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Université Ferdowsi

Faculté de Lettres et de Sciences humaines


Département de français

Littérature française du XIXe siècle

1402-1403

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Table des matières

Introduction ............................................................................................................................. 4
François-René de Chateaubriand ........................................................................................ 6
Le Romantisme ........................................................................................................................ 8
Alphonse de Lamartine ...................................................................................................... 10
Alfred de Musset................................................................................................................ 16
Alfred de Vigny ................................................................................................................. 20
Victor Hugo ....................................................................................................................... 23
Le Réalisme ............................................................................................................................ 27
Stendhal ............................................................................................................................ 29
Honoré de Balzac .............................................................................................................. 33
Gustave Flaubert ............................................................................................................... 37
Guy de Maupassant........................................................................................................... 41
Le Symbolisme ....................................................................................................................... 45
Charles Baudelaire ........................................................................................................... 47
Arthur Rimbaud ............................................................................................................... 51
Stéphane Mallarmé .......................................................................................................... 54
Le Naturalisme ....................................................................................................................... 56
Emile Zola ....................................................................................................................... 58
Le Parnasse............................................................................................................................. 63
Leconte de Lisle............................................................................................................... 66

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Introduction

Un coup d'œil d'ensemble sur le XIXe siècle français révèle avant tout sa complexité. Au
rythme heurté des événements politiques correspond tout un enchevêtrement de courants
d'idées et de mouvements littéraires. Aussi ne songeons-nous pas à le résumer d'un mot, comme
le «siècle de la Renaissance» ou le «siècle classique» ou le «siècle des Lumières».

I. La succession des régimes

De 1800 à 1900, la France a connu sept régimes politiques: le Consulat, l'Empire, la


Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire et la Troisième
République. Parvenue au sommet de la puissance et de gloire militaire sous Napoléon Ier, elle
a subi ensuite deux invasions au terme de l'époque impériale (1814-1815) et une troisième en
1870-1871. C'est dire que le XIXe siècle apparaît dans notre histoire comme une période
d'extrême instabilité.

II. L'évolution des idées

1. les cinquante premières années du siècle. Le premier demi-siècle constitue un tableau


mouvementé: comme nous avons vu, des régimes politiques divers se succèdent à un rythme
rapide. Dans ce contexte mouvant, les idéologies se heurtent: les nostalgiques de l'ancien
régime, qui rêvent d'un retour à la monarchie, affrontant les partisans du progrès et de la
démocratie.

Cette diversité de climats et de sensibilités accepte pourtant un dénominateur commun: le


romantisme. L'élan romantique donne son unité au demi-siècle; il atteint son apogée lors de la
Révolution de 1848, période d'exaltation et d'optimisme où l'on rêve d'une république juste et
fraternelle : illusions vite dissipées.

2. La deuxième moitié du siècle. Le grand élan romantique s'est défait dans la désillusion qui
a suivi 1848. Déçus, amers, écrivains et artistes renoncent à réconcilier le monde idéal et le
monde réel. Ils se scindent en deux familles d'esprit:

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➢ Ceux qui s'attachent à la réalité dans ses caractères les plus contemporains, et les plus
sordides: c'est le courant réaliste et naturaliste.
➢ Ceux qui, écœurés par le matérialisme du monde moderne, se tournent vers l'idéal et
le rêve: c'est le courant symboliste.

III. Le siècle de la révolution industrielle

Au XIXe siècle, l'Europe bascule d'une économie essentiellement rurale, paysanne, vers
l'économie industrielle moderne. Les techniques nouvelles de la mécanique et de la machine à
vapeur, le développement du rail constituent les bases de cette révolution. L'apparition des
grandes usines mécanisées va de pair avec le développement des cités gigantesques et de leurs
banlieues ouvrières.

Du point de vue social, la révolution industrielle suscite la naissance d'une classe nouvelle: le
prolétariat urbain, une masse ouvrière misérable. Face à cette classe démunie, la grande
bourgeoisie d'affaires possède l'argent (les capitaux) et les outils de production (les usines):
banquiers, gros industriels, négociants dominent le système.

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François-René de Chateaubriand

1768-1848

Chateaubriand naît à Saint-Malo. L’adolescent rêveur passe ses journées dans les bois et la
lande. La Révolution le trouve indécis de son avenir : il s’embarque alors vers l’Amérique où
il reste 5 mois (1791). Il ramène beaucoup de notes dans ses bagages, en particulier une épopée
indienne. A peine rentré en France, il repart, pour Londres cette fois, où il rejoint les nobles
émigrés chassés par la Révolution.

Bonaparte premier consul encourage les nobles émigrés à rentrer en France. De retour à Paris,
Chateaubriand publie Le Génie du christianisme (1802). L’écrivain se voit alors confier un
poste diplomatique à Rome. Mais bientôt entre les deux grands hommes, les relations se
détériorent, et Chateaubriand réaffirme sa fidélité à la monarchie. Sous Louis XVIII, il est un
moment ministre des Affaires étrangères. Après la Révolution de 1830 et l’avènement de
Louis-Philippe, Chateaubriand, qui est resté fidèle à la monarchie, va peu à peu se détourner
de la vie politique pour se consacrer à la rédaction des Mémoires d’Outre-Tombe.

Le « Moi » romantique

Les œuvres personnelles de Chateaubriand sont les plus attachantes. Sur les traces de Rousseau,
René se raconte sans relâche. Atala et René, deux œuvres conçues pendant les années errantes
de la jeunesse, portent la trace des incertitudes de l’auteur.

Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert, raconte l’idylle de l’indien Chactas et de
la métisse Atala. Le récit a pour cadre la nature américaine. Tous les enchantements de
l’exotisme s’y déploient. Atala, aimée de Chactas, s’est convertie au christianisme, et Chactas

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dois se faire baptiser pour l’épouser. Mais Atala a promis à sa mère d’entrer en religion, et,
partagée entre l’amour et sa fidélité à son vœu, elle s’empoisonne.

René est la fidèle image du caractère de l’auteur. La mélancolie est une disposition naturelle,
entretenue par un goût morbide pour la solitude, et l’ennui résulte d’une imagination instable
qui ne se laisse retenir par rien. René, recueilli par les Natchez, raconte à Chactas les années
passées à Combourg près de sa sœur Amélie. Celle-ci alarmée de la tendresse trop vive qui les
unit, son frère et elle, entre au couvent. René atteint du « vague des passions », erre de ville en
ville et de pays en pays sans trouver le repos. Ce déséquilibre moral que peint Chateaubriand
eut une grande influence sur ses contemporains. Nombreux furent les jeunes gens qui
reconnurent ou crurent reconnaître leurs propres sentiments dans l’âme de René.

Les Mémoires d’Outre-Tombe, publiées après la mort de l’auteur se divisent en quatre parties :
l’enfance et l’émigration, la vie littéraire, la carrière politique et les dernières années. La vanité
indomptable de Chateaubriand se fait jour à toutes les pages des Mémoires. Le but de l’œuvre
en est un témoignage : « Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau. »

L’apologie du christianisme

Le Génie du christianisme est une œuvre capitale dans la naissance du Romantisme par son
intention, son style et ses thèmes. Cette œuvre n’est pas un exposé de la foi chrétienne, un livre
de théologie. Pour amener l’âme moderne à la religion, il faut lui parler, dans une langue qui la
touche, de ce qu’elle aime : les paysages, la littérature, l’art. Mieux qu’un sermon, les beautés
de la nature font sentir la vérité de la religion. Ainsi l’harmonieuse splendeur de la nuit
américaine suggère-t-elle la présence du Créateur.

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Le Romantisme

Le romantisme est un vaste mouvement artistique qui s’impose en France durant la première
moitié du XIXe siècle, entre 1800 et 1850. Le romantisme se construit en opposition au
classicisme et à la rationalité des Lumières. C’est un mouvement littéraire qui prône l’exaltation
des sentiments, de la sensibilité et la recherche de la liberté.

Le contexte historique

A la révolution française de 1789 succède des années de Terreur puis des guerres
napoléoniennes. La défaite de 1815 pèse lourdement sur la jeune génération : Waterloo et la
trahison, l’occupation d’une bonne moitié de la France par les Cosaques, les Autrichiens et les
Prussiens.

Les rêves de gloire et de révolution sont détruits et laissent la place à la désillusion et à la


mélancolie. La jeune génération constate que rien ne vaut la peine d’être désiré. On est dégoûté
du réel. Ce sentiment d’échec, d’ennui et de désenchantement c’est le « mal du siècle ».

Le romantisme est un état d’âme.

Le sentiment romantique fondamental, c’est l'insatisfaction ; l'insatisfaction qui engendre deux


attitudes contrastées : l’enthousiasme, si l’individu s’élance avec passion vers un idéal ; la
déception, s’il se laisse aller à la mélancolie. Dans tous ces cas, les romantiques sont très
attentifs à leurs tourments intérieurs et développent un véritable culte du « moi ».

Le romantisme est un programme littéraire.

Programme vaste et confus qui s’organise autour de quatre grands axes :

1. Le sentiment religieux. Le XVIIIe siècle avait été le siècle de la raison. Au XIXe siècle,
on revient sur la religion. Les romantiques conçoivent l’homme essentiellement sous son aspect
spirituel : pour eux, il est d’abord une âme.

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2. Le lyrisme. Le lyrisme en littérature ne désigne pas un type de sentiments ou de sujets,
mais une façon de s’exprimer, un langage passionné, exalté, qui veut faire partager une émotion
: les invocations et les exaltations sont les tourments préférés de ce style.

3. Le pittoresque. Parallèlement à cette exaltation du monde intérieur, on assiste à une


redécouverte du monde extérieur, dans ses aspects les plus chatoyants. Vers 1830, s’épanouit
le goût du « pittoresque » (le mot dérive de l’italien « pittore » qui signifie peintre.

4. La libération des règles. Au XVIIIe siècle, le théâtre et la poésie sont restés très soumis
aux règles strictes du classicisme, telles que Boileau les a formulées à la fin du XVIIe siècle
(par exemple, au théâtre, la règle des trois unités : temps, lieu, action). Libérer le théâtre, libérer
le vers : ce sont deux mots d’ordre importants de la bataille romantique.

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Alphonse de Lamartine
1790-1869

I. Une vie aristocratique

Alphonse de Lamartine naît à Mâcon en 1790. Elevé à Milly, il est de bonne heure sensible au
charme de la nature. En 1816, Lamartine fait à Aix-les-Bains la connaissance de Mme Julie
Charles, qui lui inspire un pur amour. Il doit l'y retrouver en 1818, mais elle est retenue à Paris
par la maladie qui l'emporte quelques mois plus tard. Cet amour pour celle qu'il nomme «
Elvire» inspire au poète les Méditations poétiques, qui paraissent en 1820 et offrent au public
le premier recueil de poèmes véritablement romantiques.

Aussitôt célèbre, Lamartine est nommé attaché d'ambassade à Naples, puis secrétaire
d'ambassade à Florence. En 1833, il est élu député, devient un grand orateur politique. Très
attiré par les doctrines démocratiques, il est nommé ministre des Affaires étrangères par le
gouvernement provisoire de 1848. Les élections présidentielles de décembre 1848 qui voient
le triomphe de Louis-Napoléon Bonaparte, marquent la fin de la carrière politique de
Lamartine.

II. Le poète lyrique

« Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse et qui ait donné à ce
qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de convention, les fibres
même du cœur de l'homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l'âme
et de la nature. »

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A l'école de sa mère, Lamartine avait appris dès son jeune âge « la douceur du bien plus que
l'inflexibilité du devoir ». Aussi l'amour qu'il chante est-il fait de contemplation et d'adoration.
Cependant l'angoisse n'est jamais absente ; et c'est même le thème dominant des Méditations
poétiques.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,

Le temps s'échappe et fuit. » (Le Lac)

« Je meurs, et ne sais pas ce que c'est que de naître ». (L'Immortalité)

Un autre thème cher à Lamartine est celui de l'isolement :

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » (L'Isolement)

La mélancolie du poète trouve une relative consolation dans la nature, et ce thème fournit à
Lamartine quelques-uns de ses plus beaux vers:

« Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime,

Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours. » (Le Vallon)

Comme chez Châteaubriand, c'est la nature qui évoque l'idée de Dieu chez Lamartine:

« Oh! Que tes cieux sont grands! et que l'esprit de l'homme

Plie et tombe de haut, mon Dieu quand il te nomme!» (L'Infini dans les cieux)

III. Le poète social

Comme tous ses contemporains, Lamartine a conscience du rôle politique et social du poète.
Fidèle à la royauté sous le régime de Charles X, Lamartine ne cessera ensuite d'évoluer vers la
gauche.

Dans l'Ode sur les Révolutions (1831), Lamartine applique son lyrisme à la défense d'une cause
juste et égalitaire, opposée au conservatisme.

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IV. Le poète épique

Jocelyn (1836) est «l'épopée de l'homme intérieur ».

Jocelyn, chassé de son séminaire par la Révolution, s'éprend d'une jeune fille, Laurence; il
renoncera cependant à cet amour et passera une vie de dévouement comme curé d'une petite
paroisse des Alpes.

Le succès que connut cet ouvrage s'explique par les thèmes romantiques déjà connus que l'on
y retrouvait : l'amour, la mort, la nature.

« Le lac »

Alphonse de Lamartine

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,


Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,


Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

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Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;


On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre


Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !


Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,


Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,


Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,


Hâtons-nous, jouissons !

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L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,


Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?


Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !

Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,


Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,


Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !


Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,


Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.

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Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !

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Alfred de Musset
1810-1857

A dix-huit ans, Musset, habitué du Cénacle de Hugo et des cafés à la mode, apparaît comme
une des figures de proue de la jeunesse romantique. En 1830, il publie son premier recueil, les
Contes d'Espagne et d'Italie. Après ces débuts brillants, vient l'épreuve de la passion. En 1833,
Musset rencontre George Sand. Ils partent ensemble pour Venise ; mais le beau roman d'amour
tourne mal. Trahi par sa maîtresse, Musset rentre à Paris, brisé, transformé. En 1834, il publie
Lorenzaccio, son chef-d'œuvre au théâtre. De 1835 à 1840, ses plus beaux poèmes, Les Nuits.
En 1836, il publie La Confession d'un Enfant du siècle, roman d'inspiration autobiographique.
Usé prématurément par une vie de plaisirs et d'excès, Musset meurt à 46 ans.

La poésie du cœur

La conception que Musset se fait de la poésie se traduit dans son œuvre par l'importance des
thèmes de la souffrance et l'adoption d'un style pathétique.

➢ Une conception lyrique de la poésie


Musset refuse toute poésie qui ne jaillit pas directement du cœur. Selon lui, le poète doit être
inspiré. Dans Les Nuits, le poète dialogue avec la muse, symbole de l'inspiration. A travers
cette figure féminine, nous sentons quel rapport affectif lie Musset à la poésie : la poésie pour

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lui n'est pas un art, c'est un salut ; elle seule peut donner un sens aux souffrances humaines, les
justifier car

« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. » La Nuit de Mai

Le poète doit donc ouvrir son cœur. La confidence n'est pourtant pas purement
autobiographique ; le poème s'enracine dans l'expérience vécue, mais il en gomme le caractère
anecdotique pour exprimer les sentiments humains fondamentaux, et en particulier la
souffrance.

➢ Les thèmes de la souffrance


La source de toute vraie poésie est la souffrance. Tel est le thème qu'illustre dans La Nuit de
Mai le symbole de Pélican : le poète est semblable au pélican qui, pour nourrir ses petits, leur
livre son cœur en pâture. Blessé par la vie, le poète livre aux lecteurs sa souffrance encore vive.
Quelles sont les blessures de l'âme :

- La solitude. Il y a d'abord la malédiction primitive : la solitude. Nul, dans cette génération


du mal du siècle, ne l'a ressentie plus vivement que Musset. La Nuit de Décembre déroule un
étrange récit : le poète, depuis son enfance, est poursuivi par un fantôme qui lui ressemble
comme un frère : ce double qui lui apparaît dans les moments de détresse, c'est la Solitude.

- La débauche. Pour fuir la solitude, le jeune romantique se laisse entraîner dans la vie
corrompue des plaisirs citadins. Musset accuse Voltaire, premier responsable selon lui de
l'athéisme moderne :

« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? »

- L'amour. Mais la blessure la plus profonde est celle de l'amour. Toute l'œuvre lyrique de
Musset trouve sa source dans l'expérience d'un amour malheureux. Les souffrances de la
passion, évoquées dans Les Nuits, sont terribles. Pourtant elles forment l'homme :

« Qui peut se dire un homme et ne les connaît pas ?» (Lettre à Lamartine)

Musset est de tous les poètes romantiques celui qui s'épanche le plus naturellement dans ses
œuvres. Il n'y manifeste aucun didactisme ni aucun goût de l'exhibition, et c'est sans doute ce
qui les rend si attachantes.

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Nuit de Mai

La Muse commence par exhorter le Poète à se remettre au travail. Mais l'homme est encore
trop meurtri pour le faire. La Muse, alors, lui montre qu'il y a une richesse dans la souffrance.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,

Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,

Ses petits affamés courent sur le rivage

En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.

Déjà, croyant saisir et partager leur proie, Ils

courent à leur père avec des cris de joie

En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.

Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,

De son aile pendante abritant sa couvée,

Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.

Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte;

En vain il a des mers fouillé la profondeur;

L'océan était vide et la plage déserte;

Pour toute nourriture il apporte son cœur.

Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,


Partageant à ses fils ses entrailles de père,

Dans son amour sublime il berce sa douleur;


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Et, regardant couler sa sanglante mamelle,

Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle, Ivre

de volupté, de tendresse et d'horreur.

Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,

Fatigué de mourir dans un trop long supplice,

Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;

Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,

Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage, Il

pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

Et que le voyageur attardé sur la plage,

Sentant passer la mort se recommande à Dieu.

Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.

Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;

Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes

Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

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Alfred de Vigny
1797-1863

Né à Loches en 1797, Alfred de Vigny appartient à une famille d'assez vieille noblesse ruinée
par la Révolution. Il suit son père dans la carrière militaire, et occupe ses loisirs en écrivant des
Poèmes (1er recueil, 1822). A partir de 1825, il se consacre à la littérature. Il publie alors
plusieurs recueils de poèmes et donne des pièces de théâtre.

Les années 1837-1838 constituent la période la plus sombre de la vie de poète. Vigny qui a
quarante ans, perd sa mère, se brouille avec ses amis, rompt avec sa maîtresse, l'actrice Marie
Dorval. Il tente alors la carrière politique, mais après deux échecs à la députation, il décide de
se retirer dans sa propriété. Il y soigne avec dévouement sa femme et y meurt d'un cancer en
1863.

I. Les œuvres

L'œuvre poétique de Vigny se compose de deux recueils: les Poèmes antiques et modernes
(1826) et Le Destinées.

Poèmes antiques et modernes (1826). Vigny cède dans ce recueil au goût de l'époque pour
l'exotisme et la reconstitution historique. Mais cette tendance au pittoresque n'empêche pas le
développement d'une pensée philosophique, d'une réflexion sur le sens de l'existence humaine.

Ainsi, dans le poème Moïse, Vigny fait du prophète le symbole du génie solitaire:

«Hélas! Je suis, Seigneur, puissant et solitaire,

Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.»


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Les Destinées (1864). Ce recueil illustre la condition malheureuse de l'homme sur terre et son
seul recours: le stoïcisme.

• «La Maison du Berger» : Le poète fuit la civilisation et se réfugie dans la nature et la


poésie.
• «La Mort du Loup»: Contre les maux de la civilisation, un seul remède: l'attitude noble
et digne du loup devant la mort.
• «Le Mont des Oliviers»: L'incompréhension de Dieu qui se refuse à révéler à l'homme
(le Christ) les mystères du monde.
• «La Bouteille à la mer»: Jetée par le capitaine, elle servira d'enseignement aux
générations futures.
• «L'Esprit Pur»: Foi dans le progrès et domination de l'esprit sur la matière.

Dans sa grande œuvre théâtrale, Chatterton (1835), Vigny évoque la malheureuse condition du
Poète. Chatterton, un jeune poète réduit à la misère, est logé chez un riche industriel londonien,
John Bell, pour qui seules comptent les affaires. Entre la femme de cet homme brutal et le jeune
poète un tendre amour est né. Mais dégoûté par le matérialisme de son époque et désespéré par
ses échecs littéraires, Chatterton brûle ses œuvres et se donne la mort.

II. Le pessimisme

Chez Vigny, la grandeur de l'homme de génie possède son revers: la solitude. «Hélas! je suis
Seigneur, puissant et solitaire», s'écrie Moïse. Pour supporter cette solitude, l'esprit supérieur
ne dispose cependant d'aucune des consolations chères aux romantiques:

➢ Abandonnant les hommes à leur sort, Dieu s'est tu. Dans «Le mont des Oliviers», le
Christ, à la veille de mourir, supplie son Père de mettre un terme au doute qui tourmente
les hommes en leur révélant le mystère des cieux. Mais Dieu reste muet: entre lui et
l'humanité s'ouvre un abîme de silence.

➢ Grandiose et, en apparence amicale, la nature, comme Dieu, manifeste une indifférence
hautaine aux souffrances et à la destinée humaines.

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➢ La femme se révèle d'une ambiguïté redoutable. Si Eva, dans «La Maison du Berger»,
incarne l'amour idéal, Dalida, dans «La Colère de Samson», apparaît comme séductrice
satanique, un «être impur de cœur et d'âme».

➢ Quant à la société, enfoncée dans le matérialisme, elle se méfie de l'«Esprit» et


condamne ceux qui l'incarnent à devenir des «parias».
Le pessimisme de Vigny ne se limite pas toutefois à la seule condition du Poète: il s'étend à
l'ensemble de l'humanité entière. Abandonnée elle aussi de Dieu, en lutte perpétuelle contre la
misère et l'ignorance, elle ne possède que deux certitudes: la souffrance et la solitude. Quelle
attitude dès lors adopter? A la fatalité qui accable l'homme, il n'est de réponse digne que dans
le silence. Telle est la leçon de «La Mort du loup». La souffrance permet en outre à l'homme
de se hausser jusqu'à l'héroïsme.

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Victor Hugo
1802-1885

Hugo occupe dans la littérature une place tout à fait exceptionnelle. Il a fait siens tous les genres
littéraires et excellé dans tous. Très jeune, Hugo se lance dans la carrière des lettres. Ses Odes et Ballades
(1826) attirent l’attention. La préface anti-classique de son drame Cromwell (1827) et le recueil des
poèmes Les Orientales (1829) le placent à la tête du mouvement romantique. Dans les années qui
suivent, Hugo approfondit et diversifie son inspiration, donnant des chefs-d’œuvre dans tous les genres:
théâtre (Ruy Blas), roman (Notre-Dame de Paris), poésie (Les feuilles d’automne, Les Chants du
Crépuscule,…).
En 1843, la fille du poète, Léopoldine, se noie accidentellement dans la Seine. Neuf ans plus tard, Hugo,
en tant qu’opposant au Second Empire, est contraint à l’exil. L’épreuve politique lui inspire le recueil
satirique des Châtiments (1853), et l’épreuve familiale, le recueil lyrique des Contemplations (1856).
De cet exil fécond, sortent encore La Légende des siècles (1859), vaste poème épique, et Les Misérables
(1826), un des romans les plus populaires de la littérature française. La chute du Second Empire ramène
Hugo à Paris. Il est couvert d’honneurs mais peu à peu se retire de la vie publique. Il meurt le 22 mai
1885, et ses funérailles nationales font figure d’une véritable apothéose.

➢ La poésie lyrique
La poésie lyrique de Hugo s’étend en particulier aux domaines de la vie familiale et intime (Les
Contemplations) et de la nature. En effet le monde des sentiments humains se retrouve dans ces vers:
tendresse paternelle, amour, mort, charité,… La mort de Léopoldine lui a sans doute inspiré ses vers les
plus déchirants.

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➢ La satire
La veine satirique de Hugo est représentée par Les Châtiments (1853). L’indignation du poète et de
l’idéaliste assistant à l’écroulement de ses rêves libéraux se traduit en titres ironiques:

1. La société est sauvée.

2. L’ordre est rétabli.


3. La famille est restaurée.
4. La religion est glorifiée.

5. L’autorité est sacrée.


6. La stabilité est rassurée.
7. Les sauveurs se sauveront.

L’invective y est puissante et souvent réaliste. Lamartine a reproché à Hugo son emportement:

« J’écraserai du pied l’antre et la bête fauve,

L’Empire et l’Empereur. »

➢ L'épopée
Parmi les nombreux poètes français qui tentèrent la rédaction d'une grande épopée française, Hugo est
le seul à y être parvenu, mais en collectionnant des «petites épopées». L'ensemble forme les trois séries
de la Légende des siècles.

Le projet à l'origine était plus modeste : rassembler un certain nombre de poèmes qui témoignent des
principales étapes de l'histoire humaine. Mais une simple juxtaposition des récits historiques ou
légendaires ne pouvait pas satisfaire Hugo. L'ensemble qui peu à peu s'organise, impose en même temps
son sens: l'histoire de l'humanité, c'est la lutte de l'homme contre tout ce qui l'opprime et son ascension
vers la lumière grâce au progrès matériel et spirituel.

Pour écrire ce combat entre le Bien et le Mal, entre les forces de la liberté et celles de la servitude, le
registre poétique qui s'impose tout naturellement à Hugo est celui de l'épopée. Ce genre se caractérise
par l'amplification de la réalité, par la transformation des êtres, des objets et des faits en symboles et en
mythes porteurs de valeurs morales exemplaires.

➢ Le roman
Dans ce genre littéraire auquel il prend grand plaisir, Hugo laisse libre cours à son génie exubérant.

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Notre-Dame de Paris est une vaste reconstitution historique dont l’action se déroule au Moyen Âge.
Quasimodo, sonneur des cloches à Notre-Dame, et Esméralda, danseuse bohémienne, sont tous deux
victimes de la cruelle tyrannie d’un prêtre, Claude Frollo. Tout comme dans les drames de Hugo, le
grotesque et le sublime se côtoient sans cesse.

Les Misérables, un « roman social » par excellence qui préfigure ceux de Zola, vise à dénoncer « la
dégradation de l’homme par le prolétariat, de la femme par la faim, de l’enfant par la nuit. »

Les travailleurs de la mer (1866)


L’homme qui rit (1869)
Quatre-vingt-treize (1874)

➢ Le théâtre
Au théâtre, le romantisme a eu plus de mal à s’imposer. C’est pourtant dans le drame que Victor
Hugo s’est exprimé avec le plus de ferveur et de conviction romantiques. En 1827, Hugo avait,
dans la préface de Cromwell, définit le drame romantique: « Au nom de ‘‘l’indépendance du
génie’’, l’auteur ne doit se soumettre à aucune règle. ‘‘Tout ce qui est dans la nature est dans
l’art’’. Aussi les unités de temps et de lieu sont-elles rejetées. L’unité d’action est admise, mais
transformée en ‘‘unité d’ensemble’’, c’est-à-dire que des actions secondaires peuvent coexister
avec la principale pourvu qu’elles y soient intimement mêlées. Enfin et surtout, le ‘‘sublime’’
et ‘‘le grotesque’’ doivent s’y côtoyer, tout comme dans la vie. »

Hernani (1830)
Ruy Blas (1838)

«Les pauvres gens»

L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,


Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
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La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,

Comme il faut calculer la marée et le vent !

Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !


Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d'horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

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Le réalisme

Le réalisme est un mouvement littéraire et culturel du XIXe siècle (vers 1850-1890). Ce


mouvement s’est construit en opposition au romantisme. La littérature réaliste est objective et
documentée, elle s’intéresse aux petites gens et aux milieux défavorisés.

Le contexte historique du réalisme

➢ L’échec des idéaux de la révolution 1848


La révolution de 1848 promettait de réaliser les idéaux des romantiques. Lamartine devient le
chef du gouvernement provisoire, le programme politique laisse beaucoup d’espoir : suffrage universel,
abolition de la peine de mort et de l’esclavage, droit du travail, école gratuite, liberté de la presse…
Mais cette révolution de 1848 est un échec : Louis Napoléon Bonaparte est finalement élu Président en
1848 puis il fait un coup d’Etat en 1851 et il instaure un gouvernement autoritaire.

➢ La révolution industrielle

Le XIXe siècle est le siècle de la révolution industrielle. Les progrès techniques sont considérables :
machine à vapeur, industrie textile, de l’acier, construction de chemins de fer… Le capitalisme prend
de l’ampleur et la prolétarisation accentue les inégalités sociales.

Les principes du réalisme

➢ Décrire la réalité le plus fidèlement possible

Les auteurs réalistes veulent représenter le réel le plus fidèlement possible. Ce courant apparaît d’abord
en peinture. Selon Champfleury le réalisme est « la reproduction exacte, complète, sincère du milieu
social de l’époque où l’on vit ». Les auteurs romantiques rêvaient d’un ailleurs et se réfugiaient dans
l’imagination. Mais, l’auteur réaliste veut être un miroir du monde. Ainsi leurs histoires s’inspirent de
faits réels et leurs personnages appartiennent généralement à la classe moyenne ou populaire. Les
auteurs réalistes s’intéressent aux scènes et aux mœurs de la vie quotidienne.

➢ Écrire de façon objective


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Pour représenter le réel le plus fidèlement possible, le romancier réaliste doit mettre de côté sa
subjectivité. Il prend la posture du scientifique qui observe le monde et en rend compte objectivement.

➢ Montrer tous les sujets et toutes les catégories

Pour un auteur réaliste, TOUS les sujets sont dignes d’être traités. Le réalisme ne considère pas qu’il
existe des sujets nobles, littéraires (les sentiments, la nature…) et d’autres qui seraient exclus du champ
de la littérature (la pauvreté, les objets du quotidien, l’argent…). Les réalistes s’intéressent à tous les
milieux et à tous les sujets. La littérature doit tout montrer.

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Stendhal

1783-1842

I. La vie de Stendhal en quatre villes

Grenoble. C'est la ville de son enfance. Henri Beyle (Stendhal est son pseudonyme) la déteste;
elle lui rappelle la mort de sa mère quand il avait sept ans, et l'éducation dans les principes
catholiques et royalistes que son père lui imposa.

Milan. C'est la ville de son cœur. Stendhal la découvre vers 1800, quand en quête d'aventures,
il rejoint l'armée d'Italie. Plus tard, il s'y installe, et pendant sept ans s'enivre de de "bel canto"
au grand théâtre lyrique de la Scala.

Paris. A son retour de Milan, en 1821, Stendhal fréquente les salons parisiens où il apparaît
comme une des personnalités les plus brillantes du romantisme libéral. Son Racine et
Shakespeare (1823) lance la bataille romantique sur le terrain du théâtre. En 1830, il publie Le
Rouge et le Noir.

Rome. Stendhal y passe la dernière partie de son existence. Son amour pour cette ville se
nuance de mélancolie : des ennuis de santé lui font craindre d'y mourir; il rêve à ses bonheurs
passés. En 1839, c'est le second chef-d'œuvre : La Chartreuse de Parme.

II. Son œuvre littéraire

1. L'égotisme. Stendhal, éternel insatisfait, s'est plus ou moins représenté dans tous ses
romans. Il aime à revivre sous les traits de ses héros, Lucien Leuwen, Julien Sorel, Fabrice del

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Dongo. Tous ces Stendhal idéalistes réalisent les aspirations de l'auteur, au moins par leur vie
romanesque et mouvementé.

2. Le réalisme. L'observation méticuleuse des faits est pour Stendhal la règle d'or du
romancier: « Un roman est un miroir que l'on promène le long d'un chemin. »

Ses romans comme ceux de Flaubert, sont tirés d'anecdotes ou de faits divers. Aussi veut-il

représenter la société sous un jour vivant et le plus objectif possible, quoique parfois satirique.

Le Rouge et le Noir (1830) porte le sous-titre: «Chronique de 1830».

Le héros, Julien Sorel, est un jeune précepteur pauvre, plein d'ambition et d'enthousiasme bonapartiste,
qui séduit Mme de Rênal, la mère de ses élèves. Julien devient ensuite secrétaire du marquis de la Môle,
à Paris, et séduit la fille de celui-ci, Mathilde, jeune créature orgueilleuse et exaltée. Elle réussit à
convaincre son père de lui donner Julien pour mari, mais, à la suite d'une dénonciation de Mme de
Rênal, ce projet échoue. Julien, dans un accès de rage froide, blesse Mme de Rênal de deux coups
de révolver. Condamné à mort, il s'aperçoit soudain de la vanité de son orgueil et passe quelques
moments heureux en compagnie de Mme de Rênal qui lui a pardonné, puis monte
courageusement sur l'échafaud.

Le roman de mœurs est ici mené de front avec l'analyse psychologique. Le personnage de
Julien, ce jeune homme plein d'ambition et de désenchantement, torturé par son humble
condition, est analysé avec une finesse et une vérité captivantes.

La Chartreuse de Parme (1939) a pour cadre, comme les Chroniques italiennes, le pays
qu'aima Stendhal entre tous parce qu'il y découvrit un art de vivre qui convenait à son culte du
bonheur. C'est le roman de l'énergie.

Fabrice del Dongo, jeune seigneur milanais à l'âme ardente et romanesque, semble promis à
une brillante carrière. Mais il commet l'imprudence de rejoindre l'armée de son héros,
Napoléon, et d'assister, ébloui, à la bataille de Waterloo. De retour dans son pays, il est traqué
par le prince de Parme qui se méfie de ce libéral. Sa tante, la belle duchesse Sansévérina, use
pourtant de son influence auprès du premier ministre du prince, le comte Mosca. Les ennemis
du comte parviennent à faire condamner Fabrice à vingt ans de captivité dans la forteresse de
Parme. Par la fenêtre de sa prison, Fabrice aperçoit Clélia Conti, la fille du gouverneur de la
tour. Après son évasion, favorisé par la Sansévérina qui fait empoisonner le prince de Parme
et séduit son successeur, le jeune homme peut retrouver Clélia. Mais elle meurt prématurément
et Fabrice se retire à la chartreuse de Parme.

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La satire a, dans ce roman, des côtés bouffons. En Fabrice, Stendhal a peint un caractère
aristocratique, indifférent, anarchique même, parti passionnément à la recherche du bonheur
personnel.

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Le Rouge et le Noir
1830

« Messieurs les jurés,

« L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au


moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je
n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en
moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa
fortune.

« Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en


affermissant sa voix.

Je ne me fais point illusion, la mort m'attend : elle sera juste.


J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les
respects, de tous les hommages.

Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité.
J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des
hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et
décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque
sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l'audace
de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.

«Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité, que, dans le fait, je
ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi,
mais uniquement des bourgeois indignés...»

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu'il avait sur le cœur ; l'avocat
général, qui aspirait aux faveurs de l'aristocratie, bondissait sur son siège ; mais malgré le tour
un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes.

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Honoré de Balzac
1799-1850

I. La vie

Originaire de Tours, Balzac vint à Paris pour faire son droit, mais il choisit la carrière littéraire.
Les débuts sont laborieux, et Balzac tente un moment de se reconvertir dans l'imprimerie,
entreprise qui se solde par un échec complet. Enfin, en 1829, viennent les premiers succès
littéraires. En une vingtaine d'année, Balzac, à force de veilles et de café, édifie le prodigieux
monument romanesque de la Comédie humaine (91 ouvrages, 2 000 personnages).

Le succès de son œuvre l'enrichit, mais il se ruine par une vie fastueuse. L'argent reste pour lui
une préoccupation permanente. L'amour vient s'y ajouter à partir de 1832. A cette date, en effet,
lui parvient une lettre d'une admiratrice, signée «L'Etrangère». Il s'agit d'une comtesse
polonaise, Mme Hanska, à laquelle Balzac voue bientôt un amour passionné. Elle devient veuve
en 1841. En 1850, Mme Hanska se décide à épouser Balzac qui l'aime depuis longtemps, mais
malade et à bout de forces, il meurt quelques mois plus tard.

II. L'art de Balzac

Le créateur du roman réaliste, Balzac est l'ancêtre de la lignée des Flaubert, Goncourt, Zola,
etc.

1. Observation est toujours très minutieuse. Quand il ne se souvient pas des détails
topographiques d'une ville, il se renseigne avec précision avant d'en parler. Il n'hésite pas à
peindre ce qui est laid et répugnant (la pension Vauquer).

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2. On trouve dans la Comédie humaine de nombreux «types» provinciaux ou parisiens, des
caractères dessinés à traits nets mais si caractéristiques d'un «genre» d'humanité qu'ils prennent
une valeur d'éternité.

3. Balzac affectionne particulièrement les caractères outrés, en particulier celui des


ambitieux (Eugène de Rastignac et Lucien de Rubempré) ou des aventuriers (Vautrin).

4. L'argent est le mobile de bien des perversités humaines, aussi s'est-il fort intéressé à la
peinture d'avares (le père Grandet), plus ou moins sordides, et de prodigues (César Birotteau)
plus ou moins inconscients. L'argent est un moyen de pression sur la société. Spéculations,
faillites, héritages, autant de thèmes crapuleux par lesquels Balzac exprime sa conception
pessimiste de la «comédie humaine».

III. La Comédie humaine

La Comédie humaine est une «histoire de mœurs». Elle passe donc en revue tous les aspects de
la société: «La société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire.»

➢ Scènes de la vie privée


Elles nous plongent dans la vie intime des êtres. L'œuvre la plus célèbre est Le Père Goriot
(1835): à Paris le jeune Rastignac fait son apprentissage de la vie au contact de deux hommes:
le cynique Vautrin, dans lequel on découvrira un ancien forçat évadé, et Goriot, père sublime,
qui sacrifie sa fortune et sa vie pour ses deux filles et ne reçoit qu'ingratitude.

➢ Scènes de la vie de province


Tandis qu'Eugénie Grandet nous présente une peinture de l'avarice dans le cadre de Saumur,
Illusions perdues évoque la jeunesse de Lucien de Rubempré, poète d'Angoulême qui va à Paris
pour réussir et n'y trouve que désillusions.

Le Lys dans la Vallée (1835). Balzac y peint une nature de femme poétique et immatérielle,
Mme de Mortsauf (personnage inspiré par son amie Mme de Berny), véritable «perfection
terrestre», qui mourra de son dévouement envers sa famille et de l'amour qu'elle porte à Félix
de Vandenesse, qu'elle croyait pouvoir aimer comme un fils.

➢ Scènes de la vie parisienne


César Birotteau (1837): grandeur et décadence d'un parfumeur.
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La Cousine Bette (1846): les machinations d'une femme envieuse.

Le Cousin Pons (1847): intrigues autour de la fortune cachée d'un humble musicien.

➢ Scènes de la vie politique


Le roman le plus intéressant est Une ténébreuse affaire: l'enquête du policier Corentin, chargé
de débrouiller un complot politique, offre en effet un des premiers exemples du roman policier
moderne.

➢ Scènes de la vie militaire


Les Chouans, comme son titre l'indique, évoque, à travers une tragique histoire d'amour, la
révolte des paysans et des nobles de l'Ouest contre le gouvernement révolutionnaire dans les
années 1790.

➢ Scènes de la vie de campagne


L'étude du milieu rural donne à Balzac l'occasion d'exposer ses idées de réformes sociales et
économiques (Le Médecin de Campagne). Il montre aussi dans Le Curé de village, la beauté
d'un humble ministère.

Malgré le désordre et les excès de son œuvre, Balzac a laissé avec La Comédie humaine un
monument d'art et de réalisme qui, en renouvelant de fond en comble la technique romanesque,
a servi de modèle à tous les romanciers contemporains.

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Le Père Goriot
(1834)

Au-dessus de ce troisième étage étaient un grenier à étendre


le linge et deux mansardes où couchaient un garçon de peine,
nommé Christophe, et la grosse Sylvie, la cuisinière. Outre
les sept pensionnaires internes, madame Vauquer avait, bon
an, mal an, huit étudiants en Droit ou en Médecine, et deux
ou trois habitués qui demeuraient dans le quartier, abonnés
tous pour le dîner seulement. La salle contenait à dîner
dixhuit personnes et pouvait en admettre une vingtaine; mais
le matin, il ne s'y trouvait que sept locataires dont la réunion
offrait pendant le déjeuner l'aspect d'un repas de famille.
Chacun descendait en pantoufles, se permettait des
observations confidentielles sur la mise ou sur l'air des
externes, et sur les événements de la soirée précédente, en
s'exprimant avec la confiance de l'intimité.

Ces sept pensionnaires étaient les enfants gâtés de madame Vauquer, qui leur mesurait avec une
précision d'astronome les soins et les égards, d'après le chiffre de leurs pensions. Une même
considération affectait ces êtres rassemblés par le hasard. Les deux locataires du second ne payaient que
soixante-douze francs par mois. Ce bon marché, qui ne se rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel,
entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquel madame Couture faisait seule exception, annonce que ces
pensionnaires devaient être sous le poids de malheurs plus ou moins apparents. Aussi le spectacle
désolant que présentait l'intérieur de cette maison se répétait-il dans le costume de ses habitués,
également délabrés. Les hommes portaient des redingotes dont la couleur était devenue problématique,
des chaussures comme il s'en jette au coin des bornes dans les quartiers élégants, du linge élimé, des
vêtements qui n'avaient plus que l'âme.

Les femmes avaient des robes passées reteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gants
glacés par l'usage, des collerettes toujours rousses et des fichus éraillés. Si tels étaient les habits, presque
tous montraient des corps solidement charpentés, des constitutions qui avaient résisté aux tempêtes de
la vie, des faces froides, dures, effacées comme celles des écus démonétisés. Les bouches flétries étaient
armées de dents avides. Ces pensionnaires faisaient pressentir des drames accomplis ou en action; non
pas de ces drames joués à la lueur des rampes, entre des toiles peintes mais des drames vivants et muets,
des drames glacés qui remuaient chaudement le cœur, des drames continus.

Extrait du chapitre I - Le Père Goriot - Honoré de Balzac

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Gustave Flaubert
1821-1880

I. La vie

Gustave Flaubert, né à Rouen en 1821, est issu d’une famille de médecins. Le père, grand
bourgeois sévère, est chirurgien. La critique rapportait à l’imposant modèle paternel le regard
« médical » de Flaubert romancier, le « scalpel » de son écriture, qui dissèque êtres et passions
.

Le jeune garçon se sent de bonne heure gagné par le pessimisme et la mélancolie. Imprégné de
littérature romantique, il prend conscience de sa vocation d’écrivain, et c’est à contrecœur qu’il
poursuit à Paris ses études de droit.

La banalité de l’existence, thème majeur de son œuvre, Flaubert en fit d’abord l’expérience
luimême. Dès l’âge de quinze ans, il est persuadé que la vie est absurde et que seul l’art permet
d’échapper au désespoir. Flaubert a lui-même dépeint de façon suivante sa personnalité
littéraire:

« Il y a en moi deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands
vols d’aigle… ; un autre qui creuse et qui fouille dans le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser
le petit fait aussi puissamment que le grand… »

II. L'analyse objective

Fils de médecin, Flaubert a la passion de l’objectivité. Il se contraint sans cesse à être


méthodique et précis. Aucun auteur ne s’est autant corrigé, revu et amélioré .

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1. Madame Bovary (1857) illustre le mieux cette manière. Le sujet est extrait d’un fait divers.
Cette œuvre est l’histoire d’une déception. Emma, jeune fille provinciale nourrie de littérature
romantique, est donné en mariage à un médecin de campagne fort bon, mais assez médiocre,
Charles Bovary.

Emma est partagée entre ses longues journées d’ennui et ses rêves exaltés. Elle finit par tromper
son mari avec un hobereau de province, Rodolphe, puis avec un clerc de notaire, Léon pour qui
elle se couvre de dettes. Elle finit par se suicider à l’arsenic .

Madame Bovary est un acte d’accusation contre le romantisme : Walter Scott et Lamartine
sont les vrais coupables du suicide d’Emma ; ils ont fait naître en elle des rêves que la vie ne
pouvait satisfaire.

2. L’Education sentimentale (1869) illustre la faillite du romantisme en suivant pas à pas


l’évolution d’un jeune homme plein d’illusions qui disparaissent une à une:

Nous sommes en 1840. Frédéric Moreau, jeune provincial, vient d’être bachelier. Il a de
grandes ambitions : il veut vivre des passions intenses et remporter de grands succès artistiques
et littéraires. Sur le bateau qui remonte la Seine, il est séduit par une jeune femme, Mme
Arnoux, qu’il cherche à revoir, une fois installé à Paris où il veut poursuivre ses études de droit.

Dans la capitale, il fait la connaissance de jeunes gens qui rêvent d’être de grands artistes ou
des hommes politiques célèbres. Frédéric voudrait être l’un puis l’autre, mais ses ambitions
s’effritent au contact de la vie. Il s’attache alors à Mme Arnoux, mais n’agit pas et sa passion
s’étiole. Sa vie sombre dans le néant. Il revoit Madame Arnoux un soir en 1867. Ils évoquent
le passé avec émotion. En partant, elle lui laisse une mèche de cheveux blancs. Il retrouve
ensuite son ami Deslauriers qui avait rêvé d’être un homme politique célèbre et qui, comme
lui, a manqué sa vie.

III. L'Antiquité ; l'imagination

La reconstitution minutieuse de ces existences mornes écœurait Flaubert. Aussi éprouvait-il


régulièrement le besoin de s’évader vers d’autres mondes : l’Antiquité, les œuvres d’art,
l’imagination.

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1. Salammbô (1862) est un roman historique et archéologique dont l’action se déroule à
Carthage au IIIe siècle avant J.-C. Flaubert s’est imposé des recherches historiques énormes, et
la vérité historique de l’œuvre est encore admirée par les historiens contemporains.

2. La Tentation de Saint Antoine (1874) : pour écrire ce roman, Flaubert comme toujours
réunit une documentation érudite. Mais toutes ces connaissances aboutissent à une gigantesque
mascarade qui s’ordonne selon une imagination délirante : idoles, dieux et démons défilent
longuement sous les yeux du saint ermite.

La dualité de l’homme se retrouve donc dans son œuvre: réalisme amer et gris, enthousiasme
d’une imagination puissante. Mais, ici et là, Flaubert reste également maître d’un style
vigoureux et travaillé. Portraits, descriptions, scènes, tout est construit de manière à produire
un effet voulu. La place de chaque mot, de chaque virgule a été l’objet d’une grande réflexion.

Madame Bovary (1857)

Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans,


disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, se
distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent
leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.

Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et


leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des
pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint
blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du
satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé
un régime discret de nourritures exquises.

Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris
longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un
large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune,
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tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards
indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières
douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi
faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de
race et la société des femmes perdues.

À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant
une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve,
Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de
son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un
tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux
mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient
; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.

L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un
domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame
Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui
regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse,
son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant
avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie.

Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait
tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait
plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle
tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller
entre les dents.

Flaubert - Madame Bovary - Extrait de la première partie, chapitre VIII

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Guy de Maupassant
1850-1893

Après une enfance passée dans la campagne normande, Guy de Maupassant s'efforce de se faire
une place dans le monde des lettres. Disciple de Flaubert, ami de Zola, il va devenir célèbre en
publiant une nouvelle, Boule de suif (1880). Dès lors, romans et contes se succèdent, accueillis
avec succès (Contes de la Bécasse, 1883). Mais au moment où tout semble réussir à l'écrivain,
il sombre dans la folie.

I. Le pessimisme

Autour de lui, Maupassant ne voit que tristesse. En lui, il ne trouve qu'angoisse.

➢ Une triste humanité


Les personnages de Maupassant sont au mieux des cyniques, au pire des abrutis, et le plus
souvent des médiocres. Cette triste vision de l'humanité s'exprime en particulier dans la peinture
du paysan normand: fort éloignés des doux bergers de George Sand, les paysans de Maupassant
sont bornés, arriérés, abrutis par le cidre et le calvados ; mais toute leur ruse se révèle dès qu'il
est question d'argent.

➢ L'angoisse
La folie et la mort obsèdent Maupassant. Dans Le Horla, il nous livre le journal d'un homme
hanté par une présence invisible, inquiétante.

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II. Les romans

Les deux grands romans de Maupassant, Une Vie et Bel-Ami, se font pendant, comme deux
portraits symétriques et contrastés.

Une Vie, c'est une vie de femme ; Jeanne, une sorte de nouvelle Madame Bovary, plus sage,
plus résignée, subit au cours de son existence déception sur déception. Les derniers mots du
roman sont célèbres par leur tristesse résignée et passives: « La vie, voyez-vous, ça n'est jamais
si bon ni si mauvais qu'on croit. »

Bel-Ami offre en regard un destin d'homme. Le séduisant Georges Duroy, sensuel et cynique,
parviendra à la réussite sociale grâce au journalisme qui mène à tout et aux femmes qu'il sacrifie
froidement à son ambition.

III. Les nouvelles

La supériorité de Maupassant dans le genre de la nouvelle tient au type de sujets qu'il choisit et
à sa manière d'écrire.

➢ Les sujets de nouvelles


L'origine de ce genre littéraire est orale ; il s'agit des «nouvelles» que l'on racontait dans les
veillées. La petite histoire vraie constitue donc un premier type de sujet pour le nouvelliste.
Mais pendant les veillées, on racontait aussi des «contes», des histoires de fantômes. Et
Maupassant, à côté de l'inspiration réaliste, cultive aussi cette impression fantastique, à laquelle
convient si bien le cadre resserré de la nouvelle: la brièveté du récit empêche que se dissipe le
mystère et donne aux effets d'horreur une brutalité saisissante.

➢ Le style de la nouvelle
Le style de Maupassant s'accorde à l'origine orale du genre et à ses dimensions modestes. Un
style simple et naturel lui convient. Il n'y a pas d'effets chez Maupassant : le récit semble se
dérouler de lui-même ; mais cette apparente facilité résulte d'un travail très poussé, en
particulier dans le sens de la concision. Qu'on relise le début de n'importe quelle nouvelle: en
quelques mots, tout est indiqué (décor, situation, personnages…). Maupassant excelle aussi
dans le portrait rapide ; il sait «croquer» une silhouette, fixer le geste typique, souligner le trait
révélateur.
42
Maupassant fut un admirable conteur d'histoire. Son art du récit, bref, dense et naturel, le place
au premier rang des écrivains réalistes du XIXe siècle.

Une Vie 1883

Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenêtre,


mais la pluie ne cessait pas.

L'averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux


et les toits. Le ciel bas et chargé d'eau semblait crevé,
se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la
fondant comme du sucre. Des rafales passaient
pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des
ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les
maisons, comme des éponges, buvaient l'humidité qui
pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave
au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour


toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont
elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père
hésitât à partir si le temps ne s'éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matin elle
interrogeait l'horizon.

Puis elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle
cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de
l'année courante 1819 en chiffres d'or. Puis elle biffa à coups de crayon les quatre premières
colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derrière la porte, appela : " Jeannette ! "

Jeanne répondit : " Entre, papa. " Et son père parut.


Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l'autre siècle,
maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour
la nature, les champs, les bois, les bêtes.
43
Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais philosophe par
tempérament, et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d'une haine inoffensive et
déclamatoire.

Sa grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une bonté qui n'avait pas assez de bras
pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance,
comme l'engourdissement d'un nerf de la volonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.

Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse,
bonne, droite et tendre.

Elle était demeurée jusqu'à douze ans dans la maison, puis, malgré les pleurs de la mère, elle
fut mise au Sacré-Cœur.

Il l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses humaines. Il
voulait qu'on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de bain
de poésie raisonnable ; et, par les champs, au milieu de la terre fécondée, ouvrir son âme,
dégourdir son ignorance à l'aspect de l'amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois
sereines de la vie.

Extrait du chapitre 1 - Une Vie - Guy de Maupassant

44
Le symbolisme

Le symbolisme est un mouvement littéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce


mouvement qui concerne principalement la poésie, apparaît en France et se diffuse en Europe.

Pour les symbolistes, notre monde est le reflet d’un univers spirituel supérieur. Les symbolistes
essaient de traduire cet univers invisible grâce à des images et des symboles. Les thèmes de la
suggestion et du mystère sont donc très présents dans cette poésie.

Le contexte historique

La deuxième moitié du XIXe siècle est une période de croissance industrielle et de prospérité
économique. Ces progrès techniques et scientifiques contribuent à une philosophie nouvelle :
le positivisme. Ce dernier croit au progrès et à la primauté de la raison et tente de tout expliquer
rationnellement. Cette conception de la vie positiviste est rejetée par certains artistes qui
considèrent que la raison seule n’est pas à même d’appréhender la complexité du réel. Ainsi,
le symbolisme naît et se développe en réaction contre les certitudes scientifiques et du
positivisme.

Les principes du symbolisme

➢ Le déchiffrement du monde :
Le symbolisme est fondé sur le déchiffrement des mystères du monde. En effet, pour les
symbolistes, le monde sensible (c’est-à-dire le monde que nous apercevons par nos sens) n’est
qu’une apparence. Derrière les apparences se cache un autre monde, une réalité secrète. Pour
découvrir ce qui se cache derrière les apparences, pour déchiffrer le mystère des choses, le
poète symboliste a recours aux symboles et aux images.

➢ Hermétisme
La poésie est souvent marquée par l’hermétisme, par l’obscurité. L’autre monde ne se déchiffre
pas aisément ! Les symboles utilisés sont souvent obscurs, ambigus, polysémiques. Les poètes
symboliques ont recours à des mots peu usités, à des mythes et légendes. Le lecteur doit fournir
un effort pour déchiffrer le texte et décrypter ses symboles.
45
➢ La suggestion
Les symbolistes ne décrivent pas : ils suggèrent. Pour eux, les mots ne servent qu’à approcher
le mystère du monde et celui de l’âme. Ainsi, contrairement à la pensée logique et à la
rationalité, ils ne cherchent pas à expliquer mais à évoquer.

➢ La musicalité
La musicalité est aussi un moyen de suggérer au lieu de décrire. En recourant au vers libre, les
poètes symbolistes remplacent les rimes par des assonances et allitérations, créant dans leurs
poèmes un réseau de sonorités complexes.

46
Charles Baudelaire

1821-1867

I. Une existence difficile

Devenue veuve, la mère de Charles Baudelaire se remarie avec un militaire épris de discipline:
l’enfant, qui avait six ans, se prit d’une aversion profonde pour son beau-père. On le mit bientôt
en pension. Après ces années sans joie, Baudelaire goûta les plaisirs de la vie de bohème. Puis,
en 1841, il découvre lors d’un voyage à l’île Maurice les séductions de l’exotisme. De retour à
Paris, il mène la vie non conformiste d’un dandy et se ruine. En tant que critique d’art et que
traducteur, il met sa plume au service des autres.

Puis, en 1857, avec Les Fleurs de mal, il se décide enfin à livrer son propre univers aux lecteurs
; par sa peinture audacieuse du vice, le livre scandalise et provoque un procès. Baudelaire
conçoit ensuite le projet d’une seconde grande œuvre poétique, en prose cette fois ; mais la
maladie et la mort l’empêchent d’achever les Petits poèmes en prose.

II. L'œuvre

Les Fleurs du mal et les Petits poèmes en prose font revivre un curieux et désolant drame
intérieur. « Dans ce livre atroce », écrit Baudelaire à propos du premier de ces recueils, « j’ai
mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma haine », et dans le second, la pièce intitulée « A
une heure du matin » nous le montre « mécontent de tous et mécontent de (lui-même) »,
cherchant à « (se) racheter et à (s’)enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit ».

47
Mettant « son cœur à nu », il évoque tour à tour ses espoirs et ses déboires familiaux, ses amours
et ses désillusions, ses angoisses et ses souffrances, ses refuges, ses aspirations et les ombres
croissantes de la vieillesse précoce et de la mort. Les six divisions des Fleurs du mal ont des
titres qui parlent d’eux-mêmes : « Spleen et Idéal » ; « Tableaux parisiens » ; « Le vin » ; « Les
Fleurs du mal » ; « Révolte » ; « La mort ». Quand au titre du recueil, il indique son dessin : «
extraire la Beauté du Mal ».

Le poète est plongé dans le « spleen », ennui mêlé de désespoir et d’angoisse (« Quand le ciel
bas et lourd pèse comme un couvercle »), provoqué par ses échecs, ses dettes, sa solitude
(« L’albatros »), le sentiment du temps qui passe (« L’horloge »), la souffrance, sa compagne
de tous les jours (« Recueillement »).

Il aspire à « l’Idéal » : l’existence paisible d’une « vie antérieure » (« J’ai longtemps habité
sous les vastes portiques »), l’ «ordre » et la « beauté » d’un pays canaux et de soleils couchants,
l’amour idéal qu’il a cru trouver auprès de Madame Sabatier, la pureté chrétienne, la Beauté («
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre ») capable de rendre « l’univers moins hideux
et les instants moins lourds ».

Mais ces aspirations sont troublées par les réalités matérielles et par la cruauté des hommes:

« Le poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des hués

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » « L’Albatros »

Bien plus, il est lui-même son pire ennemi, incapable de résister au pêché et au vice dont Jeanne
Duval devient le symbole et à l’appel satanique qui apparaît même à travers la Beauté. Que
chercher alors, sinon l’oubli que peuvent procurer l’ivresse (« Le Vin »), les paradis artificiels
(« La Pipe »), le rêve, les sensations voluptueuses, le voyage, la mort qui finalement est l’ultime
refuge:

« C’est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre. »

Seul le grand voyage vers le gouffre « Enfer ou Ciel, qu’importe » pourra apaiser la hantise de
l’Idéal et de l’Infini.

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Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.


Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,


Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,


Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,


Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques


Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,


Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,


Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

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Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,


Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

50
Arthur Rimbaud
1854-1891

La brève mais fulgurante expérience poétique de Rimbaud marquera l'avenir entier de la


poésie française. A ce titre, bien qu'il ait lui-même renoncé, encore adolescent, à la création
littéraire, et bien que son œuvre soit relativement peu abondante, c'est un auteur d'importance
primordiale.

I. Sa vie

Arthur Rimbaud, né à Charleville dans les Ardennes, supporte avec peine, malgré de brillantes
études, les contraintes du collège. Dès 1870, ses premières tentatives poétiques reçoivent les
encouragements de son professeur de rhétorique, puis de Verlaine, avec qui il entre en
correspondance et qui l'invite à Paris. Après plusieurs fugues, il obtient enfin la liberté de se
rendre à Paris auprès de lui an 1871. Le voici introduit dans les milieux littéraires de la capitale
et en mesure de faire publier ses essais (Une Saison en Enfer, 1873).

En 1872, le jeune poète quitte Paris et décide Verlaine à l'accompagner pour un étrange voyage
à travers la Belgique et l'Angleterre. C'est au cours de cette période, terminée par le drame de
1873, que Rimbaud rédige une partie de ses Illuminations.

Après 1875, date de sa dernière rencontre avec Verlaine à Stuttgart, Rimbaud cesse d'écrire,
définitivement, semble-t-il.

La plus grande partie de sa vie échappe donc à la poésie. Pendant 5 ans, de 1875 à 1880, il va
errer de pays en pays. Il part pour l'Afrique où il tente de s'enrichir par divers trafics. Revenu
en France pour se faire amputer d'une jambe, il meurt des suites de cette opération à l'hôpital
de Marseille.
51
II. Son œuvre

Elle tient en peu de pages:

1. Dans ses premiers poèmes, l'adolescent qui se cherche se laisse souvent aller à l'imitation.
Les plus importants sont:

« Le Bateau ivre » écrit antérieurement à l'arrivée à Paris en 1871. A travers les réminiscences
littéraires, l'aventure du vieux ponton préfigure déjà l'aventure poétique du jeune homme.

« Le Sonnet des Voyelles » : Rimbaud va très loin dans la fantasmagorie et déclare déjà son
goût pour l'alchimie, et toutes les tentatives de transmutation du réel.

2. Ensuite, l'ordre de composition des grands poèmes de Rimbaud est incertain:

Une Saison en Enfer est le seul livre que Rimbaud ait fait publier par lui-même. Le poète ait ici
le bilan de deux années passées avec Verlaine. Il dénonce l'existence errante et folle des
derniers mois et condamne l'entreprise du Voyant.

Les Illuminations semblent bien le terme de son œuvre. Du vers libre, Rimbaud passe au poème
en prose, qu'il manie avec beaucoup plus de hardiesse et de fruit que Baudelaire

Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière,


Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

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Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne
quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les
pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui
me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime
argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai
dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant
comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai
senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

53
Stéphane Mallarmé

1842-1898

L’existence partagée de Stéphane Mallarmé reflète cette tension entre le Réel et l’Idéal qui
caractérise sa génération. D’une part, pour vivre et faire vivre les siens, Mallarmé poursuit une
carrière de professeur d’anglais qui l’ennuie. D’autre part dans le temps qui lui reste, il se
consacre à la poésie. Dans les années 1863-1864, il éprouve une grave crise métaphysique, à
l'issue de laquelle il cesse de croire ne Dieu. C'est l'époque aussi où commence vraiment son
exigeante recherche poétique, souvent menacée par le doute et l'impuissance. Il entreprend
successivement Hérodiade et L'après-midi d'un faune. A partir de 1880, devenu une sorte de
prophète de la poésie nouvelle, il réunit chez lui un petit cénacle littéraire lors des fameux
mardis de la rue de Rome.

La poésie de Mallarmé est une série d’images clefs et dans un langage volontairement
mystérieux.

La recherche de l’absolu

➢ La hantise de l’Azur
Influencés par Baudelaire, les premiers poèmes de Mallarmé reprennent le thème de
l’aspiration vers l’Idéal. Mais l’azur mallarméen, symbole de cet idéal, est inaccessible et
obsédant au point d’en devenir haïssable. Seul espoir d’en finir avec ce tourment : la mort.

54
➢ La glorification du Néant
Rapidement Mallarmé a acquis la certitude que Dieu n’existait pas et que tout était illusion.
Cette révélation est d’abord désespérante ; mais progressivement le poète découvre la beauté
du néant. Quoi de plus beau que la page blanche où tout peut s’inscrire ?

La poésie de Mallarmé sera donc une glorification du néant sous toutes ses formes : le blanc,
le silence, l’absence…

Un langage mystérieux

➢ L’hermétisme
Mallarmé proclame la nécessité pour le poète d’inventer un langage mystérieux accordé au
caractère sacré de son entreprise. Le poème, comme une partition musicale, doit être
inaccessible au profane. La Prose pour des Esseintes, en 1885 et les Divagations, nous
apprennent le rôle qu’il assigne à la poésie : elle doit par une magie proche de l’enchantement
musical, dépasser la pauvreté des apparences et atteindre l’Absolu. Le mystère, réservant le
message poétique aux initiés, n’est plus un jeu, mais une nécessité. Le poète, prêtre des arcanes,
ne peut parler à tout venant.

➢ La suggestion
Pour créer ce mystère, le poète doit renoncer à nommer les objets, et entreprendre de les
suggérer. C’est-à-dire qu’il faut « peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit ». Au lecteur
de devenir que

« Ce blanc vol fermé que tu poses

Contre le feu d’un bracelet »,

c’est l’éventail de Mademoiselle Mallarmé. Mais cet éventail qui s’ouvre et se replie symbolise
aussi le poème qui se déploie et se referme après nous avoir laissé entrevoir quelque vision
merveilleuse. Par son usage de symboles mystérieux et raffinés, Mallarmé, malgré son désir de
se tenir à l’écart de toute école, est apparu comme le maître du symbolisme.

55
Le naturalisme

Le naturalisme est un mouvement de la seconde moitié du XIXe siècle (1860-1890) dont Emile
Zola est le chef de file.

Le naturalisme cherche à aller plus loin que le réalisme en s’inspirant des méthodes
scientifiques. Suite à un travail minutieux de documentation, l’écrivain naturaliste soumet ses
personnages à des épreuves et observe le poids des déterminismes sociaux et héréditaires sur
la destinée de ces derniers.

I. Les origines du naturalisme

Il faut les chercher dans un double phénomène caractéristique du XIXe siècle : le remarquable
progrès des sciences et les interférences entre leur domaine et celui de la littérature.

Les progrès des sciences naturelles et de la biologie dans la première moitié du siècle
déterminent la naissance et le développement de l’esprit positiviste. Le positivisme propose
d’étudier l’humain et les sociétés en se fondant sur l’observation, les connaissances et
l’expérimentation. L’admiration pour la science, la confiance accordée à ses analyses
conduisent ainsi à rapprocher la méthode de l’écrivain de celle du naturaliste. Il tend à devenir
un observateur et un expérimentateur. En 1880, Zola définit le naturalisme comme « la formule
de la science moderne appliquée à la littérature ».

II. Les principes du naturalisme

Comme les écrivains réalistes, les auteurs naturalistes visent à « faire vrai » et à atteindre
l’objectivité. Mais les naturalistes vont plus loin en cherchant à faire de chacun de leurs romans
une expérimentation scientifique sur des personnages soumis à des déterminismes sociaux et
héréditaires.

➢ Le poids des déterminismes


Pour les naturalistes, l’homme est déterminé par son hérédité et par son environnement, c’està-
dire qu’il ne peut pas échapper au poids de l’hérédité et de leur environnement.

Par exemple dans L’Assommoir, Zola montre que Gervaise, malgré ses bonnes intentions et son
armature morale, ne peut lutter contre son hérédité (parents alcooliques) et son environnement
56
social (milieu ouvrier). Elle sombre dans l’alcoolisme et meurt dans une échéance physique et
morale totale.

➢ Une plongée dans les bas-fonds


Pour les naturalistes, comme pour les réalistes, tous les sujets sont dignes d’être traités.
Toutefois, les naturalistes vont encore plus loin que les réalistes. Ils plongent dans les basfonds,
la corruption, l’alcoolisme, la déchéance physique, le meurtre,…

➢ L’emploi d’une méthode scientifique


Ce qui distingue le plus le naturalisme du réalisme, c’est l’application de méthodes scientifiques
à la littérature. A cette époque-là, l’engouement pour la science est tel que les romanciers aussi
souhaitent appliquer les méthodes scientifiques à l’écriture.

Tout d’abord, l’écrivain mène une enquête sur le milieu qu’il souhaite décrire et se livre à un
minutieux travail de documentation : descriptions physiques, attention portée aux détails qui
peuvent paraître vils et triviaux, transcription du parler populaire,…

Enfin, l’écrivain ne se contente pas dans ses romans, d’observer la réalité. Il expérimente aussi
son sujet. Il soumet ses personnages à des épreuves afin de vérifier si ses hypothèses (sur
l’hérédité, l’influence du milieu social,…) se réalisent.

57
Emile Zola
1840-1902

I. La vie

Recalé deux fois au baccalauréat pour ses mauvaises notes en littérature, le jeune Emile Zola
ne s’obstine pas moins à vouloir faire carrière dans les lettres. Il rêve d’être poète, mais la
lecture de Germinie Lacerteux des frères Goncourt lui révèle sa vraie vocation : il sera
romancier réaliste. En 1867, Thérèse Raquin lui vaut un succès de scandale. En 1869, il conçoit
le projet d’un grand ensemble romanesque : Les Rougon-Macquart, Histoire naturelle et
sociale d’une famille sous le Second Empire. L’idée du cycle romanesque avec réapparition
des mêmes personnages est reprise évidemment de Balzac avec cette différence que Zola limite
son champ d’observation à une seule famille.

Les romans se succèdent désormais sans discontinuer, avec deux sommets : L’Assommoir
(1877), qui raconte la déchéance progressive d’un couple d’ouvriers sous l’effet de
l’alcoolisme, et Germinal (1885), évocation d’une grève de mineurs dans le Nord.

Parallèlement, Zola fait l’œuvre de théoricien (1880 : Le Roman expérimental) et réunit autour
de lui de jeunes disciples. Il apparaît comme le chef du mouvement naturaliste. En 1888,
toutefois, après la publication de La Terre, jugée « putride », certains disciples rompent avec
l’esthétique naturaliste.

Au cours des enquêtes, Zola s’est penché sur les problèmes du monde ouvrier. Il adhère au
socialisme et au moment de l’affaire Dreyfus, il écrit un article retentissant : J’accuse. En 1902,
le romancier meurt asphyxié dans son appartement parisien.

58
II. L’œuvre de Zola

Zola est à la fois le théoricien du naturalisme et son meilleur romancier.

➢ Le théoricien du naturalisme.

A l’image du savant, le romancier moderne doit être fait, selon Zola, « d’un observateur et d’un
examinateur ». Sur la nécessité d’observer et d’accumuler des documents préparatoires, Zola
ne fait que reprendre les conseils de Balzac et de Flaubert ; mais il innove en ajoutant à
l’observation l’expérimentation. La méthode qu’il expose en 1880 dans Le Roman
expérimental s’inspire directement de l’Introduction à la Médecine expérimentale du médecin
Claude Bernard. Le principe est de vérifier par des expériences en laboratoire l’existence de
lois qu’on a cru discerner en observant la nature. Ainsi L’Assommoir vérifie que, placé dans les
conditions de vie misérables de la classe ouvrière, un couple armé au départ des meilleurs
résolutions sera malgré lui entraîné vers l’alcoolisme et la déchéance. On a reproché à Zola de
nier par cette fatalité mécanique la liberté de l’homme. On peut surtout contester dans cette
théorie l’assimilation du romancier au chercheur scientifique : un romancier, en effet, ne «
vérifie » rien ; il imagine.

➢ Le romancier naturaliste

Dans ses romans, Zola fait la part belle à deux facteurs qui, selon lui, déterminent la vie de
l’individu : le facteur physiologique, c’est-à-dire le corps et tout ce qui s’y rapporte, et le facteur
social.

- Le corps. A un an d’intervalle, Zola dans Thérèse Raquin et Dostoïevski dans Crime et


Châtiment traitent le même sujet : le remords après le crime. Mais chez le romancier russe, tout
se déroule sur le plan de l’âme, tandis que chez Zola tout se ramène à un dérèglement nerveux.
Pour l’auteur de Thérèse Raquin, en effet, la vie morale est déterminée par des facteurs
physiologiques. L’individu ne saurait en particulier échapper à son hérédité. Voilà pourquoi
Zola choisit dans Les Rougon-Macquart de peindre une famille : c’est pour montrer de
génération en génération la résurgence d’une tare initiale. Mais le corps chez Zola a aussi ses
aspects positifs : avec sa sensualité, ses instincts, il nous rattache à la vie généreuse de la nature.

- La société. Zola s’est efforcé de peindre les différentes classes qui composent la société
de son temps. Dans La Curée, il évoque la corruption du grand monde parisien sous le Second
59
Empire ; dans La Bête humaine, l’univers des cheminots ; dans Au Bonheur des Dames, celui
des grands magasins. Mais surtout Zola a été le peintre du prolétariat urbain. Il a montré, sans
adoucissement ni complaisance, la misère, et la déchéance qu’elle entraîne. Il a analysé les
mécanismes qui mènent à la violence, à la grève, à l’émeute. Il a su recréer les mouvements de
foule, les élans collectifs.

60
Germinal

1885

Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des

hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de

gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès

quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils

arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main,

attendant par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans

un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de

fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre

étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des

moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les

remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les

berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils

tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct,

pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, "sonnant à la viande", pour prévenir

de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse,

tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.

- C'est profond ? demanda Etienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
- Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages

audessus, le premier à trois cent vingt.

Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Etienne reprit :

- Et quand ça casse ?

- Ah! quand ça casse...

61
Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé

et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au

bout de quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une

demiheure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la

profondeur de l'accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux

géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres

restaient mortes, la cage montait du vide dans le même silence vorace.

Extrait du chapitre 3 de la première partie de Germinal - Emile Zola

62
Le parnasse

L’idée fondamentale de ce mouvement, c’est que l’art n’a d’autre but que lui-même. La création
artistique doit être parfaitement gratuite : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir
à rien ; tout ce qui est utile est laid. » Un triple refus découle de cette conception : refus de la
poésie politique à la façon de Hugo (l’art est indifférent au progrès social) ; le refus de la poésie
philosophique à la manière de Vigny (l’art n’a pas de transmettre des idées ou une morale) ;
refus de la poésie sentimentale à la façon de Lamartine, car le lyrisme est trop souvent un
laisser-aller dont la forme pâtit.

Tels sont les refus. Quant aux valeurs défendues, elles sont essentiellement la beauté et la
liberté. L’artiste est libre de peindre ce qu’il veut. L’accuser d’être immoral ou mensonger,
c’est lui faire un faux procès, car son domaine n’est ni le Bon, ni le Vrai, c’est le Beau. Toute
censure est donc absurde, et la seule critique admise est celle qui porte sur la qualité artistique
de l’œuvre.

La doctrine parnassienne

Le groupe de Parnasse rassemble autour d’un maître, Leconte de Lisle, un certain nombre de
poètes partageant le même idéal comme José-Maria de Heredia. Leur domaine prolonge les
idées de « l’Art pour l’Art » émises par Gautier dès 1836 et fixées en 1857 dans le fameux
poème « L’Art ». Les Parnassiens reprennent le culte que Gautier voue à la belle forme ; ils y
ajoutent un souci d’exactitude par rapport au sujet traité, qui est la marque de leur époque et
les rattache au réalisme.

Le culte de la beauté

« Hors la création du Beau, point de salut » affirme Leconte de Lisle. Le poète ne doit donc
chercher ni à transmettre un enseignement, ni à exprimer ses sentiments intimes. Il doit
travailler patiemment la forme de son poème pour atteindre une perfection comparable à celle
d’une statue de marbre, impeccablement polie.

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Le souci de l’exactitude

Chez les Parnassiens, la fantaisie est bannie, alors que les romantiques, Théophile Gautier le
premier, la cultivaient volontiers. Une documentation importante préside à l’élaboration du
poème qui contient ainsi un certain nombre de connaissances relatives à l’art, à la mythologie,
à la science. C’est la poésie d’observation également dans la description de paysages,
d’animaux ou d’œuvres d’art.

« L’Art »

Oui, l’œuvre sort plus belle

D’une forme au travail


Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail […]

Tout passe – L’art robuste

Seul a l’éternité;
Le buste
Survit à la cité.

Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent,


Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.

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Sculpte, lime, cisèle;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant!

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Leconte de Lisle
1818-1894

Aristocrate, né à la Réunion en 1818, Charles Leconte de Lisle gardera de son enfance et de ses
voyages une prédilection pour la nature et les civilisations exotiques et recherchera, dans son
écriture, le dépaysement. Etudiant en France, il est un adepte de l'utopie fouriériste, mais déçu
par l'échec de la Révolution de 1848, il se détache de l'action politique pour se consacrer,
comme à une divinité exigeante, à la poésie. Il tente d'écarter les tourments de son cœur et de
son esprit pour atteindre l'impassibilité du beau qu'il entend concilier avec la rigueur de la
science. Se plaçant ainsi aux antipodes des conceptions romantiques, dans ses deux principaux
recueils, les Poèmes antiques (1852-1874) et les Poèmes barbares (1862-1878), il étend cette
rigueur à la forme poétique elle-même.

Considéré comme un « maître » par l'école parnassienne qu'il a contribué à fonder, il est élu en
1886 à l'Académie française et meurt en 1894 à Louveciennes.

I. Le désespoir

Adepte des idées de Fourrier, Leconte de Lisle partage l'enthousiasme révolutionnaire de 1848;
puis, quand le rêve s'effondre, il se retire, déçu, amer. Pour lui, comme pour Flaubert, l'art est
un refuge contre la vie. Dégoûté par la vulgarité et la cupidité de ses contemporains, Leconte
de Lisle se tourne vers les civilisations lointaines. Sept poèmes des Poèmes antiques (1852)
s'inspirent de la philosophie hindoue, où il trouve un écho à son propre pessimisme. Pour
l'indouisme, en effet, tel qu'il s'exprime dans les « Veda », livres sacrés qu'interprètent les «
brahmanes » (prêtres), tout est illusion ; rien n'existe, ni joie, ni peine; le seul dieu est le Néant.

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Renonçant à toute volonté, le sage atteint le « nirvana », état de quiétude absolue où s'abolissent
les désirs et la vie individuelle.

II. Dieux, animaux et paysages

Tirés des mythologies hindoue, grecque ou celte, héros et dieux peuplent les Poèmes antiques
et les Poèmes barbares (1862). Leconte de Lisle exalte leur puissance, leur cruauté, comme il
exalte la puissance et la cruauté des animaux sauvages qu'il excelle à saisir dans le jeu de leurs
muscles, leurs attitudes, leurs cris. Enfin, de sa naissance à la Réunion, Leconte de Lisle
conserve la nostalgie de la nature exotique, des paysages écrasés de soleil, et comme « anéantis
» de chaleur et de lumière:

« Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux. »

Les dieux, les animaux, les plantes ont aux yeux de Leconte de Lisle un même prestige: celui
de l'inhumanité. A l'amollissement de ses contemporains corrompus, le poète préfère en effet
l'impassible cruauté de la barbarie.

Le rêve du jaguar

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,


Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L'araignée au dos jaune et les singes farouches.
C'est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil

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Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Leconte de Lisle - Poèmes barbares

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