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Capes externe Lettres

Composition française
Devoirs autocorrectifs
Christine Pigné, Antony Soron
1-1028-TC-WB-01-16

DEVOIR AUTOCORRECTIF N°1

« Ce qui me séduit, c’est l’appréhension d’une histoire immédiatement achevée peu de temps
après qu’on l’a commencée. Tout ce qui est arrivé est relaté en quelques pages qui ne laissent
attendre nulle péripétie supplémentaire. Le récit bref forme à lui-même un univers clos,
autonome, un microcosme événementiel ».

Daniel Grojnowski, Lire la nouvelle, Paris, Nathan, 2000, p.57.

Vous analyserez et discuterez ces propos en vous appuyant sur des exemples précis empruntés
à vos lectures.

Eléments de réflexion sur le sujet proposé.

1. Redisons-le une fois de plus, un sujet de composition française se présente « toujours »


comme un énoncé « tronqué ». Et c’est sans doute cette « coupure » qui contribue à alimenter
la discussion.

2. S’il n’est pas nécessaire de restituer un « cours » de littérature dans une composition
française, le correcteur est tout de même attentif :

- au dévoilement d’une certaine culture littéraire (ne pas négliger de ce point de vue
notamment les œuvres étudiées au lycée).

- au caractère « référencé » du développement (recours nécessaire à un minimum de


textes « critique »).

3. Retenez dans le cas présent (à titre d’explicitation de l’attente du correcteur) que le sujet
aurait pu être introduit comme suit :

« Sans forcément vous limiter au « genre » de la nouvelle, vous analyserez... ».

MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE


MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE
*** Le corrigé qui suit possède un objectif méthodologique. Il est donc entièrement rédigé tout en
insérant (en italique) des éléments relevant du conseil quant à la conception ou à la rédaction. Il a par
ailleurs été écrit, pour démontrer la faisabilité de l’exercice imposé, dans un « temps » raisonnable,
soit à peine supérieur à celui du concours.

Le lectorat peut avoir des goûts littéraires d’une grande variété. Ainsi à l’heure actuelle, la mode des
grandes sagas en plusieurs tomes où le fantastique vient se mêler à l’historique tend à concurrencer le
succès continu des romans courts tels que ceux de David Foekinos pour ne donner qu’un seul exemple
d’un « faiseur » de « best-sellers ». Même s’il ne s’agit là que d’une concurrence au sein du « champ
large » pour reprendre la terminologie du sociologue Pierre Bourdieu et non du « champ restreint »
davantage adepte de livres à la « littérarité » plus affirmée, cette opposition permet de mesurer l’attrait
intemporel des lecteurs pour les formes narratives brèves dont la « nouvelle » constitue
incontestablement dans l’histoire littéraire le porte-drapeau.

Il est toujours difficile de démarrer une dissertation ; pour votre « serviteur » comme pour tout
« capétien » qui doit ouvrir le feu ! Il n’est pas sûr que commencer par une citation – comme c’est
pourtant souvent le cas à la lumière de la grande quantité de copies corrigées – constitue la meilleure
des solutions -. En effet, cela aura tendance à redoubler les énoncés « supports ». En clair, c’est la
citation « donnée » qui justifie d’être exclusive. En revanche, même s’il s’agit ici simplement d’un
conseil et non d’une obligation, il peut être intéressant d’ancrer « le débat » à venir sur l’actualité du
« livre » ou de la lecture : votre correcteur ayant là, d’emblée, l’occasion de voir que vous avez une
conception « ouverte » et « vivante » de la littérature. N’oublions pas, en outre, que cette année, c’est
une écrivaine bien vivante, Annie Ernaux, qui était l’auteure de la citation « sujet » (écrivaine entre
parenthèses spécialiste du « récit bref ») !

A ce titre, et même si le prestige de la nouvelle a quelque peu décliné au profit du roman court, il
apparaît fructueux de s’interroger sur ses caractéristiques propres afin d’en dégager une définition
« genrée » satisfaisante. Or, c’est bien cette finalité que se donne Daniel Grojnowski dans son
ouvrage, Lire la nouvelle, publié aux éditions Nathan en 2000. Spécialiste universitaire reconnu du
« genre », l’auteur de la citation soumet au lecteur une appréciation de lecture globale du « récit bref ».
S’il va de soi que son propos implique de façon prioritaire la nouvelle, il n’en demeure pas moins que
l’emploi dans l’énoncé qui suit du syntagme nominal, « récit bref », tend à quelque peu ouvrir le
champ de l’analyse qui s’impose à nous :

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« Ce qui me séduit, c’est l’appréhension d’une histoire immédiatement achevée peu de temps après
qu’on l’a commencée. Tout ce qui est arrivé est relaté en quelques pages qui ne laissent attendre nulle
péripétie supplémentaire. Le récit bref forme à lui-même un univers clos, autonome, un microcosme
événementiel ».

En construisant la caractérisation du « genre » à partir de sa réception « subjective », Daniel


Grojnowski a le mérite de la clarté et de la concision tout en ne succombant pas a priori à un excès de
théorisation. Néanmoins, et le caractère « tronqué » de son propos ne faisant qu’amplifier le
phénomène, ce point de vue de lecteur qui va dans le sens de la doxa (en ce qui concerne
l’appréhension que le lecteur moyen peut avoir du « récit bref ») n’a-t-il pas tendance, même
incidemment, à en réduire l’ambition esthétique ? Sur cette base de questionnement, nous déclinerons
notre argumentaire selon trois axes.

Nous invitons à méditer sur deux termes employés dans le paragraphe qui précède : énoncé
« tronqué » et « doxa ». Ce sont en effet deux éléments fondamentaux dans une dissertation littéraire
car ils peuvent conditionner le raisonnement.

- Il s’agit en premier lieu toujours d’un énoncé « tronqué », soit coupé de tout un contexte et d’une
suite. La conséquence, forcément, reste que le point de vue exprimé apparaît nettement plus marqué,
ou si l’on préfère, moins nuancé que dans la réalité de son énonciation.

- Deuxième élément, le terme « doxa ». Ne nous y trompons pas, le choix d’un sujet correspond
nécessairement au choix d’une expression « esthétique », « littéraire » singulière... Autrement dit,
d’une façon ou d’une autre, au choix d’un énoncé qui combat les idées reçues sur tel ou tel point. Une
citation, en clair, demeure, peu ou prou « para-doxale » ! D’où l’importance de la remettre dans son
contexte en terme d’Histoire et d’Histoire littéraire.

En premier lieu, il s’agira d’examiner en quoi la citation permet de mettre en perspective la


caractéristique saillante de la nouvelle en tant que catégorie symbolique parmi les écrits narratifs
courts. Dans un deuxième temps, il faudra se demander dans quelle mesure le « récit bref »
s’accommode, autant que l’auteur de la citation peut le laisser penser, de l’idée de « fermeture ». Dans
le cadre du dernier mouvement de l’analyse, il pourra s’avérer pertinent d’interroger le paradoxe
définitionnel du « genre ».

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Nulle prétention « modélisante » dans cette introduction. Juste le respect des contraintes de l’exercice.
Remarquez que la problématique précède la citation tandis que l’annonce du plan (en trois parties)
clôt l’introduction. Remarquez aussi que l’introduction ne cherche pas d’emblée à répondre aux
questions. La dissertation doit être comprise comme une forme de démonstration. A ce stade du
« devoir », on est encore loin de la synthèse. Il faut simplement « ouvrir les portes du sujet ».

Dès le 17ème siècle, la nouvelle a ses adeptes et déjà, oserions-nous dire, ses maîtres. N’est-ce pas le
cas de Madame de La Fayette, qui, avec La Princesse de Montpensier – que l’adaptation
cinématographique récente de Bertrand tavernier a par ailleurs remis au goût du jour – donne au
« genre » ses premières véritables lettres de noblesse.

Sans faire étalage de sa culture, ne pas hésiter à aller dans une dissertation littéraire du côté de
l’histoire des arts : les rapports de jury sont très explicites à ce sujet.

Comme le fait remarquer l’auteur de la citation, il apparaît évident que la qualité d’un « récit bref » à
l’image de celui de cette grande plume du siècle classique consiste en peu de pages à captiver le
lecteur en polarisant son attention sur une aventure, un destin, tout en élaguant la multitude de détails
qui pourraient encombrer le cheminement narratif orienté, dans une certaine mesure au moins, d’un
point A vers un point B. En clair, le « récit bref » (nous préfèrerons, comme nous y invite le libellé du
sujet, cette désignation à celle de nouvelle pour ne pas limiter la perspective du propos) tend à
privilégier au moins en première analyse, la densité, l’unité et la concision sur l’amplification, la
digression et le détail. A ce titre, il est commode d’opposer sa faible étendue « paginale » à celle du
roman dont les légitimateurs tels Balzac ou Zola au dix-neuvième siècle avaient coutume d’accorder
au bas mot une « quatre centaines » de pages. Comme l’exemple de La Princesse de Montpensier tend
à l’attester, le récit bref fait le choix de l’efficacité en accordant une importance primordiale à son
entrée en matière, censée donner le « la » d’une aventure dont le rythme s’emballe quasiment
d’emblée. Ne suffit-il pas de relire « Le masque de la Mort Rouge » d’Edgar Allan Poe pour s’en
convaincre : « La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplée la contrée. Jamais peste ne fut si
fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, la rougeur et la hideur du sang ». Evidemment, l’on
n’aurait sans doute tort, comme nous le montrerons ultérieurement, de forcer l’homogénéisation du
« genre », néanmoins, de toute évidence, que l’on pense aux nouvelles de Maupassant, de Gautier ou
de Poe ou plus récemment de Dino Buzzati dans son recueil, « Le K », il apparaît que le récit court est

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comme conditionné par un instinct de dramatisation immédiate. Unité de ton, unité d’action, unité
d’intérêt, sans le dire, le « genre » reprend ainsi les axes directeurs du théâtre classique. Et c’est là,
d’ailleurs, où le propos de Daniel Grojnowski se révèle infiniment juste dans la mesure où, avec les
groupes syntaxiques mis en apposition, « univers clos », « autonome », « microcosme évènementiel »,
il exprime la volonté de cohésion et de cohérence d’un récit bref en bonne et due forme.

Remarquez l’importance d’un retour régulier aux termes mêmes de la citation.

Charles Baudelaire, par ailleurs traducteur remarqué des nouvelles fantastiques de Poe, dans un article,
« Note nouvelle sur Edgar Poe » daté de 1857, l’année même du procès des Fleurs du Mal, anticipe
dans une certaine mesure le propos de l’universitaire en retenant notamment les points suivants en ce
qui concerne l’écriture brève : « Dans la composition toute entière, il ne doit pas se glisser un seul mot
qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité ».
Ainsi, il semble que l’on puisse dégager une conception du « récit bref » qui engage « l’artiste », pour
reprendre le terme qu’emploie Baudelaire dans son article, à construire une mécanique dramatique en
éveillant le plus tôt possible la curiosité du lecteur.

Le point de vue de Daniel Grojnowski, qui fait appel à l’impression de lecture comme nous l’avons
indiqué en amont de l’analyse, suggère, par ailleurs que le « récit bref » correspond à une vraie attente
du lectorat. Comme si, ce dernier éprouvait un plaisir singulier à se laisser saisir ou emporter dans un
temps relativement limité (souvent inférieur à une heure) par un récit qui a la vertu de le « porter »
quasi immédiatement (oserions-nous dire « in medias res ») vers l’essentiel, sans le contraindre à une
progressive mise en situation ou si l’on préfère à une phase d’exposition de l’histoire qui « n’en
finirait plus ». « Tout ce qui est arrivé est relaté en quelques pages qui ne laissent attendre nulle
péripétie supplémentaire », insiste l’auteur dans le cœur de son énoncé. Aussi suffit-il de relire une
série d’incipits tels celui de Matéo Falcone de Mérimée ou encore ceux des Pirandello, Tchekhov,
Flaubert à titre exemplaire, pour mesurer combien le travail de l’auteur de « récits brefs » reste bien
celui d’un ciseleur qui privilégie, comme un premier commandement de son style, l’art de l’ellipse.

Pour autant, il importe de bien mesurer que le phénomène du « récit bref » ne peut être circonscrit à la
seule « nouvelle » dont Daniel Grojnowski donne en somme une caractérisation quasi canonique
répondant presque exclusivement à « la logique des actions » chère à la critique linguistique
structurale. De fait, le « récit bref » apparaît ici défini à partir de son « plus petit dénominateur
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commun » à savoir, comme nous y avons insisté, son système actantiel et/ou narratif. En ce sens, l’on
serait tenté tout naturellement d’agréger à la nouvelle, à l’intérieur du plus vaste ensemble du « récit
bref », d’autres « genres » ou « sous-genres », selon la perspective que l’on cherche à adopter, tels les
contes par exemple, comme ceux de Madame d’Aulnoye (Contes de fées) ou encore ceux bien connus
de Charles Perrault, Les Contes de ma mère l’oye, dans les deux cas à l’extrême fin du dix-septième
siècle. D’ailleurs, les appellations « conte » et « nouvelle » n’ont-elles pas eu souvent tendance dans
l’histoire littéraire à apparaître quasi interchangeables que nous pensions aux Contes du lundi de
Daudet ou encore aux Contes de la Bécasse de Maupassant qui ne renvoient pourtant pas à un univers
« imaginaire » comme il sied aux contes traditionnels tels ceux d’Andersen ou des Frères Grimm ?

Il serait possible de détailler davantage certains exemples surtout dans le cas où l’on en manquerait.

En outre, nous rappelons l’importance des exemples « classiques ». De fait, les programmes du
collège et du lycée doivent être bien connus des candidats.

Et par là-même, nous découvrons combien le « récit bref » est ancré dans l’histoire littéraire
notamment française depuis le fabliau qui remonte au treizième siècle, en passant par la fable
(notablement celle de La Fontaine) et ce jusqu’aux romans courts contemporains et actuels, que nous
pensions par exemple au récit de Pascal Quignard, Tous les matins du monde qui conte le destin
contrarié d’un des premiers maîtres de la viole de gambe, Monsieur de Sainte-Colombe ou encore à
Anna Soror de Marguerite Yourcenar dont le nombre de pages n’excède pas quatre-vingts. Ces
exemples permettent en outre de repérer une dernière constante de l’écriture brève, à savoir la
prééminence d’une narration monodique, soit la prise en charge de l’histoire par un narrateur unique.
Dans les romans courts actuels, on ira même jusqu’à remarquer une forme de « sur-présence » du
« je » qui se raconte, comme c’est le cas dans Un secret de Philippe Grimbert.

Le propos de Daniel Grojnowski a par conséquent le mérite d’unifier une catégorie de récits autour
d’un système narratif considéré comme leur axe de convergence. Cela dit, à bien y réfléchir, nous
avons pu mesurer que cette caractérisation par la « logique » et l’efficacité de l’action ainsi que par la
brièveté et l’autonomie du récit pouvait recouper bien d’autres écrits courts que la seule « nouvelle » :
conte, fabliau, fable mais aussi, conte philosophique. Et il semble, comme nous tendrons à le montrer
dans la suite de l’analyse, que cette liste ne soit pas exhaustive.

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Il importe de montrer au moyen d’une synthèse partielle que la pensée qui se déploie est à la fois
constructive et dynamique. L’exercice de la dissertation correspond en effet au développement d’un
raisonnement progressif, qui fonctionne « étape » par « étape ».

Toutefois, la citation ne va pas sans poser quelques problèmes. Elle ne saurait, en conséquence,
justifier une accréditation sans la moindre réserve. La première se focalisera autour de la subjectivité
même du propos (même si on pourrait aussi être en droit de considérer que son auteur se sert d’une
« formule » piquante « Ce qui séduit, c’est... »). Cette concession mise à part, ne pourrait-on pas
contester cette forme de validation universelle d’un système narratif incontestablement au point,
« efficace », comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, mais finalement et sans doute
paradoxalement sans « surprise », dans la mesure où il apparaîtrait presque trop bien ficelé.
Evidemment, on aurait pu souscrire avec Gide (adepte, aussi, c’est à noter, de l’écriture brève) à cette
idée excitante d’un récit « fait pour être lu d’un coup, en une fois », tout comme on aurait tout lieu a
priori de valider la position de Baudelaire, amateur de nouvelles s’il en est, soit de ces récits qui
laissent dans la mémoire du lecteur « passager » « un souvenir plus puissant qu’une lecture brisée,
interrompue souvent par les tracas des affaires et le soin des intérêts mondains ». Toutefois, ce
« système » narratif quasi parfait, au moins tel que le définit Daniel Grojnowski, ne peut pas
complètement se déjouer des critiques. En effet, ne pourrait-on pas y voir alors qu’un brillant exercice
littéraire n’échappant jamais véritablement à la conscience de son auteur, un système donc, finalement
trop conscient des effets à produire ? Or, Bernard Pingaud, dans les années soixante-dix, critique dans
la mouvance de « l’inconscient du texte », n’a-t-il pas valorisé l’échappée du texte par rapport à son
auteur ? « Je doute qu’un roman ait jamais pu être programmé à l’avance de A à B par son auteur. Je
doute qu’écrire une histoire ne soit aussi une histoire pour celui qui l’écrit [...] ». De fait, le récit bref
n’apparaît-il pas dans une certaine mesure, si l’on s’autorise à prendre au pied de la lettre la citation de
départ bien entendu, uniquement construit selon une logique de divertissement et par là même sans
possibilité d’accession à une forme de modernité littéraire ? Stimulant, plaisant, mais aussi vite
compris et vite lu, tel se dessine « le portrait-robot » du « récit bref » dont on se rappelle en outre, que
tous les grands romanciers tels Stendhal, Zola ou Balzac que l’on pense par exemple au Colonel
Chabert (bien moins volumineux que d’autres romans de La comédie Humaine) s’y sont adonnés,
voire s’y sont exercés. En ce sens, même si ce n’est probablement pas son intention première, la
citation a tendance à limiter l’ambition esthétique d’une forme narrative qui ne reposerait que sur des
règles bien établies par rapport auxquelles le bon « artiste » ne saurait surseoir. Or, Borges, entre
parenthèse un des maîtres contemporains de la « nouvelle », ne défendait-il pas l’idée qu’un « livre qui
veut durer, c’est un livre qu’on doit pouvoir lire de plusieurs façons. Qui, en tout cas, doit permettre
une lecture variable, une lecture changeante » ?

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Nous ne saurions trop insister sur l’importance des points de vue des écrivains contemporains. On a
d’ailleurs pu parler à leur égard de la figure du « critique-écrivain » ou de « l’écrivain-critique ». Il
s’agit là d’un point de révision fondamental dans le cadre de la préparation de l’épreuve.

A ce titre, il convient de revenir sur le syntagme conclusif de la citation de Daniel Grojnowski, « un


microcosme évènementiel ». En effet, il n’est peut-être pas si évident que cela que le « récit bref »
réponde à une forme de cohérence absolue en s’inscrivant dans un système fermé. Cette hypothèse
critique peut d’ailleurs tout naturellement s’appuyer sur des récits littéraires de référence comme par
exemple les nouvelles fantastiques dont on ne peut nier en outre qu’elles ont grandement participé au
dix-neuvième siècle à la légitimation du « genre ». En effet, à l’exemple de la plus célèbre nouvelle de
Maupassant, « Le Horla » dont l’auteur s’est même plu à donner plusieurs versions, de nombreuses
nouvelles, ne se « referment » pas, pour ainsi dire, si aisément que cela. Ce serait même tout l’inverse,
dans la mesure où, comme c’est le cas dans le cas cité tout particulièrement, le personnage principal en
situation de crise obsessionnelle non seulement ne sort pas indemne de l’histoire mais pis encore, il
n’en sort pas du tout : le feu détruisant sa maison, certes, mais pas son double « envahissant » ! Le
charme du « fantastique » tient d’ailleurs à cela, à cette impossibilité de se dire en tant que lecteur, en
adoptant une formule du langage courant, « c’est définitivement réglé ». A tel point que, en nous
autorisant à décontextualiser le propos d’Umberto Eco, dans L’œuvre ouverte, nous serions sans doute
en droit d’affirmer en ce qui concerne la nouvelle fantastique tout particulièrement : « alors même
qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibré », elle « est
ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible
singularité en soit altérée ».

Et par là même, cette « ouverture » d’un récit qui institue une forme de « pacte diabolique » avec le
lecteur, cette ouverture qui le force à continuer à faire vivre le personnage en s’interrogeant sur son
devenir incertain, constitue un trait caractéristique des romans courts contemporains et actuels qui
n’ont pas, comme le Candide de Voltaire, en clausule, comme objectif circonscrivant de faire
« cultiver » définitivement son « jardin » au protagoniste principal de l’action. Un récit tel que celui
d’Eric Faye, Nagasaki, laisse ainsi le lecteur en suspens, comme si, tout d’un coup, de façon
complètement inattendue, le fil de la narration avait été coupé. Il faut bien voir d’ailleurs que cette
mode d’une fin « ouverte » représente un trait caractéristique de la modernité qui se défie, comme on
le sait depuis Baudelaire, de l’achèvement. En ce sens, l’intention des auteurs reste bien différente de
celle du fabuliste ou encore du conteur philosophique dont on ne peut nier l’intention morale. Dans

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certaines nouvelles de Buzzati, ce principe d’ouverture demeure même déterminant. Il n’y a donc pas
de volonté conclusive, ou si l’on préfère de volonté de tirer une « leçon » ou une morale comme dans
une fable de La Fontaine. Remarquons, qu’en énonçant cette dernière idée, nous élargissons le champ
de la réflexion en incluant d’autres « genres » ou « sous-genres » dans l’ensemble qui apparaît, de fait,
de plus en plus vaste, du récit bref. A ce titre, et toujours sur la question du degré plus que relatif de
« fermeture » du récit, les contes d’Andersen, comme « La petite fille aux allumettes », symbolisent
remarquablement cette recherche d’une forme de prolongation virtuelle de l’histoire, qui ne reste dans
les mémoires, justement, que parce qu’elle appelle diverses interprétations à partir de son silence de
« fin ».

Si le propos du deuxième temps de notre analyse ne vise pas à contredire complètement celui de
Daniel Grojnowski, il permet d’apporter quelques nuances et notamment, ne pas complètement
souscrire à l’idée d’une forme canonique du « récit bref », qui, jusqu’à « La métamorphose » de
Kafka, a la vertu non pas seulement de captiver le lecteur avide d’histoires susceptibles de le
« transporter » en quelques pages mais de l’intriguer même après que l’intrigue est apparemment
close, si ce n’est pas de le laisser pour quelque temps au moins « intranquille », pour reprendre
l’adjectif de Fernando Pessoa.

Nous insistons sur la nécessité de modaliser sa pensée « critique ». Le jury attend d’un capétien un
certain esprit de nuance.

Comme on le voit, la caractérisation du « récit bref » se révèle plus compliquée qu’il n’y paraît. A ce
titre, il ne serait peut-être pas infructueux de relever dans le cadre de cette tâche son paradoxe
définitionnel. En effet, on aurait eu tout lieu, a priori, de considérer qu’il est plus difficile de définir, le
roman, « genre glouton » par excellence comme le dénomme Marthe Robert dans son ouvrage, Roman
des origines et origines du roman que la nouvelle, considérée, répétons-le, en tant que porte-drapeau
du « récit bref ». L’article qui lui est consacré dans Encyclopoedia universalis, ne suffit-il pas à nous
induire à cette conclusion : « [...] cette forme littéraire, telle la tragédie classique a pour objet la
résolution d’une crise, la mise en mots d’une aventure ponctuelle, le compte rendu d’un fait, d’un rêve,
d’un acte bref » ? Pour autant, et cela constitue tout le mouvement de notre argumentaire, le « récit
bref » se révèle d’une nature plus ambitieuse que présumée. Ainsi, on aura tout lieu de s’interroger sur
son degré de poéticité ; autrement dit sur le plaisir esthétique auquel peut correspondre autant son
écriture que sa lecture. Qui ne se souvient pas de la scène du Cyrano d’Edmond Rostand où le héros
s’adonne au plaisir de narrer son exploit guerrier de la veille à ses camarades « cadets de Gascogne »

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malgré les interruptions « nasillardes » de Christian sur le point de devenir son ami ? L’auditoire reste
tout autant accaparé par l’aventure elle-même que par l’enjeu métaphorique qui tend à la sublimer. De
fait, « l’esprit » du « récit bref » ne semble pas si homogène que cela. Même dans ceux de
Shéhérazade (Les mille et une nuits) censés retarder l’instant fatidique de sa décapitation par le sultan,
émerge quelques éléments descriptifs susceptibles d’émouvoir son auditeur. En somme, contrairement
à ce que la citation met principalement en perspective, le « récit bref » ne se détourne pas
complètement de l’évocation, oserions-nous dire « gratuite ». En clair, le récit qui se poétise, même un
tant soit peu, soumet le lecteur à des écarts hors du strict axe narratif. Pour ainsi dire, et les exemples
qui vont suivre pourront le confirmer, il tend à « s’écarter » de ce que Todorov, dans Poétique de la
prose, désigne comme le « récit primitif », celui « qui ne connaîtrait pas les vices des récits
modernes ».

En général, la troisième partie est la plus difficile à concevoir. Il est difficile à ce niveau de donner
des conseils immédiatement opérationnels. Néanmoins, il reste évident que l’on devra souvent
s’interroger sur ce qui échappe au strict cadre définitionnel posé peu ou prou comme « absolu » dans
la citation de départ.

En ce sens, pour poursuivre la citation du critique russe, un auteur tel que Baudelaire s’écarte tout
naturellement dans ses « poèmes en prose » du « bon vieux récit » dont il n’entend pas, par conviction
poétique bien ancrée, suivre « les règles ». On pourra objecter, sans doute à juste raison, que l’auteur
du Spleen de Paris n’est pas précisément un romancier, un conteur ou un nouvelliste à la manière d’un
Gautier ou d’un Villiers de L’Isle Adam, voire plus récemment d’un Cortazar. Certes, mais comment
réprimer tout même l’envie d’intégrer ses « petits poèmes en prose » dans l’ensemble formé par les
« récits brefs ». En effet, nonobstant la distinction « présentation / représentation » que propose le
même Todorov dans « La poésie sans le vers », comment rejeter nettement de l’ensemble un poème en
prose tel que « Le mauvais vitrier » qui se présente rien moins que comme une petite nouvelle où une
mauvaise âme éprouve le désir sadique soudain de rendre chagrin un vitrier coupable de ne pas vendre
des vitres magiques permettant de voir « la vie en beau » ? En conséquence, et la fortune du Spleen de
Paris pourra entre autres recueils de poésie en prose y contribuer, on est en droit d’observer dans
l’écriture dite « moderne » une forme de « floutage » des frontières entre, justement, poésie en prose et
récit bref. Autrement dit, certains auteurs polygraphes actuels comme Jean-Pierre Spilmont dans
Sébastien, font du roman court (de moins de cent pages) un lieu de rencontre hétérodoxe entre intrigue
narrative et « digression » poétique (certes forcément limitée). Cette forme nouvelle mise au point par
des romanciers-poètes ou des poètes-romanciers est accréditée aussi par Jacques Chessex dans Un juif
pour l’exemple, récit poignant où la voix poétique pénètre littéralement la voie narrative principale :

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« Etroit espace de terre gorgée de foi ancestrale, foi menacée, blessée aux mots du Kaddish qu’on
récite pour Arthur Bloch et les cœurs saignent, et l’injustice accable nos familles d’Alsace, de
Hongrie, de Pologne, et on tue, on mutile, on dépèce les nôtres à quarante kilomètres de ce saint lieu, ô
sort déplorable de notre peuple, destin dur ».

On assiste, en conséquence à un déplacement « relatif » de l’enjeu du récit court qui cherche à asseoir
sa littérarité autrement que sous l’angle exclusif de la « logique du récit ». Le défi n’en est que plus
immense puisque « l’artiste » écrit sous la contrainte d’un nombre de pages réduit. Plus fragmenté,
moins soumis aux lois de la cohérence et de la cohésion, le récit bref se fait ainsi plus ambitieux ou
tout au moins tend à élargir le champ de ses possibles comme le confirment les écrits de ses figures de
proue comme Patrick Modiano ou encore Annie Ernaux.

L’analyse développée a eu comme intention de réfléchir au degré de validité du propos de Daniel


Grojnowski, extrait de son ouvrage, Lire la nouvelle. Or, comme à chaque fois qu’un critique
universitaire a le courage d’entreprendre une définition de tel ou tel genre, il tend à énoncer ses
propres limites. En ce qui concerne le « récit bref », il est apparu qu’il n’était pas réductible
« absolument » à la nouvelle et que l’on pourrait même en écrire une histoire littéraire en partant des
plus anciens, le fabliau médiéval, pour aller vers les plus récents, le roman court. En adoptant, pour les
besoins de la cause, le parti pris du lecteur de nouvelles, l’auteur de la citation parvient à en dégager
les caractéristiques propres qui semblent conditionnées par une « poétique » de l’effet voire de
« l’efficacité » narrative. A la lumière des exemples de Mérimée, de Poe ou de Gautier, pour ne citer
qu’eux, ce point de vue ne semble souffrir d’aucune contestation en première analyse. Néanmoins, le
deuxième temps de l’argumentaire a permis de mettre en perspective sinon le renversement au moins
le déplacement d’une variable du récit, à savoir sa fin. L’idée de système narratif, de tout organisé, de
« microcosme évènementiel », pour reprendre l’expression même de l’auteur, a ainsi été remise en
question notamment à partir de l’exemple des nouvelles fantastiques. Enfin, selon cette logique
tangentielle par rapport à l’axe de la définition, il a été possible de faire remarquer la « relative » trans-
généricité du récit bref qui ne réfrène plus, par principe, ses élans poétiques. En clair, s’il s’agit bien
d’une forme dont la brièveté demeure forcément une constante, il n’en reste pas moins qu’elle
s’autorise désormais à déplacer son « curseur » de la représentation à l’évocation en ne cessant par là-
même de renouveler l’intérêt des lecteurs qu’ils appartiennent au « champ restreint » ou au « champ
large ».

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La conclusion reste un passage obligé. On ne saurait trop insister sur son importance. Or, on a
souvent l’impression de se répéter. Il s’agit donc d’un exercice de « style » à « répéter » durant
l’année préparatoire. Difficile d’improviser une bonne conclusion sans entraînement.

DEVOIR AUTOCORRECTIF N°2

Dans Dionysos, apologie pour le théâtre (1938), Pierre-Aimé Touchard affirme :

« Le dieu de l'art dramatique est donc avant tout un dieu du dépassement, le


dieu de la poésie frénétique, de la libération vertigineuse des sentiments. On n'a voulu
longtemps voir en lui que le dieu grossier des plaisirs faciles : mais Eschyle autant
qu'Aristophane est son serviteur, comme tous ceux qui ont exprimé avec quelque
ferveur et intense sincérité le mystère passionné des exaltations refoulées. Tel apparaît
être, en effet, ce que, par abus du terme, on peut appeler « le but » du théâtre : montrer
à l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa
joie, sa crainte, sa cruauté, lui faire prendre conscience de ses virtualités, de ce qu'il
serait en un monde sans entraves où n'interféreraient plus la générosité et l'économie
domestique, la colère et la morale, l'amour et le souci de la réputation, la haine et la
crainte du gendarme. C'est la vision de cet univers, où l'homme pourrait enfin se
révéler à soi-même, que le spectateur demande à l'oeuvre dramatique. C'est le besoin
conscient ou non de cette vision qui accroche au coeur de l'homme la passion du
spectacle. »

Vous commenterez cette analyse de P.-A. Touchard en vous appuyant sur des
exemples concrets d'oeuvres théâtrales que vous connaissez.

Une dissertation est une réflexion organisée sur un sujet précis qu'il convient d'analyser. Il s'agit de
mener un dialogue avec une pensée (une citation ou une question) proposée au débat. Vous devez
donc ne pas vous contenter d'accumuler une information sur le sujet posé, mais montrer vos qualités
de compréhension de la question en jeu, et de jugement. Un tel devoir se décompose en trois moments
: l'analyse du sujet, l'élaboration du plan, la rédaction.

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A. L'analyse du sujet ; travail préalable au brouillon :

Après avoir lu avec beaucoup de soin la citation qui vous est proposée (d'autant plus qu'elle est
particulièrement longue), tâchez de travailler méthodiquement.

1. Tirez parti le plus possible de toutes les informations données par le paratexte :

-Pierre-Aimé Touchard (1903-1987) fut un administrateur de théâtre et un écrivain français.

En 1938, son « Dionysos : apologie pour le théâtre » a été publié. L'importance de ce livre et les
qualités spéciales de l'écrivain ont été soulignées par Jean Gouin, secrétaire de l'Association des Amis
d'Emmanuel Mounier, quand il a dit de Touchard qu'il « fustige les auteurs qui se croient prudents et
avisés de n'écrire que pour le public qu'ils se sont attachés » et il leur oppose « la variété des publics
source inépuisable de rénovation et d'enrichissement. »
-La date de publication de l'ouvrage de Touchard est intéressante (1938), car elle est la
même que celle de « Le Théâtre et son double » d'Antonin Artaud. Or, la pensée de Touchard et celle
d'Artaud sont parfois similaires, comme en témoignent les extraits suivants de « Le Théâtre et son
double » : « La terrorisante apparition du Mal qui dans les Mystères d’Eleusis était donnée dans sa
forme pure, et était vraiment révélée, répond au temps noir de certaines tragédies antiques que tout
vrai théâtre doit retrouver. Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est
contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers
l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple
toutes les possibilités perverses de l’esprit » (folioessais, p. 44).

-Remarques sur le titre même de l'oeuvre:

-Dionysos : dieu grec dont l'étymologie veut dire le « Zeus de Nysa ». Dieu du vin, il est
aussi le dieu de la frontière et de sa porosité, et bien entendu, le dieu du théâtre (voir à ce
propos A. Degaine, « Histoire du théâtre dessinée », Paris, Nizet, 2011, p. 11-18).

-Apologie : « parler pour » (défendre) en grec = ce livre se veut donc polémique (de
« polémos » en grec qui signifie « la guerre »). Effectivement, le ton de la citation est
assez polémique, assez virulent. Touchard prend parti contre un théâtre moral, frileux, et
revendique un spectacle hyperbolique des passions.

2. Il faut lire et relire le sujet. Vous ne pouvez ni ne devez tout dire, mais tout ce que vous dites doit
répondre au sujet. Aucun sujet ne vous demandera de reproduire un cours dans son intégralité. Il
s'agit donc d'abord de bien cerner le problème posé afin de ne pas être hors sujet. Prenez le temps
d'analyser les termes du sujet et cherchez à en mesurer les enjeux afin de pouvoir poser une
problématique, c'est-à-dire l'ensemble des questions qui sont soulevées par le sujet, et qui sont
étroitement reliées les unes aux autres. Un sujet a une logique : il n'est pas composé de propos
décousus, il n'énumère pas une liste de thèmes à traiter. Un sujet de dissertation n'a rien à voir avec
un questionnaire ! Les questions ne sont pas toujours explicitement inscrites dans le sujet, il vous faut
les développer en envisageant les présupposés et les conséquences qu'entraîne la réflexion proposée à
votre analyse.

Pour appréhender une citation de cette longueur et bien comprendre tous ses enjeux, il est
nécessaire de faire, au brouillon, un travail de « décorticage » de la citation. Découpez-la en petits
« segments » et marquez au brouillon tout ce que ce segment vous inspire :

-élucidation de certains termes difficiles (passez par l'étymologie quand vous la connaissez).

-recherche d'arguments pouvant étayer ce segment ou au l'infirmer, ou simplement le nuancer.

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-recherche similaire d'exemples ou de contre-exemples.

-remarque sur le ton employé par l'auteur. Etc.

Toutes ces remarques ne seront peut-être pas intégralement utilisées dans votre devoir, mais elles
vous permettront :

1. d'éviter l'angoisse de la page blanche


2. de ne pas passer à côté d'une partie importante de la citation
3. de cerner la problématique du sujet
4. de nourrir votre plan.
Nous proposons ainsi l'analyse suivante (ce travail n'est pas forcément entièrement rédigé, car il doit
être fait au brouillon) :

Le dieu de l'art dramatique est donc avant tout un dieu du dépassement :

Le dieu de l'art dramatique : on comprend qu'il s'agit de Dionysos par la référence au titre de
l'oeuvre de Touchard. Dionysos est le dieu du vin, du théâtre, et aussi le dieu de l'annulation de la
frontière, du Même et de l'Autre...

-Voir par exemple la « biographie » du dieu proposée par J.-P. Vernant dans « L'univers, les dieux,
les hommes » ; voir également l'hypothèse de la naissance du théâtre selon A. Degaine dans « Histoire
du théâtre dessinée » : la structure du théâtre telle qu'on la contemple actuellement à Epidaure par
exemple est née d'un « chaos tournoyant » (cette hypothèse sera développée dans le coeur même du
devoir).

-Il serait intéressant d'étudier toutes ces caractéristiques dionysiaques dans une pièce antique bien
précise. « Les Bacchantes » d'Euripide qui met en scène l'opposition mortifère entre Dionysos et le roi
Penthée s'y prête particulièrement.

-Touchard utilise une expression intéressante : « art dramatique » = art de l'action au théâtre (de
« drama » en grec, l'action). Le sentiment va donc se représenter sous la forme d'une action (ce qui
différencie le théâtre du genre littéraire de l'élégie par exemple : longue plainte poussée par un poète
mais sans action). Sur scène, le sentiment doit s'incarner dans une action pour être visible, contemplée
(sens du mot même « théâtre », qui vient du verbe grec signifiant « regarder »).

un dieu du dépassement : sens même du terme latin « transgression » (trans et gradior) : commence à
se dessiner la thématique du monstre trans-gressif sur scène. Le « monstre » qui est « montré du
doigt » (monstrare en latin) sur scène pour ses sentiments hyperboliques est bien une créature de
Dionysos.

Le dieu de la poésie frénétique, de la libération vertigineuse des sentiments.

Dionysos est lié à la poésie (de « poien » en grec qui veut dire « faire »). Il faudra donc mettre en
évidence l'importance du langage au théâtre, dans sa valeur performative.

Frénétique = (étymologie = qui est lié à l'esprit, phren en grec) = échauffement de l'esprit. 1. fureur
violente 2. toute passion parvenue à un degré d'extrême violence et confinant à la folie. Le
personnage, sous l'effet de son sentiment poussé à l'extrême, incarne sa passion dans un langage
marqué par la folie = les exemples sont légion. Voir par exemple les marques du dérèglement de
l'esprit dans les paroles de Phèdre dans la pièce éponyme de Racine = vraie beauté poétique dans ces
discours, marqués par un esprit égaré, enflammé, plein de rage, etc.....

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la libération vertigineuse des passions : le personnage théâtral se déchaîne sur scène (littéralement :
enlever ses chaînes ; celles du surmoi et de la société) ; il montre au spectateur un sentiment
hyperbolique, une passion déchaînée, qui peut donner au spectateur le « vertige » = le sentiment de
tomber dans les profondeurs du « ça » (reprise de la topologie freudienne). Véritable aperçu du
monde trouble et violent des passions. Voir aussi la topologie d'un théâtre antique : les spectateurs
sont sur des gradins = ils regardent le « proskenion » d'en haut = un vrai vertige physique peut
s'emparer d'eux quand ils contemplent le monstre trans-gressif, en plein centre (ancienne place du
thymélè) et aussi un vertige émotionnel : ouverture vers le ça, l'inconscient, les passions qui se
déchaînent complètement sur scène.

Exemples (à foison) : la soif de pouvoir et de mal dans « Macbeth » de Shakespeare = le spectateur


contemple la folie destructrice du personnage et assiste à une cascade de meurtres. Le sommeil de
lady Macbeth est encore plus intéressant : le spectateur a accès directement à son sommeil, sans la
censure de la veille ; il peut contempler les tréfonds même de son inconscient = elle est torturée par le
regret du meurtre du roi Duncan et par l'image du sang qui la souille sans fin (elle se lave les mains
de façon obsessionnelle...). La « passion » est ici à prendre dans le sens de ce qui fait « souffrir »
(même sens en latin et en grec).

On n'a voulu longtemps voir en lui que le dieu grossier des plaisirs faciles :

Le « on », qui désigne les ennemis de Touchard, ceux qui seraient contre cette « apologie », reste flou.
Probablement ceux qui se sont réclamés d'un théâtre raffiné, d'un théâtre convenable ou moral.....

le dieu grossier des plaisirs faciles : le dieu des grosses farces (Dionysos est aussi, dans l'Antiquité,
celui qui va faire naître la comédie, la farce, le rire facile, paillard, et gras...)

Parallèle intéressant à faire avec le vin (Dionysos est le dieu du vin) : comme le vin peut monter au
cerveau et le rendre « frénétique », le théâtre peut aussi monter au cerveau du personnage et du
spectateur (on peut s'enivrer d'une représentation théâtrale). Cette ivresse peut déboucher sur :

-orgie, débauche, sexualité déréglée, grosses plaisanteries paillardes....

-théâtre de l'hyperbole = qui aide le spectateur à vivre sa vie par compensation.

mais Eschyle autant qu'Aristophane est son serviteur,

Touchard évoque deux représentants très connus de la tragédie et comédie grecques, et de plus,
contemporains ! Le sujet invite donc à trouver des exemples dans le genre tragique et le genre
comique, à établir des ponts entre les deux et non pas les opposer comme on le fait trop souvent.

comme tous ceux qui ont exprimé avec quelque ferveur et intense sincérité le mystère passionné des
exaltations refoulées.

Ferveur = ce terme appartient au domaine religieux, comme celui de « dieu » employé par Touchard
dès le début de la citation.

Mystère = idem... Processus qui reste mystérieux sur scène,, qui peut être théorisé et conceptualisé
par les intellectuels, mais qui reste « magiquement » efficace sur les spectateurs. Voir aussi la
référence aux mystères d'Eleusis développée par Artaud (cf. citation plus haut).

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Des exaltations refoulées :

On retrouve encore deux termes qui font référence à une topologie symbolique : exalto en latin =
porter vers le haut, redresser.... Et refouler, dans la topologie freudienne = faire redescendre vers le
bas, dans le ça, dans l'inconscient, sous la pression du surmoi (individuel ou collectif).

Là où le spectateur doit refouler certains désirs, certaines passions, dans la vie de tous les jours, il
peut enfin voir ces « passions » (même au sens antique de « souffrance ») sur scène, à l'état brut, sans
surmoi (la fameuse crainte du gendarme qu'évoque Touchard un peu plus loin). La problématique se
précise : Touchard suggère que le monde théâtral s'inspire du monde réel certes, mais représente ce
monde sans aucune « entrave » aux passions diverses, hyperboliquement représentées sur scène. Le
théâtre est bien le lieu de la démesure la plus complète.

Tel apparaît être, en effet, ce que, par abus du terme, on peut appeler « le but » du théâtre : montrer
à l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa joie, sa
crainte, sa cruauté

Phrase centrale de la citation car elle définit le « but du théâtre » selon Touchard, et elle offre ainsi
une foule de « passions » (et donc d'exemples théâtraux !)

montrer = terme très intéressant, car on retrouve l'étymologie du théâtre (c'est ce qu'on regarde, ce
qui est montré à la vue de tous) et aussi de « monstre » = celui qui est montré au centre de la scène.

Point extrême : on retrouve l'idée même du mouvement vertical, de jaillissement qui était induit par le
terme « exaltations » = point extrême de la passion ; même sens que hyperbolique = ce qui est « jeté
au-dessus » en grec. Toutes les passions des personnages doivent être donc vécues sur scène sur un
mode majeur ; on comprend, dans ces conditions, que Touchard s'en prenne au théâtre bourgeois,
frileux, moral, etc....

La liste des sentiments que propose Touchard peut être l'occasion, dans ce travail au brouillon, de
rechercher des exemples de pièces « hyperboliques » :

-amour = monstrueux de Phèdre pour son beau-fils, dans la pièce éponyme de Racine.... monstrueux
de Néron pour Junie, dans « Britannicus », etc.

-haine = de Thésée contre son fils (aveuglement de sa lucidité sous l'effet de sa colère) ; haine de
Néron pour diverses personnes de son entourage ; haine de Dionysos contre Penthée, dans « Les
Bacchantes » et recherche d'une vengeance extrême, hyperbolique (il ne pardonne pas à la fin de la
pièce !). Haine de Médée pour Jason (dans les pièces d'Euripide, Sénèque, ou Corneille) : elle ne veut
pas la mort pour Jason (trop douce) ; il veut qu'il souffre dans ce qu'il a de plus cher et qu'il perde ses
propres enfants.

-crainte = voir la terreur presque sacrée d'Oedipe devant ce qu'il a commis (transgression de deux
interdits de la civilisation : le parricide et l'inceste), dans la pièce éponyme de Sophocle.

-cruauté : voir l'obsession du mal de Caligula dans la pièce éponyme de Camus ; voir les réflexions
d'Artaud dans « Le théâtre et son double »...

lui faire prendre conscience de ses virtualités, de ce qu'il serait en un monde sans entraves où
n'interféreraient plus la générosité et l'économie domestique, la colère et la morale, l'amour et le
souci de la réputation, la haine et la crainte du gendarme.

Comme il est impossible de vivre ses passions sur un mode hyperbolique dans le monde réel, le
spectateur peut les vivre par « compensation », par « transfert », par « identification » au personnage

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(ces termes sont volontairement psychanalytiques, car Touchard fait référence à ce domaine
également). Il s'agirait de la première étape de la catharsis selon Aristote dans « La Poétique ». Mais
Touchard ne fait nulle mention de la seconde partie de cette catharsis : le châtiment, le retour à la
mesure, le retour à l'ordre pour que le spectateur puisse réellement se séparer de cette « pulsion ».

Les références suivantes de Touchard ont toutes trait à la négation de l'ordre = personne n'intervient
pour remettre le « monstre » dans le droit chemin. Une foule de contre-exemples se présente alors
(que le candidat pourra réutiliser quand il s'agira de nuancer la citation de Touchard). Le critique ne
parle pas du tout de la représentation de l'ordre, de la mesure, sur scène, que l'on retrouve dans de
très nombreuses pièces. Exemples :

-la crainte du gendarme : voir le long discours de l'Exempt à la fin du « Tartuffe » de Molière =
l'Exempt affirme l'exemplarité de la justice du Prince, dont il fait l'éloge. Voir également la statue du
Commandeur à la fin de « Dom Juan ».

-l'amour et le souci de la réputation : voir les analyses du « Cid » = il ne s'agit pas d'un spectacle
hyperbolique de l'amour de Rodrigue pour Chimène et vice-versa, mais d'un amour en prise avec la
question de l'honneur (qui ne se comprend qu'au sein d'une société « féodale » : voir à ce propos les
analyses de Bénichou dans « Morales du grand siècle »). Etc.

C'est la vision de cet univers, où l'homme pourrait enfin se révéler à soi-même, que le spectateur
demande à l'oeuvre dramatique. C'est le besoin conscient ou non de cette vision qui accroche au
coeur de l'homme la passion du spectacle.

Répétition du mot « vision » qui fait penser encore à l'étymologie du mot « théâtre ». L'homme
contemple sur scène un « univers » cohérent qui est comme une sorte de miroir idéal que lui tend le
dramaturge, mais qui semble grossir son image = la vision de ses propres passions, sans aucun
gendarme intérieur (le surmoi) ou extérieur (la société et ses règles).

Au terme de cette première analyse, on comprend donc que la citation de Touchard soit critiquable.

-Ce critique oublie le but même du théâtre et du monstre théâtral dans l'Antiquité :

-la puissance de Dionysos est souvent contrebalancée par celle d'Apollon ; mesure et
démesure sont liées sur scène.

-le monstre théâtral grec est « anomique », « hors la loi » comme le veut l'étymologie (comme
Dionysos lui-même), mais le spectacle de son châtiment permet de fonder une loi dans la Cité = les
Grecs ont utilisé les pulsions bestiales du culte de Dionysos pour faire du théâtre un formidable
élévateur de la cité.

-le monstre fait preuve d'hybris (hyperbole de la passion) et cet hybris est souvent châtié sur
scène.

-dans le théâtre classique, la « catharsis » ne se comprend pas sans la fustigation du monstre = la


scène est souvent moralisée.

-et même dans le théâtre contemporain, la représentation d'une pulsion (comme celle du meurtre par
exemple) ne s'accompagne pas forcément de violence, mais d'une certaine forme de douceur (on pense
par exemple au « Roberto Zucco » de Koltès).

-en outre, le théâtre idéal de Touchard n'est pas le pendant exact de la psychanalyse. Dans la cure
psychanalytique, le patient ne déchaîne pas toutes ses passions ; le thérapeute fait remonter les
souvenirs refoulés (et qui forment symptômes) pour les symboliser et leur donner une forme verbale
(une force qui s'incarne dans une forme). Le patient retourne ainsi à la société, au clair avec son
passé, et non pas baignant dans un monde de pulsions débridées.

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B. L'élaboration du plan. Au terme de ce travail préalable, le candidat est à même d'établir un plan
détaillé, dont il notera scrupuleusement les grandes articulations au brouillon :

Le devoir ne doit pas être conçu comme un ensemble de tiroirs que l'on tire, et où l'on case tout ce qui
se ressemble. Il faut penser votre réflexion en termes de mouvement logique : une idée doit conduire à
une autre, et être déjà un élément de réponse à la question posée. Rédigez ce schéma dynamique :
organiser son devoir, c'est en prévoir l'aboutissement. Evitez l'accumulation de remarques hétéroclites
ou d'allusions « mondaines ».

I – Du spectacle des passions à « la passion du spectacle » : par le héros transgressif, le théâtre


répond à sa mission, mettre au jour tous les excès dont sont capables l’humanité et le spectateur

1) Le théâtre et la violence des pulsions : le « chaos tournoyant » (A. Degaine)


2) La démesure d’un héros hyperbolique : le monstre
3) Le « besoin » du spectateur : prendre conscience du « mystère » des passions qui sommeillent
en lui
Transition : la relation entre les propos de Touchard et la catharsis aristotélicienne.

II – La mesure contre l’émotion : pour conjurer la menace mortelle du désordre, la condition de


possibilité du théâtre est l’impératif moral qui détermine l’ordre du monde et de la scène ainsi que la
conscience du spectateur

1) Le « chaos tournoyant » et le nécessaire sacrifice du « pharmakos »


2) Du héros porte-parole de la sagesse à la conscience morale du monstre
3) La conscience morale et politique du spectateur : la mesure intérieure et le sens de la justice
Transition : le déplacement de l'interrogation vers le domaine esthétique

III – Le conflit entre la mesure et la démesure, entre la raison et la passion, trouve sa résolution non
pas dans le rapport psychologique, moral et politique du spectateur au héros, mais sur le plan
dramaturgique et poétique du spectacle esthétique

1) La forme esthétique : la construction de la pièce


2) La forme esthétique : la musique et le texte littéraires
3) La beauté du Mal

C. Rédaction de la dissertation :
L'Introduction

Elle doit d'abord fixer les termes du sujet et en désigner les enjeux, c'est-à-dire annoncer la
problématique, qui permet tout naturellement d'annoncer également le plan de la réflexion. Evitez de
morceler la réflexion en 5 ou 6 moments : cherchez à les regrouper en 3 mouvements dominants.
Gardez-vous également de toute emphase ou tricherie intellectuelle : adoptez le ton de l'honnêteté
dénuée de prétention.

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L'Introduction contient en général trois parties distinctes (marquées par des alinéas ou retours à la
ligne) :

-une phrase d'accroche qui permet au lecteur de « rentrer » dans le sujet proposé

-la reprise de la citation (intégrale ou habilement résumée) ; la reformulation du sujet avec


reprise et analyse des mots-clés (phase essentielle qui montre si vous avez compris ou non le sujet).

-la problématique et l'annonce du plan.

Le développement :

-réservez du temps à la rédaction de votre devoir : on a souvent du mal à rédiger parce qu'on ne
conçoit pas clairement ses idées.

-travaillez le style, c'est donc encore clarifier la pensée et préciser la réflexion.

-sachez, à ce stade, sacrifier un exemple s'il en répète un autre, car c'est le mouvement de la pensée
qui doit prévaloir sur l'accumulation des exemples. Un exemple ne doit jamais apparaître comme un
développement annexe au sujet : il doit illustrer le problème posé.

-ne commencez jamais un paragraphe par un exemple, mais toujours par un argument abstrait. Toute
idée affirmée doit être introduite (reliée à la problématique générale), énoncée, puis illustrée par un
ou deux exemples mentionnés avec une précision suffisante. Evitez de reléguer vos exemples entre
parenthèses, n'hésitez pas à les développer sur plusieurs phrases qui, après les avoir cités clairement,
en analysent la signification. Concluez ensuite sur l'exemple et l'idée qu'il illustrait, et rédigez une
phrase de transition pour passer à une autre des idées impliquées par la problématique. La
progression des idées (le plan) doit être à la fois claire, logique et pédagogique : partez de l'idée la
plus simple et la plus évidente, pour aller par degrés à l'idée la plus complexe.

-soignez enfin la présentation matérielle de votre devoir :

-sautez deux ou trois lignes entre l'introduction et les grandes parties ; entre chaque grande
partie ; entre la dernière partie et la conclusion.

-ne sautez pas de ligne à l'intérieur de vos grandes parties et n'isolez pas les transitions.
Contentez-vous de revenir à la ligne et de faire un alinéa, pour indiquer à votre correcteur que vous
changez d'arguments.

La conclusion :

Elle présente une synthèse des arguments avancés et récapitule les conclusions partielles auxquelles
vous êtes parvenu. Vous pouvez proposer une « ouverture » qui consiste à intégrer la problématique
traitée dans une problématique plus large (d'ordre esthétique, par exemple), mais il faut éviter de
relancer la discussion sur un autre point qui exigerait un nouveau devoir.

Dans « Le Poëte » (1835), extrait des Contemplations (1856), Victor Hugo définit le génie
dramaturgique de William Shakespeare en ces termes : « Nous sentons, frémissants, dans son théâtre
sombre, / Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant, / Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller le

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flanc. / Jamais il ne recule ; il est géant ; il dompte / Richard-Trois, léopard, Caliban, mastodonte ; /
L'idéal est le vin que verse ce Bacchus. / Les sujets monstrueux qu'il a pris et vaincus / Râlent autour
de lui, splendides ou difformes » (v. 16-21). Nouveau Bacchus, le dramaturge élisabéthain « fouille »
les flancs des spectateurs pour y choisir des sujets théâtraux, bien souvent monstrueux. Se souvenant
de la naissance du théâtre grec, Victor Hugo relie de façon étroite Dionysos, la monstruosité, et les
pulsions mêmes des spectateurs.

Dans son ouvrage Dionysos, apologie pour le théâtre (1938), Pierre-Aimé Touchard affirme
de même : « Le dieu de l'art dramatique est donc avant tout un dieu du dépassement, le dieu de la
poésie frénétique, de la libération vertigineuse des sentiments. On n'a voulu longtemps voir en lui que
le dieu grossier des plaisirs faciles : mais Eschyle autant qu'Aristophane est son serviteur, comme tous
ceux qui ont exprimé avec quelque ferveur et intense sincérité le mystère passionné des exaltations
refoulées. Tel apparaît être, en effet, ce que, par abus du terme, on peut appeler « le but » du théâtre :
montrer à l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa joie, sa
crainte, sa cruauté, lui faire prendre conscience de ses virtualités, de ce qu'il serait en un monde sans
entraves où n'interféreraient plus la générosité et l'économie domestique, la colère et la morale,
l'amour et le souci de la réputation, la haine et la crainte du gendarme. C'est la vision de cet univers, où
l'homme pourrait enfin se révéler à soi-même, que le spectateur demande à l'oeuvre dramatique. C'est
le besoin conscient ou non de cette vision qui accroche au coeur de l'homme la passion du spectacle ».
P. A. Touchard (1903-1987), qui fut administrateur de théâtre et écrivain, rappelle avec force l'intime
relation qui unit le spectacle théâtral et la puissance mystérieuse du terrible dieu grec Dionysos.
S'opposant à un théâtre bourgeois, moribond et conventionnel, le véritable spectacle théâtral devrait
être celui du déchaînement de toutes les pulsions, invitant ainsi le spectateur à vivre – sur le mode du
transfert – toutes les passions extrêmes des personnages évoluant sur la scène. Proche du « monstre »
antique (celui que l'on « montre » du doigt suivant son étymologie : « monstrare » en latin), le héros
tragique – et parfois même comique, comme le donne à penser la double référence à Eschyle et à
Aristophane – se montre transgressif. Il se déchaîne au sens réel du terme ; faisant voler en éclat les
chaînes du surmoi freudien ou celles de la société, il offre au spectateur fasciné l'image d'un monde
désordonné, chaotique, où aucune loi morale et aucune « crainte du gendarme » ne pourraient entraver
le déferlement de toutes les pulsions.

La passion du spectacle est-elle toujours synonyme du spectacle de la passion hyperbolique ?


Le spectateur se rend-il au théâtre dans l'unique but de contempler ses « virtualités » portées au point
le plus extrême ? Dans un premier temps, nous étudierons les potentialités transgressives du héros
théâtral, capable de mettre à jour tous les excès dont sont capables l'humanité et le spectateur. Dans un
second temps, nous nous demanderons si la condition de possibilité du théâtre n'est pas l'impératif
moral qui détermine l'ordre du monde et de la scène, ainsi que la conscience du spectateur. Enfin, dans
un dernier temps, notre interrogation portera sur le conflit entre mesure et démesure, entre raison et

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passion. Ne trouve-t-il pas sa résolution moins sur le plan psychologique, moral et politique que sur le
plan dramaturgique et poétique du spectacle esthétique lui-même ?

I – Du spectacle des passions à « la passion du spectacle » : par le héros transgressif, le théâtre


répond à sa mission, mettre au jour tous les excès dont sont capables l’humanité et le spectateur

Les titres des trois grandes parties de la dissertation sont reproduits dans le cours de la correction,
pour faciliter la lecture des candidats, mais ne doivent pas être reproduits lors de la rédaction
définitive.

Comme le titre de son ouvrage le laisse présager, P. A. Touchard place le théâtre sous l'ombre
tutélaire du puissant Dionysos, « le dieu de l'art dramatique », « le dieu du dépassement, le dieu de la
poésie frénétique, de la libération vertigineuse des sentiments ». Dans son Histoire du théâtre dessinée
(Nizet, 1992), André Degaine propose une hypothèse extrêmement intéressante (qu'il faut bien sûr
prendre pour une simple hypothèse) : le théâtre grec serait né du culte de Dionysos et aurait permis
aux Grecs de l'époque classique de canaliser la puissance de ce dieu à la fois si joyeux et si dangereux.
Dieu thébain, Dionysos a voyagé à l'étranger et revient à nouveau en Grèce (notamment dans Les
Bacchantes d'Euripide). Il est le dieu du Même, devenu Autre ; ou plutôt il est le dieu de la porosité
entre le Même et l'Autre. Dieu du passage (« poros » en grec), il est également le dieu du vin, de
l'ivresse et de toutes les orgies. Dieu de la vigne, il devient en deux siècles celui des forces instinctives
que la civilisation refoule en nous, le dieu du dépassement de soi, de l'extase poétique, et du théâtre. A.
Degaine voit dans la structure du théâtre classique grec une réminiscence d'un ancien « chaos
tournoyant » : au VIIIème siècle av. J.C, la société grecque tente de canaliser l'orgie dionysiaque en en
faisant, dans ses bourgs, un « chaos tournoyant ». Au centre de la place en terre battue se trouve l'autel
(le « thymélè ») sur lequel on commence à boire et à sacrifier un bouc (d'où l'étymologie du terme
« tragédie » : le « chant du bouc » en grec) ; l'ensemble du village, ivre, danse autour de cette
cérémonie rendue au puissant Dionysos. Puis, progressivement au cours des siècles, les villageois se
contentent de regarder les jeunes du village courir autour de ce centre (les « spectateurs » commencent
à exister ; le « théâtre » est étymologiquement le lieu où l'on « voit » ; les jeunes gens sont également
les ancêtres du choeur antique). Un choreute, plus inspiré par le vin que les autres, grimpe sur l'autel et
y improvise seul. Il devient coryphée, chef de choeur. Puis une table est placée près de l'autel pour que
le coryphée soit vu de tous (le « saltimbanque » est étymologiquement « celui qui saute sur la table ») ;
il dialogue avec le choeur. A la fin du VIIème siècle, la table est placée tangentiellement à la piste du
choeur. Le coryphée fait face à l'autel et aux spectateurs dont l'anneau brisé tend à enserrer piste et
table. L'esquisse du futur théâtre grec apparaît : l'orchestra (la piste), le proskenion (la table),
l'hémicycle (les spectateurs). Que retenir de cette hypothèse ? L'étroite corrélation entre la naissance
du théâtre et la puissance enivrante du grand Dionysos, capable de faire sauter la frontière entre le
Même et l'Autre, entre la raison et la folie, le logos et la pulsion, etc. On comprend, dans ces

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conditions, que Touchard veuille renouer avec cette violence originelle du théâtre grec : Dionysos
libère « les sentiments », les « virtualités » qui dorment en nous. Le spectateur – qui participait lui-
même physiquement à la cérémonie théâtrale au tout début de l'histoire grecque – participe de façon
symbolique à ce déchaînement des pulsions. Assis en hauteur sur les gradins de l'hémicycle, il peut
être pris de vertige en « voyant » toutes les passions « refoulées » en lui éclore librement sur le
proskenion. Dans Les Bacchantes, Euripide présente la ville de Thèbes en proie au ménadisme et à la
fureur de Dionysos. Penthée, roi de la cité, est celui qui se crispe sur sa seule raison, son seul logos,
refusant toute puissance au dieu du vin et du théâtre et allant jusqu'à renier sa divinité. Il finit par
devenir fou, par se travestir (il revêt un costume de théâtre), est mis en pièces par les Bacchantes et tué
par Agavé, sa propre mère. Le diasparagmos final (lacération d'un être humain qui conduit à la mort)
n'est pas sans rappeler la cérémonie primitive de la mise à mort du bouc, tué sur le thymélè central en
l'honneur de Dionysos. Né du « chaos tournoyant », le théâtre – comme la ville de Thèbes – doit
accueillir l'Autre au sein du Même et ne pas renier son pouvoir. Penthée, roi de la cité, a voulu devenir
le roi, le champion du logos. La crispation sur la seule raison pure l'a conduit à la folie. Le théâtre est
bien ce lieu où doivent être accueillies toutes les pulsions.

Le héros théâtral est donc par nature transgressif. Placé sous la puissance de
Dionysos, il franchit les frontières interdites, sous les yeux du spectateur médusé (« trans / gradior »
en latin signifie « marcher au-delà de »). Lors des grandes Dionysies du printemps, les Grecs
s'aventurent – par le biais du théâtre – vers ce qui est menaçant : l'animalité dont l'homme grec a la
terreur qu'elle l'envahisse ; les tabous qui font sauter les frontières séparant l'homme de l'animal, du
barbare ; la puissance des pulsions qui mettent à mal les lois humaines. Dès lors, le héros théâtral
devient un « monstre », montré du doigt au centre même de la scène (voir l'étymologie latine
« monstrare » : montrer), car ayant franchi une ligne interdite. Le théâtre occidental se souviendra
pendant des siècles de cette intime liaison entre le « monstre » (celui qui se montre) et le « théâtre »
(lieu où l'on regarde). Le grand Dionysos est le dieu capable de faire sauter la frontière entre l'homme
et l'animal (le « monstre » Oedipe, dans la pièce de Sophocle puis de Voltaire, tue son père et a des
relations sexuelles avec sa mère : il a brisé les lois de la civilisation, bien avant que Claude Levi-
Strauss ne les conceptualise, notamment dans Les structures élémentaires de la parenté ; la
« monstrueuse » Médée, dans les pièces d'Euripide, de Sénèque puis de Corneille, tue ses enfants pour
se venger de son mari infidèle ; la « monstrueuse » Phèdre, dans la pièce d'Euripide puis de Racine,
désire secrètement puis ouvertement son beau-fils Hippolyte. L'aveu même de cet amour incestueux
constitue un acte monstrueux dans la pièce de Racine). Dionysos peut également pousser l'homme à
vouloir s'élever vers les dieux, autre frontière interdite franchie par certains malheureux héros (le
thème tragique de l'hubris ne se comprend pas sans cette référence à la porosité dionysiaque des
frontières). Cette arrogance funeste conduit toujours à l'até tragique, la faute dont on ne se remet pas.
Dans l'Oedipe-Roi de Sophocle, le roi de Thèbes est moins coupable d'avoir commis deux actes

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hautement répréhensibles aux yeux de tout être civilisé que de s'être mis en colère de façon excessive
contre Créon et contre Tirésias, le devin en relation avec les dieux. Cette colère le conduit à
l'aveuglement (symbolique tout d'abord, puis bien réel à la fin de la pièce lorsqu'il se crève les yeux).
Oedipe, tyran au sens politique grec du terme (celui qui a sauvé la cité en s'emparant du pouvoir après
la défaite du Sphinx), se montre donc parfois tyrannique au sens moderne de cet adjectif. Dominé par
ses réactions brutales, par ses pulsions, il s'emporte devant Laïos qu'il met à mort (sans savoir qu'il
s'agit de son père) ; il se met en colère devant Tirésias qui lui résiste et devant Créon qui lui annonce :
« Tu seras tout confus quant ton courroux sera tombé » (vers 673) ; il s'emporte également, à la fin de
la pièce, devant le berger épouvanté. La source de cette susceptibilité orageuse est l'orgueil, la
démesure, l'hubris, péché absolu selon les Grecs. Au début de la tragédie, il se présente comme
« Oedipe au nom que nul n'ignore » (vers 8). Il est fier de son origine royale et est donc ébranlé quand
elle est remise en cause ; fier d'avoir vaincu le Sphinx et aussi fier d'avoir conquis Thèbes, il est
aveuglé par le contentement de lui-même et met trop de temps à lire les signes que lui envoie le destin.
Le malheureux Oedipe est bien le jouet du puissant Dionysos, dieu de la porosité des frontières.
Tragédie de l'ambiguïté, la pièce met au centre un « monstre » qui oscille entre les deux côtés d'une
frontière interdite. Oedipe est-il thébain ou corinthien ? De qui est-il réellement l'enfant ? Est-il le
déchiffreur de l'énigme du Sphinx ou celui pour qui le monde des signes reste opaque ? Est-il le plus
grand des rois ou l'exclu, le proscrit, le banni ? Est-il le fier justicier de la ville de Thèbes ou le
criminel, responsable du malheur de cette ville ? Est-il le clairvoyant ou l'aveugle ? Son nom en grec
veut-il dire « celui qui sait » (« oida ») résoudre les énigmes ou « celui qui a les pieds gonflés (« oidi -
pous ») ?
Dans un article intitulé « Le passage et le monstre. La création et la discontinuité », (in
Communications, 76, 2004), Antoine Nastasi écrit : « Le monstre est à l'endroit du passage, on le sait
bien à travers la sphinge, le cerbère, le dragon, le Minotaure, et à travers toutes ces créatures qui sont à
l'entrée de la grotte, devant la porte, dans le défilé, au bord du fleuve, à l'entrée du pont, etc. Il est
effrayant comme le passage, mais il est une figuration du passage, un moyen de le penser, de recréer
de la pluralité, qui est le propre de la continuité discontinue » (p. 149). Le héros tragique antique, dont
le théâtre occidental se souviendra longtemps (que l'on pense à Britannicus de Racine, à Lucrèce
Borgia de Victor Hugo, à Caligula de Camus, etc.), est un monstre transgressif, qui inviterait le
spectateur, selon P.-A. Touchard, à prendre conscience des virtualités qui dorment en lui, à se
contempler dans cette image que la scène lui renvoie. Le « but » du théâtre serait de « montrer à
l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa joie, sa crainte, sa
cruauté ». Il est vrai que l'implacable « machine infernale » de la tragédie – pour reprendre une
expression de Jean Cocteau – est avant tout une machine « dramatique » (de « drama » en grec qui
veut dire l'action). Le héros tragique est souvent emporté par la violence de sa passion et de ses
propres actes jusqu'à un point de non-retour. A travers le personnage éponyme de Macbeth,
Shakespeare montre que les mouvements élémentaires de l’âme humaine sont foncièrement mauvais.

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Le meurtre du roi Duncan, suggéré par Lady Macbeth et commis par son mari, n'est que le prélude à
une série de meurtres de plus en plus cruels. Lors de l’assaut final, Macbeth est accompagné de son
porte-enseigne, le seul de ses serviteurs qui soit nommé, un certain Seton (en anglais, ce terme est
proche phonétiquement de Satan). Au terme de son parcours, le héros tragique voit surgir dans son
sillage le diable, à qui il s’est déjà donné et qui porte ses enseignes, tel Méphisto qui rend des services
à Faust en échange de son âme. L’enfer est proche : Macbeth arrive au terme d’un engrenage qui l’a
poussé à aller sans cesse plus loin sur la route du crime. Les profondeurs infernales de l'âme humaine
semblent s'ouvrir sous les yeux du spectateur. Lady Macbeth semble à elle seule être l'incarnation du
mal. Elle emprunte certains de ses traits à une créature malfaisante et verse ses paroles perverses dans
l'oreille de son mari. Nouvelle Ève, fidèle en cela à la Genèse et à toute la tradition chrétienne qui en
découle, elle incarne la tentation diabolique et signe la chute de Macbeth. Elle invoque également les
esprits de la nuit, les substances invisibles qui la peuplent, comme si elle appartenait à un monde
intermédiaire entre le monde des hommes et celui des sorcières. Elle se tient, figure monstrueuse, au
seuil de l'inhumain. Elle est enfin frappée de somnambulisme, considéré, au temps de Shakespeare,
comme une forme de possession. Le spectateur ne peut qu'être fasciné par un pareil spectacle, car il
libère toutes les potentialités qui dormaient en lui, et semble contempler directement l'âme d'un
monstre, non briguée par la censure de la veille pour reprendre un concept freudien. La pensée de
Touchard rejoint sur ce point celle d'Antonin Artaud (Dionysos, apologie pour le théâtre et Le Théâtre
et son double sont tous deux publiés en 1938). Dans « Le théâtre et la peste » (in Le théâtre et son
double, folioessais, 1964), A. Artaud propose de faire un parallèle entre le vrai théâtre – et non celui
moribond, bavard, bourgeois et frileux des années 1930 – et les grandes épidémies de peste. La
propagation de la maladie abolit chez les hommes toutes barrières morales ; la mort arrive à grands
pas, supprimant toutes lois humaines ou divines sur son passage. Dès lors, toutes les pulsions
primitives se déchaînent : le père tue son fils ; l'un pratique la sodomie ; l'autre a des relations avec une
mourante, etc. Le cannibalisme et l'inceste sont à l'honneur, empêchant tout retour possible à la
civilisation. Or la scène, selon Artaud, devrait être le lieu de l'éclatement d'un abcès (comme un bubon
de peste qui éclate). Toutes les pulsions, tous les abus, toutes les cruautés devraient envahir la scène.
Artaud écrit ainsi : « Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient
comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si
elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile » (p. 40-
41). La peste et le théâtre ont ceci de commun qu'ils permettent de révéler au grand jour le Mal qui
dort en nous : « Si le théâtre est essentiel comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais
parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de
cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses
de l’esprit » (p. 44). Touchard ne limite pas la scène à l'exposition du seul Mal – Artaud précise en
effet que «tous les grands Mythes sont noirs et on ne peut imaginer hors d’une atmosphère de carnage,
de torture, de sang versé, toutes les magnifiques Fables qui racontent aux foules le premier partage

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sexuel et le premier carnage qui apparaissent dans la création » (p. 45) - mais sa pensée est proche de
celle d'Artaud : le théâtre doit être un miroir tendu au spectateur dans lequel il contemple le propre
reflet de ses passions, grossi à l'extrême. Le « but » même du théâtre, comme le précise « Le théâtre et
la peste », est donc bienfaisant car il pousse « les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le
masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie… ; et révélant à des
collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une
attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela » (p. 46).

Cette théorie qui établit un lien entre la violence scénique et la contemplation des spectateurs
n'est pas sans rappeler celle de la catharsis, évoquée par Aristote dans la Poétique. L'unique et
problématique mention du terme de « purification » (dans sa traduction française) a donné lieu à
quantité d'interprétations divergentes. A. Gefen dans La Mimésis (Flammarion, GF-Corpus / Lettres
2002), souligne la difficulté à « caractériser le mécanisme (intellectuel, psychologique, symbolique,
alchimique ?) qui entre en œuvre dans l'épuration des passions, à définir l'extension exacte de celle-ci
(est-elle spécifique à la tragédie ? peut-elle être étendue à la comédie ? à la narration ? à tout œuvre
artistique ?) et le lieu exact où doit s'opérer l'épuration (faut-il considérer, comme nous y invite une
lecture rigoureuse du texte, que c'est à l'artiste qu'est dévolu le rôle de filtration des passions en
proposant des représentations déjà épurées, ou, au contraire, que c'est à l'âme du spectateur d'épurer
une réalité qui peut être re-présentée dans toute sa violence) ». Les propos de Touchard – comme ceux
d'Artaud – n'évoquent pas une « purification » des passions contemplées sur la scène par le public,
mais une action bienfaisante du théâtre qui permet aux spectateurs de prendre conscience du
refoulement de leurs pulsions. Or ce refoulement, cette mise en ordre des passions, ce « gendarme »
qu'évoque Touchard dans sa citation, ne sont-ils pas déjà présents dans les oeuvres dramaturgiques
tragiques et comiques, et cet impératif moral n'est-il pas l'une des conditions de possibilité du théâtre ?

II – La mesure contre l’émotion : pour conjurer la menace mortelle du désordre, la condition de


possibilité du théâtre est l’impératif moral qui détermine l’ordre du monde et de la scène ainsi que la
conscience du spectateur

Dans son Histoire du théâtre dessinée, A. Degaine écrit : « Les Grecs, comme des
marins se servant du vent pour naviguer contre le vent, vont faire de l'effrayant et asocial « chaos
tournoyant » un fascinant et magistral élévateur de la cité » (op. cit., p. 17). Le monstre, mis en scène
au centre même du proskenion, à l'endroit de l'ancien thymélè, invite le spectateur à franchir certaines
lignes interdites, mais est souvent lui-même châtié pour une telle invitation. Les spectateurs, comme le
choeur, sont invités à tournoyer autour de ce monstre, les premiers symboliquement, les seconds
réellement. Le « chaos tournoyant » fait se réveiller toutes les pulsions du personnage et des
spectateurs, libérées par le puissant dieu du théâtre capable d'annuler toutes les frontières. Cependant,
le « monstre », objet de tous les regards, est très souvent puni, tout comme le « bouc » primitif était

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égorgé en l'honneur de Dionysos. Oedipe se crève les yeux et part sur les routes loin de Thèbes,
accompagné de sa fille Antigone ; Phèdre se donne la mort ; Penthée est déchiré par les Bacchantes,
etc. Pour reprendre l'exemple de la pièce d'Euripide, évoqué précédemment, le diasparagmos de
Penthée est une nécessité dramaturgique qui permet le rétablissement de l'ordre après la menace d'un
désordre mortel. Le roi de Thèbes, tout comme Oedipe le sera plus tard dans la même ville, devient un
« pharmakos », une personne immolée comme victime expiatoire. Sur le plan politique, Penthée s'est
révélé être un hubristès, en niant la divinité de Dionysos et en s'accrochant désespérément à sa seule
raison : il doit mourir parce qu'il ne peut plus réintégrer la cité. Pouvant divulguer le terrible mystère
du monde (il a épié les secrets dionysiaques sur le Cithéron), il constitue une menace épidémique. Le
monstre (l'homme sacrilège) est une souillure pour la Cité, dont il menace l'ordre et la santé. Chez les
Grecs, la souillure de l'un contamine dans une cité tous les autres (en outre, la divulgation du secret
passerait de bouche en bouche comme une souillure). Penthée devient alors le bouc émissaire qu'il faut
supprimer : en Grèce, le pharmakos doit ou être tué/se tuer (Penthée) ou être exilé/s'exiler (Cadmos et
Agavé), afin de conduire sa souillure ailleurs, en dehors de la cité (aux Enfers ou en un autre pays). En
massacrant Penthée, les Bacchantes procèdent à la purification collective de la Cité et donc à son salut
: c'est la mission purgative de la tragédie. L'hubristès est sacrifié au nom de la collectivité, la cité
démocratique et égalitaire, Athènes. Le sacrifice du basileus et de l'hubristès sur scène est nécessaire à
l'institution de la démocratie : la chute du roi du haut du pin fait tomber celui qui a voulu se hisser au
rang des dieux et se distinguer à la fois du commun des mortels et de la communauté des hommes –
les fidèles et les citoyens, c'est-à-dire les spectateurs. La coïncidence de l'âge d'or de la tragédie et de
l'apogée de la démocratie athénienne n'est pas fortuite, comme le rappelle Jacqueline de Romilly dans
La tragédie grecque : les institutions démocratiques se révèlent extrêmement importantes dans
l'organisation des cérémonies officielles qu'étaient les représentations tragiques et aussi dans
l'élaboration d'une nouvelle pensée juridique. Cette dernière commence à cerner les responsabilités
individuelles et influence la présentation du destin des grands héros mythiques, dramatisé et mis en
question dans les tragédies. La tragédie prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec
l'oeil du citoyen.

On comprend, dans ces conditions, que les propos de Touchard doivent être nuancés. Le
« but » du théâtre n'est pas uniquement de contempler les potentialités qui dorment en chacun de nous.
Certaines pièces rétablissent également une loi morale et politique. Si cette loi est essentiellement
démocratique chez les Grecs, chaque époque peut inscrire le théâtre dans le contexte politique,
religieux ou idéologique qui est le sien. Certains personnages de théâtre peuvent ainsi devenir les
porte-parole de la sagesse et de la vertu (que l'on pense à l'intervention salutaire de l'Exempt à la fin du
Tartuffe de Molière). Mais qu'en est-il des monstres eux-mêmes, précédemment évoqués ? Dans la
pièce éponyme de Shakespeare, Macbeth déclenche à la fois la « machine infernale », tout en
redoutant le mal qu'il est sur le point de faire. En effet, son premier discours intérieur, en aparté, révèle

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que le mal, avant même d’être accompli, est déjà une vision terrifiante – et néanmoins captivante – :
dans la scène 3 de l’acte I, il fait allusion implicitement au régicide, sans que l’on sache si cette idée de
prendre le pouvoir naît avec la prophétie, ou bien si elle la précède et s’y reconnaît. Le « meurtre »
n’est alors encore que « fantasme », mais il remplit tout de même Macbeth d’« horreur ». Ce discours
contient tout en germe : il installe la permutation entre réel et irréel (« rien n’est / Que cela qui n’est
pas ») ; il fait éprouver à Macbeth, pour la première fois, l’assaut concret du mal et le plonge dans un
cauchemar dont seule la mort le délivrera ; Macbeth semble se débattre, mais il ne peut pas lutter
contre l’attraction du mal. Plus tard, lorsqu’il soupèse le poids du crime qu’il va commettre (acte I,
scène 7), il révèle sa perplexité en énonçant toutes les raisons de ne pas le commettre (parenté,
allégeance, hospitalité, reconnaissance) ; il insiste tout particulièrement sur les circonstances
aggravantes, comme s’il faisait son propre procès ; il énonce même le verdict (la damnation éternelle).
Macbeth ne se cache donc jamais la véritable nature du mal, mais son imagination prend le pas sur sa
raison. Ce dérèglement de l'imagination, de la fantaisie, pour reprendre un terme de la Renaissance, se
donne particulièrement à lire dans le monologue que Macbeth tient devant le poignard fantastique qui
flotte devant lui (acte II, scène 1) : il sait que ce n’est qu’une vision, et pourtant il se laisse posséder et
guider par elle (« Tu commandes la direction que je dois prendre »), vers ce qu’il conçoit lui-même
comme « l’enfer » (dernier vers). En assassinant Duncan, en mettant à feu la « machine infernale »,
Macbeth sait donc ce qui l’attend, tout en le redoutant. Sa responsabilité est pleine et entière, elle
résulte d’un choix délibéré, fût-il accompli sous le coup d’une pulsion. Macbeth devient ainsi à la fois
le porte-parole de la conscience morale et celui du mal ; son humanité est consubstantielle à ses vices.
Il devient son propre bourreau, « la plaie et le couteau » (cf. Baudelaire, « Héautontimorouménos »,, le
bourreau de soi-même) : il inflige le mal mais en ressent profondément les blessures. Le spectateur ne
peut être que touché par la présence, au sein de ce personnage monstrueux, d'une conscience morale.

Le spectacle des passions n'entraîne donc pas forcément la fascination du spectateur. Elle peut
éveiller sa conscience morale et politique, sa mesure intérieure et son sens de la justice. Ce dernier est
encore une fois dépendant du contexte culturel et idéologique du dramaturge. Comparons, pour
comprendre ce dernier point, le destin de Penthée dans Les Bacchantes et celui de Néron dans
Britannicus de Racine. Dans la tragédie d'Euripide, la faute de Penthée se mesure à l'aune d'un critère
grec, cosmique et politique, la mesure et l'ordre, ordre du cosmos et de la cité démocratique. La
pulsion du corps – le dionysiaque – n'est aucunement condamnée en elle-même puisqu'elle est une
réalité divine et sacrée (elle vient de Dionysos, et Penthée sera châtié pour avoir précisément nié le
corps et s'en être remis exclusivement à l'esprit, à la raison, au logos). Plus exactement, c'est le fait que
la pulsion soit informe et démesurée ou qu'elle ne reçoive pas de forme au sein de la cité qui est
dangereux et répréhensible. Le spectateur grec le sait - ou tout au moins le pressent - et réclame le
diasparagmos du roi de Thèbes. Dans la tragédie de Racine, au contraire, la faute de Néron se mesure
à l'aune d'un critère chrétien, théologique et moral, le péché et le Mal (c'est la question de la

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« cruauté » de Néron et de ses « vices »). Le corps est une substance en elle-même pécheresse, déchue
et corrompue, à cause du Péché originel, tout du moins pour le spectateur idéal selon Racine, très
marqué par le jansénisme. Le christianisme a établi entre ces deux substances que sont l'âme et le
corps, l'esprit et la matière, des rapports conflictuels et disharmonieux : un rapport de séparation
(l'âme est par nature distincte du corps) et un rapport de hiérarchie (l'âme est supérieure au corps). Le
corps (ou la matière), qui est en l'Homme à l'origine des désirs et des passions, est condamnable en ce
qu'il inspire à l'Homme l'amour pour la créature (la « concupiscence » selon Pascal) au détriment de
l'amour pour le Créateur (la « foi ») : le corps est ce qui éloigne l'Homme de la grâce, comme « les
ténèbres » de « l'amour-propre » l'éloignent de la lumière de l'amour sacré. Ainsi Néron « idolâtre »-t-
il Junie. Le héros racinien est un être passionné, une conscience soumise à ses passions. Ici, le corps et
tout qui en découle – le désir, la passion, l'amour, la « concupiscence », ou amour des biens terrestres
comme le pouvoir – sont présentés comme des sources de la folie et sont donc sévèrement condamnés.
Amoureuse ou politique, la passion est à l'opposé du divin. Quand le héros tragique devient-il donc un
monstre ? Dans la pièce d'Euripide, la démesure vient soit du corps lorsqu'il est abandonné à
l'inconscience et qu'il est seul (la mania des Bacchantes), soit de la raison lorsqu'elle prétend être seule
(l'hubris de Penthée) : Euripide condamne et la Force sans forme et la forme sans force. Dans la pièce
de Racine, la démesure vient de « l'amour-propre » (La Rochefoucauld) ou du « moi [...] injuste en ce
qu'il se fait le centre de tout » (Pascal), en ce qu'il tyrannise l'Autre et qu'il s'éloigne de Dieu pour se
concentrer sur les seules réalités terrestres. Néron est un monstre en ce qu'il a mis l'amour, ce
sentiment réservé à la créature et au Créateur, au service du Mal et de la cruauté. La purgation des
passions réclame ainsi un spectateur impliqué dans le processus théâtral et dont la conscience du bien
et du mal évolue en fonction des époques.

Mais le conflit entre la mesure et la démesure, entre la raison et la passion trouve-t-il toujours
sa résolution dans le rapport psychologique, moral et politique du spectateur au héros ? N'est-ce pas
oublier que le spectacle théâtral est moins oeuvre morale qu'oeuvre esthétique ?

III – Le conflit entre la mesure et la démesure, entre la raison et la passion, trouve sa résolution non
pas dans le rapport psychologique, moral et politique du spectateur au héros, mais sur le plan
dramaturgique et poétique du spectacle esthétique

Le spectacle théâtral est avant tout est un spectacle esthétique. La fascination théâtrale
provient de l’organisation même de la pièce, de son subtil agencement, du plaisir esthétique ressenti
par le public devant l'ingéniosité du dramaturge. Parce que la tragédie a souvent recours au mythe,
qu’elle offre le spectacle des passions violentes et qu’elle construit la figure exemplaire du héros
tragique, elle nous fascine. Mais au-delà du spectacle des passions (essentielle selon Touchard), la
fascination qu’exerce sur nous la scène tragique ne provient-elle pas de l’organisation même de la
cérémonie tragique ? Celle-ci nous livre l’essence même des passions, la concentration d’une action en

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quelques heures, et en cinq actes pour la tragédie de l’époque classique. L’action tragique est extraite
d’un mythe ou d’une Histoire plus large et déjà connue du spectateur. Or le mythe et l’Histoire ne sont
pas tragiques : l'extrême concentration temporelle exige que la tragédie elle-même soit construite en
fonction de la fin tragique que l’auteur dramatique assigne à la fable ; toute l’action tend donc vers la
mise à mort qui est programmée. L'exemple d'Andromaque de Racine nous aidera à éclaircir ce dernier
point. Le mythe de la grande reine troyenne est connu des Grecs et d’Euripide en particulier. Or,
Racine s’inspire d’un court passage de la fin de l’Iliade, qui montre Andromaque faisant ses adieux à
Hector, pour construire une tragédie qui est tout autre. Jamais chez les Grecs, la reine troyenne ne fut
liée à Pyrrhus, fils d’Achille. Racine invente les personnages des suivantes, qui infléchissent
considérablement la fable, déplace la scène en Grèce alors que l’Andromaque des Grecs est toujours
située à Troie. Toute la question devient celle de la vie ou de la mort d’Astyanax, et de la fidélité
qu’Andromaque doit à son défunt mari, tué par Achille. Cet exemple montre bien que ce n’est pas la
nature des héros mis en scène, qui fait le tragique et qui exerce une fascination ; c’est le choix
dramaturgique opéré par Racine : l’action est simple et brève, le lieu est unique, ce qui favorise la
cristallisation des passions. Bien plus que la grandeur ou l’extraordinaire, le spectateur de Racine voit
une fable qu’il ne peut connaître : ce qui le fascine, c’est ce que fait Racine de ces héros antiques, qui
n’ont en l’occurrence plus beaucoup de grandeur (Pyrrhus est faible, il n’a rien de la grandeur héroïque
des héros cornéliens ; Oreste est fou, ce héros amoureux est déjà frappé par le destin ; Hermione n’est
pas une grande héroïne tragique et Andromaque est un personnage tourné vers le passé et son défunt
époux). La construction de la tragédie devient en elle-même fascinante. Le spectateur assiste à quatre
relations amoureuses qui ne se croisent jamais : Pyrrhus aime Andromaque, qui n’a que le souvenir
d’Hector à la bouche ; Andromaque est toute tournée vers le passé et son mari mort ; Hermione aime
Pyrrhus, qui avait promis de l’épouser et ne peut que concevoir de la jalousie pour sa rivale ; Oreste
aime Hermione qui lui était destinée, mais à qui il doit renoncer depuis qu’il est parricide. Les
revirements de Pyrrhus, ses hésitations vont précipiter le conflit tragique. La fascination du spectateur
naît ici de la reconnaissance d'une ingénieuse construction dramatique.

La tragédie est certes un spectacle, mais elle est aussi un texte tragique : une construction
poétique et une élaboration littéraire. D’une manière générale, la forme esthétique n’est pas
uniquement la construction dramatique qui noue le conflit tragique. Elle est aussi ce chant, cette
musique tragique, la flûte de Dionysos qui transcende l’univers ou le conflit tragiques. La tragédie
grecque est issue des rituels représentées en l’honneur de Dionysos ; la musique est à l’origine de la
tragédie, elle restera toujours un des éléments essentiels de la tragédie grecque. Dans Les Bacchantes,
les chœurs font entendre la musique tragique de la flûte dionysiaque, qui s’oppose à la musique,
espérée, attendue, de la lyre, qui représente l’harmonie apollinienne : la tragédie grecque se définit
comme un conflit entre deux musiques, la flûte et la lyre. Ce conflit musical, qui est au principe même
du genre tragique, prolonge la tragédie comme genre qui met en scène un conflit. Or, ce qui vaut pour

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la tragédie grecque permet de rendre compte de la tragédie classique (nous renvoyons, à ce propos,
aux remarquables analyses de G. Steiner, dans La mort de la tragédie, chapitre VII). La « musique »
de Racine est elle-même extrêmement connue. L'alexandrin racinien, mètre par excellence de la
langue française, n'est jamais une pure convention esthétique ; la musique de l’alexandrin n’est pas un
artifice, il participe de manière essentielle au spectacle tragique. La langue épurée, fascinante de
Racine, participe de la catharsis et de la fascination théâtrale. Dans Phèdre, la parole portée par
l'alexandrin devient elle-même action, comme l'a très bien montré Patrick Dandrey dans Phèdre de
Jean Racine. Genèse et tissure d'un rets admirable (Paris, Champion, 1999). Dans cette pièce, l’amour
est secret, parce que, d’une façon ou d’une autre, interdit ; mais le secret est révélé, puisque, au cours
du drame, la pression intérieure du désir ou la pression extérieure des événements en délivre l’aveu.
En dehors de toute instance de jugement métaphysique ou moral, en deçà de toute psychologie, la
malédiction et la culpabilité inhérentes à la passion se manifestent à travers le critère formel de ce
mutisme trahi. L’aveu constitue la faute, constitue l’amour comme faute et l’action tragique comme
révélation du caractère fautif de l’amour par le fait et l’effet de son expression. Cet aspect semble
essentiel : Racine porte à la scène une question qui n’est ni morale, ni religieuse ou philosophique,
mais il s’agit bien d’un problème dramaturgique, qui repose sur une tension entre ce qui est secret et ce
qui est vu, ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas. C’est bien la parole tragique qui est porteuse de
sens ; ce sont ses conditions d’émergence qui sont mises en scène. Il ne s’agit donc pas d’un problème
psychologique. Dans la tragédie, la tension entre le secret et le révélé n’est pas le sujet, mais le moteur
de l’action tragique. Ce qui constitue le caractère tragique de Phèdre, c’est cette tension entre ce qui
est caché et ce qui est montré, et c’est bien la parole elle-même, mise en scène à travers l’aveu, qui est
action tragique : il s’agit bien du spectacle de ce qu’on ne voit pas, de ce qui est invisible, mais qui
conduit à la mort de celui qui commet une faute tragique : celui qui parle.

Le Mal lui-même peut également être envisagé moins dans une dimension morale que dans
une dimension esthétique. L'étude de la pièce de Bernard Marie Koltès, Roberto Zucco, est en ce sens
éclairante (publiée aux Editions de Minuit, 1990). Mettant en scène le tueur en série qui a
véritablement existé, Roberto Succo, et le transformant en Roberto Zucco, le dramaturge fait accéder
un personnage monstrueux au rang de mythe. Les meurtres, viols, agressions, s'enchaînent sur la
scène, devant les yeux médusés - et parfois choqués - des spectateurs (la pièce, parue de façon
posthume en 1990, déclencha un véritable scandale). L'oeuvre de Koltès illustrerait-elle parfaitement
les propos de Touchard et ceux d'Artaud ? Il est vrai que la gestion koltésienne du monstre théâtral
semble s'inscrire radicalement à l'opposé de celle du théâtre grec. Roberto Zucco pourrait bien être un
véritable « monstre », montré du doigt par le spectateur car il sort des frontières établies. Il devient
parfois surhumain : comparé à des héros mythiques tels que Samson, Goliath ou même le surhomme
de Nietzche, voire l'Antéchrist, il est très fort physiquement et peut sortir des situations les plus
inextricables. Il bascule parfois au contraire dans la sous-humanité : présenté comme une bête féroce

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qui ne connaît plus les lois symboliques (il tue sa mère, tue un enfant, viole une petite fille, etc.), il
voudrait être un chien errant qui fouille les poubelles, etc. Mais ce « monstre » relativement timide – il
ne cesse de fuir la scène théâtrale et son éternelle errance assure une cohérence entre tous les
« tableaux » de la pièce – n'est châtié par aucun exil, meurtre, bannissement, diasparagmos final.
Aucun retour à l'ordre ne vient s'opposer à cet hymne au chaos. Le héros éponyme saute du toit de la
prison dans laquelle il est à nouveau enfermé à la fin de la pièce, mais rien n'indique qu'il meurt. Sa
chute ressemble plutôt étrangement à une ascension, une apothéose divine. Après avoir instauré un
nouveau culte au soleil, Roberto Zucco saute du toit de la prison et signe l'ouverture d'une nouvelle ère
que le texte koltésien ne détaille pas et ne fait que suggérer. La gestion théâtrale du « monstre » est
donc bien opposée à celle des Grecs. Le « monstre » antique transgresse un interdit fondamental, une
loi essentielle à l'établissement de la démocratie naissante. Le « chaos tournoyant » du théâtre doit
aider le spectateur à « montrer » du doigt la pulsion négative, à se séparer de cette tentation par le biais
de la catharsis. Le « monstre » est châtié et le spectateur apaisé. Dans Roberto Zucco, le meurtre est
avant tout un geste politique, accompli contre la polis, la cité, la société tout entière. Tuer, dans le texte
koltésien, exprime la douleur et l'horreur d'appartenir à la société ; le meurtre devient un geste
romantique de survie. Si le monstre antique est « a-nomique », le hors-la-loi qu'est Roberto Zucco
revendique cette « a-normalité » : il laisse ainsi percer le soulagement et le bonheur de ne pas
appartenir au corps social. Les propos de Koltès vont même plus loin : le « tueur en série » ne fait
pratiquement que répondre au désir secret de ses victimes, qui serait de mourir et de sortir
définitivement d'une société honnie. Mais le personnage de Roberto Zucco est avant tout le symbole
de l'irresponsabilité. Comme l'écrit Johan Faerber : « la « bête furieuse » que Koltès met en scène n'est
pas présentée comme un contre-exemple immoral et partant condamnable. Il montre au contraire qu'il
n'y a pas de morale à tirer de l'histoire de Roberto Zucco et que, si morale il y avait, elle tiendrait en
l'apologie d'un homme qui, face à l'irresponsabilité, ferait preuve d'un courage supérieur à celui des
autres (...). De Succo à Zucco, du « S » au « Z », du fait divers au mythe et du mythe à l'apologue,
pour Koltès la seule morale qui reste et qui vaille est celle de la beauté. Même si cette beauté, comme
dans le cas de Roberto Zucco, n'est pas toujours morale » (Roberto Zucco, Hatier, p. 52-53). Le projet
koltésien est donc moins moral qu'esthétique : « Empruntant à Rimbaud mais aussi à Jean Genet,
Koltès cultive un théâtre où règne en maître le mal sous toutes ses formes. Depuis Baudelaire, la
poésie cultive le mal et met à la lumière ce qui, ordinairement, demeure invisible. Alors qu'on
s'attendrait à ce que le meurtrier en série soit un objet de réprobation et d'horreur, il trouve dans le
sillage de l'auteur des Fleurs du Mal une véritable beauté. Sans faire pour autant l'apologie d'un
quelconque crime, la poésie de Koltès vise à faire surgir l'image d'un criminel non seulement épris de
pureté mais pétri de beauté, un séducteur dont les actes fascinent : « ce garçon, pourtant, au regard si
doux ; ce beau garçon, décidément », dit la pute (Koltès, op. cit., p. 30) ; il a une « belle gueule »
déclare une autre (p. 46). Tel un saint, porté par une tempête solaire où « le soleil monte, devient
aveuglant comme l'éclat d'une bombe atomique » (p. 95), Zucco finit son parcours de serial killer

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auréolé comme un ange exterminateur. Conjugué à la puissance de l'Apocalypse biblique, se réalise
donc ici le projet rimbaldien du poète Voyant dont les images vertigineuses transfigurent le monde »
(J. Faerber, op. cit., p. 80). Roberto Zucco n'offre pas au spectateur le miroir grossissant de ses propres
potentialités meurtrières ; il s'adresse au sens esthétique du public qui, depuis la poésie baudelairienne,
est capable de percevoir la beauté du Mal.

Dans la citation offerte à notre étude, P.-A. Touchard propose de se détourner à jamais d'un
théâtre bavard, moribond, bourgeois et conventionnel et de renouer avec la violence originelle du
théâtre antique. Intimement lié aux cérémonies rendues en l'honneur de Dionysos, le « chaos
tournoyant » de la tragédie grecque met au centre du proskénion un monstre théâtral, pointé du doigt
pour ses potentialités transgressives. Le héros antique se montre « hyperbolique » au sens grec du
terme : les passions qui l'habitent sont « jetées au-delà » de la juste mesure. Cet excès des passions
(qu'un personnage peut éprouver ; « pathein » en grec ; « patior » en latin) est la force même du
théâtre selon Touchard. Il permet au public, médusé, de prendre conscience du « mystère » des
passions qui sommeillent en lui. Le théâtre offrirait ainsi au spectateur un miroir grossissant chacun de
ses traits, chacune de ses pulsions, et lui permettant de se voir vivre, par procuration, dans un monde
utopique (« qui n'existe pas » en grec) où « la crainte du gendarme » n'existerait pas. Ce retour à
l'ordre, nié sur la scène théâtrale, peut d'ailleurs désigner à la fois le surmoi freudien, les lois divines
ou celles des hommes. Or les propos de Touchard – parfois proches de ceux d'Antonin Artaud -
méritent d'être nuancés. Le « chaos tournoyant » originel nécessite lui-même le sacrifice du monstre
devenu bien souvent « pharmakos ». La naissance de la tragédie grecque est intimement liée à la
naissance de la démocratie. L'histoire du théâtre occidental se souviendra de cette intime liaison entre
le monstre et le théâtre et chaque époque saura adapter la monstruosité à son propre contexte religieux,
politique, idéologique et moral. Le héros souillé est bien souvent chassé, châtié, exilé, ou tué : le
« monstre » transgressif aide le spectateur à réfléchir à ses propres pulsions et à les canaliser. La
menace mortelle du désordre est souvent contrée par un retour à l'ordre, la conscience morale et
politique du spectateur étant certes dépendante d'un contexte culturel bien précis. Et pourtant, le conflit
entre la mesure et la démesure, entre la raison et la passion, entre la loi et la pulsion, trouve moins sa
résolution dans le rapport psychologique, moral et politique du spectateur au héros que sur le plan
dramaturgique et poétique du spectacle esthétique. La construction de la pièce et la virtuosité du
dramaturge qui réorganise le muthos à sa guise, la puissance de la musique tragique et du texte
théâtral, la beauté du Mal mis en scène pour sa propre puissance esthétique, fascinent le spectateur et
l'écartent parfois de toutes préoccupations morales. Comme l'écrit Boileau au chant III de l'Art
poétique : « Il n'est point de serpent ni de monstre odieux, / Qui par l'art imité ne puisse plaire aux
yeux, / D'un pinceau délicat l'artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable ».

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