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ÉTUDES DE LITTÉRATURE ANCIENNE

TOME 8

DANS LA MÊME COLLECTION


L------------------------

Études de Littérature Ancienne 1 :


Homère, Horace, le mythe d'Œdipe, les sentences de Sextus

Études de Littérature Ancienne 2 :


Questions de sens
LE RIRE DES ANCIENS
Études de Littérature Ancienne 3 :
Le texte et ses représentations

Études de Littérature Ancienne 4 :


Le monde du roman grec

Études de Littérature Ancienne 5 :


L'invention de l'autobiographie d'Hésiode à saint Augustin
Actes du colloque international
Études de Littérature Ancienne 6 :
Le concept de nature à Rome. La Physique (Université de Rouen, École normale supérieure,
11-13 janvier 1995)
Études de Littérature Ancienne 7 :
Antiquités Imaginaires. La référence antique dans l'art moderne
de la Renaissance à nos jours édités par Monique Trédé et Philippe Hoffmann
avec la collaboration de Clara Auvray-Assayas
A paraître
Études de Littérature Ancienne 9 :
Théories de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès
publiés avec le concoursdu Conseil régional de Haute-Normandie

PRESSES DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE


© Presses de !'École normale supérieure - Paris 1998
ISBN 2-7288-0230-0
45, rue d'Ulm - Paris
1998
Avant-propos
Remerciements

Selon les temps et les lieux, et en fonction des formes


Mon plaisir est grand de voir paraître ce volume d'Ac!es du
diverses du consensus moral, la légitimité des rires varie.
colloque international Le Rire des Anciens et ma reconnaissance
Jacques Le Goff l'a bien montré, en étudiant le rire médiéval :
s'adresse à tous ceux qui nous ont aidés dans cette entreprise, au premier
à chaque époque, chaque groupe social s'autorise ou non à rire
rang desquels l'Université de Rouen, le Conseil régional de Haute-
de ceci ou de cela.
Normandie, /'École normale supérieure et le CNRS.
Peu d'études ont à ce jour examiné ces questions pour
Jean T aillardat a bien voulu présidé la première session du !'Antiquité. On s'en convaincra en parcourant la bibliographie
colloque. Il y a participé de bout en bout et s~~ inter~entio?s ont été po~~ établie par Dominique Arnould dans sa thèse récente, Le rire
beaucoup dans l'intérêt de nos échanges. Qu tl veut/le bien trouver tct .et les larmes dans la littérature grecque : paradoxalement, les
l'expression de notre gratitude. ouvrages concernant le rire y sont plus rares que ceux qui
Monique TRÉDÉ traitent des larmes. Bien que, depuis Aristote, des philoso-
phes comme Bergson, des psychologues comme Freud, v?ire
des critiques littéraires, comme Charles Mauron, se soient
employés à percer le mystère du rire, il ne cesse de nous
échapper. Et pourtant, rien n'échappe au rire : on peut rire de
tout, de l'amour comme de la guerre, ou de la mort, de la
politique comme de la religion, des sages ou des poètes comme
des charbonniers ... Le rire n'est pas affaire de matière, mais de
contexte, de perspective, de regard... Si bien que l'enquête sur
la nébuleuse comique est très vaste, et que nous ne pouvons
envisager ici que de tracer quelques pistes, cerner quelques
problèmes. Nous évoquerons, bien sûr, le rôle social du rire
- les rires de dérision et de flétrissure - , les lieux du rire -
théâtre comique, banquets ... - , et les ·diverses tonalités du rire.
Mais nous ne dirons rien du rire sacré, ni des mythes et rites
religieux où le rire intervient, rien de Baubô, des fêtes de
Déméter, ni de Cybèle. Rien non plus du ridicule ou du
risible dans les représentations figurées.
Nos préoccupations sont plus modestes. Nous nous atta-
cherons d'abord à saisir les diverses nuances du rire «littéraire»

7
Avant-propos
Moniq11e Trédé

dans les œuvres comiques de !'Antiquité - ironie, satire, . L'apogée de ce «rire cu~turel» ,,se ~enc?ntre sans . do1:1-te
humour grinçant, caricature, grotesque - que sais-je encore ? hez Lucien, dont on ne saurait trop etud1er 1 art de la c1tat10n
De cet art comique, la comédie est l'expression privilégiée. fnfidèle ou de l'allusion subvertie, comme l'a montré récem-
Aristophane, Ménandre et Plaute seront au cœur de nos débats. ment le colloque international qui s'est tenu à Lyon 1 •
L------M.,,.....· a-le-.r.tre-n~es-t-pas--lié-à-un-genreHttéraire déterminé, il est Ce jeu sur les textes, cette légèreté du rire littéraire,
présent dans l'épopée, le roman, la poésie, la chanson, sous les permettent encore, dans les périodes troublées, de censur~r les
deux aspects que Louis Joubert distinguait dans son Traité du mœurs sans trop courir de risques - à cela excellent Martial et
rire dès 15 5 8: «le ridicule en fait et en dit» - distinction qui Juvénal. M~i! _il peut_ a,ussi ,s'e~;rce~ ~u sei!1 des, cercles qui
recouvre grossièrement comique de situation et comique verbal, réunissent 1 el1te cult1vee, ou 1 erud1t10n meme s avance mas-
jeux sur le langage. quée. Dans cet univers choisi et ludique, l'~rt du clin d~œil ·
La comédie ancienne, on le sait, se caractérise par la règne en maître. Callimaque, Lycophron, Ovide ou les poetes
présence concomitante de toutes les formes du rire - de l'obs- des Priapea, rivalisent d'ingéniosité et de subtilité.
cénité agressive à la parodie lyrique la plus subtile, en passant On le voit, le rire suppose toujours une distqnce, distance
par la caricature burlesque du réel. Elle conjugue donc «ridi- par rapport au réel ou par rapport aux textes, distance qui
cule en fait» et «ridicule en dit». permet d'échapper aux contraintes du jour, distance synonyn:ie
L'omniprésence du ddicule «en dit», c'est-à-dire des de jeu et de liberté, distance qu'il s'agit pour nous, chaque fois,
réécritures parodiques, est sans doute un trait constant des de mesurer.
œuvres comiques de !'Antiquité, comme d'ailleurs les phé- Cette liberté du créateur - liberté par rapport aux
nomènes de réécriture sont le trait dominant des œuvres pesanteurs de la vie, aux règles de la dramaturgie ou au respect
antiques qui renvoient toujours à d'autres textes, autant, voire des vraisemblances - autorise tous les tons, toutes les ruptures
plus, qu'aux realia. La notion d'intertextualité, si prisée de la et toutes les formes de réactualisation de la mémoire lettrée -
critique contemporaine, s'impose quand on étudie la littérature parodique, bouffonne, insolente, ironique, ou subtile et
gréco-romaine. Tous les écrivains rivalisent avec Homère, et érudite ...
rivalisent entre eux 1 • Et Aristophane rie s'en prive pas, qui Ce rire n'est pas pour autant privé de sens. D~jà, Ari,~-
aime à mettre en scène ses contemporains, Socrate, Agathon ou tophane le so~lig~ait ~n affirman~ dafs Les G!enoutlles q,u il
Euripide. proférait 110ÀÀaµEv yEÀota, 110ÀÀa ÔE 011ou6ata ·. Ce theme
Ainsi, même quand il s'agit d'exalter l'épanouissement de du sérieux du rire, du «rire sérieux» ou, pour le dire ~n grec,
l'homme dans la nature et d'exhiber le triomphe des fonctions du 011ou6oyÉÀot0v est très présent dans la réflex10n des
animales, Aristophane, nous le verrons, subvertit ici ou là cercles socratiques, chez Xénophon et chez Platon, avant d'être
quelques formules homériques : le comique est bien cet art de repris par les Cyniques et les Épicuriens. C'est là, sans doute,
la déformation, de la caricature, où, pour que fuse le rire, ce qui justifie la place réservée à Socrate dans ces rencontres.
l'original doit se laisser reconnaître. Ce «ridicule en dit», ce jeu De fait, pour !'Antiquité qui aimait à professer que le corps, est
d'écho et de parodie, triomphe dans la poésie nouvelle qui le miroir de l'âme Socrate est un monstre et un mystere.
recherche un rire plus mondain, plus urbain, bannit les L'image du Silèn;, que nous rencontrons chez Xénophon
phallus monstrueux, et se veut allusion plus que spectacle. comme chez Platon, propose une interprétation de cette figure
qui légitime l'étroite union du risible, voi~e du ~rotesque, ~t du
1. «Les écrivains de la Grèce classique avaient l'habitude de lire mutuellement et d'utiliser ce sérieux. La bouffonnerie de Socrate «tou1ours riant, ... toujours
que d'autres avaient écrit avant eux pour écrire eux-mêmes, à un point difficile à comprendre se guabelant» (Rabelais), qui garde en toutes circonstances
et à accepter pour un auteur moderne ... < ainsi > ... le monde de la littérature a pu devenir une
sorte de grand club, où chaque membre connaissait fort bien les propos tenus par les autres,
même quand leurs vies étaient séparées par des laps de temps considérables. Une bonne partie
de ce qui était écrit portait donc la trace d'autres œuvres». 1. Voir les Actes du colloque Lucim de Samosate (Lyon, 30 septembre - 1er octobre 1993),
B.A. Havelock, Aux originesde la civilisationécriteen Occident,Paris 1981, p. 88-89. édités par A. Billault et A. Buisson, Lyon 1994,

8 9
Monique Trédé

quelque chose de libre et de spontané, définit un style de vie


qui bouleverse les règles établies et manifeste la sagesse dans la
folie.
Nous retrouverons cette figure_cle_ Socrate, sur laquelle
1-W------:::::m;:-;éa1ta Ka6ela1s, en nous interrogeant sur l'irruption du rire et
du comique dans des genres aussi sérieux que le dialogue
philosophique et l'éloquence. Et c'est, de fait, sous le signe
de Rabelais et de Socrate que devraient se dérouler ces
journées. Si Rabelais, s'adressant aux «Buveurs très illustres et
(... ) vérolés très ptécieux», place son Gargantua sous le signe de
Socrate et du Banquet de Platon, c'est qu'il y découvrait le
symbole d'un rire essentiel à la vie, en tant qu'il est le propre de
-I-
l'homme1 :
«Alcibiade, Ridicule, rire et satire
écrit-il,
chez les poètes comiques
au dialogue de Platon intitulé le Banquet, louant son précepteur
Socrate, sans controverse Prince des philosophes, entre autres
paroles, le dit être semblableaux Silènes».
Socrate, poursuit-il, était laid
i
I' «de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard
Il: d'un taureau, le visage d'un fol, simple en mœurs, rustique en
•I!
111 vêtements,pauvre de fortune, infortuné en femmes... »
Il
Mais au-dedans, on trouvait des trésors ...
11
Puisse ce volume, écho de rencontres qu'abritèrent des
murs troués et rustiques, nous conduire à la découverte de
trésors, et nous révéler les «très hauts sacrements et mystètes
horrifiques» du rire.

Monique TRÉDÉ
(Écolenormalesupérieure
Universitéde Rouen)

1. Cette référence savante à Aristote est, depuis !'Antiquité (et par exemple dans la scolastique
issue de Porphyre et du commentarisme grec), un thème d'école destiné à illustrer la notion de
«propre» ( TO tôtov). Elle est à la fois prise à la lettre, et joyeusement subvertie.

10
Le ridicule dans la littérature grecque
archaïque et classique

Dès Homère, et dans l'ensemble de la littérature grecque, on


i
peut relever trois grandes catégories du rire. La plus fréquente est 1

celle où le rire signifie le rejet : rire, c'est manifester volontairement i


que l'on exclut l'individu du groupe, que l'on amoindrit son statut
social, que l'on rabaisse sa Tlµ l]. Mais le rire peut aussi avoir une fonc-
tion d'ouverture à autrui, d'accueil, de séduction. Enfin, en de plus
rares endroits, le rire est présenté comme une réaction involontaire à
une situation que l'on perçoit comme ridicule.
La première catégorie, le rire de rejet, est la plus originale et
la plus difficile à analyser, car on s'aperçoit très vite qu'on ne peut 1
pas dépasser le stade du consensus littéraire. Quand, par exemple,
!'Électre de Sophocle (v. 1153-1154) s'écrie «Et mes ennemis rient, et
cette mère qui n'est pas une mère est folle de joie!», cela ne nous
renseigne en rien sur la pratique réelle de l'époque, et l'on ne saurait
en déduire que les ennemis passent leur temps à rire, si ce n'est dans la
tragédie. Mais ce qui est intéressant, c'est que la littérature grecque a
recours au mot «rire», et non aux concepts de malignité ou de dépré-
ciation, pour désigner l'ensemble des conduites' qui rabaissent l'hon-
neur d'un individu ou d'un groupe. Le rire d'accueil et de séduction,
moins fréquent, est plus proche de ce à quoi nous a habitués notre
propre littérature. Et il en va de même pour le rire qui naît face au
ridicule. On a là, à la fois, des instantanés de ce qui faisait rire les
Grecs, ou aurait dû les faire rire, à un moment donné de leur histoire,
en même temps qu'un consensus littéraire très proche du nôtre. C'est
cette manière de percevoir le ridicule, dans ses rapports avec un rire
souvent spontané et ludique, que je voudrais examiner brièvement
ici 1.

1. Sur ces différentes fonctions du rire, voir D. Arnould, Le rire et les larmesdans la littérature
grecque,d'Homèreà Platon, Paris, Les Belles-Lettres, 1990.

13
Do1niniq11e
Arno11/d Le ridimle dans la !ittérat11re
archaïq11e
et classiq11e

La notion de ridicule s'exprime pat lès adjectifs yÉÀotoç 1 et comme mon chef d'escouade savait où je l'avais mise, je lui dis de
KaTayÉÀaoToç, mais il faut noter un point très important: ces adjec- courir la chercher. Il part donc en courant; mon jeune soldat suit son
tifs sont d'un emploi relativement tardif. De fait, ils n'arrivent en force chef, avec sa cuirasse et son épée, et toute l'escouade, le voyant faire,
que chez Aristophane, Platon et les orateurs, tandis que chez Homère, court avec lui. Et mes hommes reviennent avec la lettre. C'est ainsi,
dans la tragédie, chez Hérodote, le ridicule e~t le plus souvent ex- ajouta-t-il, que mon escouade, tu le vois, observe scrupuleusement tes
primé, sans explication, par la jonction entre une situation et le rire ordres". Tous les assistants se mirent à rire, comme de raison, de cette
qu'elle suscite. On reviendra sur les raisons d'une émergence rela- escorte en armes pottant la lettre». Pout une fois, Bergson n'autait pas
tivement tardive de yÉÀotoç et de KaTayÉÀaoToç, mais on peut remar- tort, et ce ridicule-là n'est pas très loin de la fameuse mécanique
quer, dès à présent, que leur emploi confirme la tendance générale de plaquée sut du vivant dont il pade. Mais il faut suttout remarquer
la littérature grecque à inscrire le ridicule dans un jeu intellectuel que dans la Cyropédie, comme dans le Lachès, il s'agit d'histoires drôles
avec l'inattendu,· ce qui explique ce passage de l'évocation d'une que l'on rapporte après coup. C'est-à-dire que la situation ridicule est
situation qui fait rire, au jugement plus abstrait de "ridicule". évoquée dans un récit particulier, inséré dans le récit général, auquel
Ces situations où l'individu est ridicule relèvent souvent le narrateur assigne expressément une fonction comique.
d'échecs : un acte n'aboutit pas, ou il donne un résultat tout autre La situation ridicule peut même être récupérée par celui qui en
que celui que l'on attendait. Un exemple remarquable s'en trouve au est victime et, dès Homère, quand Ajax trébuche dans de la bouse de
chant XXIII de l'Iliade, v. 839-840 : Épéios lance le disque, et tous les vache (Il. XXIII, 779- 784), le rire des spectateurs est essentiellement
Achéens rient. Homère fait l'économie d'une description, et la men- provoqué pat le commentaire qu'il donne lui-même de sa mésaven- ,1

tion du rire, à elle seule, indique que l'acte échoue. ture : «"Ah! comme elle m'a fait trébucher, cette déesse qui, depuis
Si le personnage s'acharne dans son échec, on obtient une situa- toujours, se tient comme une mère aux côtés d'Ulysse et le protège !"
tion de gesticulation où il n'est plus maître de ses mouvements, mais Ainsi dit-il, et tous rirent de lui, contents».
semble le jouet d'une force extérieure. C'est l'histoire de Stésilaos, À côté des situations d'échec et de gesticulation, le ridicule naît
dans le Lachès de Platon: l'arme de son invention, dont il est très fier, également de la brusque découverte d'une difformité .physique. C'est
s'est prise dans les agrès d'un navire ennemi ; il ne veut pas la lâcher, le cas dans la fable ésopique du cavalier dont la perruque est empor-
et il coµrt sur le pont tandis que les deux bateaux se croisent, tée par le vent (Chambry, ed. minor, n° 343): «Et un large rire s'em-
jusqu'au moment critique où il risque de tomber à l'eau. Et Platon para de ceux qui assistaient à la scène». C'est également le cas chez
commente (184 a) : «De la part de ceux qui étaient sur le navire de Hérodote. Lorsque Cambyse (III, 3 7) contemple la statue d'Hé-
transport, ce furent des rires et des applaudissements pour sa posture. phaïstos dans le sanctuaire de Memphis, elle suscite ses moqueties car
Puis, lorsqu'on lui lança une pierre, qui tomba à ses pieds sur le pont, cet Héphaïstos ressemble aux patèques de Phénicie qui sont à l'image
et qu'il en lâcha sa lance, alors, même les soldats de la trière ne purent d'un pygmée. De même, Crésus, qui a invité Alcméon à prendre
plus contenir leur rire à voit cette fameuse lance, emmanchée d'une autant d'or dans son ttésor qu'il pourrait en emporter sur sa personne
faux, rester suspendue aux agrès du navire adverse». (VI, 125 ), le voit ressottir marchant avec peine, tant ses bottes, ses po-
L'anecdote est à rapprocher du "jeu du banc" que l'on trouve ches, et jusqu'à sa bouche et ses cheveux, sont gonflés d'or : il éclate
dans le Charmide ( 15 5 c) : «Il arriva, et il nous fit bien rite : tous ceux de rire devant ce personnage qui ressemble «à tout, sauf à un h9mme».
d'entre nous qui étaient assis lui firent place, chacun en repoussant Dans la définition qu'Aristote donne de la comédie (µ{~T)OtÇ...
vivement son voisin pour que Charmide puisse s'asseoir à côté de lui. TOU aiaxpou), la difformité physique est ridicule (yEÀOtOV) en
À la fin, pour ceux qui étaient assis aux deux bouts, notre mouve- ce qu'elle relève de l'd:µdpTT)µa, c'est-à-dire d'un acte manqué de
ment obligea l'un à se lever et culbuta l'autre par terre». la nature ou de l'art. Mais Aristote ajoute une condition (Poét. V,
On peut encore comparer avec l'épisode de la lettre portée 1449 a 34-3 7) : pour être comique, cette difformité ne doit être le signe
par tout un régiment à qui l'on a trop bien appris à suivre les ni d'une douleur ni d'une maladie. Une telle restriction témoigne d'un
mouvements de son chef, dont Xénophon s'amuse dans la Cyropédie f goût nouveau que l'on ne trouvait pas à l'époque homérique :
(II, 2. 9-10): «"Quelqu'un qui s'en allait en Perse, s'approcha de moi Thersite, Iros, en sont de bons exemples, et l'on peut même supposer
et me dit de lui remettre la lettre que j'avais écrite pour les miens. Et que, parmi les raisons qui provoquent le rire inextinguible des dieux à
la vue d'Héphaïstos qui joue les échansons (Il. I, 599-600 ), il faille
1. On trouvera tantôt yEÀoto<;',tantôt yÉÀoto<;'en Attique, suivant la loi de Vendryes. compter la maladresse de sa boiterie.

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Dominiq11e
Arno11/d
Le ridic11/e
dans la littérat11re
archaïqtteet classiqtte

À la difformité peut s'ajouter l'inadaptation aux circonstances, valeur édifiante, et le ridicule se déplace du comique vers l'exemple
le manque d'à-propos : la réalité du personnage apparaît alors comme moral sérieux.
incompatible avec la situation où il est placé, d'où un décalage
comique. Un homme petit et gros, qui s'essouffle vite, offre un Une première attestation s'en trouve dans l'épisode où Hé~odote
pectade ridicule,.-Q.!ll!Jl.d.JLentrep.rend~de~comir.Dans les Grenouilles raconte comment Cambyse projette une expédition contre les Ethio-
d'Aristophane (v. 1089-1098), Dionysos s'en dessèche de rire aux piens Longue-Vie : il envoie des ambassadeurs Ichthyophages et les
Panathénées. Et une situation parallèle se retrouve, sur le même mode charge d'offrir au roi un vêtement de pourpre, un collier en or, des
plaisant, dans la République (X, 613 b c) : les coureurs qui présument bracelets, des parfums, et du vin de Phénicie. Le roi déclare (III, 22)
de leurs , forces, puis que les vêtements teints _sont trompeurs,. à l'i1:1age des ambassadeurs
, finissent l'oreille basse, se ridiculisent , dit Platon qui les lui apportent. Puis, comme on lU1 explique comment se parer
(KaTayEÀaCTTOl YlyvoVTat).
de la chaîne d'or et des bracelets, il se met à rire, et, croyant qu'il s'agit
S'il y a incompatibilité entre l'obésité et la course, il y a, de de liens et d'entraves, répond que l'on possède dans son pays des
même, dans un registre plus sérieux, incompatibilité entre l'éthique de chaînes bien plus solides que celles-là. Le bon sauvage est protégé par
Socrate, et le fait qu'il puisse, d'une manière tout à fait ridicule une naïveté qui lui fait découvrir d'emblée la vérité : c'est la première
(yEÀo{w~,Criton 53 d), se déguiser comme un esclave pour s'échapper leçon d'Hérodote. Mais le texte en met aussi un~ autre en l~°:ière : lié
de sa prison.
à la relativité des us et des coutumes, le sentiment du r1d1cule est,
L'incompatibilité donne ainsi naissance à des situations ridicules, finalement, la chose du monde la mieux partagée.
co~me cell; du guerrier, tout armé, qui fait son marché (Ar. Lys. 559: Ce propos moral reparaît chez Platon dans la République
TTpayµa YEÀotov). On ne porte pas non plus la peau de lion du (V, 452 b) : il s'attend, dit-il, à ce que les exercices gymnjques qu'il
farouche guerrier sur la crocote, qui est un vêtement de femme sans préconise pour les femmes app~raissent ri?ic_ules - 'YEÀota -_en ce
faire rire (Ar. Gren. 45-46), et la gravité que l'on prête tradition- qu'ils vont à l'encontre des habitudes. Mais 11 ne faut pas cramdre,
nellement aux vieillards semble incompatible, non seulement avec un ajoute-t-il, les railleries de ceux qui veulen~ faire de _l'esprit, c~r l~s
empressement servile, qui fait rire (Eur. Ion 1170 sqq.), mais aussi avec coutumes évoluent et changent, et ce qui, autrefois, appara1ssa1t
une gesticulation bacchique comme celle de Tirésias et de Cadmos honteux et ridicule - alcrxpà Kat yEÀota -, les exercices gymniques
(Eur. Bacch. 248-251): «Mais voici une autre merveille : j'aperçois le masculins, ne choque plus maintenant que les Barbares.
devin Tirésias, vêtu de la peau bigarrée d'un faon, et, comme c'est
Assez vite, donc, par le biais de ces réflexions à portée morale, le
drôle! (TToÀÙvyÉÀwv), le père de ma mère qui, plein d'une fureur
bacchique, brandit le thyrse». ridicule se sépare du rire proprement dit, et l'on voit désormais les
notions de yÉÀowv et de KaTayÉÀacrTov structurer certains types de
De fait, le travestissement ridicule est un ressort comique dont le raisonnements où les situations évoquées, elles, ne sauraient en aucun
pouvoir est signalé dans le texte même des pièces d' Aristophane. Ainsi cas déclencher le rire.
pour le bec de Térée dans les Oiseaux (v. 96-99): «Est-ce la vue de mes Chez Aristophane, yÉÀowv 1 et les tournures du type yÉÀotov
ailes qui vous fait vous moquer de moi ? J'étais un homme, étrangers, èxv ~v Et.../ yÉÀowv lhav 2 attirent seulement l'attention sur les pa-
sachez-le. - Ce n'est pas de toi que nous dons. - De quoi, alors ? - roles qui vont suivre ou sur l'apparence du héros. C'est, en 9uelque
C'est ton bec qui nous semble ridicule (yÉÀowv) !». De même, pour sorte, une coquetterie d'auteur. Mais ailleurs, l'usage e~pha~1que de
les ailes de Pisthétaire (ibid., v. 801-804): «Par Zeus, je n'ai jamais yÉÀowv ou de KaTayÉÀacnov a plus s,?uvent valeur_ d avert1~s~ment
rien vu de plus ridicule (yEÀOl0TEpov), non, jamais ! - Qu'est-ce qui ou de condamnation : les tournures fondees sur les not10ns de r1s1ble et
te fait rire ? - Tes ailes rapides. Tu sais à quoi tu ressembles tout à de ridicule introduisent ou concluent une hypothèse, un fait, dont
fait, avec tes ailes ? ... »
elles dénoncent la contradiction logique. Il s'agit là d'un procédé
. Cependant, s'ils ont noté que les spectacles inattendus, les tra- extrêmement fréquent chez les orateurs, chez Platon et Xénophon. Il
vestissements, et jusqu'aux commentaires que celui qui se trouve pris passe par l'emploi d'une supposition («comment n'agiri~z-vo~s pas
dans une situation ridicule pouvait en donner de manière à sauver d'une façon ridicule, si ... » )3, d'une temporelle ( «quand ils agissent
la face, faisaient rire, les Grecs ont aussi remarqué très tôt que l'on
rit lorsqu'on ne comprend pas le sens réel d'une situation ou d'un
1. Ach. 1058-1059; Gren. 6; Ois. 801-802.
événement que l'on interprète donc à contresens. Ce contresens, dans
2. Gren. 542, 1439; Lys. 559-560.
la mesure où il est fondé sur la force de la coutume, prend alors
3. Isocr. Archidamos§ 37.
16
17
DominiqueArno11/d
Le ridic11/e
dans la littérat11re
archaiijfleet classique
ainsi, ils se ridiculisent»)1, d'infinitifs («il est ridicule qu 1 d'
ai't'd, besoin
d
· d' un gar d'1en»)2 , ou encore par l'emploi de o" e 3 eLgar 1en
. ( , , , Tt . es pro-
Il n'y a ni mesure ni art dans ses paroles (v. 212 àµETpoETT~c;,
ce es , e reprise Kat yap Eon KaTayÉÀaaTa ... To' y'ap ... 11wc; ,:_, ouxt
, , 213 lxKo<Yµa,246 d:KptTOµu&E) : pour plaisanter, il a recours, en fait,
4
KaTayEÀaaTov;) , dont le but est de détruire l'opini'on de l' d · aux insultes et aux reproches (v. 222 OVEt6Ea, 255 ovEt6{,wv), à
ou d' · · 1·1
an·t·1c1per,sur .e e, se retrouvent chez Eu..ripide a versaire
o'u 1e nom yE,Àwc; la lutte verbale (v. 214 et 247 Èpt,ɵEvat), et à une KEpToµfo (v. 256
et~c-· . ~---- ..... KEpTOµÉ wv à yopEu Etc;) qui entache le yÉÀotov d'une malveil-
------- ro1s,serh-re,eter avec rnâ1gnat10n ce qui a été dit A' . d I '
(v. 528 «depuis quand es-tu mon père ? TaUT'ou"'v , . ,1Àns1an~ on lance proche de la raillerie méchante (<YKC.ÛTTTEtV) et de la calomhie
' ' »), d ans 1es T royennes(v. 983 «Tu as· parlé de C ou
Eµot; p .YE1 wc;~ KÀUEtv , (Àot6opfo).
y~Àwc; TToÀvc;»),ou encore dans Oreste(v. 1556-156YO)r!s·J;~uTa yadp Dans un fragment de la Mélanippè, cité par Athénée (fr. 492 N 2 ),
dire q ue ma fiemme n ,,etai.t pas morte [ ] . « ai enten u
. ' Euripide fait dire, ,au contraire, à l'un de ses personnages : «Bien ~des
d~sÀinventions d'un homme qui a tué s; -~ro;r~\.:.:ren~
yE wc;».
s;:X,
;:À1uc;e hommes, pour faire rire, s'essaient à l'art de la raillerie - àoKouot
xdptTac; KEpToµouc;. Pour moi, je déteste ces bouffons (yEÀofouc;)
Ce procédé n'est pas lié seulement , l" •st . , dont la bouche, faute de sages paroles, ignore le frein».
riq D Pl 1 a eri ique et a la rhéto
ue .. ans _aton, es emplois conclusifs de YEÀoÎ:ov av ,, - Mais c'est surtout avec Platon et Xénophon que les choses
mettent de faire progresser un raisonnement ou d' aband Et îJ per- évoluent. Platon, en effet, montre que même le rire suscité invo-
h ypothèse pour , onner une
lontairement par les ridicules d'autrui est mauvais, et, qui plus
uné val:ur phil~:~~e{i;u~~e 1:u~:~t:df i:iotiu~~;:re~eP~~:nent ainsi est, qu'il est au moins autant une douleur pour le rieur que pour·
~~~::ep~::e~::sq~;l c~·~i~et:o!~t:e qu'ell~ idgnore,,et le ridicu!/~;~t~1: sa victime, ce qui est un paradoxe parallèle au «nul n'est mé-
. , . . p c1e, mais ans 1 erreur de raisonnement chant volontairement». De fait, le rire est une douleur de l'âme, car
~~~~~~e &~/::~·
~in~, da~~ 1~ Répubfique (V, 452 d) : µ(fratoc;
t TJYEtTat îJ To KaKov _ «Vain 1 · .
oc; il traduit une forme de cp&6voc;,et le cp&6voc;est une ÀVTTTJ.
conclut dans le Philèbe (50 a): ~~Quand donc, à ce que dit le rai-
Socrate
l"idicule autre chose que le mal Et 1 . . , ce u1 qui trouve sonnement, nous rions des ridicules de nos amis, et que nous
'd, · ce u1 qui entreprend de faire rir
~~ ~nsi erant ~omme ri,dicule a~tre chose que le spectacle du manq:;
6 mêlons le plaisir à l'envie, nous mêlons le plaisir au chagrin.
n se~s et u mal, s attache a un but tout autre que le bien». Nous avons reconnu, en effet, que l'envie est un chagrin de l'âme,
, L:
rol: du sage devient alors de rire de l'i norance d bl,
pretent10n a la science (Lois II 670 b) d, gh ?u ee de
tandis que le rire est un plaisir, et qu'ils se produisent ensemble à
ce moment-là».
11 ' h . ' ' emarc e socratique qu
rappe e a c aque instant le yÉÀotov des tournures figées. e Xénophon, de son côté, s'achemine vers la plaisanterie gentille
dont rit même celui qui en fait les frais, et vers l'art de rire de
. Dans le même temps, d'une part yÉÀotov au neutre se s , .
:~se
dans le ~ens de «plaisanterie», «bon mot»5 . de l'autre ~n f~ ~-
1 soi-même (Cyr. IV, 5. 54). C'est pourquoi Gobryas admire les mœurs
perses (Cyr. V, 2. 18): «Et il remarqua ... qu'ils se lançaient des
d1:T~;!ja;s:e1~:rd~•~~~o:~~ière qui tend à faire préfér;r le r;o:c~~~ railleries (E<YKWTTTov) qu'il était plus agréable d'entendre que de ne
pas entendre. Quant aux plaisanteries (a TE ETTat,ov), elles étaient
. . Au _c:h~nt~I de l'Iliade, on le sait, Thersite dit tout ce ui bien éloignées de tout excès, de tout acte honteux, de toute querelle».
1 1 Aglaitadas, toujours dans la Cyropédie(II, 2. 11-12), méprise ceux qui
:~.
2 ;~\;) 1:esprit et qu'il croit susceptible de faire rire les Argi;ns
~
racontent des histoires plaisantes et les traite de vantards, mais Cyrus le
à:ÀÀ' o n ol Etoat'fo o/EÀotïov 'Apydoww j; rappelle à l'ordre, et conclut : «A propos des hommes qui s'arrangent
˵µEvm. i' pour faire rire leurs compagnons sans chercher leur propre intérêt, ni
1
faire aucun tort ni dommage à ceux qui les écoutent, comment ne
1. Plat. Gorg.484 d e. serait-il pas juste de parler plutôt d'urbanité et d'élégance - <X<YTEtOl
2. Plat. Rép.III, 403 e.
Kat EÙX<XPt TEÇ- que de vantardise?».
3. Pour un relevé de ces procédés, voir D. Arnould, op. cit., p. 182-183.
Aristote, de même, écrit dans la Rhétorique(III, 18, 1419 b 3-10) :
4. Plat. Lys. 205 b c. «Au sujet des plaisanteries (yEÀOtwv) [ ... }, j'ai dit dans ma Poétique
quelles en étaient les espèces. Certaines conviennent à un homme
5. E. g. Ar. Guêpes,v. 1259-1260. «une l . . é .
au banquet», . p a1santer1e sop1que ou sybaritique que tu as apprise libre, les autres, non. Il faut veiller à prendre ce qui convient à
f, sa nature. L'ironie convient mieux à un homme libre que la
18
19
Dominiq11e
Arno,tld

bouffonnerie, car il dit sa plaisanterie pour son propre plaisir, le


bouffon pour celui d'autmi».
En outre, ce qui est /emarq1;1able, à p~rtir d'Aristote, c'est que,
. tout comme chez Platon ou la not10n de ridicule tendait à se déplacer
ll.lll..------H{~-J/ggs@.f.v.at-i-Gn-d.'.ut1e-:....situation-à-la-àénonciationd'une ignorance
ij/ prétentieuse, de même, le ridicule devient désormais aussi un critère
il! s;ylistique. Dans la Rhétorique(III, 3, 1406 a 32-35), Aristote note que
1!: l usage ~ale,~contrfux, en pros!, d'un style poétique, produit à la fois
,i le lj.luxpov, l acracj>Eçet le yEÀowv.
J,. Lecture comique de mythes oubliés
Dans ces rappo~ts du ridicule au rire, on peut donc dire, pour
c?nch1;re, et pour [aire co~r~, que d'Homère à Aristote, on passe
d un rire sans ment10n du ridicule à un ridicule sans mention du rire
c'est-~-dire de~situ~tions que nous pouvons analyser comme ridicules:
et 9u1 son~ presentees comme suscitant le rire, à des réflexions morales Du mythe au conte
P?ilosoph1ques ou littéraires sur le ridicule, qui ne sont plus liée~
directement au phénomène physique du rire. La fonction première d'un mythe est de raconter une histoire
1,
vraie qui a eu lieu en un temps lointain que la tradition ne peut
Dominique ARNOULD préciser, en un temps où la frontière entre hommes et dieux était
perméable, où les hommes avaient un accès direct au sacré. Ce faisant,
(Universitéde Paris-IV Sorbonne)
le mythe projette le sacré sur le plan du dire et les données théolo-
giques deviennent des schémas narratifs, accessibles au plus grand
nombre 2 • Mais la parole mythique est nécessairement métaphorique
puisque le sacré est au-delà du dire. Il suffit donc que le récit soit
vraisemblable 3 • La conséquence en est la coexistence possible, en
synchronie, de plusieurs représentations mythiques pour une même
réalité.
Une fois créés, les mythes joignent souvent, à leur rôle expli-
catif, un rôle normatif: ce qu'ont fait les dieux ou les héros à l'origine
doit être répété pour maintenir l'ordre du monde. Il y a donc un
va-et-vient entre des comportements qui reproduisent le mythe, et le
mythe, justification ultime de ces comportements.
Ce double rôle du mythe n'existe qu'à l'intérieur d'un cadre
idéologique et religieux donné ; il faut donc distinguer la structure
narrative du mythe et le codage idéologique qui permet de le

1. En particulier celle des commencements (Eliade 1963 : 14-18). La délimitation de la notion


de mythe est difficile (Bottéro-Kramer 1989 : 79-94), en raison de l'extension qu'a eue le mot
en Grèce (Calame dans Calame 1988: 7-14), même si cette extension ne modifie pas
fondamentalement son rôle de mise en narration de l'indicible.
2. «Ces "fables" sont des moyens figuratifs qui permettent de parler de l'homme, du monde et
de l'ordre cosmique» (Greimas 1985 : 12).
3. On pourrait citer l'EtKWÇ µu0oç de Platon (Timée 29d); cf. Brisson 1982: 161; Bottéro-
Kramer 1989 : 86. Il s'agit d'un discours non vérifiable (Brisson 1982 : 114-138) et µû0oç
s'oppose, chez Platon, à À6yo,;, discours argumentatif et vérifiable. Il y a eu glissement du
plan du sacré, inaccessible par essence, au plan de la logique.

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21
Lecturecomiquede mythesottbliés
Alain Christol

comprendre et lui donne sa raison d'être. Si le cadre vient à se modifier, de la projection du panthéon divin sur le monde ~es héros : ~haque
le mythe perd sa justification et sa fonction essentielle. Il ne subsiste nage dans ses actes comme dans ses relattons avec l autre,
pers On , d h' 1 .
plus que la structure narrative, déracinée en quelque sorte. Sa richesse adopte le comportement de son père divin. On a one une t eo ogie
narrative, son pouvoir poétique peuvent lui permettre de survivre, mise en actes.
· mais il faut distinguer deux niveaux de ~!!_tvie__:_ Quand l'évolution du panthéon divin efface l'homologie entre
- le mythe conserve son statut premier, à la fois explicatif et héros et dieux, l'épopée conserve la structure du mythe, hors de toute
normatif; mais le codage a changé ; il met en paroles une autre compo- justification théologique. On n'a plus qu'un mou!e en creux, comme
sante du sacré; un tel transfert suppose une réinterprétation des mots pour les corps de Pompéi. Ces str~~tures ~a:rauves ?nt perdu, leur
et des comportements, une nouvelle lecture symbolique ; motivation, et les auteurs ou les recitants epiques,. dis_ons les aedes,
- le mythe perd sa relation privilégiée avec le sacré ; il ne sub- ont été parfois contraints de trouver une explicatton pour des
siste qu'un motif narratif, un beau récit, que chacun peut interpréter comportements aberrants aux yeux de leu:s contempor~ins. _D~ns le
selon ses croyances ou ses fantasmes. S'il reste isolé, on parlera de Mahâbhârata, le meilleur exemple est celui de Draupadi, qu~ epou~e
conte; mais il peut aussi s'intégrer à un nouvel ensemble, par exemple les dnq frères Pândava. Cette polyandrie, qu'on a voulu parfois expli-
une épopée. Il fonctionne d'abord comme ornement narratif, plus ou quer par une influence de~ ~i':il!sa;io?s. pré-â~ya, St_:i1;1stifiait_
1a~s !e
moins bien lié à l'ensemble. Ensuite, de nouveaux liens se tissent avec panthéon hérité, où une di.vrnite fe_mi?i.neun~q~~ e~a~t associee a six
le contexte. dieux fonctionnels, deux dieux antithetiques a l rnterieur de chacune
des trois fonctions 1 .
Deux directions de recherche s'ouvrent donc: d'abord, repérer
Pour justifier ce mariage, les récitants ont imaginé un épi-
les anciens mythes insérés dans des cadres nouveaux, qu'il s'agisse
sode curieux : lorsque Arjuna ramène l'épouse qu'il a gagnée lors
d'épopée, d'histoire ou de contes populaires ; ensuite, définir la sym-
d'un svaya.n:ivara, la mère des Pândava, q:oyant qu'il rapporte du
bolique nouvelle de ces récits, dans leur nouveau cadre.
gibier, comme à l'accoutumée, crie à Arjuna: «Partagez entre vous !»;
L'épopée homérique, forme littéraire la plus ancienne qui nous parole de mère est sacrée, et Arjuna doit partager son épouse avec ses
soit parvenue, est un domaine privilégié pour une enquête sur le frères 2 •
recyclage idéologique des mythes. On en verra un exemple plus loin, Il est difficile de savoir comment les auditeurs antiques appré-
dans le mythe de Pénélope (§ 3). ciaient cette explication. Sans aller jusqu'à y voir un épisode comique,
Dans son enquête, le chercheur dispose des données de la compa- ils devaient être sensibles à la disproportion entre une parole étourdie
raison, mais il doit tenir compte des changements de plan ; en par- et ses conséquences. En tout état de cause, la motivation du mythe est
1;
ticulier, la religion grecque s'est construite sur des bases qui ne oubliée, et l'intégration du schéma narratif dans un cadre nouvea~
ii devaient guère à l'héritage indo-eutopéen, et la plupart des infor- implique l'adjonction d'épisodes qui en dénaturent le ~ens et qm
mations utilisables viennent d'une mythologie connue à travers une témoignent de l'incompréhension des auteurs de cette réécriture.
li
1 réécriture épique, théâtrale ou poétique, et non dans sa fonction
première d'explication du monde en étroite association avec le rituel.
Un exemple de mythe oublié : la toile de Pénélope
Epopée et survie des mythes En Grèce, le thème de la toile de Pénélope pourrait fournir un
exemple comparable de réinsertion d'un mythe oublié. Le mythe cos-
L'épopée narre les exploits des héros du passé; les dieux y mique du jour et de la nuit tendus alternativement ~ur des pot;aux
interviennent en leur nom personnel ou par l'intermédiaire d'hommes appartient à la couche la plus ancienne des mythes rndo~europeens.
qui leur sont chers, leurs descendants le plus souvent. Quand les héros En Inde, ce mythe a été réinterprété comme tissage cosmiq1:1equand
accomplissent sur terre les actes distinctifs de leur prototype divin, le TAN «tendre» prend le sens technique de «tendre les fils (pour
récit épique devient l'homologue du mythe. Le Mahâbhârata en
fournit de bons exemples: on sait, depuis les travaux de S. Wikander
et G. Dumézil1, qu'il s'est construit autour d'une trame narrative née 1. Dans le Mahâbhârata, le nombre des dieux fonctionnels est réduit à 5, par fusion du couple
Mitra et Varuna en une notion unique, Dharma.
2. I, 182. 2 (Poona); trad. chez Buitenen (I, 357) : «Now you share that together !». Analyse
1. La découverte de S. Wikander date de 1947 (cf. Dumézil 1968 : 42-52). chez Dumézil (1968 : 107-109).

22 23
Alain Christol Lecturecomiquede mythesoubliés

tisser)~>. Les poteaux de la hutte cosmique deviennent alors les La présente étude s'intéresse au rire externe, au comique d'inter-
poteaux du métie1· à tisser 1 • prétation; mais il faut distinguer le comique d'exorcisme 1, qui impli-
Dans l'Odyssée, l'épisode de la toile de Pénélope ne joue aucun que la désacralisation volontaire, provisoire, d'un acte qui devrait faire
r?le _m?teur; tout se passe co~me si un aède, séduit par ce thème, naître le respect ou la peur, et le comique spontané qui naît devant un
avait mtégré à une œuvreclé)-àstructuré~Cette manœuvre dilatoire acte inoffensif, jugé absurde. La fonction guerrière, au sens dumézilien
de Pénélope permettait de justifier la longue patience des prétendants. du terme, illustre bien ce problème, et le traitement qu'elle reçoit en
Les données imposées étaient la durée des errances d'Ulysse et la Grèce est révélateur.
fidélité de Pénélope; en revanche, l'histoire d'Ithaque pendant ces dix Si l'idéologie des trois fonctions est absente en Grèce comme
années était un champ libre pour la créativité des aèdes. modèle vivant, on a relevé de multiples schémas narratifs isolés
Dans son nouveau cadre, l'acte de Pénélope prend une des fonc- qui respectent le cadre fonctionnel2. Il suffira, pour notre prnpos,
tions d~ tissage d~ns la société c~mtemporaine, l'ouvrage qu'une jeune de constater cette contradiction apparente, sans en chercher l'ex-
fille doit accomplir avant le mariage. Tant que le métier est dressé le plication.
mariage est impossible. L'ancien mythe cosmologique est intégré d~ns La seconde fonction était représentée par deux dieux, l'un,
un réseau idéologique nouveau, celui du monde grec héroïque2. prntotype d'Indra, est le protecteur des populations à qui il procure
Sans parler de lecture comique, on peut penser que l'astuce de le butin, l'autre, prototype de Vâyu, est incontrôlable et protège
Pénélope faisait sourire les auditeurs, qui voyaient en elle la digne des bandes de guerriers en marge de la société, qu'il s'agisse des
femme du héros aux mille tours. Athéna elle-même avait souri en berserkirgermaniques ou des «loups à deux pattes» que mentionne
entendant les mensonges d'Ulysse qui venait d'être déposé à Ithaque l' Aves ta 3. Selon une loi de compensation des biens et des maux,
(Od. 13, 287). que les Grecs ont eux aussi connue4, le «bon guerrier» oublie parfois
ses vertus pour se conduire de façon indigne, et les trois fautes
d'Héraklès rejoignent celles d'Indra ou du germanique Starkadr
Mythe et comique, ou comment déprécier la fonction (Dumézil 1969 : 54-98).
guerrière
En Grèce, la distinction entre le bon et le mauvais guerrier
La toile tissée et détissée permet à la fidèle Pénélope de retarder semble abolie, ou, plus exactement, l'opposition a été déplacée: le
l'heure de la décision ; comme le tissage est un acte féminin qui a sa héros épique, avec ses excès et son hybris, s'oppose au modèle pos-
place dans la société grecque à toute époque, il n'est besoin d'aucune térieur, le soldat au service de la cité. Dès l'Iliade, l'aède prend ses
justification. distances par rapport au modèle héroïque. Le Cycle Troyen est aussi
Quand l'acte accompli par le héros mythique est en contra- une sorte de crépuscule des héros, victimes de leurs propres excès, ou
diction avec la morale ou le bon sens, tels que les conçoivent les tout simplement de l'idéal héroïque 5 • Le destin d'Achille est tragique,
auditeurs postérieurs, il faut trouver une justification ou à défaut comme celui de Patrocle, d'Ajax ou d'Agamemnon.
co_nsidéœr le récit co~1;11eabsurde; une lecture comique permet à 1~ Les aèdes n'évitent pas les épisodes où les héros sont dans des
fois de conserver un recit savoureux et de respecter la morale. situations ridicules, comme lorsque Ajax fils d'Oïlée glisse sur une
L~s relations" ent~e les mythes et le comique sont complexes. bouse de vache (Il. 23, 775 )6 . Au chant I de l'Iliade, la querelle entre
Le comique peut etre mterne au mythe: c'est le cas pour le per- Achille et Agamemnon manque de dignité, et la violence verbale est à
sonnage d'Hép~aïstos, dont l'infirmité fait rire les dieux de l'Olympe
(Il. 1,_599). Mais notre propos n'est pas de faire une typologie du rire 1. Destrée, dans Théodoridès et al, 1988 : 13.
myth1que3.
2. Dumézil 1968: 580-586; Sergent 1979; Dumézil 1985 : 15-92.
3. Vendidad (Vidêvdât) 7. 52 : vahrkam yim bi-zangram.
1. Christol 1987 : 190-197. La question se pose de l'origine d'un tel thème en Grèce · le 4. C'est le cas pour l'aède Démodokos, chanteur inspiré mais aveugle (Od. 8, 63-64).
passage de «tend~e» à «tisser» est indien (skt TAN< IE*ten) et motive le tissage cosmique.' En
~rèce, on n'a r1e_nde comparable dans l'histoire du lexique, et u<j>a(vw «tisser» reste 5. Sur ce thème : Christol (à paraître).
~ndépen~~nt de te~vnw_«te~dre» ; on ne peut exclure que le tissage cosmique soit un emprunt 6. La bouse de bovins sous le joug semble avoir eu un pouvoir magique paralysant ; c'est
a des vo1s10s,des rndo-irarnens par exemple.
ce que suggère un hymne védique difficile (RV 10, 102 ; voir Dumézil 1979 : 288). Il pour-
2. Papadopoulou-Belmehdi 1994: 27-48. rait donc s'agir d'une opération magique d'Ulysse mal comprise, et réinterprétée en épisode
3. On trouvera des éléments pour une telle typologie chez Lévêque 1988: 51-53. comique.
i
1

24 lii: 25

IJ
Alain Christol Lecturecomiquede mythesoubliés

la mesure de leurs qualités guerrières. Tollt se passe comme si les ÈnÉrntEV aÙ'f<\Ï 'fOV 'Epuµ&vewv Kanpov (;wvrn Koµ{(:Etv . .
aèdes prenaient un certain plaisir à déprécier les représentants d'une «Il (= Eurysthée) lui (= Héraklès) ordonna d'apporter le sanglier d'Érymanthe
classe qui les a longtemps nourris, mais dont le rôle s'efface pro- vivant».
1
gressivement avec l'émergence de nouvelles structures politiques et Au retour d'Héraklès portant la bête, Eurysthée effrayé se cacha
1
cul tutelles. 1
dans un pithos, si l'on en croit Diodore (IV, 12. 1) :
Le personnage d'Héraklès est révélateur de cette double fai- 8v (= 'HpaKÀÉa) lawv b ~aotÀEÙ<; Ènt 'fWV wµwv <j>É
povrn Kal <j>o~l)9€lc; ifKputjJEV
blesse du guerrier, faiblesse inhérente à son statut et rejet du guerrier ÉaU'fOV Elc xaÀKoüv n{Sov
solitaire par la société grecque pré-classique. S'il joue, comme Indra, «En voyant Héraklès qui portait (le sanglier) sur ses épaules, le roi, pris de peur, se
i'
un rôle cosmogonique en débarrassant la terre de monstres, Héraklès cacha dans une jarre de bronze».
1 est aussi présenté comme un personnage ambigu, dangereux pour les
siens autant que pour ses ennemis. Face à ce personnage imprévisible, Cette attitude d'Eurysthée .a frappé les imaginations et figure sur
incontrôlable, la réécriture comique permet de désarmer la peur; de nombreux vases2 • Le comique naît de l'inversion des rôles ; le roi e_n
Héraklès devient la brute vorace qu'évoque Aristophane dans les titre est apeuré et occupe une position in~érieure ~ans l'esp~ce, tandis
Grenouilles, ou l'ivrogne que les Anciens se sont plu à représenter en que celui qui a exécuté les ordres du rot le domine _et trtd~mphe
créant l'effroi par sa simple présence .. La lecture comique une te e
ft '
1

compagnie des Satyres 1 . ! :

Il y a donc bien une présentation comique des exploits hé- scène est évidente.
roïques, mais ce qui était au départ un désir d'exorciser la peur que Dès 1937, G. Dumézil a proposé d'expliquer l'épisode du
faisaient naître des guerriers tout-puissants et dangereux pour leurs sanglier d'Érymanthe comme un mythe sur l'origine de 1~ bièr~. L~
alliés autant que pour leurs ennemis, est devenu au fil des temps quête du sanglier perm~,ttait de se procu~er la ,bave necess,atre _a
incompréhension face à des comportements aberrants. Des uaits dis- la fermentation de la b1ere. Cette hypothese a 1 avantage cl expli-
tinctifs de la seconde fonction, ont surtout été retenus ceux qui étaient quer la relation qui unit le, b~nqu~t chez Pholos e~ la quêt~ du
négatifs, dans l'oubli de la structure où ils trouvaient leur sens: les sanglier ce que les Grecs etatent mcapables de faire. Le p1thos
trois fautes étaient le prix que devaient payer les guerriers pour les qu'ouvr~ Pholos pour honorer Héraklès était celui où avait fermenté
souillures nécessaires à la victoire. la bière.
Une telle évolution est rendue possible par les transforma- Si l'on accepte l'hypothèse de G. Dumézil, la position _d'Eu_-
tions de la société grecque ; il n'existe plus de classe guerrière, rysthée prend une tout autre signification : dans le mythe ancien, ~l
comparable aux khatriya de l'Inde. Les soldats sont aussi des citoyens, attendait la bave pour faire fermenter le malt; chacun des acteurs avait
et le comportement héroïque est désormais perçu comme un ensemble donc la place voulue pour l'opération prévue, et l'on comprend la
d'actes immotivés, voire criminels. L'absurde ne peut laisser indif- nécessité de ramener le sanglier vivant.
férent; il bascule soit du côté du tragique, soit du côté du comique.
Quand la bière est supplantée par le vin, l'ensemble p~rd sa
signification ; les deux éléments solidaires, ca~ture sa_n~lter et ?u.
Eurysthée dans le pithos banquet, deviennent autonomes; leur ordre est desorm,a1~md1fferent ~t
le banquet chez Pholos peut être rattaché à un autre ep1sode de la vie
, Dans le récit des Travaux d'Héraklès, la quête du sanglier d'Héraklès, comme celui du lion de Némée.
d'Erymanthe associe deux épisodes, le banquet chez le Centaure
Pholos et la capture du sanglier. En l'absence de lien évident entre ces La présence d'Eurysthée dans le pithos avait frappé les esprits ;
deux composantes, l'ordre est variable et la scène du banquet a pu lorsque le brassage sort de l'usage,_ el!e doit_ être e~_Pli9uée,et ~e ca~ac-
être rattachée à l'épisode du lion de Némée (Apollodore, Bibl. II, 5. 2). tère odieux du personnage conduit a une mterpretat10n comique . ce
roi est un lâche qu'effraie le monstre capturé vivant.
le point de départ est le désir d'Eurysthée d'obtenir le sanglier
vivant, selon les mots d'Apollodore (Bibl. II, 5. 4) :
1. Apollodore mentionne simplement le retour à Mycènes, sans autre précision (II, 5. 4).
1. Il faut rappeler qu'Héraklès est aussi le héros béotien et dorien, et ce glissement vers le 2. On en trouvera un exemple sur la coupe Louvre G 17, reproduite _chez Flacelièr~ et
comique a pu être facilité par les rivalités entre Athènes et ses voisins. On aurait un exemple Devambez (1963 : 87). Sur l'ensemble de l'épisode, voir D. Noe!, «Du vin pour Hérakles»,
de réinterprétation d'un mythe dans un cadre nouveau, ici politique. dans Lissarague et Thélamon (1983 : 141-150).

26 27
Lecturecomiquede mythesottbliés
Alain Christol
L ma céleste est purifié par l'éclair (vidyuti. RV 9. 84. 3),
Zeus et le tamis ---- ---.--- e s~tique védique ne permet pas toujours de faire la part de la
Le mythe du sanglier avait conservé, au moins partiellement, sa ·1 .mats 1
-é ah poe re et de la vision cosmique. Les nuages sem bl ent occupe r la
m rapdofiltre d'où dégoutte le soma(= payas «lait»), en 9. 74. 4 1 :
structure originelle. Il arrive que des fragments de mythe survivent
sous une forme atomisée; l'enquête ne dis_pC>_se plus que de formules
1so ées, on doit se contenter de suggestions. Un exemple suffira. 1 place u ,
atmavan nabho duhyate ghrtam payai}
«de la nuée douée de vie on trait le lait (qui donne le b~urre) fondu».
i
L~rsqu'il découvre le rôle des Nuées dans la cosmologie de
Socrate; Strepsiade évoque l'explication que le bon sens paysan donne
de la pluie (Nub. 373) :
1 De même pour 9. 87. 8, où abhra «nuage» est à la front~ère entr~
les deux termes de la comparaison ; !'instrumental vaut peut-etre aussi
pour pavate «est purifié (par les nuages)» : . __
KCXl'fOt np6TEpov Tov A{' àÀT]0wc;WTJV 6tà 1<001<{vou oÙpE'i'.v
dîvo na vidyut stanayanty abhraîb .s6masya te pavata indra dhara. .
«Jusqu'ici, à la vérité, je pensais que Zeus pissait à travers un tamis». «tonnant comme l'éclair (qui vient) du ciel, avec les nuages, se punfie pour toi, Indra,
la coulée de soma».
Ce passage n'a pas retenu les commentateurs anciens, et les __
,.-----·-·- 1
Scholies n'apportent aucune aide pour l'interprétation 1 • Pour les D'~utre part, la pluie est assimilée [à_l'~rine des dieux, ___,enP~~-
modernes, il s'agit soit d'un conte pour enfants, soit d'une image née ticulier à\ceHe des guerriers Maruts ou cle ~eurs ch~vaux_. !l se ~tee
de l'esprit fécond d'Aristophane 2. Le comique naît du cohtraste entre · · U ne se'r1·e d'équivalences [soma = pluie = urine
atnSl l' . ,divine], ·a la
les spéculations abstraites de Socrate et l'anthropomorphisme grossier fois présentes dans la phraséologie et rarement exp 1c1tees ; on citera
du Zeus de Strepsiade. RV 9. 74. 4 (E.V.P. IX, 24):
On peut cepend~nt se defilander si, derrière cette formule choisie tâm (s6mam) naro hitam ava mehanti péravab
pour son rendement comique, on ne retrouve pas une image motivée «Ce (soma) offert les seigneurs ( = Maruts) le pissent, gonflés».
par un mythe oublié, celui du pressurage de la liqueur céleste,
principe fécondant de la pluie. E n Grèce ' il n'existe plus de liqueur sacrificielle; la raci~e *s.u
«presser» est absente, mais e!!~.J:,ourrait.§~,-·_1_s_s1mu.erda~s fr'(--:.---:;i
. d' · 1 ~& «l
1
En Inde, le soma (de SU «presser») est une liqueur obtenue efi pleut;> (Christol 1994 : 15 5). La pluie vient de _Zeu~, ma~s dyeu a
écrasant les tiges d'une plante non identifiée, puis en filtrant le jus signifié «<jtl __{diurne)» avant de désigner celm qui dev1ené!ra, en
dans de la laine de mouton (avya pavitra); le soma, pur ou mélangé à Grèce comme à Rome, le dieu suprême; on ne peut donc ex~lure
du lait, est ensuite versé dans le feu offertoire pou,r revigorer les la réinterprétation d'une formule héritée «le ciel pleut» (Christol
dieux, en particulier le guerrier Indra. Le soma pressé est comparé à la
1994: 152).
pluie :
Dans la formule grecque on retrouve l'i?entité .entre. la p~uie et
div6 na vr~l:ibpavamano ak~ab
«comme la pluie du ciel, le (soma) clarifié a coulé» (RV 9. 89. 1). l'urine divine2. La racine qui signifie «pleuvoir» est 1de?t1que a c~lle
qu'utilise le Véda pour le pressurage du son:ia, A:u
.fi.ltre de laine
Parallèlement au soma terrestre, il existe un soma céleste qui 3 utilisé pour purifier le soma correspond le tamis qu utilise Zeus pour
retombe sur terre, mêlé à la pluie 4 , et Indra boit aussi bien le soma arroser la terre.
céleste (divya) que le soma «pressé par les hommes» : RV 10. 116. 3. Les éléments ainsi réunis suggèrent de voir dans la formule de
Strepsiade autre chose qu'une image grossière inventée pa~, un paysa~
balourd. Il pourrait s'agir d'un fragment de mythe o~~lte, con.serve
dans les mémoires pour l'explication pittoresque qu il donnait de
1. Scholies : Prolegomenade Comoedia, Scho/ia in Acharnenses, Equites, Nttbes. Groningen :
Bouma's Boekhuis B.V., Fasc. III, 1 D. Holwerda (ed.), Scho/iaveterain Nttbes, 1977; Fasc. III, la pluie.
2 W.J.W. Koster (éd.), Scho/iarecentiorain Nubes, 1974.
2. Dover écrit (Aristophanes, Clouds, Oxford, 1970, 107) : «Whether this was a traditional
joke told to Attic children or a comic idea of Ar(istophanes), we do not know».
1. Ber aigne I, 209. Le soma que clarifie une fille du soleil (IX, ~· 6) relève d~ pressu~age
3. Le soma qui gronde comme le tonnerre (Hillebrandt I, 222-225) est le soma céleste ; il se célest/ Dans leur ensemble, les traductions de L.. Re~ou restent au mveau de la metaphore , en
trouve ainsi associé à l'orage, Ce soma céleste est divinisé ; le dieu Soma est compagnon des IX, 74. 4, il considère que la nuée est le soma lu1-meme et non le filtre.
Maruts et, dès la fin de l'époque védique, assimilé à la lune (Hillebrandt 1, 184-211).
2 La aronomase avec l'épiclèse divine Zetts Ourios a été signalée d~puis l~ngtemps
4. Bergaigne I, 170-175; 198-201. RV IX, 61. 10: «the origin ofyour herb is in the heights.
The earth has received from heaven (what which was situated in heaven)» (Hillebrandt I, 142).
(W.J.J. Starkie, The C/ouds of Aristophanes,1911, p. 97), mais le sens de Ourtosreste incertain.

29
28
Lecturecomiquede mythes011bliés
Alain Christol
A Épopée homérique épopée caucasienne». Actes du Colloque
OL à paraitre. « '
Pour conclure A. CI-IR:IST p' (Grenoble, sept. 1993), à paraître.
- Mtlman arry ., A · d l'EPHE
· Lorsqu'un mythe perd sa motivation première, il peut survivre the relatif à la fermentation de la b1ere», nnua1re e
MÉZIL 1937· « U n my
comme schéma nartatif, soit intégtalement soit de façon fragmentaire. G. D~Science; religieuses), 1936-1937, 5-15.
Pour cette survie, deux patamètres au moins interviennent: la qualité _ Mythe et épopéeI, Paris : Gallimard.
poétique du récit ou d'une formule,-et- .ses capacités de réinter- G. DUM ÉZIL, 1968 . .
L 1969. Heur et malheurd11g11errter, Parts: PUF.
prétation dans un nouveau cadre idéologique. Ces deux paramètres G.DUM ÉZI , . .
L 1971. Mythe et épopéeII, Paris : Gallimard.
sont inqépendants, parfois contradictoires : un épisode original frappe G. DUM ÉZIJ , •

les espri ts et se transmet aisément d'une génération à l'autre; lorsqu'il ÉZIL 1979. Mariages indo-européens, Paris : Payot.
1

entre eq contradiction avec l'idéologie dominante, une lecture comi- G. DUM ' L' b/' de l'hommeet l'honne11r des die11x- Esquissesde mythologie,no 51-75.
G. DUMÉZIL, 19_85. OIi I
que permet à la fois de conserver le récit et de prendre une certaine Paris : Gallimard.
distance vis-à-vis de son contenu. C'est le cas pour certains compor- . ADE 1963 Aspectsd11mythe, Paris : Gallimard.
M. ELI , ·
tements guerriers (§ 4). Elle permet aussi de réinterpréter un acte qui,
pour licite qu'il soit, n'en apparaît pas moins comme absurde, privé de EVP : voir L. RENOU. . .
p DEVAMBEZ 1966. Héraclès,imageset réctts, Paris: E. de Boccard.
motivation dans son c0ntexte. C'est le cas pour Eurysthée dans le R. FLACELIÈRE et . ,
pithos (§ 5). GREIMAS, 1985. Des dieux et deshommes.Paris : PUF.
A.J. 1B 'd 1980 (trad. angl. par
Le récitant ne se contente pas de répéter un texte qu'il a appris LEBRANDT Vedic mythology' Delhi : Motila anarsi ass,
A, Hli.R. Sarma, de 'vedischeMythologie,Breslau, 1927-1929),
de ses devanciers, il veut le motiver; il l'adapte à son public, à ses
propres fantasmes, et,[ ce faisant, introduit des éléments étrangers KATZ 1991. Penelope'srenown.Princeton : Princeton Univ. Press.
au texte primitif. C'est ainsi q~'il finit par faire rire de ce qui était :-~~VfiQU~, 1988. Colère,sexe, rire. Lejapon des mythesanciens.Paris : Les Belles-Lettres.
au départ une spéculat 1ion sur l' odgine du monde ou son fonctionne- LÉVI-STRAUSS, 1962. La penséesauvage.Paris : Pion.
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31
30
Aristophane lecteur d'Homère

1. Ulysse, modèle du héros comique


C'est une banalité de dire que l'ensemble de la culture grecque
est imprégné d'Homère. Ce qui l'est peut-être moins, c'est de montrer
comment l'imaginaire d'un auteur comme Aristophane est nourri de
références épiques là même où on ne l'attendrait pas. Les protago-
nistes de la comédie ancienne - héros ou anti-héros, qu'on les appelle
comme on voudra - sont pratiquement tous, d'une manière ou d'une
autre, les successeurs d'Ulysse. Ce modèle lointain est à l'arrière-plan
de l'ensemble des représentations 1• Déjà dans l'Iliade, et même à pro-
pos d'autres figures qu'Ulysse, le héros se définit autant comme un
personnage habile à manier le verbe que comme un guerrier coura-
geux. Là où d'autres traditions opposeraient l'action à la parole, la
tradition homérique, au contraire, les unit étroitement; elle ne pro-
meut pas une morale «héroïque» au sens étroit du terme. Ainsi,
l'éducation qu'Achille a reçue de son père nourricier Phénix a fait de
lui un «homme de paroles» autant qu'un homme d'action accompli
(1442-3) :
'fOllVEKaµE npoÉl]KE 6t6a<JKɵEvat -rd6E ndv-ra,
µueùlv -rE 1>11-rflp' EµEvm np11K-rflpd'fE Epyùlv.

Le héros comique est celui qui sait tourner la situation à


son avantage, sans trop s'embarrasser de scrupules. Il est le digne héri-
tier d'Ulysse, Ei6ws navTofous TE 6oÀ.OUS' Kat µl)6Ea TTUKVa (r 202,
cf. aussi v 291 sqq.), et il s'agit là d'une constante de la tradition
grecque. On trouve, par exemple, plus d'un passage d'Hérodote où
l'habileté est considérée comme la valeur suprême : des personnages
comme Artémise ou Thémistocle sont bien de la même veine que le
fils de Laërte. Dans les Guêpes d'Aristophane, Philocléon, emprisonné
par son fils Bdélucléon, tente de recourir, pour se libérer, au même
stratagème qu'Ulysse chez le Cyclope, à ceci près qu'il se cache sous

1. On trouvera de bonnes remarques en ce sens chez Cedric H. Whitman, Aristophanesand the


ComicHero (= Martin Classical Lectures, XIX), Harvard Univ. Press, 1964, notamment dans
le chapitre II, intitulé «Comic Heroism» (p. 21-58).

33

ti
,',
1

1
1:
1' Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

un âne et non sous un bélier (vv. 170 sqq., avec mention de OÙns au Comme Ulysse, et à son imitation, Théramène apparaît chez
v. 18 5) ; n'y a-t-il pas, dit le chœur à Philocléon, quelque trou Aristophane comme l' «homme du multiple», et notre poète explicite
par lequel tu puisses t'échapper W<JTTEp TTOÀUµT)TtS'O6uoaEus # même l'opposition de l'un et du multiple qui n'était que sous-jacente
(v. 351) 1 ? - Si cet exemple est bien connu, il n'en va pas de même dans son modèle, tout en s'inspirant des jeux formels de ce dernier:
d'un passage des Grenouilles où le chœuLfait, de manière ironique, uo>.>.àTTEptTTETTÀEUK0TOS (v. 5356) vs gv ax~µa (538-9). Cette
l'éloge cl~ l'opportuniste par excellence qu'est Théramène. La pièce, opposition donne lieu en outre à celle du mobile et de l'immobile,
on le sait, suit de quelques mois l'affaire des îles Arginuses, où qu'Aristophane illustre, d'une manière saisissante, par une compa-
Théramène avait su, habilement, dégager sa responsabilité pour la raison avec l'image peinte (yEypaµµÉVTJV ElKova), illusion de vie mais
faire endosser par les généraux vainqueurs (vv. 534-40) : à qui manque la capacité de changement où Ulysse excelle.
Taiha µÈv 11pàs àv8p6ç Èan Peu importe pour notre propos le sentiment qu' Aristophane
535 voüv i(xovToç Kat <j,pÉvas Kal
peut: avoir à l'égard de la figure emblématique d'Ulysse. Partage-t-il
11oi\i\à 11Epl11E11ÀEUK6Tos,
µETaKui\{v6EtV auTov d:El l'indignation de Sophocle dans Philoctète, ou est-il fasciné par cette
11pos TOV EV 11p<XTTOVTaTOÏXOV habileté ? Certes, Philocléon et Théramène ne sont guère des hommes
µixi\i\ov ~ -yE-ypaµµÉVT]V selon son cœut, mais on devine, malgré tout, comme une secrète
538 ElK6v' ÉcrTâvai, i\a(36v0' gv complicité entre eux et lui : Théramène est ici loué d'être un à v~ p
<YXfîµa-'fO 6È µE'fa<rTpÉ<j,E<r0at 6E~tos, au même titre que dans la parabase des Guêpes Aristophane
11pàs TO µai\0aKWTEpov
540 faisait l'apologie de sa propre 6E~t0TTJS (v. 1059). Au reste, il n'est
6E~toü 11pàs àv8p6s Ècrn
Kat <j,ucrEt0T]paµÉvous. pas sût que cela ait grand sens aujourd'hui de vouloir restituer
les «intentions» ou les «opinions» d'Aristophane ; l'essentiel est
«V?ilà qui e!t d'un homme judicieux et sage, qui a beaucoup navigué, de graviter
toujours du c_otédu bon bord, plutôt que de se tenir, comme une image peinte, dans l'imaginaire dont se nourrit son œuvre 1 . Pour en revenir aux
une seule attitude. Se tourner du côté le plus doux est le fait d'un homme habile d'un Grenouilles, le ressort de l'action peut se résumer en un hémistiche:
Théramène». '
6Éoµat TTOtT)TOû' 6E~toû' # (v. 71), dit Dionysos, et cette quête le
"
Ce texte nous paraît être une réminiscence consciente du proème conduit jusqu'aux Enfers. Cette qualité de 6E~tÔTTJSest par excellence
de l'Odyssée. Le contexte s'y prêtait admirablement, puisque l'événe- celle d'Homère, comme il apparaît dans un passage de la Paix
ment auquel fait allusion le poète était une bataille navale, ce qui lui composé en hexamètres: 'AÀÀ' 6 oo<j>os Tot v~ ~(' "Oµ TJPOS6E~tov
permet d'instaurer une relation avec les longues errances d'Ulysse sur EÎTTEV (v. 1096), dit Trygée en introduction à une citation d'Homère
mer. L'un des points remarquables du proème de l'Odyssée est la ré- (I 63-4) destinée à justifier, par l'autorité du Poète, la cause qui lui
currence systématique de l'adjectif rroÀuç et des composés en TTOÀU-, est chère, à savoir celle de la concorde entre les cités comme à
a!e~ un jeu savant d'allitérations sut les sonorités labiales et liquides2, l'intérieur des cités 2.
ams1 a 1 sqq. :
v Av8pa µoi È(vvETIE,Moücra, noi\uTponov, lis-µâi\a noi\i\à 2. Exégèse d'Homère chez Aristophane
1TÀ<Xo/X0T], ÈTTEtTpo{T]StEpov 1T'fOÀ{E0pov È(nEp<rE'
noi\i\<.ii'v 6' àv0pw nwv (f){6Ev (f)a<rTEa Kal v6ov /(-yvw, Aristophane est un écrivain particulièrement sensible aux
TTOi\i\à 6' /5'Y' ÈV 1T6VT1\)1T<X0EVO.Ào/EaKTÀ. niveaux de langue et à la tonalité des mots. On a pu prouver, par
exemple, qu'il connaissait parfaitement le vocabulaire technique de la
1. Ici comme en beaucoup d'autres endroits, le poète joue sur le fait qu'il y a équivalence, pour
médecine et que ses comédies présentaient, de ce fait, nombre de
le _mètre, entre une fin d'hexamètre dactylique et une fin d'anapeste. Pour des raisons
évidentes, le rythme anapestique est celui qui se prête le mieux à recueillir les citations
d'Homère et d'Hésiode. - Le mot 011~, «trou», au v. 350, est de ceux qui prêtent à équivoque, 1. Voir à ce propos les bonnes remarques d'A.M. Bowie, Aristophanes.Myth, Ritual and Co,nedy,
et la caverne du Cyclope peut évoquer une autre grotte (voir Jeffrey Henderson, The Maculate Cambridge Univ. Press, 1993, p. 9-10.
Muse. ObsceneLanguagein Attic Co,nedy, 2e éd., Oxford Univ, Press, 1991 [1re éd. 1975)
p. 141). C'est dire que la référence homérique s'accompagne d'un sous-entendu érotiqde (sur c; 2. Les adjectifs cro<j,6s et 6E~t6s, très proches l'un de l'autre pour le sens, sont souvent
procédé, voir infra, §§ 3 sqq.). associés, et il en va de même des substantifs correspondants. Chez Hérodote (VIII, 124),
Thémistocle, après la bataille de Salamine, est célébré dans toute la Grèce comme «l'homme de
~- Sur ce texte si r!che, voir en dernier lieu l'article de Thomas R. Walsh, «Odyssey1.6-9: A loin le plus habile d'entre les Grecs» (àv~p 11oi\i\ov 'Ei\i\11vwv cro<j,WTaToç); il reçoit une
li,ttl~ mor~ tha~ ktne»'. "'!ne~.. 48/4, sept. 199~, p. ?85-410. - En ce qui concerne les jeux couronne d'olivier «comme récompense de son habileté et de son adresse», àptcrTrîw ••.
0
d allttérat10ns, Je me l1m1te 1c1 (et d une mantere bien sommaire) aux consonnes mais les cro<j,{
T]S'6È Kal 6Eet6Tl]'fOS. - Les traductions de ces termes ne sont, bien entendu, que de
voyelles demanderaient elles aussi une étude. ' piètres approximations.

34 35
:i
Aristophanelecteurd'Homère
Charlesde Lamberterie

point~ de ren,<:,ontre a~e<:,le Corpus hippocratique 1 • De même est-il importante 1. Alors que la poésie traditionnelle reposait sur le principe
consc1e1;1-t
~: l ecart qu_1sepa_rele langage épique du langage commun. d'une stricte hiérarchie des genres (haut, moyen, bas) et de l'adéqua-
Il se fait l echo des d1scuss10ns ql;li avaient cours à son époque dans tion de l'expression au contenu (style élevé pour les sujets nobles,
les écoles sur le sens des mots homériques d'interprétation contestée etc.), Aristophane s'ingénie au contraire à transgresser les frontières
_____ ....
l~e.s-fameuses4-ÀWO--ô"-O:-t-(att-.--y-Àw-T-T-cxt-),ainfrdans
les Détaliens (fgt 2 3 3 entre les genres et à mêler jusqu'à l'inextricable le trivial (cpauÀov) au
sérieux (crnou6a'l'.ov). En s'adonnant à cette écriture subversive qui
Kassel - Austin, PCG III/2) : ···.1
constitue l'un des traits principaux de son talent d'écrivain - car on ne

1
- IIpos Tmhas 6' aù ÀÉ~ov '0µ11pou 'YÀWTTas· T{ KaÀoucn Kopuµ~a;
(/ac.) T{ KaÀouo' àµEvl]và KCXplJva· peut même plus parler à ce propos de parodie, il s'agit bel et bien
- 'O µÈv oûv a6s, Eµos
, ' 6' ouTos
" a'6 EÀrh.'
"'os <j>paoaTw'
, T{ KaÀouotv' l6uous; · d'une création originale-, il montre par là-même, a contrario, qu'il est
(lac.) Tt 110T' ÈoT't.v 011uEtv• sensible aux niveaux de langue et de style et qu'il connaît mieux que
LE PÈRE (au fils, cadet). - Explique-nous donc ces mots homériques : que si~nifie le · . quiconque les règles auxquelles il fait violence. Telle est la pers-
mot étambot? qu appelle-t-on des chefsectoplasmiques? pective dans laquelle il faut aborder l'hymne à <l>aÀ ij' s des Acharniens
LE FILS.AÎNÉ. - C'est ton fils, mais c'est aussi mon frère. Qu'il indique le sens du (vv. 263-79) et nombre d'autres textes mentionnés par M. Silk dans son
mot testificateurs,et ce qu'on entend par convoler. 1
article.
, Le poè~e met ici en scène un vieillard et son fils qui, selon un Î Il en va de même du «traitement» qu' Aristophane fait subir à la
schema clas~•~ue (on p~nse t?ut de suite aux Nuées), représentent lii langue épique. Par la voix d'Eschyle, il célèbre dans les Grenouilles
deux mental1tes antagonistes, a savoir l'esprit classique et l'esprit mo- ~ «le divin Homère», 6 6È 8EtoS "OµT]pos # (v. 1034)2, mais c'est pour
d~rne, e~ ont comme terrain d'affrontement l'éducation : alors que le mieux le subvertir. Dans une étude classique,]. Wackernagel a mon-
~ere _ne Jure '!ue par l'éducation traditionnelle, dont la base consiste à i!ù tré qu'Homère s'employait à éviter tout ce qui dans le lexique pou-
etud~er Homere, le fils ~ fré_qu~n.té les écoles des sophistes et y a vait passer pour inconvenant 3 • Aristophane procède exactement à l' in-
appris tout un vocabulaire 1ur1d1que dont le maniement joint à verse, montrant par là qu'il connaît la règle que s'imposait Homère :
l absence de scrupule, est destiné à lui permettre de réussir d;ns la vie. plus d'un mot marqué comme appartenant au registre héroïque de-
i:,rous ne sommes pas loin ici des À6yot KaTaf3cxÀÀOVTES de Protagoras, vient chez lui prétexte à plaisanterie vulgaü-e et même souvent obs-
larme employée etant le recours à des termes juridiques qui sont terri- cène. Ainsi l'adjectif naxu s «gros», qui est neutre dans le lexique
fiants car inconnus de l'homme du commun. C'est, si l'on veut l'af- commun mais marqué dans l'Odyssée comme désignant la prestance du
fron;ement ?es belles-lettres. gratuites et de l'argutie juridique' inté- héros, s'applique volontiers, dans le théâtre d'Aristophane, à un réfé-
ressee_.Le de bat porte. sur les mots·: le père pose à son fils cadet une rent bien particulier (nÉos «membre viril»), ce qu'avaient déjà remar-
quest10n sur le sens de mots homériques, pour lui montrer qu'il ignore qué les scholiastes (naxu · wsnpàs Tà al6o'i'.ov) 4 • Voici d'abord les
~es ba~es de la cultur~ classi~ue ; mais ,le fils aîné, partisan d'une passages de l'Odyssée :
educat10n moderne qu 11 veut inculquer a son jeune frère lui pose à TOV µÈv 'A0T]va{TJ0i]KEV, èi.tos ÈKyEyauî'.a,
son to~r ce que nous appellerions une «colle» portant sur' des termes µ.d ,ovd T' Eiot6ÉEtv 1<al 11daaova ... (<;229-30) ;
de droit. 0E01TEO{TJV
KaTÉXEUEx&ptV KE<paÀ'ijTE Kat OJµots
Ka{ µtv µaKp<>TEpov 1<al ndaaova 0fîKEV l6Éo0at (0 19-20) ;
et ensuite le véritable détournement que leur fait subir Aristophane :
3. Subversion du langage épique Ach. 785- 7 èi.l. KÉpKov oÙK EXEt.
3. 1. Gros objets
Fin connaisseur des poètes, critique littéraire (notamment dans 1. Michael Silk, «Aristophanes as a lyric poet», dans Aristophanes:Essaysin interpretation(Yale
l~s Grenouilles, mais_ aussi en bien d'autres endroits) et, à ce double Classical Studies, 26), Cambridge Univ. Press, 1980, p. 99-151.
titre, sour~e de renseignements précieux pour les historiens de la litté- 2. Cette finale d'anapeste peut s'interpréter comme une finale d'hexamètre dactylique
rature, Aristophane s'exerce lui-même à la poésie· mais il le fait d'une (cf. l'exemple comparable de 110Àuµl]TtS''06uooEUS cité supra § 1, p. 34 n. 1), ce qui repré-
sente une adéquation de l'expression au contenu et donc un hommage à Homère.
manière bien particulière, ainsi que l'a montré M'. Silk dans une étude
3. Jakob Wackernagel, Sprachliche Untersuchungenzu Homer, Gottingen, 1916, p. 224-9:
«Meidung des Unanstandigen». - Voir à ce propos REG 107, 1994, p. 44.

1; V?ir à ce sujet l'a~tic~e de Simon Byl, «Le vocabulaire hippocratique dans les comédies 4. J'aborde ici un sujet déjà étudié dans Les adjectifs grecsen -us-. Sémantique et comparaison,
d Amt?ph~ne et part1cu!1èremenr dans les deux dernières», RPh 64, 1990 (92} p. 151-162 Louvain-la-Neuve, 1990, p. 76-95, mais en donnant au dossier une orientation un peu
(avec h1sto1re de la question). ' différente.

37
36
Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

ME. ~rnyà -y&p Èanv · a~Àà 6EÀcj>a1<:ou~Éva L'adjectif µÉ yas peut, à_lui seul, qualifier le phallus en érec-
________
E~n µeydAav TE Kat TTaxetav KTJpu0pdv.
DICÉOPOLIS. - Elle n'a pas de queue:
t'onl mais le fait remarquable est précisément que, dans les textes que
LE MÉGARIEN. - C'est qu'elle est encore un peu jeune; mais, une fois adulte elle en ;ous 'venons de citer, Aristophane ne se limite pas à jouer sur un mot ;
aura une grande, fit grosse, et rouge. ' il joue surtout sui' une expression marquée dans la culture de son
Ass~I-04-1~- 1,ïlv âyo:Bwv Els ÉanÉpav
av11.-T01JTWV époque. Loin d'être pure gratuité, l'obscénité est au contraire une
µeyaÀTJV àTTo6waw Kal TTaxerdv O'Ol xaptv. -.-,·I rlférenceculturelle.
(Le jeune homme, à la jeune fille) : «En retour de tes bienfaits je te donnerai ce soir
une grande et grosse marque de reconnaissance».
Paix 1351-2 XO. TOU µÈv µÉya Kal naxu,
Tfîs 6' ~6ù To ai'îKov.
'

LE CORYPHÉE. - Lui l'a grande et grosse; elle l'a douce, la figue.


-
1
·
.•
En employant de la sorte l'adjectif TTaxus, Aristophane n'a fait
que pousser _à l'extrême une ~enda.nce qui apparaissait déjà chez les
poètes iambiques, auxquels il doit tant. On trouve en effet chez
Archiloque le tour TTEptCJ<j>upov TTaXEta µwllTT) yuv11 (fgt 206) pour
Le mot CJUKov«figue» est bien connu pour être un deckword du • désigner une prostituée, lequel doit se comprendre comme l'antithèse
~::et de la frm~e, ,et le f~it remabquable ici est que pour le correspon- _-_ du composé TavUu-CJ<j>upos (Hés. +) «aux fines chevilles» : la tradi-
tion des poètes exprime l'opposition de la vulgarité et de la distinc-
sion µntysiu~na'liTTnayxu~
mefifime_P~sllesoin Ide référlent, comme si l'expres- ·1_·.
tion par le couple antonymique «épais / fin». Mais Homère ne s'inté-
su isait a e e seu e pour e suggérer.
Lys. 21-4 KA. Ti 6' ÈaT{v, <ilcj>{ÀTJ
AuatnptXTTJ grait pas à ce schéma conceptuel, puisque chez lui TTaxus peut au
Èf ? n no0' ~µas Tàf -yuvaî'.1<:as-'
~u-yKaÀEîs; contraire faire référence à la prestance, donc à la distinction, et c'est
Tl TO TTpd'yµa ; IlTJÀlKOVTI;
sans doute l'une des raisons pour lesquelles Aristophane s'est acharné
AY. MÉya. ÏI
KA.
AY. NhMa TTaxu.
Mwv Kal TT«XU;

i,LÉONICE. - Qu'est-ce donc, ma chère Lysistrata, qui te fait nous convoquer nous les
Jil sur ce mot.

emmes ? Quelle est donc cette affaire ? De quelle importance ? ' 3.2. Vastes cavités
LYSISTRATA. - Grande. .
er. - EEtgrosse aussi ? ·_ , L'adjectif EÙpus «vaste», très fréquent chez Homère, Hésiode et
LY. - t grosse tout à fait, par Zeus. -_ dans la grande poésie, est plus rare dans la langue classique 2 • Pour les
L'équivoque est continuée dans le vers suivant : si la chose est g Grecs du ye siècle, il devait évoquer l'univers des cosmogonies, où il
ÀETTT1v,dit <:I~onice, ce n'était pas la peine de se déranger (vv. 28-30). 1 est question si souvent du'· vaste ciel, de la vaste terre, de Zeus au vaste
regard (ou : dont la voix remplit le vaste espace ?), etc. Aussi Aristo-
- Le.Jeu est ici plus complexe qu'on ne le croirait au premier abord !/ii
Car il semble bien qu' Aristophane non seulement parodie Homère· ffl phane l'emploie-t-il dans un passage de parodie (Ois. 693, parabase):
co~me da?s les passages précédents, mais aussi joue sur le syntagm;
µEyas Km ~OÀVS, «grand et puissant», qui est attesté depuis Héra-
1
t''
xo. x&os-~V Kat Nù~ VEpEp6s TE µÉÀaV 1TpWTOVKat TapTapos- EÙpus.

L'expression TapTapos- EÙpus, que l'on retrouve au v. 698, est


~a.te et fonct10nne comme une sorte d'expression toute faite pour qua- ~ empruntée à Hésiode (Th. 868, en fin de vers). - Du fait que cet adjec-
li(ier un personnage ou un peuple «important», une affaire (npâ'yµa) ~-· tif est marqué comme appartenant à la poésie de haut style, Aristo-
<:importante». Cert~ expression s'applique notamment au Grand Roi, ~
phane se plaît à l'employer avec un sens obscène, en une parodie
~ hom~e .le, plus _PUi~santde _la terre: à pr~uve cette prophétie adressée ~] sacrilège où il est question d'un tout autre gouffre (Cav. 719-21) :
a Xerxes. ws Km µEyas- Kat TTOÀÀOS- EYEVE0Èv oÀ(yw xp6vw o{hw ,,
Kat TaTTElvosoTTfow_KaTà Taxas ECJEm(Hdt. VII, 14), <:aussivi;e tu es t! IIA. Kat VTJ M' {1116yE 6E~t6TTJTOSTfîs ȵfîs
6uvaµat 1TOlEÎVTOV 6fîµov EÙpÙv Kat O'TEV6V,
~evenu grand et puissant, aussi vite tu seras abaissé», texte dont il ;j AA. Xch Tlp<ùKTOSouµos TOUToyl aocj>{(ETat.
iaut rappr~ch~;, chez Aristophane, un passage des Oiseaux où il est dit ;1 LE PAPHLAGONIEN. - Et par Zeus, grâce à mon habileté, je puis faire le peuple large
du ITEp?"lKOS opvts (v. 485 ), le «coq», animal connu (vv. 486- 7) pour :,:_:.l
..·.
ou serré.
symb?liser le Gran~ R_oi: o{hw 6' foxuÉ TE Kat µéyas- ~v T0TE Kat · LE CHARCUTIER. - Belle science ! Mon derrière en fait autant.
TTOÀUS-(v. 488), «il er_ait alors si fort, si grand et si puissant>>. Le On pense, bien entendu, au composé EÙpUTTplùt<:TOS (Ach. 716,
-,j
s~nta~me est ?ecompose dans Gren. 1099: µÉya T<>rrpdyµa, TTOÀÙ :J
'i Nuées 1084), désignation du pathicus dont la plus ancienne attestation
To VEtK,~S, «importa~te est _l'affaire, grave la querelle», phrase qui
donne 1 impress10n cl etre soit une formule officielle soit un cliché
empr1;1-nt~à la «langue de bois» des hommes politiq~es que l'auteur 1. Voir J. Henderson, Muse, p. 115-6.
parodie si souvent, et notamment dans Lysistrata. 2. Voir nos Adjectifsgrecsen -us-, p. 213-32.

38 39
Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

connue se trouve dans des graffiti égyptiens que l'on date du début , · 'ment de montrer que, puisqu'il n'y a plus d'hommes dans ce
du ye siècle, et dont Aristophane a créé un doublet à valeur augmen- - Prec1se
··· (# oÙKËanv àv~p EV , TlJ
~ xwpq
, // , v. 52 4 ) , l a maxime
· d'H ector,
tative xauv6npwKTOS (Ach. 104), «au derrière béant». On tapprochera
aussi, dans Lysistrata: onws av EÙpuTÉpws ËXTJ(v. 419), «afin d'être
1
-1 p_ayésu v 520 doit être renversée : «la guette sera désormais l'affaire
c1t e a . ', , ' , ) E ,
plus au large», appliqué à 6aKTUÀl6tov___(y. 417), avec un suffixe de -f d es fiem mes» , noÀEµos 6E yuvmtt , µEÀTt<JEtl (v. ,,538 . t par consequent
~
les femmes feront}a grève de l amout,. e~ Efya yuvatKWV setont
diminutif qm rappelleTantonymie
Cavaliers.
EÙpus / <JTEvos du passage des -1
_
• rrompus ,·usqu a nouvel ordre. - Qu1 dtt Epya dans un contexte
wte
d,op position entre guerre' et paix
. ia1t
i: •
aussi• re'fi'erence a, H,es10. de.
,
Le célèbre précepte yuµvov <JTTEtpEtv_, ' i:>' A ~ #
yuµvov uE ..,_owTEtV , yuµv~v '
3.3. L'épouse-modèle 6' àµaEtV (Trav. 391-2) est donc, touJours dans Lyststrata, repris erottco
S'il est un domaine qui ptête à la constitution de formules tradi- sensu pat le prytane: rf6Tt yEwpyEî'v yuµvàs àn"o6ùs pouÀoµat
tionnelles et d'expressions toutes faites, c'est bien celui des devoirs de (v. 1173), «je veux, sans plu~ attend1·~, ?ter me~ v~te~ents pou~ la:'
la bonne épouse. Ainsi lit-on chez Homère: bourer sans manteau», et Lys1strata lu1 repond, ainsi qu au Lacanien_ .
Èn~v 6taÀÀayiîTE, Tm'JTa 6paaETE (v. 1175), «lot~qu~ ~ous aurez mis
6wow 6' Éînà yuvaî:Kas àµtlµova /fpya l6ufos (I 128, etc.) ;
fin à la guerre, vous ferez tout ce~a». On voi~,. 1c1 ~ncore: que
ifv0' ifaav ol TTÉTTÀotTTaµ TTOÎKtÀa/fpya yuvatKwv (Z 289, etc.) ;
,, , 1 , 6 '6 , ,, l'imaginaire d'Aristophane est noutr1 de la trad1t1on d Homere et
~u Tfl, ;EK,1'.0Vev-ov, E oT,at TTO~;µl]ïa ~pya,
a;\;\a (JU y tµEpOEVTa µETEPXEO epya yaµoto (E 428-9). d'Hésiode.
A pattir de telles expressions, le mot Ëpyov en est venu à pren-
dre un sens bien précis chez les poètes iambiques, ce qui reflète sans 4. Le tonnerre de Zeus
doute un usage de la langue familière. C'est le cas, entre bien d'autres
Les relations de la comédie ancienne - et notamment de l'œuvre
exempl:s? dans ce ve~s d'Hi.pponax: Kal 6~ 'nl Tots Ëpyotatv EtXOµEv,
d'Aristophane - avec le mythe et le rite ~ont ~n fait bien c~nnu.
«_no~s et10?s en pleine, act10n» 1. Il en va de même chez Aristophane ;
Il nous suffita de renvoyer, sur ce point, a 1 ouvrage recent
amsi, au debut des Nuees, lorsque Strepsiade se plaint des exigenc-:esde
son épouse (v. 53) : d'A.M. Bowie, qui apporte nombre de vues no°:velles 1 . Notre ~ropos
sera plus limité, et centré avant, t_out sut le lexiq~e : nous es~a1eto~s
.Er. Où µ~v Èpw y' ~ àpyos ~v, à;\;\' Èarnxea.
de montter, par un exemple ptec1s, que~ sort ,1\n~to.phane, fait subir
S!~EPSIADE. - Je ne peux pas dire qu'elle manquait d'ardeur à l'ouvrage. Mais elle
tirait fort sur la baguette ! à un thème ttaditionnel et au fotmula1re, herite d Homere et des
poètes, qui s'y rattache. Souvent il fait référence au «tonnerre de
. Tous les commentateurs s'accordent à reconnaître que le passage Zeus» ; ainsi Paix 376-80 :
doit se comprendre erotico sensu. Comme le mot am{8Tt désigne la EP. 1'Q Zeu KEf-auvo~povrn ...
baguette de bois dont se sert le tisserand pour serrer le fil de la trame w
'A;\À', µe;\', UTTO
TOUÂtos àµa;\6uv0l)ooµat.
le double se_ns est aisé à décrypter 2 • Mais l'essentiel est la questio~ HERMÈS. - «Ô Zeus, dieu de la foudre et du tonnerre ... Je serai anéanti par Zeus».
du pourquoi,. et, no~ ~e}le du. _commen~. Si la plaisanterie érotique
Le composé KEpauvoppovTifS n'est pas connu ailleuts. S'agit-il
a pout appui 1 activite de tissage, c est précisément parce que
d'une création d'Aristophane, ou d'un emp~unt à un poème c?,sm~-
l'épo~se-modè~e, selon la c~nceptio~ ttaditionnelle, est celle qui tisse
gonique disparu ? Peu importe au fond, pmsque de toute m~niere il
sa toile, ce qm permet un Jeu sur Epyov. C'est dire que la figure de
Pénélope est ici sous-jacente. relève du genre de la grande poésie. La référence homérique est
constituée ici par le verbe à µaÀ8uvw, qui dans l'Iliade a _le sens très
L'autre épouse-modèle, c'est Andromaque. Mais si d'aventure précis de «détruire par érosion» et s'applique à la destruct10n du mur
elle se plaint, Hector la rappelle à l'ordre : qu'elle se cantonne aux des Achéens sous les coups de Zeus et de Poséidon, maîtres des
travaux do,mes~iques, et notamment à son métier à tisser(# Epyov, éléments 2 •
Z 491 ; # t<JTOV, 492), car «la guerre, c'est l'affaire des hommes>>
Il TTOÀEµos 6' av8pEaat µEÀî]<JEt# (Z 492). L'argument de Lysistrata es~ La parodie commence avec le poète comique Cratinos, chez
qui Périclès était surnommé «Zeus» ou «!'Olympien», comme tel
1. Fgt 84, 20 Masson (Paris, 1962), avec le commentaire ad /oc. Cf. lev. 16: Èyw 6' È/3(veov
(sur lequel voir RPh 65/1, 1991 [93], p. 150).
1. Référence supra p. 35 n. 1.
2. Voir par exemple J. Henderson, Muse, p. 72-4 et 171-2.
2. Voir sur ce point nos Adjectifsgrecsen -us-, p. 363-4.

40
rt1 41
Aristophanelecteurd'Homère
Charlesde Lamberterie
· staure ainsi une analogie entre le macrocosme qu'est l'univers
è in
de nos hommes politiques récemment disparu était appelé «Dieu» : po
-t letemicrocosme qu'est 1e corps h umain
. (vv. 291 -4) :
fgt 118 ZEÙSKEpauvws -fgt 258 Tupavvov ov 6~ KE<paÀî)yEpÉTav8Eol e 1:Q. ~n µÉya oEµva\ NE<j>ÉÀat,<j>avEpws ~Kouoa'fÉ µou KaÀÉ<Jav'fos.
KaÀoû'crtv, où le remplacement de l'épithète homérique de Zeus 'Hw8ou <j>wvfjs &µa Kat (3pov'ffjs µUKT]<JaµÉVT]S 8EooÉTT'fou;
VEq>EÀîJYEPÉTéfSpar KE<paÀ îJYEPÉTt'îSfait allusion à la grosseur déme- 1:T. Ka\ oÉ(3oµa{ y', w
TTOÀU'ftµl]'fOt,Kat (3ouÀoµat àv'faTToTTap6Eî'.v
surée de la tête de Périclès 1 . Aristophan_e_reprend ce thème dans les TTpos Tàs (3povTas· o{hws aihàs 'fE'fpEµa(vw Kat TTE<j>o(3T]µat.
Acharniens (vv. 530-5): SOCRATE. - Ô Nuées très vénérables, manifeste~ent vous av~z _entendu mon apfel.
As-tu perçu leur voix en même temps que les mugissements religieux du tonnerre .
ÂI. 'EV'fEÜ8EV opyfj IIEptKÀÉT]S OUÀuµmos
~<J'fpaTl'f', È(3p0V'fa, ~UVEKUKa'f~V 'EÀÀa6a, STREPSIADE. - Oui, et je vous adore, augustes divinités, et je veux répondre par une
h(8Et voµous <l$oTTEp<JKoÀta yEypaµµÉvous, pétarade aux coups de tonnerre, tant ils me font trembler de frayeur.
wsXP~ MEyapÉas µ,Î'fE yfj µ,î'f' Èv àyop~ On peut ajouter que l'étymologie co;11firmecette 1:_el~tionentre
µ,Î'f' Èv 8aÀ<X'f'flJµ,î'f' Èv ~TTEtp4>µÉVElV.
DICÉOPOLIS. - Là-dessus, colère de Périclès: !'Olympien lance l'éclair, fait gronder
le tonnerre de Zeus et le tonnerre anatomique : en armenien,, lang~e
son tonnerre, bouleverse !'Hellade, édicte des lois dans le style des chansons : ., u grec par tant d'isoglosses lexicales, le verbe «tonner», a savoir
11ee a • 'f qui· rappe 11e
thème *prod-ayo/o-çle d'enomrnat1
«Bannis soient les Mégariens
oro ta/ , repose sur un
. , * d - 1
Et de la terre et du marché de près le substantif grec nop6îJ < por -a- .
Et de la mer et de tout continent».
Dans Lysistrata, l'expression homérique # ZEÙS i'.nj.st~pEµÉTTJS I~
Ces <YKOÀtaoù il est question des éléments portent l'empreinte (4x Il., 2x Od.) apparaît dans une parodie d'oracle en he;Camèt~es qui
de la grande poésie cosmogonique, mais en la subvertissant. L'emploi abonde en sous-entendus érotiques. Si les femmes,_ d1~ Lys1str~ta;
de la forme précontracte IlEptKÀÉîJS est destiné à donner à ce nom un avent i-ésister à leurs maris, Zeus leur donnera la v1cto1re : Il Ta 6.
parfum d'archaïsme et à transporter l'auditeur dans l'univers du tnÉpTaTa vÉpTEpa 8tj'crEt# ZEÙStnjJt~pEµÉTîJS'Il (772 b-3a), «Ze~s 91;11
mythe, mais c'est en réalité pour mieux le ramener à l'actualité, car tonne dans les hauteurs mettra tout sens dessus dessous». Dans _lesprit
l'essentiel est le contraste entre le caractère épique du ton et la tri- de Lysistrata, cela signifie que le sexe f~1:,tle c~dera au sexe fa1~le, ce
vialité du propos. Dicéopolis expose ici les origines de la guerre du qui constituera un renversement de la ~11erarch1;«naturelle:>- C est en
Péloponnèse : selon lui, c'est une vulgaire bagarre de fêtards ,ivres effet l'un des pouvoirs reconnus au dieu suprem~, en Grece com~e
(µE8ucroKOTTaffot,v. 525) pour une histoire de prostituées ( no pVîJV, dans bien d'autres traditions religieuses, que celui d'abattre les puis-
v. 524 ; n6pva 6uo, 527). A petite cause, grands effets (vv. 528-9, juste sants pour élever les humbles; on peut citer en ce sens, chez Eschyle,
avant l'extrait cité plus haut) : une phrase comme Eum. 6 50-~ Il navT ' ' _a_vw
" TE Kat' Ka_
'T w # v,,..TpE'
th WV
• "'
ÂI. KO:V'fEÙ8EV o:px~ 'fOÜ TTOÀÉ
µou Ka'fEppctyl] Tt8îJ<YtVIl, qu'Aristophane demarque v1S1blement. Mais cette, ;<m~er-
"EÀÀl]<Jl mxcnv ÈK 'fptwv ÀatKa<J'fptWV. sion des rôles» peut aussi se comprendre tout autrement. L eqmvo-
«Et voilà pourquoi la guerre éclata, mettant aux prises tous les Grecs pour trois
catins».
que était soigneusemen~ pré1:ar~e, d~ux vers plus haut, par u~e
comparaison des femmes a de t1m1des hirondelles, car le mot XEÀt6wv
La comparaison de la guerre du Péloponnèse avec la guerre «hirondelle» désigne aussi les parties de la femme 2 • Dès lors la phrase
de Troie se retrouve ailleurs chez Aristophane, ainsi dans les Oiseaux : de Lysistrata devient la descriptio n ~•un crx11µp: cru,vou~{~s, ~d'où la
1
~µEtS TTEptyuvatKOS µtas TTOÀEµtj'croµEv ... (v. 1639), «allons-nous, réplique de l'une des femmes : Il Enavw KaTaKEtcro µE8 îJ µEts_ ... #
pour une seule femme, nous mettre en guerre ?», demande l'un (773 b), «alors, c'est nous qui setons étendues ~essus ?»3 • Et la smt~ d~
des personnages, appliquant à la situation politique du moment texte est à l'avenant: ~v 6È 6tacrTW<YtV ... XEÀt6oVES(774 sqq.), «mais s1
un thème traité à maintes reprises par les poètes depuis l'Iliade les hirondelles se retirent», etc.
(1 337 sqq.). Déjà Euripide avait abondé en ce sens. Mais, dans ce Jupiter tonans est, décid~ment, l'une d~s c!bles pr_ivilégiées des
passage des Acharniens, Aristophane va plus loin dans l'art de la plaisanteries d'Aristophane. Lune des plus reuss1es se trouve dans un
dérision : les trois déesses qui se querellaient au mont Ida deviennent passage de la Paix où l'expression TÉpas ... .6.tos KaTat~chou # (v. 42),
ici des dames de petite vertu.
Le thème du tonnerre de Zeus est repris, d'une manière or1g1-
1. Ce point est développé en détail dans une étude sous presse.
nale, dans un passage des Nuées où il est mis en relation avec le pet; le
2. Le fait est signalé dans les éditions commentées de la pièce. V~ir aussi J. Henderson, Muse,
p. 147, avec mention d'autres noms d'oiseaux employés dans le meme sens.
3. Sur le verbe Ka'fâKEtµat, voir J. Henderson, Muse, p. 160.
1. Détail des données REG, 107, 1994, p. 150-1.
43
42
1
1

Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

«signe de Zeus qui fait descendre (la foudre)», peut se prononcer d'Olympie. Aux cas obliques, la flexion du nom de Zeus ne fait guère
aussi, avec un changement minime, TÉpas ... LÎtos crKaTatl3c.frou # d'fficulté: les formes sont d'un côté Z11v(a), Zrivos, Zriv{ (avec le
«signe de Zeus merdoyant», ce qui fait allusion aux excréments (crKwp, d~ublet Zav- ), et de l'autre L\fo, LÎtos, LÎtt, par généralisation de l'un
gén. crKaTos) de l'escarbot. Le mot KaTatl3chris est bien attesté comme u l'autre thème d'un paradigme alternant dont les formes anciennes
épithète de Zeus chez les poètes hellénistiques ; il se dénonce, par ;o~t Zfîv, L\tfos (= skr. diva/J,),L\tf{ (= div[), L\tf Et O (=; divé). Mais il
la finale -at- du préverbe, comme une forme metrique artificielle ~., n'en va pas de même au nominatif, cas pour lequel il est exceptionnel
créée par un poète, et il existe, de fait, un exemple du nom. fém. pl. . de trouver autre chose que la forme ZEus : on ne rencontre guère que
Il KaTat/3aTa{ du v.erbal en -T0S dans l'Odyssée(v 110). Le modèle de
ce terme, dont nous avons chez Aristophane l'attestation la plus
ancienne, est don,c la langue homérique. L'épopée emploie d'ailleurs
1 (a) zd..s, chez Phérécyde de Syros (fgt 1, 2 D.-K.), et (b) Zdv, forme
attdbuée à Pythagore par Porphyre (Vit. Pyth. 17) et attestée aussi
dans notre passage d'Aristophane 1 • D'après P. Wathelet, ces formes
Il TTapatl3cfrris (lj;· 132, nom. pl.), doublet métrique de la forme . ttès rares (3 x au total) seraient dues à l'influence du type µ riv I µ 11va
TTapal3cfrrisconnue depuis Eschyle 1• . (Zd..s comme µrfs). Cette explication n'est certes pas exclue, mais elle
Il faut mentionner aussi un passage des Oiseaux qui contient une Il n'a, tout au plus, qu'une part de vérité, car elle ne tient pas compte
curiosité linguistique encore mal expliquée. L'une des scènes prin- du fait, essentiel à nos yeux, qu'il s'agit de formes exclusivement
cipales de cette pièce est une grande parodie de «poème des' origines», littéraires, suspectes par conséquent d'êtte des créations artificielles
où les oiseaux prétendent recouvrer, en vertu de leur qualité d'êtres dues à des poètes ou à des philosophes, et nous pensons qu'elles ont
primordiaux, la royauté qu'ils exerçaient au commencement du lointainement leur source chez Homère.
monde, et dont ils ont été indûment frustrés par les dieux. Ils décident C'est ici qu'il faut considéter la formule homérique de fin de
donc de «réclamer l'empire à Zeus» (li T~V àpx~v TOV L\{' cxTTatTEtv#, vers EÙpUoTTa ZEUS# (9x Il., 7x Od.), EÙpuoTTaZEû' # (lx Il.), EÙpuoTTa
v. 554), mais le roi des dieux saura les combattre avec l'arme de la Zfîv # (3x Il.). Le sens en est discuté, car on ne sait trop si elle fait
1
foudre: # 6 ZEùs ... l3povnfcras Il (576), li l3povTCXTW vû'v 6 µÉyas référence au «vaste regard» ou à la «vaste voix» de Zeus, mais peu
1
Zav # (570). Dans ce dernier vers, le doublet Zdv (v.l. Zav) du nomi- importe pour notre propos. Le point remarquable est qu'une même
i 1
natif ZEUS est considéré par les commentateurs de la pièce coipme une forme EÙpuoTTa est à la fois nominatif, vocatif et accusatif. Il s'agit
forme dorienne introduite à dessein par le poète à cause de son étran- bien, au moins chez Homère, d'une forme unique ; certains philo-
1
1
geté, et ·empruntée peut-être à un poème cosmogonique disparu. Le logues, anciens et modernes, ont certes cherché à distinguer par
1

dossier dialectologique est en réalité plus complexe, et l'on ne peut, l'accent un nom.-voc. EÙpuoTTaet un ace. EÙpuoTTa, mais ce n'est,
en toute rigueur, parler de «forme dorienne», car l'-ri- que compor- semble-t-il, qu'une tentative de rationalisation a posteriori2 • Nous
tent nombre de formes du nom de Zeus est un l?I ancien (ace. Zfîv = laisserons de côté la question de savoir d'où vient cette homonymie,
v. lat. diem < i.e. *d(i)yi!m) ; ce serait tout au plus un hyperdorisme. pour considérer la formule uniquement dans sa réception, sans nous
Sm la flexion du nom de Zeus en grec, nous avons la chance de préoccuper de son origine ni de son «sens véritable» (à supposer que
disposer d'une bonne étude de P. Wathelet, qui met bien en place les cette expression ait elle-même un sens). Un lettré nourri d'Homère
données 2 • Il en ressort qu'à côté des formes Zfîv(a), Zrivos, Zriv{, on pouvait être tenté de poursuivre l'œuvre du Poète en poussant
connaît des doublets Zava, Zavos, Zav{ chez les poètes et, en ce qui jusqu'à l'extrême la liberté que ce dernier s'était autorisée ici : puis-
concerne le domaine épigraphique, non seulement en pays dorien, qu'il existait dans l'Iliade une équivalence EÙpuoTTaZEUS = EÙpuoTTa
mais aussi en Élide et en Ionie. On peut y voir soit des hyperdorismes, Zfîv, rien n'empêchait de reporter sur le théonyme l'ambigui'té de son
soit plutôt des éléismes (P. Wathelet, pour sa part, laisse la question épithète, c'est-à-dire d'employer l'accusatif Zl)v dans la fonction du
ouverte) : comme l' ouvertme de l?I en la/ > lâl est un phénomène bien nominatif ZEUs. Par un second artifice, et comme pour distinguer à
attesté dans le dialecte éléen, on comprend sans peine que la base nouveau ce qu'Homère semblait confondre, ou bien pour introduire,
Zav- ait pu se répandre à partir de l'Élide, où se trouve le sanctuaire par souci de rationalité, l'univocité dans le texte reçu·, .c'est-à-dire
pour «améliorer» le modèle, on pouvait distinguer secondairement ces
homonymes par l'accent, soit *Zllv I Zfîv comme EÙpuoTTa/ EÙpuoTTa.
n'est connu que par un exemple de Platon (Criti. 119b), où il désigne
1. Le mot Karnf3<XT1]S"
un combattant à pied et s'oppose à Èmf3<XT1]S",Il n'a donc pas de rapport direct avec
KaTatf3&T1]S",qui repose, pour le sens, non sur (3a(vw mais sur le factitif f3tf3â(w.
2. P. Wathelet, «Le nom de Zeus chez Homère et dans les dialectes grecs», Minos15, 1974 (76), 1. P. Wathelet, art, cit., p. 206. - Au vocatif, il semble que seule la forme ZEü soit attestée.
p. 195-225. 2. Voir l'article EÙpuona du DELG et du LFE (rédaction de R. Führer).
1

44 j
45
tli'.
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Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

Comme l'Olympien était honoré particulièrement à Olympie, cette les hommes à l'encontre des dieux, l'expression TWV µT]ptwv TTJV
forme artificielle de nominatif tirée de l'exégèse d'Homère aboutissait, pa:crav (v. 193), qui est un écho du vers épique formulaire µT]pous T'
par éléisme, au doublon Zdv I Zàv, celui même que nous livre la ~~\aµov Kant TE KVtcrlJÈKaÀutj;av(A 460 = B 423 = µ 360). Le mot se
Ec.Eontre , aussi, ce qui. n 'est pas pour etonner,
, d ans le p rome'th,ee
tradition manuscrite d'Aristophane dans les Oiseaux. C'est dire que la
forme que nous avons ici est _l~_rés_t1lt~tde toute une élaboration ~~~\hyle : KVtcrlJTE KWÀacruyKaÀUTTT<X # (v. 496). Il s'agit bien, chez
conceptuelle, telle qu'on pouvait la trouver dans les écoles de poètes A •:rophane comme chez Eschyle, d'une référence à Homère, car la
où l'on expliquait Homère. Quant à savoir quelle est la part d'Aris- r:sion hésiodique du mythe de Prométhée contient les mots, 6T]µos
tophane lui-même (s'il y en a une) dans ce travail exégétique, nous ne (~lova 6,~µ0 #, Th. 538 ; K~Àutj;as ~pyÉn 6T]µ0 #, 541) et aÀEtcpap
pouvons en juger. A-t-il emprunté la forme à Pythagore (si tant est (ÀEUKOV aÀEtcpap#, 553), mais non KVWTJ.
i
que le témoignage de Porphyre permette de restituer une forme an- Cette «fumée des cuisses» donne lieu, toujours dans les Oi- J,
cienne, ce qui ne va nullement de soi) ? Ou bien vient-elle de quelque eaux à une plaisanterie scabreuse. Un peu avant l'arrivée de' i.
autre source disparue ? Ou bien l'a-t-il créée lui-même ? Il nous ~rométhée, les dieux avaient envoyé la «rapide Iris» (v. 1204 1' I pts
paraît difficile de choisir entre ces différentes solutions. L'impoi-tant, 'faXEta, expression démarquée de e 399 'l'Jpt Ta XEta) pour réclamer
de toute manière, est que nous avons ici l'aboutissement de toute leur dû (vv. 1230-3):
une tradition poétique qui prend sa source dans l'Iliade. Connaissant IP. 'Eyw npàs àv0pwnous nÉ'roµat napà TOUTTaTpos
Aristophane, on peut s'attendre à ce qu'il ait employé cette forme non <j>pcfooucra 0uEtv TOÏS 'OÀuµnfots 0Eots
µl)ÀO◊-<j>ayEÏV TE (3ou0UTOlS ÈTT'Ècrxapats
seulement pour son étrangeté, mais surtout parce qu'elle pouvait l(V\<JCÎV T' àyut&s.
donner matière à une plaisanterie obscène, au même titre que le Lnos IRIS. - Je vole vers les hommes de la part de mon père, pour leur dire de sacrifier aux
(cr)KaTatj3aTou mentionné plus haut. C'est certainement dans cette dieux olympiens, d'immoler sur les autels bœufs et brebis, et d'emplir les rues de la
direction qu'il faut chercher, mais je n'ai pas encore trouvé la solu- fumée des viandes.
tion ; le vocabulaire argotique et érotique du grec classique est loin La référence à l'épopée est marquée ici par la présence de &yuta,
d'avoir livré tous ses secrets ! qui est le type même ~u mot h?~ériqu~, rar~. en p~ose mais e~ployé
à l'occasion par les poetes. Mais il suffit qu il y ait un mot a dou-
5. De quelques sacrifices ble entente pour que le sacrifice devienne une métaphore de l'acte
sexuel. Aristophane use souvent de ce procédé, par exemple dans
Le vocabulaire du rituel est, lui aussi, traité d'une manière par- les Acharniens quand il joue sur le double sens de xoî pos ( «porcelet» /
ticulière chez Aristophane. Il comporte nombre de termes techniques «KUcr0os»): Ka'.ÀÀtcrTOS ËcrTat XOtpos 'Acppo6frq 0\JEtV(v. 792), «ce
qui apparaissent dans l'épopée et sont restés, par la suite, marqués par sera une fort belle truie pour un sacrifice à Aphrodite» 1 • Le mot
la référence à Homère. C'est le cas, par exemple, de Kvtcrl] «fumet, qui prête ici à équivoque est Ècrxdpa «foyer» 2 , et du coup c'est
graisse des victimes qui brûlent», e.g. A 317 KVtcrT]6' oùpavov ÎKEV Iris elle-même qui est menacée d'être la «victime» de Pisthétairos
ÉÀtcrcroµÉvT]TTEptKa'.TTVù,!. On ne saurait dire que ce soit un «mot (vv. 1253-6) :
homérique», puisque l'attique a un doublet KVtcra, qui a survécu jus- m. :Eù6' EÎ Ill': ÀUTTlj◊-ElS TI, Tl]S 6taK6vou
qu'en grec moderne au sens de «odeur de viande rôtie» 1. Mais à l'épo- npwTl)S àvaTEtvas TW ◊-l<ÉÀEt Bta µ 1Jptfü
que classique ce mot se rencontre surtout chez Aristophane, par TT]V~1pt V aÙTljV, W◊-TE 0auµa<;EtV OTTWS
oÜTw yÉpwv &v ◊-Tuoµat Tptɵ(3oÀov.
exemple dans la scène des Oiseaux où Prométhée vient annoncer que
PISTHÉTAIROS. - Quant' à toi, la messagère, si tu m'importunes, tu seras la première
les dieux sont affamés (vv. 1516-8): à qui je relèverai les jambes pour écarter les cuisses, toute Iris que tu es, et tu pourras
IIP. 0UEt yàp oÙ6EtS oÙ6Èv àv0pwmov ~Tt admirer comment, malgré mon grand âge, je dresse mon triple éperon.
0EOÎ:◊-lV, oÙ6È Kvfoaµl]pl<ùV ano
àv-fîÀ0Ev ws ~µas. Le jeu de mots, aussi éloquent qu'intraduisible, sur 6taµT]~t(Etv
PROMÉTHÉE. - Plus aucun homme ne sacrifie rien aux dieux, et la fumée des cuisses ( «découper les cuisses des victimes» / «introduire entre les cuisses»)
ne monte plus vers nous.

Ces vers reprennent un passage du début de la pièce où l'on 1. Sur ce passage, qui est à relier au jeu évoqué plus haut sur l'adjectif naxu f, voir nos
trouvait déjà, dans le même contexte de mesures de rétorsion prises Adjectifsgrecsen -uç, p. 87 (avec bibl.). Cf. aussi J. Henderson, Muse, _P·177: «0UEtV, along
with the whole area of sacrificial language and customs, forms the bas1s for numerous obscene
jokes in comedy».
1. Voir P. Chantraine, DBLG, 548. 2. Cf. infra § 6.

46 47
:1

Charlesde Lamberterie Aristophanelecteurd'Homère

était appelé par les termes techniques du sacrifice qui apparaissaient nourricier (I 485-95); l'expression av mE'i'.v ÈTIÉo-xov # du v. 1382,
plus haut, et notamment par le verbe Kvto-av «faire fumer les cuisses notamment, fait écho à I 489 oîvov Èmo-xwv #. Mais il faut aller plus
des victimes» 1. loin et considérer que la parodie va ici jusqu'au sacrilège. Lorsque la
Dans l'Odyssée, le verbe Tipo-ÉXE<Y0at«présenter, offrir» s'appli- victime d'un sacrifice a été présentée au dieu (y 8 TipoücrxovTo) et
ue-à-l.!offrande-de-v-iet:-i-mes-au-dieu-Poséidon-(y-7-8) : égorgée, elle pe!1 son san~ _(y_455 ~ Tfis,6' ÈTIEtÈK µÉÀav at~a purl).
ÈvvÉa 6' l6pat ifo-av, TTEV'fllKOCJtot
6' Èv ÉKCXCJ'fl] Strepsiade, sacrificateur derisoire, tient l enfant comme on tient une
EfoTo, Kal npoJxov-ro ÉKcxCJTo0tÈvvÉa Taupous. victime, et c'est une autre espèce d'écoulement qui en résulte. Si
«Il y avait neuf rangées de sièges, avec cinq cents hommes assis sur chacune, et dans Eustathe a cité cet extrait, c'est peut-être qu'il a perçu l'intention
chacun des groupes on présentait au dieu neuf taureaux». parodique de l'auteur.
Cette présentation des victimes est le moment du sacrifice qui Le même jeu apparaît dans les Grenouilles, lors d'un dialogue
précède immédiatement l'égorgement et l'écoulement du sang, et les entre Dionysos et son esclave Xanthias (v. 480) :
verbes employés dans un tel contexte ont une valeur symbolique très
précise, marquée par l'emploi des préverbes. Ils désignent en effet
l'orientation de la victime en direction du dieu à qui elle est immolée :
1 E:A.
61.
OÙTOS, T(6É6paKas;

XANTHIAS. - Eh toi, qu'as-tu fait ?


'E-yKÉ)(o6a·l(CXÀEl0EOV.

DIONYSOS. - J'ai tout lâché. Invoque le dieu.


àvEÀOV'fES // ... # Ëo-xov (y 453-4), # aÙÉpuo-av (A 459 = B 422) s'il
s'agit d'un dieu ouranien ( «lever, relever»), mais en y 8 «tendre en Le pleutre Dionysos, à son arrivée aux Enfers, est terrifié par
avant», c'est-à-dire en direction de Poséidon, puisque la scène se passe l'apparition d'Éaque, et ce dernier vient de le menacer de lui faire
au bord de la mer 2 . - Déjà Eustathe, dans son commentaire de «déchirer les viscères» (Tà <Y'TTÀayxva<Y0U# Bta<Y'TTapaen, vv. 473-4)
l'Odyssée, avait remarqué que le verbe Tipo-ÉXE<Y0atse retrouvait dans et «déchiqueter les reins ensanglantés avec les entrailles» (// TW VE<ppw
le passage des Nuées où Strepsiade reproche à son fils son ingratitude 6É crou # aÙTofotv ÈVTÉpowtv 1JµaTwµÉvw # Btao-TiaaovTat, 476-7)
et lui rappelle tous les soins qu'il lui a prodigués dans son enfance par les monstres infernaux. Le résultat est immédiat. Comme l'ont
(vv. 1380-90) : reconnu tous les critiques, anciens et modernes, ÈyKÉ xoBa est ici
~T. •.•oons, WVatCJXUVTÉ, o' È/;É0pEljJa, le substitut comique (Tiap' tJTiovotav) de ÈyKÉXUTat «l'écoulement
alo0avôµEvos oou mxvTa TpauÀ((ovTos, on voo(11s. est fait !», formule que l'on prononçait une fois faite la libation.
El µÉv 'YE(:lpiïv EtTIOlS, Èyw yvoùs âv TllElV ÈnÉCJxov· Ladite formule ne se rencontre assurément pas chez Aristophane, mais
µaµµav 6' âv alnîoaV'fOS, ~KOVCJOlq,Épwv àv apTOV'
«KaKKIXV»6' âv oÙK E<j>811s <j>pâoas Kal Èyw Àa(:lwv 0upat'.;E cet auteur cite ailleurs la formule qui précède la libation, à savoir
1385 È/;É<j>Epovàv Kal 11 poù axoµ lJV CJE'CJÙ6' ÈµÈ viïv ànayxwv # EYXEt 6~ o-TiovBriv Il (Paix 1102, dans une parodie d'oracle en
(:lowvTa, Kal KEKpayo0' ()'fl , hexamètres), avec l'impératif présent du même verbe. - La suite de la
XE(ll'flC~llV, OÙKE'fÀllS scène abonde en plaisanteries scatologiques sur cette débâcle de
E/;W È/;EVE'YKEÏV, <ilµtapÉ'
0upa(É µ', (XÀÀàTIVtyoµEVOS Dionysos (vv. 480-91), avec notamment un jeu verbal sur KapB{a et
1390 aÙ'fOU Èno(11oa KaKKIXV. KOtÀta.
STREPSIADE. - Effronté ! Moi qui t'ai élevé, moi qui devinais, dans tes Dans la Paix, Trygée remet Théôria au Conseil pour que ce
balbutiements, toutes tes pensées. Tu disais «brou», j'avais compris et te donnais à dernier dispose d'elle à sa guise une fois la paix revenue, ce qui donne
boire. Avais-tu demandé «miamiam», j'arrivais t'apporter du pain. Tu n'avais pas
plutôt dit «caca» que je te portais dehors et te tenais à bras tendus. Et toi, quand tout
lieu à tout un rituel érotique assimilé à un sacrifice (vv. 868-908).
à l'heure tu m'étranglais, j'avais beau crier et hurler que j'avais envie de chier, tu n'as L'ensemble de la scène est à double entente, et notamment les
pas daigné me porter dehors, canaille, et moi, en suffoquant, j'ai fait caca sur place. vv. 888-90:
TP, ~KÉljJacr0' oo' uµtv àyaeà napa6WCJ(ù q,ipwv,
Ce texte est connu pour parodier le passage de l'Iliade où ù)CJ'f'EÙSÉWS&pavTas uµas 'fW CJKÉÀEl
Phénix rappelle à Achille tout ce qu'il lui a donné comme père 'falJ'fllS µE'fEWpw K~'f' àyayEÏV cl:vcxppuotv.
TRYGÉE. - Considérez que de biens je vous apporte en vous la livrant. Vous pouvez
dès à présent lui lever les jambes en l'air et ensuite procéder à l'effusion.
1. Le mot Tptɵ(:loÀov «triple éperon» fait référence à Tpfopxos «tricouillard» (v. 1206), qui
lui-même est une déformation plaisante du nom d'oiseau Tptô PXllS (v. 1181). Mais il fait Ainsi que le signalent les commentateurs, le poète joue sur le
penser aussi à TptW(:IOÀOV. mot àvappuo-tv, qu'il prend simultanément en deux acceptions:
2. Ce point est développé dans un article intitulé «Grec mycénien po-ro-e-ko-to: les nodules de
Thèbes et les taureaux de Nestor», RPh 64, 1990 [92), p. 111-125, avec étude des termes
(a) relèvement du mufle de la victime avant l'égorgement, ce
homériques p. 116-22 et du passage des Nuées 123-4. qui fait directement référence au vers A 459 = B 422 aÙÉpuo-av µÈv

48 49
Charlesde Lamberterie
Aristophanplecteurd'Homère

np6'ha Kat Ëaq>aeavKat Ë6Etpav, «on commence par relever les mufles vient à la prêtresse», avec au vers suivant un jeu de scène éloquent :
puis on égorge et on dépèce». Le substantif àva-ppuats peut en effe; ~eou'flV'Àa~É (759) «voici ta part, prends-la», dit le parent d'Euripide.
s'~nalyser comme le déverbatif de aÙEpuw (< *àv-fEpuw, avec assi- Et l'u~e des femmes de plaindre le sort de sa compagne: Tt s
milat10n de -vf- en -f f- et traitement éolien de la géminée) «tirer ÈeEK6pri<YÉ <YE;(760) «qui t'a dépucelée?», avec un jeu sur Kopri, à
i i
vers le haut», plus exactement du doublet ionien-attique à degré zéro la fois «fillette, enfant» et «virginité» 1 •
.,_,,_
____ ~r=aàicald:va-ppuw (-pp-< *-=-fp-)âe ce verbe homerlque;
(b) «eff~sion, écoulement», par rattachement au verbe àva-ppÉw,
connu depuis Platon (Tim. 78d) au sens de «refluer» : le préverbe se 6. Conclusion
i
1, retrouve dans àvappoos «flux, écoulement» (Hpc.) et le nom d'action On voit ainsi que les fameuses obscénités d'Aristophane, loin
puats est usuel, aussi bien au simple qu'en composition (6t&-, ËK-, d'être des jeux purement gratuits, sont bien souvent des références
~TI~-,. etc.). L~ jeu étai~ préparé dès le vers précédent, où Trygée culturelles, en une sorte d'hommage que l'auteur comique rend, à sa
invitait les sacrificateurs a relever non pas le mufle, mais les jambes de manière, aux poètes. Homère n'est assurément pas la seule victimè de
leur victime : l'expression apavTas ... TW aKÉÀEt rappelle de près ce procédé de détournement. Il en va de même d'Euripide, et il faut
1 àvaTdvas TW aKÉÀEt dans le passage des Oiseaux (v. 1254) cité plus rappeler à ce propos l'exemple célèbre du vers de l'Hélène wxp6vws
1
.11,1'
haut, et les deux scènes sont en tout point comparables. - Un peu ÈÀ0wvafjs 6&.µapTOSÈs XÉpas (v. 566), «Enfin tu es venu dans les bras
:,, plus loin dans la pièce, on retrouve, toujours dans la bouche de de ta femme !», dont Aristophane, dans les Thesmophories, a changé
j!'
Trygée, une allusion au vocabulaire homérique du sacrifice (vv. 1089 la finale en Èaxapas (v. 912), «foyer» (erot. sens.)2. Ce n'est certes
sqq.), à l'intérieur d'un long passage en hexamètres 1 , avec notamment pas pour rien qu' Aristophane a forgé, pour désigner la comédie, le
une citation (v. 1091) du vers formulaire mhàp ÈTIEtKaTà µfi'p' ÈKct'fl mot Tpuy416ta (Ach. 499), litt. «tragédie avinée» (cf. gén. Tpuyos,Tpue,
Kat OTIÀayxv' ÈmfoavTO (A 464 = B 427 = y 461 = µ 364). «vin nouveau»). Par là il proclame lui-même son intention de paro-
Dans les Thesmophories, le parent d'Euripide, démasqué par dier la tragédie, et nous indique la manière dont nous devons inter-
les femmes, risque le tout pour le tout en enlevant l'enfant de préter son œuvre. Nous n'avons fait ici que choisir quelques exemples
l'une d'entre elles et en menaçant de l'immoler. Surprise, ce .que l'on entre bien d'autres. Nous espérons, en tout cas, avoir apporté une
croyait être un bébé emmailloté se révèle être une bouteille de vin confirmation du fait, largement reconnu aujourd'hui, que les œuvres
(vv. 752-5): des poètes de la Grèce classique contiennent toujours une exégèse -
KH, <l>tÀ6TEKV6S TIS EÎ <j>uOEt.
fût-elle, comme chez Aristophane, une subversion ! - des poèmes
'AÀÀ' oÙ6Èv ~TTov fîB' dnoo-cpayt(o-eTat. homériques. Il est normal qu'un texte qui fait autorité dans une
rr. Oεot TÉKVOV. li.os TO o<j>a-yEî'.oV, Mav(a, culture soit exposé à' de telles mésaventures.
at
'(v' oiiv TO y' µa TOÜ TÉKVOU ToÙµoû Àa(:lw.
LE PARENT. - Tu es bonne mère de nature. Mais celle-ci n'en sera pas moins égorgée.
LA FEMME. - Ah! mon enfant! - Passe-moi le vase sacré, Mania qu'au moins je
Charles de LAMBERTERIE
',11
recueille le sang de mon enfant. ' (Université de Paris-IV Sorbonne
& Écolepratique des Hautes Études,IV 8 Section)
Ici comme dans le passage des Nuées, les termes du rituel sont
une réminiscence de y 454-5 acj)(ieev Il ... # TTJS6' ÈTIEtÈK µÉÀaVa.tµa.
puri. Mieux encore, le jeu se continue dans les vers qui suivent. Une
fois immolée, la victime est dépecée et chacun des convives reçoit sa
part: y 457 # navTa KaTà µoî'pav Il, A 459 = B 422 (déjà cité)
Ëacj>a.ea.vKat Ë6Etpa.v #. Cela donne à Aristophane l'occasion de
jouer sur le double sens de 6É p µa, à la fois «peau» et «prépuce», au
v. 758 : TOUTt To 6Épµa. TTJSlEpdas y{yvETat, «la peau que voici 1. Le jeu est même probablement plus complexe, car l'aoriste È~EK6pT]OE est à rapprocher
aussi de ÈKKopEî'.v «balayer, nettoyer» (Paix 59), verbe qui prête à équivoque (J. Henderson,
Muse, p. 174-5). Ici encore, Aristophane prend plaisir à étymologiser, en l'occurrence à dresser
1. Il couvre les vers 1063-1114 et constitue la plus longue séquence d'hexamètres que nous une liste de toutes les analyses possibles d'une même forme.
connaissions dans l'œuvre d'Aristophane. Il faut citer aussi la grande scène oraculaire des 2. Voir J.-L. Perpillou, «Signifiés clandestins ou le poêle et le tisonnier», RPh 58, 1984,
Cavaliers (vv. 101~-20, 1030-4, 1036-40, 1051-7, 1060, 1068-9, 1080-94). Autres passages: p. 53-62, ici p. 56. L'auteur montre que la leçon Èoxapas du ms. R doit être préférée à
Cav. 197-201; Patx 118-23, 1270-86, 1292-3, 1300-1 (+ un distique élégiaque 1298-9); Ois. Ès XÉpas que retiennent la plupart des éditeurs (ainsi V. Coulon et H. van Daele dans la
967-88; Lys. 770-6; Gren. 1528-33.
CUF), par incompréhension ou pudibonderie. - Cf. aussi Henderson, Muse, p. 143 (avec bibl.).

50 51
Le portrait de Socrate
dans les Nuées d' Aristophane

On considère souvent que le Socrate mis en scène par


Aristophane dans les Nuées ressemble assez peu à l'homme, au Socrate
historique de 423 1 . C'est, en particulier, la position de Sir Kenneth
Dover, dans l'introduction de son édition des Nuées, en 1968, qui jouit
encore d'une grande autorité, et c'est donc sur son interprétation que
je voudrais revenir en détail2. Il y a aussi des commentateurs qui ont
au contraire défendu le caractère historique de certains traits du
portrait brossé par Aristophane 3 . Je voudrais, non pas reprendre leurs
arguments, mais aborder le problème sous un angle différent.
Voici les arguments avancés pat· Sir Kenneth Dover :
Premièrement : le Socrate des Nuées est en contradiction notable
avec le Socrate de Platon et de Xénophon. Chez Aristophane, Socrate

1. Mes arguments ont été proposés dans des conférences données à Cambridge, à Dublin et à
Utrecht. Je veux remercier les auditeurs qui m'ont écouté en ces occasions, ainsi que les
participants au colloque «Le rire des Anciens», pour leurs questions et leurs interventions.
Que soit aussi remerciée Mlle Sandrine Dubel, qui a traduit la communication donnée au
colloque.
2. Dover (1968), réimprimé sous le titre «Socrates in the C/011ds», dans Vlastos (1971),
50-77: je cite toujours les pages de l'édition de 1968.
3. Par exemple, des positions contraires à celle de Dover (1968) étaient défendues avant son
édition par Taylor (1911), 129-77; Burnet (1911), xxxviii-xlii; Schmid (1932); Strauss
(1966), 3-53, et Havelock (1968); et, après son édition, par Kleve (1983) et Edmunds (1985).
Après avoir présenté une première fois mes opinions, j'ai lu le chapitre de Vander Waerdt.,
«Socrates in the Clouds», qui est maintenant publié dans Vander Waerdt (1994), 48-86, et qui
a avancé des arguments très persuasifs pour affirmer que Socrate s'est véritablement intéressé à
la philosophie naturelle jusque dans les années 420. Je dois aussi remercier Alan Sommerstein,
qui m'a généreusement communiqué le manuscrit de son chapitre «The theatre audience, the
demos, and the S11ppliantsof Aeschylus» (Sommerstein 1997); un exposé des points les plus
décisifs est aussi donné dans Sommerstein (1995). Le Prof. Sommerstein développe des
considérations surtout économiques pour analyser la composition du public du théâtre attique:
il conclut (comme moi, mais avec des arguments différents) que la plupart des spectateurs (au
moins dans les années 440-420) n'appartenaient pas aux classes les plus pauvres de la polis.

53
Ewen L. Bowie
Le portrait de Socratedans les Nuées d'Aristophane
s'intéresse aux sciences physiques qu''l . · , .
tomologie, la géographie, la géol~gie _1it~~::rne - 1 as1;_ron?m1e,l'e~- Or il est certain que Socrate était un personnage connu dans les
payer cet enseignement . il rejette l ' . . g~. 1~ rhetor1que et fait
Chez Platon et Xénopho~ le hil a ~ 1tgton _rra.tttonnelle de la polis. années 424/4231, puisqu'il était représenté également (comme Dover
·portrait ressemble probabiemfnt Jsop e ne fait rien de tout cela, et ce le remarque, p. li) dans la pièce qui remporta le second prix, le Connos
., . avantage au Socrate historique . d'Ameipsias 2 : on voit mal pourquoi ces poètes comiques auraient mis
Deuxiememeflr'.comme bon nombre de c - . . -, . . ' en. scène Socrate s'il avait été inconnu de la plus grande partie de leur
aux sophistes, on peut considérer 1 S es cara~ter1st1ques sont propres public.
titué par une combinaison de tra. t e oc~at_e es Nuées comme cons-
Dans ces conditions, si l'on pense que Socrate était mieux connu
qui doit faire rire le public mai t s sophl1st1ques_.Ce n'est pas Socrate
.. , . ' s ce sont es sophistes en général . que les sophistes de passage à Athènes, pourquoi ne pas considérer
Trotsteme,pomt dans l'interprétation de D .1 . ' que c'étaient plutôt ces sophistes qui étaient inconnus du grand
parce qu 1·1 ne voyait pas de d'ff;' over · e public ath,enien
· riait• • public, et que, donc, c'étaient plutôt eux qui n'étaient pas distingués
Quant à Aristophane il se et t ere~~e ~ntre Socrate et les sophistes. de Socrate ? Mais cette porte de sortie n'est pas davantage acceptable.
être particulièrement 'sensibl~ ut q~ tl ~1t perçu la difféi-ence, sans y
son attention sur cette différe~; ~J'e
importante»I;
et? D~ver - «si on avait attiré
e, 1 ne aurait pas considérée comme
(a) En effet, un certain nombre d'éléments, dans cette pièce
comme dans d'autres comédies anciennes, montrent (i) en premier
lieu, que le public connaissait le nom de penseurs et de sophistes
enfin, quatrième argument : si Socrate a é , h . . . particuliers ; (ii) en second lieu, qu'il avait quelque idée de ce
représenter les sophistes, c'est parce
du public d'Aristophane q
.~t
,c ?1sb1
par Ar1stoJ?hane pour
~u 1 etait eaucoup mieux connu
qu'étaient les théories physiques de ces penseurs.
ue ceux-ci. (i) Ainsi, aux vers 3 5 8 et suivants des Nuées, Prodicos est mentionné
Je ne suis pas convaincu par tou pour sa crocpfo Kat yvwµî]; dans les Oiseaux (v. 688 et suivants), il est
concerne à la fois notre con . s ces arg~ments. Cette question présenté comme une source potentielle de vérité, et comme une source
acceptable offerte au rire coC:St10n ;e cel'Âu1 ,constituait une cible de corruption dans le fragment 506 K-A (= 490 K). Ces allusions mon-
notre vision du d, 1 que ans thenes du Ve siècle et trent que Prodicos était un personnage connu, et qu'on pouvait le
eve oppement de la , d '
prétation de Dover est exa t pensee ~ Socrate, Si l'inter- féliciter pour sa crocp{a. Qu'un tel éloge soit sincère ou ironique,
faire rire son public en repr~ e, un auteu~ comique pouvait espérer cela est une autre question - on ne doit pas en conclure 3 , selon moi,
. b esentant un citoyen en .
passa lement éloigné de la r' l' , J . vue sous un Jour qu'Aristophane veuille vraiment louer la crocpfo de Prodicos.
pièces d'Aristophane au ye e~_itle. e reconnais que, dans toutes les
1 ' s1ec e, un certain nombr d b f: Autre exemple : au vers 8 3 0 des Nuées, Socrate est appelé
sages ancent des accusations pers n 11 . e e re s pas-
fondement et qu1· sont d o cne es qu1 sont probablement sans 6 MT]Àtoç. Je suis d'accord avec Dove1r (p. 200, ad !oc.), qui voit ici
' e toute raço · , 'f bl une allusion à Diagoras de Mélos, lequel était regardé, à tort ou
comme pour son public M . h n tcn~er1ta es, pour le poète
contre un personnage en ~
.
ais c aque mis qu'un portrait charge
sur certains faits _ ,·e penue eSt un peu développé, il semble reposer
se, par exemple au Clé d C .
1 à raison, comme un impie. Or le fait même qu'Aristophane attende
de son public qu'il saisisse l'allusion suggère que Diagoras était, lui
aussi, un penseur dont l'identité et les opinions étaient bien connues.
ou aux différents Euripides m. ' cl on es ava 1ters
l;_s Thesmophories et dans les ~sre::usi~?e dns)es Acharni:,ns, dans Autre exemple encore: le Connos d'Ameipsias mettait en scène
1 interprétation de Dover on . efjs.;. r' ans les N uees' selon non seulement le «professeur de musique» de Socrate, Connos, qui a
différente. ' aurait a raire à une situation assez donné son nom à la pièce, mais encore Protagoras, accompagné d'un

II 1. Tous mes arguments concernent la deuxiè111eversion des Nuées, celle qui nous reste, et qui,
selon l'hypothèse n° VI (= I Dover), n'était pas fort différente de la première version, jouée aux
Pour commencer, il me semble u''l . . Dionysies de 424/3: voir Dover (1968), lxxx-xcviii; Hubbard (1986) et (1991), 88-113.
arguments (3) et (4) de D . d' q" ~ Y a con:rad1ct10n entre les Comme Dover (1968) le montre, la deuxième version a été rédigée autour de 421/419 : je ne
over · un cote le publ d· · crois pas, comme lui, que notre version soit inachevée, mais je ne peux pas présenter mes
pas Socrate des sophistes . de l' l 'h . te ne 1stinguerait raisons dans le cadre de cette étude.
' autre e p 11osophe · , , h · •
pour représenter la pensée soph' t' ' ,. , _aurait ete c o1s1 2, Pour une analyse (convaincante sur la plupart des points) de la représentation de Socrate
ts tque parce qu il etait connu de tous.
par Ameipsias dans le Connos, voir Patzer (1994), 60-67. On peut aussi remarquer que
1. Dover (1968), liii. Télécleidès et Callias font mention de Socrate dans leurs drames avant 423 : voir Patzer (1994),
51-6.
3. Comme Dover (1968) lv; mais voir Henrichs (1969) 21 n. 39.
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Ewen L. Bowie
Le portrait de Socratedans les Nuées d'Aristophane
certain nombre de </>povTwTa{ qui formaient certainement 1 h
1
Un~ telle distribution des personnages amait eu eu de e c œ~r · _ En outre, le nombre des sophistes qui venaient séjourner à
figure de Protagoi-as n'avait pas été famili'e're a' p d sens St la " Athè;es témoigne d'un intérêt assez largement répandu. La visite de
l' au d itoire.
· • Il en va de même pour les ment' d gran e. p artie· d e
une
Protagoras aux e!1':irons ~e 433 - qui sert de cadre dr~matique au
certain Philippe, apparemment son élève d io1s e ~orgias et d'un diafogue platonicien qui porte· son nom - es~ peut-etre un ~as
..,;_./11--~----"l~~s~O~i.use-~~) ...:.~J.'.alJusion-tient-en-qa'e-1-~:: es Guefes ~v. 421) et __,, articulier 1 , mais on ne peut pas ne pas en tenir compte lorsqu on
vite, le public doit immédiatement sai's1·r1 CJ,fc,mots, 1 act10n avance ~ssaie d'estimer la valeur des témoignages: Protagoras, Hippias et
.. . a re erence.
(11) Par ailleurs, certaines conceptions ., Prodicos sont les hôtes de Callias, et, quand Socrate et Hippocrate
1ement associées à d'autres penseur en mat1ere _de physique, norma- arrivent chez le riche Athénien, le portier les prend aussi pour des
sont attribuées, dans les Nuées ( s9-5 comme Diogène d'Apollonie - sophistes (314d-3 l 6a). Bien sûr, le public - athénien et étranger -
fi ·1· v. et 2 2 7 sqq ) ' s
açon qui a1sse penser qu'elles étaient f; T' ' ·,, a. o~rate, d'une venu écouter ces trois hommes représente une élite; mais nous
(b) E n outre, il. me semble ami ieres a 1 aud1to1re. connaissons les noms de beaucoup d'autres sophistes ayant séjourné à
b
ceux qui enseignaient cette dis .p;.u pr~ able que la rhétorique et Athènes dans les années 430 ou 420, et il serait surprenant que la liste
d'une petite fraction du publ' ic. cip me aient été connus seulement de noms préservée par Platon (Gorgias, Calliclès, Polos, Euthydème,
Dionysodore, Événos de Paros, Thrasymaque) soit exhaustive - en
Je voudrais donc considérer deux . effet, l'absence dans cette liste d'un nom athénien, celui d'Antiphon,
~ent pour la rhétorique dans l'Ath' d questi?ns, celle de l'engoue-
montre bien qu'elle n'est pas complète.
1 importance et de la structure soci:f e~ es abnl~ees420 (III), et celle de
e u pu tc de la comédie (IV). Or, même ces personnages fameux semblent avoir donné des
leçons à un prix abordable pour les couches supérieures des zeugites.
Prodicos proposait, semble-t-il, une leçon à une drachme (6paxµwfo
III Èrr{6Etev:;), en même temps qu'une leçon à cinquante drachmes 2 ; nous
Pour ce qui est de la vogue de 1 h, . savons par Platon que Callias versa à Événos de Paros cinq mines, soit
porté aux sophistes par l'entour ~ r etor1que, on connaît l'intérêt cinq cents drachmes, pour l'éducation de ses deux fils 3 : la formation
in~érêt pour les sophistes s'arrêt:fr~i;~~t~cttibue de Plat?n; mais cet comportait probablement différents types d'enseignement pendant un
voir prendre part aux débats de 1 B . l' es ommes qu1, pour pou- certain temps. Isocrate, dans son Contre les sophistes,suggère également
mener des actions en 1·ustke n a o~ e et de l'Ecclésia, ou pour que trois ou quatre mines pour un enseignement, c'est-à-dire trois
be e tee d' une fcormation rhétori
.'n'fi , e pouvaient
' qu ~ t'irer 1e p 1us grand cents ou quatre cents drachmes, se situaient dans la moyenne élevée
tique en place: ils se situaient iI::;,..~ ~pparte_na1ent pas à l'élite poli- des prix ; et plus loin dans le même discours, il prétend que certains
sophistes pratiquaient des tarifs très bas pour attirer plus d' élèves4 • On
dans l'échelle socio-économique ,o / un niveau inférieur à celle-ci
et des autres ~émagogues ridiculi~t a~nrar de Cléon, par exemple, peut donc raisonnablement supposer qu'il y avait, aux côtés des
chez Thucydide on voit Cl, p es auteurs comiques Certes grands noms rencontrés chez Platon, de nombreuses figures de moindre
l'ass_emblée de 427' d'aborder lee~~b;;procher aux Athénien.s, dan; importance, qui visaient une clientèle moins élevée.
seraient des 0EaTat Twv À , 2. . com_me une compétition où ils Or, il suffit de dix sophistes de premier rang et de dix sophistes
Cl'eon h'istorique ait étudié oywv
la rh, , ma1s
. cec1 .n'e xc1ut nu 11ement que le
moins éminents, ayant chacun une vingtaine d'élèves, pour obtenir un
montre qu'en 427 une tell . :torique; qui plus est, ce passage nous groupe de quatre cents étudiants ; et si l'on admet qu'en 423 l'intérêt
• e cr1t1que' pour Th ucy d'd i e, avait. un sens3. des Athéniens pour les sophistes durait depuis au moins dix ans, le
nombre d'Athéniens ayant entendu un sophiste à l'époque où les
Nuées furent jouées pouvait donc atteindre plusieurs milliers (pour ne

1. Il semble que ce cadre montre l'influence de la comédie Les Flatteurs d'Eupolis (jouée
aux Grandes Dionysies de 421 avant J.-C.), dont la scène était la maison de Callias, et dans
laquelle il y avait au moins une plaisanterie contre Socrate (Eupolis fr. 395 K-A): voir Patzer
(1994), 67-72.
2. Platon, Cratyle, 384 b.
3, Apologie,20 b 9,
4. Isocrate XIII, 3-4 et 9.
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Ewen L. Bowie
Le portrait de Socratedans les Nuées d'Aristophane
·rien . dire d~ ceux q~i, sans ~voir eux-mêmes étudié auprès d'un
sophiste, avaient un frere, un pere, un fils ou un cousin qui en avaie -- -------- -. - du un thète d'un 6iî µoc; urbain ou suburbain, dont le TÉÀoc;
entendu un !). nt enten , . . • d h'"
était· tout proche de celui des zeug1tes, pouvait se ren re au t eatre
1 facilement qu'un zeugite ont e TEÀoc; etait voisin e ce ui. d es
. d 1 , , . . . d 1
pus . . h S .
thètes, et qui habitait Marat on ou oun10n.
La proportion respective des citoyens citadins, e~ campa~na~ds
. ~•en vie?s maintenant à la question du public et de sa structure dans l'auditoire est une question. qu'on ne pe~t pas .negh~er; mats c est
soc10-economique.
auss1. une, question .,dont la ,solut10n
, est plus mcertame meme que, celle
,~our ce q~i est de son imp.ortance quantitative, on a calculé que du probleme que J aborde a present.
le theatre ~e D,10nysos reco~struit par Lycurgue avait une capacité de
quatorze mille a dix-sept mille spectateurs!. Combien y avait-il de zeugites dans les années 420 ? Un passage
rucial de Thucydide est sujet à controverse 1 • Thucydide rapporte
, . Le problème de la composition sociale de ce public est plus ~omment Périclès encouragea les Athéniens, au_ début de _la guer~e,
del.icat. Je. pense que l'image que Dover nous présente, dans son n énumérant les ressources d'Athènes: celles-ci comprenaient treize
Artstophantc Comedy,. comme celle du spectateur-type de la comédie2
~ille hoplites, sans compter les seize mille autres postés dans. les forts
est trompeuse: un vi:ux berger rustique, un agneau sur les épaules. Ji ou sur le\ remparts, qui comprenaient les hommes les plus J:unes et
me se~ble au contraire qu:un ~ertain nombre de conditions attiraient les plus âgés, et aussi les métèques qui servaient com1;1e hoplites. I} y
a~ the~tre les classes plutot oisives. Car aux Lénéennes, comme aux
a ici une disproportion surprenante entre le nombre d hommes en age
J:?10nysies, les représentations. oc~upaient plus d'une journée : respec- de servir (c'est-à-dire treize mille hommes entre vingt et quarante-,neuf
tive~e~t deux, et quatre ou cinq Jours. Une fois le Théorique institué
ans) et les autres, au nombre de seize mille. J~ considérerai, suiva1!_t~a
les citoyens les plus pauvres avaient bien leur entrée au théâtre p , '
P ar l a po/'ts,. ~ais· 1•· • . ayee démonstration de Hansen 2, que les plus Jeunes et les plus ages
institut10n du Théorique se situe beaucoup plu
3 comprenaient probablement aussi des thètes et des métèq~es, et ~:ut-
tar,d, au. milieu du. lll!'_,,siède , et, avant son institution, il sembl!
être seulement quatre mille hommes appartenant aux trois premieres
qu un citoye? d,;vait payer deux oboles pour chaque jour de spec- classes. Il faut donc ajouter aux treize mille hoplites en âge de servir,
tacle .po~r l.u!-meme, et deux oboles en plus pour chacur1 de ses fils _ pris dans les 'trois premières classes, mais surtout parmi les zeugites,
c.e qui signifie donc, pour une famille composée d'un père et de trois
seulement quatre mille hoplites plus jeunes et plus âgés, issus_ de ces
fils, trente-deux oboles pour quatre jours, quarante pour cinq jours4.
trois mêmes classes.' Pour connaître le nombre total de citoyens
En outre, les, spectateurs ne recevaient aucune compensation pour
composant ces trois premières classes, il faut· ajouter aussi le millier de
leur manque a gagner: t~mte personne vivant d'un salaire journalier cavaliers mentionné un peu plus loin par Thucydide 3 . Les trois
o.u de la vente ~es prod1:t,_tsde son travail voyait son revenu diminuer premières classes comprenaient donc à peu près dix-huit mille citoyens
s~ elle se re_ndai~ au ~heatre. Et certains se sentaient probablement âgés de dix-huit à soixante ans. Viennent encore s'ajouter les jeunes
d autant ,1:1101_n~ dispos~s, à f y rendre que leur activité pouvait profiter garçons (dont nous savons, par les Nuées, v. 5 3 9, et la P_ aix, v. 5 0,
du flot d individus attires a Athènes par les grandes fêtes.
qu'ils étaient dans le public) et les homme~,de plus de soixante .ans.
. , La situation des zeugites, la troisième classe solonienne était Le nombre des membres des trois premieres classes susceptibles
differente. La terre et le revenu des plus pauvres d'entre e ;t · d'assister aux représentations pouvait donc dépasser les vingt mille
" · · , bl ,. , . ux e aient
pe~t-etre si misera es qu i_ls n avaient pas d'esclave pour les aider; personnes. Cependant, si l'on accepte le~ arguments de ~om~e et. de
mais la terre et ses produits pouvaient être laissés à la garde des Jones, on doit admettre une classe zeugite de plus de vmgt-s1x mille
femmes et des enfants sans que le revenu en souffrît Et plus on t citoyens âgés de dix-huit à soixante ans 4.
d 1" h 11 · 1 · mon e
ans _ec e ~ soci,a e, ~lus les zeugites avaient d'esclaves, et plus,
donc, ils avaient 1occas10n de se rendre en ville pour leurs affaires Je voudrais rapprocher ces données des contraintes pesant ~~~
pour exercer une activité politique, ou pour leurs loisirs. Bie~ l'assi~tance aux représentations des classes les plus pauvres, dont J ai
parlé tout à l'heure. J'en déduirai que la majorité des quatorze mille à
1. Voir Pickard-Cambridge (1968), 263.
2. Dover (1972), frontispice. 1. II, 13, 6-7.
3. Ruschenbusch (1979). 2. Hansen (1981).
4. J'utilise les calculs de Sommerstein (1997). 3. II, 13, 8.
4. Gomme (1927, 1956, 1959), Jones (1957).
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Ewen L. Bowie
Le portrait de Socratedans les Nuées d'Aristophane

dix-sept mille pla~es du t~~âtre était occupée, aux Lénéennes, par des une part par le pythagorism e, ~our une autre pardl'appareénc,e p ropr e
~:mbres des trois p~emieres classes .. Aux Dionysies, la présence de Chéréphon (cf. v. 504), p 1utot que par une ten ance g nera 1e a 1a
d etrangers et de meteques augmentait de manière considérable le Al ur qu'auraient eue les intellectuels, à force de passer une grande
nombre d: pers~nnes ~usceptibles de se rendre au théâtre (peut-être par~ie de leur temps à l'intérieur - ce qu'ils ne faisaient pas, comme
----plus-de-v-mgt"'Cmq-mi-He},sarrs-que--Ilon-~dt besoin de prendre en bon nombre de nos sources l' attestent.
pa
considération les thètes.
Face à la difficulté d'assimiler Socrate à un sophiste, du fait de
A[insi, si _l:on admet qu'un~ large fraction du public appartenait intérêt pour les sciences et le pythagorisme, Dover a été tenté
n
aux trofs, pren:iieres classes_s_oloniennes, catégories sociales possédant à so
d'étendre ·
la caricature d es Nuees
, aux «10te
· 11ectue ls» en genera
, , 11 . M ais
.
~n degre variable ~es lo1S1rs, il devient difficile de croire qu'une cette interprétation pose également quelques problèmes. L~s Athé-
imp_o~~ante_proport10n de spectateurs - voire une majorité - n'était niens de la fin du Ve siècle n'avaient pas de mot pour désigner les
fa~ili:re ni avec la nature des sophistes ni avec l'enseignement de la intellectuels 2 , mais ils employaient bien des termes spécifiques pour
rhetor~que, et que ces gens ignoraient qu'il ne pouvait y avoir de désigner. les différentes catégories que nous, nous regroupons sous le
confus10n entre Socrate et un maître de rhétorique. nom d'intellectuels. Dover cite l'un des passages qui le montrent
(p. liii) : __
V où -Îap, µà 6,{', ot◊-0' bn~ TIÀEt<J'fOUÇ aihat po<JKOV<Jl <JO<j>t<J'f<XÇ,
eouptoµâ VTE1.c;,laTpoTÉxvac;, o<j>payt6ovuxapyoKoµ l)Tac;,
Je voudrais maintenant revenir au deuxième argument de Dover KVKÀtWV TE XOpWV Q'.O µaTOK<Xµ TI'faÇ, av6pac; µE'fHùpo<j>ÉVO:KaÇ
à savoir que le portrait de Socrate dans les Nuées serait celui d~ - où6Èv BpwvTaÇ p6oKOV<J'àpyo1k, on Tmhaç µoV<JOTIOtoÛOlV.
sophiste_ ou de «l'inte ~lectuel». i Cela est vrai sur un point au moins:
1
(Nuées 331-334)
chez Arist?phane, ~ocrat: pr?pose d'enseigner la rhétorique et passe
pour se faire payer . Mais d autres éléments de son portrait vont à On doit d'abord écarter l'interprétation selon laquelle
l'~ncontre de cette interprétation. L'un d'eux est l'accent mis sur les aocptaTl)Ç (v. 331) est un terme général pour «intellectuel». Car si
~cien~~s de la nature: depuis l'arri~ée de Strepsiade au cppov_:naTl)ptov dans ce texte ao<ptaTl)Ç était un terme général, alors Aristophane nous
Jusqu a la J?arabase ("'!v. 134-509), il est surtout question de l'enseigne- aurait donné une liste qui aurait omis l'espèce d'intellectuel la plus
~ent ~e di;erses sciences. <:ertes, certains maîtres de rhétorique s'in- importante pour l'intrigue des Nuées, c'est-à-dire le sophiste au seos de
teressaient egalement au~ sciences «naturelles», mais il paraît clair que «professeur de rhétorique» - ce qui est possible, mais peu probable.
pour la plupart des sophistes, ces sciences n'étaient pas essentielles. Les vers 331-4 donnent plutôt une liste qui montre que l'auditoire sait
. Un autre trait est ~ncore m?ins c?mpatible avec une représen- grouper diverses espèces d' «intellectuels», mais qu'il sait aussi les
tat10n de Socrate en sophiste : sa dimens10n pythagoricienne. Morrison différencier.
~ mo_ntré qu'u? c:rtain nombre de caractéristiques du <j>poVTWTl) pwv Ce texte montre donc que les activités «intellectuelles» des-
im~li~u~nt qu Anstoph~~e le représente comme un auvÉ6pwv pytha- tinées à faire rire sont beaucoup plus nombreuses que les activités
goncien . Les pythagoriciens sont en effet les seuls à vivre en commu- attribuées à Socrate dans la pièce : la divination, la médecine, la
nauté et à posséder des règles diététiques, à désigner leur maître sous composition de chants pour les xopo( cycliques. Toutes ces activités
l a rorme
e ''3,
auToc; , et a passer pour d es gens pâles, sales et ne portant peuvent en elles-mêmes subir un traitement comique, co_mme on ~e
pa~ de chaussures. Le, text~ 1: plus frappant est bien postérieur, il voit ailleurs chez Aristophane et chez d'autres poètes comiques; mais
presente exactement l association des mêmes caractéristiques que le dans les Nuées, elles ne sont pas attribuées à Socrate. Si donc
vers 103 des Nuées 4 • La pâleur des disciples de Soctate s'explique pour Aristophane fait un portrait caricatural de Socrate en inte!lectue~, il_le
fait de manière sélective. On peut alors se demander si le pr10cipe
dictant cette sélection ne serait pas justement le respect des intérêts
1. Par exemple, vers 98-9. propres au Socrate historique.
2. Morrison (1958).
3. Vers 123, cf. Diogène Laërce, VIII, 46.
1. Dover (1968), XXXV-XXX:Vi.
4. 'fOlOÛ'fOÇ Kal npâv ne; à<j>tKE'fOIlu0ayoptK'flXÇ, wxpoc; Kàvun66TJ'fOÇ (Théocrite 14 2. Comme Dover lui-même le fait remarquer, p. xxxv n. 1. Le mot le plus proche est
5-6), sf, V. lüz des Nuée~: 'fOÙÇ wxptWV'fac;, 'fOÙc;àvuno6l]'f0UÇ ÀÉync;, Wv 6 KaKo6a(µw~ peut-être <j>
povncr'flJ c;, mais son emploi chez les poètes comiques est plus particulier: voir
:ZwKpa'fTJÇKat XatpE<j>ùlV.
Patzer (1994), 63.

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Le portrait deSocratedans les Nuées d'Aristophane
Ewen L. Bowie
. . 1 ·e voudrais suggérer, c'est qu<;_dans les
VI suivi en Justice . Ce que J "me d'être déformee par les
pour ,. age de Socrate, avant me h . t à
ilnnées 420 '. 1 1m . .t le philosophe aux sciences p ysiq~es _e
Quels étaient les intérêts du véritable Socrate ? Pour répondre poètes comiques~;s~~~;:i association reposait sur des faits htstonques
à cette question, je reviendrai à l'argument n° (1) de Dover : le pro- _Anaxagore,et q ,, 430
blème d'interprétation posé par les Nuées tient aux discordances entre t aux annees • .c •
re.r:nontan . . cl thagorisme ? Cette iois, nous
----lê-ptH•t:-rairbrossé par :Aristophane et celui que tracent Platon et Qu'en e:t-il ma1:t~:~~!di~ir: chez les auteurs. Le Phédon est
Xénop9on. Comme la plupart des commentateurs, je suis d'avis qu'il 'observons .r:nemepas 11 le Socrate discute de la nature
faut accorder la préférence à Platon et à Xénophon, mais je pense n t xte clé Dans sa ce u , . T
de nouveau 1e ~ . . Cébès tous deux pythagoriciens, et e eves
qu'un tlus grand nombre d'aspects du portrait offert par les Nuées de l'â.r:neavec S1mm1~s e,,t 61 d) de Philolaos de Crotone - dont
prennent un sens si l'on y voit une caricature du philosophe lui-même, (comme cela est indiq~e en d 2 L'interlocuteur de Phédon,
tel qu'il est également présenté par d'autres sources. Je suis d'accord · ne fait aucun oute · 3 Il f: ·t
le pythagorisme . " sidéré .comme pythagoricien . ne,,..ai
avec l'article de Martha Nussbaum, qui relève des traits communs aux Échécrate, peut ar5s1pey:~a;~~ciens s'intéressaient à la nature{de 1am~
Nuées et aux textes de Platon et de Xénophon, traits qui suggèrent pas de doute que es " i l'ar ument de l'apµov a avance
qu'Aristophane nous fait bien le portrait du Socrate réel: il s'agit et à sa relation avec le corps, membels . ogmpatible avec la position de
principalement de son apparence physique, pâleur et ascétisme, de sa • ( 85 3 86 d 3) sem e me . •
par Sirnm1as en . e - de Platon a des amis pythagoncie~s, avec
distraction rêveuse, de sa conception de l'éducation comme initiation, Philolaos4. Or, si le S~crate ' p tha oriciens, pourqu01 ne pas
qui consistait à faire perdre à ses disciples leurs certitudes et à leur qui il discute dle quée~t1ob~s ~~~;::/pu:ssalt afprès de ses contemporains
faire reconnaître leur ignorance 1 . .dérer que e v nta e . . 5?
con~iavoir des relations avec des Pythagoriciens . . .
Mais on peut aJssi avanctr l'idée que les deux centres d'intérêt pou . résumer une telle association,
majeurs par quoi Sodrate se distingue des sophistes - à savoir les L'idée qu'Aristophane ait pu p 1 Pythagoriciens - avec leur
sciences naturelles et le pythagorisme - appartenaient au véritable • d blic entre Socrate et es d
dans l'esprit u pu . ' cl l'" une fois celle-ci séparée u corps -,
Socrate, ou du moins pouvaient être considérés comme les préoccupa- intérêt pour le devenir e ame, . .
tions de Socrate en 424 / 423. est renforcée par un passage des Oiseaux .
, )\'
Sur la question des sciences naturelles, l'oppositfon entre ce IIpoc; · 6È TOÎÇ :EKtaTTOOW
,, t- ,,.
«vrai Socrate» et le Socrate de Platon me semble parfois un peu µvn ne; ~o-r', a)\ou-roc; ou
exagérée. Si !'Apologie dissocie bien, avec véhémence, Socrate et (\Juxa'YW'YEÎ :EwKpCXT'/)Ç,
Anaxagore (26 d 6-9), ailleurs (Phédon, 96 a 6 sqq.), Platon fait dire à "Ev0a Kat TIEioav6poc; ~)\0E
Socrate que, dans sa jeunesse, il s'était beaucoup intéressé à la TIEpt ôE6µEvoc; (\Juxnv l6EÎV 11
cpuoEwc; tcrTopfo, qu'il avait assisté à des lectures du livre d' Anaxagore ' ~
«:;wvT' EKEtVOV "' 'TTE,
TTpOUA,
sur le rôle du voû ç (97 b 8 sqq.), qu'il avait pensé apprendre chez oq,ayt' fXWV KCXµ'/)ÀOVà-
Anaxagore ce qu'il souhaitait (97 d 7 sqq.), qu'il s'était aussitôt pro- µv6v nv'' ~c; Àatµoùc; TEµwv
curé ses œuvres et mis à les lire (98 b 3-8), mais qu'il avait été très vite illonEp Ou6uooEÙc; à:nf\À0E,
déçu par ce qu'il y avait trouvé. On ne nous dit pas combien de temps KlX'f' à:vn)\0' aÙT<\) KCXTW0EV
cet intérêt a duré. Où situer cette période dans le développement 1l~OÇ 'f◊ )\atµâv Tf\Ç 1<aµT1ÀOU
intellectuel du philosophe ? Peut-être dès 449; mais le terme vÉoc;, XatpEq,wv l) vu1<-rEp{c;.
dans la bouche d'un homme de soixante-dix ans sur le point de (Oiseaux1553-1564)
mourir, peut tout à fait exprimer une distance temporelle d'une
quarantaine d'années - surtout dans le cadre d'une culture qui n'a pas
de terme propre pour désigner les gens d'un âge moyen: ce n'est donc
1. Interprétation de Plut. Périclès32, 1-5.
pas faire violence à l'histoire que de situer cette période dans les
années 430, alors que Socrate avait une trentaine d'années et 2. Diels-Kranz n° 44A. . et 267
3. Diogène Laërce, VIII, 46; Jamblique, Vie dePythagore,251 .
qu'Anaxagore était l'ami de Périclès, amitié qui lui vaudra d'être
4. Taylor (1983), 221-222. . d Socrate comme Pythagoricien, et pas
d les Nuées un portrait e
). Je crois que nous avons ans AM Bowie (1993) - comme goès.
1. Nussbaum (1982), spéc. 71-6. simplement - comme le propose · · ·
63
62
Le portraitde Socratedaw les Nuées d'Aristophane
Ewen L. Bowie
. '~ aître de rhétorique rémunéré,il s'écartait
Dans ce chant très court, on nous décrit un Socrate crasseux,;, , n faisant de Socra~e un m son ublic. Il crée donc d'abord
-· ·--que . e reconnaissable par . p l . Et c'est seule-
convoquant au pays des Ombres-Pieds les esprits des morts, ou plutôÙ d' ne 11nag t qui provoque e rire.
1
u Socrate ressemb ant. - et reconnu comme caricature de Socrate
des demi-morts. Le lâche Pisandre est venu rechercher sa tl,uxrf qu{;
l'avait abandonné, mais, à la suite de son sacrifice sanglant, ce n'est pasi;i& \lJlêo.t lorsque ce portrait e~ développer le thème de l'enseignement
.en . hane commence a
une ombre gazouillante qui surgit, mais Ch_éréphon-la-chauve-souris; '~ qu' Ar1st?P . e ., .
_____ (:Q.mm@-â0erate-ne joue aucun rôledaiis T'intrigue des Oiseaux, on n'a·".; de la rhetoriqu . Aristophane lui-même tel que J a~
aucune raison de penser que cette vignette soit une déformation Bien entendu, - co1:1mencontte encore un problème. Pourquoi
imputable au projet d'ensemble de la pièce - ce qui pourrait être le proposé de l'inte~ret:_tté-,àJ~;~rate un lien avec la rhétorique, a~?rs
cas pour le Socrate pythagoricien des Nuées. Il faut que le chant soit Aristophane a-t-1 yre . ion concernant Socrate, une autre mat1er~
compris et déclenche le rire au moment où il est chanté : le public doit u'il avait à sa _dispostt ' h' . ue» ? Ma réponse, elle aussi,
reconnaître immédiatement l'intérêt porté par Socrate à la condition .;; ~omique, plus_ r!che ,et pl':1-s~~l~s~o~~t pas autant de diffic~ltés 9u:
des âmes après la mort, ainsi que l'identité de Chéréphon, qui est déjà .~ résente des d1fficultes, mais, , . Aristophane s'interessait a
un demi-mort. ·· les autres solutions que l'oln ~lprooupl::~e~~nstruire une comédie, et il
deux suJets,· au tour . desque
l s b'1 v r Les Nuées n'étaient • nt· 1a prem ière
VIII croyait qu'il pouvait _e_,s co:n~nfa~uelle il entremêlait deux sujets. ~es
ni la dernière de ses_p1ecestraitent surtout de la paix, mais la pre~~ère
Que faut-il en conclure en ce qui concerne le portrait de Socrate Acharnienset la Lyststra~ab d'allusions parodiques à Euripide,
dans les Nuées ? L'intérêt prêté au philosophe pour les sciences natu- comédie compo~te aussi eauc~~p une satire contre les femmes. Les
relles et pour le pythagorisme peut venir s'ajouter aux caractéristiques tandis que. Lyststra_ta cof prleux éléments (Euripide_ et les femmes).
dont M. Nussbaum a reconnu qu'elles ne contredisent pas le portrait Thesmophortes ,co~binent es able u'Aristophane était d'autant plus
proposé par Platon et Xénophon : cet élément contribue donc à la Dans les Nuees' il est pro~ . q t ' la fois Socrate et les sophistes
caricature du Socrate historique des années 420. tenté de développer une satire v1sa':1 a . térêts ainsi que certaines
. commun certains tn ' l , 1 t
. qu'ils avaient en f . de croire que e resu ta
Pour finir, je ne contesterai évidemment pas le fait que, selon les · méthodes d'enseignement_. I est peDt1?is ies de 423 ont préféré la
autres sources - que l'on peut considérer comme unanimes - Socrate " . les Juges aux ionys ' 1 .,
fut heureux, meme si . C ' . la Pytinè (Bouteille), et a piece
n'enseignait pas la rhétorique et ne se faisait pas payer. Dans ce cas, pièce merveilleuse du vi~ux, r~ttn~s, proche de celui des Nuées' le
que fait Aristophane ? Est-ce que, vraiment, il ne fait pas de différence d'Ameipsias dont le su Jet etatt tres
entre Socrate et un professeur de rhétorique rémunéré ? Un élément
Connos.
montre le contraire. Bien que Strepsiade se rende au cppovncnrf ptov
pour apprendre la rhétorique, il ne reçoit aucun enseignement en la Ewen L. BOWIE
matière avant l'agôn ; le passage qui précède la parabase traite surtout ( CorpusChristi Cotlege,Oxford)
de sciences naturelles, et certains thèmes évoqués entre la parabase et
l'agôn rejoignent les centres d'intérêt aussi bien du vrai Socrate que des
sophistes. Et au couts de l'agôn, longtemps attendu, nous n'assistons
pas à l'epideixis de Socrate, mais à celle des deux Aoyot: voilà qui
introduit une certaine distance, même si le rôle de l',ffTTWV Àoyoç est BIBLIOGRAPHIE
maintenant assuré par l'acteur qui jouait Socrate. Une fois l'agôn
fini, c'est peut-être l',ffTTWV Àoyoç, et non pas Socrate, qui emmène . / d dy Cambridge 1993,
Phidippide recevoir sa dose fatale d'éducation «radicale». Bien en- A.M. BOWIE, Aristophanes.Myth, rttua an come .
tendu, cela ne disculpe point Socrate, malgré les arguments de J. BURNET, éd., Plato'sPhaedo.Oxford 1911.
quelques hellénistes 1 , parce que Socrate· est présenté comme chef de K.J. DOVER, éd., Aristophanes. Clouds,Oxford 1968.
l'école et comme tentateur de Strepsiade. Mais, selon moi, la distance KJ DOVER Aristophaniccomedy.Londres 1972.
ainsi introduite indique qu'Aristophane était pleinement conscient .. ' , PBACAP 1 (1985) 209-30.
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Ewen L. Bowie

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iii. 2 Cambridge 1969), = e a,n rt ge Htstory of Greek Philosophy
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(1958) 198-218. os p t osop er statesman», Classical Q11arterly52 Introduction
C.T. ~ri~r8}69~r~;t,ophanes and the art of rhetoric», Harvard Stt,dies in Classical Philology Avant de présenter successivement les rapports complexes de
l'érôs et du rire dans la comédie ancienne et dans la comédie nouvelle,
M. NYt!t~:~~Î9~~)i~t;~1;ênes and Socrates on learning practical wisdom», Yale Classical il faut définir rapidement les normes de la sexualité dans !'Athènes
d'Aristophane et de Ménandre.
A. PATZER, «Sokrates in den Fragmenten der Attischen Komêidie» dans A
Î994~n MOELLENDORF, éd., Orchestra.Drama. Mythos. Biihne.'Stuttgar~ !Ii!~zf; Rappelons d'abord que le mariage n'a pas pour but premier la
satisfaction du désir sexuel. Par opposition aux «courtisanes», qui
A.W. PICKARD-CAMBRIDGE, The dramatic festivals o' Athens 2e servent «pour le plaisir», et aux «concubines», qu'on a, si l'on peut
J. GOULD et D.M. LEWIS et avec addenda. Oxford 1988. ' édition rev. par
dire, «pour l'hygiène», on prend des «épouses» pour engendrer des
E. RUSCHENBUSCH «Die Einführun d Th 'k · · enfants légitimes et avoir une gardienne fidèle du foyer, comme le dit
Epigraphik 36 (1979) 303-8. g es eon ons», Zettschrift /lit Papyrologie und
Démosthène dans le Contre Néère 1 • On pourrait également citer
W. SCHMID, «Das Sokratesbild der Wolken», Philolog11
s 97 (1948) 202-28. les propos to1,1t aussi révélateurs de l' Athénien Ischomaque, dans
A.H. SOMMERSTEIN, «Konnos' figleaf», Classical Q11arterly33 (1983) 488-9. l'Économique 2 de Xénophon: il est évident à ses yeux que la fin du
mariage n'est pas de procurer aux deux partenaires «quelqu'un avec
A.H. SOMJl:1ER~TEIN,«The theatre audience and the demos» dans J A L
comedtagl'lega: aspectosliterarios,socialese educativos.Mad~id 1995.. opez-Férez, éd., La qui coucher», car il n'est pas difficile d'en trouver, mais «un bon
A.H. SOMMERSTEIN «The the tr d' h d associé pour la maison et les enfants». Ainsi conçu, le mariage ne peut
dans C.R.R. PELLING 'd aGe aku ten<;, t de hem?s, ~nd the Suppliants of Aeschylus», unir que des Athéniens. Selon une loi promulguée en 4 5 1/ 0 et
, e ., · ree trageayan t e h1stor1an.Oxford 1997.
L. STRAUSS, Socratesand Aristophanes.Chicago 1966.
réaffirmée après 403/2, seule une «citoyenne», c'est-à-dire une femme
née d'un père et d'une mère athéniens, et donnée en mariage par son
A.E. 1:i~
1i!fo;Jt~1~~rontisterion», dans Varia Socratica.St Andrews University Publications «tuteur» (Kuptoc;) au terme d'un «contrat» (ÈyyuT]), peut devenir une
épouse légitime capable de mettre au monde des enfants qui ne seront
A.E. TAYLOR, Socrates.Londres 1932.
pas des bâtards 3 • La distinction entre la concubine et l'épouse semble
C.C.W. TAYLOR, dans Essays in Ancient Greek Philosophy, éd. par J.P. ANTON même se faire plus nette à l'époque classique, en même temps que se
A. PREUS, vol. ii. Albany, NY, 198 3 . et
durcit l'opposition entre le bâtard et le fils légitime4.
P.A. VANDER W AERDT, éd., The Socraticmovement.Ithaca, NY, et Londres, 1994.
G. VLASTOS, éd., The philosophyof Socrates.New York 1971.
1. 122.
C. WHITMAN, Aristophanesand the comichero.Cambridge, Mass., 1964. 2.viI,11.
3. Sur le mariage à Athènes, voir R. Just, Women in Athenian Law and Ufe, London 1989,
ch. 4, «Marriage and the State», 40-75.
4. Comme l'a bien souligné R. Seaford, «The Structural Problem of Marriage in Euripides»
(dans Euripides,Womenand Sex11ality,éd. A. Powell, 151-175) 155.
66
67
Sexe, amour et rire dans la comédiegrecqtte
SuzanneSaïd
--·c- (~uyKwµE,VUKT011EplTIÀaVî']TE, µotXÉ, 11at6Epa<nd) et bouscule,
.L'adultère est :sévèrement puni par la loi. C'est l'un des rares cas nui »d l' ccasion s'en présente les esch1ves au coin d'un bois. -Et le rire
où le droit athénien permet à l'offensé de se venger lui-même : il peut quan ° · , '
,.. d' bord de l'omlllpresence d' une sexua 1ite · , h autement aff'~ch'ee,
mettre à mort le coupable s'il le surprend en flagrant délit. Quant à nai_t a tout à commencer par la vie politique, peut se traduire en
l'épouse coupable, comme le rappelle encore Démosthène 1 elle est puisque ' , 1 · d
,__
_____ êffilt1e-t0at--à-la-fois-de-la-maisun-{l-e mârî-âoit s'en séparer) er'du culte - .métaphores sexuelles. Il est aussi provoqfjue ?,a; l a _bP;tn~ured' u
're quasi-mécanique du désir 1. Il est en 1ll 1ie a a 1i eratton un
de la cité (elle n'a plus le droit de paraître dans les cérémonies du ,, caracte
. ·ent2 qui peut s ,affranchir• du carcan d es convent10ns · d ans 1e
c,ulte public)~. ~ais il faut sou~igner que 1~ définition gre~que de _ inconsci . .
l ad1;1lte~~- . si ~ on ente?d p~r la toute relat10n sexuelle qut mena- · cadre d'une utopie. 3
ceralt l rnst1tut10n matrtmolllale en faisant planer un doute sur la . Au contraire, comme le ,souligne encore_ ~luta~qu~ , la co;11é-
légitimité des enfants - ne coïncide pas avec la nôtre. Elle varie en . ouvelle est le domaine d un «amour police>> (To EpwnKov ...
d ie n
tÀap6v) qui triomphe da~s le respect des_lois · et d es co_nventtons,
· car
~ffet en fonction du sexe du conjoint. Alors que les épouses ou les
Jeunes filles épousables sont coupables dès qu'elles ont des relations t finit toujours par s arranger au mieux. Le public peut donc,
toU un moment conJurer . ·
1es craintes 1·, '
iees aux consequences redou -
s~_xuelles hors mariage, les hommes ne commettent un adultère que pour 1
s ils ont des rapports sexuels hors mariage avec une Athénienne · ils
'
tables des infractions à la morale sexuel e, et se i erer par e rire d, e .c:
l'b' l .
peuvent en revanche s'unir en toute impunité à des étrangères ou à'des · lui fait peur. Il peut aussi sourire du contraste entre une realite
qui·ective finalement très bourgeoise . d e l' amour, et une experience , .
esclaves. 0 bJ , , 1 l · à la
Enfin, il ne faut pas oublier qu'à côté de l'amour des femmes subjective qui se trnduit en termes empruntes a a yrique ou
l'_amo:1-rdes j_eunes gens,e~t un fait admis. Il ne devient scandaleux qu~ tragédie.
si le Jeune citoyen, athenien vend ses faveurs (il est alors privé de ses
droits de citoyen), ou s'il continue à les accorder et à jouer le rôle de
l' érôménos alors qu'il n'est plus un jeune homme3. Aristophane
. Mais si le contexte institutionnel est en gros le même pour Dans la comédie d'Aristophane, la transgression des interdits
Artstop~ane et four Mén~ndre, il y a un abîme entre l'image de la - exuels se traduit par un recours constant à l'obscénité (héritée sans
s . . 1 t )4
sexualite et de l amour qu on trouve chez ces deux auteurs et le rire doute du culte dionysiaque et du KWµoç qui en constitue e cen re .
ou le sourire qu'ils provoquent. ' Celle-ci se manifeste dans le spectacle comme dans la lan?ue. A la
différence du corps tragique dis.simulé par une ro~e ,qu~ descend
~ Da?s l'~nivers d'Ari~t~phane (qui partage ce privilège avec le
KWµoç d10nysiaque et certams festivals) 4 , les règles qui limitent d'ordi- jusqu'aux chevilles, le corps comique est un corps o~ s ~fftche~t. l_es,
naire !'activité sexuelle sont provisoirement mises entre parenthèses. marques du sexe: les personnages masculins sont dotes ~ u?e. viril1t~
agressive et d'un phallus tumescent; les personnages. femm1_ns, qui
Il y regne une sexualité à l'état pur, sans inhibition et sans règles
étaient joués par des hommes, ont des rembourrag~s qut, leur t1en~ent
un «amo~r ~ébauché» (To ÈpwnKov à.KoÀa<JTov) pour reprendre le~
lieu de fesses et de seins 5 . Quant au langage grossier (awxpoÀoyta),
termes meprtsants de Plutarque dans sa Comparaison d'Aristophane et de
qui est normalement banni du discours public 6 , il est omniprésent, au
Ménandre 5 • Comme le Phalès des Acharniens 6 , l'Êrôs d' Aristophane
est «un fêtard, un adultère, un pédéraste qui erre par les rues la point qu'on a pu lui consacrer un livre 7 .

1. ContreNéère, 122. 1. Voir H. Bergson, Le rire: essaisttr la significationdtt comique,Paris, 1900.


2. Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens l : The Family and Property Oxford 1968, 2. Voir S. Freud, Wit and its Relation to the Unconsciotts,1916.
32-36. ' 3. Comparaisond'Aristophaneet de Ménandre,854 D.
3 ..Voir K.J. Dover, Greek Homosexuality, London 1978, ch. 2, «The Prosecution of 4. Voir C. Calame ([ Greci e /'Eros. Simboli, Pratiche e Lttoghi, Roma 1992, 103 n. 81), qui
T1markhos», 19-109, et «Classical Greek Attitudes to Sexual Behaviour» in Women in the
Ancie?t World, éd. par r P. Sullivan - J. Peradotto, New York 1984, 143-157. Voir aussi
J. Wmkler, The Constramtsof Desire,London 1990, ch. 2, «laying clown the law», 45-70.
renvoie à H. Herter, Vom dionysischenTanz z11mkomischenSpiel, Iserlohn, 1947.
5. Voir S. Saîd, «Travestis et travestissements dans le théâtre d'~ristophane» (dans
Anthropologieet théâtreantique, éd. P. Ghiron-Bistagne et B. Schouler, Cahiersdu GITA 3, octo-
4. Voir S. Halliwell, «L~ughter in Greek Culture» (CQ 41, 1991, 279-296) 290-291, qui bre 1987, 217-246) 228-229, et C. Calame, «Démasquer par le masque» (RHR 206, 1989,
parle à ce pro~os de «distance or detachment from normal everyday affairs and, in certain
areas, a suspens10n of usual standards of behaviour». 357~376)367.
6. Voir S. Halliwell, «Laughter in Greek Culture» (CQ 41, 1991, 279-296) 289.
5.854 D.
7.). Henderson, The MacttlateMuse, New Haven, 1975.
6. Vers 264-265, 271-275.
69
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Sexe, amouret rire dans la comédiegrecque
Suzanne Saïd
. ane dans les Cavaliers' donne une traduction pl~s
Dans un tel contexte, Érôs tient évidemment une grande place. ------
- Aristoplh ' i· ue de cette métaphore avec deux hommes poli-
' et p us corn q . ) · ' t nt
Ce dieu «aux ailes d'or» 1, «doux» 2 et «désirable» 3 , s'inscrit, comme à concrete l nien et le marchand de saucisses qui se presen e
l'ordinaire, dans une constellation divine qui comprend Aphrodite4, __ tiques (le Paph ago (' a"'Ta()l du peuple: ils le désirent2, l'aiment3,
des «amants» Ep v • c . l .. 5 t le
les Charites 5 et les Heures 6 • Mais il devient aussi, dans la cosmogonie .. comme . 4 , t ndent ar tous les moyens lU1 iaire p aisir e
----,des-fJùea-ux-7,le-pfos-am:ien--desclieux, -rorigine de toutes choses et le ~hériss.en~ '[:\fre naî/alors du décalage qui s'ins~aure entre la
l'agent de la conjonction et du mélange. À ce titre, il a présidé à traiter bien . la réalité à laquelle elle est empruntee_. Alo~s. que
l'union de Zeus et d'Héra 8 • Il est surtout le principe du désir physi- métaphore et l t un tout jeune homme qui sait cho1S1rses
que: il rend séduisant le corps des femmes et fait bander les hommes9, l'ér6ménosest_ normhaemenet en scène avec Dêmos, un vieil érôménos
·
relat10ns, Aristop ane m cl· 7 qui écarte ' les gens de b'ien pour s' ofifri·r
Dans la comédie ancienne, qui est un genre essentielle- . h ux et un peu saur » , . cl
ment politique et s'adresse à un public de citoyens, les métaphores «gnnc e h d d lanternesr des savetiers, des cordonniers et es
à des marc an s e ' '. ' .
sexuelles sont d'abord un moyen de dénoncer la dégradation du h ds de cuirs bref a n importe qui. ,
marc an ' , . ·h · d la meta-
politique et de faire rire aux dépens du peuple, et plus encore de ses Pl us souvent encore, la satire d Aristop a~e. Joue e. ' '
dirigeants. Cette utilisation métaphorique de la sexualité est d'autant , . our dénoncer des hommes politiques qll1 n ont a
plus facile qu'elle est déjà en germe dans la langue courante. Comme phore rot~;If:,v1rilité qu'exige la politique : elle présent~ les leaders
l'a bien souligné K.J. Dover 10, Epwc; et Èpâv sont en effet employés aucun egre . d enculés» (Eùpu11pwKTOt)9, voire des cour-
de la démocratie comme es «
pour désigner toutes sortes de désirs. . nes comme Cynna et Salabaccholo. .
tisa , ,, e des «amants»
Les rapports du peuple et de ses dirigeants, ou de ses alliés, se Les alliés eux au.s~i. ~ont presente~ cim:ment burlesque de
disent en termes d'homosexualité, ce qui est logique puisque 6iJ µoc;
est du genre masculin. Il faut d'ailleurs souligner que le discours d'Ath~nesh et l~ 1ire e~!/~•cl~r:7;;;;i, a~ ~::e~ifcfce Sitalkès, qui est
politique «sérieux» a lui aussi recours à ce type de métaphores. Le la met,ap ore. 'a,ns uw se conduit vis-à-vis de Dêmos comme un
Périclès de l'Oraison funèbre n'invite-t-il pas les Athéniens à devenir q>tÀa0l]va~oc;_. .. UTIEp<\> c;, de graffitis en l'honneur de son
érastès ord10aire, et couvre 1es murs
les «amants de la cité et de sa puissance» 11 ? De même, dans les . ;

Oiseaux, ceux qui rêvent d'émigrer dans la cité fondée par les deux aime. · ( ' ' ) s
En revanche la royauté (j3acrtÀEla) comme la paix 6El,PaVl]{~:-
héros sont en proie à l' Epwç : ils «aiment» 12 le genre de vie qu'on y
mène; ils «sont fous des oiseaux» 13, et sont autant d' «amants» 14 du équivalents - 6tdHayT] (la réc?°;.ciliations)esetcol:p:gTI~:s~t la e;éc~lte
. · p gnent les traites) ou . ,
nouvel État. , t(~ons,qu)1 :~:o;te\0Ewp{a) -, sont 'des réalités ~éminines. Puisqu ~n
o11wpa ,,e. (' ~ 1108Eîv) la paix12 voire «se consumer e
peut «desirer» Epa v ou '
1. Oiseaux 574,697, 1738.
2. Lysistrata 5 51. 1. Vers 732-733, 1163, 1341. Voir J. Taillardat, Les images... , 401 sqq.
3. Oiseaux696. 2. Vers 734: Èpâv.
4. Paix 456; Lysistrata 551 ; A.F. 966-967. 3. Vers 732, 769, 820, 861,1341 : <jnÀEÎV, cp{ÀoÇ.
5. Paix 456 ; Oiseaux 1320,
4. Vers 769: <Y'fÉpyEtv.
6. Paix 456.
5. Vers 776: xap{t;Eo0at.
7. Vers 693-702. Voir J. Rudhardt, Le R6le d'Ér6s et d'Aphrodite dans les cosmogonies grecques,
Paris 1986, et J.-P. Vernant, «Un, deux, trois : Érôs», dans L'individu, la mort, l'amour, Paris 6. Vers 734, 1163.
1989, 153-171. 7. Cavaliers42-43: Ô\JGKOÀOV
yEpovnov UTIOKW<pOV.
8. Oiseaux 1731-1742.
8. Vers 736-7'.40. 1 rs Voir aussi
9. Lysistrata 551-553. . 716. Nuées 1089-1090 : les synégores; Nuées 1091-109 2 : es orateu .
9 . A charniens ,
10. Greek Homosexuality,42-49. Sur les emplois d'Èpâv et d'Ëpwc; au sens plus général de Cavaliers878-880, et A.F. 18 1. . t Cléon se vit confier la
désirer et de defsirchez Aristophane, voir J. Taillardat, Les images d'Aristophane, Paris 1965, L . l's le marchand de moutons qui, avan '
161. 10. Cavaliers 7 64 -765 : ysic e ) . r le même plan que ces deux courtisanes pour
5
gestion des aff~_iresde la ci,té (~28-13 est mis su
11. Thucydide II 43, 1 : Èpacrràc; ytyvoµÉvouç aÙTi\<;. les services qu il a rendus a Demos.
12. Vers 412-415, 1317.
11. Vers 141-144.
13. Vers 1284. 12. Acharniens32 ; Paix 582, 586 ; Oiseaux 1635.
14. Vers 1279: ÈpaoTà<; TT]OÔETf\c;xwpac;.
71
70
Suzanne Saïd
Sexe,amour et rire dans la comédiegrecqtte

désir» pour elle 1 ou être «l'amant» de la· royaute/2 l /cl' t la pièce s'achève sur un partage de son corps: les Spartiates, dont
·
P,ou~se J_usqu ' b l . , a corne 1e qu1·
au/ out a logique des mots, passe de la méta h~ , f•h~rnosexualité est bien connue, sont surtout sensibles à un «cul
l a~l~for1e, et ~res~nte ~es_réalités sous les traits de femmes dési~ab[e : d'une ineffable beauté» 1 et réclament en conséquence ce qu'ils appel-
qui 0 ? peut~ unu. ~msi, dans les Cavaliers, le marchand cl _es lent «l'encycle» (nüyKUKÀov) 2 , tandis que les Athéniens sont plutôt
d onne a un Demos ra1euni l .., 6 , u , e saucisses

::~~==
T / '
~a~~~s
ia:~~~(
, . es_4'TI-O-lL at+.F.J.ermes, dans la Paix offi '

}~: ~~wp{a e~t livrée au Co~s~il ; Peisthéta~; 0 :


voir, c'est l'image nue d'u~eix: \qu~ 1a co~ed1e donne alors à
séduits par la beauté du Ktfo8oc;3 •
Quittons maintenant les images et les allégories pour passer à
un érôs comique qui se confond purement et simplement avec
immédiate à la vision d'une bea es~r p ys1qu: ~u1_ est une réponse l'appétit sexuel. Celui-ci est d'ailleurs étroitement lié à l'appétit tout
(car «l'indicible beauté»3 des a~~~o;fle ~~si_ dectte en_ termes _crus court. Cette association du sexe et cl<=; la nourriture, du jeûne et de
leur beau visage4 qu'à le~r b ~s r 1stOP ane tient moins à l'abstinence sexuelle, n'a rien de surprenant. Au chant 24 de l'Iliade,
seins appétissants5) A' . /auh cul, a leurs belle~ fesses et à leurs Homère les unissait déjà, quand Thétis reprochait à son fils de ne plus
beauté de ÀtaÀ '· ms~, : c ~°:r des Acharntens, sensible à la songer «à la table et au lit», et quand il montrait Achille qui
L D" . À~YTJ,souhaite immediatement qu'Érôs l'unisse à elle6 s'endormait aux côtés de Briséis après avoir partagé le repas de Priam 4.
«~u'e~~ossi:~eb:11!e~>~avaliers, dès q~'il voit les ~nov6a(, s'exclam~ Mais, dans la comédie, ce thème est omniprésent : «boire et baiser»
héros de la Paix Tryg·é; ~t, de~~de ~ il/:ut les foutre trois fois7, Le sont étroitement associés dans les Grenouilles 5 ; ces deux activités
lui demande cl; se lais;er ebaf~r8 er:esq °;1donne 'Om.Sdpaen mariage, se succèdent immédiatement dans l'Assemblée des femmes6 , où le
«belle»9 ou comme le d't ' "U1 se compren ' car elle est jeune homme, au sortir d'un banquet, se rend tout naturellement
ré~ara1ifs de' la noce, elle a :<u:~~sbeca~~:1~~o.1t:c~~~:éfer1~~t l:s chez sa belle pour la surprendre seule. Plus souvent encore, elles vont
an er es bouleutes, qùi attendent 0Ewp{a 11 car elle a' es1r ait ensemble, d'où un rire qui, comme dans La Grande Bouffe, naît du
comme on · 12 , «une croupe mélange entre le registre du sexe et, celui de la nourriture, dans
ne pas se c::J~;~/:~• :l~~s les quat~e /an~» · Et 1~_Paix est invitée à l'énumération des plaisirs de la vie. Il en est ainsi dans les Nuées?, où
frustrerl3 m · fj
montre t~ut ::ti~~e :~:e «!::~:~se
~e~se qm ~ve_ille le desir pour mieux le
91:
11

1:~:~~:
trei~e _a?s14.Dans Lysistrata, c'est ;: 6~:;;é
tient ce qu'elle promet, et se
po,ur e!le depuis
l'on cite pêle-mêle «les jeunes gens, les femmes, le cottabe, les
friandises, les boissons». De même, dans les Guêpes8 , la prostituée est,
au même titre que le gruau, les couvertures et les manteaux
la dec1s10n des Spartiates et des Ath/ . , ll , Yrr qui emporte moelleux, l'un des éléments du confort d'un vieillard. Dans la Paix9,
~n1ens que e mene «par le sexe»l5 le sein des femmes et les esclaves ivres font partie des délices de la
paix, avec les grives ou les conges renversés ; les apprêts de la fête
1. Paix 988-989.Voir sur ce verbe J. Tai!lardat Les images 162
2 G • ' ... , .
1 unissent la fille qui a pris son bain et les gâteaux qui ont été pétris, et
l'on rêve tout à la fois de bien boire, de griller des pois chiches et de
, uepes 474. Cette métaphore se trouve dé'à chez Hé .
homme «épris de la tyrannie» (1 96 , 8 ' J rodote, qui montre en Deiokès un baiser l'esclave thrace, pendant que l'épouse se prépare à l'amour en
parle d'«amants du pouvoir» (Èpa~rnlpacrû ~tç Tupavvüioç), et se retrouve chez Platon qui
. TO apxEtv Rep. 521b). prenant son bain. Dans le Ploutos 10 , l'amour se mêle au pain, aux
3. Otseaux1713: KCXÀÀoçoù <jiœr6v. amuse-gueules et aux figues sèches. Et la débauche féminine, telle
4, Acharniens
, 990 (Réconciliation) et Paix 524 (Fête) , 617 (Paix.. ) qu'Aristophane l'évoque dans les Thesmophories ou l'Assemblée des
5 , Voir l'article de R Camer n · L' .
1987,37-47. . a esi, « attraz10ne sessuale nella commedia antica», QUCC 55,
6, Vers 991. 1. Lysistrata 1148: àn' 6 TTPWK'TOÇacpaTOV wc; KaÀoÇ,

7. Vers 1390-1391. Sur le sens de ce verbe voir J T 'li d L ,


2. Lysistrata 1162.Sur cette image de la croupe, voir J. Taillardat, Les images... , 70.
8. Paix 709-711. ' , ai ar at, es images... , 103. 3. Lysistrata 1158: 'Eyw 6È KU08ov y' oÙ6ÉTTWKaÀÀtova [i5TTWTTa],
9. Paix 1330. 4. Vers 129-131,675-676.
10,Paix 868. 5. Vers 740.
11.Paix 728. 6. Vers 947-948.
12.Paix 876.Voir J. Taillardat, Les images... , 71. 7. Vers 1072-1073.
13.Paix 978-986. 8. Vers 736-739.
14.Paix 987-990. 9. Vers 536-538,863-870,1131-1139.
15.Lysistrata 1119:Tfjç <JCX81]Ç
ayE.
10.Vers 189-193.
72
73
Sexe,amout'et rif'edans la comédieg,-ecque

Suzanne Saïd
~
, . , (TTo0ouµÉvl)) par les chœurs comiquesl, ou le «désir»
, • «des1ree» " 2
femmes, ne sépare pas le vin et la luxure 1.. De fait, le banquet aristo~ ,!
etait ~ ) d'Hermès pour les gateaux .
phanesque unit toujours consommation de nourriture et satisfaction·'" -. ('rro0<:tV 'tte les métaphores pour la réalité, on constate
sex.uelle. Pour signifier que tout est prêt, l'envoyé du prêtre qui invite Quand on q;11. d' Aristo hane' l'amour se confond ;hez. les
Dicéopolis à un banquet, à la fin des Acharniens, énumère pêle-mêle. que dans
'W.
la comed!e. h si ~e et une érection quasi-mecanique
hommes avec le des1~, pn: b!uté décrite le plus souvent en termes
les couronnes, les lits, les amuse-gueules, les prostituées, les gâteaux:. ~
2
et les danseuses , et le chœur é.v:oqu@--le ~tableau d'un Dicéopolis -~
3
provoquée
crus3. Dans
plar
es.
vue
,seau
i.
x
'
~uand
. est
Peisthétairos voit sortir des joncs fleu-
une joueuse de flûte, il s'exclame sur
...,....-----occupé-Thoire et à se faire caresser par une jolie fille • De même, dans '~
les Grenouilles , la servante qui invite Xanthias/Héraclès à un banquet '.l
4 ris un petit o1S,e~u qui bl cheur et ajoute immédiatement
de la part de Perséphone ne lui décrit pas seulement des préparatifs _,.,
culinaires, elle lui promet aussi «une joueuse de flûte très jolie, et "c
deux ou trois danseuses». L'utopie de l'Assemblée des femmes rend ...
sa

reste
beauté,

: «Moi
sa
qu'il l'enfil~rait ~v~;
del1catesse.

aussi, J ~1.
.P!:~::
e~ 4sa a~om
d:~~mbr!s;r»5.
s ectacle
a' non n'est d'ailleurs pas en

de
Dans les Thesmophories,
tétons bien fermes et
encore plus étroite l'union du sexe et de la nourriture, en faisant payer l'archer scythe ne dres1st~ p~s :dKtement à coucher avec la joueuse
l'un par l'autre. Ce que craint en effet Blépyros, c'est que les femmes d'un beau
•C-
cul, et e~an e ~Ù
7 quand Dionysos et Xanthias ont

ne contraignent les hommes à les baiser en les menaçant de les priver de flûté. Dans l~s, ren:~: ;~~ur sur le sein qui pointe à travers
de déjeuner5. leur attentio~ att1re,e pa. l' f 11 ils ne demandent qu'à s'ébattre
la petite tunique dune JO ie 1 e,
L'association du sexe et de la nourriture se retrouve au niveau
métaphorique. J. Taillardat 6 a bien montré comment les métaphores
avec elle. . f: • ent indifférencié : il se
Ce désir tout physique est auss1dfar aiptermostituéed'une fille que
qui désignent les parties sexuelles sont souvent empruntées aux • b' d' ne épouse que une • d
ustensiles de cuisine ou aux aliments. Il n'est pas rare non plus que la satisfait aussi ien u . d'H' l' à Dionysos au début es
. 1 s quest10ns erac es ' . d
consommation sexuelle soit décrite en termes de nourriture. On peut d'un g~rçon ' e . t de vue révélatrices ; quand il appren_
le voir par exemple dans la Paif 1 , où Trygée, pour évoquer l'union Grenouilles, sont de ce pom d' . (TTo'0or) il cherche à en savoir
que son frere ' est en proie ,au .« .esir» d' ne femme .,, ' ? _Non._ Alors d' un
du conseil èt de Théoria, dit : «O conseil bienheureux avec ta Théoria, et demande : «s agit-i 1 u
que de jus tu vas engloutir pendant trois jours». On pourrait aussi davantage, N 1 - Alors d'un homme?» (56-57).
8
citer le passage du Ploutos où la répugnance d'un jeune homme pour garçon? - o~ ~ us. . et aussi en scène le désir fémini~,
la vieille qu'il baisait autrefois, se traduit par une métaphore culi- La co~e~ie anc1e~ne m le de Sexual Symmetry dans la litte-
naire: «maintenant il n'aime plus la soupe de lentilles, alors qu'avant p roposant
·
a10s1 le prem1de: ~xe~p . a' voi'r avec l'amour réciproque
· · ce es1r n a rien . .
la pauvreté lui faisait manger n'importe quoi». La fameuse scène des rature grecque, mais s Il t comme le désir masculin, stricte-
Acharniens, où le Mégarien tente de vendre des xoîpot, en jouant sur que peint le roman grec · res e, elle mariée des Acharniens,
, Ce que veut 1a nouv
le double sens d'un mot qui désigne à la fois la truie et le sexe fémi- ment borne au sexe.. b d n mari»9. Ce que l'amoureuse
nin9, illustre à merveille cette confusion des deux registres. Inver- c'est «garder à la maison le mem re e so
sement, d'ailleurs, le désir de nourriture peut se dire en termes éroti-
ques, comme le montrent l'évocation des charmes de l'anguille qui
1. Acharniens886-887 •
2. Plotttos1125-1127 · bl h de la peau (A p 699), la beauté
, d' d' Aristophane 1a anc eur · · t
1. A.F. 225-227. De même, dans les Thesmopho,-ies 395-425, les femmes reprochent successi- 3 Si l'on évoque dans 1es corne tes d d (Ploutos 1018-1022), on y est surtou
vement à Euripide d'avoir poussé les maris à prendre des précautions pour interdire leur d~s mains, la suavité d'une od_eurou la dozce~: <l:t!:~iens 1199, Thesmophories 1185-1187,
maison aux amants et pour mettre le cellier à l'abri des larcins féminins. sensible aux cuisses, aux sems et aux ess
2. Vers 1085-1092. A.F. 901-903).
3. Vers 1144-1149. 4. Vers 667-669.
4. Vers 513-514. 5. Vers 671.
5. A.F. 465-470. 6. Vers 1185-1199,
6. Voir Les images... , 70-77. 7. Vers 409-415. . / S try Love in the Ancient Novel and
. D K stan dans son livre Sexua ymme ,
7. Vers 715-716. 8. C'est pourquo! . oln994), e mentionne pas la comédie ancienne.
8. Vers 1004-1005. Voir Paix 956-967, avec le commentaire de J. Henderson (The Mactdate RelatedGenres(Prmceton 'n
Muse, 65). 9, Achamiens 1062.
9. Voir J. Henderson, The MaculateMuse, 60. 75

74
Suzanne Saïd
Sexe,amouret rire dans la comédiegrecque
nd
1:n~,~~:7ï~~e des femmes dema e à Érôs, c'e st d'amener l'objet ai~_é_,,,-=':~~~__,déji_que le désir du vie~x Philocléon ferai~ mieux de s; porter s~r
Dans l'univers d'Aristophane d; . - · n cercueil que sur une Jeunesse comme la Joueuse de flute1, et qu il
1 2
tations que lui impose la société ~t;éni:~~ene connaî~ 1:as les lüni- ~st condamné à jouer les dupes • Dans les Thesmophories, la vieille
entre les amours permises et 1 . '. et ne d1st1ngue guère ,: qUifait des cadeaux à un débauché figure en bonne place dans la
-------i,Qll i cl' · es amours tnterd1tes
. ·-:mage- ·1vrne-Phalès ne reculent p~s_d__ 1·•d 1 ' mascu 1n et-:_ Le sexe 1· :i li'ste des ennemis des femmes 3. Ce thème est longuement développé
donnent l'exemple eux . evant a u tere 2 • Les dieux dans le Ploutos : à partir du moment où le dieu de la richesse a re-
co;111mettrel'adultè;e avec d~~ ;:rc~romènentAeln ~rection pour aller couvré la vue, et où les choses rentrent dans l'ordre, le jeune gigolo
fo1s dotés d'ailes les hab't d s comme cmene ou Alopè3 Une n'a plus rien à faire de la vieille qui l'entretenait. La fin de l'Assemblée
. . ' 1 ants
auss1 reJoindre leur maîtresse qu d ï e la cité de . .
s o1seaux pourront eux desfemmes est encore p 1us exp 1·1c1te.
. p our mettre en 1umière 1es efiT
1ets
conseil, et s'en revenir, après a~oir ::é l~~/;;~o~t le mari occupé au ~ scandaleux d'une démocratisation de la sexualité, qui donnerait la
pas en reste, et sont en tous . P • Les femmes ne sont , priorité à ceux qui sont les plus défavorisés par la nature, et contrain-
Euripide, des débauchées et d!of=~:1ito~mes à \image qu'en donne : drait les jeunes des deux sexes à accorder en priorité leurs faveurs aux
dans l'Assembléedes femmes6 d; . l s a ommes • Quand Praxagora - vieux, Aristophane oppose l'attraction réciproque 4 de deux êtres
sépare pas les deux moyen; f
d:c:~~isÉ~t·s 0~t~1:1es ancestrales, elle n; jeunes et beaux et les tentatives de trois vieilles plus décrépites les
l'adultère : les femmes «crèvent l aire ~ es1r sexuel, le mariage et unes que les autres pour forcer le jeune homme à obéir aux lois
des amants chez elles comme eurs mar1s comme avant, et prennent nouvelles.
~ie des femmes que dresse le paa:.:~~»~l'~an_s !e tableau caricatural de la Inversement, la satisfaction du désir est l'un des éléments essen-
l amant est omniprésent et 1ï , urtplde dans les Thesmophories 7 tiels de la «bonne vie». Le bonheur, dans la Paix, ce n'est pas seule-
st10
toire des femmes· elles so'nt d ;fln e~t ~ue n que de l'inconduite no~ ment vivre en paix, assister aux panégyries, festoyer, J·ouer au cottabe
. . . e orees a sept ans int d .
trols Jours après le maria f; ' ro Ulsent un amant et faire le sybarite, c'est d'abord baiser 5 • La ville conforme aux vœux
muletiers. L'amour Yéna/fi~ se ont ~<secouer»par des esclaves et des du héros des Oiseaux serait celle où les pères, loin de veiller sur la
cadea_ux sont des moyens sû~r~:~~Sl en bonne place: l'ar~ent et les vertu de leurs fils, viendraient au contraire vous reprocher de ne pas
courtisanes de Corinthe que d h assure~ les faveurs aussi bien des les avoir baisés 6 • Et l'utopie de l'Assemblée des femmes veille à ce que
· . . es c armants Jeunes gensB.
On critique tout ce qui fr l d; . , chacun puisse avoir sa chacune ou, comme le dit plus crûment
~as ce qu'il promet, ou la cou~:~re e e~1r : 1~mant qui ne donne Praxagora, à ce qu'aucun trou ne reste vide 7 • Plus généralement, il
1 argent9. On condamne isane qui trahit son ami pour de serait facile de montrer que la consommation sexuelle, qu'il s'agisse de
nature 1. La norme c'est surtout
l h ce qui contr arie · son mouvement noces ou d,;b e ats aux ch amps, t1ent · une p 1ace centra 1e d ans l a
jolie fillelO, et qu~ les fe~meees fio-?1messe diri?ent tous vers la plus conclusion de la plupart des comédies d' Aristophane 8 • Les Acharniens
vers ceux qui sont beaux»ll Ls « lllent . ceux qUI sont 1ai'd s, et aillent ' h'event sur 1e ta 61eau d' un h;eros g 1or1eusement
sac · ·
1vre en tram· de
et p 1us encore des vieilles p · e vrai . scandale , c'est 1 d; · d
e es1r es vieux 1 cl · d 11
pe oter eux courtisanes et e se iaire caresser par e es. e emos
L_ • L D"
our 1es Jeunes. La fin des Guêpes suggèr; rajeuni des Cavaliers se voit offrir les ~1Tov6a{ pour aller aux champs
avec elles. Dans les Guêpes, le vieux Philocléon ramène du banquet
1. A.F. 959. une joueuse de flûte. À la fin de la Paix, Trygée épouse 'Om.Jpa, et
2. Acharniens265. l'emmène avec lui aux champs. Les Oiseaux s'achèvent sur les noces de
3. Oisea11x557-559.
4. Oiseaux 793-797.
1. Vers 1365.
5. Thesmophories
392.
2. Vers 1348-1350.
6. Vers 224-225.
3. Vers 345.
7. Vers 479-488, 490-496, 4 98 _50 I.
4. Comme le souligne l'écho entre le no0wv du vers 947 (le jeune homme) et le n60oç du vers
8. Plotttos 149-159, Oisea11x705-707. 956 (la jeune fille).
9. Thesmophories343-348. 5. Vers 341-344.
10. A.F. 615-616. 6. Vers 137-142.
11. A.F. 625. 7. Vers 624.
8. A l'exception des N ttées,des Thesmophories,
des Grenouilles,de l'Assembléedesfemmes.
76
77
Suzanne Saïd Sexe,amouret rire dans la comédiegrecque

Peisthétairos et de BacrtÀEta, et Lysistrata se ferme sur un cortège qui 3! trouvet chez Alcman, Sappho ou lbycos, comme l'a bien indiqué
réunit les maris à leurs épouses. ,, -·~ Calame 1 . Mais il ne faut pas oublier que ces déclarations roman-
Ainsi défini, l'érôs ne se porte pas sur un objet privilégié, 1 tiques sont souvent intettompues par l'expression de besoins beau-
up plus conctets, et sui-tout que ces deux personnages ne sont à
mais sur tout partenaire désirable. Si l'on entend par «amour» une - '.;
«inclination passionnée fondée sur l'instincL~ex:uel envers une per- _; ~~cun moment individualisés et restent jusqu'au bout anonymes.
sonne précise» - ce qui est à peu près la définition du Petit Robert -, Après avoit ainsi esquissé à gtands traits les catactéristiques de
il est clair qu'il brille par son absence· dans la comédie ancienne 1 , et " l'érôs dans l'œuvre d'Aristophane, il est temps de se tourner vers la
les exceptions ne font jamais que confirmer la règle. La première se comédie qui fait du désir le point de départ et le ressott principal de
trouve dans les Thesmophories 2 , où Euripide se pose en victime d'un l'action je veux dire Lysistrata. Cette comédie expose en effet de la
amour qu'il assimile à une «maladie», et déclare à l'archer scythe: «le manièr~ la plus claire la nature de l'àmour dans la comédie d'Aris-
désir de cette jeune fille m'a saisi». Mais il s'agit ici d'une parodie tophane, en démontrant que le désir comique gouverne aussi bien les
grotesque de tragédie, avec Euripide dans le rôle de Persée, tandis hommes que les femmes, et qu'il ne connaît pas de règles. Elle insiste
que le parent joue les Andromèdes, et la traduction par l'archer scythe en effet, dès le début 2 , sur l'absence non seulement des maris, mais
ramène cet amour romanesque à son vrai niveau, qui est comique, aussi des amants. Lysistrata met d'ailleuts les deux catégories sur le
en invitant Euripide à passer à l'acte et à «foutre»3. Dans les même plan, quand elle fait prêter aux femmes un setment intetdisant à
Grenouilles, Dionysos lui aussi se dit épris d'un individu précis, tout homme en étection, amant ou mari, de s'approchet d'elles 3. De
Euripide, et emploie pour décrire les souffrances que lui cause ce fait, c'est la frustration sexuelle, et elle seule, qui pousse les femmes à
«désir» 4 toute une série d'images qui sont autant d'exagérations l'action : tous les hommes sont partis à l'atmée, et la défection de
comiques de métaphores tragiques 5 : il parle d'un désir qui le Milet a même entraîné la disparition des godemichés qui permettaient
«malmène» (6taÀuµa{vEcr0m) 6 et le «dévore» (6ap6aTTTEtv) 7 - alors
aux femmes de se satisfaire seules. Les femmes veulent donc la paix
qu'il se contente de «mordre» (6a1<vEtv) dans la tragédies -, ou même pour pouvoir de nouveau baiser. Mais, paradoxalement - et !e comi-
«bourre de coups» (TTaTacrcrnv) 9 son cœur. On a même remarqué que naît bien sûr de ce paradoxe -, le seul moyen de contrarndte les
que Dionysos, pour décrire un état qui ressemble fort à une mala- hommes à faire la paix, c'est pour les femmes de privet les hommes de
die, emploie la même phrase «je vais mal» (Ëxw 1<a1<wc;)10 que les sexe, donc de continuer elles-mêmes à s'en passer, jusqu'au moment
amoureùx de Ménandre 11 • Mais il faut souligner que le désir en où ils accepteront de traiter avec leurs adversaires. Le développement
question n'a rien de sexuel, puisque Euripide est mort. Il ne s'agit que même de l'action démontte la symétrie des désirs masculins et féminins.
d'amour de l'art. On pourrait évidemment citer le duo de l'Assemblée Le prologue de Lysistrata montre des femmes en manque, et soulig~e
des femmes, où deux jeunes gens expriment leur désir téciproque en des la difficulté qu'il y a pout elles à se passer du sexe, car, comme dit
tetmes qui sont emprnntés à la poésie lyrique, et pourraient fort bien Cléonice, «tien ne vaut ça» (13 5 ). Les hésitations de Lysisttata cons-
ciente de l'impopularité de la solution qu'elle ptéconise 4 , les téactions
1. Voir F. Lasserre, «La figure d'Érôs dans fa poésie grecque» (cité dans la traduction
négatives que suscite dans un premiet temps sa proposition 5 , et les
italienne, «Eros nei Sofisti e nei Comici», publiée dans le volume L'Amore in Grecia, éd. difficultés qu'elle a ensuite pour empêcher les défections 6 , sont de ce
C. Calame, Roma 1988, 193-208) 193. point de vue révélatrices. Inversement, les maris passent des nuits
2. Vers 1116-1118: dv8pwnoun yàp vool)µaTalcfoao{v Elon. EµÈ 6È 1<aÙT<)V Tljc; pénibles, comme le démontre la scène entre Kinésias et Myrrhine:
Kopric;/TaUTl]Ç (:pùlÇ EtÀll<f>EV. privé de femme et de rapports sexuels, Kinésias est à la torture 7 , la vie
3. Vers 1120, 1123 : nuy{<;Ew. n'a plus de charme pour lui, il n'a même plus de plaisir à mangers
4. Vers 58 : εEpoc;; vers 53, 66 : no8oc;.
5. Voir J. Taillardat, Les images... , 159.
1. I Greci e /'Eros... , 102-103.
6. Vers 58. 2. Vers 99-107.
7. Vers 66. 3. Vers 212-214.
8.]. Taillardat, Les images..., 15~ n. 4, cite Hippolyte, 1303. 4. Vers 120-125.
9. Vers 54. 5. Vers 125-143.
10. Vers 58. 6. Vers 720 sq.
11. Voir Epitrepontes612 et Dyskolos 54. Ce rapprochement a été fait par P. Flury, Liebe und 7, Vers 831, 845-846.
bei Menander,Plautus und Terenz, Heidelberg 1968, 37 n. 3.
Liebessprache 8. Vers 865-869.

78 79
1

Sexe,amouret rire dans la comédiegrecque


SuzanneSaïd
; . ues le désir y est toujours à sens unique. Seul le
(ce qui suggère que, si le sexe et la nourriture sont bien des besoins '.t sexuels symetriq t ~moureuxl et le mariage qui comble ses vœu~
fondamentaux, des deux c'est le sexe qui est le plus important), et le-?'" jeune ho~?1e e~ l'Athène~ du temps, c'est-à-dire un accord passe
refus de sa femme ne fait que la rendre plus séduisante, et augmenter ~; reste ce q~ il e~: f~s tuteur de la jeune fille2. L'amou~ est . donc
le «désir» (rr60oc;)1 de l'époux. Prêts à tout pour pouvoir de nouveau · avec 1~ pere t une affaire d'hommes, et l'on pourrait meme ~Jouter
baiser, les hommes des deux camps_acceptent finalement de faire la exclusiveme? h 3 Le dialogue entre Sostratos, le jeune hom1:1eriche, et
paix. La scène de négociations montre d'ailleurs qu'ils ne sont sensi- d'ho~mes rie es ~n beso neux du Dyskolos est, de ce p01nt ?e vue!
bles qu'à des arguments sexuels, puisque les territoires disputés, Gorgias, le pays ,. ~- n en effet à la pensée qu on puisse lU1
que ce soit 111.JÀOÇ, 'ExtVoûc; ou le golfe Maliaque (à l'accusatif: Tov
MT)Àta KoÀrrov),sont tous, par un jeu de double entente 2 , assimilés à
des parties du corps féminin. Et la pièce s'achève, comme il se doit, par
demander de
ne p~u\ ~ue u
rr:~~:::
révélateur. Sostratos s,if ~a~n de celle qu'il aime, même si cet amour
d:s ennuis. «Au nom des dieux,, dit-i_l, n'~s-tf
?». A quoi Gorgias répond: «Je n en ai guere e
un tetour au bon ordre sexuel et le départ de chacun au bras de sa = jamais ete amoureu~ .? ' st-ce qui t'en empêche ?» - «C'est que
chacune. loisir» - «Pourquoi · Q~ ~ d ;•, qui ne me laissent aucune trêve»
je pense aux maux que J ai eJa,
Ménandre (341--344). ; • · ; 1 est
;ci rocité des sentiments, quand reciprocite 1 y _a, .
La comédie nouvelle, qui s'adresse davantage à l'élite3, ne fait
plus de place à l'obscénité, que ce s<:>itdans les thèmes, dans les
~
roujo;: 1~:e la conjug~lit!; ~sén:~~~~/1:~n::t~~n~f,e~i!:~r(d~:~~i~
costumes ou dans le langage 4 • Elle délaisse aussi la politique, pour après un marialge a~range p pti'vépspar s~n catactère et sa conduite4. Il
Èpâv) eur epouse, ca ; • d
s'intéresser exclusivement aux relations personnelles. Cette transfor- et non ' 1 Pam hilè des Epitrepontes,une epouse qU1 enten
met en scene, avec a p. d ; ux5 Une autre refuse de se
mation radicale du genre ne manque pas de changer l'image d'érôs. ~ v) la vie e son epo · . •
L'amour au sens où nous l'entendons, c'est-à-dire une attirance partager (KOtVWVE_t . par amour que par obéissance à la 101qui
sexuelle pom un individu précis et un désir passionné de le posséder, séparer de s~n mari, mo~~~r (ici encore le verbe grec n'est pas Èpâv,
devient omniprésent dans le théâti-e de Ménandre 5. En outre, à la ordonne à 1 epoux dfi e ch ' 1 fi me de faire tout ce qui plaît à son
mais oTÉpyEtv) sa emme, et a a em
différence de la comédie d'Aristophane, qui mettait en scène des désirs
mari 6 . ; 1 ;d. de Ménandre renonce à la f:antaisie
· ·
1. Vers 888.
Étant donne que a com~n~:ers vraisemblable7 qui reflète, au
pour se canto_~ner d~n~ un 'd; 1· ; le monde réels qu'elle «utilise
2. IluÀoc:;suggère TTUÀlJ, «l'entrée», qui est ici une métaphore de l'anus. 'Extvoûc:; est proche moins de maniere styhsee et i ea isee, ,
d' ÈX'î:voc:;,«l'oursin», qui renvoie au sexe féminin ; KoÀno,; signifie non seulement le golfe,
mais aussi la vulve, tandis que l'accusatifMl]Àtâ peut être rapproché de µi\Àa, les coings, mais
aussi les seins. Voir J. Henderson, Aristophanes'Lysistrata, Oxford 1987, 204-205. . McC Brown «Love and Marriage in Greek New Comedy»
3. Cf. G. Arnott, «Moral Values in Menander» (Philologus 125, 1981, 215-227) 215 : «The 1. Co~me l'ont b1,â° ;~~-~-89-205) 198, ;t D. Konstan, Sexual Sy1nmetry
... ' 142-150.
composition of these audiences had doubtless been radically altered by the abolition of the (ClasstcalQuarter/y 3, ' . VII Ce point est bien souligné par
10
state subsidy which previously enabled the poorest Athenians to attend theatrical 2 Voir, par exemple, Xénophon, _Éco;omth~· he; Be~iehungen der alten Athener (nach
performances. After the abolition, the audiences are likely to have consisted in the main two V. Jarcho, «Pflicht und Genussd IUVII~~e e è:cde la FIBC, Budapest vol. Il, 357-373, à la
Euripides und Menander)», Actes u ongr
classes of people : the more prosperous, propertied Athenians of town and country with
strongly held beliefs, values and prejudices ; and a perhaps even larger class of citizens who
were not quite so prosperous, but wished to be treated as if they were and eagerly adopted the p. 366. d Ménandre l 228 : «la faim et le manque d'argent mettent fin à
3, Voir les Sentences e ·
values of their economic superiors».
l'amour».
4. Voir G. Arnott, «Moral Values ... », 221 : «The explicit sexual descriptions familiar from
Old Comedy of Aristophanes are replaced by coy hints», et R. Hunter, The New Comedy of 4. Papyrus d'Antinoopolis 15, 11-12. . wvfo se trouve déjà dans le Nicoclès
Greeceand Rome, Cambridge 1985, 12-13. 5. Vers 919-922. Cette définition du manage ~omLmeKotvd True Love : Greek Attitudes to
'I t 40 41 (voir p Walcot, «Romant1c ove an
5. Plutarque (frgt 134 Sandbach) avait déjà remarqué que le thème de l'amour courait à travers d socra e, - . . 1987 5 33 aux p 24-27).
Marriage» Ancient Socrety18, , - • ·
tout le théâtre de Ménandre. A.W. Gomme, F. H. Sandbach, Menander. A cotnmentary,
Oxford 1973, 24 : «Eros is certainly a factor in all the plays where the plot is known in any 6 Papyrus Didot 1. , II R 1993 501-
degree. But Eros which is sexual attraction and a desire for possession is not in itself the . M d (dans Lo Spazio letterariodella Greciaanttca , orna '
7. Cf. D. Lanza, « enan ro»
predominant subject», à corriger par les remarques de D. Konstan, Sexual Symmetry... , 142 :
«Sexual attraction is certainly the prime motive of one or more central characters ... and it is 526) 505-509. . t Comed The War of the Generations'New York 1993,
invariably the mainspring of the plot». N. Rudd, «Romantic Love in Classical Times ?» 8. Bien souligné par D.F. Sutton, Ancten d . yh r alities of bourgeois domestic life, or more
(Ramus 10, 1981, 140-158) 151-152, voit lui aussi dans la comédie nouvelle l'un des genres où 40 . The new comedy was firmly centere ~n t e e
pre~i:ely a rather idealized and stylized vers10n thereof».
apparaît l'amour romantique.
81
80
Sexe,amottret rire dans_lacomédiegrecqtte

SuzanneSaïd
. n'y a pas de pédérastie; «le viol des vierges finit, comme il se doit,
( r ,1-.9
le droit avec une scrupuleuse , . . .· . . 1 •
1ar un mariage» al 'I' opal' TWV
,., 11ap0,EVWV ElÇ
, yaµov
, , ,.,
ETilElKWÇ
distinctions sociales y ,·ouent un precids10~l ~ec~nique»l et que les
~a'facr'fpÉ<)>oucrt) et les liaisons avec des courtisanes ne font courir
d' d' . 1 .
or maire e point de départ de 1, .
gran ro e 1 amour
' . , qui. fiournit aucun risque au patrimoine : on finit toujours par se détacher de celles
usages. qui régissent la vie ~cton, ne P;Ut faire fi des lois et des
Comme l'a bien dit C Préa 1ocia e Md~ns l Athènes hellénistique3 qui sont insolentes et effrontées (av µÈv watv haµat Kat 0pacrEtat)
-----1~- _ comprenez: celles qui n'en veulent qu'à l'argent de leurs amants.
.e urnH eL 1'amour seront
. ux 'davec enandre
tous ï:.- . .
«on sait. d' avance que,
à son public d'oublier p' eux, sau1s», et cette certitude permet Quant à celles qui sont «bonnes» et «amoureuses» (Tate; 6È XfH)CYTaîc;
, . our un temps ses inquiét d d " KO:'-àvTEpwaatc;), on les épouse quand elles se retrouvent miraculeu-
une evas10n romanesque à laquelle il as . 5 u ~s, et e gouter sement dotées d'un père de bonne naissance à la fin de la pièce (11aTl)P
veut que les jeunes filles arrivent . pire . J?e fait, la norme qui ne; àvEup(crKETat yvl)crtoc;), ou on les garde comme maîtresses en
eu de relations charnelles qu'ave vir~es ~ullmarf~a~e6,qu'elles n'aient
prolongeant pour un temps, par humanité, une liaison qui reste
et qu'une fois mariées elles rest:nct fui'di 'qlu e' els missent 8par épouset7'
règle d u genre. Les conventions d 1 e es, d.a eur époux ' est aussi· 1a dans les limites de la vertu 1 (xpovoc; ne; ÈmµETpEîTat n~ Ëpwn,
auµ11Ept<)>opàval6oûc; ËXWV <\>tÀav0pumov)- l'amour qu'elles éprou-
strictes que celles de la soci, t, e a corn~ ie sont parfois même plus
vent étant une garantie de leur désintéressement. Cette analyse, qui
parfaitement possible selon el:s c~~:e;-Ào~~me : ~lors que le divorce est
distingue soigneusement entre les 11ap0Évot et les ÉTatpat, est par-
quelque chose qui ne se fait p t enes, il reste chez Ménandre faitement fidèle à l'esprit d'une œuvre où les stratégies amouteuses .
as.
On comprend qu'un Plutar ue9 · sont d'abord fonction du statut de l'objet aimé. Comme le rappelle
guère de goût pour Arist
d'une œuvre où la morale
h
;t q . ' qui, 7°mme on l'a vu, n'a
:ne! ait pu faire un éloge vibrant
ouJours sauve. Car, chez Ménandre
'
Chairéas au début du Dyskolos 2 , si la belle est épousable, il faut
s'enquérir de sa famille, de ses ressources et de son caractère ; en re-
vanche, si l'amant est épris d'une courtisane, il faut alors s'arranger
pour le mettre au plus vite en possession de l'objet aimé, car les délais
1. Voir C. Préaux, «Les fonctions du droit dans 1 . ne feraient qu'augmenter la passion, tandis qu'une prompte satis-
~e ~énbndre» (Chronique d'Égypte 35, 1960, 222~2c;;(~13e2noSuvelle._Àpropos du Dyscolos
. . au_ enschlag, «Das Attische Recht in de .. . . on article, comme ceux de faction peut au contraire la faite cesser.
Ze{'1h!ift der Sa~igny-Stiftung/ür Rechtsgeschichte
\~6m6t~2f~anders ~pitrepontes» (dans Ceci étant posé, on peut distinguer différents cas de figures et
su uu:oioç di Menandro», MuseumHelveticum18 1'961 53 ,62).E. Paoli («Note giuridic:he
versu~ t e aw : an Essay on Menander's A :p· ' , - et D.M. Mc Dowell («Love différentes constellations amoureuses.
en évidence le traitement rigoureusement r~a~~=:e ~re~ a?d:ome 29, 1982, 42-52), a bien mis Il y a d'abord les jeunes bourgeois qui sont amoureux d' Athé-
2. Voir J.K. Davies «Atheni'an c· . h' u ro1t ans la comédie de Ménandre. niennes3. Dans l'univers utopique de la comédie nouvelle, ces jeunes
c1 ' 1tizens ip • Th e D
'J 73, 1977-1978, 105-121) 113 qui souli n. . escent Group and the Alternatives»
(ttatus boundaries separating citizen from fog ~ «the ~n~ense, even obsessive awareness of the
gens ne peuvent se contenter de séduire et d'abandonner les jeunes
orn, legitimate from illegitimate wife fr reigner, b~itizen from slave, well-born from low filles de naissance libre qu'ils désirent, et commettre ainsi «un forfait
man from beggar» dans les comédi;s de Mé::Jr~~cu me, wealthy man from poor man, poo; digne de mille morts» 4 . Le seul dénouement possible est un mariage
3. Pour E. Fantham ( «Sex. Status and Survival i . .
en bonne et due forme. Dans le cas le plus simple, l'amoureux a, dès
New Comedy», Phoenix 29, 1975, 44-74) 1 n J:I~llenistic fthens : A Study of Women in le début, la ferme intention d'épouser celle qu'il aime, et finit par
surtout parce qu'elles illustrent «the exter~afsp~~;nedies de ~enandre ont valeur de document
obtenir la main de la belle en toute légalité, après avoir surmonté
4. «Les fonctions du droit ... », 236. sure on marital partners» (71).
l'opposition du père de la jeune fille (Dyskolos), ou d'un onde qui est
5. Voir C. Préaux, «Ménandre et la Société athé .
95, et G. Arnott, «Moral Values » 215 . h nienne» (Chronique d'Égypte 32 1957 84-100)
di~asters of life... and robe enter~~in~d ins; «~ ~y ~nted to_turn their backs ~n the 'recurrent 1. Le sens des quatre derniers mots fait problème. D. Gilula traduit «some additional rime of
middle-class family-life». ea Y t e consoling and idealised picture of stable
modest and humane relationship is alloted to the love affair», tandis que D.A. Russell (cité par
6 . , P.G, McC. Brown, /oc. cit. S11pra)comprend «some extra rime is allowed for their affair which
. Vou W. S. Anderson, «Love Plots in Mena d .
Courtesan a_ndWife: Menander's Perik~iro~e~:»aœhoe~:i
7. Cf. G. Arnott, «Moral Values » 218 . T
r
124-134) 124-126; E. Fantham '«Sex St t n e~ a~d h!s Roman Adapters» (Ramus 13 1984
4~~-ÏS>srÎ;;
'
Konstan, «B'etwee~
- 39) 135.
brings a humane relationship of respect».
2. Vers 62-66.
3. Cf. P.G. McC. Brown, «Plots and Prostitutes in Greek New Comedy» (Papers of the Leeds
i~
Greco-Roman comedy at any rate ~arriag~ ~i~hoenrlydhbonohurableescape for the victim in InternationalLatin Seminar 6, 1990, 239 n. 2), cite ainsi !'Aspis, le Dyskolos, les Epitrepontes,le
8 c · e auc er»
. . o~me le souligne D. Konstan, Sexual Symmetry... , 148. . Georgos,la Hiereia, et la Samienne.
9. Voud Propos de . table 712C ' et 1es commenta1res
. 4. Dysko/os 292-293. Voir aussi, dans le Georgos(frgt 4), les reproches qu'on adresse à un jeune
M ) de W S A d homme qui se laisse marier sans rien dire, après être tombé amoureux et avoir séduit une jeune
ehnan er», D. Gilula («Menander's comedie b .h d . . n erson («Love Plots in
At enaeum 65, 1987, 511-516) et p G M ~ e1t wit essert and wine (Plut. Mor. 712C)» fille de condition libre, et dans !'Aspis la condamnation d'un acte «indigne et criminel» (290).
Comedy». · · c · rown «Love and Marriage in Greek Ne;
83
82
Sexe,amouret rire dans la comédiegrecque
SuzanneSaïd
. 1 Il eut aussi permettre de diminuer _les
doté de la puissance paternelle par la disparition du frère et veut 'un .mariage, so~ide»_ ·
garder pour lui l'épiclère (Aspis). Il arrive aussi que les jeunes gens,~-=--~d-;-in'égalités et d atten~~ le:s
sous l'empire de la passion ou du vin, au cours d'un festival, aient
tr:
P ions sociales en assurant une certaine
mariage qui conclut le Georgosou ,l_e
redistributio_n des _ne es~o~me riche à une jeune fille pauvre, ~u il
couché avec celle qu'ils désirent, comme dans le Georgoset dans la Oyskolos unit un ieune . d O uble même dans le Dyskolos, dune
. Samtenne,
· ou' 1e h'eros M oseh'10n soutient
· que 1e ia1t
i::: •
na' rien
• d e terri'bl e épouse sans d o: t Cette unwn se. ne fille riche,' donc b'1en d otee,, et un
____ 1
___,e,,..t~que_blen-des-hQmm@6-0nt---a.gi-ainsi-·;-M-aisIls fifiissent toujours par alliance symétrique entre une ieu ·
contracter avec elle une union légale, une fois que les obstacles à pauvre paysan., . , te assez bourgeoise de l'amour, il_faut
celle-ci (à savoir la volonté du père du jeune homme ou du tuteur de À cette reahte somm~ to1;1 . traduit en des termes dignes
la jeune fille, qui avaient arrangé un autre mariage) ont disparu. opposer une expérience subiectn:,~.qt ~:ns les comédies de Ménandre,
Il y a d'autre part les maris qui, croyant, bien évidemment à tort, de la poésie lyrique et de la trdage ie · q i l'éprouvent une divinité, et
i::
leurs 1emmes in fidè 1es, tentent sans résu 1tat d'au bl ier 1eur ch agrin Érôs .reste en effet , aux
-A . yeuxla elusceuxpuissante
u et la p' 1us h onoree , de
dans la débauche (comme le Charisios des Epitrepontes),et finissent par même la plus ~nci~nne, ui !1st le maître de tous les dieux, ne p~ut
découvrir qu'ils sont eux-mêmes les pères de l'enfant conçu hors t 0 utes3. Zeus lm-meme, q " · · l'argument de la nourrice
, t inte4 (on reconnait ici
mariage2. échapper a sa co~ ra . . 5 A e de lui, on manque aux_serments
Il y a enfin ceux qui sont amoureux d'une esclave, d'une dans !'Hippolyte d Euripide) · cad~s 6 Tel qu'il est décrit par ses
" om des autres ieux . . fi t
courtisane ou d'une concubine. Ils la croient infidèle\ sont repoussés qu'on prete au n ·d t q e l'on subit et une passwn unes e
par elle4 ou manquent d'argent pour pouvoir l'entretenir 5 • L'heureux t
victimes, l'amour eS un acci e~ 7u On tombe amoureux «au pre-
dénouement se confond alors avec un éclaircissement des malen- contre laquelle on ne peut lnen · l · 9 On se retrouve dès lors
d' ·1 8 «sans e vouoir». l " d s
tendus, un mariage si la femme se révèle être de naissance libre6, la rnier coup 10 œi » ' d d' · 11 L'amour devient e maitre e
preuve de sa fidélité qui permet à l'amant de la garder chez lui au lieu «enchaîné» et «esclave 13 u 1 ~Sir»_ ·. C'est lui qui de lui-même
12 15
de la chasser comme il en avait l'intention 7, la découverte d'un moyen pensées et des ~~es de cl~u{n~~~e:~ili~~au raisonne~ent , sou rd à
pour entretenir la belle 8 ou la faire entretenir par d'autres tout en (aÙToµaTov), gui e ses pas ·
profitant de ses faveurs9.
Finalement, on s'aperçoit que l'amour, dans les comédies de
Ménandre, loin de mettre en question l'ordre établi, contribue au 1. Dyskolos788-790, . Menander, Plautus und Terenz, Heidelberg 1968,
contraire à le renforcer. Il peut en effet assurer la stabilité de la . p Flury Liebe und Uebessprachebet
2, VOlt • • ·
famille. Comme le sait bien Callipidès, qui est le modèle même du 13-20. , , ~ 0EWV"E pwc;/ KCXtnµtw'J'CXTOÇ'Y€ TWV
f 198 ~ T' où µÉywToc; EO''fl TWV
père compréhensif, «pour un jeune homme, l'amour est la garantie 3. ,Ménandr~u,rgVtoir a~s~t Dyskolos347 et frgt 59, 235.
TICXVTWV 1101\ •

4. Hérosfrgt 2. . L' de l'invincible amour dans la tragédie


· J de Romilly « excuse 95 129 142
1. Vers 486-487. 5, Vers 453- 4 58. V0 .ir • T ,J' :.ecques
au fil desans, Paris 19 , - ·
2. Ce thème se retrouve dans la comédie d'Apollodore qui a servi de modèle à l'Hecyra de grecque» (197 6) , repris dans rageutesg
Térence. 6. Frgt 449. . . . ctive de l'amour correspond, dan~ le
3. Sostratos dans l~ Dis Exapaton, Polémon dans la Perikeiroménè,
Déméas dans la Samienne. 7. Samienne 81 à pr?p,os ~e f?éméas: Ce:t~a:~:nd:u;J:tratos a été provoqué par l'intervention
Dyskolos' à une réahte ob1ect1ve,p~l1sqlu I e (42-44).
4. Dans le Misoumenos, Krateia repousse le soldat Thrasonidès, à qui elle est échue comme . d d1'euPan , comme le réve e e pro ogu
butin, peut-être parce qu'elle voit en lui le meurtrier de son frère. d irecte u
8. Dyskolos52, 303 ; Héros 18-19,
5. Pheidias dans le Kolax.
6. La Perikeiroménès'achève sur la reconnaissance de Glykera par Pataikos et son mariage avec 9. Aspis 288-289.
Polémon. C'est sans doute aussi le cas du Héros, du Misoumenos et du Sykonios. P.G. McC. 10.Papyrus d'Antinoopolis 15, 12. . Bxapaton 24, Thrasonidès dans le
Brown («Plots and Prostitutes ... », 243 n. 6) inclut aussi dans cette liste le Karkhedonios et le 11. Moschion dans la Samienne 624, Sostratos dans le Dts
Kitharistes, tout en admettant que ces deux cas ne sont pas sûrs. Misoumenosfrgt 12.
7. C'est la conclusion de la Samienne. 12. Samienne632 ; Phasma 45-46.
8, C'est le cas du Dis exapaton que l'on connaît surtout grâce aux Bacchides de Plaute. Voir 13.Sostratos dans le Dyskolos347.
E. Handley, Menanderand Plautus, London 1968.
14.Sostratos dans le Dyskolos545.
9. C'est sans doute le cas dans le Kolax, que nous connaissons surtout grâce à !'Eunuque de
Térence. 15. Frgt 569,
85
84
Sexe, amouret rire dans la comédiegrecque
Sttzanne Sai'd
sentiment qui est un luxe, ne peut s'expliquer que
la persuasion1, l'amour est, comme dans la tragédie, assimilé à une
maladie et à une folie2. -fintedocut:ur : ce
ar un régime trop rie
. he e~ calories : «Le maître te donn~ plus
Est-ce ue par hasard tu n'aurais pas ete
1:
On ne s'étonnera donc pas de voir les hétos de Ménandre adopter ~eus chénices. Ç~ne(l~~{7a).'Dans leqMisoumenos, c'est un solda~ fux
.le langage et l'attitude des amants tragiques. Comme le Palémon de la - bien nourri . » 'd' . ·oue les amoureux transis et
Perikeiroménè3,ils pleurent après avoir puni c:elle qu'ils croient - bien :ir~res de 1!1atamoredTtar:sé;;n::· d~uip!re de sa belle, s'exclame tn
-----t>/·viùemment à tort - inf1âèle.Comme Déméas dans la Samienne4, leurs ui dans 1 attente e . le rendra le plus heureux ou le p us
tentatives pour se conduire en hommes, oublier leur désir et cesser
d'aimer sont vaines, et leurs efforts pour serrer les dents et endurer
ier~es tragiques que ce .
malheureux des hommes '.
l~.~f refuse, il n'y a plus de T~rasonidès2' et
t dans sa bouche une reprise des paroles
n'ont guère plus de succès. Certains envisagent même de se suicider - :Ménandre s'amuse qTuan1~l _me 3 . dans la tragédie, le destructeur des
s'ils n'arrivent pas à leurs fins : désespéré des dédains de Krateia, le d•T.Jéraclès dans les rac tntennes b' à ne simple femme, et dans la
Thrasonidès du Misoumenos demande une épée pour se tuer 5, et .r.1 l · it de succom er u / 1·
monstres se p aigna mi n'a 1·amais triomphe se p amt
Palémon veut se pendre quand Glykera refuse de retourner vivre avec 'd' le soldat dont aucun enne
lui 6. came ie, l' sclave d'une faible femme4. ,.
d'être devenu e . / 'est la distance ironique qu il
Mais, à côté de ces lamentations tragiques, on trouve parfois, Ce qui caractérise Menandre, ~ la finesse avec laquelle il peint
dans la bouche des courtisanes, une vision nettement plus terre à terre rend par rapport à ses personnag~s., ed l'exemple de Sostratos5 dans
de l'amour, ce qui ne manque pas d'en atténuer la portée. Ainsi, P / . On se contentera 1ci e ,, , , n
les react10ns. , . . nous soit conservee a peu pres e
l'Habrotonon des Bpitrepontes 7 voit dans l'érôs un simple désit- le Dyskolos' la seule comedie 9°:id les paradoxes du désir. Les
physique. Et la Chrysis de la Samienne8 , sûre de son pouvoir, rassure / d met en ev1 ence fi ,
entier. Menan re y / t 1 seul moyen d'y mettre m, c est
un fils qui craint la colère de son père, en lui disant : «Il s'arrêtera. Il lenteurs ne font _qu~ l'exasp~::\fte6 e Les obstacles, loin de le décou:
est lui aussi salement amoureux, et l'amour pousse rapidement à la encore de le satisfaire au pà / ,, . . alors· que Gorgias vient de lm
réconciliation, si fâché qu'on soit». i: 1•·n iter perseverer . b 1
rager, ne ront que i c ' d C /mon qui constitue un o stac e
. un ta bl eau du caractere
faire . e l' ne. .té à renoncer et ,a ne pas se
En outre, quand on a la chance d'avoir le contexte, on s'aperçoit
assez vite que ce langage est décalé, et que ce décalage est en fait insurmontable à ses d_ess~m;~s::at:S ~:::iste : «Toutes les rais?ns p~r
destiné à faire rire ou, à tout le moins, sourire. Nombre de citations donner du mal pour rien ' . t nant de mon entreprise m y
· me détourner main e
f lle n'a pas grandi. parmi• les
tragiques sont mises dans la bouche d'esclaves9. Ainsi, dans le Héros,
c'est Daos qui exalte la toute-puissance d'Érôs 10 , se présente comme
sa victime, et se lamente en termes tragiques sur un amour qui
lesquel 1es tu crois
poussent deux fois pl~s. ~ar r .
1
.
a~;r~~:rsl de la vie que peignent les
femmes, et ne connait rien es d grand-mères si elle a reçu une
«l'accable» et «l'anéantit» 11 • Et l'incongruité d'un tel langage dans propos terr~fiant! d,_es,ta~tes ~:e e:i est un sau~age, un ennemi du
la bouche d'un esclave est soulignée de manière comique par éducation libre a cote/~ 1:1n,, P dq l'obtenir ?»B. Ménandre se °?oq~e
vice, n'est-ce pas une felic1te q~e l e r fait toujours craindre de n avoir
. de l'inquiétude des amants qu1 eu
1. Frgt 5 3.
2. Misoumenos11. . New Comedy» (Hermes 115, 1987,
3. Vers 174. 1 p G ·McC Brown, « M ask s, N ames and Characterstre in
l'apparence de T h rasom'd'es. . «His
181~202) 188, remarque lui ~ussi le contraste enin stock t pe, a boastful buffoon», et so_n
4. Vers 349-356. appearance doubtless led the audience to exlix:ct:~~eprr:csonnaget<The character's appearance is
. 1 et l'accent sur la comp exite .
5. Frgt 2. caractère, mais i °:d h' onality» et non sur le comique.
inadequate as a gui e to is pers '
6. Perikeiroménè
975-978.
2. Misoumenos259-263.
7. Vers 432.
3, Vers 1058-1063.
8. Vers 82-83.
9. Comme l'a bien montré P. Flury (Liebe... , 14 n. 7), qui conclut justement son déve- 4. Frgt 2. d l' mour de Sostratos, voir les remarques de P. Walcot,
loppement en soulignant «dass Menander die emphatischen Hinweise auf die Allmacht des 5. Sur le caractère «romanesque» e a
Eros gerne leicht ironisch behandelt». «Romantic Love and True love... », 6-7.
10. Frgt 2. Ce fragment est rapproché du frgt 434 Nauck 2 d'Euripide par P. Flury, Liebe... , 6. Vers 62-63.
14 n. 5. 7. Vers 322-340.
11. Vers 12-15. 8. Vers 384-389.
87
86
Sexe, amouret rire dans la comédiegrecque
SuzanneSaïd
, Brownl, qu'il pouvait exister un li~n
pas fait le bon choix. Sostratos n'a pas plus tôt envoyé son esclave aux ------emple, tout recemmei1:t, p. d l' Athènes du IVe siècle. En fait,
nouvelles, qu'il le regrette : «j'ai eu tort, dit-il, ce n'est pas un esclav~'~
qui convenait pour une mission de ce genre. Mais il n'est pas aisé,:~
quand .on est amoureux, de bien distinguer son intérêt» 1 • Il peint avec·· - une image utopique.
;;:~:.::~~:~!~:.:::t
~;::u!'"i'.:':~:u:~!e
a::'f s~~:~,:e
;!~;:'i~u~
~~: contraintes sociales et la comed1e met
une ironie légère les effets de l'app~ri!i()fl_ de _l'objet aimé. Quand s'affranchir totale~en1 d' ·r Avec Ménandre au contraire, l'amour
----08<:>s-tratos-esr-pc:mr-la première fois mis en présence de la jeune en scène le libre Jeu 11: es~ . mettre en péril l'ordre établi, et le
paysanne, il parle de sa «beauté invincible» 2, mais il abandonne arrive à ses fins sans '::~~:rs avec le rétablissement de la nor~e2.
ensuite ce style noble pour remarquer, sur un ton plus prosaïque, que dénouement se co?fon~ . ) . r s'établir entre l'amour et le manage
«quoique de la campagne, elle a les manières d'une dame»3. La La coïncidence qm pnit ~ins1 pa rs mais le rêve d'un accord sans
deuxième fois, Cnémon vient de tomber dans le puits, et sa fille se ne reflète pas unle evdo~11:t1o?nddi~~i:u.c:i~ies intérêts de la famille et les
désespère; mais Sostratos n'a cure du vieillard, il n'a d'yeux que pour +a probl e, me entre, es esirs i •
sa belle, peut s'en faut qu'il ne tue Cnémon en lâchant la corde4. Il ne __ eXl•gences
, de l'Etat.
se maîtrise plus et manque d'embrasser la fille 5 . Certes, il arrive à
Ménandre de mettre dans la bouche de son héros des déclarations Suzanne SAÏD
dignes d'un personnage tragique : Cnémon invoque les dieux sau- (Universitéde Paris-X Nanterre
veurs6 et se dit prêt à mourir s'il n'obtient pas celle qu'il aime 7 • Mais et Columbia University)
ces déclarations héroïques sont faites par un personnage qui a une
cruche à la main pour aller chercher de l'eau, ou qui vient de se saisir
d'une houe et s'apprête à aller bêcher un champ. Elles sont immé-
diatement suivies, au moins pour la deuxième, par une scène de
franche comédie, avec l'introduction d'un cuisinier - qui est un type
comique8. Enfin, même si Sostratos a certains traits de l'amant roman-
tique9, il n'en reste pas moins pour l'essentiel un jeune homme
conformiste, qui ne se risque à aucun moment à se dresser contre les
conventions de la société dans laquelle il vit.
C'est sur ce contrepoint comique entre le style tragique de
l'amour et sa réalité bourgeoise dans la comédie de Ménandre que je
voudrais insister en conclusion. Ce contraste me paraît interdire tout
rapprochement hâtif entre la peinture de l'amour par Ménandre et par
Euripide. Il est aussi une raison pour ne pas trop vite utiliser ce
théâtre comme un document brut, et en déduire, comme l'a fait, par

1. Vers 75'-77.
2. Vers 192-193.
3. Vers 201-202.
4. Vers 675-682.
5. Vers 686-688.
6. Vers 203.
7. Vers 379.
8. Cf. E. Handley, «The Conventions of the Comic Stage and their Exploitation by Menander» d , Voir en particulier sa conclusion : ~~~ aim
(dans Ménandre. Entretiens sur /'Antiquité Classique, Fondation Hardt 16, 1970, 3-26): «The 1. «Love and Marriag~ in Greek New C?~e t~ :·u port those who argue for the poss1btl1ty of
whole comic episode of the entry of the cook in the Dyskolos makes an immediate contrast h as been to use the ev1dence of New Co1;1e y•· h p 204
with the mood of romande resolution given by Sostratos' departure with his mattock for d · · Anc1ent .nt ens», ·
links between love an marrtage m l d l 'p ikeiroménè(«Between Courtesan
toi!» (10). . éD K tan dans son ana yse e a er
2. Comme l'a bien montr ... ons Ph . 41 1987 122-139).
9. Cf. N. Rudd «Romande Love... » (140-158) 151, et P. Walcot «Romande Love... », 6. and Wife : Menander's Perrketromene» oemx ' '
89
88
,' i

Colère et comédie : les conditions du rire


dans le théâtre de Ménandre

La· ~1ère est un thème majeur du théâtre de Ménandre. La pre-


mière pièce de ce poète 1 représentée en 321, alors qu'il avait vingt ans,
s'intitule précisément 'Opy11. Elle témoigne non des remous politiques
d'une époque cependant fertile en violences, mais des incidents habi-
tuels de la vie privée et commune, dans le cadre d'une intrigue
amoureuse. On ne saurait en fait tirer grand-chose des misérables restes
qui nous sont parvenus 1 : certains pensent seulement que la Colère
intervenait comme entité abstraite pour prononcer le prologue 2 • La
· êomédie qui, pour nous, paraît alors illustrer le mieux le thème est la
Tondue(I1EptKElpoµÉvTJ)3 . L'incident initial - auquel la pièce doit son
titre - consiste dans le fait que le jeune officier Palémon, au retour
d'une lointaine campagne militaire, tranche avec son épée la belle
chevelure de Glycère, sa concubine, qu'il a surprise, sur le pas de sa
porte, dans les bras d'un homme. Ce mouvement de colère jalouse
était célèbre dans l'Antiquité 4 , mais il n'est pas isolé dans le théâtre de
Ménandre. Nous pouvons songer tout particulièrement à la scène de
l'acte III de la Samienne, illustrée par la mosaïque de Mytilène5, où l'on
voit le vieillard Déméas chasser sa jeune concu,bine, la Samienne
Chrysis, quand il croit que celle-ci a séduit son fils adoptif Moschion
et lui a donné un enfant : le cuisinier africain qui est pris dans ce

l. Menandri-quae supersunt,éd. A. Koerte, A. Thierfelder, Leipzig, BT, II, 1959 2 , fr. 303-311.
Pour la date, voir test. 2 et 23, et l'article de St. Schroder, «Die Lebensdaten Menanders»,
Zeitschriftfür Papyrologieund Epigraphik, 113/1996, p. 36-37.
2. T. B. L. Webster, An introductionto Menander,Manchester, 1974, p. 168.
3. On trouvera le texte des comédies désormais mentionné dans l'édition de F. H. Sandbach,
Menandri ReliquiaeSelectae,Oxford, OCT, 1990 2• C'est à cette édition que renvoie la numéro-
tation des vers.
4. Cf. Philostrate, Lettres d'amour, 16 Benner-Fobes ; Anthologie Palatine XII 233 (Fronton) et
surtout Y 218 (Agathias).
5. S. Charitonidis t, L. Kahil, R. Ginouvès, Les mosai'ques
de la Maison du Ménandreà Mytilène,
Berne, 1970, pl. 4, 1.

91
Colèreet comédie: les conditionsdu rire dans le théâtrede Ménandre
Alain Blanchard
, la ·eune première de la Tondue. Comme toute_ je;1ne
tourbillon craint fort que sa vaisselle ne soit bientôt plus qu'un-.:; --~lyce~\~~~tre Jde Ménandre, elle est belle, et l'outrage f~it a ~-a
tas d'ostraca ! Dans la même pièce encore, à l'acte IV, l'autre père, ,-; prem1ere d . lièrement choquant Le spectateur, dont on sait qu il
Nicératos, quand il découvre que c'est sa fille qui a fauté, est pris.~ b té
., ·eau, . est particu
. stinctivement son bonheur' · ne peut qu"'"etre i·ndigné, par
d'une colère épouvantable et menace de tuer son petit-fils, sa femme .~ va desirer ·11ence de Palémon : le poète s'y attend meme expressement
----;et-sa-fiHe-!-Mais-+1---est une pièce encore -_plus instructive : le Bourru l'act~ d)e~~tte indignation, cette colère, sont évide1;1?1entle t:?oteur de
(ÂU<YKOÀoç), dont le personnage principal, le vieux paysan Cnémon, (v. 1 7 ~ . comme de toute comédie de la per10de ancie~ne ou
est en itat de colère permanente : du moins est-on immédiatement la comed1e, isto hane est en colère contre le démagogue Cleon, le
accueilH à coups de mottes de terre si l'on cherche à lui parler alors nouv~lle. A:rate pou l'auteur tragique décadent Euripid~, e~ le spec-
qu'il est aux champs, et à coups de lanière de cuir s'il est chez lui et sophiste So ièces l'est avec lui. Et cette col~re se satisfait dans la
que l'on frappe à sa porte. tat~ur del:~é:olition qui est faite de l'adversaire. Co~m~ le r~ppelle
Dans tous les exemples qui viennent d'être cités, la colère est satire et p , . 1 1 a un rapport entre poesie iambique et
condamnable. Il est des cas, cependant, où il est permis d'hésiter. Aristo~e dDanssal Toet1J:/ ~~ p:ut penser que Ménandre fait la satire de
Ainsi, Cnémon a beau être un caractère excessif, tout ce que lui fait . méd1e ans a on ' 'd' , on en
co . éraments un peu trop vifs et inconsi eres, comi:ne .
dire la colère ne manque pas de raison. Quand, au début de l'acte III ces tem!"parfois en divers milieux, mais surtout,' comme_ i~ se doit,
du Dyscolos, il est dérangé par des gens de la ville qui viennent sacrifier rea~:r~es militaires, en qui ce défaut est l'envers cl une quahte ..
au sanctuaire voisin du dieu Pan, la critique qu'il fait des sacrifices p Mais la comédie ne se réduit pas à la sa~ire, comme Ajis~,te .\e
sanglants 1 est loin d'être sans fondement, et Porphyre, au livre II
de son De abstinentia, citera ces vers aux côtés de passages empruntés
au IlEpt EÛ<YE~E{aç; de Théo!Phraste 2. Il faut accepter que, pour
souligne tout aussi vite, sans d~:~e:
0
~~J:
s~(~}:i:tt:ut n•=!~in!
sur la nature proJ?ra d;cii:t:::n1e sujet2. Je ~oudrais m'inspirer ici du
Ménandre, comme pou!r Aristote', la colère n'est pas en soi une impul- pas. p~~d~ec:ri: ;timulant intitulé Éléments de Poétique, que M . .Jules
sion condamnable, pour peu qu'elle se manifeste «pour les choses pet!t iv_ , fesseur au 'collège de France, a publié chez Vrrn_ en
qu'il fa.ut, et contre les personnes qui le méritent, et ( ... ) en outre (... ) i9u~\le~~~vr:;e reprend et prolonge la Poétiqu.e d' Arist?te3. Lle p~tlo-
de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu'il faut» 3. . . , 1 s deux émot10ns tragiques, es eux
Serait même blâmable l'indifférence à la colère, indice d'une âme niaise sophe antique avait mont~e que e 1 .. , ("' 'Aoç et EÀEoç)4.
d 1 'd'e étaient la terreur et a p1tie "'o'J
et vile, qui apparaît quand on endure d'être bafoué ou qu'on laisse ressorts e a trage i '. 1 '1 ' a d'émotion proprement
insulter ses amis4. C'est pourquoi, sans aucun doute, dans la Tondue, Vuillemin montre bien, a ors, qui n y . t se
·q e que si la terreur qu'inspire le personnage tragique peu
Glycère, victime, comme il a été dit, de la violence de Palémon, réagit tragi u .. , e bien évidemment, on trouve une
avec vigueur. Elle sait que cette violence est injuste, car l'homme transformer en pitie,. plarce qu ' . 5 • mme le diraient nos auteurs
qu'elle tenait embrassé était son frère Moschion. Elle abandonne donc, excuse aux actes de v10 ence com~is . c~ . ' f .t cou able ni
sans hésiter, son brutal concubin et va chercher refuge chez Myrrhiné, du xvne siècle, le personnage tragique n es~ ni !flut_an a; prop~s de la
sa voisine. Ayant par la suite retrouvé son père, et désormais en tout à fait innocent6. Prolongean~ ce type e re 1 ex~°,"tre de Molière
, d' V 'll in montre en s appuyant sur e t ea '
mesure d'accéder au statut de femme mariée, elle ne mettra un terme à co;::sea:;si ;,~r::ophane, q~'il n'y a d'émotion véritablement ~omiqu~
sa colère et ne pardonnera à Palémon que par une obéissance désor- roquesi la colère que nous font éprouver_ les . actes ~e certains peJ
mais nécessaire - et raisonnable - à ce père retrouvé 5 . sforme en rire, c'est-à-dire si elle s accompagne e
sonnages se tran
1. Men., Dysc., 447-453.
2. Porphyre, De l'abstinence,II, 17. 4 Bouffartigue, cite les v. 449-451. 1 Arist., Poét., ch. 4, 1449 a 4 (cf. ch. 5, 1449 b 7-9). .
. , . d' A i tote reste hypothétique. Certains ont cru en
3. Aristote, Éthique à Nicomaque,IV, 11, 1125 b 31-32. 2. L'existence d'un livre II de la PoettqCue_ t· _rs et l'on sait quelle ampleur romanesque
4. Ibid., 1126 a 2-8.
5. Polémon, pas plus qu'aucun autre personnage de la comédie de Ménandre, n'aura vraiment
~:~~;:i la trace dans le Tractatus ots tntanus,
Eco a su donner à cette idée dans son roman Il nomedella rosa. . . .
ie Vuillemin ne s'embarrassè pas du Tractatus Co1slm1anus,ce en
3. Dans le cas d e l a co méd ,
changé de caractère, et à l'acte V, il montre autant de folle précipitation qu'à l'acte I, même si quoi il ne saurait être blâmé.
c'est dans un sens tout à fait opposé. Mais, comme le souligne D. Konstan, «Between Courtesan
and Wife: Menander's Perikeiromene»,Phoenix, XLI, 1987, p. 122-139, en particulier p. 135, à 4. Arist., Poét., 6, 1449 b 27.
la fin de la pièce, Glycère, qui a retrouvé son père et par là un Kupwc;, n'est plus maîtresse 2
5 . J. Vuillemin, Élémentsde Poétique,p. 25 et 4 ,
d'elle-même : elle doit obéir à ce père qui, de son côté, voit bien qu'il est de l'intérêt de sa
fille d'épouser un homme dont elle a été la concubine, et qui l'adore. 6. Jean Racine, Préfacede Phèdre,à propos de Phèdre.

93
92
Alain Blanchard
Colèreet comédie: les conditionsdu rire dans le théâtrede Ménandre
mép_ri~, et cela se produit quand nous constata
comique est victime d'une illusion sur lui-même ns
pour des réalités, et n'a it as d .
1re
le pdersonnage
' 9u i pren ses désirs
... e Palémon n'est pas méchant en soi (v. 164-165). Il ignorait, en
quissant, que l'homme que Glycère tenait embrassé était son frère, et il
cause. Vuillemin précise~ «Âband:~e, fa~t en pleine connaissance de agagi seulement avec trop d'impulsivité. Mais tout se terminera bien,
~_ch". . . nee a son cours normal la colèr au plutôt, de ce mal initial, il résultera un bien (v. 169-170). De fait,
. at1ment-qm~clonn@---sa1ëisfaet-ion-à la demande d '1 f. ~. fa suite de la comédie montrera, dans cet incident fâcheux, l'occasion
d e sentir. En revanche frustre'e si· ell ' " .
,, d . , e s arretait au mépr· e a aculte d pour Glycère de retrouver son père, et ainsi d'accéder au statut plus
niere 1ir trouver une issue et sa chut d . fi is, cette er~
conscience. Le rire est , . , e sou am~ se rayer accès à notre flatteur de femme mariée, de concubine qu'elle était. Quant au
à l'illuslion. Il est la p~e':isemen~ c~tte sanction que nous donnons caractère comique de Palémon, il résultera d'abord de ses regrets, de
à l'illusion méprisée pp~i~iqt~~nnosutrbeJeccotli~e
et syb~bolique qui s'attache ses efforts pour rentrer en grâce, qui, dans l'ignorance où il est de la
· b. . ' · ere tom ee a renon ' ' h" situation véritable, sont autant de témoignages de son impulsivité
riment o J~ctif et réel»l. Vuillemin néglige le théâtre d ce~,un cda-
encore mal intégré, il est vrai dans no 1 . e enan re, naturelle et des illusions qu'elle entraîne pour lui.
récent et partiel des découve~tes a tre eu_ture en rais?n du caractère Deuxième cas possible : le personnage principal est un «mé-
de poursuivre sa réflexion en l'a:pÙyqrologi~ue;,- Je valis ~one essayer chant», et l'injustice qu'il commet est préméditée. Un bon exemple en
Comédie Nouvelle»2 et , . uan~ a « astre ummeux de la est fourni par l'oncle Smicrinès dans le Bouclier. Après une première
théâtre de Ménandre, ia co!~:ed~:: ~~;cerive~ent co,m~ent, ,dans le scène de caractère tragique où est annoncée, par son esclave et aide de
camp Daos, la mort du jeune Cléostrate en Asie où il est allé
~~/~::1nn;;o~~~~ee;~rr:::~:~e, ou co~:::::e:n}fn ~~~r;e:rr:5i~ofu1~ conquérir un important butin, scène où l'on a vu également l'intérêt
inquiétant du vieux Smicrinès pour la mort de son neveu, sinon pour
le butin, apparaît encore une divinité, TUXTJ,la Fortune, qui prononce
* le prologue. retardé. Elle ne laisse aucun doute sur la méchanceté de
Smicrinès (v. 116-117), mais elle annonce qu'il échouera dans ses ten-
La colère est transformée après coup tatives pour s'approprier le butin, et révélera seulement dans l'affaire
la méchanceté qu'il tentait de dissimuler (v. 143-146) ; ce que le
Il faut ici distinguer deux cas . ou bien 1 spectateur .admet spontanément, d'autant qu'on vient de lui annoncer
lequel la colère du spectateur a 't' . . , ' e personnage contre
ou bien il l'est. Ménandre fait .e _e excite.e ? es~ pas mauvais en soi, que Cléostrate n'est pas mort comme on l'a cru à la suite d'une
Aristote dans son Éthique à Ni.ci une 1istmct10n? systématisée par méprise due à la récupération de son bouclier fracassé. Le spectateur
fautes : l'd:nJ
tice; et l'àa{:~µa~ :~~:p;~:•tst
, . tcomaque ' entre differents types de
mo~ns ~rave que l'd:6(KT]µa, l'injus-
moins grave que celui ui est daû)t~10n 1:ar '?:~P,le la colère) est
pourra désormais rire à son aise d'un personnage odieux qui va étaler
naïvement son hypocrisie et sa rapacité, et n'hésiterait pas à faire le
malheur de la jeune première si le sort ne l'en empêchait.
commet l'injustice de p;opos dffb' , n cho!x delibe_re~Seul celui qui
(TTOVTJp6c;). i ere peut erre qualifie de «méchant» La colère est prévenue
Là encore, deux cas sont à envisager : le personnage critiqué est
de l'a~: ro:~;ep~!~~r\fantfaitement le premier cas. Certes, le début plutôt sympathique, ou il est plutôt antipathique.
Po1emon tranchant de son épée l h 1 pas
, , ous ne savons
d
si l'a t , l d
c e tevo tant e
· 1 a c eve ure e Glycère ét 't , Un personnage plutôt sympathique, c'est le Moschion de la
ou simp ement rappotté Mais . 'd' ai montre, Samienne. Aussi bien est-ce lui qui prononce le prologue, au tout
qui excite l'intétêt indi~né d ' imme iatement après ce début d'acte
début de la pièce. Il a tout loisir, alors, de raconter l'excellente
entité, "Ayvow, l'ignorance~ ske~~te~:• app~raît une divinité, une
éducation qu'il a reçue de son père adoptif, Déméas, éducation dont il
- un ptologue dit «retatdé», en raison ~e s: PC:iit1;~noLncde }e prol~g_ue veut se montrer digne. C'est visiblement un bon garçon, un trop bon
• a eesse precise
garçon, trop soucieux de plaire à son père. Il se qualifie lui-même de
1. J. Vuillemin, Élémentsde Poétique,p. 119.
K6oµwc;, «correct» (v. 18). Et alor_s quel étrange renversement de
génération ! Déméas est tombé amoureux de la courtisane Chrysis ;
2 ..IAnthdol(oKgieTPalatine
II (Descriptionde Christodoros) v 362 Cf "' Moschion a procédé à son enlèvement pour que son père ne soit pas
H 1 gar .- ., test. 49). ' · · · .... Denys le Thrace 20, 5
3. Arist., Eth. Nic., V, 10, 1135 b 11-1136 a 9.
ennuyé par de jeunes rivaux ! Mais voilà que maintenant Moschion, à
la suite d'une nuit agitée avec sa jeune voisine Plangon, est devenu
94
95
Alain Blanchard
Colèreet comédie: les conditionsdu rire dans le théâtrede Ménandre
papa. Certes, il épousera Plan on M . .
demoiselle quand, à son ret~ur . d'u:s l~~e va dire le' pèr~ de la col.ère est à la fois transformée et prévenue
apprendra ce qui est arrivé ;i Tout l d ~ vo~age d affaires, il La -
· · él ,e mon Me sait q u '1l est tres
, irascible
· Nous avons examiné jusqu'à présent des comédies qui se situent
et un Jeune homme aussi bien lutôt au début de la carrière de Ménandre. Mais le hasard des décou-
scandale, s,uttout en imaginan:v~equJésa os:hion peur,~voir peur d~ p rtes nous en a fait connaître une autre que l'on situe plutôt vers la
~-----.m~a=n~q-u_e_r~â occas10nner à D' ~-- - -· .. grement qu il ne saurait
Nicératos et ignorant encoreei:~as, coml?agnon du long voyage de
~
n: de sa vie : il s'agit de !'Arbitrage('Em TpfTTOVTEÇ), pièce où le poète
;araît manifester un art plus complexe 1 . Nous avons maintenant la
courage pour affronter une ~ell m~e h.~1,toute l'affaire. Il faut du certitude, grâce à un papyrus d'Oxyrhynchos publié à la fin de
perpétuellement affamé rendent e Sft_uat1onDque les cris d'un bébé l'année dernière 2 , que le prologue y était retardé, et l'on songe d'abord
bonheur de la jeune remière critique_. e ce courage dépend le à une pièce du type de la Tondue. Le spectateur apprend dans la scène
(v. 47-48) M . l p . Or,_Mosch1on est paralysé par la h
. . . ais e spectateur sait que dans un , . onte initiale, grâce aux bavardages du cuisinier Cation et de l'esclave
termine bien et le projet de D, , ffi e comed1e, tout se Onésime, que le jeune marié Charisios a déserté le domicile conjugal et
bientôt appr~uvé par Nicérat emdeas,a ~rmé par lui dès son retour et qu'il fait la fête avec une courtisane dans la ~aison d'un ami. Ce coup
. os, e marier Moschi n Pl
peut que confirmer ce pressentiment A . b. o et angon, ne de colère est dû à une indiscrétion de ce même Onésime, qui a appris à
teur ne se fera-t-il pas un soue. . . uss1 ien, ce même specta- son jeune maître que sa femme Pamphile avait donné secrètement
considérera-t-il avec le sourire l \; exces~1f polur l'issue du drame, et naissance à un enfant, cinq mois après leur mariage, et l'avait exposé.
tirera d'affaire. a açon ont e charmant Moschion se
Ensuite, dans le prologue retardé, dont nous ignorons qui le
Le Cnémon du Dyscolos qui . 11 prononçait, le spectateur était informé que l'enfant était en fait celui
de mottes de tene ou de l n'' ' d ~ccue1 e ses visiteurs à coups de Charisios lui-même, qui avait fait jadis violence à sa future femme
L d' a iere e cuir est lui pl " · lors d'une fête nocturne, ce qui explique qu'il ne l'ait pas ensuite
e ieu Pan, qui prononce le rolo ' ' ' ~tot antipathique.
ne cache pas les mauvais côté J
gue au tout ~ebut de la pièce
désastreux qu'ils pourraient ps du _Personnage. Mais il atténue l'effe~
reconnue. Tout cela montre le danger des fêtes nocturnes, pour les
femmes d'abord, mais aussi pour les futurs maris, et il ne faudrait pas
• ro uue en montrant l · trop accabler a priori Charisios, qui a seulement le sang un peu chaud
paysan qu1 se tue au travail (v. 31-32) et . . en u1 un pauvre
une bonne éducation à sa f' 11 ( qui, fmale~ent, a donné et qui, dans la maison de son ami, parce qu'il aime toujours sa
confirmés par la suite. Cn ~ e v. ,35-36), tous détails qui seront Pamphile, ne touchera pas à la courtisane. En fait, ce premier drame,
. . emon n est pas un m, h .
contraire un µtaonovripoç (1 d, ec ant, mais au pour lequel la colère du spectateur est transformée par le prologue,
1
du gain dirige la conduite)l e~ le e:,e~e e~ hommes dont seul l'appât va se doubler d'un autre drame, sans doute beaucoup plus grave, et
se fera un bonheur d'e'p' ic ef.allristocratede la ville, Sostrate pour lequel la colère du spectateur est prévenue par ce même
l''d . ouser sa 1 e que , ,
~ ucat10n ordinaire des fem 2 D n ~' pas corrompue prologue3 : Pamphile a un père, Smicrinès, très attaché à l'argent,
faue Cnémon contre la volontme'eds'. de.tou.,tepman1ere, que pourrait comme l'indique déjà son nom, et qui, sans être un monstre comme son
.
Penser l a piété de la jeune pr ., un 1eu
. ·r an , qui d,esue · recom-
, homonyme du Bouclier, veut néanmoins faire divorcer sa fille, comme
1
assurer le bonheur de celle-ci e_m1~:e, a1sse entend:e qu'il saura bien la loi l'y autorise apparemment 4 , pour récupérer la dot que son
amoureux d'elle et par l . ~ r commencer, il a rendu Sostrate
accorder à cette 'infl~ence p:o s~J.te, _111 spectateur n'hésitera pas à
1
bizarres qui se produiront au :~u:~t~ee to~te\ sort~s d'événements
1. Cet argument en faveur d'une datation tardive est évidemment très subjectif, comme le
souligne W. G. Arnott, dans son édition de la collection Loeb, Londres, 1979, I, p. 384.
2. P. Oxy. 60. 4020, publié en 1994 par P. J. Parsons: fragment d'hypothesis, donnant le
certain dans l'heureux dénouement Pl:s p~ec; et Jouer~mt un rôle
mauvais caractère, plus le spectat . . . . nen,ion manifestera son premier vers de la pièce et montrant que celle-ci commençait par le fr. 1, c'est-à-dire par un
sourire. eu1 ams1 prevenu sera amené à c:lialogueentre le cuisinier Cation et l'esclave Onésime.
3. J'ai suggéré, dans mon Essai sur la compositiondes comédiesde Ménandre, Paris, 1983, p. 336,
qu'il pouvait être question de Smicrinès avant le prologue. Mais, dans la première scène, la
colère du spectateur ne saurait être véritablement excitée contre lui ; elle ne l'est (et assez
1. ~én., Dysc., 388 (µtoo116vl]poc;) ex li , ' faiblement, dans la mesure où l'innocence de Pamphile n'est pas encore établie) que contre son ••'I·
plaindre Cnémon, en qui il voit le'p p que ~ar 718-7_20.Lesclave citadin Géras en vient à gendre, dont l'orgueil (reconnu par Charisios lui-même au v. 913) est la cause de tant de
rochers, et à qui son travail ne rapporr/~~:nd attiqu;fi typique, toujours à se battre contre des remue-ménage.
2. Ibid., 384-389. es sou rances (Dysc., 603-606). 4. La loi autorise effectivement un père à faire divorcer sa fille, mais à la condition que le 111

jeune ménage n'ait pas d'enfant. Smicrinès ignore encore (et il n'est pas ht seul), il ne
3. On pourra interpréter ainsi la chute du se . . l'apprendra qu'à l'acte V, que Pamphile et Charisios ont en fait un enfant. Voir ':P.Sbordone,
la mère de Sostrate· au (puis de la pioche) dans le puits , ou le songe d e
«Una tipica contesa familiare nella realtà giuridica e nel teatro antico», Sileno, XI, 1985,
p. 207-210; B. Anagnostou-Canas,Juge et sentencedans l'Égypteromaine,Paris 1991, p. 262.
96
97
Colèreet comédie: les conditionsdtt rire dans le théâtrede Ménandre
Alain Blanchard

gendre lui paraît devoir dilapider. Sans doute le prologue donnait-il alors le rire 1 • Mais comme Moschion porte l'entière responsabilité de
quelque information sur ce père à la fois bien intentionné et cherchant __- tte erreur, c'est sur lui que se concentre finalement toute la charge
cemique, suttout quan d , a' l' acte V, i·1 a, comme si· rien
· ne s etait passe, p • ;
à protéger sa fille, mais en même temps un peu trop aveuglé par ses
préoccupations financières. Infotmé à l'avance que tout le dtame ~~ nouvel accès de cette sensibilité qui fait son malheur.
pouvait avait une fin heuteuse, le spectateut devait suivte l'action sur La pièce centrale de la triade, le Dyscolos, représente un état
un d~ub~e plan : le,_Pla? de l'a~ecdote cl'un 1:1ai-iqui se ctoit trompé d'équilibre. Dans la pre~ièr: parti: ~e la pièce, ~•est-à-dire 1usqu'~u
et qui decouvre qu il n en est rien (ses magnifiques accents, quand il milieu de l'acte III, on rit tres moderement de Cnemon ; on rit ~lutot
comprend qu'il a injustement accablé sa femme, ont suttout retenu de ses victimes, en particulier celles qu'Aristote, dans son Ét~tque à
l'attention), et le plan - fondamental - de l'action d'un père dont le Nitomaque, présente comme les opposés du bourru : le complaisant et
succès dépend en téalité de la situation réelle de son gendre. Le génie le f1atteut2. Le complaisant, c'est, à l'acte I, l'ami de Sostrate, Chéréas,
comique de Ménandre fait, pour ainsi dire, d'une pierre deux coups. qui s'était proposé pour faire l' ~nq,uête sur la famille_ de la )~une fille,
mais qui abandonne Sostrate a 1 approche du terrible vieillard. Le
* flatteur, c'est, à l'acte III, le cuisinier Sicon qui pré~end, à force d~
flatteries, emprunter un chaudron au bourru, et se fait ro~ser par 1~1.
Je voudtais maintenant - et je tetminetai pat là - voir comment Dans la deuxième moitié de la comédie, Cnémon ne fait plus rire
à pattir des prémisses qui viennent d'êtte exposées, le comique s~ d'autrui, mais de lui-même, et cela dès qu'il décide de descendre en
développe de façon très diffétente dans chacune des comédies de personne dans son puits pour y récupérer sa pioche, en dépit de son
Ménandre. En fait, vu l'état de notre documentation, je me limiterai âge et de l'a~de qu'on ~ui offre. Comm~ on pou':ait s'y ~ttendre, il a un
à l'examen des trois pièces transmises par le cahiet Bodmer (soit, dans accident, et il faut le tirer de ce mauvais pas. Des lors, il a beau essayer
l'ordre: Samienne, Dyscolos et Bouclier), sachant au demeurant que ces de justifier son ancien style de vie, il ne fait que mieux étaler ses
ttois pièces constituent un choix antique représentatif!., appartenant contradictions. Après s'être montré une dernière fois odieux en refu-
au programme des écoles2 , et construit sttictement comme une ttiade sant de participer au banquet qui célèbre les fiançailles de ses enfants,
où deux extrêmes (la Samienne et le Bouclier) encadrent un moyen il est chahuté par le cuisinier et un esclave, qui profitent de ses
terme (le Dyscolos). contradictions pour le réintégrer de force dans la société: il f~udrait
être un esprit bien chagrin, comme Rousseau 3 , pour ne pas profiter de
Nous avons vu que le héros de la Samienne était un gentil ce moment comme d'un moment de franche gaieté, animé du comique
garçon, seulement trop gentil et facilement embarrassé par la honte.
La colère du spectateur est si bien prévenue par les explications qu'il le plus vigoureux.
donne lui-même dans le prologue, qu'elle ne saurait être très grande: Mais veut-on un comique encore plus vigoureux et véritable-
d'?ù la conséquence, inévitable, que le rire ne saurait être très grand ment grinçant, d'autant plus vigoureux que la colère provo9uée pa:
lut non plus. Aussi bien le héros disparaît-il pendant toute une pattie le caractère odieux du personnage aura été plus forte, un comique qui
de la pièce, ce qui est tout à fait dans son catactète, et c'est en son fasse un parfait contraste avec celui de la «pièce rose» 4 qu'était
,absence que se développe un ttouble qui atteint des dimensions la Samienne? Il suffit de lire le Bouclier, même si seulement quelques
catastrophiques, selon le principe de la boule de neige: le jeune
homme finira par être accusé du pire des ctimes à l'acte IV ! C'est
1. Il ne faudrait pas pour autant, comme le fait J.-M. Jacques dans la préface de son édition de
l'erreur de ses accusateurs - d'abord son père adoptif, Déméas (qui la Samienne, estimer que Déméas est le personna~e prin;ipal de la pi~ce, et q,ue ~e poète le
croit que son fils a été séduit par sa concubine, puis même que c'est critique comme colérique. Déméas garde au contraire un etonnant controle de lu1-meme.
lui le séducteur), ensuite Nicératos, le père de Plangon (qui est 2. Arist., Éth. Nic., IV, 12, 1127 a 7-11 : «De ceux qui causent du plaisir aux autr~s, celui
entraîné par l'erreur de Déméas) -, et leur colère, qui provoquent qui vise uniquement à faire plaisir sans poursuivre aucune autre fin, es~ un compla1sa°;t, et
celui qui agit ainsi pour l'avantage qu'il en retire personnelleIT.tent,.soit en arg~nt,, s~1t en
valeur appréciable en argent, celui-là est ( ... ) un flat~eur. Celui qui_, a~ contraire, f~1t des
difficultés en toute occasion est un homme hargneux (6uoKOÀOÇ) et ch1ca01er» (trad. Tncot).
1. A. ~lanchard, «Les papyr~s et la constitution des choix antiques d'auteurs dramatiques», 0

3, Le Rousseau de la Lettre à d'Alembertqui n'accepte pas que, dans /'Avare, Molière présente un
Proceedmgsof the XVI InternationalCongressof Papyrology,Chico, 1981, en particulier p. 25-26 · fils qui manque de respect à son vieil avare de père, ni d'une façon générale, qu' <'.iltour~e en
«Choix antique et codex», Les débuts du codex, Turnhout, 1989, p. 181-190, en particulie~ dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants». Rousse.au est d espnt ~omarn et
p. 185 et 189. Rome fut une gérontocratie. Les Grecs, avec leur idée d' acmèpouvaient être plus subtils.
2. A. Blanchard, «Sur le milieu d'origine du papyrus Bodmer de Ménandre. L'apport du 4. On peut songer ici, mutatis mutandis, au classement des pièces de Jean Anouilh.
P. ChesterBeatty scolaire et du P. Bouriant 1», Chroniqued'Égypte,LXVI, 1991, p. 211-220.

99 ,
98
Alain Blanchard

fragments de la defxième moitié de la pièçe nous sont parvenus. Dès


l'acte I., Smicrinès (i!stdémasqué comme un hypocrite et un homme que~
la cupidité rend i9humain. Très ':ite donc, le spectateur est amené à
rire, et du rire le ~lus appuyé, de ce personnage grotesque - et de lui
seul. Voici d'aborFI que l'esclave Daos ourdit contre lui une ruse --
----ffift-r.a0rcl-i-na-i-re-----:----poµ-r-détourner-le-vieill-aTI:l-ùeYouloir capter le butin
conquis par son neveu Cléostrate et, dans ce but, épouser l'épiclère
qu'est devenue sa jeune nièce, on va lui faire miroiter 1~ possibilité Le grotesque dans la littérature latine
d'un autre mariage qui lui permettrait de recueillir l'héritage, plus
riche encore, de son frère Chérestrate, et, pour cela, on va lui faire
croire, avec l'aide d'un faux médecin, que Chérestrate est très malade,
puis qu'il est mort ! Toutes les étapes de cette ruse sont minutieu-
sement décrites, avec leur cortège de citations tragiques, ou de phrases C'est à la fin du xve siècle, aux environs _de 148?, que furent
en langage incompréhensible, comme il est naturel de la part d'un , flanc de l'Oppius 1 les premières perntures de la
decouvertes, au . ' . d
médecin étranger. Mais il est une autre ruse, plus imparable encore Domus Aurea, la «Maison d'Or», de N~ror: 2 • L:s rurnes e c~tte con~-
que celle de Daos, c'est celle du destin ou plutôt de la Fortune, . n don--' Sue'tone décrit l' extraordrnaire «etendue et splendeur» ,
celle-là même qui prononce le prologue. Comme le spectateur en a truct10 , L h ff: · t
mais qu'avait utilisée Trajan comme support de ses t ermes, o r~ien
été très vite averti, Cléostrate n'est pas mort, et Smicrinès sera dou- ' leurs découv.reurs de la Renaissance l'apparence de «souterrarns»'
blement confondu. Ce célibataire qui espérait rafler les biens d'autrui a tt À parti'r de l'italien «grotta» ( «grottesca» «grottesco» ),
ou «gro es». ) 1 d'
par une série de mariages honteux n'aura plus comme perspective que on caractérisa par le terme «grotteschi» ~ «grot,esques» ~s e7o~s
d'enrichir, à sa mort (qui ne saurait tarder), ceux-là mêmes qu'il fantastiques qui ornaient ces «grottes»' vestiges dune grandiose rea~-
voulait dépouiller 1 ! , sation architecturale, ensevelie désormais sous la masse des thermes e
Comme on le voit, c'est une palette très diversifiée de la manière Trajan. . , .
comique de Ménandre, que la triade Bodmer paraît offrir. Encore Sur ce type de décor, dont la découve_rt~ allait ,determrner, au
ces trois pièces appartiennent-elles toutes, vraisemblablement, à la XV Je siècle, une véritable révolution artistique, 1 aute':1-r du De
, première période du poète. J'ai suggéré qu'une comédie comme Architectura, Vitruve, portait un jugement sévère : _«On pern~ ~ur l~s
!'Arbitrage pouvait présenter des combinaisons plus complexes. Mais, à enduits des monstruosités, écrit-il4, plutôt que des images precises e
l'heure actuelle, notre documentation est insuffisante pour les mettre choses bien définies : à la place des colonnes, on met des roseaux ? au
vraiment en valeur. Il ne reste plus qu'à attendre de nouveaux lieu de frontons, des espèces d'appli_ques cann:lées avec. des ~emlles
cadeaux de la TUXTJpapyrologique: nous lui devons déjà de percevoir enroulées et des volutes; on fait aussi des candelabres qm soutie~10ent
tant de facettes du rire de Ménandre ! · les images de petits temples et, au-dessus de leurs fronto~s,_ surgissen~
de leurs racines, au milieu des volutes, des fleu~s dehc_ates, qm
Alain BLANCHARD supportent, de façon tout à fait gratuite, des fig~rrnes assises~ s~ns
(Université de Paris-IV Sorbonne)
compter les tiges qui portent des figures tronque;s,, le~ unes a tete
humaine les autres à têtes d'animaux. Ces choses-la n existent pas, ne
' . . ,,,.
peuvent exister, n'ont jamais existe ... ». , ,
Ces motifs fantastiques, dont un catalogue d'~xemples ~ er
dressé, pour la Grèce et pour l'Asie Mineure, depms le IVe sièc e
1
1. Cf. F. Coarelli, Roma, Guide archeologiche
Laterza, Roma-Bari, 1988 (1976 ), 186 sq. .
z. Cf. N. Dacos, La découvertede la Domus Aurea et la formation des Grotesquesà la Renaissance,
1. Mais, comme le souligne Diego Lanza, «Menandro», Lo spazio letterariodella Greciaantica, London-Leiden, 1969.
vol. I, t. II, Rome, 1993, p. 523, la réapparition de Cléostrate est survenue suffisamment 3. Nero 31.
à temps pour empêcher Smicrinès de commettre un acte aux conséquences juridiques
irréparables, et qui l'aurait exclu de la fête finale. 4. Arch. 7. 5. 3-4.
101
100
Louis Callebat
.Le grotesquedans la littératurelatine

av. J.-C. 1 , ont été identifiés, dans l'art romain, entre 50 av. J,-C. et
d'insolite y afférent s'actualise le plus souvent dans une double
le règne d'Hadrien - les derniers exemples connus semblant être ceux
des voûtes stuquées de la Villa .Hadriana et de la mosaïque du ~sci11ation : , .
Caseggiato di Bacco e Ariana, à Ostie 2 • Éléments privilégiés du sys~ entre le réel et 1 absurde fantasmagorique
tème décoratif néronien, mais déjà caractéristiques de l'art césarien3, entre le risible et l'horreur.
es motifs grotesques ont pu être retrouvés en différentes maisons Si elle n'a pas connu le mot, la littérature latine révèle cepen-
romaines: Maison des Griffons (80 av. J.-C. ?), Villa des Mystères à d t en plusieurs de ses œuvres, les marques spécifiques du gro~es-
Pompéi (60 av. J.-C.), Villa dite de P. Fannius Synistor, à Boscore~le a~ '. «C'est une étude curieuse, écrivait Victor Hugo 1, que de sutvre
(50 av. J.-C.), Villa de la Farnésine (décorée vers 25 av. J.-C. ?), qu ·
l' vènement et la marche d u grotesque d ans l"ere mo d erne. C'est
Maison d'Auguste sur le Palatin (36-29 av. J.-C.), Maison de Livie ... 4, /abord une invasion, une irruption, un débordeme~t _; c'est un _torren~
mais dans des constructions publiques aussi, telles que l'établissement
thermal d'Acholla, en Tunisie, dont G.-C. Picard5 décrit ainsi la
qui a rompu sa digue. Il trave;se, en nais~ant , la l1tt er~ture/A~trne d9ii
meurt y colore Perse, Petrone, Juvena 1 et y 1aisse ne r
décoration: «Chaque grotesque a une tête ronde, hérissée de tiges d'Apulée. ' De là il se répand d ans l''imagrnatton
se . . d es peup 1es nouveaux
rigides qui lui font une sorte de chevelure ; le torse et les deux bras, qui refont l'Europe». .
sommairement indiqués, sont humains ; le buste et les jambes sont
remplacés par un calice végétal renversé, avec feuille centrale droite Traversant effectivement la littérature latine, et plus parti-
encadrée de deux volutes ... ». ulièrement identifiable, comme le remarquait Hugo, dans les œuvres
~e narrateurs et de satiristes tels que Pétrone, Apulée, Perse et Juvé-
* nal le courant grotesque latin apparaît d'abord comme transgre~-
sio~ concertée d'une esthétique de l'harmonie, comme rupture établt_e
* * avec un ordre de la nature qui réfute l'insolite. «Des Centaures, t1
n'y en eut point, écrit Lucrèce 2 , et il ne peut exister à aucun mo-
Transféré par les modernes du langage des arts à celui de la ment d'êtres à deux parties et à double corps, formés ~'un assemb_la~e
littérature, appliqué à différentes œuvres - du préromantisme sin- de membres d'espèces. différentes». Rapprochant petnture et l! tte-
gulièrement et du romantisme (allemand, anglais, français) - jugées rature Horace observe pour sa part, en prélude à son Art Poétique:
atypiques ou excentriques ( «amusantes et singulières», écrivait Théo- «Si u~ peintre voulait ajuster sous une tête humaine le cou d'un
phile Gautier dans la préfaèe de ses Grotesques), mais défini aussi cheval et appliquer des plumes de diverses coule?rs s_ur les r_nem-
par Victor Hugo (Préface de Cromwell) comme caractéristique d'une bres pris de tous côtés, dont l'assemblage termrnerait en_ hideux
forme esthétique nouvelle, le terme de «grotesque» implique le poisson noir ce qui était par en haut une belle fe~me, pourr~ez-vous,
concept fondamental de transgression d'un ordre «naturel», et l'effet introduits pour contempler l'œuvre, vous empecher de rire, mes
amis ?»3 .
Sans doute le rire que mentionne Horace, rire à la fois de sur-
1. Cf. J.M.C. Toynbee - J.B. Ward Perkins, «Peopled Scrolls. A Hellenistic Motif in Imperia!
Art», PBSR, 18, NS, 5, 1950, 1-43. prise et de dérision, constitue-t-il une réaction communément liée
au grotesque, mais le rire du grotesque n'est p~s simple amuseme~~
2. Cf. G.-C. Picard, «De la Maison d'Or de Néron aux thermes d'Acholla. Étude sur
les grotesques clans la mosaïque romaine», Fondation E. Piot, Mon11mentset Mémoires LXIII malaise, inquiétude, peur même, lui sont tres largeme?t assoetes.
1989,63. ' ' Ainsi chez Horace lui-même, dans la scène de sorcellerie nocturne
3 • Cf. G.-C. Picard, «Les grotesques : un système décoratif typique de l'art césarien et du livre I des Satires 4 , scène dont le finale grand-guignolesque rassem-
n~ronien», L'art décoratifà Romeà la fin de la Rép11blique
et a11début du Principat(Table ronde de ble plusieurs composantes essentielles d~ grot~sque : rupture av:c u~
l'Ecole française de Rome, Rome 10-11 mai 1979), Coll. EFR, 55, 1981, 143-149. ordre qui est non seulement ordre humarn, mais_auss~ ordre cosmique ,
4. Cf. G.E. Rizzo, «Le_pitture della Casa dei Griffi», Monumenti della pitt11raantica, Roma 1, action hors des lois naturelles, mais nullement rnvraisemblable en son
Rome, 1936 ; G.-C. Picard, «Recherches sur la composition héraldique clans l'art du I" siècle
av. J.-C.», MEFRA, 85, 1973, 171 ; I. Bragantini - M. de Vos, Museo Nazionale Romano. Le
pitture l!, 1. L_edec?razionidella Vil!a romana della Farnesina, Rome, 1982 ; G. Carettoni, «La
decoraz10ne p1ttonca della Casa cl1 Augusto sui Palatino», MDAI (R), 90, 1983, 376-419 · 1. Cromwell, Préface.
G.E. Rizzo, «Le pitture della Casa di Livia (Palatino)», Monumenti della pittura antica, Roma
Rome, 1936, 12-13.
3: 2. R.N. 5. 878 sq.
3. A.P. 1-5.
5. «De la Maison d'Or de Néron aux thermes cl'Acholla ... », art. cité s11pra(n. 1), p. 63.
4. Sat. 1. 8.
102
103
Louis Callebat Le grotesquedans la littératurelatine

temps (yatinius, magistrat romain, évoquait, si l'on en croit Cicéronl fi is des personnages mêmes du récit (risus ebullit, note Apulée) 1 et des
les esprits des morts et consultait les entrailles des enfants)2 trans~ ~diteurs de ce récit (cachinnum integrant)2, qui marque la réception
gression des _lois littéraires de la bienséance, traits accentués de iaideur de l'histoire de Thélyphron, mutilé par des sorcières et devenu pro-
fantasmagorie (celle de la rencontre d'un Prip.pe en bois de figuie; prement, dans une situation de fantastique, figure grotesque, avec
et d:, deux mégèr.es_e.Lsorcières)-:-«À-E)_uoi -bon dire en détail de quelle un nez et des oreilles en cire : «Je saisis mon nez, raconte Thélyphron,
m~n~ere les ombres, dont les paroles alternaient avec celles de Sagana, il me reste dans la main, je tâte mes oreilles, elles se détachent ; les
faisaient entendre un murmure sinistre et aigu, comment les deux assistants tendent le doigt, hochent la tête de mon côté po_ur me
femmes cachèrent furtivement dans la terre une barbe de loup avec désigner; tandis que jaillissent les rires, je passe entre les Jambes
~a dent d'une couleuvre tachetée, comment l'image de cire prit feu, des voisins qui m'entourent, et m'échappe, ruisselant d'une sueur
~~tant_ u°:e grande clarté, comment enfin, témoin qui se venge, froide» 3.
J exprimai mon horreur pour les actes et les paroles de ces deux Plusieurs exemples de ce système composite de représenta-
Furies : car ~vec le f~acas d'une yessie qui explose, je lâchai un bruit tion, où le fantastique interfère avec une réalité comique, le risible
par ma partie postérieure, où mon bois de figuier éclata · elles alors avec l'inexplicable et l'angoisse, la beauté avec la laideur, peuvent
de courü- vers la ville, laissant tomber, Canidie ses dents', Sagana sa être identifiés dans le Sa;yricon de Pétrone: à travers d'abord les
haute p~rruque, to~tes deux leurs herbes, et de leurs bras les liens manifestations du rire (ainsi du rire, insolite et effrayant, de Quartilla :
enchantes ; que de rires, que de quolibets, si vous les aviez vues»3. «Battant des mains, écrit Pétrone, elle éclata subitement de rire
Une même association du réel et de l'absurde, du risible et de la avec une telle force que nous en fûmes effrayés)» 4 , mais plus lar-
peur, singularise le récit par Apulée de la «Fête du Rire»4 où le gement aussi dans l'ensemble d'épisodes tels qu~ la C_e,naTrimalckionis,
pe_rs~nnage-narrateur, Lucius, se croyant impliqué dans une 'affaire dont le décor, l'action, les personnages - et smgulterement Trimal-
crimmel_le, entendant les magistrats. réclamer contre lui une peine cion -, à la fois intégrés dans une réalité matérielle et en constant
exemplaire et pensant «être compté déjà dans la famille d'Orcus» à décalage avec cette réalité, à la fois éléments d~ risible et facteurs
l'écart seul de la conjuration du rire, demeure «figé» «glacé» 'ne d'ùn malaise latent, composent un univers fantasmagorique étrange et
,_ / '
parvenant_ pas «a emerger des enfers», alors même qu'est découverte la
'
fascinant.
supercherie et que se déchaînent les rires5.
Plusieurs types récurrents de structures formelles génèrent, en
Plus discord~nte, e?core est, d~ns_le livre II des Métamorphoses, convergence, ces modes de représentation :
~ur u_nfond narra~tif ou mterfè_rent realtsme et fantastique, la relation
etablte par Apulee entre le rire et le macabre6. C'est une réaction - les ruptures de phrasé tout d'abord: par opposition de vo-
d'horreur et de compassion qu'éveillait chez Énée la vision de lume, variations de temps, constructions en asyndète, cum inuers_um ...
Déiphobe : ~<Levisage cruellement mutilé, écrit Virgile?, le visage et Deux énoncés en asyndète, le second réduit à un mot, transcrivent
les deux mains, les tempes ravagées, les oreilles arrachées les narines ainsi, dans les Métamorphoses 5 , la surprise brutale de Thélyp?ron
coupées laissant une horrible plaie» 8 • Mais c'est le rire bruyant à la découvrant son nouveau visage : lniecta manu, nasumprehendo: sequttur;
aurespertracto: deruunt : «Je saisis mon nez : il me reste dans la main; je
tâte mes oreilles: elles se détachent». C'est un effet, également brutal,
1. In Vat. 6. 14.
de surprise qu'imposent les constructions avec cum inuersum ou et de
~- Sur !a vitali_té d,es croyances et des pratiques magiques, et de la sorcellerie, et sur rupture, èonstructions privilégiées du Satyricon et des Métamorphoses,
l évolutton manifestee. dans ce dom~in: surtout à partir du dernier siècle de la République,
cf. M. Le Glay, «Magie et Sorcellerie a Rome au dernier siècle de la République» Mélanges
He11rgon, E.F.R. 27, 1976, 525-550. '
3. Trad. F. Villeneuve. 1. Met. 2. 30. 8.
4. Cf. Met. 3. 1. 5 sq.
2. Met. 2. 31. 1.
5. Cf. L. Callebat, «Le rire et la mort», La mort, les mortset l'a11-delàdans le monderomain Caen 3. Met. 2. 30. 7-2. 30. 8 : Iniectaman11nas11m prehendo: seq11it11r
; a11respertracto: der1111nt.
Ac d11m
P.U. de Caen, 1987, 259. ' '
directis digitis et detortis n11tib11s
praesentit,mdenotor,d11mristts ebttllit, inter pedes circ11mstanti11m
6. Met. 2. 21 - 2. 30. frigido s11doredef/ttense11ado.
7. En. 6. 494 sq. 4. Sat. 18, 7. Trad. A. Ernout: Complosisdeindemanib11sin tant11mrepenteeff11saest 11ttimerem11s.
8. En 6, 495-497 : [ ...] lacemmcr11deliterora, Cf. L. Callebat, «Structures narratives et modes de représentation dans le "Satyricon" de
ora _man11sq11eambt1;s,
pop11lataq11e
temporaraptis Pétrone», REL, Lli, 1974, 292 sq.
a11rtb11s
et tr11ncas naris. (Traduction J. Perret).
rnhonesto11olnere 5. 2. 30. 7.

104 105
Louis Callebat Le grotesquedans la littératurelatine

comme. procédé nanatif, sans doute, d'actualisation dramatique 1, mais _ ____ la narration se succèdent : «La belette tourna le dos et s'en fut droit
proprement, d'abord, comme élément essentiel de rupture, boulever- (protinus)hors de la chambre» 1• «À l'instant d'après, un lourd sommeil
sant un ordre antérieur et générant l'insolite. Ainsi, dans les Méta- me plongeait soudain au fond d'un abîme (Nec mora... cum)2 [ ... }
morphoses2,de l'entrée nocturne des deux sorcières dans la chambre pénétré d'effroi, je cours vers le cadavre (accurro)» 3 . «Mais voici que
d'mrberge où se sonrendo-rmis-A:ris-rom-è-rre'-etSocrate- (le narrateur est la pauvre veuve en pleurs fait irruption (introrumpit)... , se jette aussitôt
ici Aristomène): Commodum quieueramet repenteimpulsu maiorequam ut sur le corps (statim... superruens) ... » 4 • Une formule initiale du récit pro-
latrones crederesianuae reserantur immo uero fractis et euolsis funditus posait déjà sans doute l'exemple le plus frappant de ce type struc-
cardinibusprosternuntur: «Je venais de m'endormir quand, brusquement, tural : «Laissé seul pour tenir compagnie au mort, racontait Thély-
d'une poussée trop énergique pour être attribuée à des brigands, la phron5, je me frottais les yeux pour me donner du cœur, mais voici
porte s'ouvre ou plutôt est projetée en avant, ses pivots brisés et que le crépuscule était venu, puis la nuit, puis les ténèbres, puis les
arrachés de leur cavité». heures où tout dort, puis celles où toute vie se tait» (cum ecce
Autre type formel récurrent, les structures itératives n'annulent crepusculumet nox prouecta et nox altior et dein conubia altiora et iam nox
en rien l'effet ainsi déterminé de rupture, mais par saturation de ces intempesta )6 •
mêmes structures orientent la représentation vers une déshumanisation Agissant de concert avec les procédés formels évoqués, les
du spectacle et de ses acteurs, comme entraînés par une mécanique alliances sémantiques disparates ou contradictoires constituent les
insolite : conséquence observée, par exemple, à propos du Satyricon3, facteurs également puissants d'une vision «décomposée» et insolite du
de la permanence au long de l'œuvre d'un même schéma narratif et, monde. Correspondances et substitutions imprévisibles entre plans
déjà, au niveau de la phrase, de l'emploi réitéré de signes de rupture - et registres de signification apparemment incompatibles marquent
ouverture sur une infinité de possibles, sur des événements sans cesse fréquemment ainsi, chez Perse, la dérision satirique (Max Ernst défi-
1

recommencés et sans cesse brisés dans une instabilité perpétuelle du nira plus tard ces associations hétérogènes comme caractéristiques 'I

monde. La dynamique ainsi créée n'est pas celle, vitale, du baroque, de l'image surréaliste)7 : un jeu complexe de transferts et d'associa-
mais celle d'une fébrilité mécanique, génératrice possible du comique, tions composites modifie, par exemple, dans le tableau railleur d'une
mais plus encore d'un insolite inquiétant 4 • Le récit, dans les Méta- recitatio,au livre I des Satires, à la fois les éléments humains et matériels
morphoses5,de la veillée funèbre de Thélyphron est particulièrement de ce tableau - la modulation de la voix devient ainsi un liquide qui
significatif à cet égard : ruptures et accélérations successives de sert de gargarisme :
l'énoncé y singularisent la narration du veilleur, laissé. seul, de nuit, ... liquido cumplasmate guttur
avec le cadavre à garder, et déjà gagné par la peur avant d'être jeté, mobileconluens
épouvanté, dans l'univers cauchemardesque de l'étrange (arrivée «quand tu auras gargarisé ton gosier agile de modulations coulantes» 8
insolite d'un animal) et du fantastique (intrusion des sorcières) : «Ma - et l'ensemble des relations établies entre ces éléments, relations
peur ne cessait de grandir, raconte Thélyphron, quand soudain (cum unissant en une entité hybride le lecteur et son auditeur, l'acte de
repente)une belette, se glissant dans la pièce, s'arrêta en face de moi et lecture et sa réception. Le plaisir du lecteur, comme celui de
fixa un regard si aigu que l'extraordinaire assurance d'un si petit
animal me causa un profond malaise» 6 • Et les ruptures et relances de
1. Met. 2. 25. 5 : Terga uortit et cubiculoprotinus exterminatur.
2. Met. 2. 25. 5 : Nec moracum me somnusprofundumin imum barathrumrepentedemergit.
cf. L. Callebat, «Formes et modes d'expression dans
1. Sur la prose narrative des Métamorphoses, 3. Met. 2. 26. 2 : [... ] nimio pauoreperterritus,cadaueraccurro.
les œuvres d'Apulée», ANRW, II, 34. 2, 1629 sq.
4. Met. 2. 26. 3 : ecceuxor misellaflens... introrumpitanxia et statim corporisuperruens
...
2. 1. 11. 7.
3. Cf. L. Callebat, «Structures narratives et modes de représentation dans le "Satyricon" de 5. Met. 2. 25. 1-2.
Pétrone», REL, LII, 1974 (1975), 300-301. 6. Sur l'interprétation
de l'ensemble de ce texte dans la perspective du grotesque, cf.
4. Sur ces caractères du grotesque, cf. W. Kayser, Das Groteske.Seine Gestaltungin Malerei und R. Heine, Untersuchungenzur Romanform des Apuleius von Madaura, Diss. Gottingen, 1962,
Dichtung, Oldenburg, 1957, 198 sq. 276 sq.
5. Met. 2. 24 sq. 7. Cf. A. Breton, Positionpolitique du surréalisme,Paris, 1935, 160 sq, Cité par H. Bardon, «À
6. Met. 2. 25. 3 : Mihique oppidoformido cumulatiorquidem cum repenteintrorepensmustelacontra me propos de Perse, Surréalisme et Collage», Latomus, 34, 1975, 678. Sur les relations entre
constitit optutumqueacerrimumin me destituit, ut tantillula animalis prae nimia sui fiducia mihi grotesque et surréalisme, cf. W. Kaiser, op. cit., 168 sq.
turbarit animum, 8. Sat. 1, v. 17-18.

106 107
Louis Ca/lebat Le grotesquedans la littératurelatine

l'auditeur, devient ici plaisir sexuel, dans l'évocation par Perse chez - traitement de sujets vulgaires avec les ressources du style
le lecte1;1r, d'un regard «chaviré» - proprement «qui fait l'a~our» sublime (ainsi du langage noble des brigands des Métamorphoses1 , ou
<Pc:tranttfractus ocello), chez l'auditeur, d'une poésie qui pénètre les des déclamations tragiques d'un pauvre hère, Socrate2 ) ;
rems et touche les parties intimes - parodies épiques et mythologiques (déjà peut-être dans le
... cum carmina/11mb11m sujet même du Satyricon)3;
intrant et trem11/o
scalp11ntrtr 1.
11biintima 11ers11
- primauté accordée à un système d'anti-valeurs par rapport à
La fonction assignée à l'image dans de tels contextes n'est plus une idéologie dominante, monde «inversé» du carnaval 4 notamment
seulement ornementale ou explicative 2 • Une transposition peut être identifiable, chez Pétrone, dans la Cena Trimalchionis et, plus généra-
san_s doute réali~ée p~r l'image, sur un plan différent de rep.résen- lement, dans le rire «découronnant» du Satyricon5•
tati~n, à des fms d abord expressives (pittoresques, esthétiques, S'il peut paraître ainsi se rapprocher parfois du burlesque, le
comiques ... ) - épouvanté par l'entrée des sorcières, Aristomène roule grotesque ne lui est cependant nullement rédùctible. Trois de ses
hors de son lit, qui se retourne et le recouvre entièrement : «En cette composantes marquent plus particulièrement cette incompatibilité :
frayeur extrême, note alors Aristomène, je ne pus me retenir de rire
e?me voya?t d'~ris_tomène devenu tortue»3. L'image est cependant
1
1. L'hésitation maintenue, tout d'abord, au plan de la récep-
tion. Si lecteurs et auditeurs entrent de plain-pied dans le burlesque
d eff~t .~mbigu, _sagissant d un personnage qui avait accueilli avec
effroi l ~numérat10n par son compagnon, Socrate, des transformations (comme dans le merveilleux), dès l'instant où sont connues les lois
animales infligées à des humains par une sorcière, sa maîtresse: trans- du genre, le grotesque- comme le fantastique avec lequel il se rencon-
formations en castor, en grenouille, en bélier 4 • Et il advient que la tre souvent, voire parfois se confond - laisse place au doute : incer-
métaphore devienne métamorphose: Fit bubo Pamphile «Pamphilé est titude sur la matérialité et l'authenticité de l'objet ou de l'événement.
faite hibou»5. ' Saint Augustin, esprit de haute culture, n'envisageait-il pas que
l'auteur, Apulée, ait pu lui-même porter le masque grotesque de
Plusieurs des situations ainsi décrites sembleraient relever du !'Âne-Lucius ?6
burlesque - l'évocation, par exemple, au livre I des Métamorphoses
d'Apul~e, d~ ~abaretier transformé en grenouille par Méroé: «Un 2. Cet objet, cet événement, ne projettent pas, ainsi que le fait le
cabaretier voisrn, raconte Socrate, et qui pour cette raison lui faisait burlesque, une image «inversée» d'un monde carnavalisé : les destruc-
concurrence, fut changé par elle en grenouille ; maintenant le vieux turations et restructurations du grotesque manifestent une rupture
nage dans un tonneau et, plongé dans la lie, il salue poliment de fondamentale avec l'ordre universel du monde - perversion et trans-
coassements rauques ceux qui jadis venaient boire son vin»6. Il est vrai gression des lois naturelles, notamment matérialisées par la magie et la
d~~s . une perspective plus générale, que plusieurs traits carac~ sorcellerie ; réalisation, plus généralement, de l'impossible, mis en
teristiques du burlesque 7 pourraient être identifiés chez les auteurs œuvre dans des scènes mêmes de la vie courante : «J'ai vu, de mes
lati~s les plus représentatifs du grotesque, Pétrone et Apulée sin- yeux vu», affirme - dans une possible transcription littéraire d'une
guherement : décoration grotesque - le narrateur des Métamorphoses 7 , «un faiseur de
tours s'enfoncer jusqu'aux entrailles par le bout meurtrier un épieu

l. Ibid., v. 20-21. Différents exemples de ce type d'associations et de transferts ont été étudiés
chez Perse par H. Bardon, op. cit., 675-698. 1. Apul., Met. 4. 10. 11 ; cf. L. Callebat, «Formes et modes d'expression dans les œuvres
2. «On utilise la métaphore, écrit Quintilien (VIII. 6. 6) pour plus de clarté ou pour plus de d'Apulée», ANRW, II, 34.2, 1640.
beauté» : q11iasignificanti11s
est a11t...q11iadecenti11s. ' 2. Met. l. 6. 4 sq.
3. Apul., Met. l. 12. 1 : in il/o nimiopa11ore
ris11mneq11i11i
continere,de Aristomenetest11do
fact11s. 3. Cf. E. Klebs, «Zur Composition von Petronius Satirae», Philo/., XLVII, 1899, 623 ;
R. Cahen, Le "Satyricon" et ses origines, Paris, Hachette, 1925 ; M.H. Mc. Dermott, «The
4. Cf. Apul., Met. l. 9. 1 sq. Satyricon as a Parody of the Odyssey and Greek Romance», LCM, VIII, 1982, 82-85.
5. Met. 3. 21. 6. 4. Sur la littérature «carnavalesque» et ses racines antiques, cf. M. Bakhtine, La poétiq11ede
6. Me~. 1. 9._3 : ~a11ponam q11oq11e11icin11m
atq11eob id aem11lt1m deforma11itin ranam et n11nc Dostoievski, Paris, Le Seuil, 1970, 153 sq.
senex rite do/111mrnnatans 11inisui ad11entores
pristinos in faece s11bmisS11s
officiosis roncis ra11c11s 5. Sur cet axe sémantique du Satyricon,cf. L. Callebat, Structureset modesde représentationdans le
appellat. Satyricon,art. cit., 292-294.
7 • Cf. D. Souiller, s.11.«Burlesque», Dictionnaire Universeldes Littérat11resParis PUF 1994 6. Cill. Dei 18. 18.
561; R.Jammes, s.11.«Burlesque, Espagne/XVIe-XVIIe siècle», ibid., 561-562. ' ' ' 7. Met. l. 4. 1 sq.

108 109
Le grotesquedans la littératurelatine
Louis Callebat
-littérature, le miroir. grossissant, voire _déf~rman~, d'~ne hist,oire
de chasse. Et voici qu'au-dessus de l'épieu, à l'endroit où la hampe de
, 'nementielle. Il est l'expression à la fois dune repulston et dune
l'arme renversée émerge de sa douille en remontant vers le talon, un . ou ma 1 cl'"etre, et d' une
jeune garçon, beau comme une fille, se dresse et prend· des poses
fieve
scination pour le monstrueux, d' un ma 1aise
a cherche d'un au-delà des apparences, d'une volonté de subvetsion
plastiques, aussi souple et flexible que si on l'avait disloqué. [ ... ] On
r~ d'une saisie la plus complète possible du monde, alliant beauté
-----e=ùrârle serpent génereux enlaçant étroitement de ses anneaux
\ laideur, réel et fantastique, risible et horreur. Manifestée plus
mobiles le bâton noueux aux rameaux taillés par le dieu guérisseur».
fortement sans doute à des moments historiques déterminés, cette
3. A ces représentations insolites· et aux fantasmagories du gro- attitude répond aussi à une interrogation petmanent~ de l'hom1!-'1e.
tesque sont fréquemment attachés laideur et répulsion, malaise et Instrument d'att, vision destructurée du 1 monde, ~ais c,~nstruct10n
peur. E. Auerbach 1 observait justement à propos de l'érotisme même aussi d'un univers voulu total, le gt0tesque constitue 1 instrument
des Métamorphose.y- remarque également et plus encore pertinente efficace d'une analyse, lucide, parfois risible, mais cruelle, de l'homme
pour le Satyricon - que «s'y mêlait toujours quelque chose de fan- absurde de tous les temps.
tomatique et de sadique». «Le désir, notait-il, s'y associe à l'angoisse et
à l'horreur». Des scènes de vie quotidienne apparemment risibles, Louis CALLEBAT
telles que l'épisode, dans les Métamorphoses2 , des poissons achetés par
(Universitéde Caen)
Lucius et foulés au pied par un inspecteur des marchés, son ami, se
révèlent marquées, ainsi que l'observe également E. Auerbach3, d'une
déformation «à moitié nigaude, à moitié fantomatique». «Quelle
image étrangement pénible, écrit Auerbach, malpropre et quelque
peu sadique que celle de ces poissons piétinés sur le pavé du marché,
par ordre de la loi» 4 • Il peut ainsi advenir que le grotesque s'écarte
entièrement des registres comiques, et si le rire y apparaît, ce rire est
celui de l'hystérie et de l'horreut: rire de la foule de la Pharsale,
heureuse de voir apparaître les prodiges effrayants où elle découvre
l'annonce de crimes, d'égorgements dont seront victimes des proches :
pères, frères ... 5.
* * *
Construisant un univers fantasmagorique à partir d'éléments
réels, le grotesque latin n'est certainement pas entièrement extérieur
aux données particulières' de l'histoite. Événements et personnages 6
ont suscité sans doute, ou enrichi, nombre de ses téalisations. Sans
doute aussi le grotesque latin se manifeste-t-il, dans la littérature,
d'Horace à Apulée, dans un cadre temporel relativement limité. Le
grotesque n'est cependant, en aucune manière, s'agissant d'art ou de

I. Mimesis, Paris, Gallimard, 1968 (1946 1, Bern), 71 sq.


2. Met. I. 24.
3. Op.cit., 74.
4. Sur l'interprétation de ce geste comme rite magique, cf. Ph. Derchain, J. Hubeaux,
«L'affaire du marché d'Hypata», AC, XXVII, 1958, 100-104.
5. Lucain, Phars. 7. 180 sq. Cf. A.M. Guillemin, «L'inspiration virgilienne de la Pharsale»,
REL, XXIX, 1951, 220 ; G. Serban, Lesfonctionsdu fantastique dans la "Pharsale"»,in Ovidiana
2, Bucarest, 1973 ; L. Callebat, Le rireet la mort, 260.
6. Personnages tels que Mécène, dans le portrait que les Anciens donnent de lui ; voir en
particulier Sénèque, Ad Lucil. 114. 6.

111
110
Plaute lecteur d'Euripide

J'aimerais évoquer trois images, trois images de vases de Paestum


très connus, du moins assez connus pour qu'il me suffise de les
rappeler sans les montrer. Le premier est l'œuvre de Pytho 1 : on y voit
Alcmène sur un bûcher auquel Amphitryon met le feu, tandis que,
depuis le ciel, Zeus y fait déverser par des divinités féminines des
récipients pleins d'eau. On a voulu reconnaître dans la scène repro-
duite sur ce vase !'Alcmène d'Euripide 2 • Le deuxième vase est un
cratère d' Astéas3, maintes fois reproduit : de profil, à une fenêtre
élevée, une femme attend; un personnage comique porte une échelle
pour aller la rejoindre, il a sur la tête le tortillon que Plaute utilisera
pour distinguer Jupiter d'Amphitryon 4 , dont, autrement, il a pris
l'apparence, et il est assisté d'un autre personnage que son bâton de
héraut désigne comme Hermès: il s'agit d'une parodie comique de
!'Alcmène, peut-être du modèle de Plaute. Le troisième vase, également
d' Astéas5, est presque identique au précédent: même dispositif, même
femme à sa fenêtre, l'un des personnages a déjà appliqué l'échelle et
monte, l'autre tient une situle sans doute pleine de vin, mais le
tortillon et le bâton de héraut ont disparu ; ne restent que des
personnages de comédie ordinaire. Ces trois vases illustrent la possi-
bilité de donner trois versions d'une même histoire : une version tragi-
que, une version parodique ou tragi-comique, une version pleinement
comique. Et la comédie peut n'être qu'une tragédie travestie.

1. British Museum, F 149.


2. Interprétation due à R. Engelmann, Archeologischen Studien zu den Tragikern, Berlin, 1900,
p. 52-62, et reprise par L. Séchan, Études sur la tragédiegrecquedans ses rapportsavecla céramique,
Paris, 1926, critiquée, entre autres, par J. Schwartz, «Essai sur l"'Alcmène" d'Euripide»,
Bulletin de la Faculté des Lettresde Strasbourg,30, 1951, p. 277-282 ; R. Aelion, «Le bûcher
d'Alcmène», RPH, 55, 1981, p. 225-236.
3. Vatican, U 19 (inv, 17106); A. D. Trendall, Phlyax Vases2,n° 65, p. 46. Signification
discutée, entre autres, par A. De Lorenzi, I precedentigreci delta commediaRomana, Naples,
1913, p. 15 ; J.-C.Dumont, «La comédie phlyaque et les origines du théâtre romain», Texte
et Image, Actes du colloque international de Chantilly (13-15 octobre 1982), Paris, Les
Btlles-Lettres, 1984, p. 135-150, p. 142.
4. Plaute, Amp., 144-145.
5. British Museum, F 150.

113
Jean-Christian Dumont
Plaute lecteurd'Euripide
. L' œuvre ~e .Plaute le montre _bien, laissant de nombreuses fois
deviner, 1~ traged1,e sous un 1;_ravest1ssementplus ou moins complet. à un trou pratiqué dans le mur mitoyen. L'affaire a été déco~ve~te
La tragedte que 1 on reconnait alors sous le masque comique est le par un autre esclav_e~u mi_litair~. P~lestrion s'arran~e ~out lut faire
pl~s s?u.vent cell_e d'Euripide, ce qui surprendra d'autant moins croire qu'il a été victime cl une 1llus10n. Sur sa lance<:j,il monte une
q~-~ur1p1d;. tenda1~ au mélange des gen~e~Let que son tragique était ruse, grâce à laquelle le militaire lui-même remettra sa 1;1-aî~resseà
-------r1eJa_gros d ~nterpreta_t1~nscomiques. Dans la présentation rapide de ce Pleusiclès déguisé en capitaine de navire, et les amants reunts rega-
dossier que Je tenter_a1,Je_ne ferai que mentionner, lorsqu'ils sont isolés, gneront Athènes par la mer. L'héroïne est prisonnièr: d'un être cruel
des motifs ou des sttu~t!ons que la comédie reprend à la tragédie, ou et tyrannique au-delà des mers, un sauveteur arri~e par la mer,
que les deux genres utilisent en commun. La parodie du ton tragique le sauveteur, découvert, est en danger, une ruse fait q~e ,le t~ran
comme du ton épique, lorsque ceux-ci jurent dans le contexte' lui-même participe à l'évasion de l'héroïne et du héros, qut s enfuient
P;ocè~e d'une vieille recette comique 1. Andromaque ou Créüse s~ sur un navire. Je ne sais si F. Leo a été le premier à ,re_mar9uer_q~e~e
refu~1ent sur un autel dont on veut les arracher tout aussi bien que schéma narratif est à très peu près celui de deux tragedies d Euripide :
Tran10n dan~ la Mostellaria. La méconnaissance des filiations, puis Iphigénie en Tauride et Hélène. Dans une étude plus récente, C. Qu:sta a
leur rec~nna1ssan~e, son~ des ressorts de la dramaturgie tant tragique précisé d'autres rapprochements entre l'Hélène :t ~e Miles 2 : le J~~ne
q~e com1~ue. Ma1_sparfois,, a~ec des modalités très diverses, la présence Athénien se déguise en homme de mer comme Menelas ; Pyrgopolm1ce
cl un n:iodele trag_1que se ~evele tout au long de la pièce : c'est le cas, comble de dons Philocomasie comme Théoclymène, Hélène pou! les
~u mot?s, du Mt/es Glortosus, du Rudens, des Captifs, sans compter fausses funérailles dans la mer ; Pyrgopolinice, par une inconsciente .
l Amphitryon. ironie contre lui-même, prononce des paroles dont le double s_ens
recèle une vérité qu'il ignore : ainsi faisait déjà le souverain égyptien,
. De ces quatre pièces, le Miles est assurément celle qui s'écarte le tandis que Palestrion joue le rôle tan.tôt de 1:-'lénélas,.ta~t~t, d~Hélène.
moins du ca~on de ~a comédie. _Elle réunit toute une série de per- C. Questa ne doute pas que le public romat~ se soit r~fere a la _rra:
sonn_ages typ1q~es : l esc~:ve habile en tromperies et meneur de jeu, gédie d'Euripide, que la parodie et le travestissement aient cont!1bu~
plusieurs court1s_anes enJoleuses et expertes en duplicité, un jeune à son hilarité3. Soit. Il conviendrait pourtant de porter attent10n a
am?ureux,_ son rival, soldat v~ntard, brutal et stupide, ainsi que la la thématique de la pièce. Certains élé~ents, que Plaute ~n ait trouv~
variante aimable du senex comtcus. A la résumer très vite l'intrigue ou non l'amorce dans ses modèles, lut sont propres : 1 esclave ruse
paraît banale, banalement comique : un jeune Athénien e; une cour- meneur de jeu, métaphore du poète et du metteur en scène, ou encore,
tisane filaien~ le parfait ~mout que vient interrompre une pédpétie ; comme dans la première scène, l'invention d'un personnage par
profitant de l absence du Jeune homme, un rival, le militaire enlève la l'écriture4. En revanche, le thème du double, l'illusion qu'engendre
bel_le; grâce à l'astuce de son esclave et à la complaisance 'd'un vieil une gémellité réelle ou supposée, et qui conduit à une critique de la
ami, son amant de cœur la récupère. Il faut toutefois considérer l'his- connaissance sensible immédiate, est sans doute récurrent chez Plaute,
toire plus en détail et, en particulier, prêter attention aux lieux de mais se rencontre également dans Euripide, au moins dans !'Alcmène et
l'action et de ce qui la précède. Le jeune Athénien Pleusiclès a dû dans l'Hélène. Le Miles Gloriosus se veut aussi une méditation sur la
laisser sa maîtresse parce que la cité l'a envoyé en a~bassade à~-delà guerre et la servitude5. Philocomasie est une prisonnière, emmenée
des ~e~s. _Lacourtisane était au pouvoir de sa mère, qui la prostituait. contre son gré et, comme Iphigénie ou Hélène, contraint~ de co:11-poser
Le m1ltta1re a gagné, par des cadeaux, la confiance de la mère et avec son geôlier. Palestrion, l'esclave trompeur, est aussi un heros d~
3; enlevé de force la fille pour l'emmener de l'autre côté de la mer dévouement. Il a deux maîtres, celui d'Athènes et celui d'Éphèse: tl
Egée, à Éphèse où il réside. Palestrion, l'esclave du jeune homme s'est berne le second par fidélité au premier, avec la mort promise s'il_~tait
embar9ué pour prévenir son maître. Il a été pris par des pirat:s qui découvert. Entre un pouvoir qui a dû s'instaurer dans des cond1t10ns
ont ,fait cadeau de lui au militaire dont il est donc devenu l'esclave.
À Ephèse, il parvient tout de même à faire prévenir son maître
d'.Athè?es.~râce à l'entre~ise du_voisin, un vieillard qui a des liens 1. F. Leo, P/autinische Forschungenzur Kritik und Geschichteder Komb'die,2° éd. Berlin, 1912,
d hosp1tal1te avec la famille du Jeune Athénien. Celui-ci a accouru p. 165 sqq.
à Athènes, séjourne chez le vieillard et rencontre sa maîtresse grâce 2. C. Questa, Il ratto da/ Serraglio,Bologne, 1971, p. 33-42.
3. C. Questa, op. cit., p. 38-39.
4. Voir J.-C. Dumont, «Le Miles gloriosus et le théâtre dans le théâtre», Mélanges Oroz,
1. Déjà utilisée par Aristophane : voir P. Rau, Paratragodia. Untersuchungeiner komischenForm
des Aristophanes,Munich, 1967. Salamanque, 1993, p. 133-146.
5. J.-C. Dumont, Servus.Romeet l'esclavagesousla République,Rome, 1987, p. 593-596.
114
115
Jean-Christian Dumont
Pla11telecteurd'E11ripide
régu!ières, au ~ein de la paix, et qui a été entretenu par de bonnes
relations humames entre le maître et l'esclave, et un pouvoir fondé sur c. Questa 1 peut le rapprocher à bon droit des plaintes de Ménélas
la capture par des pirates, sur la violence, Palestrion le principal naufragé dans !'Hélène et aussi, tant par le mètre que par le vocabu-
personna'?e. de la pièce, ne s'est même pas posé le problème du choix. laire, d'un fragment de l'Andromacha aechmaJotis d'Ennius 2. Mais,
----PF-y.r-g0p0l-H1:1~e.:-Ie-_s~lclat,emblématique--de la chose militaire et de la comme l'avait bien vu E. Frankel3, on ne saurait rendre compte de tels
guerr~, est ridi~ul!se, les fruits de ses rapines, ou de celles de ses alliés passages da1;1sle Rufens p~r la recherc~e d'un c,omiq~e d~ par~die, car
les pira~es, lU1 echappent 1. La fin heureuse pour les personnages ici l'express10n tragique s adapte parfaitement a la situat10n reelle des
sympath/ques se ~onfond avec 1~ retour à la situation de la paix et personnages. Ampélisque, la compagne de Palestra, aborde à son tour,
annule 1,mterve~ti~n dans leur. vie, du guerrier, tout comme le départ se croit seule et exprime son malheur en des termes semblables ; les
~e ~énelas et d Belène annulait la guerre de Troie. La comédie plau- plaintes des deux jeunes filles s'entremêlent dans un duo chanté qui
t10ienne comporte des messages qui reproduisent au moins partielle- prolonge le ton tragique. On n~ quitte pas vraiment le _registr~
ment ceux du modèle tragique. tragique lorsque les deux rescapees se presentent en suppliantes a Il

la porte du temple de Vénus, dont la prêtresse, comme le rem~r- !I


L'influence d'Euripide, peut-être par l'intermédiaire de Diphile que justement C. Questa, présente plutôt plus de dignité et de gravité 1i
1

sur Plaute,_ da1;1sle Rt.tdens, a été reconnue et étudiée par F. Leo2, pa; que l'esclave qui, dans une situation analogue, ouvre la porte du
3
W.~- Friedric,h , par C. Questa 4 . A Cyrène, un jeune Athénien a sanctuaire à Ménélas dans l'Hélène d'Euripide 4 • Le proxénète et son
ve:s~ des arr?es _aun leno sur l'achat d'une courtisane. Mais, la .nuit qui complice échappent à leur tour aux flots et, après q~elq~es scène~
prece~e la livra!son convenue, le leno s'enfuit sur un navire avec tous dont le caractère comique est hors de doute, le leno essaie d arracher a
ses biens! courtisa~e~ comprises. La mer rejette sur la côte d'abord les l'asile du temple de Vénus les deux filles : c'est maintenant le motif
fill,~s, pui_s_le proxen 7te_qui veu~ les repr_endre. On découvre que celle tragique de l'autel assiégé, la sit~ation d'Andromaq1_1-e,ou encore ~e
qu ~l _avait ven~ue eta1t 1e naissance libre, et fille d'un clérouque Créüse dans l' Ion, de Pâris dans 1 Alexandre 5 • La valise du leno repe-
a~henie~ de ~yrene, ce qui permettra son mariage avec le jeune athé- chée devenant objet de contestation entre deux esclaves, ils choisis-
01en__ qui avait voulu l'acheter. Là encore, le sujet de la comédie peut sent comme arbitre Démonès, le vieil agriculteur athénien : on aura
paraitre banal, la façon dont il est traité ne l'est assurément pas. Après l'une de ces scènes de jugement dont le modèle peut aussi être
un, prol~g~e p1·?no1;1cépar un~ étoile divinisée (et c'est de la tragédie tragique, et qui débouchera sur l'àvayvwpwtc;, la reco1:1naissancede
qu ~st derivée l habitude de faire dire les prologues par les dieux)5 un Palestra. Celle-ci décrit en détail, sans les voir, les obJets contenus
agric1_1-lteurd'?rigine athénienne, Démonès, et son esclave, obsen:.ent dans une cassette, qui sont les preuves de son identité et de la paternité
au 1010 deux J:_unesfill_es naufr~gées qui luttent pour échapper à la de Démonès, tout comme Créü,se annonçait à l'avance tout ce que Ion
~oya_de. ~e maitre reprimande 1 esclave, car celui-ci ferait mieux de trouverait dans son berceau, prouvant ainsi qu'elle était sa mère.
s activer a réparer les dégâts causés par la tempête que de perdre du Notons également cette sorte de poésie de la pauvreté, sensible en
te,mps à regarde_r deux étrangères dont le sort ne les concerne pas6. particulier dans le chœur des pêcheurs, et qui, elle aussi, peut être un
C est une première touche d'ironie tragique, car !'Athénien ignore écho d'Euripide. Ajoutons la grande proportion de parties cha1;1t_é~s, de
ce que savent, !esspe_ctateurs : l'une de ces étrangères est sa fille. ces cantica dont E. Frankel a montré avec beaucoup de probabihte que
Palestra, cette1 J_eun,efille, dému1;1ie de tout, prend pied sut la terre leur introduction dans la comédie latine était due à l'influence de
ferme, s~n~ sa~oir ou el_leest, et dit son angoisse, sa déttesse, sa révolte la tragédie, et plus particulièrement de la tragédie euripidéenne6.
contre l mJustice des dieux, dans un long canticum de facture tragique. Rappelons aussi une référence explicite du texte : pour donner une

1. J.-C. Dumont, «Guerre, paix et servitude dans le Miles Gloriosus», Autour du «Miles 1. C. Questa, op. cit., p. 44.
Gloriosius»de Plaute, p. 39-54, Toulouse, 1993.
2. C. Questa, op. cit., p. 45. Ennius, Trag., 94-100 Warmington (cité par Cie., Tusc., 3, 44).
2. F. Leo, Plautinische... , p. 113 sqq.
3, E. Friinkel, Elementiplautini in Plauto, Florence, 1960, p. 331.
3. W. H. Friedrich, Euripidesund Diphilos,zur Dramaturgieder Sp!itformen,Munich, 1953. 4. C. Questa, op. cit., p. 44.
4. C. Questa, op. cit., p. 42-47.
5. Le motif tragique est-il ici purement parodique (R. Perna, L'originalità di Pla11to,Bari,
5. E. Friinkel, «The stars in the prologue of Rudens»,CQ, 1942, p. 10-14. 1945, p. 88) ? Il introduit certes l'autre motif, lui purement comique, du.voleur fru~tré de sa
proie et rossé, mais les jeunes filles en danger n'ont pas un masque qui fassent d elles des
6; Il ~erait absurde de n'y voir, comme certains philologues (par ex., Th. Kakridis Barhara
P,autma, Athènes, 1904, p. 26-27), que l'effet d'une contamination maladroite ! ' vecteurs du comique.
6. E. Frankel, op. cit., p. 321.
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117
Jean-Christian Dumont·
PlauÙ lecteurd'Euripide

idée d~ la violen~e extraord}n~ire de la _tempête, le. personnage qui Créüse, par exemple, veut empoisonner Ion sans savoir qu'elle est sa
ouvre 1 acte premier ne la decrit pas, mais pense avoir tout dit en la mère. L'esclave est emmené sans ménagement vers ce long supplice.
compara~t à celle qu'Euripide a fait intervenfr dans son Alcmènel. Le Profitant d'une trêve préludant sans doute à la paix définitive, le
Rudens ne~ reste pas moins une comédie, probablement par les mas- jeune étranger libre qui s'est évadé revient, ramène à Hégion son autre
------..ues.._et-1e-Jeu-dêS-aGt€-ur-s-,--sûrement--par-la condition sociale des per- fils prisonnier, et réclame en échange l'esclave qui s'est dévoué pour
sonnages et ~a présence parmi_ eux de types exclusivement comiques lui. Heureusement, celui-ci survivait, sa filiation avec Hégion est
comme celui du leno, et aussi par le retour de scènes et de motifs découverte, et le père peut comprendre son erreur, mesurer sa
nettem~nt co~iques. ~-ais, corr.ime on l'a vu, une sorte de mélange de cruauté. Le comique de la pièce lui reste très extérieur, véhiculé
:o?s a_mstalle la traged1e au sem de la comédie. On peut, ainsi qu'il a presque exclusivement par un personnage de parasite - et encore
ete _fa~t, en rendre compte d'un point de vue dramaturgique ou s'agit-il d'un comique très aigre. Les Captifs, cas extrême dans l'œuvre
stylistique: re~?erche de_ la performance des acteurs comiques qui survivante de Plaute, sont un révélateur de la vraie nature de son
demo~trent q~ ils po~rra1ent aussi jouer la tragédie, de la part aussi comique. Les Captifs sont une pièce à thèse s'il en fut, à thèses
du poete co~1que qui, par_ ~et exercice, prouve sa compétence dans le multiples 1 . Laissons de côté les thèmes plautiniens de l'esclave
genre oppose. Tous les cr1t1ques ont aussi insisté sur le ton morali- metteur en scène, qui, id, tourne au cauchemar de l'échec, ou celui
sate1;1rde cette pièce, et l'on peut se demander si le tragique n'a pas de l'initiation par une descente dans la carrière mortelle 2 , laissons de
aussi pour fonct10n de donner plus de sétieux et de force au message. côté aussi celui de l'amour homosexuel chaste opposé à la liaison
Les Cap:if_s, dont le prologue souligne le caractère paradoxal, charnelle3. Reste la guerre, la guerre vue à travers la captivité, la
~ont _une comed1e sombre. Le contexte est celui de la guerre. L'acteur guerre condamnée dans ses effets, assimilée au mal, opposée à la paix -
a qm est confié le prologue se promène sur la scène en montrant au dont le retour efface toutes les conséquences de la guerre, rétablit la
centre de c~lle-c~, debout, deux personnages couverts de chaînes.' Ce situation juste. Avec évidemment des variantes, des affirmations, là où
so_nt des pr1sonn1ers de guerre dont un vieillard, Hégion, s'est mis à le tragique préférait de simples interrogations, nous retrouvons une
~a1;e le /commerce. Hégion a:a_it d~ux fils. L'un, à l'âge de six ans, lui a thématique chère à Euripide.
ete vole par un esclave fug1t1f; 1 autre, sur lequel il avait concentré Dès le prologue de !'Amphitryon, Mercure prévient qu'il s'agit
to_ut s~n a~our paternel, parvenu à l'âge d'homme, a été lui-même d'une tragédie que, pour plaire au public, il changera en comédie :
fait prisonn!er p~r les enne1;11is.Hégion achète tous les captifs qu'il quid ? contraxistisfrontem, quia tragoediam
pe~t, d~ns 1 espoir de pouvoir en échanger un avec son fils. Des deux dixi futuram hanc ? · deus sum, commutauero.
~ris?nn1ers acquis ce matin-là, l'un est effectivement d'une condition eandemhanc, si uoltis,faciam ex tragoedia
e,qmvalente à cel_le du fils d'H~gion, l'autre était, avant la capture, comoediaut sit, omnibusisdem uorsibus4 .
1 es~lave, de confianc~ du premier. Mais, par dévouement pour son La signification exacte de omnibus isdem uorsibus fait évidemment ques-
maitre, 1 esclave se fait passer pour lui et ils intervertissent leur iden- tion. Il en va de même de la recette indiquée par Mercure pour chan-
tit~: l'idée est que l'anci~n /esclave, ay~nt moins de valeur que l'ancien ger la tragédie en comédie : ajouter un personnage d'esclave. À pren-
maitre, sera moms surveille, et que l'ancien maître, se faisant passer dre les déclarations du dieu à la lettre, ce en quoi nous serions sans
pour son esclave, aura plus de chances de s'évader. La ruse réussit doute bien naïfs, il faudrait admettre que la comédie sera la traduction
au-delà de toute espérance, car c'est Hégion lui-même qui renvoie le vers par ,vers d'une tragédie avec, en plus, le rôle de Sosie. Il faut
faux_escl~ve et _vrai maître, dans sa patrie pour négocier l'échange de au moins reconnaître que tous les éléments nécessaires à la tragédie
celm qu il croit le ~aî~re, c~ntre son propre fils. Hégion se rend sont présents dans la pièce: la méprise, l'emportement du héros,
compte trop tard qu 1~s est fa~t berner, et qu'il a lâché la proie pour
son ombre. Sa frustrat10n le fait entrer dans une terrible colère contre
l'esclav: qu'il condamne à_,mot:rir, le~tement, sous les coups, épuisé 1. Cf. P. Grimal, «Le modèle et la date des Captivi», HommageM. Renard, Bruxelles, 1969,
p~r sa tache, d,~n~une carriere, a extraire des pierres. L'ironie tragique p. 394-414 ; J.-C. Dumont, «Guerre, paix et servitude dans les Captifs», Latomus, 33, 3, 1974,
p. 505-522 ; D. Konstan, «Plautus' Captivi and the ideology of the ancient city state», Ramus,
vient de ce qu 111g~ore .- les spectateurs le savent grâce au prologue _ 5, 1976, p. 76-91 ; J.-C. Dumont, Servus... , p. 588-593.
que cet esclave qu'il fait torturer est en réalité son fils, tout comme 2. J.-C. Dumont, «Les Captifs : théâtre et initiation», A.P.L.A.E.S., Actes du XXIV' congrès
international,Tours, 1992, p. 61-73.
3. M. Delcourt, Pla1tteet l'impartialitécomique,Bruxelles, 1964, p. 215-216.
1. Voir infra, p. 121 et n. 1 (Plaute, Rud., v. 86). 4. Plaute, Amp., 52-55.

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jean-Christian Dumont · Plaute lecteurd'Euripide

l'intervention divine, le foudroiement initiatique 1 ; que le ton et la Rudens que j'ai déjà mentionnés: J'admet1;_rais ai~ément,Aque ~yt~o ait
dignité d'Alcmène en font la sœur de bien des héroïnes de Sophocle et eint non le simple mythe, mais sa representat10n theatrale , ri~n. ne
d'Euripide; qu'amputée du prologue, de la rencontre entre Mercure et prouve pour autant qu'il se soit inspiré de la version d'Euripide
Sosie, et peut-être de quelques autres répliques adressées à Sosie ou plutôt
p que de celle d'un autre dramaturge. - Et Pytho montre une
___ _.p.urononcées_par
...
Jui., ...la-pièce ......
poutrait tout aussi bien passer pour une pluie quand Plaute, _ .. ·l
tragédie 2 • Le comique de situation qui découle de la personnalité non uentus fuit, uerum Alcumena Eur1p1d1,
usurpée par Jupiter, et donc du dédoublement d'Amphitryon, est la parle d'une tornade. Ce n'est peut-être l?as inconciliable, c'e~t. tout de
substance même du mythe, et aucune tragédie qui traite ce mythe ne même une difficulté qu'accentue le fait que, dans la vers10n plau-
peut y échapper. Elle se prête d'autant à sa transformation en comé- tinienne il n'y a ni pluie ni tornade, mais embrasement par la foudre.
die. La pièce plautinienne est-elle donc l'adaptation directe d'une tra- o. Skut~ch a de son côté contesté qu'Alcumena désignât l'œuvre toute
gédie, ou indirecte par l'intermédiaire d'une première version· comique, entière par son titre, et proposé d'y reconnaître seulement le pe~son-
grecque ou italiote ? Et, en ce cas, qui en est l'auteur ? Je n'ai pas la nage d'Alcmène, rendue furieuse 2 : il a probablement tort, -~ais ce
prétention d'apporter une nouvelle solution ou de trancher entre les n'est pas sûr. Pourtant, !'Alcmène d'Euripide a su: les ~utres pi~ce~ du
nombreux érudits qui ont débattu ce point, recensé tous les cas de même nom l'avantage d'être connue par une vmgtarne de citat10ns
figure imaginables et défendu des positions contradictoires, car je d'au moins un vers, tirées pour la plupart de Stobée3, plus un
crains qu'ils n'aient tous bâti sur du sable. L'Alcmène d'Eschyle n'est fragment de papyrus de huit vers 4 . E. Lefèvre r~con.na!t qu'a~cun ne
connue que par un mot3. Rien ne dit que !'Amphitryon de Sophocle, présente de parallèle convaincant avec Plaute : Je dirais pluto:, pour
pour lequel nous ne possédons que trois fragments - un vers et demi ma part, qu'à l'exception d'un se~l, ils sont sans rapport, voire }'eu
pour le premier, un mot pour chacun des deux autres 4 -, traitait de compatibles. Après cette concess10n, E. L~fèvre affir~e. que,_ ne~n:
la conception ou de la naissance d'Héraklès plutôt que, comme moins il serait possible que Plaute, en modifiant les detads, att suivi
celui cl'Accius 5 , d'autres épisodes de la légende du fils cl'Alcée6. Les la for~e générale d'Euripide5. Cette affirmation P<:ut paraître gra-
Alcmène de Ion de Chios7, d'Astydamas le jeune 8 ou de Denys le tyran9, tuite. La répartition aléatoire des fragmen~s aurai~, ~û permettre ..!i'
ne sont pas plus connues et attestent seulement combien le thème plusieurs rapprochements concluants. Pour cl autres pieces de Plaute,
avait été fréquemment traité par les auteurs de tragédie. Quant à lorsque l'on possède des bri?e~ du 1:1odèle !frec, ~a res~em~l~nce es~
!'Alcmène d'Euripide, j'aimerais beaucoup pouvoir conclure, comme très nette. Si nous ne possed10ns rie~ de 1Alc":_ened Eu~ip~de,. ~1
E. Lefèvre 10 ou comme W. Stark 11 , qu'elle était bien le modèle de les fragments, ni le vers du Rudens, 01, au ca_sou elle se:ait rnspiree
Plaute. Malheureusement ces érudits, après d'autres, reconstituent la par Euripide, la peinture de Pytho, no,us. ser~ons. e? droi~ de penser Il

pièce euripidéenne surtout grâce au vase de Pytho et au vers du que le modèle de Plaute est une tragedie cl Eur1p~de : c est_ c_e que 1

faisait Friedrich à p~rt~r ~'une analyse de }a ver~1?n pl~ut!rnenn:,


1. Reconstitution de la tragédie comprise dans la pièce plautinienne un peu différente, sans prendre en cons1derat10n aucune donnee exterieure a 1Amph~-
mais conclusion semblable chez E. Caldera, «Sulle fonte deil'Amphitruo», RFIC, 25, 1947, tryon6. Malheureusement, il faut chercher ailleurs, san~ grand espoir
p. 145-154.
2. Cf. F. Leo, op. cit., p. 84; E. Caldera, art. cit.
de trouver. J'ai signalé un seul rapprochemen~ p?ss!ble ent:e les
fragments d'Euripide et !'Amphitryon de Plaute; il s agit de trois vers
3. TrGF -III, 12 Radt : ànocndc;. Le titre n'est attesté que par Hésychius, a 6654, dans un
passage dont le texte ne se laisse pas établir sûrement. où un esclave dit sa satisfaction de plaire à ses maîtres :
4. 118-120 Nauck 2 = TrGF IV, 122-124 Radt. àà 6' àpÉOKElV 'fOlÇ Kpa-rouot. -rau-rayàp
60ÛÀOtÇ apto'fa, Kà<j>'.<l'f<.\)
'fE'fayµÉVOÇ
5. Accius, 45-60 Warmington. > 6 EOTTO'fatc;
, ~ 7.
V
Elll ne;, av6avov-ra
C
TTOElV
6. E. Stark, «Die Geschichte des Amphitryostoffes vor Plautus», RhM, 125, 1982, p. 275-303,
p. 291. li 1,

7. TrGF I, 5a-8 Snell : deux vers de portée générale et trois expressions ou mots isolés ; aucune 1. Plaute, Rud., v. 86.
reconstruction de la pièce possible.
2. O. Skutsch, «Plautus Rudens, 86», CR, 17, 1967, p. 11-12.
8. TrGF ld Snell : la pièce n'est en fait connue que par son titre, donné par la Souda, 4265.
3. Frg. 88-104 Nauck 2 •
9. TrGF 2 Snell : trois vers, à la fois, semble-t-il, ironiques et menaçants, mais qui ne
permettent pas de reconstituer leur contexte. 4. Frg. 125 Austin = papyrus Hamburgensis, 219.
10. E. Lefèvre, Maccus Vortit Barbare. Vom tragischenAmphitryon zum tragikomischenAmphitruo, 5. E. Lefèvre, Maccus... , p. 31.
Wiesbaden, 1982. 6. W. H. Friedrich, op. cit., p. 263-278.
11. E. Stark, art. cit., p. 302. 7. Frg. 93 Nauck2.

120 121
jean-Christian Dumont

Sosie exprimera la même satisfaction dans des termes qui ne sont pas
sans analogie :
Atque ita seruumpar uidetur /rugi sese instituere
Proinde eri ut sint, ipse item sit; uultum e uultu comparetl.
Le fragment grec prouve surtout gu'il y ayait déjà, chez Eutipide, un
esclave, et un esclave bavard et content de lui et donc si l'on se
souvient des paroles de Mercure, que ce n'est p;s son adj~nction qui
aurait changé la pièce en comédie. Les Alcmène tragiques, quels que Martial-Juvénal : entre castigatio per risum
fussent leurs auteurs, étaient grosses de situations et de données
c,~mique~.. P!aute, en a-t-il a?apté une, non ,pas directement, mais pat et censura morum *
l intetmediaire d une parodie grecque ? D Archippos à Rhinton, en
passant par la Nùe MaKpd de Platon le Comique 2 , il apparaît que le
°;Ythe a ~galement suscité toute une lignée de comédies. On ne peut
n.en savoir de plus. En tout cas !'Amphitryon de Plaute, d'une façon Le titre même de cette communication montte ttès clairement
diffétente des Captifs, montte bien à quel point la distance était faible que notre\ntention est de comparer l'attitude de ces deux poètes, à la
entre tragédie et comédie, et facile le passage d'un genre à l'autre. Les fois amis et contemporains, eu égard à la société dans laquelle ils
vaines constructions des érudits ont ceci de positif que, au moins, elles vivent: tâche ardue que nous ne pourrons ici qu'esquisser, nous limi-
attestent aussi ces phénomènes littétaires. tant très simplement à deux aspects de leur travail littéraire.
Les conc!usions que l'on peut tirer de cette présence du tragique Tous deux cultivent dans leurs œuvres un «terrain» commun:
dans la comédie sont de deux ordres. Premièrement, le caractère comi- celui des mœms. Mais l'optique dans laquelle le travail est abordé est
que d'une pièce tient aux masques, aux costumes et au jeu des actems complètement différente chez les deux poètes, ce qui implique par
à la rupture de l'illusion théâtrale, à la présence d'un ou deux pet~ conséquent que le dispositif dont ils font usage est à son tour totale-
sonnages, comme l'esclave, le patasite, le proxénète ou le militaire ment différent. Cette espèce de «satire-miniature» que constitue l'épi-
au statut social qu'on a prêté à tous. Le comique peut se limiter à gramme oblige Martial à conclure (du moins la plupart du temps)
ces aspects. La fabula ou intrigue, les situations et les motifs drama- dans une lumière, dans des formes et dans des couleurs fulgurantes, de
tiques qu'elle génère, n'ont en eux-mêmes rien de particuliètement manière à rendre l'expression explosive, et l'exemplification qu'elle
comique, et proviennent souvent de la ttagédie, sans qu'on puisse contient, définitive; la brièveté, le déclic foudroyant (tel celui d'un
po.ur aut~nt pa~·ler de comique de parodie. Deuxièmement, quelle que objectif photographique) et la lueur mordante de l'aculeus final (la très
soit la Uts comtca de Plaute, son rire est un rire grave, qui naît en brève lumière d'un flash) suffisent sans doute à produire, puis à fixer,
padant de sujets sétieux. Ce setait une etreur de prendre prétexte du l'éclat de rire, la nique moqueuse ou bien la tendresse occasion-nelle,
comique et de la fantaisie de Plaute pom méconnaître le contenu de mais certainement pas le principe moral aussi solide qu'am-poulé. De
son œuvre. son côté, l' «épigramme hypertrophique» d'une satire exige le vaste
espace de la fresque morale, son soUffle puissant, tout en imposant
Jean-Christian DUMONT teintes fortes, emphase, sarcasme irrévérencieux, paradoxe, nuages
noirs, éclairs et feu du ciel 1 .
(Université de Lille Ill)
La contemplation de cette fresque n'invite pas au sourire, mais
bel et 'bien à la méditation et, finalement, au refus, à la condamnation
1. Plaute, Amp., 959-960
d'une société fondamentalement pourrie, à rejeter in toto. Juvénal est
2. Frg. 83-86 _!,1eine½e= 89-))2 Kassel-A,ust)n; 93-94 Kassel Austin. L'allongement de la nuit, un critique de la fatuité de l'homme, de la vanité de ses rêves
le fragm,ent o~ une epouse s étonne de I attitude de son mari, montrent qu'il s'agit bien du
mythe d Alcmene et de Zeus : 17s doutes de E. Stark, op.cit., p. 300-301, sont dépourvus de
tout fondement. Il est. très, possible que lefragment?O Kassel-Austin, où il est signalé qu'un
1. Exemplaire, en ce sens, est le développement de la satire IV, considérée à tort comme
personnage_ se_r~co~na1tra.a une lamp~ q~ 11portera a la hauteur de sa tempe, provienne d'un
p~ologue similaire a celui de Plau_te, m~1quant le signe qui permettra de distinguer Hermès «légère» et «anecdotique», alors même que les sursauts entre la colère et l'ironie - celle-ci
d un personnage homologue de Sosie. Mais les quelque 15 vers qui subsistent n'offrent aucun apparemment débonnaire et libératrice - la classent parmi les chefs-d'œuvre absolus.
r~pproch,ementyr~cis avec Pla~~e: _si Platon a parodié son contemporain Euripide, ni l'un ni * Je tiens ici à remercier Jean-Paul Thuillier pour sa relecture de la traduction, et pour l'aide
1 autre n ont, ni directement ni indirectement, fourni de modèle à Plaute. qu'il nous a ainsi apportée [N.d.T.J.

122 123
Emilio Rodriguez Almeida Martia/Juvéna/: entre castigatio per risum et censura morum

anomaux, de son arrogante ignorance. Sa peinture n'est rien moins fortuit qu'il n'y paraît à nous modernes; c'est en tout cas un fait trop
qu'opprirp_ante, et son analyse se résout en une fouille de fossoyeur évident pour être passé sous silence. Mais, par ailleurs, pourquoi en
sur le cadavre putréfié d'un monde sans amour et sans joie. Il n'est être surpris ? A la différence de Martial, qui a tout à la fois joui et
pas un médecin à la recherche d'un traitement, mais un membre du souffert intensément de l'amitié, sur pratiquement 3 800 vers Juvénal
barreau certifiant le décès collectif des songes vains de l'homme, de ce ne fait quant à lui pas le moindre éloge d'une quelconque amitié, et
----que-Perse-définissai-t-eomme-istud-nostrum vivere triste1• encore moins d'un ami particulier !
Jfvénal ne cite jamais Martial, dont cependant (comme on le C'est là une attitude parmi tant d'autres qui tendent toutes
sait) il fire sans détour idées et suggestions 2 . Ce qui est sûr, par contre, à différencier ces q.eux auteurs ; peut-être est-ce ici plus surprenant,
c'est que les trois allusions martialiennes à un Juvénal présenté comme ne serait-ce que parce que Martial était sans aucun doute plus âgé
un ami très cher peuvent sans aucun doute être rapportées à que lui1, plus populaire 2 , et très certainement son inspirateur et
l' Aquinate satirique3. Mais il est inutile de poursuivre vainement la son maître (du moins dans les répliques). Pour le reste, on constate, des
recherche des raisons d'une attitude mutuelle aussi différente de ces différences beaucoup plus considérables dans certaines de leurs atti-
deux personnages. Une fois de plus, nous ne pouvons que souligner tudes: à l'égard de la profession d'écrivain, du «succès», du «pou-
combien d'un point de ,vue moral, un tel contraste témoigne plutôt en voir», clu «plaisir» ou de la «mort». Quel que soit le sujet traité,
faveur de l'ibérique. Juvénal ingrat, hautain et léger en amitié 4 ? Juvénal, '\icerbe prédicateur des mores, se drape dans la posture du
Contrairement à Martial qui intervient sans cesse auprès de nombre censeur hargneux et inflexible, et bien qu'il n'y ait aucune raison
d'amis plus ou moins çonnus par d'autres sources 5 , Juvénal ne donne de douter de sa sincérité ni de sa rectitude morale, l' «attitude», le
sa confiance et n'entre en dialogue qu'avec un tout petit nombre de mode, le ton, et les ressources mêmes de l'exposition sont cepen-
personnages (personna~es qui njon.t d'ailleurs laissé que peu de traces dant trop évidemment chargés, trop déclamatoires pour ne pas sonner
historiques sûres, si ce1n'est aucune, à tel point qu'on ne pourrait jurer faux; la severitas risque trop fréquemment de passer pour postiche et
de leur.existence réelle). Tels sont Corvinus de la Sat. XII, Calvinus de maniérée3.
la Sat. XIII, Fuscinus (de la famille de Juvénal ?) de la Sat. XIV 6 , ou Martial, quant à lui, ne monte jamais en chaire. Si la folie
encore:Volusius Bithynicus de la Sat. XV, toutes satires qui, apparem- humaine attise la colère de Juvénal, elle ne déclenche par contre que
ment, constituent des œuvres tardives. Le fait d'avoir ignoré l'ami le rire de Martial. Cynisme ? Plutôt du candor - cette pure sincérité et
Martial pourrait être, en réalité, quelque chose de beaucoup plus cette pure immédiateté que Pline le Jeune fut le premier à souligner
chez lui 4 • Martial ne s'attendrira jamais sur une source, un puits frais
1. PERS., I, 9.
ou un petit lézard ; mais il protestera certainement contre le fait qu'un
2. Comparer, par exemple, MART., XIII. 64 et IVVEN., I. 76; MART., III. 52 et IVVEN.,
champ fertile pour la culture de la vigne ou de l'olivier devienne un
III. 222; MART., IX. 15 et IVVEN., VI. 229-230; MART., XI. 57 et IVENN., VI. 440- stupide parc planté de platanes stériles et. de cyprès squelettiques 5 •
443; etc.
3. Les passages les plus connus sont VII, 24 et 91; XII, 18 ; les deux premiers datent de
92 après J.-C. Nous ne savons pas depuis combien de temps durait leur amitié, mais il est 1. 'Alors~µ~:•M~fit}i!i.5embleêtr_ené, ainsi que Titus, en 41 après J.-C., Juvénal devait ..~volr au
probable (vu la fréquence et le plaisir avec lesquels Martial recourt aux noms de ses amis dans moins une quinzaine d'années de moin~.
ses épigrammes) que ce soit seulement vers ces années-là que Juvénal s'est établi définitivement 2. Martial avait peut-être déjà commencé à écriré pour Vespasien (les Apophoreta?). Cf. SVET.,
à Rome. Vespas., XIX, 3 ; il me semble improbable que les Apophoretade Martial, certainement écrits
4. Il est certain que, du moins en privé,, . Juvénal a cultivé l'amitié de l'hispanique, étant avant 84-85, et ceux que Vespasien offrait à ses amis pour les Saturna/ia virorum et mu/ierum,
donné qu'en l'an 102 encore, bien des années après son retour en Espagne, Martial lui transmet n'aient rien en commun, surtout si l'on tient compte de l'esprit joueur et presque
le salut de XII, 18. «estudiantin» de l'empereur. La série des Apophoreta martialiens sera certainement intégrée
plus tard (l'ouvrage en comporte bien 223) à d'autres qui font clairement référence à Domitien
5. Des plus haut placés, comme Crispinus, Partenius ou Pline le Jeune, aux plus modestes (comme le 170 et le 179). - Par ailleurs, dès 85 (date de la première édition du livre I),
comme le gaditan Canius Rufus, le padouan Flaccus, le parfumeur Cosmus, et les divers Martial se présente non seulement comme un poète affirmé, ayant au moins deux éditeurs
Cerealis, Nepos, Lupus, etc ... C'est parmi ces amis-interlocuteurs qu'on tombe à trois reprises différents (I, 2 et 3; I, 113 et 117), mais comme fortement convaincu de sa propre immortalité
sur Juvénal. · littéraire (I, 1). Il est probable que Juvénal, qui publiait bien des années après la mort de son
6. E. Dürr, Das Leben]uvenals,Ulm, 1888. Cette donnée est déduite d'une des vitae tardives du ami, n'était absolument pas convaincu de l'immortalité de celui-ci. L'ibérique n'était qu'un
poète, où l'on précise qu'une de- ses sœurs, nommée Septimuleia, elle-même Aquinate, avait ami poète, mort et enterré depuis longtemps !
épousé un certain Fuscinus, probablemement le même que celui à qui est adressée la satire XIV 3, On en arrive même à douter du sérieux du finale solennel de la «sublime» satire X,
consacrée à l'éducation des mineurs. Friedlander (in Berliner Philo/ogischeWochenschrift,Avril v. 344-366. Cf. D. Fishelow, The Vanity of Human Wishes... , AJP, 111, 1990, p. 370 sqq.
1890) conteste la valeur de ces données, tandis qu'il en accepte d'autres, - D'ailleurs, tous les
personnages avec lesquels Juvénal semble dialoguer dans ses satires sont historiquement 4. Dans le fameux éloge posthume contenu dans la lettre à Cornelius Priscus.
inconnus et non repérables. 5. III, 58, 1-5.

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Emilio RodrlguezAlmeida Martial-Juvénal : entre castigatio per risum et censura morum

S'il lui ardve de pleurer, ce sera pour un vernula, un petit colonus, ou livres non seulement d'abondantes descriptions détaillées, mais aussi
pour une enfant disparue prématurément 1 . Nul d'entre les écrivains une chronologie très minutieuse de l'entreprise de construction menée
antiques n'a exprimé mieux que lui cette compassion profonde pour sous les Flaviens 1 .
les enfants 2 , ce qui constitue là un des meilleurs traits de son candor
Mais le parallèle le plus fréquemment établi entre les deux
naturel. Ce n'est certes pas un esprit capable de se consumer inté-
poètes, à la fois le plus banal et le plus pratiqué, concerne leur
----r-ieti-rement-dans-le-feu-sae-ré-de-1-'-indignatùrface à la corruption des 1

attitude respective à l'égard du Pouvoir. Il n'est pas de critique qui


mores, mais c'est une âme simple, capable de compatir et de compren-
n'ait voulu donner sur ce point son interprétation personnelle,
dre. Ju~énal semble toujours vouloir entendre sa propre voix résonner
piétinant à chaque fois les exemples ressassés par ses prédécesseurs,
sur un ton apocalyptique par-dessus la tête de ses auditeurs, se draper 1
afin de souligner comment la noble figure du moraliste se détache,
dans son propre personnage, et incarner sa propre statue. Martial, en •• 1

grandiose, comme antithèse à la tyrannie, sans jamais fléchir, tandis que


revanche, n'est intéressé que par l'écho de ses propres mots, une fois
celle de l'auteur épigrammatique semble misérablement compromise
reflété dans le rire d'autrui 3.
par une «servile adulation du Tyran». Il n'est pas de prise de position
Même la ville qu'ils habitent tous deux est perçue par chacun plus injuste et plus ridicule, surtout quand on ·se rappelle comment,
d'une manière absolument différente. L'un s'en déclare la victime dans le finale de sa première satire, le même Juvénal ramène à de justes
autant que l'esclave, tandis que l'autre y apparaît comme baigné de proportions ses velléités d'engagement politique et son désir du
plaisir et s'identifie à elle. L'un, honteux, trahit ici ou là son impuis- risque, se contentant alors de se moquer des morts. Pour quelle raison
sance à avelli circensibus, qu'il condamne rationnellement comme une considérerait-on Martial comme un être servile, lui dont les triomphes
forme inférieure d'esclavage; l'autre, par contre, n'éprouve absolu- i
poétiques n'étaient pas «d'État», contrairement à un Stace pour qui un
ment aucune honte ài s'en avot,J.erle fervent défenseur 4 • On ne sera monument comme l'equus Domitiani allait à la rencontre des œuvres
i 1

donc pas surpris si chèz Juvéna] la cité n'apparaît physiquement qu'à de Lysippe, devenant ainsi l'objet de plus d'une centaine d'épou-
travers des allusions fugaces et avec des contours fuyants 5 , tandis que vantables vers louangeurs 2 ? Pourquoi la dédicace du livre VIII de
chez Martial tous ses visages y sont à la fois présents et vivants. Martial devrait-elle provoquer plus d'écœurement que les mots de
Cordonniers et prostituées, barbiers et institores, forgerons et caupones, Quintilien dans son Institutio, pour qui (nous semble-t-il comprendre)
apparaissent dans une vive lumière sur leurs fonds respectifs, égale- «si Domit_ien s'était consacré aux vers, à son bellum pro Jove3, alors
ment vifs et très clairement identifiables: l'entonnoir routier de l'Ar- adieu à tous les poètes du moment !»4 ? Face à un tyran chauve et
gilète qui déverse la pullulante Subure dans le centre monumental ; paranoïaque, qui s'offusquait de son imperfection physique5, Martial
l'axe routier de l'Alta Semita, la chaussée rétrécie du Clivus Suburanus n'en continuait pas moins impunément à ridiculiser dangereusement
terminal, ou la zone populaire des quatuor balnea in Campo... Sans les chauves 6 • Comparé à un Juvénal qui décide de se replier sur la
parler de la Rome monumentale pour laquelle on trouve dans ses critique des grandia nomina «désormais enterrés le long des grandes '1
voies consulaires», le servile Martial fait preuve d'un incroyable :1

1. Il a consacré aux humbles et aux simples des vers émouvants, comme en I, 101; V, 34 et 37; courage et d'un sublime cando1· lorsqu'il chante les louanges d'un
XI, 14 et 91 ; etc.
2. Notamment (cas unique, je crois, parmi les classiques) pour les enfants des écoles: cf. les
délicieuses épigrammes IX, 68 et X, 62, ou encore des allusions pleines de sympathie (en XII, 1. Avec Martial entre les mains, on peut suivre quasiment mois par mois, tout particuliè-
54, 5 et en XIV, 223). rement certaines années, l'ensemble des inaugurations domitiennes, de la Domus Augustana au
portique de Philippe, de la Fortuna Red11xau templum gentis Flaviac, de la Pila Tiburtina du
3. III, 9; IV, 49; X, 21; etc. Quirinal au co//egiummedicorummedicarumque ...
4. De manière directe ou oblique. Cf. les épigrammes mentionnant Scorpus, cocher du cirque
2. STAT., silv., tout particulièrement IV, introd., et silves 3-4, entièrement consacrées à
(IV, 67, 5 ; V, 25 ; X, 74, 5 ; XI, 1, 16) ou celles qui lui sont dédiées (X, 50 et 53) ; l'exaltation du «génie» de l'empereur.
l'épigramme consacrée aux factions (XI, 33) ; etc. 'I
3. Martial fait ici référence au fait que Domitien prétendait avoir, durant le be//um civile, i
5. Le début de la sat. III, avec sa description de la zone de la porta Capena, constitue une 1,

défendu le Capitolium à lui tout seul, avec ses seules forces d'enfant, contre l'armée des
rareté tout à fait remarquable. Pour le reste, on devine tout juste chez Juvénal des monuments
partisans de Vitellius, et ce, après la mort de Flavius Sabinus, son oncle (IX, 101, 1416 : prima
comme la PorticusArgonautarum(VI, 153), l'lse11mCampense(VI, 526-529 ; IX, 22), et quelque
suogessitpro love bel/apuer; / solus luleas cum jam retinerethabenas,Itradidit inque suo tertius orbe
autre temple plus ou moins grandiose ou populaire (Bona Dea Subsaxana: VI, 311 sqq.;
fuit) ; prétention que Domitien avait l'habitude de jeter impudemment à la face du Sénat après
Templum Pacis, Ceresin Foro Boario, Magna Mater Palatina : IX, 23-24 ; etc.), mais accompa- son arrivée au pouvoir (SVET., Domit., XIII, 1).
gnés de très peu d'observations qui soient utiles pour une élucidation des questions
topographiques. Même les collines, les quartiers, les rues, etc., n'apparaissent çà et là q~'en 4. QVINT., lnstit., X, 1, 91.
passant, sans que jamais les yeux s'y posent, sauf dans un cas extrêmement personnel - celui de 5. SVET., Domit., XVIII, 3.
la pointe finale du Clivus Suburanus, où habitait le poète.
6. V,49.

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Emilio RodriguezAlmeida Martial-Juvénal: entre castigatio per risum et censura morum

Thrasea Paetus 1, de Calenus et de Sulpicia 2 , ou lorsqu'il intervient en (vv. 12-33). Le parallèle Crispinus-Domitien se renforce au souvenir
faveur de personnages tombés en disgrâce comme Claudius Etruscus 3 de Il. 29-34 et de son tragico pollutus adulterlconcubitu.
et bien d'autres encore4. Parmi ses contemporains, personne ne s'ex- - Détente ironique, d'introduction au récit: «Commence, ô
posa autant que lui face à un Domitien suspicieux, vindicatif et Calliope. Mais ici l'on peut s'asseoir: ce n'est pas d'un chant épique,
imprévisiblement sadique 5• c'est d'une histoire vraie qu'il s'agit. Racontez-la, ô juvéniles Piérides !
Comme contre-épreuve de la différence d'attitude de ces deux Et assistez-moi, pou1· vous avoir appelées juvéniles !» (l'ironie
poètes contemporains face au monde qui les entoure, je ,voudrais concerne l'état de la poésie sous Domitien, objet de la sat. VII; 34-36).
procéder maintenant à deux analyses comparées, l'une concernant le - Le récit de l'anecdote du turbot se voudrait être la ·partie la
Pouvoir, l'autre touchant au monde des poètes de l'époque domi- plus détendue, mais elle est interrompue çà et là par de nouveaux sur-
tienne. Je prendrai appui sur les canevas juvénaliens des satires IV et sauts très brefs : espions partout, tortures en vue (4 7-52), rigueur de la
VII, à partir des titres conventionnels «Rhombus» et «Litteratorum loi (53-55), fisc impérial (55-56) ... Ridicule et solennité alternent:
egestas» (partie initiale). Alors que dans la seconde, comme nous fièvre quarte-fièvre tierce d'automne, l'Atrid~-Domitien que l'adula-
allons le voir, Juvénal ne s'essaye même pas à faire de l'humour, la tion servile fait gonfler d'orgueil (65-71); le «pauvre poisson ne dis-
première de ces deux satires, mal comprise et sous-estimée en tant que pose pas d'un plat adapté à sa mesure» (72); et, au milieu de tout
«pur récit en vers ... , au thème dépourvu d'unité et de qualité cela, les proceres exclusi, expulsés par le tyran qui les méprise et les
artistique» (C. H. Pearson, Thirteen satires of Juvenal, Oxford, 1892, sec. hait.
partie, p. 62-63), ou en tant que «thème frivole ... , une espèce de plai-
- Présentation des personnages de cour. Elle semble peinte
santerie» (G. G. Ramsay,Juvenal and Persius, Harvard Univ. Press, ed.
comme la partie précédente du récit, par des touches apparemment
1979, p. LI), est la seule satire où Juvénal se soit clairement fixé pour
placides ; mais ensuite, chaque portrait sera parfois marqué de traits
but de faire rire, y compris de manière impudente, cruelle et mortifère.
ironiques; d'autres fois il sera marqué par de véritables coups de
Le rythme pulsatoire, fait de pauses et d'impulsions alternées, en font
fouets sanglants (76-122).
rien de moins qu'un chef-d'œuvre du genre.
- Finale. Les facéties du «mortifère» Catullus, du décrépit
Veiiento et du «bedonnant» Montanus portent le récit au comble du
1 - IVVEN. IV : «Le turbot» ridicule. Ridicule est le comité de ces «conseillers» convoqués
a) L'architecture de la satire d'urgence pour assister à cette absurde «leitourgeia». Parvenu à ce
point, le récit devrait être épuisé, éteint; mais le coup d'aile, la
L'initial ex abrupto sur Crispinus (personnage qui reviendra plus signature de l'artiste, sont apposés par Juvénal dans les cinq derniers
loin) est un «détonateur» quasiment occasionnel. Le récit se déploiera vers, entre la lumière aveuglante d'un formidable éclair et celle d'un
ensuite «par pression» progressive, jusqu'à exploser à nouveau dans le énorme bûcher sur lequel le calvus Nero brûlera éternellement dans le
truculent sanguine adhuc vivo terram subitura sacerdosdu v. 10. feu sacré de l' indignatio ; c'est là que seront finalement vengées les
- Détente passagère: sed nunc de factis levioribus (v. 11); animae inlustres d'un Lamia, d'un Helvidius Priscus. Le savant metteur
- mais la tension reprend par une deuxième attaque de en scène de ce truculent finale sait doser l'effet d'une manière incom-
Crispinus, qui dès lors implique également Domitien, tous deux étant parable: à l'inpune et vindice nullo de l'impuissance collective succède le
réunis par luxuria; le terme ennien Induperator, les verbes rudes (ructarit, Fatum avec l'insignifiante petite pierre qui disloquera le colosse: tel le
gluttisse), les paradoxes comme magni scurra Palatii, princ.eps equitum, poignard d'un cerdo épouvanté, plus puissant que toute justice,
pottût forfasse minoris / piscator quam piscis emi, sont autrement plus qu'elle soit humaine ou divine.
cinglants, plus «tonifiants», qu'un di~cours apparemment placide Ces cinq vers, apparemment privés de toute beauté formelle,
représentent pourtant le culmen et la quintessence de la «verve»
poétique de l'Aquinate.
1. SVET., Domit., X, 5. Martial loue Thrasea Paetus à deux reprises (I, 8, 1 et IV, 54, 7).
2. X, 35, 21 ; X, 38. b) La galerie des personnages de Cour
3. VI, 83; VII, 40. Cf. infra, p. 135, note 3.
- Le début centré sur Crispinus s'avère finalement n'être qu'un
4. VIII, 32, pour le frère d'Aretulla.
prétexte pour ,introduire Domitianus: judex morum (v. 12); Induperator
5. IVVEN., IV, 86-88 ; SVET., Domit., XI, 1 : Brat autem non so!um magnae,sed etiam ca!lidae
inopinataequesaevitiae
... , etc. (imitation amusante du solennel Ennius; 29); Flavius ultimus, calvus

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Emilio Rodriguez Almeida Martial-]11vénal: entre castigatio per risum et censura morum

Nero (37-38); son réseau d'espionnage (peut.:.être les frumentarii, dont Domitien, recueilli par SVET., Domit., III. 1); le portrait de Juvénal
ce serait la première mention: vv. 50-55); Atrides («Agamemnon», en s'achève sur une appréciation négative de son courage personnel:
rapport aux allusions faites à l'Albe royale, siège de la villa impé- «incapable de ramer à contre-courant et de sacrifier sa vie à la vérité»
riale; 65); son oreille dressée vers les séduisantes courtisanes (69-70); (90-91).
la terrem des amis les plus intimes (7 3-7 5 .et 86-88) ; tyran nus (86); - Acilius (MM. / AA. Glabriones pater et filius) : le juvenis indignus
dux magnus occupé à des inepties (144-149); son saevum imperium (152- mortis tam saevae (94-95) fut consul en 91, en même temps que Trajan,
153); ruisselant d'un sang resté sans vengeance, il meurt de la conju- et il mourut l'année suivante. Dion Cassius fait allusion à son
ration ourdie par un simple cerdo ( «mouche du coche», probable allu- humiliation dans l'arène de l'Albanum, où Domitien le cont.raignit à
sion à Stephanus, Domiti!lae procurator et interceptarum pecuniarum reus, un combat contre les lions qui est rapporté par Juvénal (100-101) à
SVET. Domit., XVII. 2: vv. 153-154). travers la périphrase ursi Numidae.
- Les patres : expectant exclusi aux portes de l' arx Albana de - Rubrius (Gallus), offensae veteris atque tacendae reus, improbior
l' «Agamemnon» flavien (64), bien qu'ils aient été convoqués d'ur- saturam scribente cynaedo (105-106); un scholiaste de Juvénal affirme
gence «comme s'il s'agissait d'un conseil de guerre» (145-149); puis, que son «crime à passer sous silence» était d'avoir corrompu une nièce
comme s'il s'agissait de laquais, ils seront appelés par un Liburnus ad de Domitien. La phrase nec melior vultu, quamvis ignobilis, indique que
admissiones (7 5-7 6) ; terrorisés par le caractère torve et perfide du tyran son prestige social était, en tout état de cause, minime.
(86-88); enfin, exire jubentur misso consilio, «une fois le conseil dissous,
on fait sortir ces Grands» : 144-145). - Montanus: planent encore des doutes quant à l'identification
de ce personnage. Étant donné que Juvénal fait allusion à sa
- Crispinus, l'égyptien, tout-puissant à la cour, marchand de
réputation Neronianis temporibus (vv. 136-137), on peut s'autoriser ~
faveurs impériales, extrêmement riche (sat. 1. 26-30; IV. 1-27);
croire qu'il s'agit là du personnage nommé par TACIT., Ann. XVI. 28,
incestus, corruptor VV. VV. (allusion probablement à l'une des sœurs
et connu comme «pamphlétiste», detestanda carmina factitans ; mais cet
Oculatae, condamnées à être ensevelies vivantes: 9-10); persona omni
auteur loue sa proba juventas; son nom de famille serait Curius. Juvénal
crimine foedior ( 14-15) ; bambocheur faisant parade de ses propres
le taxe de gulosus et d'excessif dans le luxus mensae, d'où le venter
richesses (15-27); scurra magni Palatii (31), mais princeps equitum (33).
abdomine tardus du v. 107. Pour d'autres, il pourrait s'agir de T. Julius
Aux vers 108-109 réapparaît, encore toute odorante de parfums,
Montanus, consul suffect de 81.
quantum non redolent duo funera, l'une des rares expressions véritable-
ment spirituelles de Juvénal, sûrement empruntée à MART., III. 12. - Pompeius: le P. Silvanus de TACIT., Rist. Il. 86 ? Si Juvénal
Martial, comme pour d'autres personnages, use à son égard d'un l'accuse (v. 110) de «trancher la gotge avec un simple chuchotis», son
langage plus déférent ; son origine égyptienne apparaît pratiquement «coup de rasoir» à lui n'est pas moins féroce (il est, en tout cas,
comme une qualité: tua Memphis (MART., VII. 9. 2); il le présente extrêmement efficace comme élément descriptif).
comme recherché et élégant (MART., VIII. 48). - Fuscus (Cornelius): le passage le concernant constitue l'un des
- Pegasus, praefectus urbi probablement d'origine affranchie; sa sarcasmes les plus atroces de Juvénal, un sarcasme qui sent la «profa-
charge est indiquée sur un mode comique par l'expression vilicus urbis nation de cadavre». Les louan,ges de Tacite (Rist. II. 86) et de Martial
attonitae, équivalent de «chef gardien de troupeau urbain abruti par (VI. 7 6) rachètent suffisamment la mémoire de ce personnage bizarre
la servilité» (77) ; mais il est également optimus atque sanctissimus legum et intempestif. Alors qu'il était tombé en 86 à la tête de ses troupes
interpres, administrant la justice manu inermi dans ces dira tempora dans la vallée du Timis, en Dacie, après que Domitien, rentré à Rome,
(77-81). De son activité de juriste on relèvera des traces dans les lui avait laissé le commandement, Martial lui consacra deux ans plus
Institutiones (II. 23. 5) et dans le Digeste (1. 2. 24). tard le chant funèbre destiné à être inscrit (sur place) dans le céno-
- Crispus (C. Vibius), jucundus et mitis senex (81 sqq.; STAT., taphe. Tacite admire son engagement guerrier plein de témérité, non
fragm. belli German. : Nestorei mitis prudentia Crispi; QVINTIL., Inst. X. tam praemiis periculorum quam ipsis periculis laetus ; pro certis et olim partis,
1, le définit comme un avocat compétent dans les causes privées, mais nova, ambigua, ancipitia malebat.
beaucoup moins habile dans les causes publiques ; le jugement de . - Catullus, Veiiento: comme chezJuvénal, tous deux sont réunis
TACIT., Rist., Il. 10, est en revanche négatif:pecunia, potentia, ingenio par Pline comme deux dangereux intrigants sans scrupules, «imper-
inter claros magis quam inter bonos; auteur d'un mot d'esprit* sur méables à la pudeut et incapables de rougir» (PLIN., epist. IV. 22. 5
et IX. 13). Le premier, mortiferus, dirus a ponte satelles, etc., est dépeint
*En français dans le texte (N. d. T.}. par Juvénal (vv. 113-118) sous le jour le plus noir, comme un

130 131
i i

Emilio Rodrfguez Almeida Martial-j11vénal: entre castigatio per risum et censura morum

personnage parfaitement adapté à ces «temps malheureux» ; son nom supplique VII. 99 1 rappelle fortement Juvénal VII. 92, lui donnant
complet est L. Valerius Catullus Messalinus, et la caricature que fait ainsi raison, en échangeant simplement un courtisan (Paris, tombé
Juvénal de sa cécité mélangée à sa soif d'aduler le tyran est un beau ensuite en disgrâce, puis assassiné) 2 par un autre (Crispinus): il s'agit
portrait de la plus répugnante c'ourtisanerie. - Fabricius Veiiento de parvenir avec ses propres vers, et dans des circonstances favorables,
(TACIT., Ann. XIV. 50) réapparaît également en IV. 185 comme un in sacras Caesaris aures. Et nous sommes à la fin de l'an 92. Il y
personnage hautain et distant, et en VCTB comme un vieillard décré- reviendra dans une épigramme de 93. Ici encore, on trouvera une
pit et repoussant. confirmation des indications apportées par Juvénal, mais, cette fois,
Voilà, formé sans doute de nombreux autres personnages ce vues «à l'envers». Juvénal ne dépeint-il pas Crispinus comme couvert
qu'était, aux yeux de Juvénal, le concilium principis, la «crème» d~ la de bagues, corpme ruisselant de parfums «suffisants pdur deux
politique et du pouvoir sous le dernier des Flaviens. funérailles», ou comme réclamant l' abolla sur les bras, afin que l<rs
Mais quelle vision Martial a-t-il sur ce point ? bagues brillent davantage, vêtu en pourpre de Tyr ? Or, Martial fait
de I'abolla pourpre un signum du personnage lui-même, une res quae
On trouve bien peu d'échos chez lui de cette misérable galerie
clamat dominum 3 ! Par conséquent, Crispinus ne figure plus, dans les
de «caricatures du Pouvoir». En lisant l'ibérique, on ne trouve pas
relations de Martial, au-dessus de Sigerus4, bien qu'il soit plus éloigné
trace de Fabricius Veiiento, de Catullus Messalinus, de Montanus de que Parthenius (lui aussi a cubiculo Domitiani comme Sigerus5), futur
Pompeius Silvanus, de Rubrius Gallus, des Glabriones, de Pegas~s ...
conspirateur associé à Stephanus Domitillae.
Mais .on ne peut pas dire non plus que Martial ne fréquente pas les
«hautes sphères» de la politique: il ne fait pas l'ombre d'un doute que A propos de ce personnage, j'ai déjà fait allusion 6 au fait qu'il
1
1 ' quelqu'.un comme lui était introduit à la cour dès l'époque de s'agit là, très vraisemblablement, du même Stephanus que celui qui
Vespasien 1 . Quelqu'un comme lui, qui connaissait Nerva comme ami possédait des balnea dans le Quirinal, près de la maison de MartiaF; et
i
et conseiller littéraire de Néron 2 , qui approchait le toulousain le Quirinal n'étant auu-e que la résidence des Flaviens, on peut ainsi
Antonius Primus, général de Vespasien 3 ; quelqu'un qui fréquentait présumer qu'il ait un rapport avec eux. Par ailleurs, sa condition de
i
1 1
l~s Curvii /ratres, les Domitii Lucanus et Tullus, leurs maisons et leurs procurator et (si l'hypothèse précédente est correcte) de conductor ou de
villas 4 ; comment quelqu'un qui avait entre autres pour amis des dominus balnearum, le situent dans la catégorie des tenuiores, dans celle
consuls comme C. Valerius Festus Quirinalis5, Sex. Julius Frontinus6 des cerdones ; c'est pourquoi, connaissant sa participation directe au
Silius Italicus 7 ou Arruntius Stella, intime de Domitien 8 , pouvait-il n; complot contre Domitien et à son assassinat 8 , l'identifier au cerdo du
pas connaître les «types» caricaturés par Juvénal ? Des types dont vers juvénalien «pour qui Domitien était devenu redoutable»,
seulement deux seront mentionnés par Martial et, ce n'est pas un apparaît dès lors comme une conjecture des plus raisonnables.
hasard, sous un jour totalement différent. L'autre personnage de la liste de Juvénal que Martial semble
connaître n'est autre que Cornelius Fuscus, praefectus praetorio de
Avec Crispinus l'égyptien, Martial n'est pas dans un rapport
Domitien, et camarade de l'empereur dans la campagne de Dacie de
d'amitié intime, mais plutôt en situation de devoir de respect. La
l'an 86. Nommé à la tête de l'expédition à la fin de l'été, c'est-à-dire
après le retour à Rome de l'empereur, il fut battu et mourut pendant
l; Différents i~dices militent en faveur de cette _thèse. Ils vont de la composition par Martial
d apophoreta (c est seulement à propos de Vespasien que nous savons qu'il en faisait usage dans
les banquets; SVET., Vespas., XIX. 3) à la publication à Rome (et les Romains n'auraient 1. Il s'agit d'introduire auprès de Domitien le livre VII des épigrammes.
j~m~is toléré qu'un poète extrême1;1ent populaire puisse plagier les hisroires d'autrui) 2. SVET., Domit., III. 2 et X. 2.
d ép,1grammes concernant (sur le témoignage de SVET., Vespas., XX. 1) le premier empereur
flav1en. 3. VIII. 48 ; Crispinus avait confié à quelqu'un (qui, par la suite, s'était défilé en l'embarquant
2. VII. 70; IX. 26; etc. avec lui) la fameuse aboi/a Tyria (de pourpre), que le personnage arborait un peu partout.
3. IX. 99; X. 23. 4. IV. 78. 8 (comparé à Parthenius quant à son «influence» à la cour). Un autel de marbre
d'élégante facture, trouvé en 1940 sur la via Praenestina(BC, 67, 1940, p. 189), aujourd'hui
4. 1. 36 ; III. 20. 17 ; VIII. 75. 15 ; IX. 51. 2 ; etc.
aux Musées Capirolins, semble dédié à la femme de Sigerus. Sur ce personnage, cf. également
5. 1. 78. DION CASS., LXVII. 15 et TERTVL., Apol., 35.
6. X. 48. 20 ; X. 58. 1. 5. IV. 45 et 78; V. 6; VIII. 28; IX. 49. 3 et 10; XI. 1; XII. 11.
7. IV. 14 ; VI. 64. 10 ; VII. 63 ; etc.
6. E. Rodr{guez-Almeida, Alc11nenot11leSIi! Q11irinaledi epocadomizianea,in BC, 91, 1986,
8. Lui aussi ami intime (et probablement «disciple») de Martial lui-même • son cénacle p. 49 sqq.
poétique était l'un des plus actifs de Rome ; Stace le fréquentait et composa (co:Ume Martial)
l'epithalamion pour ses no.ces avec Violentilla. MART., 1. 7 ; 1. 44 ; 1. 61 ; IV. 6. 5 ; V. 11 et 7. XI. 52. 4; XIV. 60. 2.
12 et 59; etc.; STAT., stlv., 1. 2. 8. SVET., Domit., XVII. 1 et 5.

132 133
1
Emilio RodrlguezAlmeida Martial-]11vénal: entre castigatio per risum et censura morum

la bataille de la vallée du Timis 1• Deux ans plus tard, les victoires de pour les prétextes les plus variés, pour être en mesure de comprendre
Tettius Julianus conduisent à une paix provisoire, à la récupération ce que valent chez Martial les louanges d'Arria ou de Thrasea Paetus 1 :
du territoire du Timis, et à l'érection d'un cénotaphe à Fuscus. Les semblables louanges avaient coûté la vie à Iunius Rusticus 2 • Ne
vers qui devront être gravés sur le monument sont commandités à parlons pas de son ~ntercession réitérée en faveur d',exilé~ politiques,
Martial qui s'acquittera de sa tâche avec, ~peut-être, une certaine rel le père de Claudms Etruscus3, ou en faveur du frere d Aretulla 4 .
«asepsie», mais incontestablement avec une gravitas et une dulcedo qui
Voilà, de manière plus ou moins synthétique, en quoi consiste
font clairement écho à l'élégiaque Properce 2 •
la différence de vision de deux poètes concernant leur propre société,
Pour le reste, Martial expose sa position d'épigrammatiste à alors même qu'ils sont contemporains et liés intimement l'un à l'autre
travers une déclaration d'intention initiale 3 qui ne laisse planer aucun - pas seulement par les liens d'une profession littéraire commune,
doute : «Les hommes de bien, qu'ils soient de haute ou de basse mais également par une étroite amitié à propos de laquelle nous
condition, ne pourront, je l'espère, trouver dans mes vers de motif de possédons des documents. Les historiens peuvent se faire des idées
se plaindre : mes jeux de mots ne toucheront l'honneur de personne en absolument différentes de la société flavienne selon qu'ils prêtent
particulier. Que les interprètes malicieux, qui voudraient mettre des plus ou moins foi à l'une ou à l'autre de 'ces versions. Les socio-
noms de personnes sur mes caricatures des vices se tiennent éloignés : psychologues, les «comportementalistes de masse», etc., auraient assez
inprobe facit, qui in alieno libro ingeniosus est». Il est encore plus clair de matière pour disserter sur le fait de savoir lequel de ces deux
et explicite, en VII. 12 (adressé à un ami influent de Domitien, un «miroirs» s'avère le plus fidèle, le plus véridique. Quant à nous, nous
Faustinus guère mieux connu) : «Mes vers épargneront même ceux nous abstiendrons d'une analyse qui serait certaine-ment «partisane»,
que j'ai le droit de haïr: je ne veux pas devenir célèbre sur la peau pour nous limiter à étendre notre «double vision» à un autre champ :
d'autrui. À quoi bon une réputation imprégnée de sang, trempant celui de la «communauté» qui peut exister entre les poètes de la
dans le poison ? Mes badinages sont innocents : je le jure par le génie Rome Domitienne. Si la Politique ou le Pouvoir sont en mesure
de la Renommée, par le chœur des Muses, par tes oreilles, lecteur, toi de diviser (et divisent, de fait) tant d'amis, est-il possible que la
qui es pour moi la véritable divinité inspiratrice !». profession commune ne réussisse pas à les réunir en une vision, qui, si
Les détracteurs de Martial susurrent: «Mais ce n'est qu'un vil elle n'est pas parfaitement concordante, puisse néanmoins suffisam-
adulateur du pouvoir». Nous n'irons pas, dès lors, perdre notre temps ment converger ?
à souligner combien, face à ce malin calvus Nero, imprévisiblement
dangereux même pour ses amis les plus intimes (selon les termes 2 - IVVEN. VII : «Litteratorum egestas»
mêmes de Juvénal), Martial ne craint pas de plaisanter sur les Déclarons tout d'abord que, la satire traitant de tous les types
calvities 4 : pourtant il ne pouvait ignorer que l'empereur considérait
d'activités littéraires, nous nous limiterons à la première des caté-
ce type de plaisanterie comme une offense personnelle, quelle que fût gories concernées: celle des poètes5, et ce, pour d'évidentes raisons de
la personne à qui elle était adressée. Il n'est qu'à consulter la longue brièveté.
liste de Suétone où défilent les victimes tombées sous le fer du tyran
Parlons en premier lieu de l'intention ou du but poursuivi par
1. SVET., Domit., VI. 1.
la satire, et du ton sur lequel ce but semble s'exprimer. Il est cu~ieux
2. VII. 76 : Ille sacri lateris custosMartisque togati,
que l'expression initiale et spes et ratio studiorum in Caesare tantum ait été
creditacui summi castrafuere ducis, prise à la lettre, au point qu'on ait presque toujours voulu voir en
Hic situs est Fuscus;licet hoc, Fortuna,fateri: Caesar l'un des successeurs de Domitien. Il n'y a, croyons-nous, aucun
Non timet hostilesjam lapis iste minas.
Grandejugum domita Dacus cervicerecepit
Et famulum victrix possidetumbra nemtts.
1. 1. 13. 1 ; IV. 54. 7 ; comparer à SVET., Domit., X.
Le dernier vers fait écho à PROPERT., 1. 18. 2 : ... et vacuttmZephyri possidetattra nemtts.- Il
faut par ailleurs noter comment, de manière quasi inconsciente, Martial est tenté de justifier 2. SVET., Domit., X. 5.
Domitien qui, de par ses engagements de magistrat (Mars, certainement, mais togattts !) fit 3. La commémoration de la révocation de l'exil apparaît en VI. 83 et advint, par conséquent,
porter le poids de la guerre, à la fin de l'été 86, sur les épaules de son praefectuspraetorio. {! ne en l'année 90. Le pauvre vieillard mourut cependant dans les bras de son fils l'année sui!ante ..
autre subtilité du poète (c'est là son style) est de comprendre, dans le concept de castra credtta, Martial (VIII. 40) composa l'émouvant chant funèbre en son honneur. Stace composa lm aussi
la double charge de confiance : d'un côté, la charge, à Rome, des castra praetoria (praesidium (silv., III. 3) une interminable consolatioad ClattdittmEtrttscttmde mortepatris (de 216 vers !).
11rbiset garde impériale tout à la fois) et, en campagne, la direction des opérations. 4. VIII. 32. Au vers 7 le lieu d'exil est indiqué : la Sardaigne.
3. I, introd., écrite pour une seconde édition du livre, probablement de l'année 88.
5. Suivent, dans l'ordre, les historiens (v. 98-104), les avocats ou avoués (106-149), les maîtres
4. V. 49, par exemple. de rhétorique (150-214), et, enfin, les grammairiens (215-243).

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Emilio RodriguezAlmeida Martial-Juvénal : entre castigatio per risum et censura morum

doute sur le fait que la phrase soit un sarcasmè tout à fait évident et Pourtant, dans cette désolante vision de la condition du poète,
propre à la situation vécue par les poètes de l'époque domitienne, Juvénal se prévaut de bien peu d'exemples concrets, de ceux capables
dont l'unique spes et ratio (c'est-à-dire l'unique «chemin vers le d'illuminer (mieux que tout principe abstrait) la «morale de la fable».
succès») ne sont autres que les initiatives de Domitien : les Quinquatria Tout juste un Rubrenus Lappa, dans l'incapacité de faire des vers
Minervae de l'Albanum 1 et, surtout, le certametLCapitolinum romain 2 • Le d'une grande inspiration, retrouvant «ses livres sous séquestre, ainsi
patriciat a oublié Mécène depuis bien longtemps: «Aujourd'hui, même que son manteau» 1 ; tout juste un tenuis Saleius, un Serranus, qui
plutôt que de favoriser les poètes, le patricien se fait lui-même passer doivent «se nourrir de pure gloire» 2 , alors qu'un Luca.nus «dort dans
pour un grand poète (vv. 36-38), au risque de te fermer le chemin» ; ses jardins décorés d'œuvres d'art» 3 • Mais pourquoi parler d'un
et «au maximum de son mécénat, il te prêtera une salle (avec la Rubrenus Lappa, d'un Serranus ou d'un Saleius ? Stace lui-même
"claque", cathedrae, subsellia, le tout reportandum) pour une lecture n'a-t-il pas mis toute la cité en émoi avec la simple annonce de la
publique payante». La scène exposée rappelle de trop près ces sortie de sa Thébaïde? Pourtant, «il aèvera de faim s'il ne vend pas au
Frontonis platani convulsa_quemarmora du début de la sat. I, pour ne pas pantomime Paris sa tragédie inédite Agave» 4 ; car, de nos jours, «seul le
penser que ces lectures publiques sont une des «idées fixes» de pouvoir donne à manger et assure le futur». Les «poètes de repré-
JuvénaP. Il reconnaît en effet sa propre condition dans cette espèce sentation» sont toujours à la recherche d'un Maecenas, d'un Lentulus,
de «maladie sociale», ce scribendi cacohetes que «macèrent nos âmes d'un Aurelius Cotta, toujours disposés à n'importe quel sacrifice; mais
malades» 4 . Cependant, si Perse exposait déjà en son temps cette dolosi en vain!
spes nummi qui faisait prospérer corvos poetas et poetridas picas5, pour On en vient alors à se demander: «Mais ici, où est donc le rire
Juvénal il s'agit maintenant d'une condition, obsédante; il imagine le ou, du moins, le sourire de Juvénal poète, à propos de la profession?».
vates egregiusqui nihil feriat triviali moneta6 ; mais il comprend également La réponse est des plus simples: il n'existe pas. Le «sense of humour»
avec envie, et même avec une rancune mal dissimulée, que c'est là une n'a pas lieu: Juvénal est terriblement sérieux sur ce point. On peut
condition privilégiée que seul un satur Horatius peut s'autoriser 7 : rire de l'historien «qui n'a pratiquement pas commencé, et qui est déjà
«Euhoe» est quelque chose qu'on ne peut prononcer que le ventre parvenu à la page 1 000»5 ; le petit avocat qui rêve de voir sa «statue
plein ! Même Virgile aurait complètement manqué d'inspiration sans équestre en bronze dans le vestibule de sa demeure, le représentant
son Alexis et sa domus Maecenatiana de l'Esquilin 8 ! «De nos jours, où juché sur un indomptable destrier, la lance en arrêt et menaçante» 6
sont donc les Maecenates ?».
peut être d'un certain comique; de même que peut paraître comique
la position du rhéteur aussi désespéré face à la classe ennuyée qu'il est
mal à l'aise face à des parents pingres et si peu reconnaissants 7 • Mais
1. SVET., Domit., IV. 11 : Celebrabat et in Albano quotannis Quinquatria Minervae .. . , superque
oratorum ac poetam,n certamina. républicain. Cf. E. Rodrfguez-Almeida, Qualche osservazione sulle "Esquiliae" ... , in L'Urbs,
2. SVET., Domit., IV. 8 : lnstituit et quinquennale certamen Capitolino Jovi trip/ex. Il y avait des espaceurbain et histoire, Collection de !'École Française de Rome, 108, 1987, p. 415-428.
compétitions de musique, de gymnastique et d'équitation, mais, ajoute Suétone, on célébrait 1. IVVEN., VII, 71-73.
également un concours de prose grecque et latine.
2. IVVEN., VII. 80-81: ... gloria quantalibet quid erit, si gloria tantum est?
3. IVVEN., I. 12-14. Le scholiaste de Juvénal précise que le poète fait référence à la domus
Horatiana, dans le cadre de la maison et des jardins de Mécène; le Fronton dont il est question 3. L'expression est communément interprétée comme renvoyant à un Lucain vivant, riche,
ici n'est autre que M. Cornelius Fronto, maître et ami de Marc Aurèle, qui, dans une lettre à jouisseur, alors qu'il est évident que le dormiat, .. in hortis marmoreisfait référence à la rombe de
l'empereur, parle de cette propriété en disant «dans mes jardins mécéniens», en référence marbre du poète au milieu des jardins des Anneaei (cf. les Senecae praedivitis horti cités par
précisément au souvenir du poète Horace (FRONTO, Ad M. Caes. et invicem, I. 8). Juvénal en X. 15-18). Le sens complet est : «Elle convient aussi, la gloire après la mort,
comme pour Lucain; mais à condition que l'on puisse déjà en jouir pendant la vie, comme ce
4. VII. 51-52. fut son cas».
5. PERS., prolog., 12-14. 4. Le fait que ce soit un pantomime qui l'achète indique que !'Agave avait été composée pour le
6. IVVEN. VII. 55. - Il n'est pas certain que Juvénal pense à un poète existant réellement théâtre à sujet dionysiaque (peut-être une imitation des Bacchantes d'Euripide ?).
mais, si c'était le cas, il pourrait faire référence à Silius Italicus, consulaire et poète célèbre, 5. VII. 100.
tant admiré par Martial.
6. VII. 125 sq. : .. .huius enim stat currus aeneus, alti / quadriiuges in vestibulis atque _ipseferoci I
7. Il fait référence à !'Horace des carmina (in concreto,II, 19. 5, poème bachique: l'exclamation bellatore sedens curvatum hastile minatur / et statua meditatur proelia lusca... Plus simplement,
est typique du culte dionysiaque). MART., IX. 68. 5-6 : ... tam grave percussis incttdibus aera resultant / causidicum medio cum /aber
8. IVVEN., VII. 69-71. Pour le tollerabile hosj,itium, cf. SVET., de poet., vita Virgilii; aptat equo... i
... habuitqtte domum Romae Esquiliis juxta hortos Maecenatianos. La demeure, comme celle 7. VII. 150 sq. Dans le cadre amusant du désespoir du rhéteur pour une profession peu
d'Horace, et probablement celle de Properce, constituait une des «dépendances» de la demeure gratifiante, ressort également l'allusion à Quintilien, une allusion dure, irrévérencieuse,. et
de Mécène lui-même, et elle devait se situer très certainement à la limite intérieure du mur même malveillante : «Il est tout, et il sait tout faire : ayant de la chance, il est beau et malm,

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Emilio Rodrfguez Almeida
Martial-Juvénal: entre castigatio per risum et censura morum

pour le poète, c'est exclu: gare à qui pourrait même en sourire ! Ou ou à l'égard des contemporains (ce qui est beaucoup plus
bien l'on s'attendrit de manière fugace sur la disgrâce de Cordus1, ou remarquable). Le synopsis suivant donnera une idée suffisamment
bien, au pire, l'on est légèrement ironique quant à la prolifération des nette à cet égard :
«poètes de représentation» 2 • Mais la profession doit être prise
extrêmement au sérieux, rnême si, en dehors des classiques Horace ou LES POÈTES CITÉS PAR MARTIAL
Virgile, le seul poète ultérieur cité avec admiration est le napolitain
Stace. Pas même Perse ou Martial ne méritent une brève allusion. Classiques Moins connus ou inconnus
Tout en vivant les mêmes expériences de restriction économique P. Virgilius Maro 1 26 1
et de frustration que celles décrites par Juvénal, Martial adopte une C. Valerius Catulus 1 21 1
toute autre attitude. Mais, avant tout, Martial est convaincu de sa
propre immortalité poétique, et c'est là un avantage primordial3. On Domitius Marsus 1 8 1
ne vit pas seulement de gloü-e, mais on doit la rechercher pour elle- P. Ovidius Naso 7
même, et l'argent ne vient qu'après, car le decus datum poetae viventi et 1 7 1Canius Rufus, Gaditanus
sentienti n'est l'orgueil que des élus. Après ça, au diable si c'est Ti. Silius Italicus 6
1 6 1 Castricus
l'éditeur qui doit en tirer tout le profit : il suffira simplement que
Q. Horatius Flaccus 5
Vienne en Gaule, ou les centurions des avant-postes britanniques, M. Annaeus Lucanus 1 5 1
chantent ses vers 4 : non nihil ergo sumus ! À partir de là, on pourra Albius Tibullus 4
toujours sourire des plagiaires 5 , des acheteurs de vers 6 , des lecteurs Homerus 4
publics invétérés 7 , des versificateurs intempestifs 8 et des versificateurs Albinovanus Pedo 4
«tout court»9 ; des critiques et des insatisfaits 10 , et même, le cas Menander 3
L. Varius Rufus 3
échéant 11 , de son œuvre propre. Finalement, c'est de l'infinie variété
Sappho 2
du ridicule- humain qui existe chez les poètes comme dans n'importe Callimachus 2
quelle profession, qu'elle soit littéraü-e ou pas, qu'on pourra sourire. Sex. Aurelius Propertius 2
Pareille attitude face à sa profession permet à Martial de montrer C. Lucilius 2
une ampleur de vue énorme, que ce soit à l'égard des poètes du passé, Turnus 2
D. Iunius luvenalis 2
Sulpicia Caleni 2
2 Catus
et donc de noble naissance jusqu'à chausser le croissant du sénateur ; il a tellement de chance 2 Collinus
que même enroué il chanterait très bien. Oh, les astres ! Si la Fortune le veut, de rhéteur il 2 Flaccus, Paravinus
peut devenir consul, ou inversement !». ~

Pindarus 1
1. III. 203-211, une des pages les plus tendres de l'Aquinate, où l'on entrevoit ce poète Sotades 1
«horatien» qu'il aurait voulu être. - De IVVEN., I. 1-2, nous apprenons que Cordus était Elephantis 1
l'auteur d'un poème ayant pour titre Theseis, qu'il avait lu plusieurs fois (totiens) en public -
suscitant évidemment les applaudissements. Ennius 1
1
M. Pacuvius 1
2. III. 8-9 : .. .ac mille periculasaevae/ urbis et Augusto recitantesmensepoetas... ?
L. Accius 1
3. MART., I. 1 et 61 ; XI. 1 ; etc. Phaedrus 1 1 l 1

4. XI. 3 ; VII. 88. Helvius Cinna 1 1

5. Le prototype n'est autre que le Fidentinus du livre I, épigr. 29, 38, 52, 53, 72 et 73. Cn. Corne!. Lent. Getulicus 1
:1,',
6. Il. 20. C. Cornelius Gallus 1 ;' 1

A. Persius Flaccus 1
7.IV.41.
1 Palaemon
8. IX. 89. 1 Scaevus Memor
9. En français dans le texte (N. d. T.}. Comme le Theodorus de V. 73 et, surtout, de XI. 93: 1 Cerrinius
«Demeure des Muses, la maison de Théodore le poète est en train de brûler. Est-ce bien là ce 1 Varro
que souhaitent les Muses ainsi que toi, Phoebus ? Ô forfait épouvantable des dieux ... , que le 1 Unicus
poétastre lui-même n'ait pas brûlé avec sa maison !». 1 Brurtianus
10. I. 91 et 110 ; II. 8. 7-8 ; etc. 1 Iulius Rufus
11. I. 45, 76, 93 et 117-118. 1 Mussetius
i:

138
139
Emilio RodriguezAlmeida Martial-Juvénal : entre castigatio per risum et censura morum

De la lecture de ce synopsis on pourra tirer nombre de consi- apparaît un mégalomane se targuant du titre de censor perpetuus,
dérations utiles que cependant nous ne développerons pas ici : ainsi, la personnage pharisien et raffiné en cruauté, Juvénal se met à son tour à
correspondance ou la non-correspondance entre la dépendance (ou la place du censeur des mœurs afin de tout marquer de son fer rouge.
«descendance») littéraire et stylistique, et la fréquence des citations. Pas un mot de compassion, pas un sourire compréhensif pour la stu-
---~S-i, par exemple,_Mar.tiaLdépen~tellement~d'Ov-ide sur le plan sty- pidité humaine ; mais seulement un bûcher pour toute son arrogance.
listique 1, comment se fait-il alors que les citations directes ne Il ne sait pas sourire, et lorsqu'il tente de le faire, son sourire se
soient qu'au nombre de 7, comparées aux 26 de Virgile ou aux 21 de transforme en un rictus sardonique ou sadique. Son incapacité à sourire
Catulle ? Et comment se fait-il que résonne beaucoup plus chez n'est, finalement, rien d'autre que son incapacité à aimer.
Martial («provoquant», «lascif», etc.) !'Ovide des Tristia ou des lettres Martial est doté d'un œil vif et attentif conforté par une âme
ex Ponto que celui des Amores ? Ou encore : comment est-il possible généreuse, tendre et tolérante. On le considère trop facilement comme
que dans une liste aussi généreuse et aussi nourrie, particulièrement quelqu'un qui serait plus brillant que talentueux, plus grivois que
riche en poètes inconnus, on ne trouve aucune mention de ce Stace candi dus, plus servile adulateur qu'homme de son temps. Il n'en
tant admiré par Juvénal2 ? demeure pas moins que dans ces dira tempora (pour teprendre Juvénal),
La double liste des poètes «consacrés» et des poète~ «moins et parmi tous ces complices opportunistes, tous ces personnages
connus» met en évidence, en tout état de cause, deux choses par- pusillanimes et muets, et tous ces Catons tardifs1, Martial n'est pas
ticulièrement importantes. D'un côté, la vaste culture poétique de seulement l'un des meilleuts témoins de sa cité et de la société fla-
Martial, que ce soit dans le domaine grec ou dans le domaine latin: une vienne, mais il est également une âme pure, capable de célébrer avec
trentaine de noms dans une œuvre n'ayant aucune finalité didactique joie, de jouir sans remords et sans fausse culpabilité, capable fina-
représentent sans conteste un chiffre énorme, surtout si l'on ptend en lement d'abandonner sans regret (pour retourner dans sa patrie) une
compte aussi bien Homère et Virgile que Sotades et Sulpicia Caleni. société qui, au prix de la pauvreté du poète, lui avait donné cette
La deuxième chose à noter vient encore d'une compataison avec seule gloire qui ne suffisait pas à Juvénal. Mieux encore peut-être que
Juvénal : comparée aux deux ou trois poètes contemporains repérables la hatgneuse satire juvénalienne, la microsatire de l'épigramme mat-
chez l'Aquinate, la liste des poètes peu connus ou parfaitement tialienne castigat ridendo mores, et pour cela nous lui devons toute
inconnus présente chez Martial est étonnamment nourrie - ce qui notre gratitude.
apparaîtra comme d'autant plus remarquable que l'on doit tenir
compte de ces rivalités, de ces «rixes». et de ces jalousies corporatistes Emilio R0DRIGUEZ ALMEIDA
qui faisaient le tourment d'Horace 3 • Une liste aussi riche fait honneur (Rome)
au poète ibérique, à sa magnanimité, comme à sa veine amicale à la fois Traduit de l'italien par Charles Alunai
sincère et pérenne.
Je terminerai en revenant au titre de ma communication: Juvénal
et Martial représentent, jusque dans l'affinité personnelle et dans
l'amitié qui a pu les lier, deux visions quasiment opposées de l'ironie,
de l' «humour», et finalement du rire. Dans ces dira tempora, où

1. La liste des «emprunts», des renvois, des affinités de style et de versification est très longue.
Quelques exemples suffiront. Cf. OVID., Fasti, III. 192 et MART., I. 85. 2 ; I. 116.
2 ; XI. 29. 6 (avec le précédent, pour les deux, de TIBVLL., I. 1. 2) ; OVID., Trist., I. 5. 1 et
IV. 5. 1 ; Ex P., IV. 13. 1 (à comparer avec MART., I. 15. 1) ; OVID., Trist., I. 5. 72
(cf. MART., III. 46. 6); OVID., Trist., II. 1. 1 et MART., Il. 22. 1; etc.
2. Tout a désormais été écrit sur cette question, jusqu'à nier l'évidence : que tous deux
s'ignorent mutuellement de façon tout à fait systématique, et de propos absolument délibéré,
étant donné (en particulier, mais pas uniquement) qu'ils composent simultanément sur des
thèmes de commande (en étant payés, ainsi, par le commanditaire). Cf. à cet égard la position
de M. Citroni, Motivi di polemica !etteraria in Marziale, in DArch, 2, 3, 1968, p. 259 sqq., et la
position paradoxale de F. Delarue, Stace et ses contemporains,in Latomus, 33, 1974, p. 536 sqq. 1. Y compris, naturellement, Silius Italicus, Pline le Jeune et Tacite. Les attitudes de ces deux
3. Bpist., Il. 2. 102 : ... mu/ta faro ut p!acem genus irritabil~ vatttm, ainsi que toute la description derniers semblent par ailleurs empruntées à la devise juvénalienne du finale de la sat. I : «Dal
amusante qui précède, concernant la susceptibilité et la vanité des poètes de l'époque. al morto !»

140 141
Le comique d' Aèhille Tatius
et les réalités de l'époque impériale

Deux jeunes gens d'une beauté extraordinaire, et qui possèdent


au plus haut degré toutes les qualités, tombent amoureux l'un de
l'autre. Bientôt, le sort s'oppose à leur bonheur et s'acharne sur eux.
Il leur inf).ige une longue série de malheurs et d'épreuves. Mais ils les
traversent et finissent par être heureux ensemble : voilà le schéma I'
traditionnel des romans grecs, tel qu'il peut être décrit d'après les cinq
œuvres que nous possédons en entier. L'infortune y occupe une place
centrale qui paraît impliquer la prédominance du pathétique et ex-
clure le rire. De fait, à la différence des Français, les Grecs n'ont pas eu
leur Roman comique. Mais n'ont-il pas mis parfois du comique dans
leurs romans ? La question se pose au sujet d'Achille Tatius. Non que
son roman suscite chez le lecteur une hilarité permanente, mais ce
dernier a parfois l'impression que le récit, tout en le respectant dans
ses grandes lignes, se trouve en porte à faux par rapport au modèle
romanesque traditionnel. Il soupçonne alors que le romancier ne prend
pas tout à fait au sérieux l'histoire qu'il raconte, et qu'il y introduit de
l'ironie. Dans quel but ? Pour la plupart des critiques 1 , il cherche à
ridiculiser les conventions du genre dont il affecte de jouer le jeu pour
le miner de l'intérieur. Selon l'expression de G. Anderson 2 , il se livre à
un «sabotage» littéraire conscient et constant. Faut-il donc définir son
comique comme destructeur et le limiter à la sphère de la littérature ?
Ne comporte-t-il pas aussi une part de réalisme révélatrice de certains
aspects de la vie à l'époque impériale ? Pour le démontrer, il convient
d'abord d'analyser certains choix opérés par l'auteur sur le plan dra-
matique, et qui rendent possible le comique. Ces choix lui permettent
de mettre en scène des situations qui donnent une image du monde

1. Pour un bilan de leurs jugements, voir G. Anderson, ErosSophistes.Ancient Novelistsat Play,


American Classical Studies 9, Chico, Scholars Press, 1982, p. 117, n. 1.
2. Op. cit., p. 23.

143
Alain Billault
Le comique d'Achille Tatius

sous le Haut-Empire. Et si celle-ci naît du comique, il n'est pas sûr


que la drôlerie soit sa couleur dominante. à leur infortune: à Éphèse, pour faire la preuve de sa virginité,
Leucippé se soumet au jugement de la syrinx (VIII, 6 sqq.), tandis que
. Dans les romans grecs, la naissance de l'amour est l'événement Mélité affronte l'eau du Styx pour prouver qu'elle est restée fidèle à
capital d'où, tous les_autres ?éco~lent. ,Elle prend la fot"me d'un coup son époux (VIII, 11 sqq.). On peut se demander pourquoi Achille
-----------'-'e-foudt€l-0u-la-t.:1a-s-s10n---at-temt-d-emb-le-e-:7e·t-u·-n·
.t' , e· 101s
c ·
pour toutes, son Tatius aime ainsi à faire se reproduire certains événements. Mais le
l
P ;1s haut de~r_é ;~ez les_ deu:' protagonistes. Achille Tatius met en résultat de cette tendance n'est pas douteux: elle ajoute des rebon-
s~ene ~~tte pe~1peti~, mais 1~1 apporte une importante modification : dissements au récit et crée la possibilité d'un comique de répétition.
des
l , · 11la voit,, Clttophon s enflamme pour Leucippé (I , 4 . 2-5) , mais·
qu On le voit bien lorsque Leucippé meurt et ressuscite deux fois (III, 15
a rec1proque n_est pas vraie. Il faut attendre la seconde partie du et 17 sqq.; V, 7 et 18 sqq.) sous les yeux de Clitophon à qui la nou-
roman pour avoir des preuves de l'amour de l'héroïne pour le hérosl velle mensongère de sa mort est même annoncée une troisième fois
Cett<; absence d'une passion mutuelle dès le premier instant a de~ (VII, 3. 7-8) sans qu'il en doute, bien que Clinias lui rappelle qu'elle
consequences durables sur les relations entre les deux jeunes gens et est déjà morte et ressuscitée souvent (VII, 6. 2). Ce retour périodique
sur l_eur, comRorte111;ent. ,Amoureux, Clitophon s'efforce de séduire d'un coup de théâtre riche en potentialités pathétiques ne peut man-
Le_uc1p~eet d ~btenir quelle lui cède. Elle accepte de s'enfuir avec quer d'altérer son impact et de faire sourire, mais il ne fait pas rire car
lut, mais ne lU1 cède pas et ne lui cédera pas avant leur mariage au son effet est conditionné par le ton qu'adopte le narrateur pour le
t~rme de leurs aventures. Celles-ci ne se résument donc pas, co~me raconter.
c _es~le cas d,ans les_R~ltres roma?s, aux tribulations d'un couple uni et
Ce narrateur n'est pas Achille Tatius, mais son héros, et le
victime de l adversite. Elles naissent aussi d'un déséquilibre dans les
romancier a fait là un choix essentiel qui permet la présence du
r~pport~ entr~ les personnages qui le composent. L'un, Clitophon,
comique. Clitophon ne raconte pas ses malheurs sur le moment. Même
s em1:loie touJours a obtenir les faveurs de l'autre, qui est le témoin
s'ils l'ont marqué, ils appartiennent à son passé et, lorsqu'il les relate,
parfolS_ souffrant, et le plus souvent silencieux, de ses efforts pour y
il n'est plus tout à fait celui qui les a subis. Il peut donc prendre
p~rvenir. On trouve une bonne illustration de cette dissymétrie au
ses distances avec ce qui lui est arrivé, se regarder comme le per-
de?ut du roman (I, 16-19) lorsque, dans le jardin de sa maison
sonnage d'une aventure qui acquiert alors à ses yeux la forme d'un
Clttopho_n, en prése?ce de Leucippé, entretient son serviteur Satyro~
spectacle, et porter à l'occasion un jugement sur son comportement.
d~ la puissance de l amour sur tous les règnes de la création afin de
L'éloignement dans le temps des événements rapportés, même s'il n'est
faire compre~dre_ ses sentiments à la jeune fille qui, sans rien répondre,
pas mesuré avec précision au début du roman 1 , entraîne de fait leur
s; ?o~~e a lU1 laisser entendre qu'elle l'écoute avec plaisir. Tandis que
éloignement dans l'espace. Ils se situent sur un théâtre où le narrateur
l herorne demeure muette, Clitophon s'évertue à retenir son attention
les contemple comme le lecteur, à mesure qu'il les y représente. Dans
Tout au long du récit, il s'efforcera de parler et d'agir inventera de~
cette distance, le comique peut trouver sa place. Il la prend souvent
~lans, cherchera des stratagèmes, fera des tentatives. En un mot il
pour révéler la vérité des situations mises en scène.
s exposera non se;1lement à échoue~, mais à susciter le rire chez ~ui
rapp~ochera ses resultats souvent decevants de son inlassable activité. Ces situations ont pour source première la passion de Clitophon
Ai_nsi, parce 9ue Leucipp~ ne lui rend pas tout de suite l'amour qu'il pour Leucippé. Comme la jeune fille n'y répond pas tout de suite, il
lU1 p~rte, ~lttophon devient un personnage comique potentiel et le se met en devoir de la conquérir et se heurte à divers obstacles dans sa
rest; Jusqu ~u. terme de la narration. Celle-ci présente, par rapport au propre maison. Avant de tomber amoureux, il se moquait de son
sche~a tradit10nnel, d'autres originalités qui ouvrent aussi la voie au cousin devenu, à ses yeux, esclave du beau Chariclès dont il était
comique. épris, et Clinias lui répondait :
Toi aussi, crois-moi, tu seras un jour esclave 2 .
. Les, péripétie~ y sont très nombreuses et se répètent souvent.
Calligone, la .demi-sœur de Clitophon, est enlevée au bot"d de la
mer par des pirates (II, 16, 2 sqq.), comme le sera plus tard Leucippé
(V, 7). Les héros sont séparés deux fois (III, 12-17 ; V, 7 - VII, 16) et se 1. Les paroles que l'auteur adresse à Clirophon qu'il vient de rencontrer laissent seulement
retrouvent donc deux fois (III, 17 ; VII, 16). Une double ordalie met fin entendre que les aventures du jeune homme sont assez rée.entes : cf. I, 2. 2 : Kat yàp bpw ooû
T~v /:hjJtv où µaKpàv Ti\c:; TOÛ 8Eoû TEÀETfjc:;, «Car je vois à te regarderque ton initiation au dieu
n'est pas lointaine». Je cite et je traduis le texte édité par ].-Ph. Garnaud, Paris, Les Belles
1. Cf. V, 18. 2-6. Lettres, C.U.F., 1991.
2. I, 7. 2 : "Eo1J Kat oû µot TTOTTÈ
6ouÀoc:;.

144
145
Alain Billattlt Le comiqued'Achille Tati11s

Cette réflexion montre bien le plan où vont se situer les efforts Quant à moi, lorsque cet événement se produisit, je décernai à l'aigle plus que des
de Clitophon. C'est celui du quotidien où chacun connaît le sort éloges et déclarai qu'il était juste qu'il fût le roi de tous les oiseaux 1 .
commun et doit y faire face avec les moyens du bord. Nous sommes Peu après, Calligoné est enlevée par Callisthénès qui l'a prise pout
loin du sublime q~e Chariton tente sans cesse d'insuffler à son récit Leucippé. Clitophon avoue son soulagement :
du tragique des Ephésiaquesoù Érôs__i-end~~ Habrocomès amoureu~ Quant à moi, je respirai parce que, contre toute attente, c'en était ainsi fini de mes
d'Anthia pour, le punir de l'avoir dédaigné, de l'héroïsme méta- noces, mais j'étais peiné au même degré pour ma sœur sur qui un pareil malheur s'était
physique des Ethiopiques où la passion des protagonistes permet la abattu 2 .
réalisation d'un plan divin qui les dépasse. L'amour chez Achill Le cynisme gai de ces confidences fait sourite. Il est petmis pat la
Ta;.ius, es~ un~ réa!ité bouleversante mais banale, er' les situation: distance que le nattateur Clitophon a ptise par rapport à l'acteur qu'il
qu 11entraine s inscrivent dans l'ordinaire des jours. fut. Elle ouvre la voie à une sincérité peu soucieuse des convenances,
. Ce~ui-ci s'écoule d'a~)Ord à Sid~n,, au sein d'une famille opulente et qui présente l'amour comme une passion égoïste interdisant tout
qui parait mener un~ existence policee et qui compte des notables sentiment désintéressé. Clitophon la vit naturellement ainsi, et les
~an~ ses rangs. La maison est assez vaste pour que Leucippé et sa mère faveurs du sott qui sont des malheurs pour les autres lui inspirent une
s,y instal!ent avec une domesticité nombreuse (I, 4. 1 ; I, 5. 1), et l'on joie d'autant plus grande qu'elles sont inattendues. Mais souvent aussi
s ~ p1:omene d_ans 1:1nparc '!_ui est une œuvre d'art (I, 15). Le maître, le hasatd conttarie ses plans.
1 1 Hippias, y traite bien ses hotes, et célèbre avec faste fêtes et mariages Clitophon énumère ces déconvenues, et son récit prend alots la
~II, 3. 1-2 ; II, 11. 2-4 ; II, 12. 1-3 ; II, 18). Son frère, Sostratos, établi forme d'une comédie de l'échec à répétition. Par deux fois, alors qu'il
a Byzance, est aussi un homme riche qui exerce les fonctions de est en tête à tête avec Leucippé, des di-constances inopinées l'obligent
s~ratège (I, 3. 1 ;_II,14. 2). A Sidon, son épouse Panthéia veille sur leur à la quitter (II, 7-8; II, 10). Quand la jeune fille lui donne rendez-vous
fille avec un soin que souligne Achille Tatius (II, 19. 4-5 ). Dans cette dans sa chambre, Panthéia, bouleversée par un cauchemar, ai-rive
demeure, on goûte des divertissements qui dénotent une cettaine pat surprise, et le héros a juste le temps de s'enfuir sans être teconnu
culture : après le dînet, on écoute un setviteut chantet l'amout (II, 23. 5-6). Il n'est pas arrivé à ses fins, mais Panthéia est petsuadée
d'Apollon pour DaJ-?hné (I, 5. 4-5 ). Dans sa chambre, Leucippé chante que sa fille vient de petdre sa virginité. Son aveuglement répond à
le combat du _sanglier :antre le lion, d'après Homète, et l'éloge de la l'insuccès de Clitophon. A la comédie de l'échec répété s'ajoute celle
rose (II, 1). Clttophon tient un livre à la main (I, 6. 6); c'est donc sans de l'erreur où l'on entend des mots révélateurs. Au milieu du désastre
~oute. un !ecteur. ~ais on_le voit seulement faite semblant de lire dans qu'elle imagine, Panthéia avoue une dernière angoisse :
l espoir d _apercevoir sa bie?-aim~e. _Ce,détail montre que l'irruption Est-ce qu'en plus ce n'était pas un _esclave?3 .
de la pass10n dans cette maison reduit 1ordre serein qui y règne à une Tout en gardant le souci des bienséances, elle montte ainsi qu'elle
apparence, et ouvre la voie à l'imptovisation et au hasard. les tient pour une apparence fragile qui peut cacher tous les
~our sédu~te Leucippé, Clitophon ne ménage pas ses efforts, qui désotdres. Car elle pense qu'il pourrait s'agir d'un esclave. Ainsi, à en
sont loin de touJours aboutü-. Il ne pense plus qu'à satisfaite son désit croire Achille Tatius, dans les demeures de la bourgeoisie riche et
et le _re~onnaît sa~s détour avec un humour teinté de cynisme. Lotsqu; cultivée dont Rome a fait, à l'époque impériale, l'auxiliaite de sa
Charicles est tue pat le cheval que Clinias lui avait acheté, l'on domination, tout peut arrivet, et bien des choses arrivent en effet:
rapporte son cotps au so? des lamentations alternées de son père et de les serviteurs secondent les frasques de leurs maîtres, et Satyros aide
so~ amant (I, 1_3-~4). Cltt?phon est témoin de la scène qu'il raconte, Clitophon à faire sa cour (I, 17. 1 ; II, 9. 1 ; II, 10), séduit la servante de
assist_e.aux funerailles du Jeune homme sans les décrire et revient sans sa bien-aimée (II, 4. 2), prodigue au jeune homme conseils et encou-
transit10n au seul sujet qui l'intéresse : ' ragements (II, 4. 3-6), lui procure des clés (II, 19. 6) et utilise des
Aussitôt après les funérailles, je me hâtai d'aller retrouver la jeune fillel. somnifères pour neutraliser ceux qui pourraient faite obstacle à son
C omme son pète veut lui faite épouser sa demi-sœur Calligoné, il désit (II, 23. 2; II, 31. 1). Au service de Leucippé, Clio l'imite. Tandis
1

n ose Ras aller contre sa volonté, mais, lorsque les citconstances


con~t~tient ,c~ ~roj~t, il n~ dissimule pas sa joie. Un aigle interrompt le 1. II, 12. 3 : 'Eyw 6È mua wç EYÉVE'fO TOV lXETOV UTTEpETTlJVOUVKat 6tKa{wç EÀEyov
sacrifice preltminaire ; Clttophon s'en félicite : O:TT/XVTWV opv{0wv EtVat (3aotÀÉa.
2. II, 18. 6: 'Eyw 6È àvÉTTVEUOa µÈv OU'fùl 6taÀu0ÉV'fùlV µot TTapa6ôl;wç TWV yaµwv,
11xeoµl]V 6' OU'fùl<;'UTTÈp d:6EÀq>~Ç TTEptTTEOOUOT]Ç'fOtaU'f'TJ ouµ<j>opq.
1 , I , 15 · 1 •· M E'f a' 6'E 'fl]V
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Ta't'lJV 'e'UÇ EOTTEU6ov
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Em
3. II, 24. 4: µ~ Kat 6ouÀoÇ ,iv;
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1 .

1 1
Alain Billault Le comique d'Achille Tatitts

que son cousin Clinias se ruine pour son mignon (I, 7. 1), le fils de la croissantes que cette dernière accorde à Clitophon 1 • Les supplications
maison s'emploie à séduire sa cousine et met sa culture au service de de Clinias à Chariclès (I, 8) leur répondent. L'inutilité des unes et des
son désir. Il parle de la toute-puissance de l'amour (I, 16-18) en autres montre le désordre qui les suscite. La comédie qui le représente
suivant les préceptes des théoriciens de la rhétorique 1, et il en est tout n'épargne aucun genre d'amour. L'idéal conjugal est battu en brèche
___ -fi_er badinant avec Leucippé, il invoque
_(l,....12._3-)~lin_p_e_u_plu~i·d,__ avant de se réaliser à la fin du roman avec les deux mariages de
Héraclès et Omphale. Elle lui répond en parlant d'Hermès (II, 6. 2-3). Leucippé avec Clitophon, et de Calligoné avec Callisthénès (VIII, 19).
Clinias n'est pas moins éloquent : conjurant Chariclès de refuser le Mais l'homosexualité masculine ne fait pas figure de paradis : Clinias
mariage que son père vient d'arranger pour lui, il lui cite Hésiode est sur le point de perdre son amant que son père veut marier, et voici
pour lui rappeler que Zeus a envoyé la femme parmi les hommes que s'annonce une autre comédie parallèle _à celle de l'intrigue prin-
comme un fléau, et récapitule tous les méfaits accomplis par les cipale. Mais elle connaît une fin accidentelle et tragique, comme
femmes dans les annales de la mythologie (I, 8). Voilà donc à quoi l'amour de Ménélas qui tue son bien-aimé dans un accident de chasse
sert la paideia dans le quotidien. Sans doute nourrit-elle les discours (II, 34). Achille Tatius met en scène un certain désordre amoureux, et
prononcés sur les places publiques et devant les tribunaux, et ins- l'on peut considérer que son comique témoigne de la confusion qui
pire-t-elle artistes et écrivains pour faire les délices des amateurs de marque, en son temps, l'évolution de la vie privée et des conceptions
Quellenforschungdans les siècles à venir. Mais, dans le roman d'Achille qui s'y rapportent. L'époque impériale voit en effet croître l'impor-
Tatius, les personnages l'utilisent d'abord pour séduire et pour tance de l'idéal conjugal et de la morale qu'il implique, mais c'est un
conserver leurs conquêtes. L'auteur s'amuse à mettre en scène cette processus lent et, dans la vie quotidienne, les compmtements qu'il
conception de la culture littéraire qui n'a rien d'académique, mais rt'en inspire voisinent encore avec d'autres qui lui sont étrangers 2 • Le
est pas moins tonique. comique d'Achille Tatius donne une image des embarras que peut
Car cette suite tumultueuse de hasards heureux ou contraires et causer cette cohabitation et qui ne sont pas limités aux deux premiers
de tentatives manquées qui s'achève par la fuite réussie, mais forcée, livres du roman.
des héros, se déroule dans une atmosphère pleine de tonus. Celle-ci est En effet, après que Leucippé et Clitophon ont pris la fuite, la
due à la vivacité du narrateur et à son humour. Cet humour est l'ins- comédie de l'échec et de l'erreur se poursuit. Clitophon croit voir
trument d'un réalisme domestique exempt de trivialité, mais étranger à Leucippé mourir deux fois (III, 15 ; V, 7). Deux fois, elle réapparaît
toute idéalisation. Achille Tatius montre des personnages qui s' effor- et, la seconde fois, il ne la reconnaît pas tout de suite (V, 17. 3 ).
cent jour après jour, et tant bien que mal, d'arriver à leurs fins. Leur Les héros mettent leur confiance dans des hommes qui les ont sauvés
volonté les y aide, mais leur vie paraît surtout placée sous le signe de et qui convoitent aussitôt la. jeune fille sans parvenir à leurs fins
la contingence. Clitophon a beau faire, il ne parvient pas à partager le (IV, 3. 1 sqq. ; V, 3 sqq.). Un autre prétendant, qu'elle ne connaît
lit de Leucippé. Le mariage que son père avait prévu pour lui ne peut pas, lui fait prendre un philtre d'amour mal dosé qui la rend folle
avoir lieu parce que la future épouse est enlevée, mais par erreur. (IV, 9 sqq.). Si les jeunes gens comprennent un jour des signes qui leur
Panthéia échoue à préserver l'intimité de sa fille, mais pas autant font éviter un malheur, ils s'y précipitent dès le lendemain (V, 4 sqq.).
qu'elle le croit. Dans les deux premiers livres, Achille Tatius met Leur fuite même s'avère inutile puisque Clitophon apprend, mais trop
donc en scène une comédie de la prévision, de l'effort et de la pré- tard, qu'ils auraient pu se marier avec le consentement de leur famille
caution inutiles, qui ~st aussi une comédie de l'erreur. Les prota- en restant à Sidon (V, 10 sqq.). Leucippé se trompe en croyant que
gonistes échouent dans leurs tentatives et méconnaissent leurs véri- Clitophon lui est infidèle (V, 18. 2 sqq.), tout comme Mélité qui lui
tables conséquences. L'amour est la source de lems errements. demande un philtre d'amour afin qu'il le devienne vraiment (V, 22).
Ce n'est pas l'amour conjugal: le couple que forment Hippias Elle croyait Thersandre, son premier mari, disparu en mer, mais
et son épouse, celui que devraient former Clitophon et Calligoné ne
jouent guère de rôle dans le récit. En revanche, le désir qui vise la 1. Cf. I, 19. 1 ; II, 3. 3 ; II, 6-7 ; 11, 9-10; II, 19. 1-2.
virginité des jeunes filles et veut arracher les garçons au mariage 2. Voir A.M. Scarcella, «Affari di cuore : Achille Tazio e l'erotologia greca dell' età (alto)
occupe le devant de la scène. Les plaintes pathétiques de Panthéia sur imperiale», Studi di filologia classica in onore di G. Monaco, ed. A. Buttita et alii, Palermo,
l'honneur perdu de sa fille font sourire si l'on pense aux privautés 1991, I, p. 455-470; P. Veyne, «La famille et l'amour sous le Haut-Empire romain», Annales
E.S.C., XXXIII, 1978, p. 35-63 (même sujet traité dans un résumé de cours, Annttaire du
Collège de France, LXVII, 1977, p. 643-662), et Histoire de la vie privée, sous la dire~tio_n de
Ph. Ariès et G. Duby, t. I, Paris, Le Seuil, 1985, p. 45-60, 196-199 ; M. Foucault, Htstotre de
1. Voir Ménandre, Ilepl émtiwcwdJv, Rhetores Graeci, ed. L. Spengel, t. III, p. 400-402. la sexualité. 3. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

148 149
Alain Biltault Le comiqued'Achille Tatius

il revient (V, 23 ), et son retour accélère encore le rythme des péripéties des scènes où il joue, comme Thersandre. Mais ce dernier n'en est pas
plus que jamais placées sous le signe de l'échec et de l'erreur. conscient, pas plus qu'il ne maîtrise ce qui lui arrive depuis son retour
Clitophon perçoit d'autant mieux leur confusion croissante qu'il imprévu. Tombé amoureux de Leucippé, il ne parvient ni à la séduire,
renonce alors à réagfr. Cette passivité lui fait prendre une distance ni à la tromper. Persuadé à tort que Mélité l'a trompé, il crée à son
-------1-p .....
ropice-Lthumour..-Comme-l'hersandre,dès-qu'il le voit, se met à le insu les conditions pour qu'elle le fasse (V, 23-27), ne peut la
frapper, le jeune homme reste inerte : confondre devant le tribunal, et finit par prendre la fuite (VIII, 14. 5 ).
Quant à moi, comme dans un rituel de mystères, je ne savais rien, ni qui était cet C'est l'un des derniers rebondissements dans le long procès final mar-
homme ni pourquoi il me frappait, mais, comme je soupçonnais une vilaine affaire qué par une confusion et un tumulte à l'image de la situation que l'on
j'avais peur de me défendre bien que je fusse en mesure de le faire. Lorsqu'il fut fatigué
de frapper et moi de faire le philosophe, je me relevai et lui dis : "Qui donc es-tu doit y juger. L'accusé innocent s'accuse d'un crime qui n'a pas eu lieu
l'homme, et pourquoi m'as-tu ainsi maltraité ?" Mais lui, encore plus en colèr~ et réussit à se faire condamner (VII, 7 sqq.). Avant d'être exécuté, il
justement parce que j'avais ouvert la bouche, me gifle de nouveau et demande des liens doit être torturé comme complice de sa complice imaginaire, mais
et des entraves. L'on m'attache donc et l'on me conduit dans une petite chambre 1 •
l'arrivée d'une ambassade sacrée destinée à Artémis le sauve (VII, 12).
L'ignorance, l'incompréhension et l'impuissance avouées du héros qui Et, lorsque reparaît vivante celle qu'il est censé avoir tuée, il a bien
leur donne le nom de philosophie en font le témoin idéal de l'ab- du mal à retrouver une liberté qui ne l'affranchit pas de toute
surdité d'une scène qu'il vit en étranger. Et Clitophon se présente sou- poursuite (VII, 16 sqq.). Sur ces péripéties qui se succèdent à un
vent comme le jouet plutôt que comme l'acteur d'aventures qui lui rythme frénétique, Achille Tatius a mis le sceau de l'absurdité. La vie
échappent. Dans la chambre où Thersandre l'a enfermé, il cède malgré privée de simples particuliers, déjà confuse et agitée lorsqu'elle se
lui aux avances de Mélité (V, 27). Il se confie à elle pour qu'elle déroulait dans leurs maisons, s'y révèle erratique quand elle devient
organise sa fuite, s'habille en femme sur son conseil, mais retombe l'affaire des juges. La Pax Romana et ses bienfaits passent pour avoir
aussitôt entre les mains de Thersandre qui le conduit en prison sans créé sous le Haut-Empire les conditions du bonheur des individus.
qu'il se défende (VI, 3. 1 ; VI, 5. 3 ). Lorsque Thersandre le frappe à Chez Achille Tatius, ils apparaissent livrés à eux-mêmes, à leur
nouveau, il donne à son inertie persistante les couleurs du burlesque : incapacité, à leurs sottises, à leurs erreurs, et les institutions de la
Il me frappe au visage très violemment et double son coup. De mon nez coulaient des société, loin de remédier à ces défauts, en ont d'autres dont les
fontaines de sang, car il avait mis toute sa fureur à me frapper. Mais, quand il me
décocha encore un troisième coup sans prendre de précaution, sa main heurta à son insu
conséquences sont analogues.
mes d~nts dans ma bouche et, les doigts blessés, il poussa un cri et eut du mal à replier Ils ne touchent pas que la justice, mais concernent aussi les
sa mam. Mes dents vengent alors mon nez de la violence qu'il avait subie, car elles magistratures. Après un oracle expliqué par Sostratos, Byzance décide
bless~nt ses doigts qu~ m~ frappaient, et sa main subit ce qu'elle avait infligé. Et lui, à
la smte de ce coup, cria bien malgré lui et replia sa main, et c'est ainsi qu'il s'arrêta. l'envoi d'une ambassade sacrée à Tyr (Il, 14). Callisthénès, qui veut
De mon côté, alors que je voyais combien il avait mal, je fis semblant de ne pas le enlever Leucippé, s'arrange pour en faire partie (II, 15. 1). Une fois
voir, mais de la tyrannie que j'avais subie, je me plaignais sur un ton tragique et je
remplis de cris le sanctuaire 2 . renseigné, il poste le navire nécessaire au rapt en tirant parti de sa
fonction officielle (II, 17. 1 ). Il prend Calligoné pour Leucippé. La
Décrivant en observateur plutôt qu'en victime ses propres mésa- comédie de l'erreur se poursuit donc, mais l'opération réussit. Elle
ventures, Clitophon empêche qu'on les prenne au sérieux. Elles sont illustre une utilisation inattendue des ambassades sacrées, en révélant
avec quelle légèreté elles sont organisées. Sostratos connaît, en effet,
1. V, 23. 6-7: 'Eyw 6È WCJTTEP·EV µuon1p(((l µT]6Èv <~6EtV >, µ)Î0' oow; &vepwno,;: ~V µ)Î0'
Callisthénès. Sur sa mauvaise réputation, il lui a refusé sa fille (II, 13).
Oû xdptv ETlJTTTEV,UTTOTTTEUCJaÇ 6É Tt KaKOV Etvat, È6E60tKEtV àµuvao0at, Ka(Tot Cependant, le jeune homme figure dans l'ambassade sans que nul
6uvâµEvoc;. 'EnEl 6È i!KaµEV o µÈv TUTTTWV,Èyw 6È cptÀooocj>oov, ÀÉ'Yùl npàc; mhèv s'en étonne, pas même Sostratos qui est stratège. Il remplit sa mission
àvao-râ,;:- «T(,;: TTOTEEt, Ji IÎv0_eWTTE,Ka( 'ft µE o{frwç 'IJKfow; > > '0 6È /!n µIXÀÀOV
opytoed,;:, on Kai cj>wvT)vdcpT]Ka, paTTtCEt ndÀtv Kai KaÀEt 6Eoµà Kat TTÉ6ac;. à sa manière, puisque les ravisseurs qu'il a recrutés se déguisent
ÂEOµEuouotv oi'iv µE Kat &yovotv d,;: n 6wµânov. en femmes venues pour un sacrifice afin d'attaquer leur victime (II, 18.
2. VIU, 1. 3-5 : ITa(Et µE Ka-rà -rwv npoownwv µâÀa pw{wc; Kat ÈnâyEt 6E1JTÉpav · ol 3-4). C'est la dernière touche comique mise par Achille Tatius à un
6È 'fWV ptvwv a\'.µarnc; i!ppEov Kpovvo( · /S;\ovyàp aù-rou -ràv evµàv ElXEV TlTTÀTJ'Yll•'Qç épisode d'où la fonction de théore ne sort pas grandie. Il paraît facile
6È Kat -rpl-rT]v ànpocpuÀ<XK'fW<:i!nawE, ÀaveâvEt µou -ri;> o-r6 µan myt -roùc; o66v-rac;
npoon-rafoa,;: 'fl]V XEÎ:pa, Kat Tpùl0EtÇ 'fOÙ<:6aK'flJÀ01JÇ µoÀtÇ 'fl]V XEtpa OlJVÉCJTEtÀEV
de s'arranger pour l'exercer. Quant à sa dignité sacrée et poliade, elle
à VaKpaywv. Kat ol o6oV'fEÇ àµuvouot 'fl]V 'fWV ptvwv t'fpptv. Tt'fpWOKOlJCJt yàp au-rou ne pèse rien lorsqu'on en tire parti à des .fins personnelles. Les autres
-roùc; natov-rac; 6aKTuou,;:, Kal li. nrnotT]KEv i!na0Ev TlxEip. Kai 6 µÈv Ènt -r~ TTÀTJ'Y~ magistratures ne semblent pas mériter plus de confiance.
µa;\' aKWV àvaKpaywv OlJVÉo'fElÀE 'fl]V XEÎ:pa Kal ot'f-rwc; Ènauoa-ro · Èyw 6€ i6wv otov
~X;t KaKàv 'f_9U'f~ ~Èv ,où npoornotT]O<XµT]v, Ècp' ot,;: 6È È'fupavvl]0T]V È'fpay06ouv · Kal Clitophon rencontre des stratèges et n'a guère lieu de s'en
EVETTÀ T]Oa poî]<: 'fO tEpov. féliciter. Sauvé des brigands par Charmide, il voit ce dernier devenir un

150 151
Alain Billa11lt
Le comiqued'Achille Tatù1s

?anger pour Le~cippé (III, 14 sqq. ; IV, 2 sqq.). Plus tard il fait a donc la face et, après un moment, il voit Leucippé intacte. Tout n'est
a un autre stratege pour poursuivre les pirates qui vien~e cl' PPel ~ -
1a jeune fille sur ordre de Chairéas (V 7) . l n~ enlever qu'illusion dans cet épisode, et cette irréalité même, comme chacun y
d 11 d , ' mats a poursuite éch contribue par le rôle qu'il joue sans toujours en avoit conscience,
car, quan e e evient dangereuse le stratè cl oue
demi-tour. Le courage lui manque ' t ge pr~n peur et fait révèle certaines représentations mentales dont Achille Tatius s'amuse.
------~j=u=g=es,.---,.dr'Ép~B--~ -,-~--- all_ant que le dlScernement aux - Leucippé est immolée par des Égyptiens en Égypte. Aux yeux
. . ten qu t1 s agisse de conseillers h . . .
anciens, et qu'ils aient à leur têt b c o1s1s parmi les des Grecs, c'est un pays où l'on s'adonne aux sacrifices humains depuis
(VII, 12. 1), ils ajoutent foi aux ace~ u? mem re de la famille royale les premiers temps. Les indigènes y prennent de préférence pour
et condamnent à mort Clitophon sat~on~ m~nsongères de Thersandre victimes les étrnngers de passage, bafouant les lois de l'hospitalité
qut na rien fait Son ·
c0 mme ce11e de Leu cippé et de MT , cl, · tnnocence qui sont la pierte de touche du comportement civilisé. Busiris, le roi
de la syrinx et de l'eau du Styx m:i:t1: est emontrée_ par le jugemen; légendaire, incarne leur sauvagerie et le paye de sa vie lorsqu'il
le comique d'Achille Tat1·u ' . on s: tromperait en croyant que veut immoler Héraclès. À l'époque classique, cette vision de l'Égypte
l' d , s, qui ne menage '. l f, .
po ta es, epargne les institutions sacr' guere es oncttons est si ancrée dans l'imaginaire grec qu'Hérodote s'en indigne et rejette
S'l ees. les fables qui lui ont donné naissance (Il, 45 ). Au IVe siècle, Isocrate
t est vrai, en effet, que l'auteur '
solennité la double ordalie qui cl O"t 1 ~~t e(n scene avec une certaine lui emboîte le pas, répliquant, dans son Busiris, à un éloge paradoxal
du't e rec1t VIII 13 sq ) ·1 . de ce petsonnage par le sophiste Polycratès qui le louait, entre autres
1 une astuce qui en altère la grand . Th ' q • , 1 y tntro-
de se soumettre à l'épreuve de l' cleu; . .ersandre somme Mélité mérites, d'avoir été anthropophage 1 . Or Leucippé subit justement
avec Clitophon en son absence (~~~I u tyx s1 ell~ ne l'a pas trompé le sort prêté à ses victimes. Achille Tatius utilise-t-il un thème
:1
cente alors qu'elle est coupabl . ,1111.,2). Aussi en sort-elle inno- folklorique oublié depuis longtemps ? Tout indique; au contraire,
après le retour de son mari (~ c;; e e s .est donnée au jeune homme qu'à l'époque impériale la grnnde majorité des Grecs et des Romains
conséquence de la bêtise cl Th' )cl.Le Jugement sacré tire donc la continue à considérer l'Égypte comme le pays des rites mystérieux et
l' cl, e ersan re et de la r · d M, . abominables, des maléfices et des prodiges. Selon Suétone (Tib., 36) et
re eve une casuistique formaliste . ,. . ouer1e e eltté. Il
sérieux et qui reflète la m 1· cl qui n t?ctte pas à le prendre au Tacite (An. II, 85 ), Tibère interdit certains cultes égyptiens. Mais
même dans le domaine sac;/ce . u rom~nc1er. Celle-ci s'exerce donc d'auttes règnes furent plus accueillants aux bizarteries et aux
ments et des ruses des petsonn':!;;1 app~ra1t c~mme le miroir des erre- monstruosités venues des bords du Nil. Suétone raconte (Cal., 57) que
teur de leur imaginaire La p e~,,maJs aussi parfois comme le révéla- sous Caligula, des Égyptiens et des Éthiopiens donnèrent à Rome
bien voir. · remiere musse mort de Leucippé le fait un spectacle nocturne où étaient représentés les Enfers, et que Néron
C'est sans doute l'épisode le 1 . eut le projet de livrer à un Égyptien cannibale des citoyens qu'il
'1
c'est celui où les rituels et l p us comique du roman, alors que voulait faire périr (Nér., 37). Voilà qui rappelle la «tésurrection»
ts
:1,

place. Il se déroule en deux cro!~~ces occup_ent la plus grande de Leucippé sous l'invocation d'Hécate, et l'anthropophagie des
pouvoir intervenir à l'immol t~mpsd. Labo:d, Clttophon assiste sans Bouviets. On dira que ces derniers entendent bie11 sacrifier la jeune
Nï . . a ton e euc1ppé par l B . fille, et que seule la ruse de ses amis les en empêche sans qu'ils s'en
t qut, sutvant un rituel sacrif: . l l', es ouv1ets du
entrailles aptès les avoir fait cuirt(;Ij 1~v)e~ren~ et co?somment ses aperçoivent. Mais cette ruse prive la scène de toute réalité, la réduit à
sur le point de se suicider est ,' . nsutte, le Jeune homme sa simple apparence aux yeux de Clitophon, un Gtec, que ses
M'ene'l as et par Satyros qui pto
' 'clsauve par son comp agnon d e voyage' préjugés rendent crédule. La description du rituel les révèle.
de Leucippé, et lui révèlent ce ent s~us ~es yeux à la «résurrection» Il comporte tous les éléments traditionnels: édification d'un
' , 1· que sa mise a mort n''t . , autel, libation versée sur la tête de la victime, procession autour
en scene rea tsée grâce à une épée de th,,. ' e ait qu une mise
Les Bouviers eux-mêmes , l . :atre et a un ventre postiche. de l'autel accompagnée de chants, immolation, arrachage et cuisson
révélation prend aussi une ;o;~ontht ,,.atssle pr~ndre (III, 17-22). Cette des entrailles de la victime, que tous les officiants consomment
L . , e eatra e Cl1tophon n . ensemble avant de détruire l'autel - qui n'aura ainsi servi qu'en
euc1ppe va ressusciter lorsque M' 'l '1 l . e croit pas que
frappe alors sur le cercueil où ene as l e . u1 annonce. Ce dernier cette seule occasion - et de partir sans se retourner. Son déroulement
répond. Il ouvre le cercueil et l s~ trouv_e a Jeune fille. Une voix lui est conforme aux prescriptions de l'oracle qui a enjoint aux Bouviers
pour enlacer Clitophon qu1· s" a Jeu~e fRtllese dresse, le ventre ouvert de saci-ifier une jeune fille pour purifier leur atmée (III, 19. 3;
evanoutt , l · . . ,
soumettre à un rite . Me'ne'l , cl. evenu a u1, t 1 doit encore se III, 21. 3 ). Mais Achille Tatius inttoduit de l'ironie dans le récit qu'en
• . · as preten év H,
victime tessuscitée retrouve son int, . , ohqu_er ecate pour que la
egr1te p ys1que. Clitophon se voile 1. Cf. 31.
152
153
Alain Billault Le comiqued'Achille Tatius

fait Clitophon. Le jeune homme ne reconnaît pas les officiants et se Ce savoir, Ménélas feint de le détenir. Or, il est égyptien, et, à
trouve trop loin pour entendre le chant du prêtre. Cependant, il l'époque impériale, l'Égypte passe souvent pour le berceau des
remarque: sciences occultes. C'est une Égyptienne qui a enseigné à Leucippé des
... et le p_rêtre,chantai~ vr_aise~blable,i_nent un chant égyptien, car la forme de sa bouche incantations qui guérissent les piqûres d'abeilles et de guêpes (II, 7. 2) .
et ses traits deformés md1qua1ent qu 11chantait 1. Dans Les amis du mensonge (31), Lucien met en scène le Pythagoricien
, Déduc_tion ba~ale, dira-t-on, puisque la scène se passe en Arignotos qui raconte comment il a chassé un démon d'une maison : il
Egy.rt~: Mais elle denote, chez le Grec Clitophon, une fascination s'est muni de force livres égyptiens traitant des fantômes et, lorsque le
h?mfiee devan_t le spectacle d'un B~rba~~ accomplissant un rite impé- démon est apparu, il a proféré contre lui une imprécation égyptienne
n~trable. La laideur y a sa part, pu1squ il provoque la distorsion d'un qui l'a terrifié. Dans le même dia}ogue (33-36), un autre personnage,
v1~age ~~main. ~ais _il_~s~ surtout in~ompréhensible. Or, pour les Eucratès, évoque son voyage en Egypte, où il a partagé la compagnie
Grecs, 1 mcomprehens1bil1te est un attribut essentiel des incantations du magicien Pancratès dont il a voulu imiter la science prodigieuse
magiques orientales. ~ans La nékyomancie ou Ménippe (6-9), Lucien alors qu'il n'en maîtrisait pas les formules magiques, ce qui lui a valu
raconte comment s~n ~e~os ~a trouver un mage babylonien disciple de de connaître l'aventure de l'al?prenti sorcier. Parfois, l'Orient et
Zoroast~e, 1:our qu il 1~ide a desc~ndre aux Enfers, où il veut inter- l'Arabie prennent le relais de l'Egypte. Dans Les amis du mensonge, on
roger Tires1as sur le choix de la meilleure vie. Ménippe décrit ce mage parle aus~i d'un Libyen expert en remèdes miracles, d'un exorciste
en trai? d'~jouter un _long ?iscour~ q~e je n'entendis guère avec clarté, car, comme les
Syrien, et d'un Arabe possesseur d'une bague qui prémunit contre la
mauvais herauts des Jeux, 11parlait vite et de manière indistincte2. peur des apparitions 1 . Achille Tatius se fait donc à son tour le témoin
A~ mome?t. ~e partir pour les Enfers, le Babylonien invoque à pleine amusé d'une idée reçue qui avait déjà excité la verve de Lucien.
voix des d1v1111tes L'avait-il lu ? C'est fort possible. Et il avait peut-être lu aussi les
Phoinikika de Lollianos dont un fragment contient un épisode
mêlant des noms qui étaient à la fois barbares, incompréhensibles et riches en
syllabes 3 . analogue à celui qu'il met en scène2 •
De ;111ême,le faux prophète Alexandre annonce en termes obscurs aux On y trouve, en effet, un sacrifice humain avec cuisson et
habitants d'Abonotique la naissance de son dieu : consommation du cœur de la victime, un jeune garçon. Les officiants,
proféran_t ~es p_aroles incompréhensibles, comme pourraient l'être celles d'Hébreux ou dont l'un a des troubles digestifs, s'enivrent, s'unissent aux femmes
de Phé~_1oens,,li_frappa de stupeur les habitants qui ne savaient ce qu'il disait au juste, présentes, dorment, puis sortent dans la nuit vêtus en blanc ou en
sauf qu il y melatt sans cesse Apollon et Asclépios4. noir. Faut-il prendre ce texte au sérieux ? Pour certains, l'épisode est à
Cette ob~curité ajoute à l'autorité de la parole. Aussi Ménélas s'en rattacher aux mystères de Dionysos Zagreus, et les historiens des
moque~t-1~ !orsqu_'il feint d'invoquer Hécate pour rendre à Leucippé religions peuvent l'exploiter 3 • Pour d'autres, il s'agit d'une mascarade
son mtegnte physique : où le rituel sacrificiel est tourné en dérision 4 • On y remarque, en tout
Il commence à faire le magicien et à réciter une incantation5. cas, une tendance à la surenchère dans les détails horrifiques ou peu
ragoûtants. La couleur noire de certains vêtements évoque l'univers
Achille Tatius ne la reproduit pas, bien que Clitophon soit cette fois
des démons et des revenants, tandis que le blanc des autres dans le clair
en mesure de l'entendre, car, puisqu'elle est égyptienne, elle doit être
obscure. Elle suggère ainsi un savoir mystérieux. de lune peut faire penser à Hécate. Il y a donc là des analogies avec le
récit d'Achille Tatius, qui suggèrent une parenté dans l'intention
parodique. Les deux troupes d'officiants font, en effet, penser à celle
des jeunes gens déguisés en cadavres, qui, à en croire Tychiadès, le pro-
1 • III , 15 • 3 ;· Ka't
~ o' tEp;u.,
' ',.. lJ~Ev,
"" '
wc; ' '
EtKoc;, ' ' AtyuTTnav
CJ,llil]v ' ' ·'fo yàp ox~µa Tou
CJ'fOµa'fOÇ Kat 'fùlV TTpOCJùlTTùlV 'fO litEtÀKIJCJµÉVOV IJTTÉ<j>atvEV
4)/il]V.
tagoniste incrédule des Amis du mensonge (3 2 ), essayèrent en vain
d'épouvanter Démocrite dans le tombeau où il s'était installé pour
2. J;!ék., 7~: r'i,~a{v ;;tv,a J.taKpàv 1mÀÉrw~ 'fr; où a<j>6/ipa Ka'fl]KOIJOV. cfSoTTEpyà ol
<j>auÀot TWV EV_Tot~ a 1wat ~l]puKwv Em'fpox6v n Kat doa<j>Èç È<j>8ÉyyE'fO. Pouf les
passages de Lucien, Je Cite et Je traduis le texte édité par M.D. Macleod Oxford Classical
To~ ,
1. Cf. Les amis du mensonge,7, 16 et 17.
3. Nék., 9: TTapaµtyvùc; aµa Kal ~ap~aptKd nva Kat aol]µa ov6µa'fa Kat TTOÀIJCJIJÀÀa~a.
2. Cf. A. Henrichs, Die Phoinikika des Lollianos : Fragmenteeines neuen griechischenRomans,
4. Al;x., 1~-1,4: <j>wvdc;,nv,ac; d~rfµou<;,</>8E,YYOµEVoc;,otm yÉvotv'fo dv 'E~pa{wv Tl Bonn, 1972, Fr. Bl verso, p. 96.
~OtVt!5WV, EÇETTÀl]'f'fEToue; av8pwTTouç O\JK nli6Ta<; 15n Kat ÀÉyot 'fÀ~v 'fOU'fo µ6vov
on TTaatv ÈyKaTEµ{yvu Tov 'ATTOÀÀW Kat Tov 'ACJKÀl]m6v. ' 3. Voir ainsi A. Henrichs, op.cit.
5. III, 18. 3 : 'O liÈ &pxETm 'fEpaTEUEo8at Kat Àoyov nvà KaTaÀÉynv. 4. Voir ainsi J. Winkler, «Lollianos and the Desperadoes»,JHS, 100, 1980, p. 155-181.

154 155
Le comiqued'Achille Tatius
Alain Billault

travailler. On peut estimer que les deux romanciers ont composé une en justice. Dans son cas, le double jeu s'achève da?-s l'incohérence.
scène grand-guignolesque dans un but satirique. Chez Achille Tatius - . Celle-ci apparaît plus souvent encore dans les discours des per-
en tout cas, la satire est évidente. Elle vise moins le rituel que les idée~ sonnages que dans leurs actes. C'est qu'ils parlent beaucoup, et
reçue_s quA sym_bolise. A p_ro~os des Phoinikika, ]. Winkler a évoqué Achille Tatius ne manque pas de railler ce travers.
certams recits xenophobes ecrits par des Grecs au sujet des Barbaresl. Il recourt pour ce faire, à un comique d'accumulation qui
---L-e-comiqrre-tl.LA-chtlte--'fatius tourne eiCderisio11 les poncifs xéno- donne l'image d'un ' monde où la parole occupe une p 1ace d'emesuree'
pho~es FJUedevaient partager bi~n des Grecs de son temps à l'égard de et n'a, le plus souvent, d'autre fin qu'elle-même. que, de discours,_ en
l'Orien~ et, en particulier, de l'Egypte. Le sacrifice et la «résurrection» effet en toute circonstance ! Pour dissuader Charicles de se marier,
de Leubppé ne sont que théâtre et illusion, mais cette illusion Clinias se montre aussi éloquent et aussi cultivé que Clitophon
correspond à l'imaginaire des Grecs. Aussi Clitophon ne doute-t-il pas dissertant sur la force de l'amour dans l'univers (I, 8. 1-9 ; I, 16-18).
un instant de ce qu'il voit et de ce qu'on lui dit. La portée révélatrice Mais il montre la même volubilité pour conseiller le héros sur la façon
de son erreur dépasse sa personne. Ce nouveau trait comique vient de séduire une jeune fille, lui qui n'aime que les garçons (I, 9-10).
s'ajouter aux autres pour composer l'image d'un monde. Clitophon a un autre mentor l?quace en la pers~nne de son servi5eur i
1,1 I

C'est un monde agité où les personnages s'évertuent dans la Satyros, prodigue en exhortat10ns que son maitre repr~nd e~ echo
confusion, à satisfaire leurs caprices du moment. Achille Tatius rit en (II, 4-5 ), è,t habile à improviser une fable (II, 22) pour replique~ a. celle
,1 1

toute occasion de leur légèreté, de leur incohérence, de leur égoïsme et qu'un adversaire lui adresse pour 1~ _P;ov~quer (II, 21 ~- Amsi,' les
de _leurs mensonges. Ainsi, Clitophon veut posséder Leucippé, mais longues tirades s'accumulent. La prohxite n est pas le moindre defaut
cramt de réussir, car, comme il l'avoue à Clinias (I, 11. 2), il n'envisage des personnages, et Achille Tatius s'en amuse, n'épargnant au lecteur
pas de l'épouser. Leubppé s'eqfuit avec lui parce que les soupçons aucune redondance. Faut-il expliquer un oracle adressé aux Byzan-
de sa mère ont blessé I son amm.l.r-propre (II, 30 ), mais s'ils sont sans tins ? Le stratège Sostratos le commente en détail et, sans doute pour
fondement, c'est bien par hasard (II, 23 ). Aussi, lorsqu'e la jeune fille ne pas être en reste, son supérieur Chairéphon ajoute quelques : 1

affirme à Panthéia qu'elle est soucieuse de préserver sa virginité mirabi!ia de son cru (II, 14). Sur l'amour des femmes et des garçons,
(II, 25 ), l'absurdité vient couronner le mensonge. Sur le bateau qui Clitophon et Ménélas rivalisent en improvisations (II, 35-38) _conformes
vogue vers Alexandrie, Clitophon suscite un débat sur les mé- à une tradition rhétorique illustrée, entre autres, par le Dialogue sur
/ 1amour de Plutarque et Les amours attribués à Lucien. Le stratège
rites comparés de l'hétérosexualité et de l'homosexualité masculine
(II, 35 sqq.). Il s'y montre fort éloquent alors que, comme le lui fait Charmide est, quant à lui, très inspiré par l'oiseau phén~x (III, 25 ), par
remarquer Ménélas (II, 38. 1), il n'a guère d'expérience amoureuse. l'hippopotame et par l'éléphant (IV, 3-5 ), comme Clitoph9n par la
Convoité par Mélité, il accepte à contrecœur de l'épouser, mais diffère légende de Térée (V, 5). Lorsque le jeune homme est jugé à Ephèse, le
la consommation du mariage avec des arguments d'une parfaite roman devient une rhapsodie de plaidoyers interminables (VII, 7. 9, 11 ;
mauvaise foi : il prétend qu'il a juré de ne pas avoir de rapports VIII, 2-3. 5. 6. 8. 9. 10. 16. 17-18). Cette abondance verbale empêc~e
amoureux à Alexandrie où il a perdu Leucippé (V,12. 3), puis invo- que l'on prenne tous ces discours au sérieux .. D' a~tre part, ~lle fait
que les superstitions qui s'attachent aux fantômes des disparus en mer souvent partie d'une comédie que joue c~lui qui parle. C_litophon
et celles qui touchent aux interdits à respecter à bord d'un navire suscite le débat sur les deux amours afm de faire oublier leurs
(V, 16. 1-2. 7-8), puis feint d'être malade (V, 21. 2). Bien entendu, il chagrins à ses compagnons de voyage (II, 35. 1). Charmide disserte sur
jure en même temps qu'il brûle du désir d'honorer Mélité (V, 16. 7 ; les animaux pour que Leucippé demeure en sa présence (IV, 3. 2).
V, 21. 6), mais cherche de nouveaux prétextes pour l'éviter (V 23. 1). Dans le procès d'Éphèse, pour défendre ses intérêts, chacun joue un
Mélité n'est pas non plus à court de raisonnements pour ob~enir ce rôle. Ainsi Clitophon exagère-t-il à dessein son malheur, hurlant des
qu'elle désire (V, 15. 4-6 ; V, 16. 3-6 ; V, 25-27. 1). Après le retour plaintes sur le mode tragique afin d'ameuter la foule contre Ther-
de Thersandre, elle met son ingéniosité au service d'une duplicité sandre (VIII, 1. 5 ; VIII, 3. 1). La prolixité gratuite et la volubilité hy-
constante (VI, 9-11. 1). Thersandre essaie de l'imiter, mais il a moins de pocrite des personnages ne répondent ni à une nécessité intellectuelle
ressource. Alors qu'il accuse son épouse d'infidélité, il est en même ni à une volonté de sincérité. Achille Tatius ne donne pas une haute
temps amoureux de Leucippé. Il finit par les traduire toutes les deux idée de la communication orale prédominante dans la société de son
temps. La parole y est le moyen d'exhibitions gratuites ou l'instru-
ment d'un égoïsme à courte vue, sans_ rapport ~vec les. nobles ~n_s que
lui assignait la tradition grecque classique. Achille Tatms ne dissimule
1. Op.cit., p. 177-181.

157
156
Alain Billault

pas le caractère artificiel des feux d'artifice verbaux qu'il tire. C'est
pour lui une façon d'en rire, et de se moquer du pragmatisme et du
prosaïsme qu'il révèle chez ses personnages et dans le monde où ils
évoluent.
Ce monde apparaît comme un~~s~ène où se jouent diverses
comédies, celle des apparences trompeuses et du cynisme, celle de la
prévisidn et de la précaution inutiles, celle de la confusion amoureuse,
celle d~ la légèreté et de l'erreur, celle de l'incohérence et de la parole
1

gratuitç ou trompeuse. Ces comédies provoquent une agitation cons-


tante où les personnages etrent autant que les institutions sociales.
C'est d'elle que procède le dynamisme du récit qui, sans s'écarter
du modèle romanesque traditionnel, s'en différencie cependant sur
certains points et permet ainsi l'irruption du comique. Ce dernier
II -
n'est pas constant, mais sa présence intermittente accroît son pouvoir
de révélation qui s'exerce sans doute, comme certains critiques l'ont Rires et sourires de poètes et lettrés i'
montré, sur les aspects conventionnels du genre romanesque, mais '1
1

donne aussi une image de la vie sous le Haut-Empire. Même si l'on :!

ne peut dire avec pr~cision à quelle date l'intrigue se déroule, elle A - Les poètes
n'a rien d'intempotelj et l'on r.e peut guère douter qu'elle met en
scène la société impfaiale. Achille Tatius la peint aux coulems de la
confusion, du ptagmatisme et du prosaïsme avec un sourire amusé et
désabusé.

Alain BILLAULT
(Universitéjean Moulin, Lyon Ill)

158
Le sourire des Tragiques grecs

Rechercher le sourire ou le rire chez certains personnages ou


dans certaines scènes de la tragédie grecque, notamment chez Euripide,
n'est plus en soi une enquête originale dans les études philolo-
giques modernes. La synthèse de Bernd Seidenstièker, parue il y a
un peu plus d'une décennie, en 1982, dans la série des Hypomnemata,
et intitulée Palintonos Harmonia. Studien zu komischen Elementen in
j,
der griechischen Tragb'clie1 , constitue une sorte de premier couronne- 1'•,

li
ment des études sur les éléments comiques de la tragédie grecque. Mais
ces recherches sur le sourire et le rire des gens sérieux que sont
les auteurs de tragédie sont relativement récentes. Elles sont pro-
pres au XXe siècle, et plus particulièrement à la deuxième moitié
du XXe siècle. Sans doute, dès 1905, J. Schmidt a étudié dans un
Programm Grimma la relation d'Euripide au comique et à la comé-
die2 ; et, en 1914, A. Rearden a traité de manière plus générale le
comique dans la tragédie grecque 3 . Mais il faut surtout attendre les
années 1960 pour que les études sur les éléments comiques de la
tragédie grecque n'apparaissent plus comme isolées, et se multiplient.
En 1960, Anne Newton Pippin donne un sous-titre révélateur à son
étude sur !'Hélène d'Euripide: «une comédie d'idées» 4 • En 1961,
Lydia Biffi, dans un article de Dionisio, présente une rapide synthèse
sur les éléments comiques dans la tragédie grecque 5 • Ainsi apparaît
pour la première fois dans un titre l'expression «éléments comiques
dans la tragédie grecque» ( «Elementi comici nella tragedia greca» ),

1. B. Seidensticker, Palintonos Hannonia. Studien zu komischen Elementen in der griechischen


Tragbâie, in Hypomnemata, 72, 1982, 277 p.
2. J. Schmidt, Euripides Verhaltnis zur Komik und Komodie, Programm Grimma, 1905.
3. A. Rearden, «A study of Humour in Greek Tragedy», Univ. of California Chronicle, 26, 1,
1914, p. 30 sqq.
4. A. N. Pippin, «Euripides' Helen: A Comedy of Ideas», Classical Philology, 55, 1960,
p. 151-163. l[,I

5. L. Biffi, «Elementi comici nella tragedia greca», Dionisio, 35, 1961, p. 89-102.

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expression qui sera reprise comme sous-titre par Bernd Seidensticker qu'elle ne fait aucune mention des travaux étrangers que j'ai cités.
dans sa thèse de 1982 que j'ai mentionnée au début (Studien zu Il semble donc que la philologie française soit, dans une certaine
komischen Elementen in der griechischen Tragiidie). Et c'est à partir de 1964 mesure, en retrait. Néanmoins Suzanne Saïd, dans le chapitre sur le
que l'on trouve pour la première fois explicitement, dans un article de théâtre de la Littérature grecque d'Homère à Aristote parue en 1990 dans
Hazel E. Barnes, le concept de tragj-:-~()_f!lédie appliqué à la tragédie la Collection «Que sais-je ?»1, note non seulement qu'Euripide, avec
grecque ( «Greek Tragicomedy» )1, ce qui ne laisse pas d'éveiller !'Alceste, a substitué au drame satyrique qui succédait normalement
quelques réticences de méthode, puisque la notion même de tragi- aux trois tragédies une œuvre qui tient de la tragédie et de la comédie
comédie n'apparaît qu'à partir de !'Amphitryon de Plaute 2 • Dans ce (p. 69), mais aussi signale l'alliance du comique et du pathétique dans
concert d'études, où j'ai cité des travaux en langues allemande, le reste de son théâtre (p. 70). Voici ce qu'elle en dit : «Cè théâtre
anglaise et italienne, il semble que les études en langue française résolument nouveau est riche de contradictions. Il juxtapose le réa-
soient plus discrètement représentées. Sans doute existe-t-il un long lisme et l'exotisme. Il unit le comique au pathétique. Il est le plus
article d'Armand Morin, paru en 1974 dans les Cahiers d'études anciennes intellectuel, mais aussi le moins rationnel qui soit».
de Montréal, sur l'évolution du comique dans l'œuvre d'Euripide3. Si les études sur la présence du comique dans la tragédie grecque
Mais les études en France proprement dite sont plus discrètes. Est-ce ont mis si longtemps à s'imposer, et si elles risquent de susciter encore
le signe d'une certaine réticence à parler du comique dans le tragique ? quelques réticences, c'est parce qu'il y avait un obstacle épisté-
Je citerai à titre d'exemple le jugement de Rachel Aélion dans sa mologique, et que cet obstacle ne peut pas être totalement dépassé.
thèse sur Euripide, héritier d'Eschyle parue en 1983, quand elle analyse L'obstacle épistémologique remonte aux théoriciens anciens qui ont
la reprise parodique par Euripide, dans son Électre, de la scène de la réfléchi sur la tragédie grecque, et tout particulièrement à Aristote
reconnaissance des Choéphores d'Eschyle. Voici ce qu'elle en dit : dans sa Poétique. On pourrait comparer, à cet égard, le rôle de frein
Mais ici le procédé d'Euripide prend une forme qu'il ne prend nulle part ailleurs : il qu'a pu jouer ~ristote dans les études sur les éléments comiques
ne se contente pas de faire une allusion, de présenter autrement les faits ou les
hommes ; li refait, en la reprenant avec la plus grande précision, une scène très connue à celui qu'il a joué dans les études sur la dramaturgie. Les études
d'Eschyle qu'il semble détruire et ridiculiser. Peut-on penser que les spectateurs ne philologiques sur la dramaturgie des tragédies grecques se sont
s'étaient pas amusés en entendant Électre démontrer que l'utilisation de tels indices développées également dans la deuxième moitié du XXe siècle, et
était inepte et ridicule ? Cette parodie, dans une pièce qui traite d'une question aussi
douloureuse et aussi tragique, est un peu déconcertante. Mais, peut-être est-ce une peut-être encore plus tardivement que les études sur les éléments
erreur de ne pas admettre la possibilité d'un moment de détente et de léger amusemen( comiques: l'ouvrage classique d'Oliver Taplin sur la dramaturgie
dans une tragédie. Nous ne devons pas nous laisser impressionner par le refus du d'Eschyle, The Stagecraft of Aeschylus. The Dramatic Use of Exits and
«mélange des genres» prôné par nos théoriciens du classicisme. Les Anciens, qui
étaient habirués à voir un drame satyrique succéder aux tragédies, avaient moins de Entrances in Greek Tragedy, ne date que de 1977. L'une des raisons de ce
raison d'être choqués et l'on pourrait trouver d'autres exemples dans leur théâtre. Ainsi retard est le discrédit dans lequel était tombé le spectacle, l'oljnc;,
dans les Choéphores,la scène de la nourrice n'introduit-elle pas un moment de détente depuis qu'Aristote, tout en retenant l'oljnc; comme l'une des six
souriante dans une situation puissamment tragique ? Il faut donc admettre qu'Euripide
aussi a pu s'amuser un moment au cours d'une action tragique 4. parties de la tragédie (Poétique, 1450 a 10), considérait que les effets
pathétiques obtenus par le spectacle étaient inférieurs et moins
Dans ce jugement, où la prudence s'allie à la finesse, Rachel propres à l'art (Poétique, 1453 b 1-8). De façon analogue, le retard
Aélion, tout en reconnaissant ce que la présence du comique à l' inté- pris par les études sur les éléments comiques de la tragédie grecque
rieur du tragique peut avoir de «déconcertant», envisage la possibilité vient, semble-t-il, de ce qu'Aristote a établi non seulement une
qu'un auteur tragique grec puisse s'amuser au cours d'une tragédie. différence de nature entre les deux genres de la ttagédie et de la
Mais elle le fait avec une discrétion qui ne laisse pas d'étonner, en comédie - l'un étant un genre élevé représentant:, les hommes meil-
ne citant que l'exemple de la nourrice d'Eschyle et aussi, en note, leurs qu'ils ne sont et destiné à suscitet la terteur et la pitié, l'autre
l'exemple du garde de !'Antigone de Sophocle, sans aucune autre réfé- un genre bas teprésentant les hommes pires qu'ils ne sont et destiné
rence au théâtre d'Euripide; et ce qui est plus étonnant encore, c'est à suscitet le rire 2 -, mais aussi une différence de nature entre les
poètes tragiques et les poètes comiques eux-mêmes. «Lorsque la
1. H. E. Barnes, «Greek Tragicomedy», Classicaljournal, 60, 1964, p. 125-131.
2. Plaute, Amphitryon, v. 59. 1. M. Trédé-Boulmer et S. Saïd, La littérature grecque d'Homère à Aristote, Paris, 1990,
3. A. Morin, «Évolution du comique dans l'œuvre d'Euripide», Cahiers des Études anciennes, p. 69 sq.
Montréal, 3, 1974, p. 37-72. 2. Aristote, Poétique, 1448 a 16 sqq. : «L'une (la comédie) veut représenter les hommes pires,
4. R. Aélion, Euripide, héritierd'Eschyle,Paris, 1983, tome 1, p. 117. l'autre (la tragédie) meilleurs qu'ils ne sont dans la réalité».

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tragédie et la comédie, déclare Ai-istote (Poétique, 1449 a 2 sqq.), eurent auteur comme une tragédie, mais comme un drame satyrique 1 • ~ans
fait leur apparition, les poètes qui embrassaient l'un de ces deu:x: doute pourrait-on essayer de raffiner en débusquant des except10ns
genres suivant leur nature propre ,devinrent les uns poètes comiques latives aussi bien à la distinction des genres qu'à celle des auteurs. Le
(au lieu de poètes iambiques) et les autres poètes tragiques (au lieu de re
titre de «comédie-tragédie» (Kwµ060Tpay4l6ta') est -~tteste'hd c e~ eux
-----P=o=è=te=s~ép.iq.u.es)~e.tte_distinction __entte--poètes- tragiques et poètes auteurs comiques au moins, du ye ou du IVe siecle, Alca10s ~t
comiques ne fait que prolonger la distinction première entre les Anaxandridès 2 • S'agit-il de pièces qui étaient les ancêtres de la tragi-
auteurs à l'âme élevée (oL. <YEµvoTEpot),qui représentèrent de belles comédie attestée à partir de !'Amphitryon de Plaute ? _Malheureuse-
actions dans des éloges, et les auteurs à l'âme plus vulgaire (ol... ment, les maigres renseignements donnés par les lex~:ogr~phes ne
EÙTEÀ.É<YTEpot), qui représentèrent les actions des hommes vils dans permettent pas de se faire une idée sur la natu~e de ~:s J?ieces. Pour les
des blâmes. Seul Homère constitue une brillante exception, car «son auteurs, on pourrait citer le nom de Ion de _Chtos. C etait un auteur de
Margitès est aux comédies ce que l'Iliade et l'Odyssée sont au:x: tragédies et de dithyrambes contempo~ai_n de _Sop~ocle; or ?eux
tragédies» 1. témoignages qui remontent à la même origine lm attri~ment aussi des
Toutefois, ce parallélisme établi entre l'effet de retard qu'Aris- comédies3. Mais ces exceptions, si elles existent véritablement, ne
tote a pu exercer sur les études relatives à la dramaturgie et l'effet de changent rien à la réalité. Le ye siècle avant J .-C. connaît une sfpa-
retard qu'il a pu exercer sur l'étude des éléments comiques dans la ration des genres qui est encore plus grande que celle de _notre the~tre
tragédie grecque, ne doit pas masquer une différence sur le bien-fondé classique du XVIIe siècle, ~ù. les au~eurs de tra~édie p~u".aient
de chacune de ces deux branches d'études, et par conséquent sur éventuellement écrire des comedies. Racine et Corneille ont ecrit des
la nature de l'obstacle qui explique leur retard respectif. Dans le comédies. Ce n'est pas le cas de Sophocle ou d'Euripide, car les drames
cas de la dramaturgie, les affirmations d'Aristote sur le caractère satyriques, malgré leurs éléments c~H~.iqu~s,ne se conf~nde~t pas avec
secondaire du spectacle sont probablement un préjugé de philosophe des comédies. Et dans le cas de la distrnct10n de nature etabhe entre les
que ne partageaient pas les hommes de l'art. L'analyse attentive du auteurs comiques et les auteurs tragiques, il semble bien qu'il y ait_un
texte des tragédies grecques révèle, en effet, de nombreuses indications consensus entre théoriciens et auteurs de théâtre, comme le laisse
dramaturgiques qui prouvent que la dimension spectaculaire n'était entendre un passage du Banqu~t de Platon. Car, ,lorsque Socrate _veut
pas accessoire pour les auteurs de tragédies. Le jugement péjoratif du faire admettre à un auteur tragique, Agathon, et a un auteur comique,
théoricien sur le spectacle a donc joué le rôle d'un obstacle en grande Aristophane, l'idée totalement révolutionnai~e pour l'f~oq1;1e q1;1ele
partie artificiel, qui ne saurait mettre en cause la validité des études même homme est capable de composer comédie et tragedie, tl doit les
modernes sur la dramaturgie des tragédies grecques. En revanche, les amener par la contrainte à le suivre, et les hommes de l'art ne le
affirmations d'Aristote sur la séparation des genres, comédie et tra- suivent pas facilement, parce qu'ils tombent de sommeil 4_. C'est dire
gédie, ainsi que sur la différence de nature entre auteurs tragiques et que l'obstacle, dans le cas de l'~t':1-d: des é_lément~ comiques d:_ la
auteurs comiques, loin de reposer sur un préjugé, ne sont que la tragédie grecque, est un obstacle epistemologique qui ne peut pas etre
codification d'un usage en vigueur au Ve siècle. Il s'avère que non totalement levé. Il ne faut donc pas perdre de vue que, quand on
seulement les concours de comédie et de tragédie sont distincts, mais parle d'éléments comiques dans la tragédie grecque, 01:1 s'expri_m~~vec
aussi que les auteurs sont distincts; et l'on peut même ajouter, grâce à un décalage certain par rapport aux concepts des Anciens, theoriciens
Platon dans la République, que non seulement les auteurs, mais aussi
les acteurs sont distincts 2 • Le fait que les auteurs tragiques représen- 1, 1e
Voir l'argument n° 2 de !'Alceste: «La pièce fut jouée so~s l'a~chonta~ Glaukinos, dans la
uatre-vingt-cinquième Olympiade. Sophocle eut le premier pnx, Eunp1de le second avec les
tent au concours des Grandes Dionysies, en plus de leur trilogie trétoises, Alcémonà Psophis,Télèphe,Alceste».Après la trilogie tragique, Alceste occupe la place
tragique, un drame satyrique où les éléments comiques sont de règle, d'un drame satyrique.
n'autmise en aucune façon à atténuer l'opposition entre tragédie et 2. Alcaios, frag. 19-21 PCG, vol. II, p. 9-10; Anaxandridès, frag. 26 ibid., p. 250. On cite
aussi le nom de Dinolochos; voir PCG, vol. II, p. 9.
comédie et à justifier la présence d'éléments comiques dans la tragédie.
3. Scholie d'Aristophane (Paix 835) et la Souda (s.v. 6t~upaµ~o6t6doKaÀot): «auteur de
Les éléments comiques de !'Alceste d'Euripide ne peuvent pas entrer en dithyrambes et de tragédies ... il écrivit aussi des comédies».
ligne de compte, puisque cette pièce n'a pas été présentée par son 4. Platon Banquet, 223 d : «Socrate les (se. le poète tragique Agathon et le poè.te comique
Aristoph~ne) contraignait à reconnaître qu'il appartient au même homme de sav,01rcomposer
comédie et tragédie, et que celui qui est a~ec art poète tragiqu~ est égalem~nt poete, com1qu~ ;
1. Aristote, Poétique,1448 b 24-1449 a 2. eux, alors qu'ils subissaient cette contrarnte et ne se rangea1e~t pas facilement a .~et ~v1~,
2, République, III 395 a-b: «Ce ne sont pas non plus les mêmes acteurs qui sont capables de s'assoupissaient ; ce fut Aristophane qui s'endormit le premier, puis Agathon alors qu il fa1sa1t
jouer comédies et tragédies». déjà jour».

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et auteurs tragiques eux-mêmes. Il ne faut pas perdre de vue non plus Hermésiléos, son hôte et le proxène des Athéniens, le recevait à sa table. Près du feu se
que la présence d'éléments comiques dans la tragédie peut diffi- tenait le garçon chargé de verser le vin; le garçon était visiblement <rouge>. Sophocle
s'adresse à lui : «Veux-tu que je boive dans des conditions agréables ?». Le garçon
cilement se déceler par des critères dairs et objectifs. Si le sourire ou le acquiesça. «Fais donc des gestes lents en me tendant et en retirant ma coupe». Et
rire sont les critères du comique, nous n'avons pas de témoignage sur comme le garçon rougissait encore bien plus, Sophocle s'adressa à son voisin, étendu
la réaction des spectateurs du ye siècle at:Ll~_p~ss_:iges
des tragédies que _ sur le même lit que lui. «Qu'il est beau le vers composé par Phrynichos disant : "Elle
brille sur les joues pourpres la lumière de l'amour"». A quoi répondit son voisin qui
les mo~ernes peuven1;_ju~er c?miques ; seules sont connues, et de façon était un maître de grammaire originaire d'Érétrie: «Je ne doute pas que tu sois,
except10nnelle, des react10ns a des passages ou à des tragédies déclen- Sophocle, un expert en poésie». Cependant, Phrynichos ne s'est pas bien exprimé en
chant la terreur et les larmes. La paratragédie des auteurs comiques ne qualifiant de "pourpres" les joues du beau garçon. Car si un peintre prenait de la
couleur pourpre pour représenter les joues de ce garçon, il perdrait sa beauté. Il ne
peut même pas servir de critère, car elle produit le rite par la défor- convient donc absolument pas de représenter le beau avec ce qui n'est manifestement
mation du tragique qui est sorti de son contexte. Nous ne disposons pas beau». Sophocle s'esclaffa à ces mots de l'homme d'Érétrie : «Il ne te plaît pas non
qu'exceptionnellement, à l'intérieur du texte des tragédies, de signes plus alors, étranger, ce vers de Simonide, que les Grecs trouvent pourtant fort bien
dit: "de sa bouche pourpre la jeune fille émettant sa voix"; ni non plus le poète,
tangibles, c'est-à-dire de réactions du chœur ou de personnages pour continua-t-il, qui parle d"'Apollon à la chevelure d'or"; car si un peintre peignait en
souligner, fût-ce discrètement, le côté comique ou plaisant d'une or les cheveux du dieu, et non en noir, le tableau serait médiocre ; ni non plus le
situation ou d'un personnage 1• poète disant: "d'Aurore> aux doigts de rose"; car si l'on prenait de la couleur rose
pour peindre les doigts, ce sont les mains d'un teinturier que l'on représenterait, et
Ces mises en garde étant faites, le sourite ou même le rite des non celles d'une jolie femme». Cela déclencha des rires. Et, alors que l'homme
gens sérieux que sont les auteurs de tragédies est une réalité d'Érétrie était étourdi par cette volée de bois vert, Sophocle reprit sa conversation avec
multiforme que je n'ai pas la prétention de cerner dans le cadre de le garçon. Comme le garçon voulait retirer de la coupe un brin de paille avec son
doigt, Sophocle lui demanda s'il voyait bien le brin de paille: Le garçon déclara qu'il
cette cqmmunication. Ce que je voudrais faire, après ces réflexions le voyait bien. «Souffle donc dessus pour l'enlever, afin de ne pas mouiller ton doigt».
historiques et méthodologiques, c'est essayer d'esquisser, à partir de Et comme le garçon approchait son visage de la coupe, Sophocle porta la coupe plus
personnages comparables, les permanences et les innovations dans près de sa bouche, afin que sa tête soit plus proche de celle du garçon. Et quand il fut
tout près de lui, il le saisit avec son bras et lui fit un baiser. Toute l'assistance
l'utilisation des éléments comiques depuis Eschyle, en passant par applaudit, avec rires et cris, pour saluer l'habileté avec laquelle Sophocle avait attiré le
Sophocle, jusqu'à Euripide. garçon par surprise. «Messieurs, déclara Sophocle, je m'entraîne à la stratégie, depuis
que Périclès a prétendu que si je connaissais la poésie, j'ignorais la stratégie. N'est-il
pas vrai que mon stratagème m'a bien réussi ?».
* Voilà donc un exemple parmi bien d'autres de l'astuce de Sophocle dans ses paroles et
dans ses actes au cours des banquets 1 • ,
Mais qu'il me soit permis, auparavant, de contourner totalement
l'obstacle épistémologique en mettant en exergue un texte assez Ce récit plein de saveur me paraît unique dans la littérature
méconnu qui va mon~rer le sourire de deux grands auteurs tragiques, grecque pour illustrer le sourire des gens sérieux que sont les auteurs
en dehors de leur métier, dans une belle scène de comédie. Le héros de de tragédie; c'est une délicieuse scène de comédie où Sophocle sait
la scène n'est autre que Sophocle,. et l'auteur qui rapporte la scène est déclencher par deux fois les rires de l'assistance, et mettre les rieurs de
un autre auteur tragique contemporain, Ion de Chios, celui à propos son côté en montrant deux facettes de son personnage : c'est d'abord le
duquel on peut se demander, comme nous l'avons vu, s'il n'a pas écrit poète cultivé et brillant qui ridiculise le dogmatisme professoral en
aussi de~ comédies. La scène est extraite d'un ouvrage intitulé les revendiquant discrètement l'autonomie de la poésie par rapport à la
Séjours (Epidèmiai), où Ion de Chios fait revivre les personnalités célè- peinture ; il ne faut pas confondre mimèsis poétique et mimèsis pic-
bres qui sont venues dans sa patrie à Chios. C'est le récit d'un banquet turale ! C'est ensuite le stratège en amour qui donne un échantillon de
où SoJ?hocle fut la vedette, lors de son passage à Chios, alors qu'il son habileté tactique pour attirer insensiblement la victime dans son
exerçait la stratégie avec Périclès dans l'expédition athénienne contre piège, et qui feint avec humour de confondre, cette fois, stratégie
S~mos révoltée en 441-440. Il s'agit d'un long compte rendu, plein de militaire et stratégie amoureuse.
vie et de verve, d'une soirée où le stratège Sophocle s'intéresse davan- Ce qui unit les deux facettes du personnage, c'est l'intelligence
tage à la tactique amoureuse qu'à la tactique militaire : pleine d'ironie, de malice et d'humour qui sait faire rire et attirer
J'ai rencontré le poète Sophocle à Chios lorsqu'il naviguait vers Lesbos comme les applaudissements en se moquant des esprits trop sérieux, du maître
stratège; c'est un homme qui a le vin gai et qui est astucieux.
de grammaire anonyme, mais aussi du maître de stratégie qu'était
Périclès, et aussi de lui-même. Ce pouvoir de séduction de Sophocle a
1. Voir par exemple l'étrangeté de la prière sophistique d'Hécube dans les Troyennes(v. 884-
888), qui est soulignée par Ménélas (v. 889): «Qu'est-ce que c'est? Comme tu innoves dans les
prières aux dieux !».
1. Le passage a été conservé par Athénée, Deipnosophistes,13, 603 f-604 f.

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JacquesJouanna Le so11rire
des Tragiq11es
grecs

manifestement séduit l'auteur du récit ; on sent une connivence secrète Ce qui permet ici au spectatem· de pouvoir prendre une distance
entre les deux auteurs tragiques, entre l'acteur et le conteur. Il est vrai par rapport au personnage de la nourrice, c'est qu'il sait, comme
qu'lon de Chias aimait aussi les banquets et l'amour, et qu'il n'appré- le chœur que la douleur de la nourrice est le résultat d'une
ciait pas les jugements tranchants et méprisants de Périclès. Ion fausse no~velle. Aussi peut-il s'attendrir avec un léger sourire
appréciait au contraire le tact, le liant, la ,R()_litessedflicate en société, devant cette douleur sincère d'une femme simple qui évoque avec
et il retrouvait chez Sophocle les qualités mêmes qu'il avait appréciées réalisme et complaisance les tribulations d'une nourrice. Ce qui fait
autrefois chez Cimon. sourire, ce sont d'abord les détails réalistes que la vieille femme
accumule sur le petit enfant; ses envies qu'il n'est pas capable
* d'exprimer : non seulement la soif ou la faim,, mais, ~urt,ou~ son
besoin d'uriner ou de se soulager ! Le terme Àu.µoupta «desir d urtner»,
Si l'on aborde, après cet intermède, les personnages qui font qui est le terme le plus réaliste du passage, . ne se, re~rou;e. pas
sourire dans la tragédie grecque, on ne rencontrera dans le théâtre ailleurs dans la littérature grecque. Ce sont aussi les details realtstes
d'Eschyle et de Sophocle que des personnages modestes dont le sur les occupations de la nourrice: elle doit laver les langes (v. 759).
comportement s'oppose à celui des héros, essentiellement la nourrice Ce qui fait sourire, c'est ensuite le contras.te entre ses ~~mbles
dans les Choéphoresd'Eschyle et le garde dans !'Antigone de Sophocle. occupations et la haute conscience que la nourrice a de son metier, ou
Une comparaison des effets produits par ces deux personnages du plutôt de ses métiers ; car elle déclare fièrement cumuler deux métiers
peuple montrera comment le sourire qu'ils peuvent susciter prend, (v. 761 Èyw 6t11Àâc:;6È Tacr6E XEtpwva~iac:;). On peut probablement
malgré certaines analogies dans les causes qui l'inspÜ'ent, une parler ici de mélange des tons, ce qui est compa~a~le, toute. pr~-
signification tout à fait opposée. Examinons d'abord la nourrice portion gardée, au mélange des tons dans la comedie. Ce ~ut fa~t
d'Oreste. On sait qu'elle apparaît tout en larmes, alors qu'Oreste et sourire, c'est, de façon plus fugace, l'humour de la nourrice qui,
Pylade, déguisés en voyageurs phocidiens, ont annoncé la fausse mort devant les besoins inexprimés de l'enfant, s'érige en prophétesse
du fils d' Agamemnon et ont pénéué dans le palais. A la question du (v. 758), mais reconnaît immédiatement après qu'elle s'est souvent
Coryphée qui lui demande où elle va en sortant du palais, elle répond trompée (v. 758 sq.). Ce qui fait sourire, c'est enfin cette façon de
par une longue tirade. Elle doit porter, de la part de sa maîtresse, la parler si longuement d'elle à la première personne 7t de re~arder, par
nouvelle de la mort d'Oreste à Egisthe pour qu'il revienne dans le cette façon si prolixe de parler de son passe de nourrice, la repon~e a la
palais. Mais la douleur la submerge : elle se lamente longuement question du chœur. Ce n'est qu'à la fin d'une tir8;_ded'une trentatne de
avant d'annoncer la mort d'Oreste et la mission qui lui a été confiée vers que l'on sait ce qu'elle va faire : apporter à Egisthe la nouvelle de
par Clytemnestre. Voici une partie de cette tirade (743 b-765): la mort d'Oreste.
Oh ! malheureuse que je suis !
Car, pour moi, d'un côté les anciennes douleurs mélangées Si nous comparons cette intervention de la nourrice dans les
difficiles à supporter qui se produisaient dans ce palais d'Atrée Choéphores d'Eschyle à l'intervention du garde dans !'Antigone de
affligeaient mon cœur dans ma poitrine.
Mais jamais encore je n'ai eu pareille douleur à supporter. Sophocle, on peut trouver des ressemblances dans la façon. de suscit~r
Car tous les autres malheurs avec endurance je les épuisais ! le sourire par la peinture vivante d'un personnage secondaire. On sait
Mais mon cher Oreste, souci de ma vie, que Créon, après avoir interdit d'ensevelir Polynice, a préposé des
que j'ai élevé jusqu'au bout alors que je l'avais reçu sortant de sa mère,
ses appels perçants me faisaient errer la nuit. gardes près du mort. L'un d'entre .eux arrive, désigné par le, s?rt, pou_r
Tant de fatigues c'est inutilement annoncer à contrecœur la mauvaise nouvelle: le mort a ete enterre,
que je les ai endurées. Ce qui ne pense pas, comme un animal malgré l'interdit de Créon. Voici l'arrivée de ce messager de fortune
il faut l'élever, n'est-ce pas vrai ?, en adaptant sa pensée.
Car il ne dit pas un mot, l'enfant qui est encore dans les langes. (v. 223-248):
C'est soit la faim, soit la soif, soit l'envie d'uriner Le Garde Roi, je ne dirai certes pas que, pour avoi~ fait vite,
qui le tient ; et le jeune ventre des enfants agit de lui-même. j'arrive hors d'haleine, bondissant d'un pie~ léger.
De cela, j'étais une prophétesse ; mais souvent je crois, J'ai fait bien des haltes dans ma préoccupation.
je me suis trompée ; aussi étais-je la blanchisseuse des langes de l'enfant ; au cours du chemin, me retournant pour revemr sur mes pas ..
laveuse et nourrice accomplissaient la même tâche. Ma conscience me parlait, m'adressant maintes recommandat10ns :
Ce sont ces deux métiers «Malheureux, pourquoi te diriges-tu là où tu recevras ton châtiment ?
que je remplissais, moi qui ai reçu Oreste de son père. Misérable, tu vas t'arrêter à nouveau ? Et si Créon apprend cela
Et j'apprends maintenant qu'il est mort, malheureuse que je suis. d'un autre, comment toi alors pourras-tu ne pas souffrir ?»
Je vais trouver l'homme qui est le destructeur Tout en roulant de telles pensées, j'accomplissais le trajet sans me presser ;
de ce palais ; c'est avec plaisir qu'il apprendra cette nouvelle ! et c'est ainsi qu'un chemin court devient long.

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JacquesJ ouanna Le souriredes Tragiquesgrecs

Pour finir, le parti qui triompha fut de venir ici est désespérée à cause du sort d'Oreste. L'un craint pour sa propre vie ;
te voir ; et même si c'est mon arrêt de mort que je vais annoncer, je
parlerai.
l'autre se désespère pour la mort d'un autre. L'un incarne l'égoïsme,
Car je viens cramponné à l'espoir l'autre le dévouement. Cette opposition dans le mtitement des deux
de ne pouvoir subir rien d'autre que mon destin. personnages se vérifie dans le contraste qu'ils entretiennent. avec les
Créon Qu'est-ce donc qui te donne tant d'appréhension? héros tragiques. Chez Eschyle, la femme du peuple sert de guide et de
Le Garde Je veux te dire d'abord ce qui me concerne. La chose modèle pour faire ressortir la perversion de l'héroïne; en effet, c'est la
je ne l'ai pas faite, et je n'ai pas vu celui qui l'a faite. nourrice qui dénonce avec lucidité la duplicité de Clytemnestre après
Créon Tu vises bien et tu enveloppes d'un rempart l'annonce de la nouvelle de la mort de son fils (v. 737-743); et c'est
l'affaire. Il est clair que tu as quelque chose d'extraordinaire à annoncer.
elle qui éprouve les sentiments d'une véritable mère. On peut donc
Le Garde C'est qu'assurément le danger impose une longue hésitation. parler, à propos de la nourrice d'Eschyle,. d'un héroïsme des humbles
Créon Veux-tu donc parler une bonne fois, puis t'en aller délivré ! qui contraste avec la nature pervertie du monde des grands,
Le Garde Eh bien je vais te dire. Le mort, quelqu'un vient de l'enterrer Clytemnestre et Égisthe. Au con~raire, le garde, chez Sophoc~e,,e~~ un
avant de s'en aller : il a versé sur le corps de la poussière
sèche et a accompli les rites voulus.
and-héros qui sert de repoussoir pour mettre en valeur 1hero1sme
Créon Que dis-tu ? Quel est l'homme qui a eu cette audace ?
d'Antigone. Cela est particulièrement net lorsque le garde revient de
façon inattendue une seconde fois, alors qu'il avait juré de ne pas
Bien que les situations tragiques soient différentes, les deux per- reparaître ; et sa seconde entrée contraste avec la première. Il entre
sonnages secondaires que sont la nourrice et le garde méritent d'être précipitamment cette fois, en amenant Antigone qui a été surprise en
rapprochés. Ce sont des personnages de condition modeste jouant par train d'enterrer le cadavre de Polynice (v. 388-400) :
accident le rôle de messager et suscitant tous deux le sourire des Le Garde Roi, pour les mortels, il n'est rien que l'on puisse repousser par serment.
spectateurs. L'un comme l'autre ont tendance au bavardage, et ne Car la réflexion vient démentir la décision.
En effet, je me flattais de ne jamais revenir ici,
révèlent qu'avec retard la nouvelle dont ils sont porteurs. Et dans le sous l'effet des menaces qui m'avaient bouleversé alors.
discours qui précède l'annonce de la nouvelle, ils suscitent tous deux Mais, comme une joie inespérée, contraire à l'attente,
le sourire par des évocations réalistes. À l'évocation des activités de la ne ressemble à aucun plaisir en intensité -
me voici bien qu'ayant juré par des serments le contraire,
nourrice chez Eschyle correspond l'évocation concrète des tergi- amenant la jeune fille que voici qui a été trouvée
versations du garde chez Sophocle, ses nombreux retours en arrière qui en train de parer la tombe. On ne tira pas au sort cette fois
ont rallongé le chemin et font qu'il arrive sans être essoufflé. De plus, mais c'est là mon aubaine à moi, et non celle d'un autre.
Et maintenant, roi, à ta guise prends-la,
chez les deux personnages on constate la même propension à parler juge-la et confonds-la. Pour moi, il est juste
d'eux-mêmes avec beaucoup de spontanéité, et à s'étendre avec une que je sois libéré et déchargé de ces malheurs.
certaine complaisance sur leur propre malheur. Enfin, lorsqu'ils par- On sourit devant le contraste entre les deux entrées du garde, la
lent d'eux-mêmes, il leur arrive parfois d'avoir de l'humour, d'avoir seconde étant aussi précipitée que la première était retardée 1 • Mais,
un regard amusé sur eux-mêmes : la nourrice, nous l'avons vu, recon- lors de sa seconde apparition, la joie du garde qui ne songe qu'à son
naît qu'elle n'a pas toujours été une bonne prophétesse, quand il salut contraste avec la maîtrise d'Antigone qui a agi pour un autre, au
s'agissait de prévoir les besoins du petit enfant; le garde reconnaît, mépris de sa vie. Aussi le sourire suscité par les deux p~rsor:inages de
lui, qu'il ne correspond pas à l'image traditionnelle du bon messager la nourrice chez Eschyle, et du garde chez Sophocle, n est-il pas, en
empressé et essoufflé; il a conscience d'être une parodie de messager. définitive, de même nature. Le sourire, chez Eschyle, est affectueux;
En bref, par leur naïveté, leur spontanéité et leur humour, ces chez Sophocle, il devient, à la limite, grinçant.
personnages du peuple apportent un léger moment de détente dans
l'atmosphère de la tragédie, et offrent un contraste avec les héros *
tragiques.
Quand on passe d'Eschyle et Sophocle à Euripide, les élé~ents
Mais là s'arrêtent les ressemblances, car les deux personnages comiques de la tragédie grecque sont plus nombreux, plus :aries et
ne se situent pas à la même place dans le monde des valeurs, si bien plus marqués ; le sourire peut même se transformer en rire. Sans
que le contraste entre le personnage du peuple et le héros tragique n'a
pas du tout la même signification chez Eschyle et chez Sophocle.
1. Sophocle a établi aussi un contraste entre les deux sorties du garde ; dans 1~première ~cène,
En effet, le désespoir de la nourrice s'oppose à l'angoisse du garde. il ne cesse de bavarder au moment de partir (v. 315-331) ; dans la seconde, 11part en silence
Alors que le garde est angoissé à cause de son propre sort, la nourrice sur l'ordre de Créon (après le v. 445).

170 171
Jacques jouanna Le so11rire
des Tragiq11es
grecs

pouvoir donner ici une idée de l'ensemble des éléments comiques de la Mais qu'une seule personne se torture
pour deux, comme moi je souffre pour elle, est un fardeau
tra~é?ie euripidéenne, je voudrais simplement essayer de mesurer, en difficile à porter !
cho1S1ssant des personnages qui sont, chez Euripide, analogues à ceux
de 1~ n?~1-rice d'Eschyle et du garde de Sophocle, quelles sont les Dans ces lamentations de la nourrice de Phèdre, la propension
contmu1tes et guelles sont les innovations. .... . à se laisser submerger par une douleur difficile à supporter, à
. Le personnage d'Euripide qui me paraît correspondre le plus s'apitoyer sur sa propre personne et à raisonner sur les nécessités de
directement à la nourrice des Choéphoresd'Eschyle est la nourrice de sa tâche rappelle le personnage de Kilissa 1 . Et quand Phèdre avoue
!'Hippolyte d'Euripide. Ce rapprochement n'a pas été exploité dans enfin son amour, la nourrice éclate dans un violent accès de douleur,
les études sur ~es éléments comiques dans la tragédie grecquel. Sans trop égoïste et trop théâtral pour ne pas attirer le sourire. En effet,
doute la nourrice prend-elle chez Euripide une dimension dramati- après le fameux aveu de Phèdre (v. 352 : «- Hippolyte dis-tu ? - C'est
q;1e q~'<:l~e ,n'avait. pas che~ Eschyle; en particulier, elle joue un toi qui l'a nommé»), la nourrice croit à la fin du monde pour elle
role decisif a la fois dans 1 aveu de l'amour de Phèdre et dans la (v. 353-357):
révélation de cet amour à Hippolyte. Mais elle rappelle la nourrice Hélas ! Que veux-tu dire, enfant ? Comme tu me tues !
Femmes, ce qui n'est pas supportable, je ne le supporterai pas,
d'Eschyle p~r plusieurs aspects. D'abord, les deux nourrices, quand vivante ! Odieux m'est le jour, odieuse m'est la lumière que je vois.
<;Iles,apparaissent sur scène, souffrent à cause de l'.être qu'elles ont Je vais précipiter, je vais laisser tomber mon corps ; je vais me délivrer
de la vie par la mort. Adieu ! Je n'existe plus !
eleve. Comparable est la façon dont chacune des deux nourrices est
présentée par 1~ co!yphée lor~ de ,son arrivée sur scène (Choéphores, Cet excès de douleur prête d'autant plus à soudre qu'un revi-
v. 731 : «Je vois la la nourrice d Oreste tout en pleurs; Hippolyte, rement ne tarde pas à transformer la nourrice d'accusatrice en conso-
v. 17?-17~ : «Mais voici la vieille nourrice devant la porte ... sur ses latrice (Hippolyte, v. 433-436 : «Maîtresse, pour moi assurément ce
~our~\ls s amasse un nuage sombre»). La nourrice dans Hippolyte est qui t'arrive/m'a tout à l'heure causé une terrible frayeur dans l'im-
inquiete pour la santé de Phèdre, comme la nourrice dans les médiat./ Mais maintenant mon esprit réalise que j'avais tort. Chez les
Choéphores est désespérée par la mort d'Oreste. On retrouve ensuite mortels/les secondes pensées sont, en quelque façon, plus sages [que
ch':z _les deux personnages la même tendance à se plaindre des tâches les premières]»). Ce revirement d'un personnage secondaire rappelle le
qui incombent à leur fonction, même si les tâches évoquées sont revirement du garde chez Sophocle (Antigone, v. 389 : «La réflexion
différentes, puisque Euripide a substitué aux soins donnés à l'enfant vient démentir la décision»).
les soins donnés à la malade. Voici d'abord les plaintes de la nourrice Mais le personnage euripidéen qui correspond le mieux au
de Phèdre au moment où elle apparaît sur la scène avec sa maîtresse garde de Sophocle est l'esclave phrygien dans !'Oreste. La scène qui
malade (v. 186-190) : montre Oreste menaçant de son épée le Phrygien qui s'est sauvé du
Mieux vaut être malade que soigner. palais pour échapper au massacre (Oreste,v. 1506-1526) pourrait être
~ar da_nsun cas, _lemalheur est simple ; dans l'autre cas s'y attachent
a la fois le chagrin pour le cœur et la peine pour les bras. comparée à la partie de la scène où le garde de Sophocle, apparaissant
Tout entière, la vie des hommes est faite de douleurs pour la première fois et venu annoncer l'enterrement de Polynice,
et il n'y a pas de trêve aux peines. réplique à Créon qui menace de le pendre vif ainsi que ses collègues
Puis, après le délire de Phèdre, la nourrice poursuit ses lamen- s'ils ne découvrent pas le coupable (Antigone, v. 304-331). Dans les
tations (v. 250-260) : deux scènes, le personnage menacé, qui songe d'abord à sa vie, est
Je te voile (la tête). Mais mon corps, quand donc la mort tout heureux d'échapper à la menace du puissant qui le laisse partir.
le voilera-t-il ? (Le garde dans Antigone, v. 330 sq.: «Contre tout espoir, contre ma
Ma longue vie me fournit beaucoup d'enseignements. propre attente, je suis encore en vie» ; le Phrygien à Oreste dans Oreste,
Il faudrait qu'elles soient modérées les amitiés
que les· mortels nouent entre eux, v. 1525 : «Tu ne me tueras donc pas ? - OR. Tu es quitte - PHR Y.
au lieu d'aller jusqu'à l'extrémité de la moelle de l'âme, Voilà une belle parole !» ). Un autre trait commun au garde de
et que les affections du cœur soient faciles à dénouer Sophocle et au Phrygien d'Euripide est le bavardage subtil qui agace
de façon qu'on puisse les relâcher comme les tendre. '

1; Il ~st. assez_singulier qu' A. Mari~, da?s son étude sur l'évolution du comique dans l' œuvre 1. Il existe bien entendu des nuances ; par exemple, la nourrice d'Euripide est plus raisonneuse
d Eur_1p1de(cité ,P· 16~ n .. 3!, ne dise nen du personnage de la nourrice quand il aborde la que celle d'Eschyle et élargit sa réflexion sur ses tâches de garde-malade par une réflexion
questJo~ du co_m1qued Eur1p1de dans son Hippolyte(p. 44-46) ; ce personnage n'a pas non plus philosophique sur la vie (cf. v. 189-197 et v. 261-266); en revanche, la nourrice d'Eschyle est
retenu 1attent10n de B. Seidensticker. plus attachée au détail concret dans l'évocation de ses responsabilités.

172 173
Jacques Jouanna Le souriredes Tragiquesgrecs

ou amuse celui qui menace. Créon est agacé par les réflexions subtiles Mén. Ah ! ne repousse pas mon bras et ne me chasse pas brutalement.
du garde (Antigone, v. 324 : «Fais donc de l'esprit sur mes idées»)• Port. C'est que tu n'écoutes rien de ce que je dis ; c'est de ta faute.
Ménélas est amusé par l'esprit de répartie du Phrygien et lui laiss; Mén. Annonce à l'intérieur à tes maîtres -
Port, C'est à mes dépens, je crois, que j'annoncerais ton message.
pour cela la vie sauve (Oreste, v. 1524: «Belle répartie; ton intelli- Mén. Je suis là en étranger naufragé, race inviolable.
____ gence te sauve»). Mais le dialogue __entre_Oreste et le Phrygien prend Port. Va donc vers une maison autre que celle-ci.
un tour plus prosaïque et plus comique. Les scholies ont été sensibles Mén. Non, mais j'entrerai. Toi aussi écoute-moi.
à ce ton nouveau, et le blâment par deux fois: «Les mots sont indi- Port. Sache que tu es pénible. Tu seras bien vite chassé brutalement.
gnes de la tragédie (àvd~ta Kat Tpay4>6foc;)», est-il dit à propos du Mén. Aiai. Où sont mes illustres armées ?
v. 1512 ; et à propos du v. 1521 : «Ces mots sont trop comiques et La portière de l'Hélène d'Euripide continue la tradition inau-
prosaïques (TaÛTa KWµtKWTEpdÈo-n Kat nE(d). Il faut ajouter une gurée par la nourrice des Choéphores: C'est une femme simple qui
nouvelle source du comique chez Euripide: c'est la parodie. En effet remplit avec conscience la mission confiée par ses maîtres, même quand
cette ~cène où ~re~te sort après un premier meurtre de vengeance e~ cette mission ne correspond pas à ses sentiments profonds. De même
?rand!ssant ~on epee sanglante pour menacer de tuer quelqu'un qui se que la nourrice des Choéphores accomplit à contrecœur sa mission
Jette a ses pieds, est une parodie de la scène des Choéphoresoù Oreste de messager, aller annoncer la mort d'Oreste à Égisthe, de même la
après avoir tùé Égisthe, sort et menace sa mère qui se jette à ses pieds: portière confie à la fin de la scène qu'elle accomplit sa tâche contre
(Choéphores,v. 892-930) 1 • D'une scène de tragédie eschyléenne où son gré, par crainte de son maître (v. 481 sq.) : «J'ai de la sympathie
Oreste affronte une femme l'épée à la main avant de la faire rentrer pour les Grecs, en dépit de mes propos acerbes dus à la crainte du
dans le palais et de la tuer, Euripide a fait une scène de comédie où maître». Cette confession finale ne manque pas de faire sourire. Car la
un eunuque phrygien est substitué à la femme, et où Oreste s'amuse portière a. appliqué au début de la scène la consigne avec un zèle
à menacer de mort celui dont il note qu'il n'est même pas une femme implacable. Cette vieille a de la vigueur et du tempérament. En
(v. 1528).
rabrouant le héros qui vient frapper à la porte du palais, cette vieille
Euripide a toutefois conservé dans cette scène l'opposition entre femme euripidéenne s'éloigne définitivement de la nourrice eschy-
le personnage secondaire et le héros, comme dans les scènes d'Eschyle léenne et rappelle les portiers des comédies d' Aristophane qui
ou de Sophocle où un personnage secondaire suscite le sourire. Il a éconduisent les importuns venus troubler leur maître, par exemple
même renforcé cette opposition en utilisant l'antithèse Grec-Barbare. dans une comédie antérieure à l'Hélène (les Acharniens) le portier
Mais le comique peut aller chez Euripide jusqu'à effacer la distance d'Euripide refusant d'ouvrir à Dicéopolis, ou dans une comédie qui est
entre le personnage humble et le héros. Nous allons terminer juste- postérieure à l'Hélène (les Thesmophories),le portier d'Agathon faisant
ment par une scène d'Euripide franchement comique où la distance lanterner Euripide. À cet égard, cette scène de l'Hélène est probable-
entre l'esclave et le héros se trouve totalement abolie. L'esclave est ment celle qui transpose le plus directement dans la tragédie une scène
la _vieille portière du palais du roi d'Égypte ; le héros est Ménélas, le de comédie. Car le comique ne vient pas seulement du personnage
varnqueur de Troie, qui, après avoir échappé à un naufrage, vient secondaire, mais aussi du personnage principal. Ménélas sait qu'il faut
quémander comme un mendiant. Voici, dans l'Hélène, le début de la ménager les concierges ; et dans un renversement de situation typique
rencontre plutôt houleuse - c'est le cas de le dire après un naufrage _ de la comédie, il se fait tout doux devant l'explosion de colère de la
entre la portière bourrue et le héros pleurnichard (v. 437-453) : portière. Mais cela ne l'empêche pas de se faire bousculer - le comi-
Mén. Ohé ! y a-t-il un portier qui puisse sortir du palais que de gestes s'ajoute au comique de situation. Et quand il veut faire
pour annoncer mes malheurs à l'intérieur ? preuve d'autorité, il se fait repousser plus brutalement encore, crie de
Port. Qui est à la porte ? Veux-tu t'éloigner du palais douleur et se lamente sur sa puissance passée. L'image du héros est si
et ne pas rester planté devant la porte de la cour
pour causer du tracas à mon maître ! ou tu mourras dégradée qu'il se met ensuite à pleurer; mais le pathétique de la
si tu es Grec, car nous n'avons pas commerce avec eux. situation n'attire pas pour autant la pitié de la vieille.
Mén. Vieille, en tout cela tu as bien raison.
Pour conclure, je rappellerai que cet exposé ne prétend pas
Parfait, j'obéirai ; mais cesse de te mettre en colère.
Port. Va-t-en ; car j'ai pour mission, étl'anger,
rendre compte de tous les aspects du comique chez les personnages
d'empêcher qu'aucun Grec ne s'approche de cette demeure. tragiques. Il a voulu, plus modestement, montrer comment une
méthode comparative, fondée sur une conception du personnage tra-
gique se définissant à la fois par sa nature, son statut social et son
1. Cette référence parodique est déjà notée par B. Seiden;ticker, p. 112. rôle dramatique, permet de suivre, avec un maximum de rigueur, la
174 175
JacquesJ ouanna

p~rman~nce et l'évoh~tion dans le sourire que peuvent susciter cer-


tains personnages tragiques. Cette méthode comparative consiste à rap-
p1'0cher des personnages comparables par leur statut social (esclaves
généralement anonymes), parfois même par lem fonction sociale
-----(nou.crice&)-dans-des-situations-dramatiqu€s-différentes ou au contraire
à repérer dans. d:s situations dramatiques analogues l;
substitution d~
perso?na~es d1ffer,ents par leur nature et leur statut social (exemple :
subst1tu~10n de 1 esclave. phrygien à Clytemnestre). On espère que
cet~e methode comparative permettra d'approfondir certaines ana- Lycophron : la condensation du sens,
logies connues (par exemple,,_ la nourrice dans les Choéphores et le le comique et l'Alexandra
garde dans Anttgo.ne), ou me~e de susciter de nouveaux rappro-
chements (la nourrice des Choéphoreset la nourrice de !'Hippolyte, ou
le ,garde de. Sophocle et le Phrygien d'Euripide) ; mais surtout cette
methode dot~ P.er1;0ettr~de dégager des différences profondes sous des
apparenc~s s1mtla1res: il y a soutire et sourire. Malgré leur appar- Dans un essai intitulé De l'essencedu rire et généralementdu comique 1

i
tenance a la classe des humbles et leur spontanéité naturelle, le per- dans les arts plastiques1, Baudelaire défend l'idée que le rire vient d'un 1

sonn,age de la n?urrice des Choéphores et le garde de !'Antigone sentiment de supériorité éprouvé par celui qui trouve à rire et, pour
representent. en fait deux faces opposées de l'humain. On espère enfin illustrer cette thèse, il évoque une situation banale dont Bergson se
que le so~nre ~es auteurs . tragiques dans la coulisse permettra de souviendra, et s'interroge en ces termes :
regarder d un œil neuf la dist~n~e de l'aut~ur tragique par rapport à Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu'y a-t-il de si réjouissant
dans le spectacle d'un homme qui tombe sur la glace ou le pavé, qui trébuche au bout
son œuvre. Sophocle ne pouvait-il pas sourire de son habileté dans la d'un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte de façon
mimèsis poétique, comme il sourit de son habileté dans la stratégie désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme
amoureuse ? une horloge à midi ou un joujou à ressorts ?
Voilà des réactions que l'on cherchera bien vainement à lire
Jacques JOUANNA sur le visage d'un lecteur de !'Alexandra de Lycophron, le «poème
(Universitéde Paris-IV Sorbonne) obscur» par excellence, et qui doit sa célébrité avant tout aux
nombreuses difficultés d'interprétation que provoque son style volon-
tairement énigmatique. ,Il,
,,,
1,'

Pourtant, si l'on considère son auteur, on s'aperçoit que par


deux traits relatés dans sa biographie, on doit le situer du côté du
comique. Or, l'un des objectifs du comique demeure, quelle que soit
la définition qu'on voudra bien en donner, d'agir à travers le rire.
Lycophron est en effet l'auteur d'un traité TTEpt KWµ<.yo{ac;;, Sur la
comédie,et d'autre part, on connaît de lui les célèbres anagrammes de
Ptolémée et d'Arsinoé (ITTOÀEµafoc;;, &.no µÉÀt'fOÇ et 'Apcnvori, lOV
"Hpac;;), que l'on a surtout voulu exploiter du point de vue his-
torique, à vrai dire (avec cette difficulté qu'il y a deux Arsinoé et que
l'on ignore laquelle est ici désignée).
Le premier des deux traits parle de lui-même : qui se préoccupe
de comédie ne saurait se tenir bien éloigné des mécanismes du rire.
Quant aux anagrammes, on peut se souvenir que le remploi d'un

1 . Charles Baudelaire, De l'essencedu rire et généralementdu comiquedans les arts plastiques, cité
i
ici d'après l'édition des Œtwres, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris 1941
(réimpression, Bibliothèque de la Pléiade vol. 7), t. II p. 170.

176
177
André Hurst Lycophron: la condensationdu sens,le comiqueet /'Alexandra

matériel identique est considéré par Sigmund Freud comme l'une des Mais sortir du rrEpt KWµL\)ô{aspour aller chercher dans !'Alexandra
trois techniques du Witz 1 , cheminement privilégié du rü-e ; or, l'ana- elle-même des marques de comique a paru téméraire à plus d'un
gramme est incontestablement une forme extrême de l'emploi double critique. Wilamowitz a sans doute joué un rôle important dans cette
d'un nom, dont Freud donne justement plusieurs exemples (les perspective: il est allé jusqu'à considérer qu'il n'y avait rien de
anecdotes portant sur le nom de Ro1t_.[.[eau, .dans lequel une personne commun entre !'Alexandra et la comédie, et que les études de
malveillante veut voir roux et sot, et, pour passer de la tête couronnée Lycophron sur la comédie devaient dater d'une période postérieure à
de Ptolémée à celle de Bonaparte, la réaction critique de cette la rédaction du monologue tragique.·
partenaire de bal de Napoléon qui lui aurait répondu, alors qu'il Holzinger offre dans son introduction un utile surv:ol des pas-
disait que tous les Italiens dansent mal: non tutti, ma buona parte)2. sages qui ont été diversement exploités pour tenter de lire, dans le
Si l'on considère les fragments du rrEpt KWµL\)ôtac; que nous monologue lycophronien de Cassandre, une influence du mon?e de la
livre Athénée, on s'aperçoit qu'ils sont avant tout mentionnés en comédie. Comme il le relève lui-même, il s'agit soit d'express10ns que
relation avec des mots qu'il s'agirait d'expliquer, ou dont il faudrait l'on peut rapprocher de l'obscénité, soit de sujets abordés dans le
attester l'usage 3 . C'est évidemment la perspective du citateur qui texte et qui ne constituent pas une matière tragique. On donnera pour
pourrait, en l'occurrence, fausser notre vision du traité. Cependant, exemple de l'obscénité le passage qui évoque, aux vers 1385 sqq., la
1 1

l'un des fragments, au moins, nous montre que les livres Sur la comédie fille de Nélée qui se prostitue à Milet et insulte son propre or~ane
de Lycophron prenaient en compte le contexte social du spectacle sexuel, et pour exemple de matière peu adaptée au conte~te tragique
comique: il s'agit de l'anecdote célèbre d'Antiphane et d'Alexandre le l'histoire des oreilles d'âne du roi Midas (1402), dont Holzmger remar-
Grand, dont Athénée nous dit qu'on peut la lire dans le traité Sur la q ue qu'elle correspond à la définition aristotélicienne du ridicule1 tel
comédie de Lycophron. Antiphane donne lecture de l'une de ses pièces que le cultive· le comique
· ~
: ... maxos ' 'ouvov Kat' ou' .+.e
avw ' .
'I' apnKov

devant Alexandre, et comme Alexandre ne marque pas d'enthousiasme On voit cependant bien vite que de telles énumérations d'élé-
excessif, Antiphane lui fait remarquer que, pour aimer ce théâtre, il ments supposés «comiques» ne mènent pas loin, et cela, même si l'on
faut avoir «souvent pris part à des festins où l'on apporte sa part, l'on cherche à leur adjoindre le pur et simple goût des mots rares,
souvent avoir donné et reçu des coups pour se disputer une présent aussi bien dans le rrEpt KWµL\)ôtas que dans !'Alexandra. En
courtisane» (Ath. 13. 5 5 5 a). effet la liste est constituée par des rubriques dont le choix relève de la
En outre, le fait que l'action de !'Alexandra débute au lever du subj~ctivité de chaque lecteu~, et l'on est en ?,rait de se ?emander
jour (16-19) pourrait constituer une allusion à l'observation célèbre combien de passages des tragiques du grand siecle passeraient pour
d'Aristote sur la «journée» tragique (Poet. 1449 b 13). Lycophron, ainsi influencés par des recherches sur la comédie, si l'on s'avisait de les
classé parmi les lecteurs de la Poétique, pourrait donc avoir eu sous les passer au même crible. Que l'on songe au bœuf sur la langue du
yeux le désormais célèbre second livre de ce traité, supposé consacré à <j>uÀaed'Eschyle, à la manière dont le Créon de !'Antigone de Sophocle
la comédie (selon l'interprétation que l'on donne alors des mots rrEpt parle des femmes, aux ripailles hors de saison d'Héraklès dans l'Alces 7e
KWµL\)ôtac;UŒTEpovÈpoûµEv, Poet. 1449 b 21-22). d'Euripide, pour ne prendre qu'un seul exemple chez chacun des trois
grands tragiques.
A:insi, l'anecdote d'Antiphane et d'Alexandre le Grand pourrait
aussi refléter une réflexion sur le µû8oc; de la comédie, et non pas Mieux vaut, par conséquent, se tourner vers ce qu'on pou_r-
uniquement sur l'état d'esprit supposé des spectateurs. rait définir comme le µû8oc; lui-même de !'Alexandra. «Drama tst
Handlung» 2 , comme disait Wilamowitz: on se rapp:ll,era,q_ue, par ces
mots il entendait retirer à !'Alexandra toute qualite veritablement
1. S. Freud, Der Witz und seine Beziehungenzum Unbewussten,London 1940, Fischer Bücherei «dra~atique». On pourrait cependant renverser leur portée en_ les
1958,p.33 prenant justement pour point de départ d'une analyse de «ce qui se
2. S. Freud, op. cit., p. 24-25. passe» dans une action scénique supposée de !'Alexandra : un serviteur
3. Ath. 11. 501 d: Lycophron a discuté du mot cpl<XÀ'f), et Ératosthène lui reproche de mal
connaître le sens du mot. Ath. 4. 140 a: sens du mot papaKES (un gâteau), que Lycophron
aur~it, cette_fois-ci, a~ssi mal compri_s~u'Êratosthène. Ath. 11. 485 d (où l'on apprend qu'il y 1. Aristote, Poet. 5, 1449 a 35 ; Carl von Holzinger, Lykophron, Alexandra, Leipzig 1895,
avait au moms neuf livres dans le traite de Lycophron) : Lycophron explique, en se fondant sur ;ii.,
un passage de Phérécrate, que la ÀETW<JTT] est une sorte de récipient. Ath. 7. 278 a-b: p. 32. ,1

Lycophron explique qu'une comédie d'Archestraros s'intitule Gastrologie à la manière dont le 2. U. von Wilamowitz-Moellendorff, HellenistischeDichtung in der Zeit des Kattimachos, Berlin
poème de Cléostratos de Ténédos s'intitulait Astrologie. 1924, t. II, p. 148.

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André Hurst Lycophron: la condensationdu sens,le comiqueet l'Alexandra

vient rapporter au roi Priam les propos tenus par Cassandre le jour où auquel il a assisté : il n'en a jamais vu de pareil, ni. en Car_ie, ni à
Pâris-Alexandre fait voile vers la Grèce, où il enlèvera Hélène. Ces Rhodes, ni en Lydie. Le second fragment sem~le nous 11~tr~duue dans
propos constituent une prophétie décrivant notamment l'avenir de le Heu même où se déroule le repas. Une voix nous decr1t un repas
Troie, avec des retours occasionnels dans le passé. A la fin de son récit, qui, justement, ne se distingue pas par le luxe ~e s:s mets: la coup:
le messager fait vœu que tout cela puisse tourner à l'avantage de qui circule est petite, le vin est 1e peu d; _P~Ix, il est trop coupe
---Priam. Ces dernières paroles-constituerit à l'évidence une «sortie de d'eau; on mange des lupins, un legume defm1 comme «compagnon
scène» typique de la tragédie, avec des mots qui seront cruellement de beuverie des pauvres».
démentis par les faits, comme les spectateurs le savent (on songe à Pour Athénée à qui nous devons ces deux fragments, le texte de
Hémon dans !'Antigone de Sophocle 762-765, à Penthée dans les Lycophron vise à r~iller Ménédème, ce qui se_ ferait ici à tr~vers la
Bacchantes d'Euripide 509-514). Cette action scénique minimale reçoit satire des repas que prenaient ensemble les philosophes et artistes de
une double impulsion en provenance de ses prérequis et de ses
son cercle.
conséquences : les prérequis résident dans l'aventure de Cassandre et
d'Apollon, aventure à laquelle la princesse troyenne doit son don de Le troisième fragment, transmis par Diogène Laërce, évo~ue lui
prophétie, l'incrédulité de ses auditeurs, et le fait qu'on la tienne aussi un repas frugal, une coupe «mesurée», et un dessert ('rpayl)µa)
enfermée : c'est en effet une ruse de Priam que de l'avoir mise à l'écart consistant en discours propres à édifier la raison.
tout en postant à sa porte un gardien chargé de rapporter ses paroles. Enfin, le quatrième fragment, à nouveau transmis par Athénée,
Du côté des conséquences, les malheurs prévisibles des Troyens et de évoque le petit matin. L'oiseau qui appelle l'aurore surprend des
leurs agresseurs achéens - contenu de la prophétie - forment l'action personnages dont on peut supposer qu?Is forment le c_ercle de
qui va découler de la scène à laquelle on assiste. On observera que les Ménédème : ils ne sont point encore rassasies du banquet qm leur est •• 1

1
deux parties en présence, Troyens et Grecs, ont des destins compa- offert. 1

tibles avec la définition aristotélicienne de la meilleure tragédie (Poet. Si l'on excepte les traits dirigés contre 1~conce~tion «calviniste»
1453 a 12-17) : passage du bonheur au malheur non par méchanceté, du repas, on trouve dans les discours philosoph1qu~s servant de
mais par quelque «grave faute» 1 . Cette faute, dans le cas des Troyens, dessert, et la discussion menée jusqu'à l'aube par des mterlocuteurs
est l'offense commise par Pâris-Alexandre à l'endroit de Zeus, garant infatigables, des éléments qui font évidemm:nt ~onge; ~u Banquet de
des lois de l'hospitalité, en enlevant l'épouse de son hôte (136-137); Platon (et l'on se rappellera que Plato_? _lu1-mem~ e~a1t devenu_ u~
dans le cas des Grecs, la faute est le viol de Cassandre par Ajax de personnage de la scène comique athenienne). S1 1 on peut a1?s1
Lacres dans le sanctuaire d'Athéna (365-366). Que peut-il y avoir de supposer que Lycophron démarque_ le Banquet, il en découle ~1en
commun entre cette trame doublement tragique et la comédie ? évidemment qu'il connaît la perspe~t1ve fin~le mettant dans une meme
Certes, Platon fait bien dire à Aristodème, dont Apollodore visée la création tragique et la créat10n comique.
nous rapporte le récit, qu'il a entendu, au petit matin dans lequel A la lumière de ce rapprochement, il n'~st don: pas i~légitime
s'achève le Banquet, Socrate discuter avec Agathon et Aristophane de chercher dans !'Alexandra la dimension comique _qm devrait relever
(Symp. 223 c) ; seuls éveillés encore à cette heure matinale, buvant «à du savoir d'un bon poète tragique. En outre, s1, comme nous le
la même grande coupe», ils tenaient des propos à la faveur desquels supposons, Lycophron connaît la ~oéti_que ~'Ari~t_o~e, on peut pr~-
Socrate contr~ignait s~s deux interlocuteurs à convenir que savoir céder en suivant les éléments const1 tut1fs at1stotelic1~_ns de la_ trage-
écrire une tragédie et une comédie est le fait d'un même homme. Mais . (P oet . , 6 , 1449 b 21 sqq.) , dont on peut penser
peut-on supposer que Lycophron partageait cette vue ?
d 1e ,A lqu ils, ·1
fonct10nnent
, · d
comme éléments constitutifs du spectacle theatra , qu 1 s agisse e
S'il est difficile de l'affirmer, on peut cependant interpréter les tragédie ou de comédie.
fragments restants de son drame satyrique Ménédème comme un loin- La µEÀOTIOtta étant notoirement absente de !'Alexandra, .~n. ne s'y
tain reflet du Banquet de Platon. attardera pas sinon pour observer que son absence, dont 1ev1de?ce
Le premier des fragments de cette pièce conservés dans la s'impose au' fil du texte, correspond peut-être à une frustrat10n
collection de Nauck nous montre un personnage (peut-être Silène (cf. infra).
s'adressant aux satyres du chœur) qui fait l'éloge d'un repas, OEtnvov, La ÀÉÇlS', elle, est peut-être ce qu'il y a de pl~s caractéristique
dans !'Alexandra. Elle se caractérise, comme on sait, par .1:
re~ours
1. On se référera, sur ce point, à l'étude de S. Saïd, La faute tragique,Paris 1978. systématique à l'énigme, qui vaut au poème son qual1f1cat1f de

180 181
André Hurst
Lycophron: la condensation
du sens,le comiqueet l' Alexandra
1
<Jl<O:Etvov TTOtî]µa . Il se trouve que l'énigme est utilisée sur la scène Grecs. Or, par un effet de surprise, ces mots, habilement situés à
com19ue, à titre de jeu de société, par des poètes comme Antiphane et l'enjambement, introduisent la précédente guerre de Troie, celle à
J\lex1s: l'auteur d'un traité Sur la comédie pouvait difficilement laquelle on ne pensait pas, celle qu'Héraklès a menée contre
l'ignorer. Dans cette utilisation, l'énigme est proche du mécanisme d Laomédon. L'effet de surprise produit par le rejet n'est pas sans
· l --- 1 , u
:1re te, qw:_i.e_ptes~nte~fü:,udelaire:-:1~ sentiment de supériorité analogie avec celui que produit la finale surprenante de l'adjectif
epro~ve par celui qm connait la solution assure le fonctionnement «famillionnaire» dans l'anecdote de Heine: on s'aperçoit au dernier
~om1que ?e
~ scène dans laquelle une énigme est mise en œuvre pour
etre expltquee. moment qu'on était entraîné sur une fausse piste, et l'on rétablit les
faits à la faveur d'un clin d'œil. Ce «clin d'œil» relève du sentiment de
, . Dans ~a mesure où l'Alexandra ne livre pas les solutions des supériorité de celui qui sait par rapport à l'ignorant: on peut donc le
en;gmes q':1,elle propose, le mécanisme ne fonctionne pas ici de la rapprocher, mutatis mutandis, des situations comiques évoquées sur
mem~ man1ere. Cepend~nt, un aspect de l'énigme doit être rapproché scène dans les jeux d'énigme d'Antiphane et d'Alexis, la grande
d:1 rire : la condensat10n de l'information qu'elle rend possible. différence résidant en ceci que le rapport montré sur la scène comique
S1g1:1und Fre~d le sou~igne dès les premières pages de son brillant fonctionne ici dans la complicité du poète et de son lecteur érudit. Or,
essai sur le Wttz, et revient sur le thème à plusieurs reprises au travers c'est justement de la condensation énigmatique que naît, dans
de l'usage répété qu'il fai: d'une plaisanterie rapportée par Heine: l'opération de déchiffrage, le sourire du savoir.
reçu .par le baron Rothschild, le pauvre collecteur de loterie Hirsch- Pour l'olj>ts, le spectacle au sens technique de ce qu'on voit, il
i::y~c1?-th, un parent pauvre, se vante d'avoir été traité par ce faut imaginer la situation d'un spectateur ordinaire de tragédie pour
rtch!ss~m?, personnage d'u~e manière «tout à fait famillionnaire» (ganz s'apercevoir que, confronté au «spectacle» imaginaire que propose
/amt!ltonar). La c?ndensa~10n de «_f~1;11ilier» et de «millionnaire», que l'Alexandra, il est doublement frustré. En effet, la forme et le contenu
Lewis Caroll aurait peut-etre qualtf1ee de «mot-valise» constitue à la du récit de messager révèlent, au fond, deux absences là où l'on
fois la sou~~e du rire et l'énigme dont le déchiffremen~ livrera la clef "i
attendrait des présences. Le contenu tout d'abord: le texte étant
de la mani_ere dont 1~ baron Rothschild s'est conduit à l'égard d'un consacré de manière quasiment exclusive aux paroles de Cassandre,
parent moins fortune. Or, le texte de !'Alexandra est tout entier l'auditeur est confronté d'un bout à l'autre à l'absence de la
c,o~de~sation : «~ion de trois soirées» pour désigner Héraklès à travers prophétesse. Quant à la forme, le récit, en fait, n'est pas vraiment un
l ~1sto1re de la triple nuit d'a.~our ~e Zeus et d'Alcmène (TptE<JTTÉpou récit, il est principalement rapport, et rapport textuel, de paroles
i
1

ÀEov:,os, 33 ), pour ne choisir qu un seul exemple, situé dans les prononcées dans un autre lieu, dans un lieu auquel on n'a pas eu 'Il'

premieres p~ro}es rapportées de Cassandre; et si l'on a quelques rai- accès, et dans un temps écoulé. En outre, ce récit de messager très
sons de cons1de7er que cet exemple n'entretient que le rapport formel particulier, fragment d'une tragédie qui prend les dimensions d'une
de 1~ co~densat10n av~c l'exe1:1~l~ cité de Heine, sans que le comique tragédie, signale l'absence de la tragédie dont il serait censé former une
y s01,t~resent de maniere aussi ev1dente (toute condensation ne prêtant partie. Ainsi, une situation qui, au départ, aurait pu rappeler celle du
~a~ a rire), ?n pe,u~ tenter d~en tro:1ver l'éclairage comique dans des début de l'lphigénie à Aulis d'Euripide, se défigure au fur et à mesure
e?1gmes moins «ev1~entes», a la fois parce que la solution est moins que l'on progresse : le roi ne parlera jamais, il n'y aura pas de chœur
simple et parce qu'1~ ?'est pas immédiatement visible que l'on se (voilà pour la µEÀOTTotta), pas d'autres personnages en scène; la
trouve devant une en1gme. À nouveau, les premières paroles de prophétie de l'absente, à travers le rapport du serviteur, finira par
Cassandre nous en offrent un exemple : consumer tout le temps de la représentation.
alaî, TaÀatva 0l]Àaµwv KEKauµÉVT]
Ka\. np6o0E ... Absence de l'héroïne, absence de la tragédie : deux frustra-
Hélas, malheureuseno11rrice,
brûléeautrefoisdéjà... (31-32). tions de l' olj>ts qui peuvent faire penser aux mécanismes comiques de
la frustration tels qu'on les trouve chez Aristophane et chez
Voilà qui nous offre une manière de condenser en une seule Ménandre 1.
formule deux guerres de Troie: jusqu'au moment où l'on entend les
mots 1<a1.TTp6<J8E, autrefois déjà, on peut imaginer que l'on entend
1. Aristophane : Lamachos ne part pas en guerre et ne participe pas à la fête (Les Acharniens),
Cassandre se lamenter à la perspective de la prise de Troie par les Strepsiade n'obtient pas le résultat souhaité dans l'éducation de Phidippide à l'école de Socrate
(Les Nuées), Euripide n'est pas ramené à la lumière du jour (Les Gren~uilles). Ménandr~ :
Cnémon n'est pas autorisé à s'isoler comme il le désire (Le Dyscolos),N1kératos et Mosch10n
1. Souda, s.v. AuK6cppwv. sont frustrés de leurs mouvements de colère (La Samienne),Smikrinès finira par ne rien obtenir
de tout ce qu'il convoitait (Le Bouclier).

182
183
Lycophron: la condensationdu sens,le comiqueet I'Alexandra
André Hurst
' voi·r en quoi l'une ou l'autre de ses composantes peut avoir
Pour ce qui touche l'ri0os, Lycophron a prêté à son héroïne reste a .
telle qu'on la perçoit dans le rapport du serviteur, un comportemen; quoi que ce soit de commun avec le monde comique. . , ,
que Stephanie West a décrit comme une tendance à voir dans l'amour Un premier élément saute aux yeux : la tâche qui ~e presente a
une continuelle source d'ennuis 1 . En fait, on a l'impression, au · (dont il faut se rappeler qu'on ne sait pas encore, a ce stade du
Priam . d .
premier degré, que le PQète prfae~fa,·idemment à la fille de Priam texte , q ui il est) de déchiffrer le discours u serviteur :
des sentiments hostiles aux Grecs et favorables aux Troyens ; cet état TWV &ooa 0uµ0 Kat 6tà µvtjµ11s ~Xùl
d'esprit lui fait trouver de belles formules pour exprimer les KÀUOlS &v wvae, KàvanEµna<;wv q>pEVl
TTUKV1J 6t~{XVEl 6UCJq><X'TOUS alvt yµa'TWV
sentiments familiaux (par exemple TEpnvov àyKaÀwµa ouyy6vwv, ~
o'tµas 'TUÀfoCJùlV,lJlTTEp , e'T)S 'Tptt'OS
Euµa 'r>.
délicieuse brassée de ses parents 3 0 8, pour Troïlos) ou l'hostilité op0f.l KEÀEU0él)Tàv CJKO'Tt\)no6T)YE'TEÎ.
(276 VEKponÉpvas, marchandeur de cadavres, pour Achille). Toutefois, Ce que j'en ai saisi, gardé en ma mémoire,
au-delà de ces évidences, il met dans son caractère, plutôt que de veuille, ô roi, l'écouter ; s_oupèse c~s mots ,e~ ton cœur
la pruderie, une attitude de dérision à l'égard des rapports entre avisé parcours les inexplicables dits, les eotgmes,
les sexes et de la beauté qui cause leur attraction 2 • C'est en partie ce déro~le-les là où s'offre un clair chemin qui
dirige en droite ligne ce qui se cache dans l'ombre (8-12).
que l'on trouve dans le catalogue de Holzinger à l'enseigne de
l' «obscénité». On reconnaît alors l'ri 0os de celle qui a joué Apollon C' t ici qu'il convient de revenir à une observation de
avec sa beauté et qui sait que son malheur viendra précisément de 'l moewsi'tz et dont ce dernier faisait à l'évidence un reproche
Wi a , · , · · ent
cette beauté, qu'il s'agisse de son viol par Ajax ou de sa mort aux au oète : le messager ne s'exprime pas ~orns. enigmatiquem
côtés d'Agamemnon. La dérision, dans ce cas, peut s'interpréter comme u' Àlexandra elle-mêmel. Or, il y a fort,_a pari~r que Lycophron
une forme de détachement que le poète confère à son personnage, et ce ~•a it pas ainsi par mégarde, entraîné qu il serait dan~. une_ s~rte
détachement n'est pas loin de lui donner une position de supériorité d'e:reur par anticipation. On peut au contraire penser qu il doit etre
par rapport aux comportements des figures de son entourage qui lui évident dès le départ que le discours te~u se propose comme une sor~e
font courir les plus grands dangers: Apollon, Pâris-Alexandre, Ajax, d'enfermement de son destinataire premier : ~ ~Ul ~e tro_uv~r le cher:nrn
Agamemnon. ui lui permettra d'échapper à cette obscurite. C est arnsi que Pr~am
C'est un trait de l'ri0os de Cassandre dont on peut dire qu'il ~ous est présenté comme joué : il a fait enferme~ Cass~ndre et se tient
rejoint la Btavow du poème: un texte qui p1·étend annoncer l'ave- our le plus fin. En effet, en postant son servi~eu~ a la por~e ,?e la
~rincesse, il ruse avec la situation; Cassandre doit etre ?1-is~a l e:art,
nir se donne en quelque sorte la haute main sur son auditoire
«intradiégétique» (à savoir le serviteur tout d'abord, premier auditeur mais sait-on jamais ? Mieux vaut être informé. Or, le v~ilà rnform~
mêrd.e temps qu'enfermé à son tour dans les rêts d'un_ discours qm ui
t~
de Cassandre, puis le roi Priam). A ce niveau, on pourrait dire que le
sens profond est qu'il existe une séparation totale entre l'émetteur du pose exactement les problèmes avec lesquels les ~choliastes (dont nous
texte, supposé tout savoir, et le réceptem. La Buivow peut se définir sommes très passagèrement les plus récents) se debattent encore.
ici comme une révélation du vrai qui fait de la personne de la Mais Priam n'est pas le seul qui soit aussi ouverte_ment joué ?ans
prophétesse une figure d'autant plus exaltée que la bouche qui répète le µû0oç. La conjonction, dans la prophétie, de la matière de Troie et
ses paroles est celle d'un ignorant, confessant dès le départ qu'il n'y des vooTot, est l'occasion d'évoquer les mal~eurs que _les futur~
comprend rien (il nous en infligera accessoirement la preuve en · r de Troi·e devront affronter après la prise de la ville. Parmi
souhaitant pour finir que toutes ces lugubres prophéties puissent
tourner à l'avantage du roi Priam).
vainqueu s 1 · · d'''
toutes les victimes de cette guerre, Cassandre est la seu e qui _soit
ven ée par le fait qu'elle peut annoncer la ,P~~te de ceux qui vont _~
et
Il reste l'âme du tout, le TÉÀOS selon Aristote, à savoir le perâre, et cela même au-delà de l'instant prev1S1blede sa propre mort •
µû0oç. Nous l'avons décomposé déjà en ses éléments de base, il nous oùv 4l0avoD µm KàV VEKpoî<; O'Tpùlq>ùlµÉVTj
'Tà Ào{n' àKOIJ(Jùl Taû0' â vûv µÉÀÀùl0poEÎV.
Avec lui je mourrai : dans mon errance chez les morts
j'apprendrai le reste, que ma bouche à présent va proférer (1372-1373).
1. St. West, Lycophronita!icized?, JHS, CIV, 1984, p. 147 : «She is temperamentallyindined to
see eros as a perpetualsourceof trouble».
2
2. E.g. 91 nuyapyov pour Pâris (à la fois un oiseau prédateur et «blanches fesses» du prince 1. u. von Wilamowitz-Moellendorff, Hel!enistischeDichtung, Berlin 1924, t. II, P· 147, n.
séducteur); 1132 sqq. : les fiancés portant leur chevelure «à la mode d'Hector» ; 87: Hélène «Der Bote redetnicht andersais Kassandra».
désignée comme la chienne, etc.
185
184
et I' Alexandra
Lycophron: la condensationd11sens,le co1niq11e
André Hurst
procédés que l'on peut retrouver dans la comédie. Les fragments du
Ainsi, à travers les paroles du serviteur, on peut voir Cassandre- Ménédème viennent ici nous indiquer que Lycophron pourrait n'être
Alexandra voler leur victoire aux vainqueurs de Troie. pas trop éloigné de cette réflexion, cependant que !'Alexandra en
Il reste un personnage de ce µû8oç qui se voit joué ; il n'est présente une forme de mise en œuvre.
pas des moindres, puisqu'il s'agit d'Apollon lui-même. En effet,
Quoi qu'il en soit de ce rapprochement, on dira que le poète qui
------'-'AI.-J.l,exand~t~a-bea1:1-n~us-tépéter-r;en-qn--àe prol?~étie (1451-1460), que a combiné en un seul texte des éléments aussi bigarrés et diversifiés
sa ruse a l endroit cl Apollon lm attire la pun1t10n de n'être pas crue :
que ceux auxquels on est confronté dans !'Alexandra pourrait bien
dans les faits, .l'au~iteur q~i assiste à la lecture du poème de
avoir également voulu obtenir la fusion d'éléments structurels comme
Lycophro_net qu1,at~emt ce point du te?'te ,a déjà renversé la situation. cemc qu'il connaissait par la tragédie (un savoir dont on ne peut
Le travail de dech1ffrement auquel 11 s est vu confronté l'amène
douter, tant par la place qui est la sienne dans la Pléiade des tragiques
systématiquement à des référents dont il n'a aucune raison de douter
alexandrins que par le texte lui-même de !'Alexandra) et par la
et le discours de la prophétesse est donc bel et bien pris au sérieux'.
comédie, dont il a fait un objet d'étude à la suite d'Aristote et avant
On peut aller jusqu'à dire qu'il lui arrive le contraire de ce qui
Ératosthène. Dans ce sens, !'Alexandra est à la fois le témoin d'un
se .passe dans le cas de la Sphinx, à laquelle elle est comparée par deux
maniérisme tragique et le surgeon étrange d'une réflexion menée
fois (7 et 1465). La Sphinx disparaît au moment où l'on déchiffre
l'~?i~me qu'elle propose. Cassandre, tout à l'inverse, propose un tissu parallèlem'rnt sur la comédie.
cl en1gmes }el que~ 9.~iconque le déchiffre voit apparaître en elle
une prophetesse vend1que - ex eventu, cela va sans dire - · or c'est André HURST
bien là le contraire de ce que voulait Apollon, et Lycoph;on Îe dit (Universitéde Genève)
presque en autant de mots: Mais il établira ma vérité (Brian 6' àÀri8fi
1458, et la particule ôÉ porte ici un poids considérable). '
<?n le cons1ate, le style énigmatique de la ÀÉets, la tournure
sarcastique de l'rj8os, la connaissance de l'avenir de la ôtdvow et la
manière dont Cassandre joue Priam, les Achéens et Apollon (µû8oç),
tout cela pointe dans une même direction : le poète confère à son
~e:sonnage cen~r~~une forme de supériorité, à la fois par rapport aux
eveneme?ts q~1 l ecrasent et vont de plus en plus la dominer, et par
r~pport a ~es mterlocuteurs. Cette affirmation de supériorité, méca-
n1sme du rire. selon Baudel,aire, pourrait, en elle-même déjà, constituer
la face «comique» du poeme, aussi cryptée que tout le reste bien
évidemment. Il s'y ajoute la manière dont les parties constit~tives
aristotéliciennes, appliquées à !'Alexandra, font apparaître chacune un
aspect que l'on peut mettre en relation avec les procédés de la
cot?édie : .énigme, frustration, dérision, pouvoir de berner dont dispose
9m, en sait p!us long. I} semb~e ~o~c bien que la main de celui qui a
ecrit un nEpt KWµù,_)ôtas s01t al œuvre. Non qu'il vise à faire de
Cas~an.dr~et deAsa prophétie un objet de rire, on l'aura bien compris.
11.s agirait plutot cl un nouvel effet de condensation. En effet, on peut
dire que le recours systématique à l'énigme, qui forme le tissu du
poème, co~stitue la pre°:}ère forme de condensation, la plus mani-
feste. Dernere cette prem1ere forme, on en distingue une deuxième : il
y a deux trames tragiques au lieu d'une seule, entraînant les Troyens
et leurs adversaires d'un état de prospérité dans le malheur en raison
d'une grande faute qu'ils commettent les uns et les autres'. Enfin, et
plus pro~ondément enco~e, ~lans l'esp:i:. qui anime la fin du Banquet de
Platon, il y a la combinaison des elements de la tragédie avec des
187
186
Jeux d'esprit et mystifications
chez Callimaque

Fài.l{-il avoir le goût du paradoxe pour seulement songer à faire


figurer Callimaque dans la galerie des auteurs comiques ? C'est ce
qu'on aurait pensé sans doute il y a quelques décennies, quand on
voyait dans les Hymnes de l'érudit Callimaque des œuvres religieuses
composées par un poète dévot et destinées à être pieusement décla-
mées devant un vaste auditoire. Bien des générations ont été dupes,
qui ont cru à un Callimaque animé de sentiments déférents envers les
dieux 1 ; et nous avons là, assurément, un des plus beaux exemples
dont on puisse rêver d'une mystification réussie.
Mystification dont le succès va bien au-delà de toute espérance,
est-il besoin de le dire ? Car Callimaque aurait certainement été le
premier surpris d'un tel succès. Car son propre public, restreint et
choisi, savait, lui, à quoi il pouvait s'attendre de sa part, et il devait
prendre plaisir non seulement aux allusions savantes nichées dans le
texte, mais aussi aux multiples saillies et jeux d'esprit de celui qui fut
considéré comme «le plus énigmatique» des poètes hellénistiques. En
effet, comme le notait déjà Bruno Snell, dans un article-phare intitulé
«Über das Spielerische bei Kallimachos», qui a définitivement ruiné
l'image d'un érudit compassé 2 , Callimaque ne laisse jamais la pous-
sière de sa bibliothèque ternir le brio de son esprit.
Certes, Callimaque n'est pas de ceux qui cherchent à provoquer
l'éclat de rire. Il est plutôt le roi des «pince-sans-rire», dont le plus
grand plaisir est d'amener le sourire sur les lèvres d'hommes distingués
et raffinés. À dire vrai, la différence tient surtout à la manière subtile
de s'exprimer. Car, pour passer du sourire à l'éclat de rire, il suffirait
souvent de forcer à peine un peu le trait.

1. Voir, par exemple, Ph. E. Legrand, «Problèmes alexandrins, I : Pourquoi furent composés
les Hymnes de Callimaque ?», R.E.A., 3, 1901, p. 281-312.
2. B. Snell, «Über das Spielerische bei Kallimachos», repris dans Die Entdeckung des Geistes,
Hambourg, 1955, p. 353-370.

189
BernadetteLeclercq-Neveu
Je11xd'esprit et mystificationschez Callimaque
A 11En ef~et,. que voyons-nous dans les Hymnes de Callimaque :> U
, P 0 op qui, tn utero, s'exerce en bégayant à la proph't' · n peut-être voulu rendre hommage à Épicharme 1. Le ton est donc dpnné
etonnement d , d e ie, au grand d'emblée.
. .e sa mere evenue, en quelque sorte ventrilo u l •
1ymphe dUl l~Vente un rite dans lequel les marin; mains der:ièr:r C'est le soir. L'arrivée du kalathos de la déesse est attendue.
------1. os, fo~ ent e tro?c de l'olivier sacré, afin de faire rire le bébé2e Alors une voix s'élève pour communiquer aux femmes ordres ou
be"~~e' eve~u---pet1t---gffrçnn-,-a=p~p-re·nâ -son futur métiet de die ' interdits. Puis, pour tuer le temps, elle commence à raconter l'his-
a isseut en Jouant aux cubes avec les têtes des chèvtes tu, u toire des errances de Déméter éplorée, pour brusquement l'in-
sa sœurl,. Ou encote la petite Artémis qui demand ' ,, ees par terrompre : mieux vaut raconter une légende plus gaie, comme celle
beau cadeau: «la vil'ginité étetnelle» . et qui intrépi~: :n at 1111a lun de Triptolème, ou encore celle d'Érysichthon. Ainsi se trouve intro-
genoux tlu Cyclope B , l .' ' , on e sur es
un atc et des flèches4 ~ot~s
• • ,
J;:L1
;11 rdé~lamet, e"n tira~t s~~ ses poils,
es, 1gne ancetre d Obelix ,
duit le mythe, à dire vrai peu réjouissant, qui occupera l'espace
central de l'hymne. Le kalathos impatiemment attendu arrivant enfin,
c1p1tant a 1a rencontte d'Attémis sur le seuil de l'Ol ' se .pre: la même voix commente le symbolisme de la fête, donne de nouvelles
elle l'amène de la chasse un san lier ou u b ymp_e P?ur vou s1 directives aux femmes, avant d'adresser à la déesse le salut final.
devant les chevreuils et les lièvt!s5... n uffle, et qui fa1t la moue
Le mime n'occupe guère plus d'une trentaine de vers. Mais il
M . Oui, ~o~t cela se t1'ouve bien dans les Hymnes de c 11· s'en dégage une telle impression de vie, tout paraît si réel, qu'on a
no:~• en general, cel~ n'est pas dit aussi crûment, mais s:g~~;i~: peine à croire que cette fête est fictive. Et certains cherchent encore
en. passant ; et il faut, en outte souvent a .
(aubl!u:.s devinettes, ayant de plouvoil' ;avourer
d,
l'h:;~u::xp1~:rr~: à prouver que Callimaque décdt fidèlement les Thesmophories de
Cyrène, sa cité natale 2 •
En fait, les indications topographiques sont minces : un sanc-
. Comment Callirhaque s'abuse au rôl d'' , . tuaire de Déméter, peut-être hors les murs, comme tant de sanctuaires
faue soul'ire c'est ce que nous d . e rngenu pout mieux de Déméter3 ; le prytanée devant lequel passe la procession ... Que
. .
1imitant ' vou rions essayer de montr r ..
notre analyse à l'Hymne VI , ' , e 1c1, en de cités peuvent être candidates 4 ! Et pourtant, ces minces détails
. , consacre a Deméter un h
;i~;s c:r~arns ;ommentateuts, voudraient encore prendre 'au sé[/:::e contribuent à l'illusion d'ensemble.
'fi . u au meme moment d autres, et notamment K J M K 6 l ' Dans la mise en scène de Callimaque, tout paraît précis, mais le
d e missent comme «une comédie call1'm , . . ac ay ' e
aqueenne». paraît seulement. Sont là des femmes auxquelles s'adresse une voix
Et ,nous nous attacherons surtout à dégager : qu'on peut supposer féminine. Maîtresse des cérémonies, comme on l'a
-1 art du trompe-l'œil dans lequel Callima , " dit ? Voix anonyme de la foule plutôt. Mais comment ces femmes se
et qui lui petmet de créet l'illusion d'une fête rée{t~ est passe maitre, répartissent-elles ? À trois moments différents, Callimaque semble l
l . e ' définir diverses catégories, mais selon un découpage qui varie à chaque
- e Jeu des devinettes qui viennent pimenter le texte . Il

fois :
- les procédés qu'il met '
horrible celle d'É · h h en œuvre pou~ ~ransfotmer une histoire - on a d'abord5 des fidèles qui doivent chanter, et des non initiées
' rys1c t on, en une farce m101ature. qui doivent rester à terre pour regarder passer le kalathos ; et,
pêle-mêle, des enfants, des femmes (initiées ou non, qui peut le
L'art du trompe-l'œil
1

. Pour commencer, rappelons que cet h mne s'a a


mime, et qu'en choisissant de l'écrire en dialect{ dor1'en Cppll~ente au 1. Voir les arguments de Mac Kay dans «The Poet at Play», p. 112-122, et dans
, a 1maque a «Erysichthon ... », p. 134-136.
1. Callimaque, Hymne IV. 2. L'hypothèse cyrénéenne est ancienne (cf. C. Anti, «Sulle orme di Callimaco a Cirene»,
Africa Italiana, 2, 1929, p. 227-230; L. Vitali, Ponti perla storia della religione cyrenaica,
2. Callimaque, Hymne IV. Milan, 1932 ; G. Coppola, Cirene e il nuovo Callimaco, Bologne, 1935). Elle est reprise par
3. Callimaque, Hymne JI. F. Chamoux, Cyrène so11sla monarchie des Battiades, Paris, 1952 ; C. Meillier, Callimaque.
4. Callimaque, Hymne III. Hymnes Vet VI, thèse de 3ecycle, Paris, 1971; A. Laronde, Libykai Historiai, Paris, 1989.
5. Callimaque, Hymne III. 3. Cf. Y. Béquignon, «Déméter, déesse acropolitaine», R.A., 1958, p. 149-177; N.J. Ri-
chardson, The HomericHymn to Demeter,Oxford, 1974, ad v. 304.
6. K.]. Mac Kay, «The Poet at Play» Mnemos S 1 6 .
Callimachean Comedy», Mnemos., Suppi, 7 , Leyd~'. ~tf.
1
· , Leyde, 1962 ; «Erysichthon :a 4. Cf. N. Hopkinson, Callimach11s.
Hymn to Demeter,Cambridge, 1984, p. 37-39.
5. Vers 3-6.
190
191
'1

BernadetteLec!ercq-Neveu Jeux d'esprit et mystifications chez Callimaque

1
dire ?) ; certaines (initiées ou non ?) ont les cheveux dénoués 1 , d'autres d'Éleusis, notamment cette prorrhèsisadressée aux pÉpaÀot • On dirait
la bouche écorchée par la soif ... un pot-pourri des fêtes de Déméter. .
- plus loin 2 , l'ordre de chanter est réitéré, mais s'accompagne Ne manque même pas au tableau le personnage du voyeur qui,
cette fois d'une division entre les TEKOt<Yatet les rrap8EVtKa{ (initiées en Cachette , observe cette troupe de femmes. Mais évidemment
. , ce
ou non ?) ; thème cher à la comédie est introduit sur le mode mineur: c est
- les vers 12-g:132, enhn, nous présentent: Tecortège des femmes Hespéros que nous trouvons ici en position de voyeur, Hespéros «au
2
qui se scinde, on ne sait trop si c'est en deux ou trois groupes, ou plus balcon», épiant les femmes du haut des nuages •
encore 3 ... Enfin, n'oublions pas que cette œuvre est peut-être une répo°:se
Un metteur en scène aurait en fait beaucoup de mal à répartir aux Adoniazousai de Théocrite 3 . Il faut bien sûr rester prudent pu~s-
ses figurantes s'il voulait représenter un mime à partir des seules que la question des dates respectives des deux œuvres est controversee.
indications de Callimaque. Car celui-ci n'a pas décrit avec précision Mais ce n'est assurément pas un hasard si les deux poètes ont composé
une fête réelle, mais suggéré, avec brio, une fête de Déméter, en nous chacun un petit mime en dialecte dorien, l'_un centré sur Dé?1-éter,
donnant l'impression de voir un grand nombre de femmes croquées sur l'autre sur Adonis4. Et pour qui a lu, chez Hérodote\ que les ntes de
le vif : nous avons les curieuses, les impatientes, les invalides avançant Déméter auraient été apportés par les Danaïdes aux femmes des
cahin-caha - et doit-on vraiment voir là une catégorie rituellement Pélasges mais ensuite supprimés par les Doriens, il est tentant de
définie ? - ; celles qui ont mal aux pieds et celles dont la bouche est penser ~u'en réponse à Théocrite, Cal~imaque s'est a~usé à év?quer,
desséchée par le jeûne ..., et qui ont faim, tellement faim qu'elles et justement en dialecte dorien, ces rites en tout point oppo~es ~ux
pensent naturellement à Erysichthon, ce malheureux hétos torturé par Adonies6 : cela ne manquerait pas de sel, et ce paradoxe serait bien
la faim ! dans le goût de Callimaque ...
La fête évoquée pourrait être les Thesmophories4, mais aussi
bien n'importe quelle fête de Déméter donnant aux femmes le Le jeu des devinettes ,,
'
'
rôle principal. Tel détail fait penser aux Thesmophories d'Athènes, Mais si Callimaque prend plaisir à manipuler son cortège de !

ou à l'image déf01'mée qu'en donne Aristophane 5 (car il faut tenir femmes il s'amuse aussi à taquiner son lecteur et à mettre à l'épreuve
compte du fait que les «sources» de Callimaque sont aussi litté- sa saga~ité, de diverses façons. Pour illustrer ce point, no~s mettro~s
raires6 !) ; tel autre à un rite attesté en Arcadie ; tel autre aux mystères en évidence deux règles de fonctionnement du t~xte, pri~ cette ,f01s
dans son ensemble, en examinant comment Callimaque JOUe, dune
1. Le vers 124 semble, quant à lui, indiquer que toutes les femmes marchent «sans chaussures et
part, sur les épiclèses de Déméter qu'il dissimule dans le texte, et,
sans bandeau» ... d'autre part, sur le nombre trois.
2. Vers 118.
3. Au prytanée, non initiées et initiées se séparent (vers 128-129). Ces dernières sont alors • jeu sur les épiclèsesde Déméter
~épart!es à!eur tour en deux groupes : les femmes âgées de moins de soixante ans, qui seules En effet d'un bout à l'autre de son poème, Callimaque fait
iront Jusqu au bout, et les autres (vers 130). La situation se complique aux vers 130-132, dans allusion à de ~ombreuses épiclèses de Déméter. Certaines sont faciles à
lesquels sont évoquées celles des femmes qui feront ce qu'elles pourront et iront aussi loin que
leurs genoux voudront bien les po~ter. Car on peut comprendre qu'il s'agit des vieilles deviner, d'autres moins.
femmes, ici désignées comme (:lapEtat, auxquelles viennent s'ajouter deux catégories de
femmes: les femmes enceintes (xans 'EÀEt8u{q: TElVEl XÉpa) et les femmes malades (xans
EV aÀyEt) ; mais on peut aussi comprendre qu'on a affaire ici à deux catégories de femmes 1. Cf. G, Mylonas, Eleusis and the Eleusinian Mysteries, Princeton, 1961 (notamment chapi-
seulement : ~elles qui sont enceintes et celles qui sont malades, conjointement désignées tre IX),
comme (:lapEtat («handicapées»). Reste à savoir jusqu'où iront ces femmes : leur parcours 2, On notera qu'Hespéros qui contemple la scène est 1:1-n double de Callimaque : en tant
s' arrêtera-t-il en deçà ou au-delà du prytanée ? 1
qu'homme, Je poète devrait tout ignorer des rites accomplis par les femmes entre elles ,
4. Voir l'article «Thesmophoria» dans R.E., VI/1, 1936 (P. Arbesmann); L.R. Farnell, The
Cuits of the Greek States, Oxford, 1896-1909 (notamment t. III, p. 75-106) ; K. Dahl, 3. Théocrite, Idylles, XV.
ThesmojJhoria, en graesk kvindefest, Mus. Tusc., Copenhague, 1976. Mais aucune des fêtes 4. Comment ne pas comparer le parler syracusain savoureux de Gorg? et _Praxinoa c~ez
répertoriées n'est identique à celle que suggère Callimaque. Théocrite et le dorien aux caractéristiques prononcées dans lequel s expnme la «voix»
callimachéenne (cf, vers 6: µl]6' &<' o:<j>' nnîwµES anacYTOl,.,) ?
auaÀÉWV <YTOµ<XTWV
5. Aristophane, Thesmophoriazousai. On trouve là, en particulier, une troupe de femmes qui ne
songent qu'à manger et à boire, un voyeur qui épie les rites secrets des femmes ... 5. Hérodote, II, 171,
6. Cf. A.W. Bulloch, «Callimachus' Erysichthon, Homer and Apollonius Rhodius», A.].Ph., 6. Sur l'opposition Adonies / Thesmophories, voir M. Detienne, Les Jardins d'Adonis, Paris,
98, 1977, p. 97-123. 1972.

192 193
BernadetteLeclercq-Neveu Jertx d'esprit et mystificationschez Ca/limaqrte

L'une d'elles a été reperee depuis longtemps. Au vers 18, Quant au déroulement du mythe lui-même, rappelons qu'il
Callimaque rappelle que «Déméter aux cités donne les bonnes lois» : rapporte les souffrances d'un jeune héros qui s'est malencontreu-
11or.(rnatv 1•
ÉaBorn 'fÉBµta 6wi<:E sement attaqué au plus beau peuplier de l'enclos de Déméter, afin
d'en faire la poutre maîtresse de sa salle de banquet. Déméter inter-
Le message chiffré peut être facilement décrypté : il s'agit de Déméter vient alors, sous les traits d'une prêtresse, et lui enjoint de renoncer à
----JThes-mvphore,ee-qui-a-e0ntribué-à aecréditer l'idée que Callimaque son projet impie. Mais Érysichthon, loin d'obtempérer, profère des me-
décrit, dans son poème, la fête des Thesmophories 2 • Mais, comme nous naces. Son destin va basculer : Déméter, courroucée, le condamne à
l'avons déjà fait remarquer, cela ne signifie nullement que nous ayons une faim dévorante.
obligatoirement affaire dans ce poème à une évocation des
Thesmophories. Car ce griphe n'est pas le seul. Or voici comment Callimaque s'exprime alors :
EÎTIEV o 11ats, NɵEOlS élÈ 1<:ai<:àvÈypaljJa'fO <j>wvav1 •
Vers la fin du poème, Callimaque, exposant le symbolisme des
saisons, nous rappelle discrètement que Déméter est aussi wpl)<popos3. Pourquoi est-ce Némésis, et non Déméter, qui grave, sur les
Rien de bien compliqué jusque-là. tablettes de la mémoire, ce qu'a dit Érysichthon ? Est-elle une simple
Mais, dans le court développement consacré à la quête de et banale allégorie de la vengeance ? Mais Némésis est en fait plus que
Déméter, deux détails insolites attirent notre attention. Tout d'abord, cela : nous savons qu'à Rhamnonte, par exemple, elle était associée
à Déméter dans le culte, et qu'elle passait parfois pour sa fille 2 •
,, 1

nous apprenons que Déméter se rend dans deux lieux inattendus : au


jardin des Hespérides «où sont les pommes d'or», et au pays des Némésis n'est ici qu'un double de Déméter.
«hommes noirs>>.On a cherché des explications ingénieuses à ces deux Par ailleurs, quelle peut bien être cette KaKa <j)wvd qui va
détails 4 • Mais, nous semble-t-il, ils s'expliquent aisément si l'on songe ainsi être gravée à tout jamais ? S'agit-il de la menace proférée par
que Déméter est aussi Déméter Malophoros et Déméter Mélaina. Avec Érysichthon de «faire la peau» de la prêtresse, au sens propre 3 ? Ou de
la Malophoros, nous, avons affaire à la dispensatrice des fruits honorée à son projet d'abattre l'arbre consacré ? En fait, on songerait plutôt à un
Mégare et Sélinonte 5 ; avec la Mélaina, à la sombre déesse d'Arcadie, mot précis contenu dans le discours même d'Érysichthon. Or ce mot
qui menace les habitants de Phigalie d'une régression au stade du existe bel et bien, un mot tout petit, mais important, qui figure dans
cannibalisme6; et il faut bien av~uer qu'une telle figure n'est pas le vers précédent, quand Érysichthon réaffirme son intention de cons-
déplacée dans ce poème centré sur Erysichthon, le héros-cannibale ou truire cette salle de festin. «Dans celle-ci, dit-il, j'offrirai jour après
presque cannibale. jour à mes amis - à satiété - de délicieux festins»
Mais ce n'est pas tout. Çar d'autres épiclèses peuvent encore être ciiEVl élmrns
alÈv ȵms h&potolV &6nv 9uµapÉas à~w.
décryptées dans l'histoire d'Erysichthon telle que nous la rapporte
Callimaque. Il s'agit du mot aBl)v, et l'on remarquera la forme ionienne de ce mot,
qui détonne tellement dans ce contexte dorien que N. Hopkinson 4
Tout d'abord, cette histoire est située par lui au temps des
propose de corriger aBl)ven aBav. Mais justement, cette forme est là,
«Pélasges» ; et Déméter est aussi Pélasgis, à Argos par exemple7.
nous semble-t-il, pour attirer l'attention et pour suggérer à travers ce
mot une autre épiclèse de Déméter : celle d' 'A6l)<j)ayfo. Celle-ci est
1. Callimaque est le premier à faire état de cette étymologie du mot· «Thesmophore», qui a attestée, pour la Sicile, par Athénée 5 , lequel évoque précisément cette
joui d'une grande popularité, bien qu'il ne soit pas sûr qu'elle soit la bonne. Cf. W. Burkert, divinité de la voracité lorsqu'il nous présente la galerie des gloutons
Homo necans,Berlin-New York, 1972, p. 74. célèbres de !'Antiquité, parmi lesquels figure en bonne place ...
2. Même Mac Kay, le plus fervent défenseur de la thèse d'un Callimaque constamment
ironique, se laisse séduire par l'hypothèse des Thesmophories : cf. «Erysichthon ... », p. 63-64
Érysichthon !
et p. 106.
3. Cette épithète lui est donnée à plusieurs reprises dans !'Hymne homériqueà Déméter. 1. Vers 56.
4. On a notamment voulu y voir une référence au jardin d'Euhespérides situé près de Cyrène, 2. Schol. Euripide, Rhesos,vers 342.
et à la relative proximité géographique entre Libye et Éthiopie : cf. A. Laronde, op. cit., 3. Cf. E. Cassin, «Érysichthon ou le vain mangeur», dans Le semblableet le différent, Paris,
p. 363-365. 1987, p. 98-130 (citation p. 103).
5. R..E., IV/2, 1901, col. 2720 et 2741 (Kern). 4. N. Hopkinson, op. cit., ad v. 55.
6. Pausanias, VIII, 42, 2-7. À propos de l'oracle cité par Pausanias, voir Ph. Borgeaud, 5. Athénée, X, 416 b. Il est intéressant de constater que le nom commun à6T]<j>ay{a est
Recherches s11rle dieu Pan, Inst. suisse de Rome, 1979, p. 33. justement employé par Callimaque, au vers 160 de son second Hymne, à propos d'un autre
7, R.E., IV/2, article «Demeter» (Kern). glouton célèbre : Héraklès.

194 195
BernadetteLeclercq-Neveu Jeux d'esprit et mystificationschez Callimaque

Déméter Thesmophore, Malophoros, Mélaina, Némésis Adè- C'est donc par une véritable pirouette, qui a le nombte trois
phagia, Pélasgis, Horèphoros... Déméter de Dotion, d'Éle~sis et pour pivot, que Callimaque passe de Triptolème à Érysichthon via
d'Enna ... "9é~éter cherchant Perséphone, récompensant Triptolème, Triopas, son père. Si Déméter affectionne tant Ttiopas, c'est appa-
torturant Erysichthon ... Dans un poème de 13 8 vers nous avons un remment parce qu'elle raffole du nombre trois. Nous découvrons ainsi
véritable concentré de religion et de mythologie démé;riennes. rétrospectivement pourquoi elle a fait trois fois le tour du monde :
trois tours du monde en trois fois trois jours, puisque sa quête, selon
• jeu sur le nombretrois la tradition, avait duré neuf jours. Comme un prestidigitateur,
Mais sous cette diversité, il y a une constante : l'amour perma- Callimaque s'est livré à un véritable tout de passe-passe parfaitement
nent ~e la dé~sse pour le ;11ombretrois. C'est en tout cas ce que feint réussi. ·
de croire Callimaque, car il ne cesse de jouer sur ce nombre, et il s'en Le reste coule de source. Ttiopas, c'est logique, a trois enfants ;
sert pour structurer son poème en divertissant son public. et le Triopide Érysichthon appartient à «la troisième génération», si
l'on remonte à Poséidon. Quel peut, dès lors, être le destin d'un héros
Le nombre trois apparaît dès le vers 13 à propos de la quête de
aussi fatalement marqué par le nombre trois ? Si nous avons bien
Déméter. Elle parcourt le monde en cherchant la trace de sa fille. C'est
compris Callimaque, il doit être scellé par ce nombre fatidique. Est-ce
c: que racon~ent_ to~tes les variantes du mythe. Mais Callimaque est
bien le cas ?
bien le seul a lU1 faire effectuer trois tours du monde, en repassant
à chaque fois au même endroit ! · Condamné à être un banqueteur solitaite, devenu la honte de sa
famille, il avalera tant et plus, sans jamais calmet sa faim. Il ne sera
«Trois fois tu traversas l'Achélôos [ ...) ;
plus, selon le mot d'E. Cassin, qu'un «dévorant dévoté 1 » ; et quand il
Trois fois tu passas chacun des fleuves [ ...) ;
aura englouti tout ce qui pouvait lui tomber sous la dent, il n'aura
Trois fois tu t'assis à terre, près du puits de Callichoros» 1.
plus d'autre ressource que d'aller mendier les rebuts aux carrefours.
Le ~ouveme~t ternaire de la phrase est impeccable, l'insistance de On s'est étonné que Callimaque n'ait pas poursuivi son récit
Callimaque bien marquée. Mais pourquoi cette exagération ? Faut-il jusqu'à sa fin naturelle, que l'on trouve par exemple chez Ovide 2 •
penser que Callimaque a voulu exprimer d'une manière particulière- Chez ce dernier, quand le malheureux Érysichthon n'eut plus que
ment pathétique l'égarement de la déesse ? Ce setait bien mal le lui-même pour servit de pâture à son appétit d'ogre, «il se mit à
connaître. Et un pathos qui fait sourire n'en est plus un. Or il fait déchirer lui-même ses propres membres à coups de dents : l'infortuné
d'autant plus _sourire que ces femmes qui, pieds nus, vont parcourir nourrit son corps en le diminuant». Assutément, !'autophagie était
un long chemin, posent à Déméter la question triviale, et donc cocasse le couronnement logique de cette atroce histoire. Doit-on penser
dans ce contexte : que Callimaque ne connaissait pas cette version du mythe ? Ou que
«Comment tes pieds ont-ils pu te porter ?» 2 . cette conclusion était si attoce qu'elle répugnait à la sensibilité
taffinée du poète ? Non ! Prenons seulement garde au terme qui, en
Mais Callimaque ne s'arrête pas là. Avec le triple tour du monde grec, désigne le carrefour : il s'agit du mot tri - odos ! Un mot qui, lui
de Déméter, ?ous n,'~vions qu'un faux dépatt; et Callimaque, se au~si, renferme le nombre trois, un mot rêvé pour sceller le sort
repr:nant, _envisage cl evoquer un nouveau mythe, un mythe qui a, lui d'Erysichthon ...
aussi, affaire au nombre trois, puisque son héros n'est autre que
6 TW[:la<nÀ ~os Èvl Tpt66owt K<X8~aTo3 •••
Tripto~ème, le héros de la jachère trois fois retournée cher à Déméter.
Il aurait pu donnet au nourrisson divin le nom de Démophon celui Avec le triodos, Callimaque trouvait la conclusion conforme à
qu~ l~i connaît l'Hymne homérique à Déméter. Mais il préfère 1~ nom ses intentions. Le reste était superflu et inutile.
qui lU1permet de construire une série. Ce récit, lui aussi, tourne court Il est vrai que Déméter semble patronner ici quatre saisons,
puisque le choix définitif du poète se porte sur un personnage dont Û puisque, pour tirer le kalathos, il y a quatre chevaux blancs qui
ne nous révèle pas tout de suite le nom, mais dont il nous présente le représentent les saisons 4 . Mais ce n'est peut-être qu'une apparence.
père : le héros Triopas, dont Déméter «était folle».
1. E. Cassin, op. cit., p. 124.
2. Ovide, Métamorphoses, VIII, vers 738-878.
1. Vers 13-15.
3. Vers 114.
2. Vers 10. 4. Vers 120-121.

196 197
'!
1

!'
Jeux d'espritet mystificationschez Callimaque
BernadetteLeclercq-Neveu
· "'me , qu'il a été J'eté à bas de son char. Et l'on reconnaît,
tro1sie , • en
Car Déméter est wpl]cpopos; or on sait que, pour les Anciens, les
fligrane les modèles mythiques qui servent de supports a ces p1e1;1x
«Heures» étaient trois 1 , et que l'année se découpait en trois saisons
~enson~es inventés par la mère de ce héros si peu héro!que : Adonis_,
seulement. Si l'on regarde l'ordre dans lequel Callimaque cite les
Hyakinthos, Hippolyte ou Phaéthon ... L'~sprit d~ C:allimaque ~ole a
saisons, on remarque qu'il donne d'abord les trois saisons tradi-
la vitesse de l'éclair; il est sans cesse mobile et scintillant, et exige de
tionnelles dans leur ordre c onologique:-le printemps, l'été, l'hiver.
quoi il ajoute, après coup, l'automne; mais cette pauvre quatrième son lecteur une attention constamment en alerte.
saison, évoquée hors chronologie, fait figure de pièce rapportée. On Par ailleurs Callimaque nous fait assister à la régression para-
n'a pas vraiment quatre saisons, mais trois plus une: l'exception doxale du coupabie à l'état de nourrisson. Érysichthon est d'abord u~
confirme la règle ! homme vigoureux, un àvopoy(yas 1 ; puis, _quand l,~ déesse s'adresse a
lui il devient TÉKvov, puis nats 2 , pour finir par n etre plus aux yeux
Et, au cas où nous n'aurions pas compris cette loi de fonc-
de'sa famille qu'un ~pÉ<j>os3, un bébé réduit à une bo~che e_t un
tionnement du texte, Callimaque nous la rappelle in fine, au moment
ventre, qui désespère son ancienne nourrice 4 , et d~nt sonyere Tr_10pas
de s'esquiver : comment prierait-on mieux Déméter qu'en l'invoquant
ne sait plus que faire, cependant qu'u?e compataison fait de lui une
comme TptÀÀWTOS?
simple poupée de cire qui fond au soleil5.
Cette régression à elle seule, fait sourire. Mais le sourire s'acce~-
Érysichthon : une farce miniature
tue lorsqu'on s'avise 'qu'en racontant cette histoire_, Callima~ue SU1t 1
Reste à voir maintenant comment Callimague réussit le tour as à pas un modèle mais en en inversant le sens. Et ce modele n est
de force de transformer l'histoire lamentable d'Érysichthon en une futre que !'Hymne ho'mériqueà Déméter.Ce n'est assurémen~ pa~ le seul
courte farce capable de faire rire, ou du moins sourire, Déméter ... et texte auquel Callimaque fasse allusi?n dans son_poè~e. Erysichthon,
l'auditoire. traité de <<chien>> par Déméter, brûle par une fai~ devorant~ et deve-
K.J.Mac Kay a montré, avec brio, comment, après avoir établi nant mendiant, a pour parent Ulysse, autre 1!1endiant, se plaignant de
un rapport thématique entre les femmes à jeun et le héros perpé- la chiennerie du ventre':>: Callimaque, c~nna1t_so~ Odysse~~t le mon-
tuellement affamé, Calljmaque prend le parti de traiter ironiquement tre. Mais c'est l'Hymne homériqueà Demeter qui lui sert veritablement
ce mythe 2 • de fil directeur.
D'une part, il évacue ce qui est proprement moralisateur et La situation initiale d'Érysichthon est la même que celle du pe_tit
effrayant dans cette histoire, pour s'attarder longuement sur la honte Démophon. Enfant tard venu, longtemps désiré, il est l'objet des"soins
qui envahit les parents à la vue de ce fils glouton, qui n'est déci- et des vœux de tous. Mais, grâce à Dém~ter, Déi:nophon connai_t ~ne
dément plus «sortable». Avec des détails d'un réalisme bourgeois, croissance miraculeuse. Point n'est besoin de_ lui do~n~r le sein • la
peu compatibles avec l'époque hautement archaïque des «Pélasges», déesse lui apporte la quintessence des nourritu~es divin~s, le p~sse
Callimaque construit toute une petite comédie domestique, et secrètement par le feu immortalisant. Avec Erysichthon, Jeune geant
Érysichthon devient un anti-héros. réduit, par la volonté de Déméter, ~ l~état de nourriss~n, Callima~~e
Il n'y a pas à revenir sur la démonstration de Mac Kay, totale- nous présente le même miracle, ma~s a re~o~r~. Malgre des qua?tites
ment convaincante. Elle peut simplement être complétée sur plu- prodigieuses de nourriture, le heros dep~rlt.' I,! passe ~ussi rar
sJeurs points, ce qui permet de voir qu'entre les mains de Callimaque, l'épreuve du feu mais c'est le feu de la faim, l at8wv Àtµos_, qm le
Erysichthon est devenu comme une marionnette entre les mains d'un consume et qui 'lui vaudra le surnom d'At8wv, auquel Callimaque
manipulateur habile.
Regardons, par exemple, comment Callimaque nous présente les
prétextes inventés par la mère du glouton pour cacher sa honte, dans 1. Vers 34.
une série de petits sketches gui forme comme un autre mime au cœur 2. Vers 46-47 et 56.
de cet hymne mimétique. A l'un, elle dit que son pauvre fils a été 3. Vers 100.
renversé par un sanglier ; à l'autre, qu'il a été blessé par un disque; au · du héros, la nourrice est
4. Vers 95, Dans ce contexte qui évoqu~ 1a _g1,outonn~n~
naturellement réduite, par synecdoque, au «sern qm I a nourn» ·

1. Cf. Hésiode, Théogonie,vers 901-903. 5. Vers 91.


2. Voir les deux études citées p. 190 n. 6. 6. Odyssée,XVII, vers 197-253.

199
198
BernadetteLec!ercq-Neveu

fait, en passant, allusion 1 • Et cette faim le téduit à l'état qui était


celui de Dêmophon avant l'intetvention de Déméte1' : celui d'un bébé
chétif et fragile, pom lequel on chetche une nomrice. « Viens
toi-même nou1'1'Ï1'ce ~pÉcpos !» : telle est la prière que Ttiopas adresse
à Poséidon 2 !
Démophon devait êtte prntégé contre les sotts malfaisants lancés
pat un obscm bûcheton (v ÀOTO µos) et susceptibles de sapet, à
distance, la vie de l'enfant 3 • Qu'est, de son côté, Êtysichthon, sinon un
vÀOTO µos responsable, lui aussi, d'un mal rnngem, mais d'un mal Construction dramatjque et humour
dont il est lui-même la victime puisque son atme se 1'etourne contte dans le Traité d'agriculture de Varron
lui ? '1
!
Démophon avait des sœms, auxquelles Déméte1' souhaitait
d'avoi1' de jeunes et brillants matis. Les sœms d'Êtysichthon pleurent
patce que lem frère dévore lem dot et qu'elles ne se mal'iernnt jamais !
Cicéron, qui ne l'aimait guère 1, rendait ho~mage à la fin du m?is
Les co1'1'espondances entre les deux textes ne s'a1'1'êtent d'ailleuts de juin 45* à Varron, dans le préambule du livte I des Academtc,a
pas là. Mais nous ne pouvons pas les televe1' toutes ici. Rematquons posteriora où il lui confiait le _tôle de porte-parnle de~ la i:e?see
simplement que Callimaque nous a tendu la petche pou1' que nous d' Antiochus d' Ascalon 2 , en soulignant avec ferveur la fecond1te et
puissions identifiet sans faute le modèle avec lequel il joue, cal' il a l'ampleur de ses savants travaux dans les domaines historiques et
lui-même cité l'Hymne homériqueà Déméter : pom déC1'ire la taille prn- religieux, signalant aussi ses études sut les poètes, la littérature et la
digieuse du peuplie1' de Démétet, al8Épt 1<upov4 , il a en effet employé
une exptession rnte calquée sm celle dont s'était setvi l'autem de
l'Hymne homériqueà Déméterpom évoque!' l'épiphanie de la déesse 1. Sur l'histoire des relations personnelles difficiles, empreintes toujours de, s?-spici?i:1et de
Ka{ pa µEÀa8pou / KUpE K<Xpl]5• réserve, entre Cicéron et Varron; sur la place qu'occupait Varro_ndans la strateg1e polmque ,de
Cicéron dès l'année 59, mais surtout aux lendemains de la bataille_ de Pharsale; et sur l«; rol_e
Callimaque ne faisant jamais vainement étalage de son émdition, cette d'intermédiaire joué par Atticus à chacune de ces étapes, voir surtout K. Kumamecki'.
téminiscence littétail'e est bien un indice ptécieux. «Cicerone e Varrone, Storia di una conoscenza», Athenaeum, N. S., 40, 1_?62, p. 221-243_,
F. Della Corte, Varrone, il terzo gran fume romano,Florence, 1970 (2 ed.; 1 ed. : 1954), chapi-
Au bout du compte, Callimaque a ttansfotmé Êtysichthon en tres VII, X et XI. Cf. encore, Id., «Il carteggio Cicerone-Varrone», C&S, ll_l,.1991, P· 9-1_8
(~ Id., Opuscula, XIII, Gênes, 1992, p. 21-30). Cic,éro1!",au _moment ou il_ recomposait
un pantin, qu'on montre aux femmes pou1' leut faite peut comme on les Academica, s'impatientait de constater que Varron n avait toujours. pas re~plt la promesse
évoque Crnquemitaine pom effrayer les enfants. Il est le spectre de la qu'il avait faite, deux ans auparavant, de lui dédier «une .~u;re vi:_au~e~t !~portante e~ de
~otf ~pwŒns 6 faisant le vide devant lui: vaches, moutons, mulets, poids» (le De /ingua /atina), consi~érant qu_e,la pla~e qu ;l s appreta1t a I_m accorder, a la
demande d'Atticus dans les Academtcaremames, devait en etre la contrepartie, cf. Att., XIII,
chevaux sont engloutis ; même la petite belette qui chasse les souris 12, 3 (éd. et trad.]. Beaujeu, éd. CUF, VIII, p. 173) ;,cf. ~ussi, Att. '. XIII, 13, 1 ; XIII, 18, 1 ;
n'est pas épargnée. Que deviennent les parents ? Mystère. Reste aux XIII, 19, 3, Mais en fait la suggestion pressante d Atticus de fatr«; ~gurer Varron dans un
femmes à souhaiter de ne jamais avoil' pareil voisin ! dialogue de Cicéron datait de presque dix an_s,cf. Att._, IV, 16, 2 (en JUIIl:t 54) : Varr~, de q~o
ad me scribis includetur in aliquem /ocum, st modo ertt toms. Dans la tres embarrassee lettre
dédicatoire, ~ar laquelle il remettait 'à_Y~rro? ces Acade1~ica~out en _lui rapp~lant ~a_promesse
Bernadette LECLERCQ-NEVEU (cf. aussi, Ac. post., I, 2-3), Cicéron 10s1sta1t sur la conmnctto stt1d1orumqu1 le~ liait face au
malheur des temps, cf. Fam., IX, 8, 1 (et de même, Ac. post,, I, 1). Pour un Jugement p~u
(Écolenormalesupérieure,Paris) amène de Cicéron sur la personnalité de Varron à cette époque, cf. Att., XIII, 25, 3. Et v01r
déjà, à l'automne 59, Cicéron, Att., Il, 25, 1.
* Toutes les dates sont avant J.-C.
1. Vers 66-67. Pour ce surnom, voir (Hésiode], fr. 43 a et 43 6-c; Hellanicos, F.G.H., 4F7. 2. Voir, sur la genèse des Academica, la place accordée à Varron dans la seconde version: et
Aithôn est, en outre, un des «pseudonymes» d'Ulysse. l'attention portée par Cicéron à la pertinence du rôle qu'il y assume de défense_u~·des. these~
2. Vers 103-104. antiochiennes (cf. Att., XIII, 12, 3; XIII, 16, l; XIII, 19, 5; Fam., IX, 8, 1: ... ttbt dedt par:rs
3. Hymnehomériqueà Déméter,vers 227-230. Antiochinas...), M. Ruch, Le préambuledans les œuvresphilosophiq11es de Cicéron.Essai sur la genese
et /'art d1tdialogue,Paris, 1958, p. 156 sq. ; p. 358 ; et C. Lévy, CiceroAcademims. Recherchessur
4. Vers 37.
/es «Académiques»et sur la philosophiecicéronienne(coll. EFR, 162), Rome, 1992, P· 89 sq.;
5. Hymnehomériqueà Déméter,vers 188-189.
p. 130 sq.
6. Cf. K.]. Mac Kay, «Erysichthon ... », p. 64.
201
200
Constructiondramatiqueet humottrdans le Traité d'agriculture de Varron
Sylvie Agache

langue latine, mentionnant encore ses talents de versificateur 1 ; et il ubliée en 37, à quatre-vingts ans, et dont il affirmait dans sa préface
réservait à Varron d'évoquer lui-même plus précisément ces ouvrages ' h"ati'f et testamentaire
ple caractere . 1.
d'autrefois où, imitant Ménippe, il avait su saupoudrer de gaieté, afin Les études traitant de l'humour dans le De re rustica2 , autrement
de mieux instruire, des sujets relevant de la philosophie la plus qu'incidemment, sont en fait très peu nombreus~s, t 7ès partiell~s, et
profonde, voire même traités dialectic.2,_.A.u-:delà des très fragmentaires plutôt redondantes; si bien qu'il ne m'a .pas paru im~~ile de reve~ur sur
mais indiscutablement drôles Satires Ménippées3 , les Modernes ont su cette question, que je ne prétends pas traiter de m~niere exhau~tive. Je
relever des traits d'humour dans des travaux à vocation (a priori) plus l'aborderai dans ses rapports avec la construct10n dramatique de
austère de Varron, ceux du moins qui ont échappé le mieux au l'œuvre.
naufrage de ses écrits : les six livres restants du De lingua latina4 , mais
J'ai choisi d'analyser :
surtout le De re rustica, seule œuvre demeurée complète de Varron, le
polygraphe aux quelque six cent vingt livres5, - œuvre qu'il avait 1) - les noms des personnages , .
2) - la structuration dramatique du traité, avec sa double archi-
tecture ;
1. Cicéron, Ac. post., l, 9 : Nam nos in nostra ttrbeperegrinantiserrantisqttetamqttam hospitesttti
libri qttasi domttmredttxerttnt,ttt possemttsaliqttandoqtti et ttbi essemttsagnoscere.Ttt aetatempatriae,
3) - la _valeur descriptive du traitement des figures historiques
ttt discriptionestemporttm,tu sacrorttmiura ttt sacerdotem,ttt domestica,nttt bellicam disciplinam, ftt des dialogues.
sed111n regionum/ocorttm,tu omnittm diuinarttm h11manarttmqtte rerrnnnomina genera officia cattsas
aperttisti;plttrimttm qttidempoetis nostris omninoqueLatinis et litteris lttminis et verbisattttlisti atqtte Le trait comique le plus évident, celui qu'ont noté tous les
ipse ttarittm et elegans omni fore nttmeropoema fecisti, philosophiamqttemttltis loris inchoasti, ad commentateurs3, est le nom des personnages de ces trois dialogues
impellendttmsatis, ad· edocendttmparttm. Pour cet éloge et ce bilJn, établis dans les derniers jours autonomes qui forment le traité d'agriculture. ! 1

de juin 45, des travaux varroniens, cf. M. Ruch, Cicéron, Academicaposteriora,I, Paris, 1970, !

ad /oc. ; et C. Lévy, op. cit., p. 143 sq. Le texte cité est celui de l'édition de M. Ruch. Ce bilan 1

avait pour charge de montrer que Varron, à cette date, malgré ses curiosités encyclopédiques, e Latini, III, Milan, 1990, p. 2311-2329. Cicéron, non sans aigreur, désignait Varron, dès juin
n'avait pas écrit d'ouvrage proprement philosophique, en dépit du goût pour la philosophie 45 dans une lettre à Atticus, comme le «polygraphe par excellence» (Att., XIII, 18, 1).
dont pouvaient témoigner bon nombre de ses travaux. 1. Varron, RR, I, 1, 1 : Otittm si essemconsecttttts,Fttndati~a,com_moditts tibi haec scriber~mq11ae
2. Cicéron, Ad. post., I, 8 : Et tamen in illis 11eterib1u nostris, quae Menipp11mimitati non inter- nrmcut poteroexponam,cogitansessepropera_nd11m, q'!od, ut dtctt11r,st e!t. homo br.dia,eo magts senex.
pretati qttadam hilaritate conspersimtts, mttlta admixta ex intima philosophia, mttlta dicta dialectice; Annus enim octogesimus admonetme ut sarcmasconltgamantequamproftczscare 111ta. . .
''i
qttae qtto .facilitts mintts docti intellegerent, iucunditate qttadam ad legendttm inuitati ; ... cf. 2. L'humour facétieux du De re rustica a été mis en évidence par R. Hirzel, ~~r Dzalog, ~tn
M. Ruch (éd. citée), ad /oc. /iterarhistorischerVersuch, l, Leipzig, 1895, p. 556_sq. (p. 5~6 : :<In _erster Li01 e ~tehen hier
3. Sur les Satires Ménippées, cf. l'article de synthèse de L. Alfonsi, «Le Menippee di Varrone», Humor und Witz»). Dans la lignée de ses suggestions, la these, médite, de R .. Heisterhagen,
ANRW, I, 3 (1973), p. 26-59. Cf. aussi L. Deschamps, Étttde sttr la langtte de Varron dans les Die /iterarischeForm der « rerum rusticarttm libri»".7arros,Marburli(, _1952, examme les forn:ies
«Satires Ménippées», 2 vol., Lille-Paris, 1976 (sur la parodie, passim), et l'ample édition d'humour de cet ouvrage, essentiellement sous I angle de sa filiation par :apport a~x ~attres
commentée, en cours de parution, de J.-P. Cèbe, Varron, «Satires Ménippées»(coll. EFR, 9-), Ménippées(voir la deuxième partie, p. 63 sq., intitulée_: «Ele_menteder kymsch-~emppeischen
Rome, I, 1972-; ainsi que l'étude de E. Woytek, «Varro», dans J. Adamietz (éd.), Die rb'mische Schriftste!lerei in Varros r. r. libri»). E. Norden, Dze anttke Kunstprosa, I, Leipzig, 1898,
Satire, Darmstadt, 1986, p. 311-355 ; et le recueil d'articles de M. Salanitro, Le «Menippee»di p. 195 sq. a défini le style de notre traité (p. 196 : «Stil für ui;s e~was Bar;ickes») co~me un
Varrone, Contribttti esegetici e lingttistici, Rome, 1990. Sur l'humour (le spoudogeloion), la mélan e curieux de style juridique et d'humour rude, et a souligne son gout pour les Je~x de
philosophie et le modèle ménippéen dans ces Satires, voir encore tout particulièrement: mots.~ sa suite, l'article de J. Heurgon, «L'effort de style de Varro~ dans les Res Rust~cae»,
R. Helm, Lttcian ttnd Menipp, Leipzig-Berlin, 1906, p. 344-345 et passim ; K. Mras, ,<Varros RPh, 76, 1950, p. 57-71, a analysé les agréments (le «to°: de badmage et ~uelque;ois de
Menippeische Satiren und die Philosophie», NJA, 33, 1914, p. 390-420; H. Dahlmann, bouffonnerie» [p. 58J l'atmosphère pittoresque), les bizarreries du style varromen et I amour
«M. Terentius Varro», RE, Suppl. VI (1935), col. 1270-1276; B. P. Mc Carty, «Lucian and des mots qu'il traduit. Enfin, sur l'empreinte humoristique d~ son styl~ et tout
Menippus», YCS, 4, 1935 (p. 3-55), p. 21 sq.; B. Mosca, «Satira filosofica e politica nelle particulièrement sur les calembours et les ~xpressions à double sens, voir A. T~~gha, «Le Res
Menippeedi Varrone», ASNP, 6, 1937 (p. 41-77), p. 52 sq.; U. Knoche, Die rb'mischeSatire, Rmticae di Varrone corne opera letteraria», C&S, 24, 1985, ~- 89-97. ~e.tude la pl~s
Gottingen, 1957 (2 éd.), chap. V; M. Salanitro, «Varrone poeta satirico», C&S, 1978, p. 56- suggestive et la plus diversifiée en ce qui concerne les types de procedés humomt1ques abor~es
86 (= op. cit., p. 9-20). reste celle de E. Laughton, «Humour in Varro», dans J. Collart (éd.), Varron, Grammaire
4. L'humour dans le De lingtta latina, traité théorique, ne saurait avoir la même place que antique et stylistiquelatine, Paris, 1978, p. 105-111. . , .
dans le De re rttstica, traité technique certes, mais où l'exposé des sujets est inséré dans une 3. Ainsi, en dehors des travaux déjà cités (note précédente) qui tous ment10n_nent ou decrive°:t
fiction littéraire ; voir cependant, sur l'humour dans le livre VI du De lingtta latina, le relevé (R. Hirzel, I, p. 557-558; E. Norden, I, p. 197 ; Laughton, p. 107 ; Tragha, P· 91) ce t_rait
de P. Flobert, Varron, «La langttelatine», VI, Paris, 1985 (éd. CUF), p. XIV-XV. comique on peut renvoyer encore à H. Dahlmann, dans RE, Suppl. VI, col. 1187-1188, et
5. Ces 620 livres (estimés) correspondraient à 74 ouvrages. Sur la liste et le contenu des écrits F. Dell; Corte, Varrone, p. 211-212; mais également à C. S. Rayment, «Varro versu~us»,
Cj 40 1944-1945 (p. 349-357), p. 350-351; à R. Martin, Recherches sttr les agronomeslatins ef
varroniens, cf. l'étude fondamentale de F. Ritschl, à qui on doit ces évaluations, «Die
Schriftstellerei des M. Terentius Varro», dans Id., Op11sc11la philologica, III, Leipzig, 1877, /e;rs c;nceptionséconomiq11eset sociales, Paris, 1971, p. 218-2_19; L: J?esc~amps,,,«La
manger de Varron à Casinum ou "Dis-moi où tu manges, Je te dirai qui tu es », 8
;JJ/ ,
11

1
1

p. 419-505 (p. 487-488) = RhM, 6, 1848, p. 481-560. Cf. Schanz-Hosius, Geschichte der 1

riitnischenLiteratttr, l, Munich, 1927 (= 1979), p. 555-578; ainsi que l'important article de no 191-192, 1987 (p. 63-93), p. 64-66; et surtout à J. Linderski? «~arden Par!ors : Nob!es !

H. Dahlmann, dans RE, Suppl. VI (op. cit.), col. 1172-1277 (col. 1182); complété par Id., and Birds», dans R. J. Curtis (éd.), Stttdia Pompeiana and Classz~a zn Honor of. Wtlhehntna
«Varroniana», ANRW, I, 3 (1973), p. 3-25 ; cf. aussi F. Della Corte, Varrone, op. cit., p. 237 F. jashemski, II, New Rochelle, 1989, p. 105-127 (= J. Li~ders~1, Roman ~uest~ons,Selected
sq. ; et E. Zaffagno, «Varrone», dans F. Della Corte (éd.), Dizionario degli Scrittori Greci Papers, Stuttgart, 1995, p. 44-66), qui fournit l'enquête historique et soc10logique la plus

203
202
Sylvie Agache Constmctiondramatiqueet humo11r
dans le Traité d'agriculture de Varron

C. Fundanius 1 est le propre beau-père de Varron, et son nom fait écho


Varron s'est mis en scène dans ses trois livres, et sa présence
constitue un principe d'unité de l'œuvre, en même temps qu'elle lui à la dédicace dans le préambule de l'œuvre à Fundania 2 , femme de
assure une fonction de présidence dans ces entretiens. Il reprenait ainsi Varron. C. Licinius Stolo 3 et Cn. Tremelius Scrofa4 sont des experts de
le mos Aristotelius 1 que Cicéron avait illustré de diverses manières dans la chose agricole, présentés comme tels dans le texte. L'un se distingue
~----eS-.der.nières-années-de-sa_v:ie ___ _ en tant que praticien, l'autre en tant que théoricien. Le nom de Scrofa
. Aux côtés de Varron figurent des personnages dont les noms ont trouvera son emploi au livre II. De fait, le livre II est consacré à
clairement, dans la majorité des cas, un caractère humoristique. l'élevage du bétail. Face à Varron et à Scrofa, on y trouve comme
interlocuteurs: Atticus 5 et (L.) Cossinius 6 , personnalités de la vie ,
Pour le livre I, où il est question de l'agriculture ce sont
d'abord ~- Fundanius (on pense à fundus, le domaine), C. Agrius et
P. A'?r~s~us (on pense à ager, le terrain), auxquels se joignent ensuite 1. Varron, RR, I, 2, l : Offendiibi C. Fundani11m,socer111n meum... Cf. F. Münzer, «Fundanius» 11

C. L1cinrns Stolo (le rejet) et Cn. Tremelius Scrofa (la truie). On n° 1, dans RE, VII, l (1910), col. 291-292; avec les corrections de R. Syme, «Ten Tribunes»,
JRS, 53, 1963, p. 58 (= Id., Roman Papers,II, Oxford, 1979, p. 563). Voir T. R. S. Broughton,
attend pendant tout le livre un personnage dont le nom n'est The Magistrates of the Roman Republic, I, New York, 1951, p. 572; II, New York, 1952,
pas ~o?~é d'emblée, e~ qui n'~rrivera jamais: L. Fundilius (encore p. 568; III, Atlanta, 1986, p. 96; C. Nicolet, Ord. éq., II, p. 887-888; J. Linderski, St11d.
un_ der1ve de fundus). S1 C. Agrrns 2 et P. Agrasius3, malgré les titres Pomp., p. 125 n. 84; et M. C. Spadoni Cerroni, op. cit., p. 70-71. Varron lui avait apparem-
ment consacré le Logistoric11s intitulé Gall11sF1mdani11sde admirandis : cf. B. Zucchelli, Varro
9~1 les parent: «chevalier romain socratique» pour l'un, et «publi- logistoriCtts.St11dioletterarioe prosopografico,
Parme, 1981, p. 56-57.
~ain» pour l'autre, ainsi que L. Fundilius 4 , «sacristain», sont des 2. Varron, RR, I, 1, 1-4.
inconnus, peut-être inventés 5 , leurs noms du moins sont répertoriés.
3. Varron, RR, I, 2, 9 : Nam C. Licini11mStolonem (...) 11ideo11enire(...) qui propter diligentiatn
1
C11lturae Stolon11m
confirmattitcognomen.Cf. Münzer, «Licinius» n° 162, dans RE, XIII, 1 (1926), 1

précise sur les interlocuteurs de Varron considérés dans le cadre d'une comparaison avec les col. 469-470; R. Martin, Agron. (op. cit.), p. 255 n. 1 ; F. Speranza, Scriptor11m Romanommde re
rnterlocuteurs des dialogues de Cicéron. mstica reliq1tiae,Messine, 1974, p. 58-59; J. Heurgon, RRI (op. cit.), p. 107-108 n. 27 ; 1

J. Linderski, Stud. Pomp.,p. 117 ; p. 125 n. 86.


1. _Sur la «m_anière aristotélicienne» dans la composition des dialogues, voir, après R. Hirzel,
Dtalog [ op. c~t.), I, .P:272 sq. (Aris~?te) ; p. 46f ; .P·488-489 ; p. 502 ; p. 517 sq. (Cicéron et 4. Varron, RR, I, 2, 10 : ... 11ideoh11c11enire,Cn. Tremeli11mScrofam, uirum omnibus 1tirtutib11s
le modele artst~tél1c1en); p. _562 (l _mfluence d Aristote sur le De re rustica); l'étude détaillée polit11m,q1ti de agri mlt11raRomanus peritissim11sexistimat11r.RR, II, 1, 11 : ...Scrofa noster, cui
de "!"f·Ruch, Preamb111e (of- c~t.), P; 39 sq. ; p. 107 ; p. 325 sq. ; et maintenant : R. Laurenti, haecaetas defertrerumrusticarttmomniumpalmam ... Cf. F. Münzer, «Tremelius» n° 5, dans RE,
Arts:otele, lfr_an;mentt der D1alogh1,I, Naples, 1987, p. 55 sq., qui a repris l'ensemble de ce VI, A, 2 (1937), col. 2287-2289; H. Bardon, La littérat11relatine inconnue,I, Paris, 1952,
dossier. Cf. C1ce.~on,A_tt., ~!I!, 19, 4, s~r le De fi?ibus donné, en juin 45, comme exemple de p. 319-320 ; T. R. S. Broughton, MRR (op. cit. ), II, p. 627 ; III, p. 207-208 (importantes
la récente «m~ntere anstoteltc1enne» qu tl a adoptee pour la composition de ses dialogues : elle corrections); R. Martin, Agron., p. 237-255 ; P. A. Brunt, «Cn. Tremelius Scrofa the
pe~met_ de ,1.1._1enager à, l'aut~ur l,e.r?le princ(pal (mais à propos du De rep11blica,Cicéron se agronomist», CR, 22, 1972, p. 304-308; K. D. White, «Roman Agricultural Writers I :
preva~a'..tdeJa du modele anstotel1c1en, en raison de la fonction accordée aux préambules dans Varro and his Predecessors», ANRW, I, 4, 1973 (p. 439-497), p. 460-463; E. Noè,
ce traite, cf. Att., IV, 16, 2 ; et sur le De oratoreécrit Aristotelio more,cf. Fam., I, 9, 23). «L'agronomo Cneo Tremellio Scrofa», NAC, 6, 1977, p. 119-133; C. Nicolet, Ord. éq., II,
p. 1049-1051; F. Speranza, op. cit., p. 46-55; J. Heurgon, RRI, p. 109-111 (n. 30); G. Perl,
2. Varron, RR, I, 2, 1 : ... C. Agri11meq11itemRoman11mSocratiCttm ... Cf. Klebs, «Agrius» n° 1 «Cn. Tremelius Scrofa in Gallia Transalpina», A]AH, 5, 1980, p. 97-109. Et voir infra.
dans R_E,I, 1 (1894), col. 902~ C. Nico~et, L'ordreéq11estre à l'époq11erép11blicaine
(BEFAR, 217):
II, Pans, 1974, p. 768-769 n 14, souligne que le nom Agrius est bien attesté par l'épigraphie 5. Sur T. Pomponius Atticus, cf. notamment R. Feger, «Pomponius» n° 102, RE, Suppl. VIII
à _Rome et à Ca~inum pour l'époque républicaine. Cf. W. Schulze, Z11r Geschichtelateinischer (1956), col. 503-526; D. R. Shackleton Bailey, Cicero'sLettersto Attic11s,I, Cambridge, 1965,
Etgennamen,Berlrn, 1933, p. 115; p. 239. p. 3-59; C. Nicolet, Ord. éq., I, p. 707-710; II, p. 990 n° 283; M. Labate,
E. Narducci, «Mobilità dei modelli etici e relativismo dei valori : il "personaggio" di
3. Varron, RR, I, 2, l : ... P. Agrasi11mp11blicamnn... Cf. Klebs «P. Agrasius» dans RE I l Attico», dans A. Gardina, A. Schiavone (éd.), Società romana e prod11zioneschiavistica, III :
(1894), col. 890 ; C. Nicolet, Ord. éq., II, p. 768 n. 1. Sur le; occurrences épigraphiqu~s du Mode/li etici, diritto e trasformazioni sociali, Bari, 1981, p. 127-182; C. Guiraud, Varron,
nom, cf. W. Schulze, op. cit., p. 115; p. 343. Économier11rale,II, Paris, 1985 (éd. CUF), p. IX-X (sur sa fonction dans le livre II); p. 82
4. Varron, 1!,R,I, 2, l : ...11eneramrogatttsab aedit11mo;I, 2, 11 : ...non L. 1tidem11s
F11ndili1tmqtti n. 30; M. Pasquinucci, «T. Pomponio Attico e l'allevamento in Epiro», ActaALov, 24, 1985
nos ad11oca111t
... ; _1,2,_1~. Cf. Münzer, «Fundilius» n° 2, dans RE, VII, l (1910), col. 294'. Sur (Miscell.]. R. Mertens, I, Louvain, 1986), p. 145-157 ; E. Deniaux, «Atticus et !'Épire», dans
ce n?m ~ans les 1,ns~npt~ons,cf. W. Schulz_e,_ op. cit., p. 357a; p. 462. Les Fundilii étaient une P. Cabanes (éd.), L'Illyrie méridionaleet !'Epire dans l'antiq11ité.Actes du colloq11einternational de
fam1ll~ _1mplantee a Reate. Un C. Fundtlms C. f., trib11n11smilit11m, figurait en 89 dans Clermont-Ferrand(22-25 oct. 1984), Clermont-Ferrand, 1987, p. 245-254; C. J. Castner,
le c~nstl111m du_consul Cn. Pompeius Strabo; mais la mention de sa tribu, Quirina, n'est qu'une Prosopographyof Roman Epimreans, Francfort/Main, 1988, p. 57-61 ; N. Horsfall, «Atticus
conJecture vraisemblable. Cf. L. Ross Ta~l~r! T7e _Yoting Districts of the Roman Rep11 b/ic brings home the bacon», LCM, 14.4 (Apr. 1989), p. 60-62; O. Perlwitz, Tit11s Pomponi11s
(P"!"fAR, 20), Rome, 1960, p. 216; N. Cr!ntt1, L_eprgrafedi AsC1tl11m di Gn. PompeoStrabone, Attims, Untermch11ngen z11rPersaneineseinflussreichen Ritters in der a11sgehendenrb'mischenRep11blik,
Milan'. 1970, p. 19 n. 2~; p. l~0-121 ;J. L!nderski, dans St11diaPompeiana..., op. cit., p. 126 Stuttgart, 1992 (Hermes Einz., 58). Et cf. infra.
n. 96, ~t M. C. Spado_niCerroni, «Onomasttca», dans M. C. Spadoni Cerroni, A. M. Massari 6. On s'accorde à reconnaître en ce Cossinius du traité, L. Cossinius, ami d'Atticus, que ce
Reate, Pise, 1992, p. 71. '
dernier, alors en Grèce, a adressé et recommandé à Cicéron en 60 (Att., I, 19, 11), et à qui
5. Pou~ J. Heurgon_, Varron, Écon~m_ie r11rale,l, ~97 8 (éd. CUF), p. l 02 n. 3 ; p. 111 n. 34, Cicéron remet, pour qu'il le fasse parvenir à Atticus, le mémoire en grec qu'il a rédigé sur
C. Agnus, P. Agrasms et L. Fundtlms s~nt plutot des personnages fictifs. Pour J. Linderski, l'histoire de son consulat (Att., I, 20, 6 ; II, 1, 1). Cicéron parle de lui avec chaleur en 46 à
St11d.Pomp., p. 125 n. 88; p. 126 n. 96, tls ont une réalité historique. Sel'. Sulpicius Rufus, proconsul d'Achaïe à cette date (Fam., XIII, 23, 1); et il s'afflige à

204 205

• 1
i
1
1

SylvieAgache Constr11ction
dramatiqueet h11mo11r
dans le Traité d'agriculture de Varron
n, l'lj,'
~-
mondaine et intell_ect,ue!l~, que l'on sait également proches de son tribulis, Varron rencontre Appius Claudius 1 (c'est-à-dire Appius
Cicérbn ' •mais
, · non situesd 1c1. Ils sont convoqués pour leur exp'erience • Claudius Pulcher, personnalité politique éminente de cette der-
de propr1eta1res de gran s troupeaux de même que Q L · 1
,t ,
M urnus
d'fi ·
. z (sans prenom
,
h
) , « d e Reate»
,
'
senateur, e 101 encore comme umanus et iocosus Il
• ucienus
. dy a aussi
.
, un
.
nière génération de la République), désigné ici simplement comme
augure. Les autres personnages 2 ont tous des cognomina d'oiseaux:
.';,.'1· dont le nom · un , certain
...
-------.:~cnipeei
, ·E , .
;~t-en
f . . ' . u moins s y trouve
i1T7ln certain Vaccms3 (de uacca la vache) , l''d . , L. Cornelius Merula 3 (le merle), Fircellius Pavo 4 (le paon), Minucius
.~ 1mprec1se . ' , a i entite
III, 2, 9-10. Cicéron en juillet 54 a été reçu à Réate par Q. Axius (Att,, IV, 15, 5). C'est dans
l! nouveÜ: lf:::~!~tpa~; t:;;o unflaAticapastio, ~'édleva~ede villa, matière cette villa luxueuse de Réate, évoquée en III, 2, 3-5, que se réjouit d'avoir été accueilli - dans
:J/ · ccompagne u senateur Q. Axius6, les mêmes circonstances que Cicéron (le différend entre les habitants d'Interamna et ceux de
:?!;' Réate, à propos du canal de dérivation des eaux du lac Velinus dans le Nar) - Appius Claudius
:i;i· l'annonce de sa mort en août 45 (Att XIII 46 4 . au début de l'entretien (III, 2, 3), Le nom de Q. Axius est cité à huit reprises entre 61 et 46
L. Cossinius de Tibur, cf. Cie., B~ib. 53 V'. );,,t.1r 1~1 encor~ ~equesRomanus) et son père, dans les lettres de Cicéron à Atticus. Et l'on a conservé des fragments d'une correspondance que
(1~01), col. 1671-1672; L. Ross TayÎor, VD~1
(oun~~:•)«Cossm1us» no 3, dans RE, IV, 2 Cicéron avait échangée avec lui, mais qui n'aurait pas fait l'objet d'une publication distincte,
contrairement à ce que l'on a longtemps pensé, cf. J. Beaujeu, Cicéron,Correspondance,VII,
Bailey, op. cit.' I, p. 341 ; C. Nicolet Ord. éq I/Jp 856 tf10, op. 209 ; D. R. Shackleton
P· ,x (sur son rôle dans le texte). Suries i~ '! ' · - ? _120; C. Guiraud, RRII, Paris, 1980 (éd. CUF), p. 295 (notes de la page 223). Q. Axius était aussi un lettré : c'est dans
presence attestée à Délos et à Cos cf E De:est1ss~7en~1 en territ01re grec des Cossinii, leur une lettre écrite à son intention que Tiron développait sa critique très défavorable du discours
EFR, 182), Rome, 1993, p. 486-487.' . iaux, tent es et pouvoirà l'époquede Cicéron (coll. de Caton, Pro Rhodiensib11s, cf. Aulu-Gelle, VI, 3, 10. Sur sa carrière politique, ses liens avèc
Varron et Cicéron, ses propriétés, ses activités financières, cf. Klebs, «Axius» n° 4, dans
~ · ".'~rr~n, RR' II, 5 , 1 : At Q. L11cienussenator homo · h . RE, II, 2 (1896), col. 2633-2634; P. Willems, op, cit., I, p. 516 n° 311; T. R. S. Broughton,
1am1!tarts omnium nostrum Cf C G • d RR,l quamuts umanus ac tocosus introiens MRR, II, p. 115 ; p. 475 ; p. 537 ; III, p. 33 ; L. Ross Taylor, VDRR (op. cit.), p. 197 ;
· ,...
transcnption grecque de son nom f V' · · mrau I p
' ·, 'X sur fi · d '
sa onction ans ce livre. Sur la'
P. Flobert (éd. citée); voir le comm~n~;ire :~~n, tL, VI, ~• ~• selon la leçon retenue par
présentation varronienne. Cf. sur ce sénateur . oc, n ne sa1~ rien de lui, en dehors de cette
T.P. Wiseman, op. cit,, p. 216 n° 61 ; C. Nicolet, Ord. éq., II, p. 801 n° 51 ; E. S. Gruen,
LGRR, op. cit.,, p. 204; p. 208 ; p. 520; I. Shatzman, Senatoria/ Wealth and Roman Politics,
Bruxelles, 1975 (coll. Latomus, 142), p. 308 n° 100; M. C. Spadoni Cerroni, op. cit., p. 63-
romaine,Paris, I, 1885, p. 541 no 400 , M"
1615 ; T. R. S. Broughton MRR II ~ x;r\/ JncQn~u, ~- Willems, Le sénat de la Répt1blique
p ;~1enus», dans RE, XIII, 2 (1927), col.
139 B. c,. A. D. 14, Oxf~rd, 1971, 'no· 234 ( 2 8 . iseman, New Men in the Roman Senate,
64. Et cf. infra.
1. Varron, RR, III, 2, 2 : [bi Appi11mCla11di11m a11guremsedenteminr1pnimusin s11bselliis ... Sur
Roman Republic,Berkeley-Londres, 197 4, p. 20~-;;.
2 · Va_rr?n,RR, II, 6, 1 : At M11rriusq11i dttm /o 't V. ·
l 21
~- S. Gruen, The Last Generationof the Appius Claudius Pulcher, seul «vrai noble» («true noble») de ce cénacle des interlocuteurs
varroniens, comme le souligne J, Linderski, St11d.Pomp.,p. 116, cf. infra.
. .
de astnts potissimum dicam quod s111n R~ntin q11b~ tir . a;ctus, cum Lucteno redtsset: Ego, inq11it 2. On doit sé souvenir aussi du nom du dédicataire du livre III : Pinnius (III, 1, 1 et III,
Pl'ocrea111 • p 1.·1 • • Arcadibt1s
11,os et 1psts ' uendidi~ali us,1 u. t opttmt
S et maximi /t'unt, e quo semtnto
• . ego hic' 17, 10) - qui sonne comme «!'Emplumé» -, que Varron présente comme un voisin très cher et
cf. encore II, 8, 3 et 8, 6 ; sur sa présence J::/;:\. ur s; tarGole.et son expérience de Réatin,
3, 10, il est cité pour sa pratique de propr1''t . ivdre,c. . mraud, RRII, p. X-XI. En II
dont il évoque la belle villa en III, 1, 9-10. Sur ce Pinnius, cf. Münzer, «Pinnius» n° 1, dans
RE, XX, 2 (1950), col. 1712. E. Deniaux, op. cit., p. 540-541, propose, à la suite de D. R.
en • f, apparait, clans une dédicace à la cl, e aireb. e troupeaux de chèvres. u n Q . Murrms . ' Shackleton Bailey, Cicero, Epistulae ad Fami/iares, Cambridge, I, 1977, p. 475, de faire le
dans les environs de Réate (ILS, 3484te~;e ;a
(1933) col. 669 · M C S d · C
;;r yacuna, tr~uvée àoLaculo près de Posta,
• ' · . · unzer, «Murrms» n 1 dans RE XVI 1
rapprochement entre ce dédicataire, dont le prénom pourrait avoir été Quintus (le q11idnide
Varron, RR, III, 1, 1, pourrait n'être qu'une leçon fautive et, sur ce point, cf. H. Keil,
' . , · · pa om erron1, op. ctt,, p. 76. ' , , Commentariusin VarronisRerum Rusticarumlibros tres, Leipzig, 1891, p. 220, qui proposait déjà
3. Sur Vaccms dans le livre II, cf. C. Guiraud RR I .. ce rapprochement) et T. Pinnius, auquel Cicéron, qui recommande son fils à P. Silius en 51 ou
dans RE, VII A 2 (1948) col 20 4 0 S ' I 'p. X. Cf, F. Munzer, «Vaccius» n° 1
p. 234; p. 376; p. 425. ' · · ur ce nom dans l'épigraphie, cf. W. Schulze, op. cit.: 50 (Fam., XIII, 61), déclare avoir été très lié. Ce fils dispose alors d'une créance de huit
millions de sesterces sur les Nicéens.
4. S'ajoutent encore à cet ensemble des ersonna . 3. Varron, RR, III, 2, 2: ...Cornelim Mer11laconsularifamilia ort11s ... Le prénom, Lucius, est
Menates (II, 1, 1 • II 8 1 . II 11 12) Mp (I ges qm ne sont pas des interlocuteurs .
' ' ' ' ' ' ' ; enas I 3 10) donné en III, 2, 8. Ce personnage prend constamment la parole dans ce livre III, et sans
peut-etre comme Pomponius Vitulus nom . ' é' '· Vitulu s (II , 11 , 12 ; a, identifier
· ·
doute est-il légitime d'y voir un trait comique. Sur les talents des merles parleurs,
. N'1ger (II, praef. 6 ; II,
T urranms , . ment10nn
III ) en II , ..1, 10) , et aussi· l e d'd'e .
1cataire,
11 12
RE_,VII, A, 2 (1948), col. 1443. Su; ces 'no ' ' ~
1
't· F. ~unzer, «Tur~anius» no 10, dans
Vo1~encore, J. Linderski, Stud. Pomp. p. 114~s, v~~~ es 2ot1ces de, C. Guiraud, RRII, ad /oc.
cf. J. M. C. Toynbee, Animais in Roman Lift and Art, Londres, 1973, p. 277. Toutefois, selon
Pline, NH, X, 119, le don d'imiter le langage humain se trouve chez plusieurs espèces
d'oiseaux (et notamment chez les pies). Ce personnage est totalement inconnu, cf. Münzer,
ce riche propriétaire de grands tt·oup~aux, a~sf~nné cl~~ 8 (avec ref.) ; l~ nom d'.1dédicataire, «Cornelius» n° 273, dans RE, IV, 1 (1900), col. 1408, mais L. Cornelius Merula est un
rapprocher du mot ombrien tor11(taureau). p elevage, que decrit la preface, serait à nom bien attesté, cf. ibid., n° 270; 271 ; 272, col. 1407 ; et il s'agit précisément pour deux
5 · Varron, RR • III, 1, 8 : ... altera uillatica quod h '/' 'd d'entre eux (n° 270 et 272) d'hommes qui ont accédé au consulat, le consul de 193 et le consul
agri c11/turam,cum essetpastio neque explicata ; t •n u1~1ts fit etu:, a q1tib11sdamadiecta ad suff. de 87.
la 11il/aticapastio (activité hautement , ola !erarattm, q11odsetam, ab ullo, Sur Varron et
. specu at1ve) cf E Marot' 1 D' . 4. Varron, RR, III, 2, 2 : Fircellius Pauo Reatin11s.Cf. Münzer, «Fircellius», dans RE, VI, 2
warenpro d uz1erende Landwirtschaft in d r s· h V ' · · , « Je ze1tgenèissische (1909), col. 2365. Il est appelé Fircellius en III, 6, 1 et Pavo en III, 5, 18 et III, 17, 1. La tante
W. Rinkewitz, Pastio villatica Untersu;hun1cent arr?s», 1AntHun_g, 18, 1970, p. 105-136;
Landwirtschaft, Francfort/Main '1934 (p . f zur tntenstven Ho/tterhaltung in der rô'mischen
maternelle de Varron était-elle une Fircellia? Cf. III, 2, 14-15 à rapprocher de III, 4, 1, selon
A Traglia, Operedi Marco Terentio Varrone, Turin, 1974, p. 812 n. 2; et J. Linderski, St11d.
6. Varron RR I . ' · .. a~s~m_, · Pomp., p. 117-118 (à la suite en fait de J. M. Gesner, cité par H. Keil, op. cit., p. 237). On
. ' . , II, 2, 1 , Comtftts aedtltctts cum sole IdO .
suffragtum ttdwem11s Q Axius était don . . ca ego et Q. Ax111ssenator trib11/is connaît par Pline (NH, VII, 176), dans une notice empruntée à Varron, le nom du mari de
cl Ré S ... . c mscrit comme Varron dan l 'b Q .
e ate, ur ses deux domaines de Réate cf I d ·. . s a tri u uuina, celle cette tante maternelle : Corfidius. Il n'existe pas d'attestation épigraphique de cette gens
' . es escript10ns de Varron, RR, III, 2, 3-5 et Fircellia, cf. M. C. Spadoni Cerroni, op. cit., p. 69. Sur le cognomenPavo et ses occurrences,
206
207

.J
.1
Constructiondramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron
Sylvie Agache

Pica 1 (la pie) et M. Petronius Passer 2 (le moineau). Un émissaire d librement des paons, car Fircellius (Pava) est parti; si tu en disais 1
du
le
l' cours
f . du r'eci"t survient,
· qui· s •appe 1le Pantuleius Parra3 (parra étant
ans mal, peut-être qu'il te chercherait noise à cause de sa famille» . Les
or_raie selon A. Bouché-Leclercq; - en tout cas le nom d'un oiseau noms deviennent alors des mots-titres 2 • Ce sont aussi des noms qu'on
typiquement augural, porteur des messages divins4). pourrait presque dire totémiques. Ils donnent vocation (au moins par
jeu) aux personnages pour parler de tel ou tel sujet. Les rares
. On-v:0it-q~e-l~prneéclé,qui- est- seulement amorcé dans le commentateurs qui se sont souciés des aspects littéraires du De re
l~vre II, est syste~at1se, avec des configurations différentes, dans le rustica ont bien relevé ces habiletés, mais ils s'en sont généralement
livre I et dans }e livre I_II5. Vai}o?,, par ces désignations, ces séries de tenus à la description de ces emplois. Ainsi R. Martin parle seulement
pers?nnage_s _melant ~ct10n et realite, mais dont les nomina et cognomina 3
de «gag» et J. Heurgon du caractère «cocasse» du procédé . Cepen-
~uss1 f~n~a~s1s~es,q~ ils paraissent, sont attestés, témoigne d'une réell~ dant, je crois que l'examen de cette pratique littéraire, qui se révèle
invent1v1te l1ttera1re: Ces noms n'ont pas une simple valeur orne- tout à fait originale, mérite d'être approfondi.
~entale. Ils. ne const1_tuent pas seulement un redoublement symbo-
L'usage de ces noms-titres, qui définissent un rôle, évoque
lique des sujets ~es d_ialogues. Ils ont encore une fonction opératoire
d'abord le cas des noms des personnages du théâtre. On pense, bien
dan~ le texte, p~1_squ'ils servent à justifier - plaisamment - la distri-
sûr, à Aristophane, à ses noms descriptifs et à ses fables animalières4,
but10n entre les interlocuteurs des chapitres à traiter.
car Varron devait parfaitement connaître, à l'égal de Cicéron\ les
, Ainsi, par exemple, en II, 5, 2, alors qu'est annoncé un scénarios de ses pièces. Mais Varron fut encore un commentateur
de~eloppeme~t sur le gros bétail, Vaccius intervient en s'esclaffant : assidu de Plaute, auquel il a consacré, en particulier, les cinq livres de
« C e~,t a mot de parler, puisqu'il y a des vaches là-dedans» 6. De 7
ses QuaestionesPlautinae6, et qu'il cite dans le De re rustica . Et l'on sait 1

Il

maniere analogue, en III, 6, 1, cette transition : «Tu peux parler que Plaute, qui avait hérité pourtant de la nomenclature figée de la
Comédie Nouvelle, renouait avec la Comédie Ancienne dans son
8
~f. trajanto, _The_Latin Cognomina,Helsinki, 1965, p. 332. Le nom de Fircellius Pavo est utilisation suggestive et parodique des noms propres • Varron s'inspire
ofuJ eLi:iednt selon Varron, LL, V, 97,fircus est le nom sabin de hircus (le bouc)
aknfmSalid.er,pcar donc des pratiques du théâtre.
C . . tn ers 1, tu . omp., p. 124 (n. 78). ·
1-/~~n2 2,121:M56i~ucù,s
R({9'31I)I, P_ica;III, 7,_11 : Pica. Cf. Münzer, «Minucius» no 45, dans
, , , co. 9 , I. Kaianto, op. ctt., p. 332, sur Pica. 1. Varron, RR, III, 6, 1 : De pauonibus,inquit, liberelicet dicas, quoniam discessit Fircellius, qui,
~/~;~n, 1~~9;~I), 2, 1\;13~ uin Krôl~strictem~nt muet. Cf. Münzer, «Petronius» no 94, dans sems siquid diceresde iis gentilitatis causafortassean tecumd11ceret
serram.
, , , co. . . aJanto, op. ctt., p. 331, sur Passer. 2. Voir, dans ce sens, les remarques de J. Andrieu, Le dialogueantique, Structureet présentation,
3. Varron, R]!., III, 5, _18. Cf. Münzer, «Pantuleius» n° 4, dans RE XVIII 3 (1949) Paris, 1954, p. 322-323, sur les pratiques spécifiques de mise en forme du dialogue dans le
c~1, 870. I. Kapnto, op. ctt., p. 331, sur les traces épigraphiques du cogno/nensur'Pant J · ' De re rustica, où le plus souvent l'auteur «traite le nom propre et le pronom comme un outil
.c • 1es exemples de W. Schulze, op. cit., p. 86; 456a (et p. 350, sur Parra). · u ems, d'avertissement jeté en tête de l'énoncé».
r A. Bouché-Leclercq, Histoirede la divination dans l'antiquité IV Paris 1882 p 200 s
rnrme par/a Je n
(cf ib "d
d · fi ' ' • , ·
'167 i°7m3 e cet oiseau tgure dans le rituel augural des Tables Eugubines
• ous a
J 3. R. Martin, Agron,, p. 218 ; J. Heurgon, RRI, p. XLV. Voir aussi les études citées supra sur
l'humour dans ce traité, et le substantiel apport maintenant des analyses de J. Linderski
· t •• p. - ; et surtout, A. Ernour, Le dialecte ombrien Lex·1
«Tables Eug11bines»et des insc~iptions, Paris, 1961; p. 92 sur pa;fa). 6':li:
d b l · d,
J::s :;i;;tu:f
(op. cit., ibid.).
4. Le rapprochement est fait par R. Hirzel, Dialog (op. cit.), I, p. 559.
~ne formule que Plaut~ a repnse dans un contexte parodique cf. Asin. 259-261 . z 1 ·
1/jaug11ratumst; quouts admittunt aues./ Picus et cornix ab '/aeua co:uos parra ·abn;ri:um/ 5. Cf. Cicéron, Leg., II, 37.
6. Le De comoediisPla11tinis,cité par Aulu-Gelle (III, 3, 9), dans un passage où il traite de
in:::n~e;:~he:':1/:f'~~r:i;;a~}e I;a~;ai; _a~f~::;e~ de fapit, il]'anAnodnse
Ldans le te:;/:n la manière dont Varron s'est appuyé sur sa connaissance très approfondie du génie et de la
l t· p · 1 6 ' ' ' ' ' • 3 , 4 · our · n re es noms d'oiseaux
en, ~ tn, , arts, 9 7, P· 118-119, parra, dont il détaille la valeur ominal~ selon les texte langue de Plaute (III, 3, 1-3) pour établir la sélection des pièces qu'il tenait pour authenti-
des1gne I engoulevent. Sur cette fonction et sur les difficultés d'i'dent"f' · f s, ques, n'était peut-être pas un ouvrage indépendant des QuaestionesPlautinae qui figurent
F Cap · A ·r II d" , . t 1cat10n c . encore au catalogue de Jérôme des œuvres de Varron. Cf. F. Ritschl, op. cit., p. 455-456. Contra,
• . po~t, « .v11auna ne e 1vinaz10ne e nel mito», Latomus 36 1977 p 440~456 Id
Orntthologtafatma, Gênes, 1979, p. 381-384. ' ' ' · et ., G. Funaioli, GrammaticaeRomanaeFragmenta,I, Leipzig, 1907, p. 207; p. 220; H. Dahlmann,
f• Su~ cette tifférence de conception entre les trois livres, qui constitue un de ses arguments
RE, Suppl. VI, col. 1225. Sur Varron et le théâtre, cf. infra.
7. Varron, RR, II, 1, 20; II, 4, 16 (même citation, avec la référence aux Ménechmes).Sur le sens
cefsRPusM pro
t'
ants
A en faveur
( · )d'une rédaction échelonnée dans Je temps d u D e re rust·tca de l'exégèse de l'œuvre de Plaute, et sur l'importance attribuée par Varron à la citation des
· • ar tn: f!ron, op. ctt. , p. 217-219; repris par J. Heurgon RRI p XXIV · · '
°:· 2, .u°: memotre de l'EPHE (introuvable) de D. Petitjean s~1r le' livre II ' quttu cite, textes poétiques, cf. L. Deschamps, «Varron et les poètes», Latomus, 49, 1990, p. 591-612.
I antér10mé Pour un repérage des citations de poètes dans ce traité, cf. E. Scuotto, «Citazioni poetiche ne!
en t I de la rédaction du livre II par rapport à celle du 11
· 'd .vre I , «parce que •1apoS lant
structure De re rustica di Varrone», dans A. De Vivo, L. Spina (éd.), «Comedice il poeta... », Percorsigrecie
. es Pus ngt e, et parce que les plaisanteries sur les noms d'animaux des per
t'.en~ent ~ncore peu de place, comme si c'était seulement en rédi eant ce l' sonnages y latini di parolepoetiche,Naples, 1992, p. 89-98.
s était avtsé des ressources que lui offrait l'onomastique latine». g ivre II que Varron 8. Voir notamment : A. Barron, The Names of Comedy, Oxford, 1990, p. 19 sq. (les noms
d'Aristophane); p. 27 sq. (les noms de la Comédie Nouvelle); p. 31 sq. (les noms de Plaute; sa
6. Varron, RR, II, 5, 2: In quo qtlidem, inquit Vaccius,meaepartes, quoniam bouesibi.
209
208
Sylvie Agache
Constructiondramatiqueet humout·dans le Traité d'agriculture de Varron

railleries et aux traits d'esprit de l'orateur, proposait en modèle de


tels procédés rhétoriques, et en développait des exemples (ce que
Quintilien 1 reprendra, avec force réserves).
Varron, tout en tirant parti, bien sûr, de cette dimension bouf-
fonne, se présente néanmoins comme prenant le contre-pied de ces
emplois dépréciatifs et injurieux. Il souligne, explicitement, à plu-
sieurs reprises, la dignité de ces noms et leur ancrage dans les valeurs
fondamentales de l'humanité et l'histoire la plus ancienne de Rome.
Ainsi, en II, 1, 10, Varron, à la fin du chapitre qu'il s'attribue en intro-
duction au livre II, et qu'il appelle historicon 2 , après un long
développement consacré à la noblesse, au prestige, de tout ce qui
relève de la thématique animale dans les domaines les plus variés,
co~ception «cratylique» de la dénomination . .
t .
Anstophanes, of using names to blur th d' . , .P· 1 . « ... Plautus is also fond, as was
does with the pimp Lycus in the Po eI 1st1~ct10n etween humans and animals, (... ) as he
conclut sur cette mention : «Beaucoup de nos noms de famille vien-
wolf ... »). enu us, o ten spoken of as though he were literally a
nent des deux sortes de bétail, le gros et le petit ; ( ... ) et ne peut-on
dire que les surnoms confirment ce point de vue( ... ) ?»3. En II, 4, 1, le
1· V ou,
· sur ce point, les analyses de R H · h . .
particulier, sur la comparaison des h. e1ster agen, Die liter. Form, op. cit., p. 63-70. en surnom de Scrofa est longuement expliqué, de manière exemplaire,
· . ommes avec les âni d l . . ' par le personnage qui le porte : il date de son grand-père. Et Scrofa
cyrnque ~t son rnfluence dans les Satires M, . , . maux ans a trad1t1on littéraire
fo~mulat1ons satiriques assimilant, au-delàenJ!Pet, sur ~edrecours, dans le De re rustica, aux éclaire l'origine de son cognomen par une comparaison donnée pour
arnmaux, cf. en II, 3 1 l'emploi· de b , emp m es noms, les personnages à des
• . ' ' a,are · et en III 17 6 l' l • laudative : dans le contexte d'une bataille, cet aïeul aurait annoncé
expressions identiques du Satiricon (cf. 57 1-2 e~ 6) . R H, . , , eI?p .01 de Pascere et les
sur le caractère populaire et très romain ci' 'fi · e1sterhagen rns1ste aussi (p. 69- 70) qu'il se faisait fort de disperser ses ennemis comme une truie ses
la différence entre l'utilisation des noms d:n~e~efesrst1.ages.dCf. elncore Id., ~bid., p. 65-66, sur
a tres et ans e De re rusttca.
gorets 4 . Varron s'attarde aussi, en I, 2, 9, sur le cognomende Stolo5, qui
2; La nomenclature romaine offrait largement
temoignait du goût romain pour les quolibet ;us 'è ' , ..
r~ a la dens_10n, en même temps qu'elle
~oms des interlocuteurs de Varron («ein d:·r h ·. { _ulze,Sophctt., p. 115 n. 2, rappelant les
l exemple du CIL XI 1777 qui nom f c ~1c tiger c erz des Mannes»), renvoie à 1. Quintilien, Inst. or., VI, 3, 53-55, juge sans attrait les déformations de noms (saepiusfrigida,
cognominaissus de~ no:ns d' a~imaux et 1:1~r~::rt:1lle con~tit~ant ?ne vraie ménagerie. Sur les aliquando tamen recipienda) et s'il rappelle l'utilisation abondante qu'en fit Cicéron contre
p. 84 sq. Sur les liens entre noms 'et sobri
magi~trats de la République romaine»,
C. N1colet, «L'onomastique des classe d' . g
Md::t 'verses s1grnficat10ns, cf. I. Kajanto, op. cit.
!s aARo;.e, c~. A. Alfül?i, «Les cognomina de~
. tgamol, II, Pam, 1966, p. 709-722 .
Verres, c'est en affirmant qu'il y avait recours avec quelque distance (ut ab aliis dicta); de
même, en VI, 3, 4 : illa ipsa quaesunt in Verrem dicta frigidius aliis adsignauit et testimonii /oco
posuit. Voir la critique plus rude de M. Aper sur ce ius Verrinum, dans le Dialogue des orateurs,
J. · (P . s mgeantes sous la R 'p bl' d '
atine arts, ~3-15 octobre1975), Paris, 1977 ( . 45-5 e u ique», ans _L'ono,mastique 23, 1.
frappant que l usage fait des cognomin V p 8 ), P· 54 (n. 1 : «... nen n est plus
int~rlocuteurs aux surnoms signifi /f
p(r ) anon dans les Res Rusticae: il choisit des 2. Varron, RR, II, 1, 2-10 : - Ego 11ero,inquam, dicam d11mtaxatquod est historicon... L'exposé
vraisemblable et même historiquemceantt ~ ·:fi·, et cependant, la présence de chacun est comporte deux parties : origo(3-5) et dignitas (6-10). Il"
Il Il
. JUst1 iee»). I Kai'ant O h h
c,ognoI?en_rnthe Republican period», ibid. ( . 63-6, . ~ o, « n t e c ro~ology of the 3. Varron, RR, II, 1, 10 : ...quod nomina m11ltahabemusab 1ttroquepecore,a maiore et a minore; a
I explo1_tat10ncomique de la dénomination) ~f E ;), P: 6,. S~r les n?ms-sobrtquets (et sur minorePorcius, Ouinius, Caprilius; sic a maiore Equitius, Taurius, <Asinius; et idem> cognomina
des Latins, Paris, 1965, p. 42 sq. ' · · e Saint-Denis, Essaissur le rire et le sourire adsignificare{quod} dicuntur, ut Anni Caprae, Statili Tauri, PomponiVituli, sic a pecudibusalia
multa ? (texte et traduction de C. Guiraud).
3_.Cf. A. Haury, L'ironie et l'humour chez Cicéron Le d
ctt., p. 110 sq.; J.-P. Cèbe La caricature t I. , .Y e, 1955, p. 89; E. de Saint-Denis op. 4. Varron, RR, II, 4, 1-3. La manière dont l'explication du cognomenest introduite est aussi
Juvénal (BEFAR, 206), Paris, 1966 1;7 a pa_rodte dans le monderomainantique des origi~esà particulièrement intéressante. À la question : qui va se charger de traiter des porcs ? s'ajoute la
Leyde, 1973, not. p. 62 sq.; p. 80 s~.~~ur le }~'è;l~iu! ~~fc~en, Comedyin the "Pro Caelio", remarque : TtJmetsi Scrofam potissimum de ea re dicere oporterecognomeneius significat. Mais
Puns on Roman cognomina» G&R 20 1973 20 24 urionem); V. J. Matthews, «Sorne !'interpellé réplique : lgnorare,inquit, uiderecur appellerScrofa. Itaq11eut etiam hi propterte sciant,
' , ' . , p. - .
cognoscemeam gentemsuillum cognomennon habere, nec me esseab Eumaeoortum. Auus meusprimum
4. Sur Verres-uerres(Verres le verrat) le ius Verrinu . . . appellatus est Scrofa, qui ... Son cognomen n'implique pas une compétence particulière de sa
(balayer), cf. surtout A. Haury op. ci;, p 177 . Em,dmaS1~aussi 1~ Jeu d': mot Verres-uerrere
. ' ' · sq. , · e arnt-Derns op ctt p 115 s famille en matière d'élevage de porcs, mais il illustre la valorisation des comparaisons
5. Cicéron, De oratore II 216-290 V . . I' , . ., . q. animales dans la culture latine. La version donnée ici de l'origine de ce cognomens'oppose
, •.
d ans l a d er1s10n ' ' ·
des noms . II 2 5 6 257 Olt, sur usage de la par n
° omase ou de I,,etymologie radicalement à celle, très populaire et très vulgaire, mais de saveur plus rustique, que
animalier : II 220. II 258 . 'n '267 S- . ; sur les _moqueries par exploitation du co"nomen développe Macrobe (Saturnales, I, 6, 30), et où le surnom Scrofa est expliqué par un calembour
Pht'losoph.te chez' C:icéron.
' ' , , • ut ce texte voir en p rt · I' A M' h 0
Essai sur les fondementsph '.l ,1,h. ~ I~~ 1er . ic el, Rhétorique et matois proféré à l'occasion d'une querelle paysanne, qui repose sur une désignation assurément
p. 271 sq.; l'édition commentée de ce as a . t osor tques e_ art de persuader,Paris, 1960, peu flatteuse : l'assimilation de l'épouse à une truie.
Palerme, 1964 ; et A. Manza «Dalla
1966, p. 397-411. ,
f s. ge ÙG. Mo~aco, Cicerone,Il trattato «De ridiculis»,
eorta a a prass1 del faceto in Cicerone», RIL, 100, 5. Varron, RR, I, 2, 9 : ... C. Licinium Stolonem (... ) qui propter diligentiam culturae Stolonum
confirmauitcognomen,quod nullus in eiusfundo reperiripoterat stolo, quod effodiebatcirmm arborese
radicibusq11aenascerenture solo, quos stolonesappellabant.
210
211
Sylvie Agt1che
Construction dramatique et humoflr dans le Traité d'agriculture de Varron
s'applique justement, déclare-t-il , 1 · · , ,. .
et qui se justifie par antiphra Il' ~ ,C~Ul qul l a het1té de sa famille
ficadon des cognomina d sse. _p1ec01se encore, en III, 3' 10 la s1'gn· qui a pris alors, semble-t-il, essentiellement la forme d'une opposition
e ergms rat cl . . . ' 1- entre le principe d'anomalie et le principe d'analogie 1 - principes
.En outre, en II, 2 2 1·1p ,.
. , , resente 1e cas ad'Aet • e 1 lctnms Murenal •
T . Pompon1 us et . .

tt1cus 2 qu1 «était 1 qu'il s'emploie à concilier-, Varron choisit d'éclairer les questions
Q. Caecilius» ' qu1 est ;11a1ntenant avec le mê . a ors théoriques pat une approche historique. L'étymologie a, on le sait, un
out©S-Ees-clsnnees-f~-,.-i:-- ,-â- - me su1:nom rôle clé dans sa démarche de grammairien philosophe (et l'explication
sur l e sens cl 1 cl, . . ecuo a es quest'
VUL h, . ,
fc . e a enom10at10n sa valeur l . tons t eortques historique y revêt une importance très spécifique 2 ). Dans sa concep-
ormat1ons, ses dérivations. ' onto og1que, son histoire, ses
tion très méditée des implications philosophiques de la recherche
C'était à travers la question de étymologique 3 , Varron prolongeait, avec l'apport d'une formation
Je Craty/e le problème de la vat no;s propres que Platon posait
~la_n~ éclectique conforme aux apprentissages reçµs d'Antiochus d'Ascalon 4 ,
tn!~ta e à Hermogène, qui n'est as H:t u, nom, ~vec l'interpellation la réflexion du Cratyle, et ordonnait en leçons ses interrogations 5 •
des1gne pas, ne dit pas ce u•J 3 mogene, pu1sque son nom ne le En utilisant plaisamment des noms propres, Varron présente en fait
à ttavers le filtre 1es é;~~e· V~r!on ,.a. ~ppréhendé le débat
cta_ty!ici,1;1e des éléments d'un dossier qu'il avait traité plus amplement que les
9u1, a l tnstat de la philologie alexand s. per1patet1c1~nnes et stoïciennes sections préservées de son traité sur la langue latine6 ne permettent
11le tappelle dans le De lingua !. t. itnDe,ont fotge sa pensée comme
.a tna . ans la quete 11e 1tnguistique
· '
1, Varron RR III 3 1
'J ' ' , , 0 : ces surn (d
e evages marins. Cette 1· . oms oracle et murène) provi
Festus, p. 196 L f, e~p icat1on de leurs cognominà est re . ennent de la notoriété de leurs 1. Sur la présentation varronienne de cette querelle, cf. encore, en particulier, J. Collart,
banalement le r1·c·h•e ournit une interprétation différente duprise pda~Columelle, VIII, 16 5 «Analogie et anomalie», dans Varron (Fond. Hardt, op, cit.), p. 119-140 et Id., «L'œuvre
' · nom Orata • iJ d · ' · grammaticale de Varron», dans Varron, Grammaire antique (op, cit. ), p. 13 sq. ; p. 21
2. Varron RR Il 2 A . · evient, plus
sur 1a des1gnation
} . ' ' , 2 : tttcus qu 1· t T p (bibliographie). J. Collart considère que l'expQSition de cette controverse sur laquelle «Varron
d'A · ' une · omponius, nunc Q , . est à peu près notre source unique» (ibid., p. 13) pourrait n'être qu'une simple mise en forme
testamentaire en 58 par tsttcus elt le changement de son nom a: Claect!~us cognomine eodem...
Att . ' 5 ' 2), cf. D. R Shackl on one e Q c ·1· . a suite de d . «en trompe l'œil» de son propos (cf. LL, X, 6 : ut potius de flocabulo qflam de re controflersiaesse
'. . aec1 ms (Cicéron, Att III 2 son a option uideatur), et qu'elle permet surtout à Varron d'adopter «une théorie de conciliation qui oriente
p. 105-106, Et cf. in:,~ eton Bailey, Two Studies in Roman ~; 'I. 0, 1 ; Cornélius Népos '1
. ~,a. ivo,nenc:ature New y: k ' le problème vers un point de vue historique et pondéré» (p. 14) et d'affirmer «une large vue
3. Platon Grat 38 3 b S ' or , 1976, historique du langage dans son évolution et dans son renouvellement» (Varron, Fond. Hardt,
D d'' . ·, · ur 1eCratyle ,
enys Haltcarnasse L . . ' source et réference de J h p. 126).
du langage, accordée' tra~:~:~::~tn stylisdtique, 16, 4. Sur la val:u~e~e~:~~~ étymologi9ue, cf.
propres, au point de ouvoir emen_t ans la pensée anti ue à la , s 19ue, pour I analyse 2. Ceci a été bien montré en dernier lieu par R. Schrêiter, «Die varronische Etymologie»,
persona. Saggio sull'etim~logia :~ d~'.:nu la marque symboliJue cf. 1-?~e;10n sur les noms
dans Varron (Fond. Hardt, op. cit.), p. 81-100; W. Pfaffel, op. ctt., p. 32 sq.; et C. Fresina,
4. Sur l'influence d'A . an tca, enes, 1987 (d'Homère à Va;ron·) . a vadore, li nome, la La lang11ede /'P.tre. Essai sur l'étymologieancienne, Münster, 1991, p. 149 sq.
ristophane de B · 3. Qu'on se reporte, bien sûr, au célèbre développement sur les quatre degrés de l'étymo-
.. , quod non solu,n ad Aristo h . yzance et du stoïcien Cléanth
d'Aristote : Varron, LL, VJi ant~ lucernam, sed etiam ad Cleanthis 1:~/f. V:arron, LL, V, 9 : logie : Varron, LL, V, 7-9, que commentent amplement les études sur Varron que nous
la nature éclectique de sa ~9'
, VIU, 11. Sur la multiplicité de braut. Sur la lecture citons. Sur l'arrière-plan conceptuel que suppose la démarche étymologique varronienne, cf.
H. Dahlmann Varro d s~nt ese, où l'héritage stoïcien occu s sources varroniennes et sur C. Fresina, op. cit., p. 149 sq.
F. Della Corte' La /il~n . d7 kellenistische Sprachtheorie(Proble: ~n\)lace déterminante, voir :
4. Sur !'Académicien Antiochus d'Ascalon, son œuvre et son enseignement, cf. J. Glucker,
1937), p. 149,sq.; J. ~lf:i~ar~ttnadalle origini ': ,Varrone,Florenc:,ai98i 1:32,(~~961), passim; Antiochus and the Late Academy (Hypomnemata, 56), Gèittingen, 1978; J. Harnes, «Antiochus of
bourg, 121) Paris 1954 '1f arron grammatrten latin (Pub! d I F (-2 ed., 1 ed., Turin Ascalon», dans M. Griffin, J. Barnes (éd.), Philosophia togata. Essays on Philosophy and Roman
und Rhetorik (Abb. der' 1::·. -20 ; p. 45-47 ; K. Barwick .Pr!b/ ac, des Jettres de Stras~
Society, Oxford, 1989, p. 51-96. Sur Varron auditeur des conférences d' Antiochus, cf. Cie.,
R. Schrèiter, Studien zur sachs .. 1;;rnd. zu Leipzig, Phil.-h,ist Krme4~er stotschen Sprachlehre
Ac. J1ost., I, 12.
«Dottrine etimologiche e;arr~nts~ en_Etymologie, I, Wiesbade~ 19.60 , 3), 1957, passim;
poetico», dans Varron (Foe:~~~ og1e varroniane con particu'lare r/ p .. 107; A_. Traglia, 5. La filiation entre le Cratyle et le De lingua latina a été particulièrement mise en
Vandoeuvres-Genève 3 t10n Hardt, Entretiens sur I' . g~atdo al linguaggio lumière par A. Michel, «Le philosophe, le roi et le poète dans le De lingua latina», RPh, 39,
Study of the Linguisric'Th~~rsept. 1962), Gen.ève, 1963, p. 35-67 . ;nt1qu1té classique, IX: 1965, p. 69-19 ; Id., «Le philosophe et l'antiquaire : à propos de l'influence de Varron
«Non solum ad Aristopha;;/~ Marcus Terenttus Varro, Amsterdam' 19i,i Taylor, Declinatio. A sur la tradition grammaticale», dans Varron, Grammaire antique (op. cit,), p. 163-170; et
filosofica nell'etimolog· d' V ucernam, sed etiam Cleanthis . la t' . l, p. 68 sq.; V. Pisani P. Boyancé, «Étymologie et théologie chez Varron», REL, 53, 1975, p. 99-115; Id.,
settC.1974), _I, Rieti, 19;6,J p. a{~7~~ci/~nJs Atti del Congres;olnte~~r~i 1~::t~tical~ e. qu711_: «Les implications philosophiques des recherches de Varron sur la religion romaine»;
J, ollart (ed.), Varron G,: . ' . Collart, «L'œuvre gramm t' t arrontant (Rtett, dans Congr. int. di studi Varroniani (op. cit.), p. 137-161. Dans la perspective de l'analyse
etimologo e grammatic 0 'FI ctmmatre antique (op, cit.) p. 3-21. F Ca icale de Varron», dans du Cratyle donnée par V. Goldschmidt, Essai sur le «Cratyle», Contribution à l'histoire de
r •.
tng111st1que
, orence 1981
dans l'antiqrlité I. . ,
' , • avazza Stud:
' p. 37 sq. ; M. Baratin F D '
V.
to su arrone la pensée de Platon (Bibl. de l'EPHE, 279), Paris, 1940 (cf. aussi P. Boyancé, «La "doctrine
gradus etymologiae» Untlil'. hamque, I: Les théories,Paris 1981 p 38 . esbordes, L'analyse d'Euthyphron" dans le Cratyle», REG, 44, 1941, p. 141-175), ces auteurs insistent sur la
1981, p. 24 sq . 'y L bu~ ttngen zur Etymologie Varros in <D I:. J.q._; W. Pfaffel, «Quartus commune empreinte dans les deux œuvres de la doctrine pythagoricienne. La référence à
l'aristotélisme»: Ktè~a e 1ra;;88« Varlron et le grammairie~ ;y::!~7o:t~nt »' Konigstein/ Ts.' Pythagore est explicite chez Varron, cf. LL, V, 11 ; VII, 17.
' ' , P· 79-186. · apport doctrinal de
6. Rappelons que nous avons perdu les livres II, III et IV, qui étaient les livres théoriques sur
212 l'étymologie du De lingua latina.

213
1
Sylvie Agache
Constrttctiondramatiq11e
et h11mo11r
dans le Traité d'agriculture de Varron
d'en
trace 1.juger, mais dont de nombreux fragments de son œuvre gardent la 1 derniers dialogues cicéroniens 1. Les lieux,
ce qu'on consta~e ~ans es . . ne fonction majeure. Ils requalifient
Donc, pour Varron, plaisanter, c'est faire penser. Ces noms les temps, les ~istoires, ?lnt ici u ttent aussi d'introduire d'autres
encore les SU Jets; et i s perme
sont des emblèmes qui disent à l'avance la thématique de ses livres,
~~~ .ma.is_q.uL....sig,naJê-nt-.aussi,-par--les- réflexions qu'ils convoquent, les enseignements. 1· I•
ambitions très larges d'un propos qui, au-delà du sujet technique, . 1 1 de Tellus (la terre)2 dans 1e ivre ,
Les lieux : ce son_t e terni: e 3 d ie livre III. Le livre II, en
touche également au domaine philosophico-grammatical 2 et histo- la Villa Public~ (la_Vill~ Pu?hJu~e 'co:;orte pas de localisation. Il
rique. On voit en outre que la réfétence à des formulations satiriques l'absence de scen: _rntro ucttbt~s de Rome, qui avaient une place
de type cynique, que suppose le rapptochement homme-animal, ne se s'agit donc de batim~nts pu. to en romain5. Varron, là encore, se
fait que de manière formelle, et que l'exposé vartonien a pout effet de essentielle dans la vie du _ci y icéronien dialogue de villa6. Les
vider de leur contenu diattibique les modes d'expression cyniques. distingue radicalement du dialog,1:1t~ignifienr' symboliquement, mais
Subsiste la vigueur épidictique de l'annonce, ptopre au «tour décors, pas seulement pdar c~l qui ts utilisés dans le texte, concourent à
cynique» 3 . , 1 t par la façon ont i s son . h .
ega emen
la pédagogie , D ans 1e 1iv
des exposes. · re I ' la conversat10n tee nique
Je consacre ma deuxième partie à la manière dont Varron anime
le déroulement de ses entretiens. Et ceci comporte deux niveaux.
Les exposés techniques sont insérés dans des intrigues, des 1. Cf. M. Ruch, P~éamb11le,p. 274; p. 28~
CicerosSchrift über die Gesetze,Rome, 19:?,IP
tts' . 372 . p L Schmidt AbfasS11ngszeitvon
_P(surl';me~uisement p;ogressif de l'intérêt
) qSur le De rep11blica,tenu pour le plus
/abu!ae dramatiques4, très présentes dans ces dialogues, à l'inverse de porté à la mise en scène dans ses ia ogut . re surtout où ses interlocuteurs sont des
«héraclidée1,1»des dialogues ~e Ci;éro~. da~f ~e~~%tu (cf. H. B. Gottschalk, op. cit;, p. 9
hommes d'Etat appartena~t ,a un lge ~~~1 (9 4 (in antiq11ispersonis). Mais su~ les diverses
1. La réflexion sur les noms propres avait dans son œuvre une place très importante.
n. 32), cf. l'assertion,?e Ciceron, tt. 'odète' hé~aclidéen (au travers de ses divers aspect~ ,,

J. Collart, dans Varron, Grammaire antiq11e(op. cit.), p. 17, précise que «Varron, lui aussi, est formes possibles d rnfluence du m . f M Ruch Préamb11le,p. 112 sq. ; p. 308 sq. ' J
caractéristiques) sur les dialogu:s de ~1~.~on! c ·un ·ouvra~e dans le genre d'Héraclide en se
attiré par les noms propres. Sur les 1750 étymologies qu'il présente, 520 concernent des noms
p 317 sq. En 44, Cicéron env1sa~ea1t cme f Att XV 13 3 et XVI, 11, 3; XVI, 12.
propres, soit 29 %, proportion considérable». Sur «l'onomastique varronienne», qui s'intéresse référant à l'exemple de l' Herakleidetonde V~rréo~,c, · 1· ée.' Sur 'ta q~estion de savoir si l'ouvrage
«aux noms des Dieux, aux prénoms des hommes, à leurs surnoms», etc., et sur ses divers . éron ne semble pas
témoignages recueillis de quelques passages tirés des livres conservés du De ling11alatina, mais Cette œuvre de Cte , avoir te rea ts ·
attenant . . cf . es remar q u es
aux Logistortct, 1
de Varron ainsi défini est à reconna1trbc~;nme apk Heisterhagen VarronischeSt11dien,I : Z11
aussi grâce aux fragments d'origines diverses rassemblés par G. Funaioli (GRF, op. cit.), mais
prudentes de R. Heisterhagen,_ dans H. a m~nJer .Literatur in .Mainz, Abh. d. _Geistes- u.
également grâce au De re r11stica,cf. J. Collart, Varron gram1nairienlatin (op. cit.), p. 295-299
(p. 299 : «L'étude des noms propres permet à Varron d'étayer ses théories historiques. Son den Logistorici (Akad. der W1s~ebcsaft~i5~n p. 136 sq.; et de B. Zucchelli, op. Ctt., p. 29 sq.
· 1-wissenschaftl. KI., 4), Wies a en ' •
étymologie est orientée. Souvent l'étude d'un nom constitue le premier élément d'une thèse à sozia . . fiertts
.. t'n aedem Tellttris 11eneramrogat11sab aedttttmo...
défendre ou à développer»). A propos des noms dans le De re r11stica,J. Collarr (ibid., p. 297)
RR I 2 1 , Sement1111s "b t ·
2. Varron, , , , · .. / Id et Q Axitts senator trz 11ts
écrit : «Notons aussi le soin que prend Varron à signaler les noms et surnoms d'origine C · .. aedilicm c11mso e ca o ego · . A .
3, Varron, RR, III, 2, 1 : . om1t11~ bam11s11ellem11s essepraesto, c11mdomttm redtret, ~111s_
champêtre : ici encore sa "paysannerie" l'incite à une particulière insistance. Tour un s11ffragi11m t11/issem11s
et c~nd1rfato,,jj7ic111 s!11de. p t'1·11s tûllae p11blicae11tam11r 11mbra,q11amprmatt
paragraphe des Res R11sticaeest consacré aux gentilices formés sur les noms d'animaux (. ..) et J' d. "b t znq111ts11 ragta, ttts o . . ·tl
mihi : D11m trt en 11r, , .. b. , ( ) ltaqt1ei,n11s11en11n11s tn 111am.
aux surnoms du même type ( ... ). Il n'est pas indifférent de relever à cet égard les noms candidati tabellat dimidiata aedificemttsno zs . .... ' . cf C Guiraud
plaisamment donnés à tel ou tel personnage du traité (...)».
4 . Lacune, ou plutôt marque . d ,.mach'evement , le début de l'entretien manque, . . ,
2.J.DeCollart,
le Varron grammairienlatin, p. 31, dénombre 140 «parenthèses grammaticales» dans
re mstica. 84 4
RRII, p. 83 n. 32 et 33 ' p. n. . . . d ces lieux et leur rôle dans la vie des
5 Le texte de Varron sou 11gne . 1a valeur h1stonq d' ue. e f RR I 2 1 : Qttid 110shzc? • tnq11am,
·
3. Sur le «tour cynique», cf. Démétrios, D11style, 170; 259 et le commentaire ad /oc. de · ,
citoyens romains_ mene~ con orme
~ 'ment à la ttraatres 1t10n, c · , • ' ,
et a1tossolebantnostros? De 1;1e~e, a~ro
V n
P. Chiron, éd. CUF, Paris, 1993. Sur la littérature cynique, ses traits stylistiques majeurs, n11mferiae sementtttaeotzosos_ h11ca~~xer(;:,,: ~am aedificamnt maiores nostri) et ms1ste s_urses
cf. J. K. Kindstrand, Bion of Borysthenes.A Collection of Fragments with lntrodttction and
Commentary,Uppsala, 1976, p. 43 sq. Sur le «cynisme» de Varron et ses caractéristiques
présente longuement la V1ll6
fonctions, cf. RR, III, 2, 3- · urD
p; t?Originalifé de la localisation, dans un temple_, du !tvr~ I,
D' 1 g ist ( ) einer der frühesten K1rchen- 0 er
littéraires, cf. S11pra,les études citées à propos des Satires Ménippées.
cf. R. Hirzel, Dialog, I, p. 558: « _er ersteen l~~e liter.. Form, p. 22 sq. Sur l'intérêt,e_xr~ême
4. Cette importance accordée au décor, aux circonstances, aux personnages, à l'intrigue Tempeldialoge geworden» ; R. He1st~rhag , . ' ffirment comme très caractertsttques
·d' dans le récit au décor et aux Circonstances, qui sa
narrative, a été volontiers attribuée à l'influence du modèle littéraire, très en vogue à cette accot e . "b'd 2 5 sq. ; p. 44 sq.
époque notamment, que représentaient les dialogues d'Héraclide du Pont, cf. R. Hirzel, de la vie romarne, cf. Id., t t • , p. . . d 11·euxet des temps du dialogue
Dialog, I, p. 562; Daebritz, «Herakleides» n° 45, dans RE, VIII, 1 (1912), col. 472-484 (col. . , ·"fi ement romarn aussi es l938
6. Sur le caractère néanmorns sp~c1 t;l Szenerie des ciceronischenDialogs, Diss. Münster, '
482: « ... de re mstica zeigt Herakleidischen Charakter»); R. Heisterhagen, Die liter. Form, p. 9
cicéronien, cf. E. Becker, Techn~k ttn, . , on choisit de situer ses dialogues, et sur le cadre_
sq. ; p. 30; p. 38 ; p. 47 ; p. 59 sq. ; M. Ruch, Préambule(op. cit. ), p. 51 ; p. 69. Sur les p. 12 sq. Sur les lieux de retraite ou Ct~er/ 80 s . ; p. 366. Sur le temps de l'oti11m,qm
dialogues d'Héraclide du Pont, cf. encore R. Hirzel, Dialog, I, p. 321 sq. ; F. Wehrli, Die privilégié de la villa, cf. M. Rue~, Préam " e, i~· du c[ro en cf. Id., ibid.' p. 225 ; p. 3,67.
Sch,tledes Aristote/es,Texte 11ndKommentar,Hefr VII: He1·akleidesPontikos, Bâle-Stuttgart, 1969
(2 éd.); H. B. Gottschalk, Heraclidesof Pont11s,Oxford, 1980. permet de s'abstraire des :ont_ramtes
Cf. aussi, p. Grimal, LeshJardCz~s,
?e ~a~s 1969 Ci éd.), p. 359 sq., sur la villa elue
roma;: 'crJ Linderski, Stttd. Pomp.'p. 107-108.
comme lieu de dialogue c ez tceron. . .
214
215
Sylvie Agache
Constr11ction
dramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron
s'engage à partir du long commentaire que suscite la contemplation de
la carte d'Italie peinte sur les murs du temple1, et qui prend la forme à Casinum 1. De manière plus anecdotique, mais asse~ belle, les
d'un éloge de la fertilité naturelle et historique de la terre italienne 2 • colombes qui entrent dans la Villa ~ublica perme_ttent d engager un
Dans le livre III, de l'évocation des lieux de la rencontre, la Villa développement sur l'élevage de ces oiseaux domestiques 2 •
3
Publica , naît une réflexion sm la notiof!_-9e uil!a, qui prépare la Il y a aussi des histoires, et chaque livre est un peti~ drame. Dans
____ _,défi01t10nde la uillatica pastio 4. Mais l'environnement topographique le livre I, un jour des feriae sementiuae (fêtes des semail1,~s)3_ - ~utre
plus large est également sollicité. Dans le livre I est évoquée la summa qualification symbolique -, le gardien du temp_le4 , dont l invitati~n a
sacra uia, située à proximité immédiate du temple de Tellus 5 qui se motivé le rassemblement des personnages, se fait atten~r~. Il ne vien-
trouvait dans le quartier des Carènes, tout à côté du forum, pour dra jamais. Il a été assassiné, dans la r;1e,.par erreur. Le re;i_t haletant.et
donner l'image - imago dit le texte - du verger de Scrofa6 ; de même onfus de cet assassinat a pu être decrit comme une veritable p~tite
que dans le livre III est montrée l'aedes Catuli, que P. Boyancé 7 a ~cène de théâtre5. Le livre II se passe un jour. de fê~e6,peut-être le Jour
identifiée avec le temple de la Fortune-de-ce-jour (construit par des Pari!ia7, fête qui correspond au jour anniversaire de, Ro1;11ecor~.me
Q. Lutatius Catulus au Champ de Mars, non loin de la Villa Publica), le précise Varron en II, 1, 98 • Le livre s'articule aut~ur, ~n intermede, 1
pour suggérer la forme de la tholos de la volière de la villa de Varron occasionné par l'arrivée tardive de Q. Lucienus, qm s ecrie, ne sachant
pas où en est l'entretien, qu'il va s'empresser d'aller verser son amende

1. Varron, RR, I, 2, 1 : ... spectantesin pariete pictam ltaliam. Sur cette carte, cf. J. Heurgon,
1 V RR III 5 12 Sur Je sens de cette comparaison, cf. G. Sauron, Quis deu~?
RRI, ad foc. ; C. Nicolet, L'inventail'e du monde. Géographieet politiq11ea11xoriginesde l'Empire
romain, Paris, 1988, p. 110. politiques et religieusesà Rome à la fin de la républiqueet au déiut
L;exp~:;~:~plastique des'idéol~gies
du principat, Rome, 1994 (BEFAR, 285), p. 135 sq.
2. Varron, RR, I, 2, 3-8. Sur cet éloge, cf. J. Heurgon, RRI, ad foc. ; K. G. Sallmann, Die
Geographiedes â'lterenPlinius in ihrem Verhâ'ltnisz11Varro, Berlin-New York, 1971, p. 114 sq. ; 2. Varron, RR, III, 7, 1. ,
A. Salvatore, «Aspetti della scienza, umanità e arte ne! De re r11sticadi Varrone», Vichiana, 5, 3 V r RR I 2 1 Cf le commentaire ad /oc de J. Heurgon (p. 101-102), sur cette fete
1976 (p. 19-53), p. 28 sq. = Id., Scienza e poesia in Roma, Varrone e Virgilio, Naples, 1978, p. ~ob~: o;~nt 1; d~ré~ e~t discutée. Cf. aussi Varron, LL, VI, 26 : SementiuaeFeriaedies is, qui a
22 sq. (et voir encore, ibid., p. 94) ; et surtout, S. Boscherini, «Considerazioni sulla la11s pontificibusdictus, appellatus a semente,quod sationis causa susceptae, .1
Italiae di Varrone», Str1diin onoredi A. Barigazzi, I, Rome, 1986, p. 101-109.
4 V RR l 2 1-2 : , ..Nam accersitusab aedile cuius promratio huius temfli est'. nondum .: 1

• arron, , • ' . . . f I 2 11 12 , [taque dum td nobtsmm una


3. Sur la Villa Publica, cf. notamment G. Tosi, «La Villa Publica di Roma nelle fonti
letterarie e numismatiche», AIV, 135, 1976-1977, p. 413-426; S. Agache, «L'actualité de la
rediit et nos 11tiexpectarem11s
se reltqutt qu~ rogaret. C . , , - h b ... .
I 26 Et voir Sllpra.
Il

uideatisac uenit aeditumus,docetenos agrt cultura quam summam a eat... , , ·


Villa Publica en 55-54 av. J.-C.», dans C. Pietri (éd.), L'Urbs, Espace11rbainet histoire.Actes du
colloqueinternational organisépar le CNRS et l'EFR (Rome, 8-12 mai 1985), Rome, 1987 5 y RR I 69 2-3 Voir les remarques ad /oc. de J. Heurgon. Cette scène de_s~jet
(coll. EFR, 98), p. 211-234; L. Richardson, jr., A New TopographicalDictionary of Ancient t;agi:~~n~oncl~t le li~re 1.· Ce mélange des. genres, o~ tou(~au m)oins de~i~o~~•il°:::~;r é:~:~
Rome,Baltimore-Londres, 1992, p. 430-431. · ssi d'Héraclide du Pont, dont Diogène Laerce , 8 9 nous , fi . .
~:ftr~fn:~e ses livres comme des comédies, d'autres con:ime des_tragfédies, et2i~e d a_utresir01:o~1
4. Varron, RR, III, 2, 3-13. • n tenait à un ton intermédiaire. Cf. F. Wehrli, op. ctt., ragm. '. mais vo .
se
commentaire · aussi,· H , B • Gottschalk , oh,
. p. 6 7 . V oir r cit, ' p. 8 sq. On aimerait
d 1surtout1 savoir,
d
5. Sur le temple de Tellus in Carinis, voué par P. Sempronius Sophus en 268, cf. Platner-
Ashby, A Topographica/Dictionary of Ancient Rome, Oxford, 1929 (=Rome, 1965), p. 511; à cet égard ;n quoi consistaient les six livres de Pseudotragédies de Varron, ont ~ ~ata ogue de
ses œuvres,' établi par Jérôme, a gardé la trace. Mais le mélange des tons est aussi e propre e
L. Richardson, jr., op. cit., p. 3 78-3 79. Sur sa localisation ex,-cte, cf. avec des avis divergents,
F. Coare!li, Il Foro Romano, I : Periodo Arcaico, Rome, 1986 (2 éd,), p. 38-40 (plan, p. 39); la satire.
p. 111 sq. ; A. Ziolkowski, The Temples of Mid-Republican Rome and their Historical and 6 Cf Varron RR II 11 12 : Ego ad te missus,inquit, ibam domum rogatum ne_diemf~stur fa:eres
TopographicalContext, Rome, 1992, p. 155-162; p. 294 (plan). b;eui;remet m;t11re'uenires.'Cette invitation, adressée à V~rronyar ;n f;ffranchi
rendre d'urgence chez son maître pour «ne pas raccourcir ce Jour e ete», met
i:
iit~n~:~t:e:~
6. Varron, RR, I, 2, 10 : Huiusce, inq11am,pomarii summa sacra uia, ubi poma ueneunt contra
aurum, imago. Sur les commerces de fruits de la sacra uia, cf. Ovide, Art d'aimer, II, 265-266. Cf. auparavant, II, 8, 1. Voir infra. .
Cf. Varron, RR, III, 16, 23, sur le miel, vendu à prix d'or sur la sacra uia. Sur ses boutiques de 7 Cf R Hirzel Dialog, I, p. 553 n. 1. Cf. aussi, J. H. Jones, «The Dran:ialtlc Date oflyarrf
luxe, et sur la question du trajet précis de la summa sacra uia à la fin de l'époque républicaine, · · : b 'k II CR .09 1 1935 214-215 Selon cet auteur, le dia ogue eut ieu e
Res
21 arusttcae,
ri! (jour oo », .. , de I•,annee
des Partita) , , P· , C · s·1 l' annee
6 7, a orcyre. , 67 a été généralement retenue
cf. L. Richardson, jr., op. cit., p. 338 sq. Cf. Varron, LL, V, 47 : Carinae pote a caerimonia,quod
hinc orit11rcap11tSacraeViae ab Streniaesacello... com:e date dramatique probable, sur les circonstances exacte_s, et plus encore sur_ 1;
1 1. · (B throte ? Rome ,) de ce dialogue assurément fictif (cf. RR, II, praef 6 · 0
7. P. Boyancé, «AedesCatuli», MEFR, 57, 1940, p. 64-71 = Id., Études sur la religion romaine, oca isation u · hè Cf · H Dahlmann
Romé, 1972, p. 187-193. Sur l'emplacement de ce temple (consacré à la Fortuna hui11scediei dans RE, Suppl. VI, col. 1190 (R~me, e~ 7 ; avec .. istoire es ,
i
sermonibusnostris collatis), on ne peut formu6ler que d1~h~YP?t Jes. co~J·eac~~;~s la suite d~
et construit à la suite d'un vœu prononcé en 101), dont il confirmait l'identification avec Fulvio Orsini, afférentes à une datat10n le Jour des Pqrtlta). .
le temple B du Largo Argentina, à portée de regards de la Villa Publica, cf. F. Coarelli,
«L'identificazione del!' Area sacra dell'Argentina», Palatino, 12, 4, 1968 (p. 365-373), 8 V RR II 1 9 • Romanor111n uero populum a pastorib11sesse ortum q11is~on dicit ?fiQ~ts
p. 369 sq. ; et Id., dans L'Arca Sacra di Largo Argentina: I, Topografia e Storia, Rome, 1981, · arron, nescit
Faustulum •pastorem
' ' fuisse
· . q111
n11tric111m . R omulum et R emum educauit
,. ·? Non 1psos
, quoque rdée
tmse ,,
1
1

p. 37-38. .,
pastoresobtinebit quod Parilibus potissimum condidereurbem ? Sur l impoJtance extreme acco
par Varron à la date anniversaire de Rome, cf. Plutarque, Ro_m.,12, 3- •
216
217
Sylvie Agache
Constructiondramatiq11e
et humourdans le Traité d'agriculture de Varron
1
aux Palès . Mais on l'informe : il n'a pas été question encore du gros le déroulement des exposés et la répartition des· pr~ses de _parole
bétail2: G. Dumézil3 a montré que cet épisode souligne l'existence de en donnant lieu à des échanges pleins de verve. Mais ces circo~s-
deux P~lès, celle du petit et celle du gros bétail, et que la courte tances manifestent aussi l'intérêt de Varron pour la topographie,
scène pittoresque que comporte le livre à cet endroit a pour fonction l'histoire architecturale 1 , les pratiques religieuses, les prncédures
de marquer l'organisation logigyecliLrnjet traité, et sa répartition en électorales 2 • Elles induisent encore une méditation morale, politique
deux ensembles : petit bétail et gros bétail 4 . Le livre III est une scène et historique sur les maux de la République finissante, violence
d'élection, racontée avec un grand luxe de détails. Il s'agit de comices urbaine et fraude électorale.
tributes pour l'élection des édiles 5 . Les personnages, qui ont voté, sont
v~nus atte?dre le_ résultat du dépouillement des suffrages dans la Il existe, dans le traité de Varron, une autre façon de structurer
Villa Publica, qui borde les Saepta6. Et la discussion technique se les développements techniques : ce sont les qualifications parodiques
passe dans ce délai. Mais un incident survient : on annonce la décou- que les personnages attribuent à leurs fonctions dans le texte.
verte d'une tentative de fraude 7 . L'image la plus constante dans l'œuvre est celle du rôle de
Toutes ces circonstances du récit créent l'occasion d'in- théâtre. Les personnages parlent des exposés qu'ils assument en
t~rruptions d~s dialogues. Elles brisent l'austérité du propos tech- terme de partes ou d'actus 3 • Ces expression~ ?e.font 9ue reprendre
nique en motivant les allées et venues des personnages, qui rythment exactem~t les notions de pars ou de dtutsto 4 qm se trouvent
énoncées Bans les mises en place liminaires, sous forme de confé-
rences introductives, de la matière à traiter. Ainsi, le discours de Scrofa
1. Varron; RR, II, 5, 1 : Videbo iam uos (...). Tu uero, Murri, ueni mi aduocatus dum asses soluo au livre I 5, de Scrofa encore au livre 116 , et celui de Merula dans le
Pa!ibus... Sur la leçon, Palibus, réhabilitée par J. Heurgon, en 1951 («Au clossier des deux
Palès», Latomus, 10, p. 277-278), cf. C. Guiraud, RR-II, p. 129 (n. 4).
2. :Va~r~n, RR, II, 5, 2 : Atticus 71!urrio: 1:{arraisti, inquit, eademqui sermonessint habiti et quid 1. J'avais voulu mettre ce point en évidence dans mon article_ cité rnpra. L'atte~-
reltq111
SJt, ut ad partesparatus uentat; nos mtereasecundumactr11n de maioribusadtexamus. tion portée par Varron à ces questions est manifeste aussi dans le De lmg11alatma. On ne s~tt
3. ~- Dumézil, «Les deux Palès», REL, 40, 1962, p. 109-117; et La religionromainearchaïque, s'il avait vraiment consacré à ce thème son traité de Res urbanae, comme on le sup-'?osep~rfots,
Parts, 1974, p. 386-387. car la citation, unique, qu'en donne Charisius, ne permet pas de lever les mcertttudes
4. yne seconde interruption intervient en II, 8, 1. Elle a pour charge d'isoler le début de ce sur la nature exacte de l'ouvrage ainsi intitulé, cf. H. Dahlmann, _dans RE, ~u-'?pl_.VI!
col. 1247-1248. Mais Varron avait assurément dévolu l'un de ses neuf livres ~es IJ_tsctp!maea
qut est désigné comme le «troisième acte» (tertius actus), le chapitre complémentaire
l'architecture cf. Vitruve, VII, praef 14. Sur Varron (source principale de Plme I Ancten sur
conce;~ant les mulets, les c~ien~ et les pâtres, annoncé en II, 1, 12 (tertia pars). L'affranchi du
mysterteux Mena tes (le réctt s ouvre sur la ment-ion de son départ, cf. R R II 1 1 : Cu m ces sujets) et i•art, cf. G. Becatti, Arte e Gusto neg!i Scrittori Latini, Florence,, 1951, p. 62-72;
Menates disc~ssisset,.
Cossinius mihi ... ) vient avertir que tout est prêt pour la cérér:io~ie, et que sur Varron et l'histoire de l'architecture, mais surtout sur Varron amateur d_art, c~. A. Ma~zo,_
«Spunti di Storia dell'arte in Varrone», dans Atti del Congressolntern. dt Stud~ Varr~nta~t
peuvent ven~r sacrifier pour l~ur propre_ compte ceux qui le veulent. Mais Varron s'interpose :
- Ero uero, mquam, uos ante 1re non pattar antequam mihi reddideritis tertium actum de mulis de (op. cit.), II, p. 415-428 (= RIL,_ 109, 1975, p. 252-~6~). Sur Varron, comme guide et tnspt-
rateur de grands projets archttectur[lux et urbantsttques, cf. G. Sauron, «Le complexe
cambus, ~ pasto~ibus.- _Bre11is o~atiode istfs, inq_11it~urrius. En II, 11, 1, une nouvelle p~use
ponctue. 1expose : Q11omampromtssaabsolrmn11s, mqrnt, eam11s.- Si q11idem,inquam, adieceritisde pompéien du Champ de Mars : nouveauté urbanistique à_ finalité idéo~ogique», dan~
extraordmartopecudumfruct11,<fit> praedictumest... L'affranchi de Vitulus arrive enfin (II 11 L'Urbs, Espaceurbain et histoire (op. cit.), p. 457-473; et Id., Quis de11m? (op. ctt,), p. 187 sq.,
p. 280 sq.
12), quand tout est dit, laissant les interlocuteurs libres d'aller les uns chez Vitulus d'a~tre;
chez Menates, d'autres chez eux. Donc, à l'arrière-plan, se situe en permanence le co~texte de 2. Cf. infra, sur le thème de la fonction augurale dans le cadre comitial.
ce jour de fête, qui crée la tension du récit.
3. Partes (au sens de rôle de théâtre): II, 1, 3; Il, 5, 2; II, 9, 16; III, 14, 1. Act11s (acte d'une
5 • Cf. C. Nicolet, «Le livre III des Res r11sticaede Varron et les allusions au déroulement des
comices tributes», REA, 72, 1970, p. 113-137.
pièce de théâtre): I, 26; Il, 5, 2; II, 8, 1; II, 10,_l; III, 11, 1; III, 1~, 1; III, 14, 1; III_, ~6,
1; III, 17, 1. Sur l'emploi plaisant de ce v~ca~ulatre, cf. R. H1tzel, J::zalog,I,_p. 554 (et tbtd.,
6. Varron, RR, III, 2, 1-2. Cf. s11pra. n. 3 sur le lien entre l' actus du théâtre et I unité de surface). J. Andrteu, op. ctt., p. 39, rout en
rem~rquant que «dans les Res rusticae Varron emploie souvent le mot actus», et que «certes
7. Varron, RR! III, 5, ~8. Cf. s_urla nat~re exacte de l'incident, C. Nicolet, REA, op. cit., actus est associé aux choses du théâtre, par exemple avec partes au sens de rôle», entend dénier
p. 131 sq. ; mats cf. a~sst ~a refrtSe,_«Tesseres frumentaires et tessères de vote», dans Mélanges toute valeur précise, technique, à son utilisation, alléguant qu' «il ne semble pas que le terme
offertsà J. Heurgon. L Italie freroma'.neet la ~ome rép11blicaine (coll. EFR, 27), II, Rome, 1976 signifie autre chose que partie».
(p. 695-716), p. 709- 71 O. Diverses rnterrupttons, associées toujours à des déplacements d'inter-
locuteurs, et qui sont toutes motivées par la scène d'élection voisine, se produisent encore en : 4. Pars (au sens de partie): I, 2, 13; I, 2, 23; I, 5, 1; I, 5, 3; I, 5, 4; 1, 16, 1; 1, 17, 1;
III! 7, ~ ~ III, 12, ,1 ; III, 17, 1. Elles concernent Pav_o,Merula, mais surtout Appius, l'augure,
I, 19, 1; I, 23, 1; II, 1, 2; II, 1, 12; II, 1, 14; II, 1, 15; II, 1, 16; II, 1, 18; II, 1, ~9_;_II, 1, 1

21 · II 1 24 · II 1 25 · II 9 2 · III 1 8 ; III, 3, 3 ; III, 3, 4 ; III, 3, 8 ; III, 3, 9. Dtutsto : 1, ''


qui a ete présente (III, 2, 2) comme se tenant, assis sur les bancs de la Villa Publica à la
disp?sit(on du _consul_qui p~éside à la tenue des élections dans les Saepta, pour le cas 'où le
1, 11 (seJ11ens'na:ur~les 23:
diui~io~es)'. I, 1.
besorn sen ferait sentir (cf. mfra). Alors que tous les résultats sont connus en III 17 1o et 5. Varron, RR, I, 5, 1-4 (pour la division du sujet). Dans ce premie~ livre, le_pro-'?os_deScrofa,
que ~e~ !nterlocuteurs citoyens o~t déjà ét~ en, mesure de rejoindre leurs candidats favo;is p~ur qui reste le conférencier principal, est constamment soutenu par les rntervent10ns incidentes de
les .f:!tctter (~n ~II; 17, 1), 1~ dialogue s acheve, au moment précis où tous les sujets ont été Stolo.
traites, avec l amvee du candidat chanceux de Varron et d'Axius.
6. Varron, RR, Il, 1, 11-28.

218
219
Sylvie Agache
Constructiondramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron
1
livre III , fixent le cadre logique de tout le r t d l'
r,
..·, métaphorique de ce découpage abstrait p r els e u ivre. La reprise rapport avec l'élevage, se défient1, comme s'ils s·e livraient à une
,
d ,actus, • , a es termes de parte joute entre pasteurs, amotce de bucolique et esquisse du schème
constitue donc une habileté littéraire dan l , s et
1 ou elle per1?1et de rappeler le plan et ,de po~ctu:r :o:~~re,
Varron souligne aussi ·par ce biais que .
abord,
erou ement.
f théât1'al2. Dans le livre I, de manière plus sommaire, mais non moins
expressive, les savants se métamorphosent brutalement en simples
. . _
i-------pn-orte=paro l·e:--V1rrron
. en . •--. ses- personnages
.. - ne sont q ue ses
1 · ' outre 1m qui avait beauc , · paysans, ouvriers de la ferme. En I, 26, Agrius s'écrie : «Je crains que
théâtre et l'action théâtrale2 er' . . . oup ecrit sur le le sacristain ne soit ici avant que notre ami n'arrive au quatrième acte.
1
contribué à la valorisation cl~ l'ad~:
3 aJ:~; f.:;~le-t-tl! .par s~ travaux, Car j'attends la vendange» 3 • En I, 56, il s'impatiente encore : «Il y
;~::~~'.: évoque encore ainsi cette dimension p::r:~u1:~~~q~: sount~:~;; a longtemps que je t'attends assis à la ferme avec la clé, Stolo; quand
donc y ramèneras-tu la récolte ?»4 • De même, en II, 7, 1, Lucienus
Se greffent sur ce schéma métaphori cl , prend la parole par ces mots : «Moi aussi, je vais en arrivant ouvrir les
qui le renforcent. Ainsi dans le livre If u; es metaphores annexes, barrières et commencer à lâcher les chevaux ... » 5 • L'irruption de la
multipliant les apostrophes homériques l ~ esd~ersonnages, tout en métaphore montre seulement l'articulation logique du texte, mais
très familières, en jouant sm de b '1 egen claires,,ou a~ c~ntraire avec un ton de familiarité désinvolte qui divertit, et qui dit aussi
s sym o es ou es denomrnations en la distance immense entre nos propriétaires lettrés et le petit peuple
des camp~gnes. Dans le livre III, un mode d'écriture différent est
mis en œuvre. L'un des interlocuteurs, Q. Axius, est dépeint comme
un auarus, un peu naïf. Il découvre avec ravissement, lors de l'exposé
1. Varron, RR, III, 3, 1-9. [ i préalable sur la uillatica pastio, les gains qu'on peut en escompter 6
2. ,S~Ion le catalogue de ses cx\uvres dressé Ipar Jérôme on .
et, avec avidité, il questionne et presse les conférenciers, qui s'amusent
spec1fiquement consacrés au théittre un D . . 'b ' l?~ut mentionner, comme ouvrages de son intérêt exclusif pour le volet financier abordé en conclusion
actio11ib11s(trois livres) un De ac'1,·s e ~r~gtntu~ sca~ntm (en trois livres), un De scaènicis
J
uescrr ''P• 'bus (trots. livres)
110111 ' et un De p scae111c1s
. (trots. (trots
. livres) , auxque l s sa, Joutent
, un De
de chaque rubrique 7 . Tel est le jeu très riche des différents types
.
1es Q11aestto11es ersonts 1ivres) m · I d'interférences entre fiction littéraire et exposés techniques.
Plautinae (et peut-être le De d." Pl. '. . ais encore es travaux sur Plaute
!e
e,t L_ogistoricusintitulé Scaurus, ainsi qu~~:\:~~e ;_ut1111s, no.n r~levé par Jérôme, cf. supra/,
l h1sto1re des représentations théâtrale S d. des A11t1q111tates rerum dit1i11arum sur
460; H. Dahlmann, dans RE, Suppl. ~I, ~;te!22~~e(;2ou-;rages, cf. F. Ritschl, op. cit., p. 455- 1. Cf. notamment Varron, RR, II, 1, 2 : - Sed haecita a nobisaccipietis,inqttit Scrofa, ttt uos, qui
p. ~5~ sq.; E. Rawson, IntellectualL!fe in the Late R 5 R.~- ~~IlaLCorte, Varrone, p. 242 sq.; estis Epiroticipecttariaeathletae, retnuneremininos ac quae scitisproferatis in medium ; II, 2, 1 : Sed
quoniam nos nostrttmpensum absoluimttsac limitata est pecttaria quaestio, nunc rursus uos reddite
Voir ~gaiement désormais, A. Pocina, Comienzosa:o/n
Madrid, 1990, appendice II : «Varrone y el teatro t e1:u te! ondre~, 1985, p. 273-278.
foesta lat111a: Eptca, tragedia, comedia,
p. 291-321), qui a repris l'examen de toutes les d n ~ttno», p. 93-121 (= Durius, 3, 1975,
nobis, o Epirotae,de una qttaque re, ut uideamus q,tid pastores a Pergamide Maledouepotis sint ;
II, 3, 1 (cité infra); II, 5, 1.

poemat1set le De poetis, mais également dan I D


(p. 114-119) et le De re rustica (p. 120-121/ 1t/ f ace t
Varro~ (p. 94-104). II examine aussi (p. 104-108) ~a net c~ncer~a,nt ces études spécialisées de
_referencesau théittre dans le De
IIIJua at111a(p. 108-114), les Ménippées
2. Sur Varron, comme inspirateur des développements d'Horace et de Tite-Live sur
les origines du théâtre, et sur le rôle accordé aux opprobriarustica dans cette genèse, cf. sur-
tout C. O. Brink, «Horace and Varro», dans Varron (Fond. Hardt, op. cit.), p. 175-200 (cf.
Ménechmesde Plaute (cf. suhra) et à propos d. hrebe:e ans cet ouvrage les deux citations des la discussion, ibid., p. 201"206). Et aussi E. Rawson, Intel/ectual Life, p. 273-278. Cf.
G'te u J'te et en sar d atgne,
· :r notice
cette ' (II es a tts en peaux de m. outon que l' on porte en
11 l l) . C . G. Funaioli, GRF, I, p. 320-322 : Varron, fragm. 304-305 (304 : sur l'étymologie de «tragé-
apparet,quod in tragoediissenesab hacpe!Îe u;cantu~ Jf1'f/
usu_maput_anttquos.</uoqu_e_Graecos fuisse die» par le nom grec du bouc, animal offert en récompense aux acteurs tragiques et sacrifié aux
mora11t11r,
.,:r 1maeo
f
ut aput Caeciliumin H11hobot· h b d. thertae, et Ill comoedttsqut Ill rustico o,pere
a et a 11,escens ahut T,erenttum
· · Liberalia parce qu'il détruit les vignes ; 305 : sur l'origine du mot «comédie», qui vient du
senex. II note enfin que le livre II d. . , . , :r m Heautontimorumeno mot k6mê, car c'est dans les villages de !'Attique que la comédie prit naissance, ce qui rappelle
typiquement théittrale. ' tvise en trois actes, se voit doté d'une structure
avec des différences, Aristote, Poét., 3, 1448 a 35-38).
3. Cf. G. Funaioli, GRF I p 32 . V . ,.
3 . arron ,ragm 307 , d, 1 V: . 3. Varron, RR, I, 26: Agritts Ftmdanio: Vereor,inquit, ne ante aeditumus ueniat httc quam hic ad
(H ecyra} nequeIll. aliis essemirandum
, , ·
uod t ' . . . oce arro neque Ill hac fiabula
· 'bt1t10
. 111
. rerum discriptione, q • ac 11stmparesscaenarumpagmarumque
· quartum actum. Vindemiamenim expecto.
haec d.tstrr stt. numero cum
11
uerum etiam apud Graecosipsos S~r ::c/n numer_o uersuum constituta sit, non apud latinos ~odo 4. Varron, RR, I, 56 : Agrius : lamdudum, inquit, in uilla sedensexpectocum claui te, Stolo, dttm
The f!.omanStage, Londres, 1964 (2 éd.~ iU:~t1_01~9c5o(»plexe,cf. en particulier, W. Beare: fructus in ui!lam referas.
en cinq actes des comédies de Térence r'em · · . , v' chap. 2 5 (p. 205-206 : la division 5. Varron, RR, II, 7, 1 : Lucienus: Ego q11oqt1e adueniensaperiamcarceres,inquit, et equosemittere
0,I'1 R oman Comeuy,
J ontera1t a arron) • G E D k
Londres 1994 (2 éd . 1 'd. 1952 )
h
' · · uc worr , The nature incipiam...
(tl adopte une position hypercritiqu~). d°
; .A T 1' _98; J. A:ndrieu, op, cit., p. 38-44 6. Varron, RR, III, 2, 14-16: .... 11t sexaginta milia ea pars reddiderit eo anno uil/ae, bis
Monaco, 1956, p. 83 sq. (Varron .' .-1 . a a otre'. Essai sur le comique de Plaute tantum quam tuusf11ndusducentumiugerumReale reddit. Quid ? sexaginta,inquit Axitts, sexaginta ?
C · O , B rtn , Horaceon Poetry II 'l'.h A p ement
. k aurait seu
.
prescrit
. un te
I d,
ecoupage en actes) •
'
derides. Sexaginta, inquam. III, 2, 18 : Axius, Merula mi, inquit, recipe me q11aesodiscipulum
l' • , , e rs oettca» Cambr1dg 1971
1 «
emp ot metaphodque que Cicéron et Varron f, nt d J,·,
e,
li
'p. 2 !8-250 (rappelle
'
uillaticae pastionis. La suite de l'échange est une plaisanterie bouffonne qui a trait à l'auaritia
and Act-Divisions: Sorne Questions of Adapt t' o . e~ u mot actus); J. A. Barsby, «Actors d'Axius.
p. 77-87 (p. 78); E. Rawson, Intellectual Life~:;n:i/~ p. 1~;~
Comedy», Antichthon, 16, 1982, 7. Varron, RR, III, 4, 1; III, 5, 1; III, 5, 8; III, 6, 1; III, 10, 1; III, 14, 1; III, 16, 1;
III, 16, 9 : Sed, o Mer11/a 1 Axius nosterne, dum haec audit physica, macescat,quod de fructu nihil
220
221
Constructiondramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron
Sylvie Agache

. , !e dois laisser ~e côté les aspects stylistiques de l'animatio quelques éclairages, partiels, à ce sujet, car il a suscité, me semble-t-il,
l1tter~1te du texte, mais cette question a été bien étudiéel, Je voudra·n beaucoup d'erreurs d'interprétation. Disons-le d'emblée: les person-
ment10nner seulement le rôle structurel des fréquents recours à {5 nages historiques ne paraissent pas s'individualiser dans les rôles que
Varron leur confère. Et seules les notices extérieures à leurs interven-
paron?ma;e ou aux expressions à double entente2 qui par leuar
caractere tions, et de courts échanges en marge du sujet technique, les définis-
____ . ._ _wrmulaire '_ mart'
_ _el en~ epc?re l es enseignements.
. Il' faudrait
au ssr parl_er--des-p-roverb~ 3 qm permettent d'introduire des allusions sent1. Il n'y a pas, contrairement à la pratique cicéronienne du dialo-
d 1us seffetes
~. et p 1us subtiles4 , et d e prec1ser
, · encore les intentions gue2, de souci d'adapter les propos tenus à la personne qui les énonce.
P
de test ivres en m:me., temps qu'ils rappellent la culture littéraire Tous ont le même langage. Ils ne sont que les porte-parole successifs
e . au ~ure~ sa vo o?te de Jouer avec ses codes5. Ainsi, pour Varron d'un discours unique, très dogrnatique 3 . Leurs déclarations n'ont
plaisanter, c est souligner l'architecture logique la d' . b ' jamais pour charge d'apporter une contradiction, mais seulement de
traite de so , 1mens10n a s- permettre, le cas échéant, une précision ou une nouvelle formulation .
n ouvrage, et mettre en évidence ses leçons.
Ainsi, J. Heurgon 4 a montré que, contrairement à ce qu'affirmait
., . révoque maintenant, très rapidement, le problème de la C imprudemment R. Martin 5 dans sa thèse sur les agronomes latins, il n'y
~ensat10n des figures historiques qui interviennent dans le texte co::i.:~
tnte1·1ocuteurs des co_nversations varroniennes. Je voudrais apporter ,, 1:
1. Voir la notice très précise de H. Dahlmann, dans RE, Suppl. VI, col. 1189-1194, sur la
présentation des personnages dans l'œuvre, différente selon les livres, et les éléments
d!x_i,n~nc cursu lampada tibe trado; III, 16 10-11 . l . . d'individualisation, surtout dans le livre I, et qui concernent essentiellement Fundanius,
ttbt satis sit, Axi ... ; III, 16, 32-35 ; III, 17',
16
_ . · Meru a · De frttctu hoc dico, quod forfasse an Agrius et Agrasius (col. 1189 : «... aile mit besonderer Liebe individuell charakterisiert» ).
1. Cf, notamment E. Norden:, op. cit., I, . 195-198. . . Mais il ne me semble pas que l'on doive tirer ces remarques dans le sens du portrait. Au
parle dans les Res rusticaede Varron» RPh~ 73 1947 ' E,11e S610t-Den1s, «Syntaxe du latin contraire, il s'agit de souligner, à travers le choix de ces éléments d'individualisation, que ces
J. Collart, Varron grammairienjlatin (op ci})
E. Laughton, «Observations on the St;le ~E' V.
p 33d §40 ( 1-1 : ; ]. Heurgon, RPh, op. cit.;
-CQ synt ese des études stylistiques);
personnages sont avant tout des types littéraires : personnage de vieillard dans le cas de
Fundanius, et couple de jeunes gens, désireux d'apprendre, dans le cas d'Agrius et d'Agrasius,
Scienza e poesia(op. cit.), p. 13 s . . arro», . ' 10 , l960, p. 1-28; A. Salvatore, sur le modèle des couples de jeunes gens de certains des dialogues platoniciens (voir le Phédon
suo Tempo», Studi su Varrone ~IÎdR /q.
37 'SA. :rragl!a, «Var~one e _la Prosa Letteraria del et la République),cf. R. Heisterhagen, Die liter. Form, p. 30 sq. (p. 32). Il se conforme ainsi à
BenedettoRiposati, II, Rieti, 1979, p. 4 ;_
9 5
10
ft tortogra/ta e PoeSla Lattna. Scritti in onore di un principe de composition mis en œuvre et explicité (cf. Att., IV, 16, 2-3), par Cicéron pour
le De oratore et pour le De republica. Tout cela n'exclut pas, bien sûr, l'emploi de données
2. Sur ce point, voir surtout, A. Traglia C&S oh1 , 1.1 p 94
3 S l' ' ' " '· ·' • sq. biographiques, cf. l'image de Varron comme soldat.
. ur usage des proverbes dans cette œuvre cf encor R . . 2. Cf. notamment, R. E. Jones, «Cicero's Accuracy of Characterization in his Dialogues»,
P. Roos, Sentenza e Proverbio nell'Antichità Br' . . e . Htrzel, _D1alog, I, p. 556;
proverbes utilisés chez Varron et notammen't d escl1a,Dl984, P·. 91-95 (liste et références des A]Ph, 60, 1939, p. 307-325; M. Ruch, Préambule, chap. IV (p. 379-408); N. Martinelli,
4 • . ' ans e e re rusttca) La Rappresentazionedello Stile di Crassoe di Antonio ne/ «De oratore», Rome, 1963 ; E. Rawson,
. A10s1, C. Nicolet (REA, op cit p 136 137) a . , , .' «Cicero the Historian and Cicero the Antiquarian», JRS, 62, 1972, p. 33-45 (cf. à propos du 111
apparemment très anodin ci~é a·~ d.ébut -d I atttre 1 ~ttent10n, à propos d'un proverbe, 'il
prégnant qui est le sien d;ns cette sce'ne À el't'na~ton:,,ersadt!Aon_ du li~re III, sur le sens très De republicaet du Cato maior, p. 40 : «Cicero's historical seriousness (... ) is greater than most
·1 d . · v1 at10n x1us qui pr h other authors of dialogues») ~ Id., Roman Culture and Society. CollectedPapers, Oxford, 1991,
so1et ' e quitter les Saepta pour se réfugier à l' b d I V'll . opose, par ce c aud
2, 1): Opinor,inquam, non solum uod dicitur ol ce e _a, t a Pub!tca, Varron répond (III, p. 58-79; A. D. Leeman, H. Pinkster, M. T. Cicero,De oratorelibri Ill, I, Heidelberg, 1981,
p. 90 sq ; J. G. F. Powell, Cicero, Cato maior, De senect11te,Cambridge, 1988, p. 19 sq. Et
bom1'!1 co,nsilium,qui consulit et quÎ consulitur,,b;::muha~:n~ltum 11
consufto,:i_estpessimum»,sed etiam
exp!tquee par Aulu-Gelle IV 5 . ·1 co , . l n 1;:·.Or, 1 ortgtne de ce proverbe est cf. mpra, à propos des Academica.
· ~ ' , · 1 mmemoratt e chattment d'h · é 3. Voir sur ce point, et sur le traitement de type aristotélicien de l'exposition du sujet,
avaient traitreusement conseillé de mett , I' b aruspices trusques qui
comitium. Sur cet épisode cf J Gage' Ure a oml re. une statue d'Horatius Coclès située au R. Hirzel, Dialog, I, p. 553 sq.; p. 552; H. Dalhmann, dans RE, Suppl. VI, col. 1186 sq.
. ' · · , « ne consu tauon d'haruspi . 1 b , ( «... man knüpft an den platonischen Dialog direkt nicht mehr an, sondern an den Peripatos,
d e 1a statue dtte d'Horatius Coclès», Latomus 32 1973 3-22 ces. sur es ta ous etrusques
zumal Aristoteles, bei dem ein Lehrvortrag dem andern folgte») ; H. Heisterhagen, Die liter.
5 · A u de'b ut du livre I, l'entretien se met ' en ' la e ' p. b . .
Varron . propose, puisqu'on doit attendr e Ie sacrtstatn p. c . aveic Form, p. 51 sq. ; M. Fuhrmann, Das systematische Lehrbuch. Ein Beitrag zur Geschichte der
( 2rusquerte.
2). y /t' Les· salutations
· . faites,
Wissenschaftenin der Antike, Gèittingen, 1960, p. 69 sq. ; J. E. Skydsgaard, Varro the Schofar.
prouer
· Ib · 111m,quod est «Romanus sedendo ut'nct't s ryemus um 111euemt ?o tss tgttur· mterea
•h d ', 11• :
· •uetus Studies in the First Book of Varro's «De re rustica» (ARID, Suppl., IV), Copenhague, 1968, p. 10
srmu, cogttansportam itineri dici longissimam ess
», 1111
J b 11. · .- ane, tnqutt Agrtus, et sq.; p. 26 sq.; R. Martin, Agronomes(op. cit.), p. 216 sq.; E. Rawson, lntellectual Life, op. cit.,
transition très cap.ide, qui s'appuie sur une dou~l/cit~u. se ta seque~ttbus nobis pro~edit. Cette
ancestrale romame et à la tactt'q . d tton proverbiale, renvoyant a la sagesse p. 137-138; p. 140.
ue exemp 1atre e Q F b' M • 4. ]. Heurgon, RRI, p. XXXIX-XLIV (étude très argumentée de l'ensemble de cette ques-
paraphrasant sans doute Ennius semble n . · a tus ax1mus Cunctator, en
du De oratore(I 28-29 . II 20 . III 18) tu ~ontredpoDtnt pa~odique des longues mises en place tion). Il développe, de manière plus radicale, des objections formulées déjà par P. A. Brunt,
, , ' ' ' ' ' e surtout u e ,egtbus (I 14 15 . II 1 7) op. cit., p. 307-308. Et, avec le même point de vue, cf. E. Rawson, lntellectual Life, p. 136-137
amp 1es references à des pratiques socrati ues d I' . ' - , , - , et de leurs
initiale, voire posi~ion allongée) appuyéesqsur d:s cf~:~~~:~ (cadr,e champêtre :t déambulation (p. 136 : «Varro's largely arbitrary collection of men with names lending themselves to
personnages ne fintssent par s'asseoir S r l'' fi u Phedreet des Lots, avant que ]es agriculrural puns suggests he did not worry much about the verisimilitude of the words he
composition de ses dialogues au symbolrsm:~:;rtanc~. orm~~le a~cordé: par Cicéron dans la put in their mouths»).
Fin.' V, 1-8) et sur la fonction u' ·oue d ~grap tque _1stortco-pht!osophique (cf. aussi, 5. R. Martin, Agronomes,p. 237-255. Cf. maintenant la reprise amendée de son analyse dans:
déambulation préalable et posit[ony lssise ~1s;: s~ucthuraptt~n du propos !'opposition entre «Ars an qrûd aliud? La conception varronienne de l'agriculrure», REL, 73, 1995, p. 80-91
p. 374 sq. , · · uc , reambule (op. ctt .), p. 368 sq. ;
(p. 86). .

223
222
Sylvie Agache
Constructiondramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron

a pas de lien entre les discours prêtés à Sctofa et les positions, dans la ' -d la' de la thématique moralisante, exposée dans les ptéfaces 1 ,
mesure où. nous les connaissons 1, que celui-ci défendait dans son qu au e •·1 · d' ·11
de la nécessité d'un retout _à la tetre! :t ~~ns qu ~ y ait a1 euts e
d
ouvrage. Ses conférences, pat leur tonalité et pat leur forme, autant
O ntradiction ce ttaité est bien un traite d econom1e.
que pat les sujets traités, sont typiquement vatroniennes. Simplement, C ' •, •

peut-on ajouter, Varron lui accorde, en tant qu'expett, théoricien, une Atticus est ptésenté dans le texte en tant que riche pt~pnetaite
---p~l-a--c~ofessorale dans l'otc:lonnancement des livres. I et II. Les de grands troupeaux en ~pire. C~ ?-emi-Grec 2_, ,comme d~t e~co~e
personnages sont réduits à leur valeur symbolique. Ils ne sont que Vatron qui fut souvent l'10tetmédia1re entre C1c~ton et }u1-meme.,
le rôle exemplaire que Varron leur assigne 2 • Mais Varron se sert était e~ effet connu pour ces caractéristiques\ M~1s pe~t-~tre Y a-t-{l
de ce qu'ils sont, de ce qu'ils incarnent principalement à ses yeux, ne notation supplémentaire dans son cas. A10s1, Coss101:1-ssalue a
pour leur attribuer une fonction littéraire dans son œuvre. Q. Axius, fougue tirade d'Atticus sur les brebis pat ces m~ts: «Pmsq~e tu_ as
caricaturé comme auarus, n'est pas mis en cause en tant qu'individu, assez bêlé, ô notre cher Faustulus,. apprends de m01, te! un Melanthiâs
ce qui serait mal venu pour ce sénateur, ami et voisin de Varron. homérique né après terme, ce qui se rapporte aux chevres,, et pren ~
Mais Q. Axius était non seulement un riche propriétaire, mais encore n même temps une leçon de brièveté» 5 • En dehors de l humo~r a
un homme d'affaires, un faenerator, qui prêtait de l'argent à intérêt, fa fois affecté et très familier, typique de ces fot~ula?ons
comme la Correspondancede Cicéron le révèle 3 • Il reptésente donc, dans métaphoriques du livte II, on relève la chute: Il y a pe1;1t-etre a un
le livte III, le point de vue des financiers, des ptoptiétaires inves- mouvement d'autoparodie de Varron, comme il y en a d autres traces
tisseurs. La place que Varron lui accorde, faisant de lui le discipulus4
paradigmatique, le désigne dans le texte comme la figure-relais
du lecteut type auquel Varron a choisi de s'adresser. On voit ainsi
.· · [ ment E Noè «I Proemi del De re rustica di Varrone»,
1. Sur ces préfaces, cf. prmc1paO; . N S~ivole{ro «Le Praelocutionesdi Varrone nei Rerum
Ath~naeuml,.b5?,
rusttcarum t rt», a
y>~;•l·s?:J~f
· '
N.' Sci~oletto (éd.), Prefazioni,Prologhi,Proemidi operetecnico-
1. Sur les maigres fragments de l'œuvre de Cn. Tremelius Scrofa, cf. F. Speranza, op. cit., 47 Cf ussi sur la cohérence du propos varro-
scientifichelatin~, _JI,Ro~;' 1992, p. 7d331-7D . . :ca dl Varrone» RAIB 65, 1976-1977,
p. 48-55. Ces quelques témoignages suffisent cependant à faire apparaître une distorsion nien, A. Cossan111, «U111tae Coerenza e e re rus t , ,
manifeste entre l'auteur que cite Columelle et le personnage de Varron.
p. 177-197. s f: d
2. En ce sens - l'association d'un thème et d'un personnage qui le figure symboliquement-, le 2 . Varron, RR , II , 1, 2 .· les interlocuteurs
, . ..
du livre II sont qualifiés globale~ent par cro a u
, hl t En II 5 1 ils se sa1uent sous

{ff1=:~i~;:~:f
De re rustica se révèle très proche des Logistorici. Sur les livres du De re rustica comme
Logistorici, cf. M. Brozek, «De Varronis Rerum rusticarum libris Logistoricis», dans Munera
philologica et historica Mariano Plezia oblata, Wroclaw, 1988, p. 45-47. Sur le principe ~;~~
1
11 ~~~~l1!;ft:~:;i;i~l!:~st,t~i0s_l;r:~e~, j:~:o1~!i~:~~?
de composition des Logistorici, cf. surtout R. Heisterhagen, H. Dahlmann, op. cit. ;
M. Gwyn Morgan, «Three Notes on Varro's Logistorici», MH, 31, 1974, p. 117-128;
I
'
~ 9' •10 · 'cf · ~~ssi ' At~. ' I ' 20 ' 6incise
(Graecus). Le cognomend'Att1cus e_stm1_sen
sur l'histoire de sa dés1gnat10n,
ev1d1;ce c e;
en , 2,
B. Zucchelli, op. cit., p. 81 sq.
3. Son nom apparaît dans une liste, rédigée en 61, de personnes susceptibles de prêter à
(c~. supra)PSurce _cogno117:;n
Htc ego_: omp_ontus
7:;11:~
Varron par la remarque ~n, alement Cicéron, De finibus, V, 4 (date dramatique : 79) _:
:n noster iocari uidet11r,et fortasse suo ittre. !ta enitn se Athenzs
qut e ' Atticis ut id etiam cognomenuideatur habitttrus. Et Cie., Cato, l.
Cicéron de l'argent, cf. Cicéron, Att., I, 12, 1 : Opinor ad Considium, Axùtm, Selicium collocautt,_utdszt paene tmulsext.10n d'~ttique et d'atticisme à propos d'Atticus, cf. Att.' I, 1~, 5.
confugiendumest. Voir le commentaire ad /oc. de D. R. Shackleton Bailey (Cicero's Letters to Pour un Jeu e mots sur a no . f B D · ka «K1edy
Atticus, I, p. 298). Cicéron a d'autre part prêté de l'argent à son fils et lui en réclame le S r la dé signation d'Atticus dans la Correspondancede Cicéron, c . , rew111eCws, . f
402-415 • J. N. Adams, « onvent10ns o
remboursement en 49, cf. Att., X, 11, 2; X, 13, 2; X, 15, 4. Sur le sénateur Q. Axius en tant
que faenerator, cf. surtout C. Nicolet, Ord. éq., II, p. 801-802 ; I. Shatzman, Senatorial Wealth
u
pows~al 1:rzyd_omek
Nammg !fi C1cero»,
~;r
.
AtQ1cu;;,
, ' '
d 22 1967
pe~,145~166(1;_PÎ59-160: s~r le long délai requis ~v~nt une
d en de valeur prestigieuse) ;
(op. cit.), p. 76; p. 308; p. 418; J. Andreau, «Financiers de l'aristocratie à la fin de la utilisation régulière dans la Correspondance,après 50, e ce cognomL . . 1995 p 26-27
République», dans Le derniersièclede la RépubliqueRomaineet l'époqueaugustéenne(journéesd'étude,
Strasbourg,15-16février 1978), Strasbourg, 1978, p. 47-62 (p. 56); Id., La viefinancièredans le
D R Shackleton Bailey Onomasticonto Cicero's Letters, Stuttgart- e1pz1?,
(p.· 26· .. « ... 1·n 58 Atticu; was a recognised
.
1 ·( )
part of bis name ( ...). But to Ctcero at east ... e
h

monderomain: les métiersde manieursd'argent (BEFAR, 265), Rome, 1987, p. 422; G. Maselli, was Pomponius until the end of the fifnes» ).
Argentaria, Banchee Banchierine/la Roma repubblicana,Bari, 1986, p. 51-52. Cf. J. H. D'Arms, 3. Sur les liens très étroits entre Varron et Atticus, qu'at~este 1c3tt~men{5~ ~~r:~t.o~~:n(:
«Senators' Involvement in Commerce in the Late Republic: Sorne Ciceronian Evidence», dans de Cicéron cf. surtout F. Della Corte, Varrone, p. 90 sq.' p. qé, p. f E Rawson
]. H. D'Arms, E. C. Kopff (éd.), The SeaborneCommerceof Ancient Rome: Studies in Archaeology place émin~nte occupée par A;ticus danJ, ~~é v~e I~~~~~~ll:oie /y;t::i,};;;:;; cRom~ni et lui
and History (MAAR, 36), Rome, 1980, p. 77-102. Sur le thème de l'«auarusfenerator», cf. Sat. lntellectual Life, P· l?O sq. . arro~ a e . (a . 1 ns de ce sous-titre cf. B. Zucchelli,
Men., fragm. 37, éd. Astbury, p. 7 (éd. Cèbe, II, p. 144 ; p. 162 sq.). Et sur le mot, faenerator a consacré un Logistortcus,Atticus ue numerzs sur e se ,
oufenerator, cf. Aulu-Gelle, XVI, 12, 7, citant le le livre III du De sermonelatino de Varron. op. cit., p. 53 sq.). , . ,
4. Cf. Varron, RR, III, 2, 18 (cité supra). La présence parmi les interlocuteurs du 4. Cf. les études citées supra sur les engagements et la présence cl Amcus en Grece. .
livre I, d'un personnage défini comme «publicain», P. Agrasius, était déjà l'indice de 3 1 . Cui Cossinius: Quoniamsatis balasti, inq11it,o Faustule noster,_ amp~ a
l'importance affirmée de ce point de vue «capitaliste». Atticus, figure centrale du livre JI, 5. Varron, R~, IMI,, , h '. d de cape/lis et quem ad modum {oportet}brettiteroporteatdzceredtsce
était bien connu en outre pour ses activités financières et son rôle de banquier. me cum H omertco e,ant to cor O ' t in uoluis intitnis · cf.
(cf Il 1 19 . Dicuntur agni cordiqui post tempusnascunturac remansertt~ l' . Ï/)
Cf. G. Maselli, op. cit., p. 62-66 ; O. Perlwitz, op. cit., p. 35 sq. ; p. 62 sq.
en~or~ ri, 7 : ...
1, ouesbaelare,,oceme/ferentesdicunt, e quo post balareextrzta tttera, ut tn mu ts ·

224 225
Sylvie Agache Constructiondramatiqueet humourdans le Traité d'agriculture de Varron

correspondants 1 . Dans le livre III, Appius Claudius s'attarde à


dans cette œuvre 1 . Mais peut-être Varron renvoie-t-il plaisamment
rappeler qu'il était devenu, très jeune et pauvre (affirmation qu'il
aussi aux querelles littéraires de la génération cicéronienne, en jouant
appuie de la mention d'un détail piquant)2, le chef de sa famille. Frère
sur la notion d'attique. L'attique Atticus ne serait pas assez attique,
des sœurs Clodia, qui défrayèrent la chronique mondaine, et de
c'est-à-dire assez bref, selon les définitions polémiques que Cicéron
d -=~..1_ "~~~=~=-
---~--a~nn~~_m_~ns-1.e_ - ..1_ 1 B_rutus2 , _ou_
' 1·1_attaquait. notamment
l'incontrôlable tribun de la plèbe de 58, il se trouvait à la tête d'une
turbulente et puissante maison 3 . Varron utilise dans son texte,
Hégésias de Magnésie que Varron reconnaissait comme son maître
contrairement à ce qu'il fait pour ses autres personnages, son prénom,
en matière de style3. Mais ceci ne concernait donc pas la personne
d'Atticus. Appius, qui le qualifie pour traiter des abeilles (apis)4 • Il souligne de
cette manière le caractère particulier de ce prénom, spécifique de sa
Enfin, je voudrais surtout éclairer les raisons du choix du gens, qui trouvait son origine, dit le Liber de praenominibus5, dans la
personnage d'Appius Claudius Pulcher dans le livre III, où il occupe dénomination sabine du vénérable chef historique des Claudii, Attus.
une place majeure. Pompéien comme Varron, il s'était retrouvé chef Clausus, qui vint, à l'aube des temps républicains, s'installer à Rome.
de guerre dans le même camp, mais il ne semble pas avoir été un de ses Or, on connaît l'attachement extrême de Varron, le Réatin, à l'histoire
intimes. C'était un personnage politique 4 considérable : consul en 54, de la Sabine6 et au thème de ses liens constitutifs avec Rome. Appius
proconsul de Cilicie de 53 à 51, censeur en 50. Sa vie, son comporte- Claudius était l'héritier de cette gens, aristocratique entre toutes, et
ment, ses préoccupations, nous sont connus avec une grande précision,
en particulier grâce à l'œuvre de Cicéron qui a souvent évoqué dans
ses écrits sa personnalité et ses actions, et dont il fut un des principaux 1. Cf. surtout L. A. Constans, Un correspondant de Cicéron,Ap. Claudius Pu/cher,Paris, 1921.
2. Sur cet épisode, voir W. J. Tatum, «The Poverty of the Claudii Pulchrî : Varro, De re
rustica 3. 16. 1-2» CQ, 42, 1992, p. 190-200. L'auteur s'emploie à démontrer qu'il s'agit
d'une plaisanterie ~anifeste : «our passage is clearly meant to be absurd». Ainsi, la parsimonia
1. Ainsi le préambule du livre I, où Varron se compare avec enjouement à la Sibylle (I, 1, 3). qui aurait caractérisé la jeunesse d'Appius Claudius apr~s la ?1ort _en76 d~ son père, le consul
de 79, serait «a mere pose». Et cet autoportrait d Appius serait un leurrç paro-
2. Cicéron, Brutus, 283-291. Cf. en particulier sur cette querelle, A. Desmouliez, «Sur la dique empruntant certains de ses thèmes à la comédie. Ceci va dans le sens du point de vue
polémique de Cicéron et des atticistes», REL, 30, 1952, p. 168-185 ; G. Calboli, «Cicerone, que j'expose ici ; d'autant plus que ce développement se fait en réponse à une apost-
Catone e i Neoatticisti», dans A. Michel, R. Verdière (éd.), Ciceroniana. Hommages à rophe, probablement ironique, d'Axius, lui qui, homme nouveau et sénateur de rang
K. Kumaniecki,Leyde, 1975, p. 51-103; et les articles de Th. Gelzer et G. W. Bowersock dans questorien, ne prétend pas au désintérêt aristocratique de 1:1ise pour les que~tions d'argent.
Le classicismeà Rome aux 1 ers sièclesavant et aprèsJ.-C. (Fond. Hardt, Entretiens, XXV), Sur Appius Claudius défini comme homo auartts, cf. M. Caelms Rufus, dans Cie., Fam., VIII,
Genève, 1979, p. 1 à 78. 12, 1.
3. Dans une lettre à Atticus (XII, 6, 1), en mai 45, Cicéron, après quelques phrases 3. Sur Appius Claudius et ses célèbres frères et sœurs, la bibliographie est considér~ble. On
hachées (et peut-être une obscure plaisanterie sur ce thème, cf. F. Della Corte, Varrone, peut renvoyer surtout aux belles éi:udes de T. P. Wiseman, notamment: Catullus.& hzs World,
p. 155-156), s'exclame : Habes Hegesiaegentts, quod Varro /audat. Cicéron avait déjà attaqué A Reappraisal,Cambridge, 1985 (cf. le stemma p. 16-17; et le chap. II). Sur Clodms et sur s~n
le style d'Hégésias de Magnésie, dans l'Orator (226 ; 230), Et il avait renouvelé ses sarcasmes entourage familial, cf. Ph. Moreau, Clodiana religio, Un procèspolitique en 61 avant J.-.c., Pans,
dans le Brutus, 286-287 : At Charisi ttult Hegesiasessesimilis isque se ita ptttat Atticum, ttt ueros 1982 ; H. Benner, Die Politik des P. Clodùts Pu/cher. Untersuchungenzur Denaturterung des
il/os prae se paene agrestesprttet. At quid est tam fractum, tam minutum, tam in ipsa, qttam tamen Clientelwesensin der ausgehendenrb"mischen
Repttblik (Historia Einz. 50), Stuttgart, 1987.
consequitttr,concinnitatepueri/e ? Si on reconnaît aujourd'hui en Hégésias, à la suite de Strabon
(XIV, 1, 41), l'initiateur majeur de l'asianisme, Cicéron, lui, le présentait comme un attique; 4. Varron, RR, III, 16, 3 (Appius parle; donnant raison à Axius qui lui reprochait d'éluder ce
cf. sur les ambiguïtés de la classification des styles, F. Delarue, «L'asianisme à Rome», REL, chapitre, il revendique de traiter des abeilles) : Praetereameumerat, non tuum, eas nouisseu~lucres,
60, 1982, p. 166-185. Sur cette allégeance et sur sa pertinence par rapport aux caractéristiques quibus plurimttm natura ingeni atque artis tribuit. [taque eas melius me nossequam te ut_sc~as,.de
du style varronien, cf. surtout A. Traglia, dans Scritti in onoredi BenedettoRiposati, op. cit. Mais incredibili earum arte natura/i audi. Sur l'usage du prénom seul, suffisamment distmct1f,
sur le choix des modèles littéraires de Varron, cf. L. Deschamps, «L'attitude de Varron face à Appius, pour désigner le consul de 54, chez Cicéron, cf. D. R. Shackleton Bailey'. Onomasticon
la rhétorique dans les Satires Ménippées»,Ibid., II, p. 153-170 : Varron n'aurait loué Hégésias to Cicero'sSpeeches,Stuttgart-Leipzig, 1992 (2 éd.), p. 6; p. 34; Id., Onom. to Ctcero'sLetters,
que parce que celui-ci brisait la période, mettant en valeur le mot. Sur le style bref er simple op. cit., p. 9; p. 35.
préconisé par Varron, cf. de fait, LL, VIII, 26. Et il est certain que Cicéron jugeait avec 5. Le Liber de praenominibuscondense des informations qu'il range sous l'autorité de Varron. On
sévérité le style de Varron : ses silences sont éloquents et ses allusions perfides, cf. Att., XIII, lit dans cet opuscule au § 6 (cf. l'édition Kempf de Valère-Maxime, Berlin, 1854): T!t~s e
19, 5. Rappelons enfin que Cicéron félicitait Varron pour sa brièveté, à la fin du premier - Sabinonomine(...), Appius ab Atto, eiusdemregionispraenomine.Sur Attus Clausus et les ongrnes
long ? - exposé théorique qu'il lui prêtait dans les Academica posteriora(I, 12). Sur le style de la gens Claudia, cf. Tite-Live, II, 16, 4; Suétone, Tib., I, 2. Sur les caractéristiques de ce
«broussailleux et mal peigné», dont par ailleurs Cicéron créditait le rommentarittsrédigé en prénom, Appius, cf. O. Salomies, Die r/J'mischen Vornamen. Studien zur r/J1nischen Namengebung,
grec par Atticus sur son consulat en 60, cf. Att., I, 19, 10. Helsiµki, 1987 (Comm. Hum. Litt., 82), p. 21-22 ; p. 68-69 (Attus); p. 260-262.
4. Sur Ap. Claudius Pulcher, sa vie, sa carrière, ses relations, ses centres d'intérêt, ses écrits, 6. Sur le sabinisme historique - et grammatical - de Varron, cf. not., J. Collart, Varron
cf. Münzer, «Claudius» n° 297, dans RE, III, 2 (1899), col. 2849-2853; Drumann-Groebe, grammairien(op. cit.), p. 296; p. 233 sq. ; F. Della Corte, «L'Idea della Preistoria in Varron:»:
GeschichteRoms in seinem Übergangevon der republikanischenzur monarchischenVerfassung, II, dans Atti del Congr. int. di Stttdi Varroniani (op. cit.), p. 111-~36; et _L. ~eschamps, «Sabt?t
Leipzig, 1902, p. 160-171 n° 35; Schanz-I-Iosius, Geschichted. r/J"m. Lit. (op. cit.), I, p. 598- dicti ... ànà -rou aÉpECJ0m», Vichiana, 12, 1983 (= Misce/1.tn memortadt FrancescoArnaldt),
599 ; T. R. S. Broughron, MRR (op. cit.), II, p. 547 ; III, p. 57 ; I. Shatzman, Senatorial Wealth p. 157-187.
(op. cit.), p. 58-60; p. 321-323 n° 115 ; E. S. Gruen, LGRR (op.cit.), passim.

226 227
Sylvie Agache Constructiondramatiq11e
et h11mo11r
dans le Traité d'agriculture de Varron

do1;1tle destin avait été étroitement lié à l'histoire politique, mais aussi ces lieux des propylées intérieurs régissant l'accès au sanctuaire de
religieuse, de Rome. Déméter et Coré 1 . Il consulta les sorts de l'Amphiaraon d'Oropos en
Cic~ro~,, que sa morgue indisposait, avait forgé à son propos, Béotie 2 ; et la visite qu'il rendit à l'oracle de Delphes, avant les
avec malignite, englobant la famille entière dans son sarcasme, le engagements décisifs de la guerre, constitue un des épisodes les plus
1
mot d'AJ?..J!_ietas • Mais A12piruLe~s~Ldéfini,~dans le texte de Varron, solennellement tragiques de la Pharsale de Lucain 3. Donc le fait que
sobrement, en tant qu'augure «se tenant à la disposition du consul au Varron, néo-pythagoricien, et pas seulement au moment de la
cas ?ù le besoin s'en ferait sentir» 2 . Et cette qualité d'augure forme rédaction de son testament4, ait choisi ce personnage, proche de la
le lien entre la scène comitiale et la conversation dans la Villa pensée de P. Nigidius Figulus 5, s'explique avant tout par sa position
Publica, motivant les déplacements, mais soulignant aussi et illustrant religieuse très particulière, qu'il donne pour exemplaire. L'intérêt de
cette fonction augurale dans le cadre des élections. Que Vatron fasse Varron pour le rituel augural (et notamment donc dans le cadre
d'A~pius Claudius l'augure par excellence n'est pas indifférent, car comitial) est partout attesté dans son œuvre6.
Apprns fut un augure qui défendit dans sa pratique et ses écrits Mais Varron est soucieux de maintenir, toujours, des liens
une conception de l'augurat tout à fait exceptionnelle et isolée entre les divers aspects de la thématique de son livre. Dans le livre III,
à son époque. Cicéron (à qui il avait dédié ses livres auguraux3) il explique encore que les augures, qui doivent observer le compor-
déclare par la voix de Quintus dans le De diuinatione, que parmi tement des oiseaux, ont historiquement le patronage des volières.
1
les augures, Appius Claudius «est le seul depuis de longues années Avec leurs élevages de poulets sacrés, ils sont, suggère-t-iF, des
à a:voir conservé la science non seulement des formules augurales, initiateurs de la uillatica pastio. Ainsi, lorsque, au début du livre III,
mais encore de la divination» 4 • «Tes collègues se moquaient de
lui et le traitaient d'augure de Pisidie ou de Sora»5, ajoutait encore
Quintus. Appius était un mystique. Il pratiquait l'évocation des 1. Cf. Cicéron, Att., VI, 1, 26; VI, 6, 2; CIL, I, 619 et III, 547. Cf. H. Hëirmann, Die inneren
Propyléienvon Eleusis, Berlin-Leipzig, 1932 ; G. Sauron, Quis deum?, op. cit., p. 163 ; p. 165; et
morts 6 • Il avait été initié aux Mystères d'Eleusis, et fit construire en «Les propylées d'Appius Claudius Pulcher à Éleusis: l'art néo-attique dans les contradictions ,
idéologiques de la noblesse romaine à la fin de la République», dans Constructionspubliques et
programmesédilitaires en Grèce d11II' siècle av. ]. -C. au I" siècle ap. ]. -C. ( colloque de !'École
1. Cicéron, Fa1n_.,
III, 7, 5 (dans une lettre adressée de Laodicée à Appius Claudius en février Françaised'Athènes, 14-17 mai, 1995), cf. le C. R. de M.-C. Hellmann, dans Topoi, 5, 2, 1995,
50) _:Quaeso,ettamne tu has ineptias, homo mea sententia summa prudentia, mu/ta enim doctrina, p. 689.
plurtm? rerumusu, addo urbanitatem,quae est uirtus, ut Stoici rectissimeputant, ullam Appietatemaut 2. Cf. IGS, I, 428.
L~ntul~tatemual~e afud_m; plus qua_m_ o:namen;auirtutis existimas ? La transmission des pouvoirs
d Appms Claudms a C1ceron en C1ltcte representa un moment difficile de leurs relations. 3. Lucain, V, 65-236. Et cf. Val. Max., I, 8, 10; Orose, Rist., VI, 15, 11. Cf. F.M. Ah!,
«Appius Claudius and Sextus Pompey in Lucan», C & M, 30, 1969, p. 331-346;
~- Varron?. RR, III, 2, ~ : '."u~nimusin uillam. lbi Appium Claudium auguremsedenteminuenimus J. F. Makowski, «Dracula mortis in the Pharsalia», CPh, 72, 1977, p. 193-202. Cf.
tn subselltts, ut consult, stqutd usus poposcisset,esset praesto. Sur cette mention et sur cette
H. J. Masan, M. B. Wallace, «Appius Claudius Pulcher and the Hollows of Euboia», Hesperia,
fonction de l'augure dans ce récit, cf. J. Linderski, «The Augural Law», ANRW, II, 16, 3 41, 1972, p. 128-140.
(1986), p. 2146- 2312 (p. 2193-2194).
4. Selon Pline, NH, 35, 160, Varron avait voulu être enseveli Pythagorio modo, On
3. Sur ces libri augurales, cf. Cicéron, Leg., II, 32. Cicéron, lorsqu'il reçut le premier de ces s'accorde maintenant généralement à reconnaître qu'il ne saurait s'agir d'une conver-
livres, venait d'être coopté comme augure à la place du jeune Crassus. Cf. encore Fam., III, 4,
sion tardive : l'ensemble de son œuvre montre l'influence du pythagorisme. Cf. L. Ferrero,
1 ; III, 9, 3 ; III, 11, 4. Sur la compétence d'Appius Claudius en matière de droit augural, Storia del Pitagorismone! mondo Romano dalle origini alla fine della Repubblica, Turin, 1955,
cf. Brutus, 267. Appius Claudius était déjà augure en 63, cf. Cie., Diu., I, 105. Voir les
p. 319-334.
fragments de ces libri dans G. Funaioli, GRF, p. 426-427 et cf. Festus, éd. Lindsay, p. 214;
p. 382; p. 386. 5. Cf. F. Cumont, A/ter Lift in Roman Paganism, New Haven, 1922, p. 22. Sur Nigidius
Figulus, cf. L. Legrand, Publius Nigidius Fig11/us 1 Philosophenéo-pythagoricien orphique, Paris,
4. Cicéron, Diu., I, 105 : ...Cui quidem auguri uehementerassentior· solus enim mtdtorum annorum 1930; L. Ferrero, op. cit., p. 287-310 (p. 305; p. 307, sur ses liens avec Appius Claudius et
memorianon decantandiauguri, sed ditlinandi tenuit disciplinam. ' sur la querelle concernant le sens de la fonction augurale) ; D. Liuzzi (éd.), Nigidio Figulo,
5. Ibid. : Q11e"!irridebant col!egaetui eumque tum Pisidam, t11mSoram,m augurem essedicebant... «astrologoe mago», Testimonianzee Frammenti,Lecce, 1981.
Cf. en_coreDiu., II, 75 ~et Leg., II, 32), sur le débat entre les positions radicales d'Appius 6. Cf. Varron, LL, V, 21 ; V, 33 ; V, 47 ; V, 58 ; V, 85 ; VI, 42 ; VI, 53 ; VI, 64; VI, 76; VI,
Claudms et de C. Claudms Marcellus. Sur les conceptions de l'augurat, qui s'opposent au sein 82; VI, 86; VI, 91; VII, 6-10; VII, 31; VII, 51. Le livre III des AntiquitateJ rerum diuinarum
du _collège des augur~s à cette époque et sur la position de Cicéron, voir C. W. Tucker, était consacré aux augures, cf. B. Cardauns, M. Terentius Varro, Antiquitates Rermn Divinarum,
«C1cero, ~~gur_, De mre augurait», CW, 77, 1976, p. 171-177 ; J. Linderski, «Cicero and Wiesbaden, 1976, I : Die Fragmente,p. 41 ; II : Kommentar, p. 163-164. On sait aussi, grâce à
Roman D1v10at10n», PP, 37, 1982, p. 12-38; F. Guillaumont, Philosopheet aug11re,Recherches Aulu-Gelle (XIV, 7) qui en détaille le contenu, que ce commentaire intitulé lsagogicum, que
sur la théorie ~icéronienned~ '.a d(vination (coll. L~tomus, 184), Bruxelles, 1984, p. 47 sq. ; Varron avait rédigé pour Pompée, alors que celui-ci était consul désigné pour l'an 70 et
M. Beard, «C1cero and D1v10at10n: the Format10n of a Latin Discourse», JRS, 76, 1986, désirait avoir un aide-mémoire sur la façon de présider et de consulter le Sénat, insistait sur la
p. 33-46 (p. 46 n. 63, sur l'exploitation de cette image d'Appius, augure par excellence, chez nécessité du respect des procédures augurales dans les obligations de cette fonction.
Varron).
7. Varron, RR, III, 3, 5 : ... non enim solum auguresRomani ad auspiciaprim11mpararunt pu/los, sed
6. Cicéron, Tusc., I, 37; Diu., I, 132 (psychomantia). etiam patresfamiliae rure.

228 229
1
l

Sylvie Agache

Q. ~xius, au moment où il arrive avec Varron dans la Vill


Publtca, apostrophe Appius Claudius assis sur les bancs au mili a
des personna'?es à cognomina d'oiseaux, et qu'il lui dit, subride:~
(avec ·1·
un sourire)
d · : «Nous reçois-tu dans ta volie'r·e , la' ou' t u es assis
·
1
au m1 1.eu es oiseaux ?» , la désignation bouffonne dont 1·1 pr d · 1

----d' l' · , ..1• ,


-~~p-1EJuer-1-mmeuu1t:ment--la-valeur symbolique, a pour fonc-tion de
en soin 1'
. 1

~1r~ ce que s~r~ le ~ivre III, dans ses divers aspects, techniques 1

f1ct10nnels et 1deolog1ques. ' 1

Donc pour Varron, plaisanter, c'est donner des clés pour


compre?dre le sens de son ouvrage aux visées très multiples ' 1
s'thyltsat10n et les éléments symboliques, que coche préci~é:en: Pleurs héroïques, sourires mythographiques
l umour, ont une place déterminante. pathos et érudition ludique dans les
, . En dernier lieu, je voudrais dire seulement que le Traité Epistulae Heroidum
d agrtcul~ure de V~rron .est une somme, une œuvre magistrale, et qu'il
f:aut le lire, ce qu on fait peu.

Sylvie AGACHE
(Départementde Lettres Classiques,
Universitéde Rouen) Avant d'aborder la question de l'humour, et plus exactement
celle du rire «philologique», dans les Héroïdes, il est nécessaire, pour
voir comment opère ce rire, de préciser les raisons pour lesquelles ces
lettres ont été, et peuvent être, perçues comme illustrant une certaine
forme de pathétique.
Le recueil est constitué de deux corpus, quinze lettres de la main
d'héroïnes de la mythologie (à l'exception d'une lettre de Sappho), et
six paires de lettres constituant l'ébauche d'une correspondance entre
un héros et une héroïne. C'est dans le premier corpus que la contra-
diction entre la tendance au pathétique et l'humour s'affiche de la
façon la plus significative. Les quinze premières lettres présentent en
effet une série de situations qui apparaissent comme autant de varia-
tions sur les archétypes du malheur féminin dans l'épopée et la
tragédie. Les héroïnes écrivent alors qu'elles viennent d'être aban-
données par l'homme qu'elles aiment. La situation d'écriture est
toujours une situation de déréliction, dont l'exemple extrême est
fourni par la lettre d'Ariane écrivant à Thésée alors qu'il vient de
l'abandonner seule sur l'île de Naxos (lettre X).
Reprises de situations épiques ou tragiques, les lettres ovidiennes
héritent bien sûr, de façon très nette, du monologue dramatique, et
particulièrement du monologue euripidéen. Mais elles sont aussi l'une
1. Varron RR III 2 2 · s d b t d · · · ·
des rares œuvres de la littérature antique non dramatique où un per-
Fircel!ius 'Pauo, Redti;us ·ade ~exat~aam sMtn~stra_m ept_Corne/1M11s
Merula consulari familia ortus et sonnage fictif s'exprime à la première personne sans que cette prise de
. . , u, , tnuczus tca et Petroni P Ad
~rs:;~~:=u~utf;'ups a1t!lfeods~ubrniedefinosl_:
Relcipdisn~s, inlquit, in tu~m ornith:~a, :I::edes in1::1:u::1; parole soit introduite par une instance narrative (comme le poète épi-
r , mu e e ntue augural que s ' ' · que par exemple). En cela, elles héritent à l'évidence du dévelop-
~er~onnages (cf. J. Linderski, Stud. Pomp. op. cit. p 115-116) ufgere ce1te presentat10n des
limite donc pas à un simple jeu de mots. ' ' · · e sens e ce passage ne se pement de l'expression subjective qui se fait jour dans l'élégie ro-
maine, où toute réalité se trouve soumise à la perspective amoureuse
230
231
jean-Christophe Jolivet
Ple11rshéroïqttes,souriresmythographiquesdans les "Héroïdes"d'Ovide
1
du «je;> élé!:"iaque,. Ceci_est tellement frappant que bien des critiques fonction de pathétique à travers une tendance monologique qui se
ont ~te ,~en~ibles a c~ fait : les ?éroïnes de la tragédie ou de l'épopée tésume à la méditation du malheur ou à l'expression de la souffrance:
- qui n etaient parfois que de simples figures littéraires de second or- la narration des faits passés n'est qu'une sélection de souvenirs frag-
dre, à l'e...
xempl~ ~e la Brfs~is iliadique - acquièrent, à l'occasion de mentaires, elle est parcellaire, éclatée, ne possède pas à proprement
leur entree :n ht~era:ure eJ_::>is~?la~re!_une_sorte_
d'autonomie subjective, parler de fonction informative. Les topoi de l'épistolographie viennent
leur «c~rac;e_re»s a~fit~e e~ s epaiss1t, elles sont désotmais dotées d'un relayer cette tendance à l'apitoiement sur soi-même: les héroïnes
~onde int~!ieut qm s exprime à travets une lettre, censée reflétet une multiplient les mentions des larmes qui tombent sur les lignes qu'elles
i~ag~ del ame sel?1?-~e~ théories antiques 2 • La critique contemporaine viennent de tracer, etc.
n_a des lo_rs,,pas. hesite a prendre, pour ainsi dire, les Héroïdes au sé- Par ailleurs, un autre élément vient compléter cette poétique du
neux:, et ~ ~r_ud1erla rseu?o-«vérité psychologique» des épistolières, pathos. Les Héroïdes font l'objet d'une élaboration remarquablement
certains_n hesitant pas a voir dans le recueil le «premier monument du complexe du point de vue de la fiction littéraire, qui les éloigne défi-
natur~lisme européen» 3 . Il est inutile de souligner le caractère ana- nitivement des exercices de rhétorique - éthopées et suasoriae - aux-
c,~ro~i9ue et naïf d'une telle conception. Mais elle est révélatrice de quels la critique les a souvent réduites. Les lettres ovidiennes s'insèrent
~ in~eret, que peut exercet cette forme nouvelle d'expression sub- dans une histoire préexistante, et ce, d'une façon extrêmement prfcise.
Jective d un personnage fictif dans la littérature ancienne. Il est possible d'indiquer à quel moment exact du chant IV de l'Enéide
~u~re aspect à prendre en compte, c'est dans le domaine du Didon écrit sa lettre, ou à quel moment des Trachiniennes Déjanire se
genre epistolaire q;1~ les !féroïdes amènent les nouveautés les plus met à écrire à Hercule. On a pu ainsi définir les Héroïdes comme de
~otables .. Le co~e ~pistolaire favorise bien sûr le développement de véritables «intertextes»1, au sens propre du terme, dans la mesure où
l expres~10n sub1ective. Mais il est vrai, également, que les Héroïdes le poète a. opéré une coupe savante dans la trame épique ou drama-
contrevi~nnent so1;1-v~ntà la règle épistolographique qui veut que la tique imaginée par l'un de ses prédécesseurs, pour y situer la rédaction
lettre soit un _demi-dialogue. En effet, les lettres ovidiennes (et c'est là d'une épître par l'héroïne. On peut même aller plus loin, et montrer
encore un trait du pathos qui s'y illustre) se caractérisent souvent par que, dans un certain nombre de cas au moins, l'épître ovidienne corres-
une te?dance au sol~loque, quand, se détournant de leur destinataire et pond à un message ou à une lettre qui sont évoqués dans l' œuvre
du present de l'écriture, les épistolières ressassent leur propre mal- littéraire, ou dans l'une des œuvres qui servent de contexte à chaque
~eur~ leur passé ~t les souvenirs d'un bonheur perdu. Elles donnent épître. Cette imbrication de la lettre dans une œuvre préexistante
lieu a une ...re~réati?n du passé à partir de la liberté narrative qu'induit favorise l'instauration d'une sorte de continuité narrative entre la tra-
le ge1;1re epistolaire:, Ce type d'écriture s'éloigne parfois de toute gédie, ou l'épopée, et la lettre. Elles se complètent au sein de la fic-
tentative de persuas10n de l'amant infidèle, pour s'orienter vers une tion littéraire résultant de leur mise en perspective. Le propos de
l'héroïne n'en acquiert que plus de cohérence et de poids - puisqu'il
1. Sur_les Héroïdes en général, _on pourra consulter H. Jacobson, Ovid's Heroides, Princeton est aisé pour le lecteur lettré de le replacer dans un contexte événe-
~974 , D.F. Kenne~y, «The epi~tolary mo~~ ~nd the first of Ovid's Heroides», dans CQ 34: mentiel très précis -, et les effets d'ironie dramatique occasionnés par
984, P· 415-422, A. Barch1es1, <<Narrat1v1tae convenzione nelle Heroides» dans MD 19 le fait que !'épistolière ignore tout de son avenir «littéraire» (c'est-à-
;J87, P· 63~90 ; F. Spoth, Ovids Heroidesais Elegien (Zetemata. Monographien ~ur klassische~
rrttms~dissenscha~t, 89), Munich, 1992 ; P. Steinmetz, «Die literarische Form der Epis- dire ce qui doit lui arriver après la rédaction de la lettre, ce que
tu ae ero1 um Ov1ds», dans Gymnasium 94 1987 p 128-147 · CM "Ii'nt
B ·,r.'P · o 'd. H •J • ' ' • , • , r
·
erme1er, te
D· le lecteur ovidien, lui, connaît) favorisent encore une fois une lecture
rte11aare tn v1 s erotues (Palrngenesia ' XLI) ' Stuttgart , 1993 •, J ,- C • J o1·ive t , Ali uston
· et pathétique de ces épîtres.
;c. t · éJ · l · d. l
fi ton ,Ptstoa!,;e ans es Héroïdes, Recherchessur les sourceset la techniquelittéraire d'Ovide (thè
actylographiee pour le doctorat de l'université de Paris IV - Sorbonne, 1994). se Du point de vue de la matière, de la composition, d'une utili-
2. L'opinion selon laquelle il faudrait faire remonter au ure siècle avant notre èr sation spécifique du style épistolaire, du point de vue de la cohérence
(cf)~;o;so;, f' 335) l'?uvrage de Démétrios, 11Ept Épµl]vEio:s, qui définit la lettre comm:
moitie e ta ogue (vou Hercher, Rhetores graeci, III, 310 sqq.) doit être corrigée à artir
fictive qui existe entre la lettre et une autre œuvre littéraire, la poéti-
des recherches de P. Chiron, Démétrios. Du Style Paris CUF 1993 p XIII ( ·p ·
que ovidienne multiplie les conditions favorables à l'expression du
P · 63, sq., § 223 sqq. ), qui· rnc
· 1· , ' ' • , · sqq. votr aussi
rne a penser que l'ouvrage doit être situé à la fin du ne ., l pathétique. Cohérence fictive et tonalité pathétique pourraient donc
au debut du Ier siècle avant J.-C. s1ec e ou
3. L'expression est de G. A. Seck, «Ich-Erzahler und Erzahler-Ich in Ovids Heroides z
st 1. L'expression est de Barchiesi, art. cit. supra (p. 232 n. 1). Voir également sur cet aspect
Ent ehun~ des ne~zeitliche~ li~erarischen Menschen», dans Monumentum Chilionense. S;udi~!
zur augustetschenZett. Festschrift/ür E. Burck, Amstetdam, 1975, p. 436-470. Kennedy, art. cit. Sttpra (même note). La poétique ovidienne incite même le lecteur l;ttré à
l· .;
A V. 1
r s;r. ces asl?ects J. ~fauter, Untersuchungenzttr poetischenTechnik und den Vorbildern der
rta ne- PtSte1 Ovtds (Stud1en zur klassischen Philologie, 49), Francfort, 1990.
imaginer ce qui advient de cette lettre, les conditions dans lesquelles elle est susceptible de
parvenir à son destinataire fictif. Voir Jolivet, op. cit. Sttpra(même note), ch. III, p. 230 sqq. et
ch. V, p. 309 sqq.

232
233

'1
:1 1
jean-Christophe Jolivet

Pleurs héroi'ques,souriresmythographiq11es
dans les "Héroïdes"d'Ovide
s'avérer les caractères dominants du recueil. Il faut dès lors souligner à
quel point l'humour ovidien, sous une de ses formes les plus sophisti- T d 'd u'il a ramenée de Sparte. Et d'évoquer le caractère
quées - celle de l'allusion mythographique -, vient, dans le cadre de bras la yn ardi eb? de l'épouse de Ménélas. C'est une infidèle, et elle
la poétique qui est celle des Héroïdes, provoquer des effets de surprise peu recomman a e , l' A ·d D' illeurs
m era le prince troyen comme elle a trompe tri e. a '
et d'amusants anachronismes qu'une lecture moderne ne peut analyser ~~tepHélène n'a-t-elle pas déjà fait l'objet d'un enlèvement ?
-qt:r'-e-n-telïî'.fesëie rupture Ciela continuitrae ~lafiction et du pathos par Sit fade quamuis insignis, adultera certe est.
des allusions renvoyant le lecteur au domaine paralittéraire de la Deseruit socios hospite capta deos.
mythographie et de l'exégèse, bien au-delà de la sphère personnelle Illam de patria Theseus (nisi_nomine fallor)
nescio quis Theseus abstuht ante sua.
où s'élabore la fiction. Je ne dis pas, bien sûr, que les choses se jouent A iuuene et cupido credatur reddita uirg;_o?
en ces termes pour les Anciens, mais c'est bien comme cela qu'elles Vnde hoc compererim tam bene, quaer1s? Arno.
nous apparaissent : pour le dire d'une façon naïve, tout se passe comme Vim licet appelles et culpam noi:ni~e ueles.{
quae totiens rapta est, praebmt tpsa rapt .
si les personnages de la fiction avaient lu les mythographes et les
scholiastes, et jouaient avec une forme de culture exégétique. Voilà une allusion à un premier enlèvement d'Hélène._ Certai~s
. . l' uent non sans une certaine naïveté, le fait que a
Pour illustrer ce point, analysons un exemple portant sur la
1
cinquième Héroïde • Cette lettre est adressée à Pâris par celle qui, selon
la tradition, fut sa première épouse, une nymphe de l'Ida nommée r:
cri:q~!\ e;ir;l'idedtité de Thésée comme l'~n des traits par lesquels
piète âépeint le caractère simple et ;ustiq1:1_ed~ son prsonn~~;~
L'on objectera facilement - et avec la meme naivete - 9u i est p d
Œnone. Cette union matrimoniale entre un prince troyen et la fille
d'un fleuve, quoiqu'elle ne semble pas avoir fait l'objet d'un tant bien étonnant qu'une simple nymph~ de l'lda ai~ eu v~:_e ~
. nlèvement . ne souligne-t-elle d'ailleurs pas d elle-m 1
traitement littéraire avant l'époque hellénistique, trouve vraisem-
blablement son origine dans une vieille tradition mythique remontant ~~;:;:;e.
esurprenant de la précision de ses i~formatio~s qu;_?~,a~ r~:i~
d 1 ' le passage . Œnone ignore qui est esee,
au moins à Hellanicos de Lesbos, lequel mentionnait les unions Examinons e P us pres , , · . 1 , Hélène ne l'aura pas
elle sait bien que ce heros, apres avoir en eve '
matrimoniàles entre Priamides et nymphes des fleuves de Troade 2.
Quoi qu'il en soit, la nymphe fait sans doute son apparition dans le laissée repartir vierge. . ' seulement la 1

domaine latin avec Parthénios de Nicée qui, dans ses Erotica Pathemata, Le unde hoc compererim tam bene quaerts n .e,st, l?as . .
adressés au premier des élégiaques romains, Cornelius Gallus, rap- question que se pose Pâris, destinataire «intradiegetiq~e», ~ais ab~~;
porte l'histoire de cette pauvre nymphe délaissée par Pâris au profit ses autres destinataires, c'est-à-dire nous, lecteurs c~nstituant e pu
d'Hélène. C'est ce qui fait l'objet de la cinquième Héroïde. La lettre ovidien. Cette contradiction entre une si p.rand~ ;gnoran;e, - e~ ~~:
est écrite, semble-t-il, à la veille de la guerre de Troie, après que Pâris .
ignorance sou li'gne'e avec insistance - (sur 1 identite
. de
d Thesee), e
· triguer
a ramené l'infidèle épouse de Ménélas en Troade. Elle est des plus si grande certitude (sur l'issue du rapt), ne laisse pas e nous i~ qu;
pathétiques : la naïade, suivant en cela l'inflexion monologique qui Et je crois que cette apparente contradictio? ?'est p_asarre ~ os~, ne
est, comme on l'a dit, l'une des caractéristiques du style épistolaire des le signe d'une astuce, une s~rte de trocede de s!gna ;::b~e d\n
Héroïdes, se remémore comme pour elle-même les serments d'amour allusion2. Mettons-nous un rnstant a la pla~e ,d un , .
éternel que l'infidèle fils de Priam grava jadis, au cœur des forêts cénacle littéraire augustéen, spécial~ste de la l_it_terature~re~~:l~~~fà'.
idéennes, dans l'écorce des -arbres; elle évoque de façon poignante la doté d'une bonne connaissance des diverses tradi~10ns mythiq .
séparation des deux amants, qui fut baignée de larmes; elle se revoit, que nous lisons ce vers : . . ?
A iuuene et cupido credatur redd1ta u1rgo • ,.,
sur la plage, suivant des yeux jusqu'à l'instant ultime la nef troyenne
emportant Pâris vers d'autres cieux. Puis elle évoque sa douleur à la Aussitôt il vient à l'esprit que l'opinion d'~n?ne conna;t des
vue, sur la proue de cette même nef, de son époux serrant dans ses .
contradicteurs, ' et d es contra d'ic t eu rs dont l'autorite ne parait pas

1. Sur la lettre d'Œnone, on peut consulter, outre le chapitre que lui consacre Jacobson ê fi belle mais c'est assurément une adultère.
l. Her. V, vers 125 sqq. : «Elle e~t peut- tre ort don'né les dieux conjugaux. Cette femme
(op, cit. supra [p. 232 n. 1)): F.H. Grantz, Studien zur Darstel!ungsk1mstOvids in den Heroides, Elle s'est laissée séduire par son hote, et ellâ a aban n je ne sais quel Thésée l'a enlevée de sa
Diss. Kiel, 1955 (dissertation dactylographiée); T.C.W. Stinton, Euripidesand thejudgement of
remarquable, Thésée, si je ne me trompehpas e ndom,ula "orce de l'âge et plein de désir, l'ait
Paris, III, Oenone,p. 47-56, dans Col/ectedpaperson greektragedy,Oxford, 1990, p. 17-75 (= JHS . • p ·re qu'un omme ans 11 , • T
suppl. XI, 1965, p. 2-77); Jolivet, opuscit. S1tpra(p. 232 n. 1), ch. I. patne avant to1. eut-on cro1 , , ., . t' si bien instruite à ce propos ? J'aime ! u peux
restituée vierge ? Tu me deman~lesd of J a1 é e n mot . si elle a été enlevée tant de fois, c'est
2. Sur cette légende, voir Van der Valk, «On Apollodori Bibliotheca», dans REG, 71, 1958, bien appeler cela violence, et vo1 er sa aute sous u .
p. 136-137.
qu'elle s'est prêtée elle-même au rapt>~ 1 . 'è Héroïde Cf mon article, «Philologie et

234 ~y~: 01:;fev~a:~ r:~~!~1è~:t :;,~: (:;s 6t-1~m:,,n:i:ns REL,'70: 1992, p. 138-148.

235
Jean-Christophe Jolivet
Pleurs héro/'ques,souriresmythographiquesdans les "Héroi'des"
d'Ovide

mince., Q~i ~ émis, en /ef~et, l'opini?n 9u'Hélène était toujours vierge - il y a ceux qui prétendent que Thésée, le ravisseur, a respecté
lorsqu elle epousa Menelas ? Qui n est pas d'accord avec notre la jeune fille, par exemple Diodore de Sicile 1 ;
ny~phe_ de l'Ida ? Il s'agit de l'oracle des oracles en matière de
- il y a enfin les exégètes d'Homère qui, sur c.ette question, ont
philologie : le_gra~? Arist~rque en l?ers~nne !_ l_?èslors, nous pouvons
____ naus_apetce.v:01r-qu-1Ly-a-la-un-Gonfüt-d-autori te sous-jacent entre une des preuves dans différents pas~ages de }'_Iliade : Arist~r~ue, dan~ son
effort de dissociation des donnees homeriques et des elements legen-
°}'1:11Phede Troade et le prince des philologues. Pour le dire plus
daires remontant aux poètes du Cycle, voulait, comme l'a montré
~erie~s:ment, le lecteur lettré ne peut _pas lire ces vers sans penser
Albert Severyns 2 , démontret qu'Homère ne connaissait pas l'enlè-
im,1:11ediat~mentau s1;1bst~atmytho~raphique de cette question, au fait ',1

qu il Y_a la une all~s10n a un probleme philologique qui a notamment vement d'Hélène par Thésée. L'enjeu était v_raisem.?lablement d~ S_?U- '
ligner que, dans le cadre de l'Iliade, le premier enleveme?t devait et~e
des e?Jeux en matièr: d'exégèse iliadique. Nous sommes en pleine
le fait de Pâris. Pour ce faire, le philologue alexandrtn se fondait
q~est10n myt~10graphique, en plein problème homérique, en plein
notamment sur deux passages de l'Iliade: au chant XIII, Ménélas, in-
debat de lettr~s. Reprenons _un peu l'historique de cette question, telle
vectivant les Troyens, leur reproche d'avoir enlevé sa KOU_Pt_6{ riv
que nous la laissent entrevoir nos sources. La tradition de l'enlèvement
remonte au moins à Stésichore et à Hellanicos. Mais Albert Severyns a
aÀoxov, son épouse légitime3. Mais ici, Aristarqu: se~ble avoir tnter-
montré que l'épisode était déjà présent dans les Chants Cypriensl. prété l'expression comme ~i~nifiant q1;1'I:J élène état t vierge. a~ ~ornent
de ses épousailles avec Menelas. Il fa1sa1t une remarque s1m1la1re ~ux
Thésée, étant convenu avec Peirithoos d'enlever des filles de vers 392-393 du chant VII, où Pâris dit qu'il ne rendra pas sa Koup,t6tl!_v
Ze~s, s'était emparé d'Hélène qu'il avait en.suite laissée à Aphidna, en aÀ.oxov à Ménélas et les scholiastes en concluent que, d apres
~ttique, so~s ~a garde de sa mère, et les Dioscures avaient attaqué la Homère, Hélène n'a pas ' / / mar1ee
ete · / avant duep~user M/ene/1as4. D e l'1'n-
ville pour li?erer leur_ sœ~~2 . A cet épisode se rattachait une grave terprétation du terme KOU pt6{ ri v, les exégètes tnferent donc la conser-
qu:st/10n q~i. engag:ait d impor~antes considérations exégétiques: vation de sa virginité par la belle Hélène.
!h~see avait:il abuse de sa captive ? Sur ce point, deux versions
etaient en presence. Cela situe le jugement d'Œnone dans un contexte philol?gique
assez intéressant ! Ce qui est clair, c'est qu'à travers cette allusion, le
. Le_suns disaient que des amours de Thésée et d'Hélène était née lecteur quitte le drame d'Œnone pour se reporter à sa propre culture
Iphigén1e3._Cette tradition faisait mention d'une malédiction qui pesait mythographique. La plaisanterie savante se présen~e c?mme ~n.e sorte
sur _l~ famille 1e Tyndare, lequel avait oublié Aphrodite lors d'un d'intrusion incongrue dans le cadre fictif de cette histoire pathettque.
sacr~ftce. La deesse en colère avait alors condamné ses filles à des
mariages successifs et à l'abandon de leurs époux4. L'avis de la nymphe peut dès lors s'analyser comme une surpre-
nante prise de position dans un problème homérique, ce d'autant que
, / far ~illeu~~• une autr_e tradition insiste sur la virginité conservée
d Helene Jusq1;1~ son mariage avec Ménélas. Les choses sont un peu
complexes, mais on peut établir le classement suivant : 1 Diodore IV 63. Après l'enlèvement, les Dioscures délivrent leur sœur: AÉyouot Toùs
ànayayEîv na p8é'vov olÎ aav.
à6EÀ<j>oùsTi\s, 'EÀÉv11sè.toCJKoupous... TTJV'EÀÉVTJV
- il y a les auteurs qui insistent sur le très jeune âge d'Hélène 2. Loc. cit. supra (p. 236 n. 1).
lors de l'enlèvement. Par exemple Plutarque Tzetzès dans les 3.Iliade, XIII, 626-627: OÏ. µEu Koupt6{T]v d'Xoxov Kat KTijµaTa TTOÀÀCX
/ µàtj; oÏXECJ0'
scholies à Lycophron 5 , ou encore Apollodore ; ' ' àvayoVTES, ÈTTEtq>tÀÉECJ0E
nap' aÙTij.
11 1

4. Conséquemment, cette interprétation amenait les Alexandrins à athétiser le~ ~ers 14?-144
du chant III où Hélène sort de sa chambre accompagnée par ses servantes, Clymene et «A1thra,
1. A. Severyns, Le cycle épique dans l'écoled'Aristarque Liège-Paris 1928, particulièrement fille de Pittheus» et donc mère de Thésée : ces vers supposaient l'enlèvement, Aithra ayant été
p. 271-274 (Hélène et Thésée). ' '
capturée par les Dioscures venus délivrer leur sœur que Thésée avait laissée sous la garde de sa
2. Sur ~es,~ifférents traitements de cette légende, voir L.B. Ghali-Kahil, Les enlèvementset le mère à Aphidna (scholies ad III, 144 Erbse). Néanmoins, un autre passage homérique suppose
r~to~r,d Hele~edans les textes et les documentsfigurés, Paris, 1955, p. 305 sqq., Le premier rapt lui aussi l'enlèvement : lors de la Teichoscopie(III, 236 sqq.), Hélène constate l'absence, dans l~s
d Helene, Voir n?tamment Hygin, 79 ; Apollodore, Epitomé, I, 23 ; Diodore de Sicile IV 63 troupes grecques, de ses frères Castor et Pollux, et conjecture qu'ils ont. eu honte de vemr
2; Plutarque, Vte de Thésée,31, etc. ' ' ' combattre à cause des insultes que l'on profère contre leur sœur. Les scholies ADG (S':veryns,
3. Voir en particulier Pausanias, II, 22, 7. p. 274) supposent que cette honte est due au fait qu'Hélène a,_déj~été enlevée une f01s, et le
scholiaste développe à cette occasion une version du rapt qu 11 f~1t r~monter ~ux poètes _du
4. Stésichore, fr. 223, PMG = Schol. Euripide, Oreste,249. Cycle et à Alcman, poète de Sparte (scholie ad III, 242 Dmdorf). Bien su~, cette mterprétatJ?n
5. Alexandra, 513 et scholie ad !oc. Cette donnée remonterait à Hellanicos • ,l,T]<Jt"'' ' n'est pas aristarchéenne, puisqu'elle suppose qu'Homère c~nnaît le premier.enlèvement. Mais,
tEi\/1.dvtK ( '"' 1' tEÀ ~ t • 'Y vE 0 en tout état de cause, les deux derniers passages cités semblent bien m?ntrer que,
os E:rrTaETT]OU<Jav EVT]Vapnayl]Vat, unà 0î]CJÉWs (= FGrH 1686) Cf contrairement à ce que pensait Aristarque, le premier enlèvement d'Hélène était connu de
Apollodore, Epitomé,I, 23. · ·
l'auteur del' Iliade (cf. L.B. Ghali-Kahil, p. 306). ,·
236 1

237
Pleurs héroïques,souriresmythographiquesdans les "Héroïdes"d'Ovide
Jean-Christophe Jolivet
Qu'aurait pensé Aristarque s'il avait pu l_ire,ces vers ? L~s d~~x
son point de vue se fonde sur un raisonnement en apparence rationnel: points de vue ne concordent p,as ~ a,vec celu~ d Œ?one, 1:u1s9-uils
un homme jeune et plein de désir, il n'est pas imaginable qu'il ait affirment qu'il y a eu rapt, et qu Helene est neanmoi~s restee vi~r!se.
laissé partir Hélène sans attenter à sa vertu. Or c'est là le style même C'est certes, la version dont on trouve la trace chez D10dore de Sicile,
des mythographes rationalistes: on pourrait trouver ce genre d'argu- mais 'ce n'est pas la version des gens sérieux ! Les gens sérieux, comme
--me-nt:s-ehez-u.-n-P..alaiphat0s--par-exemple;·EEnone -ne fait en somme que Œnone et Aristarque, ne dissocient pas le rapt d'Hélène et la perte_ de
réfuter un a11taTov selon une démarche «scientifique», un rejet sa virginité : pour Œnone en effet, s'il y a eu rapt, il s'est nécess_aire-
d'après les vraisemblances, d:110TWV Etl«hwv, d'une version mytho- ment passé quelque chose. Et pour Aristar~ue, s} ~élène. esr,_toujours
graphique - celle illustrée, par exemple, par Diodore. Mais il s'agit là vierge à son mariage, comme semble le dire Menelas lm-meme dans
évidemment d'une sorte de mise à distance des raisonnements des l'Iliade, c'est qu'il n'y a pas eu rapt. ·
mythographes, une parodie de leur science. En effet, les vraisem-
Par ailleurs, la manière dont les deux personnages ovidiens
blances sur lesquelles se fonde la nymphe mythographe sont orientées,
soutiennent leur version est suspecte. Pâris veut bien admettre que
comme toujours dans les Héroïdes, par un point de vue élégiaque.
Thésée n'ait rien fait, mais il souligne le caractère surprenant de
C'est souvent par les explications de l'amour que les héroïnes appor-
l'honnêteté du héros athénien. Lui n'eût pas agi de même. Quant à la
tent une solution, une ÀUO"tS', aux problèmes de la mythographie.
version d'Hélène elle est excellente, en ce qu'elle combine la tradi-
Le plus curieux, c'est le fait que ce débat mythologique - cette tion apologétiqu~ qui la concerne (Gorgias, Isocrate ... ), mais égale-
opposition entre les différentes versions - se trouve pour ainsi dire ment la tradition apologétique qui concerne Thésée, dont on trouv~ la
figuré, parodié au sein même du recueil. En effet, les lettres XVI trace chez Plutarque, et qui consiste à absoudre le héros de tout crime
et XVII - qui ont peut-être été composées plusieurs années après envers Hélènel. En l'occurrence, il faut d'ailleurs noter que cette
la lettre V - reviennent sur cette grave question de la virginité invention parodique d'une version concili~nt les deux tr_aditions
d'Hélène : apologétiques constitue une sorte de «progres» mythographique par
rapport à la lettre V où s'exp~i1;1ait ~ncore ~a nécessité de dé~i~ner 1:n
Lettre de Pâris à Hélène (Her. XVI, 149 sq.) Lettre d'Hélène à Pâris (Her. XVII, 23 sq.)
coupable : pour absoudre Helene, il fallait condamner Thesee, vtm
Ergo atsit merito, qui nouerat omnia, Theseus, An quia uim nobis Neptunius attulit heros, licet appelleset culpam nomineveles.
et uisa es. tanto digna rapina uiro, rapta semel uideor bis quoque digna rapi ?
( ...) ...
( ) C'est trop beau pour être vrai ! L'insistance de la T~rndaride su~
Quod rapuit laudo ; mitor quod reddidit umquam ; Non tamen a facto fructum tulit ille petitum : la conservation de sa virginité paraît bien suspecte ... Mais alors,. qui i
1 ,,
Tarn bona tonstanter praeda tenenda fuit, excepto redii passa timore nihil. croire ? Tout se passe comme si la quaestio homericase transformai~ en q
,1
( ...) Oscula luctanti tantummodo pauca proteruus quaestio ovidiana, et la reprise parodique du problème mythographique
abstulit : ulterius ni! habet ille mei.
Si reddenda fores, aliquid tamen ante tulissem,
nec Venus ex toto nostra fuisset iners ; Quae tua nequitia est, non his contenta fuisset - dans le recueil pose à son tour une difficulté. '!i 1

Di melius ! Similis non fuit ille tui.


Ve! mihi uirginitas esset libata, uel illud Peut-être n'y a-t-il pas de solution décisive. Néanmoins, il existe
Reddidit intactam, minuicque modestia crimen.
quod poterat salua uirginitate rapi 1• Et iuuenem facti paenituisse patet 2. une version qui pourrait mettre tm~t _le mond~ d'ac~o~~• et q;1e l'on
doit si l'on en croit la manchette precedant la vmgt-sixieme metamor-
pho~e d'Antoninus Liberalis, à Nicandre. Certes, cette version n'est
pas très favorable à Hélène, mais elle permet de rendre compte des
1. «Donc, il a été enflammé à bon droit, Thésée, lui qui te connaissait tout entière (allusion au affirmations contradictoires d'Œnone et de la fille de Tyndare :
fait que Théséea vu Hélènes'exerfantà la palestredans le plus simpleappareil, vv. 152-153) et tu as I'
'l!',1
semblé une proie digne d'un si grand héros. Si je lui rends hommage de t'avoir enlevée, je '1
.,1 1, 1
,,

m'étonne qu'il ait pu te rendre. Il fallait conserver avec obstination un si bon butin. S'il fallait 1. Plutarque, Vie de Thésée,31 : "H6l] 6È TIEVT~KovTa Èf'fl] yEyovwc;, ù.Îc;q>l]Otv 'EÀÀaVtKoc;,
absolument te rendre, moi j'aurais cependant pris quelque chose auparavant, et mon amour ne
serait pas resté complètement inerte. Ou je me serais offert ta virginité, ou bien ce que je
Ë11pa~E Tà TIEpt TT]V 'EÀÉVT]V, 0c;
oÙ Ka0' <llpav. "00EV 6,iJf-Éra'f,OV È 1T~V~p8?tfµE~O\
-roû-ro TùÎv ÈyKÀ1Jµd-roov lviot ÀÉyouai_v ouK au;rov ap11a?at T,lJV ,EÀEV1!_.V, aÀÀ
pouvais te prendre sans porter atteinte à ta virginité». "16a Kat AuyKÉooc;àp11aoavTWV 11apaKaTa0l]KlJV ÀapovTa Tl]pEtv Kat jlll 11potE,00m
2. «Est-ce que par hasard, sous prétexte que le héros neptunien m'a fait violence, moi qui ai TOlÇ ÂlOOKOUpotÇ d:11atT0Ûotv· ~VT]Ma Tuv6apEW 11apa60VTOÇ aÙTOU, <j>opl]~EVTO~
été enlevée une fois, je te semble digne d'un second rapt également ? Pourtant, l'illustre Thésée 'Evapo-hopov T◊V 'ITITIOKOWVTOÇ ETl Vl]TifoV oÙoav ptm:;oµEVOV TT]V 'EÀÉVT]VÀapEtv. Ta
n'a pas retiré de son acte le fruit désiré : je suis revenue sans qu'il me soit rien arrivé, j'en fus 6' EtKOTa"' Kat TIÀEloTOUÇi!xovTa' µapTupac; TOtaUTa • ' E~nv.
' ~H'0 '
", ov µEVE~., ',, ~,11apT,,
' nv
quitte pour la peur. L'audacieux ne m'a dérobé que quelques baisers, car j'ai lutté : il n'a eu de d:µ<j>oTEpot Kat T~v Kopl]v Èv lEp<.Q '~pTɵt6o 7 'Op0~ac; xopEuou,:rnv ,,ap11aoavT~c;
moi rien de plus. Toi, effronté, tu ne t'en serais pas contenté. Dieu merci, il ne te ressemblait Ë<j>uyov· ( ... ) 0l]oEuc; ( ... ) 11apaÀapwv Tl]V 11ap0Evov ou11w yaµwv wpav Exouoav Etc;
pas. Il m'a restituée pure, et sa modération a allégé sa (aute. D'ailleurs, il s'avère que ce héros 'A<j>(6vac;ÈKOµtoE.
· s'est repenti de son acte».
239
1.
238
jean-Christophe Jolivet

0l)oÉws Kal 'EÀÉVl)S 'flÎ s LÎlO s È yÉVE'fO 8uya'fl)p 'I<jnyÉvEta ,ml aÙ T~ v


È~É'fpE<j>EV~ 'fl]S 'EÀÉVl)S à6EÀq>~ KÀurntµ TJO'fpa, npos 6È 'fOV 'AyaµÉµvova
EÎTTEv aÙTTJ'fEKEîv· 'EÀÉVl) yàp nuv8avoµÉvwv TWV à6EÀ<j>wv if<j>l) Ko
Pll napà
0l)oÉws dnEÀ8Eîv 1.

Inutile d'insister ! On voit comment cette version résout, d'une


--œrt.ain€l-manière,t0ute-la-EJuest-ion, du moins en· ce qu'elle permet au
lecteur de comprendre les tenants et aboutissants des divergences qui
se font jour entre les trois lettres. Mais l'essentiel est qu'un tel
exemple nous entraîne bien au-delà de la question classique du
mélange des genres telle qu'elle est généralement posée à propos des
Héroïdes, lesquelles mêleraient esprit et pathétique. Le rire lettré,
l'allusion philologique subvertissent les «vraisemblances» d'un dis-
cours pathétique qui se déploie au sein d'une fiction rigoureusement II -
construite. Le rire érudit se présente ici comme ce qui vient saper ce
qui peut sembler, en première analyse, la base même de la poétique
ovidienne dans ce recueil : pathos et continuité de la fiction. La pra- Rires et sourires de poètes et lettrés i
1
'

tique ludique de l'érudition littéraire apparaît comme dépourvue des 1

enjeux esthétiques, affectifs ou émotionnels que suppose au contraire


la fiction épistolaire. Elle -relève d'une sorte de désinvolture dans la B - Les philosophes et les orateurs
rupture de ton. En ce sens, l'allusion semble devoir minimiser pour le
lecteur ou l'auditeur toute possibilité de se laisser captiver continû-
ment par la plainte de l'héroïne, de succomber au charme sentimen-
taliste du pathétique dont chaque lettre présente une savante varia-
tion; ce type de jeu érudit se présente délibérément hors du champ de
la fiction où s'exprime le «je» fictif, fait taire la voix du personnage
pour faire entendre celle du poeta doctus. Deux voix dans chaque lettre
tiennent deux discours différents sur la mythologie. L'une envisage
le mythe de son point de vue limité et réducteur, dramatisé par une
situation souvent tragique, et l'éprouve sur le mode de la souffrance
et de la passion; l'autre l'envisage selon un point de vue à la fois
docte et ludique. Derrière le personnage se révèle la figure d'un
commentateur, d'un glossateur, d't:tn mythographe érudit, dès puellae
doctae qui font partie du public élégiaque. Les pratiques littéraires des
cercles augustéens se trouvent par moments figurées au sein des
poèmes. Il n'y a en tout cas pas de cohérence absolue dans le registre,
ni dans la fiction, mais une ouvenure des lettres ovidiennes sur des
domaines non fictifs, paralittéraires ou mythographiques, par le biais
d'un humour sophistiqué.
i
Jean-Christophe JOLIVET ''

(Université de Lille III)

1. «De Thésée et d'Hélène, fille de Zeus, naquit une fille, Iphigénie, et la sœur d'Hélène,
Clytemnestre, l'éleva : elle dit à Agamemnon que c'était elle-même qui l'avait enfantée. En
effet, questionnée par ses frères, Hélène avait prétendu qu'elle était revenue vierge d'auprès de
Thésée».

240
Socratisme, platonisme et comédie
dans le Banquet de Xénophon
Le Banquet de Xénophon et le Phèdre de Platon

Au début du Banquet, Xénophon affiche ses intentions: rappor-


ter les divertissements de personnages pleins de noblesse, parce qu'ils
sont aussi dignes de mémoire (d~toµvriµovEwra) que leurs actions
sérieuses. Au centre de ces KaÀ.otKàya8o( figure évidemment Socrate.
Le Banquet se veut donc une présentation enjouée du socratisrne à
travers les conversations et les divertissements d'une beuverie amicale,
cornrne si l'opuscule qui, de tous les écrits de Xénophon, est celui où
le rire a le plus de place, était un chapitre enjoué des Mémorab!es1•

1. Le Banquet et la Comédie Ancienne


Nous prendrons pour point de départ le lien de l'opuscule 1

/ :1
avec la Comédie Ancienne. Il est vrai que l'opuscule ne se rattache 1; 1

qu'indirecternent à la comédie. Il est d'abord un entretièn rapporté


par un narrateur (Xénophon lui-rnêrne), un «souvenir mémorable»
sur Socrate qui est proche, dans sa forme, d'un dialogue platonicien.
Cornrne les dialogues de Platon, il a une signification «philosophi-
que» et il comprend vers la fin un discours de Socrate, qui est une
sorte de manifeste et qui se présente cornrne la seule partie sérieuse.
Mais le Banquet, très largement composé de dialogues et compre-
nant des saynettes muettes, est aussi fortement influencé par la
comédie ancienne et moyenne, et, à l'occasion, par le rnirne. Enfin,
divers ressorts corniques, qui appartiennent aussi bien au dialogue
philosophique qu'au théâtre, entrent en jeu: la satire et la parodie,
l'ironie, le paradoxe, l'énigme ... Le dialogue philosophique partage

1. Duve siècle jusqu'à Plutarque, le banquet associe, d'une manière quasi institutionnelle, le
jeu plaisant et le sérieux éducatif.

243
Jean-ClaudeCarrière
Le Banquet de Xénophon
avec la comédie le privilège d'une mise en cause décapante des idées
morales et· sociales. A l'arrière-plan
de la scène du Banquet, censée se passer en 4_2~,
il y a la condamnation pol?ulaire de 3 9 9,. doublement sy_mbolise~
Le Banquet se réfère d'une manière presque explicite à la par l'agression du Syracusatn et par le « Jugement» comique qut
Comédie Ancienne à deux moments :
fait préférer la beauté physique de Critobule à la beauté morale
~-----a1-I:foccasion--est-ceHe-----du- bamruet offert par le riche Callias de Socrate (V-VI, 1).
au jeune Autolycos qui vient d'être victorieux au pancrace (I, 2).
Athénée (V, 216 d) fait observer que Xénophon a repris le cadre du Il apparaît que la référence à la Comédie Ancienne e~t, pour
banquet qui était le sujet de l'Autolycos, une comédie qu'Eupolis Xénophon, fondamentalement dévalorisante, et que le comiq~e du
dirigea contre Callias sous l'archontat d'Aristion (421/20)1. La pièce Syracusain (ou du parasite Philippe) est du côté de la v~lgartt~" ou
fut reprise ou refaite vers 410 (semble-t-il). L'Autolycos n'est pas isolé, de la bêtise populaire. Socrate, en VI (9~ 10), refuse ~eme ~ _erre
puisqu'une autre fameuse comédie d'Eupolis, les Flatteurs, qui triom- défendu avec ÀotBopfo et novripfo, par le grotesque parasite Phtl!ppe
pha en 421 de la Paix d'Aristophane, prenait aussi pour cible le fils contre ie brutal Syracusain, comme s'il donnait congé au comiqu_e
d'Hipponicos et son entourage de sophistes, présentés comme des vulgaire : il préfère se défendre par la conciliation et rétablir
parasites, notamment Protagoras 2 • Socrate figurait-il dans ces deux l' «harmonie sociale» par un chant en chœu: (VII, 1). En. c.,ela,
pièces ? Des fragments subsistants permettent de le croire3. Xénophon n'est pas si éloigné de la conda~n~tton de la ".'~lgartte, de
la Comédie Ancienne par cet autre «modere» du IV siecle qu est 0

b) Que les Nuées de 423 soient la référence comique centrale du Aristote 1.


Banquet, c'est l'agression de l'impresario syracusain contre Socrate qui
le prouve. Trois fois le grossier personnage fait allusion aux Nuées : Pourquoi dans ces conditions, Xénophon se réfère-t-il avec tant
- VI, 6 : «N'est-ce pas toi, Socrate, que l'on surnomme "le d'insistance à des comédies vieilles d'un demi-siècl~ ?, Il ne suffi~ pa~
penseur" (<j>povnaTîJÇ) ?» ; allusion à l'école de Socrate, le «pensoir» de dire que la «réhabilitation» de Socrate reste ,a 1 ordre" du Jour .
(<ppOVTlCYTîjptoV, V. 94); Socrate est mort depuis quelque trente ans. -~ est tlutot qu: ~e
genre comique reste incontournable da?s un ~iecle ou la Com~die
- ibid. : «... sauf que, comme penseur, tu passes pour t'occuper Moyenne continue à parodier les philosophies du temps. C est
de ce qui plane dans les cieux» ; allusion au prétendu intérêt impie de
Socrate pour les phénomènes célestes (µETÉwpa, v. 225-234) ; surtout que l'objet du Banquet es.,t,. au d:part, a~se~ ~roche des
intentions et des formes de la Comedie Ancienne : t1 s agit da~s l:s
- ibid., 7 -8 : l'accusation de recherches inutiles, en particulier deux cas de parler, sur un ton enjoué ou comique,. de ~e qui fait
;,I•,
111,

sur la longueur des sauts de puce, renvoie directement aux Nuées, le bonheur des hommes ou des citoyens, à travers un Jeu d hypotheses
V. 144-152,
paradoxales. Ainsi, dans le Banquet'. l'arge~t, ~•~:uditio°:, la beau~é,
On sait qu'Aristophane a continué à égra'tigner Socrate au la pauvreté (terroriste ou philosophiqu_e),_ 1 amitie des dieux? le rire
passage après 423 4 . clownesque, le «proxénétisme» sophistique, sont succes~ivement
présentés, d'une manière comique, comme les plus gra?ds bi<;°:spour
On constate donc qu'au bout de cinquante ans ce sont toujours les hommes, avant q~e Socrate n_e ~ournisse ~n: ~olutton .«~erieu,se».
les attaques des Comiques, et spécialement des Nuées, qui servent de Mais il est clair aussi que ce miroitement d «idee~», traitees d u_ne
référence aux ennemis du socratisme. manière paradoxale, comme dans le carnaval comiqu_e, et ~s~orties
de commentaires ironiques, est tourné vers la solut10n «serie?se»
1. La victoire d'Autolycos doit remonter aux Panathénées d'août 422, ce qui nous donne en que constitue le discours final de Socrate, c'est~à-?ire vers u~ i?éa~
principe la date dramatique de l'opuscule de Xénophon. de KaÀOKlx"ya8foaristocratique, et que ce noble,_id:al est fort el~igne
2. Eupolis, fr. 157-158 PCG. de la béatitude matérielle et corporelle que pronaient les Comiques
3. Deux fragments d'Eupolis, féroces pour Socrate, subsistent, mais sans titre de comédie: du V siècle.
0

- ~r. ~86 : «Je hais aussi Socrate (le nom de Socraten'estpas totalements.ir}, le mendiant bavard
qui fait le penseur sur tout et ne se soucie pas de se procurer de quoi manger». Tel est donc le rapport général que le petit écrit de Xéno~h?n
- fr. 395 : «Socrate, quand ce fut son tour, chanta à la lyre un poème de Stésichore et vola entretient avec la Comédie Ancienne, ou plutôt av~c les_ comedies
une cruche de vin». anciennes qui concernent Socrate. Le Banquet contient, t1 est vrai,
<<Eupolis(pr~ci~e le scholiaste), s'il n'a pas souvent mentionné Socrate, l'a attaqué plus
fortement qu Aristophane dans toutes les Nuées».
4. Exemple: les Oiseaux,v. 1553-1555. 1. Eth. Nic. 1128 a 4 sqq. (spéc. 1128 a 22 sqq.),; Rhét. Il!, 18, 1419 b 8 ; Pol. _1336 b 3 sqq.
Cf. Rhét. 1419 b 7 : «L'ironie est plus digne de I homme libre que la bouffonnerie».
244
245
Le Banquet de Xénophon
Jean-ClaudeCarrière
II. Bouffons, «gentilshommes» et sophistes : la démocratie
d'autres «citations» des Comiques. En 1927, A. Korte en relevait six comique au banquet
en plus de la référence aux Nuées1 : '
La seconde partie du Banquet, la plus longue (c. III-VII), est
-II, 14 = Paix 395 ; Ois. 1556-58 ; Eupolis, Astrateutoi fr. 35 PCG
(3 lK) : la lâcheté de Pisandre. ' celle qui se rapproche de la comédie 1 . Elle se compose de neuf
exposés (si l'on considère l'intermède du. Syracusain comme une
- I, 11 = Gren. 1-4 : la plaisanterie sur l'esclave écrasé par le manière d'exposé), suivis de trois épisodes (c. V-VII) où Socrate est en
bagage. mauvaise posture. Chaque convive à son tour doit dire ce qui, à ses
, - I,,.11 =, Eupolis 77 PCG (68 K) : le parasite àvdpwToc;, «qui yeux, «vaut le plus», l'ensemble des diverses thèses ressemblant à
n a pas deJeune». une enquête sur la nature et la source de la perfection morale, la
KaÀ01<:à ya0(a. Le sujet annoncé de quatre des exposés, la pauvreté
- I, 11 = Nicolaos 383 K (tome III) : le parasite qui a tout le (peu glorieuse) de Charmide, la richesse (inexistante) d'Antisthène, le
nécessaire pour dîner aux frais d'autrui. proxénétisme (choquant) de Socrate, les très puissants protecteurs
- I, 13 = Cratinos 46-47 PCG (44-45 K) et Aristophane 284 PCG (inconnus) d'Hermogène, est volontairement énigmatique 2 , mais tous
(272 K): le parasite qui arrive aKÀT)Toc:;(cf Banquet de Platon, 174 b, d). les sujets peuvent paraître paradoxaux. Chaque exposé est suivi de
remarques plaisantes, sauf celui de Chatmide. L'ensemble constitue
- IV, 8 = Thesmoph.492-95 : les oignons.
aussi une véritable galerie de portraits 3 •
Il s'agit, comme on peut le constater, de plaisanteries tellement
éculées qu'il est presque vain d'y voir des citations d'une comédie 1. Les bouffons: le parasite Philippe et l'impresariosyracusain
7"
p~écise. Presqu toute~ concernent le parasite, un personnage aussi
vieux que le theatre d'Epicharme 2 • 1.1. Même si le parasite Philippe se définit à son arrivée comme
un «faiseur de rire» (yEÀWTOTTot6c:;),il appartient, de même que le
Ces rapprochements confirment donc bien l'ambiance comique Syracusain qui organise les spectacles donnés aux banqueteurs, au
de l'opuscule de Xénophon, mais, comme si les arbres cachaient la type du bouffon (~w µoÀO xoc:;), bien représenté dans la Comédie
forêt, ils masquent la signification essentiellement socratique de la Ancienne, jusqu'au Blépyros de l'Assemblée des femmes. Il est vrai que
référence à la Comédie. la petite scène de comédie dont il est le héros, lorsqu'il affecte d'être
accablé par la disparition du Rire (I, 14-16), comme s'il s'agissait
Remarquons enfin, à la suite d'Athénée (216 cl), que Xénophon de l'Aidôs et de la Némésis d'Hésiode, semble relever plutôt du mime
ne peut pas avoir été témoin du banquet de l'année 422 chez Callias et de la Comédie Moyenne. Mais il y a, dans l'attitude de Philippe, un
pas plus qu'il n'a pu voir les premières représentations des Nuée; cynisme qui vient bien de la Comédie Ancienne. Le parasite qui
ou de l'Autolycos, puisqu'il est né au plus tôt vers 430, probable- s'empiffre aux dépens des riches ne sait, en fait d'échange social, que
ment en 427 ou 426. Quant à la date du Banquet, je la situe entre payer ses pourvoyeurs avec des moqueries, et (au § 15) il se dit aussi
Leucttes et Mantinée, et plus probablement entre 369 et 3653. Cette incapable d'être sérieux (c'est-à-dire d'avoir une activité produc-
date a de l'importance dans la mesure où le discours final de Socrate tive) que d'être immortel (c'est-à-dire d'échapper aux nécessités
peut apparaître comm<'; un manifeste, le signe d'une volonté de fondre matérielles). Ainsi, dès le moment où le thème du rire s'introduit dans
les idéaux athéniens et spartiates pour constituer une nouvelle image le Banquet, ce rire a l'ambiguïté grinçante du rire d'Aristophane4.
d u Ka À,oc; Kaya
' e'oc;, a' un moment où, pom la première fois depuis
trente-cinq ans, Sparte et Athènes, les deux amours de Xénophon, 1. Après un Prologue (c. 1), la première partie (c. II) a posé le problème de la possibilité de
se tetrouvaient unies et alliées. l'éducation, à partir des capacités du corps, révélées par trois spectacles (un numéro d'adresse,
un numéro de courage et un numéro de grâce).
2. L'énigme est utilisée volontiers par les poètes de la Comédie Moyenne, notamment Alexis et
1. «Aufbau und Ziel von Xenophons Symposion», Berichteüber die Verhand!. der slichsischen Antiphane.
~er_Wiss.zu Le(pzig, Phi!.-hist. Klasse, 80 (1928), 3-48 : voir p. 44-48, Benutzung der
Akad.__
Komod1e 1m Sympos10n. 3. Voir I. Bruns, Das !iterarischePortrlit der Griechen,Bèrlin 1896, Darmstadt 1961, chap. 8
(p. 383-413), «Xenophons Symposion».
2. Pour sa venue sans invitation, voir, par ex. Épicharme fr. 35 Kaibel 103 Olivieri
(Athénée VI, 235 f - 236 b). ' ' 4. Critobule est le premier à pouffer dans le Banquet, et Critobule, selon !'Économique(III, 7),
est amoureux de la comédie.
3. Voir note additionnelle à la fin du texte.

246 247
jean-Claude Carrière Le Banquet de Xénophon

1.2. La bouffonnerie du brutal Syracusain est plus inquiétante. se précipite pour parler le premier. Sa thèse e~t q;1e son ar~ent est
Dans le premier intermède grossier où il intervient (IV, 5 2-5 5 ), il le plus grand des maîtres de vertu (IV~ 1-6). Ant1st?ene_, _le phtl~sol?he
affirme que son seul souci est que d'autres ne «corrompent» pas (au cynique, rentrant aussitôt dans son role de_gra~d rnqu1s1teur, ~ oblt~e
sens de séduire) son jeune et bel esclave, et que sa seule fierté est à reconnaître que sa philanthropie ne lut attire que de la Jalousie
d'exploiter la bêtise des spectate,1-1rs
1 g_ll_i
Je11ourrissent en courant voir haineuse. Callias s'en tire avec ce qui semble une pirouette oratoire
ses madonnettes humaines. Socrate lui dit alors avec ironie: si tu as le bienfaiteur social est toujours le dernier servi, et il s'oublie
peur que d'autres ne corrompent ton mignon, c'est que ta peau à toi lui-même. Mais est-ce un simple sophisme ? Socrate prend son parti,
ne le corrompt pas et tu pourrais au moins être fier de ta peau. Ce comme si les déboires du riche qui distribue généreusement sa richesse
bref échange - cynique d'un côté, ironique de l'autre - constitue une pour faire régner la justice et le bonheu~ et qui, e~ _répo~se, n'obtient
allusion sinistre à l'accusation de corrompre la jeunesse portée contre de ses obligés aucune forme de reconnaissance, pref1gura1t son propre
Socrate. C'est le bouffon animé par un souci «comique» de se réserver destin de philosophe 1 .
l'amour de son jeune esclave et de se nourrir en exploitant les gens, Il est difficile de savoir ce que Xénophon pensait au fond de ce
grâce à des spectacles vulgaires - et on sait ce que la noble représen- grand seigneur. Dans les Helléniques(VI, 3, 3), au moment où Callias,
tation mimétique réclamée par Socrate (VIII, 5) devient lorsque le un peu avant Leuctres (vers 3 7 2 ?), est ambassadeur à, Sparte, l'his,-
Syracusain l'organise et quels en sont les effets (IX, 4- 7) -, c'est ce torien moque sa fatuité, comme dans le Banquet : «Il etatt homme a i :
corrupteur qui rencontre (il le dit) un grand succès, alors que Socrate, prendre autant de plaisir aux éloges qu'il se décernait lui-même qu'à
le plus sage des hommes, est méconnu de Callias (I, 3-6) et rabroué ceux que lui faisaient les autreJ», Pour,tant, le Bc:nquet sem!=>le
par Hermogène (VI, 2), et qu'il sera finalement condamné à mort. «récupérer» le vieil homme d'Etat 2 • Xenophon fatt_ comme_ ~1 la
La scène du concours de beauté entre Socrate et Critobule longue carrière de Callias était le résultat du protrepttque politique
(V-VI, 1), qui est en fait un «jugement de Socrate», est une confir- (VIII, 37-40) que Socrate est censé lui avoir adress~ da?~ sa jeu?ess:, à
mation lugubre de l'incapacité d'un public populaire à comprendre la date dramatique du récit (en 422 ). Mais surtout il ut1hse Calhas, a la
la beauté morale. Le blason du corps de Socrate montre que ses yeux, date où il écrit le Banquet (sans doute après 369), comme un symbole
son nez ou sa bouche sont les plus utilement adaptées à leur fonction et un garant : il fait du vieux proxène de Spart,e - qui vient pro_b~~
et donc que, si le beau c'est l'utile, la laideur de Silène de Socrate n'est blement de mourir3 - le patron symbolique d une nouvelle am1t1e
qu'apparente (cet utilitarisme n'est pas, bien sûr, un simple prag- entre Sparte et Athènes et d'une synthèse de leurs vertus respectives. Il
matisme, il ne fait que transposer l'utilité supérieure de la beauté et est vrai aussi que Xénophon lui-même - le début des Revenus le
de la noblesse morales). Mais, dans ce cas, la beauté intérieure de prouve - croit qu'une richesse suffisante aide, sinon les individus, du
Socrate ne lui sert à rien, et c'est son apparence grotesque qui le fait moins les cités, à rester justes : la naïveté de Callias, c'est_ peu~-être
condamner à l'unanimité ... des deux voix (les juges sont les deux uniquement la naïveté de sa foi «démocratique» dans les b1~nfa1ts _d:
jeunes esclaves acteurs) ! Le public, en somme, ne se trompe jamais : l'assistance sociale, quand l'aide va à des pauvres, certes, ma_1s_aussi_a
lui qui aime tant les bouffons, il condamne l'homme au physique des oisifs qui haïssent les riches. Mais, après tou~es ces restrtct10?s, il
bouffon, quand son âme est divine. Encore une ironie qui, jouant sur reste que l'image que le Banquet donne de Callias semble continuer
l'absur9e, prouve que Xénophon a parfaitement compris le mécanisme
du rire dans la Comédie Ancienne ! '11,
1. Callias aurait fini très appauvri : RE, s.v. «Callias», col._ 1620 (Ki~~hner) ; P~osopogr.At!·
1
n° 7826, p. 521 (= Aristophane, Ass. f, 810). - Sur Caillas, sa c~rrtere et sa richesse, voir
aussi J. Bousquet, «Deux épigrammes grecques (Delphes, Ambracie)», BCH, CXVI, 1992,
2. Les aristocratesdisciplesdes sophistes 1::
p. 585-596, 1

2. Si l'on admet que Callias avait environ 25 ans en 422, il devait avoir environ 75 ans lors ~e 1·•'·
2.1. Le très noble et très riche Callias, fils d'Hipponicos, se '11
son ambassade à Sparte de 3 72, qui a préparé le rapprochement d'Athènes et de Sparte (voir 1 :: 1
pique de philosophie mais, dès son entrée en scène, il ironise sur le ;11 !:,,,
note additionnelle).
groupe des socratiques aux âmes brillantes et pures, éloignées de 3, Le K/eine Pau/y fait observer que les textes ne parlent plus de Callias après 371, et qu'il doi,t
toute ambition; Socrate relève aussitôt qu'en fait de philosophie, être mort peu après cette date. Ajoutons que le c. VIII, 28 du Banquet donne_ ~n exemple ~
Callias ne croit qu'à la cro<j>{aqu'il achète à grands frais aux plus célè- Callias les dieux et les héros, et que cela semble vouloir dire que Callias les a re1omts ; et aussi
bres sophistes; la réponse de Callias montre qu'il ne pense effective- que tous les personnages du Banquet sont déjà morts - par~ois depuis l~ngtemps - vers ~7~,
sauf peut-être Antisthène, qui semble être mort dans les annees 60. Peut-etre X_enophon SUlt-il
ment qu'à faire une epideixis, une démonstration de son talent (I, 4-6). la même règle que Platon, dont on admet, depuis un célèbre article de Parment_1er(Bult. Ac. de
Et, en effet, lorsque commencent les exposés, Callias, vaniteux et naïf, Belgique,Classedes Lettres, 1913), qu'il ne met jamais en scène un personnage vivant.

248 249
Le Banquet de Xénophon
Jean-ClaudeCarrière
faire l'amour, l'amour qui constitue l'horizon du banquet. La mention
l'image peu glorieuse du Callias d'Eupolis, puisque l'auteur comique des oignons est typique de la Comédie Ancienne, où la plante, comme
1
moquait déjà ses liens avec les sophistes et son amour pour Autolycos. le pain KK de nos poilus, est le symbole de la ration d: g_u~rre et,_
Tout se passe donc comme si le notablç Xénophon n'avait pas trop dans les Thesmophories(v. 492 sqq.), ce sont les femmes mfideles qm
d'illusions sur ces aristocrates athéniens qui ont fait de l'éducation croquent de l'ail avant de retrouver leurs maris, pour leur faire croire
___ __._,ophlstique,€:-n-mêmê--t<5-mps-quê--dê--l<mr-argent,
le moyen de dominer, qu'elles ne se sont pas absentées pour raison d'infidélité. Tout ce _«lan-
ou plutôt d'acheter, un régime démocratique où la vertu ne compte gage du corps» venu de la comédie est, une fois de plus, dévalori~~nt.
pas. En cela, le modéré du IVe siècle rejoint, quoi qu'il en ait, ces Mais Xénophon, à travers l'inquiétant Charmide, n'hésite pas à utiliser
modérés du Ve siècle qu'étaient les auteurs comiques. Mais si ce genre de guignolade pour attaquer l'exégèse sophistique des poètes
Xénophon critique les sophistes professionnels avec autant d'ardeur et pour ridiculiser le sot personnage qui était le premier à admettre
que les Comiques et que Platon, tous les convives du banquet sont (III, 6) que les rhapsodes sont d'une redoutable bêtise 2 •
(à des degrés divers) des sophistes. Platon lui-même, comme le montre 2.3. Critobule, le fils de Criton (le vieil ami de Socrate), l'inter-
le passage parodique de IV, 56-61, n'est probablement à ses yeux locuteur de Socrate dans !'Économique, semble plutôt épargné, lors-
qu'un «éristique» (comme dit Isocrate), c'est-à-dire un sophiste. Le que, à son tour, dans un passage très amusant, il défend l'i_d~e que la
Socrate de Xénophon est comme isolé en face des faux savants et des valeur suprême est la beauté, la sienne et celle du_ beau Chni~s, ~a.nt
pseudo-sages qui l'entourent. il est follement amoureux. La beauté, argumente-t-il, est ce qm mente
2.2. Le très noble et très riche - mais très pingre (IV, 45, 51) - le plus d'être contemplé; elle est ce qu'il y a ~e plus utile, car e~~e
Nicératos, fils de l'illustre Nicias, est un grand seigneur bel esprit. Son donne tous les biens et fait accepter toutes les pemes ; elle est ce qu il
dada, à lui, c'est l'érudition homérique, source, selon lui, de toute y a de plus moral, car die est source de justice, de générosi~é, de
vertu et de toute KaÀoKàya0fo (IV, 6-9). Il est très proche de l'Ion courage et de maîtrise de soi (IV, 12-16 ). On n'est pas très lom des
de Platon, qui récite les mêmes vers 1 et qui prétend qu'il pourrait quatre vertus que, da,ns le Banquet de ~lato? _{1,96b - 197 b), Érôs
être aussi bon général que bon rhapsode. Détenteur du savoir total inspire aux hommes, selon Agathon3. Mais, precise~ent, les ~r~uments
du aocpwTaToç Homère, qui - soutient-il - porte sur «toutes les acti- d' Agathon sont des calembredaines dont le caractere sophistique est
vités humaines», Nicératos est proche aussi des deux ndaaocpot bien évident : l'amour serait du côté de la justice, parce que l'injustice
de l'Euthydème, Euthydème lui-même et son frère Dionysodoros. est du côté de la violence et que l'amour ne cède jamais à la violence,
Nicératos est donc bien une sorte de sophiste. Le contenu de sa pré- etc. etc. Les arguments de Critobule ne valent pas mieux, et ce qu'il
tendue science homérique reste vague : économie domestique, élo- appelle des qualités d'oubli de soi, inspirées par l'amour, est en réalité
quence, stratégie ... Les modèles qu'il cite, Achille et Ajax, Nestor et l'ensemble des effets d'une passion sans frein. L'argument supplé-
Ulysse, ne correspondent que vaguement à ce vague contenu. Mais, mentaire selon lequel la beauté ne passe pas et appartient à tous les
quand il s'agit de démolir sa fausse science au cours d'un bref échange âges (§ 17), aussi vague que banal, relève du lieu c,ommun or_atoire. La
de répliques, Xénophon utilise une démarche réductrice que n'aurait seule véritable preuve du pouvoir de la beaute est comiquement
pas désavouée l' Aristophane des Nuées. La science prétendument donnée en conclusion (§ 18) : ma beauté, dit Critobule, déciderait les
universelle du savant est ramenée à une érudition dérisoire. Le faux deux jeunes artistes qui sont ici à venir m'embrasser bien plus vite que
savant écarte sottement l'art royal du gouvernement et préfère parler ne le ferait toute ton éloquence, ô Socrate. Critobule a raison : c'est
de la technique de pilotage d'un char de course. De même, il ramène bien ce qui se produira plus loin, quand Socrate relèvera le défi. ~ais
l'art de créer la convivialité au pauvre conseil de faire croquer des Critobule n'a démontré ainsi qu'une seule chose : la beauté physique
oignons aux convives pour leur donner soif. Sur ce point, le dange- l'emporte communément sur la beauté morale, et l'apparence sur la
reux Charmide bouffonne aussitôt : il substitue à la motivation convi-
viale «homérique» un motif personnel de Nicératos, d'ordre conjugal 1. Par exemple : Acharn. , 1099-1.100 ; Ass. f, 307.
et sexuel (§ 8) ; puis, quand Socrate donne une raison morale de ne pas 2. Peut-être le jeu comique de Charmide a':'ec le pa1;1".reNic~r~tos a-~-il_ un sens autre-
manger d'oignons (éviter de trop boire), il substitue à la motivation ment redoutable, puisque le malheureux fils de Nicias. a f10_1en victime des 'l_'rente
(HelléniquesII, 3, 39) et que Charmide, sous les tyrans, faisait partie des Onze, les magistrats
socratique une nouvelle motivation hédoniste : il ne faut pas manger
exécuteurs.
d'oignon parce qu'on mange de l'oignon pour faire la guerre, pas pour 3. Le discours de Critobule est aussi un des passages du Banquet de Xénophon où les points de
contact avec le Phèdre de Platon sont si nets que le problème de l'influence d'un auteur sur
l'autre se pose. Voir infra, p. 263-264.
1. Ion, 537 a-b.
251
250
Jean-Claude Carrière
Le Banquet de Xénophon
réalité. Il y a dans tout cela quelque jeu. Autrement il faudrait b'
pauvreté lui ait donné la liberté intérieure, comme à Antisthène. Mais
en co~cl~re que le fam~lier de S_ocrate fait partie, lui a~ssi, de la di~~~
elle lui a permis de fréquenter Socrate et de trouver la tranquillité de
des _disciples ,d~s so~h1stes, qui croient que l'art oratoire, au lieu de
servir les appet1ts, decouvre (ou crée) la vérité ... l'âme, en gardant toujours au cœur «l'espérance de gagner quelque
chose». Le socratisme devient ainsi une philosophie destinée à armer
--:--G-harmi-de,lefutur-tymt.,,_1
--- des misérables qui attendent l'occasion de s'enrichir. Singulière
métamorphose de l'espérance socratique, qui, dans le Phédon (215 c-d),
. Cparmide, l:'rovoc~nt et cynique, est le principal «opérateur est fondée sur la foi dans l'immortalité de l'âme et dans le bonheur de
c~m1qu~» quand 11_s'ag~t de démystifier, d'arracher les masques, de l'au-delà ! Dans une pirouette finale, le sinistre personnage avoue sans
~enonc 1r les. belles 1llus10ns de tous ces «gentilshommes», qui justi- honte que son choix de la pauvreté n'a rien de volontaire, et qu'il n'a
fient en dr~1t leur possession de l'argent, du savoir, ou d'une belle pas d'autre espérance que le gain (§ 33). Montesquieu a traduit, au
apparence, a grand renfort de sophistique. Mais Charmide qui livre VIII de !'Esprit des lois, ce passage, où il voit «une peinture bien
quelq1!e sorte, a pris le parti des TTOVT] po{, les gueux c~ntre' 1:n naïve (i.e. sincère et conforme au vrai) d'une république où le peuple
«hon~etes gens»'. les KaÀot Kd:ya8o(, va aussi s'avéret le pir~ ennemi d~ a abusé de l'égalité». Charmide, un «naïf» ? Sa mise en cause fausse-
s~crat1sme. Il raisonne comme le Raisonnement InJ'uste des N , ment naïve des abus de la démocratie - on devine, derrière ses paroles,
ï 1 , uees, ou,
P ir~ encore, 1_ par ~ comme pourrait parler le Raisonnement Juste les slogan~ oligarchiques sur l'esclavage des gens de bien et la tyrannie
apres 9ue, vaincu, 11 a passé dans le camp des sophistes. C'est que des prolétaires - dénonce le mal au nom d'un mal pire, le règne de

te~
Charm1de e_stle seul, dans le Banquet, qui n'ait pas la prétention naïve
autres tnterv~?ant s: ~ui, tous, prétendent amélioter les hommes.
1

u1 ne songe qua an!lel10rer s~ propre situation et à s'enrichir en


l'égoïsme et des intérêts particuliers. L'annexion de Socrate est la
dérision suprême. Le socratisme ne pourrait pas être plus cruellement
bafoué que par la transformation de la grande espérance mystique
utilisant 1~ loi de l'Êtra~ populJire et en la mettant au service d:une du philosophe en attente de la richesse. Aussi le discours de Charmide
sorte de 101 naturelle qm commande d'exploiter autrui. est-il le seul qui rie soit suivi d'aucun commentaire. Socrate donne
. _Chac1:1n;de ses interventions est grinçante. On a vu comment immédiatement la parole à Antisthène, le Cynique au sens philo-
il, traite N1ceratos (IV, 8-9). A Socrate qui déconseille en paroles sophique, comme si un second éloge de la pauvreté, furieusement
d ~mbrasser les beaux garçons, il rappelle qu'il l'a vu se frotter à idéaliste cette fois, pouvait corriger le cynisme impudent et l'immo-
Crit~bule (IV, 27). ~p~ès 9ue le parasite Philippe a vanté les bienfaits ralisme du premier éloge. C'est ainsi que le meilleur des mondes
du rire, sans trop d ab1ect10n, Char,mide se tourne vers le Syracusain démocratiques décrit par le transfuge de la richesse semble aussi
pour le pou~ser a se vant:r de posseder physiquement son bel esclave ubuesque que les meilleurs des mondes inventés par Aristophane. Le
(IV, 52 ). Mais nulle part il ne pousse aussi loin l'éloge du plaisir ·n · Socrate dont se réclame Charmide n'est pas si loin du Socrate des
que du P . d . , ' . 1 , a1 s1 Nuées, qui enseigne à ne pas payer ses dettes.
ouvoir estrne a servir e plaisir, que dans le discours qu'il
pronon;e, son 1:,o°:r,v.enu (IV, 29-33). Il a annoncé un éloge de la
pauvrete, et en rea~1t~ 11pronon~e un éloge du pouvoir tyrannique desplus
pauvres ?ans un_ reg1me populaire. Il s'agit donc d'une satire virulente 4. La vertu du philosophe: le Cynisme d'Antisthène, la piété d'Hermogène,le
de ~a de~ocrat1e. _La base du raisonnement est tyrannique: on n'a le «proxénétisme»du Socrateplatonicien
choix qu entre fa~re peu~ ou avoir peur, entre être tyran ou être 4.1. Antisthène, le futur fondateur du Cynisme, choisit de
e,sclave. Or, en democratte, le terrorisme fiscal fait que la peur et faire l'éloge de la pauvreté comme richesse intérieure (IV, 34-44). Il
1 esclavag_e (au s~n~ moral) sont du côté des riches, l'assurance et récupère dans un sens socratique le faux éloge de la pauvreté
i

!e pouvoir ~u cote des, sy~ophantes. La démocratie est un monde prononcé par Charmide - qui était en fait un éloge de la richesse, du li''
il'I
1

a 1 env_ers, ou les KaÀot Ka ya8o{ sont les derniers des citoyensl pouvoir et du plaisir. Avec Antisthène, le désintéressement matériel ): i'i
Charm1de se félicite donc de ce que la guerre, en le ruinant, l'ait fai~ redevient la source de la vraie justice et le fondement de la sagesse. Le
passer d,:1nsle, camp des terroristes. Comble de cynisme, il présente sa fondateur du Cynisme inaugure tous les paradoxes qui deviendront
pauvrete forcee comme une attitude socratique (§ 32). Non que la plus tard des lieux communs stoïciens : la nature spirituelle de la vraie
richesse ; la pauvreté des riches, toujours insatisfaits; la richesse des
1. ~•est ainsi que, dans les Cavaliers d'J\ristophane, c'est l'individu le lus i noble ui pauvres qui, s'ils sont sages, ont toujours ce qui suffit à leurs besoins.
;~r~~~t/a faveur du Peuple, et que, dans l'Etat «idéal» de l'Assembléedes fe1mfies,lesggueux inr Il y ajoute la touche cynique : le sage se satisfait des plaisirs les plus
vulgaires, pour les commodités matérielles ou les femmes (§ 38). Mais
252
253
Jean-ClaudeCarrière
Le Banquet de Xénophon
il y met aussi tout le poids du socratisme authentique. La richesse
intérieure est généreuse parce qu'elle peut être donnée d'une manière 'd'e humaine. D'un côté, les Cyniq~es _resteront, jusq1;1'au
inépuisable, ou du moins en quantité aussi grande qu'on en peut la corne i ien les accusateurs les plus irolllques des presti?es
emporter : «Socrate a subvenu à mes besoins sans compter ni peser, et temps dEe Luc ' si· le Cynisme est le fils de Socrate, il est aussi le
iaux n ce sens, . d' · ·
tout ce que je pouvais emporter il me l'a donné» (§ 43) 1 . On pense à s?c " · la Comédie Ancienne et de ses grmçantes enoncia~10ns
----e.tte-Ü.€.ufkp-t-o-T-TJÇ-cl.e---1-'amour-, dom Eritobule déjà faisait l'éloge fils batard de . te'resse's des politiques des intellectuels et des dieux.
(§ 15), .mais suttout à l'or moral de Socrate, dans la prière finale du des mensonges m ' . . b · d h 'r s
. e est l'héritier, déraciné en milieu ur am?, ,e ces e o,
Phèdre 4e Platon : «Que la sagesse soit pour moi la richesse, et que la Le Cyniqdu 1 C 'di' Ancienne qui rêvent d'une societe naturelle a
~lom b re d es 61,es mûrs ' des vignes et des
aysans e a orne e ' · · L h' d
quantité d'or que je possède soit telle que nul autre que le sage ne oliviers. es prop etes . u
puisse l'emporter avec lui» (279c). Cette attitude de Socrate vis-à-vis , · , · '' l'' que romame
C nisme pauvres et impuissants, ont resiste Jusqu a ~pod Pé . 1
des richesses, Xénophon l'oppose fortement, dans les Mémorables, à
l'attitude des sophistes : à Antiphon Socrate montte que «c'est le pro- à). vi~ience
Pauvrete,
des
vents
d:u:•:~::::io"::~,~:u;u:hf:xp
n:
pre de la divinité de n'avait aucun besoin» (1, VI, 10) ; à Euthydème il commence etqus~rtoutl'ia.nv~~plendance
avec face au pouvoir.
h Ils transmettaient
montre - dans un passage très proche du discours d'Antisthène - que . i· la première leçon de Socrate, sinon la plus aute.
la vraie richesse n'est .pas l'enrichissement continu des tyrans, mais la ams · h' · t 1
pauvreté contente d'elle-même (IV, II, 38-39). Les aristocrates riches Mais au socratisme le plus authentique, Antist lene a1ou e da
raideur et, eb c ffi ~ Dans le Banquet, il se dresse toujours en gr~nd
. ela il est aussi un acteur du carnava comique u
qui se font les disciples des sophistes ne sont pas moins visés que les
sophistes eux-mêmes : ils n'ont pas compris que se livrer à l'avidité, ~anquet, ufa v:~x oet. le regard d'un inquisiteur (IV, 2-3). Sans gr~c~,
c'est chercher à remplit le tonn~au des Danaïdes ou mener la vie d'un J~ge, ave~ l'h"tO (§ 41) il a une conception abjecte du pl~isir
pluvier (comme Socr~te le dit: à Calliclès dans le Gorgias). Dans discourtois avec e. '. , • .c • (§ 38) On peut meme
!'Économique, (II, 2-4),' Socrate montre à Critobule que, possédant le • 1 besom physique a satisiaire · .
c~mme un sibf -~éalisme n'est pas si éloigné du matérialisme vulg~ire
nécessaire, il est plus riche que lui. Ici, la cible d'Antisthène est sûre-
ment le richissisme Callias, déjà sévèrement accroché pour son éloge de ter'!.~:,;~;
du Syracusain. P?mquoi
0~ ? Parce ~u::,;,;,:nle
0
r;~~,\: ,·
l'argent (§ 2-3). Enfin, à l'arrière-plan de cet éloge de la liberté détachement par rappodr~t~unx daeppl=t~:sg;s::p~r~edonne aucun contenu :.i 1

intérieure tournée vers les valeurs morales, il y a la redoutable figure d rps comme con i 10 , . •
u :~ ' - tu morale La Comédie Ancienne, au moms, est Joyeuse-
du tyran - la tyrannie qui passe communément pour la forme positif a la _ver L C nisme d'Antisthène est une coquille vi?e, une
accomplie de la liberté et du bonheur (c'est ce que soutiennent Polos ment ttopiqul~· y em:nque en particulier la visée métaphysique et
dans le Gorgias et Thrasymaque dans la République l). L'éloge de la
pauvreté philosophique comme pouvoir de donner sans mesure de la f:if:ie~;;1~~i donne à la conception socratique de la vert~ une a;.::~
richesse morale s'oppose directement à l'éloge de la pauvreté comme dimension: A_ntisthè~e ignore 1~ ~~ans~e~:tn;~ss~t ~~~= d~:m:mbres
pouvoir d'opprimer, que vient de prononcer le sinistœ Charmide. Et érance mystique. C est en qu01 i es ' . ' . histe
lorsque Antisthène, comme Charmide, se félicite de ce que sa pauvreté Pd b t de Callias et par un retournement ironique, un sop '
lui permette de fréquenter Socrate, cette fréquentation retrouve sa (IV 4)1 Finalement, , au ' c. VIII (§ 4 - 6 ) , on v.oit que Socrate
u anque . , . s est
d
' . . Π, de arder ses distances vis-a-vis e
vraie dimension philosophique. Finalement, c'est à l'ensemble cons- toujours
titué par les sophistes, qui ignorent le vrai, par les riches, qui ignorent ce disciplecomiquemb ent eet orc11
encom rant co an t , âont il supporte mal la brutalité ''
!

(xaÀETTOTT)Ç) 2 ! ,
le juste, et par les tyrans, qui ignorent toutes les valeurs, que s'en
prend Xénophon à travers Antisthène. Le commentaire de Callias et Ainsi l'ironie «en abyme» fait du Banquet l'un des plu~. eto?nants 1'
1 1;, 1

celui de Nicératos (§ 45) prouvent qu'ils ont bien compris la leçon, , 0 demande même si Xénophon n iromse pas
écrits de Xenopho;1. n se oins il est amusant de voir l'auteur de
mais d'une manière tout intellectuelle.
Le paradoxe, c'est qu'en dépit de sa vertu (ou à cause d'elle),
f,~cf:~:;:e
::-::°l?:~e~::S
1
,~ont 'rant de signes indiquent qu'il était
Antisthène est lui aussi un véritable personnage de comédie. Comique,
il l'est doublement, à la fois comme dénonciateur et comme acteur de ' . .
1. C'est aussi ~ntisth~?e qui ,a m1~ Ca ia!
11· , ort avec les grands sophistes Prodicos et
~nd~:~fres hilosophes : IV, 62-63, Eschylos de 1:
': .. 1,
Hippias, de meme qu il a pre~ent_e S~cr~ R Billerey) 1e disciple de l'astronome et géomètre
1. Il y a là un souvenir du récit d'Hérodote (VI, 125) : Crésus autorisa Alcméon à emporter Phlionte doit être ~comm_elmKe e s1g~a42 F5 ·_ Aristote Météor., I, VI, 342629 ..
autant d'or qu'il pourrait en porter sur lui. Hi ocratès de Ch10s : Die s- ranz n ' - ' . h
2 _PP . ,
Sur Antisthene et Socrate, voir K · von Fritz ' «Antisthenes und Sokrates im Xenop ons
254 Symposion»,Rh. Mtts.' 84 (1935), 19-45.

255
Le Banquet de Xénophon
jean-ClaudeCarrière
dans cette partie du Banquet, s'achève donc par un suprême paradoxe
aussi près de ses sous que Nicératos, prendre autant de tecul vis-à-vis et par une disqualification suprême, celle de Platon ! Et, par la plus
du pouvoit et de l'atgent. On se prend à regrettet que toutes ces cruelle des ironies c'est Socrate, le maître d'amour du Banquet et
scènes de comédie au tythme vif et à l'ironie corrosive aboutissent au du Phèdre, qui réduit lui-même son rôle «platonicien» à celui d'un
discours final quelque peu laborieux de Socrate. vulgaire sophiste, avant de rejeter avec dégoût sa défroque plato-
-------"'-.-2.--I=le.r-mggèn~d<:Jmi-frère--de Gallias, pauvre et déclassé a nicienne.
choisi de vanter la valeur et la puissance de ses amis. Il révèle que ~es On pourrait objecter : qu'est-ce qui prouve que Platon ~st visé.?
amis mystérieux sont les dieux, qui «se soucient de lui nuit et jour» Ce qui le prouve avec éclat, c'es; la forme du .p~ssa?,e, qui par?die
et communiquent continuellement avec lui (IV, 47-48). Hetmogène la dialectique platonicienne. Xenophon a cho1S1 d illustr~r d ~ne
avec son point de vue religieux, semble donc appotter ce qui manière grotesque la méthode dialectique dont Platon se fait gloire,
manquait au motalisme plat d'Antisthène, et Soctate s'empresse telle qu'elle est décrite notamment par le Socrate de Platon dans le
d'approuvet sa piété et sa C1'oyanceà l'existence de signes divins (§ 49). Phèdre (265 b-266d). Le Socrate de Xénophon, après avoir posé, comme
Pourtant, on reste sur l'impression que ce petit commetce petsonnel base de la discussion une définition conceptuellede l'art du proxénète
avec les dieux est assez médiocre et, par ailleuts, le pieux personnage, (faire que les protégés de l'entremet~e~r plais~nt aux :lients), div!se
pat son manque d'utbanité et par ses silences discomtois - qui le concepten sous-parties (plaire par 1 air, la voix, les disc_ours, pl~ire
provoquent un incident avec Soctate (V, 1-4) -, se montre le digne à un petit nombre ou plaire à toute la cité) et, d'une manière b10a1te,
frère spirituel du brutal Antisthène 1 • Avec sa pieuse assurance, il en «bon» et en «mauvais» (l'air amical ou inamical, la voix modeste
s'intègre parfaitement au petit carnaval comique des hôtes de Callias. ou arrogante, etc.). Ce Socrate pseudo-platonicie_n fait déc0l_1vrirtout
4.3. Socrate est le dernier à prononcer un éloge paradoxal, celui cela à ses interlocuteurs grâce à une maïeutique parodique : ses
de la fonction de proxénète du philosophe, fonction qu'il dit être questions appellent une approbation tellem~nt_ automatique ( «certes 1 1

la sienne ... et qu'il refile finalement à Antisthène (IV, 56-64) ! Ce absolument bien sûr !») que le chœur des disciples se trompe quand
premier «discours» de SoC1'atea en réalité la forme d'une interrogation le maître demande une réponse plus longue qu'une simple appro-
maïeutique, qui se situe entre deux épisodes amusants et amers bation (§ 59) ! Selon diverses sources antiques 1 , Platon aurait éprouvé
l'intermède du Syracusain et le concours de beauté avec Critobule'. peu de sympathie pom _Xén?phon. Mais ~otre passage 1:1-ontre que
Socrate se prête au jeu convivial des éloges sur commande, un peu Xénophon le lui rendait bien. La parodie est donc_ bien la c~ef
comme il le fait quand il accepte, dans le Phèdre de Platon, de refaire de la signification du passage. C'est en reprenant un rnstant le role
le discours de Lysias. Sa véritable pensée sut l'amom-amitié (selon du Socrate de Platon que le Socrate de Xénophon fait comprendre
?Cénopho?-) n'appataîtra que dans son discoms final. Cette première que les mystiques amoureusesdu Banquet et du Phèdre - l'amour du
10tervent10n est ambiguë et surprenante. On croit d'abord que Socrate Beau et des Idées comme dépassement de l'amour des beaux corps -
est en train de faire découvrir avec enjouement, grâce à la métaphore ne sont qu'une érotique banale dissimulée, et aussi que la dialectique,
du proxénétisme, la fonction sociale sérieuse du philosophe, qui cette merveilleuse méthode de synthèse et d'analyse fondée sut la
consiste à créer l'amitié et l'amour entre les hommes. Mais à la fin, là théorie des Idées, n'est qu'une éristiqueergoteuse et artificielle. Ainsi, à
où l'on attendait une sublimation de la philia et un passage «plato- la fin de la première partie de l'opuscule, la grande ?mbre de ,Pl~ton
nicien» de l'amom des corps à l'amour des âmes, voici que la fonction est comme invitée au banquet de Callias, comme si Platon etait le
de proxénète du «philosophe» passe de la prostitution des individus à dernier et le plus grand des sophistes réunis autom de _la table et
d'autres individus, à la prostitution de ses disciples à la cité tout occupés à vanter de fausses valeurs. Quan~ a:1 ~<vrai Socr~te»,
entière. Autrement dit, le philosophe prend subitement le visage d'un l'éducateur réaliste que Xénophon r~fuse d assimiler au rhete~~
sophiste, comme le montre le salaire qui lui sert de récompense(§ 60). platonicien fabricant d'idées nuageuses, il ne parlera longuement qua
Autrement dit encore, la résolution attendue de la métaphore du la fin du banquet (c. VIII).
philosophe-proxénète n'a pas lieu. Ou bien elle a lieu dans un sens Sans doute n'est-ce pas par hasard que Xénophon utilis~ la
inattendu: l'éducateur que décrit Socrate est celui qui permet à ses parodie pour disqualifier Platon. Cette forme relève plus du comi~-ll-~e
élèves de garder la faveur du peuple auquel ils se prostituent, et les «raffiné» de la Comédie Moyenne que du grotesque de la Comedie
leçons d'un tel maître valent de l'or. La série des éloges paradoxaux,

l, Diogène Laërce, III, 34; Athénée XI, 504-505; Aulu-Gelle, Nuits attiques, 14, 3.
1. Sa lourdeur apparaît à nouveau plus loin, dans une pesante remarque : VIU, 12.
257
256
Jean-ClaudeCarrière
fe Banquet de Xénophon
Ancienne. Or nous savons, par plusieurs fragments, que Platon a servi
cette société: les amis se réunissent souvent, se concertent, s'entraident
de cible aux poètes comiques du IVe siècle. Un passage conservé
et se soutiennent (§ 18). Cette amitié, fondée sur l'estime et l'admi-
d'Alexis, et peut-être sa pièce tout entière, visent le Banquet de
ration réciproques, est donc la source d'un véritable compagnonnage
Platon 1. Mais surtout un long fragment comique d'Épicratès 2 montre
aristocratique, et il n'est pas surprenant de voir apparaître plus loin
que la satire de la dialectique platonicienne est rapidement tombée
(§ 31) les modèles mythiques d'Achille et Patrocle, Oreste et Pylade,
-----dans leoomaine public. tefragment décrit-des· travaux pratiques
Thésée et Pirithoüs. Pour les modèles réels, on pense aux hétairies
de botanique à l'Académie, sous la direction patiente de Platon
athéniennes et au compagnonnage guerrier des Spartiates, men-
lui-même: on y voit mise à nouveau en pratique la méthode de défini-
tionné au § 3 5, mais plus encore peut-être au cercle d'am~s du roi
tion et de division du concept en espèces... dans des discours que
Agésilas de Sparte. Et comment ne pas évoquer aussi le cercle des
le locuteur dit «inénarrables d'extravagance» ! La scène de comédie
compagnons d'Alexandre et les «amis du roi» des monarchies
platonicienne inventée par Xénophon dans le Banquet fait donc
hellénistiques ?
partie d'une sél'ie, et Xénophon, en ridiculisant les subtilités platoni- 1

ciennes au nom du bon sens, contribue perfidement, aux côtés Le but de ce compagnonnage est moral, mais aussi socio-
d'Isocrate et des Comiques de son temps, à l'attaque dirigée contre le politique. Les indications parsemées dans le discours de Socrate (§ 16, 1

grand philosophe. 27, 35), et en particulier le protreptique final(§ 37-40), m~ntrent que ;1

le souci de Xénophon est de former des hommes accomplis, tant sur


le plan personnel (pour la maîtrise de soi, le courage, la bonté) que
sur le plan social (pour la générosité et le dévouement), l'ensemble
III. Socrate : l'amitié des âmes nobles et la parfaite vertu sociale de ces qualités morales devant être mis, avec les compétences tech-
niques, au service de la cité. Il apparaît que les amis, sous la dire~tion
l . La sociétédes amis
de celui d'entre eux qui a le plus d'ascendant, doivent acquérir de
La troisième partie du Banquet (c. VIII) est constituée par un l'influence dans la cité et la diriger pour son bien. L'horizon idéal est ,,
véritable discours de Socrate. L'ironie qui a servi à discréditer, l'une monarchique, mais le système n'implique pas de préférence constitu-
1

!
par l'autre et l'une après l'autre, toutes les formes fausses de tionnelle1.
KaÀoKàya8fo disparaît complètement, et Socrate fait, sur la perfection
morale, une leçon sérieuse.
Le thème du discours est l'Amour, Érôs, le maître de tous 2. Amour mystique, amitié sociale: Xénophoncontrele Phèdre de Platon
les présents, et le discours s'adresse spécialement à l'hôte, le noble La conception xénophontique d'un compagnonnage social fondé
et riche Callias, amoureux d'Autolycos3. Socrate fait de l'amour sur l'amitié est bien éloignée de la conception mystique de l'amour
une amitié qui s'adresse aux âmes, et les oblige à progresser dans que développe Platon dans le Banquet et le Phèdre. Nous voudrions
la vertu. La description du lien très fort que cet amour d'élection, montrer ici que Xénophon construit sa théorie de l'amitié contre
purement spirituel, crée entre les amis (§ 18) pourrait, dans le Platon, en visant tout particulièrement le Phèdre.
contexte grec, faire comparer cette amitié à celle de Montaigne et Xénophon, dans son opuscule, utilise divers dialogues de
La Boétie. Mais en réalité, il apparaît que cette amitié, quoique Platon. Nous avons vu (à propos de Nicératos) qu'il connaissait bien
non institutionnelle, a un rôle social. Le ciment de l'affection l'ion et l'Euthydème. Quant aux ressemblances entre le Banquet de
constitue les amis, qu'ils soient deux ou plus de deux, en un véritable Xénophon et celui de Platon, elles sont «nombreuses et frappantes» 2 •
groupe, où· l'un d'eux se détache en tant qu'âme «hégémonique», Frappantes mais fuyantes, car jamais Xénophon ne se réfère d'une
qui «impose d'emblée son autorité parmi ses compagnons d'âge, tout manière certaine à Platon, même pas dans le passage (VIII, 32) où
en restant affectueuse» (§ 16). Socrate décrit le fonctionnement de son Socrate rappelle des paroles de «Pausanias, l'amant du poète

1. Alexis, Phèdre,fr. 247 PCG (245 K). Voir mon Carnaval politiqtte,p. 324-325. 1. Pour les modérés du IV" siècle, une bonne monarchie doit être tempérée : aristocratique
dans son fonctionnement et démocratique par son souci du bien commun. Mais une démocratie
2. Épicratès, fr. 10 PCG (11 K). Voir mon Carnaval, p. 318-321, et !'Introduction du Politiqtte
de Platon dans la CUF, p. XXVIII. aristocratique «à l'ancienne», respectant une patrios politeia, fait aussi bien l'affaire. Pour cet
éclectisme, voir, par exemple, Isocrate, Panathénaïqtte,§ 131-132.
3. Le «protreptique» est peut-être à la mode dans ces années-là : c'est la forme qu'Isocrate
donne à ses discours À Nicoclès(371) et Nicoclès(368 ?). 2. F. Ollier, CUF, p. 30. On trouve une liste des points de contact dans les éditions du
Banqttet de Platon de Hug (p. XXVIII - XXX) et de Bury (p. LXVIII).

258
259
jean-Claude Carrière Le Banquet de Xénophon

Agathon», puisqu'en réalité, dans le Banquet de Platon (178 e sqq.), ces juxtaposer des arguments hétéroclites, en les unissant par des liaisons
paroles sont prononcées par Phèdre 1 ! De sorte que les savants vagues et répétitives, comme «d'ailleurs», «de plus» (Kat µrfv). Mais
continuent à s'interroger sur l'antériorité du Banquet de Xénophon ou voici que, dans la suite du Phèdre, Socrate, après avoir critiqué le
de celui de Platon. ' caractère inorganique du «discours de Lysias», commence par le refaire
--------:ta-.di-s&u-ssion-savante--s~~t-dGnG-fomlisé~ sur ·le rapport entre les d'une manière organisée, non sans se voiler la face de honte. Puis,
Banquets des deux auteurs, sans aucun doute parce que les mentions, averti par son démon, horrifié lui-même par le caractère plat et
par Xénophon, de Pausanias ou des deux Aphrodites, sont assimilées à sacrilège des deux éloges de «l'amitié-non-amoureuse» qui viennent
des allusions explicites au dialogue de Platon. Mais j'estime que cette d'être prononcés, il commence un nouveau discours. Ce dis~ours est
focalisation, facilitée par les titres identiques, a eu un résultat éton- un merveilleux éloge de l'amour (comme source mystique de la
nant: elle a complètement occulté les rapports, pourtant évidents, science du Vrai et du Beau) : il va en sens contraire de la
entre le Banquet de Xénophon et le Phèdre de Platon, et par conséquent condamnation de l'amour qui était le sujet du «discours de Lysias».
elle a complètement faussé la datation de l'opuscule de Xénophon. Le - Le mouvement du Banquet de Xénophon est exactement
hasard a fait que j'ai repris l'opuscule de Xénophon à un moment où inverse. Le début de l'opuscule semble constituer un éloge de la
j'avais lu et relu les deux dialogues de Platon: les ressemblances entre passion amoureuse. Dès le premier chapitre (I, 8-10), 1~ c~mporteme~t
l'opuscule et le Phèdre m'ont aussitôt semblé beaucoup plus amoureux de Callias envers le bel Autolycos est attribue au pouvoir
profondes que les points de contact avec le Banquet. Et comme les royal de la beauté et à une possession divine (peut-être avec une
allusions de Xénophon aux bataillons sacrés de Thèbes et d'Élis don- discrète ironie). Plus loin, au cours du jeu «philosophique» des
nent probablement Leuctres, en 371, comme terminuspost quem pour la discours des convives, Critobule, le jeune ami de Socrate, prononce un
rédaction de son Banquet, comme les dates approximatives qu'on admet grand éloge de la passion amoureuse (IV, 10-18) ... qui contient de nets
pour le Banquet et le Phèdrede Platon sont, respectivement, 385 et 3 70 parallélismes avec le grand discours mystique de Socrate dans le
environ, il me semble que la question de l'antériorité ne se pose Phèdre ! On pourrait croire qu'on s'achemine vers un dépassement et
qu'entre le Phèdre et l'opuscule de Xénophon 2 • une sublimation de la passion amoureuse, d'autant plus que Socrate a
En me réservant de reprendre, sur des bases plus larges, l'étude annoncé qu'il ferait l'éloge de la fonction d'entremetteur du philo-
des rapports du Phèdre et du Banquet de Xénophon, je propose ici les sophe. Mais voici que Socrate, quand son tour de parler est venu,
premiers résultats de mon enquête 3 • Je commencerai par ce qui me assimile, d'une façon inattendue, ce proxénétisme philosophique au
semble le plus remarquable : la progression du Banquet est exactement métier de sophiste ... et refuse d'assumer le rôle dont il prétendait être
inverse de celle de Phèdre, comme si l'un allait de A en B, et l'autre fier (IV, 56-61) ! Comme l'intervention de Socrate prend la forme
de Ben A. d'une amusante parodie de la dialectique et de la maïeutique pla-
- Le Phèdre commence par le fameux «discours paradoxal» prêté toniciennes, il ne fait aucun doute, comme on l'a vu, que Platon est
à Lysias, sur le thème «Il est préférable de donner son corps à un visé. L'effet de surprise final de ce petit «éloge paradoxal», qui tourne
homme qui n'est pas amoureux de vous». Ce discours se veut mora- à la condamnation du philosophe comme maître d'amour, invalide
lisant: il tourne à l'accusation de la passion érotique, changeante, l''éloge de l'amour que prononce Socrate dans le Phèdre. , Le «pre-
ingrate et jalouse, et à l'éloge d'une forme d'amitié raisonnable, une mier Socrate» du Phèdre défendait, à la suite de «Lysias», une amitié
philia calculée, maîtresse d'elle-même, durable, soucieuse du bien du non amoureuse, utile et durable ; le «deuxième Socrate» du Phèdre,
partenaire. Pour la forme, ce «discours de Lysias» se contente de le Socrate platonicien, faisait de la philosophie un élan d'amour
fou. Chez Xénophon, au contraire, un «premier Socrate» (en quelque
sorte platonicien) annonce un éloge du philosophe dont le thème
1. En revanche, quand le Socrate de Xénophon (en VIII, 9-10) reprend la distinction du semble emprunté à Platon; mais le «deuxième Socrate», le Socrate
Pausanias de Platon entre l'Aphrodite Céleste et l'Aphrodite Vulgaire (180d-e), il ne xénophontique, traite le thème d'une manière parodique, ouvrant la
mentionne pas Pausanias, et fait comme si cette distinction était banale.
voie au grand discours final du même Socrate, son discours «sérieux»
2. J'ai exposé la question oralement le 7 février 1994, dans le séminaire de !'ENS de mes amis (VIII, 7-41). Ce grand discours occupe la même place, à la fin du
M. Casevitz, E. Lévy et M. Woronoff.
Banquet xénophontique, que le grand éloge de l'amour que prononce
3. Le Phèdre est daté entre 372 et 368 par Howland ; vers 370 par Hackforth ; vers 366-362
par De Vries ; après le retour de Platon de Syracuse, dans l'été 366, par Spiro Panagiotou le Socrate de Platon, à la fin de la première partie du Phèdre. Mais son
(«Lysias and the date of Plato's Phaedrus»,Mnemosyne,28 (1975}, 388-398). Merci à J. Métayer sens est exactement inverse. Que dit en effet le Socrate de Xénophon ?
qui m'a signalé le texte de Panagiotou. Revenant à l'amour de Callias pour le jeune Autolycos - cet amour

260 261
Le Banquet de Xénophon
Jean-ClaudeCarrière
obligé, dans son Banquet, à la fois d'idéaliser très fort~ment le genre
qui est à l'origine de la réunion -, afin d'expliqùer à leur hôte ce que d'amitié dont il fait l'éloge et de lui donner une colorat10n amoureuse,
doit être son «amour» pour le jeune homme, il choisit de décrire et pour que sa philia ne fasse pas trop mauvai!~ figure à_ ~~té du
d'exalter un sentiment d'affection très éloigné de la passion amou- merveilleux amour sublimé du Phèdre: la veritable amitie re~te,
reuse, et très proche de l'amitié «moralisée» que vantait Lysias au d'après lui, «pourvue des grâces d'Aphrodite» (VIII, 15) _et l'? lien
début du Phèdre ! Xénophon vajusqu'à_rep,rendre le décousu du entre les vrais amis est décrit par lui (en VIII, 18) comme si puissant
«discours de Lysias» 1 et jusqu'à utiliser les mêmes liaisons vagues2 qu'on pense nécessairement_ au lien ?es amants.,. Xénop~on ren~ une
(il n'est pas sûr qu'il le fasse consciemment) ! Ainsi l'amour-amitié sorte d'hommage involontaire au philosophe qu il parodie et pretend
prôné par «Lysias», dont le Socrate de Platon dénonçait la banalité
et l'hypocrisie, devient le dernier mot du Socrate de Xénophon ! Il est corriger.
vrai que Xénophon a «tiré à lui» l'amitié amoureuse décl"ite par Le lecteur n'aura pas manqué de remarquer que j'ai rai-
«Lysias». L'amitié qu'il exalte est celle de deux âmes, elle exclut sonné jusqu'ici sur la construction inversée du Banquet et du P_hè~re,
tout rapport physique. Il n'est nullement question pour lui de non seulement comme si les rapports entre les deux œuvres etaient
sublimer l'amour des corps ou cet élan vers la beauté physique qui suffisamment démontrés par la parenté de leurs ~ujets et par _l~
enthousiasme son Critobule (en IV, 4-18). Le Socrate de Xénophon, façon dont ils sont traités, mais encore comme si la P?stenor~t~
loin de sublimer la passion amoureuse, l'écarte; il lui substitue de l'opuscule de Xénophon était certaine. Je vais donc signaler ici
un compagnonnage socio-politique dont la ressemblance avec le les parallélismes que j'aperçois entre les ?eux œuvres; _en partant
compagnonnage du savoir mystique, chez Platon, n'est qu'apparente. du Banquet et des sections du Banquet ou les parallelismes sont
On l'a vu: le mystérieux rapport qui existe, chez Platon, entre multiples.
l'amour et la poursuite philosophique du Beau et du Vrai, devait a) L'effet merveilleux de la beauté d' Autolycos sur le_sassistants
paraître à Xénophon une érotique déguisée ou une mystification et sur Callias (I, 8-10). Je signalerai simplement que ce petit morceau,
sophistique, si l'on se fie au passage parodique de son Banquet (IV, où l'éblouissement de Callias est décrit comme «digne d'être contem-
56-61 ). Il reste que sa description finale d'un compagnonnage amical plé par les initiés au culte d'Érôs», fai~ penser a1:x.P.aflesdu P~èdresu,:
reprend bel et bien le contenu, sinon la forme, du discours de «Lysias» l'effet qu'a la vision de la beauté, soit sur les m1ties, dans 1 au-dela
sur l'amitié amoureuse. (250 a-d), soit sur les amoureux, ici-bas (251 a).
Une dernière observation sur le rapport de l'opuscule de b) Le discours de Critobule sur le pouvoir de la bea1;1té
Xénophon avec le Phèdre: il apparaît que le prestige de Platon était si (IV, 10-22) contient des parallélismes plus pré~is_ave; 1~ m~me sect10n
grand, vers 370, que les penseurs d'alors échappaient difficilement à du grand discours de Socrate, le passage ou il decnt 1 effet de la
la nécessité de définir leur pensée contre celle du grand philosophe. beauté :
Xénophon, lorsqu'il substitue à l'amour philosophique de Platon une - § 12 : la beauté est ce qui mérite le plus d'être contemplé :
amitié à caractère social, n'agit pas autrement qu'Isocrate, lequel,
cf. le privilège de la beauté (Phd. 2 5 0 d). Pour la mention du jour et
disputant à Platon la notion de «philosophie», s'efforce (en vain) de
donner au mot le sens de «philologie»3. C'est si vrai que Xénophon est de la nuit, cf. 2 51 e.
- § 14, «J'éprouverais du plaisir à donner mon ~ien» : cf. P h1.
252 a, «La perte de ses biens compte à ses yeux pour rien». «Je s.~rais
1. Certes, le discours de Socrate est strucruré : 13-22 = supériorité de l'amour spirituel ; volontiers esclave si Clinias était mon maître» : cf. Phd, 252 a, «Lam~
23-27 = infériorité de l'amour charnel ; 28-36 = exemples mythologiques et contemporains ;
3 7-40 = idéal proposé à Callias. Mais au début, dans ce cadre, les remarques sont juxtaposées.
est prête à l'esclavage et à dormir n'importe où pour être près de celui
2. Kat µl)v : § 15, 20; - ITpoc; 6È TOIJTOl<;'
: 17; -yE µl)v: 13, 18; - 'AÀÀà µl)V : 21 ; - qu'elle aime».
: 1

Kat : 22. _ § 21-22 : le souvenir de l'~tre aimé es~ si v,if q~'il est c~~me "1
3. Je pense au fameux éloge du Logos,qui fait son apparition dans le Nicoclès (§ 5-9) et qui est une image dans l'âme, mais cette image ne _f~it qu e;_eil}er ~e fe~tr et i
repris dans !'Échange (§ 253-257). On date le Nicoclès de 368 environ. Il serait donc
contemporain du Phèdre ou à peine postérieur. Dès la première phrase, Isocrate appelle seule la vision de l'objet aimé procure la ;oie : cf. 1 idee repetee d~
«philosophes» les spécialistes de discours. Le grand développement sur le Logospourrait être l'image de la beauté dans Phd, (6µo{wµa 250 a, Et6wÀov 250 d, EU
en rapport avec le sujet de la seconde partie du Phèdre : la réhabilitation de la rhétorique µEµtµ17µÉvov251 a), et surtout le passage qui décrit le_c?mportem:nt
transformée en dialectique. Exemple : le Logospermet de distinguer les bons des méchants, de
confondre les uns et de louer les autres (§ 7) : cf. Phd. 266 a ; il sert à la fois à convaincre les de l'amant à la vue de la beauté de l'aimé : douleur et Joie provoquee_s
gens du dehors et, par une dialectique intérieure, à penser(§ 8) : cf. Phd. 2666, ÀÉyElV Kat par le souvenir de l'aimé (251 d) ; «il court aux lieux où il pourra votr
<ppOVEl v.
263
262
Jean-ClaudeCarrière Le Banquet de Xénophon

celui qui possède la beauté» et, quand il le voit, <<iljouit du plaisir le - § 16-17, la description de «l'amour de retour» (àvnqnÀEta0at)
plus délicieux» (251 e). de l'aimé pour l'amant: la parenté avec l'àvTÉpwc; platonicien (255c-e)
Le § 15 (l'amour rend généreux) fait de loin écho au «discours est particulièrement frappante 1.
de Lysias» (Phd. 231 a - b : la générosité finit avec l'amour). - § 18, la brillante peinture du bonheur des vrais amis. Cf. Phd.
)--L~rantl-~-disrnur~-firra+--tle-Socr~re-sur l'amitié (VIII, 8-41) 256 a-b, sur la libération finale des amants qui ont su mener une vie
emprunte a la fois au discours de Lysias et au grand discours de d'amour spirituel. Le parallélisme porte ici sur l'enchaînement des
Socrate, dans le Phèdre : idées, puisque, dans les deux œuvres, la description du bonheur de
ceux qui s'aiment comme il faut succède immédiatement à la
- § 13. La première phrase de la démonstration de Socrate est très
remarquable parce qu'elle est peu claire et qu'elle ne se comprend description de «l'amour de retour».
qu~ par !a lecture du «discours de Lysias» : «L'amitié (qnÀEtv) de ceux - § 19-23, l'absence d'amour de retour en cas d'amour charnel.
qut admirent le caractère est appelée une contrainte agréable et volontaire · Parallélismes ponctuels entre § 19 (l'amant passionné écarte la famille
t1ndis. que, parmi ceu_xqui sont épris des corps, beaucoup n'ont que Je de l'aimé) et Phd. 2396; entre§ 21 (il est difficile pour le jeune
homme d'aimer un homme flétri par l'âge) et Phd. 240 d. ,, '
l_averston et de la_ hatne pour les manières de leurs aimés... ». L'opposi- 1

t10n est peu claire parce que Xénophon en inverse les termes et - § 26-27, l'amour-amitié est source de vertu et de maîtrise de 1,,
rend l'expression dense jusqu'à l'obscurité. On attendrait : «Le désir soi pour l'aimé et l'amant =: Phd. 233 a, c (pour l'aimé seulement). 1

de ceux qui sont épris des corps exerce une contrainte violente (sur Ajoutons qu'il y a comme un dernier écho du Phèdre lorsque
l~:11"â~e), ta_ndis que l'amour spirituel, parce qu'il est un amour Socrate (au § 30) propose une étymologie «sage» du nom de
d elect10n, qm suppose la connaissance préalable du caractère de l'être Ganymède, ( «rayonnant de sagesse»), comme s'il corrigeait le passage
ai~é, n'ex rce qu'une c?ntrainte douce et acceptée». Il appa-
7
rait 9ue Xenop~on a en _tete (ou sous les yeux) les développements
du Phèdre où Platon dit que c'est dans son amour pour Ganymède que
Zeus appella le désir tµEpoc;, c'est-à-dire «élan de particules qui
parfaitement clairs du «discours de Lysias» (Phd. 2 31 a 231 e - 2 3 2 a affluent» (tÉvat, µÉpî], potj) (255 c + 251c).
240 c) : «Lysias» remarque que les gens sans passion agissent oÙK un''
àva-yKTJÇ ~ Ô:ÀÀ'EKOVTE~ (231 a, cf. 2 40 c) et, plus loin, que les gens Rappelons enfin qu'un mot d'Antisthène, en IV, 43, fait écho
pass10nnes, au contraire, désirent le corps avant de connaître le à la prière finale de Socrate dans le Phèdre (279 c) : on trouve dans l'un
caractère (232 e). Et pour une fois - c'est rare, sinon unique - la phrase et l'autre texte le même jeu de mots frappant mr le caractère pesant
de Xéno.1:~on est très proche d'une phrase de Platon, de sorte que et limité de la richesse matérielle et le caractère léger et inépuisable
le parallelisme de contenu se double d'une sorte de parallélisme de la richesse morale 2 •
littéral 1 . On relève donc douze à quinze parallélismes entre l'œuvre
- § 14 : l'amitié amoureuse se flétrit quand se fane la fleur de Platon et celle de Xénophon. Mais étant donné le nombre très
d~ la jeune!se d~_l'aimé (wpac; av8oc;). Cf. Phd. 231 e: «de sorte qu'il réduit, sinon l'absence, de parallélismes littéraux, les parallélismes
n ~st pas sur qu ils voudront encore rester amis quand leur désir aura de contenu, s'ils étaient isolés, seraient contestables. C'est parce qu'ils
pns fin». Même idée en 234 a: il faut choisir «non pas ceux qui se trouvent réunis dans des sections des deux œuvres qui se corres-
v~ulent jouir de ta jeunesse (wpac;)», mais ceux qui t'aideront devenu pondent, et qu'ils constituent un réseau porteur de sens, que ces
vieux. parallélismes de contenu font penser qu'un auteur a sciemment utilisé

- § 15, la satiété (Kopoc;) est inhérente à la jouissance: cf. Phd.


240c. 1. Xénophon, évidemment, tire à lui cet «amour de retour», qui devient une affection
reconnaissante, de même que, dans ce qui suit, le bonheur des amis est constitué par un fidèle
compagnonnage ici-bas.
2. Voir supra p. 254. Je ne reviendrai pas sur la parodie (en IV, 56-60) de la dialectique
platonicienne (voit supra, p. 257-258). Elle se réfère sans doute au passage du Phèdrequi décrit
1.,xén., Banqu~t, VIII213: ::w~ 6È T?U <rwµaTOÇEm8uµouvTWV TTOÀÀOt µÈv ToÙc; TpüTIOUÇ la dialectique (265 c-266 b). Il se peut même que les petits glissements logiques que prati-
µE~q,ovTat K~t µwou<rt TWV Epw11Evwv.- Platon, Phd., 232 e : TWV µÈv EpùÎVTWVTTOÀÀOt que Socrate (de la séduction individuelle à la séduction collective puis à la séduction glo-
;,fPOTEpov ;o~ <rwµaTOÇ ETJE8uµrwav ~ TOV TpüTIOVËyvw<rav Kat TWV aÀÀWV OtKdwv bale) soient la mise en œuvre malicieuse de la technique oratoire dont parle le Socrate de
Eµ TTEt pot EYEVOVTO. Le parallélisme se continue, pour le contenu, entre le § 14 de Xénophon Platon (262 a-b). Mais le procédé de division au moins apparaît dès les premiers dialogues
et la fin de la phrase de Platon : il y a là une similitude dans l'enchaînement des idées (voir de Platon (cf. J. Stenzel, Plato's Method of dialectic). Et la Comédie Moyenne montre que
plus bas, pour les § 16 à 18, un parallélisme du même type). '
la critique de la méthode dialectique a dû tomber rapidement dans le domaine public.

264 265
·''"" • Cit

Jean-ClaudeCarrière Le Banquet de Xénophon

l'autre. La première hypothèse à laquelle on pense, c'est que Platon «corrige» (§ 30) l'étymologie du nom de Ganymède qui se trouve dans
a utilisé Xénophon, le Phèdre étant postérieur au Banquet de le Phèdre(255c + 251c). Il semble impossible de penser qu'il s'agit là,
Xénophon. Car il semble a priori incroyable que Xénophon ait pu faire chez Xénophon, d'autre chose que d'une combinaison d'emprunts: on
des tristes ratiocinations du «discours de Lysias» en quelque sorte le ne peut pas croire que, d'un côté, un passage du Banquet de Xénophon
----ommet-de..-son-prnpre-opusc;.uJC;..-En-r€-vanGhe-, il ..semblerait normal emprunte des traits au Banquet de Platon et que, de l'autre côté,
que Platon, amusé ou horrifié par la banalité du grand discours de le Phèdre de Platon «pique» dans ce même passage du Banquet de
Socrate, chez Xénophon, ait pris Xénophon pour cible, sous le nom de Xénophon ce qui resterait de xénophontique.
Lysias. Mais il faut se rendre à l'.évidence: c'est bien Xénophon qui c) Quand un développement donné du Banquet de Xénophon
utilise le Phèdre. Pourquoi ? est proche de plusieurs développements du Phèdre, le texte de
a) En général, il semble bien qu'ailleurs, quand existent des Xénophon représente en quelque sorte une concentration de plusieurs
lieux parallèles, les emprunts vont de Platon à Xénophon. Cela sem- passages du Phèdre. Or les passages du Phèdre qui apparaissent dans
ble vrai pour les titres (Apologie de Socrate, Banquet) ou pour les «em- l'opuscule de Xénophon sont, chez Platon, particulièrement frap-
prunts» à Platon qu'on peut détecter dans les Mémorables. C'est cer- pants, ou même flamboyants. C'est ainsi, comme on l'a vu, que le
tain pour les «emprunts» que le Banquet de Xénophon fait à l'Ion, à grand discoµrs final de Socrate, chez Xénophon, contient au début
l'Euthydème et au Banquet de Platon: si le Phèdre est présent dans des parallélismes avec des phrases remarquables du «discours de
l'opuscule de Xénophon, il rentre manifestement dans ce système Lysias» de Platon, puis un passage parallèle au brillant déve-
d'emprunts. loppement de Platon sur «l'amour de retour», puis des arguments
qui, dans le «discours de Lysias», ont un caractère tranché (la famille
b) Quand un développement précis, dans le Banquet de écartée, le caractère peu ragoûtant des vieux amants). La vrai-
Xénophon, contient des parallélismes à la fois avec le Banquet et avec semblance veut que Xénophon ait repris, additionné et résumé des
le Phèdre de Platon, il est presque sûr, si les parallélismes avec le passages frappants de Platon, plutôt que Platon ait dispersé et
Banquet d~ Platon sont des emprunts, que les parallélismes avec le développé avec éclat de courtes notations de Xénophon. Preuve
Phèdre le sont aussi. Un exemple: le grand discours final de Socrate supplémentaire : dans le cas unique où existe un parallélisme littéral,
chez Xénophon, commence (§ 9) par poser le problème de l'origin~ la phrase de Xénophon est dense jusqu'à l'obscurité par rapport au
commune des deux Aphrodites en faisant allusion au discours de développement de Platon, comme si Xénophon était tout pénétré du
Pau~anias dans le B_anquetde Platon (180d-e). Ensuite, dans sa première texte de Platon ou l'avait sous les yeux.
partie (§ 12-27), tl emprunte alternativement à deux sections du
~hèdre: au «discours de Lysias» (aux§ 13-15), puis au discours mys- Ces différentes constatations, sans être une démonstration irré-
tique de Socrate(§ 16-18), puis, de nouveau, au «discours de Lysias» futable, constituent de fortes présomptions en faveur de l'antériorité
(§ 19-23, 26-27). Ensuite, dans la seconde partie du discours xéno- du Phèdre de Platon.
p~10nt!que, c~lle qui propose à Callias des exemples mythologiques et
historiques d _amour ??~charnel (§ 28-36), c'est à nouveau le Banquet
de Platon qm est utilise : Socrate emprunte, semble-t-il, au discours 3. L'éducationd'une classedirigeanteet la nouvelleKaÀoKayaB{a
1
de Phèdre (178 a - 180 b) l'exemple mythique d'Achille et Patrocle Le «retournement» du Phèdre ne donne pas à lui seul le sens du
(§ 31 = 179 e - 180 6)1, ainsi que l'hypothèse des invincibles armées Banquet de Xénophon. Le rejet des «élucubrations» de Platon, comme
d'amants, qu'il attribue d'ailleurs faussement au discours de Pausanias le rejet des perversions des sophistes, ne sont probablement, pour
(§ 32 = 178 e- 179 a) 2 • Au passage, comme on l'a vu, Xénophon Xénophon, que la tabula rasa qui permet un retour à une attitude

1. Ce qui me _semble prouver l'emprunt, c'est que Xénophon corrige Platon : Platon soutenait d'homosexuels serait la meilleure ; en 182a-b c'est bien Pausanias qui parle des Thébains,
que,_dans le lien homos~xuel, Achille était l'éromène et Patrocle l'éraste (180a-b) ; Xénophon des Éléens et des Lacédémoniens, mais, sans opposer les Lacédémoniens aux autres et sans
rectifie _(VIII, 31) : Achille venge son compagnon d'armes et pas son mignon. Xénophon ne parler d'homosexualité militaire : «En Elide, à Lacédémone, chez les Béotiens, là où les gens
peut év1dem~ent pas adopter l'orientation du discours de Phèdre, qui est un éloge de l'élan ne sont pas des savants parleurs, on a posé en règle absolue qu'il est beau d'accorder ses
amou~eux pr1mord1al. - On notera qu'un autre exemple donné par Socrate, celui d'Héraclès et faveurs aux amants». Xénophon a interprété militairement ces mœurs, et dissocié les
des D10scures (VIII, 30), est utilisé par Callias à Sparte, en 372, pour montrer l'ancienneté des Lacédémoniens des autres pour les rapprocher des Athéniens, qui «considèrent ces pratiques
rapports entre Athènes et Sparte (Hel!., VI, 3, 6). comme honteuses». - Cette interprétation idéalisée du compagnonnage spartiate est répétée
2. En fait, dans ce passage (VIII, 32-34), Xénophon rapproche et modifie deux passages chez lui : Rep. Lac,, II, 12-14 (avec à nouveau opposition de Sparte à la Béotie et à J'Éiide),
du Banquet de Platon : en 178 e, Phèdre (et non Pausanias) dit qu'une armée ou une cité Agésilas 5.

266 267
jean-Claude Carrière Le Banquet deXénophon

morale réaliste et modérée. L'enjeu, c'est la formation de la classe athénien 1 . Nulle ttace de contemporain, comme Eubule. Les modèles
dirigeante des cités, et surtout d'Athènes. lacédémoniens restent dans un pmdent anonymat, mais on pense
évidemment à Lycurgue, équivalent spartiate de Solon, et surtout à
Le dernier discours de Socrate, dans le Banquet, a, comme nous
des modèles contemporains : Agésilas, son fils Archidamos, son frère
l'avons dit, un c~ntenu assez précis. Passons sur l'idéal moral per-
Téleutias, et peut-être Callicratidas 2 •
----s-o~n-n-et;clfilîrlesà.eux aspect'.SsUITcla-riTIIîtrtse-de soi et de ses désfrsl
et la réussite sociale 2 • L'idéal politique est décrit avec précision dans L'association des modèles athéniens et lacédémoniens pourrait
le passage «ptotteptique» (VIII, 37-40 ). Ses objectifs sont : à l' exté- bien être le signe le plus révélateur des intentions de Xénophon
rieur, de libérer la Grèce et de lutter contre les Barbares (§ 39-40)3 ; au moment où il écrit le Banquet, probablement entre 369 et 365.
à l'intérieur, d'être le meilleur des chefs politiques, comme Périclès, Exilé d'Athènes depuis Coronée au moins (394), recueilli par Sparte,
le meilleur des chefs militaires, comme les Lacédémoniens, et aussi mais peut-être devenu un apatride si les Éléens l'ont déjà chassé
le meilleur des législateurs, comme Solon (§ 39). Les conditions de de Scillonte, Xénophon avait vu enfin, en 369, les deux patries qui
réalisation de cet idéal comprennent : un ensemble de compétences (la se partageaient son cœur se rejoindre et s'allier contre l'oppression
science de Thémistocle, le savoir de Périclès, la sophia de Solon) 4 ; la de Thèbes. L'une des clefs du Banquet semble être cette nou-
noblesse de race qui est celle de Callias (§ 40); la prestance. physique velle association historique d'Athènes et de Sparte, telle qu'elle
et la résistance corporelle (§ 40). Dans cet ensemble qui définit une apparaît, dans les Helléniques, dans le discours de Callistratos ou dans
élite ne figurent ni la richesse ni les dons oratoites. Le résultat de cette les deux discours de Proclès de Phlionte3, ami d'Agésilas. Le Banquet
KaÀoKd ya8{ a est la position dominante du chef, auquel la cité se me semble pouvoir être interprété comme un manifeste visant à
confie 5 • une redéfinition de l'idéal de KaÀoKd ya8{a, dans une perspective
athéno-spartiate, et à une sorte de redressement ou de réarmement
Les modèles proposés sont, eux aussi, pleins d'intérêt. Du côté motal d'Athènes (comme le chap. III, V des Mémorables), ce pro-
athénien, on ne trouve que des modèles anciens : Thémistocle et treptique étant placé sous le patronage de Socrate. Le ton joyeux
Périclès, très critiqués certes par les modérés et par Platon 6 , mais donne la mesure des espérances de Xénophon. Il est bien différent
champions de la grandeur d'Athènes et de la lutte contre la Perse. Ces du ton attristé de la fin des Helléniques (VII, 5, 26-27), quand
modèles «thucydidéens» sont tempérés par le modèle de Solon, Solon Xénophon décrit le trouble de la Grèce après Mantinée - Mantinée
qui est, -lui, le symbole de la patrios politeia, le grand législateur où est tombé son propre fils, Gryllos. Le moraliste a payé de son
sang son appel à «dresser des trophées sur l'ennemi» et à «libérer
1. On peut y faire entrer les interdictions a) de trop boire : II, 23-26 ; IV, 8 (cf. les banquets la Grèce» (VIII, 38-39). La leçon «sérieuse» de Socrate, leçon de valeur
sans ivrognerie de Sparte, dans la Rép. Lac. V, 3-6 et dans l'Agésilas) ; b) de se parfumer : II, physique et morale, leçon de compagnonnage politique et militaire,
3-4; c) de se livrer à l'homosexualité pour le plaisir physique au lieu d'y chercher un n'a servi à rien dans l'immédiat. Et même, une fois oublié le contexte
perfectionnement moral : VIII, 35 (cf. Rép. Lac. II, 13, et voir J. Luccioni, Les idéespol. et soc.
de Xén., p. 158). historique qui lui donnait un sens urgent, elle ne manque pas d'une
2. Cf. VIII, 38 : être illustre, faire du bien à ses amis (l'œuvre de Xénophon, et notamment certaine platitude. Mais le reste de la Comédie du Banquet garde une
l'Agésilas, comporte de nombreux parallèles). · verve et une subtilité d'ironie exceptionnelles dans l'œuvre de
3. Voir aussi le § 38 : «élever des trophées sur l'ennemi». Dans le contexte des années 60, Xénophon.
l'adversaire visé est d'une part Thèbes, d'autre part la Perse, qui a choisi d'aider Thèbes
en 367, au Congrès de Suse (He//. VII, 1, 33-38), tandis que Thèbes elle-même s'efforce de
faire accepter le rescrit du Roi (ibid. § 39-40). Sur la crainte de la Perse dans ces années, 1. Isocrate, Aréop. 16. Autres références sur Solon, Thémistocle et Périclès chez J. Luccioni,
voir J. Luccioni, o.c., p. 191, n. 292. Isocrate prêche la croisade contre la Perse depuis le o.c., p. 125-126.
Panégyrique.
2. De Lycurgue er de ses lois, il est question notamment dans la Rép. Lacéd. L'Agésilas (rédigé
4. Le contenu de ce savoir est précisé dans les chapitres les plus concrets des Mémorables, après le retour d'Egypte du roi, en 360, et après sa mort) fait du roi de Sparte un portrait idéal
notamment : III, 5 (au jeune Périclès sur la valeur guerrière. La comparaison des Athéniens et qui est proche des § 38-40 du Banquet : celui d'un sage socratique - tempérant, continent,
des Thébains désigne, pour ce chapitre, une date peu après 369, cf. Luccioni, o.c., p. 270-271) ; courageux, désintéressé, simple, affable, pieux - en même temps que d'un chef selon le cœur
III, 6 (à Glaucon, sur la gestion des finances) ; III, 7 (à Charmide, sur l'assemblée du peuple); de Xénophon, et enfin d'un roi philosophe possédant les quatre vertus cardinales et la piété.
IV, 2 (à Euthydème, autre jeune plein d'illusions). C'est en 366 qu'Isocrate écrit l' Archidamos.Téleutias, frère d'Agésilas, est manifestement très
5. Mais le Banquet est très rapide. Ce sont d'autres textes de Xénophon qui précisent le admiré de Xénophon pour son talent à se faire aimer (He//. V, 1, 4) ; son discours des Hel/.
lien entre la vertu et le pouvoir et qui éclairent le pacte de fidélité entre le chef, ses (V, 1, 14-17) est du Xénophon plus vrai que nature! Callicratidas se pose dans les Hel/.
compagnons et la masse, quel que soit le régime (y compris dans la Perse idéale de la Cyropédie, (I, 6, 7) en champion de l'hellénisme et de la réconciliation des Grecs.
I, 3, 18). 3. Hel/. VI, 3, 14 - VI, 5, 38-48 et VII, 1, 2-11. Voir J. Luccioni, Les idéespol. et soc. de Xén.,
6. Cf. Platon, Gorgias 515d - 51 7b, 519 a-b. p. 190-191.

268 269
jean-Claude Carrière
Le Banquet de Xénophon
Conclusion
NOTE ADDITIONNELLE
Sans doute Korte n'avait-il pas tort de penser que le double LA DATE DU BANQUET DE XÉNOPHON
but du Banquet de Xénophon est de défendre la mémoire de Socrate La date du Banquet de Xénophon a été jusqu'ici généralement considérée comme assez i !
et de corriger son image (notamment contre Platon). Mais il faut haute. Comme l'opuscule se réfère au Banquet de Platon, qu'on date communément des environs
----'v·Î-t'er-de-H'<:l{'-désaetu-al-is-er~le~s-ens~de--Fopuscule. Si le Banquet de 385, on tend à le dater de 385-380 à peu près. Mais E. Delebecque, mieux inspiré selon
date bien de 369-365, il a quelque trente ans de moins que le pamphlet moi, le situe après la période de Scillonte (388-371), quelque part entre 371 et la mort de
de Polycrate contre Socrate (394) et quinze à vingt ans de moins que Xénophon (en 355/54 ?), peut-être à Athènes entre 365 et 354 (si Xénophon a fini sa vie à
Athènes, bien que Diogène Laërce le dise mort à Corinthe). Les indices, pour la datation, me
le Banquet de Platon (vers 3 8 5 ?). L'opuscule de Xénophon, tout semblent être les suivants (tous viennent du discours final de Socrate) :
en se situant dans une continuité de pensée, répond probablement a) Dans les Hel/. VI, 3, 2 sq., Xénophon montre que Callias, à la veille de Leuctres
à des intentions plus actuelles. Il est vrai que la défense et la «récupé- (371), est l'un des ambassadeurs athéniens qui ;ont à Sparte préparer la réconciliation.
ration» de Socrate ont été une préoccupation constante de Xénophon. Xénophon égratigne à cette occasion sa fatuité, comme dans le Banquet. À Sparte, Callias, qui
Mais cette préoccupation a évolué. Au temps de l'Apotogie, Xénophon parle le premier, rappelle qu'il est proxène de Sparte, comme le dit Socrate dans le Banquet. Il
défendait l'éducateur contre l'accusation «traditionnelle» d'impiété rappelle aussi qu'il est déjà venu deux fois en ambassade à Sparte (peut-être une fois en 375)
avant cette ambassade de réconciliation (qui est évidemment la plus glorieuse).
et de corruption de la jeunesse. Quand il commence à écrire les
b) Dans le Banq1tet (VIII, 32-35), Socrate rejette l'opinion, qu'il prête au Pausanias de
Mémorables (vers 386?), il fait de Socrate une sorte de centriste, capa- Platon, selon laquelle une armée d'homosexuels dépasserait en valeur toutes les autres, comme
ble de tenir tête aussi bien aux Trente, lors d'une arrestation arbi- le prouverait l'exemple des Thébains et des Éléens. Le § 34 est hostile à l'attitude de ces deux
traire, qu'au peuple en folie, lors de l'affaire des Arginuses 1 . Et peuples et leur oppose celle des Lacédémoniens qui n'approuvent que l'amour spirituel. Or
quand il compose le Banquet, dans le climat nouveau, fait d'inquiétude nous savons par Plutarque (Pélop. 18) que le fameux bataillon sacré thébain, célèbre pour ses
et d'espérance, qui suit Leuctres, après l'alliance de Sparte et mœurs homosexuelles, fut fondé par Gorgidas après la libération de la Cadmée en 379 ;
invaincu jusqü'à Chéronée (338), ce bataillon de trois cents hommes est commandé par
d'Athènes, il fait certes du Maître le moraliste de bon sens qu'il a Pélopidas à Leuctres (ibid., 15, 6), où son intervention est décisive (ibid., 24, 3). Il est
inlassablement décrit (en l'opposant au métaphysicien de Platon), probable que les Éléens créent leur propre bataillon des Trois-Cents à l'imitation des
mais aussi, à la fin, un patriote soucieux de réarmer sa patrie et Thébains, peu avant ou après Leuctres. Xénophon parle de ce bataillon éléen et de la mort de
de redonner un idéal aux élites athéniennes. La· forme théâtrale, son chef en 364 (Hel/, VII, 4, 31). L'hostilité de Xénophon pour les Éléens s'explique bien
après Leuctres : ils contribuent à la ruine de la confédération péloponnésienne (Glotz, HG, III,
comique et ironique, du Banquet, la variété vivante des personnages
p. 151), prêtent de l'argent à Thèbes (ibid., p. 153), chassent Xénophon de Scillonte. Cette
et le chatoiement des idées donnent à l'opuscule une profondeur et hostilité de Xénophon fait donc penser que le Banquet est postérieur à Leuctres (371). On
un charme inhabituels. Mais peut-être Xénophon n'a-t-il pas trop remarquera cependant qu'à partir de 365 les Éléens reviennent dans le camp spartiate (Glotz,
d'illusions. Son Socrate semble bien isolé au milieu des gentilshommes p. 172-173) et qu'à cette occasion Xénophon décerne un prix de valeur à ces gens que, selon
vaniteux, des pères La Vertu et des bouffons qui l'entourent, face à lui, tout le monde, jusque-là, méprisait (Hel/., VII, 4, 30). Le Banquet a pu être écrit avant ce
la sophistique de Callias, à la sotte érudition de Nicératos, au cynisme retournement d'opinion de Xénophon, c'est-à-dire avant 364.
de Charmide, à une certaine niaiserie de Critobule, au moralisme et c) Le protreptique final que Socrate adresse à Callias (VIII, 37-40) est curieux.
L'exhortation à «libérer la Grèce» vise sûrement la Perse, mais la critique, qui précède, de
à la religiosité vides et brutaux d'Antisthène ou d'Hermogène. l'immoralité des Thébains et des Éléens (ces derniers sont alliés des Thébains de 371 à 365),
Vaincu en beauté par Critobule, mis en difficulté par Hermo- l'éloge des purs Spartiates, semblent indiquer que c'est l'oppression thébaine qui est visée,
comme dans l' Archidamosd'Isocrate, publié en 366 - du reste, depuis le Congrès de Suse (fin de
gène, agressé par le Syracusain, Socrate est par trois fois comiquement 367), Thèbes est devenue l'alliée de la Perse (Glotz, p. 162). Au même endroit, l'association
vaincu. Mais on se prend alors à aimer Xénophon : pour une fois et des modèles athéniens et spartiates, que Socrate propose ensemble à Callias, se comprend
peut-être malgré lui, il a su exprimer l'indépendance et le malaise particulièrement bien si les deux cités viennent de se réconcilier au bout de trente-cinq ans (la
fondamental du philosophe qui, en marge des pouvoirs, résistant aux réconciliation n'est totale qu'en 369). On peut même penser à l'action conjuguée d'Agésilas et
pressions de l'opinion dominante, poursuit sa quête de la vérité et de de Timothée en Asie, en 365 (Glotz, p. 167-168).
la justice. Ainsi les indices désignent la période 371-362, et de préférence 369-365. Le 8'anquet
serait postérieur au Plataïque d'Isocrate (entre 373 et 371) et à peu près contemporain de son
Archidamos(366). On comprend bien qu'à cette époque Xénophon, heureux du rapprochement
Jean-Claude CARRIÈRE de ses deux patries, ait eu le vif désir de redéfinir une KaÀoKàya0fo athéno-spartiate.
(Universitéde Franche-Comté) Mantinée et la mort de son fils Gryllos ont dû briser ses espoirs. Sur les dates proposées pour
le Phèdre,voir supra, p. 260 n. 3.

l. MémorablesI, 2, 32-38 et IV, 4, 2.

270
271
Le rire chez Platon :
un détour sur la voie de la vérité

Nous partirons d'un paradoxe : si la condamnation platonicienne


de la tragédie est restée célèbre au point de susciter la réponse
d'Aristote dans la Poétique, sa condamnation de la comédie n'en est pas
moins vigoureuse 1 • Dans les Lois, en 816E, !'Athénien insiste sur la
nécessité
«de ne jamais rien faire ou dire de ridicule (llpav ~ ÀÉ'YElVoaa 'YEÀota). Et c'est à
des esclaves ou à des étrangers salariés que l'on prescrira d'imiter de telles actions,
tandis que soi, au contraire, on n'en fera jamais l'objet d'une application sérieuse et que
jamais aucune personne de condition libre, ni homme ni femme, ne doit se montrer
occupée à s'en instruire» 2 •
Pourtant, à la fin du Banquet, en 223D, Socrate invite ses amis
«à reconnaître qu'il appartient au même homme d'être capable de composer comédie et
tragédie, et que celui qui est avec art poète tragique (-rpayl\)6011oioc;) est également
poète comique (KwµC\)6011owc;)».
Ce jugement ambigu peut être mis en rapport avec l'écriture
même des dialogues: Platon lui-même s'est fait le poète, tragique et
comique, de la destinée de l'âme à travers ses textes, et Socrate apparaît
souvent comme un personnage hautement comique - son atopia
l'expose au rire des autres. Bien plus, ce bouffon grotesque présenté
par :Alcibiade comme un silène, dans le Banquet3, semble également

1. Cf. Dominique Arnould, Le rire et les larmesdans la littératuregrecqued'Homèreà Platon, Paris,


Les Belles Lettres, 1990.
2. Traductions de L. Robin (Platon. Œuvres complètes,I et II, Paris, 1950) légèrement
modifiées.
3. 216D-2 l 7 A : «Il passe toute sa vie à faire, avec les gens, le naïf et le plaisantin
(dpwvEu6µEvoc; Kat 11a{(;wv). Mais quand il est sérieux et que le silène a été ouvert
(anou6cfoaVToc; 6È aù-roü Kat àvoix8Év-roc;), y a-t-il ici quelqu'un qui ait vu les figurines
de dieux qui sont à l'intérieur? Je l'ignore, mais à moi, déjà, il m'est arrivé de les voir, et je
les ai trouvées tellement divines et toutes d'or, tellement superbes et merveilleuses enfin, que
je n'avais plus qu'à faire sur-le-champ tout ce que Socrate m'ordonnerait !» (216E). Sur le

273
EmmanuelleJoui!t-Pastré Le rire chezP!aton

faire rire les autres de son plein gré. Comment comprendre cette Dans ces conditions, il faut se méfier des spectacles offerts par
·utilisation du rire 1 ? les poètes comiques, et la crainte de pa:aîtr~ bouffon est en tous
Nous voudrions montrer que le rire peut se révéler la tâche ou points préférable à l'imitation d'une conduite laide: .
à tout le moins, l'instrument du philosophe. ' Ce désir de provoquer le rire ( yEÀWTonotEî'.v) que, d'u~ côté, par le r~1sonnement
(TcjlÀoyci>),tu contenais en toi-même, craignant de te faire une ré~utation de bouf-
· recisons tout <l'abord que seuI7 excès dans le rire fait l'objet fonnerie ( <J>o~ouµEvoc; 6oçav~wµoÀoxfoc;), alors, en revanche, tu lm donne~ cours et,
d'une critique sans nuance dans les dialogues de Platon. Ainsi, dans après l'avoir ainsi fortifié, tu te laisses souvent ent,ra_îner, sans t'en a,rercev01r, dans ta
la République,en 388D-389A, Socrate condamne l'usage du rire : conduite propre, à te changer en un faiseur de comed1es (KwµC\)6011otoc;, 606C).
Il ne faut pas non plus que nos gardiens aiment à rire ( <ptÀoyÉÀWTaç); car quand on se Mais si la peur du ridicule a quelque~ vertus pour l'homme d~
livre à un rire violent (l.axup0' yÉÀwn), il entraîne d'ordinaire un changement
contraire également violent (l.oxupàv Kat µETa~OÀlJV), Il est donc inadmissible que commun, cette peur est dépassée par le philos?p~e dans un ~ouci
l'on représente des hommes respectables dominés par le rire (KpaTouµÉvouç ùrro de vérité. Le philosophe a un rapport au rire different ~e celm des
yÉÀwToç), encore moins des dieux (388E). autres hommes. Il est «l'ami du risible» : non seulement il accepte de
s'exposer au rire des autres, mais encore il s'attache à _l'étude des choses
Le philosophe critique aussi Homère lorsqu'il représente les
dieux en proie à un extraordinaire éclat de rire : dites risibles, qui deviennent objet de son quest10nnement. Il ne
Et brusquement un rire inextinguible jaillit parmi les dieux bienheureux,
s'assujettit pas aux normes sociales du risible, mais les met e;1 cau~e en
à la vue d'Héphaïstos s'empressant à travers la salle acceptant qu'on rie de lui. La peur de,p_araître ?,ou_ffo~- meme si.elle
c'fo~EO'TOÇ 6' ap ÈVWp'TOyÉÀWǵaKCÎpEOOt0Eofotv, vaut mieux dans la critique de la comedie que l imitat10n de ce qm est
w<;t6ov "H<J>ato'TOV6tà 6wµarn TTOtTTVUOV'Ta 2 (389A). vil - découle d'un système de valeurs et de jugem~nt~ fondé s~r. le
paraître: le rire est intersubjectif,_ social, e_t conduit a ~ne op1010~
Dans ces deux textes, le terme yÉÀwc; est accompagné d'un
commune sur les choses. Le travail du philosophe consiste alors a
adjectif: dans le premier, l'adjectif ioxupoc; «violent» insiste sur sa
s'affranchir, et à chercher à affranchir son interlocuteur, des critè_res
force incoercible. Ce n'est pas le rire en tant que tel qui est rejeté, mais
de ce rire social, «le rire des insensés» 1 , pour retrouv~r la fonct10_n
le manque de mesure. Les <plÀoyÉÀWTEÇ empêchent l'harmonie de
subversive du rire contre la doxa elle-même. Le _P_hilosophe [ait
l'âme et y établissent le désordre. Ils passent facilement des larmes
l'épreuve du discours interrogatif jusque dans le r1S1ble, pour etre
au rire, et pourraient tout aussi aisément passer du rire aux pleurs.
ensuite à même d'établir entre les choses une échelle de valeurs: les
Le danger, c'est celui du changement violent, de la µETa(3oÀTJioxupd
valeurs qu'il établit ne sont pas, dans ces conditio~s, un p~éalable de
bouleversant l'âme sans l'amener à faire un pas vers le bien, et
la pensée, mais sont le terme même de cette pensee. Le point de vue
pouvant la plonger dans un état contraire tout aussi nuisible
du yEÀofov est appelé à être dépassé. .
pour elle - les pleurs. Cette µETa(3oÀll ioxupd est le signe d'un
abandon complet du rieur à ses passions. Il en est de même pour A ce niveau, le philosophe utilise le rire en s'y exp?sant, m~is ne
l'adjectif à'o(3EoToc; «inextinguible» employé par Homère. L'explo- se l'est pas encore approprié comme i°:st~ument. Le rire fo1_1ct10?ne
sion d'un rire brut dans toute sa puissance s'adresse uniquement comme signe: signe, d'une part, de la diffe_rence e?tre le savoir qm se.
à la partie irrationnelle de l'âme. L'expression KpaTou µÉ voue; uTTO rit du rire, et l'opinion qui s'y soumet; signe, d a~~re part'. p~ur le
yÉÀWT.oc;dépossède les hommes ou les dieux d'une possible maîtrise philosophe, qu'il touche à un point important et qu il ~ affaire a une
d'eux-mêmes3. résistance ou à une opinion qu'il doit combattre. Quand il rencontre,_le
rire, il rencontre un objet que les hommes se refusent à penser et qu ils
masquent par leur rire.
portrait de Socrate, cf. Pierre Hadot, Exercicesspirituels et philosophie antique, Paris, Études
augustiniennes, 1987, p. 77-116. Ainsi, dans la République, Socrat.e n'hésite pas à s'expose: au
1. Cf. Michael Macler, Das Prob!emdes Lachensund der Kombdie bei Platon, Stuttgart, Berlin, rire en proposant, pour fonder sa cité, des changeme~ts s~scept_ibles
Kiiln, Mainz, W. Kohlhammer, 1977. de heurter le sens commun. On trouverait tout a fait ndicu,le
2. I!iade, I, vers 599-600. (yEÀOlOTO:Tov, 452Al0) de voir des femmes nues s'exercer dans les
3. Ce rire est un rire apparenté au mépris et étranger à la bienveillance. La condamnation du palestres : , , ~
rire excessif se trouve en quelque sorte théorisée dans les Lois en 7 3 2C : «On se défendra Mais il ne faut pas craindre les plaisanteries des rieurs (où <pO~TJ'TEOVTa TW v
r, ) d'
contre les excès du fou rire ainsi que contre les pleurs immodérés ( yEÀW'TWV TE d pyEo0at xaptÉVTWV oKwµµaTa), quoi qu'ils puissent dire (ocra Kat' ota
'l'
av
"
EtTTOtEV
,,
une
XP~ T<ilv Ètmo{wv Kat 6aKpuwv) ; tout homme prescrira à tout homme de dissimuler tout
débordement de joie (<'>ÀTJV TIEptxâpnav rraoav) ( ... ) et de s'efforcer de garder une conte-
nance décente».
1. 'TOVTWV àvol)TWV yÉÀW'Ta (Lois, 830B7).

274 275
Le rire chezPlaton
Emmanuellejoué't-Pastré

innovation qui appliquerait les femmes à la gymnastique et à la musique, et surtout au


de l'Espritl : «Ce qui se n~mme crain~e. ~e l'erreur se fait plutôt soi-
manieme~t des arme~ et à l'équitation. P,tisque nous sommesen train de discuter,il faut même connaître comme cramte de la verite».
progresser 1
p1sq11à ce qut est d11rà accepterdans cetteloi (nopEUTÉov npoc; TO Tpaxù Tou Le rire est un signal d'alerte pour la pensée. Mais le philosophe
voµou, 452B-C). compte aussi avec le rire et se l'approprie, le _maîtrise s~ns l'écart~r
Socrate propose également d'exam_iner des points aussi ridicules a priori, patce qu'il ne pens: pas tout_ s~ul, ma~s ~n public. A:e; lu1,
en apparence que le gouvernement cl.e la cit.é par des philosophes ou le tire a une valeut pédagogique - patdta et pat_deta.vont d"epair - et
la création de gardiens de la cité. La pensée du risible s'est transformée devient instrument de la pensée : le philos~phe, llll _qu1connait les vertus
en pe~sée_~u sérieux. En se penchant sur l'étude de ces propositions et les dangers du rire, peut devenir maitre du ~~re d~s autr~~- Socr~te
dont 1 opm10n commune se moque, Socrate montre leur dignité phi- fait volontaitement rire ses interlocuteuts. L emot10n qu 11 ~~s<:;1te
losophique. «bouscule» l'âme du rieur dans la bonne directi~n, cel!e. de la vente et
du bien. Ce sont alots les effets bénéfiques du rire qu1 importent, non
Dans le Parménide, le philosophe pose la question éminemment
plus ce qu'il signifie, mais ce qu'il produit. . ,
sérieuse du fondement ontologique du sensible: tout participe-t-il de
l'intelligible ? Parménide n'hésite pas à demander au jeune Socrate s'il Dans le Phédon, Socrate désire rendre raiso_nde son attitude, (To,v
y a une idée de la boue, de la crasse ou du poil, et l'invite à s'inter- Àoyov à TToBoû'vm,63E) et explique!' à ses amis, le c~urage et l ,espe-
roger sur des objets tout à fait risibles en apparence (lx Kal yEÀota rance du philosophe au moment de moutir. L expliquer (cppaaat,
s:,, 1:
vOsEtEV av
" ~
EtVat, 130C7-8 ) . C'est une pensée si contraire à l'opinion, 64A2) c'est faire apparaître le sens véritable du mot «mort» : la sépa-
que Socrate s'en détourne en toute hâte «dans la crainte (6Etaac;) de tation' de l'âme et du corps, à laquelle le philosophe s'attache tout au
3
s'aller perdre et noyer en quelque abîme de niaiserie» (Ek nv' aj3u8ov long de sa vie. C'est son «exercice» (To µ~ÀÉTT]µa_,67D6) . Le logos
<pÀuapfov 130D7). Il ne se pose «nullement» (où6aµwc;, 130D3) la apparaît essentiel pour convaincre les amis du phtlosoph~. Or, pour
quest10n. Il est encore trop jeune pour arriver à se soustraire aux les amener à cette compréhension, Socr~te pt~voque }e rire :hez ses
j~~ements de l'opinion (130E). S'il hésite, c'est qu'il a peur d'être compagnons en exprimant un patadoxe : il serait assurement deconce~-
" TTOV 64A 7) de mettre tout son zèle à mourit dutant sa vie
risible aux yeux des autres, voire à ses propres yeux. Il n'est pas tant ( aTo , ,. . , , h d 1
encore saisi par la philosophie (0Ü11waou d:vTElÀTJTTTatcptÀoaocpfo, quand on est philosophe, et de s irriter a 1 approc e e a mort.
130E) pour pouvoir bravet le rire qui méprise certaines réalités, et La réaction de Simmias est immédiate :
. · mi't a' ri·re ,• Par Zeus , dit-il , i'e n'avais nulle envie, de, rire , à l'instant,
a1;lener son esprit à réfléchir sur elles. L'Étranger du Sophiste, plus âgé, S1mm1as se , ,, <p "'
et pourtant tu m'as fait rire ! Kal 6 ~tµµ{ac; yEÀa<Jac;· NT]TO V /:,.ta, E TJ,w
depasse cette peur et pense en philosophe. L'art de frotter avec une ~wKpaTEc; ,'où n&vu yÉ I.IEvüv 617yEÀacrdovrn Ènotl]<Jac; yEÀa<Jat (64A-B).
ép?n.g~ n'est pas ~oins inté:essant que celui d'administrer une potion
med1cmale, de meme que 1 art de tuer les poux n'est pas inférieur à Le verbe È 110( TJCYac; met en avant celui 9ui provoque ~e rit:, c' 7st-~-
l'art du général: dite le philosophe qui se fait yEÀWTOTIOtoc;, alors que S1~mias n avait
C'est en effet en vue d'acquérir une intelligence générale de l'art que, dans nos efforts pas envie de rire (emploi du participe à val~ur co_ncess1ve): pour ce
pour comprendre la parenté qu'ils ont ou la parenté qu'ils n'ont pas, nous les tenons dernier, rire serait presque indécent en de p~re1lles orcon~t~n;es, en un
tous, dans la démarche dont c'est là le but, en une égale estime. Quand nous suivons moment aussi douloureux et sérieux 4 , s1 Socrate, pre:1sem:~t, ~e
leurs ressemblances, l'un ne nous paraît point plus risible (yEÀOtÔTEpa) que l'autre semblait metveilleusement serein et ~abité «par ~ne frace d1vme>~•
(227A-B). 1
1
Voulu et guidé par le philosophe, le n;e de_S1mll1;1asn ,est pas, un_ r~r~
Comme le souligne Aristote dans Les Parties des Animaux, en 654A, brut. Il' est préliminaire à une comprehens10n ra1sonnee de 1 act1vite
il n'y a pas de réalités plus indignes que d'autres. L'étude des êtres
corruptibles n'a pas moins de valeur que l'étude des êtres éternels 1. Hegel, La Phénoménologie
de /'Esprit, Aubier, Paris, 1949, P· 66.
et incorruptibles: «Il ne faut pas se laisser aller à une répu-
2. Cf. Lois, 643D, 656C ou 8O3D. , .
gnance puérile pour l'étude des animaux moins nobles (11Ept TWv _ Cf. 68E : «Ceux qui philosophent droi~'.:ment s'exercent, à mourir (d: no0VTJ<JKEtV
d:n µoTÉ p~v). Car dans tout~s les œuvres de la nature réside quel- 3µEÀETW<JtV) et craignent moins que personne d etre morts (TE0vavm)».
que merveille (n 8au µaaTo v)». De la même façon, le vénérable A Cf 9Al-2 napovn nÉv0Et. Phédon qualifie les sentiments éprouvés p~r les can:iarades
5
1e
Héraclite n'éprouve aucune honte à s'affairer aux fourneaux l. a~e de «mélan e sin ulier» (lhonov n&0oc;, 59A4) de plaisir et de perne, e~ ra1son d'.: a
puisque «là aussi il y a des dieux». Jean-Louis Chrétien rapproche fii~r manifestée paf le phflosophe et de l'idée ~e ~on dé~art pro;hain, ce qui les amene «tantot à
rire, tantôt à pleurer» (ToTÈ µÈv YEÀWVTE<;, EVtoTE 6E 6aKpuovTE<;, 59A7-8). .
à juste titre la peur du risible de la crainte de tomber dans
l'erreur dont parle Hegel dans l'introduction à la Phénoménologie 5. 58E6.
277
276
Le rire chezPlaton
EmmanuelleJ ouift-Pastré

philosophique. Ce qui prime alots, c'est le fait même de tire, non sa La reconnaissance d'une signification et d'un rôle philosophique
1
signification qui ne vient qu'ensuite. du rire permet de mieux comptendre p~urquoi le fai,_5eurde tragéd~es
Pout un moment, celui du tite, Simmias est dépossédé de la et le faiseur de comédies ne forment qu un seul et meme homme. C e~t
maîttise de lui-même. Les propos du philosophe se sont sans doute que le rire peut être un instr~me~t _au service de la pensée. faudrait I!
___ __,,a,.,.d..,.r""es
.....
s.é_s_à_la....par.tie._non__raisonnable
de-son- âme, au petit enfant que être un homme ivte comme 1Alcibiade du Banquet, pout croire que le
chacun porte en soi et qu'il s'agit de petsuader, comme le dit Cébès rire n'est qu'un ma~que derrière lequel se cach~ le sérieux de ~oc~ate.
en 77E: Chez le philosophe, rire et sérieux ont une rela;10n e~cot,e plus_,..1,nt1me.
Cébès se mit à rire : Eh bien Socrate, dit-il, si nous sommes peureux, essaye de nous
Le rire n'est pas la forme suptême de la pens~e, mais c est. deJa de la
réconforter. Ou disons plutôt que nous ne sommes pas peureux, mais qu'il y a peut-être pensée, il est pattie intégrante de la pensée série,us_e.Cor?llau-ement, la
au-dedans de nous un enfant qui craint ces sortes de choses: c'est lui que tu dois essayer comédie n'est pas un patent pauvre de la traged1e, mais toutes deux
2
de convaincre, pour l'empêcher d'avoir peur de la mort comme d'un épouvantail ! relèvent d'un même art. Philosophie et dramaturgie coïncident •
Cette dépossession de soi est ttès différente de la dépossession
à laquelle sont en ptoie les dieux ou les hommes dans les comédies Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ
ou les tragédies critiquées pat Platon: le tire de Simmias reste mesuré (Universitéde Rouen)
et le philosophe ne le ptovoque pas involontaitement, comm~
Hépha1stos dans l'Iliade, mais dans une intention délibérée, afin
d'amenet Simmias à une maîtrise supérieute de lui-même. Ce rire dis-
pose favorablement à la pensée. Il vise l'hatmonie de l'âme et son
apaisement. Incompatible avec les larmes et le pathétique, loin de
risquer de se métamorphoser en pleurs, il est une arme pour les chasser
définitivement.
Si l'usage du rire comme instrument pédagogique par Socrate li.
acquiert une grande fotce sur l'âme de celui qui rit, dans le même ,:
temps, cet usage semble perdre en extension de son pouvait. Il ne
s'adtesse qu'aux amis du philosophe, soucieux de vétité et bien-
veillants, car il doit au préalable êtte susceptible d'être reçu. Dans le
Phédon, Socrate souligne bien que ceux qui l'entourent sont désiteux
de rechetchet la vétité, à la diffétence des auttes hommes : «Aussi bien
parlons entre nous, et ne pensons plus à ces gens-là» ( 64B ). Le 1. La critique de la tragédie n'est pas ra1icale, ch~z Platon., L'Athénien ,dans les Lois compose
«la tragédie la plus authentique (Tpayq>6uxv TTJV aÀTJ8EO'fa'fl]V), le poeme le plus beau et le
philosophe ne peut faire rire ceux qui «sont tout simplement prêts à
plus excellent possible» (817B).
[le} mordre (oaKVEtv)» 1 dès qu'il ébranle une de lems certitudes. Ils ne 2. Nous ne traiterons pas du comique même des dialogues platoniciens, foisonnant ~e scènes
voient dans ses propos que raillerie ou «ironie» malveillante 2 • Mais le drôles de parodies de pastiches. Il est destiné lui aussi à mettre en branle notre pensee. Nous
philosophe ne joue pas un double jeu. prend;ons simpleU:ent l'exemple d'un des premiers dialogues, l'E11thy~ème:à travers la scène
de comédie qui se joue, cette œuvre pose la question ~e l'attit~de du philosophe et de _celle que
En con2lusion, nous insisterons sur l'usage philosophique du doit avoir le lecteur actif. Dans la scène, de vrais problemes font éclater de rire, t?ute
l'assistance, mais aussi le lecteur. Nous sommes amenés à voir qu'il ne faut yas les ev1te~,
rite, lié à la question de la paideia et au rappott étroit entre les notions comme le suggère l'interlocuteur anonyme qui veut gar,d~r ses distances. L~ philosophe se doit_
de jeu et de sérieux. d'examiner les problèmes qui sont apparus comme de ventables bouffonneries, !es o~stacles qui
l'ont fait trébucher lui ou ses camarades victimes des éristiques. Socrate souligne a la fin d_u
dialogue cette néc;ssité pour le philosophe de s'in_v~s1;_ir
pl~i~em,ent 1ans sa tâche; «ayant ~1s '1 1

1. Théétète,151 C. soigneusement à l'épreuve l'objet même de son actlVlte», au'f~ To~p~yµa ~aoa~~oac; Kal\wc;
2. Michel Gourinat a montré le sens de l'ironie socratique que ses adversaires, et seulement ses TE Kat EÙ (307B). Il examinera dans d'autres dialogues les su Jets emtnemment risibles abordés
«adversaires», prennent pour de la raillerie, alors qu'elle est amicale (dans «Socrate était-il un dans l'E~thydème. Ainsi, l'ambiguïté soulevée sur les verbes «apprendre» e~ «c~mpr,endre»
ironiste?», RMM, 1986, p. 339-353). Pierre Hadot analyse lui aussi ce qu'est en réalité (277E-278A), et qui rend comique un passag<:_du dialogue (p~radoxe pousse à 1extrem; en
l' «ironie» socratique : il s'agit «d'une sorte d'humour qui refuse de prendre totalement au 296D), est à nouveau en question dans le Menon (85D-E, ou sont e1;1ployées. les memes
sérieux aussi bien les autres que soi-même, parce que, précisément, tout ce qui est humain, et expressions avec l'argument de la réminiscence) et dans le Phédon. Lire :rvi:001queCa_nro,
même tout ce qui est philosophique, est chose bien peu assurée, dont on ne peut guère L'intrigue philosophique.Essai sur 1'~11thydème_
de Platon, CUF Paris, 198_7,pamm, ;t Momque
s'enorgueillir» (dans Qu'est-ceque la philosophieantique?, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1995, Dixsaut, Le Naturel philosophe,Essai s11rles d1alog11es
de Platon, CUF Pans, 1985, 2 éd., 1991,
p. 51). p. 101-105.

279
278
1 i
1

Théorie et pratique
de la 11at6td symposiaque
dans les Propos de table de Plutarque

«Dans notre vie, il y a un temps voué au sérieux ('f o µ Èv 'f TJc;


(JTfOUBT]c;)et un temps voué à la distraction (TO BÈ 'fî]Ç rratBtac;), et
chacun requiert la grâce des Muses et la mesure»: c'est en ces termes
que Plutarque introduit une des interprétations originales de · la
répartition des Muses proposées au Livre IX de ses Propos de table
(IX.14. 7 46C). Dans ce temps voué à la rratBu:i, le banquet, à n'en
pas douter, tient une place de choix 1 - lieu de plaisir qui, grâce aux
Muses, sait garder modération et bonne tenue. Peut-être est-ce cette
retenue de bon aloi qui explique la relative rareté du rire, objet de ce
colloque, dans les neuf livres des Propos de table, où je n'ai même
pas récolté une quinzaine d'occurrences 2 • C'est en tout cas ce
que suggère le seul passage où un grand éclat de rire, rroÀÙc;yÉÀwc;,
secoue l'assemblée ; on y voit un riche étranger qui arrive et repart
aussitôt, faute d'avoir trouvé une place digne de lui, et que Plutarque
croque d'un trait incisif que ne désavouerait pas Lucien 3 : «On eût dit
un de ces dignitaires de comédie dont la mise recherchée et le cortège
d'esclaves dénotaient assez de mauvais goût» 4 . Son départ est salué

1. Le banquet est, pour ainsi dire, de toute éternité le lieu de la rrn16td : voir,. par exemple,
Théognis, 309-312, ou Xénophon, introduisant son Banquet comme faisant mémoire de Tà EV
TŒlÇ TTatÔlatÇ.
2. ÏÉÀWC: : a) dans un passage théorique : I.1.614A; 1.4.621D et 622B; Pro!. III.645A; b)
«en situation» : 1.2.615D; Il.3.635E; IIl.lü.657E; yEÀaV: a) dans un passage théorique:
II.1.634A; b) «en situation», au mode participial: 11.3.636D; VI.7.692E; VII.4.702E et
703E; IX.5.739F et 740A. Je n'ai pas comptabilisé ici KaTayüav, où l'idée de «rire» me
semble occultée par celle de «moquerie».
3. Mais dont il est aussi lui-même fort capable; on retrouve, avec Alexidémos de Milet dans
le Banquet des Sept Sages et Planétiade dans le De defectu, de ces personnages météoriques et !!
ridicules, et il semble fort probable que, dans cette question, Plutarque invente la mise en 'il'•
scène et ce personnage anonyme.
4.1.2.615D: tÉvoc; TlC: W011Ep Eundpu<j>oc; ÈK KWµù)6foc;, Èo0~T{ TE 11EplTT1) KŒt
àKoÀouS{q: na{6wv unoooÀotKOTEpoc;; sont notables la référence à la comédie et l'adjectif
final, si joliment adouci par le préverbe 11110-.

281
FrançoiseFrazier La rratôtd dans les "Proposde table" de Plutarque

d'une citation moqueuse et des rires des convives 1 et Plutar Lorsque, pour une telle affaire, nous sommes réunis entre amis,. il faut rire et s'amuser
, · . l .c
A • ,
d e preciser auss1tot : «I iaut dire que beaucoup étaient légèrem
que
noblement (yEÀ<XV,natçEtV XPTJO"aµÉvouç àpET~), prendre plaisir à être ensemble,
• 2 , ent à échanger des propos frivoles, et n'user que de railleries qui fassent rire; qu'ensuite
gris» ; comme un te 1 etat est exceptionnel dans ses textes3, on retrouve vienne le sérieux(~ 6È onou6~ É11Éo8w); écoutons ceux qui parlent chacun à tour de
donc rarement ce genre de manifestations bruyantes au point que d rôle : c'est là l'essence du banquet ...
· h · . , es
esprits c agrins en viennent même à se demander où il peut bien Mais si Plutarque n'invente certes pas ce mélange, il l'intègre d'une
---~phrœrlm~ '. · .-·
part au climat de <ptÀta, qu'il juge essentiel au banquet 1 , et il s'en sert
A cet~e ~uestion, on peut trouver ,des éléments de réponse, sur d'autre part pour réfléchir à l'utilité morale du banquet.
un plan theorique, dans les ouµ TTOTtKa, les questions relatives aux
On est d'abord frappé, lorsqu'on le lit, de l'importance qu'il
us~ges du_ banquet, en particulier les questions Ll («S'il faut parler
attache à la personnalité des convives. En témoigne, en premier lieu,
philosophie entre buveurs»), I.4 ( «Ce que doit être le président du
la manière dont il justifie la recommandation faite au président
banqu~t» ),_ 11 1 ( :~Quelles ~ont, selon Xénophon, les questions et
les railleries 4 qu il est agreable ou non de faire à table») et VII.8
du banquet de ménager une Bwywy~ µEµtyµÉVTJ, «un passe-temps
mélangé» 2 •
( «Qu:lles auditions il fa~t pri:ilégier au dîner»), et, de manière plus
Donc, sachant, pour l'entendre dire souvent, que nulle navigation n'est plus agréable
concrete, da~s la narrat10n meme des conversations. Je me propose que celle qui se fait le long de la terre, et nulle promenade, ce:ie celle gui se fait le long
!
1

donc de partir des passages théoriques où Plutarque précise la qualité de là\mer, il associera le sérieux et le plaisant (napa~aÀEt T1]onou61J T~V nat6tâ v ),
1
de la TTatBu{, en particulier en l'associant à la OTT ou Brf, et de les afin q'ue ceux qui aiment plaisanter (ot TE naU_:ovTEC::)aient un certain contact avec le
sérieux (aµwoyÉnwc:; 011ou6~c:; nvoc:; EXWVTat), et que les gens sérieux (Kat ol
confronter, quand cela est possible, au récit, avant de me concen- onou6â(;ovTEC:: ), de leur côté, reprennent courage à la vue de ce qui est plaisant ( Ek
trer sur le récit lt~i-même pour mie]-1x cerner dans la pratique les T~V nat6tàv ano~ÀÉnovTEC::), comme ceux qui ont le mal de mer, quand ils voient la
composantes essentielles de la TTatBta symposiaque dans le cercle de terre de tout près (I.4.621 D).
Plutarque. Le mélange des activités, au lieu d'être considéré en soi, comme
* l'essence du banquet, est vu à travers son impact sur les participants,
ce qu'il apporte à chacun, si bien que, jusque dans des passages
* * théoriques, Plutarque reste lui-même attentif à la réalité humaine, et
Même si le banquet relève dans son ensemble de la TTatBu{ appelle l'attention des autres sur la collectivité à créer pour réussir un
le mélange de TT~tB~d ~t de o!1ou6rf est constitutif du banquet: banquet.
entendu, com~e 10stitl!.,t10n s?crnle, e!;_définJ par Plutarque comme Le même souci commande ses réflexions sur l'introduction de la
KOtVWVta Kat OTTOUÔTJÇ' Kat TTat6taÇ Kat Àoywv Kat TTp<XÇEWV philosophie, qui, comme art de vivre, a sa place partout, même au sein
(~II-~. 708D), ou comme œuyre litt~raire où Platon et Xénophon des divertissements et du plaisir 3 ; mais il faut «avant tout considérer la
;a (B~) <ptÀOOO<pTj8ÉvTa µETa TTatBtac; OTTOUÔO:(OVTEÇ' de; ypa<j)~v qualité des assistants» (I.l.613D): dans les banquets de <ptÀoÀoyot,
a TT~n8EVT~ <yror.
VI.686D). Une élégie anonyme, mais apparemment comme ceux de Callias ou d'Agathon, ou même s'il n'y a que quel-
ano~nne, citee par D. Arnould dans le passage de son ouvrage sur ques profanes parmi eux, qui, comme dans l'articulation du langage,
Le rtre et les larmes consacré au OTTouBoyÉÀotoc;:5,
le dit déjà : constitueront «les muettes» (les consonnes) au milieu des «sonnantes» ,.,
(les voyelles), sans nuire à la clarté du discours, on peut parler phi- i

losophie; «mais s'il y a un grand nombre de ces hommes qui préfèrent


1. Il ~•agit d'une citation d'Euripide ( «Qu'on l'accompagne donc gaiement dehors en lui la voix de n'importe quel oiseau ou de n'importe quel morceau de
souhaitant bien des prospérités») qui, dans le Cresj,honte,s'applique à un cortège funèbre• elle
n'est donc pas du meilleur goût. '
2. Ibid. 615E : Kat yàp ~Œav noÀÀot µETptwc:;u11011rnw1<0TEc:;. 1. I.4.621C: TOÛTo (scil. Tà ouµnonKàv TÉÀoc:;) 6' riv <ptÀtac:;ETT{Taotv -li yÉvrntv
3. Les premièr_es lignes ?e la question I.4 sont significatives; l'ivresse y est reléguée dans un 6t' ~ÔOV~ÇÈVEp-yâoao0m TOtÇ napOUO"lV.
~omplement ~1rcons\anc1el er écar~ée en même temps que dire : ifv nvt nonµ napotvfoc:; 2. L'image, à la limite du jeu de mots, crée un parallélisme avec le mélange du vin que
ŒPXTJVÀŒ~OUCJT]C:: ElTŒ TTŒUCJaµEVT]Ç (620 A). F. Fuhrmann juge un peu facile (C.U.F., Moralia, t. IX-1, note ad /oc.); mais on peut ',,
1·)e modifie légèr~ment la trad,uction de F. Fuhrmann, qui traduit par «plaisanterie», pour remarquer, pour le sujet qui nous intéresse, que l'intervenant précédent a insisté déjà, dans
l'esprit des Lois de Platon, sur la nécessité d'adapter le dosage du vin au tempérament de
ll'i.'
'I'
ev1ter ~oute confus10n entre ŒKWTTTECJ8at, employé dans ce texte, et la notion plus large de :,1
nat6ta, souvent rendue elle aussi de la même manière. chacun (620E-621A). l•
I'
1.
3. I.1.613B: TÉXVTJV11Ept rfov oi'ioav OUTEnvàc:; nat6tac:; OUTEnvàc:; l]ÔOv~c:;6wyw-y~v ,:1
5 • Le rire et les larmesdans la littératuregrecqued'Homèreà Platon Les Belles Lettres Paris 1990 EXOUOTJC:: anooTaTEtv ElKoc:;; l'affirmation répond à ceux qui voudraient la chasser wc:; OUTE
p. 113. sq. ;_l'élé~ie ~Adesp.El.frag.27W) figure p. 116 -- j~ lui emprunte le' débu~ de 1~ ouµnat(;ElV ÈKElVT]VÈTTtTl]ÔElOVOÜŒŒVou8' T]µac:; Tl]VlKŒUTŒ011ou6aO"Tll(WÇEXOVTac:;
traduct10n, 1usqu a «rue».
(613A).

282 283
La rraioid dans les "Proposde table" de Plutarque
FrançoiseFrazier
De façon plus indirecte, les ài<podµa Ta aussi· peuv~nt b°uer, ;,n
bois muni d'une corde à celle du philosophe» (613E), il faut renoncer
rtain rôle moral et, après avoir exclu du banquet a ' oi_n~ i~
aux discussions, ce qui ne signifie pas renoncer à la philosophie, et ce . d , ' la fois pour son anômalia - son caractere inega
c'est alors «le suprême degré de l'intelligence de ne point paraître An_ci_enne,con amn::s: e tro sérieux, comme la parabase, à des plai-
philosopher tout en se conduisant en• philosophe, et d'accomplir en quniteJ~i-::ab~:ff~~n~set ~ndéc~ntes ailleurs -, et pour l'obscurité de sels
plaisantant ce que d'autres font avec gravité (rra{(ovTa 6tarrpaTTEŒ0at sa r de trans1ormer e
~u~~~:
L • •
---Tirrwv ù'rrou6aC-ôvTWV)»(61TA:f_______ -- -
bll~~ii:ts, e~o!1t:n1:~ra:::~:e~1t~~;q:: 1:::i~i~:
Ménant:e,
Enfin, dans le même esprit, dans le domaine exclusif de la rrat6td
que cot)stituent les railleries, «il faut, si l'on veut plaisanter, tenit
.déal our la circonstance, «le mélange de_~étieux,_et p aisan . 1:.
i d_P • '1 n'a d'autre but que le plaisir et 1 interet de gens qui
b~iv:~~i:t ~~ ~étendent» (~6ov~v 6µou Kat ~cpÉ~~tavdy _1.~::t i~~~i:!
compte' des natures et des caractères, en tâchant de ne froisser personne 1 2
mais d'être agréable à tout le monde» 1 , et tenir compte aussi de ceux
il souligne l'excellente morale a°;o°;reuse . e piec~s 1 oudébordements
devant qui on lance ses plaisanteries, «car des paroles qui font rire 1 amours homosexuelles, et ou 1 on voit punis es .
entre amis et familiers vous blessent si elles vous sont adressées en a~ec des courtisanes et téparé pat le matiage le déshonneur des Jeunes
présence de votre épouse, .de votre père ou de voue précepteur»
(II.l.634A). Le souci de la Kotvwv{a du banquet s'épanouissant en filles.
se traduisent ces téflexions morales dans_ la ~rati-
délicatesse, Plutarque suggère encore de lancer des plaisanteries dont Comment . . ment10nnees et
ue u'il nous montre, où les audit10ns ne sont pas . . ,
le railleur pouri-ait aussi bien faire les frais que le raillé 2 , et il le q q r · · t nts ? On peut œlever deux adaptat10ns rnte-
montre en pratique, en II.10, lorsque Lamprias, après s'être moqué du les pro 1anes inexis a • . t , d
ventre d'Hagias, tetourne contre lui-même la pique, et ajoute que tessantes du castigat ridendo ébauch_é à l_aquest10Ln1.1' ~ce aHy~:t
t ais grincheux e premier' '
«lui-même (est) de ce~x qui aifi1ent manger tout lem soûl» (643E). personnages, nond pas p~o ~neusn, emaudition boude dans son coin et,
· n'a pas eu e succes a , . . , 1
qui . . s irituellement de le faire participet a a
* * * c~:V:~at~~~p~~ f~~a{:nç!t les vers de la Nekyia qui évoquen~ Ajax,
~eul à l'écart, il le rembarre sans aménité avec une autre Citation,
Adapté ainsi à chaque réunion, le mélange rrat6td/o-rrou6rf est
aussi l'occasion pour le momliste de réfléchit à la vertu pédagogique comique:
du rire et de la plaisanterie, et à «l'utilité» momie que revêt alors le Mieux vaut devenir âne que de voir .
Des inférieurs mener une vie plus brillante que soi.
banquet3 : ainsi le président de banquet doit savait qu' «il est possible
. • , · . "Eh bien en attendant que
de traitet en riant un grand nombre de sujets utiles et de donner un ait
agréable à ce qui est sédeux» 4 , et le philosophe empêché pat l'assis-
Sans se f~r?1aliselr, «SospJ~ se ~~
nous revet10ns a peau un a ' • ·
~â~:C
_puisque t~ es un spécialiste
1 ort le
tance de parler de philosophie, peut être philosophe quand même, en de Platon explique-nous pourquoi il a fait assignet pa: ; _s son
con-igeant insensiblement ses interlocuteuts, cat «les railleries et les . .' ' ' l'a"me du fils de Télamon pour venir iaire
rires des vrais philosophes ne laissent pas d'émouvoir et d'ébranlet
vingtieme rang a · 1
choix"» - il s'adapte ainsi aux aptitudes de son ,inter ocuteur
1 r . mais Hylas commence par «l envoy(er) au ia e
o r le
61 - J
ceux qui ne sont pas totalement invulnémbles» 5 : castigat ridendo...
met~fe :~s:tt euu'~~ se moquait de son peu de succès~>; do~vent al~rs_se
~::céder une fntetvention farfelue,_de Lamprias,dqui -~x1:t1t~f1eq~:~:~
1. II.l.633E : Ato 6Et Kat Tlpoc;: Tàc;: <pU<JEtÇKat Tà 1Ï0TJ <JKOTTOUVTaTate; TTat6tatÇ
XP~<J0at, TTEtpùlµEvov O'.ÀUTTWÇ
Kat KEXaptaµÉvwç ÉKa<JTOtÇ 6µtÀElV.
a eu la deuxième dizaine parce qu il est le seco~ a1:res
provoque l'hilai-ité générale, puis une explica~10n p us seneus ,
e t ;. ir '
1
2. II.l.634B: ITotEl 6' d:ÀUTTÔTEpa Tà <JKwµµarn Kat TO KOtVWVElV aµwayÉTTWÇ TOÙÇ demandée par Ammonios, qui considère le premier morceau comme
ÀÉyovrnç ... 60KEl 6' oùx u(3pEt, TTat6tq 6É TtVt y(yvrn0at µaÀÀOV t)TTO
TWV bµo(wv.
3. Lorsque Plutarque parle d'«utilité», il désigne régulièrement la valeur d'enseignement
moral, comme on le voit en particulier dans la préface de la Vie de Périclès(1.2 ; 2.1 - qui
condamne Tà axpTJ<JTa - ; 2.2); c'est ici une manière de spécifier la teneur de la aT1ou611. ' ' ~ , ç TTapa(3aoEOlV aÙTWV OTTOU6~ Kat
1. VIl.8.711 F-7~,2A: 1T;
yap E~ T~tÇ ÀEYO~;v;\poÇ -rà OKWµµarn Kat (3wµoÀox{a?
4. I.4.62ID : "Ean yàp Kat yÉÀWTt XP~<J0at TTpoc;:TTOÀÀà TWV W<pEÀtµwv Kat <JTTOU6~v TJappT)o{a ÀtaV aKpaTOÇ EO'fl K~t ,auvTOVOÇ, ~ T ' É ouoa 'T)µaTWV d:Kôoµwv Kat
~6Etav TTapa<JXEt v; étant donné la relation entre «sérieux» et «utilité» (voir aussi EUXÉpEta 6Etvwc;: Kl-.:TaKopoc;: K~t avaTT,ETTTaµEVTJ Ka\[Kfv ÉKa~TC~ TOKa 0, ËKa<JTOV
VII.8.712B-C, cité infra), je ne suis pas F. Fuhrmann,
Wq>EÀ(µwv des manuscrits en <JTTou6a{wv.
qui, dans son édition, corrige le d:KOÀ<XOTWVovoµaTWV' Ën 6(E). .. 6ETj<J_Et ypJµµavÉ<J0at TO ouµno<JtoV n
KW<pà Kat
È~TJYEto0at ... clîoTE ypaµµaTo6t6aoKaÀEltov, TJµi_vt,YdEe
ne faire du banquet ni une salle de
' ' 6 "' 'pE~0at · sur a necesst e
5. I.1.614A: je serais tentée de traduire ToÙç µ~ TTaVTEÀWÇd:TpùlTOUÇ par «complètement aOTJIW Ta aKwµµaTa ta'l'E v ' • f I 4 621B
classe, ni une tribune, ni un lieu de conférence ou un trtpot, c . . . .
blindés».
285
284
FrançoiseFrazier La rraioid dans les "Proposde table" de P!11tarq11e

«une plaisanterie destinée à Hylas» 1 pour dérider enfin l'irascible table maintenant, pour que nous puissions engager,, la batail~e»
professeur de littérature. (1.1.613D). Le banquet n'est pas le lieu des querelles d :cole, e_t l o~
De même, Aristion reprend avec esprit et bonne humeur Nigros, oit en effet ses convives jouer de leurs appartenances ph1losoph1ques ,
qui, «imitant l'esprit de dénigrement» d'un gr~nd maître de phi- :insi à Xénoclès de Delphes, l'Épicutien, qui raille la ~oracité de
losophie qu'il a fréquenté - et gui est p_~yt-être Epictète 2 -, se lance Lamprias, Plutarque réplique, prenant la défense de son fre_re: «Tout
dans une diatribe véhémente contre le filtrage du vin, pratique le monde, mon cher, ne fait pas de l'absence de dou~eur la limite et la
amollissante à laquelle a sacrifié son hôte, et qui rend le vin «pâle et borne du plaisir; Lamprias, qui, plus que le Ja;din_, honore la pro-
décolorç». L'hôte alors «se mit à rire» et à jouer avec les épithètes : menade et le Lycée, est bien obligé de rendre temoignage en faveur
«non point pâle et privé de sang, mais mielleux et ensoleillé, d'Aristote par sa conduite : celui-ci affirme e,~ effet que tout homme a
µnÀ{xiov Kat ~ µEp{onv», dit-il, employant deux adjectifs à double plus d'appétit vers la fin de l'automne qua n importe quelle autre
sens, le premier évoquant en même temps la suavité et la couleur époque de l'année» (II.2.635A-B). De même, lorsque Alexan~r~, u~
blonde du miel, et le second, la douceur de ce qui a été apprivoisé autre ami épicurien, lance en riant un. précepte pythagoricien a
(ifµEpoc;;) et la clarté du jour (~µÉpa) 3 ; puis, partant de ce dernier sens, Plutarque, parce que, à la suite d'un rêve, il s abstient, comm~ les
il qualifie par opposition le breuvage prôné par Nigros de Pythagoriciens, de manger des œufs, le narrateur ~lutar~ue exp,lique
VUKTEptvoc;;,ténébreux comme la nuit, et plein de noirs tourbillons, non sans humour: «Je n'avais contre cette accusat10n qu ~ne defens~
µEÀavatytc;; (VI.7.692E), adjectif qui, comme les deux premiers, est encore moins fondée que l'accusation elle-même: parler d un songe a
aussi une épiclèse de Dionysos 4 . un E,picurien
· · .1», et l'1'nterlocuteur Plutarque se contente de• •«lancer
1
A-t-il réussi à c9rriger Nigros ? On ne sait. En tout cas, le Stoï- une autre plaisanterie à Alexandre, car c'était un hom~e sp1~itue ~t
cien agressif et anonyme qui prône la représentation par des esclaves cultivé» (ll.3.635E-F). Nous ne saurons pas quelle plaisanterie, mais
des dialogues de Platdn au banquet très en vogue à Rome, provoque tout heurt est ainsi évité 1 .
un tel déplaisir dans l'assemblée que Philippe de Prousias, stoïcien De même, la Tiai.Btd symposiaque exclut les discussions, trop
lui aussi, mais de bon goût, n'essaie même pas de plaisanter, et le techniques : ainsi que le dit plaisamment _Plutarque dans l_esPrecepte~
remet à sa place vertement : «Doucement, dit-il, mon cher, et cesse de de santé il ne faut pas inviter à dîner l' «Indien» ou «le Dominateur»~ si
nous injurier», avant de s'interrompre d'un «Il me vient à l'esprit bien on ne ;eut pas se couper la digestion et se donner des maux de tete
des choses à dire, mais je crains que tu ne les _prennes pour des atta- (133C). Dans les Proposde table, il s'autorise de l'ex~mple ~~ Platon
ques sérieuses et non plaisantes» (µET(XO"TIOUOî]Ç nvoc;;, où Tfatotac;;, qui «dans son dialogue du Banquet portant sur la fin d_ernie~eet le
VII.8.711D). sou~erain bien, ne bande pas (È VTElvn) sa_démonstrat1?n ni _ne se
couvre de poussière pour faire, selon son habitude, une prise solide et
* * * irrésistible, mais presse ses interlocuteurs par des argume_nts ?l_us
Cette retenue de Philippe permet de préciser un premier trait, souples des exemples et des récits mythiques» (I.1.614D) ; et il _Precise
négatif, de la Tiatotd symposiaque, qui est d'abord exclusion de toute ailleurs' les TiaUha{ dont sont émaillés les banq~~ts socrat1_ques2 :
polémique ; il ne faut pas s'attirer cette plaisanterie qu'on lance aux Xénophon s'est servi du personnage du ~~uffon }?hihpp~, tandis q~e,
philosophes «disputailleurs et ergoteurs», d'après l'Iliade: «Allez, à chez Platon, on trouve successivement 1 «interlude ~omique» du ?is-
cours d'Aristophane, puis le «drame des plus colores» que ;?nstitue
l'entrée d'Alcibiade, suivie du badinage avec Agathon et de 1eloge de
1. IX.5.740A-B : TIXUTaµÉv, 6 'Aµµwvwc; EÎTTEV,Ji A., KEto0w OOl TTETTatyµÉvanpoc;
"L\av -~µtv ôÈ µ~ na{<;wv ài\i\' ànà onou6~c;, ETTElTOV i\6yov ÉKWV EeE6Éew, 6{Ei\0E
TTEptT~ alT{ac;. 1. Voir aussi le neveu de Plutarque demandant ~ _l'Épicu_rie~ Alexan,dre de l~i «prêter ses
2. L'hypothèse, proposée par M. Cuvigny (Actesd11VIII' Congrèsde l'AssociationG. Budé, Paris, atomes» (636A) ; le médecin Philon plaisante Phtlrnos qui a imposé a son ~e~1~ garç~~ son
Les Belles Lettres, 1969, p. 565-566), est reprise par B. Puech, «Prosopographie re'gi'me végétarien et qui «élève un Sosastros» (ou un Zoroastre? sur la P:rplex1te,. _es cr1t1ques
des amis de Plutarque», A.N.R. W. II.33.6, p. 4863. L'ensemble du passage est analysé par devant le personnage ascétique et v1s1 · 'bl ement ce'l'e b re au q u el 11 est ,att a11us10n,
D. Babut, P!11tarq11e et le stoïcisme,Paris, 1969, p. 252-254. cf. S.T. Teodorsson, A Co,n,nentaryon Plutarch's Table_Ta!ks,.vo~. _II,~iitteborg, t99bO,u~~/0~;
IV 1 66OE) ; on trouve encore une pointe contre 1 ataraxie ep1cu_n~nne dans, a, o es
3. Je suis la note de F. Fuhrmann, ad !oc. So~l;ros (III.6.655C), et un argument dont Plutarque souligne mal1CJeusement a I adress~ d
4. NuKTEptvoc; ne l'est pas, mais le L.S.j. signale que 6 VUKTEptv6c;désignait un type de Épicuriens qu'il donne raison aux Cyrénaïques contre eux (V.l.674A); tout _en/c~el:t~nt e n:
composition musicale jouée à la flûte pour le culte de Dionysos, en se référant à une pas remettre en cause ses principes, il se moque aussi gentiment de la théorie e oet os, «qui
inscription de Thasos du IIIe siècle av. J.-C.: ce détail était-il connu de Sospis, et en joue-t-il contient beaucoup de vide» (VIIl.3.721D).
aussi ?
2. VII.7 .71OD : 6tEno{Kti\i\ov TO'.
ou µn6ota nat6tatc; Tota1.hmc; •

286
287

,,,,,,;.
FrançoiseFrazier
La rraiBtd dans les "Proposde table" de Plutarque

Socrate (VII. 7. 71OC). Pour révélatrices que soient ces remarques de la souvent entamée au milieu des plaisanteries et pnursuivie par des
lecture des Bcmquets, et quoiqu'elles s'inscrivent dans une réflexion invitations mutuelles et souriantes à développer les vues des uns et
morale sur les auditions à admettre au banquet, et non dans une des autres. Ainsi, la raillerie de Xénoclès sur la voracité de Lamprias
perspective littéraire, elles ne mettent cependant toujours pas sur la introduit une conversation sur l'appétit en automne (II.2 ), et
piste de la nmota des Proposde tab/e1, dont la mise en scène, réduite à Ammonios fait exprès de railler les couronnes de roses pour pro-
----quelEJues-+nd,ieations--au-début-et--entre -les-interventions, n'admet pas voquer les jeunes gens (III.1.645D) 1 ; entre ces deux exemples, t~utes
ce genre de fantaisies. Il faut donc, pour préciser l'aperçu donné par les nuances sont possibles, depuis . le badinage paradoxolog1que
lès exemples déjà cités, s'attacher à l'évocation des conversations. discrètement incitateur d'Agémachos qui, dit-il, «bavarde pour vous
inviter à rechercher la cause, sans avoir l'air de mettre trop de rigueur à
* * * vous faire payer votre écot en échange des truffes» (IV.2.664D) 2 ,
L'atmosphère symposiaque est d'abord faite d'une familiarité jusqu'à la simple juxtaposition «d'ambiance» de la plaisanterie et de
que Plutarque rend sensible, de façon très économique, par l'insertion la réflexion comme lors de la visite des jardins de Soclaros, où «les
de remarques sur le comportement habituel des convives : simples in- invités (ol ~Èv oüv aÀÀot) plaisantèrent (~nm<::ov) Soclaros en disant
cises «wo-nEp EtW0El», pour Aristion, par exemple, «qui intervient qu'il entretenait chez lui des créatures plus monstrueuses que les
avec sa fougue habituelle» 2 , ou Xénoclès qui, «selon son habitude, sphinx eties chimères dont parlent les poètes, tandis que Craton nous
se mit à railler Lamprias sur sa voracité de Béotien»3 ; participes proposa de chercher la raison pour laquelle, seuls d'entre les plantes,
apposés, comme pour Florus, «qui affectait toujours pour rire d'être les arbres résineux étaient réfractaires à ces sortes de mélanges»
.l'éraste (de Tyndare), selon ses termes» 4 ; ou encore plaisanteries (II.6.640C) 3•
des convives eux-mêmes, comme celle de Philippe, notant que Le thème lancé, les convives généralement se chargent, ou sont
«Diogénianos s'est fait plaisir en chantant les louanges de son très cher chargés, du rôle de «défenseur» de telle ou telle cause : _Plutarque
Ménandre» 5. On retrouve avec cet exemple le jeu sur les goûts ainsi prend de lui-même la défense de la mer, dont les pro,~u1~sn~ sont
intellectuels, déjà relevé à propos des appartenances philosophiques pas consommés par les Pythagoriciens, en VIII.8 4, .~t,/sur 11~v1~at10n~e
comme face positive du refus des polémiques, et qui contribue au Philon, celle des anciens médecins, auxquels 1 elephant1as1s aurait
caractère détendu des échanges.
échappé5. Ce dernier cas est le plus fréquent, et ces appels sont alors
l'occasion de jouer des goûts ou des origines de !'interpellé : ainsi, à
* * * propos de l'alphabet, Plutarque est )nterpell1 par ~mmoni?s - a;7ec
A cette impression de détente concourt aussi, plus largement, un probable jeu de mots sur f3oîj0El v / Botwnoc; Juxtaposes - d un
la liberté d'allure d'une conversation aussi peu dialectique que
possible 6 , et qu'on qualifierait même volontiers de «ludique»,
1. III.1.645D: c\ 'Aµµwvtoc; ETTÉOKWtµÉ!!_4lÇ-TJtJ.-ltÇIÎVTt TOU 6aqiv{vou TOtÇ poo{votÇ
dva6TjoaµÉvouc; · Plutarque révèleTîntention d'Ammonios, qu'il a comprise, en 646A ;
1. Le Banquet desSept Sages,même si, formellement, on a un dialogue introducteur dans le style autres plaisanterie~ prétextes, sur les œufs en II.3 ( EK 6È TOUTOU,636A), sur les truffes - elle
platonicien et l'intrusion finale d'un nouvel arrivant, qui rappelle Alcibiade, paraît plutôt est dite «en souriant» - en IV.2.664B, ou sur le retard des fils de Plutarque auxque(s les
reprendre le style de Xénophon, avec un Ésope qui joue plus ou moins le rôle du bouffon, fils de Sostratos. lancent pour se moquer des. mots poétiques qu'il va falloir expliquer
l'entrée finale du frère de Périandre n'apportant aucune note comique, mais au contraire plutôt (VIl{.6.726A).
une tonalité religieuse édifiante avec l'histoire du dauphin sauvant Arion.
2. Autre jeu sur !'«écot» des convives, à l'intérieur de la conversation, en V.7.682A; ~ême
2. III.9.657B: 'Ava~oricrnc;, woTTEpdw8n ... emploi de «bavarder» (a6oÀEOXW), pour un badinage précédant la recherche «sérieuse» ..i
(OTTOU6aom), en VII.6.707C. 1
3. II.2.635A: WOTTEpdw8n ... Aa µ TTptav de; a6TJ<Paylav BotwTlav ETTÉOKWTTTEV; voir
aussi I.2.617E: c\ AaµTTptac; ... , Ka8aTTEp dw8Et, µE'yn: qi8qçdµEVOÇ tjpù-ÎTa ... ; "'
3, Voir aussi, présentées dans le f1;ême style (TJoav , ouv
µEV "' ot, Ka-ra_yE"wv_TEÇ
'~ "'
... , TJOaVa'E
1~}4,746B: To1hotc; Em<jiwvrioavToc; TOÜ 'Aµµwv{ou Tà TOÜ ='.Evo<jidvouc; WOTTEfl Kat ol -ràc:; avn TTa8dac; 0puÀouv-rEc; ... ), mais très proches des pla1santer1es prétextes, l:s
ElW8Et ... histoires provoquées par le rémora en II.7.641B; VII.3, qui commence par une moquerie
contre Hésiode (701D) et se poursuit «après avoir pris congé d'Hésiod:» (701E): VII.4.702_E,
4. VIII.2.719A: TTPOOTTOlOUµEVOÇ O'.Et µETà TTatlltac:; EpaoT~Ç ELVat Kat <PdoKWV; voir
aussi, pour Lamprias, VIII.6.726E : u~ptoT~c; 6' wv
Kat <jltÀ03/EÀwc;
qiuon ... où les plaisanteries d'Eustrophos règlent. par le ':'ire.la question ~e savo1~ pou~qu?1 les R~marns
éteignent maintenant leurs lampes, laissant a1ns1 le champ libre à 1 explicat10n de 1 usage
5. VIl.8.712D; voir aussi VIIl.10.735C, cité infra. ancien de les laisser allumées.
6. C'est ce que note F. Fuhrmann dans l'introduction de son édition (p. XXIV), apparemment 4. 729D: «Je déclarai que bien des gens, philosophes ou profanes, prendraient les armes contre
pour le déplorer : «Les différentes opinions se succèdent ainsi sans analyse et le plus souvent les Égyptiens pour défendre la mer ... » ; voir aussi le résumé de Vl.8.694E : «Mon propos fut
sans solution, comme si ceux qui sont chargés de les défendre s'amusaient avec elles» ; cette suivi d'une discussion, les uns contestant la théorie cl'Aristote, les autres la défendant».
notion de «défense» aussi est importante, comme on le verra.
5. VIII.9.732B: KaµÈ ouvEtTTEtv TTapEKaÀEt -rote:; dpxafotc:; laTpoî'.c:;.

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FrançoiseFrazier La rraiouf dans les "Proposde table" de Plutarque

«Tu ne viens pas, toi le Béotien, au secoms de Cadmos ... », et il lui en riant qu'il n'était qu'un théoricien de la musique et non un
répond plaisamment : «C'est à mon grand-père, si je le puis, que je instrumentiste» ; et le père de Plutarque achève ce festival par un jeu
dois venir en aide plutôt qu'à celui de Dionysos», avant de développer mythologico-linguistique, où il conclut que si chaque dieu, Zeus,
les théories de Lamprias (IX.2.738A); à propos de la mer - et avec Héra ou Apollon, n'a eu qu'une nourrice ou deux nourrices, il faut à
peut-être un jeu de mots sur son nom 1 -, Symmachos de Nicopolis est Dionysos plusieurs Nymphes pour le rendre traitable, c'est-à-dire
pressé par Polycrate de «prendre la défense~ de Poséidon» en «enfant plusieurs mesures d'eau (IIl.10). Enfin, un dernier exemple, parti-
d'un pays cerné des eaux et nourri par tant de mers» qu'il est, et il culièrement riche, se lit dans la conversation entre les fils de Plutarque
presse celui-ci en retour de «(se) ranger à (son) côté et (de l') assister, et Favorinus, leur contemporain, à propos des rêves d'automne. Les
(lui) qui bénéficie des succulents produits de la mer d' Achaïe» premiers viennent de donner une explication tirée d'Aristote, et le
(IV.4.667E) 2 • Ces appels, comme on le voit ici, esquissent souvent une second intervient à son tour :
certaine complicité, comme celle du médecin et du «laboureur» Favorinos lui-même est en général un inconditionnel d'Aristote et accorde à l'école
protestant de concert de ne voir reconnaître aucune Muse à leur péripatéticienne plus de vraisemblance qu'à aucune autre ; en cette occasion pourtant,
il alla chercher une vieille théorie de Démocrite, pour ainsi dire toute ternie de fumée,
activité\ ou celle de Plutarque et Loucanios face au déferlement à laquelle il se faisait fort de rendre pureté et éclat.
d'érudition d'un rhéteur, le second alors «regardant en souriant» le Par la mention des options philosophiques de l'intervenant et le style
premier et disant, non sans quelque ironie : «Ô Poséidon, quelle imagé qu'il adopte, le narrateur nous met déjà sur nos gardes et nous
profusion de citations ! D'autres ont apparemment profité de notre prépare à comprendre ce que vont comprendre ses fils. Favorinus fait
ignorance pour nous persuader du contraire (de ce qu'a soutenu le
rhéteur)» (V.3.676E) 4 . Et les interventions ainsi sollicitées 5 peuvent à donc son exposé :
Sur quoi, il fixa son regard sur le groupe d'Autoboulos et dit en sou!iant : 'AÀÀ' 6p0
nouveau tenir compte 1de la pe~sonnalité de l'intervenant précédent, ... Ùµaç o\.'ouç <Îv-ra<; T]61]OKtaµaXElV npoç Tà Ef6wÀa Kat 6o~1JTiaÀatq
promu interlocuteur ptivilégié -+ainsi Florus recourt devant Tyndare Ka0a11Ep ypa<!>~11poo<j>Épov-raça<j>~v oÎEo0a( n notnv.
de Lacédémone à «quelque chose qui (lui) est familier et (le) touche Tout le jeu ici se fait à partir de O"KtaµaxEtv, qui évoque un combat
de près», en décelant une allusion de Platon à Lycurgue (VIII.2.719A). fantomatique, suggéré par les simulacres de Démocrite; mai~ la
O"Ktaµax(a évoque à son esprit la O"Ktaypa<j>(a,et amène la comparaison
* * * avec la peinture qui a longtemps laissé perplexes éditeurs et commen-
Enfin, ce caractère ludique de l'échange est accentué par une tateurs : c'est seulement au deuxième tirage de son édition que
sorte de «jeu culturel» où les convives jonglent avec les citations, E.L. Minar 1 a compris a<j>11,qui jusqu'alors n'évoquait que la «prise»
les références érudites ou mythologiques, ou encore avec les mots. à la lutte, sans aucun rapport avec la peinture 2 ; il s'agit de faire subir
Ainsi, Aristion développe «à l'évidence en plaisantant» une théorie au tableau l'épreuve du «toucher» qui permettra de constater que
de l'harmonie du mélange du vin sur le modèle de l'harmonie les effets de relief et de profondeur ne sont qu'illusions d'optique ;
musicale, mais lorsque Plutarque, poursuivant la comparaison, lui d'où la traduction :
suggère «de prendre en mains une coupe en guise de lyre et de régler Mais je vois que vous êtes hommes à vous lancer dans un co_mbatfantoma_ti~ue co,nt~e i 1

ce mélange harmonieux qu'il vantait si fort», il se dérobe et «dit les simulacres et à vous figurer arriver à quelque chose en faisant à cette vieille theorte
comme à un tableau le test du toucher.
A ;quoi Autoboulos réplique, reprenant le mot d' <<ombre», et
1. C'est ce que suggère F. Fuhrmann (note ad /oc.); Plutarque en tout cas n'appuie pas la chose prouvant que tout le jeu tourne en effet autour de cette notion : ' 1
et emploie le verbe aµuvnv. 1
Cesse de finasser avec nous. Nous n'ignorons pas que c'est pour faire briller la doctrine
2. Voir aussi IV.6.671C: «Comment, Lamprias, ce dieu qui est ton compatriote, Dionysos de d'Aristote que tu as, telle une ombre, mis à côté celle de Démocrite.
!'évohé ... tu veux ... l'introduire dans le domaine des dogmes secrets des Hébreux ?».
3. IX.14.744F-745A; voir aussi en VII.l.698E, le «laisserons-nous ainsi condamner Platon
par contumace ?» de Florus à Plutarque.
4. En ce qui concerne les rhéteurs, on voit par deux fois Protogène le grammairien prendre à 1. Édition Loeb de 1969 : la première est de 1961.
témoin «en l'interpellant nommément» un autre interlocuteur pour faire bloc contre eux : le 2. La note de l'édition de 1961 constatait implicitement la discordance des deux images et
géographe Praxitèle en VIII.4. 723F- 7 24A ( «Allons-nous laisser ainsi tous ces rhéteurs aller notait, à propos de 01(taµaxEtV: «"Shadow-boxing"~xcept'.ha(,.. ("h~ld") suggeststhat f!lutarch
leur chemin ... ?»), Plutarque en IX.12.741C («Qu'est-ce qui nous arrive de laisser ces rhéteurs is thinking of a wrestler's exerctse», et la traduct10n fai~ait surgir un_ crochet, sur~ment
eh prendre à leur aise ... ?»). fantomatique lui aussi : «you are disposedto start a shadow-ftght at onceagamst the sfectre-tmages,
5. Voir aussi le jeu de Tyndare («l'aimé de Florus») en VIII.2.719C: «Tyndare prétendit être and you think you can apply _ahold to thi~ ancient ~octri~eas ~si/y as a h~okto an old P;cture,.and ~o
jaloux et pressa Autoboulos de s'attaquer à Florus et de reprendre ses propos, ce que l'intéressé disposeof it». Devant la difficulté, Retske envisageait meme de corriger en pa<j>l], qui allait
refusa, se contentant d'opposer une interprétation personoelle ... ». mieux dans la note picturale.

290 291
FrançoiseFrazier

Un _t~l .t:xte résur:ne par~aitement la TTatotd symposiaque, avec la


familtarite de convives qui se connaissent bien et se plaisantent volon~
tiets, le jeu avec les théories, l'ingéniosité des jeux de mots qui
désespère les traducteurs, de même que la différence entre ce que
l'.auteur donne comme tentative sérieuse d'explication et ce qu'il
signale comme plaisanterie les laisse parfois perplexes et rêveursl.
Quel que soit le degré de sérieux que le convive met à payer son écot
et à bâtir une théorie, il ne baigne pas moins constamment dans une
certaine atmosphère de TTatotd symposiaque où l'on retrouve bien à
la fois le TTETTatoEuµÉvoc:; qu'est Plutarque et qui, ici, joue avec sa Le rire des Académiciens :
culture, et le mmaliste - ou peut-être faudtait-il dire plus justement
l'homme épris de <ptÀav0pwTT{a - attentif à la valeur humaine du la citation comique dans le De natura deorum
banquet et s'efforçant de prendre en compte la personnalité de de Cicéron
chacun.

Françoise FRAZIER
(Universitéde Grenoble) On ne s'attend guère à entendre le rire des Académiciens,
c'est-à-dire le rire des philosophes de la Nouvelle Académie dont
Cicéron revendique l'héritage, dans un traité consacré à la question,
1'
«particulièrement difficile et obscure» 1 , de la nature des dieux. Il 1 1

faudrait dire, plus exactement, que si ce rire ne surprend pas•, comme


méthode, parce qu'il est l'une des armes à l'aide desquelles la
Nouvelle Académie combat les philosophies dogmatiques, il peut
choquer, s'agissant d'un sujet que Cicéron lui-même a présenté comme
«essentiel non seulement pour la connaissance de l'esprit humain, mais
pour l'établissement et l'exercice du culte» 2 • Dans ce contraste entre
les enjeux du débat et le ton. de la critique, qui mêle plaisanteries,
parodies, compliments moqueurs et contrepoint de citations littéraires,
on a souvent voulu voir le signe d'une époque de crise religieuse à
Rome 3 , la preuve de la nette séparation entre la pratique conformiste
des cultes - et même l'exercice de fonctions sacerdotales -, et le libre
questionnement philosophique.
, Or il nous faut rejeter d'emblée une telle appréciation d'un rire,
sinon athée, du moins «voltairien», parce qu'elle procède d'un ana-
chronisme : les Modernes n'ont pas hésité à reprendre le jugement

1. Le dialogue s'ouvre sur cette phrase (1, 1) : Cum multae res in philosophia nequaquam satis
explicatae sint, tum perdifficilis, Brute, quod tu minime ignoras, et perobsettra quaestio est de natura
1. En _YIII.6.726E, c'est Lamprias lui-même qui nous prévient que ses étymologies sont deorum.
completement farfelues ; elles sont en effet très forcées, mais on en lit bien d'autres dans les
2, Ibid. : (quaestio) quae et ad cognitionem animi pulcherrima est et ad moderandam religionem
textes réputés,séri~ux? de même P?ur ses élucubrations numérologiques de JX.5.740A. En
necessaria.
V.6.680A-B, 1 expltcat1on de Lampnas, le grand-père, qui joue de l'assimilation Dionysos/vin
et de l'~mp!oi de~a:;w pour l'organisation du banquer comme d'une armée, et selon laquelle 3. Sur cette interprétation, et sut la longue tradition dont elle s'autorise, voir A.S. Pease
on sei:_a1t.
d a~ord a 1_etro1t dans ':1n banquet, parce que le premier symposiarque, la faim, ne qui l'adopte dans son édition critique et commentée (M. Tu/li Ciceronis De Natura deorum libri
connait rten a la tactique, et ensuite au large, parce que le second symposiarque Dionysos est Ill, Harvard Univ. Press, 1955), p. 9-13; pour une réévaluation de ce qu'il faut enten-
un grand stratège, est aussi soulignée d'un aµa 11ai(wv. ' ' dre par «une religion en crise», voir J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985,
p. 95-116.
292
293
ClaraAuvray-Assayas La citation comiquedans le De natura deorum de Cicéron

de Lactance 1 , lui-même inspiré des cr1t1ques qu'émet le Stoïcien croient détenir une certitude seront contraints de douter, devant le profond désaccord
contre «la pratique impie qui consiste à disserter contre les dieux qui divise, sur ce problème capi ta!, les hommes les plus instruits 1.
que ce soit par conviction ou par feinte» 2 • En reprenant cette traditio~ Comme on le constate à la lecture, la citation comique, articulée
d'interprétation, les Modernes l'ont adaptée à leurs propres caté- en deux temps dans le corps du texte, introduit une forme de dérision
gories: pour ces savants nés après le Siècle_ges Lumières, la phi- qui atteint simultanément plusieurs cibles : la plus repérable est celle
losophie est nécessairement à l'écart des religions d'État, sinon contre qu'offrent les philosophes, soumis au jugement de tous, comme de~
elles. Mais c'est oublier que Cicéron a choisi de faire représenter personnages de comédie qui doivent répondre de leurs actes et qui
la Nouvelle Académie par le Pontife Cotta, que d'autre part il fait présentent le spectacle désolant de la cacophonie ; mais que vaut,
lui-même allusion à ses fonctions d'augure3 pour mieux maintenir d'autre part, une méthode de confrontation des doctrines qu'on
semble-t-il, le débat philosophique dans un cadre civique fermemen: compare au dialogue de comédie qui donne à rire au public, méthode
dessiné; on ne peut donc pas considérer le temps de l' otium, propice à utilisée par un personnage éperdu qui va implorant les dieux et
la mise en scène des dialogues, comme un temps du retrait de la Cité, les hommes ? Que vaut le jugement de tous, quand le désaccord des
pendant lequel on peut rire des sujets les plus graves. Il faudrait savants est patent ? Peut-on laisser trancher sur tous les aspects du
plutôt remarquer que le temps de l' otium est offert par des fêtes culte une foule réunie comme au spectacle ? Le théâtre peut-il faire
religieuses, ici celle des Féries latines qui fournissait, dix ans office de tribunal civique ?
auparavant, l'occasion du dialogue Sur la république4. Cette répéti- Cicéron ne met donc pas seulement en cause les dogmatistes
tion n'est certainement pas le fruit du hasard: elle peut suggérer ridiculisés ; ce sont tous les critères et les instances de jugement qui
que Cicéron veut reprendre une réflexion engagée auparavant, elle sont mis à l'épreuve de la comédie, y compris la méthode que reven-
nous incite en tout cas à apprécier le débat sur les dieux, et tous dique la Nouvelle Académie, et peut-être même aussi la légitim~té
les aspects de la polémique, dans le cadre de la Cité et de ses philosophique du projet : convient-il en effet de rattacher au suJet
institutions religieuses.
d'école «quelle est la nature des dieux» la réflexion sur les cultes
C'est ce que nous fait clairement comprendre la première existants ?
citation comique qui apparaît dans le prologue - empruntée à En convoquant le public comme au spectacle, Cicéron masque
une pièce de Caecilius (201-204 Warmington) -, portant le débat sur la gravité du propos, délègue le soin de juger et laisse pendantes
la scène du théâtre, lieu privilégié d'expression des valeurs col- des questions essentielles qui portent autant sur la pertinence du
lectives; voici en effet comment, après avoir justifié son choix des débat que sur la validité des méthodes engagées: on pourrait aisément
méthodes pratiquées par la Nouvelle Académie, Cicéron introduit son repérer ici des aspects de la méthode socratique, à supposer qu'on
projet
parvienne à définir celle-ci dans l'œuvre de Cicéron 2 ; la richesse des
Mais maintena°;t,. pour écha~per à toute critique malveillante, ie vais exposer publi-
que.ment les op1mons des philosophes sur la nature des dieux. A ce propos, je crois
qu'il faut convoquer tous les hommes, pour qu'ils jugent quelle est l'opinion vraie. 1. Nat., 1, 13-14 : Sed iam ut omni me inuidia !iberem,ponam in medio sententiasphi!osophorumde
Et c'est seulement s'ils tombent tous d'accord, ou s'il se ttouve quelqu'un qui ait natrtra deorum.Quo quidem !ococonuocandiomnesuidentur qui quae sit earum uera iudicent ; tum
découvert la vérité, que l'Académie me paraîtra impudente. Voilà pourquoi je me plais demum mihi procax Academia uidebitur, si aut consenserintomnesaut erit inuentus a!iquis qui quid
à m'écrier, comme ce personnage des Synéphèbes:«J'en appelle à vous, dieux, à vous uerum sit inuenerit.!taque mihi libet exc!amareut in Synephebis: ,
tous, mes compatriotes, à toute la jeunesse ; je demande votre assistance, je vous en , pro deum,popu!arium,omniumadu/escentium
conjure, je ,vous prie, je vous supplie et je vous implore» ... Et ce n'est pas pour une c!amo,postulo,obsecro,oro,p/oroatque inp!oro/idem
bagatelle, comme l'autre qui se plaint : «Dans la cité se commettent des crimes non !euissumade re ut queritur il!e in ciuitatefieri facinora capita!ia :
capitaux : une prostituée refuse l'argent de son amant de cœur !». Non : il faut qu'ils ab amicoamanteargentumacciperemeretrixnon uu!t
vi~nne~t siéger, connaître et juger ce qu'il faut penser de la religion, de la piété, de la sed ut adsint, cognoscant,animaduertant quid de re!igione,pietate, sanctitate, caerimoniis,/ide, iure
sarntete, du culte, de la bonne foi, du serment et aussi des temples des sanctuaires des iurando, quid de temp!is, delubris sacrifiisque sollemnibus, quid de ipsis auspiciis, quibus nos
sacrifices solennels et encore des auspices, auxquels nous présido~s ; car tout cela' doit praes11mus,existimandum sit : haec enhn omnia ad hanc de dis inmortalibus qu~e~tionemrefe~enda
être rattaché à notre enquête sur les dieux immortels. Assurément, ceux-là même qui sunt. Profectoeosipsosqui se aliquid certi haberearbitrant~r, add11bitare.c?getdocttsstmormn~~m:~um
de maxuma re tanta dissensio.(Le texte et la traduct10n donnés 1c1 sont ceux de I ed1t1on
H. Le Bonniec-C. Auvray-Assayas à paraître dans la Collectiondes Universitésde France).
1. De ira, 11, 9 : ... disso!uitpub!icas re!igiones.
2. Le récent ouvrage de G. Vlastos (Socrates,Ironist and Moral Philosopher,Cornell Univ. Press,
2:Nat., 2, 168 : Mala enim et impia consuetudoest contra deos disputandi, siue ex animo id fit sùte 1991), qui témoigne amplement de la di~ersit~ de~ traditions d'inter~rétati~n de ces méthod;s,
stmu!ate. ne peut qu'inciter à la prudence dans I applicat10n, aux œuvres c1_cér~mennes,
A ?~ m_odele
3. Ibid., 1, 14 (texte cité p. 295 note 1). fourni par le Socrate de Platon ; on se demandera plutot _comm~nt se Justifie, ~ans I h~st~ire de
la philosophie, la référence à ce modèle, et quels mfléch1ssements subit celu1-o dans
4. Nat., 1, 15; Rep., 1, 14 l'utilisation qu'en fait Cicéron.

294 295
Clara Auvray-Assayas La citation comiq11e
dans le De natura deorum de Cicéron

interp~é~atio_n~ .possibles de la citation que nous venons de présenter inespectueux, celui que Balbus esquis~e à deux reprises dans le traité,
s~ pos1t1on 10iti~le dans_ le traité, qui semble lui conférer une fane~ accusant Cotta de mettre en péril l'Etat 1 . Or Cotta, par ce procédé
t10n programmatique, doivent nous inciter en tout cas à chercher d d'amplification comique, suggère combien la caricature que trace le
tr ~ces clu mysterieux
, . et d evastateur
, ' Socrate dans
«rire» de ' un traité es,
Stoïcien est grossière: l'adversaire voit son argument réduit à un pré-
Cicéron p~oclame avoir tenté d'assumer _!'_héritage de Socrate, trans~~ jugé, celui qu'exploitent volontiers les comiques dans leurs portraits
par ~~œ~das et Carnéade 1. Mais on peut se demander quelle est l'ac- de philosophes. En outre, si le Stoïcien va chercher ses preuves de
tu~h_te cl un_e,telle ascenda~ce_ dans le débat philosophique contem- l'existence des dieux dans la croyance commune, telle que les pro-
p_orai~ de Ciceron: pourquoi rire avec Socrate, et de qui rit-on ? Nous ductions littéraires l'attestent, l'Académicien peut aisément lui
aimer10ns mont~er qU(~ce rire co~.s~itue une leçon de philosophie et opposer d'autres extraits d'œuvres pour réfuter ces preuves. Comme
de style, adressee mo10s aux Stoiciens qu'aux Épicuriens dont 1 on le constate, ce second emprunt à la comédie des Synéphèbesétablit
c n t' cl 1 . , , cl . '
o c:p 10ns e a· piete repro mse1;1t, par ma?que de maîtrise philo-
es des liens étroits avec la première citation de cette même œuvre, unis- ·
sophi~ue,,. un. ,<l~ngereux conformisme, celm qui prévaut da_ns les sant aussi plus rigoureusement Cicéron, l'auteur, et Cotta, le repré-
«proces cl impiete», dont Socrate fut l'une des victimes exemplaires. sentant de l'Académie: comme le suggérait déjà la première citation,
c'est en se dissimulant sous un masque peu flatteur que l'Académicien
_Revenons t_out d'~bord aux plaisanteries de Cotta, le personnage confie aux répliques de comédie le soin d'argumenter sa thèse; on ne
du d~alogue qui represente la Nouvelle Académie, parce qu'elles saurait mieux faire sentir le peu de valeur qu'il convient d'accorder à
renvoient des échos de la citation initiale de Caecilius.
ces reparties, à ces juxtapositions d'emprunts à la littérature, qui font
. Au livre 3 du traité, consacré à la réfutation des thèses stoï- office de raisonnement.
ciennes, ~otta emprunte enco!"e à la comédie des Synéphèbes, dont il Cet usage critique de la citation vise évidemment la pratique des
compare 1 un des personnages a un philosophe de l'Académie : · Stoïciens, qui nourrissent leurs argumentations d'emprunts à la tra-
Il n'hésite pa~ à_u_tiliser l'arme de la raison pour combattre une opinion reçue, comme gédie ou à la poésie didactique : le Stoïcien ouvre son exposé avec
f~nt l;s Academ1c1ens : «Quand on est très amoureux, dît-il, et sans un sou, il est doux
~.av~1r un pèr~ avare, désa~ré~ble, ?ur pour ses enfants, qui ne vous aime pas et ne Ennius, qui donne toute son autorité à l'assimilation du ciel et du
s mte~ess_epas a vous», et, a I appu_1de cette opinion paradoxale, il fait valoir des divin 2 ; avec de longs extraits des Phénomènes d'Aratos, que Cicéron
arg~tes . «On peut le voler sur les mtérêts de l'argent, ou détourner quelque créance avait traduits dans sa jeunesse, le Stoïcien célèbre la beauté du
en, aisant us~ge d; fa~, ou le frapper de terreur avec un petit esclave» ; en un mot, ce
qu on peut tirer d un pere regardant, comme on le dépense plus joyeusement !2 cosmos3; les poètes tragiques, de leur côté, garantissent l'usage de
certains termes, et les constantes de la psychologie humaine 4 .
C?n appréciera ici la plaisante provocation par laquelle Cotta
veut faire comprend~e à s?nadver~a~re stoïcien Balbus que, loin d'être Mais Cotta ne se contente pas de demander aux philosophes
une preuve de la bienfaisance div10e, la raison est chez l'homme adverses de justifier rationnellement leurs doctrines, comme s'il refu-
perverse et malig?-e, qu'elle aime le paradoxe au poin.'t de faire doute; sait qu'on recoure aux poètes, à cause de la trop grande plasticité de
d_e,la valeur u~~v_erselle de certaines notions, sur lesquelles pré- leurs créations littéraires: ce serait reprendre à son compte l'oppo-
cisem~nt les Stoiciens cherchent à fonder les preuves de l'existence sition topique entre poésie et philosophie, naïveté que Cotta laisse aux
des Épicuriens qui, dans le premier livre du traité, ont tourné en dérision
, dieux., En endossant le . rôle du ,·eune débauché , l'Acad, emicien
· ·
s amuse a renvoyer au Stoïcien un portrait caricatural de philosophe les doctrines des philosophes en les assimilant aux fables des poètes,
pour mieux distinguer Epicure, le seul véritable philosophe 5 . Cotta,
1. ~a~., 1, ~ 1 (texte c_it_é
p. 306 ~ote 1); sur la fidélité constante de Cicéron à l'égard de cette
tra ;r
10
nh_neo-ha~ad~~1c1_enne,Év01rC. Lévy, CiceroAcademicus- Recherches
sur a P t1osopte ctcerontenne, cole Française de Rome, 1992.
sur les Académiques et 1. Nat., 2, 168 (voir p. 294 note 2) et 3, 94 : Est enim mihi tecumpro aris et foâs certamenet pro
deorr,mtemplisatque delubrisproqt1e11rbismuris...
2. Nat., 3, _72-73.: Ille ueroin SynephebisAcademicorummorecontracommunemopinionemnon dt1bitat
p11gnare rattonequi 2. La citation initiale (Vahlen 345) faite en Nat., 2, 4 est répétée en 2, 65.
in amoresummosummaqueinopiasuaueessedicit 3. Ibid., 2, 104-114.
p~re~'.emhabereauarum, inlepidum,in liberos
difftct!em,qui te necamet necstudeat tui. 4. Nat., 2, 89 (Accius); 2, 91 (Pacuvius).
- Atq11e.huic incredibilisententiaeratùmculassuggerit: 5. Ibid., 1, 42-43. Si l'on trouve une condamnation semblable des «fables» des philosophes
Aut t1111/umfructu /allas aut per lifteras dans le De pietate de Philodème (qui transcrit l'enseignement de son maître Zénon de Sidon),
auertasaliquod no1nenaut per semolum on constate néanmoins que Velléius, dans l'œuvre de Cicéron, ne la développe pas : on peut
perc11tiaspauidum ; postre,noa parcopatre suggérer que l'œuvre de Lucrèce, qui est présente en réf~rence implicite dans l'ensemble du
quod sumas,quanto dissipeslibentius/ (189-199 Warmington) De natura deorum,a contribué à modifier les positions des Epicuriens sur ce point.

296 297
Clara Attvray-Assayas La citationcomiquedans le De natura deorum de Cicéron

au contraire, utilise des contrepoints poétiques, âvec une virtuosité En exploitant toutes les ressources offertes par l'anthropo-
qui nous paraît reproduire les jeux socratiques sur la littérature. morphisme épicurien, Cotta illustre remarquablement cette figure de
Ainsi, c'est en citant une épigramme de Catulus que Cotta langage qui consiste - selon la formule du De oratore1 - à pousser
déno~ce le fondeffi:.e°:t culturel des conceptions anthropomorphiques jusqu'au surprenant et à l'incroyable les propos ou les faits racontés :
des dieux que les Epicuriens veulent imgQ~s!r__ rnmme autant de pres- . il donne ainsi une réplique parfaite à !'Épicurien Velléius, qui a repré-
criptions de la nature enjoignant de prendre l'homme pour norme senté la figure du Démiurge de Platon et la Providence stoïcienne sous
du beau; or, comme va le faire apparaître la lecture du contexte les traits d'une vieille diseuse de bonne aventure et sous ceux d'un
immédiat, la citation vaut autant pour l'argument qu'elle oppose aux édile pris subitement de l'envie d'éclairer son bouge - fictions inven-
Épi~uriens que pour les allusions qu'elle favot'ise, qui évoquent tées par de mauvais dramaturges pour conclure leur pièce 2 •
la figure de Socrate et l'interprétation qu'en a donnée la Nouvelle Mais Cotta va plus loin: en célébrant, comme les «anciens
Académie: philosophes», les attraits physiques des jeunes gens, il fait une
Si la nature a prescrit à l'homme de ne rien trouver plus beau que l'homme, pourquoi allusion assez transparente à Socrate, qui réapparaît ensuite quand
s'étonner que, pour cette même raison, nous pensions que les dieux ressemblent aux l'Académie est définie à travers le constat que la connaissance est
hommes ? ( ... ) le pouvoir de la nature est si fort que nul homme ne consent à
ressembler à autre chose qu'à un homme. (... ) et encore, à quel homme voudrait-on impossible.
ressembler ? Quand j'étais à Athènes, c'est à peine si dans chaque compagnie d'éphèbes C'est donc à un Socrate évoqué dans toute la complexité des
il s'en trouvait un qui fût beau - je vois ce qui te fait sourire, mais le fait est là. Autre images qui l'ont décrit dans la tradition platonicienne, non sans
~hose : nous qui, avec la permission des philosophes anciens, avons du goût pour les
Jeunes gens, nous trouvons souvent agréables jusqu'à leurs défauts. Une envie sur le volonté de provocation, que Cotta associe l'usage qu'il fait d'une
doigt d'un jeune garçon fait les délices d'Alcée ; pourtant une envie est une tache sur le citation poétique; si l'on admet cette hypothèse, on peut sans doute
corps, mais aux yeux d'Alcée, c'était une parure. Quintus Catulus, le père de notre apprécier en rapport avec les méthodes de Socrate l'anecdote
collègue et ami, a aimé ton compatriote Roscius, pour qui il a même écrit les vers que
voici : «Je m'étais arrêté par hasard pour saluer !'Aurore naissante, quand soudain, à rapportée par Cotta qui met en scène Simonide :
ma gauche, Roscius se lève. Pardonnez-moi de le dire, habitants du ciel, ce mortel m'a Demande-moi ce qu'est dieu, ou quel il est, je suivrai l'exemple de Simonide: le tyran
paru plus beau qu'un dieu». Plus beau qu'un dieu, et pourtant il avait, et il a encore Hiéron lui ayant posé la même question, il sollicita un jour d«; réflexion ; l_e
un strabisme prononcé: qu'importe, si c'est justement ce que l'autre trouvait piquan; lendemain, comme Hiéron lui répétait la question, il demanda deux Jours ; quand 11
et ch~rmant. J'en reviens aux dieux. Croirons-nous que certains, s'ils ne louchent pas à i i:
eut, à plusieurs reprises, doublé ai?si le no"?-bre des j~urs, Hiér~n ét~nné ,lui d«;mand_a
ce p01nt, ont tout de même un léger strabisme, que certains ont une envie d'autres un de s'expliquer: «C'est que, dit-il, plus Je réfléchis, plus l espou d y vou cla!r
nez camus, des oreilles pendantes, un front trop grand, une grosse tête - défauts qui se s'obscurcit». À mon avis, Simonide, qui a laissé le souvenir d'un poète charmant, mais
rencontrent chez nous, les hommes -, ou bien les a-t-on corrigés de toutes ces imper- par ailleurs savant et sage, à force d'être assailli de pensées pénétrantes et subtiles sans
fectjons ~ Admettons-_le ; dirons-nous aussi qu'ils ont tous le même visage ? Sinon, il y 3
pouvoir décider quelle était la plus vraie, désespéra de toute vérité .
a necessaH'ement un visage plus beau qu'un autre : il arrive donc qu'un dieu ne soit pas
parfaitement beau. S'ils ont tous le même visage, il faut dire qu'il y a dans le ciel une L'origine de cette anecdote est inconnue, mais on ne peut pas ne
Académie florissante puisque, si rien ne différencie un dieu d'un autre dieu, toute pas songer, en revanche, au rôle important que joue, dans le Protagoras
connaissance, toute perception sont impossibles chez les dieux 1 .
de Platon - dialogue que Cicéron a traduit 4 - l'exégèse que fait
Socrate d'une œuvre de ce poète. S'il est vain de chercher à proposer
1. Na!·, 1, 77-80 .: Quid igitur mirum si hoc eodem modo homini natura praescripsit ut nihil
p~lchrtusquam hommemputaret, eam essecausammr deoshominumsimilis putarem11s ? ( ... ) est enim
uzs ta~ta naturae11thomonemo uelit nisi hominis similis esse. (... ) Sed tamen, cuius hominis ? ( ... )
Athenzs cum essem,e gregibusepheborum1ûx sing11lireperiebantur- uideoq11idadriserissed ita tamense 1. 2, 267 : ... i!la, quae minuendiaut augendi causaad incredibilemadmirationemeffer1mt11r
...
r_eshabet. Deinde nobis qtti concedentibtts philosophisantiqttis adttlescentttlisdelectam11r, etiam 11itia 2. Voir respectivement Nat., 1, 18 et 1, 22.
mcunda ~unt. Nae11osin articulop11eridelectatAlcae11m ; at est corporismaC11la nae11os; illi tamen hoc 3, Nat., 1, 60 : Rogesme quid aut quale sit deus, auctoreutar Simonide, de quo cum q11aesi11issethoc
lumen 11zdebat11r. Q. Cat11!t1s,huim collegaeet familiaris nostri pater, di/exit mttnicipemt1111m idem tyrann11sHiero, deliberandi sibi unum diem postulauit ; cttm idem ex eo_postridie_quaereret,
Roscium,in qttemetiam i!lud est ei11s: biduum petiuit; mm saepiusd11plicaretnumerumdierum admiransqueHiero reqtttrer_et c~r tta fa~eret,
ConstiteramexorientemAuroramforte sal11tans «quia quanto diuti11sconsidero,inquit, tanto mihi spes uidetur obscurior'.'·Sed S11!1onzdenarb~tror
c11ms11bitoa laeua Rosciusexoritur. - non enimpoetasol11msuauis uerum etiam ceteroquidoct11ssapiensquetrad1t11r- quta mul~a uentrent
Pace mihi liceat, caelestes,dicereuestra; in· mentemacuta atque subtilia, dubitantemquid eorumessetuerissimumdesperasse omnem11er1tatem.
mortalis uis11sp11lchrioressedeo.
f:!t~icdeop11/chrior; at erat, sic11tihodie est, peruersissimisoculis. Q11idrefert, si hoc ips11msalsum 4. Nous ne possédons pas d'éléments pour dater cette traduction, mais elle pourrait se situer,
zllt et uen11st11m
11idebat11r? Redeoad deos. Ecquossi non tam strabonesat paetulos essearbitram11r, comme celle du Timée au moment où Cicéron entreprend la rédaction de son exposé
ecquosnaeuumhabere,ecquossilos,flaccos,frontones,capitones,quae s11ntin nobis,an omnia emendata systématique de la phÙosophie (de !'Hortensius au De fato, 45-44 av. J.-C.), c'est-à-dire
in illis ? Detur id 11obis; num etiam una est omniumfacies ? Nam si pl11res,aliam esse alia parallèlement au De nat11radeorumou .peu a~ant : on trouv~. en ,e!fet, dans le D~ finib~s écrit
pulchrioremnecesseest, igitur aliquis non pulcherrimusdeus ; si una omniumfacies est, florere in caelo quelques mois auparavant, une réflexion developpée sur. l 10teret des ~raducti?ns ?
ceuvres
Academ_iamnecesseest ; si enim nihil inter deum et deum differt, n11/laest apud deoscognitio,nul/a grecques en latin (1, 4-10), puis une allusion (2, 15) aux difficultés théoriques qui nU1sent à la
perceptto. compréhension du Timée.

298 299

l
La citationcomiq11e
dans le De natura deorum de Cicéron
Clara Auvray-Assayas

une interprétation !de ce passage très controversé du Protagoras qui Le Socrate que nous paraissent évoquer, avec des degrés divers
divise encore les spécialistes 1 , on peut néanmoins en tirer quelques d'évidence, les passages que nous venons d'étudier, introduit dans le
indications pour notre propos: à ,l'issue des savants jeux d'interpré- traité de Cicéron bien autre chose que ces élégantes plaisanteries, ces
tation auxquels s'est livré Socrate, non sans intention parodique, on ne feintes raffinées qu'on trouve associées au nom de Socrate dans les
sait ce qu'il faut penser du contenu du poème_et ~de la valeur qu'il œuvres rhétoriques de Cicéron, bien qu'elles n'aient en commun avec
convient de lui attribuer dans une discussion philosophique, alors l'ironie socratique que le nom 1.
pourtant que Socrate a consacré beaucoup d'efforts à en tirer un Dans le De oratore,en effet, Cicéron prête ces paroles à l'orateur
enseignement. César Strabo :
Dans le texte de Cicéron, l'attitude de Simonide est censée Suivant ceux qui connaissent !'Antiquité mieux que moi, ce fut Socrate, n'est-il pas
vrai, qui l'emporta dans cet art de dissimuler sa pensée; il y déployait plus
illustrer celle de Cotta : mais le poète exprime-t-il la pensée de d'agrément que personne. Ce genre est rout à fait de bon goût ; le piquant s'y joint à la
Cotta ? Cotta rappelle, à des moments essentiels du dialogue, qu'il ne gravité ; il convient également à la façon de parler des orateurs et à la conversation
sait pas ce qu'il faut penser des dieux, et que la question est très familière des gens du monde 2 •
difficile, afin de relancer l'enquête sans laisser aux dogmatiques la Il n'est certes pas impossible de rapporter à cette définition de la
possibilité de conclure - dans la perspective ouverte d'emblée par plaisanterie de bonne compagnie quelques passages du traité, où
Cicéron au début de son prologue 2 . Cotta se défend aimablement de pouvoir répondre aux questions
Sur ce point, l'anecdote a le mérite de présenter Simonide comme qu'on lui pose, et souhaite qu'on l'instruise ou qu'~n le réfute. On
un maître de la suspension du jugement, de cette épochè que les trouvera aussi, dans l'éloge que Cotta adresse à· !'Epicurien sur la
Néo-Académiciens assignent comme fin à leur méthode dialectique; clarté de son exposé, l'élégance et la vigueur de son style, tandis que
mais Simonide est-il suffisamment explicite? N'y-a-t-il pas quelque lui-même se déclare incapable de mieux faire sur un sujet aussi
désinvolture à utiliser le trait charmant d'un poète, néanmoins sage, difficile3, ce que Brutus, dans le traité qui porte son nom, définit
pour justifier sa conduite ? Après tout, comment distinguer le doute comme ironie socratique :
d'un Simonide de celui d'un Protagoras, qui introduit à deux reprises L'ironie qu'on attribue à Socrate, et dont il use dans les livres de Platon, de Xénophon
la liste des «athées», Diagoras et Théodore\ dont la fonction et d'Eschine est une chose, à mon sens, spiriruelle et élégante. C'est en effet un procédé
qui ne manque pas d'adresse et qui est lui-même spirituel, en discutant sur la sagesse,
polémique est complexe ? Cette liste vise en effet à rappeler qu'il que de se la refuser à soi-même et de l'attr!buer ironi_quement à ceux q_ui~e piquen_t de
n'y a pas de· consensus sur la nature et l'existence des dieux, moins 0
l'avoir : ainsi, dans Platon, Socrate élève Jusqu au e1el Protagoras, Hippias, Prodicos,
encore de crainte universelle des dieux; si l'argument atteint les Gorgias et les autres, tandis que lui, il se donne comme un naïf 4 •
Stoïciens comme les Épicuriens, l'attitude de Cicéron et de Cotta Mais on constate que les méthodes socratiques qu'on peut
à l'égard de l'argument ne s'interprète pas si facilement: l'un et l'autre déceler dans le traité renvoient à un personnage aux traits plus
en effet le mentionnent comme contrepoint à l'idée du consensus, tout saillants, en tout cas moins édulcorés : le philosophe amateur de
en acceptant de se ranger à l'opinion commune que les dieux exis- jeunes gens, virtuose en dissimulations complexes, qui contraint au
tent. Il y a là, semble-t-il, une mise à distance de la thèse qu'on a doute radical, fait penser au Socrate d'Arcésilas plus encore qu'à celui
prétendu soutenir, en même temps qu'une critique de celle qu'on
se trouve contraint d'admettre, faute de mieux, qui est bien dans
la manière socratique et nous renseigne sur la façon dont on doit 1'. Sur les emplois du terme grec et la traduction cicéronienne, voir G. Vlastos, op. cit,,
entendre le terme d' «exemple» (auctor) utilisé par Cotta pour définir p. 21-44.
Simonide. 2. De oratore, 2, 270 : sed uti ei ferunt q11imeli11shaec nor11nt,Socratemopinor in hac ironia
dissimulantiaq11e
longeleporeet humanitate omnib11spraestitisse.Genus est pereleganset cum gra11itate
sals11mq11omqueoratoriisdictionibust11murbanissermonibusaccommodat11m.
3. Cf. Nat., 1, 57 ; 2, 2-3 ; 3, 1-5, et plus particulièrement 1, 58 : ... ego autem, etsi uereor
1. Sur ce passage du Protagoras (338 e-347 a), on se reportera à l'article fondamental de la11dare
praesentem,i11dico tamen de re obscuraatque difficili a te dictum essedilucide, nequesententiis
D. Bahut, «Simonide moraliste», REG, 88, 1975, p. 20-62. solum copiose,sed 11erbis
etiam ornatiusquam soientuestri.
2. On peut ainsi comparer les remarques de Cotta (en 1, 57 ; 60 ; 91; 3, 7 ; 93) et le constat 4. Brutus 292 : Ego, inq11it,ironiam il/am quam in SocratediC11nt fuisse, qua ille in Platonis et
préliminaire de Cicéron en 1, 1-2 : prudenterqueAcademicosa reb11sincertisadsensionemcohib11isse. Xenophontiset Aeschinilibris utit11r
1 facetam et elegantem puto. Est enim et minime inepti hominis et
Quid est enim temeritatet11rpiusaut quid tam temerari11m
tamq11eindignum sapientisgra11itateatq11e eiusdemetiamfaceti, c11mde sapientiadisceptetur,hanc sibi ipsum detrahere,eis tribuere.illudentemqui
constantiaquam aut fals11msentire a11tq11odnon satis explorateperceptumsit et cognit11m
sine ulla eam sibi adrogant ; ut apud Platonem Socratesin cael11meffert laudib11sProtagoram, Hippiam,
d11bitatione
defendere? Prodic11m,Gorgiam, ceteros,se autem omnium remm insci11m fingit et rudem. (Trad. J. Martha,
3. Nat., 1, 2 et 63. C.U.F., 1960 (3Céd.).

300 301
Clara Auvray-Assayas
La citation co,niq11e
dans le De natura deorum de Cicéron

de Platon 1 , tout en rappelant, aussi, le personnage d'Aristophane : adressée à Socrate par Colotès visait Arcésilas (1121 Esq.): c'est dire
mais à quoi tendrait cette radicalisation de la figure de Socrate et que l'appropriation, dans l'école épicurienne, de l'ancienne tradition
partant, de la méthode qu'on lui attribue ? ' hostile à Socrate, a été motivée par l'interprétation que la Nouvelle
Il semble qu'on puisse l'expliquer par deux raisons complé- Académie d'Arcésilas a donnée du personnage. Dans cette perspective,
m~n-t..a..i.r~-:---<ians-1€---tra-itéJui=mêm~G0tta-fait~-allusi0n
au surnom qu'a Socrate joue un rôle important dans le débat entre Néo-Académiciens
forgé !'Epicurien Zénon de Sidon pour qualifier Socrate : scurra atticus, et Épicuriens, tel qu'il se perpétue d'Athènes à Rome: ainsi s'expli-
le bouffon d'Athènes 2 • Il faut comprendre, d'après les emplois de ce querait que Zénon ait recouru à l'expression latine scurra atticus pour
mot chez Plaute et chez Cic~ron 3, qu'il désigne à la fois un mime aux condamner, en une formule qui résume avec force une longue tradi-
?esticulations et aux plaisanteries grossières et un personnage qui tion critique, l'ignorance proclamée par Socrate et le maniement trom-
incarne la suffisance et les commérages des badauds des villes. peur du langage grâce auquel, au lieu de former les jeunes gens, il les
mène à leur perte.
D'autre part, dans le traité de Philodème De pietate, qui sans
doute n'est pas la source de Cicéron, mais qui présente les discussions À ces critiques, Cicéron répond d'une manière qui fait retentir le
menées dans l'école épicurienne contre lesquelles Cicéron a conçu «rire» du bouffon dans l'ensemble de son traité. C'est dire qu'il prend
son propre traité sur les dieux, on trouve deux types de critiques au pied de la lettre la formule de Zénon, et cela nous paraît sensible
adressées à Socrate : l'une vise son mépris des formes traditionnelles de dès la première citation de Caecilius : les implorations désordonnées du
la piété (mention est également faite d'une œuvre de Métrodore contre personnage auquel Cicéron se compare ne sont pas sans évoquer les
l'Euthyphron de Platon), l'autre dénonce son comportement provo- gesticulations du Socrate d'Aristophane, exploitées dans la critique de
cateur lui attirant l'hostilité publique4. Philodème. L'inversion des valeurs, cette forme d'inversion des signes
propre au monde de la comédie, est très nette dans la seconde citation
Ces deux types de critique sont antérieurs à l'école épicurienne de Caecilius et nous renvoie au mépris du sens commun, disqualifié
et associent, d'une manière aisément repérable, les portraits comiques chez Socrate. Enfin, l'idée, scandaleuse et paradoxale, qu'un homme,
de Socrate et les appréciations diverses portées sur son procès. Mais atteint d'un léger strabisme, puisse être plus. beau qu'un dieu, tandis
comme l'ont fait apparaître des études récentes5, les Épicuriens se son~ que l'assemblée des dieux est un amas de formes indifférenciées, ou
approprié cette tradition hostile à Socrate : cela est particulièrement que, dans le prolongement de cette suggestion, les dieux se réduisent à
explicite dans les passages du De uitiis de Philodème qui présentent des homoncules, diaphanes et privés de l'usage de leurs membres 1 ,
Socrate comme le modèle du flatteur et de l'imposteur6, où foisonnent exploite avec une verve comique les aspects les plus difficiles à penser
les références à Platon et à Aristophane, tandis qu'est nettement de la théologie épicurienne. Cicéron prête ainsi à Cotta une imagi-
affirmée l'influence péripatéticienne avec la mention d'Ariston de nation de poète, où la bouffonnerie joue son rôle, transgressant les
Céos, source du portrait que fait Philodème. D'autre part, on peut recommandations du De oratore, qui imposent qu'on distingue la
constater, d'après le Contre Colotès de Plutarque, que la critique plaisanterie de la raillerie permanente du bouffon 2 •
Il semble que, par cet écart avec la norme qu'il fixe dans le
1. A. Long a montré, dans un article fondamental centré sur «Socrates in hellenistic De oratore, Cicéron veuille maintenir la violence de la polémique :
philosophy» (C.Q., 38, 1988, p. 151-171), que c'est Arcésilas qui a fait de Socrate un maître
d~ l' épochè: il est remarquable qu~ A. Long s'appuie essentiellement sur le témoignage de
, puisque le surnom de «bouffon» appliqué à Socrate résulte d'une
~1céron (!?e _oratore, 3, 67 ; De ftn1b11s,2, 2 ; 5, 10), ce qui pourrait confirmer que Cicéron a méconnaissance complète de la personne et de la méthode, Cicéron
Joué un role important dans la diffusion de cette tradition. n'hésite pas à emprunter les moyens les moins subtils : l'utilisation de
2. Nat., 1, 93 : Zeno q11ide,n(,,.) Socratenips11,n,parente,nphilosophiae,Latino 11erbo11tenssmrra,n Caecilius, que Cicéron condamne ailleurs pour son mauvais latin 3 - à
Attim,n f11issedicebat...
la différence de Plaute ou de Térence -, pourrait ainsi renforcer les
3. Voir la récente étude de P. Corbett, The Sc11rra,Scottish Acad. Press, Edimburg, 1986.
aspects les plus caricaturaux de la méthode employée.
4. Pour une ample discussion, voir D. Obbink, Philode,n11sOn Piety - Critica/ Text with
Co,n,nentary,Clarendon Press, 1996; dans les fragments réunis par E. Acosta Mendez et
A. Angeli (Filode,no- Testi,nonianzes11Socrate,Naples, 1992), voir les n°' 35, 36, 37, 38, 39. 1. N1t., 1, 123: Neq11eeni,n ta,n desipiens (Epimr11s)f11isset11thom11nc11li si,ni/e,n de11,nfingeret,
5. _Outre l'.article de A. _Long et le recueil de témoignages philodémiens cité précédemment, on liniamentis d11,ntaxatextremisnon habit11solido, ,ne,nbrisho,ninispraedit11,nomnib11s, 11s11
,nembrom,n
doit ment10nner les articles de M.T. Riley, «The Epicurean Criticism of Socrates» Phoenix ne ,nini,no qtûde,n, exi/e,n q11enda,natq11eper/11cid11,n,
nihil miq11a,ntrib11ente,n,nihil gratificante,n,
34, 1980, p. 55-68, et de K. Kleve, «Scurra Atticus. The Epicurean view of Socrates»' o,nninonihil mrante,n, nihil agente,n.
Syzetesis, I, 1983, p. 227-253. , '
2. De oratore,2, 244-247.
6. Col. XXI 37-XXIII 38 (C. Jensen, Leipzig, 1911). 3. Bmt11s,258.

302
303

[ I
1
Clara Auvray-Assayas
La citationcomiquedans le De natura deorum de Cicéron

Mais, de même que la «grossièteté» cultivée de Soctate, dans s Zénon sur Socrate, alors que ce même Zénon, quelques paragtaphes
appatence comme dans la naïveté de ses réponses, vise à faire cherchon auparavant, était loué pour ses qualités de style et la courtoisie de ses
, d " l , . et
au~d e1a, l'~ mem~ a predsentat10n ~omique que Cicérnn donne de' son entretiens, et distingué, pour ces raisons, des autres Épicuriensl. Ce
SUJ~t?et 1mp;r~me?ce es criti~ues que Cotta adtesse aux théologies portrait contradictoire, de Zénon semble faire allusion à un débat très
-1'auditeur à s' intet-
---~--tG1G-1@n-fl@-@-t-@p1G-ur-1@nne,-rontr-amt---le-le0teur-et âpre qui a divisé les Epicuriens, sur le rôle de la rhétorique et de la
ro!s':r sut l_a valeur des doctrines ptoposées, et sut la légitimité des paideia dans la formation philosophique 2 • Or Zénon est présenté par
ct1teres de Jugement utilisés. Philbdème comme celui qui maintient l'interprétation orthodoxe des
Dans les passages précédemment évoqués du De pietate d écrits d'Épicure : loin de fuir la paicfeia, Épicure a lu et commenté les
Philodème, c'est l'attitude de Socrate à l'égatd des dieux et s e autres philosophes; d'autre part, ainsi qu'en témoigne l'œuvre poé-
.
propos, mcom-J?re 'h e~s1"bl~s a' la fou~e, qui sont évoqués en ' rapportes tique de Philodème, dont Cicéron connaissait les raffinements3, les
av~c ~ accusa t10_n d _at~e~sme: les Epicuriens, en faisant rematquet
1
réflexions théoriques entreprises par Zénon sur la rhétorique ont pu
qu Ép_1cu~ena Ja1;1~1~_ete suspect~ comme le fut Socrate, paraissent nourrir une véritable «poétique» épicurienne 4 • Or, en citant, comme
se sat1sfa1te des defm1t1ons populaires de la piété pour faite admettre preuve de la grossièreté des Épicuriens,, la formule de Zénon sur
la vale~r d? le_ur théologie. Dans le texte d~ Cicéron, Cotta pataît Socrate, Cicéron disqualifie l'effort des Epicuriens contemporains. Il
~eprod~ue 1 ~tt1tude de So~rate, telle que les Epicutiens la dénigrent :
1
s'agit là, évidemment, d'une attaque mal fondée, mais qui attire l'at-
11 ~u_lt1ve l utesp?ct et t1e,nt des prop~s q~i ne clarifient pas sa tention sur l'importance qu'accorde Cicéron à la tradition socratique
ir~ 1t10n, tout en s amusant a taxer les Ep1cut1ens d'athéisme : «Votre
p1cu~e ne me se.r:nble pas se battre avec acharnement à propos des
dans la définition du débat philosophique 5 : méconnaître cette tra-
dition, c'est vouer à l'échec toute tentative de réflexion sur la langue
dieu; 1mmottels : , il n'ose m~me pas nier l'existence des dieux, pour ne et la culture philosophique, comme l'illustre, dans son impropriété, la
pas etre en butte a la malveillance ou à une inculpation» 1. fotmule de Zénon.
. C'est dite que ce type d'accusation, qu'il lance non sans mali- Lorsque Cicéron, peu avant d'introduire la première citation
gnité "dans un contexte où il semble se ranger du côté des Stoïciens de Caecilius, se proclamait le défenseur d'une cause presque aban-
peut etre .adressée à tort et à travers, à n'importe qui. C'est ains/ donnée, celle de la succession de Socrate telle qu' Arcésilas et Carnéade
sembl;;t-il, qu'on _P~mrrait apprécier la convocation du publi~ l'avaient définie, il suggérait par là même qu'il ne renoncerait pas aux
de . the~tre p~t le biais de _la citation initiale de Caecilius : ni les méthodes du tribunal pour faire entendre des voix menacées d'oubli:
~p1curiens, ,n1 les Stoïciens ~'ont ?e
raisons plus autorisées que le «Il n'est pas vrai que je me sois fait l'avocat d'une cause désertée
Jugement _dune foule pour determmer qui est coupable d'athéisme. et abandonnée: ce n'est pas parce que les hommes meurent que leurs
Le1;1-rsnot10ns ~<nature~le~» ne so,nt que. d~s préjugés indignes de idées meurent aussi, mais il peut arriver qu'il leur manque l'éclat
philosophes, qu1 sont ams1 renvoyes aux limites de leur raison celles que confère un garant. C'est ainsi que la doctrine philosophique qui
du p~blic de théâtre. ~ans ces conditions, ce que les Épicuri;ns ont remet tout en question, sans porter aucun jugement explicite, issue
app:l; la :<_bouffonner1;» de Soctate trahit assez bien la petception de Socrate, renouvelée par Arcésilas, affermie par Carnéade, est res-
hm1t:e qu 1~s,o,nt de 1 enquête philosophique et, sur un autre plan, tée bien vivante jusqu'à notre époque ; mais je me rends compte
leur m~apac1te a comprendre qu'on puisse utiliser à des fins sérieuses qu'aujourd'hui, même en Grèce, elle n'a presque plus de descendants.
la plasticité des matériaux littéraires.
On peut en effet. repére~ l'esquisse d'une leçon de style qui 1. On comparera Nat., 1, 93 (cité p. 302 n. 2) et 1, 58: Non igitur ille ut plerique, sed isto modo
prolonge la _leçon.de philosophie qu'administre Cicéron en exploitant ut tu, distincte,grauiter, ornate.
toutes les d1men_s1ons_de la bouffonnerie de Socrate : dans un passage 2. L'édition récente du PHerc 1005 (A. Angeli, Filodemo.Agli amici di scuola, Naples, 1988)
ap1;>aremment d1gress1f, Cotta critique violemment l'inculture des rend désormais accessible la teneur générale de ce débat.
Epicuriens et la grossièreté de leurs attaques contre les auttes philo- 3, ln Pisonem,70 : Est autem hic de quo loquor non philosophiasolum sed etiam ceterisstudiis, qttae
sophes, et c'est dans ce contexte qu'est mentionné le surnom forgé par fere ceterosEpicureosneglegeredicunt, perpolitr,s;poemaporrofacit ita festitt111n
1 ita concinnum, ita

elegans,nihil ut fieri possit argutitts.


4. 0~ trouvera un état récent de la question dans le long compte rendu qu'a fait F. Longo
Auricchio de l'ouvrage de G. Milanese (Lucida carmina. Communicazionee scrittura da Epicuroa
1. Nat., 3, 3: mihi uidetur Ep~c11r_us
_u~ster
de dis imm~rtalibusnon magnoperep11gnare; tantum modo Lucrezio,Milan, 1989) dans les CronacheErcolanesi,20, 1990, p. 177-181.
negaredeosessenon audet, ne qurd tnurdtaesubeataut crrminis(à rapprocher de 1 123 , Ep · 5. De manière comparable, dans le De finibus (2, 2-5 ), Cicéron critique chez son adversaire
tollit, orationerelinquit deos). ' · rcurus re
épicurien la méconnaissance des règles du débat philosophique, telles que les a fixées Socrate.

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305
Clara Auvray-Assayas

C~la est arrivé, je pense, moins par la faute de l'Académie que par
suite de la lenteur de l'esprit humain»l.
C::'est donc pour combattre l'oubli et réveiller les esprits
assoupis que Cicéron fait résonner dans tout le débat sur les dieux les
---..,.~--Ee-nt-S:-~!.1:1-n-ri-:e~u,x---fonet:ions-1:1u1tiples~;--s-a:ITs
hésîrer- à jouer avec
v~rt~osite. des ci~a~10ns,?es parodies et des caricatures, rattachées avec
art a, la ft_gure.e;11igmati9ue de Socrate. Ce rire de philosophe et de
lettre, qui anticipe celui que Rabelais saura tirer de la référence à
Socrate, ne vis: pas les di~_ux: seuls les ignorants peuvent croire que La rhétorique et le rire selon Quintilien
S_oc,rateest a~~ee, parce qu ils ne savent pas lire sous la caricature qu'a
ft{see ~a tra~lti?n comiqu_e, et qu'ils méconnaissent, la valeur civique
d un rire qm denonce les idées reçues .
.Le rfre vi~e ici la prétention des hommes à mener une enquête La rhétorique et le rire ne font pas tout à fait bon ménage. C'est
sans .Ja?1-ais avoir mesuré, sauf chez les adversaires qu'ils ridiculisent, du moins l'impression qu'on ressent à lire le chapitre que Quintilien
les lt-'?it~~ de_leur. raison et la faiblesse de leurs méthodes. Il ne s'agit consacre à la question, le chapitre 3 du livre VI de l'Institution oratoire.
pas 1~ d ironi_e, ni au sens de «dissimulation élégante» ni au sens Je ne sais s'il faut faire état de la Préface du livre VI, où il déplore
socr~tiqu: : Cic~ron rn~ saurait s'arroger le rôle de Socrate, il veut bien la mort de son dernier fils, mais on a l'impression que le cœur n'y
.plutot. faire sentir la vigueur de cet héritage à des philosophes qui ont est pas vraiment; Quintilien se plaint de la difficulté de son sujet
inconsidérément renié cette tradition. (difficultas, l; 14; summa di/fieu/tas, 6; difficillimum, 35), peine à prouver
l'utilité de son art en face du caractère éminemment naturel du rire,
Clara AUVRAY-ASSAYAS et semble finalement très sensible à l'incompatibilité entre le pou-
(Universitéde Rouen, voir irrépressible du rire et l'idéal rhétorique du contrôle absolu de
Institut Universitairede France) l'orateur sur ce qu'il fait et dit.

Antécédents
Le rire est une des armes les plus efficaces de l'orateur, mais
on n'enseigne pas l'art de faire rire; ce double constat explique sans
doute pourquoi la question du rire a bien été intégrée, mais tardi-
vement, dans la rhétorique, et pourquoi on a eu du mal à lui trouver
une place convenable dans le plan général de l'ars. Si, en effet, on s'est
intéressé depuis longtemps au phénomène du rire, s'il y a eu, depuis
longtemps, des travaux indépendants - recherches sur le rire, recueils
de bons mots et tentatives de classements, qu'on trouve sous les titres
grecs Peri geloiou, Peri geloiôn, et qu'on met au compte de Théophraste,
Démétrius de Phalère, d'autres aussi sans doute (à en juger par
le pluriel généreux de César Strabon dans le De oratore, 2 . 21 7),
le traitement du rire n'est pas attesté dans l'ars avant la Rhétorique
à Herennius (1.10), et ce n'est encore que de façon très sommaire.
L'auteur anonyme assène simplement une liste de dix-huit moyens de
faire rire, sans exemples et sans commentaires, au titre de l'exorde, et
~ · N~t., 1, 11 _:Nec uero desertamm relictarumque rerum patrocinium suscepimus; non enim hominum plus précisément de l'exorde indirect, dans le cas où il s'agit de
mterttu sen~entta_equoq~e occidunt, sed lucem auctoris /ortasse desiderant. V t haec in philosophia ratio
co~t;:a omnta dtsserendt nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate repetita ab Arcesila
réveiller l'attention d'auditeurs fatigués: commencer par les faire rire -
con1trt~a~aa Carneade, usque ad nostram uiguit aetatem; quam nunc prope mddum orbam esse in ; s~ un précepte qui est encore connu de l'éloquence moderne et qui
Graecta tntellego. Quod non Academiae uitio sed tarditate hominum arbitror contigisse, p remonte au moins à une suggestion d'Aristote (Rhétorique, 1415a37).
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l

J
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i
FrançoiseDesbordes
Rhétoriq11e
et rire selonQ1tintilien

Chez ~icéron, la question du rire est évoquée dans l'Orator au titre du l'étude et la pratique, de nous assurer que les uns sont bons et de nous
style simple_ (genus tenue), auquel il est censé convenir de préférence apprendre à distinguer les mauvais» (2, 282).
(87-89); mais, dans le De oratore, c'est quand Antoine en a fini avec Quintilien retient cette leçon. Il n'enseigne pas ce qu'il faut faire
l'art de susciter les passions fortes (mouere) qu'il passe la parole à ou dire pour susciter le rire, mais il critique minutieusement tout ce
Strabon, spécialiste du rire (2. 216): dans ce cas_,l'examen du rire se qu'il ne faut pas faire. Il se trouve du reste ici sur un de ses terrains
trouve rattaché à l'aspect irrationnel de la persuasion.
favoris, qui est celui de la convenance, et il met beaucoup de soin à
distinguer le rire convenable du rire inconvenant par une série de
Exercitatio restrictions, de préceptes négatifs (28-3 5), en donnant un traitement
C'~st ~e mo~èle que suit Quintilien, en plaçant son chapitre très ascétique au point 4 (quatenus) de Strabon. Pour faire rire, sinon à
sur le rire a la suite _du ch_apitre sur les émotions, de même qu'il coup sûr, du moins convenablement, il faut considérer tous les
r:prend, ~n wos, les crnq p01nts que Strabon jugeait bon de traiter de paramètres de la situation, et quis et in qua causa et apud quem et in quam '
rtsu : 1 q~td stt; 2 u~~e si~; 3 sitne oratoris risum ue!le monere; 4 quatenus; et quid dicat; sans doute, en chaque occurrence, les éléments de la
5, q~~e ~tn; genera rtdtcult (2. 2 3 5 ). Mais le professeur soucieux de la situation seront différents, et c'est bien pourquoi on ne saurait dire
d'avance ce qui sera drôle, mais on peut d'avance mettre en garde
leg1t1m1te de son art et de son enseignement n'a pas l'insouciance
allègre de l'orate~~ républicain. !1_ lui f~ut avant tout marquer sa contre ce qui serait inconvenant.
place, ce pourquoi il reprend la celebre triade natura /exercitatio /ars L'orateur selon le cœur de Quintilien doit donc s'interdire le
dont !'Antiquité s'est plu à examiner les combinaisons dans le~ comique de gestes, les grimaces, les bouffonneries, les obscénités,
activités humaines. La part de la nature est écrasante comme il le même suggérées, tout ce qui porterait atteinte à sa dignitas, à sa
recon~aî~ apr~s ~icéron (12). Mais il pense qu'on pou~rait faire une probitas, à son auctoritas, à sa uerecundia : le uir bonus ne saurait se
plac~ ~ 1 e:x:ercttatto(11-16) .. Il remarque, en effet, que la pratique commettre dans des plaisanteries de bas étage pour amuser la galerie.
qu~t1dienne de la plaisanterie dans les banquets et les conversations Et l'on voit bien que Quintilien est gêné par l'illustre précédent de
amicales rend les gens plus spirituels et leur fait faire des progrès dans Cicéron, dont on a conservé trop de recueils de trop de bons mots (5 ),
la voie"du :ir~; l' é:ol: pou~rait s'in~pirer de cet exemple: il n'y a pas Cicéron qui aimait trop à rire, et dont Caton pouvait dire sévèrement :
de ~a!t!e a ~1re, ni ~ exercices de_rire, mais il pourrait y en avoir. Et «Nous avons un consul... amusant».
9urnt1hen reve un instant de suJets de controverses qui donneraient La cause qu'on plaide est également déterminante: on ne fait pas
lieu à des déclamations permixtis salibus (mêlées de plaisanteries) ou rire dans une accusation atroce, ni dans une défense pitoyable. Il ne
mêm~ à ~es exercices particuliers, des progymnasmata peut-être, 'qui faut même pas essayer de faire rire certains juges particulièrement
travailleraient sur les, echanges de ~ons mots des jours de fête, en y moroses. Et quant aux adversaires, il faut faire très attention à ne pas
mettant un peu de methode et un brrn de sérieux. les ridiculiser d'une manière qui pourrait retomber sur le juge, ou sur
le client, ou sur l'orateur lui-même. Il faut en outre proscrire le rire
Ars : de la prescription à la critique qui s'attaque à un groupe indifférencié: on n'attaque collectivement ni
nationes totae, ni ordines, ni condicio, ni studia multorum (34): le rire de
Quant à l'ars comme théorie, le rire est un de ces points dou- Quintilien est «politiquement correct».
lo,ureux _qui obl~gent les rhéteurs à en rabattre sur leurs prétentions
peda~og1ques. C est le sens de la petite scène du De oratore où, lorsque
Anto1?e veut_ passer la paro~e à Strabon, un orateur qui sait faire rire Classements
et q_u1.devr~1t donc ~?uv~1~ ,exposer co_mment. il faut ~•y prendre, Au fond, Quintilien pourrait s'en tenir là, et borner l'intérêt de
celu!:c1 se, re~use sur 1rnut1hte de toute rnstruct10n théorique en une la rhétorique pour le rire à un exposé du convenable en la matière. Il
mat1ere ou c est le talent naturel qui compte. Il faut l'intervention dit nettement à la fin de son exposé que ce qu'il avait à dire sur
d_e Crassus pour débloquer la situation, lequel Crassus dit que le l'emploi des plaisanteries, et sur la mesure à y observer, était absolu-
rire n'.est qu'un cas particulier ~~ p~oblème_général de la rhétorique, ment indispensable (audeo confirmare esse plqne necessaria). Pour le
dont il propose alors une redef101t10n radicale : «Voici selon moi reste ... «Si j'en ai parlé, c'est d'abord pour qu'on ne me reproche pas
la véritabl 7 ut_ilité des préceptes: ce n'est pas de nous' enseigner à de l'avoir laissé de côté» (102). Par acquit de conscience, pour être
trouver ,~ecan1quement ce qu'il faut dire; c'est, en nous montrant à complet, parce que d'autres le font, et aussi, tout de même, parce que
quelle reference comparer les matériaux que nous ont fournis le génie, le sujet est intéressant, il entreprend de classer les divers types de
308 309
Rhétoriqt1eet rire selonQt1intilien
FrançoiseDesbordes
lointain souvenir d'Aristote (Rhétorique, III, 10) qui, précisément
plaisanteries (le point 5 de Strabon); et parce qu'il pense, littérale-
à propos des asteia, des formules spirituelles, commence par dire
ment, dans les termes de son art, c'est à la rhétorique qu'il va em-
qu'elles relèvent de la nature et de l'entraînement, s'il s'agit de les
prunter des grilles de classement - une façon rassurante de se donner
faire, mais continue en disant que «faire voir ce que c'est relève de la
la maîtrise du sujet. Quintilien n'est du reste pas le premier (il le dit à
présente recherche méthodique». Perspective générale de la rhétorique
l'occasion, 70) à avoir l'idêe de classer les es èces du rire en utilisant
sous influence aristotélicienne, qui se soucie du pourquoi plutôt que
es ivisions et su divisions servant dans d'ai.itres secteurs de la
du comment, ce qui en a souvent fait une discipline pionnière en
rhétorique, en repliant en quelque sorte la rhétorique sur elle-même et
en donnant l'impression avantageuse d'un système où tout se tient matière d'analyse linguistique.
(voir ailleurs, XI, 3, la façon dont Quintilien applique le quadrillage Quintilien n'a pas grand-chose à dire sur les deux premières
des quatre qualités du style à ce que doit être la prononciation : claire, questions de César Strabon, quid et unde. Qu'est-ce que le rire? Il faut
correcte, élégante et convenable). demander la réponse à Démocrite, disait Strabon, qui se moquait
Une première division, reprenant l'opposition fondamentale de ceux qui prétendent savoir (Deor. 2. 235). Et Quintilien considère
des uerba et des res, distingue jeux de mots et plaisanteries fondées sur que la nature même du phénomène échappe à la rhétorique, et en
les choses ; cette catégorie est subdivisée en plaisanteries qui tirent fait n'a jamais été éclaircie: personne encore n'a su expliquer cette
parti d'une ressemblance (57), et plaisanteries qui mettent en jeu étrange réaction de tout le corps (7 ). Qu'est-ce qui cause le rire,
des contraires (64). Mais Quintilien s'aperçoit assez vite qu'il est en qu'est-ce qui provoque cette réaction? Ici tout le monde emboîte le
train de produire un catalogue d'exemples qui ne sont séparés que pas à Aristote pour convenir, comme lui dans la Poétique, qu~ c'est
par de minces nuances qu'il n'arrive même plus à définir (65 ). Il la laideur qui fait rire, laideur physique ou morale : deformttas et
entreprend alors de montrer qu'on pourrait classer les plaisanteries turpitudo disent Cicéron et Quintilien. Mais une fois posée en préli-
selon la grille de la topique argumentative. Il en donne des exemples minaire cette certitude qu'on n'examine plus, Quintilien en vient assez
pour deux premiers lieux, définition et partition, mais se contente vite à s'apercevoir que la question n'est en fait pas du tout réglée,
d'ajouter qu'on pourrait continuer avec genre, espèce, propre, diffé- et que laideur est une notion trop générale pour rendre compte des
rence, flexion, attribut, antécédent, conséquent, contraire, cause, effet, mécanismes du rire.
comparaison du plus, du moins et de l'égal. D'abord, il lui vient à l'esprit qu'il faudrait distinguer entre
Autre esquisse (67): on pourrait utiliser la liste des tropes - diverses appellations courantes, qui ne lui semblent pas exactement
et Quintilien donne des exemples de plaisanteries utilisant l'hyper- synonymes (17-21 ), et il distingue donc entre : uenustum, qui implique
bole, l'ironie, la métaphore, l'allégorie, l'emphasis. De même encore, une nuance de grâce et de charme; salsum, auquel l'usage commun
on pourrait classer les plaisanteries selon qu'elles correspondent à donne le sens de «drôle», mais qui a aussi d'autres emplois, par
telle ou telle figure de pensée (au sens d'acte de parole) : interroger, exemple chez Catulle; facetum, qui a quelque chose d'une élégante
douter, affirmer, menacer, souhaiter, déplorer, s'irriter (70). Et l'on beauté ; iocus, qui est le jeu, le contraire du sérieux ; et dicacitas, la
p~urrait aussi songer aux diverses formes de défense (négation, aveu raillerie mordante. En outre, il fait un sort particulier à urbanitas, dans
fernt, atténuation, justification), où l'on peut voir en filigrane le une sorte d'appendice (102-112) où il discute \es idées de Domitius
système des états de cause (72). Marsus, avec lequel il n'est pas d'accord : urbanitas est, pour lui, affaire
Transiit classificando. Comme tant d'autres savants auteurs de de ton général, plutôt que de fragment d'énoncé amusant. Mais en
!'Antiquité, Quintilien divise et subdivise à perte de vue, content de définitive, son sujet c'est ridiculum, le risible fondé sur un défaut qu'on
mettre des étiquettes sur des objets où il croit distinguer une diffé- met en évidence et qui suscite un rire de supériorité.
rence spécifique. Mais la passion de la nomenclature n'est pas vraiment Il prévoit de traiter les trois sources du ridiculum, en distinguant
son fait, et il se lasse vite, pour essayer de pousser un peu plus loin ce qui se tire des autres, ce qui se tire de nous-mêmes, et ce qui se
l'analyse. tire de ce qu'il appelle les choses intermédiaires (ex rebus mediis),
c'est-à-dire en fait la façon de parler (23). Mais il traite ses trois parties
Analyse du comique de façon très différente. Quant à la première, qui occupe une grande
partie du texte et inclut la critique de convenance, elle regroupe
Le chapitre de Quintilien témoigne en effet d'une autre évolu-
toutes les espèces de plaisanteries qu'on peut faire pour ridiculiser
tion de la rhétorique, de la prescription à la «science» désintéressée, si
quelqu'un, en raillant son corps (qu'on voit), son âme (à travers les
l'on peut dire, sans finalité pratique immédiate en tout cas. Il y a là un
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310
FrançoiseDesbordes
Rhétoriq11e
et rire selonQ11inti!ien

actes et l~s paroles qui la révèlent), ou les caractéristiques extérieures puisqu'il est clair qu'on ne pense pas ce qu'on dit, ou que ce n'est
(extra p~stta): ?n aura reconnu une nouvelle division rhétorique, celle évidemment pas vrai (99-100).
d~ la ut~uperatto ;t, en général.' de la_description de la personne. On
st1gmat1sera le defaut en quest10n, soit en le montrant s'il est visible
(ce qui est rare), soit en racontant tout au long ses c~ractères et ses Le rire négatif
----edffets, soit en le signalanrâ un mot 15refef pefrutant.
Au bout du compte, cependant, le rire reste un phénomène
. Mais, arrivé à ce qui devrait être la deuxième partie (82), faire · dérangeant. Même dans sa forme la plus raffinée, la plus élégante, le
rire de ses propres défauts, Quintilien recule : il lui pataît inconce- rire est moralement suspect, car il repose sur le mensonge : on dit les
vable que l'orateur puisse se ridiculiser lui-même, et du reste les choses aliter quam est rectum uerumque, on fait semblant, on simule et
espèces de ce rü-~ seraient les mêmes que dans la raillerie tournée on dissimule (quod fit totum fingendis aut nostris aut alienis persuasionibus
contre autrui. Reste alors une troisième source du rire, qui ne se aut dicendo quod fieri non potest, 89). Or Quintilien pense toujours en
trou~,e pas tant dans la personne visée et ses défauts, que dans la termes de vrai et de faux, la vérité seule étant pour lui pleinement
man1ere dont o_nparle (84). C'est le jeu avec le langage (qui est autre admissible. D'emblée, il déclarait que le tire a toujours quelque chose
chose que l~s Jeux de mots) plus que le ridicule inttinsèque d'une de falsum, deprauatum, numquam honorificum (6), et sa réserve vis-à-vis
perso?~e qui, ~nal~ment,. intéresse _leplus Quintilien. Ici, ce n'est plus du mot d'esprit lui-même est du même ordre que celle qu'il manifeste
la Poettque qu 11 suit, mais le chapitre de la Rhétorique d'Aristote sur à l'égard des sententiae, formules trop brillantes, ou encore de l'em-
les asteia, les formules spirituelles, celles qu'il qualifie lui-même phasis et des controverses figurées. Même anodin, l'énoncé plaisant est
de uenustissima - une matière qui appelle une analyse plus fine des toujours incongru, manifestant un décalage par rapport à une réfé-
ressorts du rire.
rence respectable, quand ce ne serait que la «réalité», bafouée dans le
Aristote avait déjà fait des remarques intéressantes sur les ressorts cas de ces bons mots que Quintilien s'applique à détruire en les
de ce genre de comique, parlant du plaisir de comprendre tout de «expliquant».
mêm~ ce à. quoi on ne ~'att_endait pas, expliquant l'importance de Mais surtout le rire est un ferment de désordre plus général. A
c~r;a10s trait~ _formel_s,1 antithèse qui rend la compréhension plus moins de rester «politiquement correct», comme on l'a vu, le rire est
a~see, l_aconc1s10n qui la rend plus prompte. Cicéron ajoutait que le dangereux pour les relations qui font la société : il est inhumai_n envers
rie~r ~1~ de sa propre erreur, ravi de s'être laissé abuser un moment. les faibles, dangereux à l'égard des puissants, il peut broU1ller des
9.U1nt1lien, sur leurs traces, parle Jui aussi du plaisir propre à amis, il fait perdre la dignité et l'autorité. Il est surtout en contra-
l 10attendu, à l'erreur vite corrigée. Mais il insiste surtout sur la notion diction avec l'idéal rhétorique du contrôle absolu de l'orateur sur tout
de jeu, de feinte, et de feinte qui ne cache pas qu'elle n'est que cela. ce qu'il fait et dit. L'orateur doit se surveiller étroitement, car si
Le genre le plus spirituel de plaisanterie est affaire de simulation et de l'envie de rire est irrésistible, l'envie de faire rire peut l'être aussi: la
dissimulation: on fait semblant d'avoir une opinion qu'en réalité on plaisanterie vous échappe (excidere) avant que vous ayez_eu le temi:s
n'a_pas (festinemus, a!ii subcenant, «dépêchons-nous, il y en a d'autres d'en mesurer les conséquences. Mais, pourtant, les meilleures plai-
91;1\mangen; sous la table», dit un convive à qui on sert des poissons santeries sont celles qui sont instantanées, cell~s qu'on n'a pas pré-
deJa_ en~ames, 90), ou on fait semblant de ne pas comprendre, en parées et qui fusent toutes seules selon l'occasion, surtout dans la
particulier en prenant les mots dans leur sens premier (quand on parle réplique du tac au tac. César Strabon y voyait donc la preuve que la
de Sextus Annalis à Cicéron, il «comprend» le sixième livre des technique n'a rien à y faire : le mot drôle vraiment drôle est dit avant
Annales d'Ennius, 86).
même que l'orateur ait eu le temps d'y penser, bien loin de pouvoir le
Si les auditeurs comprennent bien que ce n'est qu'une feinte on préparer et combiner laborieusement selon les règles.
pe~t ~ire des abs_urdités, et même faire rü-e de soi-même. Quelq~'un Autre contradiction: à la différence de celui qui fait pleurer,
9U1 dit une sottise sans s'en rendre compte fait rire à ses dépens• celui qui fait rire ne devrait pas rire lui-même (26): compter sur ~a
quelqu'un qui dit une sottise alors qu'il est bien clair qu'il le fai; contagion, ce qui est la norme pour susciter les émot10ns fortes,. serait
~xprès, fait rire du double imbécile qu'il se constitue l'espace d'un ici bouffonnerie indigne, et du reste hasardeuse; et pourtant, tl y a
10stant, sans que le rire touche à sa propre personne, dont on admire bien un certain air qui doit accompagner l'intention de faire rire, e~
au contraire, l'ingéniosité. Et l'on peut même ainsi faire rire au~ plus généralement un je-ne-sais-quoi dans l'a~r et la personne de cel~1
dépens d'un tiers présent, sans le blesser, le ridiculiser, ni le blâmer, qui parle: «L'influence de la nature ne réside pas tant dans le fait
312
313
FrançoiseDesbordes

qu'on, est plus ou moins r~pide ou habile à trouver une plaisanterie


(car 1ens~ignement pourrait augmenter ce pouvoir), que dans le fait
q_ue _certarns ont un charme spécial dans la mine et la contenance
st. ~ien que les mêmes mots dits par d'autres paraîtraient moin~
spmtuels» (12).
~e pouvoir du rire est donc une négation de la raison. La
préé~rnence _du co1:ps est ici évidente. Corps de celui qui fait rire, par
s~ mrne, ~at~ aussi par ~es _g~s~es obscènes, des grimaces ; corps du
r1eu~ soumis a u?e force irresisttble (9) et qui peut être mis en état Fin de l'Antiquité,
de rire pat un simple chatouillement (tactus, 7 ). Cet ancrage de la
rh~totique _dans la présence cotporelle de l'orateur et de son audi- mort du comique antique
toir,e. renvoie au pouvoi~· ~rrationnel, de l' actio, où ce qui est le plus
exterteut, le plu,s superf~ciel, dans 1a~t oratoire, est aussi ce qui est
le pl1;1s propre a ptoduire la petsuas10n. Il renvoie aussi à la sin-
g~lartté et à l'imptévisibilité de l'occasion. N'impotte qui fait rire «Il n'est absolument pas petmis de rire, en aucune citcons-
61~0 plus et bien mieux que l'otateur compassé, les bouffons, le~ tance»1, déclare Basile de Césatée au milieu du IVe siècle. «Nous ne
°:im~s, les fo_us (8); même les ignorants et les rustres peuvent faire fréquentons pas les spectacles !», affirme Tettullien 2 à l'aube du IIIe;
tire si l' occas10n ~•y prête, dit Quintilien avec quelque dépit (13 ). Et «Dans ptesque toutes les villes on voit tomber les théâtres, ces caveae
to~s les efforts d un ptofesseut, même excellent ne sauraient sous- des turpitudes !», pmclame saint Augustin deux siècles plus tard3, et
ttaire la persuasion à l'influence toute-puissante d~ kairos. la comédie du Querolus, qui date des premiètes années du ve siècle,
pataît complètement isolée dans une production dramatique qui
Françoise DESBORDES t a commencé à s'étiolet bien avant le Bas-Empire 4• Voilà qui semble
justifier la touche funèbre qui affecte le titre de cette communica-
(Université de Toulouse-le-Mirail)
tion. Mais, paradoxalement, on n'a jamais autant parlé des spectacles,
du théâtre, de la comédie qu'en ces années qui, effectivement, pout
bien des raisons, ne prêtent guète à rite; et l'achatnement que l'on
met, chez les responsables chrétiens, à dénoncet les dangers des spec-
tacles pour les fidèles, et à en souligner le caractète diabolique,
inviterait plutôt à considétet qu'entre autres traditions culturelles,
la tradition comique antique est alots bien vivante. Il est donc
nécessaire de dresser brièvement un état des lieux, avant de passet en
revue les atguments, puis d'évoquet les mesures sollicitées du bras
séculier - grâce auxquels la nouvelle spiritualité dominante a tenté,
sans succès, de conjurer le péril -, enfin d'en ai-rivet aux raisons qui
peuvent expliquer l'échec de ces tentatives. Une grande prudence doit

1. Basil. Caes., reg. breu. 31 : « ... quand ce ne serait, ajoute Basile, qu'à cause de la multitude
de ceux qui outragent Dieu en méprisant sa loi».
2. Tert., apol. 42, 7.
3. Aug., cons.eu. 1, 33, 51. Mais la désaffection pour le théâtre, au début du ye siècle, est due
moins à l'Église et à ses efforts de moralisation de la vie publique qu'à la situation
catastrophique des cités de l'Empire après les invasions : voir Salu., gub. 6, 8.
4. Peut-être y eut-il aussi un Geta, puisque Vitalis de Blois a écrit non seulement
une comédie intitulée Aulularia siue Querolus,inspirée du Quero/us, mais aussi un Amphitryo
siue Geta : voir C. Jacquemard-Le Saos, éd. du Querolus dans la CUF, 1994, p. XXXVIII-
XXXIX.

314 315
Fin de /'Antiquité, mort du comiqueantique
jean-Michel Poinsotte

marquer notre enquête, menée à partir des textes littéraires : nous ill mimographe contemporain de Marc Aurèle, l'est pour la Gaule du
début du ve sièclel ; dans l'Afrique vandale, un archimime sera mis à
devons tenir compte, parmi les témoignages, de vœux ou d'injonc-
fl mort pour avoir refusé d'embrasser l'arianisme 2 • Il en va de même
tions déguisés en affirmations - sous le spectaculis non conuenimus de

i
Tertullien il faut sans doute entendre un oportet nos spectaculis non pour l'Orient, par exemple dans l' Antioch_e du IVe. s~ècle selo:°
conuenire -, faire la part de l'hyJ_::ierb_oie__~propreà la littérature Libanios et saint Jean Chrysostome, dans la Syrie du VIe si 1 on en croit
polémique à laquelle la plupart de ces témoignages se rattachent · Jacques de Saroug3.
enfin, ne pas oublier que les principaux témoins sont les citoyens d; La situation de la comédie traditionnelle est infiniment moins
grandes villes très «festives», dont la situation culturelle n'est pas florissante. Si véhément et prolixe sur les turpitudes des mimes et
forcément transposable à l'ensemble de l'Empire: Novatien à Rome des pantomimes Tertullien se fait très discret quand son sujet l'amène
Ambroise à Milan, mais surtout Tertullien, Cyprien, Augustin à à parler des c~médies et des tragédies : il se contente d'associer
Carthage, Jean Chrysostome à Antioche. brièvement et vaguement, aux premières les débauches et la las-
Qu'est-ce qui fait rire les hommes de !'Antiquité tardive ? La civité aux secondes les crimes sanglants et l' impiété 4 • Si l'on peut
pantomime et surtout le mime. C'est à ces genres que se réduit alors avoir 'quelque doute sur une mise en scène des tragédies au début
du Ille siècle, on a la certitude que les comédies n'étaient pl':1s i
presque exclusivement le théâtre vivant. Tous les témoignages concor- 1

11
den_t sur ce point. Au chapitre 10 de son traité De Spectaculis, après alors représentées, au moins en Occident, et que le contemporarn
avoir évoqué les courses du cirque, Tertullien en vient aux scaenicae de Tertullien devait dire, comme le faisait déjà Pline le Jeune un
res dont il rappelle très brièvement l'histoire à Rome. Il a pu se sou- siècle plus tôt : Comoedias audio et specto mimos5 . Il en va de même
venir de la structure du théâtre de Pompée, au-dessus duquel avait pour le IVe siècle: les indications données par le maître de Jérôme,
été édifiée une chapelle consacrée à Venus victrix, lorsqu'il définit Donat sur le rôle de Mysis dans l'Andrienne ne permettent pas de ·
le théâtre comme «à proprement parler le sanctuaire de Vénus» 1 . concl~re à une pratique habituelle des représentations publiques
Mais une telle définition est aussi parfaitement symbolique et re- des comédies classiques au IVe siècle6. 11 est plus probable qu'en
présentativè de ce qu'est le théâtre pour un homme de la fin du un temps où la vie culturelle tendait à s'enfermer dans le cercle étroit
IJe siècle; Tertullien ne pense ni à la palliata, ni à la togata, ni à la des gentes, on donnait des représentations privées au sein des domus
praetexta, mais déjà et exclusivement au mime et à la pantomime, aristocratiques 7 •
comme le montre la suite du développement: « ... le patronage de Mais tout porte à croire que c'est à la lecture, solitaire ou col-
Liber et de Vénus s'étend aussi aux techniques de la scène. Ce qui lective - à l'école ou dans les salons -, directe ou par l'intermédiaire
en fait le caractère propre et particulier, l'excès de souplesse
qu'exigent la mimique et les contorsions du corps, on en fait hommage
à Vénus e~ à Liber, amollis qu'ils sont, l'un par son sexe, l'autre
1. Hier., Ru/ 2, 20, commenté par P. Larder, L'ApologiedeJérômecontreRufin. Un commentaire,
par son laisser-aller» (spect. 10, 8 ). La chose est plus nette chez Supplements to Vigiliae Christianae (éd. Brill), n° 15, 1993, p. 204, n. 363 a.
Minucius Félix, qui écrit quelques années plus tard dans son Octauius :
«Même dans les jeux de la scène le déchaînement (furor) n'est 2. Vict.-Vit., 1, 47.
3. Voir C. Moss, Jacob of Serttgh'sHomilies on the spectaclesof the Theatre, dans Le Muséon, 48
pas moindre 2 et la turpitude s'étale davantage (turpitudo prolixior):,
(1-3), 1935, p. 87-112.
tantôt un mime raconte ou représente des adultères, tantôt un
pantomime efféminé stimule l'amour en le simulant» (Oct. 3 7, 12 ). 4. Tert., spect. 17, 7. i
'1

L'immense vogue de ces deux genres mineurs - on ne parle plus 5. Plin. J., ep. 5, 3, 2. Tertullien relate une anecdote où est impliqué un tragoedtts(spect.
26, 3) ; mais l'histoire est-elle arrivée de son temps ?
guère de l'atellane 3 - ne connaîtra aucun relâchement à travers
tout l'Empire jusqu'à la fin de !'Antiquité: le succès d'un certain 6. Don., And. 4, 3, 1, 1: Mysidi ... hoc est personaefemineae, siue haec personatis uiris agit;:r,
ut apttd ueteres,siueper mttlierem,ut nunc uidemus.Ces mots ne se réfèrent sans. doute pas au role
Philistion est attesté à Rome par saint Jérôme, celui d'un Marullus, de Mysis en particulier, mais au fait 9ue les rôles, f~minins e?g~néral étaient de son temps
tenus par des femmes. La représentat10n de come~1es ~ans l Onen~ g~:c a s~n~ doute pe~-
sisté plus longtemps : ainsi de Ménandre dans l Antioche du IV s1ecle; s1_lon e_n ~ro1t
1 Libanios. Quant au fameux texte des Confessionsoù Augustin évoque ses emots de J~d1s au
1. Tert., spect. 10, 3 : propriesacrarium Veneris. théâtre (Conf 3, 2 Rapiebant me spectaculatheatrica... ), il y est question de luctttosaet tragtca, non
2. L'auteur vient de parler des courses de chars et des combats de gladiateurs. de comédies.
3. Voir ].-B. Eriau, Pourquoi les Pèresde l'Église ont conda11mé le Théâtre de leur temps, dans la 7. «Ala place d'un philosophe, comme le note Ammie~ Marcelli_n,c'est un chanteur qu'on fait
Revue des Facultéscatholiquesde l'ouest, 22° année, avril 1913, p. 474, n. 3. venir, au lieu d'un orateur, c'est un maître en arts scéniques» (Htst. 14, 6, 18).

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Jean-Michel Poinsotte
Fin de I' Antiq11ité, mort d11comiqueantique
1
de _com~en~aires , qu'~taient voués désorm~is les auteurs comiques
compté cent un jours par an de représentations théâtrales à Rome
anci~ns ainsi que les tres rares auteurs comiques contemporains, tel
au milieu du IVe siècle 1 -, la pression socio-culturelle exercée sur
c,elui du Quer~l~s : on a pu ai~si. établir'. à 1:arti: d'une analyse sen-ée de
le peuple chrétien était trop forte pour qu'il manifestât _à l'égard
l <X;~vrede Jer?me, que celw-ci connaissait Terence depuis l'enfance,
des spectacles, et du théâtre en particulier, l'héroïsme requis par. ses
qui~ en a repris la lecture de 387 à 395, et qu'il l'a peut-être même
-----e-n-se-i-g-~é--à-Berhléem,ee-qui-ne-Femp~c:he-pas-de reprocher aux prêtres pasteurs. «Une fois hors <de l'église>, dit Clémen~ d'Alexan~rie à
propos des fidèles, ils vont à l'aventure en, compag~11e d~:s a~hees, se
1?ondains de Rome de «fredonner les mots sensuels des vers buco-
liques», de «s'attacher à Virgile» et de «lire les comédies» - il est vrai laissant envahir par les sons et les accords cl une musique erotique, par
les airs de flûte et les claquements rythmés des danses, par l'ivresse et
que ~e n'éta~t peut-ê~re pas du Térence !2. Notons enfin un passage de
toute l'agitation de la populace» 2 • Il y avait même concurrence.
la Ctté de Dteu ~e saint Augustin qui est très instructif à cet égard:
Le jour d'une fête païenne, saint Augustin remarque dans u?- ~e s~s
«Encore ce qu il y a de plus supportable dans les jeux scéniques
sermons que l'assistance à l'église est faible 3 ; une autre fois, il dit
ce sont les tragédies et les comédies, c'est-à-dire la mise en form~
à ses ouailles: «Vous m'avez bien écouté aujourd'hui, je vous
des_ fables poétiq~es ; certes, 1~ sujet y comporte mainte turpitude,
demande de revenir nombreux demain. On donnera, paraît-il, la mer
mais les paroles n y ont du moins aucune obscénité contrairement à
au théâtre; n'importe, rendez-vous au tombeau du bienheureux
beaucoup d'autres ouvrages. Aussi font-elles partie cl~ ces études dites
Cyprien !» 4 , et le Registre de /!Église de Carthage de récl~mer que
"ho~nêtes: et "libérales", et des vieillards contraignent des enfants à
les lire et a les apprendre» (ciu. 2, 8). les représentations théâtrales n'aient pas lieu le dimanche 5 . Pire encore,
il arrivait qu'on se tînt mieux au théâtre qu'à l'église, selon Jean
Ce jugement aigre-doux de l'évêque d'Hippone sur l'ensei- Chrysostome, et que, selon Novatien, des chrétiens, com~le
gnement des, ~el~es-lettres révèle ce qui a été le souci poignant et du sacrilège, aient emporté en quittant l'église des hosties qu'ils
constant de l Eglise, même après que le christianisme fut devenu, le allaient consommer ... au théâtre, «au milieu des corps obscènes des
8 novembre_ 392 ave; _Théodose, la religion officielle de tout l'Empire: courtisanes» 6 •
c~m?1ent vivre ~hre~iennement da~s un monde imprégné - infecté, Le danger était donc très grand, et il était urgent ~e le dé~o?cer :
disait-on dan~ l Église - de paganisme ? Or, que ce soit à l'école, ce n'est sans doute pas un hasard si un des premiers traites de
ce c~nservatoire de la culture classique, ou dans la vie quotidienne Tertullien, composé sans doute la même année que l'Apologétique,
du citoyen adulte, on voit que le théâtre lu et vu a constitué un
est le De spectaculis, dont le polémiste ~f;icain ~u_i-même _d~~ne
obs~acl~ majeur à la christianisation des consciences et des mœurs. bientôt une version grecque; ce premier traite est suivi un demi-si~cle
Mais c e,st sur le théâtre-specta~le que les hommes <l'Église ont plus tard d'un second De specta.culis,celui du prêtre romain Novatien,
concentr: leurs_ attaques les plus vives - celui-là même qui, en raison avant que le thème ne devienne un lieu ~ommun che~ la plupart des
de son evoluti~n. vers le~ formes les plus grossières et les plus Pères de l'Église. Il était aussi nécessaire de constituer un ;o~pus
scan~aleuses, pretait plus aisement le flanc à la critique. «Ils donnent chrétien cl'arguments bien affûtés contre les spectacles en general,
?es, ;tr~nnes_, vo~s ~onnez des aumônes ; ils courent au théâtre, vous, contre le théâtre en particulier, c'est-à-dire ~ssentiellement cont~e. les
a l eglise; ils s enivrent, vous, vous jeûnez», dit encore Augustin genres comiques alors en vogue; pour ce faire,,_les ?oc~eurs chretiens
dans un . s~rm_on3 • En réalité, dans une société où la frontière n'avaient aucune peine à trouver des sources cl mspi~ati,~n,. en deh?rs
ent~e christian~s~e et paganisme passait à l'intérieur des classes même de l'Ancien et du Nouveau Testaments, qm n etaient guere
sociales, des milieux _professionnels, des familles, alors que l'espace prolixes sur le sujet : Platon et la philosophie grecque, la philosophie
et le_temp~ dans l~s cités du Bas~Em.pire ~emeurèrent dominés par les
~an~festat10n~ ~aiennes au motns Jusqu au Ve siècle - d'Arnobe à
Sidorne Apollinaire on évoque le fracas tonitruant de la cauea, et on a 1. Selon L. Friedlaender, Darstellungen aus der SittengeschichteRoms in der Zeit v~n August
bis zum A11sgangder Antonine, t. 2, Leipzig, 1910, p. 312. Sur la cauea : Am., 4, 36; S1d., ep. l,
10, 2.
1. On connaît ceux d'Evanthius et surtout de Donat sur Térence, mais on en fit aussi sur 2. Clem. Alex., paed. 3, 11, 80, 4.
Plaute : cf. H. Bardon, La littératurelatine inconnue,t. 2, Paris, 1956, p. 286. 3.Aug.,serm., 19, 6; cf. catech. md., 25, 48; ciu., 1, 35; en. in ps., 147, 7; eu, Io., 5, 17;
2. Hi~r., ep. 21, 13. Sur Jérô~e et Térence, voir H. Hagendahl, Latin Fathers and the serm., 252, 4. Voir aussi Salu., gub., 6, 4, 20 et 6, 37.
Classtcs, a Study on the Apologtsts, Jerome and other Christian Writers Giiteborg 1958 4. Aug., en. in ps., 80, 23.
p. 270-274. ' ' '
3. Aug., serm. 198, 1. 5, Voir M. Turcan, éd. de Tertullien, De spectaculis,dans Schr. (n° 332), p. 63.
6. Chrys., in ps., 8, 1 ; Nouat., spect., 5, 5.
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Jean-Michel Poinsotte
Fin de l'Antiqtûté, mort d11comiqueantique
romaine, la diatribe, voire des textes juifs 1 • Si le théâtre était un
spectacle moins couru que le cirque et l'amphithéâtre 2 , si c'était la doctrine chrétienne. Leur moindre défaut est leur vanité: (!,~id loq~ar
d~va?t les ~o~rses de chars_ ou les combats de gladiateurs que l'on comicasinutiles curas ? , se demande Novatien ; pantomi~um_asptcts, uanttas
/ai~ai_t provis10n de sensat10ns fortes, l'influence du théâtre, plus est, déclare Ambroise de façon péremptoire 1 . Mais si les spect~~l~s
insidieuse, exaltant la sensualité 3, était infiniment plus dangereuse divertissent, et ainsi détournent l'homme de la rec}1erche_d~ la v~rite,
----±P~o.ut.la....mo.tale..-e.t-pour-l~alut~àes--âmes--;~[n~scaenis~quoque
nescioan sit ils sont d'abord positivement nocifs 2 , s'oppos~nt a la fo1,.a la raison,
corruftela uitiosior, déclare Lactance au moment où il quitte l'évocation à la discipline3. Par leur origine - Augustin ne se fait pas faute
des Jeux4 sanglants de l'amphithéâtre pour en venir aux blandices du de le rappeler vigoureusement dans la Cité de Die~ 4 -, par !eur
théâtre • Le pouvoir de fascination que celui-ci exerce, ses effets cérémonial, par leurs sujets, par le lan~~ge qu'on y tient, les lieux
où ils se donnent, les techniques qu ils met.tent en, œuvre, l~s 'I
d'ordre psychologique et physiologique transparaissent dans ces vers
de P~~dence : «La.pupille, organe de la vue, a-t-elle été placée sous la spectacles pèchent par idolâtrie de mille manières.= c est ce 9~~
paupiere souple afin que nous contemplions les corps lascifs d'acteurs cherché à démontrer Tertullien dans le De spectacults5. Il y a defini
efféminés qui s'agitent au théâtre dans le tourbillon des pirouettes ? aussi les lieux de spectacle comme. l'~glise d~. di~ble, lequel_ est
Honteux divertissement, qui souille nos malheureux regards !»5. présent et se réjouit dès qu'il y a fict10n, falsificat10n, travestisse-
Quant à Jean Chrysostome, il dénonce plus particulièrement la mise ment : «Une femme qui était allée au théâtre en est reven~e a;ec u_n
en condition des spectateurs par la musique et les chants «qui démon. Et comme, au cours de l'exorcisme, on ~c~abl~it 1.esprit
ensorcellent l'âme et amollissent la vigueur», et, pour lui, entre immonde parce qu'il avait osé s'en prendre à une ~idel_e,~l_dit sa~s
les chœurs du théâtre et les chants des moines «il y a autant de s'émouvoir: "Mais j'étais parfaitement dans mon droit_: J~,l ai trouvee
différence qu'entre des chiens qui hurlent ou des' pourceaux qui gro- chez moi !"»6. Deux griefs s'appliquent plus particulieret?ent a~
I'
gnent, et des anges qui charment le Ciel de leurs suaves mélodies»6. théâtre: celui de l'impudicité, turpitudo, des m_imes et_1:ar_it?mimesq~i
Enfin, la qualité littéraire du spectacle, quand elle existe le rend r prennent pour thèmes adulteria, stupra, publtcatae ltbtdtnts peruersa ,:
plus pernicieux encore: «Tout ce qu'il y a là de fort, d:honnête, 1 corrupteurs autant des malheureux acteurs que des spectateu~s, ?u
d'éclatant, d'harmonieux, de fin, écrit Tertullien qui pense sans aucun :!
'1
les rôles féminins sont tenus par des femmes, souver_it,des pros~ituees
doute à la comédie classique ou à quelque mime de bonne tenue 1 _ dans les mimes -, ou par des hommes effémine~, parf~is des
considère-le comme les gouttes de miel qui coulent d'un gâtea~ eunuques - dans les pantomimes .. ~insi, c~mme ,le ,dit Cyprien du
empoisonné» 7. 1 professeur d'art dramatique, celrn-ci «enseigne, ,a 1encontre de ce
que Dieu a établi, à faire d'un homme une femme, a en c~anger ,le sexe
Mais les vices .intrinsèques que les spectacles comportent aux
et à faire la joie du démon qui est heureux de. sornl!er 1 ~~vre
y~~x, des ~acteurs chré~~ens, idolâtrie, caractère démoniaque, impu-
dicite, suffisent pour qu ils soient radicalement condamnés au nom de des mains divines, par ces gestes de mollesse vicieus~» . _M~is11~
a plus grave encore: en s'esclaffant de~ant un en~ruts htstrto q~i
se ridiculise lui-même et tourne en ridicule tel dieu dans Anubis
l._ Voir W. Weismann, Kirche und Schauspie!e, Die Schauspie!e im Urtei! der !ateinischen adultère, La Lune mâle, Diane fouettée, L'ouv~rture du ~estament 1e feu
Ktrchenviiter unter be~ondererBerücksichtigung von Augustin, Würzburg, 1972, p. 86-98 ;
C, Rambaux, Tertu!!ten/ace aux moralesdes trois premiers siècles, Paris, 1979, p. 183-187, À Jupiter ou Les trois Hercules faméliques9, en «faisant du ciel une scene»,
J?ro~?s de l'i?fluence des positions rabbiniques sur Tertullien, voir C. Aziza, Tertu!!ien et /e
Judatsme, Paris, 1977, p. 186-189.
1. Nouat., spect.7, 3; Ambr., psal. 118, 37. . .
2. ~insi, à _Carthag_emême, ciuitas 11biab11ndantspectacu!a(Aug., psa!. 103, 13), l'Expositio
et gent111m(§ 61) nous apprend qu'on ne se passionnait que pour les jeux de
t?ttus m:unrf!_ 2 . Lact ., t·nst. 6, 20 , 9 : non modoad beatamuitam nihi! conferunt,sed ettam nocentp!urtmum.• d
1amphitheatre.
3 Le De spectac11!is de Tertullien s'ouvre ainsi : Qui status fidei, quae ratio uerita!ts, q110.
3, Le cirque, c'est la frénés!e, l'arène l'atrocité, le gymnase la frivolité, le théâtre l'impudicité p~aescriptumdiscip!inaeinter ceterasaecu!ari11m errorumetiam spectacu!orumuo!ttptatesadtmat, Det
(Tert., apo!, 38, 4) ; cf. Hier., ep. 43, 3 : Habeat sibi Roma s11ostumu!tus arena saeuiat circus semi cognoscite...( 1, 1).
insaniat, theatra !11xurient, ' '
4. Aug., ci11.1, 32 et 2, 8.
4. Lact., inst. 6, 20, 7.
5, En un mot, ex ido!o!atriauni11ersam spectaculorumparaturam constare(Tert., spect.4, 3). .
5. Prud.,,h'.1m· 30?-311. ,V?ir_aussi le§ 8 de 1'Ad Donatum de Cyprien, et en particulier le 6 T rt spect 26 1-2 Peu avant se trouve cette formule frappante : adulterium est apud t!!um
pas~age ou Il est dit q11;eI h1s~no? mouetsensus,m11!cet adfectus, expugnat bonipectorisconscientiam (~ d=u~\ omn~qtt;dfin~itur (23, 5), qui fait écho à Cult. 2, 5, 4: q11odnascit11ropus Dei est. Ergo
forttorem, necdeestprobrt b!andtenttsauctoritas,fit auditu mo!!iorepernicieshominibusobrepat. q11odinfingit11rdiabo!i negoti11m est.
6. Chrys., hom. de Dau. et Saü!e 3, 1 ; hom. in Mt. 68, 4. 7. Tert., nat. 1, 16, 12.
7. Tert., spect.27, 5. 8. Cypr., ep. 2, 2, 1.
9. Tert., apo!. 15, 1.
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1
jean-Michel Poinsotte Fin de /'Antiquité, mort du comiq11e
antiq11e

comme dit Firmicus Maternus 1 , on viole en sa compagnie la majesté dans les persécutions et le culte des martyrs, dans ~'attente ~e
divine, même si ce sont de vaines idoles qui sont ainsi malmenées. Il y a l'Antéchrist et de la Parousie, déchirée par les hé~ésies, plo,ngee
dans l'essence même de la fiction théâtrale une impiété fondamentale : dans un monde massivement indifférent ou hostile malg;e . les
jouer l'homme et les dieux, c'est se jouer de l'humain et du divin progrès continus de la christ~a?isation. D: plus, deux ~acteurs, etaie~t
- fût-ce un divin frelaté -, et au bout du compte bafouer le Créateur venus durcir la théorie chre~ienne du rire et, ce qui en .~ecoulait
---et--sa-créa- en partie, l'opposition de l'Eglise aux sp:ctacles, outre l_i,m_men~e
Afin de parler avec plus d'autorité, cette polémique chrétienne engouement qu'ils n'avaient cessé de ~~sciter dans 1~ societe ant~-
ne pouvait pas ne pas s'appuyer explicitement sur les :Écritures, que, chez les païens et chez les chreuen~: tout _d ~bo.rd, le fait
d'autant plus que certains fi?èles, nous apprend Tertullien, allaient que ce soit à Tertullien, un homme de temperament mtegriste co.mme
jusqu'à invoquer ces mêmes Ecritures pour n'être pas privés des spec- l'a d'ailleurs montré son évolution doctrinale ver~ le mont~nisme,
tacles, puisque, prétendaient-ils, elles ne les proscrivaient pas formel- et qui parlait à ses frères chrétiens comme à des saints en. puissan~e;
lement2. Hommes <l'Église et rabbins réunis pour la bonne cause que l'on doit, avec le De spectaculis, l'ouvrage <_1,uia ~ait autorite
- car ces derniers devaient faire face au même problème - fondaient la en la matière; ensuite, l'émergence au IVe siecle d un courant
! ascétique représenté par ceux qu'on appelait. dans le . «mond~»
condamnation de tout spectacle sur le début du premier psaume de :1
David, cité partiellement et longuement commenté dans le chapitre 3
'1 continentes ac tristes, et pour lesquels la pull a tuntca, la tuniq.ue noir~
'iJ de la veuve convertie brillait d'un plus vif éclat que la candtda uestts
du De spectaculis de Tertullien: «Heureux l'homme / Qui n'est pas allé
au conseil des méchants, / Qui ne s'est pas arrêté sur la voie des de la matrone païe~nel. La vierge chrétienne, qui de!ait prendre
pécheurs / Et qui n'a pas siégé à la séance des railleurs, / Mais qui modèle sur la Vierge Marie, demeurer reclu~e, ne la~sser comme
trouve son plaisir dans la Loi de Iahvé/ Et jour et nuit médite sa Loi !» elle aucun endroit de son corps sans le couvrir, form~it, un c~uple
(ps. 1, 1-2). Une exégèse poussée n'était pas nécessaire pour appliquer parfaitement antithétique avec la malheureuse prostituee qui, du
la prima uox Dauidis au théâtre, et au ,théâtre comique. Mais plus temps de Lactance encore, faisait du strip-tease sur la scène pendant
fondamentalement on trouvait dans !'Ecriture de quoi justifier la les fêtes de Flore 2.
condamnation du rire lui-même, depuis Le. 6, 25: «Malheur à vous qui D'où la proclamation, constamment renouvelée -,c~qui pr~uve
riez maintenant,, car vous gémirez et pleurerez», jusqu'à l'épître que ce n'était pas une évidence pour le peuple chre~i~n --:, dune
paulinienne aux Ephésiens (5, 4) : «De même pour les grossièretés, les incompatibilité absolue entre christian~~me et .parti:ipat10n .aux
inepties, les facéties : tout cela ne convient guère ; faites entendre spectacles. y renoncer constitue la premiere manife~tat10n publiq.ue
plutôt des actions de grâces». Et, comme si ce substrat scripturaire ne par laquelle on se déclare chrétien,:. Po~r Salvien; le premier
suffisait pas, une légende était apparue, mentionnée pour la première engagement du chrétien dans le bapteme, c est de «declarer haute-
fois par saint Jean Chrysostome, légende très significative de la men- ment qu'on renonce au démon, à ses p~mpes? à. ses sp:ctacl~s et
talité des milieux ecclésiastiques des premiers siècles et qui, si elle à ses œuvres»4. Consulté sur le cas d un histrion qm apres ~a
devait fleurir plus tard, méritait d'être apparue en ce temps-là : Jésus conversion continue à travailler comme professeur d'art dra~ati:
lui-même n'aurait jamais ri, ce qui prouve, comme l'a dit Baudelaire, que, Cyprien écrit: «Il ne convient ni a;1 resr:ct de la ~~Je~te
que «le rire est un des nombreux pépins contenus dans la pomme divine, ni à l'observation des enseignements evangehques, que 1 Eglise
symbolique»3. soit offensée dans sa pudeur et dans son honneur i:iar un conta:t
Ainsi se trouvaient justifiées la gravité, voire l'austérité si impur et si infâme»5. Cette préoccupation se tradmt dans les l01s
inhérentes à une religion qui vivait dans le souvenir du Calvaire,
1. Hier., ep. 79, 7, Dans sa lettre à Marcella (Ep. 38, 5?, Jérôme écrit : «Par:e que no~s
(= les moines) ne nous enivrons pas et que nos lèvres ne ~ ouvrent pas pour des rires excessifs
1. Firm., err. 12, 7 ; cf. ibid. 12, 9 et Clem. Al., protr. 4, 58. Même idée dans les vers 94-95 (cachinno,voir infra), on nous qualifie de continentset de tristes», .
du Carmen ultimum (Ps. Nol., poème que j'ai jadis attribué au consul de 382 Claudius · t 1 20 1O Sur l'idéal de la vierge chrétienne, voir, outre la Lettre aux vierges
Antonius, voir REL, t. 60, 1983, p. 298-312) : 0 mens caecauirum ! De sacris sempereorum/ 2 . Lact., ms. ' ' . . 22 13 17 25 . 53 13 . 130 11
Scaenamo11et risus... d'Athanase: Cypr., hab. uirg. 18-19, et surtout Hier., ep. , et , , , , ,
et 19. ·
2. Tert., spect.3, 1 et 20, 1 ; Nouat., spect.2, 1.
3. Tert., spect.24, 3.
3. Cité par B. Sarrazin, Jés11sn'a jamais ri. Histoire d 111n/ie11comm11n,
dans RSR 82, 2 (1994),
p. 218. La légende est mentionnée dans la lettre au Sénat du pseudo-Lenrulus et par saint 4. Salu., g11b.6, 31.
Jean Chrysostome (Hom. in Mt. 6, 6). 5, Cypr., ep. 2, 1, 2.

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Fin de /'Antiquité, mortdu comiqueantique
jean-Michel Poinsotte

et dans les décisions conciliaires 1. Mais , cette guerre inlassable ' menée lorsque le même Tertullien écrit que Dieu d'un même œil «regarde les
avec d e grands moyens, était pour l'Eglise une guerre perdue. Ni meurtres, ( ... ) les mensonges, les adultères, les vols, les actes idolâtres
les païens, ni les chrétiens, de plus en plus nombreux, ne toléreront et même les spectacles !» 1 , il assimile ceux-ci aux manquements les
qu'on .les prive de leurs plaisirs : à la fin du JVe siècle, le préfet plus graves à la Loi divine.
de Rome Symmaque supplie Théodose et Arcadius d'accorder au On entendait plus, dans le peuple chrétien, ce langage desti°:é
2
peuple des scaenrcae uoluptates dans le cirque de Pompée, et en 413 aux «saints» radical et inefficace par sa radicalité même , qui rappelait
le fonctionnaire de Carthage préposé aux représentations théâtrnles le ton de c'ertains réquisitoires prophétiques, qu'un discours plus
le tribunus uoluptatum, se soucie de l'approvisionnement de la vill~ mesuré, qui ne condamnait pas en bloc toute forme de com_iq~e et
en mimae 2 ; un poème de Sidoine Apollinaire, dans la seconde moitié toute forme de rire. Quand Jean Chrysostome rappelle que ni Jesus-
du V~ siècle, atteste que la pantomime est alors florissante3 ; en plein Christ ni saint Paul ni d'autres saints n'ont ri, «ce n'est pas, précise-t-il,
VJe s1~cle encore, Cassiodore demandera au patrice Symmaque, au nom pour condamner le rire, mais pour mettre un frein à ses débor-
du rot ostrogoth Théodoric, de reconstruire le théâtre de Pompée dements»3. Il y avait en effet d'un côté le rire excessif, incessant ou
à Rome 4 • sonore et qui secouait le corps, ce cachinnus qui éclatait dans les
Plusieurs raisons, qui tiennent moins à la vigu~ur de l'adversaire théâtres et que Jérôme prêtait aussi aux barbares grossiers, aux écoliers
qu'à. l'attitude même et au discours officiel de l'Église, peuvent chahuteurs, aux juifs railleurs et aux ivrognes~. D'un ~utre côté, un
expliquer cet échec des efforts déployés par les autorités et les rire modéré bienséant, sourire plutôt que rire, celui du sage de
écrivains ecclésiastiques. Il y eut d'abord l'incapacité de la littéra- l'Ecclésiastiq;e (21, 23) : «Le fou éclate en riant, mais l'homme sensé
ture chrétienne à constituer un théâtre de substitution, comme si le rit à peine, à petit bruit» - ~t, ajouter~ Boss~et, «~'une b~uc?~
théâtre était marqué pour toujours par l'idolâtrie: Apollinaire de timide»5. C'est ce rire qu'aurait pu susciter, si la piece avait ete
Laodicée - le fils - écrivit bien, selon Sozomène des comédies tirées de d'inspiration chrétienne, la lecture du Que:otus, ;1n~ ~oméd!e sérieu~e,
l ',Ecriture, «à la manière des pièces de Ménandre»;' mais c'était pour sans grivoiseries et, mieux encore, sans roles femrnrns. C est ce rire
tourner la loi de Julien de 362 et les étudier en classe, et il n'y eut modéré, de bonne compagnie, que pouvait satisfaire celui qui figurait,
là, apparemment, qu'une tentative sans lendemain 5 . Plus encore, dans le fameux quadrige d' Arusianus Messius, comme le second après
l'outrance de certaines injonctions adressées aux fidèles la mani- Virgile des deux représentants de la poésie classique dans l' Antiquité
festation d'exigen_,cestotalement irréalistes, ont certainemen~ contribué tardive à savoir Térence. Ce qui lui avait valu d'être, malgré quelques
à cet échec de l'Eglise: le «fidèle moyen» pouvait-il, dans le monde réticen~es, persona grata auprès des élites ecclésiastiqu~s, c'est q~'il était
où il vivait et où l'on avait tant besoin de se divertir, suivre Tertullien d'une certaine manière «réq.1.pérable» pour l'éducat10n de la Jeunesse
quand le fougueux polémiste lui proposait ce genre de diver- chrétienne6; c'est aussi, sans aucun doute, parce qu'il était l'homme
tissement : «Fouler aux pieds les idoles, chasser les démons, opérer des
gu~r~sons, . demander des révélations, vivre pour Dieu, voilà les
1. Tert., spect.20, 3.
plats1rs, voilà les spectacles des chrétiens, saints, éternels, gratuits»6 ?
2. Il est intéressant de confronter, à cet égard, ce que disent au s~jet de la pla!sante~ie Cicéfon
Il en allait de même avec l'intransigeance de mainte déclaration : (Off 1, 103-104) et Ambroise (Off. 1, 102-104). Pour le premier, le _genustocandt):eut et~.e
cultivé comme un délassement, quand on a accompli les taches essentielles, à co~d1t10n qu 11
soit non profusum nec immodestum, sed ingenuum et facetum. Pour le second, «bien que les
1. P_arexe~ple, C. T~. ;o, 10,. 13. (24 a".ril 380) : l~s actrices converties peuvent quitter leur plaisanteries soient parfois belles moralement et agréables, cependant elles répugnent (abhorrent
_ noter la force du verbe) à la discipline ecclésiastique, car, ce que nous n'avons pas trouvé
métier, qm est héréditaire, mais si la mime convertie retombe dans sa vie dissolue elle sera
r~mise pour 1~ v_iedans son ~~tier (C. Th. 15, 7, 8 du 8 ~ai_ 381) ; C. Th. 15, 7, i2 (394) :. dans les Écritures, comment pouvons-nous en faire usage ?» (trad. M. Testard, CUF). Le
l empereur fait eca~ter du ".01sm~ge de ses sta~ues toutes les images qui rappellent le théâtre. philosophe chrétien poursuit, après avoir cité L~. 6, ~5 : «~e ne so,nt pas s~ulem~nt les
Auriges et 1>antom1mesqm, apres leur conversion, reprennent leur ancien métier doivent être plaisanteries sans bornes, mais encore toutes les plaisanteries qu il faut, a mon avis, éviter ... ».
exclus de l'Eglise (Concile d'Elvire, canon 62, vers 300) ; quiconque va au spectacle un jour de Voir aussi Hier., Ep/Jes.3, 4.
fête religieuse doit être excommunié (4e Concile de Carthage, canon 88, en 394).
3, Chrys., hom.in Mt. 6, 6.
2. Symm., ep. 10, 28; C. Th. 15, 7, 13. 4. Voir le commentaire de P. Larder (cf. supra, p. 317 n. 1) à Hier., Ruf 1, 17, p. 93, n. 163.
3 Sid., carm. 23, 263-306. 5, Bossuet, Maximes et réflexionssur la comédie,éd. Ch. Urbain et E. Lévesque (L'Église et le
4. Cass., uar. 4, 51. Théâtre),Paris, 1930, p. 262.
5. Sozom., hist. eccl. 5, 18. Voir H. Zehnaker et ].-CI. Fredouille, Littérature latine, Paris, 6 Voir outre H. Hagendahl Latin Fathers... (cf. supra, p. 3t8 n. 2) et Augustine and the Latin
1993, p. 409, n. 1. Classics',t. 1, Goteborg, 1967, p. 254-264, P. Courcelle, Ambroisede Milan face aux Comiques
6. Tert., spect.29, 3. latins, dans la REL, t. 50, 1972, p. 223-231.

325
324
Jean-Michel Poinsotte

du ne quid nimis, celui dont César déplorait que la uis comica manquât
de vigueurl.
Comique cénaculaire, pour happyfew, d'un côté ; gros comique, !l
1
pour les masses, de l'autre: en cette Antiquité tardive et chrétienne
- le substantif camp.te_icLhietLplus-que-lêS-é.pithètes - , rien n'avait
changé avec l'arrivée d'une idéologie nouvelle, révolutionnaire, sub-
versive et bientôt puissante, qui s'était montrée incapable d'éliminer,
de canaliser, de convertir ce qui restait du comique antique. Fin de
!'Antiquité, mort du comique antique: sans doute faut-il donner à ce Table des matières
titre la forme d'une question, et d'une question qu'introduirait en latin
la particule num.

Jean-Michel POINSOTTE Avant-propos


r. . 7
Monique TRÉDÉ (Rouen, ENS, Paris)....................................................................
(Universitéde Rouen)
11 \
I _ Ridicule, rire et satire chez les poètes comiques
Dominique ARNOULD (Paris-IV Sorbonne) .
Le ridicule dans la littérature grecque archaïque et classique ..............
. 13

Alain CHRISTOL (Rouen)


.. 21
Lecture comique de mythes oubliés ....................................................................

Charles de LAMBERTERIE (Paris-IV Sorbonne,EPHE)


. 33
Aristophane, lecteur d'Homère ..............................................................................

Ewen L. BOWIE (Oxford)


. 53
Le portrait de Socrate dans les Nuées d' Aristophane ...................................
Suzanne SAÏD (Columbia University, Paris-X Nanterre)
. 67
Sexe, amour et rire dans la comédie grecque ....................................................

Alain BLANCHARD (Paris-IV Sorbonne)


Colère et comédie : les conditions du rire dans le théâtre
. 91
de Ménandre .......................................................................................................................

Louis CALLEBAT(Caen)
.. 101
Le grotesque dans la littérature latine ...............................................................

Jean-Christian DUMONT (Lille Ill) l l3


Plaute lecteur d'Euripide ......................................................
·.....................................
.

Emilio RODRIGUEZ ALMEIDA (Rome)


1. Tu q11oque,tu in summis, o dimidiate Menander, I Poneris, et merito, puri sermonis amator I . 123
Martial-Juvénal : entre castigatioper risum et censuramorum....................
Lenibus atque utinam scriptis adiuncta foret ttis I Comica ut aequato uirttts polleret honore / Gum
Graecis, neue hac despectt,sparte iaceres ! I Vnum hoc maceror ac doleo tibi deesse, Terenti (ap. Suet., Alain BILLAULT (Lyon Ill) .
poet., éd. A. Rostagni, Turin, 1964, p. 43-44).
Le comique d'Achille Tatius et les réalités de l'époque impériale ..... 143
326
-327-
Tabledes matières

II - Rires et sourires de poètes et lettrés


A - Les poètes
J a-cquerj<:Jtl:kNNA-(Part.r=-rv-Sorbonne)~~ -----
Le s<;mrire des Tragiques grecs.................................................................................
161
1
André ~URST (Genève)
Lycophron : la condensation du sens, le comique et !'Alexandra.......... 177

Bernadette LECLERCQ-NEVEU (ENS, Paris)


Jeux d'esprit et mystifications chez Callimaque............................................189

Sylvie AGACHE (Rouen)


Construction dramatique et humour dans le Traité d'agriculture Mise en page par l' Antenne graphique du CNRS
de Varron.............................................................................................................................
201
à l'École normale supérieure
Jean-Christophe JOLIVET (Lille Ill)
Pleurs héroïques, sourires mytqographiques : pathos et érudition ■
ludique dans les Episfulae Heroi'rfum .....................................................................
. 231
ij
-, Achevé d'imprimer
\

B - Les philosophes et les orateurs 11 en avril 1998


H
Jean-Claude CARRIÈRE (Franche-Comté) 'i
1,
Socratisme, platonisme et comédie dans le Banquet de Xénophon ........ 243 ,j 1 M P R I M E R I E
1
FRANCEP@
CAHORS

Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ (Rouen)


Le rire chez Platon : un détour sur la voie de la vérité .............................
. 273

Françoise FRAZIER (Grenoble)


Théorie et pratique de la nat6t& sympdsiaque dans les Propos
de table de Plutarque......................................................................................................
281

Clara AUVRAY-ASSAYAS (Rouen, Institut Universitaire de France)


Le rire des Académiciens : la citation comique dans le De natura
deorum de Cicéron.............................................................................................................
293
Françoise DESBORDES t
(Toulouse-le-Mirail)
La rhétorique et le rire selon Quintilien.............................................................
307

Jean-Michel POINSOTTE (Rouen) 1


1

Fin de !'Antiquité, mort du comique antique.................................................


315

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