement aux
petites filles trop hardies. Mais n'oublions pas que ce revirement de Satan est provoqué par
la timidité d'Eloa, par son mouvement de recul devant la révélation des souffrances du
réprouvé, dont elle n'ose pas contempler le vrai visage. Malgré sa conclusion conformiste,
le poème nous révèle un Vigny plus engagé qu'il n'ose l'avouer du côté de Satan et ayant
choisi, contre l'amour des purs esprits, celui qui se fonde
Dans les désirs du cœur, dans les rêves de l'âme,
Dans les liens du corps, attraits mystérieux,
Dans les trésors du sang, dans les regards des yeux.

Le recours à cette imagerie angélique pour exprimer des émois de caractère profane a
été ressenti dès l'époque romantique comme un phénomène de mode et comme un fait de
civilisation. Lorsque Balzac, dans la première partie ďlllusions perdues, nous montre
Le sexe des anges. 61
Lucien de Rubempré faisant ses débuts dans le salon de Mme de Bargeton, il lui fait
réciter, comme échantillon de la poésie en vogue autour de 1820, un poème intitulé A Elle,
dont l'affabulation est une sorte de pastiche synthétique des œuvres qui viennent d'être
évoquées, et M. du Châtelet le commente en ces termes : « C'est des vers comme nous en
avons tous plus ou moins fait au sortir du collège [...] Autrefois nous donnions dans les
brumes ossianiques [...] Aujourd'hui, cette friperie poétique est remplacée par Jéhova, par
les sistres, par les anges, par les plumes des séraphins, par toute la garde-robe du paradis
remise à neuf avec les mots immense, infini, solitude, intelligence. » 29 Ces paroles sont
certes inspirées par la jalousie, et elles émanent d'un personnage dont les opinions ne sont
pas forcément celles de Balzac, mais elles n'en permettent pas moins de dater une mode
littéraire aussi sûrement que le carrick de Chabert ou le spencer de Pons une mode
vestimentaire.
Cette mode, l'oeil critique de Stendhal en avait détecté sur l'heure certains arrière-plans
psychologiques et sociaux, en montrant, dans Armance, ce qui pouvait se cacher de désirs
refoulés derrière la phraséologie érotico-mystique de certaines dames du faubourg Saint-
Germain tenant salon de dévotion, comme la duchesse de Broglie, Mme de Sainte-Aulaire,
Mme Swetchine ou Mme de Krudener : « La haute vertu de Mme de Bonnivet, écrit-il, était
au-dessus de toute calomnie. Son imagination ne s'occupait que de Dieu et des anges, ou
tout au plus de certains êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme, et qui, suivant les plus
modernes des philosophes allemands, voltigent à quelques pieds au-dessus de nos têtes.
C'est de ce poste élevé, quoique rapproché, qu'ils magnétisent nos âmes, etc. » M Nous ne
savons pas exactement quels philosophes allemands sont accusés d'inspirer à ces dames de
telles imaginations, mais Stendhal s'en prend à plusieurs reprises à un de leurs disciples,
Frédéric Ancillon, qui a le tort de croire fermement aux « rapports des hommes avec les
anges » 31, et dont le spiritualisme éthéré32 devait lui paraître aussi ridicule et aussi
hypocrite que l'histoire d'Eloa, « cette larme qui est censée avoir été versée par la Divinité, fait
l'amour avec le Diable et est conduite par lui aux régions infernales, dont elle deviendra la
reine. »33
Mais si le mélange de préoccupations mystiques et de sensualité déguisée qui provoque
les sarcasmes de Stendhal porte la marque d'un milieu et d'une époque déterminés,
l'invasion du langage amoureux par des images et des expressions appartenant à la sphère angé-
lique est un phénomène qui marque tout le romantisme, et dont je me bornerai à évoquer
quelques aspects très limités, empruntés à l'œuvre de Balzac.
D'un manière très générale, c'est la femme qui bénéficie à peu près exclusivement de
cette angélisation. Il y a là, comme l'a bien vu Denis de Rougemont — et quoi qu'il en soit
de ses théories aventurées sur l'origine cathare du phénomène — une résurgence de l'amour
courtois, mais marquée par la société bourgeoise dans laquelle le romantisme se
développe. Alors que l'accès de l'homme à la femme réelle et de la femme réelle à l'homme est
largement conditionné par l'argent, soit sous la forme du mariage, soit sous la forme de la
prostitution, le mythe de l'amour angélique ouvre un espace de gratuité où le libre choix
des âmes n'est entravé ni par les contraintes économiques qui pèsent sur les corps, ni par
les appétits physiques qui lancent ceux-ci à la recherche de décevantes compensations.
Mais cet espace est, en quelque sorte, de par la nature mixte de l'ange et son rôle
d'intermédiaire entre le corps et l'esprit, un espace transitionnel dans lequel les désirs du corps
s'expriment par l'intermédiaire du langage de l'âme et les aspirations de l'âme se rendent
sensibles en s'incarnant dans des réalités corporelles. Ces équivalences existent dans
l'amour courtois, mais elles y sont purement symboliques et postulent une séparation
complète entre les deux domaines, alors que l'image de l'ange, être mixte, spirituel
mais pourvu d'un corps, et d'un corps adorable dont les formes parfaites sont comme de
l'esprit rendu visible, permet de rêver la réunion des deux amours en un seul, ou, à tout le
moins, le passage progressif de l'un à l'autre.
C'est pourtant la séparation de ces deux amours qui paraît être à première vue, dans
l'œuvre de Balzac, le motif dominant qu'il a souvent thématisé sous la forme d'un
personnage masculin partagé entre deux figures féminines, dont celle qui est située du côté de
l'idéal est dépeinte avec toutes les caractéristiques de l'ange34. L'œuvre où cette situation se
trouve, pour ainsi dire, à l'état pur (mais nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser de
62 Max Milner

cette pureté) est Le Lys dans la vallée, où Félix de Vandenesse, partagé entre la charnelle
Arabella Dudley et la séraphique Henriette de Mortsauf, déclare à cette dernière : « Chère
sainte, [...] il faudrait que je fusse moins ému que je ne le suis pour t'expliquer que tu
planes victorieusement au-dessus d'elle, qu'elle est une femme de la terre, une fille des races
déchues, et que tu es la fille des cieux, l'ange adoré, que tu as tout mon cœur et qu'elle n'a
que ma chair. »36 Situation entérinée, à ce qu'il semble, par Henriette elle-même, qui s'écrie
un peu plus loin : « A elle les souillures, je ne les lui envie point. A moi le glorieux amour
des anges ! »36
Reste à savoir si ce partage est viable. Balzac le présente parfois comme la seule
solution raisonnable, dédaignée à leurs dépens par les chercheurs d'absolu. Pour avoir voulu
réunir en une seule personne les délices physiques que lui procure la Tinti et la
contemplation extatique dans laquelle le plonge son amour pour Massimilla Doni, le prince Emilio
Memmi troque l'exaltation quasi paradisiaque de l'éternel inassouvi qu'il était contre la
platitude du bonheur bourgeois. « II possédait une divinité, le malheureux veut en faire une
femelle ! »37, s'écrie brutalement le médecin français qui s'est chargé de le « guérir ». De
même, le malheur de Louis Lambert est d'avoir rencontré un ange sur sa route : « Tu es un
ange-femme, écrit-il à Pauline [...] Oui, laisse-moi penser que tu es une création d'une
sphère plus élevée que celle où je vis ; tu auras l'orgueil d'en être descendue, j'aurai celui de
t'avoir méritée. »38 Mais ce rêve d'une rencontre entre les deux sphères se heurte aux
limitations déjà condition corporelle. Incapable de supporter un trop fort potentiel d'angélité, la
nature physique de Louis Lambert se brise, et le mariage entre le ciel et la terre qu'il
s'apprêtait à consommer se résout en une stérile autant que sublime tautologie : « Les
anges sont blancs. » La leçon de ces échecs, nous la trouvons exprimée avec une
résignation quelque peu cynique dans La Cousine Bette : « L'amour, cette immense débauche de
la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur
place, sont les deux faces différentes d'un même fait [...] L'homme supérieur comme
l'imbécile, un Hulot comme un Crevel, ressentent également le besoin de l'idéal et celui du
plaisir ; tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, qui, la plupart du
temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes. »39
Mais cette solution, apparemment conforme à la raison et à la nature des choses, peut-
elle être supportée ? Il faudrait pour cela que les deux amours fussent de nature totalement
différente, et que ce qui est concédé à l'un n'enlevât rien à ce qui est réclamé par l'autre.
Conception, on le devine, totalement étrangère au monisme balzacien, qui postule de façon
constante la convertibilité du désir physique en énergie spirituelle et vice versa. C'est sur
cette convertibilité que compte Mme de Mortsauf pour obtenir de Félix la sublimation de
son instinct sexuel : « Belle de nos désirs réprimés, une femme hérite alors des soupirs et
des amours perdus, elle nous restitue agrandies toutes les affections trompées, elle explique
les chagrins antérieurs comme la soulte exigée par le destin pour les éternelles félicités
qu'elle donne au jour des fiançailles de l'âme. Les anges seuls disent le nom nouveau dont
il faudrait nommer ce saint amour... w40 A quoi Félix a beau jeu de répondre, en tirant les
conséquences logiques de la même convertibilité, qu'à son âge « si les sens étaient tout
âme, l'âme aussi avait un sexe ».41
Considérée sous ce dernier angle, la femme angélique apparaît comme la femme castra-
trice, dont l'amour enveloppant et maternel tend à faire régresser celui qui en est l'objet au
stade prégénital, ou à lui faire user en pure perte sa puissance sexuelle, en une dépense
quasi masturbatoire : « La comtesse, dit Félix, m'enveloppait dans les nourricières
protections, dans les blanches draperies d'un amour tout maternel ; tandis que mon amour,
séraphique en sa présence, devenait loin d'elle mordant et altéré comme un fer rouge ; je
l'aimais d'un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait
au ciel où elles se mouraient en un éther infranchissable. »42 De même Séraphîta, enfouie
au fond de son château et allongée sur son tapis de peau d'ours, fait régresser Wilfrid,
comme l'a bien montré Richard Bornet, au stade de la vie embryonnaire, et, désamorçant
sa puissance sexuelle, « apparaît ici comme la femme fatale, la Mère dévorante ».43
Est-ce à dire que tout espoir soit perdu d'utiliser le caractère mixte et transitionnel de la
figure de l'ange pour réunir les deux moitiés d'un amour que l'expérience de la vie paraît
nous contraindre à maintenir séparées ? On rencontre parfois chez Balzac des personnages
Le sexe des anges 63
qui ont l'audace d'inverser les signes de la corporéité et de la spiritualité et de satisfaire
pleinement leur nature en adorant l'être humain sous les espèces de l'ange, au lieu de la
frustrer en adorant l'ange sous les espèces de l'être humain, mais il est significatif que ce
soient des femmes, et des femmes en marge des conventions sociales, qui commandent
évidemment l'attitude inverse. Telle est Lady Dudley, « de qui toute la morale sera, dit-elle,
d'imaginer des caresses qu'aucun homme n'a encore ressenties, et que les anges (lui)
inspireront », et qui déclare à Félix : « Pourquoi Dieu créerait-il des êtres plus beaux que les
autres, si ce n'est pour indiquer que nous devons les adorer ? Le crime serait de ne pas t'ai-
mer, n'es-tu pas un ange ? »44 Telle serait aussi, peut-être, Camille Maupin, si Calyste ne se
dérobait pas à son amour :« Calyste était toujours debout devant elle comme une image
céleste. Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait comme un ange
gardien. »45
L'idéal de Balzac, comme celui, sans doute, de tous les romantiques qui demandent à
l'image de l'ange d'exprimer les postulations contradictoires de l'âme et du corps, ce serait
de réaliser la définition de l'amour donnée par Claude Vignon dans Beatrix : « Deux
créatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir. »46 Une seule fois dans La
Comédie humaine cet idéal semble près d'être réalisé. C'est dans L'Enfant maudit, dont les deux
héros, Etienne et Gabrielle, « ne pouvaient [...] être comparés qu'à un ange, qui, les pieds
posés sur le monde, attend de revoler vers le ciel ».47 Mais cette union angélique n'est pas le
couronnement d'un amour humain complet et adulte. Soumises en permanence à la
menace castratrice du père, interrompues par la mort avant que le problème d'une
réalisation physique ne se soit vraiment posé, les relations d'Etienne et de Gabrielle nous
apparaissent bien plutôt, ainsi que l'a montré François Germain, comme une forme de
régression vers la mère, qui symbolise avec une fusion panthéiste dans l'univers : « II ne s'agit
pas tant, écrit Lucienne Frappier-Mazur, d'une angélisation séraphique, malgré l'emploi
du vocabulaire angélique, que d'une perte d'identité par laquelle l'individu se confond avec
la création.»48 A qui persisterait à croire possible dès ici-bas la conciliation entre la
sexualité humaine et Pangélisme il resterait à méditer ces lignes de La Cousine Bette, où Balzac
dénonce, comme Stendhal et avec plus d'âpreté, une hypocrisie qu'il connaissait bien pour
y être sans doute lui-même tombé : « On aspire à l'idéal, à l'infini, de part et d'autre on veut
devenir meilleurs par l'amour. Toutes ces belles phrases sont un prétexte à mettre encore
plus d'ardeur dans la pratique, plus de rage dans les chutes [...] On est deux anges, et l'on
se comporte comme deux démons, si l'on peut. »49
Le sexe des anges ne serait-il donc qu'un leurre, le déguisement d'une sensualité qui
n'ose pas dire son nom et qui contourne les interdits sociaux ainsi que les contraintes
économiques pesant sur le mariage bourgeois en parlant le langage de l'âme ? Balzac ne se
résigne pas à ce constat de faillite, et il écrit Séraphîta pour montrer qu'un passage est
possible entre l'amour des hommes et l'amour des anges. Mais cela suppose une rupture
complète avec la conception chrétienne de l'ange, par laquelle les romantiques français
demeuraient marqués, aussi bien qu'avec le platonisme des écrivains, anglais, dans la
mesure où celui-ci postule, entre la matière et l'esprit, une barrière infranchissable. C'est à
Swedenborg qu'il emprunte Pangélologie qui permettra d'opérer le passage. Pour celui-ci
l'ange n'est pas la créature spirituelle portant aux hommes les messages de Dieu et
permettant de représenter son intervention dans l'histoire humaine sans compromettre sa
transcendance, mais la forme épurée de l'être humain lorsqu'il a mérité d'accéder à l'existence
spirituelle. Il conserve donc les caractères de l'être humain qui ne sont pas indissociables
du péché, et la différenciation et le désir sexuels font partie de ces derniers : « Tous les
anges ont été des hommes, écrit Daillant de la Touche résumant la pensée de Swedenborg ;
après la mort ils seront hommes encore. Dans les cieux comme sur la terre, il y a des mâles
et des femelles. »so Si leur mariage dans le ciel représente symboliquement l'union de
l'intelligence et de la volonté « il ne faut pas inférer que les époux célestes ne connaissent pas
la volupté ; [...] les anges des deux sexes sont toujours dans le point le plus parfait de
beauté, de jeunesse, de vigueur ; ils ont donc les dernières voluptés de l'amour conjugal, et bien
plus délicieuses que les mortels ne peuvent les avoir ».51
Certes, l'interprétation que Balzac donne de cette doctrine dans Séraphîta insiste plus
sur le dépassement de la sexualité que sur son accomplissement céleste, mais il reste que
64 Max Milner
c'est en exerçant une attirance de nature pleinement sexuelle sur Wilfrid et sur Minna que
le personnage nommé alternativement Séraphîta et Séraphîtiis les amène à prendre
conscience du manque qui les habite, tout en leur laissant entrevoir dans le caractère
androgyne de sa propre nature le but qu'ils atteindront lorsque les purifications initiatiques
auxquelles ils doivent se soumettre auront fait d'eux non pas des êtres asexués — ce que
risquent de devenir les partenaires d'amantes angéliques — mais un ange doublement
sexué. Vue dans cette perspective, la régression que Séraphîta oblige Wilfrid à accomplir
(et qu'on peut qualifier de psychanalytique aussi bien que d'initiatique) ne vise pas à le
maintenir dans un état de fixation à la mère qui lui interdirait de déployer sa sexualité dans
toute son ampleur, mais à lui faire assumer, sous la forme de la souffrance et du désir
inassouvi, la béance correspondant à la place de l'Autre, en même temps que la part de
féminité qui est en lui, et que son tempérament impatient et dominateur lui a fait jusque-là
méconnaître. Tandis que, symétriquement, l'expérience de l'ascension et du vertige que
Séraphïtus oblige Minna à affronter lui dévoile les virtualités masculines qu'elle recèle et
qu'elle aurait à jamais ignorées si elle s'en tenait à l'idéal de passivité que l'éducation et la
société lui imposent.

En inscrivant délibérément le roman qui décrit ou annonce cette transformation dans un


espace et dans un temps mythiques52, Balzac confirme l'enracinement profond du rêve
d'une sexualité angélique dans la conscience romantique, tout en laissant clairement
entrevoir les obstacles qui s'opposent à la réalisation de ce rêve dans un monde et dans une
société qui dissocient irrémédiablement l'amour charnel de l'amour spirituel et répartissent
en fonction de cette dissociation le rôle de l'homme et celui de la femme.
Il nous permet aussi de mieux comprendre les contradictions que le mythe est destiné à
résoudre et les solutions divergentes qu'il propose à la conscience romantique pour y
parvenir, selon la traduction qu'en donnent des familles d'esprits d'orientation différente.
Mis en œuvre dans une perspective dualiste, qui est celle d'une tradition platonicienne
reprise par de larges secteurs de la théologie chrétienne, il fait de l'amour charnel,
consécutif à une chute de l'esprit dans la matière, l'image dégradée d'un amour spirituel qui ne
peut s'accomplir qu'en Dieu. Le choix dramatique qui se propose à l'homme, dans un
monde où les valeurs humaines ne sont plus ordonnées par rapport au divin et
revendiquent de plus en plus bruyamment leur indépendance, est alors celui d'une condition
charnelle inséparable du péché et de la révolte, où l'amour joue le rôle d'une consolation, d'une
protestation ou d'un moyen de perfectionnement moral, et où l'ange déchu, puni pour
avoir aimé la matière, assume sa déchéance par fierté, par pitié ou par solidarité avec ses
semblables. Mais la figure de l'ange, avec les glissements qu'elle autorise, de par son
caractère composite, entre la matérialité et la spiritualité, permet d'assouplir la rigidité de cette
opposition dualiste. Encore baigné des rayons de sa gloire céleste, le corps de l'ange
annonce au corps humain sa transparence future. Il dit l'innocence du désir dans un monde
d'où disparaîtraient magiquement les contraintes qui rendent le désir coupable et coûteux.
Il permet d'éluder le problème que pose à une société régie par les hommes l'encombrant
être-là de la femme, car c'est elle, en fin de compte, qui perçoit les bénéfices douteux de
l'évanescence où Pangélisation de l'amour la confine, en payant le rôle sublime qu'elle est
amenée à jouer de sa neutralisation sur le plan des réalités concrètes. Mais le mythe n'a
pas pour seule fonction de masquer les aspérités et les contradictions du réel. Lorsqu'on
prend soin, comme le fait Balzac, de ne pas en dissimuler le caractère mythique, il en
appelle d'une réalité incomplète, mutilée, provisoire, à une réalité totale dont la reconquête
ne s'achèvera qu'avec le monde, mais dont c'est la grandeur du romantisme de ne pas
désespérer.
Cette totalité, il a toujours été demandé à l'image de l'ange d'en parfaire le modèle, en
comblant les vides d'une création où l'homme et Dieu sont séparés par une distance trop
grande, où l'imagination demande à peupler les espaces infinis qui nous entourent, où des
échelons sont nécessaires pour prolonger l'échelle des êtres jusqu'à la créature purement
Le sexe des anges. 65
spirituelle. Mais le thème du sexe des anges, propre au romantisme, introduit au cœur de
cette totalité rêvée le souvenir de Pincomplétude humaine, ressentie avec une particulière
violence dans la relation sexuelle, qui nous oblige à nous sentir non seulement
inaccomplis, mais mutilés, et à accepter cette mutilation comme condition de la reconnaissance de
l'Autre. L'ambivalence de l'ange joue alors son rôle, non seulement en tant qu'il est
intermédiaire entre la matière et l'esprit, mais en tant qu'il est intermédiaire entre les deux
sexes, et capable par là de désigner à chacun d'eux son propre manque, comme le
personnage de l'hôte dans Théorème de Pasolini, ou le jeune Tadzio dans Mort à Venise, qui
représentent des résurgences toujours actuelles de l'ange romantique. Il se pourrait, dans
ce cas, que le sexe des anges ne soit pas le type de la question vaine et sans lien avec le réel
qu'il en est venu à symboliser dans l'usage courant.
66 Max Milner

Notes

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To look, but once, beneath the seal


Of so much loveliness, and see
What souls belong'd to such bright eyes. (p. 252)
9. Ils erreront ici tous deux — les mêmes,
A travers tout les temps, de cœur et d'apparence —
Les yeux toujours fixés vers ce but sublime,
Dont ils voient la lumière lointaine mais sûre,
Pèlerins de l'Amour, dont le chemin est le Temps,
Dont la demeure est dans l'Eternité, (p. 288)
J0. Ton immortalité ne peut payer
D'un amour plus ardent que le mien
Mon amour. Il est un rayon
En moi qui, bien qu'il lui soit interdit encore de briller,
Fut allumé, je le sens, à la lumière de Dieu et à la tienne
Je sens mon immortalité balayer
Toutes les douleurs, tout le temps, toutes les peurs, et faire retentir,
Comme les tonnerres éternels de l'abîme,
A mes oreilles cette vérité : « tu vis pour toujours ! »
1 1 . Alors, marie-toi
Avec un enfant du limon, et travaille, et file !
Voilà Japhet qui t'aime bien, qui t'aime depuis longtemps.
Epouse-le, et engendre de la poussière !
12. S'ils aiment comme ils sont aimés, ils n'hésiteront pas plus
A devenirs mortels que je n'hésiterais à partager
Une éternité de tourments
Avec Samiasa !
13. D'autant plus mesquin qu'il a pour porte-parole le prudhommesque Noé, qui se déclare ennemi des mélanges
entre hommes et anges en bon défenseur de l'ordre :
as our God
Has deigned to commune with me, and reveal
His judgements, I reply that the descent
Of seraphs from their everlasting seat
Unto a perishable and perishing,
Even on the very eve of perishing, world,
Cannot be good.
14. Sur l'influence de Moore, cf. Allen В. Thomas, Moore en France, Champion, 191 1, et Patrick Rafroidi,
L'Irlande et le romantisme, Publications de l'Université de Lille III, Editions universitaires, 1972. Sur celle de Byron,
cf. E. Estève, Byron et le romantisme français. Champion, 1907.
15. On sait que le protestantisme, s'il admet l'existence des anges, est aussi opposé à leur culte qu'à celui des
saints. Cf. Pasteur Bosc, « Anges et démons selon les théologiens protestants », in Anges, démons et êtres
intermédiaires, Alliance mondiale des religions, colloque des 13 et 14 janvier 1968, Labergerie, 1969. L'angélologie de
Moore est largement tributaire des traditions orientales. Il cite, dans sa préface et dans ses notes, le Coran, le De
Le sexe des anges 67
religione veterum persatum de Hyde, De la Religion des Perses de l'abbé Foucher, les Antiquités orientales
d'Herbelot, YOrigine des cultes de Dupuis, etc.
16. Œuvres complètes, éd. Ladvocat, 1827, t 2, p. 203.
17. Abbé Bergier, Dictionnaire de théologie, Toulouse, Gaude, 1817, t. 1, article «Ange».
18. Abbé J. Gaume, Catéchisme de persévérance, Paris, Gaume, 1838, t. 1, p. 271.
19. Henri-Marie Boudon, La Dévotion aux neuf chœurs des Saints Anges, Paris, Lambert, 1668, p. 81-83.
20. Œuvres, éd. Conard, t. 1, p. 315.
21. Œuvres complètes, Gosselin-Furne, 1840, t. 11, p. 73.
22. îbid.
23. Comparer, par exemple, Moore :
Throughout creation I but knew
Two separate worlds — the one, that small,
Belov'd and consecrated spot
Where Lea was — the other, all
The dull, wide waste, where she was not (p. 237)
et Lamartine :
II n'est plus pour mes yeux de ciel où tu n'es pas (p. 89)
24. Ouvr. cit., p. 92-93.
25. p. 236.
26. Voir notamment ces vers, d'ailleurs assez beaux :
Ses cheveux, qu'entr'ouvrait le vent léger du soir,
Ondoyaient sur ses bras comme un grand voile noir,
Laissant briller dehors ou ses épaules blanches,
Ou la rondeur du sein, ou les contours des hanches.
27. Sur ces problèmes, voir Georges Bonnefoy, La Pensée religieuse d'Alfred de Vigny, Hachette, 1944, p. 36 et
suiv., et Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire, Corti, 1960, t. 1, p. 376-
396.
28. Par exemple dans cette note : « Ange tombée ».
29. Balzac, Œuvres, Pléiade, t. 4, p. 543.
30. A rmance, éd. Gamier, p. 52.
31. Souvenirs d'égotisme. Œuvres complètes, éd. du Cercle du Bibliophile, t. 36, p. 116.
32. En voici un échantillon, tiré de son Essai sur la science et sur la foi philosophique (Paris, Gide fils, 1830) :
« Mais, objectera-t-on, comment est-il possible que deux êtres finis, resserrés dans d'étroites limites, éprouvent
l'un pour l'autre un amour infini ? C'est que, malgré leur finitude, tous deux ont quelque chose d'infini dans la
profondeur de leur être... » (p. 255).
33. New monthly magazine, 1er décembre 1824.
34. Voir Massimillà Doni, édition présentée par Max Milner, Corti, 1964, p. 16-26.
35. Pléiade, t. 8, p. 961.
36. Ibid. p. 970.
37. Massimillà Doni, p. 172.
38. Pléiade, L 10, p. 433.
39. Pléiade, t. 6, p. 385.
40. Pléiade, t. 8, p. 840.
Al. Ibid., p. 854.
42. Ibid., p. 250.
43. « La structure symbolique de Séraphita et le mythe de l'androgyne », L'Année balzacienne, 1973, p. 246. Voir
aussi l'introduction de François Germain à son édition de L'Enfant maudit, Les Belles Lettres, 1965.
44. Pléiade, t. 8, p. 280.
45. Pléiade, t. 2, p. 475.
46. Ibid., p. 431.
47. Pléiade, t. 9, p. 740.
48. « Balzac et l'androgyne », L'Année balzacienne, 1973, p. 272.
49. Pléiade, t. 10, p. 89.
50. Abrégé des ouvrages d'Em. de Swedenborg, Strasbourg, J. G. Treuttel, 1788, p. 333.
SI. Ibid., p. 335.
52. Voir sur ce point les articles cités de Richard Boraet et de Lucienne Frappier-Mazur.

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