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Gilles Philippe

Sur l’émergence du présent romanesque

Le premier prix Goncourt fut attribué à un récit entièrement rédigé au présent : Force
ennemie de John-Antoine Nau. Le roman est oublié, et le détail peut sembler anodin. Mais
en 1903 la narration au présent restait encore une nouveauté dans la littérature de langue
française. Non point les décrochements dans un récit au passé, bien sûr : Vaugelas ne les
avait pas condamnés, puisque le latin les connaissait déjà ; La Fontaine ou Corneille les
avaient rendus familiers aux écoliers : « Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
/ Et courent se livrer aux mains qui les attendent. » Tout autre est ce qu’offre le roman de
Nau, qui flirte avec la science-fiction et se donne comme un manuscrit retrouvé dont la
prose aurait simplement été revue par le signataire. La question qui intrigue est dès lors
de savoir pourquoi l’on peine à citer un récit entièrement conduit au présent vers 1850,
pourquoi cela devient beaucoup plus simple vers 1900, pourquoi de tels récits abondent
vers 1950 (la rondeur de ces dates marquant leur évidente approximation), ou encore
pourquoi la forme est si commune depuis 2000 qu’elle montre de premiers signes d’usure.
Mais ainsi formulée, la question ressemble déjà à une réponse : le constat quantitatif
linéarise les données selon un principe d’apparition, de développement et de déclin, qui
arase les factualités et les causalités plus ponctuelles ; il fait comme si les conditions
d’évolution d’une modalité rédactionnelle se confondaient avec celles de son émergence.
On verra que les choses sont bien plus complexes : en parcourant un siècle et demi
d’attestation de romans au présent1, on réfléchira à la possibilité d’une analyse
proprement historique et pas seulement historiographique du développement d’une forme
stylistique, c’est-à-dire d’une analyse qui ne réduit pas le passé à une série de notations
synchroniques, mais interroge la diachronie en tant que telle, c’est-à-dire en tant que
changement, et met en son cœur la question des causalités évolutives.

Apparition ?

Rouvrons Force ennemie. Le présent y paraît d’abord synchrone : comme dans un


monologue intérieur, les événements semblent se passer au moment même où ils sont
contés : « Quel étrange réveil ! Certes, je connais cette chambre, mais il me semble bien
qu’il y a des mois, peut-être des années que je ne l’ai vue2 ! » Cet effet se retrouve parfois
dans le roman, renforcé ou confirmé par des adverbes de temps ou des présentatifs :
« Voici qu’une petite lueur d’un bleu froid, d’un bleu d’acier entre dans le cachot par une
lucarne. Lentement, lentement elle blanchit3. » Mais l’essentiel du récit offre un présent
clairement asynchrone : il y a d’évidence rétrospection, et l’on a affaire à ce que la
tradition scolaire appelait déjà du présent historique : « Les semaines suivantes, l’atroce

1 Il n’existe pas à ce jour d’étude systématique de l’histoire du présent romanesque en français. Si abondent

les travaux sur les propriétés formelles de la narration au présent, la question historique est restée à la marge
des grandes études, même des plus ambitieuses comme celles de Harald Weinrich (Le Temps : le récit et le
commentaire, Paris, Seuil, 1973 [Tempus: besprochene und erzählte Welt, 1964]) ou de Marcel Vuillaume
(Grammaire temporelle des récits, Paris, Minuit, 1990).
2 John-Antoine Nau, Force ennemie (1903), Bruxelles, Grama, 1994, p. 9.
3 Ibid., p. 174.
Kmôhoûn ne me laisse plus une minute de répit. Ce sauvage de Tkoukra se perfectionne
dans l’art de la persécution au point qu’une belle nuit je lui déclare que j’en ai assez, que
je vais lui obéir4. »
En 1917, le Goncourt fut à nouveau décerné à un récit au présent : La Flamme au poing
d’Henry Malherbe. La plume est celle d’un officier du front ; bien que toujours en
première personne, la prose est ici plus soignée et le dispositif narratif plus complexe ;
quelques pages peuvent d’ailleurs recourir aux temps du passé. En dehors des notes
descriptives, le présent y appelle presque toujours une lecture asynchrone, mais le jeu sur
la phrase notationnelle, brève voire averbale, crée des effets de point de vue qui
infléchissent souvent la narration vers la synchronie, comme si la scène était rapportée au
moment même où elle se déroule : « Les officiers m’accueillent. Il n’est pas encore six
heures du matin et, déjà, ils m’obligent à fumer un cigare qu’ils m’offrent. J’ai chaud5. »
Ces deux exemples suffisent à nous mettre en garde contre une précaution qui serait
pourtant de bon sens, selon laquelle l’histoire de la fiction au présent devrait
soigneusement distinguer les récits à narration synchrone, où le temps a une valeur
déictique et rend compte d’événements contemporains de leur énonciation, et les récits à
narration asynchrone, où le présent rend compte d’événements passés. Or, quoique
grammaticalement et littérairement fondamentale, cette distinction n’est étrangement
guère discriminante d’un point de vue historique. Et d’un point de vue historique encore,
on ne saurait non plus radicaliser une distinction, a priori tout aussi fondamentale, entre
les récits entièrement au présent et les récits où ce temps alterne avec ceux du passé :
« Soudain, j’entendis un fracas, des crépitements. Je bouscule mes visiteurs et me
précipite dehors. Un dépôt de fusées multicolores vient de sauter à notre gauche6. » Le
Goncourt de 1916, Le Feu d’Henri Barbusse, jouait sur la même alternance, mais faisait
au passé une place un peu plus grande que son successeur de 1917, dont cet exemple est
extrait.
L’histoire du présent romanesque est au moins préservée de la tentation généalogique,
en ce qu’elle ne saurait rattacher l’émergence de la forme à un nom, un titre ou un moment
fondateur. Elle évite les raccourcis auxquels la facilité nous fait souvent recourir pour
d’autres formes, comme le discours indirect libre, dont Flaubert aurait signé l’acte de
naissance et Zola assuré le développement. La première raison en est simple : c’est que
le présent romanesque ne se laisse pas ramener à une configuration susceptible de
recevoir une définition et une dénomination, mais regroupe une gamme d’emplois très
divers du tiroir verbal, qu’évoquait déjà l’opposition rudimentaire entre présent
synchrone et présent asynchrone. La seconde raison, c’est que les textes que la
chronologie nous inviterait à considérer comme « fondateurs » n’appartiennent pas au
premier canon de la littérature de langue française. Il pourrait s’agir, pour le présent
synchrone, de Les lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin (1887), bien que le
monologue intérieur y gère mal – comme on l’a vite reproché à l’auteur – la mention des
perceptions et des actions, ce qui donne parfois à son présent des allures asynchrones,
comme si la scène était rapportée a posteriori : « La porte est laissée à demi entrouverte ;
je m’assieds ; j’attends ; je m’occupe à attendre, à l’attendre7. » Mais le livre ne connut
qu’une reconnaissance tardive, à l’occasion de sa réédition de 1924 ; or, à cette date, le

4 Ibid., p. 159.
5 Henry Malherbe, La Flamme au poing, Paris, Albin Michel, 1917, p. 197.
6 Ibid., p. 23.
7 Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés (1887), Paris, Flammarion, GF, 2001, p. 94.

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présent romanesque était déjà bien illustré, dans sa variante asynchrone bien sûr, mais on
a vu que celle-ci – notamment quand s’y mêlent point de vue et représentation de la
pensée – peut aisément prendre une couleur synchrone, si bien que le présent du récit
semble coïncider avec celui de la narration : « Tiens ! le voilà qui sort de la maison et qui
descend au jardin. Il est plus pâle que d’habitude ; il a toujours son bandeau blanc autour
de la tête8. »
Ces lignes sont extraites de Bas les cœurs ! de Georges Darien, paru en 1889 et éligible
au titre de premier roman de langue française entièrement conduit au présent asynchrone ;
éligible parmi tant d’autres… Darien fut peut-être le premier romancier à utiliser le
présent romanesque de façon systématique (Biribi, discipline militaire, 1890 ; Le Voleur,
1897 ; L’Épaulette, 1905), mais sans doute aurait-on tort de se mettre en quête d’un
« premier » roman entièrement au présent : on risque de toujours trouver un précédent,
niché dans quelque recoin de la mémoire littéraire. Pour l’histoire des pratiques
stylistiques, la question de la première occurrence n’est jamais la bonne : ce qui importe,
c’est le moment où une forme commence à être fréquemment attestée. Il n’est d’ailleurs
pas rare qu’en telles matières, il faille ainsi trancher entre deux chronologies : l’une fait
par exemple valoir que l’on ne saurait dater de la seconde moitié du XIXe siècle
l’émergence du discours indirect libre ou de l’imparfait narratif dès lors que l’on en peut
trouver des exemples bien plus tôt dans l’histoire de la langue, l’autre qu’il faut
soigneusement distinguer la première attestation des formes et leur disponibilité
effective9. Les deux chronologies ont leur pertinence, mais seule la seconde a un réel
rendement pour l’histoire stylistique de la littérature.
La perspective diachronique ne doit en outre pas être faussée par le fait que le présent
romanesque ne s’est pas d’emblée imposé dans des narrations entièrement conduites à ce
temps, mais au terme d’une bascule à son profit dans des récits conduits au passé, et cela
sans doute dans le cours des années 1860 : il occupe déjà une place notable dans Le Petit
Chose (1868) ou les Lettres de mon moulin (1869) d’Alphonse Daudet, par exemple, et
confirme son importance en 1879 dans Les Rois en exil du même auteur. Puis les choses
s’accélèrent : en 1879 précisément, le présent l’emporte largement sur le passé dans
L’Enfant de Jules Vallès, tout comme, l’année suivante, dans la nouvelle par laquelle
Henry Céard contribue aux Soirées de Médan : « La saignée ». Vers 1900, nous le disions,
il devient aisé de citer des récits entièrement au présent, et peut-être pourrions-nous
considérer que Claudine à l’école est, en 1900, le premier roman du canon littéraire à
répondre à cette condition, si nous étions sûrs que ce roman appartînt plus que ceux de
Darien au canon littéraire et surtout si nous étions sûrs que la question eût vraiment un
sens.
Une chose semble acquise en tout cas, c’est que le présent romanesque a « émergé » à
la fin du XIXe siècle, bien que rien ne soit à proprement parler « apparu », puisque, d’une
part, les décrochements au présent n’étaient pas rares dans les récits du XVIIe et que,
d’autre part, il est trop radical de considérer que la parution de romans entièrement au
présent fasse césure, dès lors que ceux-ci se mêlent à des romans au présent qui
s’autorisent des décrochements au passé, en inversant la configuration préalablement
attestée. On notera en outre que le discours critique de l’époque ne semble pas s’être ici
ému de l’apparition d’une « nouvelle » forme et que le présent romanesque n’a nullement

8Georges Darien, Bas les cœurs ! 1870-1871, Paris, Savine, 1889, p. 35.
9Voir, d’une part, Bernard Cerquiglini, « Le style indirect libre et la modernité », Langages, no 73, 1984,
p. 7-16 et, d’autre part, Jacques Bres, L’Imparfait dit “narratif”, Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 205-210.

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entraîné de débats comparables à ceux qui accompagnaient par exemple au même
moment l’« apparition » du discours indirect libre, ni même aux remarques étonnées que
l’on opposait, à la même époque, aux « nouveaux » emplois de l’imparfait.
L’émergence du présent romanesque ne saurait par ailleurs être d’emblée posée et
pensée pour elle-même, indépendamment de l’évolution générale du système verbal
narratif qui a abouti au fait que le roman français dispose aujourd’hui de deux temps
standard : le présent et le passé simple. Il est, à cet égard, intéressant de noter que
l’histoire des temps romanesques n’a pas été parallèle à celle qui s’observe dans les
productions non littéraires : le passé simple romanesque n’a, d’une part, été concurrencé
que fort tardivement (dès le XIIe siècle, il reculait dans la langue orale) ; il n’a, d’autre
part, pas été concurrencé par le passé composé mais par le présent. Si l’émergence du
présent romanesque s’explique en partie par la nécessité d’apporter une solution à la
progressive obsolescence du passé simple, cette solution fut différente, plus tardive et
moins radicale que l’éviction à laquelle a procédé la langue commune. Cette régression
du passé simple romanesque et la progression conséquente du présent s’expliquent aussi,
de façon collatérale, par le fait que le premier exigea longtemps des accords au subjonctif
imparfait et plus-que-parfait (on écrivait difficilement « Il fallut qu’elles viennent »10),
jugées de plus en plus gênants, et pour certains ridicules, au fur et à mesure que l’on
avançait dans le XIXe siècle, même si le coup de grâce ne fut donné que dans les années
195011.
Il apparaît en tout cas que le recul du passé simple est le premier des éléments qui
expliquent l’émergence du présent romanesque au terme d’un processus engagé depuis
longtemps et que confirme le témoignage des corpus numérisés : « […] le passé simple
finit en beauté sa carrière, après avoir été en faveur dans les siècles classiques. Sa chute
se précipite à la fin du XIXe et beaucoup de ses formes, sauf à la troisième personne, sont
devenues archaïques12. » L’auteur de ce constat, Étienne Brunet, notait en outre que la
montée du présent a été précédée d’une montée de l’imparfait et que les données
quantitatives autorisent à parler d’une « concurrence entre ces deux temps », « le roman
balzacien ou flaubertien privilégiant l’imparfait de préférence au présent »13. Tout juste
convient-il de nuancer un peu les chiffres : c’est le poids des descriptions qui fit monter
l’imparfait dans le « roman balzacien » ; c’est le poids de l’indirect libre et du point de
vue qui explique sa présence massive dans le « roman flaubertien ».
Ce n’est pourtant pas sur ces deux terrains que l’imparfait et le présent ont pu entrer
en concurrence avec le passé simple, mais dans des emplois qui étaient normalement
réservés à ce dernier. Dès le début du XIXe siècle, c’est d’abord l’imparfait qui, dans ses
contre-emplois dits « narratifs », avait semblé pouvoir se substituer au passé simple : « il
reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.14 » Mais
précisément, il s’agissait de contre-emplois, condamnés dès lors à des apparitions
ponctuelles, et il aurait été difficile de conduire entièrement un récit à ce temps : le fait

10 Ce type d’accord est cependant bien représenté dans le roman au passé simple d’aujourd’hui.
11 Voir G. Philippe, Le Rêve du style parfait, Paris, PUF, 2013, p. 133-136. La comparaison avec les autres
langues romanes exige ici que l’on soit plus nuancé : il est toujours délicat de dire si c’est l’étrangeté ou le
ridicule de ces formes qui a entraîné leur disparition ou bien alors si c’est leur disparition qui les a rendues
étranges ou ridicules.
12 Étienne Brunet, « Quand le temps change avec le temps », Texto !, vol. XXI, no 1, 2016 (en ligne).
13 Ibid.
14 Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857), II-7 (Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibl. de la

Pléiade, 2013, p. 265).

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est que ces nouveaux imparfaits ne passèrent pas inaperçus, alors que le développement
de la narration au présent ne suscita guère de commentaires, nous l’avons dit. Trop
« marqués », ils étaient condamnés à une usure rapide : le XXe siècle n’y recourut que
marginalement. La coïncidence des dates reste frappante : c’est à partir de 1860 que
l’imparfait narratif se répand dans la fiction de langue française15, c’est-à-dire au moment
même où le présent romanesque se voit soudain sursollicité.
Le présent était plus plastique que l’imparfait16 ; il pouvait plus aisément remplacer le
passé simple. Aspectuellement proche de l’imparfait, il pouvait en outre, ce qui est
presque impossible au passé simple, être utilisé pour créer deux configurations
énonciatives auxquelles le roman recourut de façon très forte après 1850 : le filtre
subjectif d’un « point de vue » et le discours indirect libre. Le présent était même mieux
adapté que l’imparfait au nouveau projet subjectiviste que s’était assigné le roman
(donner à voir le monde tel que quelqu’un le perçoit), puisque, nous l’avons vu, il peut
créer des effets de synchronie entre la saisie du réel ou des états mentaux et son
énonciation même. On pourrait aussi faire valoir que le présent, qui n’inscrit pas à lui seul
dans la chronologie le procès ou l’état désigné par le verbe (je peux parler au présent de
ce qui est vrai maintenant, l’était hier, le sera demain ou toujours), a une propriété
« floutante », congruente avec l’esthétique du vague qu’exigeait la sensibilité de la fin du
XIXe siècle et à laquelle l’écriture impressionniste avait donné de premières réponses, en
atténuant notamment la place du verbe par les tours pronominaux, passifs ou averbaux,
mais aussi en sursollicitant l’imparfait.
Le problème, c’est qu’à peine avancé, ce dernier point doit être nuancé : malgré
Daudet, ce n’est pas dans le roman subjectiviste ou « impressionniste » que le présent
romanesque s’est diffusé. Les formes attendues mais non advenues sont d’ailleurs
souvent plus révélatrices que les formes attestées. Il aurait en effet été fort simple
d’expliquer ce qui ne se produisit finalement pas : l’avènement du présent comme temps
narratif du roman subjectiviste. Si cet avènement n’eut pas lieu, malgré l’évident intérêt
que ce temps eût présenté pour un tel projet, c’est sans doute parce que le passé simple
servait mieux la narration impersonnelle ; c’est aussi parce que le roman subjectiviste,
fondé sur la triade narration impersonnelle / point de vue / discours indirect libre, était
sans doute une modalité déjà usée au moment même où, vers 1900, le roman au présent
cessait d’être une forme rare. Avant même de s’expliquer par des raisons « positives »,
l’émergence du présent romanesque s’explique ainsi par des raisons « négatives » : elle
marque d’une part une nouvelle étape dans le déclin du passé simple ; elle marque d’autre
part la démonétisation d’un protocole narratif emblématisé par le binôme passé simple /
imparfait. La montée du présent romanesque est donc d’abord le résultat d’une double
usure : celle d’un temps verbal et celle d’un modèle littéraire17.

15 Voir Charles Muller, « Pour une étude diachronique de l’imparfait narratif », dans AA. VV. Mélanges de

grammaire offerts à M. Maurice Grevisse pour le trentième anniversaire du “Bon usage”, Gembloux,
Duculot, 1966, p. 252-269. Comme J. Bres (L’Imparfait dit « narratif », p. 207), nous ne parvenons
cependant pas à suivre Muller lorsqu’il affirme que l’imparfait narratif est omniprésent au XXe siècle.
16 Je ne m’attarderai pas ici sur les propriétés linguistiques du présent en français. Pour une synthèse, on

pourra se reporter à Rose-Marie Gerbe, Le Présent de l’indicatif et la non-actualisation des procès : étude
formelle et pragmatique (Paris, Champion, 2010).
17 La sortie du modèle réalistico-naturaliste est bien documentée depuis la somme de Michel Raimond, La

Crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt (Paris, Corti, 1966) ; l’ouvrage ne signale
cependant pas l’émergence contemporaine du présent romanesque.

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Évolution ?

On comprend, sur ce tout dernier point, qu’indépendamment même des « raisons


négatives » qui ont permis l’avènement du présent romanesque, il ne soit guère pertinent
de s’interroger sur cette émergence pour elle-même : ce n’est pas ce temps verbal qui est
« apparu », ce sont des protocoles romanesques qui marquaient une rupture plus ou moins
franche avec le modèle réalistico-naturaliste. Ainsi notera-t-on tout d’abord que la plupart
des textes que l’on a cités sont à la première personne (Darien, Malherbe, Nau, Vallès…)
et que certains se donnent comme des variations sur le genre du journal intime. En 1892,
les folles aventures que relatent les carnets du Claudius Bambernac de Jules Verne sont
déjà presque entièrement au présent, avec de forts effets de synchronie : « En ce moment
voici que la bande de l’Astara s’accentue ; les assiettes frémissent entre les chevilles de
la table, les couverts glissent en cliquetant […]18. » En 1901, le deuxième volet de la série
des Claudine (Claudine à Paris, lui aussi au présent) confirme dès l’ouverture ce que le
premier disait plus discrètement : « Aujourd’hui, je recommence à tenir mon journal
forcément interrompu pendant ma maladie, ma grosse maladie – car je crois vraiment que
j’ai été très malade19 ! » Du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau en 1900
au René Leys de Victor Segalen en 1922, la liste serait longue des journaux fictifs qui,
dans la narration des événements du jour, recourent bien plus au présent que la plupart
des véritables journaux intimes de l’époque, comme celui d’André Gide par exemple. Le
Goncourt de 1916, Le Feu de Barbusse, avait paru avec le sous-titre Journal d’une
escouade ; celui de 1917, La Flamme au poing d’Henry Malherbe, se donnait comme des
notes prises sur le vif de la guerre, etc.
Tout se passe comme si le présent, contrairement au passé composé, permettait de
rendre l’épaisseur du vécu, sans pour autant dénoncer le texte comme fiction, comme le
faisait la combinaison – soudain perçue comme trop « romanesque » – du passé simple et
de l’imparfait. En 1912, c’est d’ailleurs au présent que Louis Boussenard composa son
extravagante Terreur en Macédoine, qu’il sous-intitula « récit vrai », et déjà les récits de
Vallès et de Darien semblaient assigner au présent une véridicité interdite au passé
simple20. Il apparaît aussi, plus largement, que le présent romanesque fut longtemps
associé à un type de récit qui s’interdisait de construire un mouvement narratif fort. Dès
la fin du XIXe siècle, il fut sollicité par des récits anti-romanesques, procédant par
juxtaposition de scènes (ce sont souvent les plus célèbres : la trilogie de Jacques Vingtras,
Poil de Carotte…) ou se laissant à tel point manger par le dialogue que le présent y prend
une couleur didascalique, comme dans L’Écornifleur de Jules Renard en 1892, dans le
Jean Barois de Roger Martin du Gard vingt ans plus tard, etc.
Dans le processus complexe qui voit émerger une forme littéraire (c’est-à-dire non pas
son apparition mais sa brusque sollicitation à un moment donné), il faut en effet tenir
compte de deux éléments complémentaires. D’une part, une forme n’apparaît ou n’évolue
jamais seule ; la forme isolée n’est jamais le bon niveau d’analyse stylistique ou
historique : les formes s’agencent en faisceaux, et ces faisceaux évoluent également selon
leur logique propre. D’autre part et conséquemment, l’évolution d’une forme ou d’un

18 Jules Verne, Claudius Bambernac, Paris, Hetzel, 1899, p. 45.


19 Colette [& Willy], Claudine à Paris (1901), Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1984,
p. 221.
20 On notera cependant que, dans la presse quotidienne, les récits de faits divers n’ont, par exemple, pas

connu une telle bascule vers le présent : on trouve des récits au présent dès les années 1830, mais leur
fréquence est toujours restée faible.

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faisceau est contrainte par des données génériques ou sous-génériques. Ainsi a-t-on pu
remarquer que, parmi les exemples déjà cités, figurent ce que l’on appelle parfois des
« romans d’enfance ». Non que tous les romans qui content des enfances aient été écrits
au présent, mais ce temps a été particulièrement sollicité par ce sous-genre thématique.
On peut trouver à cela plusieurs raisons. La première, c’est que le protocole rédactionnel
du roman d’enfance garde quelque chose des modalités stylistiques des romans destinés
aux enfants, lesquels connurent un essor considérable après 1870 ; or, ces romans
recouraient déjà volontiers au présent : « Trott rentre de la promenade. Jane lui ôte son
manteau et lui change ses souliers. Il se laisse faire sans mot dire. Il ne répond pas à ses
questions. Il réfléchit21. » Ces lignes ouvrent un chapitre de Mon petit Trott d’André
Lichtenberger qui, paru en 1898, demeura jusque dans les années 1950 l’un des grands
classiques de la littérature pour la jeunesse.
Ce bref exemple nous permet d’entrevoir une deuxième raison possible du fait que le
roman d’enfance ait particulièrement recouru au présent : celui-ci n’est qu’un élément
parmi d’autres d’une évidente simplification grammaticale et lexicale qui permettrait de
mieux parler à ou de l’enfance. On n’est pas très loin du style de Poil de Carotte que Jules
Renard donna en 1894 : « Poil de Carotte se promène à petits pas dans les allées du jardin.
Il gémit. Il cherche un peu et renifle souvent. Quand il sent que sa mère l’observe, il
s’immobilise ou se baisse et fouille du bout des doigts l’oseille, le sable fin22. » Les
mésaventures du jeune personnage sont entièrement contées au présent, à l’exception de
quelques lignes, comme l’on conserve sur un mur que l’on repeint un petit coin qui garde
le souvenir d’un état antérieur, celui où l’on écrivait au passé simple : « Mais Poil de
Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant
et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue,
que quelques plumes et un bec sanglant23. » Il n’est d’ailleurs pas illégitime de faire un
lien entre cet emploi du présent et celui que l’on trouve fréquemment dans la pratique
scolaire des rédactions, qui, sous la Troisième République, invitaient régulièrement les
enfants à raconter quelque événement dont la typicité appelait ce temps : une journée de
vacances, les occupations de Maman à la maison, de Papa au travail, de la famille le
dimanche. Après le triomphe des écritures artistes puis symbolistes, la « fraîcheur »
prêtée au récit d’enfant fut bien vite opposée à la complexité des pratiques littéraires, et
le tournant du siècle connut une véritable fascination pour le « français scolaire » ou
« élémentaire », qui est aujourd’hui bien documentée24.
Il est dès lors fort possible que le récit au présent ait rapidement été perçu comme
réservé à une littérature qui ne prétendait pas au premier rang. Parmi les livres que nous
avons cités, les seuls qui furent intégrés dans le canon (ceux de Vallès, pour l’essentiel ;
les autres furent confinés à sa marge) ont paru au tout début du développement du présent
romanesque. Quand Colette voulut changer de statut littéraire, à l’occasion de Chéri en
1920, elle abandonna le roman au présent ; en 1923 peut-être pensa-t-elle aussi que le

21 André Lichtenberger, Mon petit Trott (1898), Paris, Presses-Pocket, 1974, p. 53.
22 Jules Renard, Poil de carotte (1894), Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1970, p. 751.
23 Ibid., p. 746. Il peut d’agir ici d’une inadvertance : Renard avait d’abord écrit cette scène au passé, et le

manuscrit porte l’indication « mettre au présent » (voir ibid., p. 1019). Mais les autres recueils de scènes
publiés par Jules Renard font souvent alterner les deux temps, avec cependant un net privilège donné au
présent.
24 Voir par exemple G. Philippe, « Le discours scolaire sur le style au début du XXe siècle », dans R. Amossy

& D. Maingueneau, dir., L’Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires
du Mirail, 2003, p. 377-386.

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passé simple gazait mieux le soufre du Blé en herbe ; elle ne revint en tout cas jamais au
présent romanesque. De fait, Ces dames aux chapeaux verts de Germaine Acremant fut
sans doute le premier roman entièrement au présent à connaître un fort succès commercial
sans être pour autant destiné à la jeunesse ; ce livre de 1922 est loin d’être médiocre, mais
la légèreté de son propos et de son humour le destinait aux premières places des ventes
plus qu’à celles du canon. On peut donc supposer que le présent romanesque a souffert,
un temps, d’une certaine image de littérature « de niche » : documentaire, enfantine,
aventurière, ou encore sentimentale ; il s’accommoda fort bien par exemple aux romans
un peu hardis que Jeanne Marais fit paraître au long des années 1910.
Cette raison est peut-être l’une de celles qui expliquent que le modernisme des années
1920 ne fit pas au présent romanesque la place que l’on pourrait attendre, bien qu’il y eût
de notables exceptions comme, en 1922, le magnifique Carnaval de Mireille Havet, où
le temps verbal s’accorde à la perfection avec une esthétique de l’émiettement : « Elle
songe à Venise, à Jérôme. / Un enfant, seul au bout du couloir, s’amuse avec un grand
mouchoir blanc à dire au revoir à Paris. / Ce retour, quel retour25. » Font aussi exception
des récits comme En joue ! de Philippe Soupault ou L’Or de Blaise Cendrars, l’un et
l’autre parus en 1925 ; mais tous deux rechignent à se donner pleinement comme des
romans, et aucun n’est entièrement au présent. Au-delà même de la tendance proprement
« moderniste », il semble bien que le présent romanesque ait peiné à s’imposer dans la
littérature narrative des années 1920. L’essentiel de la « Trilogie de Pan » de Jean Giono
(1929-1930) est assurément conduit à ce temps26, mais ni Jean Cocteau, ni François
Mauriac n’y recoururent vraiment. Jean Giraudoux l’avait volontiers utilisé dans les
Provinciales (1909) puis dans L’École des indifférents (1911), et l’on trouve encore
plusieurs récits au présent dans Adorable Clio (1920) ; mais ses grands romans sont au
passé. En 1911, le Fermina Marquez de Valery Larbaud était au passé, et peut-être le
présent est-il sollicité par plusieurs des pièces des Enfantines en 1918 parce que le temps
gardait une fraîcheur précisément enfantine ; mais c’est le présent synchrone que Larbaud
utilisa dans ses textes à revendication monologale : Amants, heureux amants (1921) et
Mon plus secret conseil... (1923). Paul Morand, autre exemple, fit au présent une belle
place dans son premier recueil de nouvelles (Tendres Stocks, 1921), mais pas dans son
premier roman Lewis et Irène (1924) ; le présent reparut régulièrement dans la suite de
l’œuvre, mais le passé y reprit peu à peu ses droits. Presque exact contemporain de
Morand, Georges Bernanos fit le trajet inverse : ses romans des années 1920 étaient tous
au passé, mais il adopta le présent pour sa Nouvelle Histoire de Mouchette (1937) –
semblant ainsi confirmer que ce temps était surtout adapté aux récits brefs – et pour bien
des pages de Monsieur Ouine (1943), mis en chantier peu avant.
Les écrivains que l’on vient de citer sont presque tous nés dans les années 1880, et il
devait appartenir à la génération suivante de mettre au premier plan une forme qui restait
somme toute « pré-émergente » : disponible, mais seulement marginalement sollicitée,
puisque c’est seulement vers 1950 que le présent romanesque « émergea » pleinement.
Dès 1948 et Portrait d’un inconnu, Nathalie Sarraute en fit son temps de référence, et
Robert Pinget lui resta longtemps fidèle. En 1947, le Murphy de Samuel Beckett parut au
passé, mais le roman était traduit de l’anglais où le présent n’était pas encore vraiment
25Mireille Havet, Carnaval (1922), Paris, Éditions Claire Paulhan, 2005, p. 68.
26Jean Molino & Raphaël Molino-Lafhail ont pu voir dans Colline (1929) un des tout premiers exemples
de récit à la troisième personne conduit au présent ; factuellement discutable, la remarque est fort juste du
point de vue du canon (Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Montréal / Arles, Léméac / Actes Sud,
2003, p. 258).

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une forme disponible pour le récit ; rédigée en français, la trilogie de 1951-1953 fut à ce
temps dès son ouverture : « Je suis dans la chambre de ma mère. C’est moi qui y vis
maintenant27. » À l’exception du Voyeur en 1955, les premiers grands romans d’Alain
Robbe-Grillet furent au présent : Les Gommes (1953), La Jalousie (1957), Dans le
labyrinthe (1959). D’autres n’y vinrent que plus tard : Michel Butor pour La Modification
en 1957, Marguerite Duras pour Dix heures et demie du soir en été en 196028 ; Claude
Simon plus tard encore. On notera par ailleurs que le « moment américain » que le roman
français traversa dans les années 1940-195029 put faire obstacle à la diffusion du récit au
présent et, en 1946, bien des pages de Temps et roman de Jean Pouillon laissaient entendre
que ce temps n’était pas le mieux adapté pour rendre l’effet de présence et l’effet de
contingence.
Il est en tout cas d’usage de considérer que c’est dans l’orbite du Nouveau Roman que
le présent s’imposa comme un temps romanesque à part entière30, ou plutôt – à nouveau
– comme un temps « anti-romanesque ». Et il est assurément fort légitime que de mettre
en relation cette émergence avec la modification contemporaine de l’esthétique narrative
en s’autorisant de quelques positions manifestaires, comme celles de Robbe-Grillet :
« dans le récit moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité. Il ne
coule plus. Il n’accomplit plus rien31. » Mais cette raison ne saurait être la seule : le
Nouveau Roman a trop peu d’unité pour autoriser une telle généralisation, et l’on notera
par ailleurs, exemple parmi d’autres mais à l’autre extrême du spectre littéraire, que Jean-
Paul Sartre lui-même avait abandonné la rédaction au passé pour rédiger au présent la fin
du cycle des Chemins de la liberté : la seconde partie de La Mort dans l’âme en 1949 et
les premiers chapitres de La Dernière Chance qu’il publia la même année dans Les Temps
modernes.

Explication ?

Le parcours que l’on vient de faire n’est pas sans risques : en linéarisant les données,
il crée un lien de consécution. Il semble dire que l’émergence du récit au présent à la toute
fin du XIXe siècle rendit en quelque sorte possible son triomphe dans les années 1950,
voire que celui-ci n’eût point été possible sans celle-là. Or, nous n’avons aucun moyen
de contrôler une telle logique. Tout au plus pourrait-on comparer ce développement avec
celui dont témoignent d’autres traditions linguistiques ; le roman de langue anglaise vit,
par exemple, se multiplier les récits au présent dans les années 1960, sans que cette vague
eût été précédée de la lente montée que connut la littérature de langue française. La
comparaison n’infirme assurément pas qu’une continuité puisse être dégagée dans le
roman français, car d’autres principes explicatifs peuvent être invoqués pour la langue
anglaise, mais elle invite à la prudence : on considérera simplement que l’attestation de

27 Samuel Beckett, Molloy (1951), Paris, Minuit, Double, 1982, p. 7.


28 Elle ne l’avait auparavant utilisé que pour une nouvelle de 1952 : « Madame Dodin ».
29 Voir Anne Cadin, Le Moment américain du roman français (1945-1950), Paris, Garnier, 2018.
30 Si bien que l’on se demanda parfois si c’est sous influence française que la narration de langue anglaise

put s’y convertir au tournant des années 1960 : voir Christian Paul Casparis, Tense without Time: the
Present Tense in Narration, Berne, Francke, 1975, p. 205-206 et, pour une critique de cette position,
Kazunari Miyahara, « Why Now? Why Then? Present-Tense Narration in Contemporary British and
Commonwealth Novel », Journal of Narrative Theory, vol. XXXIX, no 2, 2009, p. 242.
31 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 133.

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romans au présent avant 1950 n’est qu’une des causes qui expliquent sa soudaine
surreprésentation.
Il semble que cette prudence ait été celle d’Armen Avanessian et Anke Hennig, qui
apparaissent les seuls à avoir, à ce jour, tenté d’esquisser une chronologie du
développement du présent romanesque dans la littérature européenne. Les deux
chercheurs notent pour l’essentiel que l’on peut dégager trois étapes : la première fut celle
du monologue intérieur (Dujardin, Schnitzler), qui marqua, pour la première fois,
l’abandon de l’idée que le récit fictionnel fût nécessairement rétrospectif ; la deuxième
fut bien plus tardive : chez Beckett ou dans des expériences proches de celles du Nouveau
Roman advint un récit au présent qui, sans être nécessairement rétrospectif, restait
généralement à la première personne ; la troisième serait à situer vers 1970 : se
multiplièrent alors, chez des romanciers « postmodernes » comme Claude Simon ou
Thomas Pynchon, des récits à la troisième personne où le présent avait clairement une
valeur de passé (Vergangenheitspräsens). Mais cette chronologie à gros traits vise
simplement à dégager de grandes dominantes historiques. Bien qu’elle tende à faire
apparaître une sorte de mouvement téléologique qui émancipe progressivement le récit
au présent de toute instance d’énonciation et voit s’éroder la matrice du récit fictionnel,
son ambition est plus poétique voire typologique qu’historique, et sa perspective est sans
doute biaisée par la survalorisation de démarches ou de corpus perçus comme « d’avant-
garde »32. Cette approche poétique n’est pourtant pas sans mérite : elle nous rappelle, une
nouvelle fois, que ce n’est pas d’abord une forme stylistique isolée qui évolue ici, mais
aussi voire surtout le statut et le fonctionnement mêmes des textes de fiction. Il ne saurait
donc y avoir, à proprement parler, d’histoire du présent romanesque, mais seulement une
histoire du roman au présent, voire des divers types de roman au présent.
Si l’esquisse historique d’Avanessian et Hennig fait assurément apparaître un
mouvement général des littératures européennes qui contribue à rendre compte des
évolutions propres à chaque littérature nationale, elle ne rend pas toute justice à la
spécificité des littératures singulières, notamment parce que le système des temps n’est
pas identique d’un idiome à l’autre. Ainsi, comparée à la chronologie de son
développement dans les autres pays européens, la précocité du présent romanesque
français, tout particulièrement dans sa réalisation asynchrone, s’explique sans doute
d’abord par une raison négative que nous avons déjà signalée : une gêne de plus en plus
franche envers le passé simple, dont l’équivalence ne se constate pas ou guère dans les
autres langues européennes, même au sein de la famille romane. Aujourd’hui encore, le
passé simple demeure vivace en italien et surtout en espagnol ou en portugais, et parmi
les autres idiomes voisins, c’est étrangement l’allemand qui a connu l’évolution la plus
aisément comparable à celle du français : sans la recouvrir entièrement bien sûr,
l’opposition Präteritum / Perfekt est désormais plus proche de l’opposition que nous
faisons entre passé simple et passé composé que de l’opposition que fait l’anglais entre
preterite et present perfect.
Si l’on s’autorise d’ailleurs ici une brève parenthèse, on notera que la récente
polémique sur le choix du présent pour traduire Nineteen Eighty-Four, que George Orwell
avait fait paraître au passé en 1949, est en ceci biaisée qu’elle repose sur l’idée erronée

32 Armen Avanessian & Anke Hennig, Präsens: Poetik eines Tempus, Zürich, Diaphanes, 2012, p. 9, 21-
22 et 46-47. Les deux auteurs ont repris et un peu précisé leur position dans « Geschichte des
Präsensromans » et « Die Evolution des Präsens als Romantempus », dans A. Avanessian & A. Hennig,
dir., Der Präsensroman, Berlin, De Gruyter, 2013, p. 14-18 et p. 139-180.

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que le preterite anglais correspond au passé simple français, tant par ses valeurs en langue
que par sa perception en discours33. Le débat est en effet parasité par une question tout
autre, celle de l’enseignement voire de la survie même du passé simple, question qui a
peut-être été posée d’une façon plus pertinente à l’occasion d’une autre polémique
récente, celle que suscitèrent les nouvelles traductions de la série pour adolescents The
Famous Five (Le Club des cinq) d’Enid Blyton (1942-1963), où, dans les années 2000, le
changement de temps s’accompagna d’autres simplifications, lexicales ou culturelles.
Mais ici encore, le débat est en partie biaisé : le présent a été utilisé beaucoup plus tôt
dans la littérature pour la jeunesse rédigée en français que dans la littérature pour la
jeunesse rédigée en anglais. Aujourd’hui encore, il est fréquent de traduire au preterite
des ouvrages français ou allemands conduits au présent, les traducteurs et les éditeurs
britanniques ou américains estimant que le récit au présent reste trop « littéraire » en
anglais34 et plus déroutant encore pour le jeune lectorat anglophone que le récit au passé
simple pour les enfants de langue française.
Mais refermons cette parenthèse. S’il est indéniable que l’économie des temps
romanesques s’est modifiée pendant la seconde moitié du XIXe siècle, il serait aussi vain
de chercher ici ou ailleurs l’unique raison de l’émergence du récit au présent que de
chercher à en établir la première attestation. Pour qu’une forme littéraire se voie soudain
plus sollicitée qu’elle ne l’était auparavant, il faut en effet que convergent, en faisceau,
des éléments d’ordres très divers. Dans l’histoire des formes, nous devons toujours nous
méfier des explications trop ambitieuses. Les plus générales sont trop puissantes : elles
expliquent trop bien pour si bien expliquer. Ainsi pourrait-on faire valoir une mutation
générale du rapport à la temporalité qu’exprimerait, au même moment, la pensée de
Bergson et son insistance sur la durée comme temps vécu, la mémoire comme mode de
présence, etc. ; ainsi pourrait-on également faire valoir que l’émergence du récit au
présent résulte de mutations culturelles et politiques35 ; mais de telles hypothèses sont
malaisément vérifiables, et mieux vaut considérer que les causalités qu’elles convoquent
participent parmi bien d’autres, mais peut-être marginalement, à l’évolution des formes
romanesques.
Il est en effet toujours prudent de chercher d’abord les raisons des évolutions
stylistiques à l’intérieur des pratiques rédactionnelles littéraires elles-mêmes, et l’on
pourrait avec plus de légitimité mettre en relation la première émergence du présent
romanesque avec le décloisonnement concomitant de la prose et de la poésie36. La poésie
française moderne fut traditionnellement écrite au présent, et même s’il s’agissait presque
toujours d’un « présent lyrique », c’est-à-dire conventionnellement synchrone, la prose
poétique du milieu ou de la fin du XIXe siècle ressemble parfois, à s’y méprendre, à la
prose au présent romanesque : « Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la
Bastille à la Madeleine. Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme s’il

33 On peut légitiment soutenir qu’en français la narration au présent est plus fidèle à l’esprit du manifeste

stylistique qu’Orwell publia en 1946 : « Politics and the English Language » (Horizon, vol. XIII, no 76,
1946, p. 252-265).
34 Voir Gillian Lathey, « Time, Narrative Intimacy and the Child: Implications of the Transition from the

Present to the Past Tense in the Translation into English of Children’s Texts », Meta, vol. XLVIII, no 1-2,
2003, p. 233.
35 K. Miyahara avance une hypothèse de ce genre pour expliquer la récente surreprésentation du présent

dans les récits postcoloniaux contemporains (voir « Why Now? Why Then? », p. 261).
36 De façon plus générale, on doit s’accorder avec Michel Sandras sur la nécessité de penser ensemble

l’évolution des formes de poésie et des formes de prose (voir Idées de la poésie, idées de la prose, Paris,
Garnier, 2016, p. 7-12).

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sortait de dessous terre37. » Ces lignes sont empruntées aux Chants de Maldoror, parus
en 1869, un an après Le Petit Chose, sur lequel nous avons pris notre premier appui
chronologique. Quelque chose peut sembler étrange dans ce rapprochement de
Lautréamont et de Daudet, mais après tout les « Ballades en prose » des Lettres de mon
moulin se composent, au même moment, de deux récits au présent ; ce sont les principaux
du recueil.
L’explication est pertinente, mais elle a aussi ses limites. Non point tant parce que les
textes les plus narratifs des Petits Poèmes en prose de Charles Baudelaire (ils précèdent
de quelques années seulement les œuvres que nous venons de mentionner) sont presque
tous au passé, mais aussi parce que le « roman poétique » du début du XXe siècle ne
recourut pas spectaculairement au présent. Sont ainsi au passé la très grande majorité des
récits mentionnés par Michel Raimond pour illustrer cet « âge du roman poétique » dont
il a si bien montré l’importance entre 1900 et 1930 : au passé déjà les récits de
D’Annunzio qui offrirent à l’Europe « l’idée et la première réalisation éclatante du
roman-poème » ; au passé également, malgré quelques décrochements au présent, Le
Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913), qui marqua en France « l’aboutissement, mais
aussi le point de départ de réflexions sur le roman poétique » 38. Quant à La Beauté sur la
terre (1927), dans lequel Raimond voyait le « sommet du roman poétique dans toute la
littérature du XXe siècle »39, il offre un jeu sur les temps extrêmement complexe, qui se
retrouve dans d’autres récits de Charles Ferdinand Ramuz : « Il a été acheté des
cigarettes ; il revint avec son paquet qu’il pose debout sur la table devant lui ; et puis il
avait dit à Milliquet […]40. »
On voit au terme de ce parcours que les raisons négatives l’emportent encore sur les
raisons positives. Non que les raisons positives que l’on vient d’évoquer ne jouèrent
aucun rôle dans l’avènement du présent romanesque, mais elles ne furent que quelques
raisons parmi d’autres ; aucune ne fut isolément aussi déterminante que les raisons
négatives, mais leur congruence joua un rôle égal. Et il serait trop radical de récuser toute
continuité ou toute proximité entre la pré-émergence du présent autour de 1900 et son
émergence effective vers 1950. L’une et l’autre semblent avoir, par exemple, coïncidé
avec le rejet de structures narratives trop fortes et d’une empreinte fictionnelle trop
marquée. Mais le champ, les pratiques ou les attendus littéraires étaient si différents à ces
deux époques qu’il doit rester acquis que les explications de la pré-émergence du présent
romanesque ne sauraient être exactement identiques à celles de sa pleine émergence. Tout
au plus peut-on dire qu’au début des années 1960, le présent a achevé son parcours de
« stylisation », si l’on forge ce terme sur le modèle de grammaticalisation ou de
lexicalisation, pour signifier qu’une forme fait désormais partie des ressources
régulièrement et non plus marginalement utilisées par les écrivains et est donc pleinement
« disponible ».
La banalisation du présent romanesque s’est encore accélérée entre 1980 et 200041, et
il suffit de regarder les premières pages des parutions récentes ou prochaines sur le
catalogue de maisons d’édition comme P.O.L. ou Minuit pour comprendre qu’il est peut-

37 Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1869), Œuvres complètes, Paris, Corti, 1953, p. 168.
38 M. Raimond, La Crise du roman, successivement p. 199, 195 et 241.
39 Ibid., p. 241.
40 Charles Ferdinand Ramuz, La Beauté sur la terre, Lausanne, Mermod, 1927, p. 82 (Romans, t. II, Paris,

Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2005, p. 587).


41 Sur la situation actuelle, voir Daniel Letendre, Pratiques du présent. Le récit français contemporain et

la construction narrative du temps, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018.

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être déjà menacé d’usure : l’« expressivité » qu’on lui a longtemps prêtée semble s’être
émoussée, ce qui peut expliquer que les récits au passé composé soient désormais plus
fréquents. C’est l’itinéraire emblématique d’un Jean Échenoz, qui, sur près de quarante
années et avec les zigzags d’un parcours non concerté, a renoncé au passé simple (Le
Méridien de Greenwich, 1979 ; Cherokee, 1983…) pour le présent (Ravel, 2006 ; Courir,
2008), puis au présent (Des éclairs, 2010) pour le passé composé (14, 2012 ; Envoyée
spéciale, 2016). Dans les années 1940, le choix du passé composé s’était fait contre le
passé simple (la question était au cœur de la célèbre lecture que Sartre donna de
L’Étranger d’Albert Camus en 1942, sans même savoir que ce roman récrivait une
première version au passé simple) ; depuis les années 2000, le choix du passé composé
s’appréhende sans doute comme une alternative au présent.
Ces signes d’usure ne permettent pas de prédire que le passé composé soit appelé à
devenir le troisième temps standard de la narration romanesque, car ses propriétés sont
bien différentes de celles du passé simple et du présent, notamment parce qu’il émiette la
successivité chronologique : « La pierre est tombée ; Paul l’a poussée » ne préjuge pas de
l’ordre dans lequel ces deux événements se sont produits, comme cela serait le cas au
passé simple ou au présent. Le récit au passé composé (on songera également à certains
romans d’Emmanuel Carrère) reste aujourd’hui une forme « marquée », comme le récit
au présent peut encore l’être en anglais : possible, illustrée mais marginale, non standard.
On ne saurait donc s’engager sur son avenir, mais sa sollicitation témoigne probablement
d’une sorte d’usure du récit au présent romanesque : à l’heure où triomphent les « fictions
critiques », celui-ci est peut-être désormais perçu comme aussi « fictionnel » que le
binôme passé simple / imparfait put l’être à la fin du XIXe siècle.

Les pages qui précèdent n’avaient pas pour but premier d’expliquer l’émergence et
l’évolution du présent romanesque dans la littérature de langue française, mais – presque
à l’inverse – de mettre en garde contre les simplifications explicationnistes, et le cas du
récit au présent a somme toute été utilisé comme un cas d’école. Il permet en tout premier
lieu de faire valoir que l’émergence d’une forme ne s’explique souvent que par
l’essoufflement d’une autre : l’advenue du présent romanesque ne fut d’abord qu’une
étape dans l’usure du binôme passé simple / imparfait ; l’advenue de récits au présent ne
fut d’abord qu’une étape dans l’usure du modèle romanesque réalistico-naturaliste. Bien
que l’histoire nous ait d’emblée contraints à suspendre ou à nuancer des oppositions que
la poétique narrative peut estimer majeures (entre présent synchrone et asynchrone, entre
récits entièrement conduits au présent et récits n’y recourant qu’alternativement, entre
genres narratifs à la première ou à la troisième personne, etc.), nous n’avons cessé de nous
heurter à une conception unifiante du présent romanesque : comme toute donnée
stylistique, un temps verbal ne fonctionne et n’évolue jamais seul, mais en tant qu’il entre
dans un faisceau de traits stylistiques (lexicaux, grammaticaux, énonciatifs…) contraints
génériquement et esthétiquement. La lente affirmation du présent romanesque après 1850
et son triomphe après 1950 ne s’expliquent donc pas par les mêmes causes, et parmi
celles-ci aucune ne saurait être considérée comme décisive à elle seule ; seule la
convergence des causes est décisive, et l’on a vu que cette convergence put être entravée
par divers phénomènes parasites, comme la possible assignation du présent à des
littératures de « niche » ou, plus tard, la vogue du roman américain, tous phénomènes qui
complexifient la rythmicité évolutive d’une forme.

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Est-ce à dire que la réflexion historique émiette les causalités au point de n’aboutir
qu’à des conclusions négatives, qu’il n’est ainsi pas de sens de parler de « présent
romanesque » ou que celui-ci n’aurait finalement pas d’histoire propre ? Là encore, les
choses sont plus complexes : pour que le récit au présent s’imposât après 1950, il fallait
sans doute que la forme fût déjà disponible ; pour que celle-ci eût émergé après 1850, il
fallait sans doute que les décrochements au présent fussent déjà bien attestés dans la
littérature de langue française. On peut donc légitimement parler d’une histoire du présent
romanesque, mais assurément pas la concevoir comme résultant d’une poussée évolutive
linéaire et implacable, ponctuellement accélérée par le coup de boutoir de telle figure
individuelle ou de telle revendication avant-gardiste.
C’est ici la raison pour laquelle nous avons ici préféré parler d’émergence plutôt que
d’apparition du présent romanesque : le second terme suppose une soudaineté qui ne
s’observe guère dans l’histoire des formes. La démarche de la stylistique historique (au
sens fort du terme, c’est-à-dire d’une stylistique qui pose la question des mouvements
diachroniques) ne saurait pour autant être pensée sur le modèle « émergentiste » qui
rencontre aujourd’hui un vif intérêt chez les historiens de la langue. Bien que l’on puisse
dire que, dans la littérature comme dans l’usage commun, une forme apparaît lorsque des
besoins expressifs la réclament, les formes stylistiques littéraires n’évoluent évidemment
pas sur les mêmes bases et selon la même rythmique que celles d’un idiome. Il est
d’ailleurs à remarquer qu’un premier modèle improprement appelé « émergentiste », qui
prévalut un temps en histoire de la langue et considérait qu’un phénomène langagier
pouvait surgir de façon soudaine voire imprévisible, fut rapidement abandonné au profit
d’une conception qui insiste sur l’idée que le « saut qualitatif » effectué par tel ou tel
élément du système linguistique entraîne peu à peu la réorganisation partielle ou complète
de celui-ci42. L’impossibilité de rendre compte de façon simple des « sauts qualitatifs »
qui scandent l’histoire du présent romanesque et la nécessité pour les comprendre de
croiser des raisons négatives, des raisons positives, des contraintes de ralentissement, etc.
ont en tout cas un réel mérite : elles nous invitent à la perplexité lorsque l’émergence
d’une forme stylistique se voit ramenée à une explication unique et si puissante qu’elle
risque de s’effondrer sous son propre poids43.

Université de Lausanne

42 Je résume ici une proposition de Bernard Combettes (« Émergence et linguistique du texte »,


L’Information grammaticale, no 134, 2012, p. 29).
43 Cet article a bénéficié d’informations ou de confirmations fournies par Claire Badiou-Monferran, Laetitia

Gonon, Martine Jey, Rudolf Mahrer, William Marx, Jérémy Naïm et Émilien Sermier. Que tous en soient
vivement remerciés.

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