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COHEN (Nadja), « Les débuts du cinéma », Les Poètes modernes et le cinéma

(1910-1930), p. 99-138

DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1775-7.p.0099

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LES DÉBUTS DU CINÉMA

Brève histoire des technologies du visuel mimétique

Où ­commencer ­l’histoire du cinéma ? Selon ­qu’ils ­s’intéressent à sa


dimension scientifique et technique (en adoptant le point de vue des
opérateurs) ou anthropologique (en se plaçant du point de vue des spec-
tateurs), les historiens du cinéma ne dressent pas la même généalogie
du septième art. L­ ’histoire des techniques ­s’en tient modestement aux
origines de la photographie ou aux premiers brevets relatifs à la chro-
nophotographie ­jusqu’à la date de la première projection publique en
1895, tandis que les philosophes et les anthropologues ­n’hésitent pas à
remonter aux antiques sources de la caverne platonicienne sur les parois
de laquelle défilent des ombres sous le regard des prisonniers enchaînés.
­L’histoire ­n’est pas la même selon que ­l’on c­ onsidère le cinématographe
­comme une découverte scientifique donnant une illusion maximale de
réalité ou c­ omme un dispositif intégrant le spectateur et les ­conditions
de la représentation. Instrument d­ ’optique dans le premier cas, il est,
dans ­l’autre, un tremplin pour le rêve, un support de projection des
désirs des spectateurs. ­L’imaginaire du cinéma que ­construisent les écrits
des poètes de 1910 à 1930 est le fruit de ces deux histoires. La rêverie
scientifique ­n’en est pas absente : la dimension technique intéresse les
apprentis scénaristes q­ u’ont parfois été les poètes et ­l’innovation que
­constitue le cinématographe passionne les modernes en tant que telle.
Quant à la dimension phénoménale du cinéma ­comme spectacle, elle
occupe évidemment une place centrale dans cet imaginaire du nouveau
medium : le spectacle d­ ’ombres en mouvement projetées devant un public
­compact, dans une obscurité propice aux rencontres équivoques, fascine
les poètes. La salle de cinéma que désigne aussi, par métonymie, le
terme de « cinéma », les intéresse tout autant. Il nous faudra également

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100 Les Poètes modernes et le cinéma

prendre en ­compte le statut ­d’un tel divertissement dans le champ socio-­


culturel de leur temps pour bien ­comprendre ce ­qu’implique ­l’intérêt
des poètes pour le cinéma. Manifester de ­l’intérêt pour le cinéma, ­c’est
aussi afficher sa préférence pour un spectacle populaire dépourvu, au
début du siècle, de la reconnaissance des lettrés.
Afin ­d’éclairer ces différents points, nous proposons ici quelques
éléments de ­contextualisation, quelques jalons ­d’une petite histoire du
cinéma, utiles à la ­compréhension du phénomène cinématographique
dans le champ artistique et littéraire des années 1910 et 1920, en nous
laissant guider par cette réflexion de Waldemar George qui pourrait
­s’appliquer au cinéma bien ­qu’il soit ici question de la photographie :
Comme toutes les inventions, ­l’invention de la photographie est la ­conséquence,
le résultat ­d’un vœu, lisez : ­d’une volonté ­d’expression préalable. Le méca-
nisme de la photographie permet de fixer, de transmettre des images. Mais
ce mécanisme est la mise en pratique ­d’une idée, ­d’une ­conception du monde.
[…] Si la daguerréotypie naquit il y a cent ans, si elle ­connut une vogue
instantanée […], ­c’est ­qu’elle correspondait, avant même de tomber dans le
domaine public, à un besoin affectif et intellectuel1.

Il ­s’agit donc de mettre en perspective les c­ onditions matérielles


(techniques) mais aussi sociologiques et psychologiques de son avènement.
De la camera obscura à la photographie

De nombreux historiens du cinéma font de la camera obscura ­l’ancêtre


de la photographie et donc, d­ ’un point de vue technique, du cinéma.
Décrit au xvie siècle par Léonard de Vinci, cet instrument d­ ’optique
est ­constitué ­d’une petite boîte noire percée ­d’un minuscule trou par
lequel la lumière entre et va dessiner ­l’image renversée ­d’un objet ou
­d’un paysage sur un écran blanc. Trois siècles plus tard, c­ ’est à partir de
ce procédé que Niepce réalisa les premières épreuves photographiques,
en substituant une pellicule à cet écran blanc. Notons cependant que
cette filiation entre la photographie et la chambre noire est ­contestée
par Jonathan Crary, auteur de ­L’Art de ­l’observateur, qui dénonce « ­l’idée
selon laquelle l­ ’émergence de la photographie et du cinéma au xixe siècle
­constituerait le point ­d’aboutissement ­d’une évolution technologique
1 Waldemar George, « Photographie vision du monde », Arts et métiers graphiques, no 16,
1929-1930, p. 5-12.

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et/ou idéologique entamée longtemps auparavant en Occident1 ». Cette


vision téléologique est fort répandue chez des historiens appartenant
pourtant à des écoles de pensée divergentes :
Les historiens traditionnels ont tendance à postuler un progrès en plus en plus
grand de la vraisemblance dans la représentation, et à rapporter la perspective
de la Renaissance et la photographie à la même recherche ­d’un équivalent
pleinement objectif de la « vision naturelle ». […] Les historiens « radicaux »,
quant à eux, ­considèrent volontiers que la chambre noire et le cinéma sont
étroitement liés au même dispositif de pouvoir social et politique […] qui
­continue à dicter et à régir le statut de ­l’observateur.

Crary invalide ce schéma de pensée qui « implique la ­conservation,


à chaque étape du développement, des mêmes présupposés essentiels
sur le rapport de l­’observateur au monde » alors que ceux-ci changent
­considérablement quand on passe du modèle épistémologique de la
chambre noire à celui de l­’appareil photographique. Crary insiste au
­contraire sur la rupture profonde des années 1820 et 1830 qui marquent
­l’effondrement du modèle visuel de la chambre obscure et ­l’avènement
­d’« idées radicalement différentes sur la nature de l­’observateur et sur
les facteurs ­constitutifs de la vision ».
La démonstration de Crary est ­complexe et appuyée sur de nom-
breux travaux scientifiques. Résumons en le point principal : alors
que « ­l’observateur du xviiie siècle est ­confronté à un espace unifié et
ordonné qui ne se modifie pas en fonction de son propre système senso-
riel ou physiologique2 », les appareils optiques inventés à partir de 1820
impliquent le corps de ­l’observateur, que la physiologie entreprend à la
même époque de cartographier. Tout un paradigme perceptif se renouvelle
alors : au dispositif de la chambre noire qui véhiculait instantanément
­jusqu’à l­’œil ­l’image de ­l’objet dans sa vérité extérieure se substitue le
dispositif subjectif autonome qui produit cette image à partir du corps
tout entier (pulsations organiques, rythmes neurologiques et flux inté-
rieurs). La distinction entre le sujet et ­l’objet, ­l’intérieur et ­l’extérieur,
devient éminemment problématique. Par ­conséquent,

1 Jonathan Crary, ­L’Art de ­l’observateur : vision et modernité au xixe siècle, traduit de


­l’anglais par Frédéric Maurin, Jacqueline Chambon, 1994, p. 54. Sauf mention ­contraire,
les citations suivantes sont également tirées des pages 54-55.
2 Ibid., p. 90.

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Certes, […], les principes structurels des deux dispositifs ne sont manifes-
tement pas sans rapport. Néanmoins, je soutiens que la chambre noire et
­l’appareil photographique, en tant ­qu’agencements, pratiques, objets sociaux,
appartiennent à deux systèmes de représentation, à deux structurations de
­l’observateur et à deux ­conceptions des rapports entre ­l’observateur et le
visible, qui n­ ’ont rien à voir les uns avec les autres1. 

De fait, ­c’est à l­’aide ­d’une chambre noire que Nicéphore Niepce


réalisa les premières épreuves à partir de 1816. Néanmoins, la pho-
tographie revêt de toutes autres ­connotations que la chambre noire
et ­s’articule à une ­conception scientifique du corps humain. Les deux
inventions ne répondent surtout pas au même objectif : à la vision
instantanée offerte par la chambre noire ­s’oppose ­l’enregistrement
et la ­conservation des images que permet la photographie. À partir
des recherches de Nicéphore Niepce, le peintre Louis Jacques Mandé
Daguerre aboutit à un procédé auquel il donna même son nom, le
« daguerréotype ». En effet, ­c’est lui qui vulgarisa (mais aussi ­s’appropria)
cette découverte dont l­ ’usage se généralisa dans les années 1840. Les
années 1840-1850 sont marquées par des progrès dans la technique
photographique, qui permettront les avancées décisives de Marey et
Muybridge à la fin du siècle. Ainsi, en 1851, le temps de pose est-il
réduit à quelques secondes par ­l’usage du colodion humide et, quatre
ans plus tard, ­l’Anglais Alexander Parkes propose-t-il un nouveau
support photographique expérimental en remplaçant la plaque de verre
sensible par une surface souple presque transparente. Ces recherches
aboutirent à la fabrication du celluloïd par John W. Hyatt en 1869, qui
fut c­ ommercialisé en 1889 et équipa notamment le Kodak, premier
appareil portable, mis en vente dès 1888. Enfin, on doit à Charles
Bennet une émulsion rapide, à base de gélatino-bromure d ­ ’argent,
qui permet des temps de pose très courts.
­C’est avant tout la parfaite exactitude de la représentation qui frappe
les premiers observateurs. La photographie, « image sans code2 », selon
­l’expression de Barthes, est perçue ­comme déficitaire d­ ’un point de vue
symbolique mais d­ ’un impact inégalé au niveau du réalisme. Il explique,
dans La Chambre claire, que :

1 Ibid., p. 60.
2 Roland Barthes, « Le Message photographique », Communications, 1961, no 1, p. 127-138.

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Par nature, la Photographie […] a quelque chose de tautologique : une pipe y


est toujours une pipe, intraitablement. On dirait que la Photographie emporte
toujours son référent avec elle […]. Quoi ­qu’elle donne à voir et quelle que
soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce ­n’est pas elle ­qu’on voit.
Bref, le référent adhère1.

La puissance de la photographie tient donc à son pouvoir ­d’attestation,


­ u’il nomme le « ça a été2 » et, si « le référent adhère » avec autant
q
­d’insistance, ­c’est que « la photo [en] est littéralement une émanation ».
En effet, pour Barthes, ­l’essence de la photographie et le trouble ­qu’elle
peut susciter dans certains cas tiennent au procédé c­ himique qui préside
à sa réalisation et lui permet de « ­s’annuler ­comme medium, ­n’être plus
un signe mais la chose même3 ». Pour Barthes, ­l’histoire de la photo-
graphie ne remonte donc pas plus avant :
On dit souvent que ce sont les peintres qui ont inventé la Photographie (en
lui transmettant le cadrage, la perspective albertinienne et ­l’optique de la
camera obscura). Je dis : non, ce sont les ­chimistes. Car le noème « ça a été »
­n’a été possible que du jour où une circonstance scientifique […] a permis
de capter et ­d’imprimer directement les rayons lumineux émis par un objet
diversement éclairé4.

La filiation artistique est clairement niée au profit d­ ’une ­conception


purement scientifique de la photographie. Notons que si ­l’imaginaire
­chimique fait, chez Barthes, l­ ’objet ­d’une ­construction fantasmatique, en
son principe une telle définition diffère cependant peu de la ­conception
restrictive de la photographie qui fut celle des ­contemporains de ­l’invention.
Loin ­d’être reconnue ­comme art, la photographie était en effet ­d’abord
­conçue ­comme un outil scientifique, avant ­d’être exposée ­comme objet
autonome dans les Salons à partir de 1859, date à partir de laquelle elle
est rapidement perçue ­comme la dangereuse rivale de la peinture et amène
cette dernière à ­s’interroger sur sa finalité. ­L’avènement de la photographie
occasionne alors une situation de ­concurrence dans le champ artistique
et donc une restructuration de ce dernier sur lesquels nous reviendrons.

1 Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, Cahiers du cinéma-Gal-


limard Seuil, 1989, p. 17-18.
2 Ibid., p. 120.
3 Ibid., p. 77.
4 Ibid., p. 126.

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­D’autres ancêtres : les spectacles pré-cinématographiques ?

Du point de vue phénoménal, cependant, on pourrait ­considérer


que le lointain ancêtre du cinéma est plutôt la lanterne magique
(1671), qui s­’approprie la structure de la camera obscura et subvertit
son fonctionnement en réfléchissant et en projetant des images sur
ses parois intérieures au moyen de la lumière artificielle. Renversant
­l’application des systèmes optiques classiques, son inventeur, le père
jésuite Athanase Kircher imagine ­d’inonder ­l’intérieur de la chambre
noire ­d’un éclat visionnaire en utilisant, à la place ­d’une lentille,
diverses sources lumineuses artificielles (miroirs, images projetées,
voire pierres précieuses translucides) afin de représenter ­l’illumination
divine1. Améliorée et ­commercialisée, la lanterne magique devint rapi-
dement très populaire et fut, pendant plusieurs siècles, ­l’instrument
de prédilection des sorciers, des charlatans et des bonimenteurs qui se
servaient de ce procédé pour effrayer les spectateurs en projetant des
images de monstres et de fantômes surgissant de ­l’obscurité. Autour
de 1798, elle fut notamment utilisée dans les « fantasmagories »
­d’Étienne-Gaspard Robertson qui ajouta à la lanterne magique, appelée
également « Fantascope », de la fumée, des bruits lugubres, des odeurs
ou encore des mouvements de projecteurs. Ce spectacle impression-
nant attira de nombreux curieux dans le théâtre parisien du couvent
des Capucines, près de la place Vendôme à Paris. À la demande des
familles, Robertson procéda même à des réincarnations virtuelles en
projetant le portrait de personnes défuntes, rendues ­comme présentes
par des procédés témoignant de son don de technicien2. Si son dis-
positif technique est évidemment bien plus ­complexe, le cinéma des
premiers temps ne se départit pas totalement de ses origines foraines
dans ­l’imaginaire collectif et notamment chez les écrivains qui exalte-
ront le caractère populaire de ce nouveau divertissement et sa capacité
miraculeuse à transcender la mort.

1 Comme le souligne Jonathan Crary, « par opposition au ­contexte de la ­contre-Réforme


où ­s’inscrivent les pratiques de Kircher, on peut associer la chambre noire à ­l’intériorité
­d’une subjectivité protestante et modernisée », op. cit., p. 63.
2 Pour plus de précisions sur les fantasmagories, on pourra se reporter au catalogue de
­l’exposition Lanterne magique et film peint : 400 ans de cinéma, édité par Laurent Mannoni
et Donata Presenti Campagnoni, avec un avant-propos de Francis Ford Coppola, La
Martinière-Cinémathèque française, 2009, p. 132-144.

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Avant ­d’en venir aux inventions du xixe siècle, dont le cinéma


dépend étroitement sur un plan technique, notons ­l’importance de deux
divertissements populaires : le panorama, qui date des années 1790, et
le diorama, inventé au début des années 1820, qui, par leur recherche
­d’une illusion réaliste maximale, peuvent être inscrits dans la généalogie
du cinéma. Selon la définition de Germain Bapst, « le panorama est une
peinture circulaire exposée de façon que ­l’œil du spectateur, placé au
centre et embrassant tout son horizon, ne rencontre que ce tableau qui
­l’enveloppe1 » ; son invention serait le fait de l­’Écossais Robert Barker,
qui déposa un brevet le 19 juin 1787, pour son premier panorama repré-
sentant la flotte anglaise ancrée entre Portsmouth et ­l’île de Wight à
Leicester Square à Londres. La spécificité ­d’un tel dispositif est, selon
Philippe Ortel, ­qu’il
instaur[e] entre le sujet et le paysage peint une relation ­d’abord corporelle
puis visuelle, éventuellement textuelle […] : pris dans l­’écrin de la rotonde,
le spectateur regardait sur l­ ’écran ­d’un tableau ­s’inscrire un paysage ou une
scène. Il en résultait pour ce dernier un puissant effet poétique : la passerelle
qui le plaçait devant la toile, le flot de lumière naturelle tombant sur elle par
le plafond, ­l’enveloppement de la rotonde ou de l­ ’horizon peint le ramenaient
aux ­contacts primaires les plus anciens2.

De nombreux artistes peintres ­s’intéressèrent, au fil du xixe siècle,


à la réalisation de panoramas. Pierre Prévost, ayant fait ­l’acquisition de
ce brevet en France, rendit le procédé célèbre sur le ­continent. Le pano-
rama offre au spectateur un point de vue panoptique sur le spectacle
qui se déploie autour de lui. Il doit parcourir un couloir et des escaliers
assombris « qui lui font oublier les repères extérieurs de la ville avant
­d’accéder à la plateforme délimitée par une balustrade qui empêche [le
visiteur] de s­ ’approcher de la toile et permet “que celle-ci développe son
effet de tous les points ­d’où elle peut être vue”3 ». ­L’éclairage naturel
vient du zénith et se reflète sur la toile, sans que l­’ouverture du pla-
fond soit visible de la plateforme. La position du spectateur et les effets
illusionnistes expliquent le grand succès c­ ommercial que ­connaît ce

1 Germain Bapst, « Les Panoramas », La Nature, no 930, 28 mars 1891, p. 266-268 et no 932,
11 avril 1891, p. 293-295.
2 Philippe Ortel, La Littérature à ­l’ère de la photographie, op. cit., p. 38.
3 Bernard Comment, Le xixe siècle des panoramas, Adam Biro, 1993, p. 6.

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spectacle dès 1822. Remarquons, à ce propos, que la photographie, dont


on aurait pu croire que l­ ’avènement sonnerait le glas du panorama1, loin
de mettre un terme à son succès, ­s’intégra à ce spectacle dont elle accrut
le réalisme. Entre 1880 et 1890, on observe même un regain d­ ’intérêt
pour les panoramas, qui, en revanche, ne survécurent pas à la naissance
du cinéma. Comme le souligne Walter Benjamin :
Par mille artifices techniques, on ­s’évertue infatigablement à en faire des
lieux voués à la parfaite imitation de la nature. On ­s’efforce de rendre les
variations de lumière dans les paysages, la montée de la lune, le bruissement
des cascades. […] En recourant ainsi à l­ ’illusion pour reproduire fidèlement les
changements naturels, les panoramas annoncent, au-delà de la photographie,
le cinéma et le film sonore.

Prenant pour critère la recherche ­d’une illusion réaliste maximale,


Benjamin souligne la ­continuité entre ces inventions. Notons ­qu’à
­l’inverse, Jonathan Crary ­s’efforce de creuser ­l’écart entre chacune ­d’elles
et notamment entre le panorama et le diorama qui diffèrent profondé-
ment ­l’un de ­l’autre par le rôle et la place ­qu’ils attribuent au specta-
teur. Inventé puis inauguré en 1822 par un assistant de P. Prévost, le
« diorama » du peintre Louis-Jacques Mandé Daguerre2 était ­composé
­d’une toile plane de vingt deux mètres sur quatorze, peinte des deux
cotés, animée par un jeu de lumières qui créait « un glissement de toile
dans la ­continuité par des variations progressives, ­d’une image à son
autre, ­d’un état à ­l’autre ­d’une même vue, ­comme une sorte de fondu
enchaîné entre deux diapositives3 ». Le diorama propose un dispositif
bien différent de celui du panorama et ­s’apparente davantage au cinéma
que son prédécesseur. En effet, le spectateur y est immobile, assis dans
une pièce sombre et regarde à ­l’intérieur ­d’un cadre des images mou-
vantes en fondu enchaîné.
Contrairement aux peintures statiques du panorama […], le diorama se fonde
sur ­l’incorporation ­d’un observateur immobile dans un dispositif mécanique

1 ­C’est un peu ce que laisse entendre la formule de Benjamin : « En 1839, un incendie détruit
le panorama de Daguerre. La même année, celui-ci annonce ­l’invention du daguerréotype »,
dans Paris, capitale du xixe siècle, repris dans Œuvres III, p. 50.
2 Invention dont le succès lui permit de se ­consacrer à la photographie.
3 Philippe Dubois, La Question du panorama : entre photographie et cinéma, Cinémathèque no 4,
Paris, Cinémathèque française, 1993, p. 31.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 107

et sur son assujettissement à une expérience optique dont le déroulement


temporel est préétabli. […] le diorama multimédia prive ­l’observateur de son
autonomie, car le public y prend souvent place sur une plateforme circulaire
qui se déplace lentement, ce qui lui permet de voir différentes scènes sous
des effets ­d’éclairage changeants. […] le diorama est une machine ­composée
de roues en mouvement, et ­l’observateur en est un élément à part entière1.

Au spectateur promeneur du panorama s­ ’oppose le spectateur immo-


bile du diorama, incorporé dans un dispositif dont il ­n’est ­qu’un rouage.
Par la place fixe ­qu’il assigne à ­l’observateur et le caractère « préétabli »
du spectacle ­qu’il lui propose, le diorama peut être ­considéré ­comme
un des ancêtres du cinéma.
À ces attractions ­s’ajoutent à partir des années 1820 de nombreux
autres spectacles ­d’images animées qui utilisent des appareils destinés
au départ à ­l’observation scientifique avant ­d’être ­convertis en divertis-
sements populaires. Ils se fondent tous sur le double postulat suivant :
­d’une part, la perception ­n’est pas instantanée et ­d’autre part, il existe
une disjonction entre ­l’œil et l­ ’objet. Grâce à la recherche sur les images
­consécutives, on sait ­qu’il se produit une sorte de mélange lorsque les
sensations sont perçues rapidement les unes à la suite des autres. La
durée q­ u’implique ­l’acte de perception en permet donc la modification
et le ­contrôle. Né d­ ’études empiriques sur les images ­consécutives visant
à quantifier et formaliser le fonctionnement physiologique de la vision
binoculaire, de nombreux appareils optiques voient le jour2 . En 1829,
un principe essentiel est mis en évidence par Joseph Plateau : celui de la
persistance rétinienne, qui est à la base du fonctionnement de plusieurs
appareils c­ omme son « phénaskistiscope ». Cet appareil est c­ onstitué
­d’un disque de carton percé de fentes sur lequel les différentes étapes
­d’un mouvement sont recomposées. Pour reconstituer le mouvement,
la personne, face à un miroir, devait positionner ses yeux au niveau des
fentes et faire tourner le carton. Les fentes en mouvement ne laissaient

1 Jonathan Crary, op. cit., p. 163.


2 Crary souligne que ces recherches sur les images ­consécutives, la vision binoculaire,
­l’excitabilité et la fatigue oculaires, loin ­d’être coupées de la sphère sociale, trouvent de
nombreuses applications dans le monde de ­l’enseignement et du travail : en étudiant
les phénomènes cognitifs, on peut améliorer ­l’acquisition de c­ onnaissances, mais aussi
rationaliser le travail humain etc… On peut se reporter au chapitre iv de son ouvrage
sur les « techniques de l­ ’observateur » pour plus de précisions sur ces développements de
type foucaldien.

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108 Les Poètes modernes et le cinéma

apparaître ­l’image ­qu’un très court instant et le cache (entre les fentes)
permettait de dissimuler ­l’image quand celle-ci était en mouvement, ce
qui exige de ­l’observateur ­d’être la fois spectateur, sujet de la recherche
empirique et élément ­d’une production mécanisée.
Ces appareils d ­ ’optique des années 1830 et 1840 se caractérisent
par la visibilité de leur fonctionnement. Ils ne prétendent pas fournir
autre chose ­qu’une production mécanique donnant ­l’illusion du réel.
Comme ­l’écrit Crary, « les visions q­ u’ils permettent de fabriquer sont
manifestement disjointes des images ­qu’ils utilisent. Ils renvoient tout
autant à l­’interaction fonctionnelle du corps et de la machine ­qu’à des
objets extérieurs1 ». On pourrait voir dans cette exhibition du disposi-
tif une des causes de leur vieillissement prématuré. ­N’étant pas assez
« fantasmagoriques », ils finirent par lasser un public avide ­d’illusion,
qui trouvera au cinéma (où ­l’appareil de projection est caché derrière
les spectateurs) un terrain plus propice au fantasme.
De la chronophotographie au cinématographe

Une étape essentielle de la saisie du mouvement est franchie avec


l­’invention de la chronophotographie. Oscillant entre décomposition
analytique du mouvement et restitution synthétique du dynamisme,
ces recherches inspirent aussi bien le travail des peintres du début du
siècle que la réflexion des penseurs de ­l’époque.
Durant les vingt dernières années du siècle, le photographe britannique
Muybridge, exilé aux Etats-Unis, se ­consacre à la gigantesque entreprise
des Animals in Motion qui illustre le versant analytique des recherches
sur le mouvement. À partir ­d’une série de prises de vues réalisées par
une batterie ­d’appareils photographiques, il met en scène, sous forme
tabulaire, les différentes phases du déplacement ­d’un animal dans ­l’espace.
Fragmentée en unités photogrammatiques distinctes, la planche offre
ainsi une représentation syncopée du mouvement. À la suite de cette
première et spectaculaire décomposition du mouvement, il entreprend
une exploitation systématique de ce procédé et met au point en 1881 le
« zoopraxiscope », projecteur lui permettant de recomposer le mouve-
ment à travers la vision rapide et successive de ces phases décomposées.

1 Op. cit., p. 185.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 109

Les recherches chronophotographiques du physiologiste français


Étienne-Jules Marey tendent au ­contraire à offrir une vision synthétique
du mouvement. Elles ne visent pas à reconstituer le déplacement ­d’un
objet en en décomposant les étapes mais à isoler la courbe du mouvement.
Obtenues par le même procédé que Muybridge, les images obtenues
sont donc reportées sur papier calque afin de gommer tous les aspects
sensibles de ­l’objet en mouvement, ­comme dans la célèbre série de pho-
tographies de « ­l’homme au galon ­d’argent » photographié alors ­qu’il
accomplit différents mouvements. Si ces expériences appartiennent à la
préhistoire du cinéma, on mesure cependant tout ce qui les en éloigne
sur le plan phénoménal. Comme ­l’écrit Philippe-Alain Michaud,
À ­l’aube de la naissance du cinéma, on voit encore nettement ­s’affirmer, […]
dans les recherches simultanées ­d’Eadweard Muybridge et ­d’Étienne-Jules
Marey autour de la reconstitution ou de la reproduction du mouvement,
­l’importance accordée aux phénomènes d­ ’inscription que la spectacularisation
de ­l’image cinématographique allait précisément masquer1.

Cette veine spectaculaire est au ­contraire celle ­qu’exploite Émile


Reynaud2, ­l’inventeur du dessin animé. En ajoutant une lanterne magique
à son praxinoscope, il peut en 1880 projeter ses saynètes sur un écran. Les
personnages sont dessinés sur des plaques de verre, reliées entre elles par
des morceaux de tissus, mais le nombre de poses n­ ’a toujours pas évolué.
­L’ultime amélioration eut lieu en 1889 : il ­s’agit du « théâtre optique ».
Cet appareil, basé sur le praxinoscope à projection, permet de projeter
des bandes de longueur illimitée. Celles-ci, souples et régulièrement
perforées, se déroulent d ­ ’une première bobine pour ­s’enrouler autour
­d’une seconde tout en passant par une série d­ ’engrenages et de goupilles
saillantes. Émile Reynaud dessine et peint ses images à la main, une par
une. Le 28 octobre 1892, devant un public ébahi, il projette au musée
Grévin les premières pantomimes lumineuses : Un Bon Bock, Clown et
ses ­chiens et Pauvre Pierrot, accompagnées au piano. Ce spectacle fut à
­l’affiche du Cabinet Fantastique du musée Grévin ­jusqu’en 1900, puis
succomba à la ­concurrence du cinématographe.

1 Préface au Mouvement des images, ouvrage publié à ­l’occasion de ­l’accrochage du même


nom au Musée national d­ ’art moderne, éditions du centre Pompidou, 2006, p. 21.
2 On trouvera plus ­d’informations sur Reynaud dans le catalogue Lanterne magique et film
peint, op. cit., p. 249-253.

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110 Les Poètes modernes et le cinéma

Si le terrain avait été préparé par ses devanciers, la paternité officielle


du cinématographe revient finalement à Louis Lumière. Déjà célèbre
pour ses recherches photographiques, ce savant ­s’appuya en particulier
sur les travaux de Reynaud, Marey et Edison, les inventeurs respectifs
du « praxinoscope » (1877), du « fusil chronophotographique » (1882) et
du « kinétoscope » (1891), pour parvenir à projeter des images photogra-
phiques animées sur un écran, au moyen ­d’un appareil de prises de vue
et de projection mécanique, capable ­d’entraîner une bande. Le 13 février
1895, Louis et Auguste Lumière, fils du photographe Antoine Lumière
et eux-mêmes directeurs ­d’une usine de fabrication de plaques photo-
graphiques, ayant réussi à effectuer, en un seul appareil, la synthèse de
toutes les recherches antérieures, déposent le brevet du cinématographe.
Le succès du cinématographe, par rapport au kinétoscope d­ ’Edison,
dont il est très proche, réside en effet dans le procédé décisif qui permet
de projeter sur un écran des images qui étaient ­jusqu’alors emprisonnées
dans de petites boîtes individuelles sur lesquelles les spectateurs devaient
se pencher. Cette spectacularisation du cinéma ­constitue une avancée
essentielle dans la mise au point du dispositif voué au succès, qui arti-
cule la salle, l­ ’écran et la foule assise des spectateurs qui lui font face. Au
terme de ces avancées, le cinématographe est présenté le 22 mars 1895
lors ­d’une projection privée, dans le cadre ­d’un séminaire professionnel sur
­l’industrie photographique à laquelle assistent uniquement des industriels
et des scientifiques. Ils sont si enthousiastes que le directeur du théâtre
des Folies Bergères et celui du théâtre Robert-Houdin (Georges Méliès)
proposent, sans succès, à Antoine Lumière de racheter la machine.
Lumière et Méliès : les deux tentations du cinéma

Dès les premières années de son existence, le cinéma prit rapidement


deux directions différentes : celle du film documentaire et réaliste des
« vues » Lumière ­d’une part, et celle du film de fiction onirique et illu-
sionniste, riche en trucages, de Georges Méliès, ­d’autre part.

Les « vues » Lumière


Le cinématographe Lumière se présente essentiellement au public
c­ omme une curiosité scientifique donnant à voir « la nature prise sur le
vif ». Il est donc perçu ­comme un moyen de reproduction permettant de

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 111

fixer le plus fidèlement possible des images de la vie et de les restituer à


volonté, dans leur mouvement même. Dans une note publiée par la revue
La Nature, Louis Lumière énumère les possibilités de son invention :
faire revivre les scènes familières de la rue, les événements historiques
et familiaux, aider à ­l’enregistrement des arts et à la « ­conservation
des grandes scènes théâtrales ». Autrement dit, le cinéma est présenté
par son inventeur officiel ­comme un témoin, la célèbre petite ­comédie
­L’Arroseur arrosé ­constituant une exception à ce principe, puisque la
scène fut c­ onçue et jouée dans le but ­d’amuser le spectateur. Le métier
­d’acteur de cinéma ­n’existant pas encore, notons que ­c’est un employé
des usines Lumière qui joue le rôle du jardinier, jeu marqué par sa
maladresse et son outrance toute théâtrale.
Les notions de « plan » et de « film » ­n’étant pas pertinentes à
­l’époque, on qualifie souvent de « vues » les premières réalisations
des frères Lumière, qui sont pour ­l’essentiel des documentaires sur
la vie quotidienne. De fait, le cinéma ne fut jamais ­considéré ­comme
un art par Louis Lumière mais ­comme une avancée technique, ce qui
explique ­qu’il abandonna vite la production de films pour poursuivre
ses recherches photographiques. Une célèbre anecdote veut même ­qu’il
ait déclaré à Félix Mesguich, un de ses opérateurs les plus célèbres :
« Vous savez, Mesguich, ce ­n’est pas une situation ­d’avenir que nous
vous offrons, ­c’est plutôt un métier de forain ; cela peut durer six mois,
une année, peut-être plus, peut-être moins1 ». ­L’idée même de travailler
à partir ­d’un scénario ou de réaliser des œuvres de fiction est donc très
loin de leurs premières préoccupations. Louis puise ses sujets dans son
environnement immédiat et notamment familial, ­comme en témoigne
une des scènes restées célèbres : Le goûter de bébé qui montre une scène
domestique filmée en plan fixe, face à la caméra, selon un dispositif
encore proche de celui du théâtre.
La durée de ces vues n ­ ’excède pas cinquante secondes, soit environ
dix-sept mètres de pellicule. Tournées en extérieur, elles sont ­constituées
­d’un plan séquence, fixe, et souvent ­d’ensemble ou de demi-ensemble.
­L’opérateur ­n’ayant ­qu’une seule bande, la marge de manœuvre est réduite.
De ce fait, ­l’emplacement de la caméra, mais également les déplacements
doivent être prévus à ­l’avance et répétés. Ainsi, La sortie des usines Lumière

1 Félix Mesguich, Tours de manivelle : souvenirs ­d’un chasseur ­d’images, Grasset, 1933, p. 3.

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112 Les Poètes modernes et le cinéma

répond-elle à une mise en scène précise : les ouvriers sortent tous en


moins de quarante secondes et se dirigent à gauche et à droite mais pas
en direction de la caméra ­qu’ils semblent ignorer. Si seul ­l’intérêt scienti-
fique de son invention semble intéresser Louis Lumière, il ­n’en va pas de
même des premiers spectateurs du Grand Café dont certains perçoivent
immédiatement les potentialités de la nouvelle machine. Les artistes du
music-hall ­comprennent que ce miroir du réel pourrait bien devenir ce
que Pierre Leprohon appelle « le tremplin de ­l’illusion1 ». Le plus célèbre
­d’entre eux, Georges Méliès, annonce ­qu’il veut « créer un genre spécial
entièrement distinct des vues ordinaires du cinématographe ».

Méliès le magicien
À côté de la veine réaliste et documentaire illustrée par les films
Lumière, se développe dès les premiers temps une veine fantaisiste et poé-
tique explorée par Georges Méliès. Prestidigitateur à la galerie Vivienne
et au musée Grévin, fabricant d­ ’automates, propriétaire et directeur du
« théâtre ­d’illusions Robert-Houdin » depuis 1888, Georges Méliès est
subjugué par les premières séances de cinématographe.
Ne pouvant acheter ­l’appareil, il c­ onstruit sa propre caméra, enre-
gistre quelques-unes des scènes ­d’illusionnisme ­qu’il donnait au théâtre,
avant de se lancer dans la réalisation de récits fantasmagoriques. Pour
ce faire, il crée la Star Film et inaugure à Montreuil-sous-Bois, en mars
1897, un « atelier de prises de vues cinématographiques », équipé pour
réaliser les premières fictions du cinéma français. À la visée documen-
taire des « vues » Lumière, il oppose ses féeries à trucs c­ omme Le Manoir
du diable en 1896 ou encore Le Laboratoire de Méphistophélès en 1897 et
réalise en 1902 son film le plus célèbre : Le Voyage dans la lune, qui mêle
la science-fiction au music-hall. Méliès réalise aussi des actualités mais
« reconstituées », c­ omme celle de L ­ ’éruption du Mont Pelé, recréée avec
des photographies, des cendres et du blanc ­d’Espagne, ou celle du Sacre
­d’Édouard VII, c­ ommandée par ­l’Angleterre à Méliès, qui la tourna en
avance afin que le film puisse être projeté dans les salles le soir même
de la cérémonie, le 9 août 1902.

1 Pierre Leprohon, Histoire du cinéma muet, tome I, « Vie et mort du cinématographe (1895-
1930) », éditions ­d’­aujourd’hui, 1982, texte ­conforme à celui des éditions du Cerf (1961),
p. 35.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 113

Considérant ­l’appareil de prise de vues c­ omme une simple machine à


enregistrer, ­c’est au spectacle que Méliès porte tous ses soins. Comme le
montre Georges Sadoul dans le premier volet de son Histoire du cinéma,
il puise son inspiration dans le répertoire de ­l’illusionnisme, les légendes
et les histoires populaires illustrées et, pour réaliser ses féeries, met au
point toutes sortes de procédés, dont certains furent inventés pour ­l’écran
(fondus, arrêts sur image, montages inversés) et ­d’autres, empruntés à
la photographie, ­comme la surimpression qui avait abondamment servi
lors de la vogue de la photographie spirite1. ­S’il ­n’invente pas toutes
ces techniques, du moins sait-il les transposer dans une nouvelle forme
­d’art et imprimer sa marque à ses fantaisies saugrenues et naïves qui
­constituent une nouvelle forme de merveilleux. Il a en outre le grand
mérite de proposer ­d’emblée une nouvelle voie au cinéma que Louis
Lumière semblait cantonner à un champ exclusivement mimétique et
documentaire. Pourtant, 1906 marque la fin de la période la plus heureuse
de sa carrière. Le public se lasse de sa fantaisie et de son imagination bon
enfant et réclame davantage de drames réalistes et de scènes ­comiques.
La technique de Méliès qui privilégie les plans ­d’ensemble, une caméra
fixe et un montage lié davantage aux trucages q­ u’à la logique narrative,
est sans doute aussi responsable de cette désaffection.

Méliès ­contre Lumière : théâtralité à l­’italienne


ou position panoptique ?
En effet, s­’il inaugure la veine fictionnelle du cinéma et oppose au
préjugé vériste, qui accompagne les débuts du cinéma, le principe du
trucage, Méliès reste néanmoins tributaire ­d’une logique théâtrale, ce
dont témoigne sa terminologie même ­puisqu’il parle de « pantomime »
et de « scène », identifiant ­l’écran à la scène de théâtre au point que ses
premiers films c­ omportent un titre-rideau et que ­l’acteur salue le public
avant de disparaître de ­l’écran. Cette parenté avec le théâtre est sensible
dans la ­constante unité du point de vue, la successivité des tableaux et
1 La photographie à vocation spirite, obtenue grâce à divers trucages, ­connaît une grande
vogue à partir des années 1890. Pratiquée par des pseudo-scientifiques ou par des amateurs,
elle donne à voir des apparitions, de prétendues radiations émanant du corps du sujet, ou
des fantômes. On en trouve de belles réalisations dans les épreuves futuristes de Bragaglia
en 1913, dans certaines photographies du peintre Edvard Munch et de ­l’écrivain, peintre
et photographe August Strindberg.

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114 Les Poètes modernes et le cinéma

la ­conception du cadre ­comme scène théâtrale. Placée de ­l’autre côté du


« quatrième mur », qui sépare virtuellement les acteurs de théâtre des
spectateurs, la caméra de Méliès se voit assigner une place fixe, celle, dit
Sadoul, du « Monsieur de ­l’orchestre » qui rappelle « ­l’œil du prince »
dans le théâtre à ­l’italienne. Les films de Méliès reprennent en effet le
modèle traditionnel, depuis la Renaissance, de la perspective géométrique
monofocale illustrée par le modèle de la camera obscura.
Au ­contraire, il est intéressant de signaler que les frères Lumière,
malgré leur ­conception restrictive du cinéma, ont su davantage exploi-
ter les potentialités du medium. Ainsi ­l’arrivée du train en gare de La
Ciotat est-elle rendue saisissante par le jeu sur la profondeur de champ.
Le train arrive de l­’horizon sur le quai, où nous l­’attendons, et nous
dépasse, suggérant un hors-champ, de même que dans la sortie des
usines Lumière, où les ouvrières semblent nous entourer puis nous
dépasser. Même fixe, la caméra de Louis Lumière ­n’est pas posée face
à un tableau à deux dimensions, ­comme chez Méliès. Elle place le
spectateur au cœur de ­l’action, dans une position panoptique, qui fait
toute la force de ces premiers films. En outre, ­comme le souligne Pierre
Leprohon, il est probable que « la mer mouvante, le vent qui gonfle la
jupe de Mme Lumière sur la jetée de La Ciotat, l­’animation du quai
où le train entre en gare, ­constituaient un spectacle plus neuf, en fait,
que ­l’image des toiles peintes et des acteurs grimés, plus familiers au
public depuis des siècles1. ».
Il est essentiel de garder à ­l’esprit ces deux tentations du cinéma,
dès les premiers temps : la passion du réel, du menu fait pris sur le vif,
du « documentaire » qui tire sa force de son apparente fidélité au réel,
­d’une part, et ­d’autre part le merveilleux à la Méliès, pied de nez à la
logique et à ­l’esprit de sérieux. Ces deux postulations vont, pour des
raisons opposées, susciter la méfiance de la bonne société. « Si ­c’est un
documentaire, ce ­n’est pas de ­l’art mais un outil scientifique », dira-t-on
des vues Lumière. Des féeries de Méliès les autres diront, à ­l’instar de
Félix Mesguich en 1902 :
Ces histoires abracadabrantes ­m’exaspèrent. Si le public les applaudit, je sup-
pose q­ u’il apprécie surtout l­ ’effet de surprise et que leur extravagance l­ ’amuse.
[…] Devant ces pauvretés, je songe plus que jamais ­qu’il faudrait autre chose

1 Op. cit., p. 39.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 115

que ces fantaisies invraisemblables et puériles. ­N’y a-t-il pas dans le monde
et dans la nature de belles images à faire vivre, à reproduire1 ?

­C’est précisément cette capacité du cinéma à recréer le monde qui


fascine les tout premiers spectateurs de cinéma.
Les premières séances du cinéma

Le cinématographe, triomphateur de la mort


Le premier spectateur de cinéma, ­c’est-à-dire de spectacle animé projeté
en grand format, apparaît fin 1895 avec la diffusion publique des premiers
films Lumière. Certes, le public avait déjà fait l­ ’expérience de l­ ’animation
de photographies. Depuis près de dix ans, divers appareils proposaient des
animations sommaires à partir ­d’images successives donnant une impres-
sion de mouvement. La grande nouveauté réside dans la projection de ces
images animées sur un grand écran visible simultanément par tous les
spectateurs réunis pour partager une expérience visuelle ­commune. ­C’est le
28 décembre 1895 que c­ ommença officiellement l­ ’exploitation ­commerciale
de ­l’appareil, à ­l’occasion de la première séance publique payante à Paris,
dans le Salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines. La pro-
jection, ­composée de dix petits films, produisit une forte impression sur
le public, Un journaliste du Radical, présent à la projection, estime ­qu’il
­s’agissait là ­d’« une des choses les plus curieuses de [son] époque2 » en
raison de la parfaite « illusion de la vie réelle » ainsi créée. Seules réserves :
les trépidations qui se produisaient encore dans les premiers plans et le
nom « un peu rébarbatif » donné par les frères Lumière à leur invention.
Les deux journalistes présents lors de la projection, envisagent le cinéma
­comme une découverte susceptible de réaliser le plus profond désir de
­l’humanité : vaincre la mort.
Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photogra-
phier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais
dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la
parole au bout des lèvres, la mort cessera ­d’être absolue3.

1 Félix Mesguich, Tours de manivelle : souvenirs ­d’un chasseur ­d’images, op. cit., p. 37-38.
2 Le Radical, 30 décembre 1895, repris dans Le Cinéma, naissance ­d’un art, 1895-1920. Textes
choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, Flammarion, Champs, 2008, p. 39-40.
3 La Poste, 30 décembre 1895, id., p. 41.

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116 Les Poètes modernes et le cinéma

« La mort cessera ­d’être absolue » : ultime victoire de la quête pro-


méthéenne de ­l’humanité ! ­L’idée ­d’une machine capable de ­conserver,
­comme vifs, les êtres qui leur sont chers, et donc de recréer la vie à
volonté, rappelle également le fantasme puissant qui structure nombre
de romans de science-fiction. Afin ­d’augmenter ­l’impression de réa-
lité, ­l’idée ­d’adjoindre un phonographe au cinématographe émerge
très précocement chez les spectateurs des premiers temps. Un récit
­d’Apollinaire donne un tour licencieux à ce projet. Un chapitre du Roi
Lune1, se présente ­comme une fable mettant en évidence ­l’incroyable
force de persuasion des images virtuelles. Le narrateur arrive dans une
salle où des jeunes gens sont munis ­d’appareils individuels qui leur
rendent présents des fantômes du passé, images virtuelles d­ ’hommes et
de femmes nus, avec lesquels ils se livrent à une « orgie anachronique ».
Les petites boîtes en bois individuelles, qui rappellent le kinétoscope
­d’Edison, offrent des visions si réalistes ­qu’elles permettent aux jeunes
gens de « se marier avec le vide ». Cette fable nous semble clairement
être une rêverie sur les pouvoirs fabuleux du cinéma, capable, selon
les premiers ­comptes-rendus de séances de cinématographe, de mettre
la mort en échec. Apollinaire ne fait ici ­qu’« extrapole[r] […] sur le
mode grotesque, les possibilités du cinématographe et du phonographe
dans une spéculation sur ­l’image virtuelle en des coïts imaginaires
avec des courtisanes de toutes les époques ­convocables à merci par les
utilisateurs des machines2 ». Comme le suggère F. Albera, on peut
aisément mettre en rapport ce texte avec de nombreux récits fantastiques
et en particulier avec un roman ­d’anticipation italien de Giuseppe
Lipparini, Le Maître du temps, qui raconte ­l’invention de « la photo-
graphie du temps », permettant la ­conservation de tous les actes sous
forme photographique ou cinématographique et offrant la possibilité
de les réactualiser. Comme Le Roi-Lune, cette fiction ­combine ­l’idée
­d’image latente (­contenue dans le processus photographique) et celle
­d’image virtuelle3. Le fait que le roman de Lipparini ait été présenté

1 Dans Le Poète assassiné [1916], Œuvres en prose I, textes établis, présentés et annotés par
Michel Décaudin, Gallimard, p. 309-312. (Bibliothèque de la Pléiade).
2 François Albera, ­L’Avant-garde au cinéma, op. cit., p. 60.
3 François Albera, op. cit. p. 59. Voir aussi Jérôme Prieur, Le Spectateur nocturne, les écrivains au
cinéma : une anthologie, Cahiers du cinéma, 1993, p. 17, sur la question du rapport entre
les fictions d­ ’anticipation et le cinéma, notamment à propos de ­L’Ève future de Villiers de
­l’Isle-Adam.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 117

en France par Ricciotto Canudo, un des pères de la cinéphilie, rend


ce rapprochement d­ ’autant plus pertinent.
Drainant un imaginaire aussi puissant, on c­ omprend que le cinéma-
tographe ait suscité, dès les jours suivant son baptême, un incroyable
engouement chez les Parisiens, qui, intrigués par la rumeur, accourent
par milliers au Salon Indien du Grand Café.

Premiers succès du cinématographe


Projetés pendant plus ­d’un an dans cette salle, à raison ­d’une ving-
taine de vues ­d’une minute par séance, les films des frères Lumière
ne tardent pas à ameuter les foules. Le succès étant au rendez-vous, le
cinématographe est diffusé dans toute la France ­comme une attraction
­d’abord destinée aux riches (un magasin de la rue Clignancourt, les
Galeries Dufayel, fréquenté par une clientèle aisée, en fait dès 1896 un
produit ­d’appel pour attirer les mères de famille avec leurs enfants),
puis à un public nettement plus populaire. Afin de toucher une popu-
lation moins aisée, le prix du billet est diminué de moitié et les séances
sont allongées. Les Lyonnais, les Niçois, les Bordelais et les Marseillais
découvrent ­l’invention en janvier et février 1896. Les salles sédentaires
prévues pour une exploitation ­continue font leur apparition à partir de
mars 1896 sous ­l’impulsion des frères Lumière. De nombreux documents
de l­ ’époque attestent le succès de ce nouveau spectacle, à ­l’instar ­d’une
célèbre affiche réalisée par Henri Brispot qui témoigne de ­l’engouement
suscité par le cinématographe. Un public nombreux, ­composé d­ ’hommes,
de femmes et ­d’enfants, de tous âges et de toutes professions, vêtus à
la mode de la Belle Epoque, se presse devant ­l’entrée étroite du Salon
indien. Le succès est si grand que même un curé se joindrait au public si
le gardien, dessiné au premier plan, ne l­ ’en dissuadait. La salle serait-elle
déjà pleine ? Plus vraisemblablement, le gardien essaie sans doute ainsi de
protéger ­l’âme du saint homme de la corruption ­d’un tel divertissement.
Outre les éléments factuels et techniques qui accompagnèrent la
naissance du cinéma, on ne saurait occulter toute la dimension mythique
­conférée à ­l’avènement de ce nouveau medium. D ­ ’autant que, pour
beaucoup de spectateurs de ­l’époque, la première séance de cinéma est
associée à une forme de violence primordiale, à une déflagration ayant
la violence d­ ’un train lancé à pleine vitesse.

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118 Les Poètes modernes et le cinéma

Le mythe de La Ciotat et l­’incendie du bazar de la Charité :


une violence principielle
La projection du film des frères Lumière, ­L’Arrivée d­ ’un train en gare
de la Ciotat, courant 18961, en est le symbole. La légende veut q­ u’elle ait
suscité l­ ’effroi parmi les spectateurs présents. Des nombreuses versions
de ce récit mythique, citons celle de Gorki, qui découvrit ­l’invention des
frères Lumière à la foire de Nijni-Novgorod et y ­consacra deux articles,
dont le premier, signé I.M Pacatus, est le récit ­d’une descente « au
royaume des ombres », monde mortifère et décoloré, qui ­n’est ­qu’une
ombre de la vie. Ce récit désenchanté est brusquement interrompu par
la péripétie suivante :
Tout à coup, on entend cliqueter quelque chose ; tout disparaît et un train
occupe ­l’écran. Il fonce droit sur nous – attention ! On dirait ­qu’il veut se
précipiter dans l­ ’obscurité où nous sommes, faire de nous un infâme amas de
chairs déchirées et ­d’os en miettes, et réduire en poussière cette salle et tout
ce bâtiment plein de vin, de musique, de femmes et de vice.
Mais non ! Ce ­n’est q­ u’un cortège ­d’ombres. Sans bruit, la locomotive a disparu
après avoir atteint le bord de ­l’écran. Le train ­s’est arrêté2.

Frank Beau, dans son article très documenté sur cette projection
célèbre, insiste sur la portée mythique (et donc aussi sur la dimension
fantasmatique) de cet incident, « souvenir hybride, idée mutante, fruit
de plusieurs témoignages et œuvres de ­l’imagination datant de ­l’époque
­d’exploitation du film3 ». Si la véracité des faits ­n’est pas attestée ou du
moins si ­l’histoire a été amplifiée et exagérée au fil des récits, la portée
symbolique de ­l’événement ­n’en est pas moindre. Jay Leyda, historien
du cinéma russe, donne une amplitude mondiale à ce récit : « Dans le
monde entier, cette année-là, au Royal Institute de Londres, à New York,
en Espagne, en Suède, la locomotive venant droit sur la caméra arrachait
des cris de terreur aux spectateurs. Aucun film ­n’impressionnait plus le

1 Pour les questions de datation, nous renvoyons à ­l’article de Frank Beau, « Le Mythe
de la Ciotat, ­l’Arrivée d­ ’un train en gare de la Ciotat premier effet spécial de ­l’histoire
du cinéma », Cinémaction, numéro spécial « Effets spéciaux », dirigé par Réjane Hamus,
2000.
2 Maxime Gorki, « Brèves remarques », Nijegorodskilistok, 4 juillet 1896, repris dans Jérôme
Prieur, op. cit., p. 31.
3 Frank Beau, op. cit.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 119

public que ce fameux train1. » Dans les récits ­consacrés à la naissance


du cinéma, cette frayeur primordiale est systématiquement citée et,
note Frank Beau,
il est encore de bon ton dans les réceptions mondaines, de broder, en racontant
que les premiers spectateurs de ­L’arrivée ­d’un train en gare de la Ciotat, ­s’étaient
soit cachés sous des sièges, soit enfuis en hurlant, soit évanouis en apercevant le
train-image s­ ’avancer vers eux. ­Lorsqu’on a vu ces images, il y a de quoi gloser
en effet sur la primitivité de nos ancêtres, sur cet “analphabète” spectateur
des premiers temps, vierge du miracle de l­ ’image photographique animée.

Cette prétendue candeur des premiers spectateurs de cinéma semble


laisser quelque peu sceptique Frank Beau, qui apporte un élément de
­contextualisation pour éclairer cette vague de terreur dans la salle pari-
sienne. Il met en relation la projection du film avec un grave accident
de train presque ­contemporain de cette projection.

Le cinématographe et ­l’accidentel
Le 22 octobre 1895 survint en effet l­ ’un des accidents les plus célèbres
et spectaculaires de toute l­’Histoire de Paris : à son arrivée en gare
Montparnasse, un train en provenance de Granville voit ses freins
céder. « Le train fou », raconte un journaliste de ­L’Illustration, brise les
heurtoirs, franchit ­l’extrémité du quai, défonce le mur de la façade et la
baie octogonale vitrée, et ­s’échoue sur le pavé de la rue de Rennes. « Les
cent-vingt-trois voyageurs que le train ­contenait furent quittes pour la
peur et quelques rares c­ ontusions ». Seule une femme, vendeuse de jour-
naux, fut écrasée par la chute ­d’un bloc de pierre arraché de la façade.
­L’épilogue de ­l’article ­n’est pas sans rappeler la projection mythique :
« Les voyageurs ­d’un train de nuit arrivant à Paris, ­s’arrêtent devant
ce spectacle inattendu et tout ­d’abord incompréhensible : ­l’avant ­d’un
train ­s’engageant ­comme sous un tunnel, dans la baie ouverte sur la
place de Rennes2 ».
Il est vrai que les similitudes sont troublantes. On retrouve ici :
le train, la femme victime, les voyageurs, les spectateurs stupéfaits et

1 Cité par Rittaud-Hutinet, Le Cinéma des origines : les frères Lumière et leurs opérateurs,
Seyssel : Champ Vallon, 1985, p. 211.
2 ­L’illustration no 2748, 26 octobre 1895.

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120 Les Poètes modernes et le cinéma

affolés et enfin la scène mythologique ­d’une locomotive transperçant


une baie vitrée faisant écran à ­l’espace public de la rue. Sans doute ce
frais traumatisme parisien survenu à quelques rues du Grand-Café deux
mois plus tôt, explique-t-il en partie la terreur supposée des specta-
teurs, même si ce ­n’est là ­qu’une hypothèse du critique. Comme ­l’écrit
Christian-Marc Bosséno :
Que la locomotive Lumière en 1895, ait ou non saisi ­d’effroi les premiers
spectateurs du Cinématographe : peu importe. Ce qui est capital ­c’est que
­l’idée même de cette peur ait tracé sa voie, se soit amplifiée ­d’une histoire du
cinéma à ­l’autre, la frayeur montant ­d’un cran à chaque réécriture de ­l’épisode
[…]. ­L’invention avait somme toute besoin de cette perte de repères, de cette
terreur primordiale en cette fin de siècle qui en avait vu d­ ’autres. ­D’emblée
était posée la question de la place du spectateur face au film1.

Un autre élément attire notre attention dans cette scène primitive


qui associe la vitesse du train à celle des images de cinéma : ce que
Frank Beau appelle « une correspondance fascinante entre les épopées
ferroviaires et cinématographiques de la fin du xixe siècle », c­ omme
­s’il y avait là un « transfert ­d’énergie cinétique entre deux inventions
du siècle2 ». En effet, dès les débuts du cinéma, les premiers travellings
latéraux, alors appelés panoramas, sont pris par les portières et les came-
ramen les plus intrépides ­s’accrochent à ­l’avant des engins pour filmer
le paysage avalé par la vitesse. Riche ­d’une photogénie mécanique, la
machine entretient en effet de profondes affinités avec le cinéma, pro-
posant ­l’un ­comme ­l’autre une nouvelle vision du monde, caractérisée
par la vitesse et le mouvement.
Moins célèbre que l­ ’incident de La Ciotat et pourtant ­d’une violence
bien plus tangible, un grave incident, dû à une installation de fortune,
vint assombrir la réputation du cinématographe. Le 4 mai 1897 à Paris,
lors d­ ’une vente de bienfaisance baptisée le « Bazar de la Charité3 »,
1 « Le Siècle du spectateur », Vertigo : revue d ­ ’esthétique et d ­ ’histoire du cinéma, no 10,
1993, p. 4.
2 Frank Beau, op. cit.
3 Pour le récit de cet événement, on pourra se reporter à la nouvelle de Paul Morand intitulée
Bazar de la Charité et, pour une analyse socio-historique de l­’événement, à ­l’ouvrage de
Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil (Points/Histoire), 1982,
p. 79-97. Il montre notamment que « ­c’est la qualité sociale des victimes, presque toutes
issues de ­l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie » ainsi que « ­l’écrasante majorité de femmes
parmi elles » qui causèrent un tel retentissement dans ­l’opinion publique et les médias.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 121

une projection sous une tente, dans des ­conditions proches de celles des
forains, se termina tragiquement dans un incendie causé par une lampe
à acétylène, qui coûta la vie à une centaine de personnes, essentiellement
des femmes issues de la bourgeoisie et de ­l’aristocratie, ­comme la duchesse
­d’Alençon. Relaté dans toute la presse du pays, cet incendie fut érigé en
symbole des dangers du cinéma. Cet événement fortuit coïncide avec
la fin de ­l’élan ­d’enthousiasme initial ­qu’avaient suscité les premières
projections. Si à Paris et dans les grandes villes, le public ­s’est ­d’abord
précipité vers cette nouveauté, en un an, les premières bandes ont déjà
lassé les spectateurs et le cinématographe se voit peu à peu exclu des
salles et reflue vers les foires où il est présenté, « ­comme la femme à
barbe, la vache à deux têtes », selon l­’expression de Marcel ­L’Herbier1 .
Ce spectacle ­n’attire plus guère ­qu’un public populaire, ce qui ­contribue
à le rendre suspect aux yeux de la bonne société. ­L’incendie du Bazar de
la Charité ne fait donc que précipiter son discrédit et lui ­conférer une
réputation douteuse. Enfin, pure coïncidence, sans doute, mais dont le
récit mérite peut-être de rejoindre les deux précédents par la dimension
traumatique qui lui est ­conférée, le cinéaste Jean Epstein rapporte, dans
ses Mémoires inachevés, que sa première expérience de spectateur coïncida
avec un événement ­d’une grande violence : une secousse sismique qui
eut lieu en Italie le jour où il découvrit le cinéma. Les deux traumas
­s’étant associés dans son esprit, il raconte que, « longtemps, il fallut
du courage à ­l’enfant ­qu’[il] étai[t] pour retourner voir, dans des antres
étroits et obscurs, les images dont le tremblement risquait de s­ ’insinuer
dans les maçonneries, de désagréger les maisons, de détruire les villes2 ».
Pour anecdotiques ­qu’ils puissent paraître, ces récits nous semblent
révélateurs de la violence associée à la naissance du cinéma, violence de

L­ ’historien insiste également sur le caractère violent et spectaculaire de cette catastrophe,


qui fut racontée avec un luxe de détails sordides par une presse « morbide, nécrophile et
fétichiste ». Cette rencontre imprévue de la Beauté (une assemblée de femmes du monde,
raffinées) et de la Mort (soudaine, hasardeuse) dans des circonstances effroyables ­s’accorda
parfaitement avec ­l’imaginaire des Décadents de la fin du xixe siècle. Le ­comportement
des hommes de ­l’aristocratie, en la circonstance, témoigne aussi ­d’une forme de décadence :
une rumeur, selon laquelle ceux-ci se montrèrent particulièrement couards et fort peu che-
valeresques, circula en effet. ­L’incendie du Bazar de la Charité est donc souvent ­considéré
­comme un symbole du « déclin, irréversible, des anciennes classes dirigeantes ».
1 Marcel ­L’Herbier, Intelligence du cinématographe, Corrêa, 1946, p. 25.
2 Jean Epstein, Mémoires inachevés, repris dans Écrits sur le cinéma I (1921-1953), préf. Henri
Langlois, Seghers, 1974, (Cinéma club), p. 28.

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122 Les Poètes modernes et le cinéma

la machine mais aussi violence sensorielle, qui fait du spectateur un être


dangereusement exposé à toutes formes de choc. Un article de Gorki,
daté de 1896, insiste précisément sur la dimension physiologique du
spectacle de cinéma et ses effets sur les nerfs du spectateur, déjà mis à
rude épreuve par l­’expérience de la vie moderne :
Vos nerfs se tendent, […]. Ce mouvement gris ­d’ombres silencieuses et
muettes est angoissant à voir. Ne serait-ce pas une allusion à la vie du futur ?
Quoi ­qu’il en soit, cela ébranle les nerfs. […] Son utilité est-elle capable de
justifier la tension nerveuse dépensée lors ­d’un pareil spectacle ? ­C’est là
une question importante, d­ ’autant plus que nos nerfs sont de plus en plus
sollicités et affaiblis, de plus en plus irrités, ­qu’ils réagissent de moins en
moins aux simples « impressions de ­l’existence ordinaire », et cherchent de
plus en plus avidement des impressions nouvelles, excitantes, inattendues,
brûlantes, étranges1.

La violence, physique ou psychique, qui accompagne symboliquement


la naissance du cinéma, ­contribue à la mauvaise réputation qui va rapi-
dement entourer ce nouveau divertissement, en attente de légitimation.

Les discours sur le cinéma au début du siècle 

Un divertissement populaire

Entre 1897 et 1909, le cinéma est ­considéré ­comme une attraction


populaire, situation officialisée par son statut de « spectacle de curiosités »
qui, ­contrairement au théâtre, le soumet à autorisation municipale en
1909. Une fois passée la curiosité scientifique à son endroit, le cinémato-
graphe perd momentanément de son audience auprès du public bourgeois.
Cette désaffection ­s’explique par deux grands facteurs interdépendants :
la médiocrité de la production filmique, ­d’une part, et la faible valorisa-
tion sociale de ce divertissement, ­d’autre part. Techniquement, les films
de ­l’époque sont encore très proches du théâtre filmé, et, étant muets,
ils souffrent cruellement de la ­comparaison. La durée trop courte des
1 Maxime Gorki, « Le Cinématographe Lumière », Odesskie Novosti, no 3681, 6 juillet 1896,
no 3681, traduit du russe par Valérie Pozner, 1895, no 50, décembre 2006, p. 120-125.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 123

films, la fixité des plans, le manque de renouvellement du répertoire des


scènes filmées et ­l’imitation plate du modèle théâtral ­l’empêchent de
­s’affirmer. En outre, la démocratisation du cinéma se fait par ­l’entremise
­d’un réseau peu valorisé. Le développement des salles de cinéma dans
les grandes villes étant lent, les projections, qui sont assurées par des
­commerçants et des directeurs de théâtre en ­complément de leur acti-
vité principale, se multiplient, mais ­c’est surtout le monde forain qui
­contribue à sa renommée dans les provinces les plus reculées.
Partant de l­ ’idée selon laquelle les imperfections et la naïveté du cinéma
ne peuvent satisfaire ­qu’un public populaire, Pathé puis Gaumont vendent
leurs appareils à des forains et tournent des films destinés à leur clientèle.
Aux vues Lumière et aux premières féeries de Méliès succèdent le mélo-
drame ou « drame réaliste », illustré par L ­ ’Histoire ­d’un crime1 de Zecca, et
les grivoiseries ­comme Le Coucher de la mariée2 , domaine érotique naguère
exploité par la photographie3. Les tentatives de moralisation de la produc-
tion ne relèvent guère le niveau : les drames sociaux, ­comme Les Dangers de
­l’alcoolisme4, et religieux c­ omme les nombreuses Passions et Vies de Jésus, sont
moins des films ­qu’une suite de tableaux animés empruntant à ­l’imagerie
populaire et orientés par une visée clairement didactique et édifiante.
Les genres cinématographiques se multiplient : drames populaires,
aventures policières, féeries, scènes grivoises et ­comiques, emplissent
les catalogues et inscrivent clairement le cinéma dans une narrativité
fictionnelle populaire. Tout y passe : de l­ ’affaire Dreyfus5 à Cendrillon6,
le cinéma forain est en pleine effervescence et produit à une vitesse
impressionnante de nouveaux films, dont certains sont tournés en une
journée. Les sujets se répètent, les réalisateurs se plagient mutuellement
et ­s’inspirent de leurs ­concurrents anglais mais, de tréteaux forains
en fêtes de patronage, les bases ­d’un langage cinématographiques
­commencent à ­s’élaborer.

1 Réalisé en 1901, ce film ­s’inspire ­d’une série de figures de cire du musée Grévin. Un
coupable, dans sa cellule, revoit en songe sa vie passée.
2 Réalisé en 1896 d­ ’après une pantomime.
3 Voir par exemple les photographies de Vallon de Villeneuve.
4 Réalisé en 1899 par Alice Guy des studios Gaumont. Sur le même thème, très en vogue,
Zecca réalisa en 1902 Les Victimes de ­l’alcoolisme, en s­ ’inspirant de ­L’Assommoir de Zola.
5 Réalisé en 1902 par Méliès et interdit en France, suite à des manifestations.
6 Réalisé en 1899 par Méliès. Il ­s’agit de la première féerie à grand spectacle interprétée
par plus de trente-cinq personnes.

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124 Les Poètes modernes et le cinéma

En province, les exploitants installent leur écran dans les salles de


fêtes, les théâtres et les music-halls. Les baraques foraines sont souvent
les premières salles de cinéma ; le décor, de style Art Nouveau, est très
chargé et ­l’éclairage est violent. ­L’accompagnement sonore et musical
­n’est pas encore une c­ onstante mais, quand il en possède un, le forain
est fier de son orgue en bois peint et sculpté qui accompagne les films.
Mais ce qui attire avant tout les spectateurs, ­c’est le bonimenteur que le
cinéma forain emprunte aux séances de projection de lanterne magique.
Chaque baraque a son ­conférencier qui assure la ­compréhension du spec-
tacle, métier qui disparaîtra avec la multiplication des cartons insérés
dans le film. Le cinéma s­’intègre ainsi dans les spectacles de variétés
et devient un divertissement populaire, au même titre que le ­caf’­­conc’
­qu’il finira par détrôner.
­L’Exposition universelle de 1900, qui « a pour ambition proclamée
­d’être exécuteur testamentaire du siècle finissant et oracle du siècle
naissant1 », accorde ­comme il se doit une place de choix au cinéma et
tente de relancer le cinéma en France par des innovations techniques
à sensation, allant dans le sens d ­ ’une illusion réaliste encore accrue.
Comme l­’écrit André Bazin,
Le mythe directeur de ­l’invention du cinéma est ­l’accomplissement de celui
qui domine c­ onfusément toutes les techniques de reproduction mécanique de
la réalité qui virent le jour au xixe siècle, de la photographie au phonographe.
­C’est celui du réalisme intégral, ­d’une recréation du monde à son image, une
image sur laquelle ne pèserait pas l­ ’hypothèque de la liberté d­ ’interprétation
de ­l’artiste ni ­l’irréversibilité du temps2.

De fait, Louis Lumière semble poursuivre inlassablement cette quête


d­ ’un cinéma total, par des travaux portant sur la dimension de la pro-
jection, le son, la couleur et le relief. Une des étapes en est ­constituée
par le « Cinématographe » géant mis au point pour ­l’Exposition univer-
selle de 1900. Le film est en effet projeté sur un écran de quatre-cents
mètres carrés, dans la galerie des Machines, le gigantisme des images
répondant à la démesure de la manifestation. En six mois, les trois-cent

1 Selon ­l’expression ­d’Emmanuelle Toulet, Cinématographe : invention du siècle, op. cit.,


p. 42.
2 André Bazin, “Le Mythe du cinéma total”, ­Qu’est-ce que le cinéma ?, vol I, Éditions du Cerf,
1958, p. 25.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 125

vingt-six séances gratuites c­ onfèrent à l­ ’attraction de Louis Lumière un


succès sans précédent.
Dans la droite ligne des panoramas, le « Cinéorama-ballon » pré-
senté lui aussi en 1900, est un vaste bâtiment circulaire de cent mètres
de circonférence, dont les parois blanches servent ­d’écran ­continu. Au
centre de la salle trône une immense nacelle de ballon, sous laquelle
sont fixés les dix appareils de projection synchronisés qui projettent des
vues ­d’ascensions, d­ ’atterrissages, de voyages. ­L’invention de Grimoin-
Sanson, qui visait à donner aux spectateurs ­l’illusion de faire ainsi un
voyage en Europe à bord ­d’un dirigeable, ne fonctionna que quelques
jours car elle posait de graves problèmes techniques, mais elle témoigne
du lien ­consubstantiel entre cinéma et modernité. Ces inventions révèlent
aussi le caractère extrêmement populaire du cinéma et sa volonté de
surprendre un public toujours plus avide de nouveautés.
Le cinéma quitte progressivement ­l’animation foraine pour ­s’apparenter
à un spectacle doté de caractéristiques propres. Dès 1905, ­l’ouverture
de salles fixes ­consacrées aux projections cinématographiques, à Paris
­comme en province, permet la mise en place ­d’un nouvel espace de
sociabilité : le cinéma perd son caractère ­d’attraction foraine pour deve-
nir un loisir fortement prisé. Toujours plus exigeants, les spectateurs
réclament sans cesse des nouveautés. Ce ­n’est ­qu’à partir des années 1910
que le cinéma parvient à se dégager de son statut artisanal, ­d’une part
grâce à la ­conquête de procédés techniques et artistiques plus élaborés,
­d’autre part grâce à la diversification des genres et à la réalisation de
films populaires à succès qui puisent abondamment dans le fonds du
roman populaire. Dès 1910, Victorin Jasset réalise trois films à partir de
la figure de Zigomar, créée l­’année précédente par Léon Sazie pour Le
Matin1. Puis, ­comme le signale Paul Bleton, « une reconfiguration de la
narrativité populaire ­s’opère avec ­l’invention du serial, feuilleton diffusé
parallèlement à ­l’écran et dans le journal, puis en fascicules illustrés de
photogrammes2 ». Le premier est exploité en France à partir de 1915
sous le titre Les Mystères de New York, avec Le Matin ­comme partenaire

1 Zigomar, le roi des bandits [1910], Zigomar c­ ontre Nick Carter [1912], Zigomar peau ­d’anguille
[1913].
2 Paul Bleton, « Les Fortunes médiatiques du roman populaire », Loïc Artiaga (dir.), Le Roman
populaire 1836-1960 : des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, Autrement,
2008, p. 139, Mémoires/­culture no 143.

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126 Les Poètes modernes et le cinéma

et Louis Gasnier et Daniel Mackenzie ­comme réalisateurs. Les ripostes


à cette initiative de Pathé ­s’enchaînent alors, notamment celle de Louis
Feuillade pour Gaumont avec Les Vampires, Judex et Tih Minh. Comme
le remarque Sarah Mombert, « ­l’imaginaire collectif ret[enant] parfois
plus le film et les acteurs qui en incarnent les héros que le roman et
son créateur originel1 », ­l’enjeu ­commercial de ces adaptations cinéma-
tographiques devient partie intégrante de la stratégie ­commerciale des
romanciers. Certains romans ont ainsi donné lieu à des négociations de
droits ­d’adaptation très précoces, ­comme Fantômas, dont les derniers
volumes de Souvestre et Allain paraissent en 1913 et qui fait ­l’objet la
même année ­d’un ­contrat de cession de droits avec la société Gaumont
pour ­l’adaptation à ­l’écran par Louis Feuillade.
Le 30 septembre 1911 est inauguré le Gaumont Palace, « le plus
grand cinéma du monde », ­d’abord ­conçu pour accueillir trois mille
quatre cents spectateurs par séance. Dix ans plus tard, Paris ­compte près
­d’une dizaine de salles offrant plus de deux mille places, soit plus que
les plus grandes salles de théâtre de ­l’époque. Cette époque correspond à
une véritable industrialisation du cinéma, qui passe par la ­construction
des grands studios en France aux Buttes Chaumont et aux États-Unis,
­d’abord à New York puis, cinq ans après, près de Los Angeles. Les pre-
mières sociétés cinématographiques entrent en Bourse et notamment, en
1906, Gaumont2, dont ­l’image de marque devient la marguerite à partir
de 1908. Face à ­l’augmentation des coûts, ­l’offre se ­concentre entre les
mains des forains les plus aisés, ­c’est-à-dire moins ­d’une trentaine, qui
seuls ­continuent ­d’arpenter les campagnes avec du matériel permettant
de monter de véritable salles ambulantes de plus de cinq cents places.
Les autres forains s­’effacent donc face à une c­ oncurrence qui offre des
salles plus grandes et propose surtout des films plus récents et variés
exigés par le public.
En 1914, lorsque la guerre éclate, ­l’évolution de la demande et les
nouvelles règles de la distribution imposées par les grands groupes
naissants ont fait du cinéma une véritable industrie.

1 Sarah Mombert, « Profession : romancier populaire », Loïc Artiaga (dir.), op. cit., p. 65.
2 La maison Gaumont est aussi appelée LG (parfois graphié « Elgé »), ­d’après les initiales
de son fondateur Léon Gaumont.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 127

Les prémices de la cinéphilie

Le « Film ­d’Art »
Malgré le succès de réalisateurs et ­d’acteurs de renom à la Belle
Époque, le cinéma n­ ’a pas encore acquis ses lettres de noblesse. Pourtant,
dès 1907, certains ne se résignent pas à ­l’abandonner aux champs de
foire. Déplorant la bêtise, le mauvais goût et la vulgarité de la pro-
duction ­d’alors, à laquelle on reproche de flatter les bas instincts du
public, un groupe de c­ omédiens, d­ ’écrivains et ­d’artistes décident de
faire du cinéma le serviteur des Arts et des Lettres. Ainsi naît le « Film
­d’Art1 ». À Paris, la Société cinématographique des auteurs et gens de
lettres (SCAGL), filiale de Pathé, exerce une influence importante et
durable. Des écrivains ­comme Henri Lavedan, Victorien Sardou ou
Jules Lemaître, des musiciens ­comme Saint-Saëns et des ­comédiens
­comme Paul Mounet-Sully, apportèrent leur ­concours à cette initia-
tive. Présenté en 1908, leur premier film, ­L’Assassinat du duc de Guise,
est accueilli avec enthousiasme par les lettrés (mais pas par les poètes,
­comme on le verra plus tard !). À sa suite, de grandes firmes créent un
département ­d’art en adoptant le même principe : faire interpréter des
sujets fameux tirés de Hugo, Zola, Daudet, Racine ou de Corneille
par des acteurs fameux. Désormais, les grands ­comédiens de théâtre
ne refusent plus leur collaboration : Madeleine Roch, Réjane et même
Sarah Bernhardt jouent devant ­l’appareil (hélas, sourd !), déclamant
avec emphase les tirades du répertoire classique. Ce type de jeu très
statique s­ ’explique notamment par le fait q­ u’à cette époque, au Théâtre
Français, les c­ omédiens ne répètent pas. Ils apprennent le texte et le
jouent. La déclamation et la mimique tiennent lieu de mise en scène.
On ­comprend donc aisément que la transposition ­d’un tel type de jeu
au cinéma ait été pour le moins problématique.
Cette première tentative de dignification du cinéma ­contribue donc
à inféoder ce dernier à ­l’institution théâtrale qui lui fournit un réper-
toire de sujets, de personnages et des interprètes « officiels » pour les
incarner. Le cinéma étant « muet », on ­comprend que cette formule ait
été vouée à ­l’échec.
1 On peut se référer à Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, (tome 1) « Le cinéma
devient un art » (­l’avant-guerre) : 1909-1920, Denoël, 1978, p. 33.

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128 Les Poètes modernes et le cinéma

Le Film ­d’art et la SCAGL ont implanté les ­conventions du théâtre sans


­d’ailleurs laisser à ces ­conventions la valeur expressive ­qu’elles ont à la scène…
Il ­convient de réagir au cinéma ­comme Antoine a réagi au théâtre. Le cinéma
est la machine à refaire la vie. Il faut lui insuffler du réel1… 

Cependant, certains critiques2 reconnaissent au Film ­d’Art le mérite


­d’avoir élargi ­l’audience du cinéma et ­d’avoir suscité ­l’intérêt de jeunes
talents qui ­s’adonnaient encore exclusivement à ­d’autres formes ­d’art
(le théâtre, le roman ou la poésie).

Vers une reconnaissance institutionnelle


Ce ­n’est ­qu’à la fin des années 1910 que ­commence véritablement
le ­combat pour la reconnaissance de la spécificité du cinéma, mené par
Canudo, puis Delluc et Moussinac, pour ne citer que les plus célèbres.
Cependant, ­comme le montre Christophe Gauthier dans La Passion du
cinéma3, ­c’est surtout dans les années 1920 que ­s’amorce sérieusement
le processus de légitimation ­d’un spectacle regardé de prime abord
­comme populaire.
Dès 1911, ­l’écrivain italien Ricciotto Canudo, ami ­d’Apollinaire,
publie un essai intitulé La Naissance ­d’un sixième art – Essai sur le ciné-
matographe et en donne lecture le lendemain, le 26 octobre, à ­l’École des
hautes études pour présenter ­L’Enfer, adaptation de la Divine Comédie
par Giuseppe de Liguoro. Canudo y défend la thèse de ­l’émergence
­d’un « art total », le cinéma, rassemblant tous les autres ­puisqu’il
réunit la pulsion plastique qui veut « arrêter » les formes (peinture,
architecture, sculpture) et la pulsion rythmique qui se développe dans
le temps (musique et danse). Puis, à la suite de ­L’Esthétique ­d’Hegel,
il ajoute la poésie aux arts du temps, faisant ainsi du cinéma non
plus le sixième mais le septième art. En 1913, Canudo crée Montjoie !
qui se définit ­comme ­l’« organe de ­l’Impérialisme artistique français,
gazette bi-mensuelle illustrée », où le nationalisme le dispute curieu-
sement à ­l’innovation esthétique. Des écrivains ­comme Apollinaire,
Cendrars, Fargue ou Dyssord collaborent à cette revue qui se veut

1 Marcel Lapierre, Anthologie du cinéma, cité par Georges Sadoul, op. cit., p. 245.
2 A ­l’instar de Pierre Leprohon, op. cit. page 44.
3 Christophe Gauthier, La Passion du cinéma : Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées
à Paris de 1920 à 1929, AFRHC-ENC, 2001.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 129

« cérébriste », ce qui veut dire « sensuel et cérébral tout à la fois »,


selon la définition de Canudo. En 1923, dans le no 2 de sa Gazette des
sept arts, une des premières revues ­consacrées au cinéma, il écrit « le
Manifeste des sept arts1 » qui proclame que « le cercle en mouvement
de l­’esthétique se clôt enfin triomphalement sur cette fusion totale
des arts dite : « Cinématographe » et ­conclut : « Nous vivons la pre-
mière heure de la nouvelle Danse des Muses autour de la jeunesse
­d’Apollon. LA RONDE DES LUMIÈRES ET DES SONS AUTOUR
­D’UN INCOMPARABLE FOYER : NOTRE ÂME MODERNE ».
Cet idéal de synthèse, qui semble ignorer la spécificité du medium,
ne sera pas partagé par tous dans les années 1920, davantage marquées
par les notions de heurt, de choc, de discontinuité et de rupture, à
­l’enseigne de ­l’œuvre dada. Si ­l’action de Canudo en faveur du cinéma
demeure alors importante, ­puisqu’il a fondé le Casa (« Club des amis du
septième art ») où artistes, architectes, poètes, musiciens se retrouvent
et découvrent ensemble le cinéma, son approche accuse un certain déca-
lage. Ainsi, même Marcel ­L’Herbier, qui tient pourtant le cinéma en
haute estime, est-il parti ­d’une position inverse en opposant le cinéma
à ­l’art, en réfléchissant plutôt au bouleversement du champ artistique
par le cinéma ­qu’à ­l’intégration du cinéma à ­l’art, fût-ce à une place
prééminente. Tout au long de ce qui fut la dernière décennie du cinéma
muet, la passion du cinéma est, en effet, devenue un objet aux multiples
enjeux où se croisent des visées politiques, artistiques et patrimoniales :
cénacles cinéphiliques, revues spécialisées, salles « ­d’avant-garde » érigent
une histoire et une grammaire autonomes du cinéma et élaborent les
­conditions de réception du spectacle cinématographique autour ­d’une
nouvelle forme de sociabilité, en rupture avec les pratiques ­culturelles
héritées du siècle précédent.
Ce mouvement passe par la création de ciné-clubs qui travaillent
à ­l’élaboration ­d’une mémoire du cinéma français en établissant un
« répertoire » diffusé dans des salles spécialisées et par la ­constitution
de revues spécialisées qui proposent un discours critique et définissent
une esthétique proprement cinématographique.

1 Ricciotto Canudo, Manifeste des sept arts [1923], Séguier, « Carré ­d’Art », Paris, 1995.

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130 Les Poètes modernes et le cinéma

Émergence d­ ’une presse spécialisée


La période 1870-1914 est marquée par un formidable développement
de la presse1. Les revenus publicitaires, qui garantissent un financement
stable aux journaux, et les améliorations techniques dans le domaine de
­l’imprimerie permettent ­d’abaisser les coûts de fabrication et ­d’accorder
une place de plus en plus importante aux images, ce qui ­contribue au
succès croissant de la presse auprès du public. Organe ­d’information et
de débats, le quotidien est aussi un moyen de diffusion ­culturelle. Ainsi,
une page ­consacrée à la littérature prend-elle régulièrement place dans
un quotidien  ­comme Le Figaro. Dans le même temps, la création de
revues spécialisées se poursuit et un quotidien ­comme Comoedia, créé en
1907 et ­consacré uniquement à la vie théâtrale, artistique et littéraire,
­connaît un net succès.
Le cinéma ­n’y occupe pas encore une place aussi éminente que le
théâtre, loin ­s’en faut. Rappelons ­qu’avant 1914, la presse c­ onsacrée
au cinéma est corporative et essentiellement ­commerciale. Elle ne vit
que de l­’argent des publicitaires, même si à partir de 1916, les grands
quotidiens accordent une place régulière à des journalistes de talent
et « cinéphiles2 ». En 1903, le titre de la première revue c­ onsacrée au
cinématographe, Le Fascinateur, indique clairement les angoisses que
les « images mouvantes » suscitent chez les moralistes de la Bonne Presse
catholique qui en sont les instigateurs. Néanmoins, Le Fascinateur, puis
Phono-Ciné (en avril 1905, devenu Phono-Ciné-Gazette en octobre de
la même année), Ciné-Journal (en 1908), Le Courrier cinématographique
(en 1911), L­ ’Écho du cinéma devenu Le Cinéma et l­’Écho du cinéma réu-
nis (en 1912) font naître une presse ­d’un type nouveau qui ­s’attire la
bienveillance ­d’une profession en plein essor : « tourneurs3 », produc-
teurs, distributeurs, exploitants en ­constituent la cible de prédilection.
Composées ­d’annonces, de portraits ­d’artistes, de réflexions diverses
sur ­l’évolution de ­l’économie et bientôt de ­l’art cinématographiques,
1 Pendant cette période, on voit naître cinquante titres de grands journaux et, après la
première guerre, la vente des quotidiens passe ­d’un million ­d’exemplaires par jour à
plus de 5,5 millions, notamment en raison des progrès de ­l’instruction qui accroissent
sensiblement le lectorat de la presse.
2 La première occurrence de ce terme date de 1912, mais il ne se généralise ­qu’à partir de
1922.
3 Terme désignant les exploitants itinérants.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 131

ces revues, dont le nombre ­s’accroît dans les années 1910, se heurtent
à un relatif encombrement du marché. Incapables de renouveler leur
lectorat, soumises à la ­concurrence de la grande presse qui, en 1913-
1914, ouvre ses colonnes à de régulières chroniques cinématographiques,
elles sont, pour la plupart, balayées par la guerre. ­C’est alors que sur-
vient Le Film, qui prend le parti de ­s’adresser non plus à la corporation
cinématographique, mais au public. Repris par Henri Diamant-Berger
en février 1916 après une éphémère parution au printemps 1914, ce
titre entreprend de se ­consacrer à un exercice encore neuf qui témoigne
­d’une ferme volonté de légitimation du cinéma ­comme art : la critique
cinématographique. ­S’y côtoient Colette, Abel Gance, Jacques Feyder,
Jacques de Baroncelli, Léon Moussinac, le tout jeune Louis Aragon, et
surtout Louis Delluc qui accède à la rédaction en chef en juillet 1917.
La revue, ­d’aspect luxueux, agrémentée ­d’illustrations en couleurs et
de photographies, est destinée à un lectorat parisien et bourgeois que
­l’on cherche à ­convaincre des qualités artistiques du cinématographe à
une époque où l­ ’expression « septième art » n­ ’a cours que dans quelques
étroits cénacles.
Après la guerre, critiques, théoriciens, cinéastes de la première avant-
garde tentent de faire reconnaître le cinéma ­comme un art à part
entière, afin de bénéficier des aides, de la c­ onsidération de l­’État et de
sa protection c­ ontre le cinéma américain jugé envahissant. Dès 1919, les
« travailleurs du film » : producteurs, directeurs, exploitants de salles et
critiques se rassemblent et ­s’organisent en groupements professionnels
afin ­d’œuvrer à l­’amélioration de la production cinématographique
française et à sa diffusion. Parallèlement, de nouveaux périodiques
attirent massivement un public habitué des salles. Reprenant à leur
­compte la tradition du feuilleton populaire des grands quotidiens du
xixe siècle, Le Film ­complet (en 1922) et, plus tard, La Petite Illustration
cinématographique se spécialisent dans la production de « ciné-romans »,
dont la parution est liée à la sortie du film. À partir de l­’initiative de
la Renaissance du livre de faire paraître chaque semaine les épisodes
de serials écrits par des scénaristes ou des réalisateurs dans sa collection
« Roman-cinéma » (Les Mystères de New York, Le courrier de Washington,
Judex…), le film raconté devient un format pérenne.
Ces périodiques, qui inscrivent clairement le cinéma dans la tra-
dition de la prose narrative du siècle précédent, rencontrent un succès

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132 Les Poètes modernes et le cinéma

foudroyant, dû à ­l’engouement pour le cinéma mais aussi à leur coût


modique et à « une mise en page moderne et inventive, qui valorise
à ­l’extrême ­l’illustration photographique et, dans ­l’image, les corps
en action1 ». Dans leur ouvrage sur le « ciné-roman », les Virmaux
ajoutent que « le texte écrit permettait ­d’assurer la capture de ­l’image
indocile2 » par un public encore peu familier des images mouvantes.
Dans une France où ­l’exigence ­d’alphabétisation est encore à ses
débuts, il ­n’y a pas lieu de ­s’étonner que la société se raidisse devant
­l’image. Tout en exerçant un fort pouvoir ­d’attraction, elle est perçue
­comme une régression, y ­compris par le public populaire qui fréquente
les salles obscures, mais ­s’accorde pour affirmer que les gens sérieux
ne vont pas au cinéma. Dès lors, le ciné-roman fournit un « alibi
­culturel », une « caution ennoblissante » pour sortir du ghetto des
« pauvres ­d’esprit » asservis par ­l’image. Plus profondément, on utilise
ces ouvrages pour mieux déchiffrer et prolonger ­l’effet de ces visions
trop fugaces que sont les films. Le ciné-roman offre une « réduplica-
tion par l­ ’imaginaire de moments naguère appréciés », et permet une
assimilation, une intellectualisation du film.
Les périodiques spécialisés oscillent entre deux attitudes : le film
raconté (­commandé à des tâcherons et parfois à des écrivains) et, nou-
veauté, le découpage technique en plans numérotés. Écrit dans un style
elliptique, ce type de texte mêle la narration à des indications de prises
de vue. Notons l­’audace ­d’un tel pari en 1920. Il s­’agit de former le
lecteur à lire ces textes ­comme des partitions, à lire le cinéma, tout
en familiarisant le public avec un langage encore jugé ésotérique :
le « fondu à ­l’iris », le « panoramique » et le « diaphragme ». Pour
les Virmaux, cependant, ­l’usage de ces termes renvoie moins à la
technique ­qu’à un imaginaire collectif du cinéma ­qu’ils ­contribuent
à forger3. Si ces textes ne ­connaissent pas un grand succès populaire,
ils perdurent dans les revues spécialisées dont certaines leur ­consacre
même une rubrique régulière.

1 Alain Carou, « Ciné-roman », Dictionnaire du cinéma français des années vingt, dir. F. Albéra
et J. A. Gili, 1895, revue de ­l’AFRHC, no 33, p. 113.
2 Alain et Odette Virmaux, Le Ciné-roman, un genre nouveau, Edilio, 1983, p. 17. (Médiathèque).
3 Ibid., p. 21.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 133

Naissance de la cinéphilie dans les années 1920


Pour survivre et garantir leur indépendance, les revues du début de
la décennie fédèrent leurs lecteurs dans des associations ou clubs (les
« Amis du Cinéma » pour Cinémagazine, les « Amis du Film français »
pour Mon Film). À l­’automne 1924, Jean Tedesco adopte une solution
originale : il loue le théâtre du Vieux-Colombier, le transforme en
cinéma et y ouvre la première salle spécialisée de Paris dont sa revue,
Cinea-Ciné pour tous, lui permet ­d’assurer la promotion. Ce tout premier
pôle de cinéma indépendant propose à son public des « classiques de
­l’écran » et des films ­d’avant-garde, parfois coproduits par Tedesco lui-
même. Par la suite, les ciné-clubs ­s’abriteront volontiers dans les salles
spécialisées de la capitale.
Si la cinéphilie a pu croître au point de ­connaître un premier « âge
­d’or », ­c’est grâce aux revues de cinéma, aux clubs ­qu’elles ont suscités et
aux salles ­qu’elles ont soutenues. Même si ­l’argument ­commercial reste
déterminant, « Le Vieux Colombier », « les Ursulines », « le Studio 28 »
ouvrent la voie à nos actuels cinémas ­d’art et ­d’essai et, dans la mesure
où elles se font salles de répertoire, préparent la venue des cinémathèques
dont la ville de Paris se dote en 1926. Créée pour alimenter les écoles en
films – documentaires, films ­d’hygiène et ­d’enseignement profession-
nel – la cinémathèque en prête aussi aux ciné-clubs, qui se développent
de 1920 à 1924. Des idées, des goûts, des méthodes ­s’échangent et ­l’on
voit émerger progressivement ­l’idée ­d’une mémoire du cinéma. Cette
patrimonialisation naissante se signale par ­l’organisation ­d’expositions
artistiques qui accueillent le cinéma sous la forme ­d’affiches, de maquettes
de décor ou de costumes et surtout par la tenue de ­conférences de cinéastes
et de théoriciens, assorties de la projection de certains morceaux. Ces
nouvelles institutions et activités ­contribuent à créer les notions de
photogénie ou de cinégraphie et à ériger le cinéaste au rang ­d’auteur1.
Malgré ces premières tentatives, le cinéma reste dans ­l’ensemble, tout
au long de notre période, un divertissement populaire mal c­ onsidéré
des élites.

1 Notons que l­’émergence de ­l’auteur de films coïncide avec ­l’avènement de la figure du


régisseur au théâtre sous ­l’impulsion de Craig et de Meyerhold.

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134 Les Poètes modernes et le cinéma

Du cinéma « école du vice » au « divertissement des femmes


et des enfants » : des discours massivement dépréciatifs
« Le Français ­n’a pas la tête cinématographique » ­constatait avec
amertume Louis Delluc en 1917. Le cinéaste expérimental Marcel
­L’Herbier, parle lui aussi du « pays mal préparé de Descartes », et se
propose ­d’examiner ­l’évolution du jugement de cette « tête française »
sur le cinéma, de 1900 à 1946, dans une précieuse anthologie de textes
très variés ­qu’il réunit à cet effet. Un des mérites de ce travail est de
faire entendre aussi bien les voix des zélateurs du cinéma que celles de
ses détracteurs, celles des techniciens que celles des artistes, recréant
ainsi ­l’atmosphère de ­l’époque. Sa préface présente le monde dans lequel
naît ­l’invention des frères Lumière ­comme « un monde dont les plus
hautes sphères sont saturées ­d’art. D ­ ’art pour ­l’art. Un monde où le
divorce entre ­l’art et le peuple […] est devenu radical1. ». Pour ces élites,
le cinéma ­n’est au début rien de plus q­ u’un « joujou de science » puis
« une distraction foraine2 ».
­Jusqu’à Cinéma et Cie3, les sujets de Poincaré ­s’entêtaient à penser, avec la
même parcimonie de clairvoyance, que le cinématographe empoisonne la
société. Les plus ­conciliants imaginaient pour lui ­l’avenir limité que Mme
de Sévigné ­concédait au café : « ça passera4 ! »

Dans un célèbre passage des Mots, Sartre raconte la passion précoce


pour le cinéma q­ u’enfant, il partageait avec sa jeune mère ­complice, sous
le regard réprobateur du grand-père, figure d­ ’autorité de la famille. Tout
en y célébrant le nouveau divertissement populaire, Sartre fait entendre
la voix de ses détracteurs autour de 1910 :
Né dans une caverne de voleurs, rangé par ­l’administration au nombre des
divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les
personnes sérieuses ; ­c’était le divertissement des femmes et des enfants. […]
À feu mon père, à mon grand-père, […], la hiérarchie sociale du théâtre avait

1 Marcel ­L’Herbier, Intelligence du cinématographe, op. cit., p. 24.


2 Ibid., p. 24.
3 Cinéma et Cie, publié en 1917 par Louis Delluc, « premier mousquetaire du roy
Cinématographe », marque une date dans le mouvement de reconnaissance du cinéma,
pendant encore de nombreuses années, le discours sur le cinéma reste largement dépréciatif.
4 Marcel ­L’Herbier, op. cit., p. 19.

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LES DÉBUTS DU CINÉMA 135

donné le goût du cérémonial : quand beaucoup ­d’hommes sont ensemble, il


faut les séparer par des rites ou bien ils se massacrent. Le cinéma prouvait le
­contraire […]. Dans ­l’inconfort égalitaire des salles de quartier, ­j’avais appris
que ce nouvel art était à moi, ­comme à tous. Nous étions du même âge men-
tal : ­j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler1.

Comme le montre Sartre, ­c’est le caractère populaire du spectacle de


cinéma qui heurte ses détracteurs (et qui ­l’enthousiasme) et surtout le fait
que des jeunes gens de bonne famille y côtoient des individus d­ ’un rang
inférieur au leur. Le jugement méprisant du grand-père qui ­considère le
cinéma ­comme « le divertissement des femmes et des enfants » est révéla-
teur. Les deux termes semblent équivalents de son point de vue, ­puisqu’il
englobe significativement sa fille, la mère de « Poulou », dans le terme
« enfants » (« où allez-vous, les enfants ? », leur demande-t-il). Ceci laisse, en
outre, penser que la qualité des programmes est en cause, même si ­l’accent
­n’est pas mis sur ce point. ­L’influence pernicieuse du cinéma résiderait donc
pour partie dans les ­conditions de la projection cinématographique, qui
enflamment ­l’imagination des ligues de vertu. Nous ne résistons pas à citer
les propos tenus en 1921 par Louis Salabert sur « le film corrupteur2 » :
Et quand on songe que c­ ’est dans l­’obscurité c­ omplice que se délivrent de
si troublantes leçons : q­ u’enfants, jeunes gens et jeunes filles sont à la merci
de voisinages inquiétants, imprévus ou délibérément choisis  […], peut-on
calculer la somme de ruines morales que représente un de ces spectacles ­d’où
émanent ­comme des effluves de luxure ?

Les détracteurs du cinéma ­s’indignent aussi de la médiocrité de la


production filmique (­conséquence de la nécessité économique de plaire
au plus grand nombre). De fait, dans les années 1920 et 1930, le film
tend à se substituer au roman populaire ­comme ­culture de masse. Les
reproches jadis faits au roman dès le xviiie siècle (par les philosophes)
puis, plus spécifiquement, aux séries et feuilletons populaires au xixe
siècle, se reportent donc naturellement sur les fictions cinématogra-
phiques3. ­Qu’on en juge par ces propos de Paul Souday qui déplore de
manière très déplaisante la vocation universaliste du cinéma :

1 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1992, p. 97-100.


2 Cités par Marcel ­L’Herbier, Intelligence du cinématographe, Corrêa, 1946, p. 88-89.
3 Sur ces questions, on pourra à nouveau se reporter à Loïc Artiaga (dir.), Le Roman populaire :
des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, op. cit.

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136 Les Poètes modernes et le cinéma

Nécessairement borné et superficiel par ses moyens, le cinématographe est


inévitablement vulgaire par sa destination. Les mêmes films sont représentés
dans les moindres villages des cinq parties du monde, non seulement devant
des Européens et des Américains sans ­culture intellectuelle, mais devant des
jaunes, des nègres, des Botocudos et des Papous. À quel niveau ne faut-il pas
­s’abaisser pour plaire à ces énormes foules1 ! 

À cet argument, qui prend ici la forme d­ ’un réquisitoire aux accents
xénophobes, les ennemis du cinéma en ajoutent généralement un second :
­l’influence néfaste de films c­ onsidérés ­comme immoraux, sur un public
populaire jugé dangereusement influençable. De façon caricaturale,
Édouard Poulain, « patriote » auto-proclamé, entend « faire son devoir »
de citoyen en s­ ’insurgeant « ­contre le cinéma, école du vice et du crime2 »
et en plaidant pour un « cinéma, école ­d’éducation, moralisation et
vulgarisation ». Son propos est sans nuance :
Le cinématographe se signale généralement par le mauvais goût et l­ ’immoralité.
Il distille le poison moral aux enfants et aux gens du peuple. Les films poli-
ciers, criminels, licencieux et démoralisateurs forment, avec le ­concours des
affiches-réclames évocatrices, de futurs cambrioleurs, de futurs chenapans, de
futurs bandits. […]. Tout homme honnête et clairvoyant frémit ­d’indignation
et de honte en songeant à ces spectacles dégoûtants où, deux heures durant,
est enseigné aux spectateurs ­l’art de faire la noce crapuleuse, de pratiquer le
rapt, ­d’utiliser des fausses clés, de c­ ommettre le cambriolage, de dynamiter
un coffre-fort, […], ­d’échapper à la police.

À ­l’appui de son argumentation, il cite des exemples de délits qui


auraient été c­ ommis par de jeunes gens « impressionnés et suggestionnés
par la vue des pellicules cinématographiques exaltant des exploits de
bandits3 ». Le cinéma, ce « fluide hypnotiseur », est dénoncé ­comme un
1 Cité par Marcel ­L’Herbier, op. cit., p. 27-28.
2 Édouard Poulain, « Contre le cinéma, école du vice et du crime. Pour le cinéma, école
­d’éducation, moralisation et vulgarisation », Imprimerie de ­l’Est, Besançon, 1918. Même
référence pour les citations suivantes.
3 Jacques Dyssord, dans un article du Mercure de France, intitulé « En marge du cinéma »,
paru le 16 août 1916, relate un scandale du même type, dont le journal Le Temps ­s’était
ému dans les mois précédents. Deux jeunes personnes auraient voulu assassiner un artiste-
peintre en s­’inspirant des films policiers de l­’époque. « Par la fidélité scrupuleuse avec
laquelle il reconstitue la vie », le film est accusé « ­d’avoir apporté un élément de plus à
cette suggestion que le théâtre a toujours opérée sur le spectateur. ». Relayé par le jour-
naliste du Temps, le procureur avait dénoncé lors du procès « le cinéma pervertisseur qui
apprend ­comment on vole et ­comment on tue », argument voué à une longue postérité…

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véritable « péril social » au même titre que ­l’alcool. « Sus au cinéma,


école du vice et du crime ! », lance le rhéteur vibrant ­d’une sainte indi-
gnation. De fait, ­l’équivalence implicite entre les enfants et le peuple,
établie au début de ­l’extrait, explique ­l’inquiétude de ce bon bourgeois
face aux dégâts que pourrait causer le cinéma dans les classes laborieuses/
dangereuses qui ­constituent ­l’essentiel du public des salles obscures.
Si certains ­s’en inquiètent, tous les observateurs de ­l’époque ne
redoutent pas le pouvoir du cinéma de ­s’adresser aux masses. ­D’autres
entendent précisément l­ ’utiliser : plus encore que ­l’affiche, le journal ou
la revue, le cinéma atteint tous les publics car on y parle « le véritable
espéranto1 », « ce langage du geste et du dessin qui est celui de l­ ’humanité
la plus primitive », lit-on en 1912 dans La Question cinématographique2.
Partant, le journaliste imagine le rôle didactique3 que pourrait jouer
le cinéma :
On a souvent dit ­qu’au Moyen-Âge, les verrières et les peintures murales […]
furent le véritable « livre du peuple ». ­Aujourd’hui, la statue ou ­l’image se
sont animées et la lumière qui faisait flamboyer le vitrail, filtre à travers la
bande de celluloïd que déroule le projecteur.
­C’est là, dès lors, que désormais le public ira chercher un enseignement
attrayant sur tout ce qui dépasse son expérience quotidienne.

En outre, ­contrairement à la scène théâtrale autrefois ­confinée aux


centres urbains les plus importants, le cinéma peut « pénétrer dans la
bourgade la plus reculée », ce qui lui ­confère un rôle ­d’autant plus cru-
cial. Selon un argumentaire jadis appliqué à la peinture et au théâtre, le
cinéma peut donc être racheté par sa vertu pédagogique. À ­l’instar de
1 Selon ­l’expression de Jacques de Baroncelli, « Le cinéma au service d ­ ’une humanité
meilleure », Les Cahiers du mois, 1925.
2 La Question cinématographique, Lille, 1912. (Lille-Cinéma), cité par Marcel L­ ’Herbier, op. cit.,
p. 53.
3 De ­l’utilisation du cinéma à des fins didactiques à la propagande, il ­n’y a ­qu’un pas.
Marcel ­L’Herbier en fournit des exemples dans le chapitre v de son anthologie, intitulé
« Annexions du cinématographe : le film scolaire, électoral, scientifique ». Il évoque aussi,
dans son chapitre intitulé « Enthousiastes et détracteurs », la projection d­ ’un film à la
gloire de la France qui fit grande impression sur « nos Marocains » et les ­convainquit
de la suprématie française. « Ces mêmes Marocains qui, quelques mois auparavant, tous
plus ou moins ­complices ­d’un odieux massacre, faisaient lâchement assassiner nos soldats,
saluèrent de leurs applaudissements ­l’emblème de la France », observe M. Demaria, dans
un discours publié dans la revue Le Film en 1914. Cité par Marcel ­L’Herbier dans Intelligence
du cinématographe, op. cit., p. 99.

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138 Les Poètes modernes et le cinéma

la peinture narrative et du théâtre religieux du Moyen Âge, il pourrait


­contribuer à l­ ’enseignement du plus grand nombre. Inféodé au sens, au
Verbe, le cinéma serait donc récupérable à des fins didactiques.
Telle ­n’est pas ­l’arrière-pensée du cinéaste Marcel ­L’Herbier qui
­s’enthousiasme en revanche pour le caractère profondément populaire
et démocratique du cinéma. Il trouve des accents lyriques pour célébrer,
dans la préface de son Intelligence du cinématographe, cette « nourriture
des hommes simples », « ouvrage ­d’artisan, fait en ­commun, pour la
­communauté » dans « un monde neuf où quelque nouvelle Nuit du 4 août
aurait scellé ­l’abolition ­d’autres privilèges […] : ceux de ­l’individualisme
de tour d­ ’ivoire et ceux des arts de droit divin ». Mais, on ­l’a ­compris,
ce point de vue est loin de faire ­l’unanimité dans la France de 1914.
Nouveau divertissement de masse, mal perçu par les élites mais cher
au cœur du public dont il satisfait les nouvelles exigences perceptives,
le cinéma alimente la question philosophique et artistique de la repré-
sentation du temps et du mouvement.

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