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Flaubert et le paysage oriental

Author(s): Anne-Sophie Hendrycks


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , Nov. - Dec., 1994, 94e Année, No. 6
(Nov. - Dec., 1994), pp. 996-1010
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40532400

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL1

L'attrait de Gustave Flaubert pour l'Orient se situe dans le grand


courant orientaliste du xixe siècle : d'abord manifestement roman-
tique dans ses rêves d'adolescent et ses Œuvres de Jeunesse, Flau-
bert se montre plus soucieux de la réalité orientale qu'il connaît
mieux à partir de 1849.
Dès les Œuvres de Jeunesse et a fortiori pendant et après son
périple de dix-huit mois en compagnie de Du Camp, les rêves puis
la découverte et les souvenirs d'Orient ont pour expression privi-
légiée la description. La description du paysage oriental soulève
des questions particulières du fait de l'existence des notes de voyage
et de leur utilisation postérieure, et en raison de la présence d'une
production «orientaliste» antérieure à 1849. Comparer cette der-
nière avec les descriptions qui font suite au voyage n'est pas sans
intérêt. Dans le travail de Flaubert sur le paysage oriental, nous
tenterons de discerner l'apport du voyage à la formation du jeune
écrivain et à l'élaboration de son esthétique ; la confrontation des
textes du voyage {Carnets et Correspondance) avec les œuvres qui
le précèdent et le suivent pourra éclairer l'ampleur et la nature des
efforts et des progrès effectués.
Flaubert a beaucoup rêvé à l'Orient. Dans les Œuvres de Jeu-
nesse, celui-ci figure plus souvent comme un espace onirique et
désiré que le héros ou le narrateur évoque ou invoque, plutôt qu'il
n'est le cadre de l'action. L'imaginaire de l'adolescent a été alimenté
par ses lectures d'un « bric-à-brac » oriental coloré et parfois dé-
concertant. Par la suite, en vue du voyage de 1 849, il lit des auteurs
aussi variés que Homère, Hugo, Chardin ou Chateaubriand... On
retrouve ici les deux pôles de la lecture flaubertienne : l'information
et la rêverie - la « débauche imaginative », dirait R. Debray-Genette.
À cette approche livresque succède la découverte sur le terrain...

1. Cet article doit beaucoup aux conseils de Mesdames Ambrière-Fargeaud et Gothot-


Mersch, à qui j'exprime ici ma reconnaissance.

RHLF, 1994, n° 6, p. 996-1010.

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 997

Quand nous avons été à deux heures du rivage d'Egypte, je suis monté a
chef de timonerie sur l'avant et j'ai aperçu le sérail d'Abbas Pacha comme u
noir sur le bleu de la mer. Le soleil tapait dessus. J'ai aperçu V Orient à tra
plutôt dans une grande lumière d'argent fondue sur la mer. Bientôt, le riv
dessiné [...]2.

Toute la force du désir et du rêve transparaît dans la naïve


thousiaste de cette expression : « J'ai aperçu l'Orient » (avant m
que le rivage ne se soit dessiné !), au moment même où la r
orientale s'impose au jeune homme pour qui elle sera toujo
d'abord « dans une grande lumière d'argent fondue » et peu
cette lumière même - comme l'hésitation et l'ambiguïté de l
position choisie le font déjà pressentir. Dès lors, Flaubert as
une véritable boulimie de sensations : « Je me fiche une ventrée de
couleurs, comme un âne s'emplit d'avoine», écrit-il à sa mère, le
17 novembre 1849.

Cependant il ne faudrait pas s'y tromper, cette passivité que


Flaubert appelle vivre « comme une plante » 3 est une passivité
active et efficace - si cet oxymore nous est permis : elle n'est pas
pur laisser- aller mais bien plutôt une « méthode ». Alors que René
Dumesnil écrit que « Flaubert s'est laissé aller à la douceur de la
vie orientale sans autre souci que de se pénétrer de ce qu'il voyait »4,
la fécondité même du voyage nous fait mesurer la portée réelle de
ce « laisser-aller », de même que la Correspondance où Flaubert
affirme sa volonté d'«être un œil» et son désir d'être ouvert à
toutes les impressions pour pouvoir ensuite les « digérer ». En cela
le voyage en Orient est une étape fondamentale dans la formation
de l'artiste dont l'âme « s'imbibe de couleurs continuellement,
comme un morceau d'étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouil-
lante d'un teinturier »5. Flaubert réalise ce qu'il n'avait pas pu faire
au cours du voyage de 1845, lui qui écrivait alors à A. Le Poittevin :

Quand j'irai... je veux être libre, tout à moi, seul, ou avec toi, pas avec d'autres ;
[...] je m'incrusterai dans la couleur de l'objectif et je m'absorberai en lui avec un
amour sans partage6.

C'est parce qu'il n'a pas le souci du livre à faire que Flaubert peut
« absorber l'objectif» et « s'absorber en lui » en toute liberté ; se
fondant sur sa propre expérience, il écrira à Feydeau en 1860 :

2. Corr., 1. 1, p. 528, lettre à sa mère, Alexandrie, le 17 novembre 1849. Souligné par nous.
Les références de la correspondance sont données dans l'édition de Jean Bruneau in Bibliothèque
de la Pléiade, Paris, 1973, 1980, 1991.
3. Corr., 1. 1, p. 562, 5janv. 1850.
4. René Dumesnil, Gustave Flaubert : l'homme et l'œuvre, Paris, 1932, p. 237.
5. Corr., t. il, p. 444, à Louise Colet, 30 sept. 1853.
6. Corr., 1. 1, p. 226, 1er mai 1845.

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998 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Crève-toi les yeux à force de regarder sans songer à aucun livre (c'est la bonne
manière). Au lieu d'un, il en viendra dix, quand tu seras chez toi, à Paris. Quand
on voit les choses dans un but, on ne voit qu'un côté des choses7.

Pour que l'objectif pénètre en lui, il ne suffit pas à Flaubert de


voir, d'« être un œil », comme il le dira plus tard, il lui faut regarder,
il faut savoir regarder. Le voyage et l'écriture quotidienne des
Carnets sont alors une véritable « éducation des sens très volontaire
et très profitable », selon l'excellente formule de Jean Pommier. Le
choix des notes, au détriment du récit de voyage traditionnel, permet
à Flaubert à la fois une plus grande liberté et une plus grande
rigueur dans l'écriture : une plus grande liberté en ce sens qu'il
peut consigner des sensations, disparates et ponctuelles, sans avoir
à les agencer dans un récit artificiel, à ajouter des réflexions, des
anecdotes, un fil qui unifierait le tout (il peut n'enregistrer que
1'« indispensable » : « [...] je n'ai pas écrit une seule réflexion. Je
formulais seulement de la façon la plus courte l'indispensable, c'est-
à-dire la sensation, et non le rêve, ni la pensée » 8) et une plus
grande rigueur car il lui faut alors « non plus écrire un voyage
comme on écrit un récit où l'on parle de soi et de paysages rêvés,
non plus se livrer à cette poésie facile de l'imaginaire, mais ap-
prendre à conduire, à dompter ce rêve pour décrire ce que l'on
voit » 9. Notons que dans ses réflexions Flaubert insiste sur une
fidélité à la sensation plutôt qu'à la « réalité ». L'auteur- voyageur
concentre plus particulièrement son attention sur certains aspects
du paysage ; nous voudrions examiner ici le travail effectué sur la
description de la lumière, des couleurs, sur la dynamique et l'at-
mosphère des paysages, afin de mieux comprendre en quoi consiste
cette « éducation des sens ».
L'« aspiration frénétique » de Flaubert vers la lumière trouve son
accomplissement en Orient ; Flaubert ne pouvait que privilégier un
aspect du paysage qui le séduisait et dont la description était pour
le moins problématique. Il tente d'abord d'appréhender la lumière
dans ses manifestations les plus facilement saisissables, dans ses
combinaisons avec des éléments concrets qui lui offrent, d'une
certaine façon, le support de leur matière, de leur forme, de leur
mouvement ; elle se fait alors reflet, scintillement, flamboiement.
La lumière éclatante qui se réfléchit sur l'eau et sur le sable du
désert est un leitmotiv du paysage oriental chez notre artiste. Mais,
puisque le voyage et les notes qu'il prend en route lui servent de

7. Corr., t. m, p. 96, à E. Feydeau, 4 juil. 1860.


8. Ibid., t. il, p. 281, à Louise Colet, 27 mars 1853.
9. Geneviève Bólleme, La Leçon de Flaubert, Paris, 1964, p. 105.

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gammes, d'« éducation des sens », Flaubert va plus loin et il ten


de caractériser la lumière en elle-même. Cette lumière est colorée :
elle est « d'argent » et, plus souvent, « d'or », d'une grande intensité,
elle peut, paradoxalement, virer au noir, il note : « effet sinistre de
la pleine lumière qui a quelque chose de noir », une cange « toute
noire dans la lumière qui l'entoure », une « lumière qui a une
transparence noire», l'air qui est «sombre quoique lumineux»10.
Dans certaines descriptions, Flaubert serait tenté de lui accorder
une « concrétude », elle se comporte comme une substance maté-
rielle, presque palpable, elle est poussière : « Entre les gorges une
poussière de lumière comme de la neige éthérée qui se tiendrait en
l'air, immobile et en serait pénétrée » n, elle vibre en un poudroie-
ment : « dans l'espace flotte une poudre d'or tellement menue
qu'elle se confond avec la vibration de la lumière » ; « une lumière
âpre, et qui semblait vibrer [...], pénétrant les objets»12. Elle est
une matière fluide, un bain où les choses sont « noyées », « trem-
pées » : « La lumière liquide paraît pénétrer la surface des choses
et entrer dedans », « la lumière [...] tombe sur l'herbe verte et a
l'air d'épancher sur elle un fluide doux et reposé, de couleur bleue
distillée ». Quel chemin parcouru depuis les Œuvres de Jeunesse,
de l'image convenue de la « lumière rouge » du plein soleil, de
« l'horizon rouge [qui] éblouit », du « soleil [qui] vous fait fermer
les yeux, [qui] vous baigne de ses rayons » à la peinture souvent
déconcertante, voire paradoxale de la lumière ! Ces recherches se-
ront fécondes pour les romans à venir. Pierre Danger remarque que
« c'est [la lumière], dans les descriptions de Flaubert, qui anime le
paysage, lui donne sa mobilité, sa variété..., son relief, sa profondeur
de perspective » I3. Un passage de Salammbô nous semble illustrer
parfaitement ce propos :

[...] le soleil, plus haut maintenant, brillait plus fort : une lumière âpre, et qui
semblait vibrer, reculait la profondeur du ciel, et, pénétrant les objets, rendait la
distance incalculable l4.

Flaubert disait aussi « aimer les couleurs avant tout » car « toutes
les couleurs sont belles, il s'agit de les peindre ». Le voyage en
Orient a affiné la sensibilité et a enrichi la palette de l'artiste par

10. Carnets, in Œuvres complètes de Flaubert. Voyages, Paris, Les Belles Lettres, 1948,
t. il, p. 37, 109 et 185 ; cf. Antoine Naaman, Les débuts de Gustave Flaubert et sa technique
de la description, Paris, Éditions Naaman/Nizet, 1962, p. 264 et sa.
11. Carnets, op. cit., p. 183.
12. Salammbô, coll. Folio, Paris, Gallimard, 1970, p. 241.
13. Pierre Danger, Sensations et objets dans le roman de Flaubert, Paris, Colin, 1973, p. 97
et 103.

14. Salammbô, op. cit., p. 241.

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l'apport d'un matériau abondant et nuancé. Flaubert se heurte ici à


la « triste misère du langage » et la transcription exacte de la nuance
est souvent laborieuse - ainsi il déplore : « toutes les teintes pos-
sibles de ce que je ne peux appeler autrement que bleu... ». Quoi
qu'il en soit, cet « art de peindre » a ses réussites, certaines des-
criptions sont essentiellement fondées sur des effets de coloris :
comme sur la toile du peintre, ce sont les taches de couleurs,
disposées en brusque contraste ou fondues dans des dégradés, qui
distinguent les masses du paysage, pour l'évocation de la vallée des
cèdres entre le Liban et l' Anti-Liban, par exemple15. Dans les
romans, non seulement la coloration n'est pas une «gamme mi-
neure », comme Pierre Danger croit pouvoir l'affirmer à propos de
la description flaubertienne en général, nous pouvons le constater
notamment dans le paysage sur lequel s'ouvre la Tentation de saint
Antoine (nous y relevons les mots « blond cendré... couleur de
craie... violettes... teinte gris-perle... pourpre... bleue... les raies de
flamme se rembrunissent... les parties d'azur prennent une pâleur
nacrée... poudre d'or»), mais encore Flaubert est suffisamment
maître de son art, depuis les exercices des Carnets, pour faire en
sorte que la couleur ne soit pas « une sensation trop précise qui
limiterait l'imagination»16; les couleurs de la Thébaïde ont ce
chatoiement indécis, ces transparences de tons superposés, cette
irisation des teintes nacrées qui plaisaient tant au romancier (on sait
son goût pour l'effet de gorge-de-pigeon) et qui créent ici un
paysage fabuleux.
Enfin, on est frappé par la récurrence des paysages d'aube et de
crépuscule dans les œuvres « orientales » de Flaubert : Salammbô
et Hér odias s'ouvrent sur un lever de soleil, la Tentation de saint
Antoine débute au crépuscule, Hérodias et la Tentation s'achèvent
sur une aube et Salammbô sur le déclin du soleil dans la mer. Il
ne faut pas négliger l'investissement symbolique important de ces
descriptions dans les œuvres fictionnelles, mais dans les Carnets,
cette prédilection pour des paysages en métamorphose, des « pay-
sages-événements » est aussi très marquée ; elle manifeste la volonté
de rendre l'atmosphère du paysage à laquelle Flaubert est toujours
sensible, mais aussi le refus d'un style photographique qui fige la
vision et la trahit. Ce type de descriptions d'aubes et de crépuscules
figurait déjà dans les Œuvres de jeunesse pour son caractère spec-
taculaire ; ces clichés sont maintenant remotivés par l'intensité des
sensations du voyageur et par l'innovation et les qualités de peintre

15. Carnets, op. cit., t. h, p. 257 et 258.


16. Pierre Danger, op. cit., p. 92-93.

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 1 00 1

dont il fait preuve dans ses descriptions dynamiques. Lorsqu'il nous


« raconte » un de ces paysages-événements, l'artiste nous donne
sentiment d'assister à un moment privilégié et unique. La description
se fait alors évocation d'un devenir ; l'auteur brouille les catégories
traditionnelles qui associent la description à l'espace et le récit a
temps, les limites entre ces deux modes du discours tendent à être
plus floues.
Dans les gammes descriptives des Carnets, le créateur a accompli
ce que son ami Bouilhet lui avait recommandé après sa lecture d
la première Tentation : un « travail d'élimination et de précision »
qui disciplinerait « cette verve débordante, cette verbosité pleine d
fumée et d'éclairs »17 qui était la sienne dans les Œuvres de Jeu
nesse.

Si les textes du voyage témoignent de l'émerveillem


homme dans sa découverte de l'Orient, si Flaubert
art descriptif, il n'en reste pas moins que le voya
plusieurs reprises une impression surprenante de
premières lettres d'Egypte, il préfère parler de «r
avec la nature orientale. Il écrit à sa mère, le 5 jan

J'ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux. L


au pressentiment, si bien que c'est souvent comme si je retrou
vieux rêves oubliés 19.

et au docteur Jules Cloquet :

Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve


qu'on ne trouve. Mille notions que l'on n'avait en soi qu'à l'état
dissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé20.

Cette impression est corroborée par les curieuses


paysages vus avec certains paysages décrits dans
jeunesse. Les éléments qui reviennent le plus volo
plume restent la couleur du ciel et de l'horizon, la
se reflétant sur le sable ou sur l'eau et l'aspect du
De plus, nous sommes frappées, à la lecture des C
récurrence d'un certain type d'images que l'auteur ad
ment pour traduire sa vision. Ces métaphores et c
sont fondées sur la métamorphose de la terre en
structure d'échange du fluide et du minéral fonctionn
sens) et d'éléments fluides (l'eau) ou immatériels (

17. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, coll. Tel, Paris, Gallimard, 19


18. Corr., 1. 1, p. 538, à L. Bouilhet, 1er déc. 1849.
19. Ibid., p. 562.
20. Ibid., t. I, p. 564, 15janv. 1850.

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minéraux et en métaux. Or, toutes ces expressions figurées, nous


les rencontrons avant la découverte du paysage oriental dans la
première Tentation et dans ses autres relations de voyages. Ces
figures apparaissent dans les descriptions de paysages avant, pendant
et après le voyage. Elles ne sont pas seulement une manière de se
faire entendre par ce biais rhétorique qu'est l'image : souvent, dans
les Carnets, elles apparaissent comme une illusion des sens ; du
moins, elles appartiennent tant à l'imaginaire de Flaubert et, par là-
même, à sa vision du monde, qu'elles s'imposent à lui dès l'im-
pression spontanée, avant toute recherche stylistique. La première
et la deuxième Tentation de saint Antoine nous fournissent ces
exemples : « Le sable sous la lune scintille comme des grains
d'acier», «le bord des nuages est d'acier pâle», «le ciel... ar-
doise », « des phosphorescences traînent par terre comme de grandes
lignes d'émeraude enflammées », « un jour livide [...] éparpille dans
l'ombre des étincelles d'argent»21 ; quant aux échanges entre le
terrestre et l'aquatique, nous en trouvons l'illustration dans Par les
champs et par les grèves à propos de la plage du Mont-Saint-
Michel :

« On dirait un désert dont la mer s'est retirée. Des langues de


sable [...] se rident comme une onde [...] de grandes lignes courbes,
arabesques géantes que le vent s'amuse à dessiner sur la surface »22,
ou, à propos du cimetière de Quiberon :
« On dirait quelque océan pétrifié dont toutes les tombes font
les vagues et où les croix seraient les mâts des vaisseaux perdus »23.
Très fréquemment dans les Carnets et, en conséquence, dans ses
œuvres orientales, Flaubert se sert des attributs de la fluidité pour
qualifier l'allure d'un mouvement de terrain, la disposition des
montagnes ou l'aspect de la terre sous une certaine lumière : le
désert « avec ses monticules de sable » est « comme un autre
Océan... pétrifié » ; dans Hérodias, les monts sont « comme des
étages de grands flots pétrifiés ». De même, en Egypte, Flaubert
note : « pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige [...]
dans le [désert] il nous semble que nous sommes sur une grève
marine et que nous allons voir les flots ». Finalement, dans Sa-
lammbô, on trouve des « tas de sables [qui] semblaient de grandes
vagues blondes arrêtées»24. À l'inverse, sous l'effet d'une lumière
intense, la mer et les fleuves prennent une apparence minérale, et

21. Appendice de la Tentation de saint Antoine, p. 249, 427, 406, 367-368, 382.
22. Carnets de Voyages, t. 1, p. 310-318.
23. ¡bid., p. 111.
24. Salammbô, op. cit., p. 167.

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 1 003

sont souvent assimilés au métal dont ils ont l'éclat, la couleur et


l'aspect rigide et froid (ou, au contraire, brûlant, s'il s'agit du métal
en fusion). Ainsi «le Nil est plat comme un fleuve d'acier» ou
dans Salammbô, « le golfe et la pleine mer semblaient immobiles
comme du plomb fondu», les jours de sirocco25 - les exemples
sont très nombreux.

Plus intéressantes sont les métamorphoses de la lumière : elle


est « un fluide », elle est « liquide », mais elle est aussi bien pul-
vérulente et « d'or » ; sa source, le soleil, est un « bouclier rougi »
ou un « disque de plomb » ; quant à son reflet sur un élément
minéral, le sable, il peut être de neige (« le clair de lune brille si
bien sur le sable que ça semble un effet de neige ») alors que l'éclat
de la lune ou du soleil se réverbérant sur la mer est celui du métal :
« il fait à gauche un large clair de lune sur les flots, c'est une
plaque d'argent» ou du minéral: «Le jour, sous le soleil, à la
pointe de chaque vague brille une étoile de diamant ».
Comment s'expliquer cette continuité dans la description des
paysages, ces similitudes dont l'auteur lui-même a conscience quand
il dit retrouver de « vieux rêves oubliés » ? On remarquera tout
d'abord que Flaubert avait déjà découvert les pays méditerranéens
lors de ses voyages en Corse (avec J. Cloquet) et en Italie (au cours
du voyage de noces de sa sœur) et qu'il avait été séduit par ces
« pays du soleil ». Ensuite, comme beaucoup de jeunes gens de sa
génération, Flaubert n'a pas manqué de lire les relations de voyages
d'écrivains renommés qui avaient effectué ce périple oriental alors
en vogue. Cet héritage littéraire aura formé sa sensibilité et alimenté
son imagination, sans que le jeune homme ait toujours pleinement
conscience de ces influences. Nous nous sommes intéressée aux
paysages de Chateaubriand et Lamartine, deux gloires littéraires qui
ont pu captiver l'imagination romantique de Flaubert adolescent,
qui ont visité les mêmes régions que notre auteur quelques années
avant lui, et en ont rapporté de célèbres récits de voyages, L'Iti-
néraire de Paris à Jérusalem (1806) et le Voyage en Orient (1832)
et qui, enfin, nous ont semblé les plus proches de Flaubert lors
d'une étude comparée des textes des Carnets et d'extraits de la
littérature de voyage d'autres auteurs de l'époque26. En Palestine,
le sentiment d'avoir déjà vu un paysage est indirectement expliqué
par le souvenir de la Bible mais aussi de Y Itinéraire : « On a vu
ça dans les vieilles histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en

25. Ibid., p. 165.


26. Jean-Claude Berchet pour Le voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans
le Levant au XIXe siècle, Paris, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1985.

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Palestine, à Jésus Christ qui marchait nu pieds par ces routes ».


Combien de fois a-t-il pensé à Chateaubriand sans le dire ? Nous
ne pouvons le savoir... Nous trouvons chez Chateaubriand des des-
criptions de panoramas que Flaubert s'est sans doute rappelées -
ainsi, celles des environs de la mer Morte et du Jourdain où, nous
pouvons le remarquer au passage, Chateaubriand voit dans la plaine
recouverte d'une croûte de sel, un « champ de neige ». Cependant,
ce n'est paradoxalement pas tant avec Chateaubriand qu'avec La-
martine, l'écrivain honni dans la Correspondance, que la ressem-
blance est patente. Flaubert et Lamartine sont souvent sensibles aux
mêmes paysages27. Il est frappant de voir qu'ils ont recours à des
métaphores analogues pour traduire des visions semblables, à tel
point qu'on peut croire à une inspiration puisée par l'auteur des
Carnets dans le Voyage en Orient ou à une influence commune aux
deux. Nous reprendrons comme exemples les métaphores qui
opèrent le transfert d'un signifié « fluide » dans un signifiant « mé-
tallique » ou « minéral » ou l'échange des attributs de la terre et de
la mer, métaphores que nous avons évoquées et qui appartiennent
déjà aux textes antérieurs au voyage. Les premières sont des images
ponctuelles chez Lamartine : la mer « brillait comme une immense
nappe d'argent », « comme du plomb fondu », le « soleil couchant
teignait la crête de ces montagnes de poussière rouge d'une couleur
semblable au fer ardent qui sort des fournaises » 28. Quant aux
secondes, elles peuvent donner lieu à des images très élaborées,
voire à des métaphores filées ; Jean-Claude Berchet, dans Le voyage
en Orient, cite deux textes de Lamartine qui nous ont paru éton-
namment proches de ceux qu'a pu composer Flaubert face à des
paysages analogues. À Jéricho, près de la mer Morte, le 29 octobre
1832, Lamartine écrit :

Cette masure [...] produit, au milieu de ces vagues de sable, l'effet d'une carcasse
de vaisseau abandonnée sur l'horizon de la mer. En approchant de la mer Morte,
les ondulations de terrain diminuent [..]. Les premières vagues, qui dormaient devant
nous, brillantes comme du plomb fondu sur le sable...

et aux environs de Beyrouth, le 9 novembre 1832, dans « un mor-


ceau du désert d'Egypte jeté au pied du Liban » :

... À peine a-t-on marché dans ces labyrinthes ondoyants, qu'il est impossible
de savoir où l'on se trouve ; les collines de sable vous cachent l'horizon de toutes
parts ; aucun sentier ne subsiste sur la surface de ces vagues ; le cheval et le chameau
y passent, sans y laisser plus de trace qu'une barque n'en laisse sur l'eau ; [...] de

27. On trouvera dans les textes choisis par Jean-Claude Berchet, p. 637-638, une aurore
que nous aurions volontiers dite de Flaubert.
28. Ibid., p. 617, 649 et 732.

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 1 005

peur d'être engloutis par les fondrières, fréquentes dans ces mers de sable ; [..
Quand le simoun, vent du désert, se lève, ces collines ondoient comme les lame
d'une mer [...], et vous voyez sur leurs bords des têtes de palmiers ou de figuie
qui se dressent desséchés sur leur surface, comme des mâts de navires englouti
sous les vagues,

plus loin, il inverse le rapport :

La mer était forte en ce moment : elle arrivait en larges et hautes collines bleue
se dressait en crêtes transparentes...29.

Ainsi, nous devons prendre en compte la littérature qui a nour


l'esprit du jeune Gustave d'images d'Orient, a formé sa sensibilit
a produit un langage - et notamment une langue imagée - que
Flaubert a assimilé au point qu'il l'emploie spontanément avant
voyage et qu'il est influencé par lui dans sa manière de percevo
le monde oriental. Enfin, Flaubert exprime quelquefois son sentimen
d'avoir connu une vie antérieure : peut-être ce qui semble parfo
une boutade dans sa Correspondance (mais la récurrence du thèm
prouve qu'il lui tient à cœur) trouve-t-il un sens dans cette problé-
matique. En 1840, il écrit à Ernest Chevalier :

Je crois que j'ai été transplanté par les vents dans ce pays de boue, et que
suis né ailleurs, car j'ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de rivag
embaumés, de mers bleues...30.

Il va beaucoup plus loin dans cet état d'esprit lorsqu'il écrit :

Je ne suis pas plus moderne qu'ancien, pas plus Français que Chinois. Je su
le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l'homm
et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l'univers31.

Le créateur abandonne tout égocentrisme, anthropomorphisme


intérêt personnel, il se place d'un point de vue supérieur, il trans-
cende son moi dans une sorte de communion avec le monde : « II
voit les choses non point par rapport à soi, mais par rapport au
Tout, dont il est lui-même partie ». Cette harmonie fonde, pour une
part, l'impression que la réalité corrobore les rêves de l'artiste,
« parce que l'esthétique est le Vrai et qu'à un certain degré intel-
lectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. La réalité
ne se plie point à l'idéal mais le confirme ». Ce ne serait alors ni
en se perdant lui-même dans le monde, ni en l'envisageant d'une
manière tout extérieure, que l'artiste comprendrait la nature : « l'ob-
servation artistique » exigerait un repli sur soi ou, plus exactement,

29. Ibid., p. 649 et 731-732. Souligné par nous.


30. Corr., 1. 1, p. 76, 14nov. 1840.
31. Corr., t. I, p. 314, lettre à Louise Colet, 26 août 1846.

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un mouvement de va et vient du sujet à un objet qui n'est plus


conçu comme une pure extériorité :

Voilà ce qui fait de l'observation artistique une chose bien différente de l'ob-
servation scientifique : elle doit surtout être instinctive et procéder par l'imagination
d'abord [...] Le subjectif débute32.

« Le subjectif débute » déterminé, entre autres, par une culture et


un imaginaire ; puis vient ce mouvement vers le réel, vers « l'ob-
jectif » que sont le voyage et l'écriture des Carnets. Ensuite, l'âme
se replie sur soi et « digère ». Quand on en vient à la création des
œuvres, l'auteur puise dans la mémoire et retourne vers ses Carnets,
cette mémoire écrite, qui fournissent un stock très utile d'images
et d'impressions : des couleurs, des lumières, nous l'avons vu, mais
aussi des formes. Certes, dans le roman, les formes sont porteuses
très souvent d'une signification, et la description y est motivée ;
ainsi Victor Brombert explique l'image dans Salammbô « des mon-
tagnes qui ressemblaient à des poitrines de femmes tendant leurs
seins gonflés » par « la langueur et les obsessions sexuelles des
Barbares, qui eux-mêmes, comme le paysage, s'abandonnent alter-
nativement à une indolence voluptueuse et à des crises incontrô-
lables de brutalité»33. Cette interprétation est sans doute juste, il
n'en reste pas moins que Flaubert « récupère » ici, pour la fiction,
des notations des Carnets et qu'ils se souvient de ses propres
impressions : « des mamelons de montagnes ont des formes de tétons
poire », « des montagnes, plusieurs ont la forme de demi-lunes ou
de seins ». L'étude du début de la Tentation de saint Antoine est
encore plus révélatrice à cet égard ; le roman s'ouvre sur une
description du décor où est située la cabane de l'ermite, or l'évo-
lution de ce texte de la première à la dernière version a été ma-
nifestement marquée par une relecture des Carnets où chaque image,
chaque trait descriptif trouve un écho : « au haut d'une montagne,
sur une plate-forme arrondie en demi-lune » rappelle ces « mon-
tagnes [dont] plusieurs ont la forme de demi-lunes » ; les montagnes
du Liban forment « deux murs géants » comme ce « mur couleur
de craie » ; les « vapeurs violettes », la « teinte gris-perle », la « pâ-
leur nacrée » et les « nuages de pourpre » sont aussi des souvenirs
.de soleils couchants ; les nuages « comme les flocons d'une crinière

32. Corr., t. H, p. 349, lettre à Louise Colet, 6-7 juin 1853.


33. V. Brombert, The Novels of Flaubert : A Study of Themes and Techniques, Princeton
University Press, 1966, p. 94 et sq. : « If the forms of the hills are compared to the swollen
breasts of women, it is because this vision corresponds to the sexual languor and sexual
obsessions of the Barbarians, who themselves, just like the landscape, surrender alternately to
hedonistic indolence and to uncontrollable crises of savagery ».

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 1 007

gigantesque » ont été vus : « les nuages partent d'une crête pri
cipale comme les mèches d'une crinière [de cheval] lumineuse
Quant à la « poudre d'or [qui] flotte dans l'espace tellement men
qu'elle se confond avec la vibration de la lumière », elle est un
constante du voyage en Egypte et en Syrie, pays lumineux pa
excellence : « le côté est illuminé par le soleil d'une teinte d'o
pâle », « une poussière de lumière comme de la neige éthérée q
se tiendrait en l'air immobile et en serait pénétrée ». Enfin, Flauber
à plusieurs reprises, dans sa Correspondance et dans ses Carnet
compare le Nil à un lac : « [il] a des proportions telles que l'on
sait de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dan
un grand lac », « on se croit dans un lac immense ». Notons ce
pendant que Flaubert ne reprend jamais les descriptions des Carnet
telles quelles, fussent-elles très réussies. Par ailleurs, tout ce qu
a vu et tout ce qui l'a durablement impressionné n'est pas forcéme
consigné dans les Carnets - ainsi que le suggère le décalage, lo
de la seconde expédition, entre les lettres où il affirme « [connaîtr
Carthage à fond » et les notes assez pauvres de ce voyage. Beaucoup
d'images sont conservées par la seule mémoire et toutes sont r
fondues par elle. Cette « refonte » est indispensable et elle s'a
complit lors de ce « temps de la digestion » dont parle Flaube
dans sa correspondance. Il écrit d'Egypte :

... je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air, je mange


voilà tout. Restera ensuite à digérer. C'est là l'important.

Et ailleurs :

Pleine de couleurs, de soleil, de bruits de flots, et de feuillages [...], l'âme,


recueillie sur elle-même, sourit silencieusement en sa digestion, comme une bayadere
engourdie d'opium34.

Cette digestion des images d'Orient nous permet de mieux


comprendre deux notions de la poétique flaubertienne que le voyage
contribue à élaborer : celles de couleur et de vision intérieure. Bien
plus qu'un simple phénomène lumineux affectant la seule surface
des objets, la couleur est un moyen d'accès au principe intrinsèque
des choses (qui prend forme et se révèle dans le roman) ; c'est ce
que Flaubert essayait de faire comprendre à Louise Colet :

Ce n'est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire
immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur et pas assez
de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile

34. Corr., 1. 1, p. 746, à sa mère, 9 février 1851.

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qui se dégage d'elle, et c'est cela qui doit animer en dessous le style. [...] la couleur,
comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées35.

L'artiste se laisse pénétrer de cet « esprit » de la couleur, comme


un « morceau d'étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante
d'un teinturier ». La couleur est une qualité essentielle à partir de
laquelle se reconstitue le tout, et grâce à laquelle la vision esthétique
peut se former et trouver son unité. Si l'on inverse le processus, la
couleur vient « naturellement » quand l'artiste possède bien son
sujet, car il peut alors en dégager le principe unificateur et créateur,
celui qui donne au roman sa « vérité » ou, du moins, son apparence
de vérité :

Pour qu'un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus
les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et
comme une floraison de l'idée même36.

Il faut évidemment que ce principe d'unité soit un :

Si la couleur n'est pas une, [...] s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans
le faux. Sinon, non. Tout se tient37.

et cette couleur dans Salammbô est « pourpre » :

J'ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance.
Par exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose de pourpre.
Dans Madame Bovary, je n'ai eu que l'idée de rendre un ton, cette couleur de
moisissure de l'existence des cloportes38.

tout le roman carthaginois est placé sous le signe de la couleur du


sang, de la violence et de la somptuosité sensuelle de l'Orient.
Flaubert y poursuit « l'objectif» et la Beauté, non une vague « cou-
leur locale » mais, si l'on peut dire, une couleur fondamentale :
l'âme des pays qu'il traverse - ce qu'il appelait dans Par les
Champs... : «ce je ne sais quoi de persistant et d'individuel qui
réside en un lieu et en est l'âme ».
L'auteur- voyageur s'est pénétré de la couleur, de quelque chose
de plus essentiel encore que les détails qu'il consigne dans ses
notes, quelque chose qui va mûrir en lui et qui nourrira l'écriture,
les descriptions de la fiction à venir. Une sorte de « vision inté-
rieure » se forme, dont la disponibilité et les liens très lâches avec
une réalité précisément référenciée offrent au romancier la possi-
bilité de créer des paysages qui, tout en restant fidèles à la réalité

35. Corr., t. h, p. 372, 2 juill. 1853.


36. Corr., t. il, p. 752, à E. Feydeau, 6 août 1857.
37. Corr., t. n, p. 282, lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862.
38. Rapporté dans le Journal des Goncourt.

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FLAUBERT ET LE PAYSAGE ORIENTAL 1 009

perçue ou, tout au moins, à «l'esprit» de la nature, s'insérero


parfaitement dans la trame du roman. Le temps de la digest
débouche naturellement sur celui de la création romanesque. À
stade, « l'âme se replie sur elle-même » et met à profit le matéria
digéré et refondu par la mémoire ; alors se forme, peu à peu, l'ima
artistique qui, comme l'écrit Flaubert à Taine, « se fait lentement
- pièce par pièce - comme les diverses parties d'un décor que l
pose »39. Il faut que Flaubert « voie » ce qu'il va écrire et décri
c'est la condition sine qua non du passage d'un simple projet
celui-ci n'est-il pas lui-même une vision ?) à la fiction ébauché
puis achevée d'après cette vision qui est le moteur ou l'aliment
l'écriture flaubertienne. Flaubert écrit à propos de la rédaction
Salammbô, après son voyage à Tunis :

Carthage ne va pas trop mal, bien que lentement. Mais au moins je vois,
maintenant. Il me semble que je vais atteindre à la Réalité. Quant à l'exécution,
c'est à en devenir fou40.

Certes, Flaubert a acquis une connaissance plus sûre du lieu où se


déroule son roman, il sera plus fidèle au réel, mais il y a bien plus
qu'une volonté de réalisme dans cette phrase ; Flaubert veut at-
teindre « la Réalité » (la majuscule n'est pas négligeable) ; la vision
se forme dans l'ajustement de ce que rêve l'artiste avec ce qu'il y
a de plus essentiel dans le réel, ce qui le définit et le constitue
comme réel. Ainsi s'explique aussi que l'auteur retrouve, qu'il
«voie» l'Orient antique: cette «Réalité» transcende le temps.
Comme il le confie à sa nièce Caroline, Flaubert voit donc Hérodias
avant de se mettre à écrire :

Maintenant que j'en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (net-
tement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil.
Hérode et sa femme sont sur un balcon d'où l'on découvre les tuiles dorées du
Temple. Il me tarde de m'y mettre...41.

Au terme de son travail, Flaubert résout un double paradoxe.


Celui de la création de paysages qui, tout en étant composés avec
soin en vue de l'effet qu'il doivent produire dans la fiction, restent
fondamentalement fidèles à la réalité orientale qu'il étudia et rap-
porta dans ses notes ; celui d'un paysage créé par l'auteur pour être
intégré au roman et à sa symbolique, pour y « faire sens », pour
révéler de la fiction à laquelle il sert de décor ce que n'en disent

39. Corr., t. m, p. 562, 20 [?] nov. 1866.


40. Corr., t. ni, p. 55, à E. Feydeau, 12 nov. 1859.
41. Corr. 4, in Œuvres complètes, Club de l'Honnête Homme, Pans, 1975, p. 485, lettre a
Caroline, 17 août 1876.

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1010 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

pas ou ce qu'en diront plus tard les passages narratifs (une étude
détaillée de l'ouverture à'Hérodias montre que cette première des-
cription est une « mise en abyme concentrante » du conte, un « icône
diagrammatique », selon la terminologie de Mieke Bal), alors même
que le roman trouve pour une part ses origines dans ce qu'a suggéré
au romancier le paysage réel, découvert lors de ses voyages. On a
pu dire que l'Afrique est le « personnage principal » de Salammbô
dont elle fonde les réseaux symboliques majeurs. Flaubert ne
cherche pas à reproduire dans ce roman tel ou tel paysage qu'il a
pu observer mais il donne plutôt une sorte de synthèse de son
expérience du continent africain, repensée pour les besoins de sa
fiction ; à ce titre, cette remarque sur sa création faite dans une
lettre à Louise Colet est lourde de sens :

... j'ai imaginé, je me suis ressouvenu et j'ai combiné. Ce que tu as lu n'est le


souvenir de rien du tout42.

C'est ainsi que peut être atteint Y effet, cher à l'artiste, et dont
la plus sûre définition est sans doute :

Faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même.

Anne-Sophie Hendrycks.

42. Corr., 1. 1, p. 302, 14-15 août 1846.

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