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Captures
Figures, théories et pratiques de l'imaginaire

Quelques lignes « intra muros et extra »


Lecture graphique de l’incipit du Père Goriot de Balzac
Véronique Cnockaert

Volume 2, Number 2, 2017 Article abstract


The first words of Balzac’s Le Père Goriot present a remarkable criss-crossing
Imaginaire de la ligne of distinct lines that never cease to echo one another. Graphic line, historic
line, geographic line, institutional line, and cultural line intersect, creating a
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1059772ar tight-wound tangle offering up a rich scriptural invention that is analyzed in
DOI: https://doi.org/10.7202/1059772ar this article.

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Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire

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2371-1930 (digital)

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Cnockaert, V. (2017). Quelques lignes « intra muros et extra » : lecture
graphique de l’incipit du Père Goriot de Balzac. Captures, 2(2).
https://doi.org/10.7202/1059772ar

Tous droits réservés © Véronique Cnockaert, 2017 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Quelques lignes « intra muros et extra »

Lecture graphique de l’incipit du Père Goriot de Balzac

Véronique Cnockaert

Résumé :

L’incipit du Père Goriot de Balzac présente un entrecroisement remarquable de lignes distinctes qui ne cessent
d’être l’écho l’une de l’autre. Ligne graphique, ligne historique, ligne géographique, ligne institutionnelle et ligne
culturelle forment un écheveau serré, tissage qui offre un mode d'invention scriptural riche en significations que
cet article se propose d’analyser.

The first words of Balzac’s Le Père Goriot present a remarkable criss-crossing of distinct lines that never cease
to echo one another. Graphic line, historic line, geographic line, institutional line, and cultural line intersect,
creating a tight-wound tangle offering up a rich scriptural invention that is analyzed in this article.

L’évocation de la pensée par la ligne, l’arabesque

et les moyens plastiques, voilà mon but.


Gustave Moreau1.

Sur un sol parisien connu pour ses accidents, traçons, après Balzac, quatre lignes droites, qui font se rejoindre

la Maternité de Port-Royal, l’hospice de la Vieillesse, l’hôpital des Vénériens et celui des Incurables, et qui
enclosent une partie du quartier du Val-de-Grâce et du faubourg Saint-Marceau. Ce quartier, que découvrit

Jean-Jacques Rousseau en arrivant à Paris et dont il dira dans Les Confessions qu’aucune « magnificence »
parisienne n’a jamais réussi à gommer ce premier souvenir d’insalubrité et de pauvreté, à tel point qu’il en

gardera « un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale2 » (Rousseau, 1832 [1782]: 187), va néanmoins
connaître une gloire toute littéraire grâce au Père Goriot dont il est le théâtre initial. C’est en effet entre ces
quatre sommets qui a eux seuls résument les étapes importantes d’une vie (la naissance, la vieillesse et la
mort par amour ou par abandon) que se joue le drame d’un père trop amoureux de ses filles et l’ascension

sociale d’un jeune homme de province venu faire ses armes à Paris, tous deux logeant dans la pension
désormais célèbre, sise rue Neuve-Sainte-Geneviève, de madame Vauquer3. Si nous avons choisi l’incipit de
ce roman, c’est qu’il présente un entrecroisement tout à fait remarquable de lignes distinctes qui ne cessent

cependant d’être l’écho l’une de l’autre. Ligne graphique, ligne historique, ligne géographique, ligne
institutionnelle et ligne culturelle forment un écheveau serré, tissage qui propose un mode d’invention scriptural
riche en significations.

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Ligne descendante

Ce n’est pas sur une ligne graphique que s’ouvre l’incipit, mais sur une, toute virtuelle, qui appartient au
schème vertical de la chute. Ainsi, dès le début, une verticalité descendante emporte avec elle la suite de
l’incipit et lui sert de forme structurante. Qu’il s’agisse des personnages ou de l’environnement, tout subit sa
logique puissante qui n’épargne rien ni personne :

Cette pension, connue sous le nom de la Maison Vauquer, admet également des hommes et des
femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce
respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y était-il jamais vu de jeune personne, et
pour qu’un jeune homme y demeure, sa famille doit lui faire une bien maigre pension. Néanmoins en

1819, époque à laquelle ce drame commence, il s’y trouvait une pauvre jeune fille. (Balzac, 2004 [1834]:
46.)

Dans ce premier paragraphe, les individus comme les choses sont frappés du sceau de la déréliction et le mot

est à prendre en son sens fort. C’est ainsi pour madame Vauquer, qui a perdu son rang, pour « la jeune fille
pauvre », sous-entendu Victorine Taillefer, qui n’a pas été reconnue par son père millionnaire, et pour « le
jeune homme » à qui la « famille doit […] faire une bien maigre pension » pour qu’il demeure dans une telle
maison, c’est-à-dire Eugène de Rastignac, dont la particule ne préjuge en rien de la fortune, comme l’indique

ici son statut présenté par anticipation. On le voit, les lignes de filiation sont toutes interrompues (par la
descendance ruinée de madame Vauquer, par la mort du père pour Victorine, par la volonté — l’histoire nous
l’apprendra — de couper avec le sien et avec la province pour Rastignac). Ce nouveau siècle, héritier d’une
Révolution qui a coupé la tête du roi, coupe, ainsi que ce début de roman le laisse voir en creux, avec la
métrique biologique de l’Ancien Régime, mais pas seulement. La suite du paragraphe révèle que ces revers de
fortune ne sont pas uniquement le lot des êtres, ils touchent aussi le roman et plus spécifiquement le

« drame » qui, en « ces temps de douloureuse littérature », a perdu en considération.

En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire dont il a été
prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de l’employer ici : non que cette
scène soit dramatique dans le sens vrai du mot; mais l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé
quelques larmes intra muros et extra. Sera-t-elle comprise au-delà de Paris? Le doute est permis. (47-
48.)

Retenons pour l’instant que la dévalorisation générique double la chute sociale des trois premiers

protagonistes, mais ce n’est pas tout. Alors que, jusqu’ici, la ligne dominante en décrivait une verticale,
l’indication « intra muros et extra » la tord pour former un cercle, celui du mur d’octroi qui ceint Paris depuis

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1784. En insistant sur le dedans et le dehors de la ville, le narrateur laisse entendre que le récit qui va suivre
ne peut être compris que de l’intérieur (« Sera-t-elle comprise au-delà de Paris? Le doute est permis. »),
centralité du lecteur qui signe pour Balzac celle du roman sur la scène littéraire; on sait que, durant toute sa
carrière, le romancier travaillera à anoblir ce genre souverainement bâtard, et il y parviendra. Le Père Goriot ne
sera d’ailleurs pas étranger à cette promotion. Seuls donc les Parisiens semblent en mesure de saisir les affres
de ce père malade d’amour pour ses filles et les turpitudes d’un jeune homme en quête de reconnaissance.
C’est qu’ils connaissent d’expérience cette « illustre vallée de plâtras », cette « vallée remplie de souffrances
réelles et de joies souvent fausses », agglomérat de « vices » et de « vertus » qui va des « buttes

Montmartre » aux « hauteurs de Montrouge » (Balzac, 2004 [1834]: 48), et où s’entrechoquent violemment
crimes et pitié. Paris sous la plume de Balzac s’apparente à une toile arachnéenne qui attrape ceux qui n’en
connaissent pas les ruses et les chemins tortueux, comme le confirme le texte : « Le char de la civilisation […],
à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que les autres et qui enraye sa route, l’a brisé bientôt et
continue sa marche glorieuse » (48). Ainsi, aux « ruisseaux noirs de boue » (48) qui traversent la ville et la
maculent, se superpose le tracé de la roue civilisatrice, obscure comme l’encre, sombre comme une gloire
volée qui anéantit les cœurs, même les plus coriaces.

Le cercle parisien

On le voit, le cercle parisien, périmètre matriciel, ne déboute en rien la ligne verticale; au contraire, il la contient
comme pour lui permettre de se multiplier et de se métamorphoser sans frein. Et c’est le cas si l’on en juge par
la description du quartier de la pension Vauquer. Dès le deuxième paragraphe, la verticalité descendante
s’affiche à nouveau, mais cette fois-ci graphiquement en orientant spatialement la description. Elle rejoint par
ce mouvement les dérélictions précédentes : « La pension bourgeoise est située dans le bas de la rue Neuve-
Sainte-Geneviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse vers la rue de l’Arbalette par une pente si brusque et si
rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement4. » (Balzac, 2004 [1834]: 49.) Encore une fois, la

« pente » est un guide qui mène vers d’insolites noirceurs, puisque l’âme de ceux qui s’y abandonnent se
désole, tout comme la lumière décline. Comme dans le paragraphe précédent, rien n’échappe à l’inféodation
de cette triste et douloureuse verticalité, au point que la rue, ruinée par ce trait, se transforme en caveau : « de
marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux
Catacombes. Comparaison vraie! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou
des crânes vides? » (49.)

Alors que la dénivellation invite aux ruissellement des eaux de la ville, on peut s’étonner de la sècheresse du
lieu; il convient d’ailleurs de s’arrêter sur cette anomalie, tant la raison apparaît étonnante. Ainsi, la nature

éminemment pentue de l’endroit

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est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du
Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tons jaunes, en
y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les
ruisseaux n’ont ni boue ni eau, l’herbe croît le long des murs. L’homme le plus insouciant s’y attriste
comme tous les passants, le bruit d’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les
murailles y sentent la prison. Un Parisien égaré ne verrait là que des pensions bourgeoises ou des
institutions, de la misère ou de l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte à
travailler. Nul quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. (49.)

Enclavé entre ces deux dômes monumentaux, l’endroit subit un assombrissement chromatique et moral. Le
plus étrange cependant est que cet obscurcissement résulte de la projection de « tons jaunes », le jaune étant

une couleur reconnue pour ses qualités chatoyantes et éclaircissantes. Quelle est donc cette projection
sinistrement lumineuse, d’où tient-elle cette capacité à flétrir les lieux qu’elle domine? Revenons pour y
répondre aux sources de l’ombre projetée, le dôme du Val-de-Grâce et celui du Panthéon.

L’église du Val-de-Grâce est une ancienne abbaye construite en 1624, sur la demande d’Anne d’Autriche, à
laquelle une église entièrement dédiée à la nativité a été greffée en 1645, toujours selon les vœux de la reine,
devenue Régente et mère entre temps. Notons que l’église possédait une chapelle dite « chapelle des cœurs »
qui renfermait les cœurs embaumés de 45 rois et reines. Ces urnes reliquaires furent vendues ou échangées
sous la Révolution. En 1793, la Convention réaffecte l’édifice en hôpital militaire. Ainsi, alors que la vocation
initiale du Val-de-Grâce était de célébrer la naissance du Christ et de protéger les âmes et les cœurs, depuis la
Terreur, on n’y soigne désormais plus que les corps. Quant au Panthéon, il fut à l’origine, en 1764, une église
construite pour abriter la chasse de sainte Geneviève; finalement, en 1791, il se transforme en « Panthéon des

grands hommes ». Sous Napoléon 1er et Louis XVIII, l’édifice retrouve pour un temps sa vocation première,
mais, en 1830, sous Louis-Philippe, l’église redevient un Panthéon. Lors de l’année de publication du Père
Goriot, le Panthéon est donc un temple laïque depuis quatre ans5. Et, même si le récit débute en 1819, il
semble, à suivre le texte de Balzac, qu’en ces lieux désolés, tristes et noirs, « l’ancien pouvoir religieux », ainsi
que le remarque Paul Bénichou, « est devenu étranger à la société » (1977: 474), et que le cœur sec des
hommes a damé le pion aux cœurs embaumés des rois encore bénis des dieux, ce qui, en 1834, on le sait,
n’est plus le cas, puisque même la monarchie est constitutionnelle. La ligne descendante accompagne en
quelque sorte cette désacralisation des institutions : de l’église à l’hôpital militaire, de l’église au monument

laïque, du ciel aux Catacombes.

Sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève plane donc l’ombre d’une spiritualité déclinante qu’une laïcité récente
écrase de tout son poids. Sous cet angle, la lumière jaune aux accents « sévère[s] » s’apparente à celle d’un

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coucher de soleil qui annonce la nuit. Dans ce tombeau à ciel ouvert, « l’ordre humain est, pour reprendre
Bataille, […] solidaire de l’ordre architectural, qui n’en est que le développement » (Bataille, 1929: 117). Et
alors que la sécularisation des institutions laissait présager une liberté nouvelle pour l’individu, il semble que,
dans l’économie balzacienne, elle se transforme en un espace d’errance pour l’âme et le cœur des hommes
qui y sont soumis. Étrange invitation au voyage donc que cette entrée en matière, voyage vers le bas, mû par
une verticalité qui aspire avec elle transcendance et joie. Qu’elle soit majestueuse comme celle des dômes, ou
sépulcrale comme celle de la sinistre rue, dans chaque cas, la ligne descendante orthographie le sens du texte
dans un glissement plurisémantique où la désolation géographique rencontre la ruine des symboles religieux,
la déchéance sociale des individus et les afflictions humaines. Au sein d’un savant dédoublement graphique, la
verticalité orchestre les discours muets des dispositifs topographique et idéologique. Par ailleurs, on voit aussi
nettement que la sensibilité figurative du texte va de pair avec une sensibilité philosophique, voire
métaphysique. Tout comme les institutions sont délaissées par Dieu, il semble que la rue Neuve-Sainte-
Geneviève le soit par sainte Geneviève elle-même, patronne de Paris, puisque même le voyageur parisien qui
s’aventure dans cet endroit s’y égare; c’est un fait qu’il se trouve là, dans le « quartier le plus horrible [et] le
plus inconnu » de la ville (49). Aussi, loin des festivités et des mondanités parisiennes, le quartier Saint-
Marceau, et le récit dont il sera l’un des cadres principaux, se convertit pour notre passant en terre inconnue.

Et pourtant, au milieu de ce miroir inversé du Paris fashionable et rieur, se terre peut-être sa vérité cachée et
celle de tous les hommes : « Ah! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si
véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être. » (48-49.) Alors que
généralement le flâneur jouit de « l’expérience de l’étrangeté [comme] d’un spectacle esthétique » (Stierle:
267), aucune sublimation de cet ordre n’atteint cette fois-ci le promeneur. Ce serait, selon Karlheinz Stierle, la
proximité entre le Parisien et le quartier Saint-Marceau qui empêche ce genre d’expérience d’avoir lieu. Peut-
être est-ce le cas, mais nous croyons plutôt que cet étonnant voyageur prend physiquement conscience que le
réel n’est plus subordonné au spirituel, les Catacombes sous ses pieds lui rappelant douloureusement sa
finitude.

Le cadre de bronze

On sait que les incipits condensent les orientations des récits, aussi pour nous qui connaissons la fin tragique
du père Goriot, « figure christique » (il n’hésite pas à se comparer à Dieu), et l’ascension fulgurante de
Rastignac soutenue par des moyens peu vertueux, la marche perdue de ce passant malencontreux, prisonnier
de la noirceur de la rue Neuve-Sainte-Geneviève et de l’ombre des dômes laïques, suggère que
l’affranchissement d’une forme de transcendance expose l’être à un gouffre moral (les Catacombes) et à une

esthétique tombale :

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La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit,
auquel on ne saurait trop préparer l’intelligence des couleurs brunes, par des idées graves; ainsi que, de
marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend
aux Catacombes. Comparaison vraie! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs

desséchés, ou des crânes vides? (49.)

Loin des « couleurs sanguinolentes des écrits modernes » (Balzac, 1979 [1831]: 54), sous-entendu de la
littérature fantastique qui triomphe durant ces années 30 et dont se plaint amèrement l’écrivain dans sa
« Préface » à La Peau de chagrin, celles du Père Goriot, dans l’incipit tout particulièrement préfèrent les tons
mornes de la blessure morale.

Les habitués de La Comédie humaine reconnaitront certainement la tendance qui veut que, chez Balzac,
l’histoire des mœurs — celle du père Goriot, d’Eugène de Rastignac, de madame Vauquer ou d’autres
— débute avec le déficit des systèmes qui relèvent d’une transcendance. Et si l’auteur « écri[t] », comme il le
dit lui-même dans son « Avant-propos », « à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion [et] la Monarchie »
(Balzac, 1976 [1842]: 13), force est d’admettre que ces lueurs sont faibles, à l’image de celles que projettent
les coupoles de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Peut-être participent-elles de l’esthétique du « siècle [que
Vautrin qualifie de] mou » (225). Aussi pour en dégager des tableaux tranchés l’auteur juge-t-il nécessaire d’en
fixer le cadre. On ne s’étonnera donc pas que les lignes verticales de la rue se cassent pour former un « cadre
de bronze » qui enclôt des couleurs moins éclatantes que le sang, mais tout aussi funestes. En termes de
nature de l’espace, le quartier de la pension Vauquer relève nettement du contenu, plus spécifiquement de la

« prison » comme le souligne dès le début le narrateur (49); ceci se confirme quelques pages plus loin, lorsque
les pensionnaires sont qualifiés de « forçats » (66). On le voit, le bronze et le carré s’intensifient mutuellement
dans l’idée d’une frontière dure : dans cette combinaison, la ligne se meut en clôture. Si l’on suit la logique
géométrique de l’incipit, on remarque que le cercle parisien (intra et extra muros) contient en son centre un
quadrilatère (le cadre de bronze), figure ptoléméenne qui généralement invite à penser les changements de
cadres, mais qui, dans le cas présent, sert à visualiser les changements de plans et de perspectives. En effet,
entre le cercle de Paris et le cadre de bronze, Balzac déplace et promène son lecteur dans des univers
différents et superposés, fortement liés les uns aux autres. De fait, d’une frontière à une autre ou du cercle au
carré, la roue de la civilisation déroule la ligne horizontale du temps qui court, et celle verticale des religions
mourantes strie le tableau d’une « scène de la vie privée6 ». L’ensemble trouve alors sa cohérence dans un
même système de références, Paris, que métaphorise le mur d’octroi. Ainsi, le dynamisme du texte ne loge pas
seulement dans la description des individus, des monuments ou des choses, il est soutenu également par ces
variations graphiques — de la ligne droite à la ligne brisée, en passant par l’horizontale — qui s’effectuent à
l’intérieur d’une structure giratoire (la ceinture parisienne) et où les sens, ceux de la pensée et du corps,

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peuvent être à la fois contradictoires et complémentaires, tout comme le sont les changements de focales —
du plus grand au plus petit —, les changements de perspectives — du plus haut au plus bas —, tout comme la

ville rayonnante, centre du monde en ce dix-neuvième siècle débutant, accouche néanmoins, protégée par le
silence des dômes, de geôles urbaines : ainsi la rue Neuve-Sainte-Geneviève.

Cette manière d’offrir une image morale de Paris, en en éclairant des coins sombres, est effectivement à
l’œuvre dès l’incipit du roman. Le cadre de bronze, cadre généralement de petit format, illustre bien cette
focalisation. Telle une étroite fenêtre dans la masse des « Études de mœurs », il s’ouvre sur les abîmes
émotionnels et moraux des « âmes désolées » (Balzac, 2004 [1834]: 65) peuplant la maison Vauquer. Balzac
scénarise la spatialité à l’aide d’un imaginaire fortement géométrique qui ordonne une vision de la société;
c’est qu’architecture et idéologie sont farouchement mêlées dans l’univers balzacien, comme elles le seront à

sa suite, « l’esprit de classe s’exprim[ant] dans la physionomie » des lieux, au sein du roman du second XIXe
siècle (Stierle: 259). Que l’espace soit économiquement et socialement construit, la critique l’a largement
démontré et analysé. Ce dont on parle moins cependant, c’est la congruence entre les lignes droites ou
serpentines, entrelacées ou parallèles qui le traversent et le sens plus général du texte. Que l’on pense aux

verticalités de l’incipit, aux ondulations de celui de La Peau de chagrin, aux lignes croisées qui ouvrent Le
Colonel Chabert, aux ramifications généalogiques qui débutent La Vieille Fille ou à la ligne frontière de
Sarrasine, dont Michel Serres a remarquablement montré la dissémination sémantique tout au long de la
nouvelle (1989), celles-ci ou celles-là, toutes s’associent par analogie graphique au récit qu’elles initient. Dit
autrement, c’est comme si une forme de figurabilité présidait aux significations du roman, comme si des
schèmes graphiques plus ou moins obsédants (comme on parle de métaphores obsédantes) commandaient
des destinées, découpaient des thèmes, traçaient des atmosphères, bref, dessinaient un imaginaire. Cette
collaboration graphique entre le fond et les formes révèle que ce n’est pas seulement la représentation
mimétique du réel qui importe, mais une représentation stratégique de lignes directionnelles qui rendent
compte figurativement de la visée du roman, tout en servant aussi de passerelles signifiantes. De ce point de
vue, l’incipit du Père Goriot est redoutable d’efficacité tant ces « lignes que l’on peut qualifier de section7 »
(Brusatin: 56), celles-là même qui en anatomie servaient, à l’origine, à dévoiler l’âme derrière le muscle,
œuvrent à révéler les différentes codifications du texte.

Les lignes du drame

Ce système linéaire est tout à fait patent dans les segments métanarratifs du roman. On se souvient que la
ligne verticale descendante faisait référence au déclin des institutions religieuses, mais elle marque aussi celle
du roman en tant que genre et plus spécifiquement celle du drame dont il est le support, comme nous l’avons
déjà rapidement souligné. Ainsi, rappelons que dès le premier paragraphe le texte indique que c’est en termes

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de genre déconsidéré que le drame est présenté (47-48). La ligne descendante inscrite de facto dans la chute
du dramatique « tombé » (48) hors de faveur accompagne donc figurativement une ligne évaluative qui
fusionne informations commerciales et entreprise esthétique. Par ailleurs, le doute que jette le narrateur sur la
possible incompréhension de l’histoire par un non-autochtone instaure une forme d’intimité avec le lecteur
parisien, qui n’est pas n’importe quel lecteur, puisque savant de son expérience locale de la ville, et de ce fait
seul capable de comprendre le drame se jouant dans ce livre. Derrière ces réserves topo- et ethnographiques,

c’est toute une conception du drame et du roman, sensibles au lieu, aux faits divers, au quotidien et aux
mœurs, que propose Balzac dès 1834, donc bien avant qu’il ne le théorise dans l’« Avant-propos » de 1842. Le
cercle participe de cette conception; aussi celui du mur d’octroi de la ville de Paris ne vaut pas uniquement
comme détail topographique. En tant que cercle fermé, il établit à la fois une frontière géographique, crée un
club de lecteurs, ravive la ségrégation entre Parisiens et provinciaux, superpose données sociologiques et
réception du livre, et révèle finalement à mots couverts des questions majeures qui sont aussi les enjeux du
récit : par quels moyens un provincial peut-il et va-t-il saisir les rouages de la réussite parisienne? Par quels
moyen un individu qui n’appartient pas à la coterie des bien-nantis peut-il un jour y participer? C’est donc,
maillé à ce cercle, un problème de légitimité qui est révélé dès l’ouverture du Père Goriot : légitimité
ethnographique (être ou ne pas être parisien), légitimité générique (être ou ne pas être un roman8). La ligne
circulaire prend donc en compte des phénomènes de frontières géographique et sociale, de rayonnement et
d’esthétique, alors que la ligne verticale énonce essentiellement, dans cet incipit tout au moins, l’absence de
transcendance (paradoxalement, pourrions-nous dire, tant la verticalité est liée à la transcendance dans notre
imaginaire culturel) : la chute, la misère et la mort. On voit ainsi à quel point l’espace savamment et
minutieusement décrit par le romancier obéit à une logique que nous pouvons qualifier de graphique, qui met
en relation architecture, histoire, esthétisme, présupposés idéologiques et éthos social, et où le dessin de la
ligne, pour mieux réfléchir ces différents points de vue du récit, se brise à angle droit ou se courbe : carré,
cercle, chacune de ces figures ordonnant une combinatoire particulière qui complète en la nuançant ou en la
confirmant la fonction descriptive et signifiante de la ligne, ici essentiellement descendante. Cette manière
d’user de la ligne réaffirme que les schèmes géométriques sont des données avant tout
anthropologiques (Lumbroso, 2004: 301) qui appartiennent à notre imaginaire culturel et qui servent de ponts
entre différents niveaux textuels. Il est remarquable en effet que la ligne, par sa seule direction, domestique
l’espace, mais aussi les idées et les émotions. À l’intérieur d’un phénomène figural savant, comme l’examen
de cet incipit le prouve, Balzac chorégraphie des récits, historiques et individuels, où les échappées axiales
mêlent les lignes et les mots dans une organisation scripturale qui réconcilie vitalité du trait et profondeur du
sens.

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1. Gustave Moreau dans ses Cahiers intimes, cité par GROJNOWSKI, Daniel. 2016. « Surréalisme. Vue d’ensemble », in
Encyclopædia Universalis. Boulogne-Billancourt (France) : Encyclopædia Universalis, consulté le 14 novembre 2017. En ligne.
2. L’extrait entier vaut d’être cité : « En entrant par le faubourg Saint-Marceau je ne vis que de petites rues sales et puantes, de
vilaines maisons noires, l’air de malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de
tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à un tel point que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence
réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette
capitale. » (Rousseau: 187.)
3. Sur Paris dans La Comédie humaine, voir Jeannine Guichardet (1986a: 169-190; 1986b), mais aussi Isabelle Mimouni (1999).
4. [Nous soulignons.]
5. Sur l’histoire du Panthéon, voir Mona Ozouf (1984).
6. Dans le catalogue de La Comédie humaine de 1845, Le Père Goriot est le 26e titre des « Scènes de la vie privée », elles-mêmes
appartenant aux « Études de mœurs ».
7. Manlio Brusatin, à qui nous empruntons l’expression, l’emploie à caractériser les lignes tranchantes de la dissection anatomique
(56).
8. On se souvient de l’affirmation : « ce drame n’est ni une fiction, ni un roman » (Balzac, 2004 [1834]: 49).

Bibliographie

BALZAC (DE), Honoré. 1976 [1842]. « Avant-propos à "La Comédie humaine" », dans La Comédie humaine,
sous la direction de Pierre-Georges Castex. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, p. 7-20.
BALZAC (DE), Honoré. 1979 [1831]. « La Peau de chagrin », dans La Comédie humaine, sous la direction de
Pierre-Georges Castex. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 10, p. 48-294.
BALZAC (DE), Honoré. 2004 [1834]. Le Père Goriot, introduction, notes et dossier de Stéphane Vachon. Paris :
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