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PATRICE NGANANG
Collection LATITUDES NOIRES (dirigée par AGGÉE C. LOMO MYAZHIOM)

Dans le bruissement du Tout monde, mortifiés par le fer de


l’esclavage, des colonisations, des oppressions et les poignes MANIFESTE
D’UNE NOUVELLE
de la domestication, des peuples tiennent encore debout en quête de
leur identité, cherchant les voies de la libération et de l’autonomie.
C’est à ces littératures de la quête d’émancipation que s’adresse

`
LITTERATURE
la collection Latitudes Noires. Faire le lien entre les diasporiques
et les continentaux, décloisonner, ouvrir de nouveaux horizons
de recherche, créer la confrontation des idées. C’est enfin une
invitation à un regard de l’intérieur et à l’émergence de nouvelles

AFRICAINE
vitalités, avec pour ambition de sortir de l’afropessimisme.

POUR UNE ÉCRITURE PRÉEMPTIVE

Nous remercions chaleureusement Bruce Clarke, de nous


avoir permis d’utiliser l’une de ses œuvres pour la couverture
Mémoire vive (2006). Son œuvre, résolument ancrée dans un courant
de figuration critique, traite de l’écriture et de la transmission
de l’histoire (www.bruce-clarke.com).

MANIFESTED’UNENOUVELLELITTÉRATURE ÉDITIONS HOMNISPHÈRES


AFRICAINE© Homnisphères, 2007 21 rue Mademoiselle 75 015 Paris
T 01 46 63 66 57
Graphisme Atelier des grands F 01 46 63 76 19
pêchers (atelierdgp@wanadoo.fr)
Site www.homnispheres.com
email info@homnispheres.com

Diffusion-Distribution Homnisphères
Le catalogue des Éditions
Homnisphères est en ligne
sur Electre et Dilicom
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DU MEME AUTEUR
SOMMAIRE
Elobi, poèmes, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1995.
Interkulturalität und Bearbeitung. Untersuchung zu
Soyinka und Brecht, essai, Munich, Iudicium Verlag, 1998. 9 PROLOGUE :
La Promesse des fleurs, roman, Paris, L’Harmattan, 1997. POUR UNE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE
COMME HISTOIRE DES IDÉES
Temps de chien, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
Prix Marguerite Yourcenar en 2002 et Grand Prix de la Littérature
de l’Afrique Noire en 2003. 23 LES ÉCRITURES AFRICAINES
NOUVELLES : PRÉVISIONS
La Joie de vivre, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003.
24 L’ÉCRITURE POST-GÉNOCIDE
L’invention du beau regard. Contes citadins, Paris, Gallimard, 2005.
57 L’OMBRE DE SARTRE
Le Principe dissident, essai, Yaoundé, Interlignes, 2005. 83 RÉCITS DE MORT ET DE VIE
La Chanson du joggeur, roman en feuilleton, Douala,
« Le Messager », 2006. 113 SOYINKA, CÉSAIRE, TUTUOLA :
TRINITÉ ORIGINAIRE
Apologie du vandale, poèmes, Yaoundé, Clé, 2006.
114 LA TRAGÉDIE À L’ORIGINE
145 LE CRI AFFAMÉ
175 LE RISQUE DU RÉCIT

197 UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE


198 LE ROMAN DE LA DICTATURE
233 LE ROMAN DE L’ÉMIGRATION
259 LE ROMAN DES DÉTRITUS

283 ÉPILOGUE : PRÉEMPTION

299 BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

307 INDEX DES NOMS

313 REMERCIEMENTS
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«La renaissance de l’imagination a toujours été


préparée et précédée par l’analyse et la critique».
Octavio Paz
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PROLOGUE
POUR UNE HISTOIRE
DE LA LITTÉRATURE COMME
HISTOIRE DES IDÉES
« Mon frère, toi aussi, parle bien… »
Dicton des rues de Yaoundé
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dont leur littérature participe sans nul doute, mais de


sa manière bien singulière.
Entre-nous : peut-on élaborer une théorie de la litté-
rature africaine contemporaine basée sur la relation des
auteurs avec une langue seulement – même si c’est
TOUTE ÉCRITURE est enceinte de son projet esthétique. leur langue maternelle – dans laquelle ils sont illettrés,
Celui-ci est tapi dans le ventre de ses phrases comme quand ils sont en même temps lettrés dans deux, trois
un enfant dans le corps de sa mère. Il revient à la cri- ou quatre langues européennes à la fois? Quand ils pra-
tique donc, comme à l’accoucheuse, de le dénicher et tiquent deux, trois ou quatre autres langues africaines?
de le libérer à la vie. La critique, cette fille de la maïeu- Et puis d’ailleurs, quel fétichisme de la langue chez les
tique. Or parfois celle-ci, distraite, est prise dans les critiques, quand nous savons la désinvolture linguistique
marécages de ses propres présuppositions, ou alors des rues africaines ! Quand surtout nous savons que
dans le vent des modes de lecture, et demeure sourde celles-ci ont d’autres chats à fouetter! Peut-on maintenir
à la respiration profonde des textes. Ainsi en est-il de dans la critique un rideau de fer entre « francophones »
ses lectures de la production d’auteurs africains con- et «anglophones», quand des pays comme le Cameroun
temporains. Trop rapidement les textes de ces derniers sont à cheval entre français et anglais ? Peut-on encore
sont écrasés sous des regards qui en eux voient des sérieusement séparer les écrivains africains de la «dias-
applications soit de « l’engagement », de la « postmo- pora » de ceux du « terroir» ? Trop de fois également, la
dernité », ou de la « postcolonie » ; si ce n’est la conti- critique n’ouvre son regard qu’aux supposés mimé-
nuation de la vision du monde «baroque», du rire «rabe- tiques des textes, et ainsi renvoie toutes les innovations
laisien », ou alors du concept de la « créolité ». Or ces possibles de la littérature dont elle s’occupe, à l’ins-
visions, si elles disent beaucoup de choses sur l’impor- cription des œuvres dans le langage d’une histoire
tance du propos «dialogique» 1, ou sur la fortune actuelle ou d’une sociologie différentes : d’un continent fixé
de la lecture « glissantienne », et peut-être des restes du comme altérité de l’Occident ; d’une terre africanisée.
concept d’analyse sartrien, etc., disent très peu sur les Les limitations de ces vues sont logées dans le bail
évidences de la littérature produite par les auteurs ori- transcendantal qui les fonde. Celui-ci a pour conséquence
ginaires du continent africain, qui le plus souvent récu- autant la courte étendue du regard critique, que le peu
sent l’engagement, sans exception ne parlent pas de de profondeur de ses analyses 2, et son produit ne peut
créole, et surtout ne se définissent pas par rapport à être que la mise sous tutelle d’une littérature. Au fond
l’indigénat ou la colonie, encore moins par rapport au est-il possible de lire la littérature africaine, moins à par-
rococo ! Aveugles sont ainsi les critiques devant la tir de son inscription mimétique dans les réalités du
manière avec laquelle leur littérature s’entend elle- continent, les géographies nationales, ou la conscience
même – donc, fermés à leurs évidences – trop pressés de ses lecteurs vrais ou potentiels, qu’à partir de son
qu’ils sont de les retrouver dans les flux mondialisants enracinement dans la vérité? Voilà la question maîtresse

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de cet essai qui, plus qu’une sociologie, plus qu’une his- tite de cet essai, autant que la division de chacune de
toire littéraire, ou alors une présentation des chemins ses parties en trois sections.
de la réception des textes, trace une esthétique de la Ainsi il découvre d’abord l’idée de la tragédie comme
littérature africaine, surtout dans ses formes les plus inscrite dans le squelette de la littérature africaine nou-
récentes ; est donc un essai de définition de la littéra- velle, interroge la présence de celle-ci dans la pensée
ture africaine contemporaine à partir de son soubas- africaine, en trouve la révélation pré-visionnaire dans les
sement philosophique. illuminations de Soyinka, dans sa philosophie du
Plus qu’une intrusion d’écrivain dans la maison de théâtre donc, et enfin, suit la figure du potentat qui,
la critique, cet essai est donc une volonté de réinscrip- tapi dans l’ombre d’Ogun, ce dieu mythique que l’auteur
tion de la littérature africaine contemporaine dans le nigérian érige en métaphore constitutive de la créati-
champ de l’histoire des idées; il est surtout une volonté vité, apparaît à la surface du roman de la dictature
de découverte de l’espace convulsif qui est habitat de comme violence autonome. Il réfléchit ensuite sur
la vérité, dans le contrapunctique 3 de ses manifesta- «l’embarquement» de la littérature africaine dans l’his-
tions : ouverture donc à la République de l’Imagina- toire, c’est-à-dire, sur son engagement, découvre sa
tion. Un tel travail s’impose d’emblée une limitation, qui réelle fondation dans la modernité de l’Atlantique noir,
ne peut pas être quantitative ou même géographique, c’est-à-dire dans la mortifère géographie du négrier, et
à cause déjà de son orientation primordialement spé- surtout, dans l’éruptive poésie de Aimé Césaire, pour
culative : c’est-à-dire à cause du fait que méthodologi- voir celui-ci tanguer jusque dans les phrases du roman
quement, il refuse l’exigence académique d’aller de de l’émigration. Enfin dans sa remontée généalogique,
l’analyse du plus grand nombre de cas particuliers, il suit la littérature africaine dans ses errements à la
empiriques, d’œuvres publiées par des Africains, pour surface ambiguë du quotidien, la voit, dans le roman
en déduire une théorie de la littérature, mais procède de Tutuola, se découvrir un langage et une grammaire
inversement, de manière métaphysique; préfère plutôt, pour dire la banalité de la vie et de la mort sur le conti-
suivant le chemin de l’analyse conceptuelle tracé par nent, et donner au roman des détritus des racines fer-
Hegel dans ses cours sur l’esthétique, «la réflexion tota- mes parce que très profondes. Ainsi toutes les fois, la
lement théorique qui essaie de définir le beau à partir réflexion débouche-t-elle logiquement sur les formes
de lui-même et de sonder l’idée de celui-ci » 4. Il sonde les plus récentes de la production littéraire africaine.
donc la littérature africaine contemporaine dans sa triple Or, pourquoi ne choisir que les œuvres de la littérature
profondeur mythique, historique et dans son installa- contemporaine ? Pas parce que celles-ci sont les plus
tion dans les limbes du quotidien ; en recherche l’éla- achevées esthétiquement, dans cette sorte d’évolution
boration dans la sphère des concepts d’abord, puis de la historique que fabrique souvent l’histoire de la littéra-
constitution des genres, pour enfin la voir s’éparpiller ture, ou les plus représentatives des chemins de la
sur les multiples chemins de l’expression littéraire elle- réflexion; au contraire: parce que, dans la lancée et dans
même. Voilà l’orientation qui définit la structure tripar- l’étendue de son entreprise idéalisante, cette étude fait

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sienne une intuition hégélienne aussi, de Benjamin, quel droit un texte qui parle de la province française,
reprise par Adorno dans son analyse de la philosophie comme celui par exemple de Ndiaye, devrait-il être
de la « nouvelle musique », et qui veut que « c’est seule- classifié dans la littérature africaine contre le gré de
ment dans les extrêmes que l’essence de cette musique- l’auteure? Et qu’en est-il quand un auteur se choisit une
là se manifeste », car nous dit-il, « ceux-ci seuls nous biographie littéraire qui le lie à l’Amérique latine, comme
permettent d’en connaître la vérité» 5. Et l’extrême pour par exemple Sony Labou Tansi qui en découvrant
nous ici est dans le sens pratique, l’extrême contem- Gabriel García Márquez, aura donné à bien d’auteurs
porain 6, bien qu’il aille de soi que dans l’analyse, l’extré- d’aujourd’hui un continent d’emprunt ? Comment
mité des œuvres ne pourra véritablement être définie juger de la « conscience de classe » d’un auteur qui a dû
que dans la relation de celles-ci à l’idée. quitter son pays ? De quoi sa littérature est-elle encore
Il est difficile de penser les œuvres telles que pro- le «reflet»? Quel est le «champ littéraire» d’une littérature
duites par les auteurs d’aujourd’hui sans en remonter qui en Afrique n’a pas de lectorat ?
la généalogie idéale, c’est-à-dire sans tracer leur enracine- Si ces questions si simples et banales, peuvent insé-
ment dans l’idée : le fait même que la plupart, sinon curiser les sociologues et les historiens du littéraire afri-
tous les auteurs majeurs ne vivent pas dans leur pays cain, elles ouvrent en fait une grande avenue pour une
d’origine, et dans de nombreux cas, ont troqué leur lecture idéale de la littérature produite par ces auteurs
nationalité d’origine pour une autre –et pas seulement qui tous, d’une manière ou d’une autre, manifestent
européenne –, ont dispersé leur identité sur le chemin une singulière indépendance d’esprit, qui en se défi-
de nationalités d’emprunt, nécessite une révision des nissant eux-mêmes, se référent encore au continent
canons communs d’analyse. Mais cette question-ci africain qu’on sait indépendant de fait lui aussi, mais
n’est pas contemporaine: car en quoi un auteur comme dans la réalité encore enchaîné. Ces questions appellent
Ngugi wa Thiong’o est-il encore Kenyan quand il a passé une lecture chiasmatique de leurs œuvres par rapport à
la plus grande partie de sa vie à l’étranger ? En quoi un la terre nourricière, au soi-disant « continent-mère », et
autre auteur comme Nurrudin Farah est-il somalien à l’essentiel pays ; une lecture qui prend au sérieux
quand son pays n’existe plus? En quoi un auteur comme l’assertion rapide d’Efoui, quand il dit que l’« Afrique
Mongo Beti d’ailleurs est-il camerounais, quand en fait n’existe pas », mais n’oublie pas le geste ironique de sa
sa nationalité est française, comme seule la critique phrase dans la foulée. Cette relation ironique à la
hérétique avait le droit de le dire ? Qu’en est-il donc matière, ne peut être productive cependant que si elle
quand les auteurs africains les plus en vue aujourd’hui, équivaut à une redéfinition de la littérature à partir de
n’ont plus la nationalité de leur pays d’origine ? Que l’idée. Et ici par le mot «idée», nous entendons bien évi-
devient la littérature africaine quand les auteurs ont demment autant celle que les auteurs inscrivent dans
une biographie de plus en plus internationale ? Et puis leurs œuvres, que celle qu’ils se font de la littérature
surtout lorsqu’elle est dictée au tact des productions africaine, et qu’ils expriment sous forme de manifeste
et même de la critique de citadelles occidentales ? De ou d’élaboration esthétique ; nous entendons les mots

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que de manière rapide mais définitive, dans le cours de son désastre, elle s’invente et s’élance comme infi-
d’interviews disparates, ils utilisent pour se circonscrire nie possibilité. Inutile donc de dire que ces questions
et définir leur activité, pour poser leur propre subjectivité, ne sont pas seulement des « camerounismes », car elles
ainsi que le corps de conceptions qui dans leurs textes se retrouvent, dans une formulation identique, même
circulent. Plus que cela, nous entendons par l’idée, le lieu si dans d’autres langues, dans d’autres idiomes, au
à partir duquel le langage de la rue «de chez nous» pose des Nigeria, au Burkina Faso, au Zimbabwe, etc. C’est dans
questions et se fait philosophie. cette généralité de leur particularisme qu’elles se
La philosophie africaine n’a pas encore sérieusement révèlent être des yeux de l’idée : de la vérité.
entendu la rue africaine parler ; la critique non plus Plus qu’expression d’auteurs, de structures ou mani-
ne l’a encore écoutée que d’une oreille distraite. Ici la festation des possibilités de la langue, la littérature est
littérature a une étonnante avance, car elle se situe par expression de la vérité. Elle est l’antichambre de notre
rapport à la rue dans une position de responsabilité. présent et le salon de notre futur. C’est qu’elle participe
La rue pense ; ses questions sont pour la littérature du monde de manière souterraine : pré-visionnaire. La
d’un incalculable profond. Les auteurs lui répondent prendre au sérieux signifie donc moins analyser l’im-
dans leurs œuvres, et ainsi seulement, inventent-ils la manence des textes, ou leur relation au fait social, que
réalité tout en faisant leur art. Quelques-unes de ces d’écouter le raisonnement divers des questions des rues
questions nous préoccuperont ici : « Vous étiez où ? » «de chez nous» dans le cœur des œuvres; de voir comment
« Tu as déjà vu quoi ? » « Tu vas aller où ? » « On va faire celles-ci racontent, de texte en texte, de livre en livre,
comment alors?» «On mange ça?» «Il faut être réaliste, une aventure tumultueuse de l’idée, et ainsi élaborent
hein?» Parce que la littérature africaine contemporaine autant une géographie qu’une histoire idéales. Voilà
est surtout une réponse, à divers niveaux épistémologi- pourquoi, au lieu de commencer avec les œuvres des
ques, à ces six questions dont respire l’asphalte ; parce auteurs qui nous préoccupent vraiment, celles des auteurs
qu’elle est réponse à ces interrogations communes de contemporains, ce livre procède plutôt à rebours : sa
la jeune fille espiègle autant que du pousseur épuisé, première et deuxième partie fondent d’abord la tragé-
plus que les textes de la philosophie, ou alors, des idéo- die comme étant l’idée qui est au cœur des questions,
logies africaines, négritude, nationalisme, panafrica- et donc, des œuvres écrites aujourd’hui par des auteurs
nisme, égyptologie, ce sont donc ces questions seules originaires d’Afrique ; la tragédie entendue comme
qui dicteront à chaque chapitre la profondeur et l’éten- passion : vécu de la scission violente de la totalité
due du regard avec lequel il verra tanguer l’idée, et pleine du monde, de l’écart et de la profonde solitude
donc qui dessineront les visages de notre typologie des du sujet qui en découle; solitude qui est le ferment autant
textes. Il s’agit ainsi, quand nous parlons de l’idée de l’autonomie de celui-ci, de son égoïsme donc, que de
comme étant le lieu des questions des rues, d’y voir son annihilation. Ce fondement nécessite pour la cons-
l’endroit où l’Afrique contemporaine se fait une idée cience africaine un moment historique catalyseur dans
d’elle-même ; la place où dans le commun scandaleux sa définition spectaculaire de l’idée : c’est le génocide

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de 1994 au Rwanda, au cours duquel un million d’Afri- telle que nous la présente Hegel dans son esthétique
cains avaient perdu la vie en cent jours seulement, historiquement désenchantée. Elle est vraie cependant,
devant le silence de la communauté universelle, dont la phrase apodictique de Yourcenar, quand elle est
aussi, de la communauté africaine. Il nécessite également entendue dans la dimension a priori dans laquelle Lukács,
une élaboration de l’idée de la tragédie dans les artères relisant Hegel, voit le roman faire sien l’ironie du sujet
de la littérature africaine ; dans les formes principales moderne esseulé sur le chemin d’un monde aban-
de son expression : théâtre, poésie, roman. Mais ceci donné par les dieux, et dans le même geste, tuer autant
n’est possible que si la phrase qui s’élève du moment l’épopée dont celui-ci découle, que les genres qui lui
catalyseur de l’idée est singularisée : comme on pres- font concurrence. Mais elle est encore plus vraie pour
serait une orange tombée d’un arbre pour en extraire la littérature africaine, quand celle-ci se fonde dans la
les pépins qui ont en eux la capacité de produire le tragédie: sur la lucidité donc par rapport à la profondeur
milliard d’oranges. Arraché aux senteurs de la tragédie, de sa mortification, et sur la totale absence d’illusions.
le principe dissident se révèle ainsi comme étant le fil Ainsi sans trop de surprise, cet essai débouche-t-il sur
conducteur du cheminement de textes divers qui, dans l’évidente mise à l’écart du théâtre et de la poésie, et sur
le théâtre, chez Soyinka, en poésie, chez Césaire, et dans la consécration de la forme romanesque, même si sous
le roman, chez Tutuola, éparpille les germes d’une le visage trilogique lui aussi du roman de la dictature,
redéfinition de l’art d’écrire de l’Afrique contemporaine, du roman de l’émigration et du roman des détritus.
et, en donnant à la littérature des auteurs qui nous Le roman c’est la forme idéale du sujet qui se réveille
préoccupent un triple parapluie transcendantal, fonde dans un monde en miettes. C’est l’expression d’une
leur manière d’imaginer aujourd’hui. conscience indépendante dans un pays encore enchaîné.
C’est sur le chemin défriché par ce principe, réflexif Le roman refait le monde. Il cherche sa parole dans les
par définition et contrapunctique par vocation, chias- détritus de la vie à recommencer, et fonde sa diction en
matique dans ses multiples formes – dialectique néga- vérité mensongère. Pourtant c’est dans le combat mortel
tive, principe destructif-créatif, ruse de la raison, iro- entre les trois manifestations du roman aujourd’hui
nie, satire, récit à risque, récit de prison, chronique –, que le futur de la littérature africaine se joue: dans leur
que les voies de l’écriture africaine contemporaine, tel- dépassement également réside l’espoir d’une littérature
les qu’analysées dans la troisième partie, trouvent leurs qui se trouverait une autre jouvence, un nouveau ciel,
formes, bien qu’il faille reconnaître ici que c’est le en s’ouvrant au lit d’un autre philosophème que la tra-
genre romanesque qui s’impose comme dénominateur gédie. Mais nous n’en sommes pas encore là aujourd’hui,
commun de sa parole. « Le roman dévore aujourd’hui dans notre écriture décidément post-génocide 9. Au bout
toutes les formes» 7, nous dit Yourcenar, et sa remarque du compte, si le chemin des propositions et des élabo-
est plus liée à l’évolution historiquement compétitive, rations que ce livre contient était convaincant, peut-
et donc, nécessairement phagocytaire des formes, qu’à être pourrait-il être lu, plus que comme une théorie
la strangulation de l’idée par la « prose de la réalité » 8, de l’écriture de la « nouvelle génération » d’écrivains

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Notes
africains ; comme le manifeste d’une nouvelle littéra-
ture africaine, le prologue donc à une écriture africaine 1. Le dialogisme tel que l’entend le Russe Mikhaïl Bakhtine,
du futur. qui en a fait l’analyse, c’est la présence d’un idiome
(disons, l’oralité, la langue du peuple, etc.) dans l’écrit.
2. Sauf indication contraire, nous nous référons toujours
aux textes originaux français, allemands et anglais quand
cela est nécessaire. Dans les cas allemands et anglais, sauf
indication spécifique, la traduction est de nous. Cf. Georg
F. W. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik III, Frankfurt-Main,
Suhrkamp Verlag, 1986, p. 92.
3. Peut-être faut-il de plus en plus lire les textes littéraires
au son de la musique? Ou alors peut-être faut-il les entendre?
Si entendre les textes était de mesure, alors plongeons
dans le contrepoint musical, tant dans sa réalisation dans la
musique européenne (chez Bach par exemple) que dans
le chant polyphonique Pygmée que nous a si bien analysé
l’auteur camerounais Francis Bebey (1929-2001). Mais ne
nous arrêtons pas là, car il faudrait aussi rechercher la
réalisation de la dissonance dans la structure dialectique
qui unit «l’ambianceur», le fameux «crieur», d’une part
et le chanteur, disons Koffi Olomide, d’autre part, dans
un morceau de musique ndombolo du Congo, pour entendre
la tressautante beauté de quoi nous parlons !
4. Hegel Georg F. W., Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., p. 39.
5. Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, Frankfurt-
Main, Suhrkamp Verlag, 2003, p. 13.
6. Ainsi nous nous distancions de critiques comme Dabla, qui
voient dans la création d’une nouvelle écriture africaine,
un peu dans la lancée de la création d’un « nouveau
roman » français, une certaine attention à la forme, une
réorganisation de celle-ci, et qui regroupent des auteurs
comme Kourouma, ou alors Tansi et Monenembo sous
la même férule. Seule la respiration de l’idée dans le texte
dicte notre choix, qui cependant même s’il n’est pas chro-
nologique mais logique, se rend compte que les auteurs
d’aujourd’hui sont presque tous pliés aux ordres de l’idée.
7. Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Adrien, Paris, Gallimard,
1977, p. 340.
8. Hegel Georg F. W., Vorlesungen über die Ästhetik, op cit., p. 219.
9. Faut-il le dire ici ? « Post » est pour nous entendu dans
une relation par rapport à l’idée, et non historiquement :
ou alors plus précisément, dans une histoire de l’idée.

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LES ÉCRITURES
AFRICAINES
NOUVELLES:
PRÉVISIONS
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parler d’un espace «spécifiquement africain» de l’humain?


Un fait est sûr, aujourd’hui, l’idée génocidaire est de
plus en plus investie dans la pratique de la politique,
autant que le concept du génocide s’est installé dans
l’imagination des artistes, comme barrière 1, comme
L’ÉCRITURE POST-GÉNOCIDE limite ; et surtout pas seulement pour ces écrivains-là
qui, quatre années après les massacres, sous la férule
d’un festival littéraire, sont allés visiter les collines san-
glantes du pays de la mort, pour produire des œuvres
«Tu étais où?» exprimant une « réaction africaine » 2 ; c’est lui aussi,
Dicton des rues de Yaoundé le génocide, qui illumine la production de plus en plus
grandissante sur le Biafra, d’auteurs nigérians con-
temporains, dont le magistral Half of a yellow sun de
I Chimamanda Adichie, auteurs qui tous n’ont pas vécu
le moment d’horreur lui-même.
On ne peut plus écrire aujourd’hui en Afrique, comme Le voyage en groupe d’écrivains africains à Kigali,
si le génocide de 1994 au Rwanda n’avait jamais eu lieu. jadis, tout comme l’écriture néo-biafraise d’aujourd’hui,
Pas parce que la temporalité, et avec elle l’histoire, ne présente sous la forme du récit de fiction le deuil tar-
connaissent pas la régression. Le génocide qui eut lieu dif de l’intelligence africaine 3, c’est-à-dire donc qu’il pré-
dans les Grands Lacs en 1994 n’est pas seulement la sente sous la forme esthétique un rituel à retardement
culmination sur le continent africain du temps de la qui trouve son origine dans la profonde culpabilité de
violence qui, au Rwanda même, avait déjà plusieurs la pensée africaine, sommeilleuse au moment de la
fois, bien avant, fait son apparition dans des tueries, catastrophe 4. « Le monde était silencieux quand nous
des massacres, et même dans des génocides. Tragédie la mourions», ainsi va le titre qu’Ugwu, le héros du roman
plus violente que l’Afrique ait connu ces derniers de Adichie donne au livre qui dit son témoignage sur
temps, il est aussi symbole d’une idée qui désormais le Biafra, mais en réalité, plus que le monde, c’est l’Afri-
fait corps avec la terre africaine : l’extermination de masse que qui était silencieuse, et le mot de sa douleur, «Biafra»,
perpétrée par des Africains sur des Africains. C’est en tant sert bien de métonyme pour «Rwanda». Si donc les récits
que tel qu’il entre dans le domaine de la philosophie post-génocides ont le mérite, à leur manière d’interroger
africaine, car peut-on encore sérieusement penser en l’absence publique de la réflexion africaine pendant le
Afrique de nos jours, en excluant l’idée de l’auto- génocide, ils pourront toujours se féliciter de poser la
destruction ? Peut-on encore écrire l’histoire africaine question du génocide de manière continentale, car au
à partir du cocon de la culture de l’innocence? A partir fond, c’est toute l’Afrique qui a été en jeu sur les mille
d’une généalogie de la victime seule ? Peut-on encore collines rwandaises, et pour cause: il n’y a aujourd’hui

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aucun pays africain dans lequel les conditions de ce qui vaut mille fois pour un événement traumatique dans
s’est passé sur les collines des Grands Lacs ne sont pas une conscience : et encore plus pour une tragédie à la
remplies. Il n’est pas faux de dire que le génocide au dimension d’un génocide. Elle définit un présent nou-
Rwanda marque le lieu terrible d’une dégringolade de veau, réinvente une culture, et donne un nouveau visage
l’humanité au cœur de l’Afrique 5 ; mais légitime il est à une époque: délimite un temps comme singulièrement
aussi, en même temps, de dire que ce sommet de l’horreur différent. Voilà qui circonscrit la place du génocide des
est une gifle en plein visage de l’intelligence africaine Tutsi Rwandais dans la conscience africaine, et cela,
dormeuse quand les tueries avaient lieu, gifle dont plus simplement comme métonyme : il devient le syn-
l’écho résonne encore avec éclat dans la profondeur de drome de quelque chose de fondamentalement nouveau.
toute la bibliothèque africaine. Si le réveil brutal de la Dans son si faussement simple, et pourtant si meurtrier
pensée africaine après la catastrophe marque l’avène- complexe Hutu-Tutsi, ce pays ne se disperse pas seu-
ment du temps de la réflexion dont il est question ici, lement en référence à l’insignifiance de la vie et de la
c’est cependant le réveil à la vie du survivant, son vocal mort dans le quotidien de toute l’Afrique ; il ne dessine
questionnement, qui pose la pierre des prolégomènes pas seulement les limites de la politique et du devoir sur
du temps nouveau – le nôtre. le continent ; il fonde aussi la nécessité d’un renouvel-
L’installation d’une idée dans une culture ne se mesure lement de la grammaire, de l’organisation et du vécu
pas seulement au gigantesque du monument de celle- de ceux-ci, tout comme il appelle un nouveau langage de
ci, mais également aux mille racines qui de toutes les l’intelligence pour exprimer cette nouveauté. Il s’impose
rues du commun renvoient à elle: ainsi elle devient, plus donc comme le marqueur d’une époque, le particulier
qu’un symbole, le concept autour duquel se regroupent d’une génération, la nôtre, obligée ainsi de s’imaginer
de multiples visages d’apparence de la réalité: le sque- à partir de son sommet de cadavres, et de se définir
lette organisateur du quotidien – la vérité souter- comme nécessairement post-génocide. S’il nous est
raine d’un temps. Dans ses dialogues avec Eckermann, possible de dire en effet, qu’après le Rwanda, rien ne
Goethe déclare par exemple que la pensée de Kant est peut plus être comme avant, c’est bien une manière
si inscrite dans la culture allemande qu’il n’est plus d’affirmer que nous ne pouvons plus qu’être différents
nécessaire de lire le philosophe pour en subir l’in- de nos aînés. Et c’est le Rwanda qui nous en donne
fluence. La profondeur de cette influence est ainsi l’obligation. Oui, le Rwanda est cela qui tient lieu
silencieuse, certes, mais définitive : même invisible, aujourd’hui du philosophème de notre temps. Il est
elle n’en cesse pas de dicter les évidences du quotidien. notre ferment.
Livre ouvert en permanence, elle est inscrite jusque Adorno nous le rappelle : le tremblement de terre de
dans les balbutiements de la parole analphabète : elle Lisbonne, jadis, avait suffi à Voltaire pour le guérir de
en est le philosophème. Ainsi elle ne se pense plus pour la théodicée de Leibniz, qui est au cœur de la vision du
être; on ne la pense pas pour en subir les effets: elle se monde baroque 6. Nous savons que ce malheur avait
vit comme une évidence. Ce qui vaut pour une pensée, atteint beaucoup plus: qu’il était autant un traumatisme

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de l’humanité qu’un séismographe de la pensée, qui II


dans son tourment catastrophique, avait entraîné tout
autant le jeune Kant, qui lui consacra d’ailleurs un de Ne nous trompons pas : le drame du génocide de 1994
ses premiers livres, qu’un Lessing, qu’un Rousseau, et au Rwanda c’est qu’il n’est pas original. Dans le pays
trouvé dans le culte de la raison, ainsi que dans la même il est l’apogée d’un cycle de violence qui longtemps
défense de l’humanité, les fondements de cela que l’on aura poussé aux pieds des Grands Lacs 8. Vu du point
appellera bien plus tard notre modernité; inventé donc de vue de l’histoire africaine d’après les indépendances,
dans les tumultes mortel de son tsunami, la grammaire il est cependant le moment le plus achevé d’un régime
d’un présent qui, d’une certaine manière, a également de la mort qui avait déjà inscrit sa signature au Congo,
pris fin sur les collines rwandaises. Une catastrophe avant de plomber l’Ouganda, l’Ethiopie, et bien sûr le
peut s’inscrire dans une époque autant comme une Biafra, au Nigeria, les plateaux bamiléké du Cameroun,
clôture traumatisante, que comme une promesse de la région du Darfour, le Soudan, et bien après l’Algérie,
renouvellement: comme promesse d’un sursaut de l’in- le Liberia, sans parler de la Côte d’Ivoire, de la Sierra
telligence; ouverture donc sur un nouveau matin. Ainsi Leone, etc. ; bref, dans le macabre de son événement,
l’incommensurable du génocide des Tutsi Rwandais le génocide au Rwanda ne s’en inscrit pas moins dans
n’a pas seulement jeté dans les fosses communes, dans le long régime de la barbarie qui aura été inauguré avec
les caniveaux et sur les rues le million d’Africains, n’a pas l’acquisition en Afrique des souverainetés nationales,
seulement livré des cadavres d’hommes aux chiens, par l’entrée dans une ère des instabilités: dans le temps
enfoncé des troncs de bananiers entre les jambes de de l’exception devenue la règle. Sa différence réside
femmes et coupé la tête aux nourrissons ; il a en même dans le spectaculaire de son événement. Moins qu’une
temps précipité dans les archives de la bibliothèque découverte inattendue, moins qu’une surprise, il se
universelle, bien de concepts qui ont aidé à penser révèle ainsi comme étant la répétition de la même chose:
l’Afrique jusqu’ici et toujours livré à des générations l’explosion au présent, devant le visage du monde d’une
d’artistes, d’écrivains et de philosophes africains, un lit téléologie de la violence qui pour le continent africain
fécond pour leur créativité. Il a remis aux archives du passé a le visage de sa modernité. Voilà aussi pourquoi entre
mille et un concepts qui ont défini de manière insidieuse autres, la conscience autant africaine que mondiale a
le philosophème de cela qu’on doit appeler dorénavant été silencieuse lors de l’événement de sa barbarie, et
notre «préhistoire», comme pour dire –le temps d’avant même durant le cours de celle-ci. Inscrit dans une
le génocide au Rwanda. S’il est donc possible aujour- chaîne de la coercition, il devient donc, le génocide au
d’hui de dire avec Ricard, que «le Rwanda a de l’avenir», Rwanda, moins la marque d’une différence fonda-
c’est parce que ce pays a également auguré d’un réveil mentale, qui serait, elle, de l’ordre de ce qui n’a jamais
brutal de la pensée 7. Il est l’aube de notre présent. eu lieu en Afrique, que le sommet inimaginable d’un
temps de la tragédie, dont on peut bien faire remonter
les origines plus loin, dans le régime colonial si l’on

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veut, ou plus loin encore, dans les caves du commerce ricochet que celui du droit. Ou plutôt : le philosophe
triangulaire, sans en enlever pourtant le terrible côté entre dans les fosses communes du crime, patauge
du déjà-vu. Il est impossible aujourd’hui, comme hier dans les caniveaux du viol collectif, se retrouve dans
d’ailleurs, de dire que cette boucherie-là n’était pas le sang des morts, piétine dans les déchets et la boue,
annoncée par la logique même de l’histoire africaine pour y rechercher les fondements de sa métaphysique,
contemporaine, comme il l’est aussi, de dire que dans exprimée cette fois, plus par lui, non, mais par l’acte
le pays même, elle n’était pas planifiée longtemps à sadique du tueur de masse : par le dictateur. S’il y a
l’avance. Et voilà, c’est justement cette vérité qui fait retournement, eh bien, le voici : « En les privant de
le génocide des Tutsi Rwandais devenir pâle, très pâle liberté, Hitler a imposé un nouvel impératif aux hom-
même, devant ceux qui, tout logiquement aussi, ont mes » Adorno écrit, « un impératif qui consiste à orga-
été perpétrés, sur d’autres continents, sur les popula- niser leurs pensées et leurs actions de telle manière
tions indiennes en Amérique, ou sur le peuple juif qu’Auschwitz ne se répète plus, et que quelque chose
d’Allemagne, ou alors arménien en Turquie, et même de similaire n’ait plus jamais lieu » 9. Entendons que ce
sur la nation japonaise durant la Seconde Guerre mon- n’est plus le philosophe, par exemple Kant, qui des
diale, et cambodgienne par après. La liste ne finit pas. nuages dicte à un temps son philosophème, mais l’as-
Le génocide rend pleinement humain l’Africain, voilà sassin de masse, le potentat, le tueur, le dictateur, qui
le tragique paradoxe. C’est que, rupture paradigma- de la chambre à gaz l’impose. On ne peut pas plus
tique avec deux cent ans de pensées africaine, africa- signifier à la pensée son silence dans la fabrication de
niste et africanisante qui longtemps ont entendu l’histoire : or ce silence en fait est logique. C’est vrai
« l’Africain » comme quelqu’un de particulier, d’extra- que le génocide des Tutsi Rwandais marque aussi
ordinaire, il est l’entrée fracassante de celui-ci dans l’échec cuisant de l’impératif d’un nouveau régime du
l’humanité simple, c’est-à-dire fautive. Sa dimension droit qui veut fonder une politique qui rende tout
soi-disant inédite s’efface ainsi devant l’infinie cruauté, génocide passé, donc impossible dans le futur, et ceci
la perpétuelle logique du mal, l’insoutenable violence est encore plus vrai quand on se rappelle la criarde
de l’histoire de notre temps, qui est comme toujours déconvenue de l’ONU dans la région des Grands Lacs,
saisie de spasmes incontrôlables de la mort. Et ce n’est organisation qui, souvenons-nous, avait été jetée en terre
pas tout : dans le domaine de l’idée, il disparaît d’ail- en 1948, c’est-à-dire au moment même de l’acte définitif
leurs, le génocide au Rwanda, sous le chapeau de la qui devrait créer l’impossibilité d’une autre Shoah: la nais-
maxime qui veut que, dans le profond de cette dégrin- sance de l’Etat d’Israël. Dans le fond cependant, cet échec
golade de notre humanité, la Shoah seule soit unique, ne questionne pas la primordiale validité du nouvel
autant que sous le discours qui à travers celle-ci, impose impératif du dictateur que le génocide fonde: il l’asserte.
à la conscience universelle l’impératif catégorique du Soyons clair : la violence d’un homme qui déchi-
« jamais plus ça ». Et ici se tait la philosophie pour ne quette son frère à la machette n’a rien à montrer en
laisser parler que le langage de l’horreur, autant par barbarie, à celle d’un autre qui le fait devenir poussière

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dans une chambre à gaz. Tous les deux gestes naissent de penser la vie. Il en va de notre futur: de notre huma-
d’une totale perte de vue de la signification absolue de nité ! Ainsi c’est sur les sanglantes collines rwandaises
la vie, écrasée qu’elle est sous les mots vides, sous les que la philosophie africaine se retrouve, et découvre la
préjudices d’imbéciles, sous les chiffres aveugles de grammaire de sa nouvelle manière de penser en Afrique.
fonctionnaires, dans la langue de bois de l’idéologie, Horrible généalogie que celle de ce philosophème qui
dans les vapeurs conspiratrices de la haine, ou dans ceux ne nous ouvre un nouveau paradigme que du haut
de la violence identitaire qui se nourrit de ses propres d’une montagne de cadavres, du plus profond d’un
enfants. Pourtant la dimension inédite du mal sombre cimetière de masse, des ruines de radios de la haine !
ici, une fois de plus devant la répétition de celui-ci, et La geste dialectique qui de l’impératif Kantien à celui
l’annule. C’est que la multiplication de l’unité ne la d’Hitler renverse pour nous la philosophie, la retourne
double pas. Et voilà donc le Rwanda qui ne devient plus elle aussi de la tête aux pieds 10, pour l’inscrire dans les
que citation d’un crime beaucoup plus grand, d’une bas-fonds de la catastrophe, la placer dans le royaume
violence beaucoup plus inouïe, de viols beaucoup plus de la mort, est tragique : c’est celle du survivant. Au
larges, de cruautés beaucoup plus animales, et qui fond ne sommes-nous pas tous des survivants du géno-
dans le même geste d’équation, se perd ; oui, voilà la cide du Rwanda ? O oui, tous, nous venons dorénavant
brûlure de cette blessure rwandaise dans la chair et après les massacres – bref, c’est après eux que nous
dans la conscience africaines qui, regardée à l’échelle écrivons aujourd’hui. L’encre de nos stylos est rouge
globale, devient une preuve, une de plus, du congénital du sang de notre passé. Plus que la chronologie, c’est
cannibalisme de l’espèce humaine. Au lieu de s’arrêter notre position de survivants qui fonde le philosophème
au Rwanda, le génocide ainsi se répète à l’infini et se duquel nous définissons nos phrases – duquel nous
dissémine : s’éparpille sur la route de l’histoire de nos pensons donc. Et cette position post-génocide de notre
tragédies comme une poignée de poussière qui marque parole est autant idéale qu’historique, autant historique
le signe de notre humanité. Au lieu d’une frontière, il que commune, car comme nous l’enseigne Adorno qui
devient l’écho infini d’un strident chant vampirique : avant nous l’a formulée en concept, c’est la racine phi-
la dictée de la vérité de qui nous sommes en réalité losophico-historique de son propos qui fonde la vérité
qui se cache dans le négatif. Comme pour nous rap- du survivant, et le projette jusque dans les mots de celui
peler que le vrai n’est que dans le non-vrai : que le seul qui, en réalité n’aura pas échappé à la mort – n’était
absolu qu’il y ait dans la vie, c’est la mort. Pourtant en donc pas là ni au moment de la mort, ni dans le lieu
s’ouvrant à la commune horreur de cet infini crime dont de celle-ci.
l’histoire de l’humanité n’est pas encore sortie, la pen- « Un », raconte Adorno, justement, « qui avait survécu
sée ne peut qu’être têtument solidaire de la démarche, à Auschwitz et d’autres camps avec une force admira-
de la méthode, de la vision qui, dans une longée allant ble, dit plein d’émotions contre Beckett: que si celui-ci
de Voltaire à Adorno, découvre soudain dans les ruines avait été à Auschwitz, il écrirait de manière différente,
de la mort, pour nous, le lieu d’une nouvelle manière c’est-à-dire, selon la religion protectrice du miraculé,

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avec une vision positive. Le miraculé a raison, mais pas était couverture étoilée pour le sujet ! Fini le temps où
de la manière qu’il pense; Beckett et qui d’autre encore la félicité des dieux s’entendait dans le chant des
qui serait demeuré maître de soi, y seraient rompus et oiseaux ! Le temps où l’homme et l’univers dansaient
certainement auraient-ils été obligés de se reconnaître de la même chanson de joie ! C’est que le principe de
dans la religion protectrice que le miraculé habille avec la vie après le génocide est concomitant de celui de la
des vêtements selon lesquels il voudrait donner du cou- drastique culpabilité: celle qui habite dans le reproche
rage aux hommes : comme s’il suffisait pour cela d’une de n’être pas mort soi aussi ; celle qui couvre de la
disposition de l’esprit ; comme si l’intention qui se honte d’être demeuré vivant, de laquelle Adorno déduit
tourne vers les hommes et s’oriente vers eux ne les a la nécessité, si l’on veut atteindre un jour le soleil de
pas sevrés de ce dont ils ont droit, cela même auquel la vérité, par-delà la rationalité génocidaire, de penser
ils croient. C’est la métaphysique qui les a menés-là » 11. négativement –de penser contre soi. C’est cette pensée
Oui, nous le savons déjà : le génocide, autant qu’une négative qui fait de l’intelligence du survivant un nou-
découverte au fond de la barbarie, est un pur produit veau paradigme, et c’est là qu’il faut chercher sa lec-
de la rationalité 12 ! Le génocidaire, c’est la rationalité ture admirative des textes secs de Beckett, par exem-
qui a sombré dans les fonds de l’abyme 13. Auschwitz ple, ainsi que son écoute attentive des dissonances de
c’est donc le tombeau de Kant, et avec lui, de la culture la « nouvelle musique ». Négative plus que dialectique,
à laquelle il a livré le philosophème. Adorno nous dit : la pensée post-génocide est dissidente donc, elle qui
«après Auschwitz, la culture, tout comme la nécessaire dans son geste le plus autodestructeur, dans sa gifle en
critique de celle-ci est ordure!» 14 Or c’est pour la pen- plein visage du rescapé et du miraculé, confond le soleil
sée post-génocide qu’il souligne le malaise du survi- sanglant qui se lève sur le sommet du crime comme si
vant ; qu’en préliminaire, il distingue le survivant du rien ne s’était passé, par habitude, et fonde le vocabu-
rescapé et celui-ci du miraculé. Si le survivant c’est tout laire d’une esthétique nouvelle, de l’impossible pays.
simplement celui qui se réveille dans un tas de ruines, Cette rupture, ce recommencement de la pensée après
après la catastrophe, le rescapé, et avec lui, le miraculé, la tragédie, ce matin de la création dans la dégringo-
s’accrochent encore à la culture fabricatrice d’utopies, lade de l’humain et de l’imagination dans le chaos, est
à la pensée messianique, qui comme celle d’un monde la seule possibilité de salut du sujet qui se réveille en
totalement éclairé 15 et donc libéré de vampires, n’a pas dessous d’une montagne de cadavres. Son cri au soleil
empêché le drame d’avoir lieu –qui l’a d’ailleurs rendu est vain; son appel aux divinités est nul; son recours à
possible ! la tradition est inutile, parce que tout secours sera tou-
A travers la figure du survivant, Adorno montre la jours venu trop tard : même le soleil aura été complice
difficulté philosophique de définir une subjectivité qui de son abandon ; le ciel sera resté vide au-dessus de sa
fasse sens après le génocide, tout comme l’impossibilité tête ; la tradition elle aussi l’aura laissé seul à son
de poser un sujet post-génocide qui soit encore habillé moment même du plus grand danger ; les proverbes
des limbes de l’innocence. Fini le temps où le ciel ouvert des vieillards auront été insensés. Seul, le survivant

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aura été devant ses meurtriers ; seul, il aura fait face à C’est cela sa nouveauté. Le philosophe congolais Valen-
la machette génocidaire ; seul, il se sera retrouvé, sans tin Yves Mudimbe a, dans son livre The Invention of Africa,
savoir comment, de l’autre coté de son salut : dans la de manière magistrale, découvert le philosophème à
vie à laquelle il avait pourtant déjà cessé de croire. Mais partir duquel l’Afrique a été pensée jusqu’ici : disons,
il lui faudra découvrir que sa solitude est inscrite jusque jusqu’au génocide au Rwanda ; dans le noyau d’une
dans les évidences de la vie. Sa solitude en fait est la position de soi comme étant l’Autre de l’Occident, car
proximité de l’annihilation dont il aura frôlé la cour, à trouvant ses racines dans l’anthropologie, la philologie
laquelle il aura fait face ; elle est le fait de la mort dont et les sciences sociales, qui sont elles, installées confor-
il n’aura échappé que parce qu’il est vivant. tablement dans le socle d’épistèmes occidentaux. En
Penser après le génocide ne peut que vouloir dire pen- soupçonnant l’origine de ces sciences, il démontre
ser contre cette vie-là qui a rendu le génocide possible. autant la complicité des discours africanistes et africains
Adorno: «il peut avoir été faux de penser qu’après Ausch- dans leur élaboration, avec le socle ethnocentriste de
witz il ne soit plus possible d’écrire des poèmes. La ques- savoirs particuliers, qu’il fait d’eux de pures inventions.
tion pas moins culturelle de savoir s’il est possible de Reprenant donc R. Wagner, il peut s’exclamer : « nous
vivre après Auschwitz, et surtout pour celui qui a pouvons en fait dire que l’anthropologue “invente” la
échappé par hasard et qui aurait dû être tué, quant à elle culture qu’il croit étudier, et que sa relation à celle-ci
n’est pas fausse » 16 – penser négativement pour survi- est plus “vraie” en tant qu’elle représente beaucoup
vre, voilà la nouvelle geste qui s’impose à la philosophie plus ses actes et expériences particulières, que les
après le génocide, qui fonde une nouvelle humanité, choses dont il parle » 17.
une nouvelle subjectivité, au réveil après le Rwanda. Décrivant la prise de parole africaine, parce qu’ins-
Penser négativement, parce que c’est dans la négation crite dans la continuation de cette invention, il n’en
que dorénavant se trouve l’espoir : accepter dans sa demeure pas moins optimiste, car sa vision est cumu-
pensée l’évidence du principe dissident. lative, mieux, encyclopédique, elle qui passe en revue
les discours missionnaire et de l’indigénisation, retrouve
les balbutiements de la philosophie africaine avec ses
III controverses sur le principe de la «philosophie bantoue»,
sur la valeur ou non de l’ethnophilosophie, dans sa
La pensée négative est d’abord égoïste. Elle se pense relecture des textes de Marx, avant de sonder dans les
en elle-même. Elle est donc retournement. C’est parce textes si peu lus d’un E. W. Blyden, les racines de la
qu’elle est égoïste qu’elle est également éruptive. C’est pensée senghorienne, et le commencement d’une
ainsi qu’elle est auto-annihilisante : réflexive. On pour- réflexion africaine qui se pense comme identité. Dans
rait dire avec raison qu’elle marche à la limite perpé- le même geste de déshabillement optimiste, dans la
tuelle du suicide. Oui, c’est une pensée suicidaire dans même « passion pour l’autre » 18 dont il se fait le géné-
son fondement: une pensée de la mort dès son origine. reux porteur de croix, Mudimbe aura pu ainsi secouer

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le manteau vermoulu d’une profonde tradition africaine de la même poussière rouge et noire : Léopold Sédar
de l’intelligence, et même quelques systèmes autoch- Senghor; Cheikh Anta Diop; Samir Amin; la liste est très
tones de pensée tels que révélées par l’ethnologie, pour longue. Arrêtons-là. Pourtant nous savons aujourd’hui
se tenir, au matin d’une philosophie qui s’attend encore, que l’histoire ne peut pas avoir été plus injuste par rap-
animé seulement de cela qu’il nomme si bien « la port à un livre publié en 1988, car c’est bien au Rwanda
patience de la philosophie ». Traversant donc de part que se trouve la dernière station de la pensée africaine
en part la bibliothèque africaine, cette magistrale révé- dont Mudimbe élabore si savamment et si patiemment
lation de la vérité du texte et du discours africains et la géographie, le million de morts l’ayant soudain rendue
africanistes laisse autant muet dans ses claires limita- obsolète. C’est que l’attente du philosophe, la «patience
tions, qu’elle éblouit dans son dévoilement de promes- de la philosophie », aura été interrompue, non par la
ses oubliées, par exemple des perles enfouies dans le révélation d’une pensée totalement neuve, par la venue
si négligé savoir antique éthiopien. Oui, elle laisse d’une intelligence africaine totalement originale au
muet quand elle nous présente la constitution du sujet cœur de l’impossibilité révélée d’un égoïsme africain,
africain dans un déroulement de strates discursives ; mais par l’irruption en Afrique de cette catastrophe
elle éblouit cependant quand elle nous présente au bout (in)originale-là, humaine, tout simplement humaine, dont
de son chemin, le sujet africain comme fondamentale- l’Occident lui aussi a plusieurs fois fait l’expérience :
ment altruiste : ouvert sur l’autre. Elle laisse muet à ce n’est pas dans le texte qui de retournement en
cause de tout l’impensé qu’elle permet de voir ; de retournement, de relecture en relecture, et d’inter-
même elle éblouit parce que, pour une fois, elle libère prétation en interprétation se renouvelle, lieu central
le squelette de la parole et de l’imagination africaines, de l’élaboration du discours bibliophile et profondément
le secoue et en montre les possibilités de mouvement : scholastique de Mudimbe, que la tragique rupture épis-
« la géographie de la gnose africaine montre dans la témologique a eu lieu – mais dans la vie ; ce n’est pas
direction d’une passion pour la relation sujet-objet qui dans l’infini labyrinthe de la bibliothèque africaine que
refuse de disparaître. Il ou elle est partie d’une situation le mal est intervenu une nuit – mais dans le commun
dans laquelle il ou elle était perçue comme un simple d’une rue africaine : le 6 avril 1994. Et c’est à partir de
objet fonctionnel envers une liberté de penser de soi l’universel absolu de cette tragédie que l’idée tout comme
comme étant le point de départ d’un discours absolu» 19. l’histoire, et la pensée tout comme l’imagination, se sont
Voilà Mudimbe. retrouvées chamboulées: remises en terre. La question
La possibilité renouvelée chez lui d’un « philosophe à poser à la longue tradition de la philosophie africaine
authentique » serait ainsi libératrice, car fondée sur se résume donc dans celle, terrible s’il en est, qu’une
l’exigence de la pensée pure, et pas sur la race, ni encore jeune rwandaise dans le film de François Woukoache,
moins sur l’histoire. Avec elle c’est toute la bibliothèque Nous ne sommes plus morts 20, pose aux écrivains africains
africaine, le savoir africain donc, la gnosis africaine, qui venus à Kigali dans le cadre de l’opération littéraire
s’ouvrirait pour montrer ses livres aux pages parcourues « Rwanda – écrire par devoir de mémoire » : « où étiez-

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vous quand le génocide avait lieu ? » et ainsi, en refor- dire: «j’étais chez l’autre»! C’est que pendant le génocide
mulant la question des rues camerounaises, «vous étiez des Tutsi au Rwanda, ce sommet dramatique de la mort,
où ? », constate que le philosophe africain, même le plus et ce, pas seulement en Afrique, la pensée africaine ne
patient, était endormi quand les cadavres fleurissaient pouvait qu’être absente: le lieu même de sa formulation
dans sa cour ; souligne donc, dans le plus profond de tout comme la racine de ses mots la condamnaient au
ce qu’on appelle la philosophie africaine, l’incapacité silence, au non-lieu philosophique. Fidèle à la profondeur
de celle-ci à avoir été pré-visionnaire de la catastrophe textuelle et philologique des analyses de Mudimbe,
et, l’irruption en son cœur du domaine de l’impensé. même si beaucoup plus polémique, et donc dynamique,
le camerounais Achille Mbembe élabore dans un article
lumineux, « African Modes of Self-Writing », « Modalités
IV africaines d’écriture de soi », une réflexion qui, elle, se
veut solidaire du nauséabond d’une histoire saisie dans
Le domaine de l’impensé c’est la zone du morbide. Les un « état de violence » 22, plus précisément : dans un état
arguments pour le questionner sont autant religieux de mort. Or le génocide, avec sa montagne de cadavres,
que philosophiques. La question de la jeune rwandaise, avec ses chiens cannibales, avec ses cases éventrées, avec
de la survivante donc, dans le sens vraiment littéral sa mort libérée, en tant qu’apogée de la violence, est
du terme, c’est l’adresse à une réflexion sur la mort, à d’abord la zone nauséabonde: c’est l’espace de la putré-
partir du lieu absolu de la mort : à partir de la tragédie faction et de la décomposition.
africaine 21. «Vous étiez où?» Question autant morale que Sauf ce philosophe et historien personne dans la longue
politique, elle est interrogation légitime et terrible tradition de la pensée africaine, n’a encore eu le courage
accusation. Elle est question d’un sujet esseulé et qui de penser l’Afrique à partir du lieu morbide 23, du terri-
de sa solitude questionne l’alentour. Elle est autant ble précipice de la destruction et de l’autodestruction ;
adressée aux hommes qu’aux dieux, aux esprits qu’aux personne n’a encore trouvé les mots pour penser l’Afrique
humains ; or, comme toute religion, toute philosophie dans le «temps du malheur» qui est moins celui du rituel
est d’abord une réflexion sur la mort: de ce point de vue, du deuil, que du réveil après la catastrophe : de la vie
la philosophie est fondamentalement pensée tragique. après la mort ; personne n’a eu le courage d’imaginer
Et c’est ici qu’il devient clair que la tradition de la phi- et de prendre la tuerie de masse comme un événement
losophie africaine, enracinée qu’elle était dans la dualité fondateur de la philosophie africaine. Ainsi donc le génocide
de la question du sujet et de l’objet, a certainement au Rwanda est-il demeuré dans les textes, par exemple
suivi une autre trajectoire, singulière s’il en est, mais dans ceux produits à la suite du voyage d’écrivains au
trajectoire qui n’aura pas suffi pour questionner le lieu Rwanda, un moment fou de l’histoire africaine: un épi-
tragique de l’histoire africaine, et l’aura fait passer à phénomène donc. Fait plus qu’étonnant quand nous
côté du Rwanda. A la question de la jeune rwandaise, savons combien l’histoire élabore les concepts de
elle aura répondu: «j’étais chez le voisin», comme pour pensée, quand nous lisons que la Révolution française

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avait suffi à obliger Kant à dérégler le chemin de son optimisme qui sert à la fouetter, car sa pensée, plus que
itinéraire métrique, et que celle haïtienne avait inscrit pessimiste, plus fondamentale que l’afro-pessimisme
jusque dans le texte de Hegel la dialectique du maître même 25, est tout simplement négative: négative dans ce
et de l’esclave 24. Fait scandaleux d’ailleurs quand nous sens qu’elle ouvre ses oreilles, pas seulement à la précarité
savons combien notre lecture des analyses marxistes de l’existence, mais aussi et surtout aux ressacs de la mort
sera toujours myope, tant que nous ne nous serons pas qui comme un zombie court dans les rues et maisons
ouverts aux accélérations inimaginables de l’histoire de la réalité africaine et y essaime son sidéen virus
qu’aura vécu notre temps justement. Oui, c’est comme jusque dans l’acte de l’amour; négative dans ce sens que
si l’Afrique, se réveillant au matin de la criminelle tornade c’est dans le contrepoint de la vie qu’elle questionne
de 1994, avec entre ses mains et dans sa conscience le celle-ci, du plus profond de la tragédie qu’elle s’élève,
million de morts, n’a trouvé rien d’autre à faire que se et révèle la réification du penser et du dire africains
replier une fois de plus dans le cocon d’une voix qui ne jusque-là, fixés qu’ils sont au bout de deux trajectoires
l’a pas aidé au moment de sa plus profonde solitude ; improductives, et les resitue. Point besoin d’accumu-
qui d’ailleurs a mené à ce génocide-là dans son cœur. lation encyclopédique donc, point besoin de coup d’yeux
Voix qui a mené au génocide, quand elle ne s’est pas complices à la bibliothèque africaine. C’est au niveau
tue devant son événement ? Voilà bien l’accusation du nouveau philosophème, la tragédie, que Mbembe
grave que l’on peut tirer de l’analyse que Mbembe fait se situe pour interroger, pour questionner la pensée
de la tradition de pensée africaine : de son « écriture de africaine. Plus que postmoderne, sa pensée est donc
soi». Poursuivant là où le texte de Mudimbe s’est arrêté, prioritairement dissidente, et c’est sur ce chemin qu’elle
il trace, lui, deux trajectoires discursives du sujet afri- retrouve le questionnement de la pensée négative à la
cain : la pensée messianique, laïque et marxisante, Adorno. Le geste principalement destructeur de sa parole
révolutionnaire, d’une part, qu’il nomme «afro-radica- explique son dictus polémiste aussi, toute écriture inscri-
lisme»; la pensée identitaire d’autre part, qu’il nomme vant dans ses mots l’énergie de la pensée qui l’habite.
«nativisme». Et c’est au croisement de ces deux discours, Mais écoutons Mbembe parler du premier courant de
rouge et noir, qu’il fonde la parole du sujet africain tel la pensée africaine qu’il stigmatise: «le premier courant
qu’elle s’est exprimée avant l’état de violence que de pensée qui se représente comme étant “démocra-
révèle le génocide, et donc, tel qu’elle a dicté les règles tique”, “radical” et “progressiste” –utilisa des catégories
de toute réaction africaine au génocide. C’est que sa marxistes et nationalistes afin de développer un ima-
réflexion se fonde, elle, sur une vision de la mort qui, ginaire de la culture et de la politique dans lequel une
d’eschatologique à religieuse, se dissémine dans les manipulation de la rhétorique de l’autonomie, de la
champs économique, historique, politique, du sexe, résistance et de l’émancipation sert comme le seul critère
du langage et de l’imagination, pour y soupçonner les pour déterminer un discours africain» 26. La vision ici est
germes de l’autodestruction. C’est ici, certainement, qu’il claire, car dans la longueur de cette tradition de lecture
faut la lire par-delà la classique opposition pessimisme/ de l’histoire se trouve une acceptation sans faille de la

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position du sujet africain comme autre, même si d’un promeut», dit-il, «l’idée d’une identité africaine unique,
sujet en perpétuelle irruption, en perpétuelle quête fondée sur l’appartenance à la race noire » 28. Pensée
d’une autonomie qui toujours lui échappe dans le identitaire, pensée aux origines biologiques aussi, ce
leurre d’une indépendance reçue, et qui, dans le sombre courant s’inscrit dans la réflexion sur la différence, mais
de son abîme, trouve cependant les mots de l’accusation aussi elle s’enfonce dans les miasmes de l’essentialisme.
pour désigner autrui au début de ses déboires. C’est Ces deux visions de l’intelligence africaine, dans leur
que ce sujet éruptif ne peut ici qu’être vu comme réflexion sur la tragédie rwandaise se retrouvent plus
innocent, et donc ne peut être pensé que comme victime qu’édentées: elles révèlent le sommeil de la philosophie
d’une longue et injuste histoire de malheurs. C’est un africaine dans le moment même où sa nécessité aura été
sujet perpétuellement dans l’enfance : qui ne commet la plus criarde, où son besoin aura été le plus brûlant,
pas de crimes. Dans la profondeur de l’orientation, oui, et où le culte de la sagesse aura été le plus nécessaire ;
du télos d’une histoire de violence qui de l’esclavage elles révèlent aussi le réveil embrouillé du sommeilleux.
débouche sur le génocide, il se place, têtument, hors du Car si le premier courant se sera réveillé avec les
domaine morbide, ce qui seul légitime sa déclaration arguments de la « victimisation » 29, et aura aussitôt
d’irresponsabilité devant la montagne de cadavres qui creusé dans le passé violent des Grands Lacs pour y
a poussé dans sa cour. Sujet en régression donc, mineur, trouver l’origine externe d’une extermination de masse
son doigt ne se pointe pas encore sur son propre visage, inscrite dans les dichotomies coloniales belges et dans
car ce n’est pas un sujet qui se pense négativement, qui la longue main génocidaire de la France, le second
pense contre soi, mais un qui se pose devant « l’autre » courant, lui, n’aura pas encore cessé de trouver des mots
dans le face à face mortel qu’on sait hégélien, de la dia- pour cacher sa honte. C’est que son concept essentiel
lectique du sujet et de l’objet, en des termes de reproche se sera retrouvé au cœur même des arguments qui
à autrui : « Par conséquent », écrit Mbembe, poussant mirent un pays en feu: l’identité. Il n’arrive curieusement
l’argumentation dans ses limites logiques, « l’Afrique pas encore à se sentir coupable. Or n’est-ce pas l’essen-
est dite ne pas être la responsable des catastrophes qui tialisme, son lit philosophique, qui a livré à ceux qui
s’abattent sur elle » 27. Or si la véritable mesure de portaient la machette les mots pour couper la tête à
l’autonomie c’est la responsabilité, la mesure de la leurs frères et sœurs ? N’est-ce pas la pensée identitaire
responsabilité, elle, c’est la culpabilité. A contre-point qui leur a servi de principe théorique ? Oui, n’est-ce
de ce sujet qui se pense au degré zéro de la culpabilité, pas l’inscription de la différence qui a fermé leurs yeux
et donc de la responsabilité et de la liberté, qui ainsi sur le commun de l’histoire à laquelle nul n’échappe:
volontairement remet à ses pieds les chaînes de l’apar- criminel comme bourreau, et disons le donc : Hutu
theid, de la colonisation et de l’esclavage, pour encore comme Tutsi ? Pensée essentialiste qui puise dans la
mieux les combattre, Mbembe situe un autre courant tradition autant de l’ethnologie que de la biologie, et
qui, dans la lignée de la négritude, « s’est développé c’est-à-dire donc, qui creuse dans les fleurs de la science
d’une insistance sur la contrition de l’indigène ». « Il de l’autre, autant que dans la raciologie qui définit

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celui-ci comme corps, la pensée identitaire, dans toutes considérer la raison comme étant la vérité du sujet, nous
ses formes, est coupable d’avoir livré aux tueurs des pouvons chercher d’autres catégories fondatrices qui
Grands Lacs les fondements de leurs folies bancales. Ce sont plus abstraites et plus tactiles, comme la vie et la
n’est pas seulement la théorie de l’origine égyptienne mort» 30. Se reconnaître dans ce sujet zombie, dans ce
de races africaines qui a pris une « douche de sang» sujet posté debout au carrefour de la vie et de la mort,
dans le génocide au Rwanda; ce n’est pas seulement la c’est avant tout reconnaître son indépendance, sa liberté,
raciologie qui traverse les textes autant de l’afro- et voilà : le sommet de cette indépendance, de cette
centrisme égyptologiste que du nationalisme africain liberté, de cette souveraineté donc, si c’est accepter
qui sont devenus explosifs dans l’élaboration haineuse l’infinie extase de la vie qui se découvre au réveil du
des traits du visage Tutsi ; c’est le socle même de la survivant, n’est-ce pas également la possession du
rationalité qui a donné à cette forme d’analyse son lit pouvoir de tuer? Si c’est revendiquer son droit légitime
idéologique qui en a été secoué. Sans aucun doute, le à l’innocence, n’est-ce pas également l’acceptation
Rwanda est le cimetière de la négritude ainsi que de franche de la possibilité de sa culpabilité? Lisons plutôt
tous ses corollaires conceptuels. Mbembe ici : « l’expression ultime de la souveraineté
Et voilà, c’est du creux morbide du cimetière de masse réside, dans une large mesure, dans la capacité de dicter
que la pensée identitaire autiste, et le messianisme qui peut vivre et qui doit mourir » 31. Lisons-le pour
«bébéifié» avec elle, ont sur la conscience, que la pensée mieux unir la réflexion sur la mort à celle sur la cons-
de Mbembe redécouvre le pouvoir et la souveraineté titution du sujet africain : de son autonomie.
du sujet africain. C’est dans le monde en miettes qu’elle
pose l’autonomie de celui-ci, et ce en reconnaissant sa
profonde solitude dans la fête de la violence ; en souli- V
gnant son évidente participation à la danse de la mort,
sa culpabilité donc. C’est au matin de la tragédie qu’il Méditation sur la mort, à partir du lieu même de la mort
fonde la nécropolitique comme expression du sujet de masse, réflexion sur la mort dans un état de guerre,
africain libre. Et Mbembe de définir la nécropolitique philosophie qui adresse le sujet africain à partir du creux
comme étant : « l’expression générale de l’existence de fosses communes, la pensée de Mbembe explose en
humaine et la destruction matérielle des corps humains une révélation du divin dans l’extase du besoin de vie
et des populations ». Continuons : « de telles figures de sous forme de désir 32, autant qu’elle découvre le chemin
la souveraineté sont loin de pièces prodigieuses de folie de croix du suicidé dans la geste du martyr. C’est ainsi
ou alors d’expressions de rupture entre les pulsions et seulement qu’elle est théologie du corps, autant
intérêts du corps et ceux de l’esprit. En fait, comme qu’épistémologie du macabre : sanglante égologie. En
dans les camps de la mort, elles sont ce qui constitue posant la souveraineté du sujet dans sa destruction,
le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons dans son pouvoir d’auto-annihilation, et ainsi en
encore aujourd’hui ». Ce n’est pas tout : « au lieu de retrouvant dans la figure fatidique du suicidaire, la

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représentation même de ce sujet assiégé, c’est-à-dire, alors reproche ; rappel de la culpabilité inévitable du
en greffant au visage de la nécropolitique celui du nécro- sujet africain devant le Rwanda. C’est la question qui
pouvoir, elle ne révèle pas seulement son inscription rappelle le lieu de la philosophie au moment du drame;
fondamentale dans la négativité, et donc, son origina- qui soupçonne et montre, dans son ironie, le lieu de
lité dans toute la philosophie africaine ; elle montre naissance de la sagesse dans la tragédie. Certes comme
également ses limites. C’est qu’en dessinant dans les nous le rappelle si bien Adorno, et avec une logique qui
modèles de la plantation et de la colonie, dans la post- sera également celle de Mbembe : « aucun mot dit à
colonie et dans le camp de réfugiés ; en recherchant haute voix, et même aucun mot théologique n’a le
jusque dans les détails les plus infimes des œuvres de droit d’être de manière inchangée après Auschwitz» 34.
l’imagination et de la politique du vécu, les frontières Tâter le terrain du matin qui découvre les centaines de
de la topographie de la mort ; en construisant le sujet milliers de morts du génocide au Rwanda pour la pensée
contemporain comme un mort-vivant, c’est-à-dire un africaine ne peut se faire qu’à petits pas : à pas risqués
vivant qui a nié la mort, ou alors en d’autres termes, et douloureux. Mbembe, lui, prend ce risque: de heurter
un vivant que la mort a refusé 33, elle s’installe dans le les vivants autant que les morts ; de marcher sur des
domaine du morbide, dans le champ de bataille après vivants qui respirent encore en dessous de la montagne
la guerre, dans le lieu de l’après génocide, et ne trouve de morts. Son mérite est donc aussi sa faiblesse, car si
curieusement pas, elle aussi, de réponse à la question le génocide est un état d’exception, si la nécropolitique
si profonde de la survivante du génocide des Rwandais: est le résultat d’un état de siège, si la plantation et la
« où étiez-vous quand le génocide avait lieu ? » Oui, colonie sont des régimes particuliers de ces exceptions
installée au milieu de la montagne de cadavres qu’elle et de ce siège, ceux-ci, même dans leur élévation la
aura accumulés dans le morbide de son analyse, elle se plus philosophique, n’arrivent pas à laisser parler le
révèle pornographie mortuaire. Dans sa jouissance langage de leur origine. Comme le tueur se tait sur les
nécrophile, le philosophe ne pense même pas, on dirait, premiers gestes de son crime, le colon, tout comme
à enterrer les morts autour de lui, qui sont pourtant l’esclavagiste, bâtit une métaphysique pour taire l’acte
ses frères et sœurs ! Comment le pourrait-il, quand dans fondateur de sa violence. Cet acte devient donc autant
le fondement de sa pensée qui agresse dieu dans l’origine historique que conceptuel, autant palpable que logé
théologique même de celui-ci, il a exclu toute geste dans le royaume des idées et des concepts. Comme la
normative, et donc retiré au dernier rempart d’huma- mort, il est aussi un moment de mortification de la
nisme sa signification et même son lieu philosophique? chair, et donc un moment de la souffrance. Le philo-
Vous étiez où? sophe qui ne refait pas ce chemin et se perd dans l’é-
La question de la survivante, la question de la survi- pistémologie de la violence, court le risque de devenir
vance, résonne véhémente dans toute la bibliothèque complice du geste criminel qui interrompit la vie : il
africaine : et aussi dans le texte de Mbembe, mais c’est risque de tuer les vivants qu’il croyait morts. C’est ici que
que cette question n’est pas seulement accusation ou la question de savoir comment on en est arrivé là trouve

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sa validité, car, question de l’origine, elle seule peut cide qui eut lieu au Rwanda ; son incapacité à avoir été
faire écho à cette autre qui la clôt: comment en sortir? pré-visionnaire: son silence. Dans la mesure où la pensée
Il n’y a pas plus charnel que la pensée de Mbembe : de Mbembe reconnaît cette condamnation de la phi-
ses phrases et descriptions sont rythmées autant au son losophie africaine, dans sa double tradition, à l’absence
du fouet qui frappe le corps, qu’au tact des chaînes de pendant le drame, et dans la mesure où il reconnaît
travaux forcés. Sa pensée est auto-flagellante. D’origine tout aussi son inutilité après celui-ci, elle s’élève encore
profondément chrétienne, mais dans le sens moins plus, et démasque ceux qui justement la pressent à
messianique que mortifère de ce mot, sa réflexion est l’action, comme étant encore demeurés saisis dans les
ancrée autant dans la profondeur historique qu’elle discours, soit du messianisme ou alors de l’identité,
s’élève dans les nuages des concepts. Les instants qu’elle dont le génocide des Tutsi aura justement ouvert le
singularise, elle les questionne dans la plus longue tombeau – il les démasque, oui, mais il ne se sauve pas.
sphère de leur possibilité: la postcolonie, et même le camp De même ceux qui traversant son texte, autant séduits
de réfugiés, qu’elle érige, à la fin, en espace contem- par l’étincelle de ses métaphores qu’exécrés par l’odeur
porain d’exercice de la violence et de rencontre de la de cadavres que celles-ci renferment, et qui du haut de
subjectivité souveraine 35, elle en fait un terrain du leur relation à l’inscription encore trop visible de sa
malheur, dont rien n’échappe. Ils sont bien nombreux, réflexion dans une métaphysique du texte, condamnent
ceux-là qui, enchantés par les analyses mbembeiennes, sa vision à l’échec dans la vie, oublient que l’acte de
pressent son texte avec la question de la sortie du lieu production de ceux-ci, le moment même de leur ques-
de la violence, quand celui-ci se perd encore dans la tionnement, ne peut que naître de l’affirmation de la
chair sanglante de l’expression, dans la passion micro- vie. Ici aussi, dans la profondeur de leur principe dissi-
scopique du vécu de fer, et dans l’envolée métaphorique dent, ils inscrivent le culte de la vie comme négation
du langage qui se suffit, ou alors revient aux solutions de la mort qui essaime la mort, comme besoin donc,
à « la petite semaine » qu’on sait déjà : société civile, réinstallant dans la geste philosophique africaine le
élite intellectuelle, etc. Philosophie pour philosopher, principe d’individuation qui traverse toute la pensée
son texte semble s’épuiser dans le geste même de sa occidentale. C’est le survivant qui fonde son individua-
constitution, de sa conception, de sa formulation, car tion en se découvrant, pas comme le batelier de la
il apparaît toujours éreinté quand il s’agit de chercher métaphore, îlot de rationalité au milieu d’une mer en
les voies de sortie de l’infini labyrinthe de la mort qu’il folie 36, mais plutôt comme ayant survécu, comme étant
sait si bien décrire. Mais seulement, toute action qui vivant donc, au sommet d’une montagne de cadavres.
vient après le génocide n’est-elle pas condamnée à être Ici l’égoïsme comme discours de l’ego, et comme philo-
tatillonne? Toute écriture post-génocide aussi peut-elle sophie donc, c’est la réalisation effarée de la profonde
être autre chose que tardive ? Le plus difficile pour la solitude du sujet au cœur de la tragédie. Et c’est ici
philosophie africaine sera toujours d’assumer sa propre peut-être que la pensée négative de Mbembe se révèle
condamnation à l’absence et au retard devant le géno- dans son moment de la plus grande ambiguïté, car le

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besoin d’air frais du survivant est aussi besoin de penser; Dans le même geste, il en fait donc action, action qui,
sa volonté de vie, non, de survie, est aussi dramatique au premier moment de son sursaut, à son moment ori-
besoin de raison, et paradoxalement en même temps, ginaire donc, à son origine même, est réflexion.
inscription de son identité 37. S’il n’échappe pas au cer- Pareil éveil à la pensée ne saurait être l’apanage de
cle de la réflexion sur l’identité, Mbembe parvient à quelques élites seulement, car la leçon du génocide est
situer le sursaut de la pensée comme étant équivalent justement qu’elle ne distingue pas, mais démocratise
au geste d’action dans le moment de sa naissance. la mort ; elle ne connaît pas le genre, mais plutôt uni-
Lisons donc Adorno ici pour mieux le comprendre : versalise la destruction. Les tueries qui eurent lieu au
« mais la pensée », écrit le philosophe allemand, « qui Rwanda ne distinguèrent pas entre élites et peuple,
elle-même est un comportement contient le besoin entre femme et homme: dans la plus grande dimension,
–d’abord comme besoin de vie– en soi. On pense à partir c’est l’absence générale de réflexion, de pensée, qui s’y
du besoin, et même là où le wishful thinking serait rejeté. était exprimée. C’est cette démission totale de l’intel-
Le moteur du besoin c’est l’effort qui inclut la pensée ligence dans le quotidien qui aura laissé la place à cela
comme action » 38. que, dans sa pensée, Mbembe, reprenant la formule
Pensée dissidente, dans la profondeur égoïste de son célèbre d’Arendt, définit justement comme étant « la
commerce avec la mort, avec la putréfaction, avec les banalité de la violence» 39. C’est à cette affreuse banalité-
mouches et les chiens cannibales, la pensée de Mbembe là qui est identique chez le petit fonctionnaire comme
affirme la vie, et ici elle fait corps avec la geste de chez le chef d’Etat, chez la commerçante du coin comme
Hannah Arendt qui trouve chez le personnage de chez le chômeur, chez l’intellectuel comme chez
l’assassin de masse, Eichmann, le moment de la plus l’enfant-soldat, qu’il oppose une pensée ouverte à la
profonde dégringolade de l’humain nulle part ailleurs simple volonté de vivre qui est besoin, besoin primaire
que dans l’arrêt chez celui-ci de penser –dans l’absence de sentir ses sens, de palper ses mains, de respirer, de
de réflexion. Plus que jamais, penser, c’est affirmer son s’ouvrir au monde; besoin qui est recommencement de
humanité : l’humanité ; c’est même plus : agir. Nous la vie par-delà la mort, et qui donc s’impose en catégorie
pouvons donc dire que la pensée de Mbembe, en posant universelle pour enfin être attentif à la seule question
la question de la souveraineté du sujet dans le chaos, qui vaille encore après le génocide : la question de la
découvre pour la philosophie africaine l’origine de la survivante. Nous avons ici une pensée, et avec elle une
sagesse dans le manque, à proximité du danger, dans écriture africaine au matin de leur redéfinition et de leur
la frontière de la mort, certes, mais aussi dans la négation questionnement après la tragédie: c’est un nouveau jour
de ceux-ci : sous la forme du besoin ; du besoin, qui est qui commence, et avec lui, une nouvelle vie qui s’annonce.
avant tout besoin de penser. Et c’est ce besoin-là dont
il soupçonne la naissance dans le moment de la plus
grande violence: dans la décision du suicidaire, le réveil
du survivant du massacre, l’affirmation du martyr.

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Notes Marx dans sa relation à Hegel, dans la mesure où, la geste


de sa redéfinition de l’impératif kantien est avant tout une
re-disposition d’abord historique de celui-ci, suivie par son
1. Ainsi l’idée du génocide dicte-t-elle la pratique de la politique
inscription dans la fosse commune et dans la chambre à gaz.
dans le cas de la Côte d’Ivoire aujourd’hui, pour légitimer
une intervention de la France et de l’ONU, et même dans 11. Theodor Adorno, ibid., pp. 360-361.
le cas du Darfour, pour pousser à une intervention des 12. Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung,
Etats-Unis et de la communauté internationale. Frankfurt-Main, Fischer Verlag, 1986, p. 19.
2. Les œuvres écrites dans le cadre de cette opération, 13. Ibid., p. 46.
«Rwanda: écrire par devoir de mémoire » sont entre-temps 14. Ibid., p. 359.
publiées. Il s’agit de : Kously Lamko (Tchad), Boubacar
15. Ibid., p. 9
Boris Diop (Sénégal), Monique Ilboudo (Burkina Faso),
16. Ibid., p. 355
Tierno Monenembo (Guinée), Meja Mwangi (Kenya),
Abdourahman Waberi (Djibouti), Jean-Marie Vianney 17. Valentin Yves Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis,
Rurangwa (Rwanda), Kalissa Tharcisse Rugano (Rwanda), Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington,
Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Nocky Djedanoun (Tchad). The University of Indiana Press, 1988, p. 27.
3. Pour la présentation détaillée du projet, 18. Ibid, p. 34.
cf. http://www.nordnet.com/festafrica/rwanda2.htm. 19. Valentin Yves Mudimbe, ibid., p. 200.
4. Dans sa critique de l’opération « Rwanda : écrire par devoir 20. Documentaire, 126 minutes, 2000.
de mémoire », Manthia Diawara se souvient avec justesse
21. Wole Soyinka est celui qui a élaboré avec beaucoup de
que Wole Soyinka était le seul intellectuel africain à élever
sophistication, une pensée africaine du tragique, autant
sa voix au moment de la tragédie rwandaise. Cf. Manthia
dans son sens philosophique qu’historique. Ainsi n’est-il
Diawara: «African Literature and the Rwandan Expedition»,
pas étonnant que sa voix soit la seule qui au moment du
http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_
génocide se soit faite entendre : cf. Wole Soyinka, « The
affiche _article&no=2254&lang=_en ; pour la réaction
Writer in a modern African state », in Art, Dialogue and
de Soyinka, cf. Wole Soyinka, The Open Sore of a Continent.
Outrage, London, Menthuen, 1988, et Myth, Literature and the
A Personal Narration of the Nigerian Crisis, London, Oxford,
African World, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
Oxford University Press, 1997.
22. Cf. Fabien Eboussi Boulaga, Les conférences nationales
5. Cf. Mahmoud Mamdani, When Victims become Killers.
en Afrique noire. Une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993.
Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda, Princeton,
Princeton University Press, 2002. 23. Achille Mbembe, « Ecrire l’Afrique à partir d’une faille »,
in Politique Africaine, n°51, octobre, 1993, pp. 69-97.
6. Theodor Adorno, Negative Dialektik, Frankfurt-Main,
Suhrkamp Verlag, 1999, p. 354. 24. Susan Buck-Morss, « Hegel and Haiti », in Critical Inquiry,
vol. 26, n°4, summer 2000.
7. Alain Ricard, La formule Bardey, Paris, Confluences, 2005.
25. Voir surtout: J.-F. Bayart, «L’afro-pessimisme par le bas:
8. Cf. Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide,
réponse à Achille Mbembe, Jean Copans et quelques
Paris, Fayard, 1994.
autres », in Le politique par le bas en Afrique noire, Paris,
9. Theodor Adorno, Negative Dialektik, op cit., p. 358. Karthala, 2002.
10. C’est ici que la dialectique de Adorno puise dans celle de 26. Achille Mbembe, « African Modes of Self Writing »,

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in Public Culture, p. 3.
27. Ibid, p. 5.
28. Ibid., p. 3.
29. Ibid., p. 7.
30. Achille Mbembe, «Necropolitics», in Public Culture, pp. 13-14.
31. Ibid., p. 11.
32. AchilleMbembe, « God’s phallus », in On the Postcolony, Los
L’OMBRE DE SARTRE
Angeles, University of California Press, 2001, pp. 212-243.
33. Titre d’un témoignage sur le génocide au Rwanda :
« La mort n’a pas voulu de moi».
«Tu as déjà vu quoi?»
34. Theodor Adorno, Negative Dialektik, op. cit., p. 360. Dicton des rues de Yaoundé
35. Achille Mbembe, On the Postcolony, op. cit.
36. Cf. Friedrich Nietzsche, Die Geburt des Tragödie aus dem
Geiste der Musik, Frankfurt-Main, Insel Verlag, 1987, p. 30.
37. Wole Soyinka, partant lui aussi d’une lecture de Nietzsche, I
et du concept de la tragédie, du tragique pour être plus
précis, et du drame, construit une philosophie de l’iden-
Il était temps ! En effet la machine était à réinventer,
tité, qui se veut elle aussi, « an African self-apprehension »,
une appréhension africaine de soi par soi. Cf. Soyinka,
et ce depuis trop longtemps. C’est que le génocide du
Myth, Literature and the African world, op. cit. Rwanda est la goutte d’eau qui aura fait déborder le
38. Theodor Adorno, Negative Dialektik, op. cit., p. 399.
grand vase de l’immense et infinie tragédie africaine.
Pourtant avouons-le, si les rouages du moteur demeu-
39. Cf. Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem. A Report
on the banality of evil, London, Penguin, 2006. rent ceux de la réflexion, les instruments qui aident à
son questionnement se trouvent, une fois encore dans
les pistes sinueuses, poussiéreuses et incertaines que nous
aura indiqué la survivante : dans les frêles pulsations
de la vie qui se découvre au réveil du matin ; dans la
rencontre étonnée des merveilles du quotidien; dans les
questions inattentives des buveurs des bars et gargotes;
sur l’asphalte infini des rues. Ainsi, dans les rues de
Yaoundé, par exemple, on entend ici et là des enfants
qui demandent à leurs amis: «vous avez déjà vu quoi?»
Singulière question sur laquelle il faudra bien se
pencher, car elle est posée à des interlocuteurs qui
pourtant ont leurs yeux grandement ouverts sur la

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réalité, comme si elle voulait leur révéler que le ciel niveau de leur appropriation, de leur adaptation, de leur
qu’ils voient si bien, échappe tout de même à leur regard; application, de leur extension, de leur revendication,
que les oiseaux qui chantent dans leurs oreilles, sont mais pas au niveau de leur invention. S’il peut encore
tout aussi inaccessibles à leur perception; ou alors pour être croque-mort, il est venu à la parole scripturale
leur dire que quelque chose du réel échappe toujours trop tard pour enfanter le chant qui fera se lever et
à la vue ; que la réalité n’est pas, et ne saurait être une danser le monde. Puisque tout ce qu’il sait est déjà su et
évidence: qu’elle n’est jamais simplement là, sinon sous tout ce qu’il pense déjà pensé, la critique peut dormir
forme ironique. Or justement, analysée de ce point de paresseusement, car l’écrivain n’a plus qu’à marcher à
vue, la relation de l’écrivain africain au réel se révèle la dictée de ses mots d’emprunt, et à s’exprimer dans
comme étant, elle au contraire, prédéfinie: et ce, même ses genres et concepts de location. C’est que la pensée
avant la prise de parole de ce dernier. C’est comme si africaine qui aurait pu l’aider à écrire la philosophie
celui-ci n’avait plus droit à l’étonnement gai des de son art, et donner aux mots des critiques un ciel
enfants dans les rues qui ailleurs fonde la littérature ; spéculatif duquel le juger, a fait sienne les limitations
comme si son regard, plus vieux que l’émerveillement, de l’écrivain, et avec lui, s’est installée dans le parti
ne pouvait qu’être truffé de rides de vieillards édentés ; pris relatif, lui offrant elle aussi uniquement le terrain
comme si ses questions ne pouvaient s’échapper que du renouvellement. Comment croire ici que s’il y a une
des archives de choses déjà pensées. seule évidence dans le domaine des idées, c’est que rien
Note aux bas de la grande page de la bibliothèque n’est évident ? C’est donc le rien ? Et pourtant ce réveil
universelle, à ses phrases semble interdit le ciel absolu de l’écriture africaine dans la bibliothèque universelle
de la vérité, et donc de l’idée, qui chez Hegel fonde est également l’acte de naissance de l’écrivain: en même
l’art, et le place à côté de la religion et de la philosophie 1 temps que de faire sien le terrain de la différence, il peut
– sinon dans la tradition de celles-ci. Enfoncé dans les de sa voix la plus forte, crier qu’il n’y a plus d’absolu,
détours inattendus du relatif, plongeant ses racines ni de vérité, et que celles qui ont dicté l’écriture de
dans la terre stérile de la différence, auxquelles l’ont générations d’écrivains avant lui, ont tout aussi servi
condamné deux mille années d’exégèse occidentale, il à le taire pendant deux mille ans : il peut donc être
subit le sens des mots du vocabulaire philosophique pyromane, et la brûlure de son histoire lui donne le droit
dans lequel son imagination s’est éveillée: il marche d’avoir toujours des allumettes dans sa poche. Ou alors,
dans un monde dans lequel sa voix ne peut qu’être au milieu des millions de livres soigneusement ordonnés,
l’écho d’un cri lointain. L’écrivain africain ne peut pas il peut faire sienne la question des enfants des rues de
être original. Autant que dans le ciel des concepts, il Yaoundé, et malicieusement, demander à tous les Œdipe
se réveille dans des formes, comme le «roman», comme de la terre, aux Dante et Hamlet: «vous avez déjà vu quoi?»
la « poésie », comme le « drame », dont les évidences ont Il peut donc s’installer dans le royaume de l’ironie.
été dictées par un temps et par une histoire de la pensée Seulement, le fait-il? Marquons d’abord, nous, quelques
qui n’étaient pas les siens 2. Son talent se situe ainsi au pas en arrière, et sondons le ciel de la pensée africaine

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dans ses courants identitaire et messianique, tels que Frantz Fanon, il faut pouvoir le faire, or nous le savons
résumés si brillamment par Mbembe ; questionnons déjà : dans ses cafés enfumés de Paris, Sartre a fait
leurs positions de l’œuvre d’art en relation avec le réel, beaucoup plus que fédérer les intellectuels africains
et par ricochet avec l’histoire. Bien sûr, cela ne peut des plus différents : « son chemin vers la libération
plus se faire sans un intermède idéal; sans les béquilles signifiait », écrit justement Mudimbe, « une nouvelle
de la bibliothèque universelle : or, nous nous rendons configuration épistémologique sous la souveraineté de
compte bien vite que ces courants couchent tous les la raison dialectique» 7. Il s’agit donc beaucoup moins,
deux dans un identique nuage conceptuel, dont la com- dans son embrassade de l’intelligence africaine, d’un
position est tout aussi vite découverte, car elle révèle généreux geste de surface, commun chez tout préfacier,
la profonde inscription de l’imagination africaine dans que d’un ancrage réfléchi de la pensée africaine dans un
des théories bien précises de l’art –disons ici: sartriennes: ciel particulier de la spéculation : dans une représen-
« Sartre, philosophe africain » 3, nous dit si justement tation singulière de l’idée comme historique ; et dans
Mudimbe, et cela montre son visage le plus évident, une histoire bien définie de la raison. Si Fanon convainc
pas seulement dans la préface, « Orphée noir » que le quand il dit de « l’Orphée noir », « Sartre, dans cette
philosophe français aura donné à l’Anthologie de la poésie étude, a détruit l’enthousiasme noir » 8, il ne se sera pas
nègre et malgache de langue française 4 de Léopold Sédar sauvé lui non plus. C’est que la présence sartrienne est
Senghor, publiée en 1948, ce document fondateur de symbole aussi 9 : celui d’un état des choses, car ce qu’elle
la négritude et de la critique qui s’y réfère, mais aussi révèle, ce qu’elle souligne d’ailleurs, c’est l’intelligence
dans celle, tout aussi célèbre, qu’il écrira pour Les damnés critique africaine en location transcendantale. En
de la terre de Fanon, publié en 1961, bible du mouvement même temps que de parrainer la pensée des auteurs,
tiers-mondiste 5. Etrange mais significative coïncidence elle révèle leur grelottement philosophique. Car ceux-ci,
que celle de ce philosophe placé au croisement de deux installés dans la fange de la différence, ou alors ramant
chemins de l’intelligence africaine, surtout d’expression dans le cours convulsif de l’incendiaire révolte, se sont
française, et qui d’un même geste en unit les visions ouverts à l’incertain palais des précipices, avec dans
contradictoires dans un identique lit, couche messia- leur ventre l’obligation de sauter dans le vide pour se
nisme et pensée identitaire sous une même couver- découvrir ; de s’ouvrir à l’expérience de l’aventure pour
ture chaude, établissant polygame, comme le rappelle se trouver: or oiseaux libérés, ils battent philosophi-
Mudimbe : « une connexion entre la littérature noire quement des ailes, mais ne s’envolent pas. Marchant
engagée et l’idéologie africaine de l’altérité » 6. Philo- donc sous le parapluie de pensées, de concepts, de formes
sophe omniprésent, s’il en est, ce Sartre, qui ainsi se sera qui ont été élaborés sans eux, et même beaucoup de
placé au moment même de formulation des fondamen- fois, contre eux, ils sentent bouillir dans leur ventre la
taux de la pensée africaine, pour en révéler la commune tentation de courir se jeter au dehors, de se précipiter
source de vie. Pourtant réunir dans le même geste de dans la rue, même si pluvieuse, de s’ouvrir le corps à
préfacier l’élan marbre de Senghor et celui cavalier de l’infini du ciel: or justement, une peur insidieuse leur

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ronge le ventre ; un ténia malin leur tord les intestins ; ou même chronologique, c’est-à-dire de contemporanéité,
une constipation leur plombe l’estomac: c’est la terrible hasardeusement située au moment de la naissance de
angoisse de l’oiselet devant le vide de son horizon libéré; cette dernière, pour en chapeauter la double tête par
du piéton devant la cour pluvieuse. C’est ce grelot- générosité et par politesse parisienne : sa place est
tement de la pensée africaine qui fonde sa foi de loca- épistémologique. Il s’agit donc moins de signifier que
taire ; et c’est sa situation de locataire transcendantal la notion sartrienne de la relation de l’art à la société
qui, justement, lui coupe les ailes à chaque sursaut de est surannée, vieille de cinquante ans; qu’elle fait partie
ses pattes, qui annule chacune de ses envolées: qui donc d’une époque de la littérature qui n’est plus nôtre. Mais
fonde son piétinement épistémologique, et réinscrit plutôt, sur le plan épistémologique justement, il s’agit
son installation dans le paradis moins cher du ménage de reconnaître qu’elle glisse sous les pieds des écrivains
sartrien; dans le confort paresseux du train historique. africains le tapis d’une vision de la relation de l’art au
Jamais la liberté n’a été aussi emprisonnée ! réel qui, même au moment de son élaboration, après
la Deuxième Guerre mondiale, était déjà questionnable:
relation que la philosophie, plus que l’histoire et la
II littérature, d’ailleurs, avait questionné bien avant sa
formulation par Sartre, et qui pourtant, dans la pensée
Comment y échapper? Prenons le concept d’engagement africaine, a acquis de plus en plus la dimension de
qui plus que tout marque l’évidence de la présence l’indépassable, ancrée qu’elle est, comme un cancer,
sartrienne dans la pensée africaine, autant qu’il est uti- dans le lieu de cette peur transcendantale qui coagule
lisé par la critique pour décrire l’inscription de l’écrivain l’élan de l’écrivain, tord les boyaux du critique, et
africain dans l’histoire de son continent : « un écrivain freine les pas du philosophe. On peut s’approprier une
est engagé », nous dit Sartre, « lorsqu’il tâche à prendre remarque de Mudimbe qui, paraphrasant une pensée
la conscience la plus lucide, et la plus entière d’être de Foucault par rapport à l’influence hégélienne sur la
embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour philosophie occidentale, nous rappelle qu’« échapper
les autres l’engagement de la spontanéité immédiate réellement à [Sartre] suppose d’apprécier exactement
au réfléchi. L’écrivain est médiateur par excellence et ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de
son engagement est la médiation » 10. Ici posons un savoir jusqu’où [Sartre], insidieusement peut-être, s’est
instant : « être embarqué ». Précisons : être embarqué approché de nous; cela suppose de savoir, dans ce qui
dans l’histoire. Et à cette définition classique de Sartre, nous permet de penser contre [Sartre], ce qui est encore
demandons : comment échapper à une vision aussi [sartrien] ; et de mesurer en quoi notre recours contre
mimétique de l’art ? Mais pourquoi interroger Sartre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au
ici ? C’est que le philosophe Mudimbe nous a mis en terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs» 11.
garde: la place de Sartre dans la pensée africaine est plus O, oui : la véritable défaite de l’Afrique sera toujours
que formelle, c’est-à-dire de référence et d’application, son incapacité à se penser sans l’Occident; la profonde

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défaite de ses écrivains, leur incapacité d’écrire sans C’est que la question n’est toujours posée que dans la
l’Occident: la liberté fait peur; cela, on le sait. Mais plus dimension épistémologique du confort philosophique
que le saut dans le vide, le chemin d’un renouvellement sartrien dans la parole africaine : or c’est de l’extérieur
de leur pensée ne réside-t-il pas dans cette claire recon- de la location spéculative de la pensée africaine qu’une
naissance de la perpétuelle ruse de la raison occidentale: réplique définitive peut lui être trouvée. Y répondre
List der Vernunft ? Car, en fin de compte, comment y nécessite donc un autre mouvement que la seule réfé-
échapper ? Omniprésent ce visage sartrien dans la rence à l’histoire qui, elle, on le sait enfin aujourd’hui,
littérature africaine, inscrit dorénavant dans le ciel de après les déconvenues du matérialisme dialectique,
concepts qui fondent le sens des mots de passants, et n’obéit pas à la logique ; nécessite tout aussi un autre
se réveillent dans les dialogues des romans ; tapi dans geste que l’insistance sur l’altérité qui en Afrique se
l’horizon infini qui est parole silencieuse des jeunes consume, on le sait tout aussi depuis le génocide au
filles, et devient repartie de théâtres; couché à l’ombre Rwanda, dans les fosses de la mort de masse; y répondre
agile qui suit les évidences des mots des penseurs, et nécessite aussi un autre élan que le retour sur la nom-
devient sentence de traites ; même insufflé dans les briliste découverte de l’individualisme qui guette la
métaphores qui secouent les pages des poètes, et devien- génération contemporaine d’écrivains africains, quand
nent proverbes de critiques : en témoigne la fortune elle assume encore plus que ses aînés le bail conceptuel
qu’il a dans les textes qui regardent la relation des qui s’ouvre dans la parole du sujet africain. Y répondre
écrivains africains à leur présent; qui interrogent ceux- nécessite ainsi donc, au contraire, un envol à rebours
ci, les interpellent parfois, les vilipendent, au regard dans le lointain de l’histoire de la philosophie, car s’il
de l’immense tragédie africaine, par exemple le génocide est vrai que la notion sartrienne de l’engagement est
au Rwanda, leur demandant de se situer par rapport à lui, une interprétation de l’esthétique hégélienne, il faut
d’élaborer une « réflexion africaine sur le génocide », certainement d’abord revenir au texte hégélien pour
sans pour autant jamais vraiment songer à questionner la questionner, et ainsi, avant Sartre, de manière pré-
la notion sartrienne d’engagement, jusque dans cet élan visionnaire donc, refonder la place du sujet, et donc
intellectuel qui les précipite vers les Grands Lacs ! 12 reformuler ailleurs qu’en Sartre, les termes de la parole
Oui, comment échapper à Sartre? Est-ce en plongeant de l’écrivain africain. Il faut certainement revenir à
dans les limbes des langues africaines, comme Ngugi, l’inscription hégélienne de l’art dans la vérité, de la
même si en prenant comme cheval de bataille théorique parole dans l’idée, et de la pensée dans l’absolu, pour
des concepts fanoniens, donc bien sartriens de la vie? mieux questionner la possibilité de son engagement, et
L’écriture africaine n’a pas encore arrêté de se poser ainsi aux écrivains à qui, à la place des champs de la
cette question ; elle n’a pas encore arrêté d’y répondre libération, Sartre donnerait des chaînes à casser, peut-
en sombrant dans le paradoxe. Elle ne lui a pas encore être ouvrir les portes d’une sublime félicité retrouvée
trouvé de réponse vraiment satisfaisante; c’est-à-dire qui après la tragédie. Mais ce chemin en marche arrière
ne soit pas défaitiste ou polémique, mais définitive. n’est pas sans préliminaires, car ce n’est qu’en retrouvant

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l’idéalisme du texte hégélien qui est étouffé dans la ainsi la philosophie sartrienne de l’art, et du point de
logique sartrienne, qu’il est possible de penser pour le vue de Hegel c’est le pire des reproches ; trop plongée
futur, une écriture africaine qui se situe par-delà dans les tumultes de l’histoire, «engagée», oui, à ce prix,
l’engagement : par pur égoïsme ; qui est donc pré- myope devant la nécessaire ironie du champ artistique.
visionnaire par rapport à la tragédie. C’est ici, découverts Et voilà, c’est Hegel qui nous révèle les limites de la vision
dans leur encombrant héritage matérialiste, à leur sartrienne devant les magnificences de la réalité ; c’est
racine même dans les cours de Hegel sur l’esthétique, le philosophe de la dialectique qui découvre les hideuses
que les limitations de la lecture sartrienne deviennent barres que celui de la liberté aura mises subrepticement
claires : que la triadique des questions qu’il pose dans devant les portes de notre art ; c’est le penseur de l’his-
Qu’est-ce que la littérature? –qu’est-ce que écrire? pourquoi toire qui montre la trop grande saisie des pas de celui de
écrire? pour qui écrit-on?– et qui s’est si profondément l’existentialisme dans les miasmes du présent duquel
inscrite dans les théories critiques africaines, révèle il n’aura pas pu s’élever. Surtout, c’est Hegel qui en
son geste purement sociologisant qui définit l’art, en réinscrivant pour nous dans l’écriture, la fondamentale
lui retirant son cœur réflexif ; qui jette au ciel l’oiseau autonomie de l’art, son ironie, se rit du mimétisme de
des idées, après lui avoir coupé les ailes; bref, qui pense l’engagement et nous en libère; car c’est dans la longée
l’œuvre d’art, en la sevrant du puits de son autonomie. du rire hégélien qu’il nous revient que l’artiste ne peint
Geste plus que tordu, nous dit Hegel, qui ajoute : « le pas un arbre mais un tableau; qu’une œuvre d’art est
tordu consiste en ceci que l’objet d’art serait ainsi fabriquée ; qu’un poème est une suite permutée de
référé à quelque chose d’autre, qui serait considéré mots ; et qu’un écrivain écrit des phrases. C’est dans la
comme l’essentiel, et serait placé là comme étant pour longueur de ce rire que la liberté de l’artiste et de
la conscience, de telle manière que l’objet d’art n’aurait l’écrivain se situe : et c’est en cela qu’il est libérateur.
de valeur qu’en tant qu’un instrument fonctionnel Il est destructeur ; et donc, ne peut qu’être tout aussi
pour la réalisation de ce but indépendant et se suffisant, créateur. C’est le rire hégélien qui d’ailleurs nous fait
placé à l’extérieur de l’espace artistique. Contre cette mesurer la profondeur philosophique de la question
assertion il faut dire que l’art découvre la vérité dans qu’ici, les gamins de rues poseraient à Sartre dans leur
sa forme sensuelle, et qu’il est appelé à représenter cette incontrôlable, dévastatrice, mais tout aussi évidente
opposition réconciliée et qu’en cela, son but ultime se espièglerie : « monsieur, vous avez déjà vu quoi ? » Il
trouve en lui-même, dans cette représentation et dans nous reste à imaginer ce que répondrait le philosophe
cette découverte» 13. C’est que la conception hégélienne qui louche.
de l’art a l’autonomie dans le sang, contemporaine
qu’elle est de la tradition romantique telle qu’exprimée
par les frères Schlegel, Fichte, Tieck et surtout le très tôt
mort Solger, tradition à laquelle Hegel offre d’ailleurs
ses plus profondes analyses. Fonctionnelle, devient

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III C’est ce double geste d’autonomie et de rejet, de liberté


et de dissidence, qui marque à l’intérieur de l’œuvre d’art
Si la position chez Hegel 14 de l’autonomie de l’art est son origine dans la réalité, sans pourtant lui enlever
un héritage kantien, autant qu’une profession de foi son geste d’élévation du réel : qui en fait un modèle
dialectique placée dans la longueur de son époque, la idéal de la dialectique négative, telle que formulée par
lecture sartrienne, elle, dans ses racines matérialistes, Adorno: «aussitôt qu’on pose des limites», écrit Adorno
est située dans la tradition de la littérature française, paraphrasant Hegel, « on les traverse à travers cet acte
dans la différence binaire entre «l’art pour l’art» et «l’art même et les inclue dans cela contre quoi l’acte a été
pour le progrès », telle que formulée bien avant par posé » 15. Avec lui, la relation de l’art à la réalité est
Victor Hugo. Et c’est ici certainement, dans cette dif- une d’opposition, mais l’œuvre d’art demeure inscrite
férence, que le concept sartrien montre son ultime cependant dans la conception que Hegel se fait de la
limite, car l’idéalisme des parnassiens à quoi il oppose conscience en action : elle est rejet, mais en même
une notion mimétique de l’art, se fonde sur une vision temps appropriation ; elle est indépendance, mais
plutôt restrictive de l’autonomie de l’art. Cette vision est d’esprit : oui, elle est dialectique. Chaque tableau,
restrictive parce que purifiée de la relation chiasmatique chaque livre, chaque poème, chaque air de musique,
de toute œuvre d’art avec la réalité : purifiée donc de est une manifestation de cette négation de la nature dont
l’immanente ironie de l’art, de son fondamental retour ils échappent, en même temps qu’ils la représentent ;
sur soi, et donc de son geste principalement négatif. de la société dont ils se libèrent, en même temps qu’ils
Ainsi du point de vue de l’Afrique, il est illusoire de l’expriment ; de l’histoire qu’ils quittent, en même
concevoir un «art pour soi», qui répondrait à «l’art pour temps qu’ils en sont prisonniers. Chaque œuvre d’art
autrui », tel que le fait encore la critique africaniste : il est un manifeste d’indépendance d’esprit. Ici la phrase
est pensée contre soi, réflexion. C’est que le retour de de Joyce a sa valeur heuristique, car l’histoire est-elle
l’art sur soi n’est pas retournement égoïste, narcissique autre chose qu’un cauchemar dont l’artiste veut se
ou rêvasseur et contemplateur. Au contraire, ce retour- libérer à travers son oeuvre ? Mais aussi : l’histoire
nement est fondé sur le principe dissident immanent n’est-ce pas ce terrain marchant dans lequel la valeur
à l’œuvre d’art, principe qui est inscrit dans la réflexion de tout art trouve son lieu de signification? L’ironie veut
de celui-ci. C’est cette réflexion qui inscrit l’œuvre qu’il s’en libère, pas en fermant son esprit aux mille
d’art dans la pensée de Hegel, dans cette négation qu’il révélations du prophète, mais en faisant sien le geste
voit à l’œuvre autant dans l’esprit, dans la subjectivité, réfléchi du suicidaire. L’autonomie de l’œuvre d’art a
que dans l’histoire : qui fait l’œuvre d’art commercer longtemps été posée pour signifier, de manière histo-
avec l’absolu, avec la vérité, avec l’idée, et ainsi plonger rique, la libération de l’art du mythe et de la religion,
dans le tumulte de l’histoire, mais en même temps nier et son élévation dans la sphère pure des idées : de
celle-ci pour s’élever dans l’envol d’un oiseau libéré, et l’absolu qui se suffit; le moment le plus problématique
faire corps avec l’histoire de la conscience, de l’idée. de cette autonomie sera toujours celui qui entend l’art

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comme se suffisant dans l’infini jeu formel: dans le style. être autrement entendu que dans la mesure où leur
Problématique sera toujours ce moment parce qu’il est dynamique propre, leur historicité immanente, cette
aveugle devant le double caractère de l’œuvre d’art qui dialectique de la nature et de la domination de celle-ci,
est autant autonome, qu’en même temps fait social 16, n’est pas seulement de la même essence que l’extérieur,
c’est-à-dire, pur exercice de forme, révélation de la mais ressemble également à celui-ci, sans pour autant
manière, et d’encore plus de style, marque donc d’une l’imiter» 17. On ne peut pas plus jeter l’art par-delà l’em-
libre subjectivité, mais en même temps marchandise barcation; et cela veut dire: entendre les mille batailles
livrée à la commodité de la société de consommation : qui sont présentes à l’intérieur de chaque œuvre,
produit. Or ici aussi l’art ne peut échapper aux grandes combats dont le plus patent est certainement celui
dents de la machine culturelle que par le moment de avec la société ; mais cela veut dire aussi : s’ouvrir par
négation même qu’il inscrit dans sa chair : par son exemple à l’ironie d’une peinture abstraite par rapport
interne opposition ; par son principe dissident. Cette au trop meurtrier de la société à qui elle fait face,
opposition interne, oui, cette fondamentale dissidence négativement, tout comme à la dissolution de cette
de l’art n’est rien d’autre que son ironie. négation dans les lois du marché sans lequel elle
Vous avez déjà vu quoi? n’aurait pas la possibilité de révéler sa vérité en public.
La question des enfants de Yaoundé est la question Cela veut dire : voir la beauté sublime de l’art devant
que pose toute œuvre d’art tant à la société dont elle les poubelles du quotidien. C’est devant cette subtilité
s’élève, qu’aux formes commerçantes du réel, c’est-à-dire, gymnastique de l’art que la conception sartrienne
à l’industrie de la culture, dont elle fait partie en tant devient bien vulgaire; sociologique dans le plus restreint
que marchandise, et à l’histoire. Voilà pourquoi plus de cette tradition : matérialiste. Et c’est ici aussi qu’il
que de parler « d’art pour l’art », et de l’opposer à « l’art devient clair qu’elle ne rend pas compte des vides qui
pour le progrès », ou alors, pour les besoins de la cause, sont inscrits dans la pratique des artistes africains :
de l’opposer à «l’art pour la liberté», à l’engagement de c’est qu’au fond elle ne se représente un artiste qu’en
l’œuvre d’art, c’est au contraire le caractère monadique symbiose avec sa société, donc sevré de son moment
de l’œuvre d’art que, dans la tradition de lecture hégé- de négation, qu’elle entend comme isolement, liberté ;
lienne, parallèlement à Sartre, et sans subir du tout les elle ne le voit que comme prisonnier de l’histoire,
effets de la mode de l’engagement, Benjamin en premier, jusque dans sa revendication de l’autonomie de l’art
et après lui Marcuse, surtout Adorno, soulignent pour qu’elle classifie comme étant un réflexe de la société
nous, traçant ainsi les voies d’une singulière généalogie bourgeoise; elle reconnaît un pouvoir de transformation
qu’il serait intéressant pour l’auteur africain contem- à la littérature, mais c’est pour l’inscrire dans la marche
porain de sonder ; dont il serait nécessaire aujourd’hui dialectique de l’histoire: «la littérature est, par essence»
de soupçonner enfin les vérités : « que les œuvres d’art nous dit-elle, «la subjectivité d’une société en révolution
“représentent” en tant que monades sans fenêtre», écrit permanente» 18. On ne peut pas mieux chercher dans la
Adorno, «ce qu’elles ne sont pas elles-mêmes, ne peut pas littérature, même dans son acte le plus révolutionnaire,

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une affirmation de la dynamique de l’histoire ; on ne rendre possible un tel projet, comme le dit si justement
peut pas se faire plus myope devant la danse folle des Efoui, «l’Afrique n’existe pas»; et la littérature africaine
mots ; on ne peut pas plus violemment les mettre dans encore moins. Moins qu’embarquée dans l’histoire, à
le lit de l’histoire, car dire de la littérature qu’elle est tous les niveaux de sa production, l’œuvre de l’écrivain
«embarquée», c’est à vrai dire, et les rues camerounaises africain est plutôt traversée par la ruse. Et c’est d’abord
ne se trompent pas ici, en faire tout simplement la pute de la ruse de la raison occidentale qu’il s’agit : les plus
de l’histoire. Ce qui vaut pour la littérature en parti- populaires manifestations de cette ruse, parce que les
culier, vaut pour l’art en général: certainement ici, il plus accessibles et les plus rabâchées aussi, sont autant
serait possible dans la lignée d’Adorno, de commencer son utilisation d’une langue autre que celle que la tra-
notre vision par une lecture d’auteurs comme Kafka ou dition de sa culture lui aura léguée, disons l’utilisation
Beckett, qui dans la profondeur même de l’opposition de du français ou de l’anglais dans ses écrits, que sa dépen-
leurs œuvres à la réalité barbare de la société dans dance des structures de l’industrie culturelle de pro-
laquelle ils vivaient, dans la geste ironique de leur duction et de consommation du livre qui ne sont pas
négation, représentent cette société le plus fidèlement. celles de son pays, maisons d’édition et autres, toutes
Ce geste peut-être ne rendrait pas compte, autrement occidentales ; ou alors, la proclamation de sa liberté
que de manière polémique, de l’étendue convulsive de d’artiste dans le cœur de capitales qui dans le fond,
la dynamite des œuvres d’art devant laquelle le concept sont à l’œuvre pour réinstaurer la subjection levée de
d’engagement est aveugle. Au moins indiquerait-il les son pays d’origine : pour annuler son autonomie. Cette
voies conceptuelles d’une tradition alternative que ruse, vue en sens inverse, est ironie, car ironique il sera
l’artiste et l’écrivain africains peuvent prendre, quand toujours, que ce soit de toutes les villes africaines, à Paris,
ils veulent se situer par-delà l’engagement. Au moins qu’il soit possible aux écrivains africains d’expression
montrerait-il le chemin négatif que nous, les contem- française, de critiquer la politique française qui étrangle
porains, prenons de toute évidence. leur pays! Ironique il demeurera, que la prise de parole
historique de la littérature francophone africaine, avec
Force bonté de Diallo, et même L’esclave du populaire
IV Couchoro, ait eu lieu à Paris ! Tout comme ironique il
sera aujourd’hui encore, que ce soient les institutions
Pour ce qui concerne l’Afrique, il est difficile d’em- françaises qui auront financé le voyage d’écrivains
barquer les auteurs dans le train d’une classe, comme africains sur les collines du Rwanda, quand même la
pour la littérature européenne, on observe logiquement politique française avait les mains toutes trempées
le passage, à travers l’histoire, de l’écriture dans la classe dans la manufacture sanglante du génocide: mais cette
bourgeoise, et avec ce passage, des réaménagements ironie tragique de l’intelligence africaine n’est-elle pas
nécessaires de la forme, du style et du langage : c’est jumelle de celle qui fait signer un livre respirant des
que, trop vaste, trop disparate, et trop diverse pour pulsations de la vie en Afrique du terme « roman », et

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qui tout aussi fait les critiques imposer au « roman » en sans eux, qui définitivement fait d’eux des parasites ;
question une tradition particulière de l’oralité alors coupés de l’Afrique, ils sont, oui, même s’ils en donnent
qu’il est si évident que tout roman est d’abord écrit ? la conscience ! Et ceux des écrivains qui se sont inscrits
N’est-il pas ironique que la critique africaine, elle-même, dans les structures de l’Etat de chez eux, un peu dans
dans ses analyses se sente trop vite à l’aise dans des cases la tradition du poète-président Senghor, ont toujours
théoriques dénommées «sociologie», «anthropologie», collaboré avec la pire des rapines : se sont retrouvés tel
« déconstruction » ? Mais l’ironie est-elle uniquement Ferdinand Oyono ou autres, coupés eux aussi des pulsa-
de forme ? Il serait possible, plus palpable, d’ajouter à tions des rues de chez eux qui nous préoccupent ici.
cette liste l’exil de fait de l’écrivain africain, qui nous L’exil de l’écrivain africain est sa damnation. Comment
représente l’exemple, singulier dans toute l’histoire se fait-il donc que la critique africaine sera restée si
de la littérature, d’auteurs de renom qui vivent tous à longtemps aveugle devant le fait que ceux qui auront le
l’extérieur de leur pays, à l’extérieur de leur continent! moins commercé avec l’histoire de leur pays, même quand
Pourquoi ne pas mentionner le fait que, par-delà toute leurs œuvres sanctifient celle-ci, ceux qui perpétuel-
théorie, en Afrique, l’écrivain produit ses livres dans une lement en auront été exclus, même quand leurs écrits
infinie mer d’analphabétisme, même si, comme le fait s’ouvrent aux senteurs de leur terre, ce seront toujours
Sembène, il les dédie à sa mère qui ne saurait les lire, les écrivains? Que la denrée la plus rare dans le commerce
parce que alphabétisée, elle, dans une langue, sa langue, de la culture en Afrique, ce sont justement les livres ?
dans laquelle son fils ne fait pas de littérature; oui, pour- Et donc que ceux qui pourront le moins s’y réclamer
quoi ne pas compter le fait que les livres sont présentés tributaires de la conception sartrienne de la littérature,
aux lecteurs africains à des prix qui sont une insulte à ceux qui le moins se sauront « embarqués », comment
toute intelligence? le croire, ce seront nécessairement les écrivains ? Oui,
Ces quelques dissonances empiriques auraient déjà pourquoi la critique de la littérature africaine sera-t-elle
suffi pour se rire de tous ceux qui têtument voient la lit- restée si longtemps aveugle devant les évidences si
térature africaine entrer pour son plaisir dans le bordel criardes de la fondamentale mise à l’écart de l’écrivain
de l’histoire, et fermer la porte derrière elle ; pour des rues de son pays qu’il chante ?
« nullifier » toute tentative d’application de la concep- C’est ici qu’il devient clair que la cause de cette cécité
tion, poisson dans l’eau, «embarcation», mimétique donc, critique devant l’évidente ruse de la raison occidentale
de l’art, de l’engagement de celle-ci, à l’œuvre encore dans la littérature africaine, et même, dans l’art africain,
dans le texte des critiques d’auteurs africains, car les est moins d’analyse que conceptuelle, moins de circon-
écrivains du continent, même les plus incisifs, même stance que fondamentale : c’est clair, le regard critique,
les plus «grass-roots» comme Achebe ou Ngugi, se révèlent lui aussi, ne peut qu’être fils du parapluie spéculatif qui
toujours édentés devant la singulière violence de leur définit et fonde l’art. Voilà pourquoi plus profondément
continent : socialement inutiles, ils sont ; coupés du que les errements de l’écriture africaine, c’est d’abord
flux de l’histoire de leur pays qui de plus en plus se fait la situation de locataire transcendantal de la pensée

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et de la critique africaines, qui est le visage le plus sinueux de Yaoundé, d’écouter le sinueux de la logique
dramatique de la ruse dont il s’agit ici. Remplacer la des histoires de bars, de suivre l’égarement des paroles
raison sartrienne par la raison critique dans le ciel des discontinues des pousseurs 19, nos Sisyphes nationaux ;
concepts qui fondent la littérature africaine ; se perdre cela demande donc de plonger (ou de s’élever, mais cela
dans l’infinie source hégélienne, pour remonter plutôt revient au même 20) dans le domaine infini des concepts.
le frêle chemin qui, de Benjamin mène à Adorno; faire C’est que les rues de nos pays sont intelligentes, mais il
sien la lecture de l’école de Francfort qui pose l’art comme faut encore les écouter avec une oreille philosophique;
autonome et en même temps reconnaît ses secrétions il faut encore les prendre au sérieux ! « Sans le savoir »,
négatives ; substituer le mimétisme par la négation, ne dirait le professeur à monsieur Jourdain dans la comé-
transformera jamais le locataire transcendantal en die qu’on sait, « elles font de la philosophie ». Il s’agit
propriétaire : nous le savons. Cependant, c’est dans la donc de rendre consciente leur réflexion spontanée ;
reconnaissance de cette ruse que commence le premier de soupçonner leur communion avec l’advenir de la
pas d’une littérature, d’une critique et d’une pensée catastrophe. C’est qu’elles sont sages aussi, les rues de
africaine à l’écoute des paradoxes du continent. nos agglomérations, la parole de nos maisons et cham-
Si donc dans la longée de Mudimbe, nous savons bres, vu la violence du quotidien qu’elles vivent ; vu la
travailler en nous la raison occidentale, et nous voulons rapidité de la perte de la vie en leur superficie, elles
dire ici Sartre, qui jusque dans les moments les plus ont l’obligation d’être futées ! Plus profondément que
véhéments de la pensée et de la critique africaines, se la prose de Sartre, c’est donc avec la sagesse idéaliste de
cache dans le langage des écrivains et les attend rieur Hegel que leur poésie fait commerce : avec l’ironie que
au tournant avec ses préfaces ; si nous soulignons que celui-ci découvre pour elles et pour nous. Ainsi com-
notre bail transcendantal est un symptôme du grelot- poser une généalogie alternative à la racine de la lit-
tement intellectuel du continent africain ; oui, si nous térature africaine ne devient possible que dans le dou-
acceptons la ruse de la raison occidentale, c’est parce ble geste d’une attention soutenue aux zigzags de la
que chez les gamins de chez nous, nous avons appris à raison dans le quotidien de la vie africaine, unie à un
répondre avec ironie : « vous avez déjà vu quoi ?» Car en commerce régulier avec la bibliothèque des idées : un
fin de compte, au milieu de la bibliothèque universelle, mariage de ruse et d’ironie ; un mariage de raison. La
dans le million de livres, il s’agit de réécrire la philo- conscience de cette double inscription de la parole afri-
sophie de la littérature africaine, mais: en étant attentif caine dans la bibliothèque universelle, est le premier pas
aux pulsations de la vie dans le commun de nos villes du renouvellement de son analyse: mais aussi de l’envol
et de nos campagnes plombées ; en ouvrant ses oreilles libéré de son écriture ; c’est cela qui fait de la question
à la singulière intelligence des paroles folles de rue. Il des enfants de chez nous une question éminemment
s’agit donc d’écrire en ayant une oreille pré-visionnaire esthétique; plus qu’une simple espièglerie. C’est d’ailleurs
par rapport à la tragédie. Et cela demande d’être attentif ainsi que cette question est entendue ici : car ce dont
aux questions des gamins des mapans, ces sentiers il s’agit, c’est de penser avec les rues, à travers les

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foyers, au milieu des agoras, des parlements et des comme des modales infinies, et de commerce de ceux-
marchés, pour y voir se recomposer, de livre en livre, ci avec leur passion : avec la tragédie qui les emballe.
une réplique de la bibliothèque universelle, qui partout Les prendre au sérieux est donc avant tout un acte de
d’ailleurs est identique, et éclore la parole africaine 21 ; sincérité. S’ouvrir à elles, est un dénudement : un
pour ainsi découvrir la littérature africaine au moment désengagement donc. Leur autonomie ne peut pas
de sa naissance dans la poussière et dans la boue: au être déduite dans un écart différentiel par rapport
moment de sa révélation dans l’étonnement des à l’Occident, dans un mouvement historico-dialectique
enfants, dans la colère des jeunes hommes et femmes, tel que tracé par Sartre dans son « Orphée noir » pour
dans le rire des badauds, des taximen, dans la philoso- la négritude et reprise par la pensée identitaire, une
phie du commun, et même dans la mort qui est toujours recherche de la virginité perdue, ou alors une impasse
si banale ici. racialisante ; leur autonomie ne peut pas non plus être
Une telle conception de la littérature, fondée qu’elle construite, inversement, dans une opposition radicale
est sur la nécessaire autonomie de l’art, ne peut pas à l’Occident, car ces deux gestes répondent au fond de
être loin d’une réflexion sur la liberté du sujet africain la même idée. Le geste de la logique qui fonde la parole
qu’elle sait en danger. C’est que la liberté de celui-ci africaine, dans les rues, au contraire, sincèrement,
est fondée sur l’autonomie de son art : quand dans le prend l’Occident comme une ironique évidence: même
profond de sa parole, il se découvre comme ego, et vit si c’est pour le dribbler. Ainsi leur indépendance ne
cette découverte comme passion. Or quand d’autre saurait être définie par le fait qu’elles sont «embarquées»
cette découverte a-t-elle lieu, sinon lorsque le sujet pose dans le cours d’une promesse de libération au bout
des questions ? La liberté du sujet africain se trouve d’une histoire dont elles ne peuvent échapper, comme
donc, dans la pratique quotidienne, dans le moment le veut le messianisme; au contraire: c’est leur profond
où la rue réfléchit ; elle a son lieu dans la pensée du geste de négation de leur propre histoire qui fonde
quotidien, et c’est seulement ainsi qu’elle peut de leur autonomie ; bref, c’est leur principe dissident qui
manière véhémente contredire toute voix qui trouverait fait leur liberté. Il ne s’agit donc pas de fuir la biblio-
dans ses manifestations un nouvel appel au retour aux thèque universelle, pour plonger dans les miasmes des
sources, une lecture à la longueur d’une seule classe maisons analphabètes, dans l’ailleurs soi-disant fécond
sociale, par exemple les bourgeois ou les défavorisés, des cases exiguës d’ancêtres tutélaires ; il ne s’agit pas
ou alors une quelconque revendication nationaliste. non plus de fuir l’Occident pour se réveiller dans la
C’est que dans leur vérité, les rues, les cours, les maisons, berceuse du poème avec un fusil dans la poche, mais
les foyers des villes et des campagnes africaines ne sont au contraire, c’est seulement dans la profondeur de la
pas définis en termes de classe, de nationalité, ni bibliothèque universelle que les questions des rues
même de genre ; bref, ils ne sont pas définis en terme deviennent significatives : c’est là qu’elles deviennent
d’authenticité ou alors d’autochtonie, mais plutôt de philosophie. C’est là aussi que les questions les plus
singularité d’ego qui s’éparpillent sur leur chemin simples des enfants deviennent profondes. C’est que

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Notes
c’est dans l’élévation de la conscience du commun que
celle-ci peut ruser avec la raison ; et c’est dans ce geste 1. Georg Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., pp. 20-21
ironique de la prise de parole du sujet, qu’est fondée sa
2. Cf. Georg Lukács, Theorie des Romans, Frankfurt-Main, DTV, 2000.
liberté. L’Occident ne peut qu’être partie prenante de
3. Valentin Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op. cit., p. 83.
cette élévation : si Hegel en fournit la transcendance,
4. Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre
c’est Adorno qui pour nous la rend transparente pour
et malgache, Paris, PUF, 1948, mais aussi : « Postface »
notre jour. Au clair, l’Afrique assume son aliénation, et
aux « Hosties noires », in Œuvre poétique, Paris, Seuil, 2006.
avec elle, les Africains d’aujourd’hui. Ils savent que pour
5. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961.
être libre, il ne suffit pas de tourner les montres à
6. Valentin Yves Mudimbe, op. cit., p. 85.
rebours, mais de penser sérieusement dans son temps.
7. Ibid., p. 86.
8. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1971, p. 109.
9. Valentin Yves Mudimbe, op. cit., p. 86.
10. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Flammarion,
1985, p. 84.
11. Cf. Bernard Mouralis, Mudimbe, ou le discours, l’écart et l’écriture,
Paris, Présence Africaine, 1988, p. 96.
12. Pour mesurer la dimension de cette influence, aurait-il été
possible de s’attendre à ce que des auteurs européens du
XVIIIe siècle inscrivent leurs textes dans les turbulences
de la politique de leur temps? Et ceux du XVIIe siècle alors?
C’est que le ciel de leur écriture était occupé par d’autres
concepts que l’engagement, ou du moins par des concepts
autres que ceux que nous aura légué un Jean-Paul Sartre.
Il est cependant important de se rappeler que la mesure
de leur propos était ailleurs : par exemple dans l’imitation
de la nature, comme nous le montre si justement Lessing,
cet autre maître à penser, dans son classique d’esthétique,
Laokoon, qui ainsi supplante l’imitation des anciens.
Comme quoi, chaque époque à la mesure de sa parole, et
c’est à l’esthétique de leur trouver un vocable de référence.
13. Georg Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., p. 82.
14. Faut-il revenir au vieux débat sur Hegel qui condamne
l’Afrique à ne pas avoir d’histoire, et qui préoccupe tant
les africanistes ? Il est inutile de dire que le Hegel qui nous
concerne ici, c’est l’esthète, celui qui au fond leur échappe

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tant, mais qui pourtant décrit l’histoire de l’art en tant


qu’histoire de l’idée, et en toute logique annonce la mort
de la tragédie comme genre, quand à quelques distances
de lui, les bateaux de la colonisation sont en train d’être
chargés.
15. Theodor Adorno, Ästhetische Theorie, op. cit., p. 16.
16. Ibid.

17. Ibid., p. 15.


RÉCITS DE MORT ET DE VIE
18. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, op cit., p. 163.
19. En général des jeunes gens qui utilisent des charrettes
à deux roues (pousse-pousse) pour transporter des «Tu vas aller où?»
marchandises. C’est un moyen de transport bon marché. Dicton des rues de Yaoundé
20. Cf. Georg Lukács, Theorie des Romans, op. cit., p. 29.
21. Il devient clair finalement, je crois, que notre définition
du lieu de la prise de parole africaine ne peut qu’être I
différent de celui que Mudimbe trace dans son The Invention
of Africa, au bout d’une dialectique d’éloignement de
Il y a pire, on le sait : du point de vue de la tragédie, la
l’Occident, dans la « patience philosophique ».
philosophie de l’engagement est retardataire. Elle
débouche dans la réalité quand la montagne de cada-
vres s’est déjà élevée. Sa vision messianique est même
plus: elle est suspecte dans son commerce avec l’illusion
qui s’est écrasée sur la dureté du sol de la mort de
masse; dans son naïf tutoiement de l’espoir. L’effrayant
du génocide est que même la culture ne l’empêche pas
d’avoir lieu. Il est l’aveu autant d’échec de l’humain
que d’impuissance des humanités : du moins, jusqu’à
son événement. Le sujet qui après le génocide se
réveille dans un monde en morceaux est désenchanté :
son désenchantement a tout à voir avec la mort des
mythes dans la mesure où ceux-ci ont fabriqué son
malheur et tordu le cou de son temps. La tragédie en
emplissant le chemin de cadavres libère le ciel. Elle est
un réveil dans l’infinie brutalité de l’histoire ; mais
c’est aussi une ouverture au terrible du quotidien : aux
évidentes logiques du présent. Le génocide est une

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suspension du temps : le point virgule sur le présent, même, dans une «saison d’anomie» 2 donc. Celle-ci annule
et l’entrée dans le régime de la solitude: de l’exception. bien des constats sociologiques, et avant tout celui qui
Cet exemple peut être extrême, or peut-on sincèrement nous dit que l’Afrique est «un continent en pleine muta-
écrire la passion de l’ego africain aujourd’hui, sans en tion», car cette phrase-slogan dit peu de choses, sinon
même temps développer une théorie de son présent? rien, sur les chemins de la mutation dont elle parle, et
Et puis, peut-on penser le présent de l’Afrique, en pre- encore moins sur sa dynamique et sa rationalité, sur les
nant comme principe la règle? La nécessité dialectique, lois de celle-ci, ou même sur l’ouverture macabre de
le fonctionnement de l’Etat, la théorie de l’inévitabilité, l’avenir qu’elle projette : et encore moins sur les pos-
la constitution logique du projet national, la routine sibilités de suspension de son advenir. Peut-être au plus
des institutions souveraines, la circularité du monde, nous rappelle-t-elle, comme dans un moment d’oubli
le rectiligne du temps, l’ouverture de l’espace, la culture de la terreur, l’ordre messianique qui traverse souvent
de l’innocence, la plénitude de la vie, la communion la pensée et l’écriture africaines devant l’étendue du
du ciel et de la terre, l’infini de l’horizon, l’innocence désastre qu’est le présent du continent : « il faut faire
du temps, tous sont suspendus avec le génocide, pour quelque chose pour l’Afrique ! » nous commande cet
faire place à l’Etat d’exception. Il est clair que ce n’est ordre. Mais quoi, a-t-on envie de lui répondre : mais
pas la rationalité qui est abandonnée, car il ne s’agit quoi donc ? N’a-t-on pas déjà tout fait? Que reste-il donc
pas ici, même avec le génocide, de l’invention d’un à faire? Et ces questions ne sont pas pour nous décevoir
autre temps (africain, fût-il), d’une autre logique, d’une une fois de plus. C’est qu’il n’est pas philosophique,
pensée propre, ni encore d’un retour à la barbarie, au l’ordre qui les anime, mais journalistique, ou au trop
primitivisme, au pré-logisme. Mais au contraire, dans le critique. « Nous sommes embarqués », nous disait
cœur pulsatif du temps de la mort, dans l’étendue iden- Sartre; comme réponse de la conscience tragique, lui
tique de l’espace du viol, dans les évidences du quoti- vaut la remarque du héros de Le devoir de violence de
dien qui interroge en coups de machette, et du soleil qui Yambo Ouologuem, qui dit le dilemme du sujet africain
cependant se lève et se couche comme partout ailleurs, contemporain, saisi dans le tourbillon fou de son temps
de la nuit qui derechef laisse place au matin, c’est la aux mille slogans tous stériles devant le galop du
violente rationalité de l’Etat souverain qui fait jour : désordre dans sa cour : « c’était en quelque sorte un
sous la forme de l’exception devenue règle 1. devoir d’être, avec son Afrique, révolutionnaire. Mais
Insistons ici pour éviter les malentendus: cette excep- comment… ? » 3 Question dans laquelle résonne la
tion n’est pas ancrée dans l’altérité, dans le culte de la réplique donnée, en Allemagne, au projet socialiste de
différence par rapport à l’Occident (qui est entendu révolution en marchant: «Vorwärts, ja, aber wohin?», «En
comme ruse, ou au Rwanda, comme complice), dans avant, oui, mais dans quelle direction ? ». Oui, quelle
le temps de l’authenticité, mais plutôt dans une tem- direction suivent les mutations africaines ? « Nous
poralité profonde qui est révélation de l’évidente sommes tous embarqués », oui, mais où va le bateau ?
téléologie de la violence de l’intérieur de l’Afrique Où va la caravane ? Où mène le chemin ? Les rues came-

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rounaises ici sont tout aussi claires, quand à une du sujet dans l’ère de la liberté. Plus que les critiques
personne dans l’impasse, elles demandent, ironiques : de la décolonisation 4, de la mafieuse françafrique, et autres
« tu vas aller où ? » C’est qu’elles savent que le chemin châteaux de Dracula de la dépendance, la mise en garde
ne mène nulle part. Or leur question, tout comme la des forces les plus anticolonialistes, les plus populaires,
question des socialistes désenchantés, ou celle du elles-mêmes, comme l’Union des Populations du Came-
héros de Ouologuem, autant que celle du chemin, est roun 5 (UPC), au moment de l’indépendance, contre une
la question de la finalité : de la temporalité. vision libertaire de la liberté par l’ex-colonisé après
Il est clair qu’en Afrique, l’entrée dans le temps de l’indépendance, aura toujours été claire dans l’établis-
l’exception comme règle est autant liée à l’accès à la sement politique de cette différence fondamentale.
souveraineté, qu’à la longueur du moment colonial : L’entrée dans une ère de la responsabilité de l’Etat
disons, elle est elle aussi une retombée du réveil soudain indépendant devrait garantir la liberté du sujet : or elle
à l’indépendance. Les écrivains comme Wole Soyinka ne l’a fait nulle part en Afrique. C’est cette ironie dans
dans A Dance of the Forests et Ahmadou Kourouma dans la disposition du politique après l’acquisition des
Les soleils des indépendances nous l’ont plusieurs fois dit : souverainetés, cette trahison, on pourrait dire tout aussi,
c’est un nouvel ordre de la liberté qui s’est institué ici, et en termes de devoir non accompli de l’Etat indépendant,
qui ne peut pas être compris seulement dans sa relation qui fait que le sujet africain né indépendant ne soit
avec les régimes de la brutalité, de la désindividuali- pas libre : qu’il ait toujours grandi dans des dictatures.
sation et de l’anéantissement que furent les temps En réalité, il n’est qu’entré dans une autre chambre de
colonial et de l’esclavage: mais il est avant tout un ordre l’infini labyrinthe de la violence qu’est l’histoire ; dans
de la souveraineté entendue comme coercition, comme un nouvel Etat du régime de la coercition, celui de
effacement de la distinction entre la vie et la mort, dans l’exception : de l’exception faite règle. Et la chaîne
un geste chiasmatique; la remise du droit de tuer entre métonymique de la violence de continuer dans son
les mains de l’ancien colonisé à qui l’acte fondateur âme la prise qu’elle a sur son pays: c’est cette chaîne que
de la colonisation avait partout retiré le droit de port nous appelons téléologie de la violence, car c’en est une.
d’arme. Ainsi l’indépendance aura-t-elle remis au sujet Plongeant dans l’océan tumultueux de la dépossession
africain les instruments même de ces violences folles que représente l’esclavage, traversant les fers terribles
dont le colon se sera servi pour lui flageller le corps : de la colonisation, le pieu de cette terreur traverse le
pour exercer sur lui sa souveraineté à lui. Cette rupture sujet de part en part, et lui bâtit une nouvelle colonne
du temps qui est passage du témoin de la violence, c’est vertébrale: un nouveau lieu de sa sujétion, un nouvel état
elle qui dans l’idée, est fondatrice de son autonomie ; qui en fait est très vieux. Plus que jamais vaut pour lui
de son autonomie, prise en charge par l’Etat sous le l’ironique maxime des pays libérés : l’indépendance,
visage de la souveraineté. C’est que l’indépendance telle c’est la subjection. C’est qu’en lui circule la rationalité de
qu’entendue dans le passage du régime colonial à celui la violence: comme ironie; comme ruse. Cette maxime
de la souveraineté étatique, n’est pas du tout l’entrée a pris ainsi, on le sait, de nombreux visages qui en ont

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fait des slogans de circonstance de pays indépendants : son quotidien, car il s’agit en effet d’en comprendre la
«l’indépendance dans le travail»; «l’indépendance dans logique de terreur qui a fait se creuser en un abîme la
la persévérance»; «l’indépendance économique comme terre sous ses pieds : d’en saisir le principe. Or ce prin-
but », etc. Dans la dimension de l’idée, de la tragédie cipe, nous l’avons défini d’entrée de jeu dans notre
donc, ces pays répétaient la vision ironique de la sub- analyse comme étant négatif, autodestructeur: dissident.
jection qui est liée à l’autonomie, de la violence qui Il s’agit pour nous maintenant de voir comment celui-
est attachée à la liberté, oui, de la mort qui est attachée ci se manifeste dans l’étendue du quotidien que le
à la vie, comme une autre face de la même médaille. On survivant découvre au réveil de la nuit : à l’aurore de
aurait dû les écouter avec attention, quand incessam- son présent. De voir comment ce principe prend «la
ment, ils nous disaient qu’il n’y a pas d’indépendance réorganisation du chaos » en main, tel que nous dit
possible, mais l’a-t-on fait ? Saisis, les analyses étaient, Adorno. Cette « prise en main », c’est elle qui pour nous
dans la vision messianique, fanonienne, sartrienne, de marque le moment de la souveraineté, telle qu’inscrite
l’histoire qui faisait de l’indépendance une rupture dans la téléologie de la violence, par l’histoire africaine:
épistémologique : quelle erreur ! Saisis ils étaient c’est elle qui marque le moment de rupture: le moment
aussi, dans la promesse négritudiniste, identitaire, de que nous avons appelé par commune mesure nous
républiques « authentiquement africaines » : quelle aussi, mais de manière vulgaire, il faut le dire, «indépen-
dangereuse illusion ! dance » : autonomie. Les métaphores de la « prise en
Adorno nous met en garde, avec raison: «le monde n’est main», et de la «réorganisation du chaos» expliquent le
chaotique que pour les victimes de la loi de la valeur plus profondément, en termes philosophiques, cela qui
et de la concentration », écrit-il dans ses réflexions sur eut lieu dans de nombreux pays, et qui a été marqué
la nouvelle musique. « Il n’est cependant pas chaotique dans les mémoires par la date butoir et symbolique de
“en soi”. Ce n’est que celui seul que son principe écrase 1960. Sa signification sur le plan historique aussi, et
sans pitié qui le voit ainsi. Les forces qui rendent son c’est-à-dire pour nous, de la gestion du quotidien, a
monde chaotique prennent en fin de compte entre d’ailleurs toujours été entendue comme étant une «prise
leurs mains la réorganisation du chaos, parce que c’est en main des affaires de l’Etat par les Africains », et cela
leur monde à eux » 6. Retenons sa phrase : « celui seul voulait dire, dans le jargon de la libération: un transfert
que son principe écrase », pour marquer le visage du dans les mains des sujets ex-colonisés, de la violence
sujet qui se réveille au cœur de la catastrophe et que représentait l’Etat colonial : son « africanisation ».
regarde autour de lui, pour découvrir le monde, son Cela voulait dire en bref, dans le langage du droit, le
monde en désordre : ce sujet, c’est le survivant. Même transfert de la souveraineté. Il est important certaine-
un cadavre a des leçons à donner, et le minimum est ment ici de préciser que cette violence transférée, telle
de savoir comment on en est arrivé là. Une description que nous l’entendons, est demeurée une propriété de
du présent du sujet de l’Etat d’exception ne peut l’Etat, beaucoup plus que de la folle volonté qui court
cependant pas exclure les forces qui ont chamboulé dans les rues en mille visages ivres de liberté. Ce

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transfert n’aura ainsi pas remis en cause la rationalité classique : et qui en fait une logique ironie de l’histoire
de l’Etat dans son commerce avec la téléologie de la de l’Afrique indépendante; qui donc l’inscrit dans l’idée,
violence. Ainsi la continuité dans l’Etat indépendant des à la dimension de la tragédie. Le génocide en quelque
structures de la colonisation n’a jamais été sérieusement sorte, c’est l’Etat souverain devenu fou, et qui veut
questionnée dans les analyses du présent africain : au anéantir l’ego du sujet. Dans sa logique, le génocide est
contraire, c’est le fait de cette continuation qui a toujours donc avant tout un «égocide», car c’est l’Etat ligué contre
été pris comme étant la condition même du présent le citoyen. Sa tragique intelligence, c’est le principe
africain. Penser la profondeur et l’étendue de la violence dissident dans sa folie meurtrière, autodestructrice. Le
dans le quotidien africain, nécessite donc une vision de Rwanda est l’exemple parfait de la situation génoci-
cette évidente violence, de cette protestas 7, qui puise daire; c’est qu’il n’aura été possible que posé par un Etat
dans le cœur même de la terre la plus rouge du continent fort qui aura déjà «pris en main son destin», et l’aura lié
pour, en fondant la souveraineté des Etats africains, le plus fortement à la violence de sa structure consti-
voler aux sujets africains leur liberté; en fondant l’au- tutive, pour en faire une machine de mort jetée aux
tonomie du sujet, en même temps lui casser les côtes. trousses de ses citoyens ; un appareil d’extinction d’un
Pour penser le présent de l’Afrique d’aujourd’hui, et groupe particulier. De ce point de vue, il est impossible
même fonder la liberté du sujet africain, on ne peut pas de dire que le génocide de 1994 au Rwanda n’était pas
faire l’économie de l’Etat de chez lui: au contraire, c’est préparé longtemps à l’avance : il était inscrit depuis
avec la souveraineté de cet Etat-là qu’il faut commencer. l’indépendance dans la rationalité même de l’Etat qui
l’a commis, comme une damnation ; tout comme il est
impossible de dire que la logique mortelle qui sur les
II Grands Lacs explosa dans le quotidien le 6 avril 1994
n’est pas rampante dans le cœur de nombreux pays
La particularité du génocide, c’est qu’il est commis par africains : l’identique de la généalogie de la violence
l’Etat : cette perspective ne devra jamais être oubliée, dans ces pays fait de chacun d’eux un lieu potentiel de
même dans l’écoute attentive des récits de survivants ; son expérimentation. C’est que l’entrée dans le temps de
c’est elle qui, en effet, leur donne une rationalité qui la souveraineté, comme «prise en main» de la téléologie
ne soit pas seulement collectivement traumatique, mais de la violence, aura rendu la liberté du sujet africain
logique. Vu ainsi, le génocide des Tutsi ne pouvait pas plus qu’inexistante dans maints, sinon dans tous les
être l’œuvre d’un Etat affaibli : au contraire. C’est la Etats africains : elle aura même rendu l’individuation
totale possession de la violence par l’Etat souverain, et de celui-ci impossible. Le génocide c’est la continuation
son application conséquente sur le sujet, qui définit nécessaire de cette logique suicidaire d’Etats qui se
sa folie ; c’est la possession totale par l’Etat de la force, pensent contre les citoyens: son principe fondamental,
et son investissement tout aussi total dans l’extinction du c’est l’écart poussé à l’extrême, entre la souveraineté
corps du sujet qui donne à ce génocide-là sa structure de l’Etat et la liberté de l’individu. Voilà en quoi il est

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différent de la guerre civile, du massacre ou de la tuerie, de caillou qui puisse le sauver : il sait que ce n’est pas
même si dans la pratique de la mort, au Rwanda, il en seulement la nature qui l’a abandonné, que c’est l’homme,
aura été une conséquence directe: c’est que dans la guerre son frère, que c’est Dieu qui est mort. Son monde ne
civile, deux ou plusieurs forces distinctes s’affrontent, peut qu’être celui du désenchantement: de la désillusion,
à l’intérieur même de l’Etat, ou alors pour assurer leur car l’illusion fait partie du discours de longueur qui fait
hégémonie sur les structures de l’Etat, qui ainsi implose de l’Etat une machine représentative du collectif : qui
entre leurs mains sanglantes et devant leurs regards fabrique les mythes qui narrent sa victoire à la place
ivres de sang; le massacre ou la tuerie sont, eux, même de son évidente défaite. Oui, son monde ne peut
dans l’infini de leur violence, des extrapolations de la qu’être désillusionné, car après le génocide, même
danse de la mort. Le génocide nous montre au contraire, l’espoir devient suspect: les églises éventrées au Rwanda,
toujours et très précisément, l’ogre étatique qui se les prêtres génocidaires, disent cette horreur d’un
retourne contre quelques-uns de ses enfants, les chasse monde évidé de ciel : où même la religion n’aura pas
sur les chemins concentriques de leur déperdition, sur suffi pour protéger du terrible : aura participé à la folie
les chemins de leur présent et de leur futur qui ne mène du macabre ! Autant qu’un état d’exception, le génocide
nulle part, et leur coupe le cou à la machette ou leur marque donc une exception de l’Etat, et de tout ce qu’il
fracasse le crâne au gourdin: sorte de Chronos, comme représente comme discours, comme promesses de
le représente Goya dans une peinture célèbre, qui est communauté, de fraternité, de nation, de félicité, et
avant tout un signe précurseur de la folie de notre monde. même de salut. La participation de la police, de l’armée
La rationalité du génocide n’est donc pas seulement qui par définition est là pour protéger le citoyen dans
celle immédiate de sa planification et de son exécution, la machine génocidaire est le fait de cette exception.
des complices qui y ont trouvé un terrain d’expérimen- « L’Exception » de l’Etat devient ainsi concomitante de la
tation de leurs politiques sadiques: c’est son inscription solitude du sujet: et y a-t-il solitude plus grande que celle
dans la cannibale ironie de l’idée : sa transformation devant la mort ? Le criminel silence de la communauté
terrifiante du principe dissident qui place le sujet devant internationale, les retards coupables de l’ONU, la com-
l’Etat, moins en symbiose qu’en opposition: en guerre. plicité meurtrière de la France dans le génocide au
La solitude du sujet à qui son Etat a déclaré la guerre Rwanda, sont autant parties prenantes de cette impla-
précède celle du survivant, car de l’autre côté de la bar- cable logique génocidaire, que la folie ethniciste d’un
rière qui sépare la vie de la mort, celui-ci se découvre Etat qui ne pouvait plus se penser autrement que dans
lui aussi, abandonné par l’Etat de chez lui, par cet Etat le jeu de la différence entre ses citoyens: tous font partie
qui lui en veut à mort: qui s’est donc constitué à l’écart de cette exception de l’Etat qui fait l’Etat d’exception
de certaines de ses forces constituantes dont il est. aller de soi; devenir règle. Le génocide est piétinement
C’est ici le combat de David contre Goliath, exécuté de la mort, danse macabre dans la cour du sujet isolé :
d’une manière autre que le mythe le veut. Le sujet qui certes il est tentative d’extermination d’un groupe bien
se retrouve aussi esseulé par l’Etat sait qu’il n’y a pas précis, selon la définition classique, mais le lieu de la

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solitude se trouve du côté de celui qui est poursuivi, sance de la justice du survivant par rapport à la com-
et celui de la collectivité du côté du poursuivant : du munauté, et par rapport à l’Etat qui l’ont abandonné
génocidaire. Cette violente et folle collectivité, disons- dans sa solitude, mais au contraire, ne peut être possible
le encore une fois, c’est bien l’Etat souverain. qu’avec une reconnexion démocratique entre l’Etat et
Seule une vision messianique peut poser la question ses citoyens, qu’avec une restitution de la relation
de la responsabilité ailleurs que dans la profondeur de logique entre la violence constituée et celle constitu-
cette violence qui, du cœur du continent, de la rougeur ante. La conscience de ce cycle de la violence c’est, en
de la terre d’un pays, aura saisi la globalité du monde même temps que l’attention à la chair théologico-
dans un silence coupable ou dans un aveuglement idiot politique de la violence de l’Etat, l’ouverture à l’Etat
qui aujourd’hui fait encore honte quand il ne révolte d’exception dans lequel le Rwanda et l’Afrique depuis
pas. Seule une vision de l’Afrique comme différence, leur indépendance sont pris, et son analyse comme
embuée de racisme donc, aura pu fermer les yeux nécessairement liée au vécu effectif des souverainetés:
devant la mise en scène une fois de plus répétée, sur à la métonymie de la mort qui dans les évidences de
les collines vertes du Rwanda, du schéma qui dans tous la vie circule. Voilà une aporie qui est cercle maléfique
les génocides aura trouvé son application, et même se parce qu’elle rend la liberté dangereuse, et fait de l’au-
perdre dans l’explicitation ethniciste et vraiment tonomie une damnation ; cercle que par-dessus tout
malsaine du tandem meurtrier Tutsi-Hutu. Une vision nous a rappelé personne d’autre que le penseur allemand
tragique, elle, voit au contraire, dans l’explosion Schmitt, dans sa lecture du politique ; cercle qui chez
multiple de la mort en plein quotidien de la vie qu’est lui institue à la place de la démocratie, la centralité de
le génocide, dans cette découverte à la surface du com- la dictature que devant notre regard encore étonné, il
mun du tragique télos, dans le réveil brutal à la vie du a construit, et cela, bien avant l’arrivée au pouvoir de
survivant, dans son éclat de rire au sommet dompté de Hitler qu’il applaudira, et avant le génocide sur les juifs
la mort, dans sa redécouverte lente mais nécessaire de auquel il aura toujours à répondre ; et bien sûr, cercle
ses sens, et donc, de sa liberté, dans l’imposition dont il a rendu la logique implacable pour la philoso-
nécessaire de celle-ci à la souveraineté de l’Etat phie, cela bien avant que celle politique du président
meurtrier qui en découle ; dans les pas évidents de la rwandais ne se découvre devant notre regard à tous.
vie qui reprend son cours après le génocide, une vision Rappelons-nous ici cependant la question des rues
tragique voit continuer la logique de la fête de la vio- camerounaises qui nous disent clairement, elles aussi,
lence, car elle place la violence comme étant un visage l’impasse du sujet pris dans l’étau de forces phago-
immédiat, logique, même si obscur, de la souveraineté. cytaires, du moment cannibale de violence dans le
N’est-ce pas cette violence-là qui au Rwanda, respire ventre de l’Etat : « tu vas aller où ? »
encore dans chaque parole du gacaca 8 dans sa formule
post-génocidaire ? La conscience de cet infini cycle de
la violence qui ne peut pas s’arrêter avec la reconnais-

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rement citoyenne. C’est que son expression, même si


III désillusionnée, est civile. Elle est une bâtisseuse de la
République de l’Imagination, et c’est-à-dire : réécriture
« Mon frère, tu vas aller où ? » du passé, en tant que vérité; reconstitution de la fabrique
C’est l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé, de du quotidien, en tant que dialogue ; manufacture
répondre à cette question, qui dicte le récit du survivant: recommencée de la vie, en tant que récit ; redéfinition
celui-ci a découvert dans son effroi, son abandon autant du futur, mais en tant qu’espoir.
que sa désorientation dans l’étendue meurtrière de son Dans son expression minimale, dans son ouverture
quotidien soudain devenu fou ; sa solitude. Sa parole immédiate à la réalité, la littérature est ainsi témoignage
montre la clôture du chemin devant ses pas et sa marche de survie : narration de l’échappée de la mort, et de la
sacrificielle vers la machette de son bourreau étatique. proximité de la fin. Dans son recommencement, elle
Son ironie est celle des rues qui la formulent : elle est est violente prose. Pas à pas il devient évident: après
cynique. Et ici n’oublions pas que cynique vient du quelques années d’attente, le génocide au Rwanda a
grec «cynikos» qui veut dire «chien». Son ironie est donc enrichi la littérature africaine de témoignages d’horreur,
commerce avec l’animal: il est totalement canin. Il vient écrit par des survivants. Il faudrait certainement ajouter
d’une racine qui n’est pas humaine; le rire qui circule aux volumes publiés des victimes, le témoignage des
dans ses veines est dévastateur : sarcastique. Il n’a de criminels, des génocidaires: ainsi seulement, dans la scène
sens que du profond de la criminelle souffrance de celui de la littérature africaine, serait restituée la complexité
qui le laisse entendre : qui le laisse éclater au jour. Ce même de la figure du survivant du génocide. C’est vrai
sarcasme, lâché devant le visage du survivant, c’est la fin que le discours du criminel relève encore du domaine du
de la pensée: il est auto-flagellation mortifère. La litté- droit, quand celui du survivant, du rescapé, entre, lui,
rature, elle, naît d’un autre lieu: du lieu de l’imagina- pas à pas, dans celui de la morale : mais entendre la
tion, qui idéalement est celui de la solidarité totale totalité de l’expérience de la violence qui explosa sur
dans le temps de la violence. Elle commence là où la les Grands Lacs ne nécessite-t-il pas de prendre dans
politique, où l’Etat et le sujet, sont bloqués dans une leurs expressions évidentes, autant les insoupçonnables
danse infernale, dans un infini tourniquet, dans un extensions de l’Etat devenu fou, que la conscience
macabre piétinement. Elle humanise les deux partenaires fracassée du sujet qu’il aura laissé sur son chemin ?
en ressoudant leur relation rompue: en reconfectionnant Entendre la téléologie de la violence de l’histoire afri-
leur chaîne constituante. Sa place est cependant à côté du caine dans sa profondeur ne nécessite-t-il pas de prendre
sujet isolé, du citoyen meurtri, esseulé, dans l’étendue la totalité du sujet africain ? Ici sans nul doute, l’expé-
de son abandon, et pas loin de lui: voilà pourquoi sa rience narrative de la Commission Vérité et Réconci-
vocation première est d’être par-delà l’Etat. Là se trouve liation sur laquelle déboucha le régime de l’apartheid
le lieu de sa dissidence politique. Voilà aussi pourquoi, en Afrique du Sud est fondatrice, pas seulement d’une
autant que garde-chiourme de l’Etat, elle est nécessai- nouvelle république : mais d’une nouvelle imagination

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africaine. Autant que le creuset de notre futur, elle est d’Alice : « Oh, c’est toujours les mêmes histoires ! Elle
fondatrice de la République de l’Imagination dont il était avec son mari et un jour, ils sont arrivés pour les
s’agit ici. prendre tous, les tuer tous avec ses deux enfants, Grâce
C’est cette ouverture de la littérature comme récit, à et Denis. Les deux gamins ont dit aux tueurs : “Nous,
la totalité de la violence, qui lui donne sa potentialité. on vous promet qu’on ne fera jamais ce que papa et
Cette potentialité peut être prise en charge, avant la maman ont fait”, parce qu’ils croyaient qu’être Tutsi,
fiction, de manière pré-visionnaire donc, par le témoi- c’était quelque chose qu’on “faisait”. Ils croyaient qu’ils
gnage, quand celui-ci n’est pas mensonge, négation ou avaient fait un péché quelque part, pour lequel on est
sublimation, mais volonté de commerce autant avec la tué. Et les tueurs, ils ont ri de ça et ils ont dit aux
vérité qu’avec l’idée : avec l’absolu de la tragédie. Récit gamins : “Allez vous-en. Vous, on ne vous tue pas pour
des événements, il nous révèle une communauté vio- les erreurs de vos parents”. C’était vraiment “erreur”,
lée dans sa chair la plus profonde : dans son âme. Il le mot qu’ils ont prononcé... Les enfants sont partis.
plonge dans la rougeur de la terre pour en réveiller les Alice, elle, me dit qu’elle voit toujours ses enfants partir,
pulsations de la violence dans le quotidien : comme comme ça, tous deux, des gamins sur la route, et elle
prose sanglante. Ayant la patience de l’oreille, son reste là, avec toute la troupe et on commence à les tuer.
attention est son humanisme : c’est également le fer- On donne un coup d’épée à son mari là dans le côté,
ment de la justice après le génocide. Cette attention sous le cœur, et le sang gicle mais Alice n’arrive pas à
transforme la parole du survivant en mise en garde voir toute l’image parce qu’elle tombe évanouie et son
morale, et fait de celle du génocidaire des chuchotements: mari lui tombe dessus. C’est ça qui l’a sauvée, en fait,
le bégaiement coupable, mais repentant. Dans ce tandem, parce qu’elle a été couverte de tout le sang de son mari
elle veut installer le lit de la justice, seul ferment de la et, évanouie, elle était comme morte. Quand les bull-
paix. Elle n’a pas de choix : le voisinage obligé des dozers sont venus ramasser tous les cadavres, juste au
victimes et des tueurs, tout comme des morts et des moment de la soulever pour la mettre dans les camions
vivants, est le visage de sa nouvelle réalité : au fond qui allaient déverser les cadavres dans des trous, il y a
celle-ci n’est pas nouvelle. C’est que les frontières un des veilleurs de nuit qui a dit : “Celle-ci, elle est
avaient déjà été abolies dans l’explosion de la violence, encore chaude, vous êtes sûrs qu’elle est morte ?” C’est
par la révélation dans le quotidien de la téléologie de là qu’Alice a décidé qu’elle était vivante, quand il a dit :
la violence, et par l’entrée dans le domaine de l’Etat “elle est chaude, elle n’est pas morte” alors que, elle,
d’exception: dans ce lieu où jour et nuit se transmuent, oui, elle se vivait comme morte » 9.
où humains et animaux s’interpénètrent, et où vie et Se vivre comme mort : comme la mort et la vie, la
mort se tutoient; ce lieu donc, où le jour s’obscurcit, où réalité et le cauchemar ne font plus qu’un. Que dans
les humains s’animalisent, et où la mort fait irruption le Rwanda d’aujourd’hui les victimes et les bourreaux
dans la vie en dansant en toute évidence. Ecoutons une soient des voisins, ne continue que cette logique de
survivante, Esther Mujawayo nous raconter l’histoire l’impossible devenu possible : de l’exception devenue

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règle. L’indéfinition du quotidien, l’incertitude des pôles coup. Je sais seulement qu’être vivante-vivante, plutôt
du commun, voilà qui caractérise le cercle de la peur, que survivante, est une façon de les punir. C’est ma
et marque à jamais la complexité de la nouvelle réalité. seule vengeance possible » 11. Même la vie simple du
C’est l’Etat d’exception. Mais écoutons ici une fois de survivant est vengeance sur le bourreau, Léopold par
plus Mujawayo qui aura trouvé les mots les plus simples exemple qui, dans son témoignage recueilli par Jean
pour nous dire combien cette vérité violente à l’ex- Hatzfeld, dans son livre Une saison de machettes, déclare
trême, porte en elle le ferment d’une autre violence: cette sentence terrifiante : « tuer était moins échinant
l’imposition du silence dans la narration des horreurs que cultiver ».
du génocide des Tutsi au Rwanda : « Pour les Hutu, L’humanité peut-elle tomber plus bas que lors d’un
coupables ou pas », dit-elle dans son témoignage, « c’est génocide ?
mieux de ne pas parler de ce qui s’est passé, et d’ef- Mais plus important : n’est-ce pas là qu’elle recom-
facer, comme on l’a fait déjà dans le passé, en 1959 et mence de manière consciente ? N’est-ce pas ici qu’elle
en 1973. Quant aux Tutsi réfugiés dans les pays voisins se refonde dans un sursaut négatif ? Tenus dans la lon-
depuis trente ans, en vivant en exil, ils ont fait un mythe gueur de leurs corps par la violence qui s’est arrachée
de ce pays, et maintenant ils y sont enfin. Mais ils y à leur terre, plus que jamais, les survivants sont des
sont après un génocide ; ça les aurait arrangés qu’on frères : des frères de sang. « Mon frère, tu vas aller où ? »
ne soit pas là, nous les rescapés, pour raconter, et ils nous Cette question dit le sang qui coule dans les veines de
disent: on en a assez parlé» 10. Comme ils se rencontrent la victime autant que sur le front du tueur : il est
dans l’éclat de la violence, victimes et criminels se ren- indélébile. C’est que le cercle de la violence s’est clos
contrent dans l’horreur de leur présent éclaté ; comme sur eux: et le tango autodestructeur de la mort et de
ils se rencontrent dans la parole juridique qui veut la vie ne peut plus que se répéter dans une infinie
bâtir un présent de la paix sur la parole des bourreaux nécessité; dans une fatale suite. La parole du châtiment
faite confession et celle des victimes faite juge, gacaca, qui dans le témoignage de Mujawayo fonde la moralité
ils se côtoient dans les fondations d’un nouveau tabou. sur le regard du survivant a dans son installation de la
La victoire de la victime sur le bourreau, de la morale vérité dans la parole seule de la victime, déjà le ferment
sur le droit, n’est arrachée ici qu’au bout d’une ultime des mille autres violences à venir; or comment peut-on
ironie: celle du survivant. «Rescapé(e)», écrit Mujawayo, faire autrement? Où aller? Et d’ailleurs, même prendre
« on essaie de rester en vie plus que de tendre vers la en compte la parole des tueurs, n’est-ce pas accepter
mort parce qu’on vit encore avec ceux qui nous ont leur violence du passé ? Est-ce donc rompre le cycle de
voulus morts. Celui qui me voulait exterminée, il ne la répétition? Est-ce vraiment assécher le fonds volcanique
me verra pas finie. Au contraire, je voudrais bien que me de l’abîme ? Comment se passer d’eux et construire
voir bien seyante le ronge et qu’il se dise : “J’ai fait tout une république de la paix? Oui, comment bâtir un futur
ça pour rien, elle vit”’. Je ne sais pas si cette réaction de longue durée sur la seule narration de la victime ?
chez moi relève de la fierté ou d’un instinct à tenir le Tu vas aller où ? La réalité de l’Etat d’exception est

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fondamentalement aporétique: son voisinage des impos- IV


sibles peut être ferment, mais aussi, rendre impossible
toute fondation d’un socle de longue durée. Dans une Pourtant, convenons: si le génocide c’est l’étape ultime
course infinie, vie et mort, rêve et réalité, nuit et jour du régime de la violence, les autres formes parallèles
continuent de s’annuler infiniment, et ainsi révèlent de tueries ou de mort, les guerres civiles financées ou
le futur comme étant un chemin qui ne mène nulle pas par les « puissances étrangères », les massacres, les
part. C’est ce blocage de l’horizon qui rend la morale, viols de masse, l’extension diabolique du sida, la crois-
le discours messianique, impossible après le génocide: sance de la corruption, l’irruption quasi systématique
car au fond, quelle morale devrait triompher? Peut-être de la famine là où l’Etat utilise même la nourriture
faut-il enfin en venir au fait qu’il n’y a rien à apprendre comme arme contre les citoyens, etc., révèlent eux
d’un génocide, parce qu’il inclut les génocides passés, aussi des visages de la réalité aporétique qui est celle
et ceux à venir, comme par une maléfique et infinie de la souveraineté lâchée en folie. La littérature africaine
fatalité. A moins que la restauration du quotidien ne a trouvé dans le mythe le symbole le plus juste pour
fasse l’effort impossible de réunir dans une seule exprimer cette descente en enfer : et ici, c’est Soyinka
parole, enfin, victimes et coupables, le sujet mortifère et Farah qui lui ont donné sa signification la plus
et l’Etat meurtrier: dans une seule narration du présent immédiate : l’anomie. La marche d’Orphée dans les
et donc, dans un seul récit de survivant ; à moins donc, profondeurs sombres du Hadès, c’est le philosophe de
qu’elle ne fasse preuve d’imagination. C’est que si le l’engagement, Sartre (encore lui!) qui l’aura utilisée en
génocide c’est la prise en corps dans le quotidien de la premier comme métaphore significative pour dire la
téléologie de la violence, si c’est l’éclat dans la réalité parole noire. Il se sera cependant arrêté à la dialectique
au jour de l’exception qui dans sa suspension devient la de la différence et de l’authenticité, qui est concomitante
règle, la littérature, elle, c’est la République de l’Ima- de sa vision du sujet comme engagé dans l’histoire, et
gination, le tango de ces imprévisibles fantômes que donc, d’une vision messianique du présent : or avec la
nous sommes tous en fin de compte : la réunion des narration de Soyinka, nous avons plutôt le sujet dés-
impossibles dans un ndombolo 12 de la félicité. Devant la enchanté qui est traversé par la ruse de l’histoire : qui
totalité mortuaire et aporétique de l’événement géno- donc commerce avec l’idée. La traversée dantesque de
cidaire, devant son cul-de-sac fondamental, une écriture l’enfer est ouverture sur le paradis, et c’est cela qui
post-génocide ne peut elle aussi qu’embrasser la totalité fonde la dialectique de son mouvement : le texte de
éruptive de la réalité: ne peut que s’ouvrir à l’étendue Farah, Links, au contraire, interrompt cette marche dans
de ses surprises. C’est en cela qu’elle ne peut en réalité un seul lieu qui est habitat de la violence. Le séjour de son
qu’être civile. héros dans la réalité de son continent, c’est-à-dire donc,
sa vie, est d’enfer, dans la mesure où il est communion
avec la téléologie de la violence : échappée de la mort
pour vivre une vie sans issue. A Season of Anomy et Links

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parlent ainsi du même lieu mythique de la mort des la lente descente en enfer des républiques africaines,
mythes. Ils retournent les mythes pour en tirer une continuant ainsi dans le domaine de la « faction », un
signification du quotidien : pour faire du quotidien de travail que Soyinka aura commencé avec son Ake, the
la littérature. « Tu vas aller où ? » A cette question, ils Years of Childhood, continué avec Isara, a Voyage around
répondent de la même manière : en ouvrant le ventre “Essay”, Ibaban, the penkelemess years, You must set forth at
de la terre, en creusant les racines du ciel : en faisant dawn, et qui n’est certainement pas encore fini : qui ne
les anges tomber sur le chemin et se fracasser le crâne. finira en réalité jamais. Il n’est pas surprenant que de plus
Or l’univers qu’ils décrivent dans leurs récits est celui du en plus de romans africains contemporains ne se pré-
quotidien qui se découvre pas à pas dans son horreur : sentent plus que comme ce que la réalité fantomatique
dans son commerce avec la mort. Ils nous font entrer ou hilarante du continent les oblige d’être : des chro-
dans les veines du sol pour y humer les senteurs de la niques. Il faut dire l’Afrique dans la chronique de son
mort qui respire dans la vie. « Tu vas aller où ? » La ques- temps, car l’écriture est d’abord une archive du temps. Il
tion ne peut qu’être rhétorique, car le chemin dans sa n’est pas surprenant ainsi, que de plus en plus d’écrivains
circularité montre justement la prison de la réalité se veuillent chroniqueurs, blogueurs, etc., tout comme
fantasmatique : l’éclat de sa surprise dans le quotidien, il l’est moins qu’une bonne partie de la nouvelle écri-
et la banalité même du miracle font de ce monde une ture africaine soit fille de journalistes. C’est qu’autant
véritable impossibilité. Narrer cette connexion inex- que le témoignage, la chronique respire des désaxements
tricable de la vie et de la mort en des mots les plus contemporains de la réalité : plonge dans les morbides
simples, voilà l’enjeu qui se présente devant l’auteur : artères de la vie pour se laisser entraîner par son cours
voilà la tâche qui s’offre à son imagination. Narrer ce fantomal.
monde de la tragédie au quotidien, où la surprise est La conscience-témoin vit tout aussi les pulsations «inat-
évidente à chaque minute, mais logique tout aussi, et tendument» évidentes de la réalité comme une aventure
donc, n’étonne plus : voilà une tâche bien simple qui de l’incarcération du corps. Une fois de plus, c’est Wole
pourtant est encore au devant de la littérature ; c’est Soyinka qui a véritablement fondé le genre de littérature
la tâche de l’imagination en marche. Et voilà que dans qui ici a fait jour, les notes de prison, avec son passion-
le texte de nos deux auteurs, l’écrivain se révèle comme né The Man Died. Celle-ci a trouvé ailleurs, chez Ngugi
n’étant plus possible aujourd’hui que comme chroniqueur dans son magnifique Detained et même chez Ken Saro-
des révélations inattendues du réel. Là où la réalité Wiwa dans A Month and a Day, des voix tout aussi saisies
dépasse la fiction, où la fiction devient banale devant dans les fers assassins de nos républiques souveraines
la folie de la réalité, le travail de l’imagination lui est pour la continuer. C’est que la question « tu vas aller
véritablement offert par le quotidien: il s’en sert. Kourouma où, mon frère?» est aussi posée par un geôlier: elle révèle
dans Monnè, outrages et défis, tout comme Moses Isegawa le carcéral de la réalité contemporaine de l’Afrique ; sa
avec Abysinian chronicles, l’ont bien compris, eux qui d’une clôture autant symbolique que de fait. N’est-ce pas dans
manière ou d’une autre, ont tracé en des chaînes de mots, la sombre prison que la liberté du sujet et la souveraineté

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de l’Etat entrent une fois de plus en conflit? N’est-ce de la chair, point sa dissolution dans l’acide, dans les
pas là que le sujet découvre la dépossession de son corps fosses communes, mais la défaite de l’esprit qui fabri-
et même de son âme, bref, sa dépossession de ses droits que le silence: «l’homme meurt en quiconque demeure
fondamentaux, de sa liberté donc, dans le triomphe silencieux devant la tyrannie » 16 ; dans la défaite de la
de l’Etat souverain qui s’abat sur lui et dans son dos volonté du sujet qui fonde sa liberté : « l’homme meurt
referme les portes de ses structures ? Rapide il serait, dans tout peuple qui se soumet volontairement à
de dire que la réalité dans l’Afrique contemporaine est une l’humiliation quotidienne de la peur» 17. En réalité la
prison à ciel ouvert : avec ses rituels de violence, avec grandeur de cette œuvre, The Man Died, c’est d’avoir
sa permanence de la mort, avec son insistance sur autant montré la prison du corps dans les geôles de
l’insignifiance du sujet ; en réalité, c’est une lutte con- l’Etat, que la libération de l’esprit : d’avoir montré que
stante, infinie, de l’Etat avec ses citoyens. La prison la libération de l’esprit est la seule poche de liberté
n’est qu’une chambre de plus de l’enfer. Le vécu de ce quand le corps est défait par la totalité souveraine de
quotidien carcéral est cependant aussi une aventure de l’Etat ; et que cette liberté de l’esprit est un prologue de
l’esprit, et c’est ici que The Man Died de Soyinka demeure la défaite de l’Etat. Or voilà, la liberté de l’esprit est le
une référence : par-delà la narration du quotidien évi- pollen de toute littérature.
dent de l’humiliation de l’écrivain, de son animalisation La fin du livre de Soyinka résonne de cette évidence
lente, contrôlée et systématique, et de son élévation de la découverte et de la re-possession de son corps, et
contre les forces qui veulent le tuer, il montre en réalité donc, de sa liberté, qui résulte de la victoire de l’esprit
le combat entre le sujet africain et l’Etat souverain libre sur l’état cannibale : « Je refusai de trouver plaisir
dans sa dimension métaphysique. Il trouve l’expression dans la sensation de respirer un air moins restreint.
de ce combat dans les antres les plus inimaginables, Jusqu’à ce que la pluie entre dans les barrières de mon
et à chacun de ces moments de rencontre, il marque isolement. Tornade exhilarante, elle pénétra dans toutes
la liberté de l’individu dans un acte épidermique de mes défenses physiques et mentales, détruisit la cap-
rébellion : dans la relation entre l’individu et le gou- sule et libérèrent l’arôme sucré et sauvage de la liberté.
vernement : « la vérité c’est que je suis allergique Je me laissai emporter, le transformant en la force de
d’être un employé du gouvernement» 13 ; dans la relation mille résolutions combattantes qui s’élançaient l’une
entre peuples et nations : « c’est mieux de croire aux après l’autre… Cela ne pouvait avoir affaire qu’avec la
peuples qu’aux nations » 14 ; dans l’envolée totalitaire liberté, et pas avec l’acquisition de celle-ci. C’était une
de l’Etat dans sa licence contre l’individu: «tout système affirmation passionnelle de l’esprit libre, la connaissance
qui permet à la machinerie du secret de se retourner du fait de cet amour, mes adversaires avaient perdu le
contre un individu est une méthode de la Gestapo » 15. conflit. Qu’en fin de compte il n’était plus important,
Et c’est dans le déroulement logique de l’écrasement le temps qu’ils manœuvraient pour maintenir mon
lent mais contrôlé du sujet qu’il place la mort comme corps derrière des murs ; ils ne pourraient pas, en fin
étant, point l’effacement du corps, point la mortification de compte, échapper au sort de ceux qui sont défaits

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par les mains de tous ceux qui sont alliés et dédiés au tionnement qu’il aura posé avant de se taire: «quelle sorte
principe inexorable de la vie » 18. Ainsi Soyinka fait-il de de nation est-ce là? Quelle sorte de nation permet ce
son emprisonnement et de sa libération une aventure genre de choses ? Quelle genre de nation est-ce là, dans
autant philosophique, qu’une passion du corps: et pour laquelle je trouve ma définition ? » 21 C’est lui, Ken Saro-
lui, c’est dans l’esprit, dans l’imagination donc, avant Wiwa, qui, en vivant la tragique passion de l’écrivain,
tout, que se trouve autant une possible limitation de prisonnier dans un Etat indépendant, clôt sur notre
l’Etat, qu’une défaite de la tragédie. «La tragédie n’est présent le cercle aporétique de notre infinie tragédie,
possible qu’à cause des limitations de l’esprit humain» 19, mais ouvre aussi dans le principe dissident, le soleil
écrit-il, et cette phrase résonne pourtant comme une chiasmatique de notre avenir sous forme de questions,
seule face de la médaille de cette réalité aporétique qui et inscrit dans ses questions l’appel véhément d’une
étrangle le sujet, quand aujourd’hui, elle est lue en République autre que tragique : une République de
contrepartie de la note finale du récit de prison de Ken l’Imagination ; trouve en questions les mots pour dire
Saro-Wiwa, dans A Month and a Day. A detention diary: «le l’indépendance dont il s’agit d’abord quand l’écrivain
génocide commis sur les Ogonis a pris une nouvelle africain d’aujourd’hui prend la plume: l’indépendance
dimension. J’en raconterais les péripéties dans mon d’esprit. Son appel raisonne encore, on le sait, dans les
prochain livre, si je demeure vivant pour les dire » 20. questions que posent les rues de chez nous.
Saro-Wiwa rend la victoire de Soyinka sur ses geôliers
chanceuse, et donc, réinscrit la permanence de la
mort, de la tragédie, dans la respiration de la vie dans
nos Etats souverains. Il nous montre la constante
menace sur la dignité et sur le corps dont ses notes pri-
sonnières font le récit, et nous retourne, nous, au point
de départ de la révélation de notre quotidien comme
commerce intime entre la vie et la mort. Sa pendaison
le 7 novembre 1994, c’est-à-dire six mois seulement
après le début du génocide au Rwanda ; oui, la mort de
cet écrivain qui ne vivra pas pour écrire la suite du
génocide dont il avait promis le récit ; sa strangulation
par un autre Etat devenu fou, résonne dans nos oreilles
aujourd’hui encore, autant comme la pérennité de la
tragédie de notre quotidien, que comme la défaite de
tout engagement, devant le cannibalisme meurtrier
de l’Etat africain souverain. Mais résonne aussi comme
pulsations de survie dans les cendres du sujet, le ques-

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Notes 15. Ibid., p. 39.


16. Ibid., p. 13.
1. Cf. Giorgio Agamben, State of Exception, Chicago, University 17. Ibid., p. 15.
of Chicago Press, 2005 ; Carl Schmitt, Theorie der Partisanen. 18. Ibid., p. 290.
Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen, Munich, Duncker
19. Ibid., p. 89.
& Humblot Verlag, 2002.
20. Ken Saro-Wiwa, A Month and a Day. A Detention Diary,
2. Cf. Lire ici le texte lumineux que Soyinka a écrit après
London, Penguin, 1996, p. 238.
la guerre du Biafra, de préférence avec en parallèle
les théories de Giorgio Agamben. Wole Soyinka, Ake, 21. Ken Saro-Wiwa, in Wole Soyinka, The Open Sore
A Season of Anomy, London, Vintage, 1994. of a Continent, op. cit., p. 149.

3. Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968,


p. 192.
4. Exemple classique ici: Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun.
Autopsie d’une décolonisation, Paris, Maspero, 1977.
5. L’Union des Populations du Cameroun (UPC), est le parti
du nationalisme camerounais, qui n’a pas seulement en
premier demandé l’indépendance du Cameroun, mais
aussi la réunification de cette ancienne colonie allemande
que la Société des Nations (SDN) avait partagée entre la
France et l’Angleterre.
6. Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, op. cit., p.49.
7. Cf. Giorgio Agamben, State of Exception, op. cit.
8. Le gacaca est le système juridique communautaire institué
au Rwanda depuis 2001 pour juger les crimes relatifs au
génocide de 1994.
9. Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad, Survivantes.
Rwanda dix ans après le génocide, La Tour d’Aigues,
Editions de l’Aube, 2004, pp. 21-22.
10. Ibid., p. 20.
11. Ibid., intro.
12. Style musical (et de danse) originaire de la République
Démocratique du Congo très en vogue en Afrique et
dans l’ensemble des diasporas noires.
13. Wole Soyinka, The Man Died, London, Moonday, 1988,
p. 159.
14. Ibid., p. 175.

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SOYINKA,
CÉSAIRE,
TUTUOLA:
TRINITÉ
ORIGINAIRE

DU VOL À LA CRITIQUE DU TRAVAIL | 113


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de la littérature africaine, et qui ré-enfonce en plus le


tremblement philosophique de la pensée africaine. La
nouvelle histoire de la littérature africaine, elle au con-
traire, est écrite sous la dictée de la tragédie. Elle suit
une vision lucide de Benjamin qui nous dit qu’elle :
LA TRAGÉDIE À L’ORIGINE «laisse apparaître la configuration de l’idée au travers
des excès apparents de l’évolution, en tant que celle-
ci est une totalité caractérisée par la proximité signi-
«On va faire comment alors?» fiante d’oppositions » 2. Or l’histoire de l’idée n’est pas
Dicton des rues de Yaoundé une accumulation continue de choses pensées ou dites:
elle n’est pas encyclopédique. La montre qu’elle porte
n’est pour elle que hasard: elle n’est pas chronologique.
I Elle suit une temporalité propre qui est celle du jaillis-
sement subit mais su, de l’intervention inattendue mais
En littérature, chaque génération choisit ses parents. logique, de l’événement clair et des soubresauts com-
Ainsi même les morts ne sortent pas indemnes de la muns de l’idée. Et celle-ci le plus souvent intervient à
réorganisation du monde des idées qui résulte du cham- contre-courant de la chronologie : par l’inspiration ; à
boulement de l’histoire par la tragédie 1. Une nouvelle contre-courant de la géographie: par l’avènement; à
littérature africaine nécessite une nouvelle histoire de contre-courant de l’idéologie: par l’histoire. Elle fait des
la littérature africaine : celle-ci n’a de valeur qu’écrite rebours inattendus ; des désaxements incontrôlables ;
dans l’esprit du brusque réveil que dicte la catastrophe. des retours fous: «elle est plus originaire que l’origine»,
Elle ne peut donc pas être une « version révisée et aug- nous dirait ici Heidegger, dans la profondeur ontologique
mentée », même si « corrigée et approfondie », de l’an- de sa réflexion, qui par exemple situe Rilke derrière
cienne histoire ; elle ne peut pas non plus être un agen- Hölderlin 3, malgré le fait que l’histoire littéraire fasse
cement d’auteurs disparates, forcés d’avancer en file l’inverse. Au fond, elle est illuminante révélation.
derrière un chef comme des canetons derrière leur mère, Nietzsche avait raison quand il s’écriait : « je ne suis pas
unifiés selon leur année de naissance, la maigre chro- votre contemporain», et déclarait écrire pour un temps
nologie de leurs pays, et donc, leur origine continen- qui n’est pas encore arrivé : disait professer une phi-
tale, leur lieu de résidence, ou même leur passeport. losophie du futur 4. La folie de Hölderlin qui lui faisait
Ces tentatives-là ne peuvent que marcher à la surface commercer beaucoup plus avec les dieux Grecs qu’avec
des choses: sensibles au seul frémissement du vent qui ses contemporains, est fille de la vérité simple. Lui
dit la tornade, elles sont intellectuellement condam- aussi se situait du point de vue de l’idée, car c’est là que
nées à la myopie, car elles sont le seul produit du bail se trouve la vérité. Son illumination était donc, en fait,
transcendantal qui a toujours accompagné la critique la reconnaissance et le vécu effectif de son radical idéa-

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lisme. C’est qu’il y a des époques qui sont en retard été le premier à reconnaître la fondamentale ironie de
sur une idée dont elles auront pourtant été témoin de la pensée, de la critique et de l’écriture africaines. Il
la naissance brutale ; tout comme il y en a qui sont de aura aussi été celui qui, dans le concept, lui aura ouvert
parfaites régressions sur ce qui est déjà pensé dans la le terrain convulsif du chaos qui est à l’origine de la vie,
cour de leur quotidien : sommeilleuses, elles sont de et le chemin tortueux des mille récits, de l’incarnation
cent ans sur l’évolution des mots et des choses. De même et des révélations qui y mènent. Il est le premier auteur
dans le domaine de la suite des idées, il arrive qu’une post-génocide : et c’est-à-dire anté-génocide. En même
pensée qui, historiquement, est arrivée après une autre, temps que son regard critique et sa vie événementielle
ne soit logiquement localisable qu’avant celle-ci : elle lui auront révélé la téléologie violente du quotidien 8
en est originaire. Tout comme il arrive que là où la phi- – en multipliant dans sa cour les horreurs de la guerre
losophie atteint le bout de son rouleau, ce soit l’art qui du Biafra –, dont philosophiquement il avait pourtant
lui révèle la suite de son chemin ; de même que là où déjà soupçonné l’avènement prés de dix ans avant que
l’art arrive dans une impasse, ce soit la vie qui lui celles-ci n’aient lieu, son esprit l’aura porté ailleurs :
montre la route 5. La position de Nietzsche dans l’his- dans les envolées insoupçonnables de la métaphysique.
toire de la philosophie occidentale signale ce moment Ici rappelons-nous : dans son imagination de l’Afrique,
de rupture, de redéfinition et de recommencement. la négritude s’était arrêtée à une réécriture de l’histoire;
Ainsi en est-il, dans la littérature africaine, tout aussi, elle n’aura pas pu voir que par le mythe, les êtres
de la position de Soyinka, dans sa relation par rapport humains nient leur histoire, et qu’en cela, l’Afrique
au concept de la négritude. Il le précède : au lieu d’anti n’est pas une exception ; ainsi elle n’aura pas pu être
et même de néo-négritudiniste, comme elle a été qua- pensée dissidente dans le sens ou nous l’entendons ici;
lifiée par la critique 6, sa pensée en est antérieure ; oui, elle n’aura pas pu penser l’Afrique contre elle-même.
elle est anté-négritudiniste. En travaillant l’idée de la Mais entre-nous: installée dans le train de l’Etat africain
tragédie, dans le mythe, il donne à la nouvelle littérature souverain comme tous ses auteurs le seront trop vite, le
africaine, le lit idéal dont elle a besoin pour s’élever pouvait-elle seulement ? C’est vrai que trop pressée,
par-delà l’histoire. Plus que métaphysique, il est anté- elle aura choisi de brûler les étapes : elle aura très vite
historique : l’idée chez lui précède l’histoire. Ainsi il accepté le bail idéal qui s’offrait à elle, et aura laissé libre
écrit la première phrase de son esthétique, là où la phi- le terrain originaire de son propre commencement
losophie africaine, dans ses courants identitaire et mes- conceptuel, de son propre enracinement dans l’idée :
sianique, est arrivée à la dernière station de ses possi- dans la tragédie. Elle aura certes rendu possible son
bilités, et ne sait plus dans quelle direction continuer passé qui est donc son futur : crée les conditions de
son chemin. Il recommence la littérature africaine en possibilité de son dépassement. Mais elle sera restée
la couchant dans le lit logique de la pensée: en lui trou- installée dans un philosophème qui ne pouvait que la
vant un ciel transcendantal dans la tragédie 7. Voilà laisser aux seuils du dangereux abyme des possibles
pourquoi l’écrivain nigérian est pré-visionnaire: il aura de l’Afrique des souverainetés. C’est Soyinka, qui le plus

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vivement lui aura porté la contradiction sur le plan l’avait déjà pratiqué il y a quarante ans; que dans l’exu-
métaphysique, qui aura été le premier écrivain africain bérance folle de la vie africaine, il avait déjà soupçonné,
à reconnaître les figures du bail transcendantal qui la tapie dangereusement sous notre quotidien, et même
retenait, et à y voir une livrée parallèle à celle de la cri- dans la fabrique de notre histoire, l’idée de la mort: voilà
tique du continent: pour lui opposer une «appréhension pourquoi ce ne peut qu’être lui qui en premier, livrera
de soi par soi » 9 ; il aura ainsi été celui qui le plus aura à la nouvelle littérature africaine ses prolégomènes. Il
regardé avant l’étendue nauséeuse des senteurs du en est l’aîné logique. L’originalité de sa réflexion, son
continent : pour y reconnaître l’infinie « cycle des stu- clair paradoxe, réside dans l’inscription de celle-ci dans
pidités », et lui opposer une nouvelle métaphysique, un fondamental pessimisme qui puise moins dans la
oui, une moralité renouvelle de l’art ; il est donc l’un vulgaire conception de «l’afro-pessimisme» qui traverse
des rares, nous voulons dire, le premier dans l’écriture aujourd’hui la critique de la littérature africaine, et qu’on
africaine, à avoir ouvert l’intelligence de ses écrits aux oppose à une étrange «croyance en l’Afrique», que dans
ressacs de l’idée, car le mythe, est-ce autre chose que l’inscription de son œuvre dans un bouillonnement
l’idée mise en récit; comme la philosophie, est-ce autre négatif, et nous disons, dissident, des textes; mais écou-
chose que l’idée faite questions ? Un fait est certain, tons donc les questions que pose Nietzsche, car c’est à
pourtant : la littérature africaine ne sera pas du tout la lecture de Soyinka que pour nous elles valent encore
sortie indemne de cette marche en arrière. plus la peine d’être entendues : « Y a-t-il un pessimisme
Le génocide au Rwanda l’a crié même aux sourds ; l’a de la force?» se demande-t-il, et sa question vaut autant
imposé même aux aveugles : la littérature africaine pour la littérature africaine, « un penchant intellectuel
contemporaine ne peut plus se définir sans une réflexion pour le dur, l’effrayant, le mal, le problématique de
sur la tragédie. Celle-ci la commence d’ailleurs. La sur- l’être-là à partir du bien-être, à partir d’un excès de santé,
vivante, elle, nous a mis en garde : la pensée africaine d’un plein d’être-là? Y a-t-il peut-être une souffrance du
n’a pas le droit d’être absente une seconde fois du lieu surplus lui-même? Un courage tentant du regard aiguisé,
du drame, et avec elle, la littérature, tout comme la qui recherche le terrible, comme on rechercherait un
critique de celle-ci. Ceci est un impératif moral formulé ennemi, ce noble ennemi à travers qui il mesurerait
le plus clairement, le plus simplement, le plus directe- sa force? A travers qui il apprendrait “ce qu’est la peur”?
ment, le plus humblement, mais aussi le plus consciem- Que signifie, justement chez les Grecs des temps
ment possible, du plus profond du philosophème de notre meilleurs, des temps forts et courageux, le mythe
temps, jusque dans les banalités de ces bouches trop tragique?» 10 Faisons attention à ces questions, car nous
bavardes d’écrivains jeunes qui disent ne plus avoir y retrouvons l’écho du questionnement qui fonde la
besoin de morale, quand le Rwanda vient juste de nous quête intellectuelle et esthétique de Soyinka, à la
donner un impératif catégorique ! Se réveiller à telles frontière de l’immense panthéon des dieux Yoruba ;
évidences aujourd’hui, nécessite pourtant de se rendre nous y entendons les pas de sa pensée qui chemine sur
compte que le chemin de la réflexion tragique, Soyinka la dangereuse route des massacres et des rétributions,

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des enfants-soldats et des monticules d’ossements, des Pouvaient-ils créer d’autres œuvres que celles qu’ils ont
cachots et des guerres civiles qui infiniment peuplent créées ? Par exemple pouvaient-ils inventer quelque
les envolées cauchemardesques de l’histoire de l’Afrique. chose de plus « optimiste » ? De plus « gai » ? Au lieu de
Pourtant en réalité, peut-être le titanesque géant africain la tragédie, pouvaient-ils inventer une autre forme
des lettres, marchant dans les détritus du présent, pour dire les mortels tumultes de leur temps ? Ah, oui :
creusant dans le morbide de l’histoire, fouillant dans la « comédie » ? Bien sûr qu’ils en ont ! Et « l’humour » ?
le sang des cours, des maisons et des palais, humant Que croyez-vous? Que les Grecs n’avaient pas d’humour?
la désolation des salons, des lits et des consciences, Qu’ils ne riaient jamais ? Mais alors, pourquoi le rire
cherchant dans la fange des vies, n’est-il en fait atten- ne leur a-t-il pas suffi ? Leur rire était-il amnésique ?
tif qu’à la singulière question des rues de nos villes Questions bien futiles quand nous savons la nécessité
qui, à Yaoundé, et certainement à Lagos, se demandent logique des formes ; questions à suspendre philosophi-
dans la révélation de leur abandon : « On va faire com- quement à tout prix, car mal posées : ou alors, posées
ment alors ? » à partir d’un mauvais lieu ; questions myopes au fond,
car elles mènent dans l’impasse de l’insensé, alors que
dans la profondeur parallèle de la « ligne pessimiste »
II que Soyinka trace d’Eschyle à Shakespeare, celui-ci
nous révèle que : « la religion des Grecs nous montre
Oui, «on va faire comment alors?» Voilà bien la question des parallèles persuasifs avec les Yoruba qui ne pour-
qui fonde la tragédie comme entreprise métaphysique, raient en aucun sens être refusés; l’Oracle de Delphes
et c’est-à-dire, philosophique, quête de sens après le et le corpus d’Ifa chez les Yoruba sont des instances
désastre, recherche de la signification du paradoxe, fascinantes d’un tel parallélisme structurel » 12. Mais
confrontation sincère de l’énigme du Sphinx, et qui c’est tout aussi Nietzsche qui le guide, lui, Soyinka,
l’inscrit dans le face-à-face avec la peine, la douleur, le dans sa quête du terrain d’entente entre ces deux
mal, la souffrance, la mort, pour en faire la transforma- mondes si lointains l’un de l’autre, et en même temps
tion de ceux-ci en art ; qui en fait donc le jeu terrible, si identiques ; dans sa quête du sens de la catastrophe
cruel, mortel, oui, mais raisonné du sublime. Ici c’est dans l’art : « notre voyage dans le cœur des Mystères
Nietzsche qui une fois de plus nous guide: «la question Yoruba», écrit-il, «conduit par sa propre vérité ironique
fondamentale est», écrit-il dans une nouvelle introdu- à travers la lumière de Nietzsche et des déités Phry-
ction de sa Naissance de la tragédie, « la relation du Grec giennes » 13. Oui, c’est autant le penseur allemand fou,
à la douleur, son degré de sensibilité, cette question qui que les mystères du quotidien qui l’installent dans la
veut savoir, si son besoin croissant de beauté, de fêtes, sphère du danger, qui lui ouvrent les portes singulières
de plaisirs, de cultes nouveaux, n’est pas né de la dou- d’un pessimisme enchanteur, parce que tragique, car
leur ? » 11 Car comme les Africains aujourd’hui, avaient- au fond, celui-ci n’est possible que par la catastrophe
ils vraiment le choix de la forme, ces fameux Grecs? la plus grande qui soit, l’auto-sacrifice des dieux à l’autel

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du commun : de la vie, mais on pourrait tout aussi dire: qui bat dans la respiration de ses pages, qui donne un
de l’art. La parole esthétique de l’auteur nigérian s’ou- sens pré-visionnaire à ses mots, et en même temps,
vre sur le constat de ce primordial sacrifice, de la peur c’est lui la vie qu’il insuffle à ses personnages : il donne
donc: du vide du ciel et de l’infini de l’être qui se cherche; des réponses à ses questions de sens. Car Ogun c’est le
de la solitude du sujet au milieu d’un monde en pièces; dieu de sa créativité : de son invention du réel. Singula-
de l’existence en miettes et éparpillée. «Je commencerai» risé dans la centaine de déités Yoruba à la force identique
écrit-il, « par commémorer les dieux pour leur auto- à la sienne, il s’impose comme habitant du lieu primordial
sacrifice sur l’autel de la littérature, et le faisant les du passage; comme gardien du temple des convulsions:
implorer de servir encore plus au nom de la société comme idée maîtresse de la tragédie. Mais écoutons
humaine dans sa quête d’explication de l’être » 14. Soyinka ici : « dans la métaphysique des Yoruba », écrit-
Sacrifice pré-visionnaire qui suspend la catastrophe dans il, «aucune autre déité dans le panthéon ne correspond
la réalité ? Offrande du Christ sur la croix du mythe de manière aussi absolue, à travers sa propre histoire et
pour notre salut dans l’histoire? Passion métaphysique! sa nature, au tempérament numineux de la quatrième
Oui, tragédie comme drame cosmique: combat mortel sphère de l’existence que nous avons appelé l’abyme
dans les nuages du ciel, de la fiction ; dans les racines de la transition. On reconnaît trois mondes que nous
qui en terre s’entrechoquent, qui dans la littérature avons déjà évoqués, et qui sont communément recon-
s’entredéchirent. nus dans la plupart des systèmes métaphysiques afri-
«On va faire comment alors? » cains: le monde des ancêtres, celui des vivants, et celui
La question des rues camerounaises raisonne autant des non-encore-nés. La quatrième dimension, elle, est
dans le texte de Nietzsche, que dans les mystères très peu comprise, ce continuum sombre de la transition
Yoruba, et que dans le texte de Soyinka : elle reconnaît dans lequel l’inter-transmutation de l’idéal essentiel
la soudaine incomplétude du sujet qui se réveille dans et de la matérialité a lieu. Il loge l’expression ultime
la tragédie, la profonde solitude du survivant à son réveil, de la volonté cosmique» 16. Le mot est lâché, «la volonté»,
et fonde la marche du prix Nobel africain de littérature la volonté qui creuse autant dans la métaphysique
dans le « royaume chtonien ». Cependant comme les romantique, dans la vision philosophique de Schopen-
chrétiens avec leur Christ, comme Nietzsche avec son hauer, et se retrouve dans les illuminations nietzs-
Dionysos, il est chanceux, l’auteur nigérian dans sa chéennes, que dans l’explosion musicale, artistique, de
quête, car il a lui tout aussi un dieu qui lui tient la main: Wagner. Et c’est de ce point de vue que la profondeur
Ogun 15 ; un dieu qui lui montre la voie. Les pas qu’il de l’investigation de Soyinka, dans sa recherche du lieu
pose, il les pose dans les empreintes de ce dieu de la de la tragédie, se révèle une plongée par-delà les bar-
créativité ; le chemin qu’il trace par son écriture, il le rières de la mimesis, de la représentation ; par-delà les
trace dans l’ombre de ce dieu ivre; le futur de l’écriture limitations de l’histoire et de toutes les philosophies
qu’il invente pour la littérature, il le place sous le qui s’y arrêtent, et bien évidemment, par-delà la vision
parrainage de ce dieu des chasseurs. Ogun est l’esprit de l’art prise dans l’histoire, du moins telle que définie

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pour la littérature africaine par Sartre. Le lieu de la tra- devenu humain devant le calvaire de la croix, se retourne
gédie est autant artistique que métaphorique ; autant vers le ciel pour demander à son père Dieu « pourquoi
musical que mortel; métaphysique que mythique; il est m’as-tu abandonné?», c’est Ogun qui jette des lianes sur
autant humain qu’habité par les dieux. Il est pré-vision- son chemin, qui fend la mer devant ses pieds, et ouvre
naire, car au fond, comme nous le rappelle Soyinka, c’est la voie de sa marche, bâtit des ponts sur les océans,
l’habitat d’Ogun : « il est le “Seigneur de la route” de restitue la communion fracturée de l’homme et de
Ifa», écrit-il, se référant aux prêtres qui chez les Yoruba, l’idée, et ainsi retrouve l’être dans sa complétude :
officient les rites de communion avec les esprits et les comme absolu. Faiseur d’autonomie, réinventeur de
dieux. « Ceci veut dire », continue-t-il, « qu’il ouvre le sujet, fabricateur d’ego, Ogun est ; et ici, il s’agit bien
chemin qui mène aux cœurs de la sagesse de Ifa, et en de l’autonomie du sujet qui ainsi, demi-dieu, demi-
cela, représente l’instinct de la recherche de connais- humain, bref, nanti de la force la plus grande de son
sance, un attribut qui le singularise comme étant la corps et de son esprit, s’élève des détritus comme
seule déité qui “chercha le chemin”, et accumula les volonté pour s’imposer comme passion : et cela veut
ressources de la science pour se frayer un passage à d’abord dire, comme drame. Le chemin qui mène de
travers le chaos primordial afin d’obtenir la réunion la tragédie au drame est ainsi tracé : l’un débouche sur
des dieux et des hommes». Et ce n’est pas tout: «Le voyage l’autre ; de même, le chemin qui mène de la souffrance
et sa direction » écrit-il encore, « sont au cœur de l’être à l’art : l’un est la source profonde dans laquelle
même de Ogun et de la relation des dieux aux hom- s’abreuve l’autre. Dans le drame, l’acteur devient ainsi
mes. Sa direction et sa motivation sont également une l’élément essentiel, car c’est lui qui, en jouant un rôle,
indication de l’orientation géocentrique du Yoruba, refait le chemin difficile d’Ogun, refait le parcours de
car ce sont les dieux qui eurent besoin de venir vers sa perte et de sa restructuration. C’est que, nous dit
les hommes, apeurés par une sensation continuelle Soyinka, dans une ferveur qui nous rappelle bien le
d’incomplétude, voulant retrouver leur sens perdu de la romantisme allemand, « un tel acteur devient dans le
totalité» 17. Nous savons que dans les rites de posses- rôle du protagoniste qu’il interprète, le porte-parole
sion, le sujet voit sa vie avant de la vivre, le chasseur irrésistible du dieu, émettant des sons qu’il ne comp-
visionne sa décapitation du lion avant l’événement de rend pas lui-même mais qui sont des réflexions de la
celle-ci, l’homme fait l’expérience théâtrale, littéraire, vision redoutable de ce précipice transitif, du chaudron
avant de faire celle de la vie : prévoit la vie. La chevau- bouillonnant du monde sombre de la volonté et de la
chée du cheval de la fiction précède son entrain sur le psyché » 18. L’acteur est une répétition de la figure du
chemin incomplet de la vie. communiant : il est une réincarnation sécularisée des
Là où laissé seul devant le chaos de son existence prêtres des mystères Yoruba: du sujet en transe. Il n’y a
fracturée, l’homme se retourne vers le ciel vide pour lui d’acteur que passionné, car son jeu est autant immer-
poser sa question désespérée, « on va faire comment sion que disparition : voyage au bout de la mort. « Dans
alors ? », comme dans la théologie chrétienne le Christ les mystères d’Ogun », Soyinka nous met en garde, «les

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acteurs sont des chœurs communiants, qui contiennent littérature africaine ne peut être entendue que dans le
l’essence de l’abyme transitif dans leur être collectif» 19. sens de son commerce intime avec l’origine de la tra-
On ne peut pas mieux décrire la figure du possédé. gédie, nous voulons dire, avec la tragédie à son origine,
Mais le possédé vit lui aussi la passion, c’est-à-dire le drame car «le sens de l’origine», nous rappelle encore Soyinka,
de sa propre disparition, de sa propre condamnation « le devenir de la race, domine le drame» 20. Nous lisons,
et crucifixion : de sa propre mort. Le drame de l’acteur certainement, au lieu de « race », « l’être » et nous enten-
c’est un commerce permanent avec l’anéantissement : dons au lieu du théâtre : la littérature. Car le théâtre,
c’est un jeu cruel, une acceptation de sa propre fin. Le c’est la littérature à son origine. Peut-on définir plus
drame c’est une marche rythmée, acte par acte, vers clairement un théâtre de la constitution du sujet ? Peut-
la baisse du rideau qui débouche sur la vie. Voilà la on plus sincèrement fonder un art qui soit attentif au
définition la plus effective qui puisse être employée au principe d’individuation ?
théâtre antichambre de la vie. Ainsi l’une des illustrations Un fait est certain, loin, oui, bien loin nous sommes
les plus effectives de cette vision du jeu de l’acteur, des impasses de la double vision identitaire et mes-
réalisée en drame, est-elle la pièce Death and the King’s sianique de la pensée africaine : avant ceux-ci, c’est la
horseman qui demeure encore, en terme de poésie et tragédie, le théâtre, et donc, la littérature, qui donne à
d’expression, l’une des plus fines réalisations de l’auteur la philosophie africaine le pain d’une nouvelle jouvence;
nigérian. La figure de Elesin Oba est ainsi, plus qu’un mais il s’en nourrit d’abord lui-même. Une appropriation
personnage, la matérialisation de la subjectivité qui se philosophique des textes de Soyinka reste encore à
définit aux frontières de la mort, aux bords du préci- faire : en cela, l’histoire de l’idée n’est jamais pressée.
pice, dans le commerce avec la mort: dans l’acceptation Etonnant il est cependant que la pensée du premier
de celle-ci. Théâtre périlleux, rituel, le théâtre de Soyinka prix Nobel africain de littérature soit une référence
est le lieu le plus juste dans lequel la littérature africaine absente du texte autrement si érudit de Mbembe ! Mais
a fait face au morbide avant la mort et la désintégration; passons là-dessus : un oubli. Ce qui est pensé ne peut
dans lequel la créativité africaine le plus intimement plus être dépensé. Or ce qui nous concerne ici, c’est la
interpelle la mort, et lui demande le sens de la vie. Il littérature. Et la littérature, elle cependant, n’a pas
n’y a de littérature africaine que passionnée. L’acteur dans attendu, les fleurs de l’arbre de l’écrivain nigérian semant
la forme de théâtre que cette littérature commande, leur pollen dans la parole de nombreuses œuvres
n’a de sens que par son jeu suicidaire, dans son acte le d’écrivains africains de la nouvelle génération, tel par
plus destructif, le plus dissident. Et voilà le théâtre, exemple le romancier Ben Okri, tel d’ailleurs le drama-
mais c’est un autre mot pour dire la littérature, pour dire turge togolais Efoui. Un autre dramaturge qui, lui aussi,
l’art, pour donc dire le drame, qui non plus n’échappe se sera nourri d’une source aux convulsions similaires,
pas à sa redéfinition dans la tragédie, à la recomposition aura ouvert ses oreilles aux milles nauséabonds de la
de ses genres dans le cimetière, qui ainsi devient lieu de tragédie pour en faire l’habit de son drame, c’est Tansi.
bataille, lieu de redéfinition de l’existence menacée. La Plus que sa prose et ses vers, c’est sans aucun doute son

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théâtre qui aura le plus plongé dans la chair douloureuse ne trouvera sa formulation la plus systématique que dans
de l’Afrique, aura côtoyé les cadavres en putréfaction le texte de Hegel. Mais Soyinka, lui-même, ne cesse-t-il
et les fous, couché avec les chiens et les rats, et même : pas de nous rappeler que dans son théâtre, nous sommes
fait l’amour avec des cadavres. Il demeure tout aussi plutôt en plein dans la cosmologie Yoruba ? Ne nous
qu’ici, loin, oui, bien loin nous sommes du philosophème a-t-il pas montré qu’un théâtre qui plonge dans le mythe,
sartrien de l’engagement : l’activisme à outrance, oui, peut en même temps s’élever dans l’histoire, et même
le courage surhumain de Soyinka peut bien tromper. se perdre dans la banalité politique du quotidien ? Quel
N’est-il pas l’écrivain qui le plus a investi son corps dans chemin suivre? Les chemins dont la source est identique
la défense de la justice et de la vérité ? Mais l’identifi- se séparent-ils vraiment? Un dernier mot ici pour clarifier,
cation de l’écrivain à Ogun n’en fait-il pas également et en même temps effacer un ultime malentendu, car
un homme d’action? L’inscription de la littérature sous au fond, quel que soit le doute, avec l’auteur nigérian,
le parapluie du dieu des chasseurs ne réunit-il pas nous sommes entrés : « dans l’utérus universel », et sou-
l’idée et l’action dans une même évidence? Idée et action lignons ici plusieurs fois le mot « universel », dans
ne se retrouvent-ils pas, sous la main ensorceleuse lequel «Ogun plongea un jour, et émergea, lui, le premier
d’Ogun, dans une identique élévation des détritus de acteur, se désintégrant à l’intérieur de l’abyme » 22.
la vie en morceaux? La découverte de la littérature afri- L’universalité n’est plus à rechercher sur le chemin de
caine dans les profondeurs de la tragédie ne lui donne- la différence, mais dans l’abyme infini de l’origine.
t-elle pas son ultime respiration humaniste, quand
nous savons que Soyinka était le seul auteur africain à
s’exprimer vivement pendant et à la suite du génocide III
au Rwanda 21, et que d’ailleurs, il demeurera le seul
auteur africain à suivre têtument l’histoire africaine Il est un homme qui au bord du précipice se trouvait,
dans la longueur des catastrophes à répétition qui la interrogeant son destin. Secoué par le vent qui lui frap-
plombent. Mais n’est-ce pas cela que veut dire tenir la pait le visage, et tortillé par le vertige qui lui chancelait
tragédie par le corps ? Avoir le diable au corps, n’est- les pieds, il demanda aux oiseaux qui tournoyaient au-
ce pas ici vivre selon la dictée de l’idée? Un lecteur de la dessus de sa tête comment faire pour se libérer de sa
littérature africaine attentif à la philosophie occidentale peur, et sa question, les rues de Yaoundé la connaissent
dirait que, au niveau de la logique des idées et des par cœur: «on va faire comment alors?» «Plonge comme
actions, nous sommes ici au cœur de la métaphysique, nous », lui dirent les animaux espiègles, « oui, plonge »,
et surtout de l’idéalisme allemand, dans la tradition lui dirent-ils, lui répétant la leçon de leurs parents à
par exemple d’un Novalis, qui demandait de poétiser eux, écartant leurs ailes pour encore mieux lui montrer
radicalement le réel, unissant ainsi deux moments la magnificence de leurs envolées, fendant le ciel bleu
dialectiquement opposés: pensée et action. Nous savons de leurs couleurs chatoyantes pour encore mieux le
que cette vision, même si elle aura fondé le romantisme, convaincre. L’homme saisi par tant de promesses de

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beauté et de grâce, plongea et se fracassa sur les rochers d’un art demeuré enfantin, d’un art peureux du vide
dans le fond de l’abyme. Mort ou vivant, dit la légende par-delà l’histoire : grelottant. Pensée contre soi, l’art
de cette histoire, quand elle est racontée aux adultes, d’Ogun est suicidaire. Or dans plusieurs légendes afri-
il se sera libéré de sa peur, et elle ajoute d’ailleurs que caines, le suicidaire n’a pas droit au repos du mort. Sus-
« c’est le plus important ». Bien sûr, quand elle est pendu dans les limbes de l’incertitude, il est condamné
racontée aux enfants, cette histoire doit leur dire de à la marche effrénée sur le chemin de la transition : il
ne pas suivre la chanson des oiseaux : de ne ni lever leur hante les marchés la nuit, et se rencontre aux carrefours
regard vers le ciel, ni le plonger dans le vide à l’avant ; à midi; il est attaché au chemin. Son ombre se retrou-
mais au contraire, de rester fermement accrochés aux ve dans celle de passants qui échappent à la vue, dans
bords du précipice, et de préférer la peur au saut. Cette le visage furtif de gens qui passent dans des voitures :
histoire doit leur dire de taire leurs oreilles à la parole il est condamné à vie. Il a disparu mais il n’est pas parti.
folle des animaux, pour encore plus clairement fonder C’est que, comme disaient les Rwandais, la mort a
leur humanité dans la répétition de pas assurés : dans refusé de lui. Oui, c’est lui l’homme qui était aux bords
le piétinement mimétique de la certitude. En proposant du précipice: il est devenu esprit, zombie. Non, c’est lui
la figure d’Ogun à la littérature africaine, comme il le l’homme qui se réveille sur une montagne de cadavres:
fait dans son esthétique, et dans sa lecture analytique il est le survivant du massacre, du génocide. Et quand
et appropriative des mythes et des légendes Yoruba, c’est lui-même qui a porté la main sur sa vie, il hante
Soyinka prend la place des oiseaux conseillers de les rêves des vivants, marche à la longée de leur vie, et
l’homme placé à la croisée des chemins: à la littérature attend patiemment à côté des femmes enceintes pour
africaine, il propose le risque de la pensée; le saut, l’en- renaître. Il est lumière au-dessus du lit de couples qui
trée dans le royaume chtonien qui, au fond, n’est que font l’amour, souffle qui se glisse dans les ébats orgas-
la République de l’Imagination. C’est qu’avec Ogun, le miques des amants. A la première occasion il retour-
dieu d’origine de la tragédie, cet ami du chien, c’est un nera à la vie, quand il se sera rendu compte qu’il s’est
nouveau principe qu’il installe au cœur de la créativité: trompé dans son choix ; il retournera à la mort, quand
le principe destructif-créatif. Car Ogun, « l’essence de il se sera rendu compte que la vie ne vaut pas la peine.
la créativité elle-même » 23, nous dit Soyinka, « en vint Ainsi il y a des bébés qui naissent adultes, qui sortent
à symboliser le principe destructif-créatif » 24. Ogun est du ventre de leur mère en marchant, oui, qui s’arra-
un symbole, c’est une métaphore enracinée dans le chent à l’utérus de la mort avec la bouche emplie de
ventre de l’art, dans le creux de l’abyme, c’est un dents : c’est eux qui sont la résurrection du suicidaire,
principe unificateur de contraires: créateur de genres; c’est eux le nouveau visage de l’homme aux abords du
faiseur de formes. C’est le principe dissident d’une nou- précipice : albinos, abiku, miak nkoua, on les appelle,
velle littérature africaine qui ne peut naître que parce selon les cultures, mais de toutes les façons, ils sont
qu’elle a atteint sa maturité, d’un art courageux donc, enfants que la mort a refusé, ou alors qui, ayant goûté
comme l’engagement dans l’histoire est le principe à la vie, attendent la première occasion pour s’en

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séparer. Les parents leur font des marques sur la main humain, et Ogun est le premier protagoniste de l’aby-
pour se souvenir de leur corps qui ne finit pas. Morts me » 25. De quoi s’agit-il ? De l’impossibilité d’entendre
nostalgiquement accrochées à la vie, vivants aux oreilles la destruction sans son jumeau, la création, et vice versa;
ouvertes au royaume de la mort, mal-morts, morts- de l’emprisonnement du sujet dans le tourbillon de sa
vivants, ils sont la matérialisation de la littérature perpétuelle destruction et régénération: car n’est-il pas
africaine au moment de sa renaissance des ruines : du singulier qu’il faille dormir toutes les nuits, c’est-à-dire
désastre. Soyinka leur a livré des vers mémorables dans tous les jours, se promener pour une bonne partie de sa
son premier recueil de poèmes, Idanre, mais c’est surtout vie à la frontière du royaume de la mort pour vivre ?
Ben Okri qui leur a donné les mots, la forme et le drame N’est-il pas singulier que ce soit justement dans la nuit
qu’il faut, dans son cycle romanesque La route de la faim. que les rêves se révèlent à notre esprit ? Le moment de
Nous y reviendrons. C’est en ces enfants au croisement négation se découvre comme inscrit dans la réalité
de la vie et de la mort, que le principe destructif-créa- même de la vie: la création se révèle n’être que l’autre
tif, qui est au cœur d’une créativité africaine mise sous visage de la destruction, et tous les deux, ensemble,
l’égide d’Ogun, devient chair. Vivants, ils respirent la fondent non seulement la possibilité du sujet, mais
mort : ils communiquent avec les esprits ; morts, ils aussi, le socle de son expression: de l’art. De quoi s’agit-
marchent dans la vie : ils peuplent le quotidien. il? Laissons la voix de Soyinka nous le dire. D’un: «dans
Le principe destructif-créatif est à entendre dans le la conscience tragique », écrit-il, « la psyché fervente
sens de cette communion de la vie avec la mort : de s’élance au delà du royaume du néant (ou du chaos
l’installation de la violente beauté de la vie dans le spirituel) qui est potentiellement destructif de la
royaume métaphysique de la transition et de l’infini ; conscience humaine éveillée, traverse les espaces de la
de la mort. Et pas autrement. Mais écoutons Soyinka terreur et les énergies aveugles pour atteindre l’em-
qui pour nous définit le double mouvement de sa pathie rituelle avec les dieux, la présence éternelle qui
réalité mythopoïétique: «nous approchons, il semble», la précéda jadis dans une conscience parallèle de sa
nous dit-il, «le pessimisme ultime de l’existence tel que propre incomplétude. L’angoisse rituelle devient ainsi
prononcé par le sage Silenius chez Nietzsche: c’est un vécue comme la transmission originaire du désespoir du
acte démesuré que d’être né. C’est un défi aux jalouses dieu –vaste, mystérieux, et toujours incompréhensible.
forces chtoniennes que d’être. La réponse du Yoruba Nous essayons en vain de la saisir en mots ; pour le
à cela ne peut qu’être claire : ce n’en est pas moins un protagoniste, il n’y a cependant que la certitude de
acte démesuré que de mourir. Et le tourbillon de la l’abyme – la victime tragique y plonge en dépit de sa
transition a besoin de ces deux compléments extrêmes fondation rituelle en terre, mais il n’est sauvé que par
comme canalisateurs de sa régénération continuelle », son jeu, par son action. Sans action, mais aussi, malgré
et il continue : « Tout acte est subordonné à ces ordres cela, il serait à jamais perdu dans la gueule de la tyran-
de la condition humaine et de la volonté récréative. nie tragique » 26. Il est intéressant ici que par un jeu de
Faire face à la transition, voilà le test ultime de l’esprit la langue, « action » et « jeu » deviennent identiques :

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présence dans la sphère de la politique, du quotidien, et le théâtre dans la tragédie, ils sont à leur manière
et jeu sur les planches du théâtre ; implication dans les des expressions du principe destructif-créatif tel que
profondeurs tumultueuses de la vie, c’est-à-dire recon- formulé par Soyinka. Le puits universel de cette vision
naissance de cela que de manière vulgaire on appelle n’est pas l’installation de l’écrivain nigérian sous un
« écriture engagée », et dont certains nous disent que parapluie conceptuel d’emprunt, on dirait, l’acceptation,
Soyinka est le champion dans la littérature africaine, chez lui aussi du bail transcendantal, mais la révélation
et fabrication de l’art, car, et ici nous touchons au que, dans le fond, c’est-à-dire prise au sérieux, la tragédie
deuxième mouvement du principe destructif-créatif : est un archétype culturel dans lequel les Grecs devien-
jouer, faire du théâtre, c’est donc une contradiction de nent des Yoruba, dans lesquels les dieux du panthéon
l’esprit tragique, mais voilà, c’est tout aussi son com- Yoruba communient avec les esprits allemands, parce
plément. «To act» écrit Soyinka, et entendons ici «to act» qu’ils naissent de la même énergie. La source du mythe
dans son double sens, de « jouer », « faire du théâtre », est un vase communicant qui plonge dans les racines
et « d’agir », de « poser des actes politiques », « pour agir, de la terre : pas d’opposition donc, et même, osons le
l’instinct Prométhéen de rébellion canalise l’angoisse dire, pas de location conceptuelle, mais la réalisation que
et la transforme en un but créatif qui libère l’homme dans le visage d’Ogun respire la folie de Dionysos, le
de son désespoir totalement destructif, libérant de son dieu ivre de la danse possédée: et que cette révélation
intérieur les inventions les plus énergiques, les plus prévoit l’union des impossibles qui se manifeste dans
profondément combatives et qui, sans usurper le ter- le quotidien de la vie, et entre autres, dans la tragédie
ritoire du golfe infernal, créent un pont vers la vision de rwandaise. Une «appréhension de soi par soi», telle que
l’espoir. Seule la bataille de la volonté est ainsi princi- fondée par Soyinka pour l’écriture africaine, n’est donc
palement créative; il se crée de cette tension spirituelle pas un retour dans le ventre d’une terre singulière, dif-
le cri désespéré de l’âme qui fabrique ainsi sa propre férente, mais la reconnaissance de l’unicité humaine
consolation, qui, elle, rebondissant à l’intérieur du dans la tragédie, de la globalité de la mort, et ceci est
caveau cosmique, usurpe (même si seulement pour un une révélation qui peut être entendue autant dans son
instant) les pouvoirs de l’abyme » 27. sens artistique que moral. Car au fond, et ici nous repre-
« Meurs et deviens ! », nous disait Goethe dans son nons une phrase déjà citée plus haut : « que la religion
poème célèbre « selige Sehnsucht», et l’écho de sa parole des Grecs montre des parallèles persuasifs avec les Yoruba
résonne jusque dans la définition contrapunctique de ne peut en aucun cas être dénié: les Oracles Delphiques
Soyinka : « le monde doit être romantisé » déclarait et le « Corpus de Ifa » sont une instance fascinante d’un
Novalis, et il ajoutait: «ainsi seulement trouve-t-on le sens tel parallélisme structurel » 28. Dans le sens moral, qui
original ! » Ce sont les mystères Yoruba qui paraissent pourra jamais prouver la singularité d’une femme,
avoir entendu ces deux poètes dans la profondeur d’un homme, qui se réveille au-dessus d’une montagne
métaphysique de leur pensée: dans leur mouvement qui de cadavres, oui, qui pourra faire du génocide des Tutsi
unit mort et vie, mais aussi fonde l’action dans l’art, Rwandais un cas singulièrement africain ? Et pour les

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besoins de la cause, qui pourra faire du génocide commis dieux Grecs, de l’hymne possédé mais polyphonique
sur le peuple juif un cas singulier, sans dans le même des chasseurs Yoruba, l’Ijala. Dans la suite de ses pas
coup commettre une faute logique, c’est-à-dire, sans de danse, dans l’imitation de son élan, fondons le sujet
user dans son argumentation de la violence morale qui africain ailleurs que dans la différence, ailleurs que
passe sur le tordu du raisonnement et l’éteint ? Non, dans l’altérité par rapport à l’Occident, plus profondé-
dans la profondeur de leur négation de l’humain, dans ment que dans la camisole de force de l’histoire, mais :
la profondeur du danger dans lequel ils plongent l’espèce, dans l’acceptation de la présence occidentale en soi; et
toutes les tragédies communient : la source dont elles plus profondément encore: dans la dissidence; plus pro-
s’arrachent, leur « royaume chtonien » donc, pour fondément, disons-nous : dans la pensée contre soi !
parler dans les termes de Soyinka, montre, et mont-
rera toujours cela que l’auteur nigérian, pour nous,
nomme si justement « parallélisme structurel ». Car IV
c’est là, dans la source universelle de leur désastre,
dans le fleuve chaotique de leur union, et donc, dans le S’élevant des fumées opaques du désastre, des pro-
royaume unifié de leur terreur, que le sujet trouve la fondeurs chaotiques de l’abyme, des rochers sanglants
pierre angulaire de son rebond dans le monde. La ques- sur lesquels s’est fracassé le crâne de l’homme au bord
tion, la seule question qui fasse sens quand celui-ci se du précipice, c’est le principe destructif-créatif qui
trouve pris dans le chaos de son autodestruction est, révèle soudain devant nous le visage du philosophème
encore, celle que formulent si clairement les rues pous- nouveau de la littérature africaine: la tragédie. Mais il
siéreuses de Yaoundé : « on va faire comment alors ? », en fait clairement une idée. C’est que la tragédie, c’est
car c’est dans la réponse à celle-ci qu’il retrouve le aussi l’idée faite drame: drame historique; drame artis-
geste et l’élan de sa résurrection. Le principe destruc- tique. Celle-ci se manifeste à plusieurs niveaux, et dans
tif-créatif est ainsi inscrit dans la négation: il en est une le domaine de la littérature africaine, clairement, elle
voie d’expression, et voilà, c’est lui qui nous révèle le ouvre les pages d’une nouvelle épistémologie. C’est dans
fondement vermoulu de chaque pas dans la rue, qui cette lancée qu’elle irrigue aussi la critique : c’est pour
nous montre l’abyme qui s’ouvre sur le chemin de celle-ci qu’elle réintroduit la discussion de la place du
chaque passant, qui nous fait voir la proximité perma- mythe; qu’elle se fait restauratrice des tropes ; fonde
nente de la mort dans la vie: qui nous révèle les raci- la complexité et l’hermétisme comme catégories esthé-
nes de la République de l’Imagination. De même c’est tiques; c’est pour elle également qu’elle se fait inventrice
lui qui en retrouvant dans l’inconscient mythique de de formes. C’est qu’elle ne peut entendre la littérature,
chacun le vase communiquant qui relie toute l’huma- et la critique que comme filles de la philosophie. La
nité, l’écho de la tragédie Grecque, fait danser les dieux critique l’a toujours été, sauf, disons-le, pour ce qui est
du panthéon Yoruba de la même musique tragique qui de la critique de la littérature africaine, définie aupara-
sort de la flûte enchantée du Satyre, tout comme les vant, comme nous savons, dans une épistémologie de

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la différence et de l’altérité, ou alors du mimétisme de l’art est à définir. O, oui : le rire résonne jusque dans
messianique, dans lesquels en conséquence, elle aura la profondeur de la littérature africaine ; de la tragédie
été tour à tour fille de l’ethnologie, de l’anthropologie, africaine. Et voilà que notre question originaire, notre
des études du folklore, de la sociologie, de l’histoire, inquiétude si les Grecs riaient, nous revient comme une
et de la linguistique comparée, dans ses branches gifle. Voilà pourtant un argument dont la critique tra-
stylistique, sémiotique et pragmatique. Comme si par ditionnelle, celle qui est fille de l’épistémologie de la
exemple, une analyse psychologique d’une œuvre d’art différence, se sera servie, têtument, pour fouetter les
africaine n’était pas possible ! Comme si la psychana- textes des auteurs africains: que de fois il est entendu
lyse, par exemple, n’avait pas encore fait son chemin que les écrivains africains devraient enfin rire, disons-
dans les sentiers critiques de la littérature africaine ! le, éclater de rire, comme les rues ensoleillées de chez
Comme si le texte des auteurs africains ne pouvait eux ; qu’ils devraient sortir de la jérémiade et de l’ac-
jamais être lu que selon l’écoute vulgaire de leur quo- cusation pour libérer leurs textes dans la légèreté de leur
tidien : selon les critères des lectures réalistes établis existence ensoleillée ; que de fois il est entendu que
au dix-neuvième siècle ! Ici au contraire, la critique est leurs textes devraient résonner de la désinvolture de cons-
avant tout esthétique, esthétique entendue bien sûr dans ciences enfin sûres, comme si la liberté était proportion-
son sens de philosophie de l’art : commerce artistique nelle à l’éclat du rire ; comme si elle se mesurait à
avec l’idée. Car c’est en relation à l’idée, et ici, à la tra- l’éloignement de leur conscience du fait de la coloni-
gédie, qu’elle pose son regard sur les artefacts qui se sation ! N’insistons pas sur les aspects de mauvaise foi
multiplient devant elle, et prévoit le drame pour mieux de telles déclarations, sur leur côté de malveillance
le suspendre : elle ne peut donc pas être accumulatrice purement raciste ; n’insistons pas non plus sur la fai-
de textes, car la quantité n’est pas son élément de blesse d’auteurs qui dans l’ombre de Gabriel García
mesure. Au contraire, chaque texte, elle le questionne Márquez, auront cru trouver dans « les tropicalités »,
par rapport à son rapprochement ou son éloignement les sources possibles d’un rire dans lequel résonne la
de l’idée : manière de dire qu’elle entre dans la chair philosophie de leur quotidien. Quelques romans de
du réel pour en secouer le squelette; pour en faire respi- Tansi sont traversés par cette faiblesse, par ce moment
rer l’âme; pour en questionner les battements vifs du bref de doute de sa propre réflexion, tandis que dans
pouls, et lui arracher le génie de l’asphalte. leur élan dévastateur, ceux de Kourouma révèlent la
Sous son scalpel elle retrouve ainsi la vision cristalline profondeur mythique du rire tragique à la racine de son
de l’ironie comme une des réalisations primordiales éclat. L’auteur n’a pas devant lui un choix cornélien
du principe même de l’art, tel qu’elle l’entend. Oui, entre le pleur et le rire : la tragédie ou la comédie. Ce
l’ironie, elle ne l’arrache pas seulement à la vision serait trop bête, mais ici aussi, heureusement, c’est
romantique de l’art, à l’exégèse de Hegel donc, mais aux l’esthétique de Soyinka, qui pour nous, définit le lieu
racines même de la tragédie : c’est que, fondamenta- tragique du rire: au fond la comédie, par exemple, ne peut
lement, la place du rire dans une conception dissidente pas être entendue comme un pendant de la tragédie ;

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elle en est une forme d’expression, au contraire, comme Beti ou un Ngugi, par exemple ? La profondeur du rire
bien sûr Nietzsche, qui d’autre le pourrait sinon, nous le au réveil de la catastrophe ? Que non ! La justesse de
rappelait depuis: «seul l’art a le pouvoir de transformer l’éclat par-delà les ruines? Que non! La jouvence de celui
les pensées nauséeuses sur l’horrible et l’absurde de qui par l’art exorcise les morts ? Au contraire, le geste
l’être-là en représentations avec lesquelles on peut du rire, même si dévastateur, destructeur, oui, disons-
vivre : celles-ci sont le sublime qui est la domination le sans peine, dissident, l’est dans le sens le plus banal
artistique de l’horreur et le cosmique qui, lui, est la que le mot puisse avoir : d’intervention, de libération,
libération artistique de la nausée de l’absurde » 29. de critique, et surtout, de préemption! Vu cependant du
Or, le rire tragique est avant tout satirique. C’est qu’il point de vue de l’individuation qui nous concerne ici,
ne peut que tenir compte du geste négatif que la tra- de l’inscription du sujet dans la catastrophe et de son
gédie inscrit dans chaque expression, dans chaque élévation dans les infinies possibilités de son être, il
manifestation de la parole et de l’art : il ne peut que devient clair que le rire ne peut que détruire les mythes:
tenir compte de la dissidence qui est désinvolture de serpent à deux têtes, il se retourne contre sa source
la femme, de l’homme, de l’enfant qui, se relevant dans un moment d’ingratitude, et s’impose ainsi comme
d’une chute, dans l’éclat de rire de la foule alentour, la forme la plus claire d’une pensée autodestructrice,
demande: «on va faire comment alors ? » Un abandon d’un art suicidaire. Il est dévastateur ici, parce qu’il est
à sa chute ? Que non ! Cette question, toute rhétorique pensée contre soi, fondamentalement aporétique. Le
ici, ne peut être posée, en pareille situation, que par critique Jeyifo est celui qui, le plus clairement aura vu
une personne qui se relève : qui ainsi donc nie sa chute la multiplication d’apories dans l’œuvre de Soyinka,
doublement. Il est satire, le rire tragique, et dans ce sens, les plus fondamentales étant surtout, selon lui, la tension
dévastateur : destructeur de peine. Et se lève devant entre une vision distinctivement africaine de la vie, de
nous le rideau sur le théâtre de l’un des plus grands l’art et de la pensée, et une ouverture radicale sur
auteurs satiriques que le continent africain ait pu l’universel ; une tractation essentialiste couplée avec
fabriquer: Soyinka. Un décidé destructeur de réalités: un une défense de la fragmentation de l’œuvre d’art ; et
fervent négateur. Mais Soyinka est aussi le plus grand bien sûr, une profondeur mythique additionnée avec
destructeur de mythes que la littérature africaine ait une destruction systématique des mythes fondateurs :
produit. Sa construction satirique du frère Jero, des la réunion donc, dans le même geste, du «mythopoète»
dictateurs Bocky et King Baabu, ne résonne-t-elle pas et du « mythoclaste » 30. C’est cette inversion aporétique
dans le personnage de Koyaga tel qu’il aura été bâti par du rire qui en fait une manifestation de la préemption,
Kourouma ? Ne fait-elle pas commerce ici le plus inti- car comme nous le rappelle Jeyifo : « dans la logique
mement avec les figures de dictateurs qui peuplent en formelle et en philosophie en général, une aporie
fin de compte la littérature africaine, et essaiment consiste dans l’impossibilité virtuelle d’établir la vérité
encore plus leur pollen dans les textes écrits dans la ou la vérifiabilité d’une proposition pour laquelle des
tradition mimétique, de l’engagement, par un Mongo évidences peuvent pourtant être apportées afin de la

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démontrer ou alors de la réfuter. De manière axioma- avec lui. Ainsi, à travers le rire, le peureux devient maî-
tique et concrète, un discours caractérisé par des apories tre de l’univers. Cet homme pour nous, pour la nou-
présente de nombreux problèmes pour une interpré- velle littérature africaine donc, s’il était un dieu, serait
tation précise et exacte, à cause du jeu infini et sans limite Ogun; mais c’est aussi, tout simplement, le survivant du
des possibilités auto-exclusives et auto-annihilisantes génocide des Tutsi Rwandais.
qu’il contient» 31.
On l’entend clairement: dans le ressac de son empor-
tée, tout comme dans la multiplication infinie de son Notes
écho, le rire fait poussière pas seulement les mythes :
la tragédie. La tragédie meurt, assassinée, pas dans la 1. Walter Benjamin, « Thesen zur Philosophie der
réflexion, comme le croyait Nietzsche, mais dans un Geschichte », in Illuminationen, Frankfurt-Main,
éclat de rire. On comprend ici la peur des metteurs en Suhrkamp Verlag, 1977, p. 253.
scènes identitaires ou messianiques de notre réel 2. Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels,
devant le rire paradoxal, « intempestif » ils disent, des Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1963, p. 29.
publics africains de figures tragiques qui lui sont pré- 3. Martin Heidegger, Holzwege, Heidelberg, Klostermann,
sentées; leur crainte est légitime: le rire, c’est la fin de la 2003, p. 272.
tragédie. Le rire, c’est l’acte le plus radical de la dissi- 4. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse. Umrisse
dence : il « nullifie » les conditions de possibilité de la einer Philosophie der Zukunft, Munich, DTV, 1988.
littérature, et inscrit dans son sein le suicide de l’art. 5. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 12.
Voici une suite possible de l’histoire de l’homme aux 6. Biodun Jeyifo, « Introduction », in Wole Soyinka, Art,
abords du précipice : quelques temps après sa chute, il Dialogue and Outrage, London, Menthuen, 1988.
bouge ses mains, sa tête, son corps, relève son épaule, 7. Sans fausse modestie, Soyinka lui-même marque le
distingue le ciel au-dessus de sa tête, se relève, palpe moment de sa prise de parole comme philosophique,
ses mains, ses pieds, sa tête encore, sent une fibre de cf. Wole Soyinka, Myth, literature and the African world, op. cit.

sang qui lui coule du crâne, la goûte, en avale le sale, 8. Wole Soyinka, « The writer in a modern African state »,
in Art, Dialogue and Outrage, op. cit.
et y puise la conscience qu’il n’est pas mort. Par mesure
de prudence, il se retâte le corps, le cœur, les membres, 9. Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit..
la tête, et se rend compte de l’évidence: oui, il est vivant! 10. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 10.
Alors il éclate de rire : oui, il est vivant ! Son rire secoue 11. Ibid, p. 14
les montagnes et les rochers, éloigne définitivement 12. Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit.,
les oiseaux effrayés, mais aussi les mouches : oui, il est p. 14.
vivant ! Son rire plie les arbres et zigzague le chemin, 13. Ibid., p. 140.
fait se cacher les dieux et les esprits, libère encore plus 14. Ibid., p. 1.
le ciel : oui, il est vivant ! C’est le monde qui prend vie 15. Ibid., p. 27.

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16. Ibid., p. 26.


17. Ibid., p. 27.
18. Ibid., p. 30.
19. Ibid., p. 142.
20. Ibid., p. 58.
21. Wole Soyinka, The Open Sore of a Continent, op. cit.
22. Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit.,
LE CRI AFFAMÉ
p. 142.
23. Ibid., p. 28.
24. Ibid. «On mange ça?»
25. Ibid., p. 158. Dicton des rues de Yaoundé
26. Ibid., p. 146.
27. Ibid., p. 146.
28. Ibid., p. 14. I
29. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 65.
Ici, dans mes oreilles résonne le cri d’un suicidaire qui,
30. Cf. Biobun Jeyifo, « Introduction », in Wole Soyinka :
Art, Dialogue and Outrage, op. cit., p. XXV. au cœur d’un hiver allemand, se jeta devant moi du
31. Ibid., p. XVV.
haut du vingtième étage d’un immeuble. Il habitera mon
âme jusqu’à la fin de mes jours : il est mortification. Si
la mort est une découverte de la solitude du sujet,
l’homme seul crie. Son cri dans sa forme la plus néga-
tive, est une confrontation directe avec la mort. Cette
confrontation prend la forme de la douleur. Elle est une
réaction du corps dans un acte violemment absolu :
dans un geste de peine ultime, et c’est-à-dire donc,
dans une parole fracassante, déréglée. Le cri s’oppose
au rire dans sa nature même, mais la source des deux
affects peut être identique. Dans ses racines, le rire est
théâtral, quand le cri est poétique. Le rire est élévation,
quand le cri est chute dans le vide du corps. Le cri
trouve son origine dans la profonde solitude de l’être,
car par le cri, l’homme inscrit son humanité dans
l’étendue de l’univers qui l’a abandonné : il peint les
rues fuyantes des villes et les collines silencieuses des

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campagnes aux traits déchirés de sa bouche ouverte. « On mange ça ? » voilà une question bien singulière
« Les plaintes sont d’un homme, mais les actions d’un des rues camerounaises, dont la profondeur n’échappera
héros » 1, nous dit Lessing. Et : « crier », précise-t-il, dans jamais à une oreille philosophique : c’est que celle-ci
son admiration critique de la statue du Laocoon, « voilà pose dans une dévastatrice clarté, la question de la
l’expression naturelle de la douleur corporelle ». O oui : signification de l’idée, disons, de la littérature, dans
le cri est la forme d’expression royale d’une esthétique un temps de besoin ; question adressée à la poésie, à
de la douleur ; d’une vision à rebours, d’une littérature la littérature, à partir du lieu du manque, pour lui
ouverte sur le désastre. Mais ajoute Lessing : « Les guer- demander son sens, elle est ; en même temps, elle est
riers blessés de Homère ne s’écroulent que rarement question à l’écrivain, car au fond, nul écrivain ne saurait
dans des cris de douleur. Sa Vénus blessée crie haut, se rebiffer à son insistante colère: c’est qu’à travers sa
pas pour la représenter comme étant déesse faible de méchante désinvolture, à travers son arrogante indif-
la volupté, mais plutôt pour donner en elle à la nature férence, c’est la fondation même de la pratique scrip-
souffrante son droit. Car même le dominant Mars crie turale que cette question fracture. Au milieu du séisme
de manière horrible, quand il ressent dans son corps qui la suit, il se révèle qu’elle a le visage famélique de
la lance de Diomède, crie aussi haut que l’auraient fait la souffrance: de la faim qui tord les boyaux; du vertige
dix mille guerriers en colère, au point de dérouter les qui se saisit du corps; du geste destructeur qui nullifie
deux armées en guerre » 2. La modulation de la voix fait l’intelligence ; de la dissidence qui traverse l’esprit en
que le cri puisse être plusieurs choses à la fois : il est un jet de corps. Toute personne affamée est animale,
imprécation, interpellation, appel, mais il est aussi et l’animal, c’est l’autre visage de l’abyme dans lequel
colère: en cela, il est sommation. Il peut être folie, mais se consume l’être: le cri c’est la libération de l’animal en
jamais il n’est restitution, affirmation, présentation, l’homme. La question des rues de la capitale camerou-
disons-le : récit. Dans le fond il est jet de la voix au ciel, naise est donc un cri qui sourd du plus animal de cette
déchirement de l’univers en mille brindilles : question immense tragédie qu’est la vie : elle est cri du porc
véhémente aux dieux et aux esprits, il est. Oui, l’âme qu’on étrangle et qui ensanglante de l’intérieur tout
du cri c’est la question. Sa forme c’est l’interrogation rêve en l’humain; mais elle est tout aussi une traduction
saccadée du monde qu’il interpelle pour lui demander de la phrase si complexe du poème de Hölderlin, «le pain
sa signification ; c’est une négation stridente du ciel et le vin » : « pourquoi les poètes en temps de besoin ? ».
qu’il frise de son emportée ; c’est une imposition du O, oui, nous savons: les rues et les gargotes de Yaoundé
silence de l’idée, dont il ronge la racine ; c’est une sub- n’ont pas lu le poète allemand, mais pourtant, sa folle
jugation de l’univers à la dictée immédiate du corps : inquiétude est leur, certainement ; et sa quête, telle
ce qu’il éparpille en morceaux aux pieds des rochers, que nous aura traduit le philosophe Heidegger, dans
ce n’est pas le corps de l’homme qui l’a découvert dans une conférence de 1946, sa toute première après la
son moment de la plus grande peine, mais c’est l’idée Deuxième Guerre mondiale et l’Holocauste, est bien
qu’il a arraché aux nuages. une recherche de la définition de la poésie au sortir du

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désastre : elle est donc avant tout question. C’est que le dans la vie comme interrogation, comme manque et
poème, et le poète lui aussi, l’artiste et le critique, tout besoin à la fois, l’art fait corps avec le cri: voilà la situation
comme le penseur, doivent passer au recensement de originaire de sa reconstitution au sortir de la catastro-
la tragédie : ils doivent répondre de leurs mains trem- phe. C’est une situation moins de dialogue que de recon-
blantes, de leurs visages égarés et de leurs têtes lunaires; naissance d’une impossible plénitude de la parole, et
ils doivent expliquer la nécessité de leur présence et cette impossible plénitude est subsumée dans celle qui
vivre jusqu’au bout la douleur du monde. Ils doivent met face à face expression et représentation, mais
répondre de leur culpabilité, car, c’est établi, ils sont aussi cri et récit. Or nous savons que l’une des choses
coupables. Pourquoi ? Parce qu’ils sont vivants ! Etre les plus difficiles au sortir de la catastrophe, c’est le
vivant c’est être coupable! retour de la capacité de récit. Ecoutons Benjamin ici,
« Quels sont ces temps où un dialogue sur les arbres qui dans son essai sur le récit nous demande: «n’avait-on
est presqu’un crime, parce qu’il inclue un silence sur pas constaté qu’à la fin de la guerre les gens revenaient
tellement d’inactions?», se demandait Brecht, dans son muets des champs de bataille ? Pas riches –pauvres en
célèbre poème « A ceux qui sont nés après », après avoir expériences racontables». Et d’ailleurs, ouvrons avec lui
constaté lui aussi: «Vraiment, nous vivons en de temps notre esprit à l’inracontable après la tragédie, pour
sombres!» 3 Temps sombres de la mort. Temps sombres comprendre le silence qui s’inscrit jusque dans l’excès:
de la mortification. Temps où fleurit le morbide. Temps «Ce qui dix ans plus tard inonderait les lieux en une mer
animal. Temps de chien. Temps tragique. Au bout du de livres sur la guerre était autre chose que l’expé-
compte, ce que la tragédie, comme les questions à gauche rience qui se transmet de bouche en bouche ». Laissons
de Brecht, et à droite de Hölderlin, ou alors, de Heideg- nos oreilles entendre les cliquetis de ces lèvres blessées
ger, met en cause, c’est l’évidence de l’œuvre d’art après qui s’ouvrent et se referment, s’ouvrent et se referment,
le chaos : car celle-ci doit se trouver une légitimation qui s’ouvrent et se referment mille fois, mais pour ne
par-delà l’idéologie, et surtout, par-delà l’histoire. Si le rien dire, comme un cri à qui on a coupé la voix, comme
suicide de l’art porte avec lui la menace de sa disparition, un cri « silencié ». Ouvrons notre regard à la solitude
sa résurrection dans l’élévation du rire et surtout du cri, mortelle du survivant qui découvre en même temps
sa redécouverte dans la chair stridente de la question, son corps, et le vide redondant du ciel: «Une génération
ne peut pas être une moindre affaire. Le matin du réveil qui était encore allée à l’école en utilisant la charrette,
à la tragédie, on le sait, le soleil trouve un monde tota- se retrouvait en plein ciel dans un espace dans lequel rien
lement changé: un monde qui respire de mille, oui, de n’avait été changé, sauf le ciel, et avec en dessous d’elle,
dix mille, non, du million de questions, et nous voulons le petit corps fragile de l’être humain, situé dans un champ
dire, du million de cris, car monde qui a faim ; faim de de force fait d’élans destructifs et d’explosions » 4.
nourriture ; de nourriture de savoir ; de savoir pour Les survivants du génocide du Rwanda nous l’auront
comprendre; pour comprendre la vie. Devant un monde trop clairement montré, eux dont la parole parcimo-
qui à l’aurore se pose en questions, qui se réinstalle nieuse, trop souvent se perd dans le cri, quand elle

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refuse d’être silence: la tragédie enlève au récit jusqu’à paradis: son salut réside dans son ambiguïté. C’est Césaire
sa possibilité. Et c’est d’ailleurs sur les collines du Rwanda qui se révèle comme celui qui aura le plus profondément,
que la parole désordonnée du crieur tragique a trouvé dans sa poésie, laissé entendre le cri dont il s’agit ici.
sa désignation la plus effective: guhahamuka, pour dire: Il est sans conteste le père du Grand Cri Noir –du moins,
«sortir tout ce qu’on a en soi». Cette parole folle est cri: pour la littérature francophone. C’est lui qui, en orga-
déréglée, désordonnée, agrammaticale, paradoxale, nisant « le chemin de l’esprit dans l’histoire », pour
inattendue, incontrôlable, dévastatrice. Elle n’est pas reprendre le terme de Lukács, en aura défini le second
récit. Voilà pourquoi l’attente littéraire d’une parole lieu idéal, car le cri, il l’aura arraché des profondeurs
claire du survivant est inutile : même le témoignage du bateau négrier, de la mythique colère qui tord
ne pourra pas lui donner une grammaire qui fasse corps les boyaux, et donc, des profondeurs convulsives de
avec sa tragédie. Voilà également pourquoi les écrivains l’Atlantique qui n’a pas encore entièrement remis en
africains qui allèrent à Kigali pour raconter le génocide surface, le sang dont il s’est nourri durant les longues
ne pouvaient que marcher à la surface de la douleur années sombres de l’esclavage. L’abyme de son texte
qui s’étendait autour d’eux. Seul le silence reconnaît est historique, car c’est de l’histoire que sa négritude
la profondeur de la souffrance; ou alors, seul le cri peut aura fait son cheval de bataille. Pourtant Césaire ne
faire corps avec elle. Au bout du compte, ce qu’elle s’est pas perdu dans la célébration d’un passé réin-
marque comme constance, c’est l’impossibilité du récit. venté à l’œil du miracle : voilà pourquoi sa poésie ne
C’est cette impossibilité qui laisse la place à l’étendue peut pas être belle; il aura regardé dans la longueur des
du cri qui embrasse tout l’univers : qui rompt le rues et aura vu du sang s’en échapper en gestes de vapeur:
silence. La peinture célèbre de Munch, «Le Cri», ne peut voilà pourquoi son poème ne peut qu’être sublime.
pas mieux représenter sa domination : il éteint, le cri, C’est lui le poète le plus dissident de tout le mouvement
les visages alentour ; il fissure, le cri, toute commu- auquel il aura donné un nom, et cela veut dire chez lui,
nauté de parole. Il dulcifie donc les deux choses les plus en même temps que chevauchée par le chant messia-
importantes pour tout récit, la fermeté de la parole du nique, tango de la colère avec le verbe libérationniste ;
conteur, et la ligne fraternelle de cette parole-là qui confrontation directe avec l’ironie de l’existence. Ainsi
tient des oreilles attentives. Le premier réflexe devant dans son texte, la douleur n’est pas seulement la géo-
le crieur, ce n’est pas de le taire, mais de se boucher graphie d’une nouvelle existence vicieuse, c’est le lieu
les oreilles. C’est que le crieur c’est un homme seul. Le où se fonde une nouvelle liberté; ce n’est pas seulement
crieur c’est l’homme le plus seul du monde. l’espace d’un des plus grands crimes contre l’humanité:
la traite des Noirs ; c’est aussi l’autre versant de notre
II commune modernité : la libération ; ce n’est pas seu-
lement la géographie d’une des plus grandes tragédies
La négritude, même morte, laissera toujours la litté- de l’histoire: l’esclavage des Noirs; c’est aussi le moteur
rature africaine affamée de sa poésie. Voilà sa porte du inventif de «l’Isle du Poète», la Martinique, le lieu même

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de son réveil « au bout du petit matin » 5. Clair il est que En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grand’
c’est dans le texte de Césaire qu’il faut voir la définition vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou
limitative même du noir comme essence, mais en le livre à l’appétit de ses molosses
même temps cependant, c’est là aussi, en écoutant le La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans
bouillon de l’océan qu’il nous révèle, dans le turbulent son sang répandu le goût amer de la liberté
de histoire qu’il parcourt, dans une illumination de Et elle est debout la négraille
conscience, dans le ressac de son corps mortel dont il la négraille assise
raconte la passion en poésie ; c’est là, oui, qu’il faut inattendument debout
chercher les merveilles de la modernité noire arrachées debout dans la cale
à la souffrance. Celles-ci se trouvent, dans le concret, debout dans la cabine
dans son amitié avec Senghor, qui aura fondé à travers debout sur le pont
trois continents la possibilité d’un monde noir de la debout dans le vent
littérature à découvrir en français, certes, mais aussi, debout sous le soleil
dans le symbolique, dans l’élévation sublime du debout dans le sang
négrier comme porteur de corps et de signification ; debout
comme fabricateur de nouveau monde : comme fai- et
seur de poésie ! Et voilà Césaire qui en même temps libre
que d’inscrire sa conscience dans l’histoire particu- debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son
lière d’un peuple, s’inscrit comme celui des écrivains dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la
qui de sa génération aura le plus touché à la source de voici:
la tragédie, qu’il entend, bien sûr historiquement, comme plus inattendument debout
celle d’une race ; voilà Césaire qui dans le cœur même debout dans les cordages
de son poème, pour nous aura en poésie dramatique- debout à la barre
ment inscrit le principe dissident qui est fondateur d’art, debout à la boussole
dans l’intime commerce avec le morbide. Lisons donc debout à la carte
sans plus attendre le Cahier d’un retour au pays natal: debout sous les étoiles
debout
« Le négrier craque de toute part… Son ventre se et
convulse et résonne… L’affreux ténia de sa cargaison libre
ronge les boyaux fétides de l’étrange nourrisson des mers ! et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux écoulées»6.
Et ni l’allégresse des voiles gondolées comme une
poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la sottise Mais avant d’aboutir au bateau, la conscience poé-
dangereuse des frégates policières ne l’empêchent tique de Césaire a parcouru des continents, des pays,
d’entendre la menace de ses grondements intestins des villes. C’est que le cri noir, pour Césaire, n’est pas

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continental, ou lié à une nation, un pays, une ville. Il et en fait le principe même de l’histoire. Si Soyinka
ne peut naître que dans la dissidence qui est élévation : aura sondé le principe dissident dans la philosophie,
celle-ci est double, car le bateau est dans son texte et dans son concret, se sera enfoncé dans le mythe, pour
autant une métaphore qu’un lieu. Si le bateau exprime en Ogun retrouver la métaphore brûlante afin de le dire,
plus que tout la prison de l’humain dans l’histoire ; si c’est Césaire qui, un pas logique après 7, l’aura découvert
clairement il nous montre, dans des hommes et des fem- dans l’histoire, et dans le négrier de l’Atlantique noir,
mes enchaînés, le fait de consciences prises dans l’étau aura fabriqué le symbole marquant de la tragédie qui
d’une histoire dont ils ne comprennent pas encore le sens, fonde l’art. Se regardant tous les deux avec le même
le mouvement de rejet que Césaire inscrit dans leur étonnement, opposés par la dialectique de l’histoire
levée est bien l’acte destructeur qui fonde leur liberté littéraire qui a raison d’eux, nos deux écrivains n’en
et en fait le symbole même de la dissidence. Le bateau sont pas moins solidaires d’un identique commerce
est le lieu de la tragédie et de sa remise en question. avec la souffrance, avec le mal et avec la rapine, et d’une
C’est qu’ils sont embarqués chez Césaire, les hommes, commune élévation donc dans les ciels de la beauté.
dans le sens le plus banal du mot ; oui, ils sont bien Le bateau au milieu de vagues en folie : n’est-ce pas
offerts à leurs destins d’esclaves, pris dans les chaînes qui l’image qui hante la philosophie depuis les lettres de
tiennent leurs pieds; mais en même temps, dans un geste Kant, quand celle-ci cherche une planche pour fonder
autant de corps que d’esprit, ils nient le lieu tragique de le sujet ? N’est-ce pas le sujet névralgique qui nage à la
leur destinée, et inscrivent en littérature la beauté su- surface de cette mer irrationnelle qui chez Schopenhauer
blime de leur corps debout : humains donc. Le refus de menace sans cesse de l’avaler ? Sujet métaphorique, il
leurs limitations, de leur condamnation à la reptation, est au centre de la définition de la modernité, tel qu’en-
de leur présent et de leur futur animal, voilà qui fait treprise par la philosophie idéaliste. Mais lisons donc
de leur sursaut un acte porteur de sens. Mille gloses ont un instant Schopenhauer, pour donner à ce sujet sa
disséqué ce texte, lui ont le plus souvent donné le vent racine dans l’idée, avant que de le recouvrir de sa cou-
d’une conscience qui se découvre, d’un sujet qui prend leur qui est noire dans le texte de Césaire. Lisons
les reines de son histoire, comme un nouveau comman- Schopenhauer qui le définit, ce sujet qui se lève dans
dant affirmerait son autorité sur un bateau. Mille gloses, une mer en folie, comme le symbole même du principe
oui, ont empoussiéré ce texte classique qui cependant de l’individuation: «Comme s’arrachant de la mer folle,
demeure cristallin dans le vif de son verbe négatif qui qui de tous les côtés, pleurant élève et abaisse des mon-
ne peut qu’être dit à haute voix, et qui dans le poème tagnes d’eau, un batelier est assis sur un radeau, au
de sa parole deux fois inscrit le tact du principe dissident: milieu d’un monde de souffrance, calme homme seul
abattu, mais confiant dans le principium individuationis» 8.
« debout Le sujet qui se fonde chez Césaire ne peut pas être calme
et et confiant, lui, car il est un sujet fait esclave : il est pris
libre » dans les étaux d’une histoire qu’il n’écrit pas ; il est

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prisonnier de l’obscurité d’une peau qu’on fera aussi soit arraché aux évidences de l’histoire et de l’histoire
noire que son malheur. Les chaînes qu’il rompt ne sont littéraire africaines, qu’il se soit arraché aux limitations
pas métaphoriques: elles lui ont coupé la chair. Le dos continentales qui cloîtrent un auteur dans une nation,
qu’il dresse est marqué d’un signe qui efface son nom pour se placer en classique : c’est-à-dire en œuvre qui
pour laisser la place à celui de son maître qu’il ne doit être lue en deçà du temps et de l’espace. Manifeste
connaît pas encore. Le sujet qui ici se dresse est certes de la négritude, poème post-national de la traversée
un sujet historique ; l’acte qu’il pose détruit l’histoire : de terres, texte respirant de l’élan de toute philosophie
le libère de l’histoire et le fonde en individu : du sujet, ce long poème transcende cependant toutes
ces catégorisations, pour livrer à notre temps qui s’élève
« debout des décombres de la tragédie, un vocable, une formule,
et a + b = c, pour dire le principe dissident qui le fonde:
libre » « debout et libre ». C’est que par-delà la couleur de la
peau, Césaire aura pu toucher à l’universel historique
La question de l’esclave au philosophe est simple : du profond désastre duquel le sujet africain se définit
peut-on séparer l’individuation du sujet de sa liberté ? aujourd’hui : et quel désastre peut vraiment être sin-
Le texte de Césaire interpelle celui de Schopenhauer, frappe gulier ? Quelle tragédie peut être originale ? Oui, quel
à la porte de celui de Kant de sa colère esclave. Voyons crime peut être si unique qu’il n’arracherait lui aussi
la porte de l’homme de Königsberg s’ouvrir en craque- le cri exaspéré, qui dans le texte césairien mérite d’être
lant, doucement, paresseusement, et c’est l’histoire de écrit en majuscule : « Assez de ce scandale ! », pour
l’idée qui en sort changée, changée par une inattendue ouvrir le corps au « grand défi » et à « l’impulsion sata-
succession qui est addition logique : debout et libre. nique » 9 ? A travers l’hymne de la noirceur retrouvée,
Césaire aura fabriqué pour la jeune littérature africaine
a+b=c le «b.a-ba» de son autonomie: son équation primordiale.
Mais il l’aura installée dans l’individuation. Il aura
Une équation à deux variables différentes, mais réunies installé la liberté dans la souveraineté. C’est lui qui en
dans la même évidence d’un mouvement physique et un seul geste aura logiquement lié la position du sujet
métaphorique. Un geste plus un état: la négation couplée à son indépendance d’esprit 10, et fondé le sujet libre
à l’autonomie. Comme la grandeur des maîtres de la pen- comme un sujet criant. Il n’est pas étonnant que ses
sée est d’être au croisement de mouvements parallèles mots soient inscrits dans les livres des écoliers : ils sont
et d’en unir les forces antithétiques sous une seule logi- de ceux qui donnent aux enfants un squelette, et qui
que, la grandeur de Césaire est d’être au croisement de font les adultes mettre un pas devant l’autre. Si la
deux, de trois, de quatre mouvements contradictoires, et poésie c’est le langage de cette évidente éternité, c’est
de leur donner des mots définitifs. La position du Cahier parce que à travers ses négations et affranchissements
d’un retour au pays natal ici n’est due qu’au fait qu’il se un milliard de fois répétés et toujours jeunes, toujours

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justes, le cri s’impose comme étant la forme d’expression du négrier au génocide pour tracer dans la terre du
de son réveil. En donnant au principe dissident la continent, une téléologie de la violence qui à son bout
logique et la métaphore pour se dire, et en inscrivant produit la voix du sujet « debout et libre ». L’esthétique
celles-ci dans l’histoire, Césaire s’impose comme un du griot est bâtie sur la communauté restaurée dans
auteur post-génocide d’une dimension propre. ses droits : sur l’Etat qui s’ouvre à la parole du sujet.
L’esthétique du cri, au contraire, reconnaît l’abandon
mortifère du sujet sur les chemins fracassés de la vie :
III sa solitude. Elle sait la violence de l’Etat qui est à ses
trousses, tout comme la saignée du sol qui sous ses
Le cri est au bout d’une voix : mais celle-ci naît d’une pieds se retourne contre lui. Voilà pourquoi la poésie
fabrique bien définie, qui a sa géographie propre. Ceci de Césaire est fondamentale à la littérature africaine :
est beaucoup plus vrai en poésie que partout ailleurs, elle l’est dans le sens philosophique, car elle trace la
et encore plus dans la poésie césairienne. Or la voix largeur de la plaie africaine par-delà les dimensions du
elle-même n’est pas une donnée évidente. La littérature continent seul ; elle déterritorialise la douleur, déna-
est la manifestation de cette ironie : écrite, elle respire tionalise le crime, et cela, en fondant, du profond absolu
de la présence de la voix. Et même dans l’écrit, la voix de la vérité, à partir du négrier, une métaphore con-
n’est pas seulement là, couchée dans le texte, prête à stitutive, mais aussi un espace de circulation de per-
crier. Son expression, surtout telle qu’entendue par la sonnes, de biens et d’idées ; un espace qui est celui
critique de la littérature africaine, n’est pas seulement d’une infinie passion, et d’une indescriptible douleur.
une contradiction : c’est une aberration. Oui, c’est une Mais écoutons Gilroy ici, lui qui a donné au bateau,
aberration que de dire que les auteurs africains plon- et donc, au négrier, son importance autant historique
gent dans l’« orature » pour trouver leurs mots, car la que conceptuelle, bref, sa place idéale dans la locali-
profondeur de leur voix doit encore être déterminée. sation du lieu historique de la parole noire, et l’a
Et l’instance qui jusqu’ici aura été la plus chargée de installé dans le centre des études des mouvements de
porter la voix africaine, aura été, paraît-il, le griot : or culture. Il écrit: «les bateaux étaient les moyens vivants
dans sa définition même, celui-ci est modulateur de par lesquels les points du monde atlantique étaient
voix, soumis qu’il est à la déontologie de la parole prise rejoints. Ils étaient des éléments mobiles qui tenaient
dans le corps de l’histoire, dans le corps de l’Etat. La lieu de l’espace en mouvement entre les endroits fixes
gorge de la terre africaine est profonde : la blessure qu’ils mettaient en relation. Ainsi donc ils doivent être
dans le sol, dans le corps, dans l’âme, qu’est la tragédie, pensés comme étant des unités culturelles et politiques,
a la dimension de cette douloureuse reconnaissance. et beaucoup moins comme étant des représentations
Une esthétique fondée sur la parole du griot ne peut abstraites du commerce triangulaire. Ils étaient encore
pas, sincèrement, tenir compte de la douleur qui plonge plus – un moyen de produire l’opposition politique et
dans l’histoire et dans un mouvement d’explosion, va peut-être un mode distinct de production culturelle» 11.

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Faisons une pause sur son articulation de la dissidence, C’est lui, et le bateau avec, qui rend impossible une
frère de la nôtre ici, avant de continuer cette citation vision rêveuse, senghorienne, de l’Afrique qui, dans
plutôt longue: «Le bateau donne la possibilité de regar- une communion paisible, dans un festival de la paix
der dans les articulations qui relient les histoires dis- retrouvée, apporte sa part « au rendez-vous du donner
continues des ports anglais, et leurs connections avec et du recevoir ». L’infinie violence du bateau, la globa-
le monde le plus large. Les bateaux nous ramènent sur lisation de force de l’océan détruit les derniers dieux
le passage du milieu, sur la micro-politique du commerce restants et laisse les humains orphelins : car il laisse
des esclaves et sa relation avec d’une part l’industria- encore plus perplexe. Gilroy dans sa description de
lisation et d’autre part la modernité » 12. C’est qu’avec « l’Atlantique noir », bâtit au fond une généalogie de la
le bateau, l’Afrique entre dans la circulation mondiale diaspora qui oublie les conséquences de l’amarrage du
des hommes et des biens, qui elle, aura été violente bateau sur les côtes africaines, même s’il ouvre celles-
dès l’origine. Voilà qui est dit, car qui peut formuler ci à l’infini chemin, aux vases communicants de l’eau.
mieux ce que Gilroy appelle d’ailleurs « une nouvelle Or personne ne peut rester inchangé là où le négrier
chronotope » 13 ? Ici remarquons le changement : moins jette son ancre. Ce n’est pas seulement la vie qui en est
que l’espace clos d’une entité africaine, d’un continent transformée; c’est la conception même de celle-ci qui
aux formes connues, pleine, sinon définissables, prend un nouveau tournant. A travers le négrier, com-
« l’Afrique», c’est l’espace sans fin de l’eau, de l’océan, mence pour l’Afrique un nouveau temps, les temps
qui est fondateur du sens du large; moins que l’Afrique modernes, et donc, une nouvelle historicité : celle de
dans sa plate réalité, c’est l’Atlantique qui est porteur la modernité, oui, disons-le, de la mondialisation.
de culture globalisante ; moins que le fermé pays, c’est Voilà donc qui fait dire à Césaire: « Nous vomissure de
le bateau mouvant qui fait sens : qui donne la vie, et négrier » 15. C’est que le bateau, métaphore irradiante,
donc, qui rend possible la parole ; moins que l’histoire enfonce ses embranchements dans l’histoire, dans la
comme succession de dates, c’est la répétition de la géographie, dans la philosophie, dans la littérature,
vague qui part et revient, qui est prise comme point dans la politique, et dans l’intimité de la pensée. C’est-
de départ : c’est la navette du bateau qui un million de à-dire qu’il s’installe dans le ventre de la vie. Comment
fois commet le même crime, est donc génocidaire, qui Gilroy ne serait-il pas d’accord ici : « monter à bord
est prise au sérieux. La décentralisation du lieu de la promet les moyens de re-conceptualiser la relation
voix, la re-chronologisation 14 de l’histoire qui ainsi orthodoxe entre la modernité et ce qui passe pour sa
s’opère, libère un espace de folie qui est une sphère de préhistoire. Cela promet une idée différente du lieu
régénération : de redéfinition du cri comme triconti- où la modernité est dite avoir commencé, dans les rela-
nental, comme mondial. tions constitutives avec les étrangers qui en même
Plus que tout, l’océan construit des communautés temps trouvèrent et calmèrent la conscience de soi de
nouvelles sur la destruction d’anciennes: il installe une la civilisation occidentale» 16. Ce n’est pas nous qui som-
nouvelle temporalité, autant qu’une spécialité neuve. mes des contemporains de la mondialisation, non,

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c’est l’esclave arraché à ses terres et à son continent à chements de la diaspora africaine, tant européenne
qui il manquera toujours. La mondialisation n’est pas qu’américaine: le gigantesque de son entreprise ne sau-
à venir pour l’Afrique, car elle y est déjà vieille de quatre rait être négligé ici, non; mais celle-ci oublie cependant
cent ans ! Le monde ne peut pas être un projet pour que les côtes africaines étaient entièrement parties
l’écrivain africain, car il y est déjà jeté. Son ouverture prenantes du nouveau temps du bateau : de la violente
au monde passe par les intestins de sa diaspora, cela même mondialisation du négrier. Comme victimes, mais aussi
si depuis le bateau, plus que jamais l’Occident mange comme actrices, elles sont inscrites dans le nouveau
afin que le reste du monde se rassasie. commerce des idées ; dans la nouvelle circulation des
Ainsi il devient clair: dans la dimension de la pensée, corps. La localisation de l’Afrique dans l’échange tri-
avec le négrier, nous avons un nouveau temps qui est angulaire remet dans le fond de la cave du négrier, et
installé dans la littérature africaine: le temps global de donc dans le fond de l’Atlantique noir, la culpabilité
l’universelle tragédie. C’est dans cette reconnaissance noire : voilà sa nouveauté discursive et morale. Celle-
de l’intrusion du temps historique dans le mythe, dans ci est nécessairement disruptive. Un jour, il faut bien
son irruption d’une temporalité neuve dans le temps le dire, l’Afrique aura à répondre, dans le domaine du
d’avant, et donc, d’un nouveau calendrier de l’intelli- droit, de sa participation effective dans le commerce
gence, que réside sans aucun doute la différence entre triangulaire ; mais déjà, il est clair que sa prise de la
la poésie de Césaire, qui, par-delà son ancrage dans le parole rendra dorénavant impossible le paradigme,
mouvement de la négritude, est tangage spécial d’une dans la fabrique de la voix africaine, trop logique
conscience temporelle mais «spatialisée» aussi, et celle encore, qui fait des survivants des victimes de la traite et
de Senghor, qui est célébration d’une Afrique «éternelle», de la parole africaine, une parole uniquement morale.
d’un « royaume de l’enfance », d’une « Afrique debout » : Elle montrera à coté du visage de la victime africaine,
mais dites, comment l’Afrique peut-elle être debout, celui du coupable, d’un qui a vendu son frère ou sa sœur,
demanderait-on au poète-président, quand déjà, à par- pour dans l’addition de ces deux visages antithétiques,
tir de cette violente intrusion du négrier, elle ne peut construire là aussi la face du survivant du plus grand
plus du tout être définie en soi ? Comment peut-elle crime que l’Atlantique ait connu, et marquer dans la
être entière et pleine, et offrante, quand le moment de profondeur de l’océan, cette vérité de l’histoire africaine
l’irruption au monde aura montré son visage à ses côtés qui ne sera entendue véritablement qu’avec le génocide
sous la forme d’un saignant bateau qui lui aura arraché au Rwanda : l’impossible totale innocence du survivant,
ses enfants? Comment peut-elle marcher droite et danser le mensonge de cette culture de l’innocence que la
fière, quand le bateau l’a handicapée ? Il est intéressant pensée africaine aura voulu imposer aux lectures de
que Gilroy, qui le plus fortement a souligné la mouvance l’esclavage, en n’écoutant dans la mer de ce crime tou-
océanique du lieu de la production de notre contempo- jours que la parole de la victime : l’humanité simple
ranéité, ne trace la production culturelle du négrier, et des Africains. Or la connexion trop logique entre sur-
à travers lui, de l’Atlantique noir, que dans les embran- vivants et victimes qui aura nourri la pensée africaine

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jusque là, et exclu le paradigme de la culpabilité, est ne m’a été offerte…


maintenue, quand dans l’histoire des errances du bateau, aucun mot salvateur n’est venu
ou du négrier, seule la voix de la diaspora africaine est s’étirant hors de la chair
prise en compte, et seule l’histoire de son immense avec la belle résolution imparfaite
production culturelle est racontée. qui me libérerait de mon écrasant contact avec
En introduisant la victime et le coupable comme le vide » 17.
constitutifs de la figure du survivant, l’inscription de
l’Afrique dans l’Atlantique noir marque une scission La profondeur du vide qui hante les mots du poète
de la fabrique de la parole africaine. Cette scission est ici, et qui se révèle vertige est l’autre visage tragique
douloureuse, même aujourd’hui encore. Elle se mani- de cette modernité introduite par le bateau : elle vide ;
feste constamment dans l’accusation silencieuse qui elle déracine. Sa matérialisation est multiple, dans les
tord les propos de la diaspora, quand elle s’adresse au diverses formes du vide profond de l’océan, de l’in-
continent-mère qui « l’a vendue aux océans », et silence certain du bateau, de la violence infinie du champ de
la voix de l’Afrique, quand celle-ci rencontre sa diaspora. coton, du viol de l’habitat, le son martelé du fouet, le
C’est pourtant cette scission qui est l’indice de la bles- cliquetis fou des chaînes, le piétinement de populations
sure de la tragédie africaine après le passage du négrier: qui marchent sur place, la livrée de millions de corps
l’impossibilité de fonder une parole pleine, continen- qui nous auront donné entre autres le chant, le blues,
tale, qui s’ajoute à l’impossibilité de reconstituer un dont la profonde douleur, transformée en beauté, aura
continent plein. La double scission, c’est la plaie dont il dicté la réflexion de penseurs comme W.E.B. DuBois 18,
s’agit ici. Avec Césaire, nous avons un poète qui souf- mais aussi les écrits de maints auteurs de la diaspora
fre de cette profonde plaie, et dont le cri a la dimen- noire. La participation de l’Afrique dans la douleur de
sion de la douleur qui fonde la tragédie, autant que de ce cri n’est pas silence: c’est le fond coupable de la jarre,
l’élan qui l’en libère. Poète tragique plus que nègre, poète en même temps que le corps blessé de la victime ; c’est
sublime plus que beau, poète négatif plus qu’affirmatif, le terrible manque qui naît après la perte, mais aussi
poète de la plaie, donc, du handicap, Césaire est un poète le désordre qui en résulte ; c’est l’ambigu destin qui
dissident, dans ce sens qu’il a inscrit dans sa poésie le est dépendance, mais aussi la libération au bout d’un
moment disruptif de l’esclavage. C’est de cette disrup- chemin d’enfer. C’est la vie dans sa perpétuelle contra-
tion que naît son cri. Le grand cri noir est une profonde diction: ou alors, dans le corps de l’ironie; de la dissidence.
élévation de la voix, qui tord les boyaux, autant de De ce double point de vue, l’Afrique se place dans le cœur
Césaire que, par exemple, de Amiri Baraka : de la tragédie ; est entièrement partie prenante de la
nouvelle économie qui s’impose dans l’étendue de l’At-
« Je crie à l’aide. Et personne lantique noir. Sa modernité à elle aussi, est un produit
ne vient, jamais de ce moment d’intense violence: le cri du poète africain
aucune main sauveteuse s’inscrit dans une fabrique bien complexe et bien profonde,

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mais de toutes les façons, contrapunctique, qui a la le miaulement des chats ; dans le hennissement des
dimension même de sa voix et du double de celle-ci. Le ânes ; dans la chanson folle des oiseaux. Le cri s’oppose
poète noir crie et sa voix résonne dans la profondeur au rire, on sait. Nés tous les deux de sources qui s’oppo-
de l’océan en de ressacs qui viennent lui gifler le visage. sent, ils se regardent comme sur les voies opposées,
temporalisation et spatialisation, du même chemin, au
carrefour contrapunctique de l’extase et de la révélation.
IV Autant que le rire, le cri s’étend à la superficie de la vie:
il est appel de la vendeuse de beignets, criée du sau-
« On mange ça ? » veteur, parole du vendeur ambulant qui traverse les
Pour parler de gifle, voilà la question iconoclaste que quartiers, avec les pagnes en équilibre sur ses épaules.
posent les rues camerounaises devant les errements Il est aussi cris de la pleureuse, et c’est ici qu’il devient
diasporiques de l’idée. Question qui dans son insolence modulation de la douleur en rythme, chanson qui se
rébarbative, dans son insultante arrogance, a l’urgence perd dans les cris de guerre de «l’ambianceur» du ndom-
d’un rappel du lieu concret du cri, car c’est lui qui nous bolo, échappées de paroles dites dans le saccadé de la
montre la superficie du manque : de l’estomac qui danse folle. Il est cri de l’enfant qui signale son entrée
ronge, du corps qui est déchiré, d’yeux faméliques qui dans le cercle vicieux de la vie, fracas du verbe pacifique
regardent dans le vide, de mains mendiantes qui se dont ne peut être responsable que le crieur des villes
tendent. C’est lui qui sur les routes nous montre la di- qui de quartier en quartier passe pour annoncer la nou-
stribution malnutritionnée des corps, le transparent velle: pour dire le futur donc. C’est que le cri est rupture
des âmes « déviandées ». En effet le cri se retrouve dans de la longueur monocorde de l’ordre qui lie le présent
la dimension étendue de la rue : dans le pleur de l’en- au passé et donc, définit le futur: en cela, il est dissi-
fant ; dans l’appel du vendeur à la criée, au cœur des dence. Ainsi il se retrouve dans la symphonie de ces voix
marchés ; dans celui du marchant ambulant dans le multiples et uniques qui, toutes, dans l’incommensura-
zigzag des quartiers; dans le barrissement des animaux ble largeur de la vie, se retrouvent dans la question
à l’arrière des cours ; dans l’appel du muezzin en plein simple de la rue infinie : « on mange ça ? » Question qui
midi ; dans le « slam » des rappeurs de circonstance ; plus que jamais exprime l’évidence lancinante du
dans le rire des femmes et des enfants à la fontaine ; besoin : le cri qui habite la poésie de Césaire naît aussi
dans la chanson à tue-tête que crachent les baffles de de ce besoin qui est plus creux que l’estomac, car en fait
bars à toute heure ; dans l’hymne au soleil des fous ; l’estomac et l’océan sont liés dans une continuité logique
dans la colère des commerçantes ; dans la voix caco- qui n’est pas seulement métaphorique, mais physique;
phonique des mégères ; dans les racontars des bars et qui n’est pas seulement océanique, mais corporelle. Le
des gargotes ; dans la voix des megni, ces voyants du tube digestif ce sont aussi les cordes qui traversent la
pays bamiléké qui crient dans la nuit; dans la menace terre en des chemins de la peine journalière du souf-
des sorciers le soir; dans l’aboiement des chiens ; dans freteux, quand il est pris par les abrupts vertiges du

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manque ; ce sont les veines du sol qui se révèle dans sa « Au bout du petit matin, le monde famélique et nul ne
blessure la plus mordante, quand il est tortillé par les sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le suicidé s’est
mélopées du besoin: le besoin d’aide, qui résulte d’un étouffé avec la complicité de son hypoglosse en retournant
long état d’exploitation; le besoin de développement, qui sa langue pour l’avaler; pourquoi une femme semble faire
est le produit d’une longue politique de dépendance ; la planche à la rivière Capot (son corps lumineusement
le besoin de biens, qui fait face à la sous-exploitation obscur s’organise docilement au commandement du nom-
de ressources ; le besoin de s’en sortir du labyrinthe de bril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore.
la pauvreté, qui enfonce cependant encore plus les raci-
nes de la dépossession quand elle est le seul fonds de Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme
commerce : le besoin de vie. Mais écoutons donc ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré
Césaire qui a donné à cette famine de la terre quelques- leur manière si énergique à tous les deux de tambouriner
uns des vers les plus caverneux que la littérature mon- son crâne tondu, car c’est dans les marais de la faim que
diale ait produit : s’est enlisée sa voix d’inanition (un-mot-un-seul-mot-et-
je-vous-en-tiens-quitte-de-la-reine-Blanche-de-Castille, un-
« Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les mot-un-seul-mot, voyez-vous-ce-petit-sauvage-qui-ne-sait-
Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, pas-un-seul-des-dix-commadements-de-Dieu)
les Antilles dynamitées d’alcool échouées dans la boue de cette car sa voix s’oublie dans les marais de la faim,
baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée. et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit vaurien,
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès de sa voix
eschare sur la blessure des eaux… » 19. une faim lourde et veule,
une faim ensevelie au plus profond de la Faim de ce
Ecoutons Césaire, lui qui dans la profondeur de sa morne famélique » 20.
parole a inscrit la dimension antithétique du cri, autant
que celle de la faim d’un corps ; dans la souffrance Oui, le Cahier d’un retour au pays natal est dicté par le
d’une terre, les convulsions mornes d’une ville, tout réveil du famélique: par l’hymne matinal du souffreteux
comme dans les tortillements plus profonds d’une qui ainsi s’élève en métaphore de tous les souffreteux
condition ; écoutons-le car c’est lui qui a trouvé l’agen- de la terre, à la souffrance dans son moment le plus
cement métonymique qui bâtit un château de la dou- universel, à «la faim universelle» et à «la soif universelle» 21,
leur, de la peine du corps affamé, dont les racines plon- pour imposer le visage décisif de la prise en charge par
gent dans l’obscur d’un océan pour se révéler dans la le mortifère du corps dans un acte simple, dans un
peine d’un corps traversé par une passion, et exploser verbe évident, laissé à l’infinitif pour dire la totalité
dans une bouche dont le cri est causé par la faim, mais qui ainsi est mise en branle : « partir ». Le long poème
dont la voix est tout aussi nouée par celle-ci : de Césaire est la chanson silencieuse de celui dont le corps
est torturé par le besoin le plus pressant, mais qui en

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chemin découvre les mouvements de son corps: ceux de où j’achetai une bière. Il y avait des gens éparpillés au
sa chair; et qui de toute évidence trouve dans l’avancée travers de la véranda de la boutique, et qui buvaient.
automatique de ses pieds l’acte salvateur. Lisons donc : Je m’assis en dessous de l’arbre msasa dont les branches
larges se frottaient sur la toiture de fer rouille. J’es-
« Partir. sayais de ne pas penser à où j’allais. Je n’étais pas déçu.
comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-pan- J’étais heureux que les choses s’étaient passées telles
thères, je serai un homme-juif qu’elles avaient eu lieu ; je ne pouvais pas plus longue-
un homme-cafre ment rester dans cette Maison de la Faim dans laquelle
un homme-hindou-de-Calcutta chaque bout de bon sens vous était arraché comme une
un-homme-de-Harlem-qui-ne-vote pas sorte d’oiseau arracherait de la nourriture de la bouche
d’un bébé ». Il continue : « Et les yeux de cette Maison
l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme torture on de la Faim vous suivaient comme si un fouet indéfinissa-
pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de ble était prêt à s’abattre sur vous» 23. Comment échapper
coups, le tuer –parfaitement le tuer– sans avoir de compte à sa bouche qui s’ouvre, à cette bouche qui est humaine
à rendre à personne d’excuses à présenter à personne et animale, sinon en disant sa souffrance, du moins en
un homme-juif criant sa faim ; comment échapper à l’infinie largeur
un homme-pogrom de sa peine, à cette peine qui est labyrinthe de la mort,
un chiot sinon en l’inscrivant dans la longueur de son chemin ?
un mendigot » 22. Cet exode qui en un verbe définitif est inscrit en plein
milieu, dans le texte de Césaire, comme premier
Partir ou crier ? Voilà une autre scission du corps uni échappatoire devant la dimension incommensurable
dans la dimension de la douleur. Or: «Partir». C’est aussi de la faim, est celui qui ouvre les ports de l’Europe,
le réflexe de celui dont le corps est habité par la douleur tous chargés d’histoire : Bordeaux, Nantes, Liverpool,
universelle: de celui dont les veines sont traversées par mais également ceux des Etats-Unis, New York, San
le sang de la terre. Son départ est une échappatoire, Francisco. Et ces ports sont les portes d’être de villes :
mais c’est aussi l’autre manière d’exprimer son cri : de Paris, Londres, etc. Tous sans exception, comme pour
l’inscrire dans la longueur de son chemin, qui, lui composer un gigantesque cercle qui se referme sur le
aussi, a les dimensions d’un estomac. Mais écoutons ici crieur affamé, renvoient le départ de celui-ci à l’évi-
l’écrivain bègue Marechera qui a trouvé les mots lui dence constitutive du bateau, donc, à l’archi-présence
aussi, pour écrire sous la terrible dictée de ce départ du négrier dans sa conscience, même si ici transformé
famélique : « Je pris mes affaires et partis » ainsi com- en radeau de l’émigration. C’est dans sa dimension
mence son lumineux La maison de la faim : « Le soleil se «émigrative» que le bateau introduit dans la littérature
levait. Je ne pouvais pas penser à où j’irais. Je marchai africaine sa force productive de sens, constitutive du
vers le bar mais m’arrêtai à la boutique de bouteilles cri : un texte comme celui de Fatou Diome, Le ventre de

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Notes
l’Atlantique respire de la profondeur de cette entrée dans
le monde. C’est ce texte qui pour nous témoigne de la dette 1. Gotthold Ephraim Lessing, Laookon. Über die Grenzen der
de la parole africaine jeune à la métaphore mouvante Malerei und Poesie, Frankfurt-Main, Insel Verlag, 1988, p. 37.
de Césaire, à la faim dont il trace la géographie océa- 2. Ibid., p. 14.
nique, en même temps que corporelle. Les dernières pages 3. Bertolt Brecht, Grosse kommentierte Berliner und Frankfurter
de ce livre sont plus qu’un écho au verbe césairien, c’est la Ausgabe, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1988, p. 85.
déclamation d’une filiation retrouvée entre l’Afrique 4. Walter Benjamin, Illuminationen, op. cit., p. 386.
et la profondeur créatrice, parce que fondamentalement 5. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris,
dépaysante, de l’Atlantique noir. Lisons-les dans toute leur Présence Africaine, (1939) 2000, p. 7.
longueur significative: «je cherche mon pays là où on 6. Ibid., pp. 61-62.
apprécie l’être-additionné », nous disent-ils, « sans dis- 7. Précisons une fois de plus que l’histoire de l’idée n’est pas
socier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où chronologique, mais logique, même si elle instaure une nouvelle
s’estompe la fragmentation identitaire. Je cherche temporalité. Ainsi, dans le geste de sa poésie dans son
mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour rapport à la tragédie, Soyinka vient-il logiquement avant
donner l’encre mauve qui dit l’incandescence et la dou- Césaire, parce que situé dans le mythe quand Césaire se
ceur, la brûlure d’exister et la joie de vivre». Continuons: situe, lui, dans l’histoire, et ce bien que le dramaturge nigérian
ait écrit ses œuvres chronologiquement après le poète de la
«Aucun filet ne saura empêcher les vagues de l’Atlan-
négritude. Le texte de Soyinka est donc logiquement anté-
tique de voguer et de tirer leur saveur des eaux qu’elles cédent à celui de Césaire. Bref, Soyinka est anté-négritude,
traversent. Racler, balayer les fonds marins, tremper beaucoup plus qu’anti-négritude comme le croit la commune
dans l’encre de seiche, écrire la vie sur la crête des vagues. mesure.
Laissez souffler le vent qui chante mon peuple marin, 8. Cf. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 30.
l’Océan ne berce que ceux qu’il appelle, j’ignore l’amar- 9. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., pp. 32-33.
rage. Le départ est le seul horizon offert à ceux qui
10. Il est clair qu’en posant le texte de Césaire comme instituant
cherchent les écrins où le destin cache les solutions de une pensée logique, nous nous écartons de la lecture classique
ses mille erreurs. Dans le rugissement des pagaies, quand de son œuvre, telle que formulée depuis la présentation
la mamie-maman murmure, j’entends la mer déclamer de Césaire dans sa postface aux Ethiopiques. Il est important
son ode aux enfants tombés du bastingage. Partir, vivre ici cependant de mettre une différence entre la logique,
libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique » 24. telle que formulée par « la raison occidentale » contre
Belle prose pour dire la poésie du cri qui sourd depuis laquelle s’insurge le mouvement général de son poème,
et la raison qui dicte l’individuation telle qu’il la formule
des siècles des fonds faméliques de la mer plane, et s’étale
dans le réveil de l’esclave et la révolte du bateau. En
sur le chemin d’une génération à qui le continent afri- réalité, Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal,
cain trop petit finalement n’offre plus comme futur n’est pas sourd à cette autre raison occidentale-là, qu’il
que l’exil ou la mort, et tangue dans les petits bateaux retrouve dans le texte des surréalistes, dans les poèmes
de fortune qui échouent sur les rives de l’émigration.

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de Rimbaud, mais qui aura défini les canons logiques de son


expression dans la philosophie de Nietzsche, dans le texte
de Schopenhauer, bref, dans le mouvement négatif, pour
fonder le sujet comme individu.
11. Paul Gilroy, Black Atlantic. Modernity and Double-Consciousness,
Cambridge, Harvard University Press, 2007, pp. 16-17.
12.

13.
Ibid., p. 17.
Ibid.
LE RISQUE DU RÉCIT
14. Un peu comme on remonte sa montre, la re-chronologisa-
tion de l’histoire exige de revoir son calendrier selon la
périodisation de la tragédie. «Il faut être réaliste, hein?»
15. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 39. Dicton des rues de Yaoundé
16. Ibid., p. 17.
17. Cf. Paul Gilroy, Black Atlantic, op. cit., p. 54.
18. Cf. W.E.B. DuBois, The Souls of Black folk, New York, Penguin, I
1996.
19. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 1. La faim de la vie est inscrite dans le titre de l’œuvre,
20. Ibid., p. 3. La route de la faim, de Ben Okri, qui renvoie à un poème
21. Ibid., p. 50.
de Soyinka, « abiku », et surtout aux vers :
22. Ibid., pp. 7-8.
« Souhaite ne jamais marcher
23. Dambudzo Marechera, House of Hunger. A Novella and Short
Quand la route de la faim attend »
Stories, London, Heinemann, 1978, p. 1.
24. Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Hachette, 2005,
Bref, il puise dans le mythe de cet enfant qui naît
p. 256.
plusieurs fois, cet enfant aux quatre yeux qui du creux
de la mort taraude le ventre de la mère dans le roman
Le monde s’effondre de Chinua Achebe, et la jette en
pleine nuit sur les chemins des bois en une course des
plus tragiques. Or comment lire la vision de ces mots,
de ces deux vers, qui nous disent le piétinement du
corps, tout comme le moment du doute, de l’incertitude,
au dangereux carrefour du choix, sans se plonger dans
le texte fondateur de Amos Tutuola ? Nous disons bien
Tutuola, car si c’est Daniel Olorunfemi Fagunwa qui
lui a donné la grammaire de l’identique récit de la

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quête qu’il aura multiplié de roman en roman, que sa femme fait cuire devant le regard affamé de sa
l’univers du conte s’achève dans le roman africain, famille – et de son cousin ? Y a-t-il plus réaliste ? Oui, y
c’est bien avec lui, Tutuola, que la nouvelle écriture a-t-il inscription plus tragique de la pensée du besoin
romanesque africaine commence son voyage narratif. que cette question répétée du mourant à sa femme :
Et elle le fait à première vue par le choix d’une langue «s’est-il ramolli?» Y a-t-il plus ironique ? Entendons la
différente de celle du conte, mais aussi par la nécessité logique de Mor Lam: choisir de mourir pour ne pas par-
de la classe sociale d’où elle parle, car on le sait, écrite tager son repas! Choisir donc de mourir de faim pour
dans une langue dont l’utilisation en littérature par un pouvoir se mieux rassasier ! Mourir pour pouvoir vivre
« planton » 1, porte en elle l’ironie créatrice dont il grassement! Voilà la plus ironique des situations! Voilà
s’agit ici: l’anglais comme langue africaine. Mais elle le la plus conséquente, la plus tragique aussi! O, contes qui
fait aussi, en prenant le chemin à rebours de l’histoire enseignez aux écrivains africains, par-delà une histoire
littéraire, dans son inscription de la réalité historique de la vie, de la réalité donc, la vision prémonitoire du
dans le conte. Voilà pourquoi si avec Fagunwa nous monde, oui, la philosophie tragique de la vie ! Vous qui
avons l’achèvement du parcourt narratif du mythe dans leur montrez que la vie est au fond le choix d’un chemin
le roman, avec Tutuola nous avons le commencement qui s’élance à partir de l’ironique carrefour du risque,
dans le roman d’un nouveau monde de la prose. Nous et l’attachement à ce chemin: n’est-ce pas dans votre
avons même plus car avec Tutuola, l’univers du mythe cours que Tutuola aura puisé le fondement de son pro-
et de l’histoire cohabitent pour donner à la tragédie pre récit du réel, et pour nous, ses lecteurs ingrats, aura
une troisième dimension après le drame et la poésie : étalé une histoire toujours recommencée de la vie ?
celle du récit. La rupture ici n’est pas de genre, mais de Or ici nous entendons déjà la remarque des rues
langue et de langage: c’est que Tutuola, du lieu tragique camerounaises : « il faut être réaliste, hein ? » Soyons
de sa parole, aura inventé une langue dont la littérature attentifs à leur question, leur rappel dans le sens de
africaine nouvelle ne peut qu’être fille: l’anglais mâché. celui que Rimbaud formula jadis dans Une saison en enfer:
Sa rupture n’est pas de forme mais de direction : c’est « il faut être absolument moderne ! » 3 Comme une com-
qu’il aura encore plus ouvert l’univers des errements mande formulée du plus profond de la langue, pas au-
du héros du roman africain. Pourtant l’idée, la tragédie, dessus d’elle : comme un ordre formulé de l’intérieur
dont ses romans écrivent le quotidien, il l’aura arrachée, même de la modernité qui ainsi parle sous un manteau
lui aussi, comme Fagunwa, au conte: au mythe. Y a-t-il d’enfer, au bout d’une saison qui est une passion en
plus tragique que l’univers que nous donne les contes réalité. Mais nous savons : les rues de Yaoundé n’ont
africains ? Y a-t-il plus tragique, par exemple, que Mor pas lu Rimbaud, même si elles respirent d’une logique
Lam, dans « L’os de Mor Lam », ce conte célèbre de qui est sienne ; même si leur présent est celui de l’état
Birago Diop 2, quand celui-ci préfère mourir, préfère d’exception. Et pourtant: qu’est-ce que ce réalisme qu’el-
donc abandonner sa femme, ses enfants, bref, aban- les placent comme nouvel ordre? La littérature roma-
donner la vie, pour ne pas partager l’os «déviandé» que nesque du dix-neuvième siècle n’a fait que répondre à

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cette question. Celle-ci se situe au cœur du genre sous forme de témoignages, de fiction ou alors de
romanesque, et les œuvres de Balzac, Flaubert, Tolstoï, reconstitution, de chroniques, racontent les péripéties
mais aussi de Dostoïevski, Kafka, de diverses manières, de celle-ci. Le héros qui aura trouvé dans le bateau,
sont des réponses à cette question qui, plus qu’une dans le négrier, l’espace et la métaphore de sa définition,
question, est un impératif. Le roman est fondé par l’im- et dans l’immense océan la géographie de sa tragédie,
pératif de réalisme, parce que le romancier, même dans est tout simplement, en Afrique comme en Europe ou
son autonomie la plus radicale, se soumet à son ordre: dans les Amériques, un enfant d’un monde désenchanté:
pourtant la convention romanesque, dès le moment d’un monde historique ; fixé dans un présent qui ne
ironique de la constitution du genre avec le Don Quichotte, finit pas – un état d’exception devenu règle donc. Son
veut que chaque auteur en sa manière remette le roman orphelinat transcendantal n’est exprimable que dans
en cause. C’est cette nécessaire rébellion de l’auteur de la forme qui est concomitante à son temps, et celle-ci c’est
romans, fondatrice du roman, cette nécessaire volonté justement le roman. Pourtant il faudra toujours que,
d’indépendance du romancier, qui pose la question des du point de vue de la douleur, de la faim et du manque,
rues camerounaises en un impératif. Tout romancier bref, de la tragédie qui nous préoccupe ici, la forme
sait qu’il ne saurait se soumettre au roman, or justement romanesque soit aussi partie prenante des chaînes qui
c’est dans sa non-soumission qu’il continue le genre auront scellé son destin. Forme pas innocente elle aura
romanesque : en en repoussant un peu plus les fron- pactisé avec le temps qui a inventé le négrier ; là réside
tières, en étendant l’espace de ses possibilités, pour sa différence du théâtre et de la poésie. Son besoin
justement leur faire embrasser la totalité de la réalité, d’enracinement est en même temps un effort de décul-
et ainsi, dans un retournement inattendu, leur faire pabilisation.
correspondre à l’absolu de celle-ci : à l’idée donc – à la En redéfinissant les termes du réalisme pour la litté-
vérité: à la réalité. Un véritable cercle vicieux, oui, mais rature africaine, Tutuola aura pour celle-ci étalé le tapis
qui n’est possible que parce que le roman de plus en des conditions de possibilité du roman dans le temps
plus s’est imposé comme le genre indépassable de notre de la tragédie. C’est lui qui en Afrique, réellement, aura
temps : plus que jamais, il faut absolument être libéré celui-ci des chaînes affreuses héritées du roman
contemporain, et cela veut dire dans le roman africain, réaliste du dix-neuvième. Nous connaissons l’histoire
être réaliste ! L’inscription de l’Afrique dans la mon- de la littérature africaine: au mot «roman» nous voyons
dialisation du négrier n’a pas été sans conséquences défiler des noms, des œuvres ; nous disons sans hési-
formelles, car dans les caves du bateau dormait aussi tation Force bonté, comme nous dirions Le monde s’effondre,
le roman qui n’aura pas attendu longtemps pour en pourtant dans les voies autant anglophone que fran-
Afrique aussi, tuer le genre dont il arrache partout les cophone, nous avons dans ces deux moments historiques
évidences : l’épopée. Malgré le gigantesque du chan- de la naissance du roman africain, l’inscription dans la
gement qu’elle aura apporté, il n’y a pas d’épopée de littérature africaine d’une vision bien particulière du
la traversée de l’Atlantique, mais bien des romans qui, roman réaliste: mimétique. C’est cette vision que juste-

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ment Tutuola aura plus que quiconque subvertie pour dans la limitation de ses possibilités que le héros
nous: c’est lui qui aura rendu possible le roman africain d’Achebe, tout comme Samba Diallo, le héros de Cheikh
qui s’écrit aujourd’hui, et qui peut-être s’écrira encore Hamidou Kane, deviennent tragiques, chez le héros de
demain : c’est-à-dire par une redéfinition d’abord des Tutuola, c’est l’infini des possibilités qui s’ouvre devant
termes du réalisme, selon la respiration du quotidien ses pas, justement, qui fonde sa tragédie. La tragédie
africain ; par l’inscription du roman africain dans la ici c’est une expérience vécue de la mort, car elle est
modernité de son histoire et dans l’aventure douloureuse la vie, mais l’auteur nigérian ne fait pas de différence.
de l’idée qui lui tient au corps: dans la tragédie. C’est qu’il La tragédie n’est pas vécue comme une damnation,
aura le plus profondément dans ses textes entendu la mais comme un parcours accepté en pleine conscience:
question, l’impératif de réalisme que dicte, moins la une saison. Ce parcours est voulu, car il est voyage fan-
tradition romanesque, que les rues: «il faut être réaliste»; tastique ; acte prémédité et réfléchi. C’est ici qu’il est
il l’aura entendue dans son ironie qui en fait un impé- beauté raisonnée. Nous y reviendrons. Tutuola aura placé
ratif artistique: «il faut absolument être global», comme le héros romanesque africain, et avec lui le roman qui
réalisation au fond, de l’irréalité du monde, ou alors est son espace de définition, au carrefour de la vie, ou
de l’inverse : de la réalité des rêves ; de la mort. Il aura de la mort, avec entre ses mains, serré dans son cœur,
défini le roman moderne africain comme étant lui aussi comme seul viatique, sa solitude et le goût du risque
une saison en enfer. Bref il aura entendu l’impératif qui en découle.
des rues de chez nous, et aussi de Rimbaud, plus clai-
rement que les romanciers de son temps qui l’auront
pourtant soupçonné, et même plus vivement que II
certains d’après lui, il l’aura saisi comme possible uni-
quement dans un monde où se chevauchent au moins Dans la lignée du conte, et bien sûr de Daniel O. Fagunwa 4,
deux ordres antithétiques: la vie et la mort. O, c’est vrai: Tutuola a délimité l’étendue de son univers comme
le choix a toujours été au cœur du roman, parce que forestier, en même temps que la longée de sa narration
constitutif de toute diérèse ; la tragédie d’Okonkwo comme quête lancée sur la longueur d’un infini che-
aura défini dans le concret la littérature africaine dans min. Ces deux orientations de son œuvre se répètent
le moment de sa constitution, comme représentation dans chacun de ses romans avec une insistance qui en
du combat avec le tragique de l’existence, et la profon- font, plus que des artifices du récit ; plus que des
deur philosophique de ce héros est inscrite dans le moments de l’imagination: des pôles de pensée. Nous
déroulement historique de la vie dont il ne peut échap- savons qu’une forme de la pensée africaine, l’ethno-
per. Celle de Samba Diallo est si clairement méta- philosophie, voyait dans les contes l’expression d’une
physique qu’elle marque la suspension définitive de profonde philosophie. Ne suivons pas ses pas, car dans
l’histoire : seule une histoire absente rend possible la sa fondation essentialiste, identitaire, elle enlève à la
mort du «fils des Diallobés». Et voilà justement : si c’est pensée son autonomie qui est réponse personnelle aux

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questions de la vie: sa relation nécessairement indivi- l’esprit, et donc, la vie en danger. Ainsi la forêt et le che-
duelle qu’elle ne partage véritablement qu’avec le rêve. min, ce sont tout aussi les espaces qui chez Heidegger,
Les personnages fantastiques qui peuplent les romans par exemple, définissent le lieu de la pensée qui se
de Tutuola, les hommes impossibles et les bêtes parlan- cherche, comme pour nous dire que le lieu du conte
tes, les forces incommensurables, tout comme les élans n’est pas nécessairement africain, mais simplement
inconnus de ses héros tous en chemin, sont autant des de la pensée; n’est pas définissable géographiquement,
émanations du lieu de la mort, que de la peur qui mais de manière spéculative: «Le bois» écrit-il en intro-
hante l’homme prisonnier dans les bois. Ainsi la forêt duction à Holzwege, son livre d’essais de réflexions, «c’est
devient une extension de l’esprit. Comme le panthéon un nom ancien pour la forêt. Dans le bois, il y a des che-
des dieux chez Soyinka, l’océan chez Césaire, la forêt mins qui en majorité sont recouverts, qui s’arrêtent
chez Tutuola n’est qu’une métaphore pour dire l’esprit: abruptement dans l’inutilisé. Ils s’appellent chemins
la géographie de l’idée. La particularité de ses héros des bois » 5. Comme Fagunwa, et Tutuola, c’est dans la
c’est qu’ils ne sont pas historiques, mais réels. Le chemin forêt de l’être que le philosophe allemand trace les
qui s’ouvre devant leurs pas, c’est l’idée en marche. En aventures de l’étant, disons, de l’homme; comme Tutuola,
reliant roman et philosophie, Tutuola aura rendu un c’est dans le langage même qu’il trouve la voie de son
service incommensurable à l’écriture africaine, car en exploration : dans une déconstruction assurée du mot,
même temps, il l’aura installée dans un espace origi- de la phrase, et de la parole ; et c’est là, dans l’ombre
naire de l’imagination que lui aura préparé la profon- incertaine de ses arbres, dans le zigzag des pistes,
deur universelle du conte. Le commerce créatif qu’il qu’il nous découvre l’homme pensant comme étant
aura ainsi installé, entre l’art de la prose et celui de la un homme en chemin.
réflexion est celui qui déjà, dans le théâtre et dans la «Chemins qui ne mènent nulle part», voilà la tradu-
poésie, à travers Soyinka et Césaire, avait redéfini les ction française du mot de Heidegger, « Holzwege ». Il
genres, en en faisant à des niveaux différents des ne peut y avoir plus mauvaise traduction du concept
expressions de l’esprit. «Porte-parole des dieux», disait de « chemin des bois », et pourtant en même temps, il
le dramaturge nigérian ; « vomissures de négrier », n’y a pas description plus juste de l’itinéraire toujours
lui répondait Césaire, et Tutuola, dans la longée de recommençant des personnages de Tutuola, qui de
Nietzsche dirait : « ecce homo». Ne nous trompons pas : romans en romans, se retrouvent dans la forêt à refaire
les plus grands artistes de la prose auront aussi été de des aventures infinies : dans l’identique donc. Mais
très grands philosophes: ainsi en est-il de Tolstoï, Mann, Heidegger nous avait déjà mis en garde, à propos de ces
Dostoïevski, par exemple. Ils ne sont pas imaginables chemins: « Chacun d’eux s’élance de manière particu-
sans le sous bassement spéculatif de leurs œuvres. lière, mais dans le bois. Parfois c’est comme si l’un était
Ecrire un roman n’est pas seulement raconter une identique à l’autre. Mais ce n’est qu’apparence. Les cou-
histoire ; c’est mettre tout un monde de la pensée en peurs de bois et les forestiers connaissent le chemin.
jeu; c’est plonger dans la réalité de l’idée: c’est mettre Ils savent ce que c’est que d’être sur un chemin des

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bois » 6. Errements de l’idée prise dans le labyrinthe de vent: l’homme au carrefour entre plusieurs voies. «Après
la pensée qui sans cesse se pense, voilà l’itinéraire du m’être éloigné de sa maison (c’est-à-dire de la ville)
roman de Tutuola, et c’est dans ce recommencement d’environ un kilomètre, je vois alors un carrefour et je
que réside sa nouveauté, car il ouvre pour l’imagination ne sais quoi faire en arrivant à ce carrefour, je ne savais
un monde incommensurable. Et au fond le bois c’est pas quelle était la route qui menait chez Mort, mais en
aussi le monde de la mort : les deux mondes se com- pensant que c’était le jour du marché et que tous les
munient, car c’est du bois que l’on se perd dans le gens qui étaient allés au marché reviendraient bientôt du
monde de la mort. C’est dans le bois que le malafoutier marché, alors je me couche au carrefour, je pose ma
de l’ivrogne trouve la mort: «En voyant que je n’ai plus tête sur une des routes, ma main gauche sur une autre,
de vin de palme et que personne ne pouvait en tirer ma main droite sur une autre et mes deux pieds sur le
pour moi, je pense alors en moi-même à ce que disaient reste, et ensuite je fais semblant de dormir là. Quand
les anciens, que tous les gens qui sont morts sur cette tous les gens qui étaient allés au marché reviennent du
terre ne vont pas au ciel directement, mais qu’ils habi- marché, ils me voient couché là et se mettent à crier :
tent dans un endroit quelque part sur cette terre. Alors “qui peut bien être la mère de ce beau garçon? Il s’est
je me dis que je découvrirai où se trouvait mon défunt endormi au milieu du carrefour et il a mis sa tête sur
malafoutier. Un beau matin, je prends avec moi tous la route qui va chez Mort”. Alors je prends la route qui
mes gris-gris personnels et aussi ceux de mon père et menait chez Mort et je mets environ huit heures pour
je quitte la ville natale de mon père pour découvrir où arriver chez lui, mais j’étais surpris de ne rencontrer
pouvait bien se trouver mon défunt malafoutier. Dans personne sur cette route et j’avais peur » 8.
ce temps-là, il y avait beaucoup d’animaux sauvages et, Chemin de la perte, on dirait, chemin de l’irréalité,
partout, la brousse était épaisse et les forêts également ; et c’est ainsi que le roman de Tutuola aura toujours
de plus les villes et les villages n’étaient pas aussi rap- été lu, même dans le texte de critiques aussi perspicaces
prochés les uns des autres que de nos jours, et, comme que Mbembe 9, quand celui-ci y lit une phénoménolo-
j’allais d’une partie de la brousse dans une autre, de gie de la violence exercée sur le corps dans l’espace de
forêt en forêt, y passant la nuit pendant des jours et ce qu’il appelle « la postcolonie ». Or c’est ici justement
des mois, et comme c’était courant de rencontrer des que dans sa « têtue-tête », Tutuola nous présente une
esprits, etc., je dormais sur les branches des arbres pour réalité qui est en dehors de la réalité ; un monde qui
les éviter » 7. Quelle abrupte transition, dirait-on, du est en dehors du monde ; un monde dont l’évidence
royaume de la forêt à celui de la mort. La chaîne qui est pourtant pré-visionnaire de la vie au cœur de l’Etat
relie ces deux lieux est celle du langage: de la métonymie, d’exception. Véritable récit à risque, son roman répète
mais cela ne leur retire pas leur caractère concomitant. toutes les fois une multiplication de dangers et de
Or ce monde de la mort et de la forêt, n’est intelligible victoires : il est un incessant parcours palpitant de son
que si l’on ne le sèvre pas d’un moment constitutif de héros sur le chemin terrifiant de la mort. Celui-ci,
décision, qui dans tous les romans de Tutuola se retrou- perpétuellement placé à un carrefour, est identique à

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la personne à qui s’adresse la question camerounaise s’élève dans un élan qui veut réinventer le monde, et
qui est d’ailleurs une injonction: «il faut être réaliste, ainsi se signifie comme volonté. La parole du rêveur
hein?», car cela implique l’obligation, dans le choix, de est prescription, révolutionnaire, messianique, tandis
prendre un chemin toujours unique et évident : celui que celle du réaliste est participative: risquée; tragique.
de la réalité. Mais quelle réalité? Les romans de Tutuola Cette distinction bien banale se retrouve pourtant dans
sont là, pour nous en décrire les surprises, et pour nous le cheminement de la réflexion par-delà la mort, telle
les décrire comme étant celles du monde de la forêt qui que nous la présente Tutuola; elle se retrouve au moment
est monde de la mort : du risque donc. Le risque le plus de décision de son héros quand ce dernier est au car-
grand est celui du début : celui de la réalité, qui est la refour de la vie et de la mort. Son choix de la mort est
mort : et c’est là que les évidences du quotidien sont à réaliste, et ne peut que l’être, car au fond il n’a pas de
définir. La vie n’a de signification qu’après le risque de choix : c’est le seul choix qui s’inscrive dans la logique
la mort. La question du réalisme qui sort de ce retour- violente de l’histoire africaine, telle que sortie de la
nement s’en trouve changée: et bien sûr le roman c’est modernité du négrier, et même, telle que vécue dans
le genre qui se réclame de ce changement. L’ivrogne le corps tragique de la vie démythifiée.
dans la brousse est le premier roman africain qui signi- Dans sa distinction des possibilités de l’étant perdu
fie l’acte de redéfinition du roman en Afrique, et voilà au cœur de la forêt, Heidegger lui aussi place face-à-face,
pourquoi il ne peut qu’être au commencement d’une l’homme qui est volonté et celui qui est risque. De
nouvelle écriture africaine : il en est originaire. C’est l’homme qui est volonté il nous dit qu’il se manifeste
qu’il aura placé le héros romanesque au carrefour de « dans le sens de s’imposer de manière provisoire en
deux visions, et à la question du réalisme, il aura fait tout » 10 et il en reconnaît l’énergie, l’élan dans la pro-
celui-ci répondre par l’affirmative par l’acceptation de duction technologique qui en transformant l’univers,
la mort. Mais y a-t-il un autre choix ? Les rues came- y inscrit la certitude de sa destruction, bref, l’évidence
rounaises distinguent dans leur élan réflexif, «le réaliste» de l’extinction de l’espèce. Il continue donc : « Ce qui
du « rêveur » : le réaliste est celui qui marche dans les menace l’homme dans son essence, c’est la croyance
chemins tortueux d’existences bancales, qui vend son de la volonté selon laquelle, à travers une libération
corps à la première occasion, plonge dans la merde et pacifique, une transformation, un enregistrement et un
accepte la mort dans le quotidien, même quand celle- changement de la direction des énergies de la nature,
ci frappe à sa porte. Le réaliste c’est celui qui se soumet l’homme pourrait rendre l’être humain supportable
à la dictée d’un monde en folie, et qui laisse son corps et en général heureux pour tous. Mais la paix de ce geste
être traversé par la folie du monde. Au fond le réaliste pacifique n’est que l’énergie de la folie pas dérangée
c’est celui qui est déjà mort, et qui lui-même prend la et attentive de l’imposition qui n’est encore disposée
pioche pour se creuser un tombeau, quand il ne jette que sur elle-même» 11. Comment qualifier autrement le
pas son corps aux charognards et le couvre de poussière. rêveur des rues de Yaoundé ; ou alors dans le roman de
Le rêveur au contraire, c’est celui qui dit non, celui qui Tutuola, comment qualifier autrement l’homme qui

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prend un autre chemin que celui de l’ivrogne, et à la son salut, sa conformité avec le chemin tortueux de
place de la mort, choisit la vie, à la place de l’acceptation l’être qu’est «la nature», pour Heidegger, « la réalité »
de la nécessite du suicide, décide d’imposer à la réalité pour les rues camerounaises, et pour Tutuola: la mort.
sa volonté : de la changer – par exemple de se passer «La mort c’est ce qui nous tourne le dos, la face de la
de son malafoutier ? Nous avons ici l’homme qui dans vie qui ne nous est pas admise » 15, voilà une citation de
le mouvement de son esprit restera inscrit à la surface Rilke que Heidegger fait sienne. Sur les chemins de
de l’histoire, avec la conviction que celle-ci est un cette mort-là qui est l’autre versant de la vie, le réaliste
produit de sa volonté ; que dans ses mains réside la for- triomphe du rêveur, parce qu’en acceptant la mort,
mule du changement, et que seul un peu d’effort peut celui-ci épargne à l’être son annihilation sous l’éclat
donner à la vie un autre cours: nous avons ici l’homme ultime de la volonté.
engagé –embarqué 12. Et voilà que Heidegger nous met
en garde: cet homme lui aussi a dans son dos l’évidence
de la destruction de l’espèce, car dans la technologie III
qui est son instrument de bataille, qui est l’expression
de sa volonté, réside, bien avant la technologie atomique, « L’animisme » de Heidegger, est celui de Tutuola ; son
la certitude de la destruction de l’être. Voilà pourquoi acceptation de la mort, est celle des rues de chez nous,
en face de lui, comme les rues camerounaises qui traversées qu’elles sont par l’idée de la tragédie. C’est
applaudissent le réaliste, et comme Fagunwa, dont les que chez le philosophe allemand, le suicide est ouver-
héros, comme si poussés par une force terrible à laquelle ture raisonnée sur le chemin infini de l’être ; commen-
ils ne peuvent jamais s’opposer, s’impose l’homme qui cement d’un récit aux péripéties incommensurables
est risque : « l’homme », nous dit Heidegger, « n’est dans chez le romancier Yoruba, d’un récit à risque ; survie
son essence pas plus osant que la plante et l’animal. dans le sens où les camerounais disent à la réponse :
L’homme est par moments d’ailleurs plus osant “que «qu’est-ce que tu fais?» «Je survis», et haussent les épaules;
la vie elle-même l’est”. La vie signifie ici : l’étant dans dans le sens où ils ajoutent, comme pour mieux
son être : la nature. L’homme est par moments beau- appuyer ce qu’ils veulent par là dire : « on va faire com-
coup plus osant même que le fait d’oser, il est beaucoup ment alors ? » Cette question qui a toujours été lue
plus que l’étant. Qui ose plus que le fond a le courage comme la révélation d’un profond fatalisme des rues,
de pénétrer là où tout fond se casse, dans le précipice» 13. est pourtant la signification de leur profond réalisme,
Et voilà que l’homme ne s’élève que dans sa soumission dans le sens où nous le définissons ici: comme accepta-
au flux de la mort : « Mais qu’est-ce qui est étant » nous tion de la mort. Mais lisons Heidegger pour mieux
demande Heidegger, « et pense dans la renaissance, nous entendre : « Dans l’intérieur le plus invisible du
beaucoup plus sûrement que la mort?» 14 ; voilà qu’il ne cœur, l’homme se penche d’abord vers ce qu’on aime :
se découvre, l’homme, que dans son acceptation de les ancêtres, les morts, l’enfance, les venants » 16. On se
l’ouverture du précipice : du risque. C’est que là réside croirait dans le monde des romans de Tutuola, mais en

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même temps, pour nous, Heidegger aura tracé une tem- de José Eduardo Agualusa et de Ondjaki, par exemple
poralité qui se trouve dans la longueur seule de cette n’est-elle pas marquée par l’enracinement de leur
invisible réalité qui se découvre après l’acceptation de parole dans la guerre qui secoua leur pays, l’Angola ?
la mort. Celle du royaume rond et plein de l’enfance que Alors, toutes ces écritures marquent-elles une tempo-
magnifia Léopold Sédar Senghor ? Que non, et ici c’est ralité qui est celle de la différence, ou alors disons, de
Soyinka qui la définit pour nous comme étant le temps l’authenticité ? Que non, une fois de plus, mais peut-
de la tragédie, qu’il retrouve à l’œuvre dans la produ- être faut-il préciser ici que si Soyinka trace, avec justesse
ction de nombres d’auteurs contemporains, et qu’il l’origine de ce réalisme onirique dans la tragédie, chez
différencie du temps du passé, tout en singularisant Césaire, ç’aurait été dans l’espace infini de « la faim
dans le même geste, pour nous, un auteur dont l’écri- universelle ». Et Soyinka le trouve d’ailleurs manifesté
ture aura révélé la dynamite narrative qui s’ouvre ainsi chez des auteurs comme Gabriel García Márquez, bien
dans les textes de Tutuola. «Et c’est vrai, le paradis peut sûr Tutuola, Verlaine, Rimbaud, Genet, Laye, Wongar
être retrouvé; et ce, plusieurs fois », nous dit Soyinka, Banumbir, dans une sorte de République de l’Imagi-
« l’artiste retrouve le paradis, mais seulement dans nation fondée dans la singulière forêt de l’esprit et de
l’acte magique de transformation de la réalité présente, la douleur. «Et voilà», écrit-il pour continuer, «à différents
et pas à travers un cache-sexe pudique et anachronique degrés, nos sorciers construisent et communiquent des
posé sur le passé par le présent. Cet acte magique de structures follement séparées, mais cohérentes de la
transformation peut certainement être reconnu dans nouvelle réalité, refusant d’accepter que la date empi-
le travail de certains auteurs de la nouvelle génération rique de la réalité, c’est tout ce qu’il y a – car sinon,
tel Ben Okri, donc la collection de nouvelles Etoiles du pourquoi écrire ? » 18 Pourquoi, oui, pourquoi écrire,
nouveau couvre-feu empêtre cette réalité de citrouille et nous disent les rues de la capitale camerounaise, et ces
de cloches de fer-là dans des évocations métaphysiques». nombreux auteurs avec elles, sinon pour être réaliste,
Il ajoute : « dans ces récits, l’esprit est constamment car : « On va faire comment, dis donc ? »
poussé vers “le lieu des choses dont on se souvient”, « Il faut être réaliste, non ? »
vers l’infini de la souffrance humaine, vers l’autodes- Les rues posent la question, et les auteurs répondent,
truction tout comme le paradoxe de la volonté du sur- mais dans un réalisme tragique 19. En inscrivant le roman
vivant». Et ce n’est pas tout: «Le genre est aussi familier africain dans la forêt, en l’inscrivant donc dans la pro-
que le travail est unique, marque de la facilité d’une fondeur universelle de la tragédie, Tutuola n’aura pas
imagination véritablement originale qui agit sur la fabriqué une œuvre qui magnifie la différence d’une
singularité d’un terrain d’évocation – l’après-guerre, la «écriture africaine», mais bien l’universalité de l’homme
dévastation, les cauchemars du désespoir, l’incessant placé au carrefour de la vie et de la mort, et qui néces-
effort individuel de sortir du cul-de-sac des défaites et sairement choisit d’accepter l’Etat d’exception, de
des folies de la vie » 17. En d’autres mots : le temps de la traverser donc la mort pour survivre. Il aura inscrit dans
tragédie. L’écriture onirique et radicalement fantastique le roman africain la parole du survivant, «the survivalist»,

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comme nous le dit si clairement Soyinka, et dans la la soumission de celui-ci aux pulsions de la mort. Dans
narration, il aura donc rendu possible le roman atten- sa branche francophone, le roman africain aura été,
tif à la tragédie, et donc, post-génocide. Le réveil après pour des raisons étonnantes, trop longtemps sourd à cette
la catastrophe trouve un monde en pièces, et le langage nouvelle définition du langage romanesque de Tutuola,
déchiré de ce sujet qui se réveille dans la totale soli- à ce nouvel entendement du style et de l’écriture : et
tude – les héros de Tutuola sont toujours des êtres soli- aujourd’hui, bien qu’il se soit réveillé enfin à leurs évi-
taires–, est pour l’écrivain la manifestation première de dences, il est encore traîné dans la boue par la critique
ce monde déstructuré : de la mort qui habite le monde. qui limite l’aventure du langage qu’il relate, à l’acte
Si Heidegger aura tracé les chemins difficiles d’une de présentation d’un dictionnaire de la différence, dont
pensée de l’être inscrite dans le langage de la recherche la figure la plus infâme, Le dictionnaire des particularités
de l’être, Tutuola aura montré qu’une inscription de lexicales du français d’Afrique, aura été mis en scène par
l’imagination dans l’espace de la tragédie ne peut Kourouma dans Allah n’est pas obligé. Comme si l’écri-
qu’être suivie par une transformation radicale du lan- ture était un musée de la langue ! On ne peut pas être
gage: par la narration dans une langue mâchée. C’est que plus sourd aux folles pulsations d’un monde de la mort,
le risque du récit est aussi une aventure grammaticale: aux appels fous d’une forêt, et à l’infini zigzagant d’un
une aventure de la langue. C’est lui qui aura montré chemin, qui tous battent dans le cœur de phrases.
le lieu de créativité de la langue du roman africain, Mais rassurons-nous : il viendra, oui, il viendra, le
mais aussi, le chemin de cette créativité-là. Des auteurs temps où la critique saura voir qu’un mot n’est qu’une
comme Saro-Wiwa, ou alors Okara et Kourouma, mais Isle qui cache un continent enfoui, et que plus que les
ajoutons Waberi, Iweala, etc., n’auront en réalité que seuls mots de la différence qui font sursauter, ce sont
continué une expérience langagière que l’auteur les structures des phrases, plus que les phrases, ce sont
Yoruba a inauguré dans L’ivrogne dans la brousse. La parole les questions qui révèlent l’idée ; que d’ailleurs, plus
ivre des romanciers d’aujourd’hui ne peut que puiser que les questions, ce sont les paragraphes, et plus que
à sa source, car c’est là qu’ils trouvent des arguments les paragraphes, c’est le langage même du roman dans
pour répondre à la brumeuse métaphysique de «la clarté» son ensemble qui révèle l’aventure du héros romanesque
et du « style » qui avec L.S. Senghor aura pendant des qui par un choix des plus tragique, tragique car le seul
années handicapé le texte des auteurs. C’est que dans qu’il puisse faire, entre dans le monde de la mort. Il
le texte de Tutuola, la clarté de la langue est avant tout viendra, oui, il viendra le temps où la critique saura
son ouverture à la respiration tumultueuse de la forêt : voir la profondeur de l’inscription de la parole des
sa soumission aux détours et contours des bois, aux auteurs de la nouvelle génération, pas dans la dureté
sinueux des pistes ; sa perte et sa retrouvée dans d’un continent, fût-il l’Afrique, pas dans la succession
l’incertain du chemin. La clarté de l’écriture c’est sa logique de la parole de leurs aînés, mais dans l’infinie
perméabilité à l’incertain de l’advenir, après l’entrée racine de l’océan qui unit les continents sous une iden-
dans le royaume de la mort, et la justesse du style c’est tique violence, dans le tumultueux donc de l’Atlantique;

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il viendra, le temps où elle saura voir tanguer sous les comprendra pourquoi un auteur d’aujourd’hui, se
diverses formes qu’on sait, bateau, avion, transsaharien, réveillant au matin de cette tragédie en ce pays des
train, etc., la présence inamovible du vieux négrier qui mille collines, ne peut que soupirer : « il était temps ! »
aura inauguré un temps de la souffrance dont nous ne
sommes pas encore sortis, et introduit dans l’histoire
de la littérature qui nous concerne, l’idée même de la Notes
tragédie comme entrée dans le monde. Il viendra, oui, le
temps où la critique saura voir dans le creux des textes 1. Le renversement qui passe de Fagunwa à Tutuola est aussi
des auteurs, dans la chair de leurs récits, la présence de classe, car si avec Fagunwa, nous avons le conteur dans
douloureuse de la mort qui déchire leur continent, et toute sa grandeur qui parle, sous ses multiples formes de
chasseur, etc., installé qu’il est dans une société de classes,
donc, le principe dissident qui y est inscrit comme forme
avec Fagunwa, « le planton », c’est le subalterne qui prend
de salut, et même parfois, comme seule bouffée de vie
la parole: celui-ci prend la parole du plus bas de la structure
–comme seule possibilité de survie! Il viendra le temps, du pouvoir colonial pour rendre notre présent possible
oui, où la critique saura voir qu’avec Soyinka, Césaire aujourd’hui.
et Tutuola, c’est une autre trinité originaire que la nou- 2. Cf. Birago Diop : Les Nouveaux contes d’Amadou Koumba,
velle écriture africaine se choisit pour fonder sa parole Paris, Présence Africaine, (1958) 2000.
égologique 20, parce que ceux-ci auront, comme en une 3. Arthur Rimbaud, «Une saison en enfer», in Poésies, Paris,
sorte de prévision littéraire, été les plus attentifs aux Gallimard, 1999.
caves ironiques de notre présent, donc, à la profonde 4. Daniel O. Fagunwa, The Forest of a thousand deamons,
tragédie qui crie des fonds des rues autant que de ceux Ibadan, Thomas Nelson, 1968.
de l’océan, à la banalité du quotidien autant que du 5. Martin Heidegger, Holzwege, op. cit., intro.
ciel vide de dieux, et fait de la vie en Afrique une saison 6. Ibid.
raisonnée dans le pays de la mort. Il viendra le temps
7. Amos Tutuola, L’ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard,
où elle saura voir, la critique, qu’avec ces trois maîtres 2000, p. 11.
de la tragédie africaine, c’est autant qu’une nouvelle
8. Ibid., pp. 13-14.
géographie littéraire, une nouvelle histoire de la litté-
9. Achille Mbembe, On the Postcolony, op. cit.
rature africaine qui s’écrit ; une nouvelle organisation
10. Martin Heidegger, Holzwege, op. cit., p. 290.
des œuvres qui s’impose donc : c’est une République
de l’Imagination qui se constitue ! Quand ce temps de 11. Ibid.

la lecture renouvelée sera venu, alors la critique se ren- 12. Ibid., p. 292.
dra compte qu’avec le génocide de 1994 au Rwanda, 13. Ibid., p. 292.
c’est en même temps qu’un temps nouveau, un temps 14. Ibid., p. 299
bien vieux de la pensée et de l’imagination qui dans la 15. Ibid., p. 298.
littérature africaine aura enfin fait irruption ; alors elle 16. Ibid., p. 302.

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17. Wole Soyinka, Art, Dialogue and Outrage, op. cit., p. 226.
18. Ibid., p. 228.
19. Réalisme magique, réalisme africain, réalisme animiste,
les caractéristiques abondent, avec plus ou moins de fortune.
Mais comment décrire autrement le geste de disruption, de
dissidence de l’esprit devant le désastre, geste qui justement
est créateur de littérature, sinon en qualifiant le roman
qui avec Tutuola essaime ses caractéristiques dans les écri-
tures africaines contemporaines, de réalisme tragique?
C’est ainsi peut-être que la force ironique des textes et de
l’idée ne sombrera pas, dans les analyses des textes, dans
la seule reconnaissance de l’artifice littéraire, mais dans
l’écoute du ressac contrapunctique de chaque énonciation.

UNE TYPOLOGIE
20. Est-ilnécessaire de dire ici que cette nouvelle trinité
remplace celle qui, avec la négritude, aura imposé avec
Senghor, Césaire et Damas, une tradition qui aura façonné

ROMANESQUE
toute l’histoire de la littérature africaine telle qu’écrite
aujourd’hui, histoire qui, nécessairement place Soyinka
dans le moment de négation de cette trinité historique
et ne voit en lui que l’homme de la tigritude? Une fois de
plus, il s’agit ici de re-écrire l’histoire littéraire africaine,
mais cette fois-ci selon les tangages de l’idée: de la tragédie.
De ce point de vue, Soyinka et Tutuola vieillissent, mais
en même temps, ils nous montrent que le pays Yoruba
c’est bien la Grèce antique de la littérature africaine!

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les plus urgentes aujourd’hui sont celles relatives à la


violence : à la violence même de l’histoire africaine.
L’urgence de ces réponses est liée au fait que les Africains
ne seront sortis de la nuit coloniale que pour se réveiller
dans un matin de la dépossession. Il est d’ailleurs aisé
LE ROMAN DE LA DICTATURE de tracer une ligne de continuité entre le coup d’Etat
qui en 1963 effaça tous les rêves de libération véritable
des Togolais et ouvrit au continent africain les portes
de l’époque des dictatures, celui qui quelques années
«Est-ce qu’un grand est un petit?» plus tard fut au début des pogroms qui déclenchèrent la
Dicton des rues de Yaoundé guerre du Biafra, et celui qui la nuit fatidique du 6 avril
1994, ouvrit dans les Grands Lacs les fosses communes
du génocide : la ligne de continuité qui unit ces événe-
I ments macabres, c’est celle de la violence: de la violence
comme télos. Mettre le dictateur à l’honneur au début
Redisons-le : écrire ce n’est pas seulement raconter des des lettres africaines contemporaines c’est reconnaître
histoires. C’est aussi inscrire ses mots dans la profon- que c’est lui qui est le métonyme du capitaine du négrier.
deur autant d’une terre que d’un rêve. C’est autant sai- C’est bien la téléologie de la violence qu’il représente,
sir les racines de l’océan, que titiller les dieux. Bref, qui trace une continuité logique entre l’histoire africaine
c’est risquer sa vie. Or si la génération d’auteurs afri- d’après les indépendances, et cette forme de violence qui
cains d’aujourd’hui est née indépendante, elle a grandi aura inauguré la modernité en Afrique avec le négrier;
avec les dictatures. Ce moment ironique mais fondateur c’est elle tout aussi qui fait de l’histoire africaine une
de sa parole est important, et ne saurait être oublié histoire profondément tragique. Il est impossible de
dans l’analyse des œuvres qu’elle publie. C’est lui qui réfléchir sérieusement sur cette téléologie sans bâtir
inscrit le principe dissident dans la littérature contem- au préalable une théorie de la violence. C’est vrai, pour
poraine: certains auteurs de la génération née après les l’histoire de la littérature africaine qui suit les élabora-
indépendances des pays africains n’ont d’ailleurs connu tions de la pensée messianique, les indépendances
jusqu’à l’âge adulte qu’un seul président ! Comment le ouvrent la sphère du « roman de la désillusion » 1. Et ici,
croire: certains n’ont jamais voté dans leur pays d’origine le terme de Lukács fait fortune, trouvant dans Les soleils
de toute leur vie! Comment retirer le dictateur de leur des indépendances son modèle le plus représentatif, tout
colonne vertébrale donc ? Oui, pourquoi enlever la comme des applications dans Les crapauds-brousse de
dictature du lait qui les a nourris enfants? La littérature Thierno Monenembo, Les Chauve-souris de Bernard Nanga,
répond aux questions des rues, certes: aux pulsations The Beautiful ones are not yet born, ou alors dans Why are
de l’idée. Or en ce qui concerne l’Afrique, les réponses we so blessed? de Ayi Kwei Armah. La position du «roman

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de la désillusion » n’est cependant possible que d’après se perd dans le quotidien, dans le vertige de son aban-
une vision de l’histoire de l’idée qui fonde les racines don et de sa dissémination : sous forme de mise en jeu,
de la tragédie africaine ailleurs que dans une logique d’imitation, de singerie, mais aussi d’affabulation. Le
interne qui naît de la modernité de l’océan, et puise dictateur se multiplie dans l’étendue de la population
dans la solitude du sujet, l’image de son autonomie de qu’il étrangle, dans une sorte de macabre vase commu-
souffreteux. Ainsi cette théorie du roman pose l’indé- nicant. Ainsi vaut la maxime tragique des pays afri-
pendance comme un moment dialectique d’éloignement cains indépendants : quand le dictateur mange, le peu-
par rapport à l’Europe, dans une théorie de la différence, ple se rassasie. Il est inutile de dire qu’une branche bien
telle que formulée dans « l’Orphée noir » de Sartre : importante de la littérature africaine, et aussi, de la
épistémologiquement donc, elle suppose une vision production des textes sera toujours inimaginable sans
de l’histoire de l’Afrique fondée sur un rêve de libération, son inscription dans ce corps de la violence d’Etat : ont
et la destruction de ce rêve; basée sur la culmination inscrit leur imagination dans cette protestas. Des auteurs
d’un élan dans son anéantissement, et ici se trouve le comme le congolais Henri Lopès y ont puisé la dyna-
véritable reproche qui peut lui être adressé dans son ana- mique, mais aussi le matériel de leur productivité sopo-
lyse des dictatures: elle entend la violence que celles-ci rifique, tandis que chez d’autres comme Ferdinand
représentent comme désillusion, comme la fin d’un rêve Oyono, l’auteur aura cessé là où l’Etat souverain aura
de liberté; voilà pourquoi elle est messianique, quand commencé, après les indépendances. La seconde théo-
l’idée de la tragédie verrait dans la dictature, un moment rie de la violence, elle, puise dans le texte fanonien qui
logique d’une chaîne qui à divers moments aura pris des couvre encore l’ironie anticoloniale des œuvres d’un
formes précises, la chute des dieux, le bateau, le laby- Oyono, et qui, bien qu’il ait le plus clairement formulé
rinthe, et au moment de l’indépendance des pays africains d’idée de violence dans le contexte africain, y trace son
donc, aura débouché dans le visage hideux du dictateur. événement dans le mouvement: la violence est entendue
Dans le texte de la pensée africaine d’après les indé- ici comme action, violencia, et ainsi, est postulée comme
pendances, deux théories principales de la violence se infinie, car elle est liée à une force, que l’on dirait
font face, et vont déterminer tout aussi la relation des messianique, de l’histoire : elle devient porteuse d’in-
œuvres par rapport à la figure du dictateur: la première dépendance, fabricatrice du sujet, restauratrice de la
inscrit la violence dans le socle de l’Etat, et en retrouve liberté et même de la dignité ; la violence est vue ici
les embranchements dans des classes précises, comme comme un moment salutaire. La faiblesse certaine du
celle des militaires, ou alors dans des maux bien définis, texte fanonien pour notre temps, est qu’il aura pensé
comme celui de la guerre civile; en même temps, elle la violence dans une situation où l’Etat n’avait pas
retrouve la violence dans la structure multiplicatrice de encore réifié les possibilités volontaristes du mouvement
l’Etat, et ce, sous la forme soit du fonctionnariat, ou du sujet opprimé et accaparé dans son sein, les forces
alors sous la forme de maux dérivés, dont le plus visible mêmes de changement. Il sera mort trop tôt, on dira
est l’écrasement de l’individu. C’est que cette violence toujours de Frantz Fanon, et cela est encore plus vrai

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dans le sens de sa théorie qui s’arrête véritablement avec qui se perdent dans l’abyme du morbide, au négrier
les indépendances. Il est toujours incroyable que Fanon introducteur de la modernité dans l’Atlantique noir,
n’ait pas pu penser cette violence qui aura « nullifié » tout comme à la forêt où les esprits maléfiques marquent
le sujet avec Les soleils des indépendances et fondé le dicta- le commerce obligé du sujet isolé dans le désastre, avec
teur dans le cours des nouvelles Républiques ! Fanon la mort dans le quotidien : elle est métonymique. Les
n’aura pas pu penser l’évolution de Nkrumah, ni encore chemins de cette durée de la violence, s’ils sont produc-
l’événement cannibale d’Eyadema ! Ainsi, penser en teurs de sens, et de genres, n’en sont pas moins producteurs
termes fanoniens la violence qui s’est abattue sur les d’histoire. Une vision métonymique de la violence sui-
Républiques africaines après les indépendances sera vrait la ligne de fer qu’elle trace dans les plaies du quo-
toujours aveugle devant cette limitation épistémolo- tidien, la voyant se perdre dans les actes les plus anodins
gique du texte de Fanon lui-même. La violence dans la de la piétaille, pour lier celle-ci, dans le cœur de son
constitution de l’Etat ne saurait être identique avec celle foyer, à la fabrique même de l’Etat, et se perdre jusque
qui naît de son fonctionnement, ou alors, plus préci- dans la tête du dictateur. On ne saurait ainsi opposer
sément, de son disfonctionnement. La violence de la liberté de l’individu, porteur de violence, à la pègre
l’homme révolté, du colonisé, par exemple, ou même de l’Etat-sangsue. Les deux sont installés dans le même
de l’esclave, se saurait être similaire à celle du petit paradigme : celui de la violence comme état 2. Ainsi vu,
employé de bureau, du militaire, du sous-préfet, ou alors le dictateur ne saurait plus être regardé comme un fils
du dictateur, qu’aura produit l’Afrique indépendante, bâtard d’une généalogie bancale, comme le produit
même si dans l’un et l’autre cas, l’entrée dans le royaume raté d’une histoire devenue folle, car la persistance de
de la mort est toujours ouverte au sujet. Il est possible son apparition dans l’histoire africaine rend une telle
certes de dire que dans l’histoire de l’Afrique, les deux vision erronée ; au contraire, il serait vu, le dictateur,
formes de violence se suivent logiquement, la violencia comme la suite logique d’une histoire profondément
précédant la protestas, et se substituent. Seulement, tragique, et sa répétition dans de nombreux pays, dans
une vision chronologique de la temporalité de la violence de nombreux textes, ne serait que la preuve de son
en Afrique ne peut pas être juste, les racines de la dicta- inscription dans une chaîne infinie de signification de
ture se retrouvant dans les deux logiques de la violence, l’idée, au cœur de la République de l’Imagination.
dans le même temps, et la personnalité ambiguë par Comment expliquer autrement les similitudes totales
exemple d’un Sékou Touré dont Fanon était si proche, qui existent entre le Baba Toura dans les romans de
sera toujours emblématique de cette malsaine fusion. Mongo Beti, et les dictateurs cannibales de ceux de
Au contraire il est nécessaire de voir la violence comme Sony Labou Tansi, cela malgré la différence d’écriture
une chaîne métonymique, dont l’origine se perd dans et de temps de l’écriture qui séparent ces auteurs ? Cela
les incertitudes généalogiques de l’idée: de la tragédie. malgré l’ancrage de leurs textes dans deux logiques
Ainsi en est-il de cette violence, oui, de cette téléologie différentes de la violence ? Comment expliquer que le
de la violence qui relie la passion douloureuse des dieux maléfique Koyaga soit en fait une représentation bien

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identique au personnage du père-fondateur qui court c’est qu’il est le roi ivre de la légende. Le dictateur c’est
à travers les livres de Ngugi wa Thiong’o ? La vision de l’ego qui se révèle dans sa transcendantale violence.
la dictature comme métonymie dans un long chemin
de la violence la rend plus qu’intelligible: elle en fait
un sujet littéraire– esthétique. Il n’est pas étonnant que II
la littérature de la dictature l’ait entendu en ces termes,
car autrement il serait bien difficile de comprendre Le dictateur est de chair et d’esprit. Voilà pourquoi en
pourquoi le dictateur sera demeuré l’une des figures finir avec lui ne suffit pas pour éradiquer la dictature.
les plus récurrentes que les romans d’après les indé- C’est qu’il est lié également à la temporalité de la tra-
pendances africaines utilisent pour dire la violence. Et gédie. Le regarder nécessite donc de sonder son corps
ici, le dictateur n’aura que trop rarement été mis ailleurs dans, mais aussi par-delà l’histoire: dans sa profondeur.
que dans la logique d’une narration, et donc, d’une his- Il n’est pas seulement une métaphore de la violence
toire se suffisant: son caractère intrinsèquement lié à qui circule à la superficie du récit: il est aussi, on le sait,
l’histoire, et donc aussi, à la société qui lui aura donné la métonymie qui l’ouvre à l’étendue de l’océan, à la
son vocabulaire, même si perverti, en aura toujours fait chaîne violente qui enlace l’Afrique dans sa profondeur.
un fils de la terre, au même titre que les victimes dont Le dictateur c’est une idée dont la dictature est la
il mange l’âme et le corps. Lui comme ses victimes ne manifestation dans l’histoire. Dans un poème célèbre,
parlent que de violences différentes : ils sont en réalité Brecht écrit, se référant à Hitler :
frères. Le singulier du dictateur dans le roman africain
d’après les indépendances réside dans le fait que, tout « L’utérus d’où cela rampa
vilain qu’il est, il ne soit jamais présenté avec la même est encore fertile ».
logique qui aura aidé à figurer le colon, par exemple :
il est fils du pays, cela personne ne pourra jamais lui On ne peut pas mieux caractériser l’inscription du
enlever; il est le mari, car comment le voir autrement; dictateur dans la verticalité autant que dans l’horizon
il est le «père de la nation», parce que c’est ainsi qu’il du temps. Hitler, le dictateur idéal, l’auteur du génocide
aime se faire appeler ; et justement à travers tous ces sur les juifs, se place dans le domaine de l’indépassable
visages familiers qui l’installent dans le lit de la famille, violence, certes, mais en même temps, il entre dans celui
il donne lui aussi un sens à l’histoire particulière de la de l’infinie souffrance de la chair mortifère. Il est le
violence qu’est la tragédie africaine. Il copule avec toute portier maléfique du temps de la mort, qui dans l’his-
femme qui porte sur son corps la tenue du parti sur toire longue de ses manifestations, a la forme des fosses
laquelle figure son visage; voilà le côté le plus poussé de communes : des chambres à gaz ; de la chanson de la
son intimité. Pourtant même s’il entre dans l’intimité machette; de l’hymne des kalachnikovs; du cachot à
du sexe, il demeure le cavalier fou qui tient les rênes de l’odeur ammoniacale. L’histoire de la violence telle
l’histoire et dicte la longueur du chemin dans la forêt : qu’imaginée par le « roman de la désillusion », et qui se

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centre autour de la personnalité terrifiante du dictateur, regard tragique nous apprend en effet que même notre
ne pourra jamais expliquer la violence du petit génoci- désillusion est fabrique de violence. Comme la violence
daire rwandais, que par la figure disséminée de Hitler : naît du manque et du besoin qui du fonds de l’océan crie,
sa mort étant impossible, il se réveillera, Hitler, jusque le dictateur naît aussi de la souffrance : de la faim. Eya-
dans les tropiques pour, dans la figure du président dema comme d’ailleurs Hitler, n’est possible que lorsque
assassiné Juvénal Habyarimana 3, renaître dans la mul- le peuple a faim. Tel le vampire qui a peur du soleil, il
tiplication infinie de sa gangrène en distributeur de fait commerce avec la profondeur de la nuit: de la mort.
machettes. Ce que le «roman de la désillusion» nous dit, Les peuples en dictature ne peuvent pas être innocents.
c’est que le dictateur ne meurt jamais. Cette maxime C’est la souffrance qui fabrique l’oppression. Le «roman
seule permet à ce roman de conserver son illusion de de la désillusion » qui ne peut pas imaginer cette tra-
l’innocence des peuples qu’il place en deçà de son gique ironie de l’histoire, qui épistémologiquement
maléfique. Pour lui, l’éternité du dictateur est une pro- d’ailleurs refuse de la voir, est condamné à la courte
jection dans le temps de la vie, et donc aussi de la mort, vue: sa limitation est cependant liée à sa vision seulement
mais seulement, dans le temps infini du vécu conco- historique du temps. Il est nécessaire de lui substituer
mitant avec la longueur d’un régime. Si le dictateur ne le roman de la dictature, car celui-ci s’ouvre à l’infini
meurt jamais, il est cependant possible de le limiter métonymique de la violence comme chaîne ; comme
dans la chronologie: le «roman de la désillusion» vit de cet dictée du temps et donc, comme téléologie.
espoir. Il est messianique, même si témoin de l’écrase- La littérature féminine et féministe a trouvé les mots
ment du rêve. Il est intéressant à cet effet que la mesure justes pour, en différant la question de la violence dans
de la dictature aujourd’hui ne soit plus seulement sa le temps, en signifier ailleurs un maillon de la chaîne :
violence, mais sa longueur aussi : aujourd’hui encore l’expression «dictature des couilles» de Calixthe Beyala
nous vivons de l’espoir qui rend les « romans de la est significative de ce glissement métonymique. Elle
désillusion» nécessaires. C’est que nous n’avons pas tel- découvre le dictateur dans le chaud du foyer, là où celui-
lement de choix. La longueur de notre nuit est si ci s’est ancré lui-même, et ainsi expose un embranche-
oppressante ! Or nous aussi devons admettre que le ment de sa violence dans la relation des sexes. Sauf La
seul décompte chronologique du temps de la dictature grève des battu, ce roman classique de la désillusion, la
est aveuglement: c’est qu’en dictature il n’y a pas de littérature féminine a une lecture de la dictature qui
génération spontanée. La multiplication logique de la soupçonne son côté tragique. Quand elle scrute le fouet
violence, la durée de celle-ci, sa renaissance quasi de la verge, elle livre les analyses les plus intéressantes
logique à la mort du dictateur, sa répétition donc, voilà de la violence à sa naissance; quand dans le coït elle voit
qui font aussi qu’elle soit une damnation pour l’histoire: la métaphore de la violence, elle en sonde la naissance
une tragédie. Voilà qui fait qu’elle soit un objet littéraire, dans la copulation. Les personnages qu’elle fabrique,
car c’est là que se trouve son côté esthétique: son inscri- surtout dans les romans violemment féministes de
ption dans la dimension de la conscience; de l’idée. Le Beyala, sont de multiples pères qui dans la distribution

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de leur sperme, fondent la dictature : celle-ci est phal- qui fonde « le roman de la désillusion ». En réalité il
locratique. Et voilà la plume de l’écrivain courir sous continue le « roman de la désillusion », même s’il sur-
la couverture des lits ; entrer dans les foyers ; regarder prend celui-ci à un de ses moments de crise. Lui aussi
dans le pourri des bars ; écouter dans la chanson caco- compte le temps dans la chronologie de sa succession
phonique des amants ; et retrouver même dans l’acte qu’il veut légitimement courte; il voit la longueur des
de la femme qui d’un geste de lame coupe le clitoris de jours de la « dictature des couilles » passer, mais son
sa fille, de sa nièce ou de sa filleule, le geste du dictateur sourire est fixé sur ce jour-là qui n’est pas encore. Le soleil
qui rompt le cou à ses adversaires politiques ; voilà la de la libération du peuple des gueux qui fonde les
littérature écraser les testicules de prisonniers de cons- littératures populaires est sien. C’est qu’il vit lui aussi
cience, et envoyer dans le royaume de la mort le millier de l’illusion d’une certaine innocence à retrouver: de
d’hommes parqués dans des «camps de redressement»! la virginité déchiquetée de la fille à reconstituer. Le
C’est qu’au fond le dictateur, l’écriture féminine, et paradis perdu qui hante la conscience du marcheur, il
l’écriture féministe surtout le voient pointer son visage le voit dans le pouvoir encenseur du vagin qui donne
dans tous les gestes de violence dans le quotidien dont la vie. Le roman féministe est messianique, voilà pour-
il n’est qu’une culmination. La « dictature des couilles » quoi il ne peut être tragique qu’à la limite. Il soupçonne
est ainsi la dictature à sa naissance, à sa conception la longueur de la violence, mais s’arrête à une de ses
dans le lit, autant que son extension dans la verge qui étapes qu’il trouve décisive : la verge. Son arrêt n’est
au ciel s’élève et frappe. Le geste d’Ateba qui tue son possible que parce qu’il est bercé par le rêve de la félicité
amant dans la chambre de leur amour est libérateur retrouvée. C’est dans les mains des femmes qu’il place,
dans le sens de cette femme qui dans l’urne obscure de manière automatique, le pieu qui coupera la tête
met dans un ballot sa voix décidée pour, dans l’éclat au dictateur, fût-il le mari, l’amant ou le violeur: mais
illuminant du soleil de la démocratie, faire imploser nous savons qu’à la place de la tête du roi, c’est le sexe
la dictature. Libératrice est également le parcours de l’amant qu’il cherche dans sa castratrice rage : dans
tumultueux de l’héroïne de Nervous Conditions de Tsitsi sa logique folie. Est-il possible de penser un roman
Dangarembga, car il est fondé sur la même évidence de féministe qui ne soit pas messianique? Répondre par
la rupture du sexe phallocrate. « Je n’étais pas attristée la négative à cette question reviendrait à voir que
quand mon frère mourut» 4. Le définitif de la phrase qui l’histoire de la libération que raconte ce roman ne peut
commence ce roman n’a d’égale que la violence dans qu’être fondée sur une histoire arrêtée : sur un refus
laquelle elle se fonde : mais la sienne est libératrice du donc, de voir que la libération, elle-même, produit
corps, libératrice de l’esprit ; salutaire : fanonienne la violence ; comme ce sont les indépendances de
comme la phrase qu’elle met en exergue de sa narration. l’Afrique qui auront produit le dictateur ; comme la
Et voilà que le roman féministe révèle par-delà sa vision libération des damnés de la terre produit la dicta-
du côté décentré de la dictature, sa propre inscription ture du prolétariat 5.
dans la dimension historique et messianique du temps « On va faire comment alors ? »

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C’est clair, le dictateur n’existe pas en période colo- grondement de la mer qui, dans le silence de textes
niale, car la dictature nécessite l’autonomie du sujet, qui parlent d’autre chose et d’ailleurs, creuse les fosses
même pour l’en priver ; il n’est donc possible que dans dangereuses de l’abyme; entend le cliquetis des vagues
une Afrique indépendante. Latent dans la geste du qui chavirent des rêves incessants de liberté, qui tout
colonisé, peut-être, on dirait? Que non! Car le dictateur aussi sont rejetés sur la côte où ils s’écrasent sur les
c’est l’homme dans l’ivresse de sa liberté révélée: retrou- rochers ; voit que la clôture de la forêt ne laisse aucune
vée. C’est le sujet livré dans le complet de son auto- ouverture à la conscience pensante: elle est labyrinthe
nomie : que les lois ne retiennent plus. Ainsi entendu, – « chemin qui ne mène nulle part », oui. Il n’y a pas de
le dictateur n’est-il pas latent en chacun de nous ? Ne salut! Voilà le cri de la conscience tragique: «tu vas aller
dort-il pas dans les mains de l’enfant qui pend son où?» La liberté est impossible! Voilà l’écho de sa parole.
chien ? Ne dicte-t-il pas la rapidité de la machette géno- Le ciel est vide ! Voilà la parole du survivant. Le paradis
cidaire ? Ne pointe-t-il pas dans le réveil de l’esclave au n’existe pas! O, nous savons, oui, tous, nous savons: nous
matin de sa libération ? Ne respire-t-il que dans le mou- sommes enfants nés après la chute, la passion et la
vement du mari qui bat sa femme? O, oui: le dictateur mort des dieux, et notre solitude, notre profonde soli-
est un produit nécessaire de la liberté conquise ; la gan- tude de survivants du plus grand désastre qu’est notre
grène qui est inscrite dans la vision messianique de vie, nous aura cloués au sol: nous sommes les animaux
l’histoire comme une menace perpétuelle. Mille fois, étalés sur le chemin, et sur le dos desquels le pied du
un million de fois, Marx avait raison qui voyait dans le premier passant se pose. Les rues camerounaises sont
ciel de la société sans classes, de la liberté donc, les éloquentes ici aussi, quand elles disent: «Il n’y a pas de
racines nécessaires de la dictature – même si du pro- futur en Afrique!» Se cacher dans l’amour? Dans le coït?
létariat. C’est que le dictateur se projette sans cesse dans Dans notre surprise, nous contemporains du sida, avons
le futur comme l’appel du terrible : comme la nécessité découvert que même la baise est porteuse de mort :
de l’incommensurable. Il est un produit donc de la avec le sida, c’est l’amour qui tue. D’ailleurs personne
conscience indépendante qui, dans le « roman de la n’a jamais cru en l’amour dans les rues qui s’en
désillusion», a trouvé sa forme d’expression favorite : moquent, qui chahutent les amoureux publics. Et elles
ici l’indépendance meurtrière du dictateur est liée à ne sont pas seules. Le roman féministe nous dit lui aussi
celle du sujet dont il casse la colonne vertébrale: dont qu’il n’y a pas d’amour possible : nous connaissions
il broie les couilles, lui aussi. Il n’est pas manière plus déjà cette chanson, oui, mais nous n’avons pas été sur-
claire de dire qu’il n’y a pas de libération possible, car pris, parce que, tragiques que nous sommes, nous savons
la liberté du dictateur annule la liberté. Voilà la vision déjà que la vie n’est qu’en réalité un autre visage de la
tragique qui se place par-delà la dictée du temps qui mort. C’est cela: nous sommes tragiques! Nous n’avons
dans les textes du «roman de la désillusion» autant que pas été surpris parce que nous avons la conscience de
du roman féministe circule – et fonde le roman de la vivre dans la longueur du vertige, de la violence télé-
dictature. Et cela veut dire, bien entendu, entend le ologique qui multiple ses visages dans une infinie

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transmutation de notre présent. Il n’y a pas de futur! forme, oui, une respiration, oui, des pieds et des mains,
Mais est-ce neuf ? Le disant, nous revenons à l’ironie de oui, une tête, oui ; mais elle ne la jette pas dans le pré-
la vision du survivant du génocide qui ne saurait fon- cipice de la métonymie qui a la profondeur tragique
der dans l’espoir son présent retrouvé, ou alors son de l’océan. La femme est soumise à un projet: celui de
lendemain incertain: c’est l’utopie qui l’a trahi. Avec lui sa libération. La femme que cette littérature construit
nous nous ouvrons au cri de la conscience la plus nage à la surface de l’histoire comme de l’eau trouble,
blessée qui soit, qui se rend compte du vide du ciel au- et ainsi devient elle aussi le révolutionnaire dont elle
dessus de sa tête, autant que de l’infini du chemin devant est la compagne idéale en fin de compte 6 : elle porte
ses pas ; du tremblement de la terre sous ses pieds – qui dans sa voix le regard ferme de ces combattants du
se rend compte autant que de sa solitude, de son auto- futur qui ne regardaient pas leurs plaies, et dans leur
nomie ! Le rêve de liberté est salutaire, mais l’utopie de conscience n’avait que le jugement de classes ou de
la fin de la violence est dangereuse, car c’est elle qui groupes qui ne sont pas encore : qui mouraient en
nourrit la violence, et tue dans le même geste la liberté riant. Comme dans le roman de Beti et de Ngugi, la
du sujet. Même la dimension de l’histoire qui la fonde femme que projette le roman féministe se pose comme
aurait dû la rendre sage, ou alors au moins humble. Le identité par rapport à une altérité, et elle définit son
roman féministe en Afrique est pris dans le piège de mouvement de dissidence dans son geste de rejet. La
sa propre utopie, et donc, se noie dans son manque dissidence pour elle n’est donc pas un principe, une
d’humilité et sa violence. phrase fondatrice, mais un vécu dialectique. Un vécu
parce qu’elle est historique. La scission entre les héros
féminins de Sembène, Beti et Ngugi, et ceux de Beyala
III n’est pas philosophique. Voilà qui permet la cons-
truction de héros féminins dans les romans de Farah de
Ecrire toute violence bue, voilà qui inscrit la littérature Née de la côte d’Adam par exemple, à Territoires ou Secrets.
féministe africaine dans la logique messianique de Mongo Ils se trouveront certainement des voix pour dire qu’un
Beti. En cela, elle fait partie du roman de la dictature, Beti, Sembène, Farah et Ngugi auront durant toute leur
qu’elle entend encore comme désillusion. Sa parole et vie combattu les dictatures, et donc, ne pourront jamais
celle de Beti sourdent de deux bouches différentes, mais que figurer dans le palmarès d’auteurs de la dissidence:
du même lieu philosophique ; précisons encore que que la femme pour eux est une voix de la libération.
nous nous situons ici du point de vue épistémologique. Or comment oublier que la dimension sexuelle de la
Or le lieu de ces paroles, c’est l’histoire: ainsi, il fait corps, dissidence de l’écriture féministe en fait trop souvent
ce lieu, avec la métaphore de la femme qui traverse le une complice de régimes de la dictature, comme c’est
texte de Beti et de Ngugi, par exemple. Car l’écriture le cas chez Monique Ilboudo 7 et bien d’autres? Dissidente
féministe africaine ne dé-métaphorise pas la femme: sociale, cette écriture devient affirmative politiquement:
elle lui donne une âme et un corps ; elle lui donne une au fond, il n’y a pas de différence pour nous, car elle

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est dialectique. Ils se trouveront tout aussi des voix pour C’est Sow Fall qui dans ses romans a le plus représenté
dire que chez les féministes mâles, la femme projetée cette fusion, dans le texte d’une auteure d’Afrique,
ne pouvait qu’être une métaphore, quand dans l’écriture entre l’écriture féministe et le projet messianique :
féministe et féminine, elle est chair et âme. C’est c’est qu’elle aura défini, par exemple dans La grève des
oublier que toute littérature est idée: fabrication. Toute battu, le projet de libération féministe dans la matrice
littérature est texte. Le sexe ne s’inscrit dans un texte de la fabrique sociale, et l’aura uni avec la revendication
que sous forme de mots. A ceux-là nous répondrons donc de gueux : des mendiants de l’ordre social. En situant
que la dissidence veut dire beaucoup de choses à la fois, dans la fange sociale le lieu de l’écriture féminine, et
et que lorsqu’elle est installée dans la logique de l’his- aussi de l’écriture féministe, elle l’aura poussé jusqu’à
toire, elle devient mouvement dialectique, que celui- ses plus lointains retranchements historiques. Elle aura
ci soit négation ou affirmation, dialectique qui ne peut bâti une solidarité de gueux qui comprendrait tous les
cependant pas logiquement exclure la dictature, celle- exclus de la politique : les jeunes, les pauvres, les infir-
ci se projetant dans le ciel de la libération: comme Marx mes, les femmes ; bref toutes les personnes sur le front
la voyait enlacée avec le prolétariat porteur de la de qui la société aura marqué le cachet du différent
société sans classe. Or la dissidence telle que l’entend la comme insigne de la lèpre. Et ici, à travers le texte de
conscience tragique n’est pas qu’historiquement dia- l’écriture féministe, nous entendons dans la clarté
lectique. L’écriture féministe africaine n’a pas encore cacophonique des luttes sociales, de la dialectique
ouvert ses oreilles au ressac profond de ses autres historique, cette phrase qui secoua une époque de la
significations. Nous voulons dire : elle n’entend pas pensée : « au début de l’ère fasciste Walter Benjamin
encore la dissidence comme la chute dans la profondeur écrit» nous dit Marcuse, «que l’espoir ne nous est donné
fulgurante du précipice, et l’attraction de la danse du qu’au nom des désespérés» 8. Ecoutons le encore plus:
soleil dans les retournements du labyrinthe. Son moment «dans la base conservatrice du peuple», nous dit-il, «il se
le plus radical, sa recherche par exemple d’une écriture trouve cependant un substrat de méprisés, de pour-
qui dise au plus près les pulsions du corps de la femme, chassés d’autres races et d’autres couleurs, de chômeurs
chez Ken Bugul, n’en situe pas moins celle-ci comme et d’invalides. Ils existent à l’extérieur du processus
altérité: son autonomie se conquiert dans la différence. démocratique; leur vie a besoin de la destruction réelle
Si la dialectique est son chemin de croix, la limitation de des conditions et des institutions insupportables » 9.
l’histoire est sa damnation: le corps de la femme qu’elle Avec lui cependant, nous nous rappelons la logique
découvre au lecteur, elle l’éparpille dans la dimension sartrienne qui avait situé le mouvement de la négritude
de la route de sa libération, car c’est là qu’il a été défini dans le geste historiquement dialectique d’une négation
comme autre par la «dictature des couilles ». Comment de l’Occident qui s’annulerait à la fin : le racisme anti-
y échapper ? Les frontières aux devants de l’écriture raciste. Implacable dialectique qui montre les limitations
féministe sont celles du projet esthétique dans lequel de toute écriture prise dans le train de l’histoire: enga-
elle s’enracine de manière idéale: le projet messianique. gée. La figure de la reine des mendiants, en s’imposant

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dans La grève des battu comme étant la voix de femme qui dans les pages de romans féministes! Les rues diraient:
dans le chaos de l’alentour crie, et donc, implose la elles n’ont que le pénis dans la tête, toutes ces féministes!
«dictature des couilles», scie en même temps les condi- L’auteure camerounaise malgré ses cris n’a même pas
tions de sa propre liberté : le ciel qu’elle se représente encore essayé de s’échapper du pénis raide qui la hante,
est celui des mendiants dont elle n’a pas le droit de or c’est dans sa chute dans l’abyme que réside peut-être
quitter les côtés si elle veut demeurer révolutionnaire. l’espace de sa rénovation: la découverte de son écriture
Autrement, elle deviendrait affirmative, re-inscriptive au principe dissident qui court dans la terre rouge du
de l’ordre qu’elle questionne. Mais demeurer gueux, chemin et avance dans le bois, qui gronde dans les vagues
est-ce le salut ? Du point de vue de la dialectique qui la de l’océan et conduit les bateaux, qui dans le recom-
fonde, l’écriture féministe est également condamnée, mencement perpétuel de la vie appelle la mort.
car en réalité elle change l’agencement de la fabrique
sociale, mais ne bouscule pas son ordre ; elle ne met
d’ailleurs pas en cause l’idée qui l’a rendue possible : IV
l’histoire. C’est ici qu’il faut bien entendre les limita-
tions de la parole de Mariama Bâ 10, par exemple : elle Le dictateur c’est l’homme libre 11. Seulement sa liberté
est piétinement dans le cœur d’un ordre historique bien est phagocytaire. Elle cannibalise celle des autres, car
défini; mieux : elle est volonté de participation à cet elle ne permet aucune autre liberté autour d’elle 12 :
ordre-là. Une si longue lettre, dans le radical de son ana- comme un manguier, elle n’admet aucune pousse à
lyse de la polygamie, n’en demeure pas moins inscrite ses pieds. Elle est sanguinaire: comme dans La vie et demie,
dans la restauration de la dimension de l’histoire dans elle se nourrit de la liberté des autres; le corps des sujets
laquelle les héros de la narration, hommes comme fem- est son repas : surtout quand ceux-ci s’opposent à son
mes, sont tous pris. C’est ici qu’il faut entendre la parole pouvoir : c’est-à-dire en fait, expriment leur liberté à
de Bugul: la violence de son propos est figurative, mais eux. Le combat du «Guide Providentiel» avec le corps et
aussi prisonnière de l’histoire. Ainsi la racine des l’esprit de Martial est le visage même du quotidien du
écritures féminines est le calme d’une histoire cahoteuse dictateur : il est en perpétuelle négation de la liberté
qui se fait, qui se fait, qui se fait : comme un train qui des autres. Gardien du temple, le dictateur est celui
passe. Dans l’élan messianique de leur voix, dans leur qui ouvre les portes de la mort ou de la vie : il a le droit
fusion de la parole féministe avec le mouvement d’une suprême, et donc aussi, la liberté suprême: ainsi donc il
histoire qui chevauche vers un paradis de la dictature, ces règne sur une république de mort-vivants ; sur une
écritures courent vers l’échec, car elles sont réinscription peuplade de zombies. Ici vaut sans doute la phrase de
du dictateur qu’il s’agit d’imploser. Les romans de Beyala Carl Schmitt : « Est souverain qui décide de l’Etat d’ex-
montrent clairement cette limitation : l’homme n’est ception» 13. Seul il est celui qui triomphe dans l’éclat de
jamais autant présent que là ! Comment y échapper ? la félicité, quand sa cour est occupée par la danse de
Comment ? La verge n’est jamais autant debout que la mort : ses vêtements sont couverts de sang ! Seul il

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est celui qui mange à satiété: mais son repas est le corps voilà homme-lion; les voilà homme-éléphant. Ils courent
des habitants du pays dont il tient le cou avec ses reines. dans l’infinie et grotesque satire de Ngugi, The Wizard
C’est lui qui conduit le bateau sur les eaux troubles de of the Crow ; dans En attendant le vote des bêtes sauvages,
la vie fantomatique, tout comme c’est encore lui qui Koyaga est un chasseur. Il est membre de la confrérie
est à l’entrée de la forêt des révélations. Comme la des dozos: ceux qui ont le droit de tuer, ceux qui en leurs
liberté totale, le dictateur est du domaine du mythe. mains possèdent le droit suprême, et donc la liberté
Ogun, c’est lui, car malgré l’appropriation de ce dieu suprême : la liberté sublime de décider qui mourra et
par Soyinka, il lui restera toujours cet espace de décision qui vivra ; ceux qui ont fait péter la Côte d’Ivoire, le
suprême sur la vie et sur la mort, cette possession du Sierra Léone, le Libéria. Qui d’autre qu’Ogun a ce droit
principe de destruction et de création, cette fonda- dans la mythologie des Yoruba ? Qui d’autre que les
mentale autonomie donc, qui, autant qu’elle s’exprime enfants-soldats à Korhogo ont cette liberté ? Définir la
chez l’artiste, dans la société ne peut que s’exprimer liberté par-delà la vision messianique, par-delà l’histoire,
dans la liberté du dictateur. La philosophie allemande c’est entrer dans le lieu suspendu de la danse sublime
ne s’était pas trompée ici, elle qui avait trouvé dans le entre la vie et la mort : le dictateur est le roi de cette
«génie», «das Genie», l’expression radicale de l’autonomie: danse, c’est lui le maître des cérémonies ; c’est entrer
de la liberté qui ne se plie à aucune règle, mais fonde dans la forêt des indéfinitions : or le dictateur est un
les siennes. On ne peut pas décrire mieux le dictateur. chasseur, tel que nous le dit justement Kourouma dans
Cette philosophie a su découvrir l’expression du génie son roman, et Soyinka dans son analyse d’Ogun ; c’est
autant dans l’artiste que dans le démon : autant dans faire sien le chaos de l’océan : le dictateur est timonier,
la personnalité de Goethe que dans celle d’Hitler. C’est tel que nous aura montré Mobutu.
que la liberté de l’artiste, entendue en politique, est La forme que le théâtre de Césaire, La tragédie du roi
dictature : elle brise les lois et fait danser le monde au Christophe, a donnée au dictateur, est juste : le dictateur
rythme de sa seule volonté. Le sublime exprimé en est un habitant de la tragédie. Le roi Christophe, tout
politique est fasciste : Adorno et Léotard l’avaient bien comme l’empereur Boky, et son complice Idi Amin Dada
vu. Ainsi, la pratique artistique de Soyinka démocratise qui apparaissent dans Opera Wonyosi, ou alors le déme-
Ogun : mais elle le fait en mythoclaste. La dictature est suré King Baabu, ne sont pas seulement des représenta-
de l’ordre du mythe : oui, Ogun c’est le dictateur fait tions achevées de cette gangrène qui ronge l’Afrique
idée. L’identité péremptoire de ce dieu en fait une indépendante; c’est une élaboration lucide du commerce
représentation même du dictateur : il est le roi ivre qui intime, pervers, du dictateur avec l’idée de la tragédie :
frappe selon la seule loi de sa volonté, car il est la il est celui qui, dans la République de l’Imagination, est le
volonté en action : libre et isolée dans sa liberté. Les plus assis dans le socle de l’idée. Il est le mal en personne:
dictateurs ne se sont pas trompés qui, dans les Répu- il est le produit premier d’une vision tragique de la vie.
bliques africaines ont toujours voulu se parer des ori- Voilà qui ne peut entrer dans la vision messianique qui
peaux traditionnels. Et les voilà homme-léopard; les au contraire, le présente comme celui qui est un bar-

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rage à la liberté, bref, qui définit la liberté loin de son comme celle de ses sujets. Avec Christophe il devient
chemin, et qui dans le mal qu’il distille, voit la mani- clair qu’est dictateur celui qui agit sous la dictée de
festation de la tragédie comme pulsion de mort. Mais l’idée ; ou qui est agi par l’idée. La tragédie qu’il nous
la tragédie est d’abord dans le moment de décision: dans montre est idéale: voilà pourquoi elle est fondamentale.
le royaume chaotique des dieux qui tombent en terre, Le fouet du corps qui en dictature rythme la vie, c’est
dans l’espace infini du négrier qui tangue, dans la forêt le rythme de l’idée en marche : car comme le dictateur,
qui n’a pas de porte et sur les chemins qui ne mènent l’idée est cannibale : elle est violente ; elle est pulsion
nulle part. La tragédie est un état qui se manifeste en de mort. Le dictateur c’est la figure qui se jette au fond du
plusieurs manières, dont la plus évidente est la violence: précipice: il entraîne avec lui tout un pays. Sa tragédie,
la volonté est l’expression de cette violence, et le dicta- c’est qu’il croit toujours avoir raison.
teur est, en dictature, le seul possesseur de la volonté; Le sujet libre ne peut approcher le dictateur sans
il est la personnification de l’Etat d’exception. Il abat ironie. Le domaine autonome du sujet en dictature c’est
ses ennemis et n’a de compte à rendre à personne; il les celui de la ruse, de la satire, ou alors du silence. C’est que
mange et n’a de réponse pour aucun étonnement ; il le dictateur n’écoute pas une parole directe : il la tue.
les émascule et est acclamé par la populace. Son règne Le propos messianique est adressé à la dictature de
est celui de la terreur la plus totale : il est celui qui vit l’extérieur de son mouvement; de l’extérieur de ses évi-
de la violence dans ses doubles formes d’action et de dences. Il est adressé à la dictature des chevauchées de
structure, car il est violencia et protestas. Corps et idée il l’histoire à laquelle il donne une autre logique que la
est, et en ce sens il est le héros primordial de la tragédie. tragédie. Mais cet extérieur est conceptuel autant que
La critique le sait : La tragédie du roi Christophe est autant personnel: c’est l’écrivain qui se situe sur le char d’une
une représentation du drame haïtien sous le règne de autre idée, fut-ce la démocratie, mais c’est aussi le
Christophe, qu’une métaphore pour dire la violence romancier qui choisit l’exit option, qui s’installe dans
de Sékou Touré. Ainsi cette œuvre se situe-t-elle dans l’exil. La littérature de la dictature, telle que pratiquée
l’océan des définitions de la tragédie telle que nous par Beti et Ngugi, respire de cette adresse du dictateur
l’avons entendue: comme espace de la mort. Pourtant de l’extérieur de l’idée : des évidences de l’histoire qui
c’est dans l’intuition métonymique du personnage de marche vers la liberté, et en même temps, de l’exil de
Christophe qu’il nous fait plonger dans le ventre de la l’écrivain. Nous savons déjà que la marche de l’histoire
tragédie: dans le ventre même du héros tragique. Il nous vers la liberté est elle-même porteuse de dictature, car
fait voir dans l’âme du dictateur pour nous montrer sa le dictateur est un fruit de la liberté : est l’homme libre
chute lente mais contrôlée dans le précipice de la mort: et qui à d’autres impose sa liberté qui ne peut qu’être
de la folie. Mais la liberté tragique n’est-elle pas aussi mortelle. Nous n’y reviendrons pas. Important ici est
celle du fou ? Cette entrée dans le royaume de la folie, cependant de constater que même au moment où elle
c’est tout aussi l’entrée dans celui de l’idée: le dictateur adresse le dictateur de loin, la littérature messianique
est illuminé. Son illumination est sa damnation, tout ne devient pas tragique, au contraire : elle est « roman

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de la désillusion ». La tragédie qui transparaît dans Per- romans la subvertissent: ils s’en servent du point de vue
pétue, Remember Ruben ou alors dans Les deux mères de du mythe. Ils lui font dire autant le rire de la populace
Guillaume Ismaël Dzewatama et La revanche de Guillaume que l’exubérance du dictateur en liberté. Ils voient
Ismaël Dzewatama, n’est pas celle du dictateur Toura, l’histoire en folie qui avec le dictateur plonge dans le
mais de Perpétue et de l’idéaliste Procureur : elle est précipice; ils la voient également s’élever, seule, libérée,
tragédie larmoyante. Son langage est la pitié. Elle dans un éclat de rire qui dans le roman de Kourouma
appelle un regard de la commisération : elle est fille a lieu jusque devant le nez du dictateur, comble d’ou-
de la compassion, car elle est libérationniste. C’est le trage ; et chez Sony Labou Tansi, chez le lecteur qui ne
«roman de la désillusion», quand il veut faire sien l’idée peut que trembler de rire devant la suicidaire grandi-
de la tragédie: l’échec. La condamnation ultime de cette loquence du « Guide Providentiel ». Ici point de larme :
forme superficielle de la tragédie c’est son messianisme c’est que ces deux auteurs écrivent du lieu même de la
athée : les larmes qu’il verse, il les verse sur le peuple. tragédie dont ils font une danse de la mort qui entraîne
Voilà pourquoi les romans les plus réussis de Beti seront dans sa folie autant le dictateur que le peuple, autant
toujours ses essais divers, et surtout : Main basse sur le le «Guide Providentiel» que ses opposants, Martial tout
Cameroun. La vision messianique ne connaît pas la tra- comme Chaïdana, autant les petits que les grands. La
gédie : c’est qu’elle est parole en action; parole mobi- fête de la violence que ces romans présentent, ce n’est pas
lisatrice. Et quand elle s’aventure dans le royaume des une histoire qui marche vers la liberté, c’est une histoire
démons, elle reste à la superficie des choses : de la en folie : c’est une histoire qui implose. Pourtant com-
mort. Elle devient pleureuse de deuil. La vie et demie et ment oublier que même dans leur parole la plus folle,
En attendant le vote des bêtes sauvages au contraire, sont ces deux auteurs n’arrivent pas à totalement embrasser
les deux romans qui le plus profondément regardent la vision sans compromis de la tragédie: l’aveuglement
dans le labyrinthe de la dictature, pour, du fonds du d’Œdipe n’a pas lieu ici ; la rétribution des dieux non
précipice, adresser le dictateur en plein visage : et le plus. Certes chez Kourouma, le dictateur avertit que
croquer férocement 14. Plus que Beti c’est eux qui pren- même les bêtes viendront voter pour lui : il veut instal-
nent l’ironie du sujet en dictature au sérieux : sous la ler l’éternité de son règne en le plongeant dans l’infinie
forme satirique. Leur parole n’est pas directe, et pour durée de l’idée. Comme pacte avec l’impossible. Certes
cause. La vie et demie est une fable, et En attendant le vote chez Tansi la chasse aux fous est la volonté d’inscrire
des bêtes sauvages un récit épique satirique, le donsomana. la radicalité mortuaire du règne tragique dans le roman:
Leur geste première est cependant une relation ambiguë par l’absurde. Ici aussi, l’éternité du dictateur est pos-
avec l’histoire : l’histoire de Eyadema pour la constru- tulée : comme folie. Ces deux gestes sont cependant
ction de la figure de Koyaga, et celle de Mobutu tout annulés par l’ironie même de leur narration : par la
comme de Bokassa et Idi Amin dans La vie et demie pour satire donc. Autant chez Kourouma que chez Tansi, il y
la description du «Guide Providentiel». Là où le «roman a toujours en filigrane qui se profile, la liberté du peuple
de la désillusion » s’installe dans l’histoire, ces deux qui rit. A des moments divers de l’écriture africaine, à

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des périodes finalement parallèles de la production comme tragédie: comme téléologie de la violence. C’est
littéraire, ces deux auteurs ont poussé jusque dans ses que son roman Le devoir de violence vient, pas avant eux
plus radicales possibilités le « roman de la désillusion », comme le dit l’histoire de la littérature africaine, mais
et dans une commune ironie qu’ils ont arraché à la tra- après eux, selon l’histoire de l’idée. C’est la renaissance
gédie, ils l’ont clos : dans ce cinglant éclat de rire qui inattendue du roman de la dictature sur la route tracée
avec eux fonde le roman de la dictature. Le lieu de cette par la fable et l’épopée : mais sous forme de roman
clôture se vit encore aujourd’hui comme absence. Dans libéré de l’illusion qui hantait encore le rire de Tansi
la nouvelle littérature africaine, il est absence de réfé- et de Kourouma, tout comme des obsessions sexuelles
rence du pays de la violence, non-nomination du pays et bibliophiles de Tchak ; libéré définitivement de
de la brutalisation : envol dans le pays de la fiction. Cet l’espoir d’un peuple possesseur de l’histoire qui circule
envol déterritorialisé puise sa racine chez Beti, trace dans les textes de Beti, ou d’une vision de la femme qui
son chemin dans les œuvres de Tansi et de Kourouma, impose sa rationalité, telle que nous le dit le roman
avant d’exploser aujourd’hui, dans les romans de Sami féministe. Le devoir de violence c’est la fête philosophique
Tchak, en royaume latino-américain de la magnificence d’une narration libérée de tout projet de salut: la résur-
sexuelle et bibliophile. rection du roman qui s’élève à partir du cœur de la
tragédie, pour nous dire que le rire n’est pas le seul
antidote d’une conscience qui n’a jamais eu d’illusion,
V et que le sexe non plus n’est pas son échappatoire :
mais que la réflexion sur le corps captif, c’est une de
« Souvent il est vrai, l’âme veut rêver l’écho sans passé ses armes. Il aura traversé l’écriture africaine avec la
du bonheur. Mais, jeté dans le monde, l’on ne peut fulgurance d’un événement esthétique, Ouologuem,
s’empêcher de songer que Saïf, pleuré trois millions de avec la rupture d’une prévision métaphysique, et ses
fois, renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres traces ne peuvent être retrouvées que dans la production
chaudes de plus de trente Républiques africaines... » 15 des auteurs d’aujourd’hui. Il est de ces auteurs qui
Ainsi finit Le devoir de violence; ainsi commence une autre autant qu’une œuvre, laissent sur leur chemin le pollen
époque du roman de la dictature. C’est que Ouologuem de paroles prochaines, en découvrant les racines d’un
continue à rebours, là où Kourouma et Sony se sont passé peu écouté : celles-ci recomposent l’univers de
arrêtés en riant, et où Tchak les a suspendus, le regard l’imagination, en n’excluant même pas les aînés dans
fixé sur les possibles apolitiques d’une littérature née leur entreprise de re-juvénilisation. Il n’est pas étonnant
dans le pays de la violence. Là où ces derniers, dans qu’il ait enchanté Soyinka 16 : les deux auteurs parlent à
leurs textes qui refusaient d’écrire des romans, sau- partir du même lieu tragique. Un fait demeure certain:
vaient le sujet africain par l’ironie, par l’exubérance Le devoir de violence sarcle le chemin sur lequel s’en-
sexuelle, érudite, et la flagellation des corps, lui, il le fait fonceront maints auteurs de la nouvelle génération,
par la narration recommencée de l’histoire entendue surtout ceux qui écrivent en français: il respire dans des

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romans qui parfois ne s’arrêtent pas à ses senteurs : tel politique ne connaît pas le but, mais lui forge un prétexte.
Efoui qui à distance le salue; tel Alem qui écrit une lettre C’est parce qu’ils sont mauvais forgerons que les régimes
maladroite au gouvernement du Mali, demandant la s’écroulent.
restitution de l’auteur dans sa dignité bafouée par une – Mais il faut des maladroits, puisqu’il y a peu de politique
sale affaire ; ou tel cette colonie d’auteurs qui s’en vont honnêtement exprimée, ou peu d’honnêtes expressions
dans les plaines lointaines de la savane où se cache l’auteur en politique.
qu’on dit fou, pour lui serrer la main en révérencieuse L’évêque rit de bon cœur :
gratitude. C’est que chacune des phrases de son roman – En effet, c’est assez exact, concéda-t-il, bien que je vous
unique a la lourdeur annonciatrice de notre monde soupçonne de vous être laissé aller au sarcasme… Juste-
fracturé : la profondeur de l’océan tumultueux qui ment voyez-vous (il posa ses coudes sur la table, croisa ses
creuse sous la surface de notre vie prise dans l’étau du doigts, regardant son interlocuteur avec un sourire indul-
dictateur. L’auteur africain d’aujourd’hui n’a même pas gent, complice) c’est pourquoi j’ai compris le Nakem et toute
besoin de l’avoir lu : la vision de cet écrivain singulier son Histoire, reprit-il encore, souriant doucement à Saïf
se vit dans la chair de notre temps, respire dans l’air indisposé, vaguement mal à l’aise » 17.
de notre futur. Un dialogue demeurera toujours illu-
minateur de la conscience tragiquement contemporaine Nous aurions pu aller plus loin dans ce dialogue entre
dont il est question ici ; c’est la finale du roman : Saïf et l’évêque : dialogue du dictateur et de l’homme
d’esprit. Entre la vision cynique du politique et le rire
«C’est parce qu’ils n’ont su rien dire que les hommes se tuent. sarcastique, mais désenchanté de l’évêque. C’est le roman
Mais les gens s’aiment, parce que quand ils se séparent, de la dictature qui se fonde en narration philosophique:
chacun s’aperçoit qu’il n’a parlé que de soi. N’avez-vous dans le jeu cruel. Mais en même temps, c’est toute une
jamais manqué la cible de ceux que vous aimez ? tradition d’écriture dans la littérature africaine qui est
– Oui, longtemps : en voulant faire, au lieu de laisser mise ici en abyme, une tradition qui a trouvé son fleu-
faire… ron dans «le roman de la désillusion». Le rire de l’évê-
– Vous parliez du Nakem tout à l’heure. que, le doute du dictateur, le jeu qui unit les deux dans
– Je voulais être seul, pur. un dialogue mortel, et ouvre le roman sur sa fin, voilà
– Mais la solitude s’accompagne d’un sentiment de cul- qui construit dans le roman de la dictature, la lutte
pabilité, de complicité… entre deux visions antithétiques du sujet, entre deux
– Pardon, de solidarité, rétorqua l’évêque. formes de narration qui s’opposent dans leur vision de la
– L’homme est dans l’histoire et l’histoire dans la politique. personnalité du dictateur : le « roman de la désillusion »
Nous sommes déchirés par la politique. Il n’y a ni solida- dans ses restes qui sont le rire, le sarcasme, le sourire, et
rité ni pureté possible. celui de la dictature tout court qui devient réflexion: qui
– L’essentiel c’est de désespérer de la pureté, et de croire devient voyage ironique au bout de la mort. Dans ce
qu’on a raison d’en désespérer. L’amour n’est pas autre. La dialogue lumineux tout comme dans son récit, Ouolo-

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guem construit au fond une symbiose entre ces deux installée comme une condition de possibilité de l’histoire
visions de l’extrême : la paix et l’amitié qui unit Saïf et africaine : pas comme une de ses perversions. Le devoir
Henry est expression de cette union narrative tour- de violence est ici mieux formulé dans la traduction
billonnante : anglaise qui dit : « bound to violence», car au fond, ce qu’il
montre, Ouologuem, c’est une histoire africaine atta-
« Depuis quand avez-vous cette conviction ? chée à la violence, secouée par les ressacs de la violence,
L’évêque réfléchit : qui se nourrit de violence dans un cercle qu’on dirait
– Je crois, dit-il, que je suis né ainsi. Savoir, comme vous vicieux, mais qui n’est rien d’autre que celui de la tra-
et moi, qu’on s’accroche à l’impossible, et que c’est proba- gédie. Le dialogue entre l’évêque et l’homme de pouvoir
blement une forme d’amour, ou de folie. Cela provient de est ironique, parce que le premier a pu voir dans le
la faculté ou du besoin d’adhérer à la réalité. squelette de la machine: dans les tréfonds de la réalité,
Oui… » 18. qu’il nomme si simplement: «l’histoire du Nakem». Sa
parole vient donc de la profondeur de sa compréhension
Le mot est lâché qui pulvérise le messianisme et – et ici, nous utilisons ce mot dans son sens étymolo-
l’identité: «adhérer à la réalité». Qui fonde le roman de gique: compréhension– du tragique de la réalité africaine:
la dictature dans le réalisme de la vie telle que décrite de la vie. Il n’y a pas ici d’espace à l’extérieur d’une
par Tutuola. Le roman africain d’aujourd’hui, quand il histoire folle et tourmentée : possédée. Il y a deux pro-
fait sien l’idée de la dictature, continue à partir du ter- tagonistes qui se font face dans un jeu mortel, comme
rain libéré de ce dialogue brut, de cette vision épous- deux idées se consumeraient dans une lutte pathétique,
touflante de la réalité, et surtout, de ce regard raisonné mais définitive. Il y a deux regards différents sur la
dans l’impossible, la folle violence de l’Etat d’exception. constitution du sujet et sur sa relation avec la morale.
Voilà pourquoi c’est en Ouologuem qu’il trouve celui L’ironie de cette relation est que ce soit l’évêque qui ne
qui a traduit pour lui en description narrative de la croie pas à l’innocence du sujet. Mais il n’a pas besoin
dictature, et le plus fidèlement, dans l’histoire, l’idée de convaincre l’homme de la politique: celui-ci n’y a
de la tragédie ; mais Ouologuem aura fait encore plus : jamais cru. Et voilà, l’homme de la morale, l’homme de
là où Tutuola, parti du conte se sera arrêté au mythe la chrétienté, c’est lui qui, au contraire, positionne
et à la philosophie pour fonder la prose parcourue de l’impossible pureté comme étant la condition même
la geste de la réalité, il aura, Ouologuem, réuni réalité, de l’humanité désenchantée : tant celle du potentat
histoire et mythe dans une narration unique de la vio- que du commun. C’est lui qui en fondant la justice et
lence, et construit ainsi la fondation d’une vision l’amour comme possibilités d’une nouvelle commu-
tragique du roman de la dictature : c’est qu’il aura vu, nication, ne les entend que comme chemins de la perte:
lui, les racines de la dictature dans les Républiques comme nostalgie donc. Le lieu du salut est ainsi, non
africaines dans la profondeur «impossible» de la triple dans la construction du paradis, mais dans la nostalgie
domination arabe, européenne et noire, et donc, l’aura d’une conscience prise au piège de la réalité moribonde.

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Notes
Le paradis n’existe que comme nostalgie : la liberté
aussi ; il n’y a donc plus de paradis possible, parce que 1. Dans sa théorie du roman, Lukács entend par « roman
la liberté avait été annulée depuis trop longtemps. Ce de désillusion », le roman qui décrit le héros écrasé par
qui reste c’est l’idée: folle, cannibale – dissidente. Le les structures de la société, et dans ce sens, sa lecture est
sujet possédé par cette dissidence de l’idée se bat dans totalement hégélienne. Elle est hégélienne dans la mesure
ou elle est concomitante de la lecture hégélienne du
les eaux de sa possession, car ces eaux sont autant celles
roman comme forme d’une époque philistine. Chez
de sa propre volonté que de la réalité, autant celles de Lukács, elle débouche ainsi d’une vision du roman qui
la réalité que de l’histoire, autant celles de l’histoire soit la matérialisation durant le XIXe siècle, de l’épopée
que du mythe : de la tragédie. Le sujet piégé dans l’in- qui aura perdu sa raison historique. Dans ses multiples
fini océan de la tragédie ne trouve pas d’acte autre que formes, elle trouve cependant dans le roman de l’éducation,
la violence qui puisse fonder son émancipation, et Erziehungsroman, la forme maîtresse du genre. Le roman
celle-ci justement est sa damnation : car elle aussi est africain de la désillusion a une toute autre logique: il naît
d’une vision de l’indépendance des pays africains comme
fondatrice de dictature. Le jeu peut être répété mille
étant la fin de l’histoire de la domination, ce qui, bien
et une fois ; il est identique : l’histoire est le lieu de entendu est d’une étonnante naïveté. Cf., Lukács,
cette infinie répétition. Il n’y a pas meilleure manière Theorie des Romans, op. cit.
de clore un cercle, car celui-ci est vicieux. La clôture 2. Cf. Eboussi Boulaga, Les conférences nationales en Afrique
du cercle est la clôture de l’espace de la liberté comme noire: une affaire à suivre, op. cit.
dictature. Toute dictature est circulaire. C’est la clôture 3. Juvénal Habyarimana (1937-1994), ancien chef de l’Etat
de la vie entendue comme mort, et de la mort entendue rwandais. Son assassinat le 6 avril 1994 est communément
comme vie. C’est donc l’ouverture au jeu tragique. entendu comme ayant marqué le début du génocide des
Mais ici donnons au Devoir de violence le dernier mot sur Tutsi et aussi des Hutu modérés au Rwanda.
ce chapitre sauvage, car il l’a encore dans la littérature 4. Tsitsi Dangarembga, Nervous Conditions, Harare, Zimbabwe
africaine : Publishing House, 1988.
5. Il est nécessaire ici de se référer à Carl Schmitt, pour une
« Vous savez, mon ami, on ne résout pas un problème de définition de la dictature par rapport a la souveraineté, et
civilisation ; on se met à son service – et, pour commen- aussi, par rapport a l’histoire. Cf. Carl Schmitt, Die Diktatur,
cer, à son école. La loi de justice et d’amour est le seul op. cit., p. 204.

bien profond qui puisse unir, par le haut, nos irréductibles 6. Awa Thiam a donné une dimension théorique au roman
diversités. Par le bas, s’agite, dans la faune étrange des féministe, dans son essai. Cf. Awa Thiam, La parole aux
négresses, Paris, Denoël, 1978.
passions humaines, la soif de puissance et de gloire. Mais
là est notre richesse et notre complément mutuel, là notre 7. Monique Ilboudo est juriste et écrivain, ministre des droits
humains de Blaise Compaoré. Ce dernier est le commandi-
parenté véritable » 19.
taire du Coup d’Etat du 15 octobre 1987 qui a entraîné
la mort de Thomas Sankara. Son régime est la plaque
tournante de presque tous les conflits militaires en Afrique
de l’ouest depuis une vingtaine d’années.
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8. Herbert Marcuse, Der eindimensionale Mensch, Berlin,


Luchterhand, 1968.
9. Ibid., p. 267.
10. Mariama Bâ (1929-1981) est une écrivaine sénégalaise,
auteur de l’influent Une si longue lettre (Paris, Le Serpent
à Plumes, 2001).
11. Cf. Carl Schmitt, Die Diktatur, op. cit.; cf. aussi, Politische
Theologie, op. cit.
LE ROMAN DE L’ÉMIGRATION
12. Ibid.

13. Carl Schmitt, Politische Theologie, op. cit., p. 42.


14. On ne l’aura pas assez dit, le regard de Tansi est lié à la «Il n’y a pas de futur ici-là.»
vision de Márquez, et dans ce sens, il plonge dans «les Dicton des rues de Yaoundé
tropicalités » de l’auteur colombien. Il demeure cependant
que, dans le sens de la tradition de la littérature, lui
comme Kourouma partagent la vision picaresque I
du héros, que Kourouma aura fondée avec Les soleils
des indépendances. Le rire picaresque est pourfendeur
du sublime, destructeur d’idéologies et déconstructeur
L’infinie clôture de la dictature est exclusion. Cette
de dictatures, mais du point de vue de l’histoire de l’idée, exclusion est un acte destructeur autant que fondateur.
il représente un moment singulier dont la fortune est Il ouvre un double chemin dans lequel la littérature
évidente, car de Don Quichotte de Cervantès au Gargantua africaine s’engouffre : comme un serpent à deux têtes.
de Rabelais au héros de Simplicissimus de Grimmelshausen, D’une part celle-ci choisit l’exit option; d’autre part elle
au Voyage au bout de la nuit de Céline, au Tambour de Grass, fait corps avec le cri de la conscience prise au fond vio-
aux Cent ans de solitude de Márquez et aux Enfants de minuit
lent de l’abyme. Soyinka avait déjà décrit le double
de Rushdie, il a enfanté des vagues dans la littérature
européenne et mondiale. Dans la littérature africaine,
mouvement de la conscience oguniaque qui sombre
il donne et donnera encore une maison a de nombreux dans le précipice, mais pour s’élever en acte. Césaire
romans, espérons-le, car l’époque du rire est insondable lui aussi avait décrit la double géographie du sujet
et inattendue : le dictateur ne sera jamais coi devant l’élan pris dans l’étau de la mer folle : comme le cri de son
de ses secousses. Philosophiquement cependant, il s’agira corps qui secoue l’univers, dans le bateau qui tangue. Il
toujours d’un piétinement d’une même idée. avait inscrit le départ comme une de ses évidences ; et
15. Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 207. Tutuola avait dans ses écrits tracé le chemin toujours
16. Wole Soyinka, Myth, literature and the African World, op. cit. recommencé comme nécessité philosophique: comme
17. Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., pp. 201-202. damnation de la conscience affamée placée au carre-
18. Ibid., p. 202. four de la vie et de la mort. Le roman de la dictature
19. Ibid., p. 203. sonde les dimensions folles de la liberté du dictateur,
et le situe comme portier de l’enfer; comme métonyme

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du capitaine du vaisseau de mort, comme répétition du son inscription dans la géographie du négrier. Le ventre
gardien de la forêt; comme celui qui fabrique le destin de l’Atlantique de Fatou Diome ne continue donc que le
de l’éternel recommencement : de la tragédie. Il est tangage du bateau que cette narration fondatrice signi-
l’homme au carrefour : le seul homme libre – libre et fie, dans les textes de la soi-disant « littérature de l’im-
solitaire. Mais le sujet pris dans la saison tragique de sa migration » 1 qui aujourd’hui se produit en Europe et
cruelle liberté a devant lui deux possibilités contra- aux Etats-Unis. Comme le roman de la dictature est de
punctiques, qui sont elles aussi porteuses de sens : l’ordre du mythe, le roman de l’émigration est de l’ordre
fabricatrices de formes, et donc de littérature. Il peut de l’histoire : le bateau est sa métaphore significative.
prendre la route que le négrier a inscrite dans le fond Du point de vue de la tragédie que celle-ci signifie,
de l’océan comme un rail sanglant; il peut tout aussi c’est-à-dire donc, du point de vue qui nous concerne
se laisser aller au tourbillon de l’histoire de son pays ici, sa nouveauté ne peut s’inscrire que dans l’évidence
qui a fait de lui un prisonnier de la mort : rester lié au épistémologique de l’idée qui le dicte comme possibi-
ressac de la violence de l’histoire. Dans le cœur de la lité logique, dans sa relation avec le roman de la dic-
dictature, partir et rester se regardent comme deux voies tature : comme choix évident entre deux singuliers
qui s’annulent tragiquement l’une l’autre, mais ensem- possibles. Fuite en avant, bannissement, exil, rapt,
ble fondent le destin du sujet africain post-génocide. qu’importe ? Dans la différence temporelle et de vision
Elles ont fait leurs les évidences de l’émigration et du des textes de Diome et d’Equiano, il marque ainsi une
cri qui déjà, dans la poésie de Césaire signalaient leur seule extrémité du roman africain contemporain ; une
caractère fondamentalement antithétique. Le roman de seule voie : l’exit option. Oui, l’exit option est le chemin
l’émigration est fils de ce choix, tout comme celui des qui reste à la génération africaine d’aujourd’hui. L’ordre
détritus. Ils sont tous les deux décision exclusive, par- de ne plus revenir dans la terre de leur origine, les par-
fois obligée, mais toujours raisonnée. Ainsi le roman de tants le reçoivent d’habitude de leur propre mère! Assis
l’émigration ne peut pas du tout être nouveau dans la qu’ils sont dans la longévité de la dictature, les pays
littérature africaine. Et nous ne le disons pas dans le africains, eux, approuvent l’exode de l’intelligence du
sens de l’histoire de la littérature, car ainsi vu, sa nou- continent qu’ils n’ont jamais su entretenir, et dont ils
veauté est révélée chaque fois qu’une œuvre fait par- n’ont jamais supporté la fronde. Ainsi comme le com-
ler d’elle : est publiée, lue et appréciée publiquement mun, beaucoup d’auteurs quittent leur pays pour ne plus
par les critiques, selon le talent ou la force d’imagination jamais y revenir !
de son auteur. C’est vrai que c’est lui, le roman de Mais le triangle du chemin était déjà tracé longtemps
l’émigration, qui aura livré les premiers textes de la lit- à l’avance ; au fond, il ne reste plus qu’à l’auteur de le
térature africaine, et aura fabriqué les tous premiers suivre: c’est que ses pas sont une inscription dans l’idée.
auteurs du continent. Il est même très vieux, car déjà C’est le négrier qui a fait le travail historique d’ins-
le livre The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano, cription dans la profondeur des textes; ceux-ci ne narrent
or Gustavus Vassa, the African. Written by himself marque que les péripéties de son emportée, et chaque roman

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est la répétition de son violent voyage : une réactuali- qu’inscription du voyage dans l’idée de la tragédie :
sation narrative de l’idée donc. Il y a un lieu du départ donc, métonymique. Le voyage du Japon aux Etats-Unis
et un de l’arrivée : le reste c’est le chemin qui s’ouvre d’un personnage de roman serait singulier dans la lit-
devant les pas du voyageur. Ce chemin c’est l’ironie térature africaine : ce serait la nouveauté, car il implo-
faite narration ; c’est le principe dissident fait récit. serait l’histoire tragique de l’Atlantique noir, même s’il
Mais le chemin est aussi historique ; son parcours est ne remettrait pas nécessairement en cause la présence
une inscription dans le corps des textes, une spatiali- métonymique du bateau dans les textes, ni non plus
sation du drame qu’est l’histoire du pays de l’écrivain ; les trois pôles nécessaires du voyage: le départ, le chemin
de son continent ; c’est une temporalisation du drame et l’arrivée. Du moins il serait libération de la pratique
dont est témoin l’Atlantique noir. Ainsi très peu, y en du voyage en littérature africaine de l’idée fondamen-
a-t-il d’ailleurs?, ils sont, les textes des écrivains africains tale de la tragédie: ainsi créerait-il peut-être pour l’Afrique
francophones dans lesquels le héros ne s’en va pas à le voyage libéré qui est errance qui ne connaît que la
Paris, la capitale de son ancien colonisateur ; de même succession infinie des pieds qui se mettent l’un devant
très peu, ils sont, les auteurs anglophones, dont le l’autre en exploration ; l’incertitude productive du
héros n’irait pas à Londres, la capitale de l’empire colo- flâneur qui marche sans savoir le but de son avancée ;
nial anglais. Est-ce coïncidence? Qui parle français s’en le départ dont la seule vérité est le chemin qui ne finit
va à Paris, et qui parle anglais s’en va à Londres. Est-ce pas. Et en filigrane, ainsi créerait-il peut-être enfin le
malédiction ? Qui est francophone s’en va en France, genre du roman de voyage qui, de toute évidence, est
et qui est anglophone débarque logiquement en Angle- encore inexistant dans la littérature africaine. On le
terre. Manque d’inspiration ? Que non, car c’est l’idée comprend: que la littérature africaine n’ait pas encore
qui travaille dans les textes ici: qui remonte à la surface produit son Theroux n’est pas lié au fait que les Africains
des eaux pour se faire récit. Ainsi même la nouveauté aient choisi de s’en passer, ou alors qu’ils ne voyagent
du voyage américain ne peut pas être neuve, car elle n’est pas, mais au contraire, au fait qu’ils fassent incessam-
que recommencement du terrible chemin du négrier, ment le même voyage ; que depuis trois cent ans ils
même si mis cette fois à la surface de la contempora- répètent le voyage du négrier ; c’est-à-dire donc, au fait
néité. Au fond, le voyage américain est originaire. Il est que même la littérature africaine contemporaine,
plus ancien que le voyage européen, même si sa forme inscrite qu’elle est dans l’idée de la tragédie, quand elle
se renouvelle aujourd’hui comme émigration. Le croi- choisit l’exit option, ne peut pas se penser en delà du
sement chiasmatique des chemins de l’émigration à roman de l’émigration, et ainsi rend le roman de voyage
partir de l’Afrique, comme nous le montre Mahjoub, encore philosophiquement impossible.
semble encore impensable, parce que tous les auteurs
sont encore inscrits dans le douloureux voyage origi-
naire: oui, le chemin qui se dessine à travers les romans
de l’émigration est autant historique, métaphorique,

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II qui ouvre son fameux Les souffrances du jeune Werther. C’est


que le voyage est libération des arrêtes du continent ;
Si regardée du point de vue de l’idée, épistémologi- libération des prisons de la société ; libération des
quement donc, les frontières de la littérature africaine conventions; libération du passé; libération du mythe:
deviennent fixes, même quand celle-ci dit le mouvement, envolée vers la liberté qui se définit ici comme espace
ses possibilités n’en deviennent que plus logiques. Et de l’indéfinition, mais aussi comme européenne. Il peut
nous parlons ici avant tout de ses possibilités: elles sont être obligé, ou volontaire, le départ ; il n’en demeure
spatialisation de l’idée, d’une part, et temporalisation pas moins rupture : redéfinition du lieu du sujet et fon-
des langueurs de l’océan, d’autre part. La distribution dation de sa liberté comme ouverture à l’incertain de
des formes romanesques de la littérature africaine la route et du futur. Certes le roman du départ n’est pas
connaît différentes étapes qui correspondent toujours seulement extatique: il est aussi mortification; rupture
à cette spatialisation et à cette temporalisation de la douloureuse avec la terre nourricière de consciences
tragédie: et disons, du négrier. Il y a des romans du départ, qui ne veulent pas quitter le sol mais le doivent. Il
et L’Enfant Noir de Camara Laye serait un exemple clas- devient souffrance du fils ou de la fille qui quitte sa
sique ; il y en a de l’arrivée, et ici nous citerions les famille ; qui abandonne ses amis. Il est plus, le roman
romans parisiens d’aujourd’hui, et d’ailleurs toute la du départ : projection nostalgique sur une terre qui
mode du parisianisme, dont certainement 53 cm de s’éloigne du bateau qui avance sur les eaux.
Bessora, qui au fond marchent dans l’espace défriché C’est ici que L’Enfant Noir lui donne son sens : car ce
par le roman Un nègre à Paris de Bernard Dadié ; comme roman, unique dans la littérature africaine, inscrit le
il y a des romans qui nous disent le terrible du chemin: double jeu du héros partant, et arrivé, mais qui revoit
prenons ici Chemin d’Europe d’Oyono, qui pour nous dans sa conscience nostalgique, le lieu de son départ. Il
aura tracé la route de la souffrance qui mille fois sera est double départ en ce sens, car le regard rétrospectif
reprise, dont surtout par des romans tel Assèze l’Africaine du héros ne peut qu’être nostalgique. La première phrase
de Beyala et d’autres livres de l’auteure camerounaise, du livre, «j’étais enfant et je jouais près de la case de mon
ou Mâ de Gaston-Paul Effa qui lui aussi n’aura cessé de père », toute définitive qu’elle est, marque avec son
nous raconter son départ. Le départ, même s’il n’est imparfait du conte, la grandeur d’une maison quittée :
pas libération de la tragédie, même s’il est mortifère, nous sommes très loin ici de Marechera qui dit le départ,
n’en demeure pas moins ouverture du cercle vicieux mais sous la dictée de la violence subie par le lieu quitté;
dans lequel le sujet se sentait prisonnier chez lui. Il est nous sommes loin de la conscience détruite par le lieu
libération de la dictature, et cela bien des fois, dans le de l’origine : c’est que si par exemple chez Marechera
véritable sens du mot : il est libération de chaînes. « Je le lieu du départ demeure le lieu à quitter, à fuir, le
pris mes affaires et partis », dit le héros de La maison de township, pour Laye, il est le lieu à retrouver: le village,
la faim de Dambudzo Marechera, et sa phrase résonne Kouroussa. Il est la forge du père, la force nourricière
de celle de Goethe: «combien heureux suis-je d’être parti!» de la mère, les travaux aux champs : l’enfance. C’est la

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plénitude de cette enfance reconstruite de mémoire, étroitement croisés pour mieux comprimer ma poi-
qui donne des larmes au narrateur quand il l’étale devant trine… Plus tard, je sentis une épaisseur sous ma main:
les yeux de son présent éclaté: comme le nourrisson qui le plan du métro gonflait ma poche » 2. Voilà ce qu’écrit
crie à son arrachée du vagin clos de la mort, et à sa l’adulte qui se souvient. C’est que le roman commence
découverte à l’infini de la vie. La nostalgie du propos en réalité à la fin de son voyage, et doit également être lu
est celle d’une conscience jetée en chemin, mais qui se à rebours: comme roman ultime de la douleur du départ.
retourne : c’est la femme de Lot figée dans la statue de Les romans du chemin disent, eux, la douleur de la
sa marche nostalgique. Londres est le lieu de l’arrivée traversée: de la traversée de l’Atlantique; de la traversée
pour Marechera, mais il est aussi fracture, comme la du désert. Ils font leurs mots du sable ou de l’eau qui
maison de la faim est le pays du départ ; pour Laye, se fixe sur les pas : de la route qui brûle le corps. C’est
Paris c’est un lieu identique: mais la conscience des deux vrai que le chemin c’est l’espace qui est le plus mis entre
auteurs demeure secouée par le lieu de leur origine, parenthèse dans la narration africaine. C’est ainsi qu’il
de leur départ, qui chez Marechera est mortification, apparaît dans Kokoumbo, l’Etudiant Noir d’Aké Loba, dans
et chez Laye, paradis de l’enfance. Nous le savons, oui: L’aventure ambiguë de Kane, et dans bien d’autres romans.
Beti avait attaqué Laye, sous le prétexte de la non- Assèze l’Africaine nous présente d’une certaine manière
inscription de son texte dans le présent politique de la les détails de ses péripéties, mais demeure encore prise
colonisation, entendons, de la tragédie africaine dans dans la narration elliptique du chemin: c’est que ce
sa dimension historique. On ne peut pas être plus aveu- roman, lui aussi, est dicté par la domination du lieu
gle au principe dissident d’un texte, car le roman de du départ et de celui de l’arrivée, qui ne peut qu’être
Laye n’est pas seulement une narration de la conscience attentif à la présence métonymique de la tragédie en
qui a fait ses bagages et s’est mise en chemin ; il est son cœur. Les narratives nous auront donné le modèle
aussi dicté par le soleil d’une vision fixée sur le lieu de de cet « oubli » : l’enfer du chemin ne les remplit pas de
l’origine, car il est le texte d’une conscience prise dans mots. Les vagues qui courent, la douleur de la traversée,
les chaînes affreuses d’un départ nécessaire, parce que le crime qui ronfle dans la profondeur de l’océan ne sont
lié à l’intelligence et à la sensibilité même de « l’enfant jamais oubliés dans leur conscience : ils sont simple-
noir ». Nous dirions au contraire que L’Enfant Noir est ment tus. L’avion, on le sait, raccourcit le chemin du
l’un des rares textes de la littérature qui soit habité par bateau. Mais il ne l’annule pas. La route demeure ferme
le terrible du bateau qui à la terre arrache ses enfants dans les mots non dits ; dans les silences: comme une
les meilleurs: mais il s’agit chez lui de l’avion; du départ béance. Précision : la route dont il s’agit ici n’est pas celle
que dicte l’histoire tragique d’un continent qui se qui, dans les textes de Tutuola, ne mène nulle part, et
sépare de ses fruits les plus succulents, comme par une qui par exemple dans la pièce de théâtre La route de
inévitable damnation. Les bonheurs du petit Laye sont Soyinka, est le lieu du perpétuel recommencement, et
à la racine du cri de l’adulte: les deux sont profonds. de l’éternel retour, tout comme dans La route de la faim
«Je demeurai longtemps sans bouger, les bras croisés, de Ben Okri. Celle-ci est la ligne la plus courte entre le

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lieu du départ et celui de l’arrivée: cette route-ci est recti- lieux qui sont de l’autre côté de la nuit ? Et voilà, dans
ligne, car c’est une route économique autant qu’histo- la multiplicité de ces récits, se révèle une fois de plus la
rique; historique autant que métaphorique. Son inscrip- répétition de la narration unique qui sur un lieu iden-
tion dans la tragédie est autre, car elle parle d’un autre tique martèle son pas : le parisianisme de la littérature
lieu. Elle nous montre «le visage d’Assèze» dans divers africaine d’aujourd’hui, tel qu’il apparaît chez une
pays d’Afrique, vendant son corps pour s’ouvrir encore Bessora, ou alors Tchak, n’est neuf que si la critique
plus au chemin: inscrivant donc sa chair dans la longueur prend le talent de l’auteur comme mesure de son juge-
de la route. Elle nous montre le sang qui en gouttes ment ; de même, la « black british literature» ne pourrait
infinies coule sur la route de l’émigration. Et même si être neuve que selon le talent nouveau qui insuffle à
elle ne transparaît dans la littérature que sous la forme un genre une vie inattendue. La critique qui y voit une
de l’ellipse, elle se révèle dans l’actualité dans les escales évolution singulière du roman africain se trompe si elle
de la mort, dans les scandales d’Africains qui meurent lit dans cette singularité, la découverte d’un nouvel
à la frontière de l’Espagne; dans la souffrance de ces êtres espace, ou alors une certaine évolution, par exemple
rejetés dans le désert dont ils auront voulu échapper en du roman « négropolitain » au roman « black parisien ».
vendant leur chair. Seul Chemin d’Europe aura, dès les Le roman parisien d’écrivains africains, qu’ils soient
premiers moments de l’écriture africaine, inscrit sa « issus de l’immigration », qu’ils n’aient plus leur « pas-
permanence dans le propos: sa centralité et son impor- seport d’origine », qu’ils soient des chantres d’une
tante, à côté du lieu de l’arrivée et de celui du départ. fictive «migritude», n’ouvre pas à la littérature un espace
Combien ils sont, qui sont morts sur cette route de l’in- neuf, mais répète un espace qui aura toujours logi-
certitude ? Quelles souffrances auront-ils donc vécues ? quement été inscrit dans la longueur du roman de
Il faudra encore le dire en littérature, oui, il faudra l’émigration, dont il n’est qu’une sous-catégorie. Du
encore que notre littérature cesse d’être elliptique du point de vue de sa réception, de l’attention qui lui est
chemin, et alors, certainement on se rendra compte donnée, de l’imagination des auteurs qui le pratiquent, le
que le désert du Sahara a la profondeur de l’Atlantique roman parisien, tout comme l’intensité de l’acclamation
noir, et que les caravanes ont le terrible du négrier. Nous qui entoure la «black british literature», sont certainement
attendons encore, dans la longueur révélatrice du des phénomènes éditoriaux aujourd’hui : ils ne sont
Paradis de Abdulrazak Gurnah 3, une narration des cara- cependant pas des phénomènes littéraires. Ils sont
vanes qui soit autre que banalement coloniale. révélation d’auteurs et de talents singuliers, mais pas
Si le chemin est tu dans la littérature africaine, le lieu de lieu nouveau de la parole littéraire. Ils peuvent
de l’arrivée est chanté : c’est Paris, oui, c’est Londres ! fabriquer de très bons romans, mais ceux-ci ne peuvent
Combien de romans depuis Un nègre à Paris nous ont dit pas fonder de genre. Romans de l’arrivée, ces milliers
la grandeur de ces lieux ? Combien nous ont narré de romans qui se succèdent sur les étalages des librairies
l’illumination des rues de ces villes ? Combien, oui, et des bibliothèques, ne disent toujours que la même
combien nous ont présenté le féerique des nuits de ces histoire : leur condamnation est la répétition, le piéti-

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nement sur le même lieu de la parole, sur un seul lieu Africains ne voyageons pas encore; nous émigrons. Nous
du roman de l’émigration, celui de l’arrivée. Or cela n’est avons encore l’oreille trop fixée à la profondeur de la
possible que parce qu’ils sont inscrits dans la longueur mer: nous y écoutons les clapotis des vagues, et atten-
du voyage tragique. Ils ont de nombreux visages certes: dons le grondement de l’eau qui est l’écho de notre cri.
il y a le roman beur, comme Le nègre Potemkine de Blaise Reconnaissons-le : la particularité du roman de l’ar-
Ndjehoya 4, il y a le roman de banlieue, comme Place des rivée aujourd’hui, par rapport à ses pères, Un nègre à
fêtes de Tchak, il y a le roman parisien, comme 53cm de Paris entre autres, réside dans leur suspension du lieu
Bessora ou Maman a un amant de Beyala, il y a le roman de l’arrivée et leur effacement progressif du chemin et
noir, des polars comme La polyandre de Baenga Bolya 5 du lieu du départ: leur rupture et effacement des traces
ou Sorcellerie à bout portant de Achille Ngoye, il y a le de l’origine. Ici et là il y a la conscience qu’il n’y a
roman multiculturel, comme Dent blanche de Zadie Smith 6, pas de retour possible : en devenant littérature de la
il y a le roman londonien, il y a le roman de province diaspora africaine en Europe, ils n’ouvrent cependant
comme Cheval roi de Gaston-Paul Effa, et d’ailleurs, il y pas non plus un espace nouveau, car l’histoire du
a tout simplement le roman anglais ou alors le roman bateau est têtue : son métonyme est persistant – son
français, tel que le pratique Marie Ndiaye, prolongeant principe dissident terrible. Les ondes de l’Atlantique
l’oubli du chemin, et donc, extrapolant la tradition de noir fouettent les textes avec une instance qui est éton-
la littérature elliptique de la route, pour y ajouter l’oubli nante : comment y échapper ? Le roman de l’arrivée,
du lieu du départ ; oui, il peut être roman sans racines, quand il ne s’inscrit ni dans le socle du roman de la
le roman de l’émigration, dans la tradition des œuvres diaspora, ni dans celui du roman de l’errance, s’ouvre
de Dumas ou, en Russie, de Pouchkine : désafricanisé. à la reprise du chemin du départ, mais en direction
Il n’en demeure pas moins roman d’un lieu d’arrivée, inverse: il devient ainsi roman du retour, dont Cola Cola
quand il est regardé du point de vue singulier de la tra- Jazz de Kangni Alem n’est qu’un exemple. C’est dans
gédie qui se cache derrière son visage blême. Son cette dimension pourtant qu’il retrouve parfois l’élan
ouverture est inscrite dans cette limitation locale, car du «roman de la désillusion». Dans une perspective qui
à la frontière atteinte de ses possibilités, il peut encore reconnaît l’inscription de l’émigration dans son cœur,
la spatialiser en faisant sien, comme dans le texte de c’est-à-dire, qui voit la métonymie du bateau, et donc,
Jamal Mahjoub, l’incertitude du point de chute: ainsi il de la tragédie le travailler de l’intérieur des textes, il
peut devenir roman global; il peut dire des consciences ne peut pas avoir eu d’illusions, le roman du retour,
secouées par la totalité des mille chemins du monde : car celles-ci auraient été volonté d’échapper à la tra-
au lieu de roman de l’émigration, il peut soudain deve- gédie. Or un chemin qui, même en retournant sur ses
nir roman de l’errance, et alors seulement il se sera pas, reste inscrit dans le fer de la tragédie, ne remet
libéré des fers du chemin du bateau qui dans son cœur pas celle-ci en cause: il la réinscrit, même si sous forme
tangue; alors seulement il sera novateur. Mais nous n’en chiasmatique ; il en fait une manifestation profonde
sommes pas encore là en littérature africaine. Nous, de la conscience océanique: du principe dissident. C’est

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vrai que des auteurs comme Ousmane Sembène avec ne répètent que le cercle de cette clôture. Ici aussi ils
O, pays, mon beau peuple, ou alors Monenembo, avec son ne peuvent chacun qu’être rétrécissement du gigan-
Les crapauds-brousse, sans parler d’Armah avec Fragments, tesque de la mer dans laquelle plonge l’idée. Ils réin-
nous ont montré, dans l’écrasement des rêves d’exilés scrivent la littérature africaine dans les fonds océa-
retournés au pays, combien la rencontre avec la terre niques de la tragédie, dans la métonymie du bateau,
du départ peut être briseuse d’espoirs ; les deniers sur le chemin de la livrée, de laquelle, en réalité, elle
romans de Beti, Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en ne s’est pas encore vraiment échappée. Plus que jamais,
noir et blanc, tout comme de Farah, Links, Knots, et de ce ne sont pas les auteurs qui s’expriment dans leurs
Kossi Efoui, La fabrique des cérémonies, nous ont montré livres ; c’est l’idée qui en ceux-ci parle. Mais peut-être
combien le retour était une damnation au fond, à som- faut-il encore avoir des oreilles attentives pour entendre
brer dans les tripes de l’enfer ; combien le retour était sa voix : des oreilles plus philosophiques que critiques.
en réalité une marche dans l’univers dantesque de la
mort: c’est qu’il est retour dans le ventre de la dictature.
Comme une manière de réinscrire, dans le lieu même III
du retour, la certitude qui dicte déjà les mots du roman
de l’arrivée, dans sa forme contemporaine elliptique C’est que le roman de l’émigration n’est pas seulement
du lieu de l’origine : « il n’y a pas de retour possible ! » narratif du mouvement du corps : son parcours est
Comme pour dire la voix qui déjà crie du fond dicta- aussi allégorique de l’esprit jeté en chemin. Le chemin
torial de la tragédie : « Il n’y a pas de paradis ! » Dans le qui s’ouvre devant les pas de l’émigrant, il en fait aussi
véhément de leur découverte triste, ces romans n’en- un événement topique : ainsi devient-il roman de con-
lèvent cependant pas au retour son caractère inévita- tact, narration du processus de « l’acculturation », telle
ble de possibilité : son définitif de logique. Ils ne font que les premiers romans africains l’ont mille fois dit.
pas disparaître la parole qui est inscrite dans le geste Sa méthode est ici l’allégorisation du chemin. L’aventure
même de l’émigration, pour dire l’inévitable du ambiguë de Kane, tout comme Le monde s’effondre d’Achebe
retour : « je vais aller où ? » disent les rues de Yaoundé, sont deux exemples classiques de cette allégorisation
comme réponse à la question ironique : « tu étais où ? » de l’émigration: ils ont fondé le genre du roman de con-
Pour dire : « Je suis parti et je suis revenu ». Là aussi, un tact, respectivement dans la littérature francophone
cercle se clôt : celui de la tragédie. Comme la dictature, et anglophone. Le contact de cultures, c’est l’émigration
l’émigration se révèle être un cercle dont la clôture a des âmes : c’est la rencontre dans une conscience, du
une vicieuse évidence. Le roman de l’émigration narre lieu du départ et de celui de l’arrivée ; c’est le choc du
l’aventure de cette nécessaire clôture sous diverses pays de l’origine et de celui de la chute dans un seul
formes : les mille romans qui en péripéties multiples, espace. Ainsi le voyage devient-il souffrance d’âmes
en épisodes singuliers, sous les visages divers du roman départagées, déchirement de consciences bousculées,
du départ, du chemin, de l’arrivée et du retour, la disent, « ambiguïté », beaucoup moins que va-et-vient de corps

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qui bougent d’un espace à l’autre. L’émigration est étant fêlée : impossible. Et puis en même temps, dans
d’esprit, mais la tragédie demeure identique: vainqueur le combat entre l’espace de l’école coranique et l’école
est l’allégorie. Si Samba Diallo est la symbiose entre la européenne, entre la Grande Royale et le Chevalier, bref,
tragédie vécue comme émigration du corps en mouve- entre les symboles de l’Afrique que sont ici l’Islam et
ment, et celle vécue dans la scission d’une âme, Okonkwo ceux de l’Europe, il nous montre un antagonisme qui
est la représentation, lui, de la tragédie vécue en un saisit finalement son héros et le broie, donnant au fou
seul lieu : dans le profond de son village : les deux sont le couteau avec lequel il lui tranchera la gorge. Samba
des représentations de l’idée en chair ; des allégories Diallo, héros sacrificiel sur l’autel de l’ambiguïté, mort
donc. Le monde s’effondre et L’aventure ambiguë sont des à la frontière de la différence qui se révélera impossible,
romans identiques dans le lieu de leur narration, malgré c’est la conscience tragique vécue jusqu’au bout: mais
leur différence dans la forme : en réalité ils ont un sur le terrain identitaire. C’est le choc de deux espaces
dénominateur commun, c’est l’émigration, autant qu’une définis comme incommensurables : l’Afrique et l’Occi-
expression commune, le langage allégorique. C’est eux dent. La folie du fou ici est bien différente de celle qui
qui pour la littérature africaine ont le plus profondément, hantait les héros de Tansi : celle-ci est une folie qui est
et aussi, le plus originairement, représenté l’émigration tension équilibrée entre deux mondes pathétiques
faite chair, en l’inscrivant dans la tragédie d’un person- posés en face l’un de l’autre. Il est des lectures qui voient
nage : d’une figure. Et c’est eux qui, dans la conscience dans l’écriture de Kane une transposition de la tragédie
des écrivains d’aujourd’hui ont une place formative, classique, dans le modèle de Corneille. Elles ont peut-
inscrits qu’ils sont dans les évidences de beaucoup de être raison : mais le roman n’est tragique que dans la
métiers. Très peu ils sont, les écrivains qui ne les ont mesure où il met en scène, narre donc, le chemin des
pas lus adolescents, qui n’ont pas rêvé de la perfection corps qui est celui des Africains devant l’infini cycle de
de la phrase en lisant leurs récits, et qui n’ont pas reconnu la violence de leurs pays : jetés à la porte close de leur
dans la transparence de leurs propos, autant l’idée que continent, ouverts à la mer infinie, à l’océan convulsifs,
la réalité en action. C’est que ces deux romans montrent ils vivent dans leur corps le drame de leur conscience
avec une rare clarté, les instruments de l’écriture avec en chemin. C’est ici que l’école européenne devient sym-
lesquels ils disent le chemin des âmes damnées: possédées. bole : allégorie du lieu de leur arrivée. Elle tient lieu du
Lisons L’aventure ambiguë: le parcours de Samba Diallo port de suspension. C’est là aussi que les études en
est encore redevable de l’émigration des corps, certes, France deviennent significatives: elles tiennent place
et c’est cela sa grandeur : il continue le chemin, mais de l’entrée dans le monde de l’arrivée. Le langage phi-
en même temps en fait un parcours philosophique ; losophique des rues ne s’est pas trompé qui dans une
une aventure de l’esprit. Allant du pays des Diallobés même phrase définit celui qui est arrivé comme étant
à la France, puis de la France à son pays de retour, il celui qui a fait sien les oripeaux de la modernité, tout
nous montre le chemin du roman de l’émigration dans comme celui qui a débarqué en France. La grandeur
sa complétude: dans sa clôture qu’il représente comme philosophique de Kane aura été de n’avoir pas pensé

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le chemin comme étant fini : de n’avoir pas imaginé sionnaires étaient arrivés à Umofia. Ils y avaient construit
l’autre comme étant d’un horizon clos. Et c’est vrai que leur église et envoyaient déjà des évangélistes dans les
l’autre pour lui a autant la violence de la révélation villages et villes environnants. Cela était une source de
divine, du désordre mental, que du plat de l’espace qui souci pour les chefs du clan ; mais beaucoup était
s’ouvre devant les pieds. L’autre a la dimension de convaincus que cette foi étrange ainsi que le dieu de
l’inconnu qui fascine en même temps qu’il déshabille : l’homme blanc ne dureraient pas » 9. Comment pour-
«Monsieur le directeur d’école», disait le maître, «quelle raient-ils penser autrement quand, installés pleinement
bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des hom- dans leur monde, ils ne peuvent pas voir la fracture de
mes pour qu’ils désertent nos foyers ardents au profit de leur terre qui vient d’avoir lieu, par l’irruption en son
vos écoles?», ainsi va un dialogue célèbre de L’aventure sein du visage de l’infini ? Comment pourraient-ils
ambiguë, « Rien, grand maître… ou presque. L’école ap- soupçonner qu’ainsi, subrepticement, c’est leur his-
prend aux hommes à lier le bois au bois… pour faire toire qui prend un autre cours: un cours qu’au fond elle
des édifices de bois» 7. Sa pensée de l’impossible retour, avait déjà pris depuis bien longtemps, dans le lointain
de l’impossible plénitude de l’être après sa rupture du lieu d’évidences qui ne leur étaient pas encore parvenues ?
du départ, de l’origine, est ainsi prémonitoire de l’ins- Et ces questions, c’est bien à Okonkwo qu’il faudrait
tallation de la littérature contemporaine dans le domaine les poser, car c’est lui qui porte le coup fatal autant
européen : dans l’espace de la diaspora ; et de l’instal- que tragique : fatal parce que c’est lui qui porte la nar-
lation des auteurs africains dans le lieu de leur arrivée. ration à sa culmination et donc, à sa fin; tragique parce
Elle est donc narratrice des racines de notre présent. que de toute évidence, son coup de machette sur les
Lisons également Le monde s’effondre: mais peut-on lire envoyés du colon ne pourra plus jamais restituer la
cette œuvre sans être écrasé par la tragédie d’Okonkwo? plénitude du monde qu’il défend. Tragique jusque dans
Comme le héros de Kane, voilà un personnage qui a la limite de sa vie, le personnage d’Achebe ne peut
inscrit son aventure dans la chair africaine : son ins- l’être que dans la mesure où il habite la frontière du
cription dans la clôture de son village dès le début du précipice qui est ouverture sur l’infini : mais demeure
roman est révélatrice : « Okonkwo était bien connu à à la frontière. Cet infini auquel il tourne le dos est le
travers les neuf villages et même en deçà » 8. Monde chemin de notre présent. Roman du contact, Le monde
plein comme les proverbes qui lui donnent son expres- s’effondre est celui autant du piétinement sur le lieu du
sion définitive, monde complet, clôturé par des festivals départ, que de l’impossible interruption de la marche sur
significatifs comme celui de l’igname, le lieu d’où le chemin sans fin: il est lui aussi allégorie. Ici également
Okonkwo nous parle n’est un lieu du départ que dans le retour n’est plus possible. Suspendu au-dessus de sa
la seule mesure de l’histoire qui s’abat sur sa tête et sur terre, jeté sur la voie incommensurable, Okonkwo dit
celle de ses habitants avec la violence de l’infini : la possession de l’africain par la route de son aventure.
l’arrivée des missionnaires ; l’arrivée de la nouvelle Or voilà, comment ne le lire que du point de vue de
administration ; l’arrivée de la colonisation. « Les mis- l’Occident qui fait son entrée dans une contrée recu-

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lée ? Oui, peut-on lire ce livre à l’envers, c’est-à-dire, du « Est-ce que vous comptez y retourner ?
point de vue de la révélation que le sujet africain qui – Y retourner ?
en Okonkwo trouve sa manifestation aura plus que A l’entendre prononcer ce mot, on eut dit qu’il ne savait
rencontré l’occident ; qu’il aura été jeté sur le chemin pas ce qu’il signifiait. Il resta pensif un long moment, à ne
de la modernité par la profonde violence de son conti- rien dire. J’insistai :
nent ? Peut-on le lire selon la révélation qu’il est tra- Alors ?
versé par l’idée qui en son corps manifeste sa hideuse – Comment y retourner, puisqu’il n’y a plus de “pays” là-bas?
force, jusque dans la paix de l’espace de sa définition ? – Comment cela ? Et la Somalie alors ?
Peut-on lire ce livre qui dans la dichotomie de ses espaces Là, tout n’est qu’anarchie, chaos, viols, morts absurdes et
oppose l’Afrique à l’Occident du point de vue de la télé- folie meurtrière » 10.
ologie de la violence qui travaille l’histoire africaine ?
Si une telle lecture était possible, alors on aurait autant Comment ne pas entendre dans la dernière phrase
la dimension allégorique de l’œuvre, que son inscription de ce dialogue le vers célèbre de Baudelaire :
dans les pas du commun qui se font: sa transformation
de la route en aventure métaphysique. Les auteurs d’au- « Là tout n’est qu’ordre et beauté,
jourd’hui sont demeurés des lecteurs de ces deux mou- Luxe, calme et volupté » 11
vements de la littérature africaine. Aucun n’a choisi
de refaire lui aussi le chemin de l’allégorie qu’ils La phrase de Farah est un contrepoint à la nostalgie
racontent: c’est qu’ici l’idée s’est asséchée sur les chemins du lointain que chante «L’invitation au voyage» de Bau-
de l’histoire comme une orange au soleil. delaire, et qui dans le regard du roman du départ, par
exemple dans L’Enfant Noir, est « pays de l’enfance ». La
littérature qui commence là où il n’y a plus de retour
IV possible est une littérature qui, elle, dans son sein prend
la place symbolique où l’a placée le roman du contact :
C’est Nuruddin Farah qui, en suivant dans Hier, demain, la violence. Elle achève la suspension du sujet indépen-
les routes de la diaspora somalienne à travers le monde, dant dans les limbes que laisse l’Etat consumé dans la
aura tracé pour nous le lieu de clôture de la nouvelle violence de sa souveraineté folle. Voilà pourquoi les
littérature africaine: son tragique abyme. C’est que son errements de la diaspora Somali, tels que nous les
récit, qui n’est pas un roman, mais le témoignage nar- narre Farah dans Hier, demain, sont plus qu’une menace
ratif d’une vie d’exil et d’une existence de réfugié ; qui de l’événement chaotique; le prologue d’un futur afri-
n’est pas une œuvre de fiction mais se lit tout comme, cain ; voilà pourquoi ils sont plus qu’un épouvantail
est structuré autour d’un dialogue qu’il place avec présenté du fond d’une conscience et d’un peuple
justesse au milieu de ses pages : meurtris : mais la certitude de l’avenir qui attend le
sujet émigrant au bout de sa route. Comment pour-

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rait-ce être autrement ? Dispersés à travers la terre, sur entier était devenu dangereux ; l’anarchie était telle qu’il
tous les continents, les Somalis ont bu jusqu’à la lie la était impossible de sauver sa peau, même en engageant
damnation du présent africain, son inscription dans la des flopées de tireurs. C’était chacun pour soi, des gens
tragédie : ils l’ont prise à corps en faisant de leur chair apeurés fuyaient en famille, laissant leur maison aux
le chemin de la déperdition du continent. Leur destin mains des pillards armés. Nous estimons que nous faisons
n’est pas singulier, mais métonymique de cela qui a bâti partie des chanceux, parce que nous avons trouvé, ici à
des communautés d’expatriés sénégalais tant à New Mombasa, un refuge providentiel. J’en connais beaucoup
York qu’à Paris, des communautés de congolais à qui n’ont pas eu la chance de prendre le bateau, ou qui
Bruxelles comme à Londres, et des communautés de n’avaient pas les moyens de payer les sommes colossales
camerounais à Washington DC ou d’ailleurs à Johan- qu’on exigeait de nous, en liquide et en dollars. Sans
nesburg. L’infini du lieu de l’arrivée conjugué avec la parler de ceux qui se sont noyés» 12.
dissolution du lieu du départ, la suspension du sujet
par-delà l’histoire de son continent concomitante de Le bateau, encore et toujours : le bateau ; chemin de
la disparition de son pays d’origine. Voilà pourtant, on la libération, mais aussi condamnation : damnation,
dirait, qui forme une communauté de nostalgie ; mais liaison avec les fonds d’algues de la mort, mais aussi
pressons-nous d’ajouter : de violence aussi. connexion avec le lieu poussiéreux de l’arrivée. Le cer-
Et c’est ici que la suite du texte de Farah devient révé- cle n’en finit pas de se refermer sur le sujet pris dans
latrice de l’appel meurtrier qui également court dans les trappes de son histoire, même quand il croit s’en
le ventre de la diaspora, du ressentiment dont se nour- libérer ; saisi dans les reines de la tragédie, même lors-
rit tout émigré, et qui inévitablement plonge le pays qu’il éclate de rire. C’est que ce qu’il révèle ici, en même
et le sujet dans les veines de leur commune perte. temps que la profondeur cannibale de l’océan, c’est la
Lisons-le dans sa révélatrice longueur : présence du camp comme lieu d’une nouvelle défini-
tion de son identité : du camp de réfugiés, avec tous les
« Mais pourquoi détaler ? Pourquoi ne pas acheter un fusil statuts du sujet qui s’y affèrent 13. On aurait dit: du sujet
et vendre chèrement sa peau ? Pourquoi ne pas chercher dont la liberté était déjà prisonnière de la souveraineté
à préserver l’honneur des siens et à protéger ses biens de l’Etat, et qui découvre sa liberté avec la disparition
contre les fous furieux, fût-ce au nom d’un clan? Pourquoi de celui-ci. Que non ! C’est que le sujet libéré est un
fuir une situation incertaine, à laquelle vous pouviez faire sujet qui se retrouve dans les limbes de l’insignifiance :
face, au profit d’une situation tout aussi aléatoire et péni- dans l’interstice de plusieurs autres souverainetés qui
ble, celle de l’exil ? Pourquoi avoir choisi de devenir des dans leur communauté, annulent la sienne : sujet qui
réfugiés ou des expatriés ? donc se trouve jeté dans les fonds du précipice de la
– Le point de départ importe peu. Nous étions quelques- néantisation : dé-subjectivé. La vie sans l’Etat est syno-
uns à avoir connu une existence plutôt bourgeoise, et nyme de la mort. La précarité de la vie dans les camps
nous n’étions pas prêts à affronter le chaos ; le pays tout de réfugiés, de transit, de passage, de demande d’asile,

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que Farah décrit, n’est qu’une répétition de la perte de depuis les indépendances, des espérances brûlantes
liberté du sujet : de sa perte de visage. Au fond Hier, que le désespoir a anéanties, des siècles d’esclavage, des
demain construit le présent comme une extension du oppressions féodales, coloniales et postcoloniales » 14.
camp : les sujets somaliens éparpillés dans la diaspora Vision sombre du futur du continent, on dirait : que
sont livrés à la violence d’Etats et d’organisations cari- non, car vision plutôt réaliste, dans le sens tutolien,
tatives qui prennent la place de gardes ; ils sont livrés quand les statistiques nous disent qu’une bonne majo-
à la bonté de peuples qui leur tournent le dos dans l’in- rité d’Africains vit aujourd’hui à l’extérieur de son Etat,
différence de ceux qui n’ont pas de minute à perdre et que le continent livre le contingent le plus élevé de
devant le sort de prisonniers saisis dans des camps. Et cet réfugiés de nos jours. Et voilà, quand dans la profondeur
abandon est le résultat de la déliquescence de l’Etat de terrifiante de l’histoire africaine d’après le négrier, l’on
chez eux. Devant la totale dispersion des somaliens à se rappelle que le génocide de 1994 au Rwanda, aura
travers le monde, l’Etat somalien devient ici un Etat de été déroulé sur le tapis sanglant des Grands Lacs par
réfugiés. C’est qu’autant que la liberté du sujet et la le retour au pays de réfugiés de ce pays installés en
souveraineté de l’Etat se sont définis en face l’un de Ouganda, il devient clair qu’au bout de l’émigration,
l’autre, autant ils s’excluent dans le mouvement de c’est encore le cercle de la violence qui se referme, et
leur disparition. Ce qui reste ? Une double fiction : un donc, la téléologie de la violence de l’histoire africaine
sujet dénationalisé ; un Etat délocalisé. Et voilà que qui continue son macabre piétinement. C’est ici que
dans cette autre application du principe dissident, se le roman de l’émigration vient éparpiller ses pages
révèle le visage infini de l’enfer qui s’ouvre dans les zig- dans les sanglantes poussières africaines qu’au fond il
zags incertains du chemin du sujet jeté en route : sur n’aura jamais vraiment quittées. Ecoutons Mujawayo :
l’inconnu de son émigration ; voilà que logiquement,
se pointe à l’horizon du départ, quand celui-ci a rompu « On est coincé, nous les rescapés » dit-elle dans son témoi-
la possibilité du retour, la perte logique de la liberté gnage, «entre les Hutu, nos voisins de toujours qui nous ont
que le sujet croyait atteindre en partant, et même plus: tués, et les Tutsi, nos frères qui sont rentrés d’exil après
la perte de sa subjectivité. Hier, demain est pré-vision- plus de trente ans, après les vagues de massacre de 1959
naire autant que descriptif : descriptif d’une impasse et de 1973, qui ont toujours rêvé de rentrer au Rwanda
au bout du chemin de l’émigration, et pré-visionnaire mais ne s’attendaient pas à y revenir marchant sur les
du futur de la violence. Il reconnecte dans sa narration cadavres» 15.
le nœud sevré entre les Etats africains et l’errance de
leurs sujets, et, en même temps qu’il inscrit la figure du
dictateur, ici de Siad Barre, au commencement de l’exode
des populations, il installe le réfugié comme l’africain
du futur: «pour un africain», nous dit-il, être un réfugié,
« c’est être victime des troubles que le continent a connus

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Notes

1. Nous mettons bien évidemment «littérature de l’immigration»


entre guillemets, parce que cette désignation déjà suffit
pour prouver le lieu à partir duquel la critique lit les
textes qu’elle inclut d’habitude dans cette catégorie,
ainsi que la perspective de son analyse. Il est évident
qu’elle est inutilisable dans notre analyse. LE ROMAN DES DÉTRITUS
2. Camara Laye, L’Enfant Noir, Paris, Plon, (1953) 2006, p. 221.
3. Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah
est l’auteur de plusieurs romans, dont Paradis
«Ah, mon frère, c’est le pays.»
(Le Serpent à Plumes, 1999).
Dicton des rues de Yaoundé
4. Journaliste et écrivain d’origine camerounaise,
un des animateurs du mouvement « négropolitain »
basé à Paris durant les années 1980.
5. Né en 1957, auteur congolais vivant en France, dont le livre le
I
plus connu est La polyandre (Paris, Le Serpent à Plumes, 1998).
La majorité des Africains ne quittera jamais l’Afrique.
6. Née en 1975, auteure phare du mouvement «Black British»,
a publié entre autres les romans à succès White Teeth, traduit Même si les mouvements des populations le font par-
en français sous le titre Sourires de loup (Paris, Gallimard, 2003). fois croire, l’Europe et les Etats-Unis, Paris, New York
7. Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18, (1969) ou Londres, ne seront jamais suffisamment grands
1982, p. 19. pour accueillir la totalité de l’humanité qui frappe à
8. Chinua Achebe, Things Fall Apart, Harare, Zimbabwe leurs portes. L’histoire de ceux qui seront restés est
Educational Books, 1987, p. 3. donc celle de la majorité de la population du monde.
9. Ibid., p. 101. Ecrire à propos de l’Afrique sera donc toujours une
10. Nuruddin Farah, Hier, Aujourd’hui, Paris, Le Serpent
nécessité, et le faisant, peut-être se rendra-t-on compte
à Plumes, 2001, p. 95. du fait que les populations de ce continent aux centaines
11. Charles Baudelaire, « L’invitation au voyage », de langues, de groupes, d’histoires, de destins et de cen-
in Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, 2005. tres, n’auront pas attendu d’être dans les métropoles
12. Farah, op. cit., pp. 95-96. occidentales pour découvrir l’hybridité, le multicultu-
ralisme, la polyglosie et le métissage. Il faut certainement
13. Cf. Achille Mbembe, «At the Edge of the World: Boundaries,
Territoriality and Sovereignty in Africa », pp. 270-271, in commencer par ces quelques évidences qui s’imposent
Globalization, Public Culture, vol. 12, n°1, winter 2000, pp. par-delà les fortunes du roman de l’émigration, pour
259-284; voir aussi: Giorgio Agamben, State of Exception, op. cit. découvrir les limites de l’odyssée qu’elles transportent.
14. Farah, op. cit., p. 203. Or le réveil au désordre de son présent, et à l’incertain du
15. Esther Mujawayo, Survivantes..., op. cit., p. 19. futur devant ses pas est vertigineux pour le sujet afri-

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cain qui n’est pas parti. L’écriture contemporaine n’a férence de vision, et du changement du temps dont il
pas pu l’arracher de ce vertige: elle s’en nourrit elle aussi, s’agit ici. D’abord Fanon qui certes reconnaît le côté
au contraire. Mais ce vertige, s’il est lié dans le concept des central de la cité dans l’action révolutionnaire. Les dam-
textes contemporains à l’événement postindépendance, nés de la terre: « le rêve de tout citoyen est de gagner la
est aussi citadin. En réalité s’il est possible de dire que capitale, d’avoir sa part de fromage. Les localités sont
le roman anticolonial, tant celui basé sur l’esthétique désertées, les masses rurales non encadrées, non édu-
de la différence que celui basé sur une vision messia- quées et non soutenues se détournent d’une terre mal
nique de l’histoire, aura postulé le lieu villageois comme travaillée et se dirigent vers les bourgs périphériques,
celui du retrait, de l’opposition, le roman de l’Afrique enflant démesurément le lumpenprolétariat» 1. Et puis:
indépendante postule la ville comme lieu où s’exerce «A l’extrême d’ailleurs il n’y aurait aucun inconvénient
autant l’autonomie du sujet, que la souveraineté de l’Etat. à ce que le gouvernement siège ailleurs que dans la
Insistons un instant sur cette différence qui est fon- capitale. Il faut désacraliser la capitale et montrer aux
damentale: les romans d’un Mongo Beti, d’un Sembène masses déshéritées que c’est pour elles que l’on décide
Ousmane, d’une part, et ceux d’un Camara Laye, d’un de travailler»2. Comment donc? C’est que le bourgeon-
Chinua Achebe d’autre part, ne se retrouvent-ils pas nement de la campagne, le réveil du paysannat, voilà
dans la célébration du paysannat, par-delà la profonde qui est porteur de salut pour lui, car il est au début du
différence idéologique qui les sépare? Leur célébration réveil de la conscience populaire, faiseuse, elle, du
du villageois, et du village, voilà ce que leur arrache changement attendu : du réveil libérateur. Il est même
l’appel des cités que, justement Beti aura caractérisé salutaire pour la fabrication de la conscience des
de manière définitive pour le temps qu’il décrit comme leaders, selon Fanon : « Le militant nationaliste qui
étant des « villes cruelles ». Cette vision plonge dans les avait fui la ville, découvre dans la praxis concrète une
textes d’Abdoulaye Sadji, de Seydou Badian, et dans nouvelle politique qui ne ressemble pas du tout à l’an-
ceux de centaines d’autres romanciers, pour qui la ville, cienne. Cette politique est une politique de responsa-
au fond n’aura jamais rien d’autre à offrir que le vice bles, de dirigeants insérés dans l’histoire qui assument
de son existence bancale: que son chaos. Nul ne peut les avec leurs muscles et avec leurs cerveaux la direction de
contredire autant que les paysans génocidaires du Rwanda la lutte de libération. Cette politique est nationale,
qui trouvaient moins échinant de tuer que de cultiver ; révolutionnaire, sociale » 3.
nul ne peut montrer mieux leur naïve idéologie. Voilà Fanon : la conscience révolutionnaire se trouve
Or placée au commencement même de l’histoire tra- ailleurs que dans les villes qu’il faut « fuir », même si
gique du continent africain, la ville, elle, ne se réveil- en elles résident des poches de dissidence qu’il identifie
lera que durant les années 1990, avec les années de dans le lumpenprolétariat, auquel pourtant il ne fait pas
braise et les revendications démocratiques : à contre- entièrement confiance dans la prise en main du
coup donc du déculottage violent du paysan. Lisons ici mouvement du changement. Son idéologie «villagiste»
deux textes qui peuvent servir de manifestes de la dif- emplit les romans de Ngugi wa Thiong’o, par exemple :

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n’y insistons pas. Or, on ne peut pas être plus loin du Waberi, Phaswane Mpe 9, Alain Mabanckou, Jean-Luc
mouvement démocratique des années de braise en Raharimanana 10, Kossi Efoui, Ben Okri; tous ces auteurs
Afrique, qui se résume dans cette phrase d’Aminata ont fait leurs le changement épistémologique qui est
Dramane Traoré, dans son livre L’étau. L’Afrique dans un marqué par le glissement du texte théorique de Fanon,
monde sans frontières: «dans le contexte actuel de nos pays, à celui de Traoré : ils se sont ouverts à leur tumultueux
la démocratie est d’abord une quête et une exigence présent – aux rumeurs de la ville. Au fond ce qu’ils ont
des gens de la ville, même si les populations rurales reconnu c’est que la ville est le lieu de définition de la
ont, elles aussi, de bonnes raisons d’être mécontentes». subjectivité de l’africain d’aujourd’hui ; mais en même
Et Traoré de continuer: «Cette urbanité du mouvement temps avec leurs textes ils nous disent que la sociologie
social, bien que le taux d’urbanisation en Afrique sub- de celle-ci est celle du chaos. Il est impossible de déve-
saharienne soit le plus faible au monde, est riche d’en- lopper une théorie conséquente du roman des détritus
seignements quant à la nature et aux dynamiques des sans auparavant poser cette centralité de la ville dans
villes africaines » 4. Ce n’est pas tout : « Bien plus que le l’imaginaire africain d’aujourd’hui, tout comme sans sou-
milieu rural, les villes, notamment les capitales, du ligner son caractère fondamentalement déliquescent:
fait de leur degré de dépendance du marché, ont été or le faire nécessite d’abord une redéfinition de la ville
heurtées de plein fouet par les mesures dites de redres- d’une part en opposition au village, mais en donnant
sement économique. Ce n’est nullement un hasard si cette fois un avantage paradigmatique à la ville ; et
la plupart des capitales africaines ont été à la fin des d’autres part, une définition de la ville comme étant
années quatre-vingt et au début de la décennie en l’espace nécessaire de la dérégulation : comme étant
cours, les lieux privilégiés de l’expression du refus et donc de l’ordre du chaos. Aucune théorie de la ville
de la colère des laissés-pour-compte» 5. Lapalissade pour africaine ne peut échapper à cette double dimension
notre temps, on dirait, et pourtant, c’est elle justement du fait citadin.
qui le distingue du temps des indépendances qui dicte
la parole fanonienne : « Cotonou, Nairobi, Abidjan,
Niamey, Accra, Bangui, Brazzaville, Antananarivo […] II
sont autant de noms de villes et de berges qui réson-
nèrent alors des cris de colère et de douleur des victimes Nous n’avons pas besoin de plonger dans la pensée
du développement et de la répression » 6, nous rappelle mythique pour en tirer une vision du chaos. Ni la cos-
Traoré, par rapport aux années de braise, traçant une mologie grecque, ni la vision chrétienne, oui, même la
nouvelle géographie des pulsations africaines. Ce sont bibliothèque universelle est inutile ici; Ovide et Milton
les villes qui fondent notre contemporanéité, et leur sont des références insuffisantes. Pourtant, pour avoir
inscription quasi pléthorique dans la littérature des une idée du chaos, il suffit de se promener tout simple-
auteurs d’aujourd’hui n’est qu’évidente. Lisons les romans ment dans une ville africaine. Le plombé des rues, le
de Chris Abani 7, ceux de Helon Habila 8, Abdourahman non systématique de la géographie, le manque de con-

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ception au moment de la naissance des quartiers, l’exi- Márquez ? N’est-ce pas elle également que Mabanckou
guë des maisons et des vies, le tordu des chemins, le recherche an laissant le verbe de son héros dans Verre
serpentant des mapans, l’égaré de la vision, l’inconnu cassé divaguer à l’infini de l’alcool qui mange ses ponc-
de la direction, y sont un lot commun. Le projet citadin tuations, et dont la vision de finitude puise ici, heureu-
de l’expérience coloniale a certes laissé des différences sement, autant chez Márquez que dans les racines du texte
importantes entre Lagos et disons, Ibadan, entre Yaoundé fondateur de Tutuola? Mais pourtant, dire les détritus,
et Harare, mais la limitation de l’aspect impromptu n’est-ce qu’affaire de point et de virgule ? De l’infini
qui se signale comme marque de cette différence, mon- zigzagant du chemin qui est piste entre des maisons
tre l’échec de la parole d’ordre, autant que la flambée croulantes, de l’inattendu de l’avenir qui est chemin tordu
d’un futur de l’incertitude. Oui, la cité africaine, héri- des routes, du rythme de l’appel du muezzin qui est
tage colonial ou précolonial, est bien un cheval fou. Même logorrhée verbale, du malaise de la vie même qui est
quand elle n’est pas encore chaotique, elle s’ouvre sur quartiers éléphantiasiques, de l’agora du verbe qui est
le chaos: son ventre appelle celui-ci dans une respiration entrechoc de la parole des commentaires, oui, de l’am-
malsaine. La littérature africaine contemporaine fait biance tourbillonnante de la ville qui vit en de pulsations
sienne cette redéfinition de la ville : y a-t-il de roman incontrôlables et violentes, voilà de quoi il s’agit! De cet
citadin aujourd’hui en Afrique qui soit un chant de indéfini, le roman des détritus naît, certes, mais sur le
l’ordre et de la symétrie? Peut-on trouver dans la litté- même coup, il se transforme en roman de la cité perdue.
rature africaine une similitude avec le roman citadin C’est ainsi du moins que Mogadiscio apparaît chez Farah,
d’un Dos Passos, d’un Joyce, ou d’un Döblin ? Y a-t-il et surtout dans ses romans Territoires, Secrets et Dons.
une vision futuriste de la cité africaine ? Certes, on Est-ce la découverte de la cité dans la littérature de la
dirait, Un attieké pour Elgass de Monenembo nous mondialisation, du cosmopolitisme conquérant, comme
montre le dialogue de la littérature du continent avec dans les textes de Rushdie, qui ici impose ses paradig-
une forme de spatialisation de la conscience citadine : mes à l’écrivain somalien ? Avons-nous ici une autre
mais là où l’auteur guinéen est encore tatillon, les romans vision de ce que Mbembe appelle « afropolitanisme »,
d’aujourd’hui plongent dans l’incertain de la ville adaptant pour l’Afrique la vision «négropolitaine» avec
– laissent leurs mots, leurs phrases, leurs histoires, laquelle les années 1980 voyaient le « Paris noir » ? Non,
leurs visions, leurs ciels, leurs mythes exploser du coup chez Farah, au contraire, l’écrivain écoute la croissance
de la force chaotique de la ville qui leur donne naissance. en son cœur d’un monde perdu : d’un espace infini de
C’est qu’écrire aujourd’hui à partir de la conscience possibilités qui naissent du désordre. O, oui, nous avons
citadine tumultueuse veut dire plus que jamais, faire encore l’appel de la ville dans Née de la côte d’Adam qui
sien une poétique du mapan. N’est-ce pas elle que par résonne de l’odeur de cette cité-sorcière qui hante les
exemple Efoui recherche dans La Polka, même si l’échec «romans de la désillusion»: mais déjà se réveille l’hymne
de sa tentative est marqué par le trop grand balance- de la ville comme lieu de la licence du corps et de
ment de sa parole entre les dires de Tansi et ceux de l’esprit ; de la ville comme espace de la dérégulation.

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C’est cependant dans ses romans subséquents à la guerre qu’elle revit. Au fond c’est la ville de l’imagination, car
civile dans son pays, que Farah donnera à sa ville la elle n’a plus de référent.
dimension qui lui est unique, parce que fondatrice de C’est Okri pourtant qui avec les bras d’un orfèvre,
la ville comme capitale du pays de la tragédie. Car au lèvera devant le regard du lecteur, les murs de la cité
fond, la ville ici n’est plus qu’une idée qui s’élève des de l’artiste. En cela Un amour dangereux est exemplaire :
ruines de la cité réelle : c’est une cité de l’écrivain ; une nous voyons vivre la ville dans le regard d’un artiste,
cité de l’artiste. La littérature devient donc travail de d’un peintre-poète, dont l’âme s’inscrit ainsi dans les
reconstitution de la ville des détritus du cœur de sa détritus avec la certitude rouge de la douleur et de la
disparition dans la réalité, à la suite d’une guerre civile passion du rêve. Nous voyons le poète amoureux se
et d’une dictature des plus sanglantes. Presque tous les promener dans les rues poussiéreuses ; nous le sui-
romans de Farah au fond construisent une ville de son vons sur le trottoir des rues ; nous le retrouvons dans
imagination dont le nom, «Mogadiscio», est autant fée- les maisons surchauffées, partageant les espoirs d’une
rique qu’il réveille dans la conscience de ses lecteurs jeunesse qui n’en a plus ; nous le voyons se battre avec
l’événement violent de la disparition du référent cita- les évidences les plus simples, et en même temps les
din auquel il revoie. « Mogadiscio », ce nom ne dit-il pas plus difficiles du quotidien. C’est clair, la justesse du
à lui seul l’ensevelissement du pays auquel il aura servi regard, l’écrivain nigérian le construit après de nom-
de capitale après l’indépendance de la Somalie, ce jus- breux coups de pioche : comme un artisan adjoint à
qu’à la division du pays en fractions concurrentes ? On un artiste, qui dans le labeur de la prose reprend inces-
se souvient du Danzig de Grass, et c’est la référence samment ses œuvres: Les paysages intérieurs et Un amour
qui vient en esprit pour donner une tradition à cette dangereux; boit jusqu’à la lie la coupe de son inspiration :
restitution de la ville dans l’esprit. C’est dans ce sens les trois volumineux romans du cycle de La route de la
justement que le travail du romancier devient un faim. Dans la littérature africaine cependant, il s’est
travail de reconstruction littéraire: ses mots deviennent imposé, Okri, comme le chantre du quotidien auquel
des briques; ses verbes du ciment ; son histoire se fait il sait toujours arracher son inattendue violence :
histoire, là où l’histoire l’a lâché : a plombé sa ville. l’écrivain s’est donné la mission de métamorphoser en
L’histoire que Farah raconte n’est pas seulement celle beauté la tragédie de la vie. C’est en cela que sa prose
de personnages, mais de fantômes qui hantent une est transformatrice : nous dirions, dissidente. Elle ne
ville qui n’existe plus que comme ruines, mais se refuse pas seulement la tragédie de la vie. Dans un
réveille comme mots : littérature. Ses mots ne sont pas geste chiasmatique, elle la transforme en éclat de rêve.
seulement des agencements de lettres, mais des âmes La proximité constante de la violence dans ses mots,
mortes qui se promènent dans des rues abandonnées, le fait que le sang circule dans l’éclat de son soleil,
et les repeuplent de vie. La ville abandonnée, avec ses restitue à la réalité qu’il décrit son côté énigmatique.
maisons vides, ses portes enfoncées, ses lits creux, ses Mais cette énigme n’est pas seulement celle de la prose :
salons vides, c’est la ville idéale : c’est dans le roman c’est également celle de l’artiste qui y plonge son

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regard terrifié et l’en retire, avec l’espoir de lui avoir ce moment de l’imagination qui relie le roman des
arraché le don de la vision. Comment croire que ce soit détritus à sa source originaire chez Tutuola, dans L’ivrogne
l’artiste qui puisse, plus que quiconque, voir avec clarté dans la brousse. Les nouvelles de ses recueils Etoiles d’un
dans les détritus, humer avec justesse dans les senteurs, nouveau couvre-feu et Incidents à l’autel sont là pour nous
et même faire plus, leur arracher des gestes simples mais montrer le chemin patient de l’évolution de la prose
prometteurs de l’enchantement : les signes clairs du et de la vision de l’écrivain, de son resourcement dans
futur ? C’est que plus que quiconque dans la littérature l’univers de la mort qui est l’autre visage de la vie : sa
africaine, c’est bien Okri qui a fait sien cette phrase double inscription dans le présent nigérian d’après la
très célèbre de Nietzsche: «l’existence et le monde ne guerre du Biafra, tout comme sa dette à l’imagination
sont légitimes que comme phénomènes esthétiques» 11. cannibale de l’univers du conte; son ambivalence. C’est
Cette nouvelle légitimation du monde chaotique, est cependant La route de la faim, tout comme les deux
vécue dans la conscience d’Omovo en art : en peinture. romans du cycle qu’il introduit, Chansons de l’enchantement,
Au fond, Okri comme Soyinka, est un lecteur très et Richesses infinies, qui lui permettent d’inscrire la ville
attentif de Nietzsche : sauf qu’il arrache, lui, au philo- dans la danse chaotique de l’univers : dans la forêt
sophe allemand, la saveur tragique des rues tordues, tutolienne qui ici sert de métonyme. Quelle grandilo-
du soleil qui aveugle, du goudron qui brûle les pieds, et de quence que celle de ce héros qui n’a pas de définition
l’amour qui se vit entre des murs de tôle ; en d’autres fixe : qui donc, dans le sens le plus réel du terme, fait
termes, au philosophe fou, chantre de l’esthétique corps avec l’indéfinition du présent africain ; qui entre
idéalisante, il emprunte les instruments pour construire dans l’incertitude quotidienne de la vie, comme dans
un Lagos littéraire. Et voilà, Okri aura ouvert une voie un perpétuel tango avec la mort! Azaro est le héros de
de la magie du commun qui inspirera de nombreux notre temps : la métaphore de notre présent ; comme
autres écrivains nigérians, Habila avec En attendant un d’ailleurs Don Quichotte l’est pour la modernité. Et
ange, Abani avec GraceLand, ou cet auteur-ci avec La c’est ainsi que Okri l’entend : il est une résurrection du
promesse des fleurs, qui chacun, dans le regard qui d’un héros autobiographe de la mort chez Tutuola. Arraché
poète, qui d’un danseur, voudront en leurs termes à l’infini de l’origine, il plonge dans le tout aussi infini
réinventer une cité qui autrement aurait été invivable: du futur, avec dans son ventre l’enroulement de la
et en tamisant dans leur prose le sable sanglant, et la catastrophe et de l’épiphanie, du cauchemar et du
boue malodorante des rues, inscrivent celles-ci défini- miracle, de la violence et de la révélation, de la fiction
tivement dans la littérature. C’est clair, Okri est de cette de crime et de la romance. Dans la grandeur épique
peau qui libère des langues d’écriture et habille des de leur narration, les romans de Okri ont l’opulence
disciples du manteau de la félicité. pour la littérature africaine contemporaine, de Dante
Mais Okri est une transition : écrivain placé au pour la littérature de la renaissance, ou alors de
croisement entre les racines tragiques de la littérature Tolstoï pour la période naturaliste : ils lui donnent le
contemporaine et sa réalisation dans le présent, il est langage qui lui manquait, en réunissant dans leurs

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phrases les promesses éparses qui d’œuvres en œuvres, que de retour dans son pays après un tumultueux et
dans le passé d’œuvres essentielles tout aussi, fondatrices, catastrophique séjour londonien, et sans domicile fixe,
s’étaient constituées mais sans encore éclore vraiment. il ne dormait plus que sur les jardins publics dans la
Seulement, ils demeurent eux aussi à la porte du futur capitale de son pays nouvellement indépendant, mais
qu’ils auront ouvert. qui pour lui avait cessé d’être une maison hospitalière.
III Les «pub stories», ces «histoires de bar » de Marechera se
retrouvent dans l’inspiration des Shebeen Tales de son
Trois formes du roman des détritus se découvrent au compatriote Chenjerai Hove 14, mais aussi des romans
carrefour marqué par l’œuvre de Okri : le roman de comme Temps de chien de cet auteur-ci, ou Verre cassé de
bidonville d’une part; d’autre part, le roman de la guerre Mabanckou, et bien d’autres à venir encore, certainement;
civile, qui d’habitude a pour héros un enfant-soldat ; et et quant au roman de bidonville, il s’ouvre dans les
puis le roman de sublimation; d’une part donc le roman romans de Mpe dans son Welcome to our Hillbrow, Abani
qui court dans les veines de la vie; celui qui jongle avec avec GraceLand, Waberi dans Balbala, et bien d’autres
les senteurs de la mort ; et d’autre part le roman qui auteurs d’aujourd’hui, pour qui les quartiers pauvres
nie le réel violent pour plonger dans l’infini du ciel : sont à l’image de la ville qui leur sert d’instrument de
du rêve qui est en fait commerce dissident avec la mesure de l’humanité de notre monde, et représentent
mort. C’est dans ces trois visages qu’ils inscrivent dans la fabrique de l’Afrique nouvelle. La ville dans sa violente
le présent concret de la littérature contemporaine le promesse de bonheur, dans son indomptable hymne
chaos dont l’œuvre d’Okri aura puisé le métonyme à la décadence, dans son ouverture sur l’abyme qui se
dans les fictions folles de Tutuola, et surtout dans le nourrit des consciences : dans son commerce régulier
toujours influent L’ivrogne dans la brousse. C’est vrai que avec la tragédie ; voilà ce qui se profile lentement, sous
le roman de bidonville a un passé bien profond qui diverses variations, dans le roman de bidonville. Le
puise dans les odeurs de l’injustice sociale : l’histoire doute sur l’humanité est le rythme de ses phrases ;
de la littérature africaine lui trouve certes des racines l’incessant questionnement de la vie, son temps. Il
qui creusent dans la violence de l’apartheid, dans l’épo- demeure qu’il a plusieurs formes, le roman de bidonville:
nyme Down Second Avenue de Ezekiel Mphahlele 12, tout roman populaire à la Félix Couchoro 15, sérialisé dans
comme A Walk in the Night de Alex La Guma 13, ces monu- les journaux ; roman de township, bien sûr ; roman de
ments de la littérature de township ; dans la suite chro- sous-quartier; roman de bar; roman de maquis ; roman
nologique de ses dates, elle le retrouve dans les révo- de la découverte de l’espace citadin, à la Niiwam de
lutionnaires Le Mandat, Niiwam et Taw, de Sembène, Sembène ; légendes urbaines ; contes citadins, « pulp
C’est le soleil qui m’a brulée de Beyala, La maison de la faim fictions», romans policiers, romans noirs, etc. Ici et là,
de Marechera, et, plus profondément encore, dans les sa structure demeure identique : il découvre la ville
lumineux Tony Fights Tonight. Pub stories, que l’auteur dans sa spécialité et dans sa banalité; dans sa violence
zimbabwéen déclassé aura écrit en 1982-1983, alors exposée, dans l’évidence de son langage quotidien, dans

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son humour sexué, dans sa toujours surprenante Congo, sans parler du Liberia, de la Sierra Leone, com-
beauté, dans sa nonchalance et son insouciance, dans bien de pays ne sont pas encore passés sous la lame
sa désinvolture suicidaire, et c’est-à-dire donc, dans son tranchante de leur naïve violence; de leur inconscience
humaine, trop humaine inscription sur le cyclique chemin pétée à la drogue ? Fils du chaos, ils sont, ces petits
de la vie. Ouvert autant à l’éclat du rire destructeur Brahima, ces enfants-soldats: comme le virus qui creuse
qu’à la satire mordante, à la critique sociale la plus dans un corps déjà malade pour encore plus lui insuf-
pressée qu’au regard cynique, il suit la ville africaine fler les secousses de la mort; fils du désordre, ils sont,
dans la surprise de ses événements : dans son incom- ces Mene, eux qui dans beaucoup de cas ne vivront
parable incertitude ; il plonge dans l’inconnu serpen- jamais assez longtemps pour voir des yeux clairs, les
tant de son ciel, et se réveille au soleil plombé de ses semences de la peine qu’ils auront éparpillées sur leurs
matins toujours identiquement différents : dans le sanglants passages. Plus que les miliciens du Links de
définitivement indéfini de son futur. Farah et les « dozos », ces « chasseurs », de En attendant
Sous le gai de son élan, se découvre cependant le le vote des bêtes sauvages, la popularité des enfants-
roman de la guerre civile, à qui l’histoire récente de soldats dans la littérature africaine est inscrite dans le
l’Afrique aura imposé le caractère de l’enfant-soldat 16. chaos qu’ils produisent ; leur éphémère est l’instant
Au fond ce visage de la tragédie africaine 17 aura fait même de la destruction qu’ils portent en eux : de la
son entrée triomphante en littérature avec l’inégalable mort. O, avouons-le, la littérature aurait bien pu s’en
Sosaboy de Saro-Wiwa. Tragédie burlesque d’un enfant passer, pourtant, c’est avec la figure de l’enfant-soldat
pris dans les tumultes d’une guerre des grands, son fusil qu’elle inscrit son entrée définitive dans les champs de
surdimensionné sur les épaules, il trouvera ses répé- l’incertain futur : dans la zone où les limitations entre
titions dans Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit la vie et la mort deviennent floues ; où les fantômes
non de Kourouma, Johnny Chien-méchant de Emmanuel ouvrent sous les pas du quotidien les chemins d’une
Boundzeki Dongala, Transit de Waberi, et bien sûr Beasts dangereuse chute ; où la survie est le seul hymne qui
of no Nation de Uzodinma Iweala 18 tout comme les nom- vaille : même au prix de la mort. C’est qu’avec l’enfant-
breux témoignages d’ex-enfants soldats qui ne cessent soldat, nous avons le survivant dans son expression la
d’être publiés. Si la tragédie africaine manquait encore plus singulière ; la plus banale : le survivant qui ne sur-
son Gavroche, eh bien, elle l’a trouvé dans cet éner- vit qu’en distribuant la mort autour de lui. Autant qu’à
gumène! Plus qu’une figure pour dire le chaos à sa nais- la guerre qui le nourrit, combien les auteurs seraient
sance, l’enfant soldat signale la proximité dangereuse heureux de ne plus avoir à recourir à sa trope pour dire
de la falaise, l’entrée dans le royaume de la destruction: leur temps : l’enfant-soldat est la marque la plus fidèle
dans l’espace même des indéfinitions. Nous savons de la violence de notre présent !
qu’elles sont guerres, les révolutions qui ont été Ce n’est jamais que la violence qui introduit le
portées sur les épaules frêles de ces créatures, produits roman des enfants-soldats dans le genre du roman des
parfaits de l’Afrique indépendante : Nigeria, Ouganda, détritus: c’est aussi le langage qui ici et là est utilisé

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pour l’écrire. Dire que l’innovation aura été celle de dans le roman de Tutuola, avait construit le récit comme
Saro-Wiwa, serait cependant ne pas reconnaître la dette une succession de risques: avait fait du roman un récit à
que son « anglais mâché » doit à la langue de Tutuola ; risques. Au bout de ces questions cependant, ce qui se
c’est certes humer la racine purement littéraire de la découvre, c’est l’histoire qui se raconte d’elle-même
parole cassée du héros de Kourouma, même si cette parce que retrouvée: qui se dit donc de manière évidente.
expérimentation aura échoué lamentablement dans le L’auteur la laisse aller ; il suit son emportée et sa perte
The Voice de Gabriel Okara 19, Transit de Waberi, et Beats dans les zigzags de la vie et de la mort: il n’est même plus
of no Nation de Iweala, comme un oiseau à qui on a le témoin de ses impossibles enjambées ; il est possédé
coupé ses grandes ailes. Ainsi Brahima n’est pas seule- par son rythme bancal et cruel. Il voit ses phrases qui
ment un liseur de trois dictionnaires ; il est surtout un en sortent disjonctées, et son récit qui en devient cir-
liseur de livres ! Sa parole demeure pourtant ouverte culaire ; il écoute le rythme de son récit qui en devient
aux pulsations de la rue morbide qui respire le drame : inimaginable, et son élan qui en devient époustouflant.
la tragédie africaine. Du bout de son « kalach », dans la Qu’est-ce qui se passe ? C’est le récit qui se met au pas
longée de Mene, il pose une question simple à la litté- de la rue. C’est la rue qui habite le récit dans toute sa
rature africaine : peut-on écrire une histoire tragique longueur – c’est le génie de l’asphalte qui prend place
en de phrases classiques? La réponse à cette question, dans la littérature africaine. C’est la littérature qui, enfin,
il se révèle, avait déjà été trouvée par Tutuola, dont le se met à l’école de la rue! Or la limitation du roman de
héros de L’ivrogne dans la brousse, dont le héros de tous l’enfant soldat est inscrite dans la violence qu’il répète
les romans d’ailleurs, ne tremble jamais devant la à l’infini : dans son incessant commerce avec la laideur.
grammaire pour dire l’horreur et les révélations de ses Dans son décompte mille fois recommencé des scènes
errances. Il pose aussi une question plus profonde que d’horreur, il inscrit au cœur même de sa prose sa
celle de la langue : l’histoire de la tragédie, entendue condamnation à l’illisibilité.
comme histoire littéraire, peut-elle être rectiligne ? La Nous le savons : les rêves de l’affamé sont violents.
découverte des horreurs de la guerre du Biafra par des Les banquets de son imagination sont plus que gargan-
auteurs Nigérians tous enfants pendant, ou nés des années tuesques : ils sont sublimes. C’est cet impossible que
après ce génocide, comme par exemple Faith Adiele 20, Ben Okri met en scène dans Etonner les dieux, prenant ainsi
ou Chimamanda Adichie 21 dans son très remarquable à rebours le chemin de l’infinie violence des romans
Half of a Yellow Sun, est là pour nous rappeler la résur- de la guerre civile. Et voilà dans ce roman qui nous
gence du désastre comme parole revenue du réprimé, narre les péripéties d’un héros qui traverse l’invisibi-
comme diction du traumatique. Mais aussi: peut-on dire lité du monde, dans la révélation patiente des chemins
la tragédie en une histoire rectiligne ? Voilà une autre de son rêve et de son épiphanie, l’auteur de La route de
question qui sourd de la violence chaotique qui la faim répète lui aussi l’inscription de sa prose dans la
s’essaime devant les pieds de l’enfant-soldat: et ici non parole fondatrice de L’ivrogne dans la brousse de Tutuola:
plus, cette question résonne dans la force qui déjà, comme moment définitif du nouveau roman africain.

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Son art serait limité, il faut l’avouer, s’il s’était arrêté sibilité des bénis ». Comment mieux décrire une litté-
à la réinscription de cette filiation déjà sue, comme les rature qui fait sienne la longueur mortelle du chemin,
poètes classiques européens faisaient de l’imitation des les surprises barbares de la vie, se perd dans les infinies
anciens leur credo artistique. Au contraire, chez Okri, ruines et mapans de l’existence, mais pour se rendre
nous avons l’utilisation de la forme narrative que Tutuola compte que pour atteindre le bout du chemin qui ne
aura donnée au roman des détritus, et son élévation mène nulle part, il faut en réalité plonger dans les veines
au niveau du sublime. Aucun autre mot ne saura décrire de sa surface : changer de dimension ? En faisant ses
avec justesse l’univers qu’il nous montre : sa beauté est mots prendre corps avec la violence du rêve, en faisant
violente ; d’une violence muette. Et ceci est déjà inscrit son récit respirer de l’éclat éblouissant du ciel qui se
dans le choix même du symbole de l’invisibilité qui, révèle au souffreteux, Okri ouvre une porte que la lit-
autant qu’à la profondeur du conte, renvoie à la litté- térature africaine contemporaine n’a encore réellement
rature africaine-américaine, et surtout, au texte classi- exploré que sous la forme vulgaire de la romance
que d’Ellison, Homme invisible. Et voilà c’est ici, dans cette populaire : la porte des révélations. Mais nous savons
inattendue, mais évidente filiation, dans ce dialogue déjà: le sublime a le goût du sang.
de texte en texte, que s’inscrit le choc contrapunctique
de chaque phrase du héros invisible de Okri, dans sa
marche à travers le monde des révélations. Là où l’uni- IV
vers se révèle à lui sous la forme de lumières, murmure
la parole du héros d’Ellison qui, lui, en aura découvert Lisons :
la barbarie. La position du sujet invisible comme projet
du futur est inscrite dans l’acceptation de son destin « A Bulawayo Selbourne Avenue débouche de Fort Street
historique, autant que de son inscription tragique. Et (a Charter House), en face de Jameson Road (de la Jameson
résonnent dans nos oreilles, pour longtemps encore, Raid), tout droit sur Main Street, sur Grey Street, sur Aber-
les dernières phrases du livre, qui sont aussi des phra- corn Street, sur Fifth Street, sur Rhodes Street, sur Borrow
ses définitives d’une littérature qui, consciente de la Street, sort des frais Centenary Gardens avec leur fusion
mort qui l’habite, s’ouvre au lendemain : « cependant, de dahlias, de pétunias, d’asters, de salvia rouge et de
avant qu’il ne se mette à crier dans une terreur mor- broussailles de petrea mauve, vers le National Museum,
telle, il se calma soudain. Il se sentit un avec le bon- sur le côté gauche» 22.
heur inconnu de l’univers. Il était devenu l’un des êtres
invisibles». C’est que si le chemin traversé aura été celui Ainsi commence La Vierge de pierre, le dernier roman
de l’horreur, la beauté atteinte en sera le couronnement. de Yvonne Vera, et avec lui finit la plongée dans l’his-
«Cela paraît étrange mais beau en même temps que lui toire à laquelle l’auteur a consacré son œuvre. Plongée,
qui quitta sa maison à la recherche du secret de l’in- pas seulement pour en restituer l’événement au vécu
visibilité découvrit une invisibilité plus élevée, l’invi- du présent, mais pour situer dans la conscience, les ruines

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et les plaies non guéries du passé : comme la surprise « Non, ils ne sont pas seulement des noirs. Ils sont des out-
d’un nom de colon, «Rhodes», entre la dizaine d’autres siders. Ils n’ont pas de revendications. Ceci est un travail
noms qui au fond disent le présent dans sa banalité. salarié, alors ils le font. Egoli… ils disent, et soupirent… à
C’est que les romans de Vera découvrent pour la litté- propos de Johannesburg. La manière avec laquelle ils pro-
rature africaine les ruines de l’âme au sortir de la vio- noncent le nom de cette ville, le disent, le retournent sur
lence: la conscience fracturée. Ils sont écrits au rythme la langue, en dit tout » 23.
de cette conscience de la souffrance, de la brûlure : et
ici aussi, de la tragédie. Celle-ci c’est le viol d’un corps La plongée dans l’infini de la terre, dans le ventre
autant que d’un pays, d’une femme autant que d’une mortel de la vie laisse le sujet silencieux sur son drame;
conscience : d’une imagination et d’une vision. La mais c’est cette plongée également qui relie les gens,
découverte de l’étendue de la cité, de l’ouverture dans les villes, comme en un vase communicant de la dou-
l’infini des rues ne peut donc qu’être entendue comme leur : et tord les langues. L’écriture de Vera est témoin
concomitante de la découverte de la douleur : comme de cette union retrouvée et de ce retord des langues;
débouchant sur une plongée dans le profond de la bles- de cette communication de la terre en dessous des
sure. Mais ici continuons donc de lire Vera, car la souf- villes : dans l’histoire ; du sang des humains qui relie
france est inscrite dans le cœur de chacun de ses mots, l’Afrique de ville en ville : c’est cela l’histoire qu’elle
autant qu’à la surface des rues et de la ville qu’elle décrit: reconstruit, dont elle fait littérature. Une telle relation
de l’histoire en fait moins une reconstruction des élé-
«Selborne vous mène directement à l’extérieur des limites ments du quotidien qu’une découverte subite aux car-
de la ville et continue jusqu’à la boucle de Johannesburg ; refours de la vie, inattendue, sur le goudron de la mort:
voilà pourquoi une partie de cette ville-là se trouve ici, sa les romans de Vera ne sont pas des classiques romans
joie et son éclat notoires sont mesurés dans le geste raf- historiques. Seulement la surface fracturée de ses his-
finé des laboureurs de la ville, tous noirs, qui font la route toires est celle du sujet détruit par le chaos du présent :
de Bulawayo à Johannesburg et retour, et maintiennent cette et qui plonge dans l’abyme de sa souffrance pour la
ville au-dessus de tous comme un flambeau ; quand ils vivre à plein corps.
retournent à la maison, ils ont le pas et la voix facile. Ils Et d’ailleurs, ce chemin souterrain, invisible, oui,
ont appris quelque chose de plus de la surprise et de l’inat- qu’elle établit entre Bulawayo et Johannesburg, n’est-
tendu : de la chance. Ils ont été dans la profondeur des ce pas celui qui de texte en texte, relit son écriture à
mines d’or, coiffés, avec une lampe, se sont enfoncés dans celle de Head ? Et dites, n’est-ce pas celui qui de ville
la profondeur de la terre, recherchant cet or précieux qui en ville établit une chaîne citadine comme étant le lieu
ne leur appartient pas». de définition de notre contemporanéité ? O, là où
l’écriture de Vera, dans sa promesse trop vite inter-
Et ce n’est pas tout. rompue, traverse le présent pour nous plonger dans les
ruines de l’histoire, celle de Head, elle aussi morte trop

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tôt, nous ouvre une conscience en miettes : une ima- est le lendemain d’une écriture qui ne peut pas encore
gination prise dans les secousses du présent perfide, être vieille, car elle ne fait que commencer. Aux pieds
de l’apartheid, et qui révèle dans la précision de sa de ses arbres, dans la cour colorée de ses concessions,
grammaire propre, la folie du monde qui apparaît avec dans les jeux gais des enfants dans ses foyers et dans
le plus de clarté dans son chaos. Mais l’écriture de les incessants commérages des adultes dans ses salons,
Head, située au bout du roman des détritus qu’elle les mots avec lesquels il bâtit la cité du futur con-
innerve dans le jeu tragique d’une conscience secouée, struisent la maison de l’écrivain de demain. Serowe est
d’une conscience poussée jusqu’aux bouts de ses pos- le lieu de renaissance de l’écriture africaine nouvelle :
sibilités, est également un retour à la case de départ : la capitale de notre République de l’Imagination.
en construisant dans ses textes, dans le milieu du pay-
sage dévasté de la conscience qu’elle décrit dans ses
romans, Serowe, le petit village paisible du Botswana Notes
qui servira de maison à l’auteur après son expulsion
de son pays d’origine, l’Afrique du Sud, qui lui sera un 1. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., pp. 134-135.
refuge et un lieu de la créativité, l’écrivaine referme 2. Ibid., p. 135.
le cercle des innombrables mythes littéraires de la cité 3. Ibid., p. 103.
africaine, tourne le dos à une infinie histoire de la tra- 4. Aminata Dramane Traoré, L’étau. L’Afrique dans un monde
gédie et de la souffrance citadines, et nous retourne au sans frontières, Arles, Actes sud, 2001, p. 137.
village, mais dans un village nouveau cependant : le 5. Ibid.
village retrouvé. Il ne s’agit plus ici du lieu de l’origine, 6. Ibid., p. 17.
du fameux « royaume de l’enfance », non, car Serowe
7. Né en 1966, écrivain nigérian, auteur entre autres,
se situe au bout du chemin violent de l’exil et du de GraceLand (New York, Farrar, Strauss & Giroux, 2004).
bannissement de l’écrivain ; ce village, tout aussi, se
8. Né en 1967, écrivain nigérian, auteur entre autres de
trouve au bout d’une existence témoin de l’ultime vio- Waiting For an Angel (Londres, Norton & Compagny, 2003).
lence : celle de l’exclusion la plus totale, mais aussi
9. Ecrivain sud-africain né en 1970 et mort en 2004, auteur
celle d’un parcours de la conscience qui se referme. C’est de Welcome to Our Hillbrow (Pietermaritzburg, University
le lieu du temps qui se suspend pour mieux reprendre of Natal Press, 2001).
son sol, mais autrement : du cœur, et aux travers de la 10. Né en 1967, auteur malgache, a publié entre autres Nour,
tragédie. C’est ici que se fonde le lieu de la préemption, 1947 (Paris, Le Serpent à Plumes, 2001).
car placé au croisement des trois formes principales du 11. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit.,
roman africain contemporain, mais pour les dépasser : pp. 53-54.
pour les suspendre elles aussi; c’est le lieu de la paix 12. Auteur sud-africain, né en 1919, a été éditeur du fameux
réinventée qui révèle le temps nouveau de cette féli- magazine Drum, et a publié entre autres le séminal
cité têtue qui toujours dictera les mots de l’écrivain. Il Down Second Avenue (Londres, Faber and Faber, 1959).

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Il est considéré comme un des fondateurs de la littérature


sud-africaine écrite.
13. Auteur sud-africain né en 1925 et mort en 1985.
14. Auteur zimbabwéen né en 1956, a publié entre autres
le roman Bones (Harare, Baobab Books, 1986).
15. Félix Couchoro (1900-1968), est un auteur togolais,
auteur entre autres de L’esclave (Lomé, Akpagnon 1984).
16. Ce personnage, même si nouveau dans la littérature africaine,
est très vieux dans l’histoire de la littérature mondiale,
car il trouve dans Les aventures de Simplicius Simplicissimus
de l’allemand Grimmelshausen, dans cette narration
de la guerre de trente ans, son modèle le plus ancien,
et d’ailleurs le plus mythique, qui inspirera des classiques

ÉPILOGUE
comme Le Tambour de Grass.
17. Il est vieux, très vieux même dans la littérature mondiale,
car il trouve dans le Simplicissimus de Grimmelshausen,

18.
son modèle le plus ancien.
Ecrivain nigérian né en 1982. Beasts of no Nation
PRÉEMPTION
(New York, Harper Collins, 2005) est son premier roman.
19. Poète nigérian, né en 1921.
20. Ecrivaine nigériane, née en 1963, auteur entre autres
de Meeting Faith (New York, Norton & Compagny, 2004)
21. Ecrivaine nigériane, née en 1977, a publié entre autres
le roman Purple Hibiscus (Chapel Hill, Algonquin Books
of Chapel Hill, 2003).
22. Yvonne Vera, The Stone Virgins, Harare, Weaver Press, 2002, p. 3,
23. Ibid., p. 5.

282 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE ETHNOCIDE | 283


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signifie l’acte d’achat exercé sur la base d’un tel droit ;


de même, elle signifie la saisie, l’appropriation, ou alors
tout simplement, la revendication à l’avance d’une
propriété, en même temps que la suspension d’un acte,
qui, lui, aurait rendu une telle acquisition impossible.
«On fait comment, alors ? » Le concept est donc dans sa définition même, inscrit
Dicton des rues de Yaoundé dans l’anticipation, qui elle, est bien relevée par le pré-
fixe «pré», marque de l’antériorité, comme on sait. Il
signifie donc l’antériorité d’une action, dont l’implication
IL S’AGIT pour nous moins d’inventer un style juste est le diffèrement, ou la suspension d’une autre : d’un achat ;
pour dire la tragédie de notre continent, que de créer d’une acquisition. C’est vrai que la langue française n’a
un style d’écriture qui rende celle-ci dorénavant impos- pas un usage extensif de ce mot qui y est plutôt dans
sible: c’est ce style d’écriture que nous appelons écriture le registre du langage soutenu: du peu usuel; en anglais
préemptive. Et ce en connaissance de cause; car justement cependant, le mot «préemption » se retrouve dans le
parce que le concept de préemption est usé par le poli- langage informatique, et signifie l’acte d’interrompre
tique, aujourd’hui, et cela en plus dans un sens si guerrier, une fonction en marche pour donner quartier libre à
nous réclamons, comme jadis Aimé Césaire, et comme une autre; dans le langage légal, aux Etats-Unis, il désigne
les surréalistes d’ailleurs, qui sans frémir avaient repris une doctrine qui veut que, dans certains cas, des lois
à leur compte la désignation « armes miraculeuses », fédérales suspendent des lois locales ou alors des lois
c’est-à-dire les assassines «Wunderwaffen» de Hitler; oui, spécifiques à des Etats précis – il est donc, on peut le
nous réclamons la licence poétique, et donc, le droit de dire, au cœur de la structure même du fédéralisme
le redéfinir à notre guise, en l’inscrivant dans les logiques américain ; il désigne dans le langage de la télévision
tourbillonnantes et parfois si affreuses de l’histoire live, celle donc à laquelle les gens de ma génération sont
africaine, et ainsi de lui insuffler la vision qui est la de plus en plus habitués, surtout depuis CNN, l’acte
nôtre : celle d’un écrivain originaire d’Afrique. Et pour- abrupt de suspension d’un programme pour présenter
tant cet effort n’est même pas si utile: la préemption une nouvelle fraîche, «a breaking news»; mais la préemp-
est un mot que notre vocabulaire a arraché au commerce, tion signifie aussi, dans le langage militaire, la mise d’une
et qui dans son étymologie vient du latin emptio, emption plate-forme militaire ayant une utilité spécifique au
qui veut dire «vendre», dérivé de emptus, qui est le par- service d’une autre en cas de besoin urgent ; cela, tout
ticipe passé de emere, acheter. Dans son sens classique, comme il signifie, en sémiotique, l’acte d’utilisation
préemption veut donc dire: se donner le droit d’acheter d’un code pour suspendre ou retarder une fonction.
quelque chose avant les autres, et plus spécifiquement Bien sûr nous n’avons pas encore épuisé les multiples
celui d’acheter un espace du domaine public qui aura significations, ou utilisations du mot, ce qui d’ailleurs
été mis à la disposition d’un tiers qui l’occupe ; elle est impossible, comme les hommes, les structures et

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les technologies, tout mot étant ouvert à la logique autant que de ses paroles, à la pesanteur de leur pudeur,
zigzagante de l’histoire. Mais c’est surtout que l’histoire mais elle peut aussi, comme avec certains écrivains du
de l’Afrique contemporaine s’ouvre de plus en plus groupe qui était allé au Rwanda, des années après le
devant nous, elle, autant comme un puzzle du désordre, génocide, frôler la pure insensibilité; il peut également,
que comme une équation aux variantes déjà connues : l’écrivain, suivre les catastrophes avec une conscience
un puzzle chaotique parce que personne ne pourra perpétuellement en irruption, en permanence indignée
jamais dire, devant la carte de l’Afrique, dans quel pays – et c’est ici que nous retrouvons le combattant, l’écri-
la catastrophe explosera demain, et aussi, oui, avouons- vain-militant, à qui il est bien légitime, à un moment,
le, parce que les zones du désordre aujourd’hui sont de demander pourquoi il a laissé tomber sa plume,
bien plus nombreuses qu’elles l’étaient trois ans après même si sa figure illumine encore les lettres africaines
l’indépendance de nos pays; une équation aux variantes de nos écrivains les plus originaux et courageux : Wole
déjà connues, parce qu’il y a très peu de pays dans lesquels Soyinka serait l’exemple le plus clair ici. Les cent autres
toutes les conditions de l’explosion qui a lieu chez le exemples possibles pour illustrer chacun de ces scéna-
voisin ne sont pas entièrement remplies –nous n’osons rios sont bien connus des critiques: nous n’y insisterons
pas dire qu’il n’y en a pas, parce qu’il n’est jamais pru- donc pas, même si nous savons que toutes ces possi-
dent en histoire, et encore moins en littérature, d’être bilités ne peuvent pas résumer l’immensité de cela que
aussi catégorique. Pourtant, même si relatif, le regard l’écriture a déjà fait en Afrique, quand elle accepte dans
tout comme la plume de l’écrivain ne peuvent pas ses phrases le tourbillon de l’histoire de ce continent;
échapper à cette vision des pulsations qui secouent le même si nous savons tout aussi que ces possibilités
continent : celui-ci peut avec ses écrits, rechercher le seront toujours trop restrictives pour dire la totalité de
beau, mais avouons que depuis les «élégies du royaume ce que l’écrivain africain peut faire, quand il s’ouvre à la
de l’enfance» de L.S. Senghor et les critiques qu’on sait, carte tumultueuse des mille horreurs de son continent
très peu d’écrivains africains ont encore eu le courage – de ce que la littérature peut encore faire aujourd’hui
de plonger dans les mythiques arcades de notre histoire en Afrique.
– car cette geste esthétique s’est de plus en plus avérée C’est qu’il est évident que cette multitude de voies de
être un silence sur la téléologie de la violence qui l’écriture africaine n’a pas empêché au pire d’avoir encore
secoue notre continent, même si de rares écrivains, tel lieu plusieurs fois, après nos indépendances : le som-
Ben Okri, ont pu entre-temps inventer un langage dou- met de ce pire, pour notre temps, bien évidemment,
ble pour dire autant les éclats d’émerveillement que les c’est le génocide au Rwanda, cet échec cuisant de toute
plongées dans la barbarie ; il peut aussi, l’écrivain, forme d’intelligence et d’imagination africaine, et qui
confronter le monstre et, dans le moment de son écri- a eu lieu comme on sait en 1994, c’est-à-dire au moment
ture, se battre avec mille diables pour trouver la phrase même où j’ai commencé à écrire sérieusement. Il est
capable de dire l’Indicible –cette geste est bien louable, de mode un peu aujourd’hui, de se demander comment
elle aussi, et sera mesurable au poids de ses silences écrire après le Rwanda, et cette question est légitime,

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même si jusqu’à présent, les réponses me semblent profondeurs de l’histoire du continent, au 13 janvier 1963,
peu satisfaisantes, les réactions des écrivains africains avec le coup d’Etat au Togo, le premier en Afrique, le
s’alignant souvent trop rapidement, par précipitation 13 janvier donc, date qui devrait être mentionné dans
intellectuelle, je dirais, sur les attitudes génériques qui la conscience africaine comme celle de notre véritable
sont nés dans l’ombre de l’Holocauste, ou alors sur les entrée en enfer, mais qui pourtant est pratiquement
gestes idéologiques communes de la littérature africaine fêtée dans ce petit pays. Mentionné par soi-disant
– par exemple quand un Boubacar Boris Diop retrouve « devoir de mémoire » donc ? Que non : « Le seul devoir
les racines du nationalisme dans son retour public à que nous ayons par rapport à l’histoire est celui de la
sa langue maternelle. C’est que pour moi, je ne peux re-écrire», écrit Oscar Wilde 1. Et c’est ici qu’il devient
réfléchir à ce sommet du pire sans y additionner une logique de se demander ce qu’aurait été l’histoire de
réflexion sur les coups d’Etat, car la tuerie avait, je l’Afrique si les choses avaient été différentes : si par
n’ose jamais l’oublier, commencé avec un coup d’Etat : exemple le coup du 13 janvier 1963 au Togo avait, comme
le 6 avril 1994, ce jour où l’avion du président rwandais on dit souvent, raté ; si les pays africains, fraîchement
avait été abattu. J’ajoute ici que le 6 avril, c’est le jour indépendants, avaient réagi autrement, et c’est-à-dire
d’un coup d’Etat manqué au Cameroun, et qui est ancré selon moi, avec la conscience pré-visionnaire que les Répu-
dans le subconscient des Camerounais de ma génération bliques dont ils avaient hérité les actes du colonisateur,
comme le moment d’un doute, d’un chavirement, mais doivent être défendues ; que leur histoire doit être
aussi d’une dégringolade dont nous ne sommes pas inscrite dans la justice si on veut éviter l’avènement de
encore sortis. Je ne peux donc penser au génocide de la barbarie, et en un geste commun, suspendu les
1994 au Rwanda, sans me rappeler qu’autant les coups putschistes de toutes leurs instances ; si les anciennes
d’Etats sont entrés dans la logique des choses sur le puissances coloniales avaient coupé les jarrets aux
continent africain, dans la logique même de notre his- tueurs, etc. Un fait est sûr, nous aurions sauvé à l’avance,
toire, et n’étonnent donc plus, même après ce fatidique de manière préemptive donc, la vie de millions d’Africains,
6 avril 1994 –et c’est-à-dire même après les tueries du et certainement, nous nous serions épargné l’humilia-
Rwanda–, autant dans le même temps, ils étonneraient tion d’être dirigés ici et là, par des enfants-soldats –nous
tout le monde, y compris les Africains, s’ils avaient lieu, aurions peut-être, comment le croire, rendu jusqu’au
par exemple en France, ou alors, disons, aux Etats-Unis, génocide de 1994 au Rwanda impossible ! Schéma trop
alors que le dernier coup d’Etat dans la péninsule euro- simpliste, bien sûr, ignorant même, je le concède, car c’est
péenne avait eu lieu seulement en 1974, avec la «révo- évident que tous nous ne pouvons que sourire devant
lution des œillets» – et j’étais déjà né ; je parlais même ces si nombreuses probabilités, l’histoire de la décolo-
déjà, pour être plus précis. Le travail de l’écrivain étant nisation de l’Afrique, que nous savons, rendant toutes
aussi de s’étonner devant les évidences, devant les bana- celles-ci impossibles, si ce n’est celle de la fameuse
lités, mon étonnement devant la banalité des coups Guerre Froide qui fabriqua ce temps de l’insécurité qu’a
d’Etat en Afrique ne peut que m’emmener, dans les si bien décrit Kourouma, qui les congèle. Ce travail

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naïf, oui, de « diffèrement » de l’histoire en mille et une mais comme vainqueur de l’Antéchrist. Seul aura le talent
probabilités, c’est pourtant lui qu’on appelle l’imagi- de souffler sur les étincelles de l’espoir dans le passé,
nation, et donc, la littérature, et qui fait qu’un écrivain l’historien qui est convaincu profondément que même
comme Philip Roth puisse dans Complot contre l’Amé- les morts ne seront pas sauf si l’ennemi en venait à
rique, légitimement se poser la question de savoir ce qu’il gagner la bataille. Et cet ennemi n’a pas encore cessé
serait advenu si les Etats-Unis avaient succombé au d’être victorieux » 4. Au lieu de « l’historien », nous écri-
nazisme. C’est que la règle fondamentale de la littérature rions «l’écrivain», afin de mieux souligner cette sixième
est que l’histoire, toute histoire, peut toujours être thèse sur la philosophie de l’histoire, à laquelle il greffe
écrite de manière différente. d’ailleurs une huitième qui, elle, stipule: «l’étonnement
Que cette règle puisse d’ailleurs être appliquée à actuel devant le fait que les choses que nous vivons
l’histoire de l’Afrique, la crise de succession qui a eu lieu dans notre expérience quotidienne soient “encore”
au Togo, après la mort de Gnassingbé Eyadema, nous possible au vingtième siècle n’est pas philosophique.
le démontre, car il aura bien fallu qu’une décision radi- Cet étonnement n’est pas le début du savoir – à moins
cale, sans précédent, soit prise, la suspension générale qu’il ne naisse d’une forme de savoir, qui veut que la
des putschistes de la sphère des gens civilisés, pour vision de l’histoire qui l’a fabriqué soit insupportable» 5.
que ce pays ait une autre chance : pour que son histoire Ici aussi, nous écririons, à la place de son mot « philo-
soit différée pour un moment 2. Ce moment d’espoir qui sophique », le mot « littéraire », et à la place de « savoir »,
est né sur le visage des Togolais, le 27 février 2005, c’est « imagination », pour bien marquer la possibilité
lui qui, entre autres, fonde l’optimisme de l’écriture nouvelle que la littérature peut découvrir dans l’histoire
préemptive, car celle-ci est basée non seulement sur le africaine, quand elle veut différer, non, suspendre l’ou-
soupçon que notre futur peut être refait, parce que verture de celle-ci sur le chaos, tout comme quand elle
l’histoire de l’Afrique peut bien être re-écrite diffé- veut stopper sa chevauchée folle vers les abîmes de
remment: oui, que l’Afrique peut bien être ré-inventée; l’enfer, et à sa place inscrire la paix –quand donc elle se
elle est basée aussi sur la conviction que l’écriture doit veut préemptive. Mais nous aurions également permuté
être partie prenante de cette ré-écriture : l’a d’ailleurs ces deux mots, pour bien marquer combien notre
toujours été. C’est un optimisme de courte durée, on vision diffère de celle qui fait de l’écrivain africain, un scribe
dirait, oui, mais c’est aussi l’éclair d’une vision ; une des catastrophes qui ont lieu sur notre continent, et qui,
illumination, dans le sens véritablement rimbaldien du après le dictateur sanguinaire si bien décrit par Sony
terme, et qui a été, comme on sait, repris et historicisé Labou Tansi, dans la lignée de Wole Soyinka, a découvert,
par le philosophe Walter Benjamin, dans sa volonté de depuis Ken Saro-Wiwa, dans l’enfant-soldat, avec
«saisir une mémoire qui jaillit aux moments du danger» 3, Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala, etc., une de
en sa lecture de l’approche et de l’avènement d’une ses figures les plus emblématiques – figure qui pour-
catastrophe dans l’histoire de l’Europe, le fascisme: «en tant traîne dans les pistes de notre descente en enfer
effet, le Messie ne vient pas seulement comme sauveur, depuis le début de celle-ci.

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La préemption a bien évidemment une signification naissance de mon roman La joie de vivre, dont l’histoire
particulière pour moi qui suis d’origine bamiléké, qui s’est imposée à moi quand, à la fin de mon autre roman,
donc viens d’une région de l’Afrique centrale, l’Ouest Temps de chien, je me suis rendu compte que je ne pouvais
du Cameroun, qui de 1956 à 1970, a été plombée par pas raconter uniquement de manière spatiale, même
une violente guerre civile, par un «génocide», un crime si du point de vue d’un chien, la vérité d’un quartier
contre l’humanité à travers des massacres de masse de Yaoundé –et la plupart des quartiers de Yaoundé, les
commis conjointement par la France et le régime dic- anciens du moins, ont une structure purement tribale.
tatorial d’Ahmadou Ahidjo 6 ; elle n’en a que plus de signi- Nul besoin d’insister ici sur le fait que la spatialité de
fication, si j’y ajoute le fait que j’ai passé une partie de Temps de chien, elle aussi, s’était imposée à moi après
ma vie, huit ans, en Allemagne, et donc sérieusement que j’aie constaté, au milieu de mon premier roman,
commencé à écrire dans un pays qui aujourd’hui La promesse des fleurs, que le futur de mon pays était clos:
encore lutte avec les affres que peuvent causer un tel c’est-à-dire qu’il était ouvert sur un désastre évident,
moment de chute dans la barbarie, dans l’histoire et marqué dans mon texte par le déguerpissement violent,
la conscience d’un peuple. C’est vrai que j’ai grandi dans abrupt, oui, des populations de mon récit du lieu de leur
le silence général, dans le forclos public devant cet installation, et la plantation d’arbres à la place de leur
« Indicible » que cache toute colline dans l’Ouest du vie. J’avais cru, artifice de la narration, pouvoir suspen-
Cameroun, et dont je n’ai pu découvrir les dimensions dre cette clôture de l’avenir en donnant à mon per-
sanglantes et recomposer le visage de peine qu’en lisant sonnage principal, la folie de prendre le vieux fusil de
dans des bibliothèques de l’étranger, à la Bibliothèque chasse de son père, et de marquer en un tir qui du reste
Nationale de France, plus précisément, ou dans des n’aurait servi à rien, sa volonté de refaire son destin,
textes comme Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti ; ou alors, au moins, de le différer, et je viens de lire dans
mais tout Bamiléké sait aussi lire dans le geste d’une les journaux du Cameroun, que le quartier « Derrière
phrase intempestive de ses parents, dans les mille inter- Combattant » dans lequel l’action du roman a lieu,
dictions qui font du politique la scène du tabou pour n’est pas seulement traversé aujourd’hui par ce qu’on
lui, la chose d’autrui, dans la difficulté même qu’il a appelle dorénavant « la Route Présidentielle » ; ses lotis-
de décliner ses origines en public, dans les multiples sements ont été redistribués aux magnats de la politique
et toutes insultantes déclinaisons du mot « Grass field», et de la finance dans mon pays, cela sans que les premiers
et, disons-le, dans la frénésie qu’il investit dans habitants de ces endroits aient été indemnisés. Peut-
l’apprentissage de la langue française, qui au moins on décrire l’arrogance de cette classe qui avec ses grosses
lui sert à se cacher dans la masse alentour, la trop grande pattes marche dans une ville, Yaoundé, et ainsi en fait
peur qui creuse encore dans le cœur de ce peuple trau- l’histoire, tout comme dans l’histoire d’un pays, le
matisé, et découvre son silence de plus de quarante Cameroun, et d’un continent, l’Afrique, qu’elle plombe,
ans sur l’immensité d’un crime encore impuni. C’est la sans prendre en compte tous les moments de la défaite
découverte de cette horreur muette qui a été à la de ceux dont le lit le plus commun est finalement celui

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de l’injustice? S’agit-il seulement de ré-écrire l’histoire, l’histoire, toute histoire, peut toujours être différente. Entendue
ou alors, de restituer le point de vue des défaits de du point de vue de cette conscience éveillée sur son
notre histoire en littérature, et donc : de construire, temps, à l’écoute de son temps, indépendante donc, l’écri-
comme le voulaient les marxistes, l’évidence dialectique, ture préemptive saura traquer et découvrir dans le quo-
et logique, du retournement de situation dans le futur tidien tous les signes autant de la catastrophe à venir
– du renversement de situation ? Seulement, et cette que de l’émerveillement, et saura surprendre devant
question ne peut que naître d’une écriture préemptive, un mot, devant une phrase, devant une question qui
l’histoire étant celle des êtres humains, qu’est-ce qui n’étonne plus le commun, la porte de la barbarie; devant
prouve que la victoire des humbles, des défaits, des une action insensée faite dans le quotidien, et surtout
mendiants ou des paysans, ne sera pas elle aussi une devant une routine, elle saura voir le commencement
vengeance: donc, l’ouverture sur la violence? C’est-à-dire, de cela qui ailleurs a creusé le puits sans fond du crime.
la continuation de celle-ci ? Un autre chapitre de cette Elle saura établir des parallélismes nécessaires et ques-
téléologie de la violence que l’Afrique connaît déjà ? tionner les racines de notre présent pour en tirer la
Pour sortir de cet autre cercle vicieux de l’histoire naissance silencieuse du Pire. Ainsi n’est-t-il pas fara-
africaine, de l’histoire tout court, la préemption a ainsi mineux qu’au Cameroun des jeunes filles demandent
l’obligation d’être fille de notre temps, car nous savons « tu vaux quoi ? » aux hommes, même si elles ne savent
aujourd’hui que les révolutions, elles aussi, ont ouvert peut-être pas qu’ainsi elles leur posent la question ter-
sur des catastrophes –et même sur des génocides: bref, rible de la valeur de l’être humain, qui est aussi au com-
nous savons qu’elles aussi ont servi a opprimer des mencement de l’esclavage tel que nous dit l’histoire ?
millions de personnes, que l’utopie des lendemains N’est-il pas étonnant que dans ce même pays, des gens
meilleurs que chante le révolutionnaire, a elle aussi soient appelés «grenouilles», quand nous savons combien
fabriqué des enfants-soldats et des dictateurs ; que la de vies cette déshumanisation qui n’est pas seulement
fameuse « dictature du prolétariat » a fabriqué des verbale, a coûté au Rwanda ? N’est-il pas faramineux
monstres politiques, et livré des générations entières, que l’Etat camerounais ne fasse rien, quand nous
des pays et des civilisations si riches, comme celle de savons que dans de nombreux pays, une telle déshu-
l’Ethiopie, par exemple, à la misère – à la famine ; que manisation, même verbale seulement, est passible de
le livre rouge ou vert a mené des milliers de braves peines d’emprisonnement fermes, sinon d’amendes,
gens au poteau d’exécution, et que même un Thomas justement depuis que ces pays ont inscrit dans leurs
Sankara, dont la mort brutale jadis avait réveillé notre textes la blessure de l’histoire qu’ils ont traversée ?
conscience gamine aux drames de la politique africaine N’est-il pas étonnant que la critique du langage qui est
et à sa fratricide violence, avait, lui aussi, tout de même une activité si nécessaire, et qu’ont découvert les auteurs
décapité de nombreuses têtes pensantes de son pays allemands d’après 1945 comme Heinrich Böll, c’est-à-
– parce qu’il ne pouvait pas accepter le principe dissi- dire après ce génocide qui s’était fabriqué si logiquement
dent qui est au fondement de la préemption : que dans la profondeur la plus longue de leur histoire et

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dans les évidences de leurs gestes quotidiens, soit pra- tions de la terre africaine, qu’elle écoute comme un
tiquement inconnue dans la littérature africaine encore bébé qui met son oreille au sol, même si quand elle
coincée dans sa volonté post-coloniale de restituer nos prend la parole, elle devient le cri d’une conscience
langues violées par cinq cent ans de servitude et de adulte. L’imagination est notre seul espoir.
bannissement, et qui n’en sont pas pour autant inno-
centes devant nos malheurs comme nous savons ? Car
au fond, comment pouvons-nous oublier, quand dans Notes
notre écriture, nous opposons les langues africaines
au français, et devenons champions de nos langues
1. Oscar Wilde, « The Critic as Artist », in Complete Works,
maternelles, que par exemple, les populations du York, Harper Collins, 2003, p. 1121.
Rwanda parlent la même langue et ne s’en sont pas
2. Moment de suspension de l’histoire, moment d’espoir
moins cruellement massacrées ? N’est-il pas tout aussi écrasé, car Faure Eyadema a finalement succédé à son
étonnant que les critiques de la littérature africaine père, et la dictature se poursuit dans la virgule togolaise.
d’expression française s’émerveillent encore devant le 3. Walter Benjamin, Illuminationen, op. cit., p. 253.
fait que les écrivains francophones, enrichissent la langue
4. Ibid., p. 253.
française d’expressions traduites de leur langue mater-
5. Ibid., p. 255.
nelle, bref, agrandissent le grand « dictionnaire des
6. Ahmadou Ahidjo (1924-1989), premier président
particularités lexicales du français en Afrique », quand,
et autocrate du Cameroun (1960-1982).
Bamiléké, nous pouvons dire que ce français d’Afrique
qui émerveille tant, désigne tout aussi des gens « bos-
niaque » comme pour les menacer du pire – comme
pour leur promettre le sommet du Pire ? C’est dire que
la préemption nécessite une conscience perpétuellement
en éveil: toujours ouverte sur l’histoire; une conscience
ouverte, à partir du creux de l’histoire africaine, sur la
menace toujours trop proche de la catastrophe –qui
d’ailleurs frappe déjà à la porte! Le présent pour l’écri-
ture préemptive est ainsi un hiéroglyphe qu’elle déchif-
fre, pas pour y lire la grandeur d’une Egypte ancienne
dont il faut s’approprier la beauté, mais pour en tirer
les signes qui font que notre civilisation africaine d’au-
jourd’hui soit si menacée dans le futur – pour donc, ici
et maintenant, suspendre l’avènement de la barbarie.
Une telle écriture ne peut qu’être sensible aux pulsa-

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BIBLIOGRAPHIE
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INDEX
DES NOMS

306 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE NOTES | 307


int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 308

Abani, Chris, 268, 271, 309 Dadié, Bernard, 238


Achebe, Chinua, 74, 175, 258, Diome, Fatou, 171, 174, 235,
260, 300 301
Adichie, Chimamanda N., 25 Diop Birago, 195, 301
Adiele, Faith, 274, 282 Diop, Boubacar Boris, 54, 288
Adorno, Theodor W., 14, 21 Diop, Cheikh Anta, 39
27, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 42, Döblin, Alfred, 264
59, 52, 54, 55, 56, 69, 70, 76, Dongala, Emmanuel, 272, 291
80, 82, 88, 110, 218, 300 Dos Passos, John Rodrigo, 264
Agualusa, José Eduardo, 190 Dostoievski, Fedor, 178, 182
Alem, Kangni, 225, 245 DuBois, W.E.B., 174, 301
Amin, Samir, 39 Dumas, Alexandre, 244
Armah, Ayi Kweih, 199
Effa, Gaston-Paul, 238, 244
Badian, Seydou, 260 Efoui, Kossi, 73, 127, 225, 246,
Baraka, Amiri, 164 263, 264
Barre, Siad, 256 Ellison, Ralph, 276
Baudelaire, Charles, 253, 258, Equiano, Olaudah, 234
300 Eschyle, 121
Beckett, Samuel, 33, 34, 35, 72 Eyadema, Gnassingbé, 207,
Benjamin, Walter 14, 70, 76, 222, 290, 297
115, 143, 149, 173, 215, 290,
297, 300 Fagunwa, Daniel O., 175, 176,
Bessora, Sandrine, 238, 243, 183, 188, 195, 301
244 Fanon, Frantz, 60, 61, 81, 201,
Beti, Mongo, 14, 110, 140, 203, 202, 261, 263, 281, 301
212, 213, 221, 222, 224, 225, Farah, Nurrudin, 14, 103, 213,
240, 246, 250, 292, 300 246, 252, 253, 254, 256, 258,
Beyala, Calixthe, 207, 213, 266, 273, 301
216, 238, 270
Blyden, Edward, 37 Genet, Jean, 191
Bokassa, Jean Bedel, 222 Gilroy, Paul, 159, 160, 161,
Bolya, Baenga, 244 162, 174, 301
Brecht, Bertolt, 148, 173, 205, Glissant, Edouard, 10
300 Goethe, Johann-Wolfgang, 26,
Burgul, Ken, 214 134, 218, 238
Gurnah, Abdulrasak, 258
Césaire, Aimé, 13, 18, 151,
152, 153, 154, 155, 156, 157, Habila, Helon, 268
158, 159, 162, 164, 167, 168, Head, Bessie, 279
169, 171, 172, 173, 174, 182, Heidegger, Martin, 115, 143,
191, 194, 196, 219, 233, 234, 147, 148, 182, 183, 187, 188,
284, 301 189, 192, 195, 301
Couchoro, Félix, 271,281 Hegel, Georg, 12, 19, 21, 42,

INDEX | 309
int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 310

55, 58, 66, 67, 68, 69, 77, 80, Mpe, Rhaswane, 271 Sartre, Jean-Paul, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 67, 70, 76, 77, 79, 79,
81, 129, 138, 301 Mphalele, Ezechiel, 270 84, 82, 85, 103, 123, 200
Hitler, Adolf, 31, 95, 205, 206, Mudimbe, Valentin Y., 37, 38, Sembène, Ousmane, 74, 213, 246, 260, 270, 271
207, 284 39, 41, 42, 55, 60, 61, 62, 63, Senghor, Léopold Sédar, 39, 60, 75, 81, 152, 162, 192, 196, 286
76, 81, 82, 303 Shakespeare, William, 121
Idi, Amin Dada, 219, 222 Mujawayo, Esther, 98, 100, Smith, Zadie, 244
Ilboudo, Monique, 54, 231 101, 110, 257, 258 Solger, Karl Wilhelm Ferdinand, 66
Isegawa, Moses, 104 Munch, Edvard, 150 Sow Fall, Aminata, 214
Iweala, Uzodinma, 192, 273 Nanga, Bernard, 199 Soyinka, Wole, 13, 18, 54, 55, 56, 86, 103, 104, 105, 106, 107,
Ndiaye, Marie, 15, 244 108, 110, 111, 116, 117, 118, 119, 121, 122, 123, 124, 125, 126,
Jeyifo, Biodun, 141, 143, 144, Ndjehoya, Blaise, 244 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139,
302 Nietzsche, Friedrich, 56, 115, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 155, 173, 175, 182, 190, 191, 194,
Joyce, James, 69, 264 116, 119, 120, 121, 122, 132, 195, 218, 219, 233, 241, 268, 287, 291, 302
139, 142, 143, 144, 173, 174,
Kane, Cheikh Hamidou, 181, 182, 268, 281 Tansi, Sony Labou, 15, 21, 127, 139, 203, 223, 224, 225, 232,
241, 247, 249, 250, 258, 302 Ngoye, Achille, 244 249, 264, 265, 291
Kourouma, Ahmadou, 21, 86, Ngugi, wa Thiong’o, 14, 64, Tchak, Sami, 224, 225, 243, 244
104, 139, 140, 192, 193, 219, 74, 105, 140, 204, 212, 213, Theroux, Paul, 237
223, 224, 225, 232, 272, 273, 218, 221, 261 Tolstoi, Leo, 178, 182, 269
289, 291 Novalis (Freiherr von Harden- Touré, Sekou, 202, 220
berg, Friedrich Leopold), 128, Traoré, Aminata D., 262, 263, 281
La Guma, Alex, 270 134 Tutuola, Amos, 13, 18, 175, 176, 177, 178, 179, 181, 182, 183,
Laye, Camara, 191, 238, 239, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 194, 195, 196, 228,
240, 258, 260, 302 Okara, Gabriel, 192 233, 241, 265, 268, 269, 270, 273, 274, 275
Loba, Aké, 241 Okri, Ben, 127, 132, 175, 190,
Lukács, Georg, 19, 81, 82, 241, 263, 267, 268, 269, 270, Vera, Yvonne, 277, 278, 279, 282
151, 199, 231, 302 275, 276, 277, 286 Verlaine, Paul, 191
Ondjaki, 190
Mabanckou, Alain, 263, 264, Ouologuem, Yambo, 85, 86, Waberi, Abdourahman, 54, 192, 262, 271, 272, 273
271 110, 224, 225, 227, 228, 232 Wilde, Oscar, 297
Mann, Thomas, 182 Oyono, Ferdinand, 75, 201 Wongar, Banumbir, 191
Mahjoub, Jamal, 236, 244 Woukoache, François, 39
Marechera, Dambudzo, 170, Paz, Octavio, 6
174, 238, 239, 240, 270, 271, Pouchkine, Alexandre, 244 Yourcenar, Marguerite, 18, 19, 21
302
Márquez, Gabriel García, 15, Raharimanana, Jean-Luc, 263
139 Rimbaud, Arthur, 173, 177,
Mbembe, Achille, 41, 42, 43, 180, 191, 195
44, 45, 46, 47, 49, 50, 51, 52, Rushdie, Salman, 232, 265
53, 55, 56, 60, 127, 195, 258,
265, 300 Sadji, Abdoulaye, 260
Mobutu, Sese Seko, 219, 222 Sankara, Thomas, 231, 294
Monenembo, Tierno, 21, 54, Saro-Wiwa, Ken, 105, 108,
199, 246, 264 111, 192, 272, 273, 291

310 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE INDEX | 311


int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 312

REMERCIEMENTS
Ceci est un livre-atelier. Ses premiers jets ont été publiés
sous la forme d’un article, « Les écrivains africains et
le syndrome rwandais », paru dans le journal Le Monde,
en janvier 2003. Mais sa composition est née d’une
interrogation personnelle au cours d’un voyage à travers
le Cameroun, en 2005, voyage au cours duquel j’ai fait une
série de conférences, et ai pu dialoguer de manière inattendue
avec mes compatriotes. Je remercie Marcelin Vounda Etoa
qui en a eu l’initiative. La volonté de résumer mes pensées
sur le sens de mon activité procède aussi d’une discussion
quelque peu édulcorée, autour de la proposition d’une
écriture préemptive, qui m’a fait me rendre compte combien
il est nécessaire pour des auteurs africains francophones
aujourd’hui de rompre les fers qu’ils ont mis eux-mêmes
à leurs pieds, trop pressés qu’ils sont de remettre les
écritures africaines sous la tutelle française. Des parties
du texte ont été présentées dans diverses rencontres
critiques, aux Etats-Unis et au Ghana. Je remercie Michèle
Vialet et ses étudiants à l’Université de Cincinnati,
où la position de Taft Research Fellow, en 2006, m’a
permis d’affiner encore plus ma réflexion.
« Le roman des détritus » a été publié dans Of Minstrelsy
and Masks: The Legacy of Ezenwa-Ohaeto in Nigerian Writing,
numéro du journal Matatu, par Christine Matzke
et Aderemi Raji-Oyelade. La postface, « Préemption », a
été publiée en français, allemand et anglais dans les actes
du Congrès International du PEN, le syndicat mondial
des auteurs, qui a eu lieu à Berlin, en mai 2006. Le texte
y a également été présenté en conférence plénière. Je suis
redevable de nombreuses remarques d’amis, de confrères
écrivains et de critiques qui ont bien voulu commenter,
lire et me faire part de leurs avis. Je remercie surtout Jean
Godefroy Bidima, Alain Ricard, Alain Mabanckou, Sami
Tchak et Achille Mbembe, ainsi que Chris Abani pour la suite.
int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 314

Ouvrages déjà parus dans la collection Latitudes Noires

Ousmane Sembène, une conscience africaine, Samba Gadjigo, 2007


Mongo Beti parle. Testament d’un esprit rebelle, entretiens
avec Ambroise Kom, 2006
Du Crime d’être « Noir », Un milliard de « Noirs »
dans une prison identitaire, Bassidiki Coulibaly, 2006

Esclaves Noirs, Maîtres Blancs. Quand la mémoire de


l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur, Collectif, 2006

Africains si vous parliez, Mongo Beti, 2005


Revue Latitudes Noires 2003-2004, Panafricanisme :
piège post-colonial ou construction identitaire non-blanche,
Collectif, 2004
int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 316
int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 318
int manifeste 3 20/07/07 10:59 Page 320

Dépôt légal 4e trimestre 2007


ISBN 2-915129-24-4
Imprimerie Jouve
Editions Homnisphères 2007

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