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Introduction aux grandes

littératures occidentales
de l’Antiquité grecque aux Lumières
(Litt0004-1)

Laurent Demoulin
avec l’aimable collaboration de Luciano Curreri et de Sarah Radicchi

Notes de cours
Année académique 2022-2023
Avertissement
Ce syllabus contient uniquement les notes d’un cours conçu comme relevant de la
grande vulgarisation : il s’agit d’une mise à niveau que l’on pourrait qualifier de pré-
universitaire. Ces notes ne constituent donc nullement un livre scientifique : l’on ne trouvera
guère ici d’analyse et, comme les sources ont été trop nombreuses et trop diffuses pour être
consignées scientifiquement, l’on ne trouvera pas non plus toutes les références des ouvrages
utilisés. Les étudiants et les étudiantes ne doivent donc en aucun cas considérer ces pages
comme un modèle pour leurs travaux universitaires.
Ajoutons à ces précautions un point : brosser à grands traits, en un quadrimestre,
vingt-huit siècles d’histoire de la littérature occidentale ne peut se faire, d’une part, sans
opérer des choix discutables dans les œuvres et les auteurs à retenir et, d’autre part, sans s’en
tenir, quant à ces auteurs, ces œuvres et ces périodes, à des propos très généraux,
nécessairement simplificateurs. Il faudrait donc infiniment nuancer ceux-ci.
En résumé, les étudiants et les étudiantes ne trouveront en ces pages aucune vérité
définitive, mais seulement les premiers jalons d’un savoir à construire.
Remarque : certaines notions sont suivies d’un astérisque*. Il s’agit de quelques
termes techniques, qu’étudiantes et étudiantes peuvent regrouper pour en faire un petit
glossaire.

Introduction – Présentation

Littérature occidentale ?
Introduction aux grandes littératures occidentales : ce cours porte dans son intitulé
le terme « Introduction » : il s’agit, en effet, d’une histoire synthétique de la littérature
européenne de l’Antiquité grecque au XVIIIe siècle, qui ne se veut nullement définitive,
soulignons-le une fois encore.
L’intitulé du cours contient en outre l’adjectif « occidentales » : c’est que, bien
entendu, il existe de nombreuses littératures de par le monde, qui sont parfois aussi anciennes
que les littératures européennes, qui comportent autant de chefs-d’œuvre et qui méritent tout
autant d’être étudiées. Mais la matière est ici déjà extrêmement vaste et il a bien fallu y
mettre une borne géographique. La précision que constitue, dans cet intitulé, l’adjectif
« occidentales » n’est pas à considérer comme une revendication de type nationaliste ou
« continentaliste » (si vous nous permettez ce néologisme), mais, au contraire, comme une
marque de respect pour les autres littératures. Car si nous nous en étions tenu à l’expression
« grandes littératures » et que nous n’avions évoqué que les littératures occidentales, cela
aurait signifié que seul l’Occident possède une tradition littéraire digne de ce nom – ce qui
n’est évidemment pas le cas, tant s’en faut.

Littérature ? Un découpage arbitraire


Un dernier terme présent dans l’intitulé du cours demande un commentaire un peu
plus long, c’est le substantif littérature.
« Littérature » fait partie de ces mots qui semblent simples et naturels, alors qu’ils
sont, en fait, très difficiles à définir, comme le notait déjà au XVIIIe siècle Voltaire, qui y

2
voyait « un de ces termes vagues si fréquents dans toute l’Europe » et comme le répétait,
entre autres, le critique français Paul Bénichou à la fin du XXe siècle1.
Le premier élément à signaler est que le mot « littérature » opère un découpage au
sein des productions écrites : certains textes sont littéraires (par exemple, un poème de
Baudelaire) et d’autres pas (par exemple, un article de journal). Or ce découpage ne va pas
toujours de soi. Il est arbitraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas naturel : il est fait de choix
discutables. La preuve de son caractère arbitraire, c’est qu’il évolue dans le temps. Tournons-
nous, pour nous en convaincre, d’abord vers le passé, puis (même si ce n’est pas l’objet de
ce cours), pendant un paragraphe, observons le présent.
Le passé remet déjà en question le lien, qui nous semble naturel, entre littérature et
texte, puisque l’on considère qu’une littérature orale, donc non-écrite, a précédé l’invention
de l’écriture. Il nous faudrait donc déjà revoir notre définition liminaire ! Contentons-nous
de dire qu’il existe deux types de littérature : l’orale et l’écrite. Et postulons que la littérature
orale se distingue des autres productions orales de la même façon que la littérature écrite se
distingue des autres types d’écrits. Mais nous ne chercherons pas ici à vérifier si ce postulat
est fondé. Laissons de côté la question de la littérature orale2. Et contentons-nous de réfléchir
aux spécificités de la littérature écrite et au découpage que ce terme implique dans la masse
de tous les écrits.
Deuxième remarque : la connaissance du passé nous apprend également que la notion
de littérature n’a pas toujours existé telle quelle. En français, le mot « littérature », en effet,
n’a le sens que nous lui connaissons que depuis la fin du XVIIIe siècle (auparavant, il signifiait
« caractère de ce qui est écrit », puis « érudition, connaissances acquises grâce aux livres3 »).
Pour désigner les textes dont il va être question dans ce cours, on parlait, en France, à la
Renaissance et au XVIIe siècle, non de « littérature », mais de « Belles-lettres ». Ce n’est pas
pareil, car, précisément, le découpage n’était pas le même : l’expression « Belles-lettres »
est plus large et moins spécialisée que le mot « littérature ». Elle rassemblait « l’ensemble
des pratiques textuelles cultivées4 » : l’Histoire, par exemple, faisait partie des Belles-lettres,
alors qu’elle est indépendante de la littérature telle que nous l’entendons aujourd’hui.
La manière de classer les textes fluctue donc dans le temps. Il s’ensuit que la notion
de « littérature » revisite l’Histoire a posteriori, puisque nous qualifions spontanément de
« littéraires » aujourd’hui les pièces de Racine, par exemple, écrites à une époque où ce genre
de textes appartenait aux Belles-lettres. La distorsion est évidemment encore plus grande
quand nous incorporons à la littérature les épopées d’Homère composées à une époque où
pareil découpage n’existait tout simplement pas du tout. C’est pourquoi, nous emploierons,
dans tous ces cas-là, le mot « littérature » entre guillemets : il s’agit d’un anachronisme.
Si l’on se tourne, l’espace d’un paragraphe, vers le présent, on constate
immédiatement l’apparition, depuis le début des années 2000, de nombreux nouveaux types
de textes liés à la démocratisation d’Internet et à la possibilité d’y écrire même quand on
n’est pas informaticien : les blogs, les fictions hypertextuelles5, les wikinovelas6, la poésie

1
« Surtout, définir la littérature elle-même me paraît un comble de difficulté. » (Paul BENICHOU et Tzvetan
TODOROV, « La littérature comme fait et valeur », dans Tzvetan TODOROV, Critique de la critique. Un roman
d’apprentissage, Paris, Seuil coll. « Poétique », 1984, p. 146.
2
En conséquence, sauf quand nous utiliserons explicitement l’expression « littérature orale », le mot
« littérature » sera employé ici uniquement lorsqu’il sera question de textes écrits.
3
Voir Alain REY (dir.), Le Robert historique de la langue française, tome 2, Paris, Le Robert, 1998, p. 2040.
4
Benoît DENIS et Jean-Marie KLINKENBERG, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Espace
Nord, coll. « Références », 2005, p. 10.
5
Il s’agit de fictions non linéaires et arborescentes, qui ne présentent plus de dénouements et dans lesquelles
le lecteur peut dériver sans fin au fil des liens hypertextes.
6
Un auteur met en ligne un texte initial sur lequel interviennent librement les Internautes, ce qui produit une
œuvre collective (à la façon de Wikipédia, qui est une encyclopédie collective).

3
digitale7, les fanfictions8, le site de création comme Wattpad ou jeux de rôles en ligne, etc.
Observons le premier type de publications en ligne de cette énumération : la dénomination
« blogs » opère, elle aussi, un découpage dans l’ensemble des textes, mais ce découpage
semble ne tenir aucun compte du contenu de ceux-ci, et, par conséquent, des découpages
anciens, comme celui qui sépare ce qui est littéraire de ce qui ne l’est pas : un blog se définit,
en effet, d’abord par un support (c’est un texte en ligne), une écriture journalière (ou du
moins très régulière), basée sur un contrat de sincérité entre l’auteur et son lecteur et laissant
le plus souvent à celui-ci le moyen de réagir par des commentaires écrits, publiés eux aussi
sur le blog. Quant au contenu, il peut s’agir tout aussi bien de témoignages personnels sans
ambition de style, de récits de voyage, de conseils pratiques (par exemple dans les blogs
tenus par des cuisiniers) ou professionnels (les blogs d’informaticiens), de critiques
cinématographiques ou littéraires… mais aussi de textes de fiction ou de poésie, quand un
blog est tenu par un écrivain9. Sans doute peut-on s’en sortir en déclarant que certains blogs
appartiennent à la littérature et d’autres pas, mais cela mérite discussion et tout le monde ne
sera pas d’accord : les uns considéreront que la littérature est attachée au livre et qu’un
écrivain cesse de l’être quand il écrit son blog (il devient alors un simple écrivant), les autres
que nous assistons à une véritable révolution qui stimule l’audace et la créativité littéraire.
Quoiqu’il en soit, voilà un type de textes qui se définit tout à fait indépendamment, répétons-
le, du découpage entre littérature et non-littérature. Le cas du site Wattpad est intéressant
aussi : au départ, il est utilisé par des jeunes internautes qui écrivent pour s’amuser, pour
partager leurs textes avec d’autres et obtenir leur réaction, voire pour apprendre à écrire de
la fiction. Les romans sont mis en ligne chapitre par chapitre, alors que l’ensemble du texte
n’est pas achevé. Il s’agit d’une nouvelle pratique, vécue comme un loisir d’amateurs et
d’amatrices. Certains commentateurs estiment que ce caractère désinvolte et ludique fait
sortir ces romans de la littérature proprement dite. Pourtant, des éditeurs professionnels ont
décidé de publier, sous forme de livres traditionnels, certains romans créés sur Wattpad. Ces
textes appartiennent-ils oui ou non à la littérature ? Le débat reste ouvert.
Dans leur ensemble, l’apparition de ces nouveaux modes d’écriture et les problèmes
qu’ils posent font dire au critique universitaire Jean Clément : « La littérature a été si
longtemps associée au livre que nous avons tendance à nous préoccuper de l’avenir de ce
dernier plutôt que de nous interroger sur la nature du lien instauré il y a cinq siècles entre le
texte et son support. En se libérant de ce lien, la littérature prend le risque de remettre en
question son identité, le risque de se perdre ou de se dissoudre dans la vaste mutation
numérique10. » Nous assistons donc peut-être à un déplacement des frontières de la
littérature. Mais, comme, dans le cadre de ce cours, nous nous penchons sur le passé, cette
possible mutation ne nous concernera pas ici.

La littérature ? Tentatives de définition


En résumé, la sélection dans les textes écrits opérée par la notion de littérature est
arbitraire, non naturelle, variable dans le temps. Mais ce caractère arbitraire ne nous empêche
pas, en soi, de définir la notion en question. Aussi, de nombreux penseurs ont cherché à

7
Poèmes publiés sur Internet dont la disposition est rendue mouvante grâce aux possibilités d’animations
informatiques.
8
Textes écrits par des fans d’une production fictionnelle populaire (série télévisée, film, jeu vidéo, roman) à
destination d’autres fans et s’inspirant de l’univers fictionnel en question qu’ils complètent, prolongent,
interprètent. Des millions de textes de ce genre sont publiés sur Internet.
9
Le plus célèbre en français est celui du romancier Éric Chevillard (né en 1964), L’Autofictif :
http://autofictif.blogspot.be.
10
Jean CLÉMENT, « La littérature au risque du numérique », dans Documents numériques, 1/2001, vol. 5,
p. 114, http://www.cairn.info/revue-document-numerique-2001-1-page-113.htm.

4
définir la littérature. Comme la tâche est difficile et l’objet difficile à circonscrire, ils ne
proposent pas tous la même définition. En résumant les différentes approches adoptées par
ces penseurs, il est possible de dégager deux grandes attitudes théoriques.

1) La première attitude consiste à réaliser une description relative, de type


sociologique ou historique. Elle revient à dire : « La littérature est l’ensemble des textes
désignés comme littéraires par une société donnée via ses institutions (c’est-à-dire ses
académies, ses maisons d’édition, sa presse spécialisée, ses écoles, ses universités, ses
bibliothèques, ses librairies…). » Sont alors considérés comme littéraires les textes qu’une
société précise à un moment du temps envisage comme tels, par opposition aux autres textes
(par exemple, aux textes juridiques, philosophiques, religieux, scientifiques, journalistiques,
quotidiens, historiques, etc.). Cette définition est imparable mais tautologique (comme « Un
sou, c’est un sou »). Elle établit un corpus (c’est-à-dire un ensemble de textes), mais elle ne
nous éclaire nullement sur les caractéristiques de la littérature. Elle indique les textes qui
sont actuellement perçus comme littéraires dans le présent et dans le passé, mais ne dégage
pas les traits qui permettraient de les reconnaître. Le théoricien qui va le plus loin dans cette
voie est sans doute l’Américain Stanley Fish (né en 1938) qui, dans Quand lire, c’est faire
(1980, traduit en 2007), considère que ce ne sont pas telles ou telles qualités objectives,
précises et reconnaissables qui font d’un texte un poème, mais un certain type de lecture
produite non par un lecteur individuel mais par une « communauté interprétative ». Les
caractéristiques littéraires ne sont pas à la source de la reconnaissance du texte littéraire, elles
en sont le résultat. Si la communauté à laquelle vous appartenez estime que tel texte
appartient à la littérature, vous allez le lire comme tel et lui trouver des qualités littéraires,
selon Stanley Fish.

2) La seconde attitude est ontologique ou essentialiste (par exemple de type


anthropologique) : elle considère qu’il y a une unité de fait dans ce qui est littéraire et qu’il
existe des caractéristiques textuelles qui transcendent l’histoire et les sociétés et qui
permettraient de définir la littérature comme une pratique humaine universelle. De ce point
de vue, ce n’est pas seulement une question d’usage : il y aurait une essence qui permettrait
de définir ce que le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) a nommé la littérarité, c’est-à-
dire les caractéristiques qui permettent de différencier les textes littéraires des autres types
de textes11. Cette attitude paraît plus satisfaisante a priori. Malheureusement, comme le note
Gérard Genette (1930-2018), la « littérarité est aussi fonction de la non-littérarité, et aucune
définition stable ne peut être donnée : seule demeure la conscience d’une limite12 ». En effet,
il est très difficile, voire impossible, de trouver des caractéristiques spécifiques, qui seraient
communes à tout le corpus (à tous les textes considérés socialement comme appartenant à la
littérature) et qui ne se rencontreraient pas ailleurs, dans d’autres sortes de textes, par
exemple dans les articles de presse. De surcroît, certains types de texte sont considérés
comme appartenant à la littérature à certaines époques et pas à d’autres. Ainsi, les lettres
personnelles n’en font pas partie de nos jours, alors que les lettres de Mme de Sévigné (1626-
1696) au XVIIe siècle appartiennent à l’histoire de la littérature française. L’essai est en
général considéré comme un genre proche de la philosophie, mais les Essais de Montaigne
(1533-1592) au XVIe siècle sont enseignés au cours de littérature et non de philosophie. Bien
plus, le même texte peut changer de statut selon les époques, voire, à la même époque, selon

11
Jakobson pose la question en ces termes : « Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ? »
(Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique » [1960], dans Essais de linguistique générale, tome 1, Les
fondations du langage, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1963, p. 210)
12
Gérard GENETTE, « Structuralisme et critique littéraire », dans Figures I, Paris, Seuil, collection « Points »,
1966, p. 169.

5
les individus. Ainsi, la Bible, pour un chrétien est un texte sacré, alors que pour un athée,
elle peut être littéraire : quand Alain Bashung (1947-2009) chante les « Cantiques des
Cantiques » (textes issus de l’Ancien Testament), il en fait de la poésie, donc de la littérature.
Par conséquent, cette seconde attitude, plus satisfaisante a priori (car moins tautologique),
oblige, selon la définition choisie, à exclure de la littérature des textes considérés comme
littéraire par la société ou la tradition. Aussi, les théoriciens, pour justifier ces exclusions,
ont souvent mêlé leur définition de la littérature à une définition de ce qui est à leurs yeux la
bonne littérature. Ils confondent ainsi la description et l’évaluation, comme au XVIIe siècle
quand on parlait des « Belles-lettres ».
Comme tout le monde n’a pas la même conception de la « bonne » littérature, les
définitions essentialistes de la littérature ne retiennent pas toutes les mêmes caractéristiques.
Voici quelques tentatives de définitions essentialistes de la littérature parmi de nombreuses
autres.
2.1) Une première définition essentialiste se nourrit d’Aristote (384-322 avant J.-C.).
Celui-ci considérait d’une part que l’art en général est conçu en imitant le réel : c’est la
théorie de la mimésis. La littérature imite le réel, ce qui est visible en particulier au théâtre.
Ensuite, il la définit par le récit : la littérature, c’est ce qui raconte. Tel est le point de vue du
philosophe contemporain Paul Ricœur (1913-2005). Mais pareil point de vue exclut de la
littérature la poésie lyrique (qui exprime des sentiments) ou les Essais de Montaigne. Et
comment départager une nouvelle ou un roman d’un article de faits divers dans un
quotidien ?
2.2) La théoricienne et philosophe allemande Käte Hamburger (1896-1992) propose
une variante de cette perspective aristotélicienne en définissant la littérature au moyen de la
fiction. Mais cela ne fait que déplacer la question, car comment reconnaître à coup sûr la
fiction du récit d’un fait ayant réellement eu lieu ? Käte Hamburger pense que la fiction se
reconnaît essentiellement grâce à la représentation à la 3e personne de la subjectivité d’un
personnage. L’idée est intéressante et sera souvent débattue. Cependant, à nouveau, se
trouvent plus ou moins exclus le lyrisme (qui est peu fictionnel), les textes hors genre
(toujours comme les Essais), mais aussi les romans à la 1re personne.
2.3) Au début du XXe siècle, nombre d’écrivains et de critiques, notamment de grands
théoriciens comme le poète et poéticien français Paul Valéry (1871-1945) ou le linguiste
Roman Jakobson (déjà cité) et les membres du groupe des « formalistes russes » dont ce
dernier a fait partie, ont considéré que la spécificité de la littérature résidait dans le jeu avec
le langage et non dans le récit. Mais, dès lors, le roman devient moins littéraire que la poésie,
ce qui peut paraître discutable. En outre, la définition formaliste de la littérature ne permet
pas d’exclure du domaine littéraire les publicités basées sur des calembours (comme « Il n’y
a que Maille qui m’aille », « C’est Shell que j’aime », « ReVittelisez-vous », etc.) ou les
mots croisés !
2.4.) Jakobson et les formalistes russes ont apporté une autre réponse, inspirée des
premiers romantiques allemands, comme les frères Schlegel (Auguste, 1767-1845 et
Friedrich, 1772-1829), qui formaient un cercle à Iéna au début du XIXe siècle : la littérature
est un discours immanent, qui ne sert ni à imiter le réel (comme le croyait Aristote), ni à
communiquer un message. Les mots y valent pour eux-mêmes. C’est la fameuse « fonction
poétique » de Jakobson : la mise en évidence du message par lui-même. Les formalistes
insistent alors sur la cohérence interne des textes, qui sont des mondes en soi, obéissant à
leurs propres lois. Cette définition est intéressante et elle bannit cette fois les publicités de la
littérature, puisque celles-ci sont utilitaires : elles passent un message mercantile et n’ont
aucune valeur en elles-mêmes. Mais elle exclut aussi nombre de textes littéraires centrés sur
un contenu, comme les romans à thèse, qui défendent une idée (par exemple Germinal
d’Émile Zola (1840-1902), roman qui dénonce les conditions de travail dans les mines de

6
charbon du XIXe siècle). Notons encore que la pensée de Jean-Paul Sartre (1905-1980) va à
l’encontre du point de vue formaliste. En effet, dans son célèbre essai Qu’est-ce que la
littérature ? (1948), ce philosophe se sert de l’importance de la forme pour distinguer non le
texte littéraire des autres types de textes, mais plutôt la poésie de la prose littéraire. Il déclare
ainsi : « Si le prosateur veut trop choyer les mots, l’eidos “prose” se brise et nous tombons
dans le galimatias. Si le poète raconte, explique ou enseigne, la poésie devient prosaïque, il
a perdu la partie13. » Nous avons donc encore affaire à un autre découpage ! Qui plus est le
roman ne doit pas, aux yeux de Sartre, se couper du monde. Au contraire, il doit être engagé
et représenter un acte de liberté.

3) Attitude fluctuante. Certaines positions consistent à fluctuer entre ces différentes


tendances. C’est le cas du sémiologue14 français Roland Barthes (1915-1980) dont la
pensée, riche et complexe, illustre les difficultés théoriques évoquées ici. Barthes a réfléchi
durant toute sa vie à ce genre de questions et il a souvent changé d’avis, oscillant entre les
deux attitudes, la relativiste et l’essentialiste. Dans les années 1950, il s’est montré sensible
à l’aspect historique (donc relatif) du fait littéraire, dénonçant « le mythe de l’intemporalité,
qui gît dans tout recours à une “culture éternelle” (“un art de tous les temps15”) » (dans son
ouvrage Mythologies en 1957, où il démontre que nombre de faits sociaux qui passent pour
naturels sont en fait des constructions culturelles). Au début des années 1960, influencé par
le structuralisme16, il a adopté une attitude essentialiste : il a cherché l’essence de la
littérature de ses structures formelles « transculturelles », c’est-à-dire indépendantes des
diverses cultures, notamment en étudiant les structures du récit, ce qui le rapproche de la
position d’Aristote évoquée ci-dessus. Ensuite, en se basant sur une distinction établie par le
linguiste américain Noam Chomsky (né en 1928), il est arrivé à un compromis intéressant
entre les deux attitudes : la compétence à produire de la littérature est universelle, mais les
performances littéraires sont variables historiquement. En d’autres termes, la production de
la littérature est commune à tous les êtres humains (toute société produit de la littérature, fût-
elle orale), mais les produits littéraires sont relatifs culturellement et socialement. Cela
amène Barthes à une belle comparaison : il compare la littérature au vaisseau Argo de la
mythologie grecque, dont, au fil du voyage, les Argonautes ont changé petit à petit toutes les
pièces, sans qu’il perde jamais son identité : du début à la fin, c’est Argo, même si plus un
seul bout de bois présent au départ n’est demeuré à l’arrivée. Ce compromis paraît
convaincant, mais ne nous permet cependant toujours pas de définir la littérature : quelle est
cette identité qui demeure à travers les changements ? À la fin de sa vie, à l’orée des
années 1980, Roland Barthes est revenu à une position essentialiste, proche de celle des
formalistes du XXe siècle évoqués plus haut : il est parvenu à une nouvelle définition, en
donnant le langage comme nouveau point de départ à sa réflexion. À ses yeux, le langage
est toujours insatisfaisant parce qu’il impose sa propre vision du monde : « la langue est
fasciste », déclara Barthes en 1977 lors d’une célèbre conférence. Exemple : le français nous
impose de voir le soleil comme masculin et la lune comme féminine, alors qu’il en va

13
Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », 1948, p. 44,
note 5. Le mot grec « eidos » signifie ici « essence », « idée même ». En d’autres termes, Sartre veut dire que
la prose perd de sa force quand elle est poétique et la poésie cesse de la poésie quand elle veut transmettre un
message.
14
La sémiologie (appelée parfois aussi « sémiotique ») est l’étude des signes (la linguistique, qui étudie les
signes de la langue, est une branche de la sémiologie).
15
Roland BARTHES, Mythologies [1957], dans Œuvres complètes tome I 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, p. 145.
16
Le structuralisme est un vaste courant de pensée, riche et varié, et donc lui aussi très difficile à définir.
Disons, en première approche et de façon simpliste, que sa méthode consiste à étudier divers phénomènes
humains, par exemple le langage, en les considérant comme des ensembles clos et en décrivant les oppositions
(souvent binaires) qui les structurent.

7
autrement dans d’autres langues, par exemple en allemand, où la lune est du masculin et le
soleil du féminin. Le français nous interdit le neutre, qui existe en néerlandais. Ainsi, l’eau
est du féminin en français, du neutre en allemand et en néerlandais. Certaines langues
asiatiques indiquent le genre à la première personne, ce que nous ne faisons qu’à la troisième,
etc. Le langage produit donc une vision du réel. Il n’est pas un simple reflet du monde
(comme le croyaient les classiques), mais une interprétation du monde. Alors que le réel est
continu, le langage le découpe pour isoler des unités : les mots « jour » et « nuit » marquent
par exemple une frontière là où, dans la réalité, c’est insensiblement que l’on passe de la
lumière à l’obscurité. La langue est donc une construction arbitraire qui s’intercale entre
nous et le monde. C’est pourquoi les êtres humains ont souvent le sentiment de ne pas
parvenir vraiment à dire le réel, le fond des choses, qui ils sont, etc.
La littérature se définirait, selon cette perspective, à la fois comme le refus de se plier
à cette fatalité, comme le désir d’essayer, vaille que vaille, avec la force du désespoir, de
dire tout de même quelque chose de la réalité et comme un moyen, selon le mot de Barthes,
de « tricher la langue », c’est-à-dire d’y ajouter des nuances, de la rendre plus ouverte et plus
polysémique17. Barthes, depuis ses débuts, plaide d’ailleurs pour une littérature qui pose des
questions ouvertes plutôt que de donner à la pensée des réponses toutes faites : « Écrire, c’est
ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par
un dernier suspens, s’abstient de répondre18. »
C’est pourquoi, aux yeux de Barthes, la littérature est vitale pour l’être humain. Le
sémioticien arrive donc là à une définition essentialiste formaliste, basée non sur les jeux de
langage, mais sur la polysémie. Là où les textes scientifiques, journalistiques ou juridiques
veulent que les mots n’aient qu’un seul sens à la fois, afin que tout le monde comprenne
exactement le même message (ce qui est impossible), la littérature cherche à donner
plusieurs sens en même temps aux mots (par exemple en usant de métaphore), ce qui laisse
de la place à l’interprétation libre du lecteur, à son identification, à son investissement
affectif, etc.
Mais, à nouveau, d’une part, d’autres types de textes peuvent jouer sur l’ambiguïté
et laisser une place à l’interprétation du lecteur (certains textes religieux, les horoscopes,
etc.) et, d’autre part, toute la littérature ne joue peut-être pas ainsi sur la polysémie, sur
l’ambiguïté, sur l’ouverture du sens, sur le questionnement. Selon le romancier français du
XXe siècle Alain Robbe-Grillet (1922-2008), qui a été un ami de Roland Barthes, il existe
en effet deux sortes de littérature :
• la littérature qui sait, qui éclaire, qui aide à comprendre le monde (par exemple
les romans de Balzac) ;
• la littérature qui ne comprend pas le monde et qui exprime cette incompréhension
(par exemple les romans de Kafka ou L’Étranger de Camus).
Seul le second type correspond à la définition de Barthes, qui ne permet donc pas,
elle non plus, de rendre compte de toute la production littéraire.

4) Compromis entre les deux attitudes. Enfin, il existe des positions de compromis,
par exemple chez Gérard Genette (déjà cité), qui, en 1991, dans Fiction et Diction, définit
deux régimes de littérarité (voir supra) : la littérarité constitutive et la littérarité
conditionnelle. Selon la première, les textes font partie indiscutablement de la littérature en
fonction de leurs caractéristiques (nous sommes donc dans l’attitude essentialiste). Selon la
seconde, c’est un jugement esthétique, subjectif et discutable, qui fait entrer tel texte dans la
littérature : si les Essais de Montaigne sont littéraires à mes yeux, c’est grâce à leur style que

17
Un texte est polysémique quand il a plusieurs sens à la fois.
18
Roland BARTHES, Sur Racine [1963], dans Œuvres complètes, tome II, 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 55.

8
je juge tel. La littérarité conditionnelle permet donc à Genette de s’écarter de la position
essentialiste sans être pour autant du côté de l’attitude relativiste-sociologique (puisqu’il
renvoie au jugement d’un lecteur isolé et non de la société) : il s’agit donc bien d’une position
de compromis, même si elle penche davantage vers l’essentialisme que vers le relativisme.
Mais au sein même de la littérarité constitutive, Genette cherche à concilier les différents
points de vue essentialistes en considérant que la littérature est soit fiction (c’est-à-dire récit
inventé : position de Käte Hamburger, qui est issue d’Aristote), soit diction (manière de dire,
jeu sur la langue : position des formalistes russes). Ou encore un mélange de ces deux
caractéristiques. Genette épouse donc doublement une position de compromis19. Le
théoricien résume sa position par le schéma suivant :

Régime Constitutif Conditionnel


Critère

Thématique Fiction

Diction
Rhématique20
Poésie Prose

Remarquons la case vide au croisement du « thématique » et du « conditionnel » :


selon Genette, ce n’est jamais en fonction d’un thème littéraire que le lecteur estime qu’il
s’agit de littérature, mais toujours en se basant sur un critère esthétique.
Ce schéma a souvent été commenté : la position de Genette, pour être de compromis,
n’a pas pour autant suscité l’adhésion des chercheurs. Le débat théorique reste ouvert.
Mais interrompons-là une réflexion qui n’est ici que grossièrement ébauchée et qui
pourrait donner lieu, on l’aura compris, à de très longs prolongements. Contentons-nous de
résumer la question par un second schéma :

Attitudes essentialistes
Attitude Compromis entre les
relativiste Basées sur le Basées sur la Compromis deux attitudes
récit forme forme et récit
Barthes Aristote, Valéry, Jakobson Genette : la Barthes fin des
années 1950, Ricœur, Käte et les formalistes littérature années 1960 : la
Stanley Fish. Hamburger, russes, Barthes fin (selon la compétence littéraire est
Penseurs Barthes début des années 1970 : littérarité universelle, les
des années la littérature constitutive) performances littéraires
1960 : la comme jeu de est soit sont variables
littérature langage autonome « fiction » soit historiquement.
comme récit ou polysémique. « diction ». Genette : littérarité
ou fiction. constitutive et littérarité
conditionnelle.

Il est temps d’entrer dans l’histoire de la littérature occidentale. Gardons tout de


même à l’esprit qu’il sera ici question des œuvres considérées sociologiquement et
historiquement comme littéraires, sans chercher à définir leur littérarité, et que, quoi qu’il en
soit, la littérature est une grande et belle entreprise humaine.

19
C’est pourquoi, dans le tableau qui suit, il est situé à deux endroits différents.
20
« Rhématique » signifie ici « formel » et « lié au genre ».

9
1. L’Antiquité

1.1. La Grèce

1.1.1. L’épopée : Homère (VIIIe siècle avant J.-C.)

La littérature occidentale écrite trouve son premier grand auteur avec Homère
(VIIIe siècles avant J.-C.), auteur de l’Iliade (vers –750) et de l’Odyssée (vers –720), deux
récits en vers qui racontent, pour l’un, la guerre de Troie opposant les Grecs aux Troyens et,
pour l’autre, le retour d’un des héros grecs, le rusé Ulysse, après la victoire grecque21.
Ces récits, pour être en grande partie imaginaires et fantastiques, contiennent une part
de vérité historique. Il y a bel et bien eu une guerre de Troie vers 1280-1270 avant J.-C., soit
plus de quatre siècles avant l’époque où Homère a écrit. Cette guerre s’est déroulée à l’âge
du bronze alors que l’Iliade date de l’âge du fer. La guerre de Troie a lieu durant la période
mycénienne de l’histoire de la Grèce (1580-1100 avant J.-C., avec une apogée en
1400 avant J.-C.). La civilisation mycénienne avait acquis l’écriture (leur alphabet est appelé
le « Linéaire B »). Mais, l’époque des Mycéniens et celle d’Homère sont séparées l’une de
l’autre par des « siècles obscurs », car, vers –1100, des envahisseurs venus du Nord ont tout
détruit sur leur passage, à tel point que l’écriture a disparu.
Petit à petit, la civilisation renaît, ainsi que l’écriture. Et vient Homère, qui raconte
cette guerre avec beaucoup d’anachronismes et des invraisemblances. Il ne réalise pas un
travail d’historien, mais des détails sont passés à travers les siècles. Par exemple, les armes
décrites par Homère sont en bronze, comme à Mycènes, alors que le poète vivait à une
époque où elles étaient en fer.
Comment ces éléments de vérité sont-ils parvenus à Homère à travers une si longue
période dépourvue d’écriture ? La seule hypothèse défendable consiste à supposer qu’une
littérature orale a permis au récit de se transmettre, en se modifiant, à travers le temps.
Dès le départ, la littérature occidentale est intertextuelle22, dans la mesure où l’Iliade
et l’Odyssée s’appuient sur une littérature orale antérieure. D’ailleurs, cette caractéristique
est inscrite dans le texte : de nombreuses caractéristiques du texte rappellent la littérature
orale, notamment les répétitions. En outre, Homère ne raconte pas toute la légende, il se
concentre sur un épisode, car il sait que ses lecteurs en connaissent le contexte : il s’inscrit
donc dans une tradition et dans un contexte mythologique connu de ses lecteurs. L’Iliade et
l’Odyssée sont en effet deux épisodes d’un ensemble plus vaste. Ainsi, l’Iliade commence
in medias res (c’est-à-dire alors que l’action est déjà entamée) : la guerre dure depuis neuf
ans quand Homère entame le récit et il s’arrête avant la fin du conflit (l’Iliade ne contient
pas le fameux épisode du cheval de Troie).
Quant à l’Odyssée, elle est composée de manière déjà complexe au niveau de son
architecture narrative : le gros du récit est un flash-back, Ulysse racontant ses aventures au
roi des Phéaciens.
La littérature occidentale commence donc par deux chefs-d’œuvre complexes et
intertextuels.
Quel est le récit englobant ? Celui-ci est parvenu jusqu’à nous, mais il est difficile
d’isoler la légende telle qu’elle était connue du temps d’Homère, car elle n’a cessé de
21
Troie est aussi appelé « Ilion », d’où le titre L’Iliade. Et « Ulysse » en grec se disant « Odysseus », Odyssée
signifie « aventure d’Ulysse ».
22
Un texte A est dit « intertextuel » quand il s’appuie sur un texte B antérieur à lui. En réalité, tous les textes
sont toujours plus ou moins intertextuels, la littérature ne cessant de se nourrir d’elle-même. On parle
d’« intertextualité » pour désigner les différents types de liens possibles entre deux textes littéraires.

10
fluctuer, de connaître de nouvelles versions. Certains épisodes ont été écrits plusieurs siècles
après Homère. Mais on ne sait pas toujours lesquels lui sont antérieurs ou postérieurs.
Le récit englobant a été réécrit à la fin du XXe siècle, dans un livre passionnant qui a
connu un certain succès : Jean-Pierre Vernant (1914-2007), L’Univers, les Dieux, les
hommes. Vernant, grand spécialiste de la Grèce antique, auteur de livres savants, s’y fait
conteur oral et, en même temps, il tire la morale que ces récits avaient à l’époque.

1.1.1.1. Résumé du récit englobant précédant l’Iliade


L’histoire de la guerre de Troie commence lors du mariage de Pelée, un roi humain,
et d’une déesse, Thétis, capable de métamorphoses. C’est un mariage voulu par Zeus (le roi
des dieux), car celui-ci a appris que, s’il avait un enfant avec Thétis, ce serait un fils et que
ce fils le supplanterait, comme lui a supplanté son père Cronos et Cronos son grand-père
Ouranos. Pour que le monde des Dieux devienne immuable, Zeus rejette Thétis et la donne
à un humain. Désormais, c’est à ceux-ci qu’est réservé le malheur de la succession des
générations.
Le mariage a lieu sur une montagne, le Pélion, lieu intermédiaire entre les dieux et
les hommes. Cependant, pendant la noce, apparaît Eris, déesse de la discorde, qui n’était pas
invitée. Elle offre une pomme d’or sur laquelle il est inscrit : « À la plus belle ». À qui doit
revenir cette « pomme de discorde » ? Trois déesses estiment chacune être « la plus belle »
et mériter la pomme : Héra, femme de Zeus, Athéna, sa fille, et Aphrodite, déesse de l’amour.
Chacun se tourne vers Zeus, qui a établi l’équilibre entre les déesses, afin qu’il tranche la
question. Mais le roi des dieux est dans l’embarras. S’il choisit Héra ou Athéna, on le
trouvera partial, et s’il choisit Aphrodite, on l’accusera d’être trop sensible aux charmes
sensuels. Il confie alors à un mortel la mission de désigner la déesse la plus belle. C’est Pâris,
le fils de Priam, roi de Troie, et Hécube, qui est choisi. Pâris a déjà une histoire derrière lui :
peu avant d’accoucher de lui, Hécube a rêvé qu’elle accouchait d’une torche qui mettait le
feu à la ville de Troie. Ce rêve est interprété le lendemain par l’augure : l’enfant causera la
destruction de Troie. À sa naissance, on décide alors d’abandonner l’enfant sur une
montagne dans l’espoir qu’il y mourra. Mais évidemment, il n’en sera rien : il est recueilli
par une ourse puis par des bergers qui l’appellent Alexandre. Un jour, des années plus tard,
la reine veut sacrifier un taureau en l’honneur de son fils perdu. Le taureau désigné appartient
à Alexandre, qui y est attaché et qui le suit dans la ville de Troie. Les cérémonies funéraires
sont toujours accompagnées de jeux – Alexandre s’y inscrit et remporte toutes les épreuves.
Sa sœur, Cassandre, qui a reçu le don de divination (de façon maléfique car on ne la croit
jamais), le reconnaît. Alexandre exhibe ses langes et chacun fête un retour. Il est réintégré
dans la famille royale. Mais il garde l’habitude d’aller sur la montagne avec ses moutons et
c’est là qu’Hermès, le dieu messager, le contacte pour lui demander de juger de la beauté
des déesses.
Pâris est ébloui par ces trois beautés surhumaines et ne sait choisir. Chacune lui fait
une promesse. Athéna lui promet le succès et la sagesse. Héra la royauté, Aphrodite le
pouvoir de séduction et la plus belle femme du monde, Hélène.
Qui est Hélène ? Dans la mythologie, on connaît toujours la généalogie des
personnages, qui sont souvent appelés par un adjectif en « –ide », suffixe signifiant « fil
de… ». Le « Péléide » est ainsi Achille, « fils de Pélée » par exemple.
Il y a plusieurs versions de la naissance d’Hélène. La plus connue : elle est la fille de
Léda. Or Léda, au moment de sa nuit de noce avec Tyndare, est en même temps fécondée
par Zeus, qui a pris pour l’occasion la forme d’un cygne. Léda donnera naissance à quatre
enfants à la fois, mélange de semences du dieu et de l’homme et qui, selon certaines versions
de la légende, sortiront d’un œuf. Des jumeaux dans un œuf : Castor (fils de Tyndare) et
Pollux (fils de Zeus) et deux filles dans un second œuf : Clytemnestre (fille de Tyndare et

11
future épouse d’Agamemnon) et Hélène (fille de Zeus). Hélène épouse Ménélas, le roi de
Sparte. Mais, Pâris se rend à Sparte avec Énée et, comme Aphrodite le lui a promis, il séduit
Hélène, qui s’enfuit avec lui à Troie.
Est-ce si grave ? Oui, car, avant de marier sa fille, Tyndare avait réuni tous ses
prétendants. Elle était si belle qu’ils étaient nombreux. Tyndare avait peur que cela tourne
mal. Son neveu, Ulysse, connu pour sa sagesse et sa ruse, lui avait conseillé de faire jurer à
chacun d’eux qu’il respecterait le choix d’Hélène et qu’il serait toujours solidaire du mari
désigné si quelque chose devait mal tourner dans la relation matrimoniale.
Ont alors lieu les préparatifs de la guerre. La mobilisation. C’est là qu’on retrouve le
roi, Pélée, et la déesse, Thétis, les mariés, car ils ont eu un fils, qui est donc un demi-dieu. Il
est encore jeune et adolescent mais il importe aux Grecs de l’enrôler : Achille.
Thétis a trempé Achille dans le Styx (le fleuve des enfers) pour le rendre
invulnérable. Elle le tenait par le talon : il est donc invincible, sauf du talon (à nouveau, il
existe plusieurs versions de cette légende). Mais Thétis, qui connaît l’avenir, veut tenir son
fils écarté de la guerre et Pélée le cache sur l’île de Skyros déguisé en fille au milieu de vraies
jeunes filles. C’est à nouveau l’ingénieux Ulysse qui le découvrira. En se faisant passer pour
des marchands, Ulysse et Diomède sortent des tissus et des bijoux : toutes les filles se
précipitent sauf une, qui accourt quand Ulysse présente un poignard : c’est Achille, il est
démasqué.
Thétis apprend alors à son fils que deux avenirs possibles se présentent à lui :
l’héroïsme, la gloire et la mort d’un côté, ou la paix, une longue vie et l’incognito de l’autre.
Achille est alors face à un choix entre deux destins.
Laissons Vernant commenter la figure d’Achille :
Quelle que soit la direction qu’il va choisir de prendre, il lui faudra, en la suivant, renoncer à
une part essentielle de lui-même. Il ne peut à la fois jouir de ce que l’existence à la lumière du soleil
offre de plus doux aux humains, et assurer à sa personne le privilège de n’en être jamais privé, de ne
pas mourir. Jouir de la vie, ce bien le plus précieux pour des créatures éphémères, ce bien unique,
incomparable à tout autre parce que le seul, une fois perdu, à ne pouvoir se retrouver, c’est renoncer à
tout espoir d’immortalité. Se vouloir immortel, c’est en partie, accepter de perdre la vie avant même de
l’avoir pleinement vécue. Si Achille choisit, comme le souhaite son vieux père, de demeurer sur place,
chez lui, à Phthie, en famille et en sécurité, il aura une vie longue, paisible et heureuse, parcourant tout
le cycle du temps imparti aux mortels jusqu’à une vieillesse entourée d’affection. Mais, pour brillante
qu’elle puisse être, même illuminée par le meilleur de ce que le passage sur cette terre apporte de
bonheur aux hommes, son existence ne laissera après elle nulle trace de son éclat ; dès lors qu’elle
s’achève, cette vie s’abîme dans la nuit, dans le rien. En même temps qu’elle, le héros disparaît tout
entier et à jamais. En plongeant dans l’Hadès, sans nom, sans visage, sans mémoire, il s’efface comme
s’il n’avait jamais existé.
Ou bien Achille fait l’option inverse : la vie courte et la gloire pour toujours. Il choisit de partir
loin, de tout quitter, de tout risquer, de se vouer d’avance à la mort. Il veut compter au petit nombre des
élus qui ne se soucient ni du confort, ni des richesses, ni des honneurs ordinaires, mais qui veulent
triompher dans des combats dont l’enjeu, chaque fois, est leur propre vie. Affronter sur le champ de
bataille les adversaires les plus aguerris, c’est se mettre soi-même à l’épreuve dans un concours de
valeur où chacun doit montrer ce qu’il est, manifester aux yeux de tous son excellence, une excellence
qui culmine dans l’exploit guerrier et qui trouve son accomplissement dans la « belle mort ». En plein
combat, en pleine jeunesse, les forces viriles, la bravoure, l’énergie, la grâce juvénile intactes ne
connaîtront ainsi jamais la décrépitude du vieil âge.
Comme si, pour briller dans la pureté de son éclat, la flamme de la vie devait être portée à un
tel point d’incandescence qu’elle se trouve consumée au moment même où elle s’est allumée. Achille
choisit la mort en gloire, dans la beauté préservée d’une toute jeune vie. Vie écourtée, amputée, rétrécie,
et gloire impérissable. Le nom d’Achille, ses aventures, son histoire, sa personne demeurent à jamais
vivants dans la mémoire des hommes dont les générations se succèdent de siècle en siècle, pour
disparaître toutes l’une après l’autre, dans l’obscurité et le silence de la mort23.

23
Jean-Pierre VERNANT, L’Univers, les Dieux, les hommes, Seuil, coll La Librairie du XXe siècle, 1999, p. 111-
114.

12
Les Grecs (qu’Homère appelle en général les « Achéens ») sont donc prêts à partir.
Ils se regroupent, mais leurs navires se trouvent bloqués à Aulis car il n’y a pas de vent.
Calchas, le devin, dit qu’Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie à la déesse Artémis
pour que se lèvent les vents. Agamemnon s’y résout après hésitation. Au dernier moment,
Artémis remplace la jeune fille par une biche (dans certaines versions archaïques,
Agamemnon tue bel et bien sa fille Iphigénie). Clytemnestre (sœur d’Hélène et femme
d’Agamemnon) est furieuse.
Les Achéens prennent la mer et la guerre commence. Elle ne trouve pas une issue
rapide car il y a un équilibre des forces en présence : les Grecs sont plus nombreux, mais les
Troyens sont protégés par d’épaisses murailles. La guerre dure depuis neuf ans quand
commence le récit rapporté dans l’Iliade.

1.1.1.2. Résumé de l’Iliade


L’Iliade s’ouvre sur un conflit opposant Achille à Agamemnon à propos d’une
esclave, Briséis, qui revient de droit à Achille, mais qu’Agamemnon, en tant que roi, lui a
confisquée.
Achille, furieux, décide alors de se retirer dans sa tente : il ne retournera au combat
que quand les Troyens toucheront aux vaisseaux achéens. Il se plaint à sa mère Thétis, qui
va demander à Zeus de sacrifier les Achéens et de donner la victoire aux Troyens tant
qu’Achille se tiendra à l’écart. Cela se traduit d’abord par une épidémie de peste. Ensuite
par un songe mensonger envoyé à Agamemnon, qui lui fait perdre le crédit qu’il a encore
sur ses troupes. Après cette scène, viennent les fameux catalogues des troupes grecques puis
Troyennes. Ce catalogue a une valeur historique : les villes grecques citées correspondent
aux cités mycéniennes telles que les ont trouvées les fouilles.
Ensuite, plusieurs batailles, qui sont autant de duels, le héros grec étant alors
Diomède. Les dieux se mêlent à l’histoire, Athéna et Héra étant du côté achéen. Apollon du
côté troyen. Certains duels se terminent par un match nul comme celui opposant Ajax au
héros troyen Hector. Des héros grecs sont blessés : Ulysse, Agamemnon, Diomède (par des
flèches de Pâris). Dans l’ensemble, les Achéens sont en déroute, même si les héros réalisent
des exploits que le poète magnifie.
Patrocle, l’ami d’Achille, pleure la déroute des Achéens. Achille accepte alors que
Patrocle utilise ses armes (les armes d’Achille) et aille se battre avec ses hommes, les
Myrmidons. Les Troyens croient voir revenir Achille. Exploits de Patrocle. Zeus le pousse
cependant à commettre des imprudences. Il tue de nombreux Troyens : Adraste, Autonoos
(Homère nomme même les guerriers anonymes), etc. Mais il finit par être blessé. Et chacun
s’aperçoit de son identité.
Donnons un extrait de l’Iliade (traduction de Robert Flacelière pour La Pléiade en
1955) qui raconte ce qui s’ensuit :
Mais aussitôt qu’Hector voit Patrocle au cœur se retirer, blessé par l’airain pénétrant, il traverse
les rangs et s’approche de lui, puis, de sa javeline, il le frappe au bas-ventre et pousse à fond le bronze.
Le preux tombe avec bruit, et l’armée achéenne en ressent un grand deuil.
Comme on voit un lion triompher au combat d’un sanglier puissant, sur la cime d’un mont,
remplis d’un fier courage, ils ont tous deux lutté pour une maigre source où chacun prétend boire ; le
lion sous sa force abat le sanglier qui péniblement souffle : ainsi le Priamide Hector, avec sa lance, de
près ôte la vie au fils de Ménoetios, vaillant preux qui lui-même a fait périr tant d’hommes. Puis,
triomphant, il dit ces paroles ailées :
HECTOR – Ah ! tu croyais, Patrocle, emporter notre ville, aux femmes d’Ilion ravir la liberté,
puis, sur tes nefs, les emmener dans ta patrie ! Insensé ! Mais bientôt, pour sauver les Troyennes, les
prompts chevaux d’Hector ont allongé l’allure et l’ont vite porté vers le lieu du combat. Moi-même,
parmi tous les belliqueux Troyens, je brille avec ma lance, en m’efforçant d’écarter d’eux le jour fatal.
Mais de toi les vautours ici vont se repaître. Malheureux ! bien qu’Achille ait si fière vaillance, il n’aura
pas été pour toi d’un grand secours. Quand tu partais et qu’il restait, lui, dans son camp, sans doute avec

13
insistance il te recommandait : “Ne reviens pas vers moi, près des navires creux, Patrocle au char rapide,
avant d’avoir rougi de sang et déchiré la tunique d’Hector, ce tueur de guerriers, autour de sa poitrine !”
Ainsi te parlait-il, et toi, sot ! tu l’as cru.
Ta faible voix répond, Patrocle aux bons chevaux :
PATROCLE – Triomphe donc bien haut, Hector, en cet instant où le Cronide Zeus et Phoebos
Apollon te donnent la victoire. Car ce sont eux qui m’ont vaincu sans nul effort. Ils ont à mon épaule
eux-mêmes pris mes armes. Assurément, si j’avais eu pour adversaires vingt preux pareils à toi, tous on
les aurait vus s’écrouler sur-le-champ, par ma lance domptés. Ce qui m’a fait périr, c’est mon funeste
sort et le fils de Létô, puis, en second, Euphorbe, entre tous les mortels. Toi, pour me dépouiller, tu ne
viens qu’en troisième. Écoute encore un mot, mets-le bien dans ta tête. Toi-même tu n’as plus à vivre
bien longtemps. Voici qu’à tes côtés apparaissent la mort et le brutal destin : le parfait Eacide Achille
sous ses coups bientôt te domptera.
Hector, le plus valeureux des guerriers troyens, tue donc Patrocle. Et c’est de justesse
que les Achéens arrivent à emporter son corps.
Douleur immense d’Achille. Sa mère lui fait faire de nouvelles armes, dont un
bouclier : la description des bas-reliefs de ce bouclier est un passage célèbre, car y sont
représentés de scène de la vie quotidienne de l’âge du bronze. Agamemnon fait bonne figure
face à Achille. Les deux hommes se réconcilient. Puis Achille, héros des héros, se remet au
combat. Il est irrésistible. Il se bat même avec un fleuve, le récit devenant fantastique. Il tue
Hector et traîne son cadavre. Le texte décrit ensuite les funérailles de Patrocle. Puis
l’ambassade du roi de Troie, le vieux Priam, qui veut récupérer le cadavre de son fils Hector.
L’Iliade s’interrompt avec les funérailles d’Hector.
Le texte s’arrête donc avant la mort d’Achille, mais celle-ci est annoncée par les
prédictions divines. Il en va de même pour la prise de Troie, la mort de Priam, la fuite d’Énée.
Mais le texte ne fait pas référence au cheval.

1.1.1.3. Résumé de la suite du récit encadrant


Achille est tué par une flèche de Pâris traversant son talon. Comme Ajax et Ulysse
se disputent son armure, Agamemnon la donne à Ulysse. Ajax, furieux, veut tuer tous les
chefs grecs pendant la nuit. Athéna le rend fou et il tue des moutons. Il se suicide quand il
s’en rend compte.
Philoctète tue Pâris. Enfin, vient l’épisode du cheval de Troie. Il s’agit d’une ruse
d’Ulysse. Les Grecs s’en vont en laissant sur la plage une grande statue de cheval en bois.
Les Troyens croient que la guerre est finie. Ils font rentrer le cheval dans leurs villes, car ils
pensent qu’il s’agit d’un présent aux dieux et qu’ils fâcheraient ceux-ci en laissant le cheval
sur la plage. Mais il s’agit d’un piège : le cheval est creux et cache Ulysse et ses hommes.
Le soir, tandis que les Troyens fêtent la victoire, les Grecs cachés dans le cheval en sortent
et ouvrent les portes de la ville. Il s’ensuit un véritable massacre. Durant celui-ci, les Achéens
se laissent aller à l’excès, ce que réprimeront les dieux.
Nombre de navires achéens coulent en effet durant le voyage du retour. Agamemnon
est tué à son retour par sa femme Clytemnestre (la sœur d’Hélène) qui ne lui a pas pardonné
d’avoir accepté de sacrifier leur fille Iphigénie. Clytemnestre est aidée par son amant
Egisthe, un cousin d’Agamemnon. Ils seront punis par Oreste, fils d’Agamemnon et de
Clytemnestre. (Nous y reviendrons quand il sera question du tragédien Eschyle.)

1.1.1.4. Résumé de l’Odyssée


Donnons d’abord deux traductions différentes des premières lignes de l’Odyssée.
Voici la traduction de La Pléiade de 1955 par Victor Bérard :
C’est l’Homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade,
il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur
les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas ! même à ce

14
prix, tout son désir ne put sauver son équipage : ils ne durent la mort qu’à leur propre sottise, ces fous
qui, du Soleil, avaient mangé les bœufs ; c’est lui, le Fils d’En Haut, qui raya de leur vie la journée du
retour.
Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu’un de ces exploits.
Voici à présent, citée un peu plus longuement, celle proposée par le poète
contemporain Philippe Jaccottet en 1982, qui a la particularité de se présenter en vers de
quatorze syllabes non rimés :
O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages,
souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu’il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d’En Haut,
le soleil qui leur prit le bonheur du retour…
À nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits !

Tous les autres, tous ceux du moins qui avaient fui la mort,
se retrouvaient chez eux loin de la guerre et de la mer :
lui seul, encore sans retour et sans femme,
une royale nymphe, Calypso, le retenait
dans son antre profond, brûlant d’en faire son époux ;
et, lorsque dans le cercle des années vint le moment
où les dieux avaient décidé qu’il rentrerait chez lui,
en Ithaque, il trouva de nouvelles épreuves
jusque parmi les siens, et son sort touchait tous les dieux,
hors Poséidon qui poursuivit sans cesse de sa haine
l’Égal des dieux, jusqu’à ce qu’il fût au pays.
La première partie de l’Odyssée s’ouvre sur l’assemblée des dieux. La déesse Athéna
(profitant du fait que Poséidon, dieu haïssant Ulysse, banquète chez les Éthiopiens) demande
à Zeus la permission de faire rentrer Ulysse chez lui, à Ithaque. Le héros vit alors sur une île
(nommée Ogygie) en compagnie d’une nymphe, Calypso.
Ensuite, Athéna, déguisée en homme, se rend auprès de Télémaque, le fils d’Ulysse,
pour le prévenir que son père est toujours vivant. Elle apprend en retour la situation à
Ithaque : des prétendants « mangent la maison », c’est-à-dire que des hommes, sous prétexte
qu’Ulysse est parti depuis vingt ans, exigent que la reine, Pénélope, choisisse un autre roi et
donc un autre mari. Pénélope, qui espère toujours le retour d’Ulysse, remet toujours à plus
tard le moment du choix, mais pendant ce temps les prétendants vivent à son crochet, ce qui
s’avère ruinant.
Télémaque voyage alors à la recherche de nouvelles de son père, notamment à Sparte
où il est reçu par Hélène et Ménélas. Et on lui raconte divers épisodes, notamment celui de
la mort d’Agamemnon. Quand il rentre, il échappe à une embuscade organisée par les
prétendants, dont le chef est Antinoos.
La deuxième partie met en scène Ulysse, qui vit dans une sorte de paradis, sur l’île
Ogygie, chez la nymphe Calypso, depuis dix ans. Il y a reçu l’éternelle jeunesse, mais est
prisonnier. Les dieux ordonnent à Calypso de le laisser partir. Comme Achille, Ulysse se
retrouve devant un choix crucial : rester avec Calypso et conserver l’éternelle jeunesse ou
rentrer auprès de Pénélope et redevenir mortel. Il décide de rentrer à Ithaque. Pourquoi fait-
il ce choix ? Laissons, là encore, la parole à Jean-Pierre Vernant :
Impossible oubli
Calypso n’offre pas cela à Ulysse, elle lui offre d’être vraiment un dieu, c’est-à-dire un
immortel toujours jeune. Circé, pour faire oublier le retour aux marins d’Ulysse, les avait
métamorphosés en bêtes, au-dessous de l’humain. Calypso, elle, propose à Ulysse de le métamorphoser

15
non pas en bête mais en dieu, dans le même but, afin qu’il oublie Ithaque et Pénélope. Le drame, le
nœud de cette histoire, c’est qu’Ulysse se trouve devant ce dilemme. Il a vu ce qu’était la mort, il l’a
vue lorsqu’il était chez les Cimmériens, à la bouche d’enfer, il l’a vue aussi auprès de Sirènes qui
chantaient sa gloire, depuis leur îlot entouré de charognes. Calypso lui offre donc la non-mort et
l’éternelle jeunesse, mais il y a un prix à payer pour que cette métamorphose soit accomplie. Le prix à
payer, c’est qu’il reste là, qu’il oublie sa patrie. De plus, s’il demeure auprès de Calypso, il va y rester
caché, et donc cesser d’être lui-même, c’est-à-dire Ulysse, le héros du retour.
Ulysse, c’est l’homme de la remembrance, prêt à accepter toutes les épreuves, toutes les
souffrances pour réaliser son destin, qui est d’avoir été jeté aux frontières de l’humain et d’avoir pu,
d’avoir su, d’avoir toujours voulu revenir et se retrouver lui-même. Il faudrait donc qu’il renonce à tout
cela. Ce qu’on lui offre, pour un Grec, ce n’est pas l’immortalité d’Ulysse, mais une immortalité
anonyme. Lorsque Athéna, déguisée en Mentor, vieil homme, vieux sage ami d’Ulysse, s’en vient à
Ithaque rendre visite à Télémaque, le fils d’Ulysse, elle lui dit : « Tu sais, ton père, c’est un homme très
malin, très rusé, je suis sûr qu’il va rentrer, prépare-toi, il faudra que tu l’aides. Va donc voir dans les
autres cités de Grèce si on a de ses nouvelles. Ne reste pas là inactif à te lamenter, agis. » Télémaque
lui répond d’abord qu’il n’est pas sûr qu’il s’agisse de son père : Pénélope, sa mère, lui a dit qu’Ulysse
était son père, mais lui ne l’a jamais vu. En effet, Ulysse est parti quand Télémaque venait à peine de
naître, il n’avait que quelques mois.
Or Télémaque a vingt ans et ça fait vingt ans qu’Ulysse est parti. Télémaque répond à Athéna
que son père est un inconnu, et pas seulement pour lui, il est, par la volonté des dieux, l’être qui est
absolument non vu, non entendu, invisible et inaudible. Il a disparu comme si les Harpies l’avaient
enlevé et qu’il était effacé du monde des hommes. Personne ne sait ce qu’il est devenu, et il ajoute : “Si
au moins il était mort en combattant sur la terre grecque, ou en revenant avec ses vaisseaux, ses
compagnons nous l’auraient ramené et on lui aurait édifié un tertre avec un séma, avec une pierre
tombale où son nom serait écrit. Ainsi, d’une certaine façon, il serait toujours là avec nous. En tout cas,
il nous aurait légué, à moi, son fils, et à toute sa famille, une gloire impérissable, kleos aphothiton. Alors
que maintenant il a disparu du monde, il est effacé, englouti, akleôs, sans gloire.” Ce que Calypso offre
à Ulysse, c’est d’être immortel, éternellement jeune dans un nuage d’obscurité, sans que personne
n’entende parler de lui, sans qu’aucun être humain ne prononce son nom, sans que bien entendu aucun
poète ne chante sa gloire. Comme le dit Pindare24 dans un de ses poèmes, quand un grand exploit a été
accompli, il ne faut pas qu’il reste « caché ». C’est le même verbe, kaluptein, qui a donné son nom à
Calypso. Pour que cet exploit existe, il lui faut l’éloge poétique d’un grand aède25.
Bien entendu, si Ulysse reste chez Calypso, il n’y a plus d’Odyssée, et par conséquent il n’y a
plus d’Ulysse. Alors le dilemme est encore celui-ci : ou une immortalité anonyme, sans nom, ce qui
veut dire que, tout en demeurant à jamais en vie, Ulysse se trouvera semblable aux morts de l’Hadès,
qu’on appelle les sans-nom parce qu’ils ont perdu leur identité, ou, s’il fait le choix contraire, une
existence mortelle, certes, mais où il se retrouvera lui-même, mémorable, couronné de gloire. Ulysse
dit alors à Calypso qu’il préfère rentrer.
Il n’a plus de désir, plus d’himéros ni d’éros, à l’égard de cette nymphe bouclée avec laquelle
il vit en tête à tête depuis dix ans. Et s’il va dormir avec elle le soir, c’est parce qu’elle le veut. Lui, il
ne le veut plus. Son seul désir, c’est de retrouver sa vie mortelle, et même il désire mourir. Son himéros
se dirige vers la vie mortelle, il souhaite achever sa vie. Calypso lui dit : « Tu es tellement attaché à
Pénélope, tu préfères Pénélope à moi ? Tu la trouves plus belle ? – Mais voyons, pas du tout, répond
Ulysse, tu es une déesse, tu es plus belle, tu es plus grande, tu es plus merveilleuse que Pénélope, je le
sais bien. Mais Pénélope, c’est Pénélope, c’est ma vie, c’est mon épouse, c’est mon pays. – Bien, dit
Calypso, je comprends. » Alors elle exécute les ordres et elle l’aide à construire un radeau. Ensemble
ils coupent les arbres, ils les ajustent pour former un radeau solide pourvu d’un mât. Ainsi Ulysse quitte
Calypso et une nouvelle série d’aventures commence26.
Ulysse part en radeau. Après quelques jours, Poséidon revient de chez les Éthiopiens
et, furieux, foudroie le radeau.
C’est en naufragé qu’Ulysse arrive sur l’île des Phéaciens, tout nu. C’est dans le plus
simple appareil qu’il rencontre la fille du roi, Nausicaa. Ses suivantes ont peur, mais
Nausicaa l’écoute. Il la rassure par ses paroles. Il reçoit des vêtements et est introduit au
palais, chez le roi Alcinoos. Il ne dit pas sa vraie identité.

24
Pindare est un poète lyrique grec postérieur à Homère.
25
Un aède est un poète, un troubadour grec.
26
Jean-Pierre VERNANT, L’Univers, les Dieux, les hommes, op. cit., p. 144-147.

16
Banquet. Un aède chante la guerre de Troie. Ulysse pleure. Les Phéaciens se
demandent pourquoi.
La troisième partie s’ouvre sur un flash-back : Ulysse raconte ce qui lui est arrivé
depuis son départ de Troie. Passons rapidement en revue les différents épisodes :
- Ulysse et ses hommes massacrent les Cicones ; ils épargnent un prêtre qui leur donne
du vin.
- Ils approchent d’Ithaque, mais sont pris dans une terrible tempête et sont perdus.
- Chez les Lotophage, au pays de l’oubli, des hommes d’Ulysse perdent la mémoire
en mangeant du lotus.
- Célèbre épisode chez Polyphème, le cyclope. Ulysse, prisonnier du cyclope qui
commence à dévorer ses hommes, saoule Polyphème puis l’aveugle en lui enfonçant
un pieu dans son œil unique. La première fois Polyphème lui a demandé qui il était,
par ruse, Ulysse a répondu : « Mon nom est Personne. » Mais une fois en fuite, par
orgueil, il crie à Polyphème sa véritable identité. Mal lui en prit : Polyphème est le
fils de Poséidon, le dieu de la mer, qui va se mettre à haïr Ulysse.
- Chez Éole le dieu du vent. Ulysse raconte la guerre de Troie. Éole, content, lui donne
un sac qui renferme tous les vents sauf celui qui conduit à Ithaque. Près d’Ithaque,
un marin ouvre le sac, libérant les vents et le bateau retourne chez Éole.
- Île des Lestrygon : des géants mangent encore un marin.
- Chez la sorcière Circé : les éclaireurs envoyés par Ulysse sur l’île sont transformés
en cochons. Ulysse va les rechercher, croise Hermès, qui lui donne un antidote. Circé
devine qui il est. Cela tourne à l’idylle. Si bien que ce sont ses hommes qui disent à
Ulysse qu’il faut rentrer. Circé le prévient des prochaines étapes et lui donne des
conseils pour bien les aborder.
- Voyage au pays des morts : Ulysse accoste à un endroit désert. Il accomplit la
procédure expliquée par Circé et il entre en contact avec les morts. Il voit sa mère (il
ne savait pas qu’elle était morte), Agamemnon, dont il apprend aussi la mort. Et
surtout, Achille, qu’il félicite de ses exploits : « Tu règnes sur les morts », dit Ulysse
à Achille. Citons la réponse d’Achille dans la traduction de Bérard dans La Pléiade :
ACHILLE. – Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !... J’aimerais mieux, valet de
bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts,
sur tout ce peuple éteint ! »
Dans la traduction de Jaccottet, p. 191, vers 488 :
Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse ! J’aimerais mieux être sur terre
domestique d’un paysan, fût-il sans patrimoine et presque sans ressources, que de régner ici parmi ces
ombres consumées…
L’Odyssée donne une image très noire de la mort : les morts sont faibles, sans
force, aveugles. Ils ne peuvent communiquer avec Ulysse que grâce à la magie dictée par
Circé.
- Sirènes : ce sont des femmes-oiseaux (et non des femmes-poissons). Les marins qui
écoutent leur chant magnifique font fracasser leurs bateaux sur l’écueil. Ulysse met
de la cire dans l’oreille de ses marins et se fait attacher au mât. Il écoute le chant que
les sirènes chantent à sa propre gloire.
- Passage en mer où il faut soit affronter Charybde (gouffre) soit Scylla (rocher avec
un monstre) : Ulysse choisit Scylla : encore quelques marins dévorés.
- Île du soleil : les hommes d’Ulysse enfreignent l’interdit que le nommé Tirésias avait
formulé à Ulysse au pays des morts : ils mangent des bêtes sacrées, qui ne meurent
jamais. Il s’ensuit une tempête quand ils reprennent la mer. Ulysse, qui n’a pas mangé
de bête sacrée, est le seul survivant

17
- Il arrive chez Calypso. Ainsi s’achève le récit qu’Ulysse fait chez les Phéaciens.
La quatrième partie raconte le retour d’Ulysse à Ithaque.
Le roi des Phéaciens, Alcinoos, fait reconduire Ulysse à Ithaque. Une fois arrivé,
Ulysse, méfiant, au courant de ce qui est arrivé à Agamemnon, se déguise en mendiant (ou
plutôt, il est transformé par Athéna en mendiant). Il est d’abord reconnu par son chien, puis
par Eumée, son porcher, puis par sa nourrice, grâce à une cicatrice. Pas par Pénélope, à qui
il se présente comme un héros de la guerre de Troie. Il se présente aussi comme ça à
Télémaque, qui le défend quand les prétendants l’agressent.
Pénélope organise un concours : succèdera à Ulysse celui qui sera capable de bander
son arc et de traverser une série de cibles avec une seule flèche.
Personne n’y arrive sauf Ulysse, qui ne vise pas la cible, mais tue Antinoos. Il s’ensuit
le massacre des prétendants avec le concours de Télémaque.
Ulysse reprend ses traits, mais Pénélope, peut-être secrètement vexée de sa longue
absence, veut une preuve de son identité. Elle demande devant lui aux servantes de déplacer
le lit ; Ulysse rétorque : un de ses pieds est un olivier enraciné dans la terre. Or seul Ulysse,
qui a façonné ce lit, est au courant de cette particularité. Les époux se retrouvent enfin.
Ensuite Ulysse rend visite à Laërte son père et une paix est conclue avec les familles des
prétendants.

1.1.1.5. Quelques remarques au sujet d’Homère, de l’Iliade et de l’Odyssée


1. Dans ces récits les personnages sont toujours situés dans leur généalogie, leur histoire
familiale – ce qui n’apparait pas dans le roman d’aujourd’hui. Pour Homère, même
les dieux ont une ascendance précise. C’est une trace de l’esprit aristocratique de la
Grèce archaïque : la valeur d’un individu lui vient de ses ancêtres. Mais aussi de leur
vision « psychologique » avant la lettre : selon celle-ci, bien des passions remontent
à des bienfaits ou des méfaits faits par les ancêtres. Cela préfigure très lointainement
les conceptions psychanalytiques. Au niveau narratif, cette conception permet aussi
de mettre en scène des liens étroits entre les dieux et les hommes.

2. Le rapport entre les dieux et les hommes est sans doute ce qui nous est le plus étranger
dans ces légendes, quelles que soient nos convictions religieuses. Plus personne ne
croit à ces divinités-là. Et cela nous met à l’écart du texte. D’autant que cela se traduit
souvent par des prédictions qui vont à l’encontre de notre conception du suspense.
Notons que le rôle des dieux est moindre dans l’Odyssée que dans l’Iliade : c’est
peut-être la principale raison pour laquelle, alors que les anciens Grecs préféraient
l’Iliade, nous avons en général plus de plaisir à lire l’Odyssée. Il est difficile de savoir
à quel point les Grecs eux-mêmes croyaient à ces interventions divines incessantes.
Était-ce de la poésie pour eux ?

3. Ce point 2 suggère la réflexion que voici : quelles que soient nos convictions
religieuses, il est troublant de constater la disparition des dieux de l’Olympe, qui
étaient pourtant passés des Grecs aux Romains (au prix de quelques adaptations, Zeus
devenant Jupiter, Héra Junon, etc). La religion des vainqueurs, des conquérants,
d’Alexandre, de César, des philosophes, de Platon, d’Aristote, etc. a complètement
disparu. Au profit de quelles religions ? Du Christianisme et de l’Islam. Or, les trois
grandes religions monothéistes, l’Islam, le Christianisme, le Judaïsme, qui dominent
l’Occident et le Proche-Orient, proviennent au départ de la religion des Hébreux,
c’est-à-dire, à l’origine, d’un peuple esclave des Égyptiens puis d’un peuple de
bergers. Les descendants des empereurs ont épousé une religion issue des
descendants des esclaves…

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4. Mais revenons à Homère pour souligner une grande qualité de cette légende : c’est
sa relative ambiguïté morale. L’histoire des Achéens n’est pas manichéenne. Elle
échappe en effet, au moins partiellement, à ce que l’on appelé l’« architexte
manichéen », qui consiste à considérer que le combat du Bien contre le Mal équivaut
au combat entre Nous et les Autres. Alors qu’elle est écrite par les Grecs, l’Iliade
donne d’Hector un beau portrait et il y a des tas de lecteurs de ce texte qui s’attachent
davantage aux Troyens qu’aux Grecs. Le personnage le plus émouvant est d’ailleurs
peut-être le roi de Troie, le vieux Priam, quand il vient réclamer la dépouille de son
fils. De leur côté, les Grecs sont décrits avec leurs défauts (même s’ils sont des héros).
Le texte et la légende leur reprochent leurs excès de violence. Un lecteur moral
comme le philosophe Platon, dans La République, reprochera à Homère son
immoralité : ce n’est pas bien, à ses yeux, de montrer un subalterne (Achille) qui se
révolte contre son chef (Agamemnon). Platon a peut-être raison du point de vue
moral qui l’occupe, mais il a sans doute tort d’un point de vue littéraire : cette
ambiguïté est une des forces du texte.

5. Autre remarque similaire : même si ces légendes sont concentrées sur des héros
masculins et s’ils sont porteurs de jugements aujourd’hui discutables sur les hommes
et les femmes [fidélité louée de Pénélope alors que personne ne s’émeut des
tromperies d’Ulysse], il n’empêche que ces épopées antiques – surtout si on les
compare avec celles du début du Moyen Âge chrétien – laissent de grands et beaux
rôles à des personnages féminins. Et ces personnages (Pénélope, Calypso, Athéna,
Circé, Nausicaa…) sont forts et intéressants. Cela fait partie du charme de ses
lectures. Peut-être est-ce dû à l’influence de la civilisation qui précède la
mycénienne : la civilisation crétoise minoenne. Dans celle-ci, les femmes sont plus
libres que dans la société grecque classique. Et elles paraissent assez épanouies :
tellement plus proches de nous qu’on a pu appeler « La Parisienne » une
représentation d’une jeune Crétoise à Cnossos. Les Crétois, qui venaient sans doute
d’Anatolie, vénéraient d’ailleurs une déesse-mère, alors que les Achéens, qui sont
des Indo-Européens venus du Nord, centrent leur religion sur Zeus, dieu masculin.

6. Cela nous amène à l’aspect nationaliste de l’Iliade et de l’Odyssée, textes qui seront
lus dans les siècles qui suivent comme une véritable bible nationale par les Grecs. Il
faut noter à cet égard, qu’outre l’ambiguïté morale évoquée ci-dessus, cet aspect, qui
nous est étranger, est compensé par le caractère composite de cette origine nationale.
Pas de mythe de la pureté : les Achéens décrits par Homère sont bien ces rudes
hommes du Nord, guerriers barbares, mais qui se sont d’ores et déjà nourris de la
douceur et du raffinement de la culture crétoise : c’est d’emblée une culture plurielle,
métissée qui est à l’origine de cette extraordinaire civilisation grecque sur laquelle
s’est construite la culture européenne. Il s’agit d’un démenti dans les faits à tous ceux
qui prônent le repli culturel ! Pour l’anecdote, l’influence crétoise se voit le plus
spectaculairement à un petit détail : c’est la passion de ces rudes guerriers pour les
bains chauds et les baignoires. Il y en a jusque dans les campements des Achéens de
l’Iliade, dans leurs tentes ! Or les Crétois, comme l’archéologie l’a démontré, avaient
inventé un système de canalisation supérieur à celui des Romains mêmes.

7. Il reste à évoquer l’« irritante question homérique », comme l’appelait l’helléniste


liégeois Albert Severyns (1900-1970). Par commodité, j’ai employé ici le nom
« Homère » pour désigner l’auteur des textes qui sont parvenus jusqu’à nous, comme

19
s’il s’agissait d’un écrivain au sens moderne du terme. Comme vous le savez, il n’en
est rien.
À la question de savoir qui a écrit l’Iliade et l’Odyssée, il existe de multiples
réponses et l’on ne saura jamais avec certitude laquelle est la bonne.
Sujet vaste qui a fait couler des litres d’encre, qui pourrait remplir tout le
cours et demanderait pour y réfléchir posément de multiples connaissances,
linguistiques, historiques, stylistiques, etc.
Je me contenterais d’un très bref résumé d’un ouvrage sur la question dû à un
ancien professeur de l’Université de Liège, dont je viens déjà d’écrire le nom : Albert
Severyns, Homère, le poète et son œuvre, paru en 1943.
Les Grecs classiques déjà se posaient des questions : où Homère était-il né ?
Quand avait-il vécu ? Les opinions variaient déjà. Certains en faisaient un
contemporain de la guerre de Troie elle-même, d’autres le faisaient naître sur l’île de
Chios, d’autres à Smyrne, certains même à Athènes. Les uns racontaient qu’il était
aveugle, d’autres trouvant cela impossible. Certains commentateurs supposaient
même qu’il n’avait composé que l’Iliade et non l’Odyssée. D’autres pensaient encore
qu’il avait écrit non seulement l’Iliade et l’Odyssée, mais d’autres textes comme la
Batrachomyomachie, une parodie de l’Iliade aujourd’hui perdue.
Donc grande incertitude chez les Grecs. Mais au moins l’unité des textes
n’était pas remise en cause. Au pire y avait-il deux auteurs, mais chaque texte,
l’Iliade ou l’Odyssée, était écrit par un seul et même auteur.
Un commentateur du XVIIIe siècle a remis la question sur le tapis, mais c’est
surtout au XIXe siècle suite à un ouvrage de 1795 de Wolf qu’elle est relancée. Les
commentateurs du XIXe siècle vont constater qu’il y a plusieurs styles ou sein même
de l’Iliade, qu’il y a des contradictions, des répétitions, des références à des états
différents historiquement de la société : coexistent des coutumes qui se sont succédé
et surtout plusieurs états de la langue grecque. D’où postulat d’un texte archaïque
auquel a été fait des ajouts qu’on a appelés des interpolations. Les spécialistes se
mettent alors en chasse du texte archaïque et soulignent les interpolations. À la fin
de cette période de recherche, les 15 693 vers de l’Iliade sont réduits à 1 500 vers
authentiques. L’ennui de cette démarche excessive, c’est que les chercheurs ne
parviennent pas à se mettre d’accord sur ce texte archaïque.
En réaction, au début du XXe siècle, une nouvelle génération de
commentateurs souligne au contraire la beauté du texte, son unité métrique, la force
de sa construction.
La position de Severyns se veut un compromis entre ces deux attitudes.
Il y aurait bien eu un poète, vers le IXe siècle avant J.-C., qui aurait composé
l’Iliade et l’Odyssée. Il ne vient pas du néant et a des précurseurs : les fameux aèdes
qui allaient de cour en cour. Homère en parle lui-même et leur fait même raconter la
guerre de Troie dans l’Odyssée. Il leur emprunte des sujets mais aussi une métrique :
l’hexamètre dactylique et la technique formulaire, selon laquelle les noms sont suivis
d’épithètes homériques : « Athéna aux yeux pers » par exemple ou « L’Aurore aux
doigts de rose ». Cette technique est pratique quand on improvise en vers, car cela
remplit le vers.
Mais Homère, à partir de cette tradition orale, aurait produit une grande
construction et aurait conféré une belle souplesse à l’hexamètre (les aèdes racontent
chaque fois un petit épisode) : souplesse « classique » qui plaide pour l’unité.
S’il plaide pour l’unité, Severyns admet qu’il y a des incohérences, des
répétitions, des différents niveaux de langue. Comment les explique-t-il ?

20
D’abord le texte qu’ont diffusé les Athéniens classiques a sans doute été
retouché quelque peu.
Ensuite, beaucoup de caractéristiques du texte s’expliquent par son origine
orale : les répétitions, les épithètes homériques, qui rendent le vers facile à
comprendre, les contradictions et même la coexistence de langues d’âge divers. (On
retrouve encore cela de nos jours dans les récits que les parents rapportent aux
enfants, par exemple dans Le Petit chaperon rouge, une part du plaisir du conteur et
de l’auditeur vient de l’expression archaïque et difficile à comprendre « tire la
bobinette, la chevillette cherra ».)
Les savants du XIXe siècle avaient jugé les textes comme s’ils avaient été tout
de suite écrits. Bien entendu, la question ne s’est pas fermée en 1943 et depuis
l’ouvrage de Severyns, de nouvelles théories ont vu le jour… En 2006, un chercheur
a repris une ancienne idée selon laquelle Homère serait une femme, une Sicilienne.
En conclusion, soulignons une fois de plus le caractère intertextuel du premier
chef-d’œuvre de l’Occident. L’Iliade et l’Odyssée sont nourris de textes oraux
antérieurs et vont nourrir des milliers d’autres textes jusqu’à nos jours.

21
1.1.2. La poésie didactique : Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.)
Nous nous attarderons moins longtemps sur l’autre grande figure grecque des
origines, Hésiode (milieu du VIIIe siècle avant J.-C.), qui est presque contemporain
d’Homère. Pour les Grecs classiques, Homère et Hésiode formaient d’ailleurs un couple
d’auteurs complémentaires. Une légende veut qu’un tournoi poétique les ait opposés : le jury
aurait donné la victoire à Hésiode, qui chantait la paix, et le public à Homère, qui chantait la
guerre. On a perdu la plupart des œuvres d’Hésiode. Deux d’entre elles nous sont parvenues
intégralement : La Théogonie, qui unifie la mythologie grecque (les variantes ne
disparaissent pas pour autant), et Les Travaux et les Jours. C’est dans ce dernier texte que se
trouve le mythe des cinq âges du monde :
- Âge d’or : bonheur, ni souffrance, ni maladie
- Âge d’argent : prospérité gâtée par l’impiété
- Âge de bronze : guerres et luttes intestines
- Âge des Héros : combats, grandeur et courage
- Âge de fer : labeur, morale du travail et de l’effort pour échapper au malheur, culte
du travail du champ.
C’est le dernier âge que privilégie Hésiode, qui décrit les travaux des champs en
allant jusqu’à donner des conseils aux cultivateurs. Dans Les Travaux et les Jours, Hésiode
parle en outre quelque peu de sa vie. Aussi est-il considéré comme le premier aède à intégrer
des éléments autobiographiques dans sa poésie.
Quant au reste de son œuvre, nous n’avons que des fragments.
Comme il explique comment travailler la terre, Hésiode est considéré comme un
auteur de poésie didactique, c’est-à-dire de poésie qui vise à instruire son lecteur. La Grèce
a compté également nombre de poètes lyriques : la poésie lyrique signifie au départ « poésie
accompagnée de la lyre », c’est-à-dire la chanson. Ensuite l’expression a désigné une poésie
centrée sur l’expression des sentiments – ce qui correspond à notre vison spontanée de la
poésie. Parmi les poètes lyriques, citons Sappho (VIIe-VIe siècles avant J.-C.), première
auteure féminine citée dans ce cours et Pindare (518-438 avant J.-C.), dont le nom reviendra
plus loin parmi les auteurs ayant influencé le Français Ronsard à la Renaissance.

1.1.3. Le théâtre grec antique

1.1.3.1. La tragédie grecque : Eschyle, Sophocle et Euripide


1.1.3.1.1. L’Athènes classique et la naissance de la tragédie
Dans la seconde moitié du VIe siècle, Athènes est dominée par le tyran Pisistrate, qui
inaugure de nouvelles et grandes fêtes, parmi lesquelles la fête de Dionysos, dieu du vin
(l’équivalent de Bacchus plus tard chez les Romains). Lors de ces fêtes, la légende du dieu
est racontée et chantée en « dithyrambes », comme on appelle les chants liturgiques en
l’honneur de Dionysos : il s’agit de sorte de délires poétiques, élogieux et pathétiques (d’où
l’adjectif « dithyrambique27 » en français), interprétés par des chanteurs masqués qui
improvisent de longues plaintes en dansant et qui racontent les épreuves merveilleuses et
terribles du dieu (car Dionysos est maltraité par d’autres divinités, notamment par les Titans)
et son triomphe final. Il s’agit donc à nouveau, au départ, d’une littérature orale qui va se
structurer petit à petit : un conteur extérieur s’ajoute aux acteurs. En se structurant, les
dithyrambes passent de l’oral à l’écrit et aboutissent, selon une évolution qui est mal connue,
à la tragédie à Athènes, dont les sujets seront tirés de la mythologie et qui conservera

27
L’adjectif « dithyrambique » signifie « qui loue avec emphase ».

22
longtemps le caractère puissamment émotif, en partie chanté, religieux et plaintif des
dithyrambes. Les tragédies grecques conservent en effet la particularité de contenir des
parties chantées narratives, dues à un chœur. Et au départ, un seul acteur jouait tous les rôles
en revêtant des masques.
La tradition attribue les premières pièces à Thepsis (vers 560 avant J.-C.).
En 534 avant J.-C. s’organisent des concours de tragédies : la structuration continue
donc et on est loin du caractère improvisé originel des dithyrambes. Il s’agit d’une institution
d’État, très règlementée : trois concurrents présentent chacun trois tragédies et un drame
satyrique ; le tout souvent organisé en séries, sous forme de trilogies (de tragédies) ou de
tétralogies (l’ensemble).
L’âge d’or de la tragédie athénienne a lieu au Ve siècle avant J.-C., au siècle dit de
Périclès – Périclès (495-429 avant J.-C.) ayant longtemps dirigé Athènes au moment de sa
plus belle floraison culturelle. La tragédie est alors un art populaire : Platon évoque dans Le
Banquet une tragédie qui aurait été donnée devant 30 000 personnes !
1.1.3.1.2. Eschyle (vers 525 à 456 avant J.-C.)
On attribue à Eschyle l’introduction d’un deuxième acteur (jusque-là, un acteur seul,
changeant de personnalités en changeant de masque, dialoguait avec le chœur).
Avant tout, Eschyle cherche à exprimer dans une langue grave, légèrement archaïque,
parfois grandiloquente, des vues théologiques et morales : il met en scène le pouvoir et la
justice des dieux, la suprématie de Zeus, la faute des ancêtres qui se transmet de façon
héréditaire aux descendants, la punition du péché et la possibilité d’une rédemption par la
souffrance. Son théâtre est fait d’une succession de monologues plus que de dialogues.
Ses tragédies (il en a écrit 90, nous n’en avons que 7) sont regroupées en trilogies qui
présentent les différentes étapes d’une légende. Une seule de ces trilogies nous est parvenue
intégralement : L’Orestie (histoire d’Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère
d’Électre et d’Iphigénie). Les 4 autres tragédies que nous possédons sont des parties de
trilogies différentes. L’Orestie contient les tragédies Agamemnon, Les Choéphores et Les
Euménides.
Résumé d’Agamemnon
Au début de la pièce, le chœur, composé de vieillards, manifeste son inquiétude au
sujet du retour imminent d’Agamemnon, le vainqueur de Troie. Des présages néfastes
concernent ce retour. Les vieillards repensent en outre à Iphigénie, fille d’Agamemnon que
celui-ci a sacrifiée quand les Achéens étaient bloqués à Aulis (en Aulide) par l’absence de
vent. Dans d’autres versions de la légende, comme on l’a vu plus haut, Artémis sauve
Iphigénie in extrémis, la remplaçant par une biche. [Telle sera la version d’Iphigénie à Aulide
d’Euripide et Iphigénie est sauvée également chez Racine, au XVIIe siècle français dans
Iphigénie en Aulide (1674).] Chez Eschyle, Agamemnon sacrifie vraiment Iphigénie.
Toujours est-il que quelqu’un en veut à mort à Agamemnon (selon les versions soit d’avoir
accepté l’idée du sacrifice, soit, chez Eschyle, de l’avoir commis), c’est la mère d’Iphigénie :
Clytemnestre (qui, pour rappel, est la fille de Léda et de Tyndare et donc la sœur humaine
de la belle Hélène).
Le chœur s’inquiète aussi de l’attitude des Achéens : s’ils ont fait preuve de démesure
(d’hybris) dans la victoire, ils subiront la vengeance des dieux. C’est d’Eschyle que vient
cette idée (évoquée plus haut dans le récit encadrant de l’Iliade) : les Grecs ont été
exagérément cruels en massacrant les Troyens, ils en seront punis. La crainte du chœur
augmente encore quand il apprend qu’une partie de la flotte achéenne a été détruite par une
tempête. La suite accroît encore leurs craintes : Agamemnon arrive et fait le bravache, se
vante de sa cruauté, au lieu de se repentir. Telle est vraiment la leçon d’Eschyle : la légende

23
lui préexiste, il lui donne un sens moral. Alors que chez Homère les Dieux sont capricieux,
chez Eschyle, ils incarnent la justice. Eschyle s’oppose ainsi à l’interprétation selon laquelle
les Dieux sont jaloux du succès d’Agamemnon.
Un autre personnage permet de souligner la morale du texte : la Troyenne Cassandre,
qui lit l’avenir. Elle lie le châtiment à venir aussi à des crimes commis par Atrée, le père
d’Agamemnon. Clytemnestre elle-même revendique un droit de vengeance et, avec l’aide
d’Égisthe, son amant, elle tue Agamemnon à la sortie de son bain. Mais, une fois le crime
commis, elle exulte trop : elle-même est prise dans la démesure et sera menacée par le
châtiment. La complicité d’Égisthe la condamne également. La pièce se termine sur les
craintes de Clytemnestre.
Résumé de Les Choéphores (mot signifiant « porteuses de libations, c’est-à-dire
d’offrande aux dieux »)
Clytemnestre a trois enfants : un fils, Oreste, qui est en voyage, et deux filles :
Iphigénie, qui a été sacrifiée, et Électre. Au début de la pièce, elle demande à celle-ci de
porter une offrande sur la tombe d’Agamemnon pour calmer sa colère. Électre, horrifiée par
le crime commis par sa mère, ne sait que faire. Le chœur lui conseille de porter l’offrande
mais en invoquant la vengeance. Se faisant, elle voit sur la tombe une boucle de cheveux :
or, les seules personnes qui posent leurs cheveux sur les tombes sont les enfants du défunt.
Elle comprend alors qu’Oreste, son frère, est revenu. Il lui apparaît en effet.
Ensuite, Oreste se rend au palais, déguisé. Il tue d’abord Égisthe. Sa mère, le
reconnaissant, lui montre son sein, le sein qui l’a nourri, et en appelle à sa pitié. Il hésite car
la vengeance est un ordre des dieux mais, tout de même, a-t-il le droit de tuer sa propre
mère ? Son cousin et compagnon, Pylade, le pousse à la vengeance. Il s’exécute, assassinant
Clytemnestre.
Aussitôt, il devient fou, puni par les Érinyes, déesses qui sanctionnent la démesure et
les crimes contre la famille et le désordre social.
Résumé de Les Euménides (c’est-à-dire « les Bienveillantes »)
Une fois sa raison retrouvée, Oreste se rend à Delphes et supplie Apollon de le laver
de ses souillures. Apollon le purifie en faisant couler sur ses mains du sang de porc et en lui
prescrivant un long exil.
Puis la pièce met en scène le conflit entre les Érinyes, hostiles à Oreste, et Apollon,
qui le défend. Pour les premières, le crime d’Oreste est plus grave que celui de Clytemnestre
puisqu’il a tué sa mère et elle son mari, qui n’a pas le même sang qu’elle. Apollon, au
contraire, trouve le lien du mariage plus important que le lien filial et de toute façon croit à
la loi du Talion : le sang appelle le sang. Enfin, à ses yeux, le lien qui unit l’enfant à son père
est plus important que celui qui l’unit à sa mère : les Grecs croyaient que la femme recueille
la semence masculine sans rien y ajouter, comme la terre reçoit la graine de l’arbre.
De retour en Grèce, Oreste se rend à Athènes au sanctuaire d’Athéna. Les Érinyes
accourent demander vengeance. Athéna défend Oreste car elle n’a pas eu de mère (elle est
née directement du crâne de Zeus) mais elle reste calme, ne discute pas et demande à un
tribunal de mortels athéniens de trancher. Les Érinyes et Apollon plaident, Athéna, elle, vote
avec les mortels. Égalité des voix pour et contre, ce qui implique l’acquittement.
En compensation, Athéna demande aux Athéniens de vouer un culte aux Érinyes :
cela satisfait celles-ci, qui deviennent les Euménides, c’est-à-dire les Bienveillantes.
Oreste peut aller en paix.

En résumé, Eschyle est un tragédien très moral, qui pense que la démesure (l’hybris)
conduit l’homme à l’erreur. La vengeance divine rétablit la justice.

24
Cette légende, venue d’Homère, aura de nombreuses extensions après Eschyle : chez
Euripide, Sénèque, Racine, mais aussi, plus récemment, au XXe siècle chez Jean-Paul Sartre
(sa première pièce Les Mouches met en scène un Oreste révolté). Plus récemment encore, le
romancier belge Laurent de Graeve dans Ego, ego a donné la parole au seul personnage
apparemment indéfendable de la légende, Égisthe, l’assassin d’Agamemnon et l’amant de
Clytemnestre, que le romancier défend avec beaucoup d’humour.
1.1.3.1.3. Sophocle (496-406 avant J.-C.)
Sophocle, outre son œuvre d’auteur de tragédies, a eu à Athènes une brillante activité
politique. On lui doit l’introduction d’un troisième acteur.
Sophocle s’est centré sur les personnages humains des légendes. Il procède à une
démythologisation de la tragédie : les dieux sont à l’arrière-plan des destinées humaines,
comme des forces mystérieuses mais toutes puissantes. Les hommes parlent des dieux, mais
ceux-ci ne sont plus directement mis en scène : plus aucun acteur n’interprète un personnage
divin. Sophocle déplace ainsi le sens du tragique vers l’étude de caractères. Les personnages
sont plus modernes que chez Eschyle. Leurs comportements s’expliquent par des ressorts
psychologiques. Ils agissent dans les discussions et dans les affrontements. Sophocle
compose de grandes scènes de débats, de dialogues où les héros se répondent vers par vers
(on est loin de la succession de monologues d’Eschyle).
Son style est subtil et sobre ; il use d’une forme d’ironie tragique. Sa pensée est
empreinte de pessimisme. Sa trilogie la plus célèbre concerne la légende d’Œdipe et est
composée de trois pièces : Œdipe-roi, Œdipe à Colonne et Antigone.
Résumé d’Œdipe-roi
À nouveau, il existe une légende encadrante, antérieure à la tragédie de Sophocle.
Dans cette légende, Œdipe, fils de Laïos, roi de Thèbes et de Jocaste, est éloigné à sa
naissance quand un oracle apprend à ses parents qu’il était destiné à tuer son père et à épouser
sa mère. Comme Pâris, le bébé Œdipe est condamné à mort, mais les bourreaux désignés
l’abandonnent sur une montagne au lieu de l’égorger. Mais l’enfant est sauvé. Il sera recueilli
et élevé par Polybe, roi de Corinthe, qu’il prend pour son père naturel. Aussi, un jour,
consultant un oracle, il apprend lui aussi qu’il tuera son père et épousera sa mère. Il fuit alors
Corinthe, croyant s’éloigner de ses parents, afin d’échapper à la prédiction. En chemin, il se
querelle sur une route de Phocide avec un voyageur, qu’il tue : il ne sait pas que c’était Laïos,
son père. Plus tard, arrivé devant Thèbes, il apprend qu’un monstre, le sphinx, terrorise la
région. Le roi de la ville ayant été assassiné, on promet le trône et la main de la reine veuve
à celui qui chassera le monstre. Le sphinx pose des énigmes à ceux qui l’abordent et tuent
ceux qui ne savent pas répondre. Œdipe trouve la réponse et le sphinx se tue. En récompense,
les habitants de la ville proclament Œdipe roi et il devient le mari de Jocaste, la reine veuve,
sans avoir qu’il s’agit de sa mère. Et il a avec elle quatre enfants, deux garçons, Étéocle et
Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène.
La tragédie de Sophocle Œdipe-roi commence in medias res alors qu’Œdipe est roi
et que la peste ravage la ville. Un oracle pense que c’est parce que l’assassin de l’ancien roi,
Laïos, n’a jamais été puni. Œdipe entreprend une enquête minutieuse et comprend que le
coupable, objet de la colère des Dieux, c’est lui. Jocaste, à cette nouvelle, comprend tout et
se pend. Œdipe se crève les yeux. Il part sur les routes, guidé par sa fille Antigone.
Œdipe roi est l’œuvre la plus importante de Sophocle. C’est un chef-d’œuvre de
construction de l’intrigue, qui met en scène le pouvoir terrifiant des dieux sur le protagoniste,
qui cherche – en vain – à devenir l’acteur de son propre destin.

25
Résumé d’Œdipe à Colonne
Dans cette suite plus apaisante, Antigone et Œdipe s’arrêtent dans un lieu sacré, près
d’Athènes, où ils rencontrent le roi Thésée. Œdipe disparaît, objet de la pitié des dieux, au
milieu des éclairs.
Résumé d’Antigone
À nouveau, il faut avoir recours à un récit encadrant :
Œdipe parti, ses deux fils, Étéocle et Polynice, ont décidé de se partager le pouvoir :
ils règneront chacun à leur tour. Étéocle règne en premier, mais, quand son mandat vient à
expiration, il refuse de céder sa place. Polynice, qui s’est marié avec la fille du roi d’Argos,
lui déclare alors la guerre. Il s’ensuit une terrible guerre civile et fratricide, les deux frères,
en un duel singulier s’entretuent. La victoire revient cependant à Thèbes sur Argos.
Quand s’ouvre la pièce Antigone, Créon, le frère de Jocaste, devenu roi de Thèbes,
rend les honneurs funèbres à Étéocle, mais interdit l’inhumation de Polynice, considéré
comme traitre parce qu’il a déclaré la guerre à sa partie. Antigone (qui est donc la sœur
d’Étéocle et de Polynice), opposant les lois de sa conscience à celles du pouvoir politique,
méprise cet interdit et rend l’honneur des funérailles à son frère Polynice. Elle est condamnée
à mort par Créon furieux. Celui-ci revient sur sa décision, mais trop tard : Antigone s’est
pendue. Son amant, Hémon (qui est le fils de Créon), la suit dans la mort.

Antigone et Œdipe ont donné lieu à une vaste intertextualité. Dès l’Antiquité,
Euripide, puis Rotrou (1638), Alfieri (1776) et, au XXe siècle, Cocteau, Brecht, Anouilh et
Bauchau ont réécrit cette légende. Sans oublier Freud, le père de la psychanalyse, qui s’est
appuyé sur Sophocle pour construire son concept du « complexe d’Œdipe ».

1.1.3.1.4. Euripide (vers 485–406 avant J.-C.)


Euripide est né, selon la légende, l’année de la bataille de Salamine (en -480), bataille
navale opposant la flotte grecque à la flotte perse (et se terminant par la victoire des Grecs
pourtant moins nombreux). Eschyle y a combattu et Sophocle alors adolescent, dirigea le
chœur des enfants chantant la victoire. Belle rencontre de l’Histoire grecque et des trois
grands tragédiens. Mais plus que probablement Euripide est né auparavant en -484.
C’était un érudit, un grand lecteur. La légende veut qu’il fût le premier à posséder
une bibliothèque.
Il est proche des philosophes, notamment de Socrate – on a même prétendu qu’ils
avaient écrit les tragédies ensemble.
Il participe à son 1er concours de tragédie en -455, un an après la mort d’Eschyle. Il
emporte rarement le concours et a peu de succès de son vivant. Mais il en aura beaucoup peu
après sa mort et aura une grande influence par la suite, notamment sur Sénèque et sur Racine.
On a gardé plus de pièces de lui que des deux autres.
De son vivant, il est souvent critiqué notamment par Aristophane (voir plus bas), qui
le considère comme un athée. Il est vrai que le rôle des dieux est minime dans ses pièces,
qui sont psychologiques : il y a donc une évolution vers moins de place pour les dieux et
plus de psychologie d’Eschyle à Euripide en passant par la phase intermédiaire, Sophocle.
En outre, Euripide construit des personnages moins héroïques que Sophocle, plus humains
encore car plus faibles. Il va jusqu’à s’intéresser aux victimes, notamment aux femmes
victimes de la guerre (comme la Troyenne Andromaque, la femme d’Hector).
Schéma récapitulatif concernant les trois tragédiens :
Eschyle Sophocle Euripide
Dieux Héros Hommes et Femmes ordinaires

26
Il arrive en outre à Euripide de dénoncer les vieilles légendes, ou de mettre en doute
le pouvoir des oracles. Mais il est difficile de dire s’il était pour autant athée. S’il l’était, il
est paradoxal de constater qu’il a été fort apprécié au cours du Moyen Âge chrétien et que la
pièce religieuse Christus Patiens (XI-XIIe siècles) fait tenir à Marie des propos « copiés-
collés » de Médée, personnage féminin meurtrier (qui tue ses enfants !).
À la fin de sa vie, Euripide quitte Athènes pour la Macédoine. Peut-être part-il en
exil : c’est l’époque où son ami Socrate est inquiété : le philosophe sera ensuite condamné à
mort (en -399). Euripide meurt en exil – dévoré par des chiens selon une légende peu sûre,
en -406.
Apprenant la mort de son jeune rival, Sophocle se présente en habit de deuil à la
représentation d’une de ses nouvelles tragédies.
Euripide aurait écrit entre 92 et 95 tragédies. Nous en avons gardé 18 ou 19 (une n’est
pas certaine), c’est-à-dire davantage que de pièces de Sophocle et d’Eschyle réunis.
Si Eschyle correspond à la Grèce archaïque, Euripide correspond à la Grèce classique
– et Sophocle est à la jonction.
Résumé d’Iphigénie en Tauride
Euripide raconte en détails les événements qui précèdent le sacrifice d’Iphigénie.
Agamemnon y est tout à fait humain : il change d’avis, est bouleversé en voyant sa fille,
essaie de trouver une autre solution, mais s’avère coincé par l’armée, prête à se révolter.
Même Mélénas, brutal au départ, se montre compréhensif et change lui aussi d’option. La
scène où Iphigénie, qui a été attirée sur les lieux par une promesse mensongère de mariage
avec Achille, se jette dans les bras de son père et lui montre son affection est bouleversante :
Iphigénie prend corps devant le lecteur, qui s’identifie à elle et à son père et ressent la douleur
du sacrifice, ce qui n’est pas le cas dans les versions antérieures, où la question est seulement
morale. Dans cette version, au dernier moment, une biche remplace la jeune fille qui
disparaît, sans doute emportée chez les dieux. Mais la scène n’est pas montrée : elle est
racontée à Clytemnestre, la mère d’Iphigénie. Et Clytemnestre met en doute ce récit : peut-
être s’agit-il d’une nouvelle ruse pour apaiser son courroux. Ainsi se traduit le scepticisme
d’Euripide.
Résumé de Médée
Médée est la femme de Jason (elle l’a aidé à s’emparer de la Toison d’or). Ils arrivent
avec leurs enfants à Corinthe. Après quelques années, le roi de la cité, Créon, offre à Jason
la main de sa fille, Creüse. Jason accepte.
Médée crie son désespoir. Elle est furieuse. Créon, qui la craint, la chasse de la ville.
Mais elle obtient un jour de répit. Puis Jason essaye de se justifier auprès d’elle : ce mariage
sera avantageux pour leurs fils. Il s’ensuit une dispute à l’issue de laquelle Médée feint
d’accepter son sort. Elle envoie même une tunique et une couronne de lauriers à Creüse. En
fait, sa vengeance est en marche. La tunique est empoisonnée ! Creüse en meurt ainsi que
son père, qui l’a embrassée.
Médée veut pousser plus loin sa vengeance contre Jason et tuer ce qui tient le plus à
cœur à celui-ci : ses enfants – leurs enfants ! Elle hésite, divisée entre sa passion pour la
vengeance et sa tendresse pour ses fils, qu’elle appelle, embrasse, puis repousse. Elle finit
par choisir la vengeance, tue ses fils et s’enfuit.
À nouveau, cette pièce, qui s’appuie sur une légende antérieure, produira un immense
intertexte : Ovide (perdue), Sénèque, Rojas Zorrilla (Espagne, XVIIe siècle), Pierre Corneille
(France, XVIIe siècle), Niccolini (Italie, XIXe siècle), Anouilh (France, XXe siècle).
La pièce sera mise en musique : opéra de Charpentier à la fin du XVIIe siècle, de
Cherubini à la fin du XVIIIe siècle et de Milhaud au XXe siècle.

27
Pierre Corneille dans sa pièce de 1635 (donc avant Le Cid, qui date de 1637) adoucit
le personnage de Médée : la tunique est la sienne et Creüse pour l’humilier veut la lui prendre
– d’où son assassinat un peu plus justifié. Et c’est Jason, furieux de la mort de Creüse, qui
veut tuer ses fils, mais il ne le fait pas.
Résumé d’Andromaque
Andromaque était la femme d’Hector, le héros troyen. Troie détruite, Hector mort, le
fils d’Andromaque et d’Hector est tué par les Grecs et Andromaque devient l’esclave du fils
d’Achille : Néoptolème. Elle a un fils de lui : Molosse.
Mais Néoptolème épouse Hermione fille de Ménélas. Hermione est jalouse
d’Andromaque car elle ne parvient pas à avoir d’enfant et elle accuse la Troyenne de lui
avoir jeté un sort. Elle profite de l’absence de son mari pour se venger et cherche à se
débarrasser d’Andromaque et de Molosse. Andromaque en réchappe et cache Molosse chez
Pélée, le père d’Achille, le grand-père de Néoptolème et l’arrière-grand-père de Molosse. Et
Andromaque se réfugie dans le temple inviolable de Thétis, la mère d’Achille. C’est là que
commence la pièce.
Hermione entre dans le temple. S’ensuit une dispute entre les deux femmes. Survient
Mélénas. Il a attrapé Molosse et menace Andromaque de tuer son fils si elle ne sort pas. Elle
essaie de le convaincre de ne pas le tuer : Néoptolème sera fâché… Rien n’y fait. Elle sort
pour sauver son fils.
La pièce est jouée en pleine guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes à Sparte (de
431 à 404, année de la victoire de Sparte) et Euripide, Athénien, brosse un portrait odieux
du roi de Sparte.
Intervient le vieux Pélée qui persuade Ménélas de libérer ses deux prisonniers.
Puis intervient Oreste, le fils d’Agamemnon, (et donc le neveu de Ménélas). Ménélas
lui avait promis la main d’Hermione. Celle-ci a peur de la réaction de Néoptolème, qu’Oreste
déteste. Oreste lui annonce qu’il s’est vengé en accusant Néoptolème, qui est à Delphes, de
vouloir y voler le trésor. Et, en effet, un serviteur arrive et annonce que Néoptolème a été
tué à Delphes.
Enfin Thétis intervient à son tour : elle protège Andromaque et Molosse et emmène
Pélée avec elle.
Immense intertextualité : Racine, Katenine (Russie, XIXe siècle), un poème de
Baudelaire et un opéra de Grétry (musicien liégeois du XVIIIe siècle).
Racine resserre l’intrigue et ajoute des sentiments de passions amoureuses. Le fils
pour lequel Andromaque a peur est le fils d’Hector : Astyanax. Et le fils d’Achille, qui se
nomme Pyrrhus est amoureux d’elle. Il s’apprête à épouser Hermione, mais ce n’est pas
encore fait.
Les Grecs se méfient d’Astyanax et envoie Oreste, qui par ailleurs est amoureux
d’Hermione, pour récupérer l’enfant. Oreste espère que Pyrrhus va refuser – mais il accepte
après avoir essayé de convaincre Andromaque, qui lui a résisté.
Pyrrhus accepte – Oreste est désespéré – Hermione, qui est éprise de Pyrrhus rayonne
– Andromaque est désespérée.
Mais a lieu une nouvelle entrevue entre Pyrrhus et Andromaque et Pyrrhus change
d’avis et refuse de donner Astyanax car Andromaque a promis de l’épouser s’il sauve
l’enfant. (Nous reviendrons sur cette pièce plus bas, au chapitre 4.1.2.3.)
Désespoir et colère d’Hermione qui demande vengeance à Oreste. Celui-ci
s’exécute : les Grecs tuent Pyrrhus. Apprenant la nouvelle, Hermione éclate de douleur et en
veut à Oreste de lui avoir obéi. Elle se tue – Oreste devient fou (comme chez Eschyle).

28
1.1.3.1.5. Influence de la tragédie grecque
L’influence de la tragédie grecque est immense non seulement à travers l’exemple,
mais aussi par la théorie qui l’a accompagnée, principalement par un ouvrage : la Poétique
d’Aristote (384-322), écrit vers -340, qui sera le bréviaire esthétique du Moyen Âge et qui
aura encore une immense influence sur la création de tragédies jusqu’au XVIIIe siècle,
notamment à travers la règle des trois unités.
Aujourd’hui (depuis le romantisme), la Poétique d’Aristote n’a plus d’influence sur
la création directe, mais toujours sur la pensée critique consacrée au théâtre et à la littérature
en général. Tout ouvrage de la discipline qui s’appelle toujours aujourd’hui la « poétique »
comporte un chapitre consacré au livre d’Aristote.
Malgré son titre, La Poétique d’Aristote ne parle guère de poésie au sens où l’on
entend ce mot aujourd’hui : il y est surtout question de la tragédie et quelque peu de l’épopée.
La tragédie est considérée comme le genre suprême par Aristote.
De quoi est-il question dans La Poétique ?
Aristote, sans le contredire ouvertement et sans le citer nommément, s’oppose en fait
à Platon (428 – 348 avant J.-C.), qui n’est pas mort depuis longtemps quand il écrit La
Poétique. Il s’oppose en particulier à La République de Platon, ce livre très sévère pour la
poésie, la littérature et les écrivains. On résume et réduit souvent La République au fait que
Platon chasse le poète de la cité idéale. Le texte est plus compliqué et plus ambigu que cela.
Platon donne quand même un rôle à la poésie et à la musique dans la cité idéale. Mais il
définit la bonne « littérature28 » en fonction de la morale, de l’utilité sociale. Il réfléchit donc
à partir de préceptes moraux extérieurs à la « littérature » : son souci est la cité et non la
qualité des textes. Il reproche, par exemple, on l’a vu, à Homère d’avoir donné le mauvais
exemple à la jeunesse grecque en décrivant un héros, Achille, se révoltant contre son chef,
Agamemnon.
Aristote ouvre sa réflexion en laissant de côté ce point de vue moral. Il procède
d’abord à une description structurale avant la lettre. Il décrit les pratiques textuelles
existantes, il les classe, sans porter le moindre jugement, il les structure en genres, en parties,
etc. C’est ainsi qu’il distingue l’épopée de la tragédie.
Il réfléchit également à l’essence de l’art en général et de la « littérature » en
particulier. Il trouve cette essence dans l’imitation de la nature, idée qui va dominer la pensée
esthétique jusqu’au romantisme (XIXe siècle). L’idée de l’imitation de la nature pour la
« littérature » peut paraître étrange aujourd’hui : elle se comprend en ce qui concerne le
théâtre, imitation de l’action.
Dans un deuxième temps, Aristote devient moins descriptif et plus normatif, mais les
prescriptions qu’il donne alors sont liées à la qualité des œuvres et non plus à la cité. Il dit
comment bien écrire pour faire de bonnes tragédies – et non pas comment bien écrire pour
édifier la jeunesse. Il explique que dans une bonne tragédie, les événements doivent à la fois
s’enchaîner naturellement, de façon inexorable, et surprendre. Il s’oppose au dénouement
qui tombe du ciel sans être préparé en amont.
Enfin, Aristote se pose tout de même la question morale, mais il répond, toujours
sans le nommer, à Platon par l’argument de la catharsis : en voyant ses passions sur la scène
tragique, le spectateur, qui ressent de la terreur et de la pitié, s’en purge, tout en éprouvant
une émotion agréable. Donc la tragédie joue un rôle social positif, même quand les
personnages sur la scène ont une conduite immorale. Ainsi, la « littérature » acquiert une
espèce d’autonomie par rapport aux jugements moraux.

28
Le mot est employé ici entre guillemets car, comme nous l’expliquons dans l’introduction, il s’agit d’un
anachronisme.

29
Toujours est-il que le pas est franchi et la réflexion sur la « littérature » ne reviendra
que rarement au point de vue moral, qui dominait la pensée de Platon. Ou alors partiellement,
à travers des notions comme la bienséance au XVIIe siècle, qui comporte un jugement social,
mais l’essentiel, dans toutes poétiques, concernera dorénavant, sur les brisées d’Aristote, une
description des pratiques existantes et/ou des prescriptions pour les écrivains désireux de
bien écrire.

1.1.3.2. La comédie grecque


Chez les Grecs, la comédie a la même origine que la tragédie : elle est née avec les
fêtes de Dionysos, qui, vu la nature du dieu, mêlait le comique au tragique. C’est comme si
le carême et le mardi gras étaient fêtés le même jour.

1.1.3.2.1. Aristophane (vers 450-385 avant J.-C.)


L’œuvre d’Aristophane est tout ce qui nous reste de la comédie athénienne au siècle
de Périclès. Il a écrit plus de 40 comédies, il nous en reste 11. Aristophane est considéré
comme le fondateur de la comédie.
La subtilité se marie dans son œuvre à l’obscénité et la poésie à la satire. Il est
polémiste, irrespectueux, dédaigneux des conventions. Ennemi de la violence, de la
dictature, de la démagogie, il défend le petit paysan ruiné par la guerre et fustige la politique
belliqueuse d’Athènes. C’est donc un esprit subversif. Mais, d’un autre côté, Aristophane
est un conservateur, qui défend les « vraies » valeurs : nature, paix, sagesse ancestrale,
simplicité, générosité… Volontiers « anti-intellectuel » avant la lettre, il s’oppose aux
penseurs comme Socrate, dans Les Nuées.
Résumé de Les Nuées (-423)
Strepsiade (nom que l’on a traduit en français par « Tourneboule » : les noms sont
construits sur des jeux de mots) a des ennuis avec son fils, Pheidippidès (« Galopingre »),
qui accumule les dettes. Il songe alors à suivre l’enseignement de Socrate pour apprendre à
prouver n’importe quoi et ainsi gagner ses procès. Il n’y parvient pas. Il envoie alors son fils
à sa place. Et ça marche. Fort de l’enseignement de Socrate, Pheidippidès conteste les
échéances de tous les créanciers. Mais Tourneboule se rend compte que son fils est devenu
impie, méprisant, sourd aux remontrances de son père. Il se fait même battre par son fils, qui
justifie son acte : il prouve par un raisonnement qu’il a raison de battre son père. Celui-ci
brûle alors la maison de Socrate (alors que celui-ci, au moment où est joué la pièce est
toujours en vie !).
Les Nuées est une pièce assez conservatrice dans sa morale « anti-intellectuelle »
contre Socrate, contre les sophistes, contre les rhéteurs, les physiciens, les métaphysiciens,
contre la décadence des mœurs, contre la volonté de tout remettre en question. Aristophane
met dans le même sac le grand philosophe qu’est Socrate et les « snobs » de son temps,
intellectuels de surfaces.
Résumé de Les Oiseaux
Deux Athéniens fuient Athènes et s’installent à « Coucouville-les-Nuées », ville
qu’ils construisirent avec des oiseaux. Ils y refusent aussi bien les hommes que les dieux,
dénoncés ici. Notez les contradictions d’Aristophane, défendant les dieux d’un côté, les
blâmant de l’autre.
Résumé de Lysistrata
La guerre fait rage entre Athènes et Sparte. Les femmes des deux villes, qui en ont
assez de cette guerre, se réunissent. L’une d’entre elles, Lysistrata (« Démobilisette ») leur

30
propose de faire la grève du sexe pour arrêter le conflit. Elles acceptent toutes, même s’il
leur en coûte. Il s’ensuit des scènes comiques de maris et de femmes qui languissent :
Cinésias (Chaulapin) est ainsi véritablement torturé par son épouse (notons qu’à l’époque,
la pièce est joué uniquement par des hommes, ce qui devait rendre ces scènes encore plus
grotesques). À Athènes, les femmes se sont regroupées dans l’Acropole. La tension est à son
comble quand un Spartiate vient faire une proposition de paix – les femmes de Sparte ayant
appliqué le même plan que les Athéniennes. La paix est acceptée. Cela finit par une danse
générale.
La pièce a été écrite en temps de guerre… Elle est donc vraiment engagée. Mais la
guerre ne s’est malheureusement pas interrompue de cette façon…
Cette pièce, qui a choqué à l’époque, choquait encore au XXe siècle : il suffit pour
s’en convaincre de lire les précautions de l’introduction de sa traduction en Livre de poche
datant de 1966.
Résumé de Les Grenouilles
Dionysos est au centre de la pièce. Durant la 1re partie, on assiste à une suite rapide
de farces vulgaires (le dieu faisant des pets répondant aux chants de grenouilles). Ensuite,
Dionysos descend aux enfers, car depuis la mort d’Euripide et de Sophocle, il n’y a plus de
bons tragédiens à ses fêtes. Il veut aller rechercher Euripide29. Mais il apprend qu’il y a
justement un débat en enfer pour savoir qui est le plus grand d’Eschyle et d’Euripide, et à
qui revient le trône de roi de la tragédie. Euripide critique l’emphase d’Eschyle. Eschyle
attaque Euripide sur le plan moral : il a perverti et démoralisé les Athéniens. Puis, il critique
le début des pièces d’Euripide. Au bout du compte, Eschyle l’emporte haut la main : c’est
qu’Aristophane détestait Euripide, qu’il trouvait ampoulé dans la forme et immoral dans le
contenu. Il fait déclarer à un de ses personnages : « Le poète a pour devoir de cacher le vice
– non de l’étaler et de le porter à la scène. Pour les enfants, le guide, c’est l’instituteur ; pour
les jeunes gens, c’est le poète. Nous ne devons écrire que des choses honnêtes. » C’est donc
Eschyle qui retourne à Athènes. Et pendant son intérim, c’est Sophocle qui est le prince de
la tragédie aux enfers.
Les Grenouilles fait se succéder une pièce vulgaire et une pièce hautement
« culturelle » dans le même texte.
1.1.3.2.2. Ménandre (343-292 avant J.-C.)
Aristophane faisait des pièces engagées touchant à différents sujets, Ménandre, au
contraire, écrit des pièces excluant toute satire politique.
Il faut dire qu’il écrit à l’époque de la domination macédonienne : la démocratie fait
partie du passé et les sujets politiques sont désormais dangereux30. D’où son intérêt pour
l’individu, pour le thème de l’amour, pour la peinture de la vie quotidienne et pour la
description intelligente et subtile des personnages. Ménandre procède à des études de mœurs
et de caractères. C’est un moralisateur. Ses personnages ne sont plus issus de la mythologie :
ce sont des gens ordinaires.
Plus de Chœur ni de musique non plus.
On n’a longtemps connu de l’œuvre de Ménandre que quelques maximes. Mais on a
retrouvé au début du XXe siècle des papyrus égyptiens avec des fragments de quelques
pièces, L’Arbitrage, La Belle aux cheveux coupés, La Samienne.
Et, plus récemment, a été retrouvée une pièce entière : Le Dyscolos (L’Atrabilaire).

29
La pièce date de 405 avant J.-C. : Euripide et Sophocle sont décédés l’année précédente, en 406 avant J.-C.
30
Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre le Grand, a vaincu Athènes en 338 avant J.-C. La domination
macédonienne durera deux siècles.

31
Dans cette comédie, une jeune fille sage est aimée d’un jeune homme, mais le père
s’oppose au mariage. Les choses finissent par s’arranger au fil de scènes plaisantes où sont
exploités les traits de caractère du vieux grincheux.
On reconnaît là un moule familier : si les 500 pièces de Ménandre sont pour
l’essentiel perdues, il a eu une influence beaucoup plus grande qu’Aristophane, par
l’intermédiaire des latins Plaute et Térence, jusqu’à aujourd’hui en passant par Molière et
Shakespeare.
On a parlé à propos de Ménandre, de Philémon de Syracuse et de Diphilos de Sinope
d’une « Comédie nouvelle ».
Ajoutons que, comme Euripide, il n’a pas eu de succès de son vivant, mais peu après
sa mort.

32
1.2. Rome

Introduction
Comme chacun sait, la domination politique de la Grèce, qui atteint son apogée sous
Alexandre le Grand (règne de -336 à -323), prend fin au profit de celle des Romains. Ceux-
ci conquièrent l’Italie en -360 et ils vainquent trois fois leurs rivaux, les Carthaginois, lors
des guerres puniques (en -241, en -202 face à Hannibal, en -146 lors de la destruction de
Carthage). À l’époque de la troisième guerre punique, c’est-à-dire au IIe siècle avant J.-C.,
les Romains deviennent maîtres de la Grèce elle-même. Mais celle-ci va continuer à régner
culturellement parlant. Les Romains vont en effet se nourrir des arts grecs, de leur religion,
de leur littérature. Ils ont d’ailleurs conscience de cette situation : le poète latin Horace a
ainsi écrit dans une de ses Épitres (voir plus bas) : « La Grèce conquise a conquis son
farouche vainqueur. »
L’originalité est un critère récent pour juger d’une œuvre d’art. Cela n’a aucun sens
de l’appliquer à l’art romain. Le but des artistes et des écrivains n’est pas alors d’être
originaux, mais de s’approcher de la perfection. Comme l’art grec est considéré comme le
plus parfait et le plus riche, il est logique de s’en inspirer. C’est pourquoi les différents
auteurs latins qui vont être à présent évoqués se sont tous, peu ou prou, inspirés d’auteurs
grecs.
Il ne s’agit cependant pas de décalques maladroits, ni de copies plates : les Romains
procèdent à une véritable re-création à partir de ce modèle grec. Ils doivent notamment
réfléchir au problème de la versification, en tenant compte des grandes différences qui
séparent la langue grecque de la latine. Et, quant au contenu, ils ne s’intéressent pas
nécessairement aux mêmes questions que les Grecs, puisqu’il ne s’agit pas de la même
société. Au total, tout en se nourrissant des Grecs, les Romains vont produire la littérature
originale dont ils avaient besoin.

1.2.1. Théâtre à Rome : la comédie


La littérature latine commence par de la poésie morale, pleine de sagesse, et par des
traductions de grands textes grecs, comme l’Odyssée – traductions qui sont en même temps
des adaptations. Puis viennent, durant la même période, les premières épopées latines,
racontant les guerres puniques contre les Carthaginois, les premières tragédies et les
premières comédies inspirées des Grecs. Nous sommes alors au IIIe siècle avant J.-C. au
temps de la république romaine. Ces premières pièces sont perdues. Les deux premiers
auteurs importants dont nous possédons encore des textes viennent rapidement ensuite :
Plaute (IIIe-IIe siècles avant J.-C.) et, une génération plus tard, Térence (IIe siècle avant J.-C.).

1.2.1.1. Plaute (254-184 av. J.-C.)


Plaute n’a écrit que des comédies adaptées de Ménandre et d’autres membres de la
Comédie nouvelle grecque. On possède 21 comédies de Plaute. Elles sont écrites pour un
public populaire. Si elles sont d’inspiration grecque, elles sont truffées d’allusions
« latines », à la vie politique du temps, etc. Comme l’on ne connaît pas les modèles grecs,
on ne sait à quel point il les a transformés. Il fait la description des « basses classes » dans
des situations extravagantes, mettant en scène des jeunes gens imprudents, des soldats
fanfarons, des proxénètes cupides, des parasites, etc. Il fustige le ridicule et la bassesse, mais
avec bienveillance et compréhension.
Il est populaire et il aura beaucoup d’imitateurs.
Sa langue est pure, riche, vivante, populaire.

33
Résumé de Les Ménechmes
C’est l’histoire de jumeaux qui a servi de modèle à de nombreuses comédies
(notamment La Comédie des erreurs de Shakespeare) et qui est elle-même inspirée de
Ménandre.
Personne ne sait que Ménechme a un frère jumeau car ils ont été séparés dans
l’enfance : nous les appellerons Ménechme I et Ménechme II pour les différencier.
Ménechme I aime la belle Érotie, sa maîtresse, à qui il a offert un manteau appartenant à sa
femme. Érotie organise un festin en son honneur. Ménechme I promet à son esclave,
Péniculus, qu’il sera associé au repas. Le cuisinier d’Érotie rencontre Ménechme II, qui vient
d’arriver et le prend pour Ménechme I. Il l’entraîne chez Érotie. Ménechme II croit que c’est
un souteneur qui l’entraine chez une courtisane. Il mange chez Érotie qui lui confie le
manteau pour y apporter une modification, sort et tombe sur Péniculus, qui le prend pour
Ménechme I et croit que le festin a eu lieu sans lui. Pour se venger, Péniculus va trouver la
femme de Ménechme I et lui apprend que ce dernier a une maîtresse. La femme enguirlande
Ménechme I et veut récupérer son manteau. Ménechme I va chez Érotie pour reprendre le
manteau en question et Érotie lui dit : « Mais je viens de te le donner ». Et ainsi de suite, les
quiproquos se multipliant… On prend Ménechme pour un fou jusqu’à ce que les deux frères
se retrouvent et que se dissipe le malentendu.
Résumé de Amphitryon
Jupiter prend l’apparence d’Amphitryon, roi de Thèbes, pour se rendre dans le lit de
la femme de celui-ci, Alcmène, alors que le vrai Amphitryon est à la guerre. Longue nuit
d’amour. Jupiter est accompagné de Mercure, qui a pris l’apparence du serviteur
d’Amphitryon, Sosie. Les vrais surviennent. Mercure se dispute avec Sosie devant la porte.
Jupiter s’enfuit. Amphitryon apprend qu’il a passé la nuit-là, s’en va songeur, plein de
soupçons. Jupiter revient : le spectateur lui-même ne sait s’il s’agit du vrai ou du faux
Amphitryon. Amphitryon et Sosie doutent de leur31 identité. À la fin, Alcmène met au monde
des jumeaux, l’un est le fils d’Amphitryon, l’autre de Jupiter.
Une fois encore, cette pièce a donné lieu à une vaste intertextualité. En littérature :
Camoes (XVIe siècle), Molière (Amphitryon, en 1668), Von Kleist (en 1807), Giraudoux
Amphitryon 38 (en 1938). Amphitryon a en outre été mis en musique par l’Anglais Purcell
(en 1690) puis par le Liégeois André-Modeste Grétry (en 1768).
De manière générale, Plaute a influencé Boccace (1313-1375) et l’Arioste (1474-
1533), ainsi que le premier Shakespeare (Comédie des erreurs inspirées des Ménechmes) et
surtout Molière (Amphitryon et L’Avare sont directement inspirées de Plaute).

1.2.1.2. Térence (190-159 av. J.C.)


Térence est un esclave africain élevé à Rome.
Il est lui aussi influencé par Ménandre, mais a écrit des comédies moins populaires
que Plaute, d’un plus grand raffinement formel, davantage centrées sur des questions
psychologiques ou philosophiques, sans doute plus proches du modèle grec.
La pureté du langage et les constructions habiles de l’intrigue font que ses comédies
étaient destinées à un public aristocratique : pas d’extravagances, peu de couleurs latines.
Térence sera déserté par le public populaire.

31
D’où, bien entendu, le nom commun « sosie ». « Amphitryon » a aussi donné un nom commun en français,
qui signifie : « personne aux frais de laquelle on dîne ». Mais la référence est la pièce de Molière qui porte le
même titre et non celle de Plaute.

34
Son sujet habituel : un amour contrarié. Le jeune homme est épris de la jeune
première, qui est souvent esclave d’un marchand de filles ; mais il est sans argent. Il a recours
à la ruse. Après maintes péripéties, provoquées par les maladresses du jeune homme, la fille
s’avère de naissance « libre ». Tout se termine par un mariage.
Résumé de L’Héautontimoroumenos
Imitée de Ménandre, L’Héautontimoroumenos (Le Bourreau de soi-même) est
représenté en 163 avant J.-C.
Ménédème est le bourreau de lui-même : c’est un vieil homme qui s’astreint à une
vie dure car il a des remords vis-à-vis de son fils Clinia. Il a contraint celui-ci à quitter le toit
paternel parce qu’il s’opposait à son amour pour une fille sans dot, Antiphila. Clinia est ainsi
devenu soldat. Mais il revient et s’installe chez Clitiphon, fils de Chrémès, voisin de son
père. Chrémès avertit Ménédème de la présence de Clinia. Mais sans attendre, les deux
jeunes gens, Clinia et Clitiphon demandent à leurs esclaves de faire venir Antiphila, ainsi
qu’une courtisane, Bacchis. Il s’ensuit des quiproquos, Chrémès confondant l’une et l’autre
et avertissant Ménédème. Les deux pères se disent qu’il ne faut pas contrarier le désir des
jeunes gens, mais ils ne veulent pas perdre la face et cherchent à ruser : Chrémès obtient de
Ménédème de l’argent pour constituer une dot à Antiphila (ainsi, il n’y aurait plus de raison
de s’opposer à ce mariage), mais ils sont battus à ce jeu par un esclave qui fait verser à
Bacchis cet argent parce que Clitiphon en doit à la courtisane. Puis, coup de théâtre, la mère
de ce dernier s’aperçoit, grâce à une bague, qu’en fait Antiphila est sa fille qu’elle croyait
perdue. Cela arrange tout. Cependant, Chrémès est furieux contre son fils et son esclave qui
l’ont berné. Cela s’arrange : Clitiphon se repend et accepte d’épouser la fille que son père
lui a choisie et plus rien ne s’oppose au mariage de Clinia et d’Antiphila.
C’est une sorte de « drame bourgeois » avant la lettre au sujet moral : faut-il
surveiller les jeunes gens ou leur laisser la liberté de faire des sottises ? Les deux pères
hésitent entre sévérité et mansuétude.
C’est dans cette pièce que se trouve cette phrase fameuse : « Homo sum : humani
nihil a me alienum puto. » « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est
étranger. » Dans le contexte, elle sert juste à justifier la curiosité d’un personnage qui se mêle
des affaires des autres (avant de prononcer cette phrase, il a reproché à son voisin de bêcher
son jardin au lieu de faire travailler ses esclaves). Rien d’humaniste, donc, dans cette
sentence. Tirée de son contexte dès l’Antiquité romaine, elle est cependant devenue une
phrase humaniste, vantant la tolérance.
L’« Heautontimorouménos » est, par ailleurs le titre d’un célèbre poème de
Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

1.2.2. Poésie didactique : Lucrèce (98-55 avant J.-C.)


Ensuite, le théâtre et la poésie passent au second plan, même si les Romains
continuent à en écrire, car le genre dominant devient l’éloquence, c’est-à-dire le discours,
genre qui surgit avec Caton l’Ancien (234-149 avant J.-C.) et trouve son apogée avec
Cicéron (106-43 avant J.-C.). La mort de celui-ci correspond à la fin de la République et à
la fin du règne de l’éloquence : les deux vont de pair, bien entendu, car l’éloquence se
développe en régime démocratique et a moins de sens sous la dictature (César) et sous
l’empire (Auguste et ses successeurs). Passée cette longue époque de domination de
l’éloquence, la poésie latine renaît de ses cendres, avec deux auteurs : Lucrèce (98-55 avant
J.-C.), un auteur de poésie didactique, et Catulle (87 à 54 avant J.-C.), qui réinvente le
lyrisme poétique (voir plus bas).

35
Lucrèce est l’auteur de De rerum natura (Sur la nature des choses). Sa vie ne nous
est pas connue, mais ses textes nous indiquent qu’il est disciple du philosophe grec Épicure
(300 avant J.-C.). C’est d’ailleurs grâce à lui que l’on connaît Épicure, dont on ne possède
que des fragments de texte. Lucrèce est un poète : il traduit sous forme de poèmes la
philosophie d’Épicure. Cette philosophie se base sur une vision physique du monde, qui a
des implications quant à la religion et à la morale.
Lucrèce organise son texte en 6 livres, qui peuvent être résumés comme suit :
1 et 2. Les atomes et le vide : rien ne se perd, rien ne se crée. La pesanteur fait se
grouper les atomes pour former les corps sans l’intervention des dieux.
3 et 4. L’homme : l’homme est matière. Même son esprit et son âme sont matériels.
Il est donc mortel et ne doit pas craindre de seconde vie. Puisque tout passe par la matière
du corps, la connaissance vient des sensations.
5 et 6. Le monde et les choses de la Nature : le monde n’est pas l’œuvre des dieux
mais une combinaison fortuite de la nature. Et les phénomènes – même ceux qui effraient
les hommes comme les épidémies – sont dus à des causes naturelles et non à la colère des
dieux.

1.2.3. Poésie lyrique à Rome


La poésie lyrique existait en Grèce : nous l’avons très rapidement évoquée. Pour
rappel, au départ, la poésie lyrique est la poésie accompagnée de la lyre. Elle peut être définie
comme un genre poétique caractérisé par l’expression de sentiments ou d’émotions liés à
des thèmes religieux ou existentiels dans des formes rythmiques permettant le chant ou la
déclamation avec accompagnement musical. Avec le temps, la poésie lyrique n’est plus ni
chantée ni accompagnée de musique, mais écrite : c’est une poésie non narrative, qui
exprime les sentiments ou du moins la subjectivité du poète. Ce sont souvent des pièces
beaucoup plus courtes que les épopées. La poésie telle que l’on l’entend communément
aujourd’hui correspond à la poésie lyrique.
À Rome, elle n’est déjà plus chantée. Elle renaît (après la période vouée à
l’éloquence) et prend son plus bel essor sous César et au début de l’empire avec trois poètes :
Catulle, Horace et Ovide.

1.2.3.1 Catulle (de 87 (ou 84) à 54 avant J.-C.)


Catulle a écrit des textes de natures très différentes : chants à boire, chants satiriques,
élégies, chants d’amour. Son lyrisme poétique est très pur, mais il a aussi écrit des
épigrammes32 très salées.
Il est surtout connu comme poète élégiaque, c’est-à-dire qui écrit des élégies. De quoi
s’agit-il ? Pour définir l’élégie, il faut d’abord faire une remarque technique quant aux genres
littéraires et à leur définition.
Petite remarque technique : la question de la définition des genres littéraires a fait
couler beaucoup d’encre, elle aussi. Voici celle que propose Jean-Marie Klinkenberg, qui a
été professeur dans notre université :
Le genre est une catégorie abstraite qui permet de réunir un certain nombre de textes sur la
base d’une série de caractéristiques communes qu’on leur prête (empiriquement ou théoriquement),
caractéristiques formelles et esthétiques, mais aussi de contenu33.
Retenons de cette citation que les genres littéraires se définissent parfois uniquement
par leur contenu (comme le genre pastoral, qui met en scène des bergers dans la nature [voir

32
Les épigrammes sont des pièces courtes qui se terminent par une pointe grivoise ou méchante.
33
Jean-Marie KLINKENBERG, Périphériques nord, Liège, Éditions de l’Université de Liège, 2010, p. 27.

36
plus bas] et qui peut comporter des poèmes comme des romans), parfois uniquement par leur
forme (le sonnet : deux quatrains suivis de deux tercets de vers réguliers), ou encore
conjointement par la forme et par le contenu (polar : forme du roman, donc prose, narration,
etc. et contenu policier).
L’élégie est passé d’un type de définition à l’autre : elle a d’abord été définie par une
forme très précise, composée d’une alternance de vers de cinq et de six pieds. Cette forme
étant souvent employée pour exprimer des plaintes, particulièrement des plaintes
amoureuses, le mot « élégie » a fini par définir des poèmes mélancoliques, exprimant une
plainte amoureuse, liée à la séparation ou à la mort, quelle que soit leur forme. C’est ce genre
d’élégies qu’écrit Catulle.
Il innove dans ce contexte car il est le premier à oser écrire une poésie en « je » et à
parler de ses propres amours, ce qui pouvait passer pour ridicule à Rome. Ses poèmes
racontent son amour pour Lesbie, une femme qui a de nombreux amants ou sa passion
homosexuelle pour un jeune homme, qui ne l’aime pas en retour. Toute la complexité de la
psychologie humaine se retrouve dans ses vers, comme quand il écrit : « J’aime et je hais ;
veux-tu savoir pourquoi il en est ainsi ? Je l’ignore, mais je sais que cela est et je souffre. »
Catulle est aussi l’auteur des Noces de Thétis et de Pélée, une épopée mythologique
de nouveau inspirée du récit encadrant les textes d’Homère.
Voici une élégie de Catulle :
Tes yeux doux comme du miel, Juventius, s’il m’était donné de les baiser sans cesse, trois cent
mille baisers ne pourraient assouvir mon amour ; que dis-je, fussent-ils plus nombreux que les épis
mûrs, ce serait encore trop peu de notre moisson de baisers.
Et une épigramme :
Libertin grossier, si tout dans tes mignons ne te déplaît pas, je voudrais du moins, que toi et
Fuffitius, ce vieux débauché, vous eussiez assez de goût pour être dégoûtés de la tête de fuseau d’Othon,
des sales jambes de Vettius, et des exhalaisons traîtresses que laisse échapper Libon. Héros sans pareil,
fâche-toi donc encore contre mes innocentes épigrammes.
L’homme auquel il s’adresse dans ce dernier texte n’est autre que Jules César.

1.2.3.2. Horace (65 à 8 avant J.-C.)


Horace est un ami de Brutus (Brutus, qui faisait partie des assassins de César et des
défenseurs de la République). Il a combattu à ses côtés (contre Octave et Antoine). Après la
défaite de Brutus, il vit obscurément. Puis en -39, Virgile le présente à un homme riche qui
aime soutenir les artistes et les écrivains : Mécène, qui lui vient en aide34. Auguste cherche
en vain à en faire son secrétaire.
Il a écrit quatre livres d’Odes. Les odes font partie de ces genres poétiques qui se
définissent par leur forme : ils sont composés de strophes de la même longueur.
Les Odes d’Horace sont inspirées du Grec Pindare. C’est dans les odes d’Horace
qu’on trouve la fameuse formule « Carpe diem », « Cueille le jour ». La formule, souvent
mal interprétée, n’est pas un appel à la jouissance débridée : elle conseille de prendre plaisir
dans le seul fait de vivre, de profiter des joies simples, comme le spectacle du soleil qui se
lève.
Thèmes des Odes : elles contiennent des leçons de sagesse qui vont dans le sens de
la recherche du juste milieu : la vie est brève et éphémère ; la richesse n’apporte pas le
bonheur ; il faut se réjouir des simples dons de la nature ; la conscience tranquille est le seul
trésor de l’homme, etc.

34
De là vient le nom commun en français, « mécène » qui désigne une personne fortunée qui finance les
artistes, les écrivains ou les scientifiques.

37
Horace écrit aussi des Épitres, lettres qui contiennent des réflexions sur les mœurs,
le temps, la morale de la simplicité qui mène au bonheur. Parmi ces épitres, L’Épitre aux
Pisons, dite aussi L’Art poétique, est très célèbre. Horace y défend un modèle d’équilibre et
de mesure dans l’écriture, qui inspirera les classiques français du XVIIe siècle.
Court extrait de L’Art poétique :
Vous qui écrivez, prenez une matière proportionnée à vos forces ; soupesez longuement ce que
vos épaules peuvent ou ne peuvent pas porter. Si vous choisissez un sujet qui vous convienne, vous ne
manquerez ni d’abondance, ni de cette clarté qui vient de l’ordre.

1.2.3.3. Ovide (43 avant J.-C. à 17 après J.-C.) :


Ovide a écrit plusieurs types de textes : des élégies (notamment avec Tristes qu’il
compose parce que, condamné à l’exil, il est séparé de sa femme), des textes parodiques et
des textes mythologiques.
Il est surtout connu pour Les Métamorphoses et pour L’Art d’aimer.
Résumé de Les Métamorphoses
À partir de -1, Ovide écrit ce recueil de 246 mythes, chacun ayant trait à une
métamorphose.
Ce sont des poèmes mythologiques, qui reprennent des légendes de transformation
d’hommes en dieux ou en animaux ou en plantes. Ces poèmes se déroulent dans un monde
enchanté, dans l’univers des dieux et des nymphes, des centaures, des sirènes, des rochers,
d’animaux qui jadis étaient des hommes.
Mais il ne s’agit pas que de juxtaposition de poèmes : l’ensemble retrace l’histoire
du monde du chaos primitif à l’apothéose de César.
Le style est narratif et très délié. Ovide excelle dans les portraits psychologiques.
Exemple de métamorphose : l’histoire de Narcisse (reprise aux Grecs). À la
naissance de Narcisse, le devin à qui l’on demande si le bébé atteindra la vieillesse, répond :
« Oui, s’il ne se connaît pas. » Narcisse grandit. Il est très beau et très orgueilleux. Il repousse
les avances de celles et de ceux qui tombent amoureux(ses) de lui, dont la nymphe Écho,
qui, vexée, lui envoie une malédiction. Un jour qu’il s’abreuve à une source, il tombe
amoureux de son reflet dans l’eau. Il reste des jours à se contempler et finit par dépérir. Sous
son cadavre, l’on trouve des fleurs blanches – qui aujourd’hui portent son nom.
Résumé de L’Art d’aimer
Traité parodique écrit vers l’an 1. Il faut entendre « art » dans le sens ancien de
« technique ». Car c’est un livre parodique qui applique les procédés des traités techniques
(grammaire, rhétorique…) à une matière légère. Il a fait scandale et a valu l’exil à Ovide en
+8.
L’Art d’aimer est composé de 3 livres :
1. Les lieux où les hommes peuvent rencontrer les femmes et les tactiques pour leur
plaire.
2. Les moyens de s’attacher les femmes.
3. Les moyens que les femmes emploient pour plaire et pour plaire longtemps.
Deux extraits de L’Art d’aimer d’Ovide. D’abord, un conseil adressé aux hommes :
Confiance en toi.
Avant tout, que ton esprit soit bien persuadé que toutes les femmes peuvent être prises : tu les
prendras : tends seulement tes filets. Les oiseaux se tairont au printemps, en été les cigales, le chien […]
fuira devant le lièvre, avant que la femme résiste aux sollicitations caressantes d’un homme. Celle
même, dont tu pourras croire qu’elle ne veut pas, voudra. L’amour coupable est agréable à l’homme ; il

38
l’est aussi à la femme : mais l’homme sait mal dissimuler, la femme cache mieux ses désirs. Si le sexe
fort s’entendait pour ne pas faire les avances, la femme, vaincue, prendrait bientôt le rôle de les faire.
Dans les molles prairies, c’est la femelle qui appelle le taureau par ses mugissements ; c’est toujours la
femelle qui par son hennissement appelle l’étalon aux sabots de corne. Plus réservée chez nous est la
passion et moins furieuse : la flamme de l’homme respecte les lois de la nature.
Et des conseils adressés aux femmes :
Moyens de remédier aux défectuosités physiques.
Ce n’est pas vous qui êtes venues recevoir mes leçons, Sémélé ou Léda, ou toi, Sidonienne35,
qu’un faux taureau transporta au-delà des mers, ou Hélène, que tu réclames avec raison, Ménélas, et
qu’avec raison aussi tu gardes, Troyen qui l’as enlevée. Celles qui viennent recevoir mes leçons, c’est
la foule, mélange de jolies et de laides, et il y a plus de laideurs que de beautés ! Les belles ne réclament
pas le secours de mon traité et ses préceptes ; elles ont à elles leur beauté qui n’a pas besoin de l’art pour
exercer sa puissance. Lorsque la mer est calme, le pilote se repose en toute sécurité ; se gonfle-t-elle, il
ne quitte plus ses moyens de secours.
Cependant il est rare qu’une figure soit sans défaut : cachez ces défauts, et, autant que possible,
dissimulez vos imperfections physiques. Si tu es petite, assieds-toi, de peur que, debout, on ne te croie
assise, et étends ta menue personne sur le lit ; même là, couchée, pour qu’on ne puisse juger de ta taille,
jette sur toi une robe qui cache tes pieds. Trop mince, habille-toi de vêtements en tissu qui étoffe ; qu’un
large manteau pende de tes épaules. As-tu le teint pâle ? Porte des vêtements rayés de couleurs
éclatantes. Trop brun ? Emprunte le secours des blancs tissus de Pharos. Un pied difforme doit toujours
se cacher dans une chaussure blanche en cuir fin ; qu’une jambe sèche ne se montre jamais sans
courroies. De minces coussins conviennent à des épaules saillantes ; qu’un corset ceigne une poitrine
plate. Accompagnez vos paroles de gestes rares et menus, si vos doigts sont gros et vos ongles peu polis.
Celle qui a l’haleine forte doit ne jamais parler à jeun, et se tenir toujours à distance de l’homme auquel
elle s’adresse. Si tes dents sont noires, trop longues ou mal rangées, tu te feras beaucoup de tort en riant.

1.2.4. Virgile (de 70 à 19 avant J.-C.)


À la même période, au début de l’empire, sous Auguste, la poésie voit son plus grand
triomphe avec Virgile, aîné d’Horace et d’Ovide, qui s’est illustré dans plusieurs genres.
Virgile est sans conteste le plus célèbre des écrivains latins, celui qui a longtemps été
considéré comme le prince des écrivains. Durant tout le Moyen Âge chrétien, Virgile est lu
comme une sorte de prophète, à cause d’un vers extrait de son texte Les Bucoliques : « Voici
que commence le grand ordre des siècles », dans lequel les Chrétiens ont voulu voir une
annonce de la naissance de Jésus.
Le nom latin de Virgile est Publius Virgilius Maro. Il est né à Mantoue (ou dans les
environs) en -70 et il est mort en -19. Il a donc vécu au Ier siècle avant J.-C., soit sept siècles
après Homère.
Virgile est l’un des premiers écrivains dont on connaît assez bien la biographie.
Toutefois, on ne sait pas grand-chose de sa jeunesse, qui se déroule durant une période
trouble, caractérisée par de nombreuses guerres civiles. La première œuvre qu’il publie
s’intitule Les Bucoliques.
Résumé de Les Bucoliques (-37)
Les Bucoliques ne constituent pas une épopée et elles n’ont rien à voir avec Homère.
Ce texte est inspiré d’une autre tradition grecque : celle de Théocrite (dont nous n’avons
pas parlé).
Il s’agit de 10 poèmes, soit de 830 vers, appartenant au genre pastoral (œuvre
littéraire qui relate la vie et les amours des bergers dans le cadre conventionnel de la douceur
champêtre). Ces poèmes sont nommés des « églogues », « églogue » signifiant « poème
pastoral ».

35
Sémélé, Léda et la Sidonienne sont trois maîtresses de Zeus-Jupiter.

39
Dans Les Bucoliques, des bergers parlent finement de littérature, d’amour et se
plaignent des méfaits de la guerre sur le petit peuple. Virgile alterne de façon savante les
monologues et les dialogues.
Le décor est très important dans ces pièces, qui chantent la nature avec un grand
raffinement formel.
L’ensemble est très construit : les poèmes se répondent de manière symétrique :
I et IX : la guerre et les expropriations.
II et VIII : les amants malheureux.
III et VII : « chant Amébée », c’est-à-dire joute entre poètes : deux bergers poètes
rivalisent pour savoir qui est le meilleur poète.
IV et VI : les âges du monde ; annonce d’un nouvel âge d’or, lié à la naissance d’un
enfant : c’est dans ce passage-là que le Moyen Âge a cru voir une annonce de la venue du
Christ, alors que Virgile songe probablement à Octave-Auguste. Virgile prophétise le retour
de la paix et de l’innocence.
L’églogue V se situe au centre. Elle raconte la mort du berger Daphnis (sans doute
fait-il allusion à la mort de César). Et l’églogue X est isolée. Elle raconte les mésaventures
amoureuses du berger Gallus.
Résumé de Les Géorgiques (-28)
Ensuite, en -28, Virgile écrit Les Géorgiques : c’est un poème didactique, qui vise à
la restauration morale de Rome. Virgile est alors soutenu financièrement par Mécène,
conseiller d’Octave, le futur Auguste. La paix est revenue à la suite de la victoire de ce
dernier sur Antoine (-31). Commence une période de reconstruction économique et surtout
morale.
Virgile s’inspire d’un texte d’Hésiode évoqué supra : Les Travaux et les Jours, qui
est consacré aux travaux des champs. Ce texte touche Virgile dans la mesure où il aspire à
la paix, au retour des valeurs de la Rome archaïque (travail, patriotisme…).
Les Géorgiques valorisent le travail, la piété et la sagesse et exaltent la fécondité de
la nature selon une répartition en quatre livres. Livre I : le blé. Livre II : la vigne et l’olivier.
Livre III : le bétail. Livre IV : le rucher.

1.2.4.1. L’Énéide de Virgile


Ensuite, alors qu’Auguste s’est installé au pouvoir et que commence une épopée de
prospérité, de paix, de développement des Arts (temples, palais, lettres), Virgile pense à
écrire une épopée nationale à la gloire de Rome.
Alors qu’il s’est inspiré de Théocrite et d’Hésiode pour ses œuvres antérieures,
Virgile décide de se nourrir cette fois du plus prestigieux des modèles : Homère.
Certes, il n’est pas le premier : Homère, on l’a vu, a eu de très nombreux
continuateurs. Il en avait déjà chez les Grecs. Les trois grands tragédiens d’Athènes
(Eschyle, Sophocle, Euripide) sont loin d’être les seuls à avoir puisé dans la matière
homérique durant l’Antiquité. Il y en aura également durant le Moyen-Âge (par exemple
Benoît de Sainte-Maure et Chaucer), à la Renaissance (Shakespeare), au XVIIe siècle (Racine
et Fénelon), au XXe siècle (Giraudoux, Giono, Aragon, Joyce).
Virgile n’est cependant pas seulement un continuateur d’Homère : il fait partie de
ceux qui, en outre, l’imitent. C’est-à-dire qu’il ne fait pas que reprendre les légendes et les
héros d’Homère, il s’inspire de sa manière de raconter. Son ouvrage le plus célèbre, l’Énéide
est centré sur un héros troyen présent dans l’Iliade, Énée. Et la construction de l’Énéide est
calquée sur celle de l’Odyssée et de l’Iliade.
Si aujourd’hui on connaît mieux Ulysse qu’Énée et Homère que Virgile, il n’en a pas
toujours été ainsi. Durant tout le Moyen Âge, Virgile est le poète de référence et Homère est

40
peu lu, parce qu’on lit alors couramment le latin dans toute l’Europe et très rarement le grec,
qui n’est redécouvert qu’à la Renaissance. Le fait que Virgile soit considéré alors comme un
annonciateur du Christ augmente évidemment encore son prestige au Moyen Âge.
Petit à petit, surtout à partir de la Renaissance, Homère est redécouvert mais Virgile
reste toujours plus présent dans les mémoires. Ce n’est qu’au XXe siècle que la situation
s’inverse. Ce mouvement ne fait que s’amplifier avec la diminution de l’importance du latin
dans les écoles : désormais, la légende d’Ulysse est plus célèbre que celle d’Énée.
Il n’en reste pas moins que Virgile a joué un rôle de tout premier plan pendant des
siècles et a fait partie de la formation de base de tous les écrivains européens.
Virgile s’inspire à la fois de l’Iliade (6 chants de la 2e partie) et de l’Odyssée (6 chants
de la 1re partie) – il inverse donc les textes homériques, le début de l’Énéide s’inspirant de
l’Odyssée et la seconde partie de l’Iliade.
Au moment où Virgile se met à écrire, existe déjà une légende (dont on trouve des
traces dans l’épopée La Guerre punique écrite par Naevius vers –209) : Énée a fui Troie,
conduit par les dieux, pour fonder Rome et, dans son voyage, il est passé par Carthage, chez
la reine Didon. Puis il est arrivé en Italie où il épousait la fille du roi de Latium. De leur
descendance naîtraient Romulus et Rémus.
Virgile s’empare de cette légende, l’adapte au modèle homérique et écrit l’Énéide
pour chanter la grandeur de Rome.
Énée est important dans ce contexte : ancêtre de Romulus, donc du fondateur
mythique de Rome, il confère des origines prestigieuses à la ville. Non seulement parce
qu’Énée était un Troyen, mais aussi parce qu’il est fils qu’une déesse, Aphrodite (Vénus
pour les Latins), a eu d’un mortel (nommé Anchise). En outre, chez Homère, Énée est un
personnage à part : il est pieux et attentif. C’est un sage. Virgile garde et amplifie ce portrait.
Qui plus est, Virgile souligne ainsi la grandeur de César, qui revendiquait la descendance du
fils d’Énée, Ascagne, que l’on appelle aussi Iule, et donc de Vénus36.
Résumé de l’Énéide
Énée, fils du berger Anchise et de Vénus (Aphrodite pour les Grecs), a réussi à fuir
Troie et à échapper au massacre, et, après six ans de voyage, il s’apprête à débarquer en
Italie. Mais Junon (Héra chez les Grecs), qui est hostile aux Troyens (puisque Pâris a choisi
Aphrodite-Vénus au moment de la pomme de discorde), fait provoquer une tempête, qui
éparpille les vaisseaux. Énée, à grand peine, accoste en Libye. Il arrive ainsi à Carthage et y
rencontre la reine Didon. Celle-ci lui demande de raconter ses aventures. Énée s’exécute et
raconte sa version du sac de Troie. Les Grecs sont partis, laissant un grand cheval de bois
sur le rivage. Un prisonnier grec explique aux Troyens que les Grecs ont laissé ce cheval
pour apaiser la colère de la déesse Pallas. La statue est trop grande pour entrer sous les
porches de Troie. Laocoon, un prêtre, s’oppose à ce qu’on la fasse entrer : « Timeo Danaos
et dona ferentes » : « Je crains les Grecs, même lorsqu’ils apportent des présents. » Mais il
a commis auparavant un sacrilège et a attiré sur lui la colère d’Apollon : deux serpents se
jettent sur les deux fils de Laocoon, qui se précipitent avec son glaive pour les sauver. Les
serpents les tuent tous trois (voir la statue grecque reproduite dans le Parc d’Avroy de Liège).
Les Troyens se trompent sur le sens de cette mort et pensent que Laocoon est puni de s’être
opposé à l’entrée du cheval dans Troie. C’est donc qu’il faut le faire entrer. Il s’ensuit le sac
de Troie. Énée se bat courageusement contre les Grecs, mais, après avoir assisté à la mort

36
Cette volonté de donner une ascendance prestigieuse aux Romains s’est traduite aussi par d’autres légendes :
l’une d’elles voulait que ce soit Ulysse en personne qui, au cours de ses pérégrinations, ait fondé la ville. Ce
désir de filiation avec Troie n’est, en outre, pas propre au Romains : au XVIe siècle, Jean Lemaire de Belges
écrit Les Illustrations de la Gaule et les singularités de Troie la Grande pour expliquer que le français descend
du grec (et non du latin) et que les Français sont des descendants de Francus, un fils d’Hector !

41
du vieux Priam (le roi de Troie), il songe à son fils, à sa femme et à son père. Et s’enfuit en
les emmenant, portant son père sur ses épaules.
Il fait ensuite de longs voyages, cherchant la terre qui convient pour refonder une
ville. Il se rend en Crète, passe comme Ulysse par Charybde (gouffre) et Scylla (monstre),
et par la terre des cyclopes. Son père meurt au cours de ces voyages.
Quand le récit d’Énée s’achève, Didon est amoureuse de lui. Il s’ensuit l’union
d’Énée et de Didon. Mais Jupiter rappelle à Énée que son destin est de fonder une ville en
Italie. Dilemme : Énée hésite entre amour et devoir. Il choisit le devoir religieux. Didon,
désespérée, se transperce le cœur et maudit les Troyens, annonçant sa vengeance dans le
futur avec le Carthaginois Hannibal.
En chemin, Énée passe aux Enfers où on lui prophétise l’avenir de Rome et son
succès (de nombreuses autres prophétises ont également lieu). L’Enfer chez Virgile n’est
pas du tout indifférencié comme chez Homère. Il y a des étages, comme plus tard chez Dante.
Il y a les limbes où se trouvent les suicidés et les enfants morts ; les champs des pleurs où se
trouvent ceux qui sont morts d’amour, parmi lesquels il voit Didon, qui le repousse. Plus
loin se trouvent les guerriers morts sur le champ de bataille. Un poète mythologique grec,
Musée, guide Énée aux Enfers (chez Dante, c’est Virgile qui, conduira Dante à travers
l’enfer). Et Énée retrouve son père, qui lui parle des âmes qui vont descendre sur terre dans
le futur : Romulus, César, Pompée, Marcellus (le neveu d’Auguste). Et ainsi Anchise raconte
l’histoire de Rome.
En Italie, Énée épouse la fille du roi du Latium et fonde Lavinium. Son fils, Ascagne,
fonde Albe : il est l’ancêtre de Romulus, lui-même à l’origine de la famille des Julia (de
César). Ce mariage suscite la jalousie de Turnus, ce qui entraîne des guerres en Italie. Mais
tout se termine par la victoire d’Énée sur Turnus et par la paix retrouvée.

Dans l’Énéide, Virgile fait allusion à l’actualité de son temps. Ces guerres en Italie
font écho aux guerres civiles qui ont divisé le monde romain durant sa jeunesse. Et Didon
renvoie à Cléopâtre, selon certains commentateurs.
L’écriture de Virgile est très riche et sophistiquée, particulièrement lors de très beaux
tableaux de la nature.
Le poème que nous connaissons est fini quant à l’histoire, mais inachevé quant à la
forme. Virgile aurait fait le voyage en Grèce pour observer des détails afin de peaufiner ses
descriptions, mais il est alors tombé malade, est revenu mourant et a demandé qu’on brûle
le manuscrit. Il meurt en -19. Auguste s’oppose à la destruction du manuscrit, qui est alors
publié.

1.2.5. Suite et fin de la littérature romaine


La période qui va de la fin de la République au début de l’empire est donc
extrêmement riche. Par la suite, durant les siècles que dura encore l’empire romain, les Latins
vont bien entendu continuer à écrire, mais les œuvres les plus importantes ne sont pas à
proprement parler littéraires : il s’agit d’histoire (Pline, Tacite) ou de philosophie (Sénèque,
qui a écrit aussi des tragédies). Il existe des exceptions comme Pétrone, auteur probable d’un
roman picaresque avant la lettre (voir infra) intitulé Le Satyricon (Ier siècle après J.-C.),
Lucain (poète épique, Ier siècle après J.-C.), Martial (écrivant en Espagne des épigrammes
latines, Ier-IIe siècles après J.-C.) ou Juvénal (auteur de satires (textes critiques), Ier-IIe siècles
après J.-C.). À partir du IIe siècle, « le silence retombe sur Rome », comme l’écrit le
spécialiste Pierre Grimal : on écrit encore, mais en grec (comme l’empereur Marc-Aurèle,
IIe siècles après J.-C.) ou alors il s’agit d’œuvres considérées comme de peu de valeur. Plus
le temps passe, plus la littérature latine semble s’appauvrir.

42
Le latin, qui deviendra la langue de l’église chrétienne, persiste cependant comme
langue d’écriture, en Europe et en Afrique du Nord, pendant des siècles, bien au-delà de la
chute de l’Empire romain d’Occident (au Ve siècle) et même au-delà de la chute de l’Empire
romain d’Orient (à Byzance, au XVe siècle), mais cette langue d’écriture concerne alors
surtout les essais, les livres savants, philosophiques ou théologiques et non la littérature :
saint Augustin (354-430), saint Thomas d’Aquin (1224-1274), Nicolas Copernic (1473-
1543) ou Descartes (1596-1650) écrivent toute leur œuvre ou une partie de celle-ci en latin.
Au milieu du XVIIe siècle, un quart des livres imprimés à Paris le sont encore en latin. Cette
production chutera avec les Lumières du XVIIIe siècle, dont le rêve est de voir le savoir se
répandre dans toutes les classes sociales, alors que le latin le réserve aux érudits : au début
du XVIIIe siècle, les livres en latin ne représentent plus que 7% de la production éditoriale
parisienne.
Toujours est-il que la littérature latine proprement dite, c’est-à-dire celle écrite par
les Romains de la République et de l’Empire, s’étale sur sept siècles, du IIIe siècles avant J.-
C. au IVe siècles après J.-C. et voit la part essentielle de sa production se concentrer sur
quelques générations, principalement au Ier siècles avant J.-C.

43
2. Le Moyen Âge

Introduction au Moyen Âge


Le Moyen Âge est une longue période : il dure 1 000 ans. Il commence en 476, date
de la chute de l’Empire Romain d’Occident et se termine, selon les uns, en 1453, date de la
chute de l’Empire romain d’Orient (Constantinople) ou, selon les autres, en 1492, lorsque
Christophe Colomb découvre l’Amérique.
Cette périodisation est trop large, trop lâche : pour une période de 1 000 ans, du Ve
e
au XV siècles. Et l’appellation est très contestable : « Moyen Âge » signifiant « âge du
milieu ». On attribue donc à cette période – à tort – une sorte d’obscurantisme ou de
médiocrité culturelle, comme si ces 1 000 années n’avaient servi que de « sas » ou d’écran
entre l’Antiquité et la Renaissance.
Or, 1) d’une part : il s’agit d’une période comptant plusieurs « époques » à la fois sur
le plan socio-politique et culturel ;
2) d’autre part : c’est une période de grand foisonnement culturel, en particulier à
partir de la deuxième « époque ». Le Moyen Âge, pour ne prendre que deux œuvres repères,
est encadré en amont par La Chanson de Roland, premier grand chef-d’œuvre en langue
française et, en aval, par la Divine Comédie de Dante (écrite en 1307-1321), premier œuvre
de génie postérieure à l’Antiquité produite par la culture européenne – œuvre qui est à la fois
synthèse de toute la culture occidentale pré-renaissante et ouverture sur la Renaissance.

Périodisation du Moyen Âge


Il convient donc d’affiner un tant soit peu cette périodisation. On distingue
ordinairement trois époques :
1. l’époque héroïque (Ve–XIe siècles)
2. l’époque féodale (XIe–XIIIe siècles)
3. l’époque bourgeoise (XIIIe–XVe siècles)

2.1. L’époque héroïque (du Ve au XIe siècles)


Contexte historique : prise de Rome en 476 par Odoacre, chef des Hérules (Germains
venus de Scandinavie), qui dépose le dernier Empereur : Romulus Augustule.

2.1.1. Destruction de l’Empire et petites poches de résistance


Cette « époque héroïque » est elle-même divisée en deux phases. La première est
marquée, suite aux invasions barbares au cours du Ve siècle, par l’extinction des grands
foyers littéraires de l’Occident. Des clercs tentent de préserver l’héritage culturel antique
(comme Boèce37 et Cassiodore38 à Rome ou Saint-Isidore39 de Séville en Espagne) : ils
écrivent toujours en latin, mais la chute de l’Empire romain a mis fin au rayonnement d’une
langue qui va mourir en tant que langue de communication ordinaire.

37
Boèce : (470-425) auteur de De la Consolation de la philosophie écrit en prison en latin. Boèce traduit
Aristophane du grec au latin et est exécuté par des barbares.
38
Cassiodore (480-575) auteur d’un manuel encyclopédique.
39
Saint-Isidore (570-636) auteur d’un ouvrage encyclopédique.

44
La deuxième phase voit apparaître des œuvres nouvelles qui ne doivent pas grand
chose à l’héritage romain. C’est en dehors de la zone romanisée que cette nouvelle littérature
prend son essor, en particulier dans les régions celtiques (Irlande et Pays de Galle, Écosse,
Cornouailles, Bretagne), où se développent des cycles narratifs marqués par le surnaturel et
le merveilleux, illustrant une morale de la prouesse guerrière. Ces récits sont parfois mâtinés
de religion chrétienne, mais pas systématiquement car cette zone n’est pas encore
entièrement christianisée40.
Dans ce contexte, un autre genre très populaire se développe : celui du voyage
imaginaire, puis du voyage visionnaire dans l’au-delà (La Divine Comédie sera le point
culminant d’une telle tradition).

2.1.2. Pays de Galles


Du Pays de Galles subsiste une œuvre importante rédigée au XIe et XIIe siècles mais
remontant à une tradition orale bien antérieure : onze récits en prose, connus sous le nom de
Mabinogion, sorte de courts romans où se trouvent les premières allusions littéraires à la
légende du roi Arthur.

2.1.3. Irlande
En Irlande se développe le Cycle de Finn : l’amour est présenté dans une perspective
héroïque illustrant l’effet néfaste de la passion illégitime sur l’harmonie de la société.
Finnegans Wake de l’écrivain irlandais du XXe siècle James Joyce, texte moderne,
fascinant et mystérieux, y fait peut-être allusion.

2.1.4. Angleterre
L’Angleterre produit une abondante littérature de dévotion (notamment due à Bède
le vénérable) mais la part la plus intéressante du patrimoine littéraire est constituée par le
Beowulf, composé au début du VIIIe siècle. Ce texte représente la première épopée du monde
germanique. Elle raconte comment le héros suédois Beowulf délivre le roi du Danemark
d’un monstre qui dévore ses vassaux ; 50 ans plus tard, il devient roi et doit encore lutter
contre un dragon qu’il exterminera avant de succomber à ses propres blessures. L’action se
passe au VIe siècle ; les valeurs héroïques y sont combinées avec des valeurs chrétiennes
comme l’humilité et les monstres que Beowulf combat sont présentés comme des ennemis
de Dieu.
Reposant sur des traditions orales, l’œuvre témoigne cependant d’une grande habilité
de composition : l’auteur (anonyme) commence, comme Virgile et Homère, in medias res
et utilise avec finesse la technique de la narration rétrospective.

2.1.5. Empire Carolingien et Germanie


Une espèce de contre-courant point dans l’Empire Carolingien. Sous l’impulsion du
savant religieux anglais Alcuin (730-804), proche de Charlemagne, a lieu la « Renaissance
carolingienne ». Alcuin défend l’idée d’une identité culturelle européenne basée sur

40
Le territoire occupé par le christianisme correspond d’abord à celui de l’empire romain. Il s’étend petit à
petit à la suite de la chute de celui-ci. L’Irlande est christianisée dès le début du Ve siècle ; Clovis, roi des
Francs, est baptisé en 496 ; le roi du Kent en 597. La Bavière, dans l’actuelle Allemagne, est christianisée au
VIIIe siècle. Au début du suivant, Charlemagne contraint de force à la conversion un autre peuple germanique,
les Saxons. L’évangélisation de la Suède commence vers 830 et celle de la Finlande au XIIe siècle.

45
l’Antiquité. S’ensuit le développement d’une poésie en langue latine (ex : Théodulphe) qui
s’efforce d’imiter Ovide et Virgile dans des œuvres témoignant d’un goût pour l’acrobatie
formelle.
Par ailleurs, au Xe siècle, il convient de relever une « épopée animale », première du
genre, l’Ecbasis captivi (« L’évasion du captif ») dans laquelle un moine anonyme raconte
les mésaventures d’un veau qui a quitté la sécurité de la ferme : émergence d’un genre qui
traversa tout le Moyen Âge et culminera avec le Roman de Renard.

2.1.6. Sept caractéristiques de l’époque héroïque


1. Dispersion des foyers de création littéraire à l’extérieur des limites de l’ancien
empire romain : pays celtiques (c’est-à-dire les anciennes régions celtes qui ont quelque peu
résisté à la romanisation : Irlande, Pays de Galles, Écosse, Bretagne, Île de Man et
Cornouailles) ; Angleterre, régions germaniques de l’Empire carolingien et pays
scandinaves, de manière successive. Ces régions ne sont que partiellement christianisées.
- Celtique : VIe–IXe siècles.
- Angleterre : VIIIe–IXe siècles.
- Empire carolingien : IXe–Xe siècles.
- Pays scandinaves : Xe–XIIe siècles.
2. Ces textes littéraires sont à l’image des sociétés où ils sont écrits : de petites
sociétés primitives où la guerre est l’activité principale des hommes, d’où l’appellation de
« littérature héroïque ».
3. Deux valeurs sont dominantes dans ces récits :
a) loyauté au groupe (famille et tribu)
b) l’honneur, c’est-à-dire l’approbation et l’estime publiques41
d’où les principaux thèmes : l’exploit guerrier (qui augmente l’honneur) et la
vengeance (ce qui rétablit l’honneur bafoué).
4. De tels thèmes s’expriment dans une littérature essentiellement narrative.
5. Le thème de l’amour, qui passera au premier plan à partir du XIIe siècle, joue un
rôle peu important, dans la mesure où l’individu est absorbé par le groupe. L’amour
n’apparaît que lorsqu’il dégénère en passion sexuelle mettant en danger l’équilibre du clan.
6. Cette littérature du groupe est une littérature anonyme.
7. Période sans doute la moins riche qui correspond un peu plus que les autres aux
clichés dépréciateurs concernant le Moyen Âge.

41
En d’autres termes, le but est d’échapper à la honte, que l’on ressent quand l’honneur est bafoué. À cet égard,
on oppose parfois les sociétés de la honte aux sociétés de la culpabilité : la honte dépend du regard d’autrui et
la culpabilité est intériorisée. En Occident, les sociétés de la culpabilité sont liées à l’essor du christianisme.
Les régions où s’écrit la littérature héroïque, qui ne sont que partiellement christianisées, sont donc plutôt du
côté de la honte. (Bien entendu, ce genre d’opposition doit toujours être nuancé : les membres de toute société
connaissent et le sentiment de la honte et celui de la culpabilité, mais dans des proportions variables.)

46
2.2. L’époque féodale (du XIe au XIIIe siècles)
Les invasions scandinaves (dues aux Vikings) qui commencent au IXe siècle et la
conquête normande de l’Angleterre en 1066 affaiblissent le rayonnement culturel du monde
anglo-saxon. En conséquence, le foyer culturel se déplace vers les territoires de langue
romane : France, Espagne, Italie.
Les écoles se multiplient, les premières universités sont fondées (la 1re à Bologne à
la fin du XIe siècle). Grâce aux croisades (XIe-XIIIe siècles : la 1re a lieu en 1096-1099),
l’Occident entre en contact avec la brillante civilisation arabe (qui transmet l’héritage de la
philosophie grecque et une pensée scientifique et mathématique très avancée).
Dans le sud de la France se met en place une civilisation très raffinée.
Il s’ensuit un bouillonnement culturel qui stimule les littératures en langue latine (par
exemple les Carmina Burana vers 1230 (qui seront repris et mis en musique par Carl Orff
en 1937)) et surtout, à partir de la fin du Xe siècle, des littératures nationales en langue
vernaculaire en particulier en France, en Espagne et en Italie.
Plusieurs genres vont se succéder durant cette période féodale. Le premier d’entre
eux est l’épopée.

2.2.1. L’épopée

2.2.1.1. L’épopée en langue d’oil en France : La Chanson de Roland


La France se divise alors en deux zones géographiques et linguistiques. Au sud de la
Loire, là où « oui » se dit « oc », on parle la langue d’oc. S’y développera, un peu plus tard,
la lyrique courtoise dont il sera question plus loin. Au nord de la Loire, là où « oui » se dit
« oil », on parle la langue d’oil : c’est là que va se développer le genre épique.
La société féodale du nord de la Loire est une société virile, guerrière, passablement
anarchique. L’occupation suprême est la guerre et la valeur primordiale demeure l’honneur.
C’est pourquoi les premières œuvres sont des épopées, proches des textes de la période
précédente, mais où l’action héroïque se déroule résolument dans un cadre chrétien.
La littérature en langue d’oil commence au XIe siècle avec le genre de la « chanson
de geste », récits guerriers qui puisent dans la matière carolingienne. On en possède 80, au
sommet desquelles la plus célèbre et la plus remarquable par son style, sa composition et sa
thématique est La Chanson de Roland (vers 1070) : 4 000 décasyllabes42, organisés en
« laisses », c’est-à-dire en strophes de longueurs inégales basées sur la même assonance*.
Assonance et non rime : l’assonance est l’identité en fin de vers de la dernière voyelle, mais
non des consonnes qui la suivent éventuellement (comme dans la rime)
Rimes : toujours/amour
Assonances : amour/mousse
Par exemple, dans une laisse de La Chanson de roman « albe » assone avec
« Carle » « armes » et « guarde ».
La Chanson de Roland est une épopée chrétienne en 3 temps :
1. Bataille de l’arrière-garde à Roncevaux ;
2. Lutte entre l’armée de Charlemagne et celle des Sarrasins d’Espagne ;
3. Duel final entre l’Empereur lui-même et l’émir de Babylone, chef de l’Islam.
Cette structure recherchée indique un auteur subtil et cultivé, qui a lu avec attention
les auteurs latins et sait, de plus, dépeindre la psychologie des personnages à travers leurs
comportements. Mais la première partie a frappé davantage les esprits que les deux autres,

42
Un décasyllabe est un vers qui compte dix syllabes.

47
comme l’indique déjà le titre, renvoyant à Roland : l’ensemble pourrait tout aussi bien
s’appeler La Chanson de Charlemagne, qui en est le vrai héros.
Au niveau thématique, le principal centre d’intérêt de La Chanson de Roland est la
guerre. Il n’y a guère de place pour les sentiments tendres : Aude, la fiancée de Roland, ne
fait qu’une brève apparition43. Deux sentiments animent les personnages :
- Le sens de l’honneur, à l’égard d’eux-mêmes ainsi que de leur lignage.
- La loyauté : le devoir du vassal à l’égard de son suzerain.
Comme dans les récits héroïques antérieurs, on trouve, dans La Chanson de Roland,
le goût du surnaturel et du merveilleux, mais il s’agit d’un merveilleux d’inspiration
chrétienne : il n’est plus question de monstres contre lesquels on combat, mais de miracles
divins.
Par rapport à la littérature de l’époque héroïque, La Chanson de Roland se distingue
en outre par deux apports nouveaux :
o Apparition d’un sentiment national : la France est célébrée plus d’une fois. La mort
de Roland est présentée comme le juste châtiment qu’il reçoit pour avoir placé sa gloire
personnelle au-dessus de l’intérêt de la France.
o Le poème n’exalte pas la société féodale, mais la monarchie. Le principal héros,
comme nous venons de le voir, n’est pas Roland, mais Charlemagne, qui incarne non
seulement la nation mais la chrétienté tout entière. Dans certaines versions anciennes, ce
héros extraordinaire a 200 ans.
Résumé de La Chanson de Roland
Depuis 7 ans, Charlemagne combat victorieusement contre les Maures en Espagne.
Seule résiste Saragosse tenue par le roi Marsile. Marsile envoie un ambassadeur et
promet de se rendre et de se convertir dès que Charlemagne sera rentré en France. Les Francs
en discutent. Roland, neveu de Charlemagne, se prononce pour le refus de la proposition,
mais les autres barons se prononcent pour et Charlemagne les suit. On envoie Ganelon en
ambassade à Marsile. Celui-ci est vexé de recevoir une telle mission et conclut un accord
avec Marsile, qui, de toute façon, avait l’intention de ne pas tenir sa promesse. Ensemble, ils
organisent une contre-attaque visant l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne, Ganelon
s’arrangeant pour y faire nommer Roland, dont il est jaloux.
Les Francs reprennent le chemin de France, Roland étant bien à l’arrière-garde, à la
tête de 20 000 Francs, avec l’évêque Turpin, et d’autres chevaliers, dont Olivier, ami de
Roland. L’avant de l’armée passe les Pyrénées, l’arrière-garde se trouve à Roncevaux
(toujours en Espagne) et voit arriver une immense armée de Sarrasins. Olivier presse Roland
de sonner du cor pour appeler Charlemagne à la rescousse, mais Roland refuse, voulant
vaincre lui-même les Sarrasins. Bataille. Prouesse des héros chrétiens lors de duels,
notamment de l’évêque. Mais les ennemis sont beaucoup plus nombreux et c’est le
massacre : bientôt, il n’y a plus que soixante Francs. Roland se décide tout de même à sonner
du cor.
Charlemagne fait demi-tour, mais le temps qu’il arrive, les Francs de l’arrière-garde
tombent les uns après les autres. Sauf Roland, qui coupe la main de Marsile, et Turpin, qui
bénit les corps des Francs tués. Comme Charlemagne approche, les Sarrasins s’enfuient.
Mais Roland a sonné si fort du cor qu’il s’est rompu les veines des tempes et se sent défaillir.
Il chasse quand même un Sarrasin qui cherche à lui voler son épée (qui porte un nom :

43
Il n’en va pas ainsi dans toutes les littératures guerrières médiévales : les épopées allemandes et espagnoles,
comme on va le voir, laissent une petite place à l’amour. Qui plus est, dans Le Dit de l’ost d’Igor (ou Dit du
régiment d’Igor), épopée qui marque la naissance à la fois de la littérature russe et de la littérature ukrainienne,
et qui date probablement du XIIe siècle, le passage le plus célèbre est celui où Iaroslavna, la femme d’Igor,
pleure en croyant son mari mort.

48
« Durendal »). Il cherche alors à briser celle-ci sur un rocher, mais n’y parvient pas. Il se
couche alors sur son épée (pour montrer qu’il n’est pas mort tué par un Sarrasin), fait une
dernière prière, tend son gant à Dieu et meurt.
Charlemagne arrive, défait les Sarrasins avec l’aide de Dieu qui ralentit la course du
soleil pour lui permettre de les atteindre.
Marsile pendant ce temps a appelé à l’aide l’émir de Babylone, Baligant. La suite
raconte une grande bataille qui se termine par le duel opposant Baligant à Charlemagne. La
victoire de Charlemagne et des Francs est totale. Saragosse est prise, Marsile tué, Ganelon
arrêté.
Aude, fiancée de Roland, meurt de chagrin en apprenant sa mort, alors que Roland
n’a pas eu la moindre pensée pour elle. Ganelon est jugé. Il est écartelé et trente membres de
sa famille sont pendus.
Fond véridique de La Chanson de Roland
Comme dans le cas de la guerre de Troie et de l’Iliade, La Chanson de Roland
conserve une maigre trace de faits historiques réels. Voici les traces historiques qui sont
parvenues jusqu’à nous :
- 772 : un texte cite Rothlandus parmi les fidèles paladins de Charlemagne à Herstal.
- 777 : rencontre entre Al Arabi, gouverneur de Barcelone, et Charlemagne. Arabi
incite Charles à intervenir contre l’émir de Cordoue.
- 778 : Charlemagne franchit les Pyrénées, mais sa mission échoue. Sur le chemin du
retour, le 15 août, son arrière-garde est attaquée au Nord de Roncevaux par des
Basques (ou des Gascons) et exterminée. Ces incidents sont racontés par Eginhard
dans sa Vita Caroli (830) qui cite parmi les victimes Anselme et Roland.
- XIe siècle : beaucoup d’enfants sont appelés Olivier et Roland.
- Fin XIe siècle : composition de La Chanson de Roland.
Comment ces éléments d’histoire se sont-ils transmis à travers les siècles ? Plusieurs
théories cherchent à l’expliquer. Celle de Gaston Paris : pendant 300 ans, des chansons
orales se sont transmises de trouvères en trouvères, en se complexifiant et en s’écartant du
point de départ, les bandits basques ou gascons devenant des Maures. Le texte est la
transcription d’un de ces chants oraux. Cette hypothèse d’une origine populaire est contrariée
par la description des cours, de leur faste et de leur richesse que l’on rencontre dans beaucoup
de chansons de Geste. D’où la théorie de Joseph Bédier : un grand poète s’est inspiré de
quelques légendes orales colportées dans les lieux de pèlerinage, qui sont des endroits où
règne une culture savante. Troisième théorie : des chants variables et plus courts se sont
transmis oralement, un poète inspiré les a récoltés, unifiés, structuré et remaniés. Ce serait
Turoldus dont le nom apparaît au dernier vers de La Chanson de Roland : « Si falt la geste
que Turoldus declinet ».

49
Extraits de La Chanson de Roland.

50
51
2.2.1.2. L’épopée espagnole
La principale épopée espagnole est El cantar de mio Cid (« Le poème du Cid »). Au
départ également, on a affaire à une tradition orale basée sur un fait réel. Le récit a été mis
par écrit sans doute vers 1140, mais le manuscrit le plus ancien en notre possession date de
1207 et porte le nom d’auteur « Per Abad ».
Ce récit est la source du Cid de Corneille (1636), « cid » venant de « sidi » (en arabe :
« seigneur »).
L’origine historique de El cantar de mio Cid : un personnage réel, Rodrigo (ou Ruy)
Diaz de Bivar, dit le Cid Campeador (plus ou moins 1040-1099), un chef castillan très
valeureux et très pieux, qui s’est battu pour la Reconquista, la reconquête de l’Espagne par
les Chrétiens, mais qui, à l’occasion, s’est également battu du côté des musulmans contre les
chrétiens. Sa femme s’appelle « Chimène ».
Le récit d’El Cantar commence par le bannissement de Don Rodrigo de la cour de
Castille suite aux intrigues de jaloux. Exilé, humilié, pauvre, il parvient peu à peu à retrouver
richesses et puissance, à regagner la faveur du roi et à atteindre le faîte des honneurs (ses
filles épousent les infants de Navarre et d’Aragon).
C’est le récit de la décadence et de la grandeur d’un héros injustement condamné.
Il s’agit d’un œuvre épique : les prouesses guerrières sont présentées comme un
moyen de reconquérir l’honneur perdu.
Comme la Chanson de Roland, cette épopée est chrétienne, mais elle est plus réaliste
et moins manichéenne dans la représentation des Sarrasins, qui ne sont pas dépeints comme
l’incarnation du mal. Les héros ne cherchent pas à convertir les « infidèles » et se montrent
tolérants.
C’est aussi une épopée nationale : même s’ils sont injustement punis, les héros font
preuve de loyauté à la Castille dont les rois, aux XIe et XIIe siècles, cherchent à unifier
l’Espagne.
Mais le texte contient une critique agressive du système féodal. Au départ, le héros
n’est qu’un modeste caballero qui accède aux plus hautes responsabilités à force de loyauté
et de courage, cependant que les seigneurs féodaux apparaissent souvent lâches, cupides,
ignobles ou ridicules. C’est sous leur influence néfaste que les rois punissent injustement les
héros.
L’Espagne est alors une société polyethnique où coexistent juifs, chrétiens et
musulmans et où la dignité de l’individu vient moins de son appartenance sociale, de son
sang hérité, que de sa race et sa religion.
Quant à l’amour, il est plus présent que dans l’épopée française, grâce au personnage
de Chimène (Ximena). À l’abri dans un couvent, elle est la femme légitime du héros, dont
l’un des buts est de pouvoir à nouveau vivre auprès d’elle. De manière générale, le narrateur
exhorte les hommes à prendre soin de leur femme et de leurs filles, à bien marier celles-ci, à
faire leur devoir de mari et de père.
Cependant, il n’est pas du tout question, comme dans Le Cid, la pièce de Corneille
d’un duel entre Rodrigo et le père de Chimène.
Une fois encore, ce texte va produire une grande intertextualité, en Espagne d’abord,
puis en France. Gérard Genette dans Palimpseste (Seuil, 1982, p. 467-468) étudie l’évolution
de la motivation des actes des personnages d’une version à l’autre. Il fait la constatation
suivante. En Espagne, au XIVe siècle, donc plus tard dans le Moyen Âge, est écrit Le Cantar
de Rodrigo. Chimène y a un plus grand rôle : Rodrigo tue son père puis l’épouse. On ne
donne aucun motif à ce mariage. Puis, dans une autre version, dite Romance, de 1550,
apparaît une justification juridique : Rodrigue épouse Chimène pour remplacer le protecteur
dont son meurtre l’a privée. Cela devient vite irrecevable, raison pour laquelle les deux
versions suivantes, datant de la fin du XVIe siècle, ajoutent le motif de l’amour : Chimène

52
tombe amoureuse de Rodrigue. D’où problème : peut-on épouser l’assassin de son père ?
Une version de 1600 trouve une autre justification : c’est le roi qui a imposé ce mariage.
Mais le mariage sans amour n’est pas satisfaisant comme issue. L’écrivain Guillén de
Castro (1569-1631), dans La Morcedades del Cid (Les Enfances du Cid, pièce de 1618),
trouve la bonne solution : Chimène et Rodrigue s’aimaient avant le meurtre. Rodrigue tue
malgré le fait qu’il aime Chimène. Et l’assassinat fait obstacle à leur amour. La décision
royale lève alors l’obstacle de façon plus satisfaisante. Corneille dans sa pièce de 1636
reprend cette solution. Genette conclut en disant qu’il attend la version moderne de la
motivation : Rodrigue tue parce qu’il aime Chimène et surtout, Chimène aime Rodrigue
parce qu’il a tué son père.
Enfin, un clin d’œil, ce petit poème du poète français de la fin du XIXe siècle Georges
Fourest, auteur d’un recueil intitulé La Négresse blonde, dans lequel on peut lire un sonnet
parodique du Cid :
Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre


Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or...

Mais un éclair soudain fulgure en sa prunelle :


sur la place Rodrigue est debout devant elle !
impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :


« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« Qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

2.2.1.3. L’épopée allemande


Les peuples germaniques et scandinaves possèdent aussi une grande épopée : Le
Chant des Nibelung (Nibelungenlied).
L’origine de cette épopée remonte à l’époque héroïque. On considère que cette
légende, extrêmement riche et complexe, s’est construite en trois phases :
1) Des poèmes épiques sont d’abord nés de diverses origines orales, qui remontent
sans doute au VIIIe siècle à la fin des migrations germaniques chez les Francs et de la même
époque dans les pays scandinaves. Ils ont été reformulés par les rhapsodes (chanteurs de
poèmes épiques) des cours des royaumes germains. On peut les classer en deux cycles de
chants épiques assez courts : ceux qui mettent en scène Siegfried et Brunehilde, d’une part,
et, de l’autre, ceux qui mettent en scène les Niebelungen, des nains dont le nom signifie sans
doute « les descendant de la brume », qui possèdent de grandes richesses issues de leur mine.
Ces cycles sont indépendants mais ont en commun certains personnages comme les rois des
Burgondes (peuplades germaniques).
2) Un poète autrichien anonyme compose une épopée brève, La fin des Niebelungen,
entre 1160 et 1170.
3) Le Poème des Niebelungen est écrit en moyen-haut allemand par un autre
Autrichien entre 1200 et 1210 qui conjoint les sagas distinctes.

53
Résumé du Poème des Niebelungen (de 1200-1210)
La princesse Kriemhild, sœur de Gunther, roi des Burgondes, fait un rêve qui
l’impressionne : un faucon tué par deux aigles. Selon sa mère, cela signifie qu’elle perdra tôt
son mari. Elle décide donc de ne jamais se marier. Siegfried, un seigneur d’un rang bien
inférieur, entend parler d’elle et en tombe amoureux. Il se rend à la cour. Il éprouve des
difficultés à s’y faire accepter, malgré le soutien d’Hagen, qui raconte les exploits guerriers
de Siegfried face aux Niebelungen et au nain Albéric, auquel il a volé une cape magique qui
rend invisible et décuple les forces. Siegfried s’installe à la cour mais n’y rencontre pas
Kriemhild, qui le regarde parfois du haut de sa fenêtre. Puis on apprend que les rois de Saxe
et du Danemark ont l’intention d’envahir le royaume. Siegfried prend la tête de l’armée et
les vainc. À son retour, il rencontre enfin Kriemhild.
Gunther, le roi, apprend à son tour l’existence d’une belle princesse, une Islandaise,
Brünhild, qui possède des forces surnaturelles : ses prétendants sont soumis à des épreuves
et exécutés s’ils sont vaincus. Décidé à l’épouser, il demande à Siegfried de l’aider à la
vaincre et lui promet la main de Kriemhild à leur retour.
Arrivé en Islande, au château de Brünhild, Gunther affronte Brünhild lors des
épreuves successives pour la conquérir : lancer un très lourd javelot sur le bouclier de
l’adversaire, puis un roc au-delà duquel il faut sauter d’un bond. Siegfried, qui s’est fait
passer pour son vassal, l’aide grâce à sa cape magique.
Brünhild résiste encore et une guerre se prépare. De nouveau grâce à la cape magique,
Siegfied enrôle mille guerriers Niebelungen, ce qui intimide Brünhild, qui accepte de partir
pour le royaume des Burgondes.
Au retour, comme promis, Siegfried épouse Kriemhild. Brünhild ne comprend pas
cette union de la sœur du roi avec un petit vassal. Elle demande des explications à Gunther,
mais celui-ci refuse de les donner. Elle annonce qu’elle se refusera à lui.
Durant la nuit des noces, tandis que tout se passe très bien entre Siegried et
Kriemhild, Brünhild se refuse effectivement à Gunther, et, comme il devient un peu trop
exigeant, elle le ligote, puis le suspend à un crochet. Le lendemain, le roi demande à Siegfried
de l’aider de nouveau. La nuit suivante, dans l’obscurité, Siegfried maîtrise Brünhild, qui,
croyant avoir affaire à Gunther, accepte de se soumettre à son devoir conjugal. Gunther peut
alors la prendre dans ses bras. Avant de quitter la chambre, Siegfried dérobe une ceinture et
un anneau.
Après cette nuit d’amour, Brünhild est devenue une femme normale, ses forces
surnaturelles disparaissant en même temps que sa virginité.
Siegfried retourne avec Kriemhild dans ses terres. Dix ans plus tard, naît son fils,
nommé Gunther. De son côté, Brünhild a aussi un fils qui est nommé Siegfried.
Brünhild, qui croit toujours que Siegfried est un petit vassal, estime qu’il manque à
ses devoirs. Elle prie Gunther d’inviter le héros et Kriemhild au palais pour une fête. Durant
le banquet qui s’ensuit, Kriemhild et Brünhild se disputent au sujet de leur époux respectifs.
Brünhild évoque le rang inférieur de Siegfried, ce que Kriemhild réfute.
Kriemhild prétend alors que c’est Siegfried et non Gunther qui a pris la virginité de
Brünhild. Elle lui montre l’anneau d’or et la ceinture que Siegfried a dérobés pour donner
du crédit à ses dires. (Mais il s’agit peut-être d’une interprétation de sa part. Le texte ne dit
pas clairement que Siegfried avait profité de la situation.)
Il s’ensuit que Gunther se laisse persuader par Hagen, qui a pris le parti de Brünhild,
de tuer Siegfried. Sous prétexte de le protéger, Hagen fait astucieusement révéler à
Kriemhild le point faible de son mari : alors que celui-ci se baignait dans le sang du dragon,
une feuille de tilleul est venue se poser entre ses omoplates, l’empêchant de bénéficier de
l’invulnérabilité totale. Elle coudra une croix à cet emplacement sur les vêtements de
Siegfried. Hagen le tue à la chasse au moment où il se penche pour boire l’eau d’une source.

54
Kriemhild apprend l’identité du meurtrier et distribue alors l’or des Niebelungen à
divers guerriers dans le but de se venger. Hagen met le trésor de Kriemhild dans le Rhin.
Treize années passent durant lesquelles Kriemhild vit dans le deuil de Siegfried.
Le roi des Huns, Etzel, veuf depuis peu, veut épouser Kriemhild. Il envoie un
émissaire au pays des Burgondes. Là, Gunther demande conseil à ses proches. Tous lui
recommandent le mariage, sauf Hagen qui se méfie. Dans un premier temps, Kriemhild
repousse l’offre, d’autant qu’Etzel est païen. Mais elle saisit l’opportunité de ce mariage pour
servir sa vengeance et épouse Etzel. Elle a de lui un enfant, Ortlieb, qu’elle fait baptiser.
Après treize ans, Kriemhild est reprise pas le désir de se venger. Elle invite sa famille dans
son palais, insistant pour que Hagen vienne avec les autres Burgondes.
S’ensuivent de nombreux épisodes guerriers durs, sanglants, fratricides, Kriemhild
luttant contre son frère, qu’elle fait décapiter, et contre son premier fils.
À la fin, elle a fait arrêter Hagen et lui demande la restitution du trésor des
Nibelungen. Celui-ci répond ne pouvoir indiquer son emplacement tant que vivrait un roi
des Burgondes. Krimhild amène alors la tête tranchée de Gunther. Hagen déclare que seul
Dieu et lui savent désormais où se trouve l’or du Rhin, et que jamais elle ne l’obtiendra. Elle
le décapite alors puis se fait tuer à son tour.

Ces poèmes relèvent encore d’une morale guerrière féroce, même s’ils laissent une
place à l’amour.
Une de leur richesse tient de l’instabilité de cette morale guerrière dans la mesure où
est mis en scène un impossible dépassement des valeurs opposées, comme la vengeance et
le sens de la famille, et des lois contradictoires. Le statut du héros fluctue : il est à la fois
coupable et innocent, s’élevant parfois au-dessus de la condition humaine, parfois y étant
empêtré.
Cette série de légendes tombera dans l’oubli à la Renaissance et ne sera remise au
jour qu’au XIXe siècle, époque où Wagner en tire La Tétralogie. L’or qui se trouve dans le
Rhin est transformé en un anneau, qui donne son titre au « ring ». Wagner s’inspire des
diverses versions de la légende, qu’il s’approprie à sa façon.
Fritz Lang tire de ces légendes un film en 1924.
Matsumoto un manga en 1989.

2.2.2. Le lyrisme courtois occitan


À la fin du XIe siècle règne au sud de la Loire une civilisation plus riche, plus raffinée,
plus élégante que celle qui prévaut dans le Nord. C’est là que l’inspiration lyrique, peu
estimée dans les sociétés plus frustes, prend son plein essor et confère une dignité nouvelle
au thème de l’Amour, qu’elle transforme d’ailleurs complètement.
Une nouvelle conception de l’amour apparait pour la première fois dans une partie
de l’œuvre du premier des troubadours : Guillaume VII de Poitiers (1071-1127). Dans ses
poèmes chantés, l’amant se présente en soupirant, se proclame l’esclave de sa dame et fait
de l’amour le but de sa vie. Guillaume laisse une grande place à l’aspect charnel de l’amour,
qui sera souvent atténué, dénié ou sublimé par la suite, comme on va le voir.
Née dans le Languedoc, la poésie amoureuse chantée des troubadours se répand
rapidement en Provence puis dans toute l’aire occitane, en Catalogne et Italie du Nord.
Ensuite, elle gagne le Nord de la France (on ne parle alors plus de « troubadour », mais de
« trouvère ») puis toute l’Europe occidentale (dans les pays de langue allemande, on parle
de « Minnesänger »).
Plusieurs générations de poètes-chanteurs se succèdent dont l’influence fera du
thème de l’amour une des plus grandes sources d’inspiration de la littérature occidentale.

55
Leur façon de faire une religion de l’Amour est appelée « l’amour courtois » ou le
« fin’amor ». De quoi s’agit-il ? Le troubadour est épris d’une dame dont le rang social élevé
est le symbole de sa supériorité spirituelle ; il se place donc vis-à-vis d’elle dans la même
relation que celle qui lie le vassal à son suzerain dans le système féodal. La dame reste
toujours « sans merci » : elle ne répond pas aux appels du troubadour et c’est la distance qui
sépare le désir de son objet qui provoque le chant. Le troubadour se console en se disant que
l’amour vrai porte en lui-même sa récompense. Le sentiment amoureux de l’homme est alors
une source de perfectionnement moral.
Sauf exception, l’amour courtois ne peut être conjugal : il est presque toujours
adultère. En outre, il s’avère le plus souvent platonique : le troubadour est parfois sensuel
dans son propos (dans les images, le choix des mots) et il rêve de prendre sa dame dans les
bras, mais comme celle-ci ne répond guère, il n’y a pas de réalisation physique. L’aspect
platonique ira croissant avec le temps et l’expansion géographique. Les allusions sensuelles
finiront par disparaître.
L’amour courtois constitue un immense apport à la littérature européenne. Il y
introduit trois éléments :
a) La validité de la passion amoureuse comme thème littéraire ;
b) L’adjonction à l’éthique de l’honneur et à l’éthique chrétienne d’un code de
comportement moral centré sur l’amour ;
c) Le culte de la femme.
Mais, en fait, tout en étant idéalisée, la femme ne joue pas un grand rôle. Elle est là
pour provoquer l’émoi de l’homme. Ce n’est pas une poésie du bonheur amoureux, mais de
l’état amoureux dans lequel se trouve le troubadour.
Citons à présent quelques-uns de ces poètes en insistant sur leur diversité :
Jaufré Rudel (XIIe siècle) développe le motif de la « Princesse lointaine ». Selon la
légende, Rudel s’est épris de la comtesse de Tripoli, en entendant les récits de pèlerins, sans
l’avoir jamais vue. Il écrit des chansons en son honneur. Puis il part en croisade pour la
rencontrer. Il tombe malade sur le bateau. On le laisse pour mort dans une auberge de Tripoli.
La princesse apprend l’histoire et va à son chevet. Rudel reprend connaissance, la voit et
meurt. Edmond Rostand, au XXe siècle, dans La Princesse lointaine exploite le récit de la vie
de Rudel.
Extrait d’un poème de Rudel :
Lorsque les jours sont longs en mai
J’aime le doux chant des oiseaux lointains,
Et quand je suis parti de là-bas
Je me souviens d’un amour lointain :
Je vais morne et incliné par le désir
Si bien que le chant et la fleur d’aubépin
Ne me réjouissent pas plus que l’hiver gelé. […]
Marcabru, poète puritain et misogyne, dénonçant déjà la tradition de l’amour
courtois ;
Arnaut Daniel (XIIe siècle) : développe une poétique complexe voire hermétique de
la poésie, invente des formes fixes très complexes. Il sera admiré par Dante et Pétrarque.
Bernard de Ventadour (XIIe siècle) lie l’amour et la religion, cherche l’authenticité.
A peut-être été à la cour d’Aliénor d’Aquitaine.

56
Extrait d’un poème de Bernard de Ventadour :
Quand vois l’alouette agiter
De joie ses ailes dans un rayon,
Qui s’oublie et se laisse tomber
Par la douceur qui gagne son cœur,
Ah ! me vient une si grande envie
De tous ceux dont je vois la joie,
Que je m’étonne qu’à l’instant même
Le cœur de désir ne fonde en moi.

Hélas ! J’imaginais tant savoir


En amour, et comme j’en sais peu.
Pourrais-je me retenir d’aimer
Celle dont je n’aurai jamais rien ?
Elle m’a le cœur, et m’échappe,
Me lèse, et lèse le monde entier,
Par elle ainsi privé ne me reste
Que le désir et le cœur ardent.
[…]
Enfin, isolée parmi de nombreux hommes, citons une femme, Marie de France
(seconde moitié du XIIe siècle), la 1re écrivaine française dont on connaît le nom. Elle écrit
des lais* (chansons courtes qui raconte une histoire). La femme y joue, cette fois, le vrai
rôle. Ses poèmes s’inscrivent dans la matière de Bretagne dont il va être question et c’est
dans son œuvre, précisément dans le poème intitulé Le Lai du chèvrefeuille que l’on a la plus
ancienne trace de la légende de Tristan et Iseult (dont il va également être question).

57
Le Lai du chèvrefeuille un jour, de cette manière.
Ce que disait le message
J’ai bien envie de vous raconter 60 écrit par Tristan,
la véritable histoire c’était qu’il attendait
du lai qu’on appelle Le chèvrefeuille depuis longtemps dans la forêt
et de vous dire comment il fut composé et quelle à épier et à guetter le moyen de la voir
fut son origine. car il ne pouvait pas vivre sans elle.
On m’a souvent relaté Ils étaient tous deux comme le chèvrefeuille
l’histoire de Tristan et de la reine, qui s’enroule autour du noisetier :
10 et je l’ai aussi trouvée dans un livre, quand il s’y est enlacé et qu’il entoure la tige,
l’histoire de leur amour si parfait, ils peuvent ainsi continuer à vivre longtemps.
qui leur valut tant de souffrances Mais si l’on veut ensuite les séparer,
puis les fit mourir le même jour. 70 le noisetier a tôt fait de mourir,
tout comme le chèvrefeuille.
Le roi Marc, furieux « Belle amie, ainsi en va-t-il de nous :
contre son neveu Tristan, ni vous sans moi, ni moi sans vous! »
l’avait chassé de sa cour
à cause de son amour pour la reine. La reine s’avance à cheval,
Tristan a regagné son pays natal, regardant devant elle.
le sud du pays de Galles, Elle aperçoit le bâton
20 pour y demeurer une année entière et en reconnaît toutes les lettres.
sans pouvoir revenir. Elle donne l’ordre de s’arrêter
Il s’est pourtant ensuite exposé sans hésiter aux chevaliers de son escorte,
au tourment et à la mort. 80 qui font route avec elle :
N’en soyez pas surpris: elle veut descendre de cheval et se reposer.
l’amant loyal est triste et affligé On lui obéit et elle s’éloigne de sa suite,
loin de l’objet de son désir. appelant près d’elle Brangien, sa loyale
Tristan, désespéré, a donc quitté son pays suivante.
pour aller tout droit en Cornouaille, S’écartant un peu du chemin,
là où vit la reine. elle découvre dans la forêt
30 Il se réfugie, seul, dans la forêt, l’être qu’elle aime le plus au monde.
pour ne pas être vu. Ils ont enfin la joie de se retrouver !
Il en sort le soir pour chercher un abri Il peut lui parler à son aise
et se fait héberger pour la nuit 90 et elle, lui dire tout ce qu’elle veut.
chez des paysans, de pauvres gens. Puis elle lui explique comment se réconcilier
Il leur demande des nouvelles du roi avec le roi :
et ils répondent que les barons, dit-on, elle a bien souffert de le voir ainsi congédié,
sont convoqués à Tintagel. mais c’est qu’on l’avait accusé auprès du roi.
Ils y seront tous pour le Pentecôte Puis il lui faut partir, laisser son ami :
car le roi veut y célébrer une fête : au moment de se séparer,
40 il y aura de grandes réjouissances ils se mettent à pleurer.
et la reine accompagnera le roi.
Tristan regagne le pays de Galles
Cette nouvelle remplit Tristan de joie : en attendant d’être rappelé par son oncle.
elle ne pourra pas se rendre à Tintagel 100 Pour la joie qu’il avait eue
sans qu’il la voie passer! de retrouver son amie,
Le jour du départ du roi, et pour préserver le souvenir du message
il revient dans la forêt, qu’il avait écrit et des paroles échangées,
sur le chemin que le cortège Tristan, qui était bon joueur de harpe,
doit emprunter, il le sait. composa, à la demande de la reine,
Il coupe par le milieu une baguette de noisetier un nouveau lai.
50 qu’il taille pour l’équarrir. D’un seul mot je vous le nommerai:
Sur le bâton ainsi préparé, les Anglais l’appellent Goatleaf
il grave son nom avec son couteau. et les Français Chèvrefeuille.
La reine est très attentive à ce genre de signal : 110 Vous venez d’entendre la véritable histoire
si elle aperçoit le bâton, du lai que je vous ai raconté.
elle y reconnaîtra bien aussitôt un message de
son ami.
Elle l’a déjà reconnu,
2.2.3. Le lyrisme amoureux en Italie
Avant le XIIe siècle, il n’y a pas de littérature vernaculaire en Italie : tout sécrit en
latin.
Le début XIIe siècle voit la naissance du « volgare illustre », langue littéraire distincte
du latin, qui va donner lieu aux premières œuvres lyriques à la cour du Roi de Sicile où se
réfugient certains troubadours provençaux. En Sicile, les poètes élaborent une forme appelée
à un grand avenir : le sonnet. À partir de Sicile, la lyrique courtoise se répand vers le nord
de l’Italie.

2.2.3.1. Guido Guinizelli (1230-1276)


Guinizelli vit à Bologne. Il est l’initiateur, selon Dante, du « Dolce stil Nuovo » :
l’amour cesse d’être un sentiment pour devenir une qualité de l’esprit, la marque d’une
noblesse intérieure (la « gentillezza »). Sous l’influence du platonisme enseigné à Bologne,
l’amour humain devient un analogon (un équivalent) de l’action de Dieu sur le monde.
Guinizelli, à cet égard, annonce Dante.

2.2.3.2. Guido Cavalcanti (1255-1300)


Ami de Dante, vivant à Florence, Cavalcanti est à maints égards un précurseur de
Pétrarque par sa conception psychologique et torturé de l’amour, source de souffrance et de
spéculation intellectuelle. Sa langue est très musicale.
Extrait d’un poème de Cavalcanti :
Beauté de femme au cœur plein de sagesse,
et chevaliers si nobles et armés,
et chants d’oiseaux, paroles de tendresse,
bateaux ornés qui sur la mer courez,
et l’air serein quand l’aurore apparaît,
et neige blanche qui choit sans que vent presse,
eaux ruisselantes, fleurs multiples aux prés,
or et argent, ou bleu en joliesse…
2.2.4. Le Roman courtois
Après s’être répandue dans le Sud, la lyrique courtoise va pénétrer dans le Nord par
l’intermédiaire d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204). Princesse instruite, fille du duc
d’Aquitaine, petite-fille de Guillaume de Poitiers, Aliénor a un destin unique : elle épouse
en 1137, Louis VII, le roi de France. Répudiée en 1152, elle se remarie avec Henri
Plantagenet. Quelques semaines plus tard, Henri devient roi d’Angleterre. Elle lui donna de
nombreux enfants, dont deux fils appelés à devenir célèbres : Richard (Cœur de Lion) et Jean
(Sans terre). Elle vit ensuite séparée de son époux et s’entoure d’une cour raffinée et
littéraire, à Poitiers. On y rencontre les écrivains Bernard de Ventadour, Marie de France,
dont il a déjà été question, ainsi que Thomas, Wace et Benoît de Sainte-Maure, dont nous
parlerons bientôt.
À la fin du XIIe siècle, grâce au vivier culturel initié par Aliénor d’Aquitaine,
l’inspiration de la lyrique courtoise du Sud s’unit au goût narratif du Nord pour favoriser
l’éclosion d’un genre nouveau, le roman courtois, dont l’œuvre de Chrétien de Troyes est
l’émanation la plus prestigieuse.
Le roman courtois se situe donc à la jonction de deux mouvements. Il se situe aussi
par rapport aux autres tendances narratives, que l’on divise en trois groupes selon leur
contenu, appelé « matière ». Les matières sont des stocks thématiques. Il y en a trois :

1. La matière de France : chansons de geste, cycles de Charlemagne et de ses vassaux.


On continue à en produire au XIIe siècle. Même si ce genre a son chef-d’œuvre
derrière lui, il demeure populaire, non dans les cours mais dans le peuple, par voie
orale.
2. La matière Antique, qui se développe également à la cour d’Aliénor et qui marque
l’essor de l’instruction au XIIe siècle. Il s’agit de romans s’inspirant des personnages
fictifs ou réels de l’Antiquité. La matière Antique se répartit elle-même en trois
thèmes :
- Le cycle d’Alexandre (premier texte écrit en vers de douze syllabes, que l’on
appelle depuis lors l’alexandrin*).
- Le Roman d’Enéas inspiré de l’Enéide de Virgile.
- Le Roman de Troie (30 000 vers) composé par un trouvère de la cour d’Aliénor
d’Aquitaine, Benoît de Sainte-Maure. Celui-ci ne se base pas sur Homère, mais
sur des résumés en latin de l’Iliade et de l’Odyssée. Le récit commence en amont,
par une première prise de Troie. Le Roman de Troie servira de source notamment
à Boccace, à Chaucer et à Shakespeare.
3. La matière de Bretagne (basée sur des légendes celtiques). La matière de Bretagne,
qui va nous intéresser davantage, se répartit en deux motifs :
a) L’histoire de Tristan et Yseult, d’origine écossaise.
b) L’histoire du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde, d’origine galloise.

60
2.2.4.1. La légende de Tristan et Iseult
Résumé de Tristan et Iseult
Tristan, orphelin, neveu du roi Marc de Cornouailles, tue le géant Morhold/Morhout,
prince irlandais venu comme chaque année prendre un tribut de jeunes garçons et de jeunes
filles. Mais Tristan est blessé dans le combat par l’épée empoisonnée de Morholt. Personne
ne peut l’approcher, il grimpe sur une barque… qui dérive jusqu’en l’Irlande. Là, il est soigné
par Iseult, la nièce de Morholt, qui ne sait qui il est. Il a peur qu’on découvre son identité et
il rentre dès qu’il est guéri.
Son oncle Marc, qui n’a pas d’enfant, lui promet le trône. Les barons de Cornouailles
sont jaloux. Par hasard, alors que, lors d’une réunion, ils discutent de cette question, une
colombe apporte un cheveu d’or. Marc, pour clore le débat, dit qu’il épousera celle qui a ces
cheveux-là. Mais Tristan, qui veut prouver qu’il est désintéressé, et qui a déjà vu une
chevelure aussi blonde, dit qu’il sait à qui ce cheveux appartient : à Iseult. Il repart à la
recherche de celle-ci. Quand il arrive en Irlande, un serpent terrorise la région : on promet la
main de la princesse à qui débarrassera la région de ce monstre. Tristan tue le serpent, mais
est à nouveau blessé. Iseult le trouve inanimé, le soigne encore. Mais elle s’aperçoit que son
épée est ébréchée et que le bout qui manque correspond au morceau trouvé sur le cadavre de
son oncle. Elle veut tuer Tristan. Celui-ci la séduit. Puis il l’emmène afin qu’elle épouse
Marc. Avant de partir, Iseult reçoit de sa mère un filtre d’amour pour que son mari l’aime et
qu’elle l’aime en retour. Par erreur, sur le bateau, Tristan et Iseult le boivent. Ils tombent
éperdument amoureux l’un de l’autre. Iseult épouse tout de même le roi Marc et les deux
amants se voient en cachette. Nombreux épisodes. Les barons jaloux les dénoncent. Tristan
et Iseult sont condamnés à mort et s’enfuient. Ils vivent un moment dans la forêt. Marc les
surprend dormant une épée entre eux. Il leur pardonne. Tristan et Iseult reviennent à la cour.
Nouveaux épisodes de rencontres secrètes. Tristan part en Bretagne, y épouse une autre
Iseult, Iseult aux blanches mains. Mais il continue à aimer Iseult la blonde secrètement. Il va
parfois le revoir : c’est ce que raconte Le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France, lu supra.
Puis Tristan est blessé, en Bretagne, par une arme empoisonnée. Il envoie son beau-frère
chercher Iseult la blonde pour le soigner. Comme il habite près de la côte, il demande à son
beau-frère, Kaherdin, de mettre une voile noire à son bateau si Iseult la blonde n’est pas à
bord, blanche si elle y est. Kaherdin réussit à emmener Iseult. Mais Tristan est cloué au lit,
alors que la nef est immobilisée par l’absence de vent. Il demande alors à sa femme la couleur
de la voile de l’embarcation. Iseult aux blanches mains a surpris la conversation de son mari
et de son frère avant le départ de ce dernier. Par jalousie, elle répond « Une voile noire »,
alors que la voile est blanche. Tristan meurt sous le choc. Iseult arrive trop tard et meurt de
chagrin auprès de son aimé.

2.2.4.1.1. Les différentes versions de Tristan et Iseult


On possède deux versions de Tristan et Iseult datant toutes deux du XIIe siècle : celle
de Thomas (1170), et celle de Béroul (1190), écrites toutes deux en vers et toutes deux en
normand, un dialecte de la langue d’oil. Mais elles sont toutes deux incomplètes. Aucune de
ces deux versions ne s’est inspirée de l’autre. Il semblerait que les deux auteurs se soient
tous deux inspirés d’une source commune perdue, qui était elle-même inspirée d’une légende
orale, sans doute d’origine celtique. On ne sait qui est Béroul. Thomas était à la cour
d’Aliénor. La version la plus ancienne, celle de Thomas, est la plus raffinée. La version de
Béroul est plus fruste, sans doute plus proche de la légende originale. Celle de Thomas est
influencée par la littérature courtoise.
Chez Béroul, le philtre est un motif narratif efficace, qui justifie de nombreuses
aventures. Chez Thomas, dont le point de vue est courtois, le filtre est encombrant, car il

61
rend les sentiments artificiels. Thomas veut peindre un véritable amour. Il réduit dès lors la
portée du filtre en sous-entendant que les amants s’aiment déjà avant de le boire. Il en fait
un symbole et analyse les sentiments.
Autre exemple de cette différence : dans la forêt, chez Béroul, les amants vivent
comme des sauvages. Chez le courtisan Thomas, ils trouvent une grotte enchantée avec tout
le confort de l’époque !
Les deux textes sont incomplets, comme nous l’avons dit supra. On possède en plus
deux textes courts appelés Les Folies Tristan et Le Lai du chèvrefeuille de Marie de France
lu supra. En outre, nous possédons un vaste roman en prose plus tardif, écrit au XIIIe siècle.
Ensuite viennent de nombreuses traductions, dont une en allemand, due à Gottfried
von Strasbourg qui inspirera l’opéra de Wagner au XIXe siècle Tristan und Isolde (Tristan et
Isolde) interprété pour la première fois en 1865.
Note bibliographique : Le lecteur d’aujourd’hui a accès à plusieurs versions de la
légende. L’une d’elles est fameuse : celle de Bédier (1900) qui est une sorte de reconstitution
englobant tous les textes disponibles, les folies, Le Lai du chèvrefeuille de Marie de France
et se basant surtout sur Thomas. En Livre de poche, le lecteur a accès à une version établie
par René Louis : c’est une compilation aussi, mais plus inspirée de l’esprit de Béroul. Louis
reproche à Bédier d’avoir trop réécrit la légende.

Extrait de Tristan et Iseult : la mort des amants dans la version de Bédier.


Sur la mer, le vent s’était levé et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’à terre.
Iseut la Blonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les cloches sonner aux
moutiers, aux chapelles. Elle demanda aux gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.
Un vieillard lui dit :
« Dame, nous avons une grande douleur. Tristan le franc, le preux, est mort. Il était large aux
besogneux, secourable aux souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur ce pays. »
Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe
déliée. Les Bretons s’émerveillaient à la regarder ; jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beauté.
Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, affolée par le mal qu’elle avait causé, poussait
de grands cris sur le cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit :
« Dame, relevez-vous, et laissez-moi approcher. J’ai plus de droits à le pleurer que vous,
croyez-m’en. Je l’ai plus aimé. »
Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu. Puis elle découvrit un peu le corps, s’étendit près de
lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra étroitement : corps contre corps,
bouche contre bouche, elle rend ainsi son âme ; elle mourut auprès de lui pour la douleur de son ami.

2.2.4.2. Le motif du roi Arthur et de la Table ronde


Le roi Arthur a peut-être existé historiquement : il aurait été le chef de la résistance
celtique aux envahisseurs anglo-saxons au début du VIe siècle. Mais c’est surtout un héros
littéraire, le premier héros du Moyen Âge commun à toute l’Europe, puisqu’il a inspiré des
textes en latin, français, provençal, portugais, espagnol, italien, gallois, anglais, allemand,
néerlandais, tchèque ou russe.
Comme nous l’avons souligné, la première allusion littéraire à Arthur apparaît dans
le Mabinogion (XIe siècle). Au début du XIIe siècle, Geoffrey de Monmouth écrit en latin une
Histoire des rois de Grande-Bretagne (Historia regum Britanniae), dans lequel il apparaît
au milieu d’une série d’autres rois. Ensuite, toujours durant le même siècle, un trouvère
normand, Wace, compose, sous les instructions d’Aliénor d’Aquitaine, un poème en ancien
français de 15 000 vers, Le Roman de Brut, où apparaît, pour la première fois, l’épisode de
la Table ronde (elle est ronde car les chevaliers sont égaux : ils se trouvent tous à la même
distance des plats).

62
Durant la seconde moitié du XIIe siècle, les thèmes celtiques se répandent dans le
Nord de la France : Chrétien de Troyes se consacre alors au cycle de la Table ronde.

2.2.4.3. Chrétien de Troyes (vers 1138 – 1183)


Après François Villon (dont il sera question plus loin), Chrétien de Troyes est le
poète français le plus renommé du Moyen Âge. Il mérite d’être reconnu comme le premier
véritable homme de lettres : c’est le premier auteur du Moyen Âge dont on possède plusieurs
romans complets et lui-même veillait à ce que ses textes soient respectés.
On ne possède malheureusement pas tous ses romans : il semblerait qu’il ait écrit une
version de Tristan et Iseut qui a disparu.
Sa biographie est cependant assez lacunaire. Les mentions de son nom sont rares et
ses relations avec ses deux protecteurs, Marie de Champagne (fille d’Aliénor d’Aquitaine)
et Philippe de Flandre, sont nimbées de mystère. On sait néanmoins qu’il évoluait dans le
milieu aristocratique et que sa manière d’aborder les thèmes de la chevalerie a contribué à
raffermir les aspirations de la noblesse du XIIe siècle. Fin lettré, il a fait preuve d’une grande
aisance d’écriture, mariant l’humour et le sérieux, l’amour et la chevalerie, alternant entre le
roman sérieux, porteur d’une vraie réflexion, et un ton parodique ou ironique (il prend
volontiers le lecteur à partie). Il a par ailleurs le sens des symboles et fait preuve de finesse
dans l’analyse psychologique.
Il invente (ou réinvente) la technique des intrigues entrelacées : la première intrigue
n’est pas terminée quand commence la deuxième (alors que jusque-là, quand un texte en
contient plusieurs, les intrigues se succèdent). Au niveau formel, Chrétien invente les
enjambements qui donnent de la souplesse à la versification : l’enjambement consiste à
dissocier le vers et la phrase, de sorte que la phrase ne se termine pas nécessairement à la fin
du vers.
Chrétien a écrit quelques textes inspirés d’Ovide, mais il est surtout connu pour ses
romans, qui font alliance entre le récit d’aventure chevaleresque et le genre lyrique courtois.
Ces romans sont basés sur le mythe du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde, mais
Arthur, en tant que personnage, n’y joue qu’un rôle secondaire et fait songer aux rois
paresseux mérovingiens. Différents chevaliers y jouent l’un après l’autre le rôle principal.
Ils introduisent le thème de l’amour dans le cycle arthurien, thème absent chez Wace.
Par ailleurs, les romans en vers que nous possédons répondent à un quadruple code,
dont certains sont contradictoires entre eux et dont Chrétien souligne les oppositions :
a) code de l’amour courtois
b) code de l’amour conjugal
c) code de l’honneur guerrier
d) code de la morale chrétienne
Le culte de l’amour courtois, ainsi, se heurte au code de l’amour conjugal, au code
de l’honneur féodal et aux impératifs de la religion. Chrétien explore les différentes
combinaison d’opposition au gré de ses différents romans.
1. Le thème d’Érec et Énide (1165-1170), inspiré d’un texte gallois, est le conflit entre la
conception traditionnelle de l’honneur par l’exploit et une conception nouvelle du code
de l’amour (en l’occurrence conjugal). Résumé d’Érec et Énide : Érec, fils d’un roi et
chevalier de la Table ronde, conquiert au cours d’une lutte avec un autre chevalier une
belle jeune fille pauvre, encore plus blonde qu’Iseult : Énide. Il l’emmène à la cour du
roi Arthur et l’épouse. Par amour pour elle, il néglige ses devoirs de chevalier et l’on se
moque de lui. Il éprouve alors le besoin de partir, de quitter la cour pour vivre des
aventures. Il emmène sa femme comme si c’était un page et lui interdit de parler. En

63
chemin, les époux rencontrent des brigands, des chevaliers, des géants, qu’Érec vainc.
Quand Énide s’aperçoit de la présence d’un danger, elle enfreint l’interdit et adresse la
parole à son mari, lui sauvant plusieurs fois ainsi la vie. À la fin, ils reviennent à la cour.
Ils vont à nouveau vivre d’amour, mais sans se replier l’un sur l’autre.
2. Dans Cligès (1170-1171) est traitée la contradiction entre l’amour courtois – donc
illégitime – et la religion, qui interdit l’adultère : Fenice, mariée à un homme qu’elle
n’aime pas, est amoureuse de Cligès. C’est une sorte de réponse à Tristan et Iseult.
3. Dans Lancelot ou le chevalier à la charrette (1172-1175), Lancelot est l’amant de la
reine Guenièvre, et celle-ci l’oblige à choisir entre l’amour courtois et l’honneur
chevaleresque. Résumé de Lancelot : dans cette parodie du code courtois, Guenièvre,
femme du roi Arthur, est emprisonnée par Méléagant, fils du roi du pays de Gorre, d’où
nul étranger ne revient jamais. Lancelot multiplie les épreuves pour la délivrer et
accepte, même si c’est une situation humiliante, de monter dans une charrette à pilori
parce que le conducteur lui promet de le guider. Guenièvre lui reprochera d’avoir hésité
avant de grimper dans la charrette infâmante… il faut que Lancelot, désespéré, tente de
se suicider pour que Guenièvre lui avoue son amour.
4. Par contre, dans Yvain ou le Chevalier au Lion (1172-1175), Chrétien montre que tout
sacrifice est néfaste, qu’il s’agisse de sacrifier l’amour conjugal à l’honneur ou
l’honneur à l’amour conjugal. Résumé d’Yvain : Yvain déverse sur un perron de pierres
précieuses l’eau d’une fontaine en sachant que cela va déclencher des épreuves. Il réalise
des prouesses mais ne respecte pas la promesse faite à sa femme de rentrer à temps.
D’où d’autres épreuves.
5. Dans son dernier roman, sans doute son chef-d’œuvre, malheureusement resté inachevé,
Perceval ou le conte du Graal, le code de la chevalerie et celui de la courtoisie forment
un bloc qui s’oppose au code de la religion. Ce conflit se cristallise autour du mystérieux
motif du graal, que Chrétien invente et qui est appelé à une belle postérité. Le graal
semble être chez Chrétien un plat. Certains de ses continuateurs en feront une coupe, la
coupe ayant reçu le sang du Christ. Nul ne sait quel statut exact lui accordait Chrétien
de Troyes, en partie parce que le roman est inachevé.
Résumé de Perceval ou Le Conte du Graal
Le personnage que le texte nomme « le garçon » vit dans la forêt avec sa mère. Celle-
ci le maintient dans une certaine ignorance, car son mari et ses autres fils sont devenus
chevaliers et ont disparu. Pour protéger son petit dernier, elle ne lui parle donc pas de
chevalerie et ne centre son enseignement que sur la religion. Un jour, se promenant dans la
forêt, le garçon rencontre par hasard des chevaliers sur leur monture, casqués et portant
l’armure. Ces chevaliers sont à la poursuite de leurs ennemis et s’arrêtent pour demander au
garçon s’il n’a pas vu passer des hommes à cheval. Le garçon est ébloui, il les trouve
tellement beaux qu’il pense que ce sont des anges et que leur chef est Dieu. Au lieu de leur
répondre, il se met à leur poser des questions et apprend ainsi qu’ils sont chevaliers et se met
à rêver de leur ressembler. Il apprend également que c’est le roi Arthur qui fait les chevaliers
et qui leur a donné ce bel équipement. Le garçon décide alors de partir. Sa mère cherche en
vain à la retenir. Elle meurt de chagrin sur le pas de sa porte en le voyant s’éloigner, tandis
que lui ne pense même pas à se retourner vers elle. Le garçon est naïf, brute, un peu stupide,
benêt, vêtu comme un bucheron, mais très courageux et il réalise plusieurs exploits en
chemin. Ceci implique une critique de la chevalerie : selon le code de celle-ci, l’excellence
au combat correspond à une excellence de la personne entière. Or, les exploits de ce garçon
mal dégrossi remettent en cause ce principe. En chemin, toutefois, le garçon rencontre
Gornemant, un chevalier, qui lui donne quelques conseils : d’abord d’arrêter d’évoquer à

64
tout bout de champ sa mère et ses enseignements, ensuite de ne plus poser sans cesse de
multiples questions. Une opposition se construit donc entre le monde paternel et guerrier et
le monde maternel et religieux. Le garçon devient enfin chevalier. C’est dans ce contexte
qu’a lieu l’épisode du graal. Le garçon est reçu par un roi désigné comme le « roi pêcheur ».
Pendant le repas, il assiste à une étrange cérémonie : un homme passe devant eux avec une
lance qui saigne puis une jeune fille avec un « graal ». Se souvenant des conseils de son
mentor, le garçon ne pose pas de question. Le lendemain, à son réveil, il trouve le château
désert et désolé. Il sort et, dehors, une jeune fille qui pleure un chevalier mort lui fait
plusieurs révélations : elle lui apprend qu’il s’appelle Perceval, que le roi pêcheur était son
oncle et qu’il aurait dû demander pourquoi la lance saigne et où on porte le graal. C’est parce
qu’il n’en a rien fait que le château est dans cet état. Perceval est transformé par cette
révélation. Il devient mélancolique. Il rêve notamment, dans un très beau passage, sur trois
goutes de sang tombées dans la neige. Il devient triste et perd la mémoire. Il arrive cependant
à la cour du roi Arthur. Lors de la scène à la cour, intervient une sorcière qui lance des défis
aux différents chevaliers présents. Le récit, étrangement, suit alors Gauvain, chevalier sage
et beau parleur, dont les exploits sont conformes et à la chevalerie et à la courtoisie (il doit
délivrer une princesse). Ses aventures sont merveilleuses et profanes : il se rend notamment
au royaume des morts et en revient. On retrouve pourtant Perceval lors d’un épisode : après
avoir erré et s’être battu sans jamais entrer dans une église, il rencontre un ermite qui lui dit
qu’il aurait dû mieux tenir compte des enseignements de sa mère. Perceval apprend qu’il a
tué celle-ci et qu’il est puni pour ce péché initial. L’ermite lui explique en outre que le graal
portait une hostie. Il lui conseille de prier et de se rendre à l’église. Le texte revient ensuite
à Gauvain. Mais les aventures de celui-ci demeurent inachevées également : Chrétien de
Troyes meurt en laissant beaucoup de mystères ouverts dans son récit. Pourquoi fallait-il que
Perceval pose des questions sur la lance et le graal ? De quoi est-il coupable au juste : de
n’avoir pas posé les questions ou d’avoir abandonné sa mère ? Comment concilier les deux
parties du récit : la part chrétienne de Perceval et la part dévouée à la chevalerie et à la
courtoisie de Gauvain ?
Le caractère ouvert, indécis, mystérieux et ambigu de l’intrigue de Perceval fait sans
doute partie des raisons pour lesquelles ce roman inachevé a tellement fasciné ses lecteurs.
Il a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses continuations : d’autres écrivains ont poursuivi
l’histoire de Perceval, l’ont menée à son terme, l’ont réécrite ou l’ont traduite.
L’intertextualité de ce roman est donc très riche.
Mais les continuateurs supprimeront toute ambiguïté à ce récit, qui prendra des
colorations purement chrétiennes. Les chevaliers tenteront de conquérir le graal, devenu le
« saint graal », c’est-à-dire la coupe ayant recueilli le sang du Christ. C’est un autre
chevalier, Galaad, qui y parviendra, car il a le cœur pur.
Or, pour le lecteur moderne, c’est sans doute la version originale et inachevée de
Perceval, telle que Chrétien l’a écrite, qui est la plus vivante. Le roman en l’état pose une
question sans en donner la réponse, ce qui correspond à l’idée moderne de la littérature,
comme le soulignait Roland Barthes au XXe siècle : « Écrire, c’est ébranler le sens du monde,
y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient
de répondre44. » Dans cette perspective, il nous est loisible de penser que, si Chrétien avait
achevé son roman, Perceval nous toucherait moins aujourd’hui. Mais rien n’est sûr :
Chrétien aurait peut-être maintenu volontairement le mystère et l’ambiguïté. Nous n’en
saurons jamais rien.
Cette ambiguïté morale, qui oppose les valeurs chrétiennes maternelles aux valeurs
courtoises et chevaleresques paternelles, parle peut-être aussi au lecteur d’aujourd’hui en

44
Roland BARTHES, Sur Racine [1963], dans Œuvres complètes, tome II, 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 55.

65
raison de l’évolution des mœurs : les divorces de parents sont devenus monnaie courante.
Or, si les parents s’opposent devant l’enfant et défendent des principes d’éducation
contradictoires, ce dernier se trouve dans une situation décrite par les psychologues sous le
nom de « double contrainte » ou, en anglais, de « double bind » : il lui est impossible d’obéir
en même temps à son père et à sa mère, ce qui peut causer des dommages psychiques
importants. Perceval ne peut à la fois obéir à sa mère et au souvenir de son père disparu –
d’où son profond désarroi et son errance. Il est le premier cas d’enfant pris dans une double
contrainte de l’histoire de la littérature française !
Extrait du Perceval de Chrétien de Troyes : l’épisode des gouttes de sang
L’oie était blessée au col ; elle saigne trois gouttes de sang qui s’épandent sur le blanc de la
neige : on eût dit une couleur naturelle. Mais elle n’était pas assez touchée pour rester collée au sol et
avant que Perceval pût la saisir, elle était déjà loin. Quand il vit la neige tassée à l’endroit et le sang tout
autour, il s’appuya sur sa lance pour regarder cette apparence étrange : le sang et la neige ainsi
rapprochés lui rappellent les vives couleurs de Blanchefleur son amie. Il y pense si volontiers qu’il
oublie où il est. Comme en la face de son amie le vermeil ressortant sur le blanc, ainsi les trois gouttes
de sang se détachent sur la blancheur de la neige. Et l’idée lui plaît tant qu’à force de regarder, il croit
bien vraiment contempler le teint si frais de son amie, la belle.
Perceval, les yeux sur les trois gouttes, rêve et laisse couler les heures.
Parmi les continuateurs, retenons le nom de Wolfram von Eschenbach, qui, entre
1200 et 1216, écrit une version de grande qualité en haut-allemand, intitulée Parzival.
Wolfram élargit le contexte, en racontant l’histoire du père de Perceval et en décrivant
poétiquement l’enfance du garçon solitaire. Il poursuit également le récit. Wolfram est
poétique, éthique, mystique et méditatif. Il fait preuve d’un sérieux qui tranche avec la
désinvolture et l’humour de Chrétien. La quête de Parzival est surtout spirituelle. Il est
normal qu’un homme se trompe, mais il doit alors expier, ce qui, pour un cœur pur, est source
d’élévation. Wolfram signe ainsi une œuvre grandiose par son thème comme par sa langue.
Il aura lui-même de nombreux continuateurs et inspirera Richard Wagner, dont l’opéra en
trois actes, Parsifal, sera joué pour la 1re fois en 1882.

2.3. L’époque bourgeoise (du XIIIe au XVe siècles)

Introduction
Comme l’a montré Georges Dumézil (1898-1986), toutes les sociétés indo-
européennes sont structurées en trois classes : les guerriers, les prêtres, les travailleurs,
ces derniers, étant essentiellement des paysans. Cette division de la société a bel et bien
toujours cours au Moyen Âge : on y distingue les bellatores (ceux qui se battent, les
seigneurs), les oratores (ceux qui prient : le clergé) et les laboratores (ceux qui
travaillent, qui constituent l’immense majorité de la population). Toutefois, au cours du
Moyen Âge, petit à petit, les villes se développent et acquièrent certains privilèges et
certaines libertés, de sorte qu’en leur sein apparaît, d’abord en Italie et en Flandre, une
nouvelle sorte de laboratores, les bourgeois (ce qui signifie, au départ, qui habitent le
bourg, donc « citadins »), qui sont soit commerçants, soit artisans. Avec le temps, cette
nouvelle classe s’enrichit et accède à l’enseignement (alors que les paysans demeurent
majoritairement illettrés). Ainsi, les bourgeois, petit à petit, acquièrent le pouvoir
économique et le pouvoir culturel – en France, ils attendront la Révolution française
pour s’emparer du pouvoir politique.
Jusqu’ici, du point de vue littéraire, nous avons surtout décrit la littérature
adressée à l’aristocratie – évoquant à peine la littérature adressée au peuple, peu connue
car demeurant orale, donc n’ayant guère laissé de trace. Apparaît à la fin du Moyen Âge

66
une littérature produite par la bourgeoisie et s’adressant aux bourgeois : c’est cette
littérature qui domine la période. Elle se distingue par trois traits :
• une grande importance de la religion (il n’y a plus de code chevaleresque pour
s’y opposer)
• un goût pour le réalisme (par opposition à l’idéalisation des héros épiques et au
lyrisme)
• pour une part des textes, un humour féroce.

2.3.1. Le réalisme comique I : la satire


La bourgeoisie doit son pouvoir à la richesse accumulée par le travail (commerce ou
artisanat) et non à la naissance (comme l’aristocratie). Cela implique une autre vision du
monde : le travail est une valeur en soi pour le bourgeois, alors qu’elle est signe de
soumission pour les nobles. Aussi, d’un point de vue bourgeois, le péché le plus grave est la
paresse et non plus l’orgueil, comme l’illustrera au XVIIe siècle, dans les grandes villes
bourgeoises (Paris, Lyon, Londres, Hambourg), l’ouverture de maisons d’internement pour
enfermer les improductifs (chômeurs, vieillards, mendiants, fous45).
Mais, au Moyen Âge, la bourgeoisie est considérée par ceux qui détiennent le pouvoir
politique – aristocrates et grands féodaux – comme une classe inférieure, si bien que la
littérature bourgeoise développera le genre de la satire, forme de contestation, de travail de
sape exercé sur les valeurs aristocratiques en place. Le comique, le réalisme et la parodie
seront les pics de ce travail de sape. Cependant, si la littérature bourgeoise se moque de la
classe supérieure, elle s’en prend aussi aux moins favorisés, c’est-à-dire aux paysans, dont
elle éprouve le besoin de se distinguer.

2.3.1.1. Les fabliaux


La satire s’exprime d’abord dans des textes courts, les fabliaux*, qui apparaissent à
la fin du XIIe siècle pour disparaître au début du XIVe siècle. Ils se développent dans les villes
du Nord de la France. Ils seront imités en Allemagne avant d’influencer Boccace et Chaucer
(voir infra). Ces textes sont à la fois comiques et moraux : ils critiquent les excès, les
comportements déviants en mettant en scène des personnages animés par la soif de l’argent
ou par la recherche de plaisirs charnels.
Exemples de fabliaux :
o La Vieille qui oignit la paume au chevalier : paysanne qui prend au pied de la lettre
le conseil de « graisser la patte » à son seigneur.
o Brunain la vache au prêtre. Un vilain prend au pied de la lettre le proverbe « Qui
donne à Dieu s’enrichit ». Il donne sa vache Brunain au curé. Celle-ci la nuit revient
dans l’étable du vilain, entraînant avec elle une autre vache avec laquelle elle était
attachée : le vilain s’est bel et bien enrichi.
o Le Vilain mire (le paysan médecin). Une femme veut se débarrasser de son mari qui
la bat. Des messagers annoncent que le roi cherche un médecin pour guérir sa fille.
Elle prétend alors aux messagers que son mari est le plus habile des médecins, mais
que, pour qu’il l’admette, il faut le battre. Les gardes entraînent de force le mari
devant la fille du roi. L’époux brutal déclare qu’il n’est pas médecin et aussitôt les
gardes se mettent à le battre. Ses grimaces font rire la princesse qui recrache l’arête
qui l’étranglait. Quel fabuleux médecin, en effet ! On lui demande alors de soigner

45
Voir Michel FOUCAULT, Folie, langage, littérature, Paris, Vrin, collection « Philosophie du présent », 2019,
p. 68-70.

67
un groupe de malades. Il dit : « Il faut brûler les plus malades d’entre eux afin de
guérir, au moyen de leurs cendres, les moins malades. » Du coup, chacun se dit en
bonne santé. Le vilain peut rentrer chez lui. Cette histoire sera reprise par Molière
qui en fera Le Médecin malgré lui.

2.3.1.2. Le Roman de Renart (XIIe-XIIIe siècles)


Autre type de littérature satirique, plus développée que les fabliaux : les épopées
animales. Celles-ci sont nombreuses et mettent souvent en scène un goupil, dont le prénom
est Renart (prénom signifiant « de bon conseil ») : cela aura tant de succès que ce prénom se
substituera en français au nom commun désignant l’animal. Le Roman de Renart (XIIe-
XIIIe siècles) recueille ces différents poèmes en octosyllabes, dus à plusieurs auteurs et dont
la genèse est aussi compliquée que celle de l’épopée homérique ou des Niebelungen. Il existe
une version écrite en latin au XIIe siècle par un clerc flamand : c’est l’Ysengrimus (du nom
d’Ysengrin, le loup ennemi de Renart) et de nombreux poèmes en français que l’on classe
d’ordinaire en 27 branches. Les plus anciennes remontent à 1175 et sont signées par un
certain Pierre de Saint-Cloud, les plus récentes datent de 1250, mais c’est durant les quinze
premières années du XIIIe siècle que la production est la plus vivace. Les textes sont, pour la
plupart, anonymes. Il s’agit donc d’une œuvre collective, les différents textes se citant les
uns les autres, dans un grand désordre que les savants éprouvent des difficultés à ordonner.
Un passage est particulièrement intéressant, c’est Le Plaid, appelé aussi Le Jugement
de Renart, qui sera souvent copié, et inspirera Goethe lui-même : il s’agit du procès de Renart
devant la cour du roi Noble, le lion. Durant la première partie, le héros est absent et on assiste
aux témoignages des plaignants et à la plaidoirie de Grimbert, le blaireau, qui défend son
oncle Renart. Dans la deuxième partie, Renart est condamné à mort, mais il entre en scène
et parvient à déjouer ses adversaires en spéculant sur la cupidité du monarque.
Le Roman de Renart est une œuvre foncièrement satirique : les animaux qui incarnent
les féodaux – le loup ou l’ours, par exemple – sont stupides et gloutons ; tout aussi bouffon
est le chien Courtois qui personnifie la préciosité chevaleresque ; quant au roi Noble, il est
sur la coupe de sa femme et son esprit de justice ne résiste pas à sa cupidité. C’est également
un œuvre parodique, qui se moque de la littérature antérieure, par exemple de Tristan et
Iseult.
Mais, quant à son interprétation politique et morale, les spécialistes ne sont pas
d’accord entre eux. L’interprétation habituelle en fait une œuvre subversive, à destination
soit du peuple, soit, plus probablement, de la bourgeoisie et critiquant l’ordre établi et les
puissants. Ces récits constitueraient, de ce premier point de vue, un moyen allégorique de
fustiger les vices des puissants et d’illustrer les ruses et l’intelligence déployées par la classe
bourgeoise en émergence. Renart, dans cette perspective, est une canaille sympathique, qui
sait mettre à profit les imperfections de la société. Mais certains commentateurs, comme
Pierre Lepape, considèrent que l’œuvre est beaucoup plus ambiguë et remettent en question
son origine bourgeoise. Il s’agirait au contraire d’une critique de la bourgeoisie et de la
montée du pouvoir de l’argent qui lui est associée : si Renart s’en sort à la fin du procès,
c’est grâce à son trésor, qui lui permet de corrompre le roi. Renart, de ce second point de
vue, serait un personnage maléfique et diabolique : il est d’ailleurs très souvent dénoncé par
le narrateur extérieur au récit, qui écrit par exemple, dans un des textes, que c’est « un
personnage abject entièrement sous l’emprise du démon ». « Les romanciers de Renart ne
sont pas subversifs, écrit Pierre Lepape, comme on aimerait tant le croire aujourd’hui ; ils
décrivent la subversion en marche, ils la dénoncent, ils la rabaissent au niveau le plus vil,
celui d’un affrontement animal, et la traitent sur le seul mode qui lui convienne, le moins

68
noble – mais peut-être aussi le plus efficace –, celui du rire46. » De ce point de vue, Le Roman
de Renart serait écrit pour défendre l’ordre établi ancien. Mais – et nous retrouvons là le
motif de la polysémie (ou de l’ambiguïté) de la littérature – la logique du récit veut que
Renart s’en sorte toujours, si méchant soit-il, et de là vient une espèce de plaisir de lecture
ambigu qui va à l’encontre de la morale tenue par le narrateur.

2.3.2. Naissance et essor du théâtre


À la fin de l’empire romain, le théâtre avait disparu, car il était associé au paganisme,
à l’obscénité des comédies du Bas-Empire, à l’immoralisme que les puissants prêtaient alors
au peuple.
Pourtant, c’est de l’Église que va renaître le théâtre. Le service religieux suppose déjà
une scénographie (chœur, officiant, costumes, etc.). À partir du Xe siècle, l’Église juge utile,
pour l’édification populaire, d’accentuer cette dimension théâtrale de l’office en
introduisant, au moment des fêtes (Pâques, puis Noël), des dialogues extérieurs à la liturgie,
qu’on appelle des « tropes ».
Le drame liturgique proprement dit prend essor au XIe siècle, lorsque sont intercalées,
dans le service religieux, de courtes scènes importantes de l’histoire de l’Évangile. Les
paroles sont en latin, les acteurs sont des ecclésiastiques.
Au cours du XIIe siècle, on voit l’apparition du drame semi-liturgique, en langue
vulgaire. La durée du spectacle est allongée, le nombre de personnages augmenté. Le drame
s’autonomise : il a lieu après l’office et, dès le milieu du XIIe siècle, s’installe sur le parvis
de l’église.
Voient ainsi le jour les Mystères47, qui mettent en scène la vie entière d’un saint
(Mystère de saint Martin) ou plusieurs livres de la Bible, centrés sur le Christ et les apôtres :
Mystère de la passion.
Parallèlement se développe dans les écoles une autre branche théâtrale, inspirée de
la littérature hagiographique (c’est-à-dire qui raconte la vie des saints). Les clercs
s’intéressent surtout aux miracles de leur saint patron : ce sont les Miracles, d’abord écrits
en latin, puis en langue vulgaire. Exemple : Le Jeu de saint Nicolas (~1200) (saint Nicolas
persuade des voleurs de rendre leur butin au roi et convertit des infidèles) ou Le Miracle de
Théophile (vers 1260) (histoire d’un homme qui a vendu son âme au diable et se repent avec
l’aide de la Vierge Marie).

2.3.3. L’inspiration religieuse : Dante Alighieri (1265-1321)


Dès le XIIe siècle, l’Europe occidentale forme une unité culturelle, le régime féodal
prévaut partout et la littérature en reflète les valeurs profanes. Mais l’œuvre de Chrétien
de Troyes porte témoignage de ce qu’une nouvelle force est en train de s’insinuer dans
l’inspiration littéraire : le sentiment religieux, sous la forme d’un symbolisme mystique. Le
courant religieux s’intensifie au cours du XIIIe siècle – époque des cathédrales gothiques et
de la philosophie scolastique – pour atteindre son point culminant dans l’œuvre de Dante.
L’essor du religieux se traduit, d’une part, par une évolution philosophique, née d’une
volonté de concilier la foi et la raison et aboutissant aux grandes sommes scolastiques du
XIIIe siècle et, d’autre part, par le développement d’une religiosité d’ordre affectif,
contemplative, basée sur une expression analogique et symbolique complexe.

46
Pierre LEPAPE, Le Pays de la littérature. Des Serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre, Paris, Seuil,
collection « Points Essais », 2003, p. 39.
47
« Mystère » vient du mot latin « mysterium », qui signifie « cérémonie ».

69
À la fin du XIIIe siècle, le second courant tend à l’emporter sur le premier : la
philosophie scolastique se dégrade en arguties d’école et renforce par réaction la vague
mystique qui s’est d’abord répandue dans les couvents féminins avant d’atteindre les
couvents masculins. Le promoteur de ce mouvement est un Allemand, maître Eckhart (1260-
1329) dont l’influence se répand dans l’Europe entière.

C’est dans ce contexte que le Florentin Dante Alighieri (1265-1321) écrit son œuvre.
Dante est considéré non seulement comme le plus grand poète suscité par ce mouvement
religieux mais aussi comme l’écrivain le plus important que le Moyen Âge a produit.

2.3.3.1. Vie et œuvres de Dante


À dix ans, Dante rencontre Béatrice Portinari, fille d’un riche marchand florentin, et
en tombe éperdument amoureux. Elle meurt en 1290 à l’âge de 24 ans. (Dante en a 25). Entre
1290 et 1295, Dante rassemble les poèmes qu’elle lui avait inspirés dans un recueil intitulé :
La Vita nuova, autobiographie sentimentale et spirituelle constituée par une sorte de journal
intime en prose interrompue par des sonnets et des canzoni (petits poèmes italiens divisés en
strophes égales et terminées par une strophe plus courte). D’une certaine manière, ce recueil
se rattache à la tradition courtoise italienne (issue de Cavalcanti). On y trouve la stratégie de
l’amour et l’idéalisation de la femme qui caractérise le lyrisme courtois. Mais Dante
prolonge l’évolution amorcée dès le XIIe siècle, qui avait déplacé le centre de gravité du
roman courtois de l’amour humain vers la spiritualité religieuse.
La Vita nuova retrace un parcours spirituel en 3 étapes.
1. L’amour de Dante pour Béatrice est d’abord une passion naturelle, conforme aux
conventions courtoises.
2. Rejeté par la jeune fille, le poète poursuit un service amoureux sans espoir, dans
un complet désintéressement.
3. Après la mort de Béatrice, Dante décide de renoncer totalement à l’amour humain
pour se consacrer à la célébration de celle qui lui apparaît désormais comme l’émanation, le
symbole et l’intermédiaire de l’amour (sur)humain : à travers la femme, c’est Dieu qu’il
aime.
Pour la première fois dans la poésie européenne, l’amour humain devient
l’instrument du salut de l’âme, au terme d’un processus que Sigmund Freud, au début du
XXe siècle, nommera la « sublimation48 ». L’amour ne s’oppose donc plus au religieux
comme dans la lyrique courtoise.
Cette évolution s’explique peut-être en partie par la position sociale de Dante, qui est
un bourgeois et non un aristocrate : la référence à la vassalité, très vive dans la lyrique
courtoise, a disparu. Et la noblesse de la naissance laisse place à la noblesse du cœur. Cela a
aussi des implications psychologiques : Dante valorise la sincérité de ses sentiments par
opposition au caractère artificiel de la lyrique courtoise qui ne voit dans l’amour qu’un
prétexte.

Extrait de La Vita nuova


Cette très gentille dame, dont il est question dans les précédents chapitres, vint en si grande
grâce près des gens que, quand elle passait sur la route, les personnes couraient pour la voir, ce qui me

48
Il ne faut pas confondre la sublimation avec l’idéalisation. La sublimation est un « [p]rocessus psychique
inconscient qui rend compte pour Freud de l’aptitude de la pulsion sexuelle à remplacer un objet sexuel par un
objet non sexuel (connoté de certaines valeurs et idéaux sociaux) et à échanger son but sexuel initial contre un
autre but, non sexuel, sans perdre notablement en intensité » (Roland CHEMAMA, dir., Dictionnaire de la
psychanalyse, Paris, Larousse, coll. Sciences de l’homme, 1993, p. 270) alors que l’idéalisation est un
« processus de surestimation de l’objet sexuel » (ibid., p. 271).

70
causait une joie merveilleuse. Quand elle était près de quelqu’un, un sentiment de telle honnêteté lui
emplissait le cœur, qu’il n’avait pas la hardiesse de lever les yeux pour répondre à son salut. Beaucoup
disaient après son passage : « Celle-ci n’est point femme, mais un des plus beaux anges du ciel. »
D’autres disaient : « Quelle merveille ! Béni soit le seigneur qui sait composer si admirable chose. »
Je dis qu’elle se montrait si noble et pleine de charmes que ceux qui l’admiraient ressentaient
en eux une douceur honnête et suave, au point de ne savoir la traduire. Il n’était personne qui pût la
regarder sans soupirer aussitôt. Ces choses et d’autres plus étonnantes naissaient de sa vertu : d’où,
pensant à cela, voulant retrouver le style de sa louange, je résolus de traduire en paroles ces insignes
circonstances, afin que, non seulement ceux qui pourraient la voir avec leurs sens, mais aussi les autres,
connussent d’elle ce que les mots peuvent faire comprendre. Je dis le sonnet qui commence : Si noble :
Si gentille et si honnête paraît
ma dame, quand elle salue autrui,
que toute langue en tremblant devient muette
et les yeux n’ont pas la hardiesse de regarder.

Elle passe, s’entendant louer,


ineffablement d’humilité vêtue
et il semble qu’elle soit du ciel venue
sur terre pour miracle montrer.

Elle se montre si plaisante à qui l’admire,


donnant par les yeux une douceur au cœur,
que ne la peut comprendre qui ne l’a éprouvée.

Il semble que de sa lèvre se meut


un esprit suave, plein d’amour,
qui va disant à l’âme : “soupire”.
Dante décide de remettre à plus tard l’écriture du chef-d’œuvre qui doit prolonger La
Vita nuova (et qui deviendra La Divine Comédie). Pour s’y préparer, il se consacre à l’étude.
Les ouvrages qu’il écrit ensuite doivent donc être considérés comme des sous-produits de la
préparation de la Divine Comédie. Dante s’y montre préoccupé par deux grands problèmes :
problème linguistique et littéraire dans De Vulgari Eloquentia et Il Convivio ; problème
politique dans De Monarchia (1312-1313).

2.3.3.1.1. Il Convivio
Écrit entre 1304 et 1306, Il Convivio (Le Banquet) poursuit la narration
autobiographique de la Vita nuova. Le projet de Dante était de donner un vaste traité
encyclopédique en 15 livres. Quatre seulement furent rédigés, dont le premier constitue un
vibrant plaidoyer en faveur de l’utilisation littéraire de la langue vulgaire – cela dans un texte
en italien, innovation hardie pour un Traité (d’ordinaire ce type de textes s’écrit en latin).
Plaidoyer poursuivi dans un autre traité, écrit cette fois en latin, le De Vulgari Eloquentia.
1er livre de Il Convivio : Dante passe en revue les différents dialectes de la péninsule
italienne et tente d’extraire de chacun d’eux les éléments de nature à enrichir ce qu’il appelle
le « volgare illustre », « la langue vulgaire illustre », composée précisément d’une espèce de
mélange virtuel de ces différents dialectes. Il cite en exemple le langage de Guinizelli, celui
de Cavalcanti et le sien propre. Cette partie de l’ouvrage témoigne de l’intensité du sentiment
national chez Dante malgré le morcellement politique des pays : quand il parle de l’Italie,
c’est la péninsule tout entière qu’il désigne.
2e livre : Dante traite de la prosodie et des genres lyriques, condamne les
complications inutiles de style (y compris celles de La Vita nuova) et annonce par-là l’esprit
de rigueur de la Renaissance.

71
2.3.3.1.2. De Monarchia
La jeunesse de Dante à Florence fut dominée par une sorte de guerre civile : la
querelle des Guelfes et des Gibelins. Ces conflits sont très complexes : ce sont à la fois des
conflits sociaux, politiques, idéologiques et religieux et des guerres de clans, des luttes
d’influences compliquées. Ils ne peuvent être ici qu’outrageusement simplifiés.
Disons que les Gibelins veulent concentrer le pouvoir politique et spirituel entre les
mains de l’Empereur du saint-Empire germanique, tandis que les Guelfes soutiennent le pape
contre l’Empereur, le particularisme féodal, la suprématie du spirituel sur le temporel.
Cela se complique encore à la fin du XIIIe siècle, quand cette querelle reprend,
notamment à Florence, sous une forme nouvelle. Le pape Boniface VIII (1254-1303) rétablit
son pouvoir à Rome et essaie d’étendre son autorité aux autres régions d’Italie. Devant cette
ambition, le parti guelfe se scinde en :
o Guelfes noirs, groupant l’aristocratie et soutenus par le pape.
o Guelfes blancs, plus proches du peuple.
Dante se rallie aux « blancs » et dénonce les ambitions temporelles de la papauté
(prenant donc une position proche des Gibelins, tout en étant considéré comme un Guelfe
blanc).
En 1302, les Noirs l’emportent et Dante part en exil (il ne pourra jamais rentrer à
Florence, en dépit de ses tentatives). C’est à ce moment qu’il compose Le Banquet, le De
Vulgari Eloquentia et le De Monarchia. Dante défend dans celui-ci la séparation nette du
temporel et du spirituel, de l’État et de l’Église. Il veut ramener l’Église à sa seule mission
spirituelle.

2.3.3.2. La Divine Comédie de Dante


La Divine Comédie est l’œuvre la plus importante de Dante, couronnement de la
civilisation médiévale, l’un des plus hauts monuments de la littérature occidentale.
Commencée vers 1307, achevée vers 1321, elle porte d’abord le titre de Comédie
parce qu’écrite en langue vulgaire et que son thème n’était pas tragique, l’œuvre
commençant dans la tristesse (aux Enfers) pour s’achever dans la joie (au Paradis). L’œuvre
reçut l’épithète de « Divine » au XVIe siècle à cause de son excellence artistique et de
l’élévation de son sujet.
Résumé de La Divine Comédie
La Divine comédie raconte le voyage visionnaire accompli par Dante en 7 jours à
partir du vendredi-saint de l’an 1300. Le narrateur (on saura plus tard qu’il s’agit de Dante
lui-même) s’est égaré dans une sombre forêt (symbole du péché). Il en sort et se trouve au
pied d’une colline au sommet de laquelle l’aube point (symbole du salut). Mais trois bêtes
fauves lui barrent soudain le passage (ce qui signifie que l’homme ne peut s’en sortir seul).
Apparaît alors un mystérieux personnage. Dante lui demande de l’aide. Le personnage dit
qu’il n’est plus un homme, mais l’âme d’un mort : c’est Virgile, qui lui indique la voie à
suivre pour s’en sortir. Ensemble, ils se dirigent vers l’Enfer au-dessus de l’entrée duquel il
est écrit : « Laissez toute espérance, vous qui entrez. » Virgile fait visiter à Dante l’Enfer et
lui explique sa structure : il y a d’abord un vestibule où les lâches fuient sur une lande
déserte, harcelés par les insectes. Puis il y a l’Achéron (trait reprit aux Grecs), fleuve qui
borde les Enfers. Ceux-ci sont composés de 9 cercles concentriques en gradins qui
descendent vers le bas. Plus les cercles sont bas, plus grave est le péché.
Le 1er cercle : les limbes : enfants morts sans baptême et les justes qui ont vécu avant
la venue du Christ, par exemple Homère, Platon, Aristote, Socrate, César, Ovide, Cicéron.
Le 2e cercle : la luxure : Cléopâtre, Hélène de Troie.

72
Le 3e cercle : les gourmands.
Le 4e cercle : les avares et les prodigues.
Le 5e cercle : les coléreux et les indifférents.
Le 6e cercle : hérétiques et les épicuriens.
Le 7e cercle : violents (contre soi, le prochain, Dieu) mais aussi les usuriers et les
sodomites.
Le 8e cercle : fraudeurs, les hypocrites, les fourbes, dont Ulysse.
Le 9e cercle : près de Satan, les traîtres (à leurs parents, à leur patrie, à leur hôte, à
leur bienfaiteur).
Enfin, reste le 10e cercle, la bouche de Satan, où se trouvent Judas, Brutus et Cassius,
les deux assassins de César.

73
Achéron, Styx et
Phlégéthon : trois
fleuves des Enfers
dans la mythologie
grecque.

Dité : nom
donné par
Dante à une
cité des Enfers

Bolge = Gouffre
Malébolge : nom
inventé par
Dante, gouffre
du mal.

Caina : sphère
des traîtres à
leurs parents,
Antonera, des
traîtres à la
patrie,
Tolomea, des
traîtres à leur
hôte,
Giudecca, des
traîtres à leur
bienfaiteur.

74
En chemin, Virgile ne se contente pas de montrer les Enfers à Dante, il commente,
donne de véritables cours d’astronomie ou de philosophie (Dante fait de La Divine Comédie
une sorte d’encyclopédie du savoir de son temps). Dans les Enfers se trouvent des
personnages de fiction célèbres (Hélène de Troie, Ulysse, Diomède, Achille, Tristan,
Lancelot), des personnages historiques (Cléopâtre, Mahomet) et des hommes du temps de
Dante, ses ennemis politiques, des Gibelins et des Guelfes noirs.
Les scènes décrites sont angoissantes, l’Enfer étant peuplé de monstres, démons,
furies et parfois elles sont presque grotesques : les pêcheurs sont humiliés par là où ils ont
pêché (les envieux ont les paupières cousues, ceux qui ont créé la zizanie, qui ont provoqué
la division, marchent en tenant leur tête devant eux à bout de bras). Dante mélange le
merveilleux horrible au grotesque et à la science.
Dante ne se décrit pas comme un héros. Il se cache souvent derrière Virgile. Tous
deux quittent alors l’Enfer.
La 2e partie est consacrée au Purgatoire : c’est une île au milieu de la mer. Là aussi
il y a des étages, mais dans l’autre sens.
Rivage (limbe) : pénitents morts sans sacrements.
1re plateforme : pêcheur au repentir tardif.
2e : princes négligents.
Porte du purgatoire : 1re terrasse orgueilleux, 2e envieux, 3e coléreux, 4e paresseux,
5 avares et prodigues, 6e gourmands, 7e luxurieux.
e

8e étage : paradis terrestre d’où l’on peut s’envoler vers le paradis.


La structure est la même qu’aux Enfers : 10 étages plus une antichambre. Les morts
y purgent aussi des peines, mais avec espoir de s’en sortir alors qu’ils sont damnés à jamais
en Enfer.
Dans le paradis terrestre, Dante retrouve sa Béatrice et Virgile s’éclipse. Dante se
confesse et, en compagnie de Béatrice, quitte la terre pour le paradis.
Le paradis aussi est étagé selon les mérites, même si, paradoxalement, tous sont tout
le temps face à Dieu. Les élus sont tous très lumineux.
Antichambre : ascension vers le ciel, 3 étages puis l’Empyrée.
1 : ceux qui n’ont pas pu accomplir leurs vœux.
2 : épris de gloire.
3 : soumis à l’amour.
4 : sages et docteurs.
5 : combattants de la foi.
6 : épris de justice.
7 : contemplatifs.
8 : les saints.
9 : les anges.
Le cœur du paradis est l’empyrée, une rose céleste, infinie et immobile.

75
76
Commentaires sur La Divine comédie
• Des trois parties du texte, c’est la première qui est la plus célèbre : l’adjectif français
« dantesque » signifie d’ailleurs « terrible et grandiose », ce qui renvoie à la description par
Dante de l’Enfer et non à sa peinture du Paradis. Sans doute cette prédominance s’explique-
t-elle part le fait que « L’Enfer » est beaucoup plus narratif que les deux autres parties, qui
sont surtout poétiques (on y lit davantage de métaphores et de néologismes). Pour reprendre
la distinction de Gérard Genette évoquée dans l’« Introduction » de ce cours, « L’Enfer »
privilégie la fiction, tandis que « Le Purgatoire » et « Le Paradis » privilégient la diction. Or,
la fiction est certainement plus populaire que la diction.
• On a vu plus haut que le thème des voyages dans l’au-delà n’était pas neuf : on en a
rencontré chez les auteurs profanes comme Homère et Virgile et, au niveau chrétien, le thème
apparaît dès l’époque héroïque. La Divine Comédie est donc le point d’aboutissement d’une
tradition très enracinée dans l’imaginaire religieux et littéraire. Mais, alors que les
prédécesseurs chrétiens de Dante avaient pour but unique d’inciter les fidèles à la piété en
leur brossant une peinture terrifiante des tourments posthumes, Dante poursuit plusieurs
objectifs à la fois : il établit une cartographie originale et précise de l’au-delà, il fait un état
des lieux des connaissances de son temps et il mène une réflexion critique sur la société de
son époque, particulièrement à Florence. En outre, il mêle différents types de discours :
narratif, poétique, philosophique, théologique et autobiographique. Il a enfin l’audace de se
mettre en scène lui-même, ce qu’il est le premier à faire : jusque-là, ce sont des personnages
de fiction, comme Ulysse ou Énée, que les écrivains envoient aux enfers.
• La peinture proposée par Dante est donc très riche et très sagace. À l’ampleur de cette
composition répond l’universalité du cadre spatio-temporel. Au cours de son odyssée, Dante
traverse l’ensemble du cosmos depuis le centre de la terre, où se trouve l’Enfer jusqu’à
l’Empyrée, siège de la sainte Trinité, en passant par les hautes sphères des planètes et des
étoiles fixes. En outre, les âmes qu’il interroge donnent l’occasion de traverser toute
l’histoire de l’humanité, depuis la création d’Adam jusqu’aux querelles agitant Florence au
début du XIVe siècle, et toute l’histoire de la littérature occidentale. Enfin, transcendant le
temps, c’est l’éternité elle-même qui est englobée dans la vision dantesque.
• Le poème, en vertu de sa richesse, a donné lieu à de multiples interprétations.
Retenons-en trois, situés à des niveaux très différents :
a) L’odyssée spirituelle du poète lui-même.
Sur le plan personnel, la forêt obscure représente le péché où Dante s’est égaré après la
mort de Béatrice. Virgile qui l’en extirpe représente la poésie mise au service d’une
grande cause. Béatrice le conduit au salut en sublimant l’amour humain et passionné dans
un amour apaisé identifié à l’amour de Dieu (comme dans La Vita nuova).
b) Le destin moral de l’âme humaine.
Le personnage de Dante est lui-même un symbole de l’âme humaine. D’abord égaré dans
la corruption de sa propre nature déchue. Virgile est l’incarnation de la raison naturelle,
incitant à la vertu par la crainte de l’Enfer et du Purgatoire. À cette stimulation négative
se substitue, au travers de Béatrice représentant la grâce divine, une foi positive mue par
l’amour désintéressé du bien conduisant à la présence de Dieu dans la vision mystique.
c) L’organisation politique et religieux de la chrétienté terrestre.
Enfin, sur le plan social, la forêt obscure représente peut-être le chaos anarchique de
l’Italie suite à la décadence de l’Église. Virgile, de ce point de vue, représenterait le
pouvoir impérial ; Béatrice, l’autorité pontificale, n’agissant que dans la sphère
spirituelle.

77
• La forme du poème est d’une complexité minutieusement organisée, fondée sur un
principe ternaire (qui renvoie au contenu).
o il y a trois parties : Enfer, Purgatoire et Paradis
o chaque partie contient 33 chants
o les chants sont composés de strophes de 3 vers
o la versification épouse le modèle de la terza rima (aba, bcb, cdc)
Exemple de terza rima (ce sont les premiers vers de L’Enfer en italien) :
Nel mezzo del cammin di nostra vita a
mi ritrovai per una selva oscura, b
ché la diritta via era smarrita. a

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura b


esta selva selvaggia e aspra e forte c
che nel pensier rinova la paura ! b

Tant’è amara che poco è più morte ; c


ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai, d
dirò de l’altre cose ch’i’ v’ho scorte. c
Dante fait preuve de virtuosité, mais il s’agit aussi d’une mystique des nombres
d’origine pythagoricienne, que Dante emploie à célébrer la sainte Trinité.
La Divine Comédie est un trésor de subtilité psychologique et philosophique : si
Dante célèbre les normes chrétiennes, il se montre sensible aux valeurs profanes. Par
exemple, si Ulysse est durement condamné au feu éternel comme conseiller perfide, Dante
manifeste de l’admiration pour l’infatigable curiosité du héros d’Homère.
Il s’agit donc à la fois d’une somme esthétique, d’une encyclopédie poétique et d’une
cosmographie.
Extrait de L’Enfer de Dante :
Comme on voit au loin quand un brouillard épais
s’élève, ou qu’il fait nuit dans notre hémisphère,
apparaître un moulin que le vent fait tourner :
tel était l’édifice que j’aperçus alors ;
pour m’abriter du vent je me serrai
derrière mon guide ; il n’était pas d’autre refuge.
Je me trouvais déjà, et je tremble à l’écrire,
là où les ombres étaient toutes couvertes,
et transparaissaient, comme fétus dans le verre.
Les unes sont couchées ; les autres debout ;
celle-ci sur la tête, celle-là sur ses jambes ;
une autre mise en arc, la face vers les pieds.
Quand nous nous fûmes assez approchés
pour qu’il plût à mon maître de me montrer
la créature qui eut si beau semblant,
il s’écarta de devant moi, et me fit m’arrêter :
« voici Dité49 » dit-il, « et voici le lieu
où il convient de s’armer de courage. »
Comme je devins alors glacé et sans force,
ne le demande pas, lecteur, car je ne l’écris pas,
car toute parole serait trop faible.
Je ne mourus pas, et je ne restai pas vivant :
juge par toi-même, si tu as fleur d’intelligence,
ce que je devins, sans mort et sans vie.
Là l’empereur du règne de douleur
sortait à mi-poitrine de la glace ;

49
Ville des Enfers.

78
et ma taille est plus proche de celle d’un géant
que les géants de celle de ses bras.
Tu vois donc par là quel était le tout
qui correspondrait à telle partie.
S’il fut aussi beau qu’il est laid à présent,
et osa se dresser contre son créateur,
il faut bien que tout mal vienne de lui.
Oh quel étonnement ce fut pour moi
quand je vis que sa tête avait trois faces !
l’une devant, qui était vermeille,
Et les deux autres, qui s’ajoutaient à la première,
se rejoignant à l’endroit de la crête
sur le milieu de chaque épaule ;
la droite me semblait entre blanc et jaune ;
la gauche était pareille, à la voir, à ceux
qui viennent du pays d’où le Nil descend.
Sous chacune des trois partaient deux grandes ailes
à la mesure d’un si grand oiseau ;
je n’ai jamais vu en mer voiles pareilles.
Elles n’avaient pas de plumes, et ressemblaient
à celles des chauves-souris ; elles voletaient,
si bien que trois vents naissaient de cet être,
qui faisaient geler tout le Cocyte50 :
il pleurait de six yeux, et sur trois mentons
gouttaient les pleurs et la bave sanglante.
Dans chaque bouche il broyait de ses dents
un pécheur, comme un moulin à chanvre,
si bien qu’en même temps il en suppliciait trois.
Pour celui de devant les morsures n’étaient rien
auprès des coups de griffe qui arrachaient parfois
toute la peau de son échine.
« Cette âme là-haut qui a le pire supplice »,
me dit mon maître, « est Judas Iscariote ;
sa tête est dans la gueule ; dehors ses jambes ruent.
Des deux autres qui ont la tête en bas,
celui qui pend du museau noir, c’est Brutus ;
vois comme il se tord, et ne dit mot !
et l’autre est Cassius, qui paraît si membru.
Mais la nuit revient ; et à présent
il faut partir ; car nous avons tout vu.

2.3.4. Les Rhétoriqueurs


Le formalisme époustouflant de la Divine Comédie est à lier avec une autre tendance
de la période bourgeoise.
Utilitariste, la culture bourgeoise n’est pas toujours favorable au développement du
lyrisme et, en particulier, du lyrisme amoureux – même si elle connaîtra aussi un grand poète
dans ce domaine, comme on va le voir. La bourgeoisie semble voir dans la poésie une sorte
de jeu de société, ce qui préfigure la modernité de la fin du XIXe siècle. La poésie lyrique des
XIIIe et XIVe siècles est dès lors constituée en majeure partie d’exercices prosodiques de haute
virtuosité sur des sujets conventionnels. Ainsi, en Allemagne, dès le milieu du XIIIe siècle se
constituent des sociétés de poètes qui verront dans la poésie l’art de rimer dans le respect de
règles strictes qui seront d’ailleurs codifiées au XVe siècle. Ce formalisme et cette
organisation sociétaire préfigurent l’avènement des chambres de Rhétorique en France et en
Bourgogne au XIVe siècle et des Rederijkerskamers en terre néerlandaise au XVe siècle.

50
Fleuve des enfers, affluent de l’Achéron : élément repris à la mythologie gréco-latine.

79
2.3.5. Le lyrisme à l’époque bourgeoise : Pétrarque (1304-1374)
Pétrarque (de son vrai nom Francesco Petrarca, « Pétrarque » étant une francisation)
est d’origine florentine comme Dante. Là où Dante sublime l’amour humain, Pétrarque a
pour mérite d’avoir exprimé pleinement la subjectivité de la passion amoureuse.
Son inspiration lyrique s’est cristallisée autour de Laure (pendant de la Béatrice de
Dante), une femme mariée dont il tombe éperdument amoureux quand il la rencontre dans
une église, en Avignon, en 1327. Il a écrit de nombreux poèmes en son honneur réunis dans
le Canzoniere : 317 sonnets et 29 canzoni (petits poèmes italiens divisés en strophes égales
et terminées par une strophe plus courte, que l’on a rencontrés dans La Vita nuova de Dante).
Pétrarque inaugure un genre : la suite de sonnets. Il se distingue des troubadours et des
trouvères par le fait que sa poésie n’est plus chantée. Elle est par conséquent plus
sophistiquée.
L’amour, pour Pétrarque, est une passion naturelle et sensuelle. La beauté physique
de Laure est décrite au lecteur. Certes, cette passion est contrariée par la vertu de la Dame,
qui est mariée, mais, loin d’accepter le renoncement qui lui est imposé, l’amant se plaint et
s’insurge. Il en va ainsi dans la première partie, car, dans la seconde, le poète se souvient de
sa bien-aimée, décédée entretemps, en 1348.
Le but de l’œuvre est l’analyse fine des états d’âme de l’amant. Le style est fait d’une
imagerie paradoxale, de métaphores, d’oxymores. Ce style a eu tant d’influence qu’il a
donné lieu à un nom commun : le « pétrarquisme », mot désignant un courant réunissant tous
les poètes qui écrivent ou cherchent à écrire, avec le raffinement formel et la finesse
psychologique de Pétrarque, des poèmes à la fois subtils et passionnés. Les poètes lyonnais
du XVIe siècle Maurice Scève et Louise Labé, dont il va être question, font, entre autres,
partie de ce courant. Il s’agit deuxième grand style lyrique de l’Occident après le lyrisme
courtois.
Voici le cinquième sonnet du Canzoniere :

Voici une traduction, due à Francisque Reynard, facile à comprendre, mais perdant
une part des jeux sur les mots du texte italien :
Sonnet V
Il joue ingénieusement sur le nom de Laure, pour célébrer ses louanges.
Lorsque j’applique mes soupirs à vous appeler et à prononcer le nom qu’Amour écrivit dans
mon cœur, c’est la syllabe lau que l’on entend tout d’abord retentir parmi les doux accents de ma voix.
La syllabe re que je rencontre ensuite dans votre nom royal, redouble mon ardeur à poursuivre
ma haute entreprise ; mais la dernière syllabe ta, me crie : tais-toi, car l’honorer est un fardeau pour
lequel il faut d’autres épaules que les tiennes.
Ainsi, le son même de votre nom, alors même que je vous entends nommer par d’autres,
m’apprend à vous louer et à vous vénérer, ô vous digne d’une suprême adoration et d’une suprême
louange.

80
Mais peut-être Apollon s’indigne-t-il qu’une langue mortelle ait la présomption de venir parler
de ses rameaux toujours verts.
Et voici une autre traduction, due à Pierre Blanc, plus proche de l’original italien,
mais quelque peu hermétique :

La finesse du jeu de langage s’allie ici à la finesse du sentiment. Vous voyez que le
traducteur a perdu en chemin le dernier « TA » : « Laureta » étant le diminutif italien de
« Laure ».
Autre poème extrait du Canzionere de Pétrarque :
Nulle paix je ne trouve, et je n’ai pas de guerre à faire :
Je crains et j’espère ; je brûle et je suis de glace.
Et je vole au plus haut des cieux, et je gis à terre ;
Et je n’étreins nulle chose, et j’embrasse le monde entier.

Qui me garde en prison la porte ne m’ouvre ni ne ferme,


Ni ne me tient pour sien, ni ne défait les liens ;
Amour ne me tue pas et ne m’ôte pas mes fers,
Ne me veut pas vivant, et ne vient pas à mon secours.

Je vois et n’ai point d’yeux, et sans langue je crie ;


Et je désire périr, et demande de l’aide ;
Et pour moi je n’ai que haine et pour autrui qu’amour

Je me repais de ma douleur, et en pleurant je ris ;


Également m’insupportent vie et mort :
En cet état je suis, Madame, pour vous.

2.3.6. Le réalisme comique II : Boccace et Chaucer


Le comique est pratiquement absent de la littérature des âges héroïques et féodaux.
Mais, comme nous l’avons vu, à la fin XIIe siècle, apparaissent des fabliaux, courts
récits réalistes et burlesques, parfois satiriques, souvent vulgaires. Toutefois, mis à part le
Roman de Renart, ce n’est qu’au XIVe siècle que l’esprit comique donne lieu à des œuvres de
valeur et de grande envergure.
Deux grands noms sont à retenir à cet égard : celui de l’Italien Boccace et celui de
l’Anglais Chaucer.

2.3.6.1. Giovanni Boccace (1313-1375)


Dans sa jeunesse, Boccace pratique le lyrisme amoureux, mais centré, cette fois,
pleinement sur l’amour charnel.

81
L’œuvre qui fit sa gloire est le Décaméron (1348-1353), entrepris lors de l’épidémie
de peste qui ravagea Florence. Il s’agit d’un récit à cadres : un groupe de jeunes se réfugie à
la campagne pour fuir le fléau. Pendant dix jours, ils se racontent des histoires pour passer
le temps51.
Cent récits donnent une peinture presque complète de la société. Toutes les classes
sociales y sont représentées : peuple, commerçants, nobles, prêtres – mais ceux-ci ne font
preuve d’aucun soucis de spiritualité : l’imaginaire est purement profane !
Boccace a recours à une grande diversité de tons, de la farce à la tragédie, de la
sentimentalité à la gauloiserie.
Le thème unique du Décaméron est l’amour, mais l’amour sous toutes ses formes :
instinct sexuel, passion romantique, fidélité ou infidélité conjugale. L’amour pour Boccace
est une force naturelle, intrinsèquement bonne – aucune justification théologique n’est
nécessaire pour le louer. Plusieurs des récits se moquent de ce qui s’oppose à
l’épanouissement de la personnalité dans l’amour : les préjugés de caste, le puritanisme, les
mariages mal assortis et même les vœux ecclésiastiques. Boccace poursuit ainsi l’évolution
du courant entamé par Pétrarque et il annonce l’anthropocentrisme de la Renaissance.
Extrait du Décaméron (traduit par Jean Bourciez)
La Parabole des trois anneaux
Recevant pour sa nouvelle des compliments unanimes, Néfile se tut. Quand il plut à la reine,
Filomène commença de parler :
– Le récit de Néfile me remet en mémoire l’embarras où s’est jadis trouvé un Juif. Comme on
a déjà fort bien traité de Dieu et des vérités de notre foi, vous ne refuserez pas de descendre maintenant
aux aventures et aux affaires humaines. Quand vous aurez entendu l’histoire que je vais commencer,
vous serez, je crois, mieux armées pour répondre avec plus de prudence aux questions qu’on vous
posera. Vous devez le savoir, mes toutes belles : de même que l’ineptie fait souvent choir les hommes
d’une situation avantageuse, et les condamne aux rigueurs de la misère, l’esprit d’à-propos, au contraire,
tire le sage des plus grands dangers, et lui donne accès à la pleine sécurité du repos. Que la sottise
précipite les hommes du bonheur au malheur, c’est une vérité dont nous avons sous les yeux bien des
exemples. Pour l’instant, mon dessein n’est pas d’en faire état : mille preuves s’en offrent à nous tous
les jours. Mais que l’esprit d’à-propos soit un instrument de salut, mon historiette, comme je vous l’ai
promis, vous en apportera le bref témoignage.
Une exceptionnelle valeur permit à Saladin non seulement d’obtenir, malgré son humble
origine, le sultanat de Babylone, mais encore de remporter maintes victoires sur les rois sarrasins et
chrétiens. Pour mener plusieurs guerres et soutenir l’éclat de son faste, ce prince avait épuisé tout son
trésor. Un incident fortuit le mit en peine d’une importante somme d’argent. Mais où la trouver aussi
rapidement qu’il le fallait ? Le souvenir lui vint alors d’un Juif fortuné, du nom de Melchisédech, qui
prêtait à intérêt dans la ville d’Alexandrie, et qu’il jugeait à même de lui rendre à tout moment un tel
service. Mais l’homme était d’une telle avarice, qu’il n’offrirait jamais rien de lui-même, et la contrainte
répugnait à Saladin. Cependant, poussé par le besoin, et ne pensant qu’au moyen d’utiliser le Juif, il
s’avisa de colorer sa violence d’un prétexte raisonnable. Il convoque Melchisédech, le reçoit
familièrement, le fait asseoir à ses côtés, puis commence :
– Mon cher, plusieurs personnes m’ont dit que tu es fort savant et très expert en théologie.
J’aurais donc grand plaisir à connaître de toi laquelle des trois Lois tu tiens pour véridique : la juive, la
sarrasine ou la chrétienne.
Le Juif dont la sagesse ne faisait pas de doute, comprit fort bien que Saladin manœuvrait pour
le prendre au mot et le jeter dans une discussion litigieuse. Il jugea qu’il ne pouvait donner le prix à
aucune des trois Lois, sans permettre au Sultan d’arriver à ses fins. La nécessité d’une échappatoire
aiguisa son esprit, et lui fournit promptement la réponse voulue :
« – Monseigneur, c’est une grave question que vous me posez-là, et, pour exprimer à ce sujet
mon sentiment, il me faut vous narrer une historiette. Écoutez-là : si mes souvenirs sont justes, on m’a
souvent raconté qu’un homme riche et puissant était possesseur d’un trésor, où figurait, entre autres
joyaux précieux, une bague superbe et de grande valeur. Pour rehausser cette valeur et cet éclat, et

51
Le mot « Décaméron » du titre signifie d’ailleurs « dix jours ». Il vient du grec ancien δέκα [déka] (« dix »),
et ἡμέρα [hêméra] (« jour »)

82
transmettre à jamais la bague à ses descendants, il disposa que celui de ses fils, aux mains duquel on
trouverait l’anneau laissé par lui, fût tenu pour son héritier, et, par droit d’aînesse, honoré et respecté de
tous les autres. À l’exemple de son père, celui qui obtint l’anneau prit les mêmes mesures envers ses
descendants. Bref, l’anneau passa de main en main, au cours d’une longue suite d’héritiers. Il finit par
échoir au doigt d’un homme qui eut trois fils, beaux, vertueux, et pleins de déférence pour leur père. Le
père les aimait donc tous les trois d’une égale tendresse.
Ces jeunes gens connaissaient la loi de l’anneau. Mû par l’ambition d’occuper le premier rang
dans la famille, chacun d’eux suppliait le père de lui laisser l’anneau, quand il se verrait sur le point de
mourir. Mais le brave homme avait même affection pour ses enfants. Comment désigner un hériter de
sa préférence ? Il pensa faire le bonheur de tous trois, en promettant l’objet à chacun. Il chargea
secrètement un habile artisan de fabriquer deux autres bagues, et les nouveaux anneaux furent si pareils
au premier que l’auteur même de la commande avait peine à reconnaître le vrai. C’est dans ces
conditions que le vieillard, à l’approche de la mort, donna en cachette une bague à chacun de ses trois
fils.
Après la mort du père, chacun des enfants revendiqua l’héritage matériel et moral. Comme ils
se déniaient l’un l’autre toutes qualités, chacun voulut prouver le bien-fondé de ses droits, en faisant
montre de son anneau. On trouva les trois anneaux si pareils que la question resta pendante – et n’est
pas encore résolue – de savoir quel était le véritable héritier.
Ainsi répondrai-je, Monseigneur, à votre question sur les trois Lois que Dieu le père a données
aux trois peuples. Chacun des trois pense détenir la Vérité et se croit l’agent régulier des volontés d’en
haut. Mais lequel a raison ?
Comme pour les anneaux, le débat reste ouvert. »
Saladin reconnut que le Juif s’était honorablement dégagé du lacet qu’il avait tendu devant ses
pieds. Il résolut donc de lui révéler franchement ses besoins, et de voir si l’homme était disposé à lui
rendre service. Ainsi fit-il, sans dissimuler quelles étaient ses intentions, au cas où la réponse n’eut
témoigné d’un tel discernement. Le Juif consentit librement toute la somme requise. Par la suite, Saladin
le remboursa intégralement. En outre, il lui fit des présents fort importants, le traita toujours comme son
ami, et le maintint à ses côtés dans une haute et honorable condition.
Cette nouvelle est intéressante quant à sa structure de récits encadrants et encadrés,
Néfile racontant à ses amis une histoire portant une première morale (l’esprit d’à-propos peut
nous sauver de situations dangereuses) dans laquelle Melchisédech en raconte une autre,
celle des anneaux, dont la morale est à chercher du côté de la tolérance religieuse. Vous
noterez qu’il entre, certes, un peu de « clichés » dans la description de départ de l’usurier
juif malin et cupide. Mais, dans l’ensemble et pour l’époque, le texte est un appel à la
tolérance et, écrit par un Chrétien, il confère des qualités d’esprit et de la générosité à un Juif
et à un Musulman : nous sommes loin de la haine manichéenne qui animait La Chanson de
Roland.

2.3.6.2. Geoffrey Chaucer (1340-1400)


Chaucer est souvent considéré comme l’écrivain le plus spirituel du Moyen Âge.
Anglais, bourgeois et diplomate occasionnel, il voyage en Italie et en France. C’est un bon
connaisseur de l’œuvre de ses contemporains étrangers. À partir de 1387, Chaucer travaille
à une œuvre qu’il laissera inachevée : les Contes de Canterbury dont la structure est inspirée
du Décaméron de Boccace : ce sont des récits que se racontent des hommes et des femmes
qui réalisent un pèlerinage vers le sanctuaire de saint Thomas Beckett à Canterbury. Il y a
donc un récit encadrant (le voyage des pèlerins) et des récits encadrés (récits que s’échangent
les pèlerins).
Cependant, la technique narrative est plus raffinée que chez Boccace. En prenant
pour cadre un pèlerinage, Chaucer peut rassembler d’une manière vraisemblable un groupe
de narrateurs infiniment plus diversifié par leur rang social, leur lieu d’origine, leur
expérience de la vie que les dix jeunes gens de Boccace. Le texte des Contes de Canterbury
propose ainsi une peinture de toute la société contemporaine – à l’exception de la canaille et
de la haute noblesse. En outre, Chaucer a veillé à ce que le genre et le ton de chaque récit
correspondent à la mentalité de son narrateur. Les uns sont grivois, d’autres sont très moraux

83
et édifiants. De plus, alors que les personnages de Boccace ne jouent guère d’autre rôle que
celui de narrateurs, le pèlerinage de Chaucer est en soi un récit : les différents narrateurs font
en fait une sorte de concours pour voir qui racontera la meilleure histoire. Enfin, Chaucer a
disposé les différents récits de manière à créer des parallélismes et des contrastes : c’est ainsi
que le récit grivois d’un meunier fait suite à un récit courtois raconté par un chevalier. Le
contraste de ton est d’autant plus puissant qu’il est rehaussé par un sujet de récit identique :
deux jeunes gens épris de la même femme. Il s’agit, là aussi, très souvent de la question de
l’amour mais vu sous l’angle des rapports de domination entre hommes et femmes. Les
propos tenus par certains personnages pourraient être qualifiés aujourd’hui de féministes,
mais d’autres pèlerins, au contraire, estiment que les femmes doivent être réservées,
soumises, etc. Il est sans doute impossible de savoir quel était le point de vue de l’auteur,
qui donne la parole à des personnages aux opinions contrastées. À nouveau, nous voilà face
à la polysémie des chefs-d’œuvre de la littérature.
Malgré les changements de tons, il y a une tonalité générale qui est de l’ordre de
l’humour, de la parodie (parodie de la littérature de chevalerie et des traités didactiques) et
du pastiche52, de la farce, mais il s’agit d’une farce très sensible et qui s’ouvre sur de vraies
réflexions.
Il faut souligner aussi le fait que Les Contes de Canterbury sont considérés comme
la première œuvre écrite en anglais. Jusque-là, comme l’aristocratie est d’origine française,
les textes écrits sur l’île britannique sont en ancien français.

2.4. Fin du Moyen Âge


Le XVe siècle est très riche, mais nous n’en retiendrons ici que deux noms, ceux de
Christine de Pisan (parfois orthographié « Pizan ») et de François Villon.

2.4.1. Christine de Pisan (1364-vers 1430)


Christine de Pisan est une femme de combat, de transmission et de transition. Elle
est née en Italie (à Venise) mais elle a vécu en France et elle a écrit son œuvre en moyen
français53. Elle est née au XIVe siècle mais la plupart de ses textes ont été écrits et diffusés au
XVe siècle. Elle a vécu auprès des aristocrates et des rois sans être elle-même aristocrate. Elle
s’est intéressée à de nombreux domaines, dans les sciences et les arts, et elle a transmis ses
connaissances dans ses textes littéraires. En tant que poète, elle hérite de la tradition
courtoise, mais métamorphose celle-ci en adoptant un point de vue toujours neuf (malgré
l’antécédent de Marie de France) : celui de la dame. Enfin et surtout, elle est femme dans un
univers masculin patriarcal profondément misogyne.
Elle naît donc à Venise en 1364, mais, à l’âge de cinq ans, elle est emmenée en France
par ses parents, car son père, Thomas de Pisan, médecin et astrologue, est appelé par le roi
de France Charles V, qui l’attache à son service. Elle grandit au Louvre et bénéficie de
l’éducation soignée que l’on réserve aux femmes de la noblesse. Dès la fin de l’enfance, elle
manifeste sa curiosité intellectuelle, parle français et italien, lit le latin et se met très tôt à
écrire des vers. À 15 ans, elle épouse Étienne du Castel, le secrétaire du roi. De leur union
naissent trois enfants. Mais Christine de Pisan est bientôt frappée par un triple deuil :
meurent tour à tour, en une décennie, le roi auquel elle est attachée (en 1380), son père (sans
doute en 1387) et son époux (en 1390). À 25 ans, elle se retrouve seule, sans argent, et elle
doit subvenir aux besoins de ses trois enfants, de sa vieille mère et d’une nièce. Ses vers les

52
La parodie déforme un texte existant, le pastiche imite le style d’un auteur.
53
Le moyen français est la variété du français de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, qui succède à
l’ancien français et sera suivi dès le XVIIe siècle par le français moderne.

84
plus célèbres (mais pas les plus représentatifs, car Christine de Pisan ne s’est pas complu
dans la plainte) évoquent sa situation de veuve, qui refuse de se remarier. Il s’agit de la
première strophe d’une ballade (forme poétique qui sera décrite plus bas).
Seulette suis et seulette veut être,
Seulette mon doux ami m’a laissée,
Seulette suis sans compagnon ni maître,
Seulette suis, dolente et courroucée,
Seulette suis en langueur malaisée,
Seulette suis plus que nulle égarée,
Seulette suis sans ami demeurée.
Elle décide donc de rester libre et de vivre de sa plume, ce qui est révolutionnaire
pour une femme de son siècle. Vivre de sa plume signifie à l’époque, rappelons-le, mettre
son écriture au service de mécènes (les droits d’auteurs n’apparaîtront qu’à la fin du
XVIIIe siècle).
Si elle n’est pas la première femme de l’histoire de la littérature française (auparavant
il y a les autrices anonymes des « chansons de toile » et Marie de France), elle est considérée
comme la première « féministe » (avant la lettre) écrivant en français. Elle a osé ainsi
s’opposer aux propos très misogynes tenus par l’écrivain Jean de Meung (1240-1305) dans
la deuxième partie du Roman de la rose, un roman du XIIIe siècle, qui était alors très célèbre.
S’ensuivit une vive polémique (baptisée « la querelle du Roman de la rose »), que résume la
grande théoricienne féministe du XXe siècle, Simone de Beauvoir (1908-1986), dans son
célèbre essai philosophique Le Deuxième sexe (1949) :
Pour la première fois, on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe ; […]. Des
clercs aussitôt se lèvent pour défendre Jean de Meung ; mais Gerson, chancelier à l’Université de Paris,
se range aux côtés de Christine […]. Martin le Franc jette sur le champ de bataille l’indigeste Chaperon
des dames qu’on lit encore deux cents ans plus tard. Et Christine intervient de nouveau. Elle réclame
surtout qu’il soit permis aux femmes de s’instruire : « Si la coutume était de mettre les petites filles à
l’école et que communément on leur fit apprendre les sciences comme on fait aux fils, elles
apprendraient aussi parfaitement et entendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils
font. »
Si l’engagement de Christine de Pisan contribue aujourd’hui à sa gloire, il a nui à sa
postérité durant plusieurs siècles, car l’histoire de la littérature française a longtemps été
écrite par des hommes – et certains d’entre eux étaient franchement misogynes. Par exemple,
Gustave Lanson (1857-1934), que l’on considère comme le père de l’histoire de la littérature
française traditionnelle, écrit encore, au début du XXe siècle, que Christine de Pisan inaugura
« l’insupportable lignée des femmes-auteurs ». Cela se passe de commentaire.
L’œuvre de Christine de Pisan ne se limite pas du tout à ses écrits « féministes ». Elle
est vaste et variée.
En prose, elle contient des ouvrages d’histoire, des traductions de l’italien (de
Boccace), des ouvrages de morale, un traité d’éducation des jeunes filles, un traité que l’on
pourrait qualifier aujourd’hui de politique ou de socio-politique (Le Livre de Policie sur les
devoirs des princes et du peuple) et, en poésie, un grand poème à la gloire de Jeanne d’Arc
et de la lyrique courtoise.
En tant que poète courtoise, Christine de Pisan hérite d’une tradition qu’elle pousse
dans ses derniers retranchements au point de la métamorphoser. Son œuvre lyrique majeure
est sans doute Cent Ballades d’amant et de dame (1406).
Une ballade54 est un poème de forme fixe complexe composé de trois strophes de
8 vers octosyllabiques ou de 10 vers décasyllabiques, plus une strophe plus courte appelée
« envoi » et adressée à une autorité (un prince, l’amour, Dieu, etc.). Chaque strophe se

54
« Ballade » avec deux « l », contrairement à « balade » qui signifie « promenade ».

85
termine par le même vers, qui sert donc de refrain. Et toutes les strophes présentent les trois
mêmes rimes (souvent selon la structure ababbcbc pour les strophes de 8 vers).
Les ballades de Cent Ballades d’amant et de dame se suivent de manière à constituer
toutes ensemble un récit finement structuré. L’ensemble raconte les étapes successives d’une
relation amoureuse courtoise (entre un chevalier amoureux et une dame mariée) : la cour de
l’homme, la résistance de la dame, qui finit par être séduite, les premiers baisers, les
embûches qui se présentent sur leur chemin, les calomniateurs qui prétendent à tort que leur
amour n’est pas platonique, le danger qu’encourt par conséquent l’honneur de la dame, le
départ du chevalier à la guerre, puis l’usure des sentiments, les soupçons, les malentendus,
la jalousie, le temps qui passe, la déception et le chagrin mortel. Certaines ballades donnent
la parole à l’amant, d’autres à la dame, d’autres encore aux deux personnages (sous la forme
de dialogues de vers à vers), d’autres à l’Amour allégorisé et enfin la première ballade laisse
entendre la voix de Christine de Pisan elle-même. Ainsi, différents points de vue sont-ils
illustrés par le texte, ce qui renouvelle la lyrique courtoise qui, jusque-là, se basait sur la
plainte de l’amant s’adressant à une personne absente. Ici, nous avons affaire soit à une
double présence (quand les amants sont ensemble), soit à la présence alternée de l’une puis
de l’autre (quand ils sont séparés par les événements). Cela permet à Christine de Pisan de
teindre le lyrisme d’une forme de réalisme social : l’amour est incarné dans une histoire et
dans un dialogue. Notons encore que, d’un point de vue féministe, Cent Ballades illustre le
fait que les femmes sont soumises bien davantage que les hommes à l’opinion publique. La
dame doit veiller sans cesse au maintien de son honneur : ce n’est pas le regard de Dieu
qu’elle craint, mais celui de la société.
Voici la vingtième des cent ballades (dans la traduction réalisée par Bertrand Rouziès-
Léonardi en 2022) :
La dame
Si j’étais de cela bien certaine,
Que votre cœur tout entier fût mien,
Que sans la moindre intention vilaine
Vous m’aimiez, je vous assure en plein
– Moi qui vous veux déjà tant de bien –
Que mon amour vous appartiendrait,
Jamais un autre ne l’obtiendrait.

Mais de nombreux hommes se démènent


Pour montrer, alors qu’il n’en est rien,
Qu’ils aiment d’amour, non par fredaine,
Les dames, et, jouant d’un maintien
Faux, font tant qu’on leur dit : « Il est tien,
Ce cœur, tu le mérites, au vrai,
Jamais un autre ne l’obtiendrait. »

Si quelque amour vain de cette veine


M’aveuglait, ce serait, sans que rien
L’égale, pour moi la double peine,
Mais si vous vous liiez par ce lien
Que vous me décrivez, je vois bien
Que ma pensée y consentirait,
Jamais un autre ne l’obtiendrait.

Le cœur l’affirme : « Vous êtes mien »,


Même si Peur y mettait son grain,
Mon désir de vous demeurerait
Jamais un autre ne l’obtiendrait.

86
On voit avec quelle subtilité Christine de Pisan dépeint la dame qui s’apprête à bientôt
céder (chastement) aux avances de l’amant. Mais peut-être faut-il voir dans l’évocation des
hommes trompeurs une critique interne de la lyrique courtoise.

2.4.2. François Villon (1431-1463 ( ?))


François Villon est à la fois le premier « poète maudit55 » et le premier poète de la
ville. Orphelin de père, abandonné par sa mère, Villon entreprend des études puis devient
voyou. Il fait plusieurs séjours en prison. Il vole, il tue un prêtre (sans doute en état de
légitime défense) et il est condamné à mort. Il est gracié au dernier moment et chassé de
Paris le 8 janvier 1463. On n’a plus de trace de lui par la suite.
Villon s’inspire de sa vie pour inventer une poésie fondée sur l’expérience de la
déchéance et sur la description de tout un « sous-prolétariat urbain56 » que le dénouement a
poussé à la déchéance et au crime. Villon en donne une description pleine de tendresse,
réaliste, indulgente et amusée. Il mêle l’humour, la cruauté, les sentiments et la piété.
Cependant, s’il fait partie des parias, Villon ne procède pas à une condamnation de l’ordre
social : d’une part, il s’estime responsable de sa propre déchéance et, d’autre part, il
considère que l’inégalité sociale fait inévitablement partie de la condition humaine.
Cependant, la mort rend tout le monde égal. D’où l’importance du thème de la Danse
Macabre dans lequel la mort est représentée sous sa forme la plus repoussante de manière à
mieux souligner la fragilité des choses humaines. Mais la mort est aussi, après la corruption
des corps, accès au jugement de Dieu et à l’éternité.
Villon est animé d’une foi évangélique et d’un espoir irrationnel : il espère que Dieu,
dans sa miséricorde, accordera aux hommes un pardon qu’ils sont incapables de mériter par
leurs propres efforts.
Par ailleurs, sa vie tumultueuse fait de lui un personnage, qui sera mis en scène par
Rabelais, au XVIe siècle, puis par Victor Hugo, au XIXe siècle, dans Notre Dame de Paris.
Son œuvre est composée de deux longs textes similaires : La Lais et Le Testament,
où il fait à ses amis des dons satiriques, des cadeaux qui n’en sont pas : sa réputation, une
épée en gage, ses mèches de cheveux, ses caleçons… Dans Le Testament, en plus de ces
dons, il lègue des poèmes qui sont insérés dans le texte, comme « La Ballade des dames du
temps jadis » chanté naguère par Georges Brassens.
On possède en plus quelques poèmes isolés comme la très célèbre « Ballade des
pendus », appelée aussi « Épitaphe Villon », qu’il a écrit en prison alors qu’il se croyait
condamné à mort.

55
Termes employés ici entre guillemets car tout à fait anachroniques.
56
Idem.

87
La Ballade des pendus
Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Si frères vous clamons, pas n’en devez


Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis ;
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a débués et lavés,


Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,


Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
À lui n’ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n’a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

88
2.5. Conclusions concernant le Moyen Âge
Résumons, très grossièrement, le Moyen Âge à partir de six points de vue.
1. La géographie littéraire
Les centres d’activité littéraires varient au cours du Moyen Âge, mais se concentrent
essentiellement sur l’Angleterre, l’Espagne, la France, l’Italie et l’Allemagne.
2. Les rapports entre la littérature et la société.
Au cours des dix siècles du Moyen Âge, on peut constater une évolution notable. Au
départ, (si l’on met à part le clergé) il n’existe que deux classes : l’opposition entre les
hommes libres et les esclaves de l’Antiquité laisse place à l’opposition entre les nobles et les
roturiers (c’est-à-dire le peuple). La littérature dont on a gardé des traces s’adresse alors
essentiellement aux premiers et parlent essentiellement d’eux. (S’il existe une littérature
populaire, elle est orale et perdue.)
Puis, avec l’émergence de la bourgeoisie, toute la société devient digne d’être objet
littéraire.
3. Les liens entre la littérature et la religion
La religion joue un rôle durant toutes les périodes du Moyen Âge : Roland se définit
notamment par sa chrétienté et Chrétien de Troyes met en scène les contradictions entre
l’idéal chrétien et d’autres idéaux (chevaleresque ou courtois). Mais le sentiment chrétien
s’approfondit et se diversifie durant la période bourgeoise, qui juxtapose :
a) une religiosité exigeante, mystique et critique à l’égard de l’Église (Dante)
b) une fusion du sacré et de la nature (Pétrarque)
c) une évanescence des sentiments religieux (Boccace, Chaucer), qui prépare
l’anthropocentrisme et l’humanisme de la Renaissance.
4. Les grands thèmes
On passe de la prédominance du thème de l’honneur à celle du thème de l’amour
selon le schéma suivant :
• Époque héroïque : honneur
• Époque féodale : honneur et amour
• Époque bourgeoise : amour
o Amour mystique : Dante
o Amour passion humaine : Pétrarque, Christine de Pisan
o Amour charnel : Boccace
5. L’individu
Au début du Moyen Âge, l’être humain se définit collectivement (et les œuvres sont
anonymes). Par la suite, il ne cesse de s’individualiser, l’individualisation allant croissante
de Dante à Villon en passant par Chaucer ou Pétrarque. L’être humain cherche de plus en
plus la vérité en lui-même plutôt que dans les leçons de l’autorité et de la révélation
religieuse. Et parmi ces voix humaines, celles des femmes se font de plus en plus entendre.
6. L’esthétique
De la période héroïque à la période bourgeoise, le mouvement d’ensemble va vers un
raffinement esthétique et littéraire. Mais celui-ci ne se traduit pas par l’unité de ton : il est
fréquent de voir se juxtaposer le scabreux et l’élégant ou le spirituel (Boccace, Villon,
Dante).

89
3. La Renaissance

Introduction
(Rappel : la Renaissance commence au XVe siècle en Italie et se répand en France et
en Europe à partir du XVIe siècle.)

Au sens strict, la Renaissance correspond à la redécouverte des « Belles-lettres »


antiques après la prétendue obscurité médiévale. Mais, en fait, l’Antiquité latine n’a jamais
été oubliée. Durant le Moyen Âge, l’Antiquité était restée proche, la plupart des écrivains et
des hommes de culture ayant l’impression de la prolonger, voire d’en faire toujours partie,
alors qu’elle n’était connue qu’à travers des commentaires et non à partir des textes eux-
mêmes. Nombre de liens restaient vivaces, comme en atteste la Renaissance carolingienne
ou Le Roman de Troie ou encore la pratique du latin pour les écrits savants et théologiques.
Il s’agit donc non pas d’une renaissance de l’Antiquité, mais plutôt d’un nouveau rapport à
celle-ci, qui s’accompagne de sept autres nouveaux rapports au réel, que nous allons
énumérer, de manière très schématique et, de nouveau, très simplificatrice.
Précisons cependant encore que, si la Renaissance rejette le Moyen Âge, elle ne
rompt pas tous les liens avec lui. Elle profite au contraire du travail accompli durant cette
longue période. Selon le philosophe français François Châtelet (1925-1985), « ce qu’on
appelle “Renaissance” n’est qu’une brutale radicalisation d’une série de progrès faits dans
les siècles précédents. D’un seul coup, tous ces progrès, qui, pour des raisons et des causes
multiples, s’étaient accumulés d’une manière assez secrète sans entrer en contact les uns
avec les autres, interagissent soudain entre eux. Cela crée l’événement majeur que l’on a
coutume d’appeler “Renaissance” […]. Avant, ce n’était pas le sommeil. Il y avait une vie
intense, d’où est issue, par brusque cristallisation, cette forme particulièrement originale et
éclairante. » 57

1) Nouveau rapport à l’Antiquité


Le rapport des hommes à l’Antiquité est neuf à plusieurs égards.
D’abord, les savants du XVIe siècle comprennent que l’Antiquité est désormais loin
du présent. Et, à l’époque même, ils ont le sentiment d’une décadence par rapport à cette
période désormais lointaine. D’où le rejet du Moyen Âge et le désir de retrouver l’éclat des
Grecs et des Romains. Au XVe et au XVIe siècles, les savants recherchent les textes originaux,
les redécouvrent et établissent des éditions critiques, souci qui n’existait pas auparavant. De
plus, ils apprennent le grec ancien, alors que les clercs du Moyen Âge ne lisaient que le latin.
Ensuite, ils envisagent ces textes antiques du point de vue humain, comme un savoir
indépendant de la religion : c’est pourquoi, au XIXe siècle, on les a appelés les
« humanistes ». Au Moyen Âge, tout savoir passait par le filtre religieux : les scolastiques
lisaient Aristote ou Virgile d’un point de vue chrétien. L’orientation change donc
profondément à la Renaissance sur ce point. Citons à ce sujet Tzvetan Todorov :
C’est vrai qu’au départ, on appelle « humanistes » ceux qui […] se spécialisent dans la
traduction et le commentaire de ces textes [gréco-latins]. Mais cette orientation implique un choix plus
radical. Ces textes, ces monuments étaient extérieurs à la tradition chrétienne. En se consacrant
exclusivement à la lecture de Platon et d’Aristote, des stoïciens et même des subversifs épicuriens, en
en faisant l’éloge, ouvertement ou implicitement, les premiers humanistes défendaient le droit de mettre
en valeur une partie du passé pour son intérêt strictement humain, nullement soumis au service de Dieu.
Ils proclamaient donc déjà, à leur manière, l’autonomie de l’humain.

57
François CHÂTELET, Une histoire de la raison, Paris, Seuil, collection « Points Sciences », 1992, p. 74.

90
Montaigne, humaniste de la seconde moitié du siècle, exprimera clairement la
scission entre le savoir théologique et le savoir humain : ses Essais, dit-il, traitent de
l’humain « d’une manière laïque, non cléricale ».
L’Humanisme est donc une foi dans le désir humain de connaissances et dans la
volonté de propager et d’approfondir le savoir, ce qui est rendu possible par le
développement de l’imprimerie inventée par Gutenberg dès 1452 et se traduit par une
nouvelle pédagogie58.
On trouve de grands humanistes dans toute l’Europe :
– En Espagne : Luis Vives (1492-1540), écrit contre la scolastique, ami
d’Érasme, enseigne à Louvain ;
– En France : Lefèvre d’Étaples (1450-1537), Guillaume Budé (1467-1540)
– Pays-Bas : Érasme (1467-1536), auteur de l’Éloge de la folie ;
– Angleterre : Thomas More (1478-1535) auteur d’Utopia ;
– Allemagne : Ulrich von Hutten (1488-1523) ;

2) Nouveau rapport à la religion


Il s’ensuit un nouveau rapport à la religion. Cependant, si l’humanisme demande le
développement d’un savoir humain distinct de la théologie et de la religion, il ne se traduit
pas du tout par un rejet de celles-ci. Il n’y a pas non plus, aux yeux des premiers humanistes,
contradiction entre l’Antiquité et la foi chrétienne : Érasme fait s’exclamer « saint
Socrate ! » l’un de ses personnages. L’incompatibilité entre humanisme et religion apparaîtra
bien plus tard.
Au contraire, l’humanisme est animé d’un désir de diffuser le savoir également à cet
égard, ce qui se traduit par un mouvement d’évangélisation : Lefèvre d’Étaples traduit la
Bible en Français en 1530. Et par la Réforme : Luther traduit la Bible dans les années 1520.
Ce nouveau rapport commence dans une forme d’euphorie et se termine tragiquement
par des guerres de religion sanglantes à travers toute l’Europe.

3) Nouveau rapport à la pensée


De l’humanisme découle également un nouveau rapport à la pensée.
Celui-ci se traduit concrètement par de nouvelles institutions d’enseignement
supérieur : Université d’Alcala (1508), Collège des trois Langues à Louvain (1518), Collège
de France (1530).
Et se marque intellectuellement par un rejet de la scolastique (philosophie du Moyen
Âge qui mêle la pensée d’Aristote à la théologie chrétienne et qui ne paraît plus convenir ni
d’un point de vue philosophique ni d’un point de vue théologique). Rabelais tourne la
scolastique en dérision dans ses romans.
L’évolution philosophique est motivée par une volonté de prendre ses distances avec
la philosophie d’Aristote, pierre d’angle de la scolastique et de la philosophie officielle de
l’Église. On se tourne alors vers Platon (toujours le phénomène du retour aux sources), qui
apporte aux hommes de lettres une triple caution :
a) Platon place le Beau parmi les Idées transcendantes au même titre que le Vrai et le
Bien : les poètes s’en trouvent encouragés à pratiquer le culte de la beauté.
b) L’exaltation du poète comme voyant inspiré – par exemple dans le Phèdre – leur
permet de défendre leur art contre les attaques des traditionnalistes et des puritains.
c) L’importance attachée par Platon à l’amour – dans Le Banquet – confirme la
prévalence du thème dans la littérature et introduit, après la courtoisie et aux côtés
du pétrarquisme, une nouvelle érotique, sous des formes très diverses.

58
Notons toutefois que les grands humanistes, tournés vers l’Antiquité, ne se sont guère intéressés à l’essor
des sciences « dures ».

91
Il s’ensuit un mouvement de sécularisation : volonté d’en revenir aux données de
l’expérience humaine en deçà des dogmes, des certitudes (la scolastique se basait
uniquement sur des textes antérieurs, qu’elle discutait à n’en plus finir, dans un esprit de
pure spéculation intellectuelle).

4) Nouveaux rapports à la technique


Gutenberg invente, pour l’Europe, l’imprimerie en 1452, ce qui permet la diffusion
du savoir59. D’autres techniques importantes voient le jour à la fin du XVe siècle. Elles
produisent leurs effets et sont vulgarisées au XVIe siècle : nouveaux navires, nouvelles
méthodes en métallurgie, invention du verre blanc, technique de ventilation des mines,
amélioration des techniques de construction des ponts, des canaux… Néanmoins, l’on est
encore loin de la mécanisation : la force de travail demeure l’homme.

5) Nouveau rapport au monde


En 1492, la découverte de l’Amérique entraîne à la fois un enrichissement matériel
et une ouverture du monde, qui se traduit parfois par une nouvelle ouverture d’esprit
(Montaigne).
En 1453, la chute de Constantinople, prise par les Ottomans, est, au contraire, ressenti
comme une sorte de rétrécissement du monde chrétien et comme une menace.
A lieu également une unification des États : au morcellement médiéval se substituent
peu à peu des États nationaux, marqués par l’homogénéité ethnique. Il s’ensuit un désir de
culture homogène fondée sur une langue nationale élevé au rang d’instrument littéraire
légitime. Ces circonstances vont influencer la production littéraire. Notons que les grands
humanistes, qui rêvent d’une « république européenne des lettres », sont cosmopolites et
pacifistes. Ils résistent à la naissance des États-nations et à l’essor des langues nationales.

6) Nouveau rapport à l’univers


C’est en 1543, peu avant sa mort, que Nicolas Copernic (1473-1543) publie son
ouvrage principal, Des révolutions des sphères célestes, dans laquelle il défend la thèse de
l’héliocentrisme, qui remet en question la vision de l’univers des Grecs telle qu’elle avait été
synthétisée par Ptolémée (vers 90-168) : on passe du géocentrisme (la Terre est au centre de
l’univers) à l’héliocentrisme (la Terre tourne autour du soleil). La théorie de Copernic
demeure cependant assez confidentielle (et ne lui attire d’ailleurs aucun ennui de la part de
l’Église) : c’est avec les travaux de Kepler (1571-1630) et, surtout, de Galilée (1564-1642)
au début du XVIIe siècle, que ces idées se répandront et provoqueront la condamnation de
l’Église. Il n’empêche : c’est une véritable révolution !

7) Nouveau rapport à l’esthétique


La redécouverte de l’Antiquité se traduit par deux tendances contradictoires :
- enrichir : nouveaux mots et imitation
- épurer, rendre plus harmonieux.

8) Nouveaux rapports européens


La natalité est en hausse depuis la fin du XVe siècle en Europe, continent qui s’apprête
à dominer le monde. En 1560, il y avait entre 60 et 80 millions d’habitants en Europe. La
France, qui compte entre 16 à 18 millions d’habitants, est le pays le plus peuplé du
continent60.

59
L’imprimerie existe en Chine depuis le IXe siècle et au Japon une centaine d’années plus tard. Vers 1234, en
Corée, on invente l’imprimerie à caractère mobile métallique, procédé qui sera utilisé par Gutenberg.
60
Selon Bartolomé BENNASSAR et Jean JACQUART, Le 16e Siècle, Paris, Armand Colin, 2002, p. 32-34. Notons
que l’espérance de vie était très basse : de 25 à 30 ans. Seulement la moitié des enfants arrivent à l’âge adulte.

92
Le roi de France, François Ier, se rend, en 1515, en Italie et est fasciné par les arts
italiens, qu’il importe en France.

La Renaissance commence dans l’euphorie jusqu’au milieu du XVIe siècle, puis ont
lieu les guerres de religion (à Paris, un premier massacre de protestants par les catholiques a
lieu en 1534 au moment de l’affaire des placards et un autre en 1572, le fameux « massacre
de la Saint-Barthélemy »), qui entraînent un profond pessimisme. En France, ces guerres ne
s’interrompent qu’en 1598 avec l’Édit de Nantes promulgué par Henri IV, qui reconnaît la
liberté de culte aux protestants.

3.1. La Renaissance en Italie


La Renaissance italienne est surtout remarquable dans les arts plastiques : peinture,
sculpture, architecture. Retenons quand même deux noms en ce qui concerne la littérature :

3.1.1. L’Arioste (1474-1533)


L’Arioste (1474-1533) est l’auteur d’un poème héroïco-comique, Le Roland Furieux
(1516), réécriture de La Chanson de Roland dans le sillage du Roland amoureux (1494)
inachevé de Boiardo. Le Roland furieux entrelace trois récits : guerre des Chrétiens contre
les Sarrasins, folie de Roland et conversion de Sarrasins. Le récit mêle aventures, amour et
psychologie. Ce mélange n’est pas typiquement renaissant. Mais ce texte présente un aspect
critique (contre le clergé et les princes) qui l’est davantage. Langue raffinée très renaissante.

3.1.2. Le Tasse (1544-1595)


Le Tasse a écrit La Jérusalem délivrée (1581), épopée en octosyllabes racontant la
croisade de Godefroy de Bouillon (1099). Ce récit mêle aventures, religion et amour. Il
contient un épisode très célèbre, celui du croisé Renaud et de la magicienne musulmane
Armide. La magicienne séductrice est séduite à son tour et convertie par Renaud. Cet épisode
donnera lieu, entre autres, au XXe siècle, à une tragédie de Jean Cocteau, Renaud et Armide
jouée pour la première fois à paris en 1943.
La Jérusalem délivrée appartient à la Renaissance dans la mesure où cette épopée
présente une vision personnelle de la religion, qui valut au Tasse de nombreuses critiques. Il
écrira, pour répondre, La Jérusalem conquise (1593).
Le Tasse sombrera dans la folie.

Si la Renaissance naît en Italie, elle est importée en France à la faveur des Guerres
d’Italie de François Ier au début du XVIe siècle. La relance créatrice de la littérature française
ne commence guère que dans le deuxième quart du siècle et reste longtemps marquée
d’éléments médiévaux.

93
3.2. La Renaissance en France

3.2.1. François Rabelais (1495-1553)


François Rabelais (1495-1553), qui signe Alcofribas Nasier, représentant le plus
important de la première génération de la Renaissance française, illustre bien la persistance
de traits médiévaux dans un cadre renaissant.
Rabelais est l’auteur de Pantagruel (1532), Gargantua (1534), Le Tiers Livre (1546),
Le Quart Livre (1552) et Le Cinquième Livre (1562, posthume et d’authenticité douteuse).
L’ensemble de cette œuvre, qui a remporté un immense succès, constitue une extravagante
épopée en prose qui doit beaucoup à la tradition des romans chevaleresques. À maints égards,
Rabelais est donc encore très proche du Moyen Âge. Une grande partie de son comique et
de son merveilleux sont issus de la tradition populaire (goût pour les géants, gauloiserie,
etc.). De plus, il reste totalement étranger aux exigences formelles de la poétique néo-
classique renaissante en voie d’élaboration. Mais il participe à l’œuvre d’enrichissement de
la langue, typique de la première Renaissance, par une prodigieuse invention de mots. Par
ailleurs, Rabelais correspond bel et bien à l’esprit de la Renaissance par les idées qu’il
défend, notamment au sujet de l’éducation. En effet, sous ses dehors facétieux, son œuvre
contient, selon les mots de Rabelais lui-même, une « substantifique moelle » (voir premier
extrait ci-dessous), c’est-à-dire une pédagogie, une philosophie et une morale. Cela ne
signifie pas que la forme ici s’oppose au contenu : au contraire, la liberté formelle des romans
et leur inventivité se marient parfaitement avec la pensée de leur auteur.
L’œuvre de Rabelais, qui a remporté un grand succès, est structurée par deux schèmes
narratifs, qui sont eux aussi d’origine médiévale :
1) La double histoire de Pantagruel et de Gargantua suit le modèle de certains romans
courtois, qui traitent de l’éducation du chevalier et puis le montrent faisant régner l’ordre
dans le monde. Chacun des deux premiers livres adopte donc la forme d’un diptyque traitant
successivement le thème de l’éducation et celui de l’organisation idéale de la société.
Le récit de l’éducation des deux géants est l’occasion pour Rabelais d’exprimer des
idées humanistes, typiques de la Renaissance. Ainsi se plaît-il à ridiculiser la pédagogie
traditionnelle « sorbonique » (c’est-à-dire de la Sorbonne, université où règne la scolastique
héritée du Moyen Âge), pédagogie faite d’érudition pédante, basée sur les commentaires
plutôt que sur les textes originaux, abusant du par cœur et exclusivement cérébrale. Rabelais
défend au contraire une éducation développant à la fois le corps et l’esprit, le recours aux
textes originaux et l’observation directe de la nature. Il prône une émancipation de l’homme
naturel, dans la pleine réalisation de sa personnalité.
Dans Pantagruel, le héros, son éducation achevée et ses ennemis vaincus, promet à
Dieu de faire régner l’ordre dans ses États par la prédication et la pratique de l’Évangile. À
la fin de Gargantua, une communauté idéale est fondée : l’abbaye de Thélème, dont la devise
est « Fais ce que voudras ». Cela ne signifie pas le dérèglement des mœurs : Rabelais fait
confiance à la nature humaine et dicte un code de comportement dont les valeurs sont la
beauté, la richesse, le bonheur, la modération, l’honneur – toutes ces valeurs étant
exclusivement séculières.
2) Après avoir publié Gargantua, Rabelais fait attendre son Tiers Livre pendant
douze ans. Entre-temps, l’année même de la sortie de Gargantua, a eu lieu la seconde affaire
des placards, qui marque les débuts, en France, des violences religieuses : en 1534, le roi
François Ier, jusque-là très ouvert aux idées nouvelles, réprime dans le sang les protestants
qui ont placardé dans les rues de Paris des écrits hostiles aux sacrements catholiques. Les
derniers livres de Rabelais sont toujours comiques, mais le rire y devient plus jaune, plus
grinçant, moins porté par l’optimisme.

94
Le Tiers Livre se présente comme une parodie cocasse du thème traditionnel de la
quête. Panurge, ami de Pantagruel, veut prendre conseil pour savoir s’il doit se marier. Il
consulte diverses autorités qui donnent des conseils que Pantagruel et lui interprètent
différemment. Le livre sera attaqué aussi bien par la Sorbonne catholique que par Calvin.
La suite se trouve dans le Quart Livre, moins polémique. Les deux amis
entreprennent un voyage pour consulter l’Oracle de la Dive Bouteille. Une multitude
d’aventures burlesques souvent satiriques et allégoriques s’enchaînent. Un de ces épisodes
est fameux : celui des moutons de Panurge, devenu proverbial : de son bateau, Panurge
achète à un marchand bonimenteur un mouton, le jette à l’eau et tous les autres moutons le
suivent, entraînant le marchand. À la fin du livre, le seul conseil que donne la Dive Bouteille,
c’est de boire.
Faut-il voir un sens caché à cet avis énigmatique ? Auquel cas, que signifierait-il ?
Le vin doit-il être compris comme la joie de vivre (l’enseignement serait alors épicurien ou
hédoniste) ? Ou s’agit-il d’une invitation symbolique à s’abreuver aux sources du savoir ?
Ou encore : faut-il fonder sa conduite sur sa propre nature et ses propres inclinations ? Ou,
enfin, un Rabelais devenu pessimiste tourne-t-il en dérision toute vérité ?
Résumé de Gargantua (1534)
(Gargantua a été écrit par Rabelais après Pantagruel mais raconte la vie du père de
Pantagruel, c’est pourquoi les éditions placent toujours en tête Gargantua, préférant la
chronologie du récit à celle de l’écriture.)

Lors d’un repas où l’on mange des tripes et où l’on boit force de vin, Gargamelle, la
femme du géant Grandgousier, seigneur du lieu, mange tellement qu’elle attrape une
indigestion. Une sage-femme lui donne un produit qui resserre les intestins. Mais
Gargamelle était enceinte (et depuis 11 mois !) et le produit est si violent qu’il resserre tous
les tuyaux : l’enfant est obligé de remonter par les veines, si bien qu’il sort par l’oreille
gauche. À peine né, il crie « À boire ! À boire ! » Son père, le voyant s’écrier ainsi,
s’exclame, en parlant de son gosier : « Quel grand tu as ! » D’où son nom : Gargantua, le
géant.
Rabelais décrit ensuite les énormes vêtements du petit géant et les quantités qu’il
avale. 17 913 vaches par jour sont nécessaires pour le nourrir.
L’enfant grandit et son père le trouve intelligent (à la suite d’une conversation qui
sera illustrée dans le second extrait choisi, voir infra), à tel point qu’il décide de confier son
éducation aux meilleurs maîtres. Il fait appel à de vieux maîtres célèbres, qui vont donner
une éducation scolastique que Rabelais tourne en dérision en exagérant ses défauts : il faut
5 ans et 3 mois pour apprendre l’alphabet et le calendrier demande 16 ans et 2 mois.
Gargantua doit apprendre par cœur des livres à l’endroit et à l’envers, sans les comprendre.
Il en devient idiot et amorphe. Grandgousier renvoie les maîtres et en engage un nouveau,
qui préconise une éducation humaniste. Rabelais dépeint alors l’éducation idéale à ses yeux :
lecture de texte et commentaire, exercices physiques et activités diverses (observation du
travail des artisans). Gargantua progresse alors à grands pas. Il va faire un voyage avec son
maître à Paris. Là, diverses facéties, notamment contre les professeurs de la Sorbonne au
parler ridicule.
Pendant de temps, Picrochole, seigneur voisin, envahit et met à sac les terres de
Grandgousier. Grandgousier veut parlementer car il pense que, depuis le christianisme, les
grands guerriers ne sont plus des héros, mais des criminels. Picrochole, excité par ses succès
faciles face à des paysans, croit qu’il va conquérir l’univers et se moque de l’offre de
Grandgousier. Gargantua revient de Paris et gagne la guerre en organisant ses troupes alors
que Picrochole lance les siennes en désordre. Vainqueur, Grandgousier pardonne et libère

95
les prisonniers. Parmi les plus vaillants combattants auprès de Gargantua, un drôle de moine,
le frère Jean, s’était lancé au combat parce qu’on touchait à ses vignes. En récompense de
ses exploits, Jean reçoit la possibilité de construire un monastère selon son idée : c’est
l’abbaye de Thélème évoquée ci-dessus. Celle-ci n’a pas de mur d’enceinte (on ne doit pas
y rester) ni d’horloge. Hommes et femmes peuvent s’y marier. Ils portent de beaux vêtements
et leur devise est : « Fais ce que voudras ». L’entrée est interdite aux bigots et aux
hypocrites…
Premier extrait de Gargantua de Rabelais : l’introduction.
Buveurs très illustres, et vous, vérolés très précieux (car à vous, non à autres, sont dédiés mes
écrits), Alcibiades, au dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrate, sans
controverse prince des philosophes, entre autres paroles le dit être semblable aux Silènes. Silènes étaient
jadis petites boîtes telles que voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, peintes au-dessus de
figures joyeuses et frivoles, comme de harpies61, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées62,
boucs volants, cerfs limoniers63 et autres telles peintures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à
rire (tel fut Silène, maître du bon Bacchus) ; mais au-dedans l’on réservait les fines drogues comme
baume, ambre gris, amomon, musc, civette, pierreries et autres choses précieuses. Tel disait être Socrate,
parce que, le voyant au dehors et l’estimant par l’extérieure apparence, vous n’en eussiez donné un
copeau d’oignon, tant laid il était de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d’un
taureau, le visage d’un fol, simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortuné en
femmes, inepte à tous offices de la république, toujours riant, toujours buvant d’autant à un chacun,
toujours se gabelant64, toujours dissimulant son divin savoir ; mais, ouvrant cette boîte, eussiez au-
dedans trouvé une céleste et inappréciable drogue : entendement plus qu’humain, vertu merveilleuse,
courage invincible, sobriété non pareille, contentement certain, assurance parfaite, déprisement65
incroyable de tout ce pourquoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.
Second extrait de Gargantua : une conversation entre un père et son fils.
Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie [dit Grandgousier].
– Je me torcherai après (dit Gargantua) d’un couvrechef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une
gibecière, d’un panier – mais ô le malplaisant torchecul ! – puis d’un chapeau. Et notez que, des
chapeaux, les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinisés.
Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne absorption de la matière fécale.
Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un
pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une barbute, d’une coiffe, d’un leurre.
Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien duveté, pourvu
qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur. Car vous sentez au trou du
cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui duvet que par la chaleur tempérée de l’oison,
laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du
cœur et du cerveau. Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs
Élyséens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles-ici. Elle est (selon
mon opinion) en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison, et telle est l’opinion de maître Jehan d’Écosse.
L’extrait se passe de tout commentaire.

61
Dans la mythologie, les harpies sont des monstres fabuleux à tête de femme, à corps d’oiseau et à griffes
acérées.
62
Proche de l’image de l’oison bridé (c’est-à-dire d’un petit oiseau avec des brides comme un cheval), celle de
la cane bâtée représente une cane harnachée d’un bât, c’est-à-dire d’un dispositif que l’on attache sur le dos de
certains animaux pour leur faire porter une charge.
63
Il s’agit encore plus ou moins de la même image : ce sont les ânes ou les chevaux qui sont dits « limoniers »
quand ils sont attachés au limon d’une voiture, c’est-à-dire aux barres qui servent à la tirer.
64
« Se gabeler » signifie « plaisanter, railler », etc.
65
« Déprisement » signifie ici « indifférence ».

96
3.2.2. La poésie en France au XVIe siècle

3.2.2.1. Clément Marot


Dans le domaine de la poésie, le passage du Moyen Âge à la Renaissance ne se fait
pas non plus en un jour. Un poète, nommé Clément Marot (1496-1544), pourrait être défini
à la fois comme le premier renaissant (il est le premier à introduire en France le sonnet venu
d’Italie) et le dernier médiéval (il écrit encore de nombreuses ballades et des rondeaux, autres
formes complexes du Moyen Âge).

3.2.2.2. L’école de Lyon : Maurice Scève et Louise Labé


La Renaissance éclate en France dans toute sa splendeur avec la génération qui a
suivi celle de Marot et que l’on désigne sous l’appellation « école de Lyon ». Lyon est alors
une grande ville de culture raffinée profitant de l’influence de l’Italie toute proche (c’est à
Lyon que Rabelais publie Gargantua). De cette école, retenons deux noms : Maurice Scève
(1510-1564) et Louise Labé (1524-1566). Cette fois, l’on est pleinement dans la
Renaissance.

3.2.2.2.1. Maurice Scève (1510-1564)


Maurice Scève écrit, sous l’influence de Pétrarque et de la philosophie de Platon, une
poésie pure et complexe, hermétique, savante, recherchée. Comme Pétrarque écrivait à la
gloire de Laure, il écrit à la gloire de Délie un recueil de dizains (poèmes de dix vers en
décasyllabes) qui porte son nom : Délie. L’amour est une ascèse qui a pour but de s’élever
vers l’idéal platonicien. La beauté de Délie est donc un moyen d’atteindre le Beau idéal du
monde des Idées de Platon. D’ailleurs, comme Scève le souligne lui-même, « Délie » est
l’anagramme de « l’idée ».
Voici le poème introductif de Délie (exceptionnellement, ce n’est pas un dizain) :
Non de Vénus les ardentes étincelles,
Et moins les traits desquels Cupidon tire :
Mais bien les morts qu’en moi tu renouvelles
Je t’ai voulu en ceste Œuvre décrire.
Je sais assez, que tu y pourras lire
Mainte erreur, même en si durs épigrammes :
Amour, pourtant, les me voyant écrire
En ta faveur, les passa par ses flammes.
SOUFFRIR NON SOUFFRIR
Et voici un dizain, qui illustre bien le caractère spirituel de ce recueil et son aspect
platonique :
En toi je vis, où que tu sois absente ;
En moi je meurs, où que soie présent.
Tant loin sois-tu, toujours tu es présente ;
Pour près que soie, encore suis-je absent.
Et si nature outragée se sent
De me voir vivre en toi trop plus qu’en moi,
Le haut pouvoir qui, œuvrant sans émoi,
Infuse l’âme en ce mien corps passible66,
La prévoyant sans son essence en soi,
En toi l’étend comme en son plus possible.

66
L’adjectif « passible » signifie « capable des sentiments de joie ou de souffrance » : l’inverse
d’« impassible ».

97
3.2.2.2.2. Louise Labé (1524-1566)
Louise Labé se nourrit des mêmes influences que Scève, notamment de Pétrarque,
pour produire une poésie très différente, à la fois simple et claire, directe et distinguée, très
harmonieuse. Féministe avant la lettre, elle donne la parole aux femmes, à leurs douleurs et
à leurs désirs, et les encourage à ne pas se contenter de leurs « quenouilles et de leurs
fuseaux ». L’amour sous sa plume est une force contradictoire, profondément humaine.
Voici trois sonnets de Louise Labé :
Je vis, je meurs : je me brûle et me noie.
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grand ennui entremêlé de joie :

Tout à coup je ris et je larmoie,


Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène :


Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je crois ma joie être certaine,


Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

*****
Quelle grandeur rend l’homme vénérable ? Las ! que me sert, que si parfaitement
Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ? Louas jadis et ma tresse dorée,
Qui est des yeux le plus emmielleurs ? Et de mes yeux la beauté comparée
Qui fait plus tôt une plaie incurable ? À deux Soleils, dont l’Amour finement

Quel chant est plus à l’homme convenable ? Tira les traits, causes de ton tourment ?
Qui plus pénètre en chantant sa douleur ? Où êtes-vous, pleurs de peu de durée ?
Qui un doux luth fait encore meilleur ? Et Mort par qui devait être honorée
Quel naturel est le plus aimable ? Ta ferme amour en itéré serment ?

Je ne voudrais le dire assurément, Donques c’était le but de ta malice


Ayant Amour forcé mon jugement : De m’asservir sous ombre de service ?
Mais je sais bien et de tant je m’assure, Pardonne moi, Ami, à cette fois,

Que tout le beau que l’on pourrait choisir, Étant outrée et de dépit et d’ire :
Et que tout l’art qui aide la Nature Mais je m’assure, quelque part que tu sois,
Ne me sauraient accroître mon désir. Qu’autant que moi tu souffres de martyre.

3.2.2.3. La Pléiade et La Défense et illustration de la langue française


En 1549, un groupe de jeunes poètes baptisé « la Pléiade » (et comprenant Jacques
Pelletier du Mans, Rémy Belleau, Antoine de Baïf, Pontus de Tyard, Étienne Jodelle et les
deux plus célèbres, Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay) lance un manifeste, écrit par
Du Bellay, la Défense et illustration de la langue française. Dans ce texte, la Pléiade
explique que la langue française n’est pas l’égale de la latine, mais qu’elle pourrait le devenir
si l’on suit quelques conseils. Ces jeunes gens rêvent que la France devienne le centre
culturel du monde, comme Rome l’a été jadis et comme l’Italie l’a été au XVe siècle. Ils ont
en outre l’ambition de devenir les poètes immortels de cette France triomphante. Pour y
arriver, il faut enrichir le français et écrire une poésie noble. De nombreuses techniques sont

98
proposées (inventer des mots, choisir des rimes riches…), mais le point le plus important est
l’imitation de l’Antiquité et des grands poètes italiens des XIVe et XVe siècles, à nouveau
Pétrarque en tête. La Pléiade rejette les formes poétiques du Moyen Âge et prône les grands
genres de l’Antiquité et le sonnet italien à la Pétrarque.
En vérité, plusieurs idées de la Défense et illustration de la langue française avaient
déjà été exprimées et certains de ses préceptes déjà mis en pratique par différents poètes,
comme par exemple par ceux de l’école de Lyon et, plus gênant, par Clément Marot, que la
Pléiade rejette d’autant plus virulemment que ses membres auraient voulu être précurseurs.
Ce qui est vraiment neuf, c’est l’ambition, la valorisation du poète accompagnée d’une
réflexion sur son rôle éducatif et linguistique. De plus, c’est la première fois que ces idées
sont regroupées en un texte cohérent.

3.2.2.3.1. Joachim Du Bellay (1522-1560)


Joachim Du Bellay est né en 1522 en Anjou. Il perd très tôt ses parents mais reçoit
malgré tout une bonne éducation. Au collège de Coqueret à Paris (collège de tendance
humaniste), il apprend le latin et le grec et devient ami de Ronsard et des autres poètes avec
lesquels il forme la Pléiade. Du Bellay écrit la Défense et Illustration de la langue française
dont il vient d’être question puis il publie L’Olive, un premier recueil de poèmes où il met
en pratique ses préceptes : c’est un recueil de sonnets amoureux imités de Pétrarque, qui ne
rencontre guère le succès.
En 1553, Joachim part à Rome avec le cardinal Jean Du Bellay, un cousin de son
père. En bon admirateur de l’Antiquité, il est très heureux de se rendre en Italie, mais, une
fois là-bas, il est amèrement déçu : de la Rome antique, il ne reste que de tristes ruines et il
n’aime pas l’atmosphère de la Rome de son temps. De plus, son cousin lui donne des tâches
d’intendance qui lui pèsent. Enfin, Du Bellay est jaloux de Ronsard qui est déjà en train de
rencontrer le succès à Paris.
Du Bellay regrette donc d’être parti. Il rêve de rentrer en France et est en proie au
doute. Il se replie sur lui-même et, pour se consoler, il écrit, dans son coin, une série de
poèmes qu’il regroupe sous le titre Les Regrets. Il y explique simplement sa tristesse et il se
moque du monde qui l’entoure. Du Bellay se rend compte que ce qu’il est en train d’écrire
n’a plus grand rapport avec la poésie noble et ambitieuse qu’il prônait dans la Défense et
illustration de la langue française. Il se trahit lui-même, en quelque sorte, mais ses poèmes
constituent le seul plaisir qui lui reste. Paradoxalement, ce seront ces poèmes-là, où il n’imite
plus personne, qui lui assureront la postérité. Notons toutefois que, s’ils ne répondent pas au
programme de la Défense et illustration de la langue française, ces poèmes sont tout de
même typiquement renaissants, parce qu’ils sont fluides et harmonieux, et parce qu’il s’agit
de sonnets.
En 1557, Du Bellay rentre en France et publie tout ce qu’il a écrit en Italie.
Malheureusement, il a des problèmes de santé, il devient sourd et, le 1er janvier 1560, il meurt
à l’âge de 37 ans.

99
Citons le plus célèbre des sonnets des Regrets :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village


Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,


Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,


Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

3.2.2.3.2. Pierre de Ronsard (1524-1585)


Né en 1524 dans une famille noble, Ronsard est destiné par sa famille, dès son
enfance, à une grande carrière dans les armes. Mais, au retour d’un voyage dans ce qui
deviendra plus tard l’Allemagne, il attrape une maladie et en devient sourd (partiellement).
Il a 16 ans et doit renoncer à la carrière militaire. Il décide alors de devenir poète. Pour ce
faire, il étudie les poètes grecs et latins dans le collège où il rencontrera, entre autres,
Du Bellay.
Ronsard trouve que les poètes français sont considérés simplement comme des
amuseurs qui jouent avec les mots. Il rêve, pour lui, de la gloire des poètes de l’Antiquité.
En 1550, soit un an après la parution de la Défense…, Ronsard publie un recueil d’odes
(poèmes de longueurs diverses consacrés à l’éloge ou au blâme). Ces poèmes sont imités
d’un grand poète grec, Pindare, un poète exigeant et subtil dont s’est inspiré le poète latin
Horace. Ils illustrent parfaitement les préceptes de la Défense et illustration de la langue
française et, d’emblée, grâce à ces poèmes, Ronsard, bien qu’il soit le plus jeune du groupe,
est considéré par tous comme le maître de la Pléiade. Ces odes sont très travaillées et plutôt
difficiles d’accès, notamment en raison de la richesse mythologique convoquée : Ronsard
veut hausser l’image de la poésie, en faire un art très profond, touchant à de grandes vérités
célestes, faisant du poète un demi-dieu. Il écrit à propos de lui-même dans la préface de ces
Odes : « Quand tu m’appelleras le premier auteur lyrique français et celui qui a guidé au
chemin de si honnête labeur, lors tu me rendras ce que tu me dois et je m’efforcerai te faire
apprendre qu’en vain je ne l’aura reçu. » Ces Odes suscitent bientôt une controverse :
Ronsard a ses admirateurs mais, à la cour du roi, certains lui reprochent d’être plus
compliqué qu’il ne faut. Alors, pour mettre tout le monde d’accord, Ronsard publie (en 1552)
un recueil de sonnets d’amour imités de Pétrarque (comme L’Olive de Du Bellay) et
beaucoup plus accessibles : Les Amours de Cassandre.
Pendant dix ans, Ronsard publie énormément de poésie, s’essayant à tous les genres,
imitant tous les grands poètes de l’Antiquité. Pour lui, l’imitation est un moyen de se
comparer, de rivaliser avec les poètes du passé. Parmi ses nombreux poèmes, ceux qu’il
dédie à une jeune paysanne nommé Marie, dont il est amoureux, sont toujours célèbres
aujourd’hui dans le monde entier.
En 1560 et dans les années qui suivent, Ronsard reçoit les plus grands honneurs de
la part du roi : il connaît la gloire à laquelle il aspirait. Il parvient même à inverser le rapport
de force entre le poète et le roi : le poète n’est plus suppliant devant le roi, c’est le roi qui a
besoin du poète pour devenir immortel grâce à la littérature.

100
Les guerres de religion ne perturbent pas sa créativité : Ronsard met sa plume au
service de cette sombre actualité. Tour à tour, il se montre très violent contre la Réforme et
partisan de l’apaisement. La guerre semble en fait pour lui l’occasion de s’attaquer à de
nouveau genres. Car, guerre, amour, mythologie, tout est pour lui prétexte à la poésie. C’est
la poésie en dernier recours qui compte pour Ronsard.
En 1574, le roi Charles IX meurt et son successeur, Henri III, préfère à Ronsard un
poète plus jeune (Desportes) qui est d’ailleurs très influencé par Ronsard. Celui-ci se retire
alors dans ses terres. Mais il ne cesse pas pour autant d’écrire. En 1578, homme d’âge mûr
(il a 54 ans), il compose encore un recueil de sonnets pour une jeune femme noble et belle :
les fameux Sonnets pour Hélène, son œuvre la plus célèbre.
Ronsard meurt le 27 décembre 1585. Il a droit à de grandes funérailles à Paris comme
aucun poète n’en avait eu avant lui et peu l’auront après.
La postérité de Ronsard fluctue au fil du temps. Au XVIIe siècle, Ronsard est rejeté
(notamment par Malherbe) pour être redécouvert au début du XIXe siècle. Aujourd’hui, seuls
les poèmes d’amour sont encore lus, mais ils sont toujours très célèbres. Cette veine est
illustrée par trois recueils :
- Dédiés à Cassandre, une noble, dans un style imité de Pétrarque.
- Dédiés à une paysanne, Marie, dans un style plus simple et plus personnel.
Dédiés à Hélène à la fin de sa vie.
Et encore d’autres, en petits nombres, adressés à d’autres femmes.
Citons deux sonnets d’amour adressés à Hélène et un sonnet sur la mort de Ronsard.
Commençons par le plus célèbre :
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Ah, belle liberté, qui me servait d’escorte,
Assise auprès du feu, dévidant et filant, Quand le pied me portait où libre je voulais !
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : Ah, que je te regrette ! hélas, combien de fois
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. Ai-je rompu le joug, que malgré moi je porte !

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Puis je l’ai rattaché, étant né de la sorte,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Que sans aimer je suis et du plomb, et du bois :
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant, Quand je suis amoureux, j’ai l’esprit et la voix,
Bénissant votre nom de louange immortelle. L’invention meilleure, et la Muse plus forte.

Je serai sous la terre et fantôme sans os : Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit,
Par les ombres myrteux67 je prendrai mon repos : Afin de concevoir des enfants par écrit,
Vous serez au foyer une vieille accroupie, Pour allonger mon nom aux dépens de ma peine.

Regrettant mon amour et votre fier dédain. Quel sujet plus fertile saurais-je mieux choisir
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : Que le sujet qui fut d’Homère le plaisir,
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. Cette toute divine et vertueuse Hélène ?

On voit dans ce sonnet que même l’amour, pour Ronsard, ne sert qu’à écrire de la
poésie. Il en va peut-être de même de sa propre mort, qui a donné lieu à cet ultime sonnet,
terrible et émouvant :

67
L’adjectif « myrteux » (en français moderne, « myrtin ») est formé sur « myrte » nom d’un arbuste qui, dans
l’Antiquité, était consacré à Vénus.

101
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé ;
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,


Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé.
Adieu, plaisant soleil, mon œil est étoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.

Quel ami me voyant en ce point dépouillé


Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,

En essuyant mes yeux par la mort endormis ?


Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.

3.2.3. Michel de Montaigne (1533 – 1592)


Michel Montaigne est né en 1533 dans une famille riche devenue noble récemment.
Il est instruit : il a suivi à l’université des cours de droit et de philosophie. En 1557, il
entreprend une carrière de magistrat en entrant au Parlement de Bordeaux. Le pays est alors
ravagé par les guerres de religion entre catholiques et protestants. S’il est catholique,
Montaigne exprime surtout des opinions « pacifistes » : il se déclare particulièrement hostile
à la guerre civile, ce qui lui vaut des ennemis parmi les fanatiques des deux camps. Sa
carrière l’amène d’ailleurs à jouer le rôle d’intermédiaire entre des princes rivaux. Son
quotidien n’est dès lors pas de tout repos : il échappe à plusieurs reprises de justesse à la
mort.
En outre, c’est au Parlement que Montaigne rencontre celui qui devient vite son
meilleur ami : Étienne de La Boétie (1530-1563). Mais La Boétie meurt en 1563 à l’âge de
32 ans et cette mort cause une grande douleur à Montaigne. C’est à son sujet qu’il écrira
cette page fameuse :
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances
et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes
s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange
si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire
pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui,
parce que c’était moi. »
En 1570, Montaigne se retire provisoirement du monde pour lire, réfléchir et publier
les œuvres de La Boétie. Celui-ci a en effet écrit, à 18 ans, en 1549, un essai qui nous est
parvenu, l’extraordinaire Discours de la servitude volontaire, intitulé aussi le Contr’un. Il
s’agit d’un texte incroyablement sulfureux et original pour l’époque. Ce réquisitoire contre
l’absolutisme pose la question suivante : « Pourquoi le peuple accepte-t-il d’obéir au roi ? »
Montaigne n’a donc pas au départ pour projet d’écrire lui-même. Mais le retrait et
l’étude l’angoissent et il éprouve le besoin, pour s’apaiser, de fixer les idées qui occupent
son esprit. Il considère également que les textes de La Boétie doivent être encadrés pour être
bien compris : Montaigne n’est pas une révolutionnaire, il se méfie du changement et ne veut
pas que l’œuvre de son ami augmente les troubles qui ravagent le pays. Mais des protestants
le devancent, en publiant le Contr’un en 1574, avec des intentions polémiques, qu’il
désavoue.
Cependant, entretemps son œuvre a avancé et il la poursuit en la modifiant : il
s’agissait au départ de réflexions nées de ses lectures des grands auteurs de l’Antiquité, mais

102
petit à petit, il met en relation les récits des Anciens avec ce qu’il a pu observer durant sa
vie, notamment durant la guerre civile. Ainsi, presque contre son gré, il parle de plus en plus
de lui, de sorte que Les Essais prennent de plus un plus la forme d’un autoportrait
philosophique et psychologique tout à fait original – car cela ne se fait pas, pour un
aristocrate, de parler ainsi de soi68.
En 1580, Montaigne publie les deux premiers livres des Essais, indépendamment du
texte de son ami (dans ses premières éditions, le premier livre contient tout de même vingt-
neuf sonnets de La Boétie, mais ces sonnets disparaîtront des éditions ultérieures). Il voyage
ensuite, notamment en Italie, où il soumet son texte aux autorités pontificales pour obtenir
leur aval. Il devient en outre maire de Bordeaux. Mais il continue à travailler à son livre : il
le prolonge par une troisième partie et il retouche sans cesse les textes déjà publiés, les
allongeant par de nouvelles réflexions, qui nuancent, contredisent ou renforcent ce qu’il a
déjà écrit. Il meurt en 1592 et les dernières versions des Essais seront publiées post mortem69.
Les trois livres des Essais sont composés de chapitres de longueurs variables, chacun
centré sur un sujet et comprenant des anecdotes, des citations et surtout des réflexions. Les
sujets sont extrêmement variés, les uns graves, les autres légers : l’éducation (au sujet de
laquelle il écrit la célèbre phrase « J’aime mieux un tête bien faite qu’une tête bien pleine »),
l’amitié, la mort, la maladie, l’embonpoint, l’histoire, la médecine, la guerre, la politique, la
mode, la morale, la sexualité, la façon de se moucher, le pouvoir, la poésie, l’écriture, la
religion, les sentiments, le mensonge, l’ivrognerie, les goûts, l’honneur, la gloire, l’identité
(il est un des premiers penseurs occidentaux à réfléchir à ce qu’est le moi), la vanité, la
paresse, la liberté de conscience, la peur, les femmes70… Il ne s’agit donc pas d’une pensée
philosophique structurée, mais au contraire d’une pensée éclatée, fragmentée, qui procède
par digressions, qui cherche la vérité sans jamais croire qu’il l’a définitivement trouvée.
Il est loisible de prétendre que la forme des Essais correspond à leur contenu : la
pensée de Montaigne, qui n’épouse pas une forme rigide, est, quant au contenu, elle-même
très souple. C’est un esprit ouvert, qui n’a pas peur de la contradiction. Sa pensée vagabonde
à la recherche d’elle-même à travers divers sujets : « Je ne me trouve pas où je me cherche,
et me trouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon jugement », note-t-il. Cela ne
l’empêche pas d’être rationnel : il est rationnel sans être systématique. De la même façon, sa
souplesse d’esprit l’amène à être pour la raison (contre les a priori), mais pour la tolérance,
le respect des idées de chacun.
La pensée de Montaigne est donc impossible à résumer, à réduire à une école de
pensée précise. Tout juste peut-on retenir cinq principes qui traversent en diagonale ses
Essais et qui se recoupent les uns les autres :
• Le doute : Montaigne se méfie des certitudes et de ceux qui affirment péremptoirement
qu’ils ont atteint la Vérité : « Car je ne vois le tout de rien », écrit-il. Comme le note
Antoine Compagnon dans un ouvrage récent, « Montaigne ne nie pas la vérité, mais il
doute qu’elle soit accessible à l’homme seul. C’est un sceptique qui a choisi pour
devise : “Que sais-je ?”, et pour emblème une balance71. »

68
Précisons qu’il s’agit d’un autoportrait et non d’une autobiographie : Montaigne ne raconte pas sa vie.
69
Cela explique que le texte des Essais ne soit pas le même dans toutes les éditions récentes, les éditeurs
privilégiant telle version ou telle autre.
70
Sur ce sujet, Montaigne n’échappe pas tout à fait aux préjugés misogynes de son temps, mais il se montre
parfois étonnamment ouvert. Il affirme, par exemple, l’égalité entre les hommes et les femmes quand il écrit :
« Je dis que les mâles et femelles sont jetés en même moule, sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est
pas grande. »
71
Antoine COMPAGNON, Un été avec Montaigne, Éditions des Équateurs/France Inter, 2013, p. 19.

103
• Le pessimisme : s’il est humaniste, Montaigne vit durant les guerres de religion, qu’il
déteste et réprouve. Il ne croit pas au progrès : au contraire, préfigurant Rousseau, il
idéalise « l’état de nature ».
• La liberté de pensée. S’il se réfère aux auteurs de l’Antiquité et s’il est profondément
chrétien, Montaigne n’use jamais de l’argument d’autorité : il se donne le droit de
réfléchir par lui-même et de remettre en question les enseignements des Anciens, par
exemple, de Cicéron (106-43 avant J. C.) et des pères de l’Église comme saint
Augustin (354-430). S’il réfléchit à la mort, il se base sur sa propre expérience du coma
ou sur son observation de l’agonie de La Boétie, en contournant les réponses a priori
apportées par la religion.
• La tolérance, déjà évoquée, découle logiquement des points précédents. Puisqu’il ne
croit pas que quiconque puisse accéder à la vérité unique, il est tolérant avec les idées
d’autrui et encourage chacun à être tolérant à son tour. Comme il hait la guerre civile,
ce catholique plaide pour la tolérance religieuse. Il prône le dialogue, qu’il voit comme
un véritable échange : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui
l’écoute. »
• S’il est tolérant, c’est aussi sans doute en fonction de sa vision de l’homme : il souligne
très souvent le fait que les êtres humains sont changeants, contradictoires, pluriels. Il
écrit ainsi dans le premier texte des Essais : « Certes, c’est un sujet merveilleusement
vain, divers, et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et
uniforme. » Mêmes les grands personnages de l’Antiquité, qu’il étudie essentiellement
à travers les écrits de l’historien latin d’origine grecque Plutarque (46-125), ne sont pas
toujours égaux à eux-mêmes. Cela incite nécessairement à la tolérance.
Voici, pour illustrer ces points, un extrait des Essais consacré aux cannibales du
Nouveau Monde :
Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs
amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement
les Scythes72 ; c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les
Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand
ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups
de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient
semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands
maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et
qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-
ci.
Je ne suis pas marri que nous remarquions l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action,
mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y
a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes
un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et
aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des
ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de
religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.
La leçon de tolérance que nous donne là Montaigne est, hélas !, toujours d’actualité !
Et, toujours dans le but d’illustrer l’intertextualité à l’œuvre dans toute forme de
littérature, quelques mots issus du texte que Montaigne consacre à Homère et qui souligne
justement ce qui ne se nomme pas encore intertextualité :
Toutefois, en ce jugement encore, ne faudrait-il pas oublier que c’est principalement d’Homère
que Virgile tient sa suffisance ; que c’est son guide et maître d’école, et qu’un seul trait de l’Iliade a
fourni de corps et de matière à cette grande et divine Énéide. […] quelle gloire se peut comparer à [celle

72
Peuplade de l’Antiquité dont a parlé l’historien grec Hérodote. Ce sont des nomades d’origine indo-
européenne qui vivaient dans les environs de l’Ukraine actuelle.

104
d’Homère] ? Il n’est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages ; rien si
connu et si reçu que Troie, Hélène et ses guerres, qui ne furent à l’aventure jamais. Nos enfants
s’appellent encore des noms qu’il forgea il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et Achille ?

105
3.3. La Renaissance en Espagne : Miguel de Cervantès (1547-1616)
Plus encore que Montaigne, Cervantès illustre la seconde Renaissance, celle qui n’est
plus guidée par un idéal optimiste de bonheur et de beauté.
Cervantès appartient aux échelons inférieurs de l’aristocratie, qui, en Espagne,
souffrent des crises économiques provoquées par l’afflux d’un or improductif venu du
Nouveau Monde. C’est comme simple soldat qu’il prend part aux guerres du roi d’Espagne
Philippe II. En 1571, il est gravement blessé à la bataille de Lépante73 et est emprisonné
pendant cinq ans par des pirates algériens. Rentré en Espagne, il connaît une vie de misère
et est incarcéré pour une peccadille. Il se lance alors dans l’écriture, commençant par un
roman pastoral, la Galatea. Puis, en 1588, il est témoin de l’effondrement de l’Espagne avec
la défaite de l’Invincible Armada face à l’Angleterre. Il s’ensuit une désillusion profonde qui
va alimenter son chef-d’œuvre : Don Quichotte de la Manche (1605 puis 1615).
Don Quichotte fut d’abord conçu comme la parodie satirique d’une classe sociale,
celle des aristocrates désargentés vivant dans un monde de rêves, sans contact avec la vraie
réalité (réalité prosaïque incarnée dans le roman par le compagnon du héros, Sancho Panza) :
le héros se croit tenu d’imiter les prouesses dont sont farcis les romans de chevalerie qu’il
dévore ; Sancho, lui, ne rêve que de satisfactions matérielles. Au début du livre,
don Quichotte est ridiculisé, mais, petit à petit, il se trouve de plus en plus valorisé par le
récit, car sa vie chevaleresque est le symbole d’un idéalisme qui, du point de vue de l’absolu,
représente une valeur élevée par son désintéressement, sa noblesse, son courage et son
ardeur. Si cet idéalisme se dérègle dans un univers de fantaisie subjective, c’est parce que le
monde réel du matérialisme sordide ne laisse plus de place aux idéaux. C’est donc en fin de
compte la réalité qui se voit condamnée – alors qu’au départ, c’était don Quichotte qui était
moqué.
Don Quichotte rencontre un succès immédiat. Et, en 1614, tandis que Cervantès se
met à écrire une suite, il apprend qu’un certain Avellaneda publie une fausse suite (ce que
l’on appelle une suite « apocryphe »). Cervantès est d’autant plus furieux qu’Avellaneda,
non content de lui voler son personnage, l’insulte dans son texte ! Il lui répondra dans la
deuxième partie des aventures de son héros, qui paraît en 1615.
Cervantès est également l’auteur d’un recueil de nouvelles d’une grande diversité et
à portée morale : Les Nouvelles exemplaires (1613).
Résumé de Don Quichotte
Alonso Quichano, gentilhomme campagnard, lit des romans de chevalerie et se prend
pour un chevalier. Il parle d’abord à ses amis de ses livres comme si c’étaient des évènements
réels, puis veut réaliser les idéaux chevaleresques pour rencontrer la gloire. Il prend de veilles
armes, une visière en carton, anoblit son vieux cheval en l’appelant « Rossinante » et prend
comme nom « don Quichotte de la Manche » et pour dame une paysanne qu’il appelle
Dulcinée du Toboso et que l’on ne rencontre jamais dans le roman. Il se fait ordonner
chevalier par un aubergiste. Il se croit investi de la mission de parcourir l’Espagne pour
combattre le mal et protéger les opprimés. Il prend la route, monté sur son vieux cheval.
Après quelque temps, il se fait accompagner d’un paysan naïf, Sancho Panza, trompé par ses
promesses de récompense extraordinaire et qu’il considère comme son écuyer. Cela donne
lieu à diverses aventures croquignolesques, dont la plus célèbre est le combat de
don Quichotte contre des moulins à vent qu’il prend pour des monstres diaboliques. Mais il
y en a d’autres du même genre : il attaque des moines bénédictins entourant une dame en
pensant que ce sont des enchanteurs enlevant une princesse, il prend le cortège d’un

73
Grande bataille navale en Méditerranée, près de la Grèce, qui a opposé le 7 octobre 1571 une coalition
chrétienne aux Ottomans. Elle se conclut par une terrible défaite des Ottomans.

106
enterrement pour un groupe de ravisseurs s’étant emparé d’un chevalier, et un troupeau de
moutons pour une armée ennemie, etc. En chemin, les deux compères rencontrent de
nombreux personnages et écoutent de multiples récits, qui sont autant d’histoires dans
l’histoire. Deux amis du chevalier errant (le curé et le barbier) cherchent à le faire rentrer
chez lui, mais il ne regagnera ses pénates qu’à la fin de la première partie.
Dans la seconde partie, Don Quichotte et Sancho reprennent la route et ils
s’aperçoivent qu’entretemps, grâce au roman lui-même, ils sont devenus très célèbres. Et les
personnages qu’ils rencontrent encouragent à présent leur fantaisie. À la fin du roman, le
héros retrouve la raison et fait dès lors preuve de la plus grande sagesse, avant de mourir
entouré de l’affection et de l’admiration des siens.
Extrait de Don Quichotte (Traduction de Louis Viardot) :
Chapitre II : Qui traite de la première sortie que fit de son pays l’ingénieux don Quichotte.
Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pas attendre davantage pour mettre à exécution
son projet. Ce qui le pressait de la sorte, c’était la privation qu’il croyait faire au monde par son retard,
tant il espérait venger d’offenses, redresser de torts, réparer d’injustices, corriger d’abus, acquitter de
dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence de son intention, et sans que personne le vît,
un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces,
monta sur Rossinante, coiffa son espèce de panier à salade, embrassa son écu, saisit sa lance et, par la
fausse porte d’une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas d’aise de voir avec quelle
facilité il avait donné carrière à son noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin qu’une pensée terrible
l’assaillit, et telle que peu s’en fallut qu’elle ne lui fît abandonner l’entreprise commencée. Il lui vint à
la mémoire qu’il n’était pas armé chevalier ; qu’ainsi, d’après les lois de la chevalerie, il ne pouvait ni
ne devait entrer en lice avec aucun chevalier ; et que, même le fût-il, il devait porter des armes blanches,
comme chevalier novice, sans devise sur l’écu, jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée par sa valeur. Ces pensées
le firent hésiter dans son propos ; mais, sa folie l’emportant sur toute raison, il résolut de se faire armer
chevalier par le premier qu’il rencontrerait, à l’imitation de beaucoup d’autres qui en agirent ainsi,
comme il l’avait lu dans les livres qui l’avaient mis en cet état. Quant aux armes blanches, il pensait
frotter si bien les siennes, à la première occasion, qu’elles devinssent plus blanches qu’une hermine. De
cette manière, il se tranquillisa l’esprit, et continua son chemin, qui n’était autre que celui que voulait
son cheval, car il croyait qu’en cela consistait l’essence des aventures.
En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-même, et disait : « Qui peut
douter que dans les temps à venir, quand se publiera la véridique histoire de mes exploits, le sage qui
les écrira, venant à conter cette première sortie que je fais si matin ne s’exprime de la sorte : “À peine
le blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de la terre immense les tresses dorées de sa belle
chevelure ; à peine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ils salué des harpes de leurs
langues, dans une douce et mielleuse harmonie, la venue de l’aurore au teint de rose, qui, laissant la
molle couche de son jaloux mari, se montre aux mortels du haut des balcons de l’horizon manchois, que
le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet oisif, monta sur son fameux
cheval Rossinante, et prit sa route à travers l’antique et célèbre plaine de Montiel.” » En effet, c’était là
qu’il cheminait ; puis il ajouta : « Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtront à la clarté du jour
mes fameuses prouesses dignes d’être gravées dans le bronze, sculptées en marbre, et peintes sur bois,
pour vivre éternellement dans la mémoire des âges futurs ! O toi, qui que tu sois, sage enchanteur,
destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t’en prie, n’oublie pas mon bon
Rossinante, éternel compagnon de toutes mes courses et de tous mes voyages. » Puis, se reprenant, il
disait, comme s’il eût été réellement amoureux : « Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une
grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse
contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté. Daignez, ma dame, avoir souvenance de ce
cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous. » À ces sottises, il en ajoutait cent
autres, toutes à la manière de celles que ses livres lui avaient apprises, imitant de son mieux leur langage.
Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et le soleil, qui s’élevait, dardait des rayons si brûlants
que la chaleur aurait suffi pour lui fondre la cervelle s’il en eût conservé quelque peu.
Il marcha presque tout le jour sans qu’il lui arrivât rien qui fût digne d’âtre conté ; et il s’en
désespérait, car il aurait voulu rencontrer aussitôt quelqu’un avec qui faire l’expérience de la valeur de
son robuste bras. Des auteurs disent que la première aventure qui lui arriva fut celle du Port-Lapice ;
d’autres, celle des moulins à vent. Mais ce que j’ai pu vérifier à ce sujet, et ce que j’ai trouvé consigné
dans les annales de la Manche, c’est qu’il alla devant lui toute cette journée et qu’au coucher du soleil
son bidet et lui se trouvèrent harassés et morts de faim. Alors regardant de toutes parts pour voir s’il ne

107
découvrirait pas quelque château, quelque hutte de bergers, où il pût chercher un gîte et un remède à
son extrême besoin, il aperçut non loin du chemin où il marchait une hôtellerie74 ; ce fut comme s’il eût
vu l’étoile qui le guidait aux portiques, si ce n’est au palais de sa rédemption. Il pressa le pas, si bien
qu’il y arriva à la tombée de la nuit. Par hasard il y avait sur la porte deux jeunes filles, de celles-là
qu’on appelle de joie75, lesquelles s’en allaient à Séville avec quelques muletiers qui s’étaient décidés à
faire halte cette nuit dans l’hôtellerie. Et comme tout ce qui arrivait à notre aventurier, tout ce qu’il
voyait ou pensait lui semblait se faire ou venir à la manière de ce qu’il avait lu, dès qu’il vit l’hôtellerie,
il s’imagina que c’était un château, avec ses quatre tourelles et ses chapiteaux d’argent bruni, auquel ne
manquaient ni le pont-levis, ni les fossés, ni aucun des accessoires que de semblables châteaux ont
toujours dans les descriptions. Il s’approcha de l’hôtellerie, qu’il prenait pour un château, et, à quelque
distance, il retint la bride à Rossinante, attendant qu’un nain parût entre les créneaux pour donner avec
son cor le signal qu’un chevalier arrivait au château. Mais voyant qu’on tardait et que Rossinante avait
hâte d’arriver à l’écurie, il s’approcha de la porte, et vit les deux filles perdues qui s’y trouvaient,
lesquelles lui parurent deux jolies damoiselles ou deux gracieuses dames qui, devant la porte du château,
folâtraient et prenaient leurs ébats.
En ce moment il arriva, par hasard, qu’un porcher qui rassemblait dans des chaumes un
troupeau de cochons (sans pardon ils s’appellent ainsi) souffla dans une corne au son de la quelle ces
animaux se réunissent. Aussitôt don Quichotte s’imagina, comme il le désirait, qu’un nain donnait le
signal de sa venue. Ainsi donc, transporté de joie, il s’approcha de l’hôtellerie et des dames, lesquelles
voyant venir un homme armé de la sorte, avec lance et bouclier, allaient, pleines d’effroi, rentrer dans
la maison. Mais don Quichotte comprit à leur fuite la peur qu’elles avaient. Il leva sa visière de carton,
et, découvrant son sec et poudreux visage, d’un air amiable et d’une voix posée, il leur dit : « Que Vos
Grâces ne prennent point la fuite, et ne craignent nulle discourtoise offense ; car, dans l’ordre de
chevalerie que je professe, il n’appartient ni ne convient d’en faire à personne, et surtout à des
damoiselles d’aussi haut parage que le démontrent vos présences. » Les filles le regardaient et
cherchaient de tous leurs yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait. Mais quand elles
s’entendirent appeler demoiselles, chose tellement hors de leur profession, elles ne purent s’empêcher
d’éclater de rire, et ce fut de telle sorte que don Quichotte vint à se fâcher. Il leur dit gravement : « La
politesse sied à la beauté, et le rire qui procède d’une cause légère est une inconvenance ; mais je ne
vous dis point cela pour vous causer de la peine, ni troubler votre belle humeur, la mienne n’étant autre
que de vous servir. » Ce langage, que ne comprenaient point les dames, et la mauvaise mine de notre
chevalier augmentaient en elles le rire, et en lui le courroux, tellement que la chose eût mal tourné, si
dans ce moment même n’eût paru l’hôtelier, gros homme que son embonpoint rendait pacifique ; lequel
voyant cette bizarre figure, accoutrée d’armes si dépareillées, comme étaient la bride, la lance, la
rondache et le corselet, fut tout près d’accompagner les demoiselles dans l’effusion de leur joie. Mais
cependant, effrayé de ce fantôme armé en guerre, il se ravisa et résolut de lui parler poliment : « Si
Votre Grâce, seigneur chevalier, lui dit-il, vient chercher un gîte, sauf le lit, car il n’y en a pas un seul
dans cette hôtellerie, tout le reste s’y trouvera en grande abondance. » Don Quichotte voyant l’humilité
du commandant de la forteresse, puisque tels lui paraissaient l’hôte et l’hôtellerie, lui répondit : « Pour
moi, seigneur châtelain, quoi que ce soit me suffit. Mes parures, ce sont les armes ; mon repos, c’est le
combat, etc.76 ». L’hôte pensa que l’étranger l’avait appelé châtelain parce qu’il lui semblait un échappé
de Castille, quoiqu’il fût Andalous, et de la plage de San-Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard
qu’un étudiant ou un page. Il lui répondit donc : « A ce train-là, les lits de Votre Grâce sont des rochers
durs, et son sommeil est toujours veiller77. S’il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à terre, bien assuré
de trouver dans cette masure l’occasion et les occasions de ne pas dormir, non de la nuit, mais de l’année
entière. »
En disant cela, il fit tenir l’étrier à don Quichotte, lequel descendit de cheval avec beaucoup de
peine et d’efforts, comme un homme qui n’avait pas rompu le jeûne de toute la journée. Il dit aussitôt à
l’hôtelier d’avoir grand soin de son cheval, parce que c’était la meilleure bête qui portât selle au monde.
L’autre la regarda et ne la trouva pas si bonne que disait don Quichotte, pas même de moitié. Il l’arrangea
pourtant dans l’écurie et revint voir ce que voulait son hôte, que les demoiselles s’occupaient à désarmer,
s’étant déjà réconciliées avec lui. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse de poitrine et celle d’épaules ;
mais jamais elles ne purent venir à bout de lui déboîter le hausse-col, ni de lui ôter l’informe salade que
tenaient attachée des rubans verts. Il fallait couper ces rubans, dont on ne pouvait défaire les nœuds ;
mais don Quichotte ne voulut y consentir en aucune façon, et préféra rester toute cette nuit la salade en

74
Venta, petite ou misérable auberge isolée sur la route, entre des bourgs éloignés.
75
C’est-à-dire des prostituées.
76
Vers d’un ancien texte très populaire.
77
Continuation du texte précédent.

108
tête, ce qui faisait la plus étrange et la plus gracieuse figure qui se pût imaginer ; et, pendant cette
cérémonie, se persuadant que les coureuses qui le désarmaient étaient de grandes dames du château, il
leur dit avec une grâce parfaite ces vers d’un vieux romance78 : « Jamais ne fut chevalier si bien servi
des dames que don Quichotte quand il vint de son village ; les demoiselles prenaient soin de lui, et les
princesses de son rossin », ou Rossinante, car tel est, mesdames, le nom de mon cheval, comme don
Quichotte de la Manche est celui de votre serviteur ; et, bien que je ne voulusse pas me découvrir jusqu’à
ce que m’eussent découvert les exploits faits en votre service et profit, le besoin d’ajuster à l’occasion
présente ce vieux romance de Lancelot a été cause que vous avez su mon nom avant la juste époque.
Mais un temps viendra pour que Vos Seigneuries commandent et que j’obéisse, et pour que la valeur de
mon bras témoigne du désir que j’ai de vous servir. » Les jeunes filles, qui n’étaient pas faites à des
semblables rhétoriques, ne répondaient mot. Elles lui demandèrent s’il voulait manger quelque chose.
« Quoi que ce fût, je m’en accommoderais, répondit don Quichotte ; car, si je ne me trompe, toute chose
viendrait fort à point. »
Par bonheur, ce jour-là tombait un vendredi, et il n’y avait dans toute l’hôtellerie que des
tronçons d’un poisson séché qu’on appelle, selon le pays, morue, merluche ou truitelle79. On lui
demanda si, par hasard, Sa Grâce mangerait de la truitelle, puisqu’il n’y avait pas d’autre poisson à lui
servir. « Pourvu qu’il y ait plusieurs truitelles, répondit don Quichotte, elles pourront servir de truites,
car il m’est égal qu’on me donne huit réaux en monnaie ou bien une pièce de huit réaux80. D’ailleurs, il
se pourrait qu’il en fût de ces truitelles comme du veau, qui est plus tendre que le bœuf, ou comme du
chevreau, qui est plus tendre que le bouc. Mais, quoi que ce soit, apportez-le vite ; car la fatigue et le
poids des armes ne se peuvent supporter sans l’assistance de l’estomac. » On lui dressa la table à la
porte de l’hôtellerie, pour qu’il eût plus frais, et l’hôte lui apporta une ration de cette merluche mal
détrempée et plus mal assaisonnée, avec du pain aussi noir et moisi que ses armes. C’était à mourir de
rire que de le voir manger ; car comme il avait la salade mise et la visière levée, il ne pouvait rien porter
à la bouche avec ses mains. Il fallait qu’in autre l’embecquât ; si bien qu’une de ces dames servit à cet
office. Quant à lui donner à boire, ce ne fut pas possible, et ce ne l’aurait jamais été si l’hôte ne fut avisé
de percer der part en part un jonc dont il lui mit l’un des bouts dans la bouche, tandis que par l’autre il
lui versait du vin. A tout cela, le pauvre chevalier prenait patience, plutôt que de couper les rubans de
son morion. Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs vint par hasard à l’hôtellerie et se mit, en arrivant,
à souffler cinq ou six fois dans son sifflet de jonc. Cela suffit pour confirmer don Quichotte dans la
pensée qu’il était en quelque fameux château, qu’on lui servait un repas en musique, que la merluche
était de la truite, le pain bis du pain blanc, les drôlesses des dames, et l’hôtelier le châtelain du château.
Aussi donnait-il pour bien employées sa résolution et sa sortie. Pourtant, ce qui l’inquiétait le plus,
c’était de ne pas se voir armé chevalier ; car il lui semblait qu’il ne pouvait légitimement s’engager dans
aucune aventure sans avoir reçu l’ordre de chevalerie.

78
Cervantès fait ici référence à un autre texte, Le Romance de Lancelot : « Oncques n’y eut chevalier / Si bien
des dames servi / Comme le fut Lancelot / Lorsque de Bretagne il vint… »
79
Tous ces noms s’appliquent à la morue… Don Quichotte joue ici sur les mots, car truchuela, qui signifie
morue est le diminutif de trucha, truite.
80
Il s’agit du real de plata vieja, réal (monnaie espagnole) de vieil argent. Cette pièce de monnaie valait environ
le double du réal ordinaire.

109
3.4. La Renaissance en Angleterre : Shakespeare (1564-1616)
La Renaissance européenne s’achève en beauté avec William Shakespeare, dont la
vie et l’œuvre empiètent sur le XVIIe siècle. William Shakespeare est considéré comme le
plus grand écrivain que l’Angleterre ait donné au monde. Sa gloire ne sort d’Angleterre pour
s’exporter en Europe qu’au XVIIIe siècle. Car, si l’œuvre est géniale, l’auteur s’inscrit dans
une époque (comme tous les grands artistes d’ailleurs) et fait partie d’un courant. Elle s’en
dégage pour acquérir un statut universel, mais n’aurait pas existé sans lui. La Renaissance
anglaise se caractérise en effet par le développement extraordinaire du genre théâtral, en
quantité comme en qualité – ce qui préfigure également le XVIIe siècle. On parle de la
génération des élisabéthains, car la période la plus faste à cet égard correspond au règne de
la reine Élisabeth (long règne, qui a duré de 1558 à 1603). Les auteurs ont pour nom :
Christopher Marlowe (1564-1593), Thomas Kyd (1558-1594), Ben Jonson (1572-1637) et,
last but not least, William Shakespeare (1564-1616).
Le théâtre anglais en général et le théâtre élisabéthain en particulier, même s’il
s’inspire de l’Antiquité, ignore les règles classiques et fait une large part à l’action. Il
s’adresse au peuple non sans, dans ses meilleures réalisations, dépasser l’anecdote vers la
critique des idéaux et des mœurs du temps.
L’œuvre de Shakespeare reflète, en quatre étapes bien marquées, l’évolution générale
de la conscience collective de son époque.
1) de 1590 à 1600 : poèmes, comédies et drames historiques
2) de 1600 à 1603 : pessimisme (Hamlet)
3) de 1604 à 1607 : tragédie éthique
4) de 1608 à 1616 : retour à l’optimisme

3.4.1. Shakespeare, première période : de 1590 à 1600


La première période est la mieux fournie et peut elle-même se diviser en trois sous-
groupes, mais qui ne constituent pas des périodes stables – au même moment, Shakespeare
alternant plusieurs types de textes et plusieurs types d’écritures. Les sous-groupes de la
première période, plus qu’à une chronologie, sont liés aux genres pratiqués : poèmes,
comédies, drames.

3.4.1.1. Poèmes
Au cours des années 1590 à 1594, Shakespeare écrit deux longs poèmes qui
appartiennent à l’esprit hédoniste de la Renaissance.
a) Vénus et Adonis (1593) raconte la tentative de séduction d’un jeune homme par une
femme amoureuse. Vénus essaye de séduire Adonis. Elle n’y parvient pas. Adonis
préfère chasser le sanglier mais l’animal le tue.
b) The Rape of Lucrèce (1594), traduit souvent par Le Viol de Lucrèce, narre le rapt
d’une chaste épouse par un débauché criminel. Il s’agit d’un texte inspiré des
écrivains latins Ovide et Tite-Live.
De 1593 à 1598, Shakespeare écrit en outre des Sonnets dont une bonne part est
consacrée à l’amour homosexuel ; intensément personnels, ces poèmes montrent
Shakespeare passant de l’érotisme renaissant à un profond dégout pour la chair et les
passions.

110
3.4.1.2. Les comédies légères (entre 1590 et 1600)
Le Songe d’une nuit d’été (1594), La Mégère apprivoisée (1594), Les Joyeuses
Commères de Windsor (1597), Comme il vous plaira (1599) ou La Nuit du Rois (1600) ont
pour thème principal l’amour, dans l’optique hédoniste de la Renaissance. Shakespeare, qui
s’inspire de Ménandre à travers Plaute (voir supra), utilise tous les ressorts et toutes les
variétés du comique (action, situation, verbal, caractère, etc.). Mais dans un esprit d’humour
plutôt que de satire.
Deux mondes sont développés en contrepoint : le monde idéal d’amants
aristocratiques impliqués dans une intrigue romanesque et un monde réaliste et comique de
personnages de basse extraction.

3.4.1.3. Les drames historiques (1590 – 1600)


Henri VI, Richard III, Henri IV, Henri V : ces drames historiques sont axés sur un autre
aspect de la Renaissance, la conception d’un ordre politique harmonieux et séculier, organisé
autour de la personne du monarque, correspondant à l’ordre macroscopique de l’univers et
à l’ordre microscopique de l’organisme humain.
Richard III, qui contient la fameuse réplique « Un cheval, mon royaume pour un
cheval » est la description d’un tyran sanguinaire, infirme de naissance et accédant au
pouvoir par la ruse. Il est condamné par la pièce, qui n’est cependant pas manichéenne :
Richard est un monstre, mais il est troublant et, d’une certaine façon, attachant.
Au sein de ces drames, au cours de la décennie des années 1590, deux pièces
annoncent pourtant une vision moins optimiste.
Roméo et Juliette (1554), l’une des rares œuvres théâtrales où l’amour juvénile est
traité sur le mode tragique, met en scène un conflit entre l’honneur familial et l’amour
personnel. Mais c’est aussi une mise en scène de la passion amoureuse en tant
qu’aveuglement. Shakespeare n’est pas un romantique avant la lettre : il est fasciné par la
naissance de l’amour, mais il considère que l’amour rend souvent stupide.
Résumé de Roméo et Juliette
Montaigu et Capulet, les deux grandes familles de Vérone, sont ennemies. Roméo
Montaigu assiste, masqué, à une fête donnée par les Capulet. Lui qui croyait aimer Rosaline,
il tombe amoureux de Juliette Capulet. Elle tombe également amoureuse de lui. Après la
fête, il se poste sous sa fenêtre et entend la jeune fille confesser ses sentiments pour lui. Puis
il lui parle et ils décident de se marier en secret – mariage qui a lieu le lendemain grâce à
Frère Laurent. Le même jour, Tybalt, de la famille Capulet, qui a découvert la présence de
Roméo à la fête, se dispute avec Mercutio, ami de Roméo. Celui-ci intervient, évoque son
mariage, mais Mercutio sort son épée. Roméo veut le calmer, Tybalt en profite pour tuer
Mercutio. Roméo tue alors Tybalt. Il doit quitter Vérone pour aller à Mantoue, ce qu’il fait
après avoir passé en cachette la nuit avec Juliette.
Le père de Juliette, qui n’est pas au courant de son mariage, la presse d’épouser un
comte, le comte Paris. Elle accepte par ruse : frère Laurent lui confie un narcotique, qui la
fera passer pour morte pour 40 heures et qu’elle prend la veille du mariage. Le frère doit
prévenir Roméo, qui la fera sortir du sépulcre et l’amènera à Mantoue. Mais le message ne
parvient pas à Roméo (le messager est bloqué dans une maison suspecte). Roméo apprend,
en revanche, que Juliette est morte. Il se rend au tombeau de sa bien-aimée muni d’un poison
violent. Devant le caveau, il rencontre le comte Paris et le tue. Il embrasse Juliette et
s’empoisonne. Juliette se réveille, voit le cadavre de Roméo et se poignarde.
Les deux familles, dans le drame, se réconcilient.

111
Jules César (1597) dramatise sur le plan politique les thèmes de la tyrannie et de la
rébellion de façon ambiguë. La pièce retrace les événements historiques depuis l’assassinat
de César jusqu’à la défaite de Cassius et de Brutus, qui se suicident. Les exégètes se disputent
sur le point de savoir qui est le héros de la pièce : Brutus ou César ?

3.4.2. Shakespeare, deuxième période : de 1600 à 1603


Cette ambiguïté, signe d’un scepticisme naissant, se prolonge en une deuxième
période marquée par trois pièces extrêmement complexes, toutes trois hantées par le
pessimisme et la désillusion : Troïlus et Cressida (1602), Mesure pour mesure (1604) et,
surtout, Hamlet (1600).
Cette évolution de Shakespeare correspond à l’atmosphère de l’époque historique.
Chacun sent venir la fin du règne d’Élisabeth (qui meurt en 1603). Se fait alors partout sentir
une peur politique liée aux problèmes de succession.

3.4.2.1. Hamlet (1600)


En apparence drame de l’honneur et de la vengeance mais œuvre paradoxalement
axée sur l’inaction du héros. D’une part, en effet, Hamlet a des doutes sur la légitimité de la
vengeance réclamée par le spectre de son père assassiné par son oncle, d’autre part, son esprit
est moins frappé par le meurtre de son père que par la souillure de sa mère, qui a épousé
l’assassin.
Résumé d’Hamlet
Le roi du Danemark est assassiné par son frère, Claudius, qui usurpe le trône et
épouse, contre les convenances, la veuve du mort, Gertrude. Mais le spectre est aperçu sur
les remparts du château. Il révèle à Hamlet, son fils, comment il est mort et lui demande
vengeance. Hamlet promet de le venger, mais sa nature mélancolique le plonge dans
l’irrésolution et lui fait remettre à plus tard son geste. Il simule la folie pour détourner les
soupçons. Les proches pensent qu’il est tourmenté par son amour pour Ophélie, la fille de
Polonius, qu’il avait courtisée mais qu’il traite désormais avec cruauté.
Puis, pour vérifier le récit du spectre, Hamlet fait jouer une pantomime puis une pièce
racontant l’histoire de l’assassinat – en présence du roi assassin. Le roi quitte la salle durant
la pièce. Pour Hamlet, c’est la preuve de la culpabilité de son oncle. Il va chez sa mère.
Dispute. Il croit que le roi écoute leur conversation derrière un rideau, tire son épée, l’enfonce
dans les rideaux puis s’aperçoit qu’il vient de tuer Polonius, le père d’Ophélie.
Le roi l’envoie en mission en Angleterre pour s’en débarrasser. Il est accompagné de
Rosencrantz et Guildenstern, qu’il laisse tomber dans les pièges qui lui étaient tendus. Il
revient et apprend qu’Ophélie s’est suicidée et que son frère, Laërte, est de retour pour
venger Polonius. Le roi intervient pour réconcilier Hamlet et Laërte et propose un combat
symbolique plutôt qu’un duel : mais il donne une épée empoisonnée à Laërte, qui blesse
Hamlet à mort. Celui-ci a toutefois le temps de tuer Laërte et le roi. Quant à la reine, elle
boit une coupe empoisonnée qui était destinée à son fils.
Hamlet est une pièce extrêmement complexe et ambiguë. Et, si Shakespeare est l’un
des auteurs les plus commentés au monde (une quinzaine de textes le concernant paraissent
chaque jour !), dans son œuvre, c’est Hamlet qui suscite le plus d’analyses. Et ces exégèses
se contredisent volontiers, non seulement quant à la leçon morale de la pièce, mais même
quant à son récit. Plus d’un commentateur a ainsi mis en doute la culpabilité de Claudius.
Comme la raison de Hamlet est vacillante, il a peut-être rêvé le spectre ? Et, s’il est coupable,
pourquoi Claudius ne sort-il pas de la salle de théâtre dès la pantomime qui représente déjà
un crime ?

112
Extrait d’Hamlet :
Voici la plus fameuse tirade de Hamlet dans la pièce qui porte son nom, celle qui
commence en anglais par : « To be or not to be, that’s the question. »
HAMLET. – Être ou ne pas être : telle est la question. Y a-t-il pour l’âme plus de noblesse à
endurer les coups et les revers d’une injurieuse fortune, ou à s’armer contre elle pour mettre frein à une
marée de douleurs ? Mourir : dormir ; c’est tout. Calmer enfin, dit-on, dans le sommeil les affreux
battements du cœur ; quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée ?
Mourir, dormir ; dormir… rêver peut-être. C’est là le hic ! Car, échappés des liens charnels, si, dans ce
sommeil du trépas, il nous vient des songes… halte-là ! Cette considération prolonge la calamité de la
vie. Car, sinon, qui supporterait du sort les soufflets et les avanies, les torts de l’oppresseur, les outrages
de l’orgueilleux, les affres de l’amour dédaigné, les remises de la justice, l’insolence des gens officiels,
les rebuffades que les méritants rencontrent auprès des indignes, alors qu’un petit coup de pointe
viendrait à bout de tout cela ? Qui donc assumerait ces charges, accepterait de geindre et de suer sous
le faix écrasant de la vie, s’il n’y avait cette crainte de quelque chose après la mort, mystérieuse contrée
d’où nul voyageur ne revient ? Voici l’énigme qui nous engage à supporter les maux présents, plutôt
que de nous en échapper vers ces autres dont nous ne connaissons rien. Et c’est ainsi que la conscience
fait de chacun de nous un couard ; c’est ainsi que la verdeur première de nos résolutions s’étiole à
l’ombre pâle de la pensée ; c’est ainsi que nos entreprises de grand essor et conséquence tournent leur
courant de travers et se déroutent de l’action.
Nous avons souvent parlé d’intertextualité. Celle-ci passe également par des idées
qui circulent d’un texte à l’autre. Hamlet s’en prend dans cette tirade au poncif selon lequel
il est terrible de devoir mourir un jour, en l’inversant : ce qui serait terrible, ce serait de
devoir continuer à vivre après la mort. La vie n’est donc pas insupportable parce qu’elle doit
prendre fin, mais, au contraire, c’est la peur qu’elle se poursuive qui nous aide à la supporter.
Cette peur d’une douloureuse vie qui se prolongerait dans l’au-delà se retrouve dans un
poème des Fleurs du Mal (1857) de Charles Baudelaire (1821-1867), intitulé « Le squelette
laboureur ». Le poète s’y adresse à une gravure macabre qui montre des squelettes bêchant
le sol :
[…] Voulez-vous (d’un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n’est pas sûr ;
Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! il nous faudra peut-être
Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?

3.4.3. Shakespeare, troisième période : de 1604 à 1607


Cette période correspond au début du règne de Jacques Ier, qui s’avèrera très
despotique.
Dans les œuvres de la 3e période, Shakespeare tente de redonner un sens à l’existence,
par le biais de tragédies à fins funestes dans lesquelles le châtiment du héros ne vient pas de
quelque dieu malveillant où jaloux, mais représente une juste punition de la faute commise.

113
Résumé d’Othello (1604-1605)
Othello ou le Maure de Venise est un drame en cinq actes sur le thème de la
vengeance et de l’honneur. La faute tragique d’Othello est son aveuglement qui le pousse à
croire les calomnies répandues au sujet de l’infidélité de sa femme, Desdemone.
Général Maure au service de Venise, Othello a épousé la belle et vertueuse
Desdemone. Il a un officier sous ses ordres, Iago, qui tente de séduire Desdemone. Comme
elle le repousse, Iago, pour se venger, persuade Othello que Desdemone le trompe (avec le
vertueux Cassio). Fou de jalousie, Othello étrangle Desdemone. Puis, comprenant qu’il a été
abusé, il se poignarde de désespoir. Il est donc puni de sa jalousie et de sa passion.
Cette pièce a donné lieu à un opéra de Guiseppe Verdi (1887) et à un film d’Orson
Welles (1952).
Résumé de Le Roi Lear
Il en va de même dans le drame en cinq actes King Lear (1605-1606). Le vieux roi
Lear partage ses États entre ses filles Goneril et Régane, qui ont fait assaut d’affections à son
égard, et il a déshérité la cadette, Cordélia, qui lui a refusé les paroles tendres qu’il voulait
obtenir. Mais, une fois au pouvoir, Goneril et Régane le chasse. Dépossédé, le roi se réfugie
chez Cordélia, qui est en fait la plus pure. Elle lève des troupes pour combattre ses sœurs,
mais elle perd la bataille. Cordélia et Lear sont faits prisonniers. Cordélia meurt pendue et
Lear aussi, le corps de sa fille dans les bras, en prison.
Résumé de Macbeth (1606)
Accompagné de son ami Banco, Macbeth croise des sorcières qui lui prédisent un
glorieux avenir : il deviendra noble puis roi. Poussé par sa femme, Macbeth tue le roi
d’Écosse, Duncan, et devient roi. Il fait alors tuer son ami Banco, qui a assisté à la prophétie.
Ensuite, il éprouve de terribles remords. Il croit voir le spectre de Banco. Lady Macbeth
aussi souffre de remords, devient somnambule et finit par se suicider. Macbeth se fait tuer
par les troupes de Malcolm, le fils de Duncan. Il se jette dans la mêlée de façon suicidaire.
Dans Macbeth, ce n’est pas la faiblesse de l’intelligence qui est le moteur de la
tragédie mais celle de la volonté : l’usurpateur Macbeth est incapable de résister à l’attrait
du pouvoir.
Résumé d’Antoine et Cléopâtre
Pièce romanesque et poétique. L’honnête et généreux Antoine est vaincu par l’amour
et tombe amoureux de Cléopâtre, reine artificieuse et dépravée.
Dans Antoine et Cléopâtre, le héros délaisse son devoir et son honneur pour mener
en pleine lucidité une passion amoureuse aussi dominatrice que la passion du pouvoir chez
Macbeth.

L’ensemble de ces pièces met donc en scène une justice immanente, déclenchée par
le mécanisme même de l’action menée par les héros.

3.4.4. Shakespeare, quatrième période : de 1608 à 1616


L’œuvre de Shakespeare connaît un retour à l’optimisme durant sa dernière période.
Périclès (1609), Cymberline (1610), The winter’s Tale (1611) et La Tempête (1616)
sont des pièces appelées « romances » parce que l’auteur y a recours aux techniques
romanesques du rêve, de la féérie et de la magie. La situation initiale est tragique mais la
substance de l’action dramatique a trait au rétablissement de l’ordre par un héros
démiurgique et bienveillant (cette fois, la justice est transcendante).

114
Résumé de La Tempête
Prospero, duc de Milan, est chassé de ses états par son frère Antonio. Avec sa fille
Miranda, il aborde dans une île mystérieuse dominée par une sorcière. Études et épreuves
font de lui une sorte de mage. Il libère des esprits prisonniers, dont un certain Ariel et il
asservit le monstre Caliban, esprit de la terre qui avait voulu lui voler sa fille. Il devient ami
du génie Ariel, qui provoque une tempête amenant sur le rivage Ferdinand, le fils du roi de
Naples, mais aussi Antonio, qui se repend. Il s’ensuit une histoire d’amour entre les deux
jeunes gens. Prospero fait subir des épreuves à Ferdinand, qui les surmonte brillamment.
Prospero renonce à la vengeance et au pouvoir de mage. Caliban, un instant révolté, s’ouvre
à la conscience. La tempête s’apaise. Prospéro quitte l’île et la laisse à Caliban.

La trajectoire de William Shakespeare suit donc, en résumé, le parcours suivant :


hédonisme renaissant → crise de scepticisme → apaisement tragique → synthèse apaisante,
annonciation de l’esprit classique.

115
4. Le XVIIe siècle : classique ou baroque ?

Introduction

Arrière-plan politique et idéologique


À l’aube du XVIIe siècle, une nouvelle vision du monde voit le jour, qui est faite d’une
tentative de synthèse entre deux courants de pensée dont l’antagonisme a précipité le déclin
de la culture de la Renaissance :
1) D’un côté, l’anthropocentrisme individualiste et le vitalisme esthétique et hédoniste,
qui ont marqué la rupture entre la culture du Moyen Âge théocentrique et la culture
de la Renaissance humaniste (l’homme est au centre du monde, il est la mesure de
toute chose).
2) D’un autre côté, la résurgence du sacré ou de l’esprit religieux – sous sa forme
catholique (la Contre-Réforme) ou protestante (avec le calvinisme et le puritanisme)
dont l’impact a fissuré l’assise séculière, temporelle de la culture de la Renaissance.
La littérature du XVIIe siècle (mais aussi sa philosophie politique) entreprend de
dépasser cet antagonisme idéologique en situant l’anthropocentrisme au sein d’un ordre
hiérarchisé, en le soumettant à l’autorité supérieure de l’État et de la Religion. La forme
politique de la monarchie absolue de droit divin – dont se prévaudra par excellence Louis XIV
en France – constitue le modèle même de cette synthèse qui intègre l’impulsion humaniste
dans la pyramide d’un ordre social inamovible.

Sur le plan religieux, cette synthèse est favorisée, que ce soit du côté des catholiques
ou des protestants, par le mouvement centripète de l’orthodoxie :
1) le concile de Trente (1545-1563) qui se traduit par la Contre-Réforme a fortement
renforcé la cohésion de la doctrine catholique et rétabli la puissance de la hiérarchie
ecclésiastique ;
2) du côté protestant, l’individualisme libertaire des luthériens s’est trouvé discipliné
moralement par les prédications de Calvin, qui systématisent la doctrine réformée, et
en Angleterre par le mouvement puritain qui affecte fortement la classe bourgeoise.

Sur le plan politique, les pays dominants durant cette période sont ceux qui voient
s’effacer le morcellement médiéval au profit de vastes états nationaux, puissants et
centralisés, ambitieux, rêvant de suprématie européenne et d’expansion coloniale comme
l’Angleterre, la France, l’Espagne et les Provinces-Unies – alors qu’en Italie ou en
Allemagne l’émiettement subsiste (ce qui, selon certaines hypothèses, expliquerait que ces
pays peu centralisés passent à l’arrière-plan, notamment au point de vue de la production
littéraire). Les grands États reposent sur un système autoritaire et centralisé, axé sur le
concept de monarchie absolue (même si le gouvernement, comme en Angleterre ou dans les
Provinces-Unies, se présente parfois comme une république, basée sur un Parlement).

Sur le plan économique, les États ont besoin, pour fonctionner efficacement, d’une
économie en expansion, dont le moteur est la classe bourgeoise. L’âge classique voit ainsi
s’instituer, par-dessus la tête d’un pouvoir féodal en déclin, une collaboration étroite entre
le pouvoir monarchique et la bourgeoisie. Elle est cependant contrebalancée par une
collaboration idéologique du roi avec la noblesse, qui partage ses valeurs. C’est le cas dans
l’Angleterre des Tudors, dans laquelle le prestige de la monarchie se trouve renforcé, d’une

116
part, par le schisme anglican (qui libère l’Angleterre de la tutelle du pape et confère au roi
le titre de chef de l’Église) et, d’autre part, par l’entreprise coloniale qui enrichit
puissamment l’économie ; c’est le cas encore en France où le dynamisme politique se trouve
stimulé par un dynamisme économique, sous l’impulsion d’un Richelieu et de ses « grands
commis » d’origine bourgeoise puis de Louis XIV (qui musèle la noblesse en s’appuyant sur
des ministres issus de la bourgeoisie) ; c’est le cas de même dans les Provinces-Unies
délivrées de la domination espagnole, où la croissance économique favorise l’essor de la vie
intellectuelle. En revanche, l’Espagne, suralimentée par les ressources en or venue du
Nouveau-Monde, va en quelque sorte tenir sous le boisseau la classe bourgeoise et
provoquer, ce faisant, une sclérose du système économique, qui ne sera pas sans effets sur
l’activité littéraire et intellectuelle.

L’État Nouveau est caractérisé (surtout en France, en Angleterre et dans les


Provinces-Unies)
1) par une homogénéité ethno-linguistique (qui ne sera parfaitement accomplie, en
France, que dans la première moitié du XIXe siècle) ;
2) par une homogénéité religieuse qui va aussi dans le sens d’une alliance étroite entre
le pouvoir politique et le pouvoir religieux ;
3) par la montée de la bourgeoisie, base de la richesse et du développement économique,
qui tend à reléguer la noblesse dans un rôle de pur prestige, de figuration décorative.

Cette structure – centralisée et pyramidale à la fois – est reflétée par la littérature


européenne, qui construit l’image d’un ordre universel, religieux et séculier, où l’autorité de
pouvoir – qu’il s’agisse de Dieu, de l’Église ou du Monarque – trouve sa légitimité et sa
justification dans l’ordre même qu’il fait régner, supposé favorable au bonheur à la fois de
la société tout entière et des individus qui la composent.

monarque
absolu

noblesse

bourgeoisie bourgeoisie

Entre le monarque et la bourgeoisie, la collaboration est économique. Entre le


monarque et la noblesse, elle est idéologique.

Classique ou baroque ?
La dénomination âge « classique », communément appliquée en France au
XVIIe siècle, est trompeuse, car elle laisse supposer que l’esprit dit « classique » non
seulement domine mais exclut tout autre forme d’esthétique. Il ne faut pas oublier que,
comme l’histoire des peuples, l’histoire des lettres est écrite par les vainqueurs, à partir de
leur point de vue, effaçant tout ce qui n’entre pas dans leur schéma ou tout ce dont ils ont

117
triomphé : ainsi, le triomphe du classicisme en France s’est fait au détriment des écrivains
baroques. Par ailleurs, il s’agit surtout, précisément, d’un point de vue français. On peut
résumer la situation (grossièrement, une fois de plus) en disant qu’en France, une tension a
opposé les baroques et les classiques et que ce sont les classiques qui l’ont finalement
emporté, imposant une esthétique nationale qui va perdurer jusqu’au romantisme. Mais le
reste de l’Europe est plutôt baroque.
N’oublions pas toutefois que, à nouveau, ces notions sont venues par la suite pour
désigner ce qui avait eu lieu : ceux que nous appelons « les classiques » ne savaient pas qu’ils
étaient des classiques, ni les baroques des baroques.
En outre, certains penseurs ont tendance à rejeter l’opposition entre classicisme et
baroque : il s’agirait d’un continuum et de nombreux auteurs mélangent les traits des deux
tendances.
Ajoutons encore que les deux termes ont un double usage.
Ils peuvent désigner chacun une grande tendance générale de l’art, atemporelle et
universelle, et s’opposant l’une à l’autre : certains artistes, à toutes les époques, ont un
tempérament classique (ils sont sensibles à l’harmonie, à la pureté, à la régularité, au
dépouillement, à la raison, à la rigueur, à la simplicité, à l’équilibre), d’autres ont un
tempérament baroque (ils sont sensibles à l’excès, aux détails, aux fioritures, aux contrastes,
aux effets, aux ajouts, à la fantaisie, à l’imagination). S’appuyant sur l’Antiquité grecque, le
philosophe Nietzsche oppose ainsi les « apolliniens » (qui aiment l’ordre, la mesure, la
maîtrise) aux « dionysiaques » (instables, sensuels, fougueux) selon une dichotomie qui
semble recouper celle qui met face à face les classiques et les baroques.
Mais les deux termes peuvent désigner aussi chacun une période historique précise :
- pour le mot « baroque » : du dernier tiers du XVIe siècle au deuxième tiers
(inclus) du XVIIIe siècle (de 1580 à 1790) dans divers pays d’Europe et selon des
temporalités variables d’un pays à l’autre.
- pour le mot « classique » : une courte période durant la seconde moitié du
XVIIe siècle en France, de 1660 jusqu’en 1685. Mais, à de nombreux égards, on
peut considérer que le classicisme règne jusqu’au début XIXe siècle, c’est-à-dire
jusqu’au romantisme (qui, en France, sera le premier mouvement à le remettre
en cause) 81.
Les deux usages se recoupent dans la mesure où les caractéristiques du « baroque »,
selon l’usage général du mot, correspondent plus ou moins aux caractéristiques de l’art de
l’époque en question. Et il en va de même pour la période classique.
Nous considérerons ici les deux termes dans leur usage historique.

Le baroque
À l’origine, le mot « baroque » viendrait du terme portugais « barroco », adjectif
appartenant au vocabulaire de la joaillerie signifiant « qui ne se dit que des perles qui ne sont
pas parfaitement rondes ». Il a été ensuite exporté en architecture, en musique et en art, puis,
dans un dernier temps, appliqué en littérature par opposition au classicisme. Ce terme est
très discuté. En France, il a longtemps comporté des connotations péjoratives.
En ce qui concerne l’architecture et la peinture, on considère traditionnellement
que le baroque trouve son origine dans le mouvement de la Contre-Réforme catholique, avec
le développement (favorisé par les jésuites) d’une esthétique de la surcharge, du monumental
et du collectif qui prend le contre-pied de l’austérité, de l’humilité et de l’individualisme
81
Notons qu’il y aura tout de même d’autres périodes dites « classiques » en art : par exemple, à Vienne, dans
le domaine de la musique durant la seconde moitié du XVIIIe siècle (avec Haydn et Mozart).

118
protestants. Le baroque, de ce point de vue, est perçu comme une exhibition de puissance et
de richesse basée sur l’importance des superpositions ornementales. C’est un culte de la
forme et de l’apparence. Cette origine, qui lie le baroque à la Contre-réforme, donc au
catholicisme doit cependant être nuancée. Le baroque ne s’est en effet pas développé
seulement dans les pays demeurés catholiques, au sud de l’Europe : le baroque a fleuri aussi
dans les pays protestants, comme la future Allemagne ou l’Angleterre. Ajoutons que c’est
dans le domaine des arts de l’espace que l’opposition du baroque et du classique a donné
lieu à sa première description savante, que l’on doit à Heinrich Wölfflin (1864-1945) dans
Les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Wölfflin caractérise l’esthétique classique
par la linéarité, le découpage de l’espace en plans séparés, la circonscription des formes et
la prévalence du dessin. Elle ferme l’espace et harmonise les parties au tout. L’esthétique
baroque, au contraire, privilégie la continuité, le dynamise des formes, la matière colorée.
Elle laisse l’espace ouvert, en n’indiquant que des directions dans un champ de forces
conflictuelles, indéfini et illimité.
En littérature, le baroque se traduit, au niveau du contenu, par le goût du
monumental : à partir de 1560, la poésie s’oriente vers des sujets grandioses et des œuvres
massives. C’est l’âge d’or des poèmes cosmiques, des poésies cosmogoniques, des épopées
métaphysiques. Sur le plan de l’expression, les baroques font usage d’hyperboles, de
grandiloquence, d’oxymores et d’antithèses, de procédés accumulatifs et itératifs
(énumérations et répétitions), de la périphrase confinant au maniérisme. C’est la surcharge
ornementale : la rhétorique est foisonnante. L’effet voyant est recherché. Le baroque a en
outre le goût de la surprise et pratique le mélange des genres, du tragique et du comique, du
grotesque et du macabre, de l’élégance et de la grossièreté (comme la littérature du Moyen
Âge). Il s’ensuit que la forme prend le pas sur le sens (contrairement au classicisme qui veut
que la forme soit au service du sens).
Le baroque ne cache pas sa volonté d’impressionner, de forcer l’admiration dans le
sublime comme dans l’horreur.
De là, l’importance, dans la littérature, du théâtre, qui est le monde de la
représentation, de l’ostentation avec pour moteur la puissance et la gloire.

Le classicisme
L’adjectif « classique » existait auparavant, mais il désignait l’Antiquité et non un art
au présent. Le mot vient du latin « classicus », qui veut dire alors « de premier ordre », « qui
est digne d’être enseigné dans les classes ». Au XVIIIe siècle, on étend la notion aux grands
auteurs du XVIIe siècle français.
Le mot « classicisme » a été inventé au XIXe siècle quand est apparu le romantisme,
auquel on l’a opposé.
Le classicisme du XVIIe siècle se définit par les caractéristiques suivantes :
• La codification de l’art : la littérature obéit à des règles. Il ne faut cependant pas
surestimer celles-ci : les fameuses règles venues d’Aristote ne s’appliquent
qu’au théâtre. Et même plus précisément seulement à la tragédie (et non à la
comédie). Pour rappel, il s’agit de l’unité de temps (l’action doit se dérouler en
une journée), de lieu (en un seul endroit), d’action (l’intrigue doit se dérouler
entièrement sans être interrompue par des événements subsidiaires qui
n’auraient rien à voir avec elle).
• La prédominance du sens sur la forme : la forme doit se plier à la clarté du sens.
« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent
aisément », professait le poète Nicolas Boileau (1636-1711) dans son Art
poétique (1674), qui est typiquement classique.

119
• Dès lors, le classicisme est du côté de la litote (là où le baroque est de celui de
l’hyperbole), de l’épure, de l’ascèse, de la concentration. Boileau déclarait à ce
propos : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, / Vingt fois sur le
métier remettez votre ouvrage, / Polissez-le sans cesse, et le repolissez, / Ajoutez
quelquefois, et souvent effacez. » Le classicisme recherche un équilibre. Il vise
la perfection, l’achèvement et non l’infini.
• Le culte de la raison : il ne s’agit cependant pas comme on le dit souvent de
l’esprit cartésien. Si le philosophe René Descartes a écrit et vécu à la même
époque, il n’a guère influencé les classiques. Le culte de la raison n’équivaut pas
à un rationalisme desséchant, mais à un esprit d’analyse lucide, qui se manifeste
notamment dans l’analyse sans complaisance des passions humaines (par
exemple dans les fameuses maximes de La Rochefoucauld (1613-168082)). Les
passions sont puissantes, aux yeux des classiques, mais trompeuses et
dangereuses.
• Le culte de la civilité mondaine : le public visé est le roi, sa cour et la grande
bourgeoisie. La littérature doit correspondre à leur vision du monde, de la morale
et de la bonne manière de se comporter en société. Cela se traduit par deux
notions complémentaires : la bienséance et la vraisemblance.
o La bienséance est liée aux bonnes manières : chaque personnage doit
agir selon ce qui convient à son âge, sa condition, son sexe. La
bienséance se traduit concrètement, surtout au théâtre, par l’interdiction
des scènes de violence et, bien entendu, de contacts amoureux.
Psychologiquement, cela implique une forme de pudeur, de réserve, de
modestie individuelle : les classiques ne parlent guère d’eux-mêmes. Ils
s’intéressent plus à leur œuvre qu’à eux-mêmes, disait l’écrivain
français du début du XXe siècle Paul Claudel.
o Le souci de la vraisemblance dépend plus largement de la vision
générale du monde de la « bonne société » : il faut que le récit ou la
mise en scène correspondent aux croyances en vigueur et ne cherchent
ni à les choquer, ni à étonner. La notion est plus complexe qu’il n’y
paraît et a donné lieu à de nombreuses réflexions théoriques de la part
des penseurs du classicisme. Elle implique un lien particulier avec la
réalité : c’est la réalité passée par le tamis de l’opinion qui est
représentée. Ainsi, un théoricien classique nommé D’Aubignac oppose
le vraisemblable au « Vrai », qui peut être incroyable et au « Possible »,
qui est soit ridicule, soit, lui aussi, souvent incroyable. D’Aubignac note
dans un texte de 1657, il « est possible qu’un homme meure d’un coup
de tonnerre, mais ce serait une mauvaise invention au Poète de se
défaire par là d’un Amant qu’il aurait employé pour faire l’intrigue
d’une Comédie ». On voit à quel point, par la notion de vraisemblance,
le classicisme est à l’opposé du baroque.
• La référence à l’Antiquité gréco-latine. Celle-ci ne donne cependant plus lieu à
une forme de nostalgie, comme à la Renaissance, dominée par le sentiment d’une
perte. Le classicisme est optimiste et conquérant à cet égard. Si les classiques
sont modestes d’un point de vue individuel, ils sont fiers de leur siècle et sont
persuadés de la grandeur de Louis XIV.
• Bien qu’il se réfère au goût de la « bonne société » française, donc d’une infime
part de l’humanité, les classiques pensent avoir trouvé dans ce modèle antique

82
Pour des exemples de maximes écrites par le duc de La Rochefoucauld, voir plus bas le point 4.3.

120
une beauté universelle, qui correspond à un fond éternel de l’Homme. Ils croient
à la fixité du Beau.
La valorisation du classicisme, en France, est souvent idéologique et nationaliste : la
France a longtemps cultivé le mythe d’une âme classique et rationnelle, qui s’est opposée à
la fantaisie italienne, puis au romantisme venu d’Allemagne. Il s’agit bien entendu d’une
invention, d’un mythe, mais ce mythe a parfois influencé des créateurs qui n’avaient peut-
être pas un tempérament classique (par exemple Corneille ou le compositeur Camille Saint-
Saëns). Cela n’annule en rien les grandes réussites du classicisme français du XVIIe siècle :
Corneille, Racine, Molière, Malherbe, Boileau, le château de Versailles et ses jardins, la
peinture de Lebrun, la musique de Lully, etc. Enfin, ajoutons que ce modèle imposé a permis
à d’autres mouvements de se définir (ou d’être définis) : le baroque est pensé par l’histoire
de la littérature par rapport au classicisme et le romantisme français se construira lui-même
en s’y opposant.

4.1. Le théâtre au XVIIe siècle


Incontestablement, le théâtre est le genre dominant au XVIIe siècle. Pour deux
raisons :
1) d’abord, le théâtre répond à la sensibilité baroque (sens du spectacle, de l’action, de
la parole dramatisée), le terme de « théâtralité » pouvant même servir de définition
au baroque ;
2) ensuite, le théâtre répond à l’esprit classique (mise en scène du pouvoir, transposé
dans l’Antiquité, art d’apparat, codification).
Là encore, le modèle de la tragédie classique à la française (Racine et Corneille) ne
doit pas occulter d’autres formes de théâtralité. En réalité, il y a lieu de distinguer à l’échelle
européenne deux courants :
1) dans les pays de sensibilité baroque profonde, c’est-à-dire l’Espagne, l’Italie, les pays
germaniques et l’Angleterre, le théâtre se traduit par des formes vagues (drame,
comédie) ou synthétiques (opéra).
2) en France, la sensibilité classique ayant triomphé, le théâtre épouse les formes
codifiées de la tragédie ou de la comédie. La tragédie, considérée comme plus noble,
est plus codifiée que la comédie : elle doit obéir à la fameuse règle des trois unités :
unité de temps (la pièce se déroule en vingt-quatre heures), unité de lieu (la pièce se
déroule en un seul endroit), unité d’action (il ne peut y avoir d’intrigue annexe).
La tragédie française est en outre encadrée historiquement et géographiquement par
le drame élisabéthain dont il a été question (Shakespeare, Marlowe) et par le drame baroque
espagnol de Lope de Vega, de Tirso de Molina et de Calderón.

4.1.1. Le théâtre en Espagne

4.1.1.1. Felix Lope de Vega Cardio (1562-1635)


Écrivain de stature européenne produit par le premier tiers du XVIIe siècle, véritable
géant, Lope de Vega est comparable à Shakespeare, son immédiat prédécesseur.
C’est un auteur extraordinairement prolifique : romans pastoraux, épopées, poèmes
héroï-comiques, sonnets et surtout théâtre (on lui attribue près de 2 000 pièces dont 500 ont
été conservées). Mais l’œuvre n’est pas importante seulement au niveau quantitatif, elle l’est

121
aussi qualitativement : Lope de Vega joue un rôle considérable dans la définition du théâtre
moderne au tournant du XVIe et du XVIIe siècles.
Sa carrière de dramaturge commence en 1610 (au moment où Shakespeare met un
terme à la sienne), mais s’est engagée théoriquement l’année précédente, avec la publication
du Nouvel Art de faire des comédies (1609), manifeste désinvolte et acte d’émancipation du
théâtre moderne, se coupant des dictats d’Aristote. Seul compte pour lui le divertissement
du spectateur. Il pense que l’amour et l’honneur sont les seuls ressorts dramatiques.
Défenseur du réalisme, il s’oppose aux précieux et à Gongora (poète maniéré, voir infra).
Lope de Vega est l’initiateur d’un genre appelé la Comedia espagnole, pièce en 3
actes et en vers, longue de 3 000 vers, dont l’action ignore les unités de temps et de lieu
(mais garde l’unité d’action), mêlant le tragique et le comique et qui fait un usage abondant
du symbolisme poétique.
Œuvre immense : difficile d’en détacher sans arbitraire différents titres :
- Comédie-héroïque : La Découverte du Nouveau Monde (1614).
- Drame historique : La Belle Esther (1610).
- Comédies de mœurs : L’Alcade de Zalamea (1600)
Le Chien du jardinier (1618)
Le Cavalier d’Olmedo (publié en 1641 ; adapté et
mis en scène par Albert Camus)
L’Étoile de Séville (1617)
Le public visé par Lope de Vega est la ville et la Cour. Il aborde de nombreux sujets :
la Bible, la mythologie, l’histoire antique, l’histoire espagnole, la chevalerie, les fables
orientales, le folklore, l’hagiographie, les mœurs paysannes ou urbaines, les politiques
intérieure et extérieure.
Lope défend une vision positive du monde, placée sous le signe de la « justice
poétique » : l’intrigue commence par la destruction de l’ordre et s’achemine vers sa
restauration. Il est inspiré par la perspective transcendante de la pensée catholique. Ses
meilleures œuvres se développent sur trois plans :
1) sur le plan de la vie privée, le thème privilégié est l’amour.
Sur ce point, l’inspiration de Lope est placée sous le signe de la morale chrétienne
sans pour autant rejeter la glorification renaissante de la nature. Lope n’est pas un puritain :
il célèbre l’amour dans toutes ses ressources charnelles et affectives, mais à condition qu’il
soit légitime (c’est-à-dire répondant à l’éthique chrétienne du mariage).
2) sur le plan de la vie sociale, deux thèmes majeurs : l’honneur et l’État.
Le droit de l’individu, que reconnaît Lope, doit s’exercer dans le cadre de la légalité
monarchique. Défenseur de l’autorité royale, Lope critique le pouvoir des féodaux.
3) sur le plan de la religion, Lope soutient que la loi morale et la hiérarchie sociale
tirent leur légitimité d’avoir été voulues par Dieu.

4.1.1.2. Tirso de Molina (1580-1648)


Tirso de Molina était un moine. Pourtant, il est l’auteur de nombreuses comédies de
divertissement dont l’intrigue est fondée sur des rivalités amoureuses. La plus connue de ses
pièces, L’Abuseur de Séville et le festin de pierre (1631) marque l’entrée en littérature du
personnage de don Juan. Œuvres tous-publics, adressées notamment au public populaire, ses
pièces sont représentées sur les places ou dans les cours. Le but de Tirso de Molina est de
distraire, d’attendrir et d’édifier.

122
L’Abuseur de Séville est une illustration scénique du péché de présomption. La pièce
constitue aussi une âpre critique sociale, en mettant en scène un jeune aristocrate dissolu
mais dont les victimes sont elles aussi suspectes d’immoralité.

4.1.1.3. Calderón (1600-1681)


Pedro Calderón de la Barca, comme les autres écrivains majeurs du Siglo de Oro
(« siècle d’or »), fut à la fois un guerrier (le temps d’une bataille), un homme de lettres (toute
sa vie) et un religieux (à la fin de sa vie). Après la mort de Lope de Vega, il devient dès 1634
le dramaturge officiel de la Cour d’Espagne, dans des salles désormais fermées et destinées
à cet effet, ce qui déterminera le caractère sacral de l’inspiration de Calderón : il a écrit de
nombreuses pièces d’inspiration religieuse.
Sa production dramatique, riche de 200 pièces, peut être divisée en deux courants
principaux, qui sont contradictoires entre eux :
1. Un courant d’inspiration profane, dans un ensemble de pièces connues sous
l’appellation de « drames de l’honneur » : Calderón explore l’éthique aristocratique de
l’honneur sans chercher à la concilier, comme Lope, avec la morale religieuse. Ainsi, dans
Le Médecin de son honneur, le personnage central assassine sa femme non parce qu’elle le
trompe, mais parce qu’elle pourrait le tromper. La valeur absolue est l’honneur, la réputation
en particulier sous sa forme la plus pointue : le « point d’honneur ».
2. Un courant dominé par une philosophie religieuse posant que la vie terrestre n’a
de réalité et de sens que dans la perspective de la vie éternelle. L’homme doit, dans son
intérêt, réprimer ses passions et ses impulsions qui pourraient l’amener à enfreindre l’ordre
divin (comme chez Lope de Vega, mais en plus manichéen). La pièce maîtresse de ce second
courant est la pièce la plus connue de Calderón : La vie est un songe (1635). Cette pièce est
exemplaire de l’esprit et du style baroque dont nous avons parlé. Le principe même de la
mise en doute du réel, de la confusion entre rêve et réalité est baroque. Le style très chargé
du texte l’est également.
Résumé de La vie est un songe
Rosaura, femme déguisée en homme et son valet sont perdus dans des montagnes
polonaises et aperçoivent une tour. Ils surprennent la plainte d’un homme qui y est enchaîné
et qui dit être prisonnier depuis sa naissance. Quand cet homme s’aperçoit qu’on a entendu
ses plaintes, il veut tuer les voyageurs. Mais il est pris d’émotion en entendant la voix de
Rosaura, première femme qu’il voit (sans savoir que c’en est une, puisqu’elle est déguisée
en homme). Sur ce, arrive son geôlier, qui veut aussi tuer les voyageurs car personne ne peut
connaître l’existence du prisonnier. Mais le geôlier reconnaît l’épée portée par Rosaura : il
l’avait laissée à une femme qu’il avait abandonnée enceinte. Pris dans un dilemme, il choisit
de s’en remettre au roi.
Entretemps, celui-ci explique à son neveu et à sa nièce que les étoiles lui avaient
prédit que son fils serait sanguinaire et le chasserait du trône. C’est pourquoi, à sa naissance,
comme la mort de la mère en couche semblait renforcer ces sombres présages, il avait
prétendu à tous que l’enfant était mort-né et l’avait enfermé et caché loin des regards. Peut-
être ce traitement aura permis de changer le sort : il veut faire l’expérience et donner le
pouvoir à son fils Sigismond. Mais il prend une précaution : il l’endormira et le transportera
endormi au palais. S’il se comporte mal, il sera rendormi et re-transporté dans la tour. Il
pourra croire que son passage au palais n’était qu’un rêve.
Le geôlier vient, le roi dit qu’il peut relâcher les étrangers puisqu’il n’y a plus de
secret. (L’histoire de Rosaura, dont l’honneur est bafoué, intrigue annexe, sera résolue à la
fin par un mariage.)

123
Sigismond se réveille dans sa chambre au palais, apprend qu’il est prince, mais se
révèle atrocement tyrannique, allant jusqu’à tuer un valet par caprice, à menacer de mort son
ancien geôlier, à insulter son père. Il est alors rendormi et enfermé à nouveau. Quand il se
réveille, il croit avoir rêvé. Mais le peuple a eu vent de son existence et veut qu’il règne (et
non les princes étrangers qui doivent succéder au roi) et il est libéré par une rébellion. Il
s’empare alors du pouvoir, mais doute de la réalité : la vie est un songe. Relativisant tout, il
se montre bon prince et pardonne à son père.
Deux extraits de La vie est un songe.
D’abord, la plainte, magnifique et très baroque, de Sigismond au début de la pièce :
SIGISMOND : Hélas ! malheureux ! hélas ! infortuné ! je voudrais savoir, ô ciel, puisque vous
me traitez de la sorte, quel crime j’ai commis contre vous en naissant. Je sais que de naître c’était déjà
commettre un crime ; c’était assez déjà pour provoquer votre justice et vos rigueurs, car le plus grand
crime de l’homme, c’est d’être né. Seulement je voudrais savoir, pour connaître à fond mon malheur,
laissant de côté, ô ciel, ce crime d’être né, en quoi j’ai pu vous offenser encore pour me châtier de la
sorte. Les autres ne sont-ils pas nés comme moi ? et si les autres sont nés, pourquoi ces privilèges dont
je n’ai jamais joui ? L’oiseau naît avec la parure qui lui donne une beauté suprême, et à peine est-il une
fleur qui a des plumes, un bouquet qui a des ailes, que, d’un rapide essor, il fend les plaines de l’air,
dédaignant la douce chaleur du nid maternel qu’il délaisse pour toujours. Parce que j’ai plus d’âme,
dois-je avoir moins de liberté ? La bête sauvage naît, et sa peau si richement tachetée, à peine est-elle
devenue, sous le pinceau divin, une image des étoiles, qu’impitoyable et hardie, la nécessité de nature
lui enseigne la cruauté et le fait l’épouvante du labyrinthe des bois. Et moi, avec des instincts
merveilleux, dois-je avoir moins de liberté ? Le poisson naît, avorton des vagues et des algues marines,
qui ne respire pas, et à peine, bateau revêtu d’écailles, se mire-t-il dans les eaux, qu’il s’en va où il veut,
mesurant l’immensité des mers et ne reculant que devant les profondeurs glacées. Et moi, avec plus
d’intelligence, dois-je avoir moins de liberté ? Le ruisseau naît, couleuvre qui se déroule au sein des
fleurs, et à peine, serpent d’argent, s’est-il brisé au milieu des fleurs, que par son doux murmure il
célèbre la grâce du berceau embaumé que lui a donné la majesté des campagnes ouvertes à son cours
rapide. Et moi, doué de plus de vie, dois-je avoir moins de liberté ? Quand cette douloureuse pensée
s’empare de moi, devenu un volcan, un Etna, je voudrais arracher de ma poitrine des lambeaux de mon
cœur. Quelle loi, quelle justice, quelle raison permet de refuser à un homme le charmant privilège, le
droit précieux que Dieu accorde au cristal des eaux, à un poisson, à une bête sauvage, à un oiseau ?
Second extrait, peu après, quand le même Sigismond est ému de rencontrer pour la
première fois une femme (qu’il prend pour un homme) :
SIGISMOND : Ta voix m’attendrit, ta présence m’inspire un respect qui me trouble. Qui es-tu ?
Car, quoique je ne sache presque rien du monde, cette tour ayant été tout à la fois mon berceau et ma
tombe ; quoique depuis ma naissance (si cela s’appelle naître) je n’aie vu que ce désert sauvage où je
vis misérablement, squelette vivant et vivant frappé de mort ; quoique je n’aie vu qu’un seul homme
qui partage ici mon malheur, et qui m’a donné quelque connaissance du ciel et de la terre ; et quoique,
ici, ce qui t’effrayera davantage et doit faire de moi à tes yeux un monstre humain, je sois, jouet des
terreurs et des chimères, un homme entre les bêtes sauvages, une bête sauvage entre les hommes ; enfin,
quoique au milieu d’une si grande infortune j’aie étudié la politique, enseigné par les animaux, averti
par les oiseaux, et mesuré le cours harmonieux des astres, toi seul as suspendu mes ennuis, charmé mes
yeux, étonné mon oreille. Chaque fois que je te regarde, tu fais naître en moi une admiration nouvelle,
et plus je te regarde, plus j’éprouve le désir de te regarder. Mes yeux, je crois, sont hydropiques83, car
vainement boire c’est mourir, ils ne se lassent pas de boire ; et ainsi, sachant que de voir me donne la
mort, je meurs du désir de te voir. Mais laisse-moi te voir et mourir, car je ne sais, quand de te voir me
donne la mort, ce que je souffrirais à ne pas te voir, ce serait plus qu’une mort cruelle, de la fureur, de
la rage, une douleur immense. J’exagère peut-être ; mais c’est que donner la vie à un malheureux, c’est
comme donner la mort à un heureux.
Soulignons la construction langagière de ces deux passages, basés sur des
accumulations et des répétitions.

83
Hydropique : accumulation de sérosité (liquide corporel).

124
4.1.2. Le théâtre en France

4.1.2.1. Théâtre baroque français


Comme ailleurs en Europe, la dramaturgie en France est d’abord baroque au début
e
du XVII siècle avec des auteurs comme Garnier (Le Dradamante (1580)), Rotrou, Alexandre
Hardy. Ce théâtre est peu soucieux des unités classiques et mêle la comédie et la tragédie en
introduisant sur la scène française le sens de l’action (car le théâtre français jusque-là est
froid, déclamatoire, académique).
Mais ce théâtre sera submergé par la vague classiciste. Celle-ci est soutenue par le
pouvoir. En effet, le cardinal de Richelieu fonde l’Académie française en 1635 et stimule la
réaction des doctes contre le théâtre irrégulier de Hardy. L’Académie française a ainsi une
influence considérable sur le premier grand auteur de tragédies français : Pierre Corneille.

4.1.2.2. Pierre Corneille (1606-1684)


Corneille est le représentant principal du théâtre sous Louis XIII (qui règne de 1610 à
1643). Il se fait d’abord connaître comme auteur de comédies plutôt baroques (L’Illusion
comique, 1636), mais il accède à la gloire avec Le Cid (1637), une tragi-comédie en
alexandrins inspirée de la pièce espagnole de Guillén de Castro (1569-1631). Il en a été
question plus haut (au point 2.2.1.2 « L’épopée espagnole »).
Résumé du Cid
Rodrigue et Chimène sont amoureux l’un de l’autre, mais don Diègue, le père de
Rodrigue, se disputent avec le père de Chimène, le comte. Le comte donne un soufflet à don
Diègue, qui veut sortir son épée, mais qui s’avère trop âgé pour se battre. Don Diègue
prononce alors la fameuse tirade suivante :
Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fais rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du Roi, m’en a su rendre indigne.
Et il demande à Rodrigue de laver son honneur et d’affronter en duel le père de sa
bien-aimée. Rodrigue est pris par le fameux dilemme cornélien : faut-il choisir l’honneur ou
l’amour ? Il choisit l’honneur et tue en duel le comte. Chimène comprend son choix, mais,
sommée elle aussi de choisir entre honneur et amour, elle choisit l’honneur et demande
vengeance au roi – tout en avouant discrètement à Rodrigue qu’elle l’aime toujours au moyen
d’une célèbre litote « Va, je ne te hais point. » Sur ces entrefaites, les Maures attaquent
l’Espagne et Rodrigue devient un héros national en les repoussant. Afin de respecter l’unité

125
d’action, l’unité de lieu et la bienséance, Corneille ne met pas en scène cette bataille, mais
seulement Rodrigue qui la raconte :
Sous moi donc cette troupe s’avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre et, sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Rodrigue est un héros, impossible à condamner, mais Chimène s’obstine dans la voie
de l’honneur. Un duel a alors lieu entre un autre prétendant et Rodrigue : Rodrigue l’emporte
et obtient le droit d’épouser Chimène une fois que celle-ci aura terminé son deuil.
L’action du Cid se déroule donc à trois niveaux :
1) vie affective (thème de l’amour)
2) morale de l’honneur (thème de la vengeance)
3) raison d’état (thème de la justice)
Entre ces trois valeurs, s’organisent un réseau de tensions sous forme de dilemmes
entre l’amour individuel et l’honneur familial d’une part et entre l’honneur familial et la
raison d’état d’autre part. Les dilemmes sont résolus, in fine, par l’intervention du Roi, qui
rétablit l’ordre en restaurant l’honneur de Chimène, tout en favorisant son amour pour
Rodrigue.

126
La pièce a un succès foudroyant, à tel point que le roi anoblit le bourgeois Corneille.
Mais, en raison même de son succès, la pièce suscite une polémique : la « querelle du Cid ».
Certains commentateurs reprochent à Corneille de ne pas respecter vraiment la règle d’unité
d’action (avec la bataille contre les Maures), ni la bienséance (Chimène aimant « l’assassin
de papa »), ni la vraisemblance (une femme bien née ne préférerait pas ainsi l’amour à
l’honneur). Le genre mixte de la tragi-comédie est également reproché à Corneille.
En outre, le succès du Cid a rendu Corneille très prétentieux. Il a écrit ainsi, peu après
la pièce, des vers orgueilleux comme : « Par la seule beauté ma plume est estimée : / Je ne
dois qu’à moi seul toute ma renommée. » Son attitude suscite non seulement la jalousie des
autres écrivains, mais surtout le mécontentement d’un homme très puissant : le cardinal de
Richelieu. Ce dernier détient alors le véritable pouvoir en France, dans la mesure où le roi,
Louis XIII, se soumet à ses jugements et s’en remet complètement à lui pour la direction des
affaires de l’État. Or Richelieu cherche à établir un pouvoir absolu, et veut contrôler les
Lettres. Il a, dans ce but, fondé un peu auparavant, en 1635, l’Académie française et il
n’entend pas laisser Corneille clamer ainsi son indépendance, d’autant plus que celui-ci était
jusqu’alors un de ses hommes : le Cardinal avait utilisé le dramaturge pour écrire une partie
d’une pièce qu’il avait lui-même imaginée. Il fallait faire rentrer Corneille dans le rang.
Richelieu somme l’Académie d’intervenir officiellement dans le débat. Le théoricien Jean
Chapelain se charge d’écrire un rapport, qui est corrigé par Richelieu dans le sens d’une plus
grande sévérité. Le rapport, intitulé « Les sentiments de l’Académie française sur la tragi-
comédie du Cid », paraît en 1638, un an après la sortie de la pièce. Le jugement est accablant.
Soulignons un point de ce rapport : à ceux qui lui reprochaient l’invraisemblance de
la pièce, Corneille avait répondu en disant qu’il s’agissait d’une histoire vraie. On a vu (au
point 2.2.1.2 l’épopée espagnole) que le fond véridique du Cid était très ténu et que les
premières versions de la légende ne contenaient pas le motif du meurtre du père de Chimène,
mais, à l’époque, ce fond historique n’est pas remis en cause. L’argument de Chapelain est
d’une autre nature : « Le Poète doit préférer la vraisemblance à la vérité, il doit plutôt
travailler sur une chose toute feinte pourvu qu’elle soit conforme à la raison, ou s’il est obligé
de prendre une matière historique de cette nature pour la porter sur le théâtre, il doit la réduire
aux termes de la bienséance même aux dépens de la vérité. » On voit bien ici que la
vraisemblance n’est pas une forme de réalisme.
Corneille n’a pas le choix : il se soumet à ce jugement et ne le discute plus guère –
ce qui n’empêche pas sa pièce de continuer à être jouée avec succès. Le dramaturge est
récompensé de sa soumission : Richelieu décide alors de lui verser une confortable pension.
Chapelain est récompensé également : il est chargé d’établir la liste des pensions royales
attribuées aux écrivains, ce qui fait de lui le vrai régent des lettres françaises.
Corneille compose ensuite des pièces respectant les normes classiques : des tragédies
en bonnes et dues formes, dont le sujet est puisé non plus dans le théâtre baroque espagnol,
mais, comme il se doit, dans l’Antiquité. L’amour y occupe une place moins centrale que
dans Le Cid. Dans Horace (1640), pièce dédiée à Richelieu, le conflit principal se situe à
l’intérieur du héros entre l’appétit de gloire personnelle et les besoins du service de l’État,
représentés par la volonté du roi de Rome. La fin violente de la pièce est encore quelque peu
critiquée par Chapelain, mais cela reste sans conséquence. Dans Cinna (1641), Corneille se
tourne vers le principe même du pouvoir et propose une définition dramatique du monarque
idéal, qui fait régner l’ordre et l’harmonie plutôt par la clémence que par la justice. Et
Polyeucte (1643) marque la brève intrusion du sentiment religieux chez Corneille, dont
l’inspiration essentielle est et restera séculière.
Ces trois tragédies ambitieuses vont affermir son succès et sa renommée.
Avec le temps, Corneille s’écartera cependant de l’idéal classique, en retrouvant peu
à peu sa liberté, lâchant la bride à son imagination fertile, compliquant les intrigues avec

127
beaucoup d’habilité. Dès 1644, il écrit ainsi une tragédie complexe et terrible Rodogune
(nous allons y revenir). Cela ne l’empêche pas d’entrer à l’Académie en 1647. À partir de
1642 et de Pertharite, il obtient cependant moins de succès. Ensuite, en 1664, il a affaire à
un jeune rival, plus profondément classique que lui : Jean Racine (1639-1699). Les deux
auteurs s’opposent frontalement en composant chacun une tragédie sur le même sujet : Titus
et Bérénice de Corneille face à Bérénice de Racine. De l’avis unanime, c’est Racine qui
l’emporte. Corneille écrira encore une pièce, puis se retirera à l’âge de 69 ans (et mourra à
78 ans).
Corneille est parfois considéré comme un baroque, parfois comme un classique. À
certains égards, on peut estimer que c’est un baroque contrarié, contraint par l’époque à se
faire plus classique qu’il ne l’est. Mais la situation est sans doute plus complexe encore, car
ce n’est qu’au niveau de l’intrigue que la contrainte de l’Académie a pesé. La langue de
Corneille ne lui a pas posé de problème à cet égard. Il use dès Le Cid d’un l’alexandrin tout
à fait pur, clair, harmonieux. Et sa vision du monde, sa morale (malgré les reproches qui lui
sont adressés par Chapelain quant à la bienséance dans Le Cid) sont conforme à la vision
classique : Corneille défend en effet dans ses pièces une hiérarchie stricte des valeurs, où
l’individu trouve son accomplissement suprême dans la soumission à ce qui le dépasse. Son
art est au service de la grandeur.
En résumé, Corneille est classique au niveau de l’écriture (du style, de la phrase)
comme de la morale, mais son imagination est profondément baroque et c’est celle-ci qu’il
a dû, pour plaire à l’Académie, brider pendant un temps. Une formule veut que « Le
classique soumet la fantaisie à une forme. Le baroque soumet la forme à sa fantaisie. » Elle
semble s’appliquer parfaitement à Corneille.
Comparons pour illustrer le propos les contenus des pièces de Corneille. D’abord
deux tragédies classiques par excellence, puis Rodogune.
Résumé d’Horace (1640)
Rome est en guerre contre Albe, la ville voisine. Comme la guerre s’éternise, on
décide qu’un combat entre 3 guerriers de chaque camp décidera de l’issue de la guerre. Chez
les Romains, ce sont les trois frères Horace qui sont élus. En face, les trois Curiace. Or une
sœur d’Horace est fiancée à un Curiace. Le combat est rude et le vainqueur est Horace, les
5 autres sont morts. Comme sa sœur est fâchée de la mort de son fiancé, Horace la tue. Le
roi, après procès, lui pardonne.
Résumé de Cinna (1642)
Émilie, dont Octave avait fait mourir le père, a décidé de se venger. Octave est devenu
l’empereur Auguste et la traite comme sa fille. Elle promet à Cinna de l’épouser s’il assassine
Auguste. Auguste apprend le complot. Après avoir réfléchi, il leur pardonne.

Ces deux pièces présentent un schéma limpide, qui correspond à l’unité d’action
classique. Il en va autrement de Rodogune, impossible à résumer aussi succinctement.
Résumé de Rodogune (1644)
Cléopâtre, reine de Syrie, a tué par jalousie le roi, son mari. Vient le jour où ses fils,
des jumeaux, sont majeurs et où elle doit désigner l’aîné, qui deviendra roi et époux de
Rodogune, la sœur du roi de Parthes. Elle seule sait en effet lequel des jumeaux est sorti en
premier de son ventre.
Les deux frères, Antiochus et Séleucus, aiment tous les deux Rodogune. Ils se jurent
de se soumettre à la décision de leur mère et de ne pas devenir ennemis.
Cléopâtre, hypocrite, hait Rodogune et manœuvre : elle déclare à ses fils qu’elle a
tué leur père car il courtisait Rodogune. Puis elle promet le trône à celui qui tuera celle-ci.

128
Les deux frères décident de s’emparer par force du trône. C’est Rodogune qui
choisira et le mari et le roi.
Rodogune apprend les projets de Cléopâtre et sait qu’elle est aimée des deux frères :
elle se promet alors à celui qui tuera Cléopâtre.
Les deux frères sont face à un terrible dilemme : la mère ou l’amour en passant par
la mort. Et ils ne parviennent plus à se mettre d’accord sur la marche à suivre. Séleucus se
décourage. Antiochus essaye de fléchir Cléopâtre et Rodogune.
Antiochus parvient à désarmer Rodogune, qui renonce à sa vengeance. Elle lui laisse
entendre qu’elle l’aime. Antiochus se rend alors auprès de Cléopâtre, qui fait semblant de
céder, de lui accorder le trône et la main de Rodogune.
Ensuite, elle excite la jalousie de Séleucus contre son frère, mais celui-ci ne réagit
pas. Furieuse, elle décide de tuer tout le monde : ses deux fils et Rodogune. Elle fait
assassiner Séleucus puis accueille hypocritement Antiochus et Rodogune, qui ignorent le
crime. Elle tend à Antiochus une coupe empoisonnée. Mais un intendant arrive annonçant la
mort de Séleucus et ses dernières paroles. « Une main qui nous fut bien chère venge ainsi le
refus d’un coup trop inhumain. » Antiochus hésite : est-ce la main de sa mère ou de
Rodogune ? Cléopâtre accuse Rodogune qui se défend. Il veut boire un coup : Rodogune
l’en dissuade : cela vient de la reine. La reine s’empare de la coupe, en boit, espérant en faire
boire son fils et sa promise, mais elle meurt presque aussitôt. Elle a le temps de prononcer
ces terribles paroles :
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie ;
Ma haine est trop fidèle et m’a trop bien servie.
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi :
C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçois ;
Mais j’ai cette douceur dedans cette disgrâce
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne ; de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi.
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victime,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie et que confusion !
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

4.1.2.3. Molière
Vie et carrière de Molière
Molière, de son vrai nom Jean-Baptiste Poquelin, naît en 1622 dans une famille de
marchands. (À nouveau, c’est donc un bourgeois.) Il fait des études de droit et, en 1643, à
21 ans, il abandonne tout pour devenir acteur. Il fonde une troupe avec d’autres jeunes dont
Madeleine Béjart, sa maîtresse, dans l’espoir de conquérir Paris. Mais la concurrence est trop
rude et, en 1646, la troupe part faire des tournées en province. C’est au cours de ces années
de voyage (de 1646 à 1658) qu’il se met à écrire. Il commence par des farces (petites pièces
comiques simples un peu vulgaires), qui répondent à ce qui plaît a priori dans les villages
qu’il traverse. Puis il écrit une première comédie en 1654 : L’Étourdi. En 1658, la troupe,
dont Molière est devenu le chef, revient à Paris et connaît un premier grand succès avec Les
Précieuses ridicules (1659). Molière a 36 ans. Il va rattraper le temps perdu et écrire
énormément, mettre en scène et jouer ses pièces. Il connaîtra le succès jusqu’à sa mort, mais
certaines pièces lui valent des ennuis : L’École des femmes (1662) d’abord qui suscite de
violentes polémiques, Tartuffe (1664), qui est interdit de représentation publique (le roi a
apprécié la pièce jouée en avant-première à Versailles, mais s’est rallié ensuite à l’avis de

129
l’Église), et Don Juan (1665), qui est interrompu après quelques représentations. Le
Misanthrope (1666) suscite aussi le débat.
Après cela, Molière s’en prendra à des vices que tout le monde blâme, comme dans
L’Avare (1668).
En 1673, Molière joue Le Malade imaginaire et meurt quelque temps après la
représentation. Comme le métier d’acteur est mal vu par l’Église, il n’a droit qu’à des
funérailles nocturnes à peine décentes.

Les deux Molière


De façon à nouveau très schématique (et donc quelque peu grossière), l’œuvre de
Molière peut être classée en deux parties, malgré le fait qu’au niveau de l’humour elle joue
sans cesse de tous les registres (farce, humour, satire, comique de geste, de situation, de
caractère et même absurde). La division proposée ici tient à la morale de l’œuvre : la majorité
des pièces défend l’ordre établi en se moquant de travers et de défauts que la morale
commune réprouve (l’avarice), ou en se moquant d’une mode passée (Les Précieuses
ridicules), des femmes (Les Précieuses ridicules) ou de la classe sociale inférieure (Le
Bourgeois gentilhomme qui se moque des bourgeois en s’adressant aux nobles). C’est la
fonction du rire comme cohésion sociale et maintien de l’ordre telle que la définit Bergson
dans Le Rire (1940). C’est le Molière qui s’attaque aux excentriques, que résume le
personnage de Chrysalde dans L’École des femmes : « Il faut, comme en tout, fuir les
extrémités ».
C’est le Molière du « juste milieu » qui flatte les préjugés du temps, qui reprend les
idées de la Cour.
À côté de ces pièces consensuelles, les trois chefs-d’œuvre de Molière sont beaucoup
plus ambigus : Don Juan, Le Misanthrope et Tartuffe. Dans ces trois pièces, Molière s’élève
par les voies du rire à une réflexion sérieuse sur la condition de l’homme et de la société, et
la morale qui s’en dégage est plus inquiétante : elle remet fondamentalement en question la
société. Molière est donc, au total, un auteur pluriel. Pour s’en convaincre, attardons-nous
encore sur les trois chefs-d’œuvre en question.

Résumé de Don Juan (1665)


Don Juan est, comme chacun sait, un grand séducteur. Pour arriver à ses fins, il
n’hésite pas à promettre le mariage à ses victimes, ou même à les épouser avant de s’enfuir.
Ce qui intéresse don Juan, c’est la conquête, ce qui suit ne l’intéresse plus. Il s’attaque à
toutes les femmes, de la noble à la paysanne, et le fait qu’une demoiselle ait un fiancé ne
l’arrête pas. La dernière victime importante de don Juan est Elvire et les frères de celle-ci
recherchent don Juan pour venger leur sœur. Don Juan, toujours accompagné de son valet
Sganarelle qui lui reproche sa conduite, est dans la forêt quand il aperçoit qu’un gentilhomme
est attaqué par des brigands. Il sauve le gentilhomme avant de s’apercevoir qu’il s’agit du
frère d’Elvire. Le frère lui doit la vie et laisse une chance à don Juan qui s’en va. Sa route le
conduit devant le tombeau d’un homme que don Juan a tué : le Commandeur. Il y a une
statue dans le tombeau et cette statue fait un signe à don Juan. Son valet, Sganarelle, effrayé,
pense qu’il s’agit d’un signe du ciel : don Juan doit changer de conduite. Mais don Juan ne
croit pas en Dieu, ce qui est très rare à l’époque, et pense que personne n’a à lui indiquer sa
conduite. Il n’a pas peur et s’oppose à toutes les autorités. La suite de la pièce verra don Juan
se débarrasser de tous ses ennemis en les trompant. Mais à la fin, la statue se rend chez lui
et le tue.

130
Don Juan peut être comprise dans deux sens différents selon que l’on pense que le
personnage de don Juan est un héros ou un méchant homme. Il est en effet ambigu : d’un
côté, il est égoïste, mauvais avec les femmes, athée (ce qui est mal vu), libertin, anarchiste
mais d’un autre il est intelligent, courageux, généreux, séduisant et s’oppose à l’hypocrisie.
De plus, il est beau parleur et ne trouve personne à sa hauteur pour lui répondre si ce n’est,
à la fin de la pièce, un fantôme, une statue (la statue du commandeur) qui l’envoie en enfer.
L’intervention de la statue du commandeur peut être interprétée de deux façons : soit elle est
envoyée par Dieu pour punir don Juan qui est alors un mauvais ; soit, au contraire, le côté
artificiel et magique de cette fin signifie que, dans la vraie vie, don Juan ne serait pas puni.
Car même le chrétien le plus convaincu ne croit pas en une statue qui bouge. Don Juan
devient alors un héros. Molière laisse le choix aux spectateurs. Et si la pièce a été interdite
de son temps, c’est parce que certains d’entre eux y ont vu une apologie du libertin.

Extrait de Don Juan, qui oppose un don Juan, très disert, à son valet, réduit a quia :
SGANARELLE : En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre
méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.
DON JUAN : Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on
renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se
piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès
sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est
bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée
la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour
moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle
nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire
injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages
et les tribus où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je
vois d’aimable ; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous.
Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est
dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune
beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des
larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes : à forcer pied à pied
toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et
la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y
a plus rien à dire, ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans
la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre
cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher de
la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent
perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien
qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs ; je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme
Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes
amoureuses.
SGANARELLE : Vertu de ma vie ! comme vous débitez ! Il me semble que vous avez appris cela
par cœur, et vous parlez tout comme un livre.
DON JUAN : Qu’as-tu à dire là-dessus ?
SGANARELLE : Ma foi, j’ai à dire… Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une
manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les
plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire ; une autre fois je
mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.
DON JUAN : Tu feras bien. »
Résumé de Le Misanthrope (1666)
Alceste est misanthrope, ce qui veut dire qu’il n’aime pas l’humanité. Il reproche
spécialement à ses contemporains d’être hypocrites, de ne jamais dire ce qu’ils pensent aux
autres, de se montrer très polis devant une personne puis d’en dire du mal dès qu’elle est
sortie. « Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde », déclare-t-il. Aussi, Alceste est-il
très franc et n’hésite-t-il pas à dire à Oronte, qui lui a lu son dernier poème, que ce poème

131
est mauvais. Ainsi Alceste se fait-il des ennemis. Pour son malheur, Alceste est amoureux
de Célimène. Celle-ci dit l’aimer aussi mais elle se comporte exactement à l’inverse
d’Alceste, elle reçoit tout le monde, elle est mondaine et hypocrite. D’autres femmes aiment
Alceste, dont Éliante, qui est plus sincère, qui ressemble plus à Alceste que Célimène. Mais
Alceste n’y peut rien : il aime. Il demande alors à Célimène d’être plus claire et de ne plus
recevoir toutes ces personnes dans son salon et tous ces hommes qui lui font la cour. À la fin
de la pièce, on s’aperçoit que Célimène s’est promise à quatre hommes à la fois : chacun
d’eux la rejette et Alceste, écœuré, décide de se retirer du monde et de vivre seul. Avant de
partir, il reconnaît à Éliante des qualités de cœur mais refuse de l’épouser.
Le Misanthrope, pièce ambitieuse écrite en alexandrins, est tout aussi ambigüe :
Alceste, qui hait l’hypocrisie et parle à tous avec franchise, a-t-il tort ou raison ? À la fin de
la pièce, il se retrouve seul. Sa solitude le condamne-t-elle ? Ou accuse-t-elle une société
dans laquelle il n’y a pas de place pour un homme franc et sincère ? Don Juan, déjà, déclarait
que la société est basée sur l’hypocrisie. (Monsieur de Montousier, l’homme réel qui avait
inspiré à Molière le personnage d’Alceste ne jugea pas que la pièce lui était défavorable.)

Extrait du Misanthrope qui voit celui-ci discuter avec son ami Philinte (qui représente
« le juste milieu ») au sujet de la franchise.
Alceste :
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Philinte :
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste :
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.
Philinte :
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils que l’usage demande.
Alceste :

132
Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte :
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux l’on pense ?
Et, quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplait,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste :
Oui.
Philinte :
Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
Alceste :
Sans doute.
Résumé de Tartuffe (1669)
Tartuffe est l’inverse d’Alceste : c’est un hypocrite complet. Il se sert de la religion
pour avoir l’air bon (il fait semblant de prier toute la journée, donne des conseils à tout le
monde) mais, en fait, il est mauvais. Il a réussi à impressionner Orgon, qui l’admire et lui
fait une confiance telle que non seulement il l’héberge et le nourrit mais en plus veut lui
donner sa fille et en fait son unique héritier. Cette générosité n’empêche pas Tartuffe de faire
la cour à la femme d’Orgon. Quand Orgon s’en rend compte, il est trop tard : Tartuffe, grâce
à l’héritage obtenu, chasse Orgon de sa propre maison. Heureusement, au dernier moment,
le prince intervient et met Tartuffe en prison.

Tartuffe semble reprendre l’idée selon laquelle la société est basée sur l’hypocrisie.
Tartuffe est clairement un mauvais mais c’est un faux-dévot, un hypocrite, et il s’avère plus
fort que tout le monde, son hypocrisie lui permettant de tromper autrui : la société lui donne
raison. La toute fin l’envoie en prison mais, à nouveau, dans cette fin, l’intervention du
prince est à peine plus crédible que celle de la statue dans Don Juan : les princes ne se
préoccupent pas des petites affaires de chaque habitant. Il y a donc une ambiguïté. D’ailleurs,
à nouveau, l’Église de son temps a tranché dans un sens en interdisant la pièce.

4.1.2.4. Jean Racine (1639-1699)


Si la question du classicisme de Corneille méritait un débat, il n’en va pas de même
de Jean Racine, qui peut, sans état d’âme, être considéré comme un classique.
Racine est né dans une famille bourgeoise. Il devient orphelin à l’âge de quatre ans.
Sa première pièce, La Thébaïde, qui met en scène la guerre fratricide opposant à Thèbes
Étéocle à Polynice (voir supra le chapitre 1.1.2.1.1), est jouée par la troupe de Molière en
1664.
Racine rencontre le succès dès 1665 et écrit des tragédies en alexandrins basées sur
des sujets antiques. En 1677, il écrit Phèdre, puis il arrête d’écrire pour devenir
historiographe du roi. Douze ans plus tard, à la suite d’une demande de madame

133
de Maintenon, la très dévote favorite du roi Louis XIV, il réécrira deux pièces à sujets
bibliques : Esther (1689) et Athalie (1691).
La tragédie racinienne, qui s’écarte résolument de l’univers de la tragi-comédie
encore prégnant chez Corneille, est celle des êtres à qui Dieu n’a pas jugé bon de confier sa
grâce rédemptrice. Racine est proche des Jansénistes qui se réunissent dans l’Abbaye de
Port-Royal et qui, comme Blaise Pascal (1623-1662), croient en la prédestination et en la
grâce. Les Jansénistes s’appuient sur la pensée de Jansenius (évêque d’Ypres 1585-1638),
qui dans L’Augustinus (1640) défend une conception religieuse sévère selon laquelle
l’humanité est vouée à la damnation éternelle, sauf quelques prédestinés. À la différence du
calvinisme où le succès ici-bas est un signe de la faveur de Dieu, pour Jansenius, c’est le
malheur et la souffrance terrestre qui permettent d’espérer la Rédemption. Pour Racine, c’est
donc Dieu au départ (et non les actes des individus) qui décide si tel mortel ira au paradis.
Aussi Racine met-il en scène la violence coupable de la passion, qui pousse les êtres au crime
presque malgré eux.
Passons en revue quelques-unes de ses plus célèbres tragédies pour illustrer cette
conception pessimiste de la foi et de la vie humaine :
Résumé d’Andromaque (1667)
Cette pièce a déjà été évoquée à propos d’Euripide, dont s’inspire et se démarque
Racine. Pour rappel, résumons la version proposée par Racine de cette tragédie :
La guerre de Troie est terminée : les Grecs ont vaincu les Troyens. Un des rois grecs,
Pyrrhus, a emmené comme prisonnière Andromaque, la femme d’Hector, et leur fils, le petit
Astyanax. Il s’apprête à épouser une princesse grecque, Hermione. Mais il retarde le mariage
car il est amoureux d’Andromaque. Celle-ci le repousse, par fidélité à son époux mort au
combat. Elle ne peut aimer un ennemi.
Sur ce, arrive un ambassadeur grec, Oreste, envoyé pour demander la tête
d’Astyanax, dont on craint plus tard la vengeance. Or Oreste est amoureux d’Hermione –
qui aime Pyrrhus.
Pyrrhus se sert de la demande grecque pour faire du chantage auprès d’Andromaque :
si elle refuse de l’épouser, il donnera son fils aux Grecs. Après hésitation, elle accepte de se
remarier pour sauver son fils. Hermione, furieuse d’être rejetée, demande à Oreste de tuer
Pyrrhus : elle aussi fait du chantage et promet à Oreste sa main en échange de ce crime. Mais
en apprenant la mort de Pyrrhus, elle insulte Oreste, le traitant d’assassin puis se suicide –
Oreste devient fou.
La pièce met en scène une double dépréciation des principales impulsions
existentielles : l’amour et l’action. Les grandes actions chères à l’État valorisées chez
Corneille deviennent des plans mesquins et méprisables (enlever un bébé) et les personnages
parviennent encore à les détourner à des fins strictement personnelles. L’amour n’est plus
un sentiment noble, mais une passion possessive et égoïste, qui se mue en haine quand elle
est frustrée.
Résumé de Britannicus (1669)
Au début de la pièce, l’empereur Néron gouverne l’Empire romain avec sagesse.
Mais il tombe subitement amoureux de Junie, la fiancée de Britannicus, fils de Claude, son
père adoptif. Dévoré par la passion, Néron découvre sa nature sanguinaire et tue Britannicus.
Cette tragédie inverse un autre schéma cornélien, celui de la pièce Cinna, qui voit
Auguste se montrer… auguste et pardonner aux conspirateurs. Dans Britannicus, le statut
social élevé ne correspond plus à une grandeur d’âme mais à une forme de malédiction :
Néron est à la fois l’empereur et le maudit. Ce sont les faibles (Britannicus), les persécutés
qui incarnent la hauteur d’âme. Cette pièce illustre la profondeur du pessimisme racinien.

134
Résumé de Phèdre (1677)
Thésée, roi d’Athènes, héros des héros, a quitté la ville. Sa seconde épouse, Phèdre
est amoureuse de son beau-fils, Hippolyte. Celui-ci a la réputation d’être un sauvage, qui ne
s’intéresse pas à l’amour : en réalité, il est secrètement amoureux d’Aricie, la prisonnière de
son père. Survient l’annonce de la mort de Thésée. Hippolyte se déclare alors à Aricie. Et
Phèdre se déclare à Hippolyte, mais ne parvient à recueillir que son mépris. Elle s’empare
alors de son épée pour se suicider. Oenone, sa nourrice, l’empêche de s’exécuter. Mais
Thésée n’était pas mort et il revient. Oenone, de peur que sa maîtresse ne soit dénoncée par
Hyppolite, accuse celui-ci d’avoir fait des propositions à Phèdre. Thésée, furieux, se dispute
avec Hippolyte, qui au cours de l’échange, prononce le vers le plus célèbre de la pièce : « Le
jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » Thésée chasse son fils et appelle sur lui
la colère de Neptune. Phèdre, se sentant coupable, s’apprête à dire la vérité, mais elle apprend
qu’Hyppolite en aime une autre (Aricie) et tombe en proie à une autre passion coupable, la
jalousie. Son amour se change en haine : elle ne dit rien et tombe malade de chagrin. Voyant
son abattement, Thésée a un doute et veut rappeler son fils : trop tard, celui-ci est mort dans
un accident provoqué par un monstre. Phèdre paraît, vient s’accuser devant Thésée, alors
qu’elle a avalé un poison dont elle va mourir.
La morale de cette pièce est donc austère et pessimiste : les passions poussent les
puissants à commettre des crimes. Les humains sont les jouets de la fatalité.
À nouveau, grande intertextualité sur ce sujet, qui a été traité, entre autres, par
Sophocle (tragédie perdue), Euripide (deux tragédies, une perdue, une que l’on possède sous
le titre Hyppolite-porte-couronne) et Sénèque.
Pour écrire cette pièce, que l’on considère comme son chef-d’œuvre, Racine s’est
inspiré et d’Euripide et de Sénèque. Il aura lui-même des continuateurs : Charles Swinburne
(1837-1909) et Gabriel d’Annunzio (1863-1938) reprendront le sujet.
Extrait de Phèdre : le sauvage Hippolyte avoue son amour à Aricie.
HIPPOLYTE :
Moi, vous haïr, Madame ?
Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,
Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?
Ai-je pu résister au charme décevant…
ARICIE :
Quoi ? Seigneur.
HIPPOLYTE :
Je me suis engagé trop avant.
Je vois que la raison cède à la violence.
Puisque j’ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre : il faut vous informer
D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un prince déplorable,
D’un téméraire orgueil exemple mémorable.
Moi, qui contre l’amour fièrement révolté,
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
Qui des faibles mortels déplorant les naufrages,
Pensais toujours du bord contempler les orages ;
Asservi maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?
Un moment a vaincu mon audace imprudente :
Cette âme si superbe est enfin dépendante.
Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré,

135
Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
Dans le fond des forets votre image me suit ;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;
Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.
Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;
Mes seuls gémissements font retenir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d’un amour si sauvage
Vous fait en m’écoutant rougir de votre ouvrage.
D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère.
Songez que je vous parle une langue étrangère,
Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,
Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

4.1.3. Le théâtre dans les Provinces-Unies : Joost Van Den Vondel (1587-1679)
Le XVIIe siècle est le « siècle d’or » des Provinces-Unies (futurs Pays-Bas) : c’est
l’époque des grands peintres Rembrandt, Vermeer de Delft et tant d’autres. Le pays connaît
la prospérité grâce au commerce et jouit d’un esprit de tolérance. Amsterdam est alors un
grand centre de civilisation en Europe.
En littérature, une figure domine : Joost Van Den Vondel. Celui-ci est d’origine
anversoise et protestante, mais il s’est converti au catholicisme. Il est auteur d’une œuvre
très abondante contenant de la poésie et, surtout, du théâtre.
À la différence de Corneille (écrivain profane), Vondel est un dramaturge
d’inspiration religieuse ; mais comme chez Corneille, son théâtre est axé sur une antithèse,
non entre le Bien et le Mal, mais entre deux « Biens », deux devoirs entre lesquels il
appartient au héros tragique de faire un choix.
Dans Les Frères (1639), par exemple, David est déchiré entre ses sentiments
humanitaires et la volonté de Dieu, qui exige le sacrifice expiatoire des petits-fils de Saül.
Deux pièces maitresses :
- Lucifer (1654)
- Adam en exil (1664) : Lucifer quitte l’enfer pour expier Adam et Ève et les
pousse à la faute. Vondel étudie la naissance même du mal dans le monde et dans
l’homme.
Le nom de Vondel est passé dans la langue courante pour désigner le néerlandais,
que l’on désigne parfois par l’expression « la langue de Vondel ».

4.2. La poésie au XVIIe siècle : baroque et classique

4.2.1. Espagne baroque : Luis de Gongora (1561-1627)


Lope est un poète lyrique, tandis que Gongora développe une haine du lyrisme en
tant qu’expression des sentiments. Il reste de glace devant les beautés de la nature et devant
les illusions et les misères de l’homme. Mais il considère la langue comme un matériel
autonome, qui n’est au service d’aucune cause, d’aucun sentiment, d’aucune idée. Il travaille
alors sur des mots riches et étranges dans une syntaxe labyrinthique usant de métaphores

136
absurdes et de combinaisons de mots inattendues. Un poème est un objet autonome, un
édifice existant en soi et pour soi. Un poème est une architecture verbale aussi précise que
gratuite. Cette position formaliste, qui rappelle les grands rhétoriqueurs (voir supra chapitre
2.3.4), annonce les poètes français de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, comme
Stéphane Mallarmé et Paul Valéry. Comme Pétrarque a donné le « pétrarquisme », on parle
de « gongorisme » pour évoquer un style baroque et obscur, riche en métaphores et en
hyperboles.
Par ailleurs, désireux de donner au castillan les prestiges du latin, il introduit des
latinismes comme Ronsard dans le français cent ans plus tôt. Gongora n’a pas compté que
des admirateurs (on a vu plus haut l’hostilité de Lope de Vega à son égard). Ses détracteurs
l’accusent de « forcer la langue ».
Ses principales œuvres sont La Fable de Polyphème et de Galathée (1612), un poème
mythologique et pastoral et Les Solitudes (1613), quatre grands chants, narrant les épisodes
de la vie d’un jeune homme naufragé sur une île inconnue. Mais il a aussi écrit des poèmes
plus courts, dont des sonnets.

Voici deux sonnets de Gongora :


Au sépulcre du Gréco
Tandis que pour ternir l’éclat de tes cheveux, Cette forme élégante, ô pèlerin,
Le soleil, or poli, vainement étincelle ; Mais dure clef de porphyre luisant,
Tandis qu’avec mépris au milieu de la plaine Recèle en soi le pinceau le plus doux
Ton front blanc se compare à la beauté d’un lys ; Qui anima le bois et fit la toile vivre.

Tandis que pour cueillir chacune de tes lèvres Son nom, digne d’un souffle plus puissant
Vont après toi plus d’yeux qu’après l’œillet Que n’en veut le clairon de Renommée,
précoce, Illustre le champ de ce grave marbre :
Et tandis que triomphe avec un frais dédain Vénère-le, et poursuit ton chemin.
Sur le luisant cristal ton col délicieux,
Git le Greco. Nature a hérité
Cède à ce col, ce front, ces lèvres, ces cheveux, Son art, l’Art son savoir et Iris ses couleurs,
Avant que ce qui fut en ton âge radieux La lumière Phébus, ou bien Morphée les
Or pur, et lys, œillet, cristal luisant, ombres.

Non seulement deviennent ou argent ou violette Urne telle, en dépit de sa dure matière,
Flétrie, mais avec toi tout cela réuni, Boive les pleurs et tous parfums qu’exsude
Terre, fumée, poussière, ombre, néant. De l’arbre sabéen84 l’écorce funéraire.

4.2.2. La poésie en Angleterre : John Milton (1608 – 1674)


Au début du XVIIe siècle, le règne de Charles 1er Stuart (1600-1625-1640) est marqué
par des conflits politiques et religieux qui aboutissent au triomphe du puritanisme avec
Olivier Cromwell (1599–1658). Celui-ci procède à l’exécution du roi suivant, Charles Ier, en
1649, et instaure une « république » avant de devenir dictateur en 1653 jusqu’à sa mort en
1658 (après quoi, l’Angleterre retrouve la monarchie avec Charles II Stuart). Dans ce
contexte, la période qui s’écoule entre 1626 et 1660 est caractérisée par l’influence croissante
de la religion sur la littérature. La spiritualisation de l’inspiration poétique se remarque chez
différents poètes (anglicans, catholiques ou puritains) qu’on rassemble d’ordinaire sous
l’étiquette de « poètes métaphysiques » : Henry Vaughan (anglican), Richard Crashaw
(catholique) et surtout : John Milton (puritain, 1608-1674).

84
L’adjectif « sabéen » signifie « du pays de Saba », c’est-à-dire du sud de l’Arabie.

137
Milton est le secrétaire de Cromwell. Il est l’auteur du poème épique religieux
Le Paradis perdu (1667), qui constitue le couronnement de sa carrière et qui est un poème
majeur du siècle. La carrière de Milton se divise en plusieurs périodes.
- 1re période : Milton poète lyrique, oscillant entre la chair et l’esprit (il écrit en latin
et en anglais).
- 2e période : abandon de la poésie, écriture de pamphlets visant à promouvoir la liberté
en tous domaines (liberté de parole, liberté de religion, liberté politique, liberté
personnelle, droit au divorce). Il écrit La Défense du peuple anglais, texte rédigé en
latin qui défend le régicide. Ayant échoué dans son mariage, il écrit aussi La Doctrine
et la discipline du divorce, texte que l’on peut qualifier d’antiféministe. Durant cette
période, il devient aveugle (en 1652, à l’âge de 40 ans).
- 3e période : au moment de la restauration de Charles II Stuart, Milton, qui de toute
façon a été déçu du régime puritain de Cromwell, revient à la poésie. Il termine alors
un projet mis en chantier vingt ans auparavant : une épopée traitant du péché originel.
Il s’agit d’une poésie narrative, incantatoire, baroque, visant, comme il dit, à
« affirmer la Providence et à justifier les voies de Dieu » en racontant la tentation et
la chute d’Adam et Ève. C’est paradoxalement avec le personnage de Satan que
Milton semble s’être identifié : il peint un Satan révolté.
Milton meurt dans la détresse en 1674. Il aura une grande influence sur le
romantisme, mais il est peu lu aujourd’hui.
Extrait du Paradis perdu de Milton : il s’agit d’un passage où il est question de la
cécité (dont souffre Milton) mis en prose et traduit par Georges-Albert Astre.
Hymne au poète aveugle à la lumière
Salut, sainte Lumière, fille aînée du Ciel, ou bien m’est-il permis sans sacrilège de te nommer
de l’Éternel le rayon co-éternel, puisque Dieu est Lumière, qu’il n’a résidé de toute éternité qu’en
l’inaccessible Lumière, qu’il a donc résidé en toi, radieuse effluence de l’essence radieuse encore
incréee. Ou dois-je plutôt t’appeler fleuve du pur Éther et qui alors dira ta source ? Avant les Cieux, tu
existais et à l’appel de Dieu tu vêtis comme d’un manteau le monde des eaux qui montaient, sombres et
profondes, conquises sur l’infini vide et sans forme. Vers toi je reviens aujourd’hui d’une aile plus
hardie, échappé du marais Stygien85, bien que j’aie été longtemps retenu dans cet obscur séjour ; au
cours du vol qui m’emportait à travers les ténèbres extrêmes et les ténèbres intermédiaires, j’ai chanté
sur d’autres notes que celles de la lyre d’Orphée le Chaos et la Nuit éternelle. Ayant appris de la Muse
céleste à m’aventurer dans la sombre descente et à la remonter, exploit pourtant difficile et rare, vers toi
je reviens sain et sauf et sens ton souverain flambeau de vie, mais toi, tu ne reviens pas dans mes yeux ;
ils roulent en vain pour retrouver ton rayon pénétrant et ne trouvent point d’aurore, si épaisse est la
goutte sereine qui a éteint leurs globes ou si opaque la taie qui les a voilés. Cependant je ne cesse point
pour autant d’errer aux lieux que hantent les Muses, source claire, bocage ombreux ou colline
ensoleillée, possédé que je suis par l’amour des chants sacrés, mais c’est surtout toi, Sion, et, plus bas,
les ruisseaux fleuris qui baignent tes pieds sacrés et coulent en gazouillant, que je vais voir dans ma nuit
et je n’oublie jamais ces deux-là que le Sort a faits mes égaux – puissé-je être leur égal par la gloire –
l’aveugle Thamyris et l’aveugle Méonide et les prophète antiques Tirésias et Phinée. Alors je me nourris
de pensées qui d’elles-mêmes produisent des nombres harmonieux ; de même l’oiseau qui veille chante
dans l’obscurité et, caché au plus sombre d’un couvert, fait entendre sa mélodie nocturne. Ainsi avec
l’année reviennent les saisons, mais pour moi ne reviennent point le jour ni les douces approches du
matin et du soir, ni la vue de la floraison printanière, ni la rose de l’été, ni les troupeaux de bœufs et de
moutons ni le divin visage de l’homme ; à leur place un nuage et des ténèbres sans fin m’entourent ; des
actions joyeuses des hommes je suis retranché et, au lieu du beau livre de la science ne m’est offert
qu’un vide universel d’où les œuvres de la nature pour moi seul ont été effacées et abolies. Et le savoir
à l’une de ses entrées m’est complètement fermé. Brille d’autant plus, intérieurement, ô Lumière
Céleste, et pénètre de tes rayons toutes les facultés de mon âme – donne-lui des yeux, purifie-la et

85
C’est-à-dire du Styx, du fleuve du pays de l’enfer.

138
débarrasse-la de toute brume afin que je puisse voir et décrire des choses invisibles aux regards de
mortels.

4.2.3. La poésie en France


En France, comme dans le théâtre, a lieu un conflit entre les classiques et les
baroques, ceux-ci aboutissant parfois à la préciosité.

4.2.3.1. Les baroques


4.2.3.1.1. Jean Sponde (1557-1595)
Auteur de sonnets, protestant, précurseur de l’écriture baroque, il chante la mort
comme fin des déchirements de l’être.

4.2.3.1.2. Mathurin Régnier (1573-1613)


Poète épicurien, satiriste redoutable (dix-neuf satires), il proclame la liberté de
l’écrivain et de l’inspiration.
Voici un poème très court de Régnier :
Épitaphe de Régnier
J’ai vécu sans nul pensement,
Me laissant aller doucement
À la bonne loi naturelle,
Et si m’étonne fort pourquoi
La mort osa songer à moi,
Qui ne songeai jamais à elle.

4.2.3.1.3. Théophile de Viau (1590-1626)


Libre-penseur, condamné à mort par contumace pour ses irrévérences. Véritable
lyrique, il s’oppose à Malherbe (dont il va être question). Il est auteur d’Odes, de Satires et
d’une tragi-comédie : Pyrame et Thisbé (1621).
Voici une ode de Théophile de Viau où s’exprime l’imaginaire débridé d’un esprit
baroque, préfigurant presque le surréalisme du XXe siècle :
Un corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards ;
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe ;
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal ;
J’entends craqueter le tonnerre.
Un esprit se présente à moi ;
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.

Ce ruisseau remonte en sa source ;


Un bœuf gravit sur un clocher ;
Le sang coule de ce rocher ;
Un aspic s’accouple d’une ourse ;
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour ;
Le feu brûle dedans la glace ;
Le soleil est devenu noir ;
Je vois la lune qui va choir ;
Cet arbre est sorti de sa place.

139
4.2.3.1.4. Saint-Amant (1594-1661)
Marc-Antoine Girard de Saint-Amant est un poète libertin, un romantique avant la
lettre. Sa poésie est faite de descriptions hallucinées d’un monde déroutant, sans ancrage,
sans rectitude ni linéarité. Son œuvre, si elle est baroque, entre en fait difficilement dans une
catégorie, tant Saint-Amant s’est essayé à plusieurs genres.
Voici un sonnet de Saint-Amant :
Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,


Être deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, baillant au soleil, se grattent sous l’aisselle ;

Mettre au lieu de bonnet la coiffe d’un chapeau


Prendre pour se couvrir la frise d’un manteau
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d’un vieux hôte irrité,


Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité.

4.2.3.2. Les précieux : Vincent Voiture (1597-1648)


La préciosité, comme le baroque, répond à une esthétique de la surcharge, mais avec
douceur, sans la violence souvent inhérente au baroque et sans le scabreux que l’on y
rencontre parfois, comme dans le sonnet de Saint-Amant qui vient d’être cité. Il s’agit d’un
mouvement très clairement situé : les précieux se réunissent hôtel de Rambouillet, dans le
salon ouvert par la Marquise de Rambouillet en 1610. C’est un foyer de politesse où prime
l’élégance des manières et du langage. On y cultive le goût de la poésie de Gongora et du
langage contourné (comme les périphrases).
Vincent Voiture est le représentant le plus caractéristique de l’esprit précieux. Il écrit
des sonnets, des madrigaux (courtes pièces de vers exprimant une pensée ingénieuse et
galante), des épigrammes (petits poèmes satiriques). Il s’agit toujours de petits vers galants,
de jeux d’esprit, qui correspondent à une esthétique de la conversation mondaine.
Œuvre-symbole : La Guirlande de Julie, recueil de 62 madrigaux offert le 1er janvier
1634 par le duc de Montausier à Julie d’Angennes, la fille de la Marquise de Rambouillet,
qu’il épousa après avoir été son soupirant pendant 14 ans.
Voici deux rondeaux de Voiture – le rondeau étant une forme du Moyen Âge
extrêmement codifiée (les premiers mots du poème devant servir de refrain des 2e et 3e
couplet). Le premier rondeau est purement élégant, le second présente la caractéristique
d’être autotélique, c’est-à-dire qu’il parle de lui-même, de sa propre écriture en train de se
faire :

140
Ou vous savez tromper bien finement, Ma foi, c’est fait de moi car Isabeau
Ou vous m’aimez assez fidèlement : M’a conjuré de lui faire un rondeau ;
Lequel des deux, je ne le saurais dire, Cela me met dans une peine extrême :
Mais cependant je pleure et je soupire, Quoi, treize vers, huit en eau, cinq en ème !
Et ne reçoit aucun soulagement. Je lui ferais aussi tôt un bateau.

Pour votre amour j’ai quitté franchement En voilà cinq, pourtant, en un monceau ;
Ce que j’avais acquis bien sûrement ; Faisons-en huit en évoquant Brodeau
Car on m’aimait, et j’avais quelque empire Et puis mettons, par quelques stratagèmes,
Où vous savez. “Ma foi, c’est fait.”

Je n’attends pas tout le contentement Si je pouvais encore de mon cerveau


Qu’on peut donner aux peines d’un amant, Tirer cinq vers, l’ouvrage serait beau ;
Et qui pourrait me tirer de martyre : Mais cependant, me voici dans l’onzième,
À si grand bien mon courage n’aspire, Et si je crois que je fais le douzième,
Mais laissez-moi vous toucher seulement En voilà treize ajustés au niveau :
Où vous savez. Ma foi, c’est fait.

4.2.3.3. Les classiques


4.2.3.3.1. François de Malherbe (1555-1628)
Dans son Art poétique (1674), Boileau établit les règles du classicisme à la française
a posteriori (c’est-à-dire après que les principaux chefs-d’œuvre ont été écrits). Et, dans la
partie historique de ce manifeste, il s’exclame « Enfin Malherbe vint », ce qui signifie que
François de Malherbe représente à ses yeux le premier classique français. Malherbe incarne
en effet la volonté d’épuration, de discipline, de froide perfection formelle qui caractérise le
classicisme.
Pourtant, au départ, Malherbe était un poète baroque exubérant. Ce sont les désastres
de la guerre civile (son premier protecteur meurt assassiné) qui le feront détester à la fois le
désordre en politique (il deviendra un fervent défenseur du pouvoir royal) et en art. En outre,
il verra mourir deux de ses enfants et sa solution pour surmonter sa tristesse sera le rejet de
l’expression de soi (rejet qu’en psychanalyse, on appellera le refoulement) et de ses émotions
au profit de la raison, ce qui constitue une autre caractéristique du classicisme. Pierre Lepape
écrit ainsi à propos de Malherbe : « Le prix de la consolation et de la survie, c’est la
disparition de soi sous l’empire de la raison. Oubli radical, féroce, presque inhumain, volonté
farouche de tourner la page. Pour trouver enfin la paix, Malherbe sacrifie tout ce qui pourrait
rappeler ces années désastreuses : la liberté, l’invention, le pluralisme, l’expression
spontanée des émotions et les pulsions enivrantes de la passion et du génie. Pour extirper les
raisons de la violence, il choisit la froide violence de la raison86. »
Le classicisme de Malherbe est donc une réaction au désordre de la Renaissance et
aux épreuves personnelles qu’il a subies.
Les guerres achevées, Malherbe devient le poète officiel de la cour d’Henri IV, et il
s’exprime à la fois comme poète et comme grammairien87.
En matière de poésie, il s’élève contre les descendants de la Pléiade, jugés décadents,
enclins à la facilité : il commente de façon assassine leurs recueils. Il assigne à la poésie un
idéal de pureté et de simplicité. L’élégance ne peut naître que de la rigueur du style ; la
qualité en poésie ne provient pas de l’inspiration divine, mais de l’expression claire et
éloquente d’une pensée accessible à tous. Le poète pour lui est un artisan et nom un élu des

86
Pierre LEPAPE, Le Pays de la littérature. Des Serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre, op. cit.,
p. 143.
87
Il s’agit d’une époque de grammairiens importants, comme Vaugelas avec son ouvrage Le Bon Usage.
dieux comme le croyait Ronsard. Malherbe va jusqu’à écrire : « un bon poète n’est pas plus
utile à l’État qu’un bon joueur de quilles ». Il défend en conséquence une rigoureuse
discipline de la versification : il fixe les règles de la rime et de la césure, proscrit le hiatus et
l’enjambement.
En matière linguistique, il est animé par une volonté d’épurer la langue, de la
débarrasser des termes archaïques, pédants, dialectaux pour la ramener aux limites de l’usage
commun et de fixer celui-ci.
L’œuvre de Malherbe est une œuvre de circonstances, faite essentiellement de
poèmes officiels à la gloire des puissants, de sonnets amoureux et de consolations adressées
aux personnes ayant perdu un être cher. Mais, bien qu’elle soit peu abondante, la poésie de
Malherbe a eu un impact considérable sur la poétique de l’âge classique en France.
Son attitude de censeur et sa défense du pouvoir royal peuvent paraître peu
sympathiques aujourd’hui, à une époque où nous prônons l’indépendance de l’artiste et où
nous considérons l’originalité comme la valeur artistique suprême. Pour mieux comprendre
Malherbe, il faut songer à la phrase écrite par Paul Valéry (1871-1945) peu après la Première
Guerre mondiale : « Le monde est menacé par deux choses : l’ordre et le désordre. » Il faut
donc, selon ce point de vue, toujours chercher un équilibre entre deux maux et ajuster la
balance quand elle penche ostensiblement d’un côté. Au sortir de la Renaissance et des
guerres de religion, Malherbe sent que le désordre menace : en défendant le pouvoir royal,
il croit défendre la paix. Plus tard, une fois que le classicisme règne, l’ordre devient la
nouvelle menace, qui bride la création : cela explique la réaction anticlassique des
Romantiques au XIXe siècle.
La postérité a retenu un poème de Malherbe, « Consolation à M. Du Périer », qui
illustre sa poétique du refoulement des émotions et dont voici un extrait :
Ta douleur, Du Perier, sera donc éternelle ?
Et les tristes discours,
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle,
L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue


Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale, où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance était pleine ;


Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle était du monde, où les plus belles choses


Ont le pire destin ;
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Puis quand ainsi serait que, selon ta prière,


Elle aurait obtenu
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
Qu’en fût-il advenu ?

Penses-tu que, plus vieille, en la maison céleste


Elle eût eu plus d’accueil ?
Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?
Non, non, mon du Perier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,

142
L’âge s’évanouit au deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.[…]

4.2.3.3.2. Boileau (1636-1711)


La leçon de Malherbe sera systématisée par Boileau (1636-1711) dans son Art
Poétique (1674), qui constitue, comme nous venons de le signaler, le manifeste a posteriori
de l’esthétique classique ayant déjà triomphé. Boileau est un classificateur enragé, un esprit
méthodique : il condamne le baroque et les précieux, canonise Malherbe et définit la figure
du poète comme homme de travail et de rigueur, artisan du verbe, honnête homme sociable
et désintéressé.
Boileau est auteur par ailleurs de satires et d’une parodie de l’Iliade : Le Lutrin (1674-
1683).

4.2.3.4. Un cas unique : Jean de La Fontaine (1621-1695)


Jean de la Fontaine, que chacun connaît grâce aux Fables animalières et morales que
l’on faisait naguère apprendre par cœur aux enfants, est souvent rangé dans les classiques.
Mais, en réalité, La Fontaine est un véritable inclassable, qui mêle des traits classiques
(notamment dans sa référence à l’Antiquité, Les Fables étant inspirées du grec Ésope) à des
traits libertins (il a écrits des contes très osés pour l’époque). Sa langue est claire comme
celle d’un classique, mais son usage de la versification est tout à fait libre : il change souvent
de mètres au cours du même poème (surtout dans Les Fables) et procède à des enjambements
spectaculaires.
De son temps, il fut d’ailleurs connu de ses contemporains en tant que poète léger
voire leste, grâce à ses ballades, ses épitres, ses épigrammes et ses contes en vers écrits à
l’imitation de Boccace et de l’Aristote.
Sa morale est très controversée. Pour les uns, elle relève du bon sens (c’est pourquoi
on enseigne ses fables aux enfants). D’autres, comme Jean-Jacques Rousseau (voir infra), y
voient l’apologie de l’égoïsme et du vice. Pour d’autres encore, comme Hippolyte Taine, il
s’agit d’une critique du monde social et politique.
En fait, sa morale est plurielle et l’on peut noter des contradictions entre les fables.
Les unes défendent l’ordre établi (chacun doit rester à sa place comme dans « La grenouille
qui veut se faire aussi grosse que le bœuf »), prônant les valeurs comme le travail et l’épargne
(« La cigale et la fourmi »). Les autres, en revanche, dénoncent les abus de pouvoir des
puissants (comme « Le loup et l’agneau ») ou chantent la liberté (« Le loup et le chien »). Et
certains textes, en dehors des Fables, sont de tendance épicurienne, comme dans ces vers
magnifiques :
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.
Au total, nous retrouvons le même genre de dualité que chez Molière. Il s’en dégage
une morale désabusée, teintée d’indulgence, faite plus de scepticisme que de pessimisme.
Citons une Fable, « Le loup et le chien » :
Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,

143
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
“Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin.”
Le Loup reprit : “Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.”
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
“Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.”
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.
Notez que, contrairement à son habitude, La Fontaine ne tire pas explicitement la
morale de cette fable : elle s’en trouve peut-être renforcée. Notez aussi les enjambements
spectaculaires « vous ne courez donc pas / Où vous voulez ? » et les changements incessants
de longueurs de vers : alexandrins, décasyllabes (10 syllabes) et octosyllabes (8 syllabes) y
alternent et des vers de longueurs différentes riment parfois entre eux (le 1er en décasyllabes
avec le 3e en alexandrins, par exemple).

4.3. Des genres rares et nouveaux chez les classiques au XVIIe siècle
Le XVIIe siècle, en France plus qu’ailleurs, est, on l’aura compris, un siècle d’ordre
et d’épuration, surtout une fois Louis XIV au pouvoir. Et pourtant on y assiste à une
extraordinaire efflorescence d’œuvres de genres nouveaux, qui n’auront parfois aucun
prolongement par la suite. Ces nouveaux genres sont liés au caractère extraordinairement
centralisé géographiquement de la production littéraire et artistique : tout se joue à la Cour
du roi ou dans les salons mondains de Paris. Ainsi, dans cet univers clos, lit-on les Lettres
de Madame de Sévigné (Marie de Robutin-Chantal, marquise de), les Maximes de
La Rochefoucauld (François, duc de) (1613-1680) ou Les Caractères de La Bruyère (1645–
1696).
Exemples de maximes de La Rochefoucauld :
- « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de
l’amour. »

144
- « La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font du mal. »
- « Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des
grandes. »
- « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de
donner de mauvais exemples. »
- « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
- « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. »
- « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux. »
- « Le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois. »
- « L’absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes, comme le vent éteint les
bougies, et allume le feu. »
- « Quelque bien qu’on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau. »
- « Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres
particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir
combien de fois nous les avons contées à une même personne ? »
- « Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour. »
- « La jalousie naît toujours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. »
- « La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une
infidélité. »
- « Il ne sert de rien d’être jeune sans être belle, ni d’être belle sans être jeune. »

4.4. Le roman au XVIIe siècle

Introduction : les multiples naissances du roman


Selon les commentateurs, le roman naît à différents moments de l’histoire littéraire
et, par ailleurs, dès ses origines, il s’agit d’un genre pluriel qu’il est difficile de définir.
Certains vont jusqu’à considérer qu’il a connu plusieurs naissances, précisément parce que
ce genre, en raison de ses difficultés à se définir, a éprouvé également des difficultés à naître.
Dans l’Antiquité, L’Âne d’or d’Apulée, Daphnis et Chloé de Longus, Le Satiricon
de Pétrone, œuvres dont nous n’avons pas parlé, sont parfois considérés comme des romans.
Il est ensuite question de « romans » pour désigner, au Moyen Âge, des œuvres narratives
en vers comme Le Roman de Troie ou Le Roman de Brut (voir supra), puis des œuvres
narratives en prose comme la première longue version de Tristan et Iseult (voir supra). Mais
si elles paraissaient aujourd’hui, ces œuvres, pour la plupart, ne seraient probablement pas
considérées comme des romans (sans doute y verrait-on une forme de poésie). Au
XVIIe siècle, le roman semble émerger sous sa forme « moderne », dans différentes zones de
la littérature européenne, plus ou moins simultanément.
Mais quelle est cette forme « moderne » qui distingue nos romans des textes appelés
ainsi au Moyen Âge ou des textes narratifs de l’Antiquité ?
Je vais proposer une tentative de définition, tentative qui n’a rien de définitif et rien
d’absolu. Il s’agit seulement de fixer certains éléments, pour des raisons d’ordre
pédagogique et pour faire avancer la réflexion sur des bases claires. Les points qui suivent
sont donc tous sujets à caution et matière à discussion. Disons donc que le roman
« moderne » « normal », tel qu’on l’entend communément est :
a) Narratif : le texte, avant tout, raconte une histoire, même si certains passages
décrivent des lieux, décortiquent des sentiments ou expriment des idées.
b) Réaliste : ce terme signifie ici deux choses. D’une part, le refus de l’idéalisation
aristocratique des personnages ou du monde : la psychologie des personnages est
réaliste. Et d’autre part, la production de l’illusion référentielle, c’est-à-dire les
procédés textuels visant à faire croire aux lecteurs et aux lectrices qu’ils et elles sont

145
en face de la réalité, même quand est décrit un monde qui n’existe pas (comme dans
la science-fiction).
c) Sérieux : il peut contenir des passages humoristiques, mais ceux-ci demeurent
minoritaires et ne colorent pas l’intégralité du texte.
d) Ambitieux : il n’hésite pas à aborder de grands thèmes : amour et mort, guerre et
politique, liens sociaux et religion, etc.
e) Fictionnel : même quand l’écrivain se base sur sa vie, il ne prétend pas retracer le
passé. L’histoire se présente comme inventée, mais tout à fait crédible, plus vraie
que la réalité même : les événements racontés auraient pu (ou pourraient) avoir lieu.
f) Écrit en prose et non en vers.
g) Ouvert : c’est-à-dire susceptible d’évoluer, présentant une forme peu fixe et, en tout
cas, nullement fixée par des règles (comme l’était la tragédie classique française).
Cette dernière caractéristique est problématique et paradoxale, dans la mesure où
elle équivaut à dire que le roman est un genre qui se définit par le fait qu’il n’est
pas un genre ou que la définition du roman, c’est de ne pas en avoir… Mais il en va
ainsi : le roman est pluriel, polysémique.
Le premier de ces sept points (l’aspect narratif) n’a rien d’original et se rencontre
dans de nombreuses œuvres de l’Antiquité (qui racontent une histoire caractérisée par une
intrigue à rebondissements et notamment structurées par le récit d’une quête, d’un voyage
initiatique semé d’embûches réalisé par un personnage en quête de sa propre identité et
anxieux de trouver le bonheur). Transmises à l’Occident médiéval, cette structure narrative
s’est parfaitement adaptée au modèle de la société féodale, dont elle épouse les valeurs et les
idéaux. Mais l’imaginaire narratif est, jusqu’au XVIIe siècle, un imaginaire aristocratique qui
tend à l’idéalisation des personnages et qui ne cherche nullement à être réaliste. Ces
narrations sont donc ambitieuses, sérieuses, mais pas réalistes. Le réalisme, lié à la
bourgeoisie, comme on l’a vu, apparaît dans les fabliaux puis dans le Décaméron de Boccace
et dans Les Contes de Canterbury de Chaucer. Mais, cette fois, c’est le sérieux qui fait
défaut : il s’agit de textes essentiellement comiques. En réalité, les sept caractéristiques
existent toutes individuellement auparavant. C’est leur réunion qui constitue la forme
originale que nous appelons « roman », particulièrement la réunion du réalisme, des grands
thèmes et du sérieux.
À partir de ces considérations et d’une part de ces critères, et en nous inspirant
librement du théoricien de la littérature contemporain Philippe Gasparini88, nous pouvons
proposer le tableau à double entrée suivant :

Pacte par rapport Référentiel : ce qui Hésitation dans la Fictionnel : ce qui


au réel se présente comme manière de se se présente comme
Forme réaliste ? ayant eu lieu présenter n’ayant pas eu lieu
Roman réaliste
Autobiographie Roman
Réaliste Autobiographie
Histoire autobiographique
fictive
Roman précieux Littérature
Hésitation autofiction
idéalisant fantastique
Merveilleux, contes
Non réaliste Mythes Épopées
de fées

88
Voir GASPARINI Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, collection
« Poétique », 2004.

146
Par ailleurs, à propos de ces sept critères, il est à noter que de nombreux romans du
XXe siècle ou d’aujourd’hui s’écartent de ce modèle sur l’un ou l’autre points. Par exemple,
certains romans de Queneau (comme Zazie dans le métro) sont profondément humoristiques,
certains romans de Beckett (L’Innommable) ou de Robbe-Grillet (La Jalousie) ne racontent
plus d’histoire, certains romans déjouent sans cesse l’illusion référentielle en rappelant aux
lecteurs qu’ils sont dans un livre (par exemple Si par une nuit d’hiver de l’Italien Italo
Calvino), certains romans jouent de la frontière entre fiction et autobiographie (c’est
l’autofiction avec, par exemple, Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie), etc.
Mais tous ces romans postulent la norme qu’ils enfreignent. Une partie du plaisir qu’ils
procurent vient du fait même qu’ils procèdent à cette transgression. Ce sont des romans que
l’on peut qualifier de « modernes » en un sens plus strict du terme, en un sens esthétique
(c’est-à-dire qui participent à la contestation « moderniste » ou « avant-gardiste » des règles
de l’art) – alors que, jusque-là, ce terme que, depuis le début de ce chapitre je n’emploie
qu’entre guillemets, est utilisé ici en un sens historique, référant à la période qui commence
avec le XVIIe siècle et dure jusqu’à nos jours. Tous les romans « modernes » au sens
historique ne sont pas, loin de là, des romans « modernes » (ou, disons, « modernistes ») au
sens esthétique (autres exemples de romanciers « modernes » au sens esthétique du terme :
Kafka, Proust, Céline, Musil, Faulkner, Joyce, Claude Simon, Thomas Bernhard…).
Il ne m’appartient pas de parler plus longuement de la « modernité » esthétique dans
le cadre de ce cours (dans la mesure où cette « modernité » ne commence que vers le milieu
du XIXe siècle). Ce qu’il faut comprendre, c’est que les romans « modernes » (ou
modernistes ») au sens esthétique, qui transgressent les règles du roman « moderne » au sens
historique (c’est-à-dire les règles du roman « normal »), s’appuient sur ces règles pour
pouvoir les transgresser. Il n’en va pas ainsi pour les romans (ou si l’on veut pré-romans)
dont il va être question à présent. Ceux-ci naissent dans un cadre qui n’est pas encore défini.
Ils participent à la construction de ce cadre, mais ils ne présentent pas tout de suite tous les
critères énoncés ci-dessus. C’est pourquoi la naissance du roman « normal » ne se fait pas
en une fois.

Plus d’un commentateur considère que le roman moderne naît avec Don Quichotte
de Cervantès, dont il a déjà été amplement question. Don Quichotte mettrait en scène la
naissance du genre qu’il est en train d’inventer, mais cette œuvre-phare du Siglo de Oro
espagnol est constitué d’un mélange de romanesque et de réalisme, de sérieux et de parodie.
Même s’il est riche d’une profonde réflexion sur la condition humaine, il n’est pas
« sérieux » dans le sens où nous l’entendons. De plus, il n’est pas non plus vraiment réaliste
(bien que le personnage de Sancho incarne à sa manière une forme de réalisme), parce que
les personnages sont caricaturaux (en tout cas au début du livre) et parce que, comme on l’a
vu dans l’extrait lu, le texte ne cherche pas à créer l’illusion référentielle : des clins d’œil
sont lancés au lecteur à qui est rappelé qu’il s’agit de littérature. Le fait que, dans la deuxième
partie, le chevalier errant se rend compte qu’il est célèbre grâce au roman de Cervantès,
constitue à cet égard un nœud narratif assez spectaculaire : le personnage est désigné en tant
que personnage et non, comme dans un roman réaliste, en tant qu’homme réel89. C’est
pourquoi on a parlé d’anti-roman au sujet de Don Quichotte : le premier roman serait donc
un anti-roman ?
Don Quichotte demeure une œuvre-clé primordiale qui prend acte du déclassement
du roman chevaleresque et qui participe à la naissance du roman, mais sans en être
pleinement un. Écrit par un aristocrate déclassé, il dénonce la vision sociale et politique

89
En cela Don Quichotte ressemble à un roman transgressif du genre de Si par une nuit d’hiver de Calvino cité
supra. Sauf que la norme n’est pas fixée : Cervantès se moque d’une littérature antérieure (la littérature de
chevalerie aristocratique), Calvino de la littérature à laquelle il appartient (le roman).

147
périmée de sa propre classe en opposant l’idéal chevaleresque de Don Quichotte au réalisme
prosaïque et au bon sens populaire de Sancho. Mais ce dernier est caricaturé lui aussi, de
sorte que Don Quichotte ne correspond pas au réalisme sérieux que va édifier la littérature
bourgeoise.

D’autres « naissances » du roman manquent également de réalisme par rapport aux


critères énoncés ci-dessus.
C’est le cas de L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627), roman idéaliste et précieux
qui donne à la peinture des sentiments la place centrale et ouvre au roman sentimental la
voie du public mondain (notamment féminin). L’Astrée est très long (5 000 pages) et raconte
les amours contrariées de la bergère Astrée et du berger Céladon. Le roman est sérieux et
décrit avec finesse la psychologie des personnages, mais les aventures racontées sont
merveilleuses et les personnages sont idéalisés. Si les héros sont des bergers, le roman est
pleinement aristocratique.
Dans la même veine, il faut ranger les romans à l’eau de rose de Mlle de Scudéry en
France, de Biondi et d’Amarino en Italie, de Zesen ou de Bochholtz en Allemagne. On
emploie parfois le terme « romanesque » pour qualifier cette littérature narrative, qui est par
ailleurs très baroque, eu égard à sa grande complexité de structure et d’écriture.

Troisième « naissance » : le roman dit picaresque, dont l’impulsion vient d’Espagne.


Cette fois, il s’agit d’une littérature pleinement réaliste. Les personnages ne sont plus
idéalisés ni caricaturés, mais faits de chair et de sang.
Le personnage central est le Picaro (c’est-à-dire le gueux), un anti-héros découvrant,
au fil de son parcours, la dureté d’un monde cruel, brutal, sordide. Ces romans de l’errance
sont à structure ouverte, la fin n’étant pas bouclée.
Le prototype de ce genre est La Vie de Lezarillo de Tornès (1554, anonyme).
Viennent ensuite Guzman d’Alfarache (1599) de Mateo Aleman et El Busquon (Le Coquin,
1626) de Francisco Quevedo.
Le modèle picaresque connaît ensuite une diffusion européenne avec, en France,
Francion (1623) de Charles Sorel et Le Roman comique (1651-1657) de Scarron ; en
Angleterre, les « romans de gueuserie » comme Le Voyage malheureux (1594) de Thomas
Nashe ; en Allemagne, Simplicius Simplicissimus (1669) de Hans Jakob Christoffel
von Grimmelshausen.
Ces romans préoccupés de réalité, sans règles, constituent, pour la littérature
romanesque, un extraordinaire laboratoire d’expérimentation. S’y pose la question de
l’articulation entre fiction et réalité.
Mais ces romans ne sont pas tout à fait sérieux ni ambitieux (dans le sens défini
supra), ils sont comiques et même burlesques. Et, s’ils sont réalistes dans le sens où ils
n’idéalisent pas les personnages, ils ne créent pas toujours l’illusion référentielle. Il s’agit
donc de nouveau d’anti-romans, car ils conservent une teneur parodique, comme
Don Quichotte. Le Berger Extravagant (1627) de Charles Sorel est ainsi une parodie du
roman héroïco-sentimental, suivi de remarques démontrant le mécanisme de l’illusion
romanesque. Dans le même sens, en allant plus loin, Furetière multipliera, dans son Roman
Bourgeois, les inconséquences et les ruptures de ton jusqu’à dissoudre le roman lui-même
au contact d’une réalité bourgeoise plus prosaïque que romanesque. Le Roman comique de
Scarron illustre ce point non seulement par son titre mais par ses premières lignes, dont le
ton parodique rappelle l’extrait de Don Quichotte lu plus haut.

148
Extrait du Roman comique de Scarron.
Chapitre premier
Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans.
Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du
monde, roulait plus vite qu’il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin,
ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d’un demi-quart d’heure ; mais, au lieu de tirer de
toute leur force, ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir,
et les avertissait que la mer était proche, où l’on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour
parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans
les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument
poulinière, dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette comme un petit fou qu’il était. La
charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes, qui faisaient comme une
pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune
homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand
emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue et portait un grand fusil sur son
épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisaient comme une bandoulière
au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d’avoir été pris
à la petite guerre90.
Quatrième « naissance », qui correspond au couronnement du roman français du
e
XVII siècle, La Princesse de Clèves (1678) de Madame de Lafayette. L’intrigue est
complexe, la psychologie fouillée. C’est une aventure intérieure qui y est racontée. Ce roman
présente une caractéristique narrative importante : l’analyse et le débat psychologiques
n’entraînent plus d’arrêt dans le récit (comme chez Sorel ou chez de Scudéry), mais ils
participent à la progression et la substance même du récit. C’est l’histoire d’une femme
mariée (la princesse de Clèves) qui aime son mari (le prince de Clèves) sans jamais en avoir
été amoureuse, puis qui s’éprend d’un autre homme, un grand séducteur (le duc de
Nemours). Elle réprouve son penchant, qu’elle estime coupable, et se retire à la campagne,
comme sa mère le lui conseille avant de mourir. Le prince se doute de quelque chose et
interroge sa femme. Celle-ci finit par avouer ses sentiments pour un autre sans nommer celui-
ci et en jurant fidélité à son mari. Elle analyse ainsi ses sentiments en direct et cette analyse
constitue un acte, qui fait évoluer l’intrigue (et non une pause). D’ailleurs, le mari va (très
mal) réagir. Il finira par mourir de chagrin. La princesse, devenue veuve, est donc libre, mais
elle refuse pourtant de céder à son amant. Pourquoi ? Pour trois raisons : elle tient à être
fidèle à la parole de sa mère, elle se sent coupable vis-à-vis de son mari défunt et elle craint
que les sentiments que le duc éprouve pour elle ne durent guère. Plus profondément, elle
aspire à un « triste repos » solitaire. Elle rejoint donc un couvent. Cet enfermement est, pour
elle, paradoxalement, une forme de libération, car la domination masculine passe par les
sentiments que nourrissent pour eux les femmes. Tel était le message, féministe avant
l’heure, de la mère de la Princesse, comme l’explique Philippe Lançon : « La mère […],
avant de mourir, rappelle à sa fille […] que son honneur est la seule qualité qui puisse la
protéger des violences et des désirs des hommes, personnages dont on ne peut rien attendre
de bon : c’est la morale des grandes précieuses : elles bâtissent leur liberté contre la
sensualité, contre les passions, contre les hommes91. »
La Princesse de Clèves est partiellement réaliste : ce roman cherche à créer l’illusion
référentielle et, d’un point de vue historique et sociologique, il est ancré dans la réalité (il
dépeint le monde de la cour). En outre, il s’écarte de la vraisemblance classique à force de
fouiller les sentiments du personnage principal : la scène de l’aveu de la Princesse à son mari
a d’ailleurs été très fortement critiquée à l’époque. L’écrivain classique Bussy-Rabutin la
trouvait extravagante, possible « dans une histoire véritable » mais pas dans un roman, ce

90
La petite guerre : la maraude.
91
Philippe LANÇON, « Nicolas Sarkozy et la princesse de Clèves : une Love Story contemporaine », dans
Critique, no 750, novembre 2009, p. 934.

149
qui correspond à la définition même du vraisemblable classique. Bussy-Rabutin écrit à
Mme de Sévigné : « L’auteur […] a plus songé à ne pas ressembler aux autres romans qu’à
suivre le bon sens. » Ce jugement illustre bien le fait que l’originalité n’est pas une qualité
reconnue au XVIIe siècle. Cela n’a pas empêché La Princesse de Clèves de rencontrer le
succès à l’époque.
Un pas est donc fait pour s’écarter de la vraisemblance. Cependant, dans ce roman
écrit par une aristocrate, demeurent de fortes traces de l’idéalisation des personnages, surtout
au début du texte. Ce roman n’est pas très long, mais semble se dégager petit à petit de son
modèle aristocratique idéalisant pour se rapprocher de ce que nous nommions le « roman
“moderne” ».
Extrait de La Princesse de Clèves : l’aveu de la princesse à son mari.
Comme il [le duc de Nemours, qui va assister à la scène] ne s’était pas attendu à trouver
M. de Clèves qu’il avait laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se cacher ; il entra dans
le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d’en ressortir par une porte qui était ouverte
sur la forêt ; mais, voyant que Mme de Clèves et son mari s’étaient assis sous le pavillon, que leurs
domestiques demeuraient dans le parc et qu’ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où étaient
M. et Mme de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité
d’écouter sa conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu’aucun de ses rivaux.
Il entendit que M. de Clèves disait à sa femme :
– Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ?
Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m’étonne et qui m’afflige parce qu’il nous
sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume et je crains que vous n’ayez quelque sujet
d’affliction.
– Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle avec un air embarrassé ; mais le tumulte
de la cour est si grand et il y a toujours un si grand monde chez vous qu’il est impossible que le corps
et l’esprit ne se lassent et que l’on ne cherche du repos.
– Le repos, répliqua-t-il, n’est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes, chez
vous et dans la cour, d’une sorte à ne vous pas donner de lassitude et je craindrais plutôt que vous ne
fussiez bien aise d’être séparée de moi.
– Vous me feriez une grande injustice d’avoir cette pensée, reprit-elle avec un embarras qui
augmentait toujours ; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j’en aurais
beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n’y avoir point ce
nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais.
– Ah ! Madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des
raisons pour souhaiter d’être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire.
Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et après qu’elle se fut
défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari elle demeura dans un profond
silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup prenant la parole et le regardant :
– Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous
avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas
qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour.
– Que me faites-vous envisager, Madame ? s’écria M. de Clèves. Je n’oserais vous le dire de
peur de vous offenser.
Mme de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il
avait pensé :
– Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas.
– Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que
l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la
force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se
trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne
craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avais
encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je
le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des
sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour
faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ;
conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous le
pouvez.

150
M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de
lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les
yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable, il pensa
mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant :
– Ayez pitié de moi vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si, dans les
premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à
un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y
a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais
été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre
possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois
que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne
cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé
pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il
était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie
d’un mari et celle d’un amant : mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme
le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre
amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini : vous m’estimez assez
pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas et je ne
vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais
une femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est celui que vous voulez
éviter.
– Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas
dire et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.
– Ne craignez point, Madame, reprit M. de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que
la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux
qui le sont et non pas s’en plaindre ; et encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce
que j’ai envie de savoir.
– Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j’ai de la force pour taire ce que je crois
ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour
avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher.
M. de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et ce que venait de dire
Mme de Clèves ne lui donnait guère moins de jalousie qu’à son mari. Il était si éperdument amoureux
d’elle qu’il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il était véritable aussi qu’il avait
plusieurs rivaux ; mais il s’en imaginait encore davantage, et son esprit s’égarait à chercher celui dont
Mme de Clèves voulait parler. Il avait cru bien des fois qu’il ne lui était pas désagréable et il avait fait ce
jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment qu’il ne put s’imaginer qu’il eût
donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était
si transporté qu’il ne savait quasi ce qu’il voyait, et il ne pouvait pardonner à M. de Clèves de ne pas
assez presser sa femme de lui dire ce nom qu’elle lui cachait.
M. de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir ; et, après qu’il l’en eut pressée
inutilement :
– Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma sincérité ; ne m’en demandez
pas d’avantage et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de
l’assurance que je vous donne encore, qu’aucune de mes actions n’a fait paraître mes sentiments et que
l’on ne m’a jamais rien dit dont j’aie pu m’offenser.
– Ah ! Madame, reprit tout d’un coup M. de Clèves, je ne vous saurais croire. Je me souviens
de l’embarras où vous fûtes le jour où votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, ce portrait
qui m’était si cher et qui m’appartenait si légitimement. Vous n’avez pu cacher vos sentiments ; vous
aimez, on le sait ; votre vertu vous a jusqu’ici garanti du reste.
– Est-il possible, s’écria cette princesse, que vous puissiez penser qu’il y ait quelque
déguisement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raison ne m’obligeait à vous faire ? Fiez-vous à
mes paroles ; c’est par un assez grand prix que j’achète la confiance que je vous demande. Croyez, je
vous en conjure, que je n’ai point donné mon portrait : il est vrai que je le vis prendre ; mais je ne voulus
pas faire paraître que je le voyais, de peur de m’exposer à me faire dire des choses que l’on ne m’a
encore osé dire.
– Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimait, repris M. de Clèves, et quelles marques
de passion vous a-t-on données ?
– Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-
même de les avoir remarqués et qui ne m’ont que trop persuadée de ma faiblesse.

151
– Vous avez raison, Madame, reprit-il, je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous
demanderai de pareilles choses ; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande.
Dans ce moment plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les allées, vinrent avertir
M. de Clèves qu’un gentilhomme venait le chercher, de la part du roi, pour lui ordonner de se trouver
le soir à Paris. M. de Clèves fut contraint de s’en aller et il ne put rien dire à sa femme, sinon qu’il la
suppliait de venir le lendemain, et qu’il la conjurait de croire que, quoiqu’il fût affligé, il avait pour elle
une tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite.
Lorsque ce prince fut parti, que Mme de Clèves demeura seule, qu’elle regarda ce qu’elle venait
de faire, elle en fut si épouvantée qu’à peine put-elle s’imaginer que ce fût une vérité.
(Pour la petite histoire, ajoutons entre parenthèses que Nicolas Sarkozy, qui a été président
de la France de 2007 à 2012 et qui n’a jamais caché son hostilité aux études littéraires, aimait prendre
pour cible La Princesse de Clèves. Il a déclaré notamment, lors de la campagne électorale qu’il a
remportée : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du
concours d’attaché d’administration. Un sadique, ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le
programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si ça vous est
souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves, imaginez
un peu le spectacle… » Les réactions ont été vives, et se sont traduites notamment par un pin’s « Je
lis La Princesse de Clèves. »)

4.5. La querelle des Anciens et des Modernes


En France, la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle sont marqués par un vaste
débat qui a pris le nom de « querelle des Anciens et des Modernes ».
Les Anciens, c’est-à-dire les artistes de l’Antiquité, étaient considérés comme des
modèles parfaits, indépassables, inégalables. Charles Perrault, futur auteur des Contes de ma
mère l’oye (1647), soutient dans son poème Le Siècle de Louis le Grand (1687) puis dans
ses Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1698) que ses plus illustres contemporains
sont supérieurs aux Anciens. Mais ceux-là même à qui Perrault rend hommage vont
protester : La Fontaine et Boileau défendent le prestige des Anciens, Racine, La Bruyère,
Fénelon, se joignent à eux. Se pose dès lors la question : y-a-t-il progrès en art ?
Le débat rebondira en 1714 quand Antoine Houdar de La Motte (1672-1731) mit en
vers la traduction française de l’Iliade faite par Anne Dacier. Houdar, qui ne connaissait pas
le grec, jugea que le texte d’Homère était bien imparfait, comportait des longueurs, des
redites, des lourdeurs et n’hésita pas non seulement à procéder à des coupes, mais à inventer
de nouveaux épisodes. Il s’en expliquait franchement dans sa préface. Anne Dacier,
mécontente, répliqua par un texte incendiaire, qui ranima la polémique.
Ces querelles peuvent être considérées comme les premières fissures de l’esthétique
classique, qui s’élargiront au moment du Romantisme.

152
5. Le XVIIIe siècle : le siècle des Lumières

Introduction : l’Europe des philosophes


Le XVIIIe siècle est une période extrêmement complexe dans l’histoire de la littérature
européenne (ainsi que dans la civilisation européenne elle-même).
Car la pensée, dominée naguère par l’idéal classique ou baroque d’un ordre
strictement hiérarchisé, est traversée et agitée par un double mouvement d’émancipation.
1) Sur le plan religieux, le sentiment se libère. Et cela de plusieurs façons. D’abord, se
développe un courant appelé « piétiste » : il s’agit de Luthériens pour qui la piété
personnelle, la foi, la prière, la conduite individuelle comptent plus que l’orthodoxie
doctrinale et qui estiment qu’il y a trop de formalisme dans la pratique religieuse.
Ensuite, l’athéisme, à peine présent au XVIIe siècle chez les libertins (songeons à
Don Juan de Molière), prend de l’ampleur : il est défendu par de grands penseurs
comme Diderot. Enfin apparaissent de nouvelles sortes de foi, appelées à un grand
avenir, comme le déisme de Voltaire, qui rejette les religions, ou la profession de foi
de Rousseau, sorte de religion naturelle étrangère, elle aussi, aux institutions
religieuses.
2) Sur le plan philosophique, il se produit une libération de la réflexion rationnelle à
l’égard des dogmes et des postulats. Le philosophe tente désormais de penser en
dehors des schémas établis, de passer d’un régime de la déduction (à partir de
postulats, on pense la réalité de l’expérience) à un régime d’induction (on cherche à
partir de l’expérience à formuler des lois). Au terrain dogmatique, d’héritage
scolastique, se construit un terrain empirique et une volonté d’expérimentation. Les
savants s’intéressent soudain aux découvertes des artisans et la collaboration des uns
et des autres entraîne une accélération du progrès technique. Ils réfléchissent à ce qui
est utile au bien public et ils croient au progrès : aux progrès scientifiques
(d’Alembert), techniques (L’Encyclopédie), mais aussi aux progrès politiques et
juridiques (Montesquieu, l’Anglais Hume). Ils ont également foi en l’éducation
(Montesquieu, Rousseau, même si ce dernier ne croit pas comme les autres au
progrès).
Ce renouveau philosophique s’incarne, à l’échelle européenne, dans ce que l’on a
appelé « la philosophie des Lumières », désignation métaphorique d’un certain rapport au
monde et à la pensée qu’on retrouve telle quelle dans les différentes langues d’Europe :
- Anglais : Enlightenment
- Allemand : Aufklärung
- Italien : Iluminismo
- Espagnol : Siglo de las luces
- Portugais : Seculo des luzes
C’est l’image de la lumière de la connaissance triomphant des ténèbres de
l’ignorance. Jadis, cette lumière venait de Dieu, des Écritures, de la Bible, du dogme
religieux. Désormais, les hommes sont seuls responsables du progrès humain et ce sont les
lumières produites par les travaux des hommes qui feront reculer l’ignorance.
Ce changement d’origine dans la progression des connaissances se manifeste jusque
dans l’usage linguistique. Jusqu’au XVIIIe siècle, la science s’écrit en latin, langue d’église,
traduisant l’origine divine du savoir. À présent, ce seront les langues nationales qui
exprimeront le savoir humain et en particulier le français, qui constitue au XVIIIe siècle la
langue internationale de la philosophie. Cette suprématie est justifiée à l’époque par les

153
qualités de « rigueur », de « clarté », de « logique » que l’on attribue alors au français. Mais
les discours sur les avantages de telle langue par rapport à telle autre ne résistent pas à un
examen scientifique : il est bien entendu possible de tenir des propos brumeux en français et
des propos clairs et logiques en allemand, en anglais, en néerlandais, en hébreux, en arabe,
en swahili ou en wallon de Verviers ! Ce sont toujours des raisons extralinguistiques qui
expliquent la domination d’une langue sur les autres : des raisons politiques, sociales,
économiques ou culturelles. Dans le cas du français au XVIIIe siècle, la domination est surtout
culturelle : c’est la langue dans laquelle s’expriment les chefs de file des Lumières
(Montesquieu, Voltaire, Diderot, d’Alembert, Rousseau, etc.)

D’un point de vue sociologique, la philosophie des Lumières, notamment par son
pragmatisme, est liée à la montée de la bourgeoisie, dont il a été souvent question. La
bourgeoisie, dont le pouvoir économique et culturel ne cesse de croître, mais qui n’a toujours
pratiquement pas de pouvoir politique, aspire à un changement du monde. Et la philosophie
nouvelle présente une portée critique. Loin d’être dégagée, elle est mue par une volonté de
penser l’ici et le maintenant et de changer le monde en conséquence. La philosophie des
Lumières est donc aussi une philosophie politique, qui aura d’immenses conséquences
historiques, puisqu’elle nourrira la Révolution française.
La philosophie est donc un discours dominant au XVIIIe siècle et son extension est
observable à plusieurs titres :
1) Le terme « philosophie » désigne alors encore toute activité de connaissance, en ce
compris les sciences au sens moderne du terme. Cette activité scientifique est
essentiellement encyclopédique : on accumule le savoir, on le trie et on le classe sans
chercher de modélisation, car l’on veut éviter de retomber dans des considérations
métaphysiques et que l’outil mathématique ne permet pas encore de mathématiser les
sciences naturelles.
2) Le discours philosophique contamine tous les genres : il s’exprime dans les traités et
les essais, mais aussi dans la prose narrative (roman, contes), dans la poésie
didactique, dans les ouvrages lexicographiques ou encyclopédiques (comme par
excellence l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), dans les pamphlets, dans le
théâtre (Voltaire ou Beaumarchais).
3) La philosophie entre, enfin, dans un âge cosmopolite. On correspond beaucoup,
comme au temps des humanistes du XVIe siècle, mais aussi on voyage beaucoup.
Comme, en Europe, il n’est pas un souverain qui ne veuille passer pour « éclairé »
(quelle que soit par ailleurs sa pratique politique elle-même), les philosophes de
pointe sont invités à séjourner dans les cours, voire à s’attacher au service
idéologique des rois ou des despotes : Frédéric II (1712-1786), le roi de Prusse,
accueille Julien Offray de La Mettrie (médecin et philosophe français libertin et
matérialiste radical), puis Voltaire ; Catherine II, tsarine de Russie, invite Diderot.
Le siècle est donc marqué par cette internationale de la philosophie, ce
cosmopolitisme intellectuel qui traverse les langues et les régions.

La fiction au XVIIIe siècle


La littérature, au XVIIIe siècle, entre donc en interaction avec la philosophie. Nombre
de romans sont d’ailleurs écrits par des philosophes, qui trouvent dans cette forme ouverte
le moyen de diffuser leur pensée. Car la pensée nouvelle cherche à conquérir les esprits.

154
Cela se traduit, au XVIIIe siècle, par trois grandes orientations esthétiques, qui
présentent un point commun : la littérature est chaque fois au service d’une remise en
question.
A. Le succès social et esthétique de la doctrine classique au siècle précédent propose
toujours à toute une série d’écrivains un modèle à imiter et alimente un courant néo-
classique, ou plutôt prolonge le mouvement classicisme, nullement entravé par la querelle
des Anciens et des Modernes, qui avait marqué la charnière entre le XVIIe et le XVIIIe siècles :
car Perrault et ses opposants ou Houdar de La Motte et Mme Dacier partagent, d’un point de
vue différent, une même dévotion à l’égard de l’idéal classique. Certains philosophes des
Lumières, comme Voltaire, malgré le caractère plus ou moins révolutionnaires de leurs
idées, se montreront réactionnaires au niveau formel et puiseront dans l’arsenal classique
des armes pour défendre leurs idées. Mais ce courant néo-classique suscite deux autres
courants qui réagissent contre lui.
B. D’une part, une fois encore, le « réalisme » : certains écrivains veulent que la
littérature colle à la réalité d’une société en mutation, dans laquelle l’aristocratie ne joue plus
le rôle essentiel (elle n’est plus qu’ornementale ou parasitaire). On l’a dit et répété, le
réalisme est une valeur de la bourgeoisie. Or, la société se trouve prise en charge par la
bourgeoisie montante, économiquement puissante et dont le poids sur la vie sociale et
culturelle augmente sans cesse (jusqu’à l’explosion de 1789).
C. D’autre part, le « romantisme » ou plutôt le préromantisme. Le réalisme étudie et
reflète le rapport de l’homme au monde social ; le préromantisme participe quant à lui d’une
littérature cherchant à exprimer les mouvements de l’âme, les émotions affectant l’individu
dans ses rapports aux autres individus, face au spectacle de la nature ou dans ses angoisses
quant à sa destinée. En un sens, le préromantisme est une sorte de réalisme introverti qui
tend à traduire une authenticité tout intérieure. Il s’exprimera surtout dans la poésie lyrique
mais aussi dans des ouvrages à teneur autobiographique, comme les Confessions de Jean-
Jacques Rousseau ou dans des romans sentimentaux, comme le Werther de Goethe (1774).
Réalisme et préromantisme, loin de s’opposer, apparaissent en réalité comme les
deux facettes d’une même révulsion et d’une même aspiration : celles d’une classe sociale,
la bourgeoisie, qui rejette les canevas du passé et qui aspire à une représentation du monde
adéquate à son idéologie individualiste (de là, un culte du moi qui est aussi refus des statuts
hérités par la naissance) et progressiste (de là, un culte de la réalité qu’il s’agit de comprendre
et de transformer en faveur de l’individu).

Voilà pour ce qui concerne les trois grandes tendances esthétiques du XVIIIe siècle.
Un mot à présent sur les genres de l’époque. Comme au XVIIe siècle, apparaissent des genres
spécifiques, qui illustrent bien l’esprit des Lumières : le conte de Fées (sorte de paraboles ou
d’allégories de la technique : la baguette magique de la fée comme métaphore de la maîtrise
de l’homme moderne sur la nature) et le conte philosophique, dont il sera question plus loin
à propos de Voltaire.
Par ailleurs, le roman devient le genre majeur. Cette fois, il parvient à fixer
durablement ses propres règles. Il remplace dès lors définitivement la vieille épopée et laisse
la poésie au second plan (surtout en France). Son réalisme contribue à une description plus
authentique du nouveau monde social aussi bien qu’à une déconstruction du monde ancien.
Son sérieux, son ambition et sa forme ouverte conviennent à merveille pour illustrer la
démarche critique et déconstructrice à laquelle s’attellent les Lumières.

155
Deux enjeux principaux sont poursuivis par les auteurs de fiction :
• Un enjeu d’illusion réaliste, qui trouve tout particulièrement à se réaliser dans des
œuvres romanesques présentées comme des récits de vie (en « je »), souvent des
récits « trouvés » dont l’auteur ne se donne que comme l’éditeur (par exemple, La
Vie de Marianne de Marivaux).
• Un enjeu de mise à distance critique qui tend non seulement à peindre la réalité mais
à montrer son aspect conventionnel (alors que les classiques et les baroques
peignaient un mode obéissant à des lois naturelles), comme pour signifier : c’est
ainsi, mais cela pourrait être autrement.
Deux formes particulières de romans, typiques du siècle, répondent pleinement à ces
deux enjeux : le récit de voyage et le roman épistolaire (c’est-à-dire le roman composé de
lettres d’un personnage ou que s’échangent plusieurs personnages).
Les récits de voyage sont soit fantaisistes (Gulliver de Swift), soit réalistes (Robinson
Crusoé de Defoe). Ils ont lieu dans des pays imaginaires ou des pays étrangers. Ou encore il
s’agit de voyages réalisés par des étrangers dans la société européenne (comme dans Lettres
persanes de Montesquieu). Dans tous les cas, ces récits permettent de mesurer la relativité
des mœurs, le caractère culturel des lois humaines dans toute leur diversité et contribue, chez
certains auteurs, à un critique des valeurs ou des institutions européennes (chez Montesquieu
plus que chez Defoe).
Quant au roman épistolaire, il permet la multiplication de détails ou d’observations
de la vie quotidienne et, surtout, il donne une pluralité de points de vue sur une même action,
différentes motivations et des enjeux différents (par exemple, le point de vue féminin contre
le masculin), sapant ainsi l’idée classique et baroque d’une Vérité unique et universelle pour
défendre une forme de relativisme : les différents points de vue se valent les uns les autres.
La forme de l’échange, de la communication « intime », permet une certaine apparence
d’authenticité, donc une forme de réalisme, qui met le lecteur au cœur de l’intrigue, toutes
pièces en main. Le rôle du lecteur devient très actif avec cette formule : lui seul détient la
totalité dont chaque personnage ne détient et n’exprime qu’une partie.
Pour échapper à la censure, ces romans sont souvent présentés par leurs auteurs
comme la simple édition par eux d’une correspondance retrouvée. Les grands romans
épistolaires sont La Nouvelle Héloïse de Rousseau, Les Liaisons dangereuses de Laclos et
Werther de Goethe.

En résumé, au plan idéologique, les fictions du XVIIIe siècle procèdent à un double


mouvement de promotion et de disqualification : promotion de l’idéal philosophique et
politique de la bourgeoisie, disqualification ou déconstruction de l’ancien régime dont les
valeurs sont ramenées à de simples privilèges, maintenus en faveur d’une noblesse libertine
et corrompue (comme chez Laclos). À la fin de ce siècle, une œuvre crépusculaire fera
tomber son couperet sur l’ensemble de ces valeurs (qu’elles soient bourgeoises ou
aristocratiques) en prononçant une condamnation sans concession de tout l’édifice politique
et religieux, philosophique et social : celle du Marquis de Sade.
Si la littérature et la pensée sont fécondes dans toutes l’Europe, les deux foyers
principaux sont certainement constitués par la France et par l’Angleterre.

156
5.1. La France au XVIIIe siècle

5.1.1. L’Encyclopédie : Denis Diderot (1713-1784)


L’une des plus importantes entreprises éditoriales du XVIIIe siècle est bien entendu la
fameuse Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Celle-ci constitue même alors la plus vaste
entreprise éditoriale depuis l’invention de l’imprimerie. Cette aventure éditoriale a une
histoire.
En 1728, l’Anglais Chambers lance la souscription de la Cyclopedia, un dictionnaire
universel des Arts et des Sciences. En 1745, Le Breton, un éditeur-libraire français émet le
projet de publier une traduction française de cet ouvrage. Après plusieurs péripéties
éditoriales, ce projet est confié à un homme alors presque inconnu, Denis Diderot, qui a déjà
traduit des ouvrages savants de l’anglais, et à un scientifique de premier plan, Jean
d’Alembert, qui laissera son comparse seul maître à bord quand le projet rencontrera de vives
oppositions de la part du pouvoir. Sous l’impulsion de Diderot, le projet initial change de
nature : il ne s’agit plus de traduire l’encyclopédie anglaise, mais d’en produire une nouvelle,
bien plus ambitieuse. Diderot rêve d’un ouvrage de totalisation des connaissances, d’un
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers : l’Encyclopédie. Il mobilise
nombre d’auteurs et des graphistes pour le réaliser.
L’entreprise a recueilli 4 200 souscripteurs et elle a mobilisé 160 rédacteurs (de 1746
à 1776) représentant toute l’intelligentsia de l’époque. En 1772, elle comportera 11 volumes
de planches illustratives et 17 volumes de textes réunis sous l’égide de Diderot. À
l’instigation de l’éditeur Charles-Joseph Panckoucke s’y ajouteront ensuite encore quatre
volumes de suppléments en 1777 et un index en 1780.
L’Encyclopédie a consumé 20 ans d’effort de Denis Diderot. Fils de coutelier,
Diderot porte le plus grand intérêt au travail artisanal, aux machines et aux techniques ; il
sera, à son péril souvent, le maître d’œuvre d’une entreprise qui se heurte sans cesse au
barrage de la censure.
Pourquoi ? Parce que ce recueil du savoir est aussi, de façon à peine masquée, une
arme philosophique, une barre à mine intellectuelle, destinée à saper l’édifice des préjugés
religieux et des anciens dogmes philosophiques.
Comment ? De façon indirecte : non dans le contenu de chaque article mais par un
système rusé de renvois qui permet, par exemple, d’associer l’article « Religion » à l’article
« Superstition ». Dans les anciens Thesaurus, le système alphabétique n’était qu’une
commodité technique ; il devient dans l’Encyclopédie un moyen de contourner et de braver
la censure.
Mais Diderot et ses éditeurs jouent sur les divisions du pouvoir et trouvent des alliés
en haut lieux parmi ceux qui pensent que la France doit avoir un appareil éditorial aussi
puissant que l’Angleterre. La censure risque de causer la faillite d’une grande entreprise
nationale, qui fait travailler nombre de Français. L’argument économique joue donc en
faveur de L’Encyclopédie, qui parviendra ainsi à se jouer de la censure.

5.1.2. Le conte philosophique : Voltaire, l’homme-siècle (1694-1778)


Si l’Encyclopédie est un monument éditorial, François-Marie Arouet, dit Voltaire,
est à lui seul un Homme-siècle, à la fois par son exceptionnelle longévité (1694-1778) et par
sa cadence effrénée d’écriture, mais aussi parce qu’il est l’une des plus grandes célébrités du
siècle, un homme qui inquiète les pouvoirs, qui représente à lui seul le combat de la raison
contre l’obscurantisme et a une autorité morale, que tous les grands d’Europe viennent
consulter dans son château de Ferney.

157
Vulgarisateur de Newton, historien, philosophe, dramaturge, homme de débat et de
combat, financier avisé, homme d’affaires vendant des fournitures à l’armée, Voltaire a été
un ironiste redoutable, une intelligence aiguë, un homme à la fois opportuniste et courageux.
Son œuvre immense peut être résumée en cinq parties
1. Théâtre à tendance néoclassique : Voltaire a écrit 27 tragédies en vers (Zaïre, 1782 ;
Mahomet, 1741), dans lesquelles il innove peu sur le plan formel mais où il introduit
des motifs qui n’appartiennent pas à la tradition classique : les cadres sont parfois
exotiques et les sujets sont parfois médiévaux et non antiques ou bibliques. De plus,
les intrigues sont fertiles en rebondissements et coups de théâtre. Appartient aussi à
cette veine néo-classique sa première œuvre importante, La Henriade (1720), épopée
consacrée à la guerre de religion et Henri IV. Ces textes néoclassiques ne sont plus
guère lus aujourd’hui, alors que Voltaire considérait qu’il s’agissait là de la part la
plus importante de son œuvre littéraire.
2. Philosophie : Voltaire a écrit des essais dans lesquels il exprime sa pensée libertaire
de combat. Sa philosophie est ancrée dans la réalité et comporte une dimension
politique et une dimension religieuse. Les Lettres philosophiques (1784) constituent
ainsi une sorte de reportage philosophique dans lequel il exalte l’Angleterre (où il a
été un temps exilé) en tant que paradis de la liberté (politique, religieuse,
économique, de pensée) ; le Dictionnaire philosophique (1764) vaste entreprise de
déconstruction méthodique des préjugés philosophiques et religieux ; le Traité sur
les mœurs (1756) et le Traité sur la tolérance (1763) continueront son inlassable
combat en faveur de la liberté. D’un point de vue politique, Voltaire défend la liberté,
mais il n’est pas du tout un défenseur de la démocratie : il est pour le despotisme
éclairé, c’est-à-dire pour un monarque qui prend ses décisions en s’appuyant sur la
pensée et les conseils des philosophes, qui sont issus de la bourgeoisie et non du
peuple. Il n’est pas non plus un chantre de l’égalité. Ses détracteurs lui reprochent
d’avoir écrit des phrases telles que celles-ci, extraites de L’Essai sur les mœurs et
l’esprit des nations, au sujet de la Chine : « Quand nous parlons de la sagesse qui a
présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler
de la populace ; elle est en tout pays uniquement occupée du travail des mains :
l’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand
nombre, est nourri par lui, et le gouverne. » Malgré de tels propos, Voltaire, comme
l’illustre la citation des Lettres philosophiques reproduite ci-dessous, est en vérité
hostile aux oisifs : sans doute peut-on le considérer comme un défenseur non du
peuple en son entier mais de la bourgeoisie active. D’un point de vue religieux,
Voltaire est déiste. Il croit en un Dieu, mais déteste les religions parce qu’elles
asservissent et sont faites de superstitions. C’est avec le catholicisme qu’il est le plus
sévère, parce qu’il estime cette religion encore moins rationnelle que les autres (le
protestantisme ou l’islam). Il condamne en outre les moines et les contemplatifs de
tous bords (Voltaire hait Blaise Pascal, accusé de détourner les hommes de l’œuvre
sociale commune). Dans tous les cas, du point de vue politique comme du point de
vue religieux, la démarche philosophique vers la réalité concrète et vers le monde des
hommes réels s’accompagne, par voie de conséquence, d’une célébration (toute
bourgeoise) de l’homme actif et entreprenant. Voltaire préfère à l’aristocrate oisif, au
saint retiré du monde et au militaire armé et saccageur, les figures actives du savant,
du mathématicien, du philosophe et du négociant, qui sont tous à la recherche de clés
du bonheur social. Voltaire aura d’ailleurs incarné dans sa vie ces quatre figures à la
fois !

158
Extrait des Lettres philosophiques de Voltaire (extrait du chapitre X, « Sur le
commerce ») :
Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à l’État, ou un seigneur bien poudré qui sait
précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur
en jouant le rôle d’esclave de l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne
de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde.
3. Histoire : Le Siècle de Louis XIV (1751), ouvrage de célébration mais reposant sur une
méthode historique très moderne, dans lequel il élabore la théorie du despotisme
éclairé. Il n’écrit pas la biographie d’un roi, mais le tableau d’une époque prestigieuse
de la civilisation.
4. Correspondance énorme (10 000 lettres !) avec les intellectuels et les souverains de
l’Europe entière, avec pour enjeu essentiel la diffusion des idéaux des Lumières :
écraser l’infâme, c’est-à-dire la superstition. Voltaire savait se montrer mordant dans
ses lettres, comme dans celle qu’il s’adresse au jeune Rousseau le 30 aout 1755 à
propos du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
de ce dernier :
J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie. Vous
plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre
avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse
se permettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il
prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de
soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la
reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi.
5. Contes philosophique : un vaste ensemble de Contes de tous genres (libertaire,
exotiques, de science-fiction même – avec Micromégas) dont les plus connus sont
Candide (1754) et Zadig (1767), conte oriental qui met en scène une sorte de
philosophe rationaliste qui, malgré bien des déboires, éclaire avec sagacité les
despotes. Voltaire ne tenait pas en haute estime ces contes qu’il écrivait presque pour
s’amuser. C’est pourtant cette partie-là de son œuvre littéraire qui est toujours vivante
aujourd’hui. Parmi ces contes, c’est indéniablement Candide ou l’Optimisme (1759)
qui assure à Voltaire la gloire la plus durable. Il s’agit d’un conte très ironique, à la
fois léger et cruel, qui raconte la succession incroyable de malheurs d’un jeune naïf
qui, au départ, croyait son bon maître, Pangloss, pour qui tout est pour le mieux dans
le meilleur des mondes possibles. Voltaire attaque là le philosophe allemand
Leibnitz. Celui-ci ne considérait pas que le monde était parfait (seul Dieu est parfait),
mais qu’il était le meilleur qu’il soit possible, idée qui insupporte Voltaire car elle
n’est pas favorable aux changements. L’ironie dévastatrice de Voltaire aboutit à une
morale du bonheur à la fois désenchantée et bienveillante à l’égard des imperfections
de l’homme (qui n’est perfectible qu’à force de lucidité philosophique et d’un combat
de tous les instants contre les préjugés).
Résumé de Candide :
Candide est élevé dans le château d’un baron de Westphalie, avec le fils du baron et
sa fille, Cunégonde. Tous trois ont pour précepteur Pangloss, disciple de Leibnitz, qui
enseigne que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Le baron chasse
Candide quand il s’aperçoit qu’il est amoureux de Cunégonde. Candide est alors enrôlé de
force dans l’armée bulgare où il est battu (et assiste à une bataille). Il déserte, se rend en
Hollande où il retrouve Pangloss en pitoyable état qui lui apprend que le château a été brûlé
et ses habitants massacrés.

159
Ils vont à Lisbonne. Juste quand ils y arrivent a lieu un terrible tremblement de terre
(qui a vraiment eu lieu, le 1er novembre 1755). Ils sont condamnés à mort par l’Inquisition
qui cherche des responsables à la catastrophe, puis sauvés par Cunégonde, qui a échappé au
massacre de sa famille. Ils fuient vers l’Amérique, se rendent à Buenos Aires. Mais
l’Inquisition poursuit Candide. Il doit à nouveau quitter Cunégonde et va au Paraguay où il
retrouve le frère de Cunégonde devenu jésuite. Il le tue dans une querelle. Puis il gagne le
royaume imaginaire d’Eldorado, terre de bonheur qui donne lieu à une petite utopie. Ensuite,
il repart pour l’Europe avec le savant Martin, qui trouve que tout est toujours au plus mal.
Les deux hommes vivent un moment à Paris où ils ne croisent que des coquins. Puis en
Angleterre, à Venise, à Constantinople… Candide retrouve Pangloss, le fils du baron, qu’il
n’avait pas vraiment tué et Cunégonde, vieillie prématurément à la suite d’une série de
déboires et de viols et devenue acariâtre. Il l’épouse et prend pour philosophie : « Cultivons
notre jardin. »

Extrait de Candide :
Chapitre troisième
Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint.
Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes,
les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en
enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la
mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface.
La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait
bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du
mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le
parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village abare que les
Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient
mourir leurs femmes égorgées qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles,
éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ;
d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues
sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et les héros
abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers
des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac,
et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ;
mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu’on y était chrétien, il ne
douta pas qu’on ne le traitât aussi bien qu’il l’avait été dans le château de monsieur le baron, avant qu’il
en eût été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.
Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que, s’il
continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.
Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charité
dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit : « Que venez-vous faire ici ? Y
êtes-vous pour la bonne cause ? – Il n’y a point d’effet sans cause, répondit modestement Candide ; tout
est enchaîné nécessairement, et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès de
mademoiselle Cunégonde, que j’aie passé par les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu’à
ce que je puisse en gagner ; tout cela ne pouvait être autrement. – Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-
vous que le pape soit l’Antéchrist ? – Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide ; mais,
qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. – Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre ; va,
coquin ; va, misérable, ne m’approche de ta vie. » La femme de l’orateur ayant mis la tête à la fenêtre,
et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein… O ciel ! à
quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames.
Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière
cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait
une âme ; il l’emmena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins,
et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en

160
Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait : « Maître Pangloss me l’avait bien dit
que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que
de la dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse ».
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts,
le gout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux
violente, et crachant une dent à chaque effort.

Chapitre quatrième
Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le docteur Pangloss et ce qui
en advint.

Candide, plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les
deux florins qu’il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa
des larmes, et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. « Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable,
ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? – Qu’entends-je ? Vous, mon cher maître ! vous, dans
cet état horrible ! Quel malheur vous est-il donc arrivé ? Pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau
des châteaux ? Qu’est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d’œuvre de la
nature ? – Je n’en peux plus, dit Pangloss. » Aussitôt Candide le mena dans l’étable de l’anabaptiste, où
il lui fit manger un peu de pain ; et quand Pangloss fut refait : « Eh bien ! lui dit-il, Cunégonde ? – Elle
est morte, reprit l’autre. » Candide s’évanouit à ce mot ; son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais
vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les yeux. « Cunégonde est morte ! Ah !
meilleur des mondes, où êtes-vous ? Mais de quelle maladie est-elle morte ? Ne serait-ce point de
m’avoir vu chasser du beau château de monsieur son père à grands coups de pied ? – Non, di Pangloss,
elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être ; ils ont cassé
la tête à monsieur le baron, qui voulait la défendre ; madame la baronne a été coupée en morceaux ;
mon pauvre pupille, traité précisément comme sa sœur ; et quant au château, il n’est pas resté pierre sur
pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nous avons été bien vengés,
car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait à un seigneur bulgare. »
À ce discours, Candide s’évanouit encore ; mais, revenu à soi et ayant dit tout ce qu’il devait
dire, il s’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un si
piteux état. « Hélas ! dit Candide, je l’ai connu, cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre
âme ; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-
elle pu produire en vous un effet si abominable ? »
Pangloss répondit en ces termes : « Ô mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie
suivante de notre auguste baronne ; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces
tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette
tenait ce présent d’un cordelier très savant qui avait remonté à la source, car il l’avait eu d’une vieille
comtesse, qui l’avait reçu d’un capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le tenait d’un
page, qui l’avait reçu d’un jésuite qui, étant novice, l’avait eu en droite ligne d’un des compagnons de
Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car je me meurs.
– Ô Pangloss ! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie ! n’est-ce pas le diable qui en fut
la souche ?
– Point du tout, répliqua ce grand homme ; c’était une chose indispensable dans le meilleur des
mondes, un ingrédient nécessaire : car si Colomb n’avait pas attrapé dans une île de l’Amérique cette
maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche la génération, et qui est
évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille ; il faut
encore observer que jusqu’aujourd’hui, dans notre continent, cette maladie nous est particulière, comme
la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais ne la
connaissent pas encore ; mais il y a une raison suffisante pour qu’ils la connaissent à leur tour dans
quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes
armées composées d’honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des États ; on peut
assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille rangée contre des troupes égales en
nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque côté.
– Voilà qui est admirable, dit Candide ; mais il faut vous faire guérir. »

161
5.1.3. Le roman en France au XVIIIe siècle

5.1.3.1. Le roman picaresque


La veine du roman picaresque, née au XVIIe siècle (voir supra), est toujours exploitée
en France au XVIIIe siècle. Deux noms sont à retenir, celui de Lesage et, surtout, celui de
l’abbé Prévost.
5.1.3.1.1. Alain René Lesage (1688-1747)
Bon connaisseur de la littérature espagnole, il est rendu célèbre par la publication en
1704 d’une adaptation des Nouvelles Aventures de Don Quichotte, d’Avellaneda, et d’un
roman adapté d’un roman espagnol de Louis Velez de Guevara que Lesage entrelarde de
portraits de sa plume et d’anecdotes tirées de la chronique parisienne : Le Diable boiteux.
Ce roman connaîtra trois éditions qui verront le texte s’augmenter de portraits satiriques de
gens de lettres ou de comédiens du temps. Le Diable boiteux, qui allie à la joie l’exotisme
espagnol et la chronique parisienne, rencontre un succès énorme. Aussi son libraire
commande-t-il à Lesage un autre roman.
Ce sera, en 1715, Gil Blas de Santillane (qui paraitra, livre après livre, de 1715 à
1735). Il s’agit d’une fausse adaptation d’un roman espagnol (truffé d’erreurs historiques sur
l’Espagne ; les noms espagnols sont trouvés sur des cartes de géographie ou empruntés à des
personnages de comédies). Construit sur le modèle picaresque, ce roman juxtapose une
succession d’épisodes sans lien, survenant dans la vie tumultueuse d’un aventurier.
Picaro, sympathique vaurien, Gil Blas fait son éducation au cours du livre rencontrant
tour à tour aventuriers, valets, comédiens, médecins, gens du clergé et de la noblesse (plus
de 1 000 personnages). Plutôt que l’Espagne (peinte ici en carton-pâte), c’est la « comédie
humaine » de la Régence que Lesage a représentée dans ses travers et dans ses vices.
Résumé vraiment très succinct : Gil Blas quitte sa famille à 17 ans pour étudier mais
il devient jouet de la fortune, passe d’aventure en aventure en rêvant d’une vie calme. Enrôlé
de force par des brigands, emprisonné par la justice, couvert de présents par une dame qu’il
a sauvée, volé par une autre qui l’a ébloui, devient valet de diverses personnes puis secrétaire
d’un 1er ministre. Il s’enrichit, se corrompt, connaît la disgrâce en même temps que ce
ministre. Puis il se marie, se retire mais sa femme meurt. Il retourne à la cour, devient le
favori du nouveau 1er ministre, finit par se retirer et par goûter à la sagesse.
5.1.3.1.2. L’abbé Prévost (1697-1763)
Homme d’église à la vie sentimentale tumultueuse, moine converti au protestantisme,
Prévost est l’auteur d’un immense roman Les Mémoires d’un homme de qualité dont on ne
lit plus que le septième tome, détaché de l’ensemble : Manon Lescaut (1731).
C’est l’histoire d’une passion amoureuse qui conduit à l’abîme, de crise en crise : le
chevalier des Grieux tombe amoureux de Manon, qui l’aime avec la même passion ; Manon
est éprise de luxe et le chevalier, qui a coupé les ponts avec sa famille, est sans ressources,
vit d’expédients, d’emprunts à son ami Tiberge (qui lui fait la morale, mais sans grands
effets). Des Grieux joue et triche au jeu, s’acoquine avec des tricheurs professionnels. Rien
n’y fait : Manon, sans cesser de l’aimer, le trompe avec de vieux libertins qui l’inondent de
cadeaux. À chaque chute, Manon pleure sincèrement, et convainc des Grieux que ses amours
vénales n’ont d’autre but que de rendre durable leur amour passionnel. Des intrigues et des
machinations ont lieu : des Grieux et Manon escroquent à deux reprises un libertin : c’est,
pour tous deux, la prison, dont des Grieux parvient à s’échapper et à faire échapper Manon.
Nouvelle machination : Manon est reprise et envoyé au Nouveau Monde, avec d’autres
« catins ». Des Grieux la suit. À la Nouvelle Orléans, Manon fait l’objet des assiduités du

162
neveu du Gouverneur, mais elle résiste : sa passion pour des Grieux n’a fait que croître ; elle
en meurt. Des Grieux revient en Europe.
Roman très peu moral, alors que l’Abbé Prévot est le traducteur et le propagateur de
Richardson, romancier anglais très moral (voir plus bas). C’est l’histoire d’amour entre un
« fripon » et une « catin », passion brûlante qui se justifie par elle-même et qui ne se laisse
entraver par aucune barrière morale. L’amour justifie tous les excès : on est très loin de La
Princesse de Clèves. Au fond, c’est la première description clinique et psychologique d’un
amour-passion. Au niveau formel, l’écriture de Manon est très souple et soignée.

5.1.3.2. Les pseudo-récits de vie


5.1.3.2.1. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688 – 1763)
Avant ses débuts au théâtre (Jeu de l’amour et du hasard (1730)), Marivaux s’est
essayé au roman. Il n’y renoncera pas quand sa carrière d’auteur de théâtre aura pris son
envol. Deux romans importants se chevauchent dans le temps de leur publication : La Vie de
Marianne (1737-1738) et Le Paysan parvenu (1734-1735).
- La Vie de Marianne : roman en « je », récit de vie soi-disant trouvé par le narrateur
du cadre (l’avant-récit). Marianne se remémore les évènements et les sentiments de
sa vie passée. C’est une figure d’héroïne persécutée. Inspiré de la Paméla de
Richardson, La Vie de Marianne traduit l’esthétique de Marivaux, qui n’est fondée
ni sur la morale traditionnelle ni sur le culte des passions, mais sur le respect de la
personne humaine. Le roman a pour cadre les milieux aristocratiques et pour enjeu
la glorification des talents féminins. On peut considérer que c’est un roman féministe,
comme le montre l’extrait cité ci-dessous.
- Le Paysan parvenu est l’histoire d’une promotion sociale. Jacob, paysan d’origine
champenoise, naïf converti en libertin, passe de l’hôtel d’un financier au logement
de bourgeoises dévotes et, de là, dans la demeure d’un procureur, puis en prison, puis
dans les appartements d’une entremetteuse jusqu’à ce qu’il fasse fortune sur un coup
du sort. Autour de ce personnage, Marivaux fait vivre toute la société parisienne,
avec des personnages très individualisés, dans des « scènes » fertiles en
rebondissements, en effets de surprise, en comique de situation, qui rappellent la
technique du théâtre de Marivaux.
Ces deux romans sont très réalistes, cependant, avec de nombreux détails
touchant à la vie quotidienne. La vie d’un héros est vue comme le raccourci de la vie
de toute une société, passée en filtre d’une conscience critique, faussement naïve.

Extrait du début de La Vie de Marianne.


Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.
Il y a six mois que j’achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis
trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai voulu faire changer
quelque chose à la disposition du premier appartement, et dans une armoire pratiquée dans
l’enfoncement d’un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va
lire, et le tout d’une écriture de femme. On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient
chez moi, et qui depuis ce jour-là n’ont cessé de me dire qu’il fallait le faire imprimer : je le veux bien,
d’autant plus que cette histoire n’intéresse personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à
la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes
dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais
n’importe ; il est toujours mieux de supprimer leurs noms.
Voilà tout ce qui j’avais à dire : ce petit préambule m’a paru nécessaire, et je l’ai fait du mieux
que j’ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-
ci.

163
Passons maintenant à l’histoire. C’est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle
était. C’est la Vie de Marianne ; c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même au commencement de son
histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc,
et puis c’est tout.
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère
amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière, et d’en faire un livre à imprimer. Il est vrai
que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un
style ?
Il est vrai que dans le monde on m’a trouvé de l’esprit ; mais, ma chère, je crois que cet esprit-
là n’est bon qu’à être dit, et qu’il ne vaudra rien à être lu.
Nous autres jolies femmes, car j’ai été de ce nombre, personne n’a plus d’esprit sue nous, quand
nous en avons un peu : les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons ; en nous
écoutant parler ils nous regardent, et ce que disons profite de ce qu’ils voient.
J’ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement, personne au monde
ne s’exprimait comme elle ; c’était la vivacité, c’était la finesse même qui parlait : les connaisseurs n’y
pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole lui vint, elle en resta extrêmement marquée : quand la pauvre
femme reparut, ce n’était plus qu’une babillarde incommode. Voyez combien auparavant elle avait
emprunté d’esprit de son visage ! Il se pourrait bien faire que le mien m’en eût prêté aussi dans le temps
qu’on m’en trouvait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu’ils avaient
plus d’esprit que moi.

5.1.3.2.2. Denis Diderot : La Religieuse


Diderot a écrit La Religieuse en 1760, mais ce roman n’a été publié qu’en 1796 après
sa mort. Le « je » qui s’exprime est ici aussi une femme naïve, sœur Marie-Suzanne, qui
raconte ses déboires et le sort terrible qu’elle subit au couvent. Elle y est notamment en proie
à différentes mères supérieures, une douce, une cruelle, une homosexuelle. Elle se libère à
la fin.
Diderot fait dans ce roman la critique d’une institution religieuse jugée alors comme
honorable et l’apologie de la liberté individuelle
Au départ, Diderot écrit de fausses lettres à un ami qui est venu en aide à une jeune
fille enfermée dans un couvent. C’est donc basé sur une histoire vraie.
Il s’agit d’un texte qui a fait scandale et le film qui en a été tiré dans les années 1960
par Rivette a encore suscité la polémique.
Extrait de la fin de La Religieuse.
Monsieur, une condition supportable, s’il se peut, ou une condition telle quelle, c’est tout ce
qu’il me faut ; et je ne souhaite rien au-delà. Vous pouvez répondre de mes mœurs ; malgré les
apparences, j’en ai ; j’ai même de la piété. Ah ! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n’aurais
plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m’avait arrêtée ; ce puits profond, situé au bout du jardin
de la maison, combien je l’ai visité de fois ! Si je ne m’y suis pas précipitée, c’est qu’on m’en laissait
l’entière liberté. J’ignore quel est le destin qui m’est réservé ; mais s’il faut que je rentre un jour dans
un couvent, quel qu’il soit, je ne réponds de rien ; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi,
et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets.
P.S. – Je suis accablée de fatigues, la terreur m’environne, et le repos me fuit. Ces mémoires,
que j’écrivais à la hâte, je viens de les relire à tête reposée, et ne me suis aperçue que sans en avoir le
moindre projet, je m’étais montrée à chaque ligne aussi malheureuse à la vérité que je l’étais, mais
beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles à la
peinture de nos peines qu’à l’image de nos charmes ? et nous promettrions-nous encore plus de facilité
à les séduire qu’à les toucher ? Je les connais trop peu, et je ne me suis pas assez étudiée pour savoir
cela. Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader que ce n’est
pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m’adresse, que penserait-il de moi ? Cette réflexion
m’inquiète. En vérité, il aurait bien tort de m’imputer personnellement un instinct propre à tout mon
sexe. Je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je ? Mais c’est naturellement et sans
artifice.

164
5.1.3.2.3. Nicolas Restif de la Bretonne (1734-1806)
Surnommé le « Rousseau du ruisseau », Restif, imprimeur et homme de lettres, est
l’auteur d’une œuvre immense, dont la qualité proprement littéraire commence seulement à
être évaluée. Peintre des « bases classes » et du Paris nocturne (dans Les Nuits de Paris),
Restif romancier est notamment l’auteur de deux romans qui prennent le contre-pied des
propos de Marivaux dans Les Paysans parvenu : Le Paysan perverti (1775) et La Paysanne
pervertie (1784). Comme les titres l’indiquent, Restif renverse la logique du roman de
promotion sociale en une logique de corruption morale : la ville corrompt les esprits purs.
Ces œuvres opèrent la synthèse entre le « roman picaresque » (aventures et
rebondissements) et le roman de formation, décrivant l’évolution psychologique d’un
personnage. Ces deux romans témoignent aussi du caractère contradictoire des conceptions
de Restif, qui est imbu, d’une part, d’une philosophie « rousseauiste » (mythe du « bon
sauvage ») et, d’autre part, d’une fascination profonde à l’égard du monde urbain, de Paris,
dont il décrit tout particulièrement la vie nocturne.
Restif, en disciple de Rousseau, composera aussi ses Confessions, sous le titre de
Monsieur Nicolas (texte commencé en 1784).
Le style de Restif est d’une grande invention et d’une belle désinvolture qui rappelle
celle de Diderot. Ses récits foisonnent de vie, de détails, de faits, de micro-récits mettant en
scène la vie quotidienne. C’est un remarquable document sur la vie au quotidien à la fin de
XVIIIe siècle.

5.1.3.3. Les romans épistolaires


5.1.3.3.1. Les Lettres persanes de Montesquieu
Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, dit Montesquieu
(1689-1755) est d’abord un penseur que l’on peut considérer comme l’immédiat précurseur
des Encyclopédistes, auteur d’un ouvrage de « science politique » primordial, L’Esprit des
lois (1748). Il y analyse de manière critique le fonctionnement du système social en faisant
prévaloir les valeurs de la tolérance et du pluralisme. Réfléchissant à la manière d’établir les
lois dans les meilleures conditions possibles, il prône le principe de la division des pouvoirs
législatif (pouvoir de ceux qui écrivent les lois), exécutif (pouvoir de ceux qui font appliquer
les lois) et judiciaire (pouvoir de ceux qui punissent les contrevenants aux lois) – division
constitutive de toutes les démocraties à venir.
Mais cette démarche critique s’est auparavant exprimée chez Montesquieu dans une
œuvre de fiction, tenant à la fois du roman épistolaire et du récit de voyage : Les Lettres
Persanes (1721) qui s’inscrit dans la grande vogue, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, en
faveur de la culture orientale (Antoine Galland traduit en 1704 Les Milles et une Nuits) et du
récit de voyages d’un Oriental en France (Les Lettres turques, de Marana, en 1682).
L’intérêt de ce sous-genre repris par Montesquieu est de prendre, par la fiction, une
distance par rapport à sa propre culture (se regarder par les yeux de l’autre), d’adopter une
ironie du décalage.
Les Lettres Persanes contient les correspondances échangées entre, d’une part, Ricca
et Usbeck, qui voyagent en Europe et en France, et, d’autre part, leurs compatriotes restés
en Perse. Les deux voyageurs observent les coutumes, les lois, les comportements français
de façon extérieure, de telle sorte qu’ils semblent faire remonter, presque malgré eux, le
ridicule ou l’arbitraire ou l’absurdité de ces coutumes.
C’est un livre spirituel, ironique voire satirique, démentant les fausses valeurs de
l’Occident, mais aussi de l’Orient (l’institution orientale du harem est dénoncée par les
lettres d’une femme qui y vit). Par la voie de l’observation critique, Montesquieu fait valoir
les vraies valeurs de la tolérance, de la raison, de la justice et de la liberté.

165
Ce roman publié anonymement en Hollande a rencontré un succès immédiat. Malgré
sa charge critique, il n’a pas valu d’ennui à son auteur, et cela sans doute pour deux raisons :
d’abord, parce que le livre paraît durant une période de relative libéralisation, la Régence,
c’est-à-dire entre le règne de Louis XIV et celui de Louis XV92 ; ensuite, parce que Les Lettres
persanes, comme Montesquieu l’écrira lui-même à la fin de sa vie, n’a pas été regardé
« comme un ouvrage sérieux. […] On pardonna deux ou trois témérités en faveur d’une
conscience qui était tout à découvert, qui portait la critique sur tout et le venin sur rien. Tout
lecteur se rendit témoignage à lui-même. On ne se souvint que de sa gaieté. »
Extrait des Lettres persanes de Montesquieu.
Lettre XLIV
Usbek à Rhedi, à Venise
Il y a en France trois sortes d’états : l’Église, l’Épée et la Robe. Chacun a un mépris souverain
pour les deux autres : tel, par exemple, que l’on devrait mépriser parce qu’il est un sot, ne l’est souvent
que parce qu’il est homme de robe.
Il n’y a pas jusqu’aux plus vils artisans qui ne disputent sur l’excellence de l’art qu’ils ont
choisi : chacun s’élève au-dessus de celui qui est d’une profession différente, à proportion de l’idée qu’il
s’est faite de la supériorité de la sienne.
Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la province d’Erivan, qui, ayant
reçu quelque grâce d’un de nos monarques, lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu’elle lui
donna, que le Ciel le fît gouverneur d’Erivan.
J’ai lu, dans une relation, qu’un vaisseau français ayant relâché à la côte de Guinée, quelques
hommes de l’équipage voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena au roi, qui rendait
la justice à ses sujets sous un arbre. Il était sur son trône, c’est-à-dire sur un morceau de bois ; aussi fier
que s’il eût été sur celui du Grand Mogol ; il avait trois ou quatre gardes avec des piques de bois ; un
parasol en forme de dais le couvrait de l’ardeur du soleil ; tous ses ornements et ceux de la reine, sa
femme, consistaient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable,
demanda à ces étrangers si on parlait beaucoup de lui en France. Il croyait que son nom devait être porté
d’un pôle à l’autre ; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit qu’il devait faire parler tout
l’Univers.
Quand le Khan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de la terre peuvent aller
dîner, si bon leur semble, et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n’a pas de maison, qui ne vit que
de brigandage, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves et les insulte régulièrement deux fois
par jour.
De Paris, le 28 de la lune de Rhegeb, 1713.

5.1.3.3.2. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)


Roman sentimental touffu, long, magnifiquement écrit, adoptant la forme du récit
épistolaire, La Nouvelle Héloïse traduit dans la fiction la morale de Rousseau qui n’est pas
le devoir ou l’utilité sociale (comme chez les Encyclopédistes), mais une voix de la
conscience, déchirée entre l’éthique et la passion. L’action à la fois simple et complexe
permet à Rousseau d’exposer de manière très fouillée la richesse intérieure et les exigences
passionnelles des personnages (d’où abondance de digressions morales, psychologiques,
philosophiques).
Deux personnages principaux : Julie et de Saint-Preux, entre lesquels une passion
amoureuse s’est déclarée, amours adolescentes, mais le père de Julie s’oppose à leur union.
Les jeunes gens continuent à s’écrire. Cependant, la mère de Julie découvre la
correspondance et meurt de chagrin. Julie, qui se sent coupable, épouse alors M. de Wolmar,
comme le lui demande son père. Elle compte d’abord, en accord avec l’esprit libertin du
siècle, vivre en parallèle sa vie d’épouse vertueuse et les émois de l’amante passionnée.
Mais, au temple, le jour du mariage, coup de théâtre : elle sent peser sur elle l’œil de Dieu et
92
Louis XV est l’arrière-petit-fils de Louis XIV et il n’a que cinq ans quand meurt son arrière-grand-père, en
1715. Aussi le pouvoir est-il confié à son cousin, le duc d’Orléans. La Régence dure officiellement jusqu’en
1723.

166
s’éveille à la sacralité du mariage ; elle promet « fidélité » jusqu’à la mort. Mariée, mère,
elle songe à Saint-Preux, qui s’est éloigné, et croit s’être toute acquise à la paix de l’amour
conjugal. Mais Saint-Preux revient au pays ; M. de Wolmar lui propose de s’installer à
proximité, dans l’intention de voir se transformer l’amour enfoui en affection amicale, dont
il serait le spectateur. Saint-Preux devient le précepteur des enfants de Julie. L’amour renaît,
puis s’apaise, tout entier canalisé, au moins pour un temps, par les exigences de la morale et
du bonheur vertueux. Mais Julie s’étiole dans ce bonheur sans passion et écrira cette phrase
paradoxale : « Je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie. Malheur à qui n’a plus rien à
désirer. » Elle cherche une compensation dans une dévotion exaltée et une voie d’issue dans
le mariage, qu’elle essaie d’arranger entre Saint-Preux et sa cousine Claire (qui est veuve) :
de cette façon, elle cherche à écarter le désir mais aussi à épouser son amant par procuration.
Elle meurt accidentellement, trépas qui les préserve de la chute. Une lettre posthume d’adieu
révèle que son amour pour Saint-Preux ne l’avait pas quittée et que la Providence l’a rappelée
à elle au moment où elle était prête à tomber dans l’abîme de la passion.
Pour Rousseau, le monde est corrupteur : c’est dans le moi archaïque, originaire, que
gisent la vérité et le principe de la vertu. Mais ce n’est pas simple : amour, vertu, société ne
peuvent coexister sans heurts. Tout compromis est fragile et éphémère. Alors, l’on
abandonne l’un ou l’autre termes du compromis. Soit amour et vertu sont immolés à la vie
sociale ; soit les exigences sociales sont révoquées par la passion. En outre, la passion elle-
même ne peut être combattue que par la passion : la morale n’y parvient pas. La mort seule
vient résoudre les conflits.
Si ce roman n’est plus guère lu aujourd’hui, il a eu un succès considérable à
l’époque : c’est même l’un des trois « best-sellers » du XVIIIe siècles, avec Les Liaisons
dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (dont il va être question) et Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre et, avec ce dernier roman un des textes littéraires ayant été
plébiscité par un lectorat nouveau, composé pour l’essentiel de femmes. La Nouvelle Héloïse
peut être en outre considéré comme un roman préromantique, qui influencera les premiers
romantiques européens (l’Allemand Goethe, l’Anglais Byron ou le Français Chateaubriand)
tant au niveau de la thématique que du phrasé qui se déploie de façon somptueuse.

5.1.3.3.3. Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782)


Chef-d’œuvre de la fin du siècle, Les Liaisons dangereuses est l’unique œuvre de
fiction d’un auteur qui fut officier : Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos (1741-
1803).
Il s’agit d’une peinture du libertinage et des libertins. Un libertin multiplie les
manœuvres dans le but de contrôler le monde et les êtres pour la satisfaction de ses sens et
de son intelligence, et d’une peinture du vice prouvant combien les passions de l’amour se
sont dégradées dans la haute société française à la veille de la Révolution. Le personnage
principal, Valmont, est le type du séducteur froid. Ce n’est pas un personnage neuf dans
l’univers romanesque du XVIIIe siècle mais la lucidité avec laquelle Valmont étudie les
ressorts de ses propres sentiments et anticipe les réactions de ses victimes donne à l’œuvre
une extraordinaire pénétration psychologique. Valmont déclare ainsi froidement : « J’ai bien
besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux. » Ou : « qu’elle
croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ». De plus, Valmont a une complice aussi cynique
que lui, la Merteuil et ce personnage de la séductrice est vraiment neuf et va choquer.
Laclos, dans sa préface, soutient que « Pour prévenir contre le vice, il faut bien le
peindre. » Sans doute s’agit-il d’une satire des mœurs contemporaines et sans doute Laclos
est-il sincère quand il prétend dépendre le vice pour le condamner, mais, sans le dire, il ne
cesse de témoigner une certaine fascination, qui touche aussi son lecteur, envers le monde
libertin qu’il décrit. Ce n’est cependant pas exactement le sien : Laclos fut un époux fidèle

167
et il a donné la voix à chacun des personnages de son roman par la lettre, sans s’identifier
plus aux uns qu’aux autres, en adaptant chaque fois son style au caractère qui s’exprime,
comme un acteur capable de changer de rôle d’un film à l’autre. Mais les lecteurs ont
assimilé l’écrivain à un seul de ses personnages, Valmont (le séducteur sans scrupule), ce
qui lui vaudra des ennuis, notamment la méfiance de ses futurs beaux-parents quand il
voudra se marier. Laclos nourrira longtemps le projet d’écrire un pendant à son roman
épistolaire, qu’il aurait intitulé Les Liaisons heureuses, roman du sentiment vrai, de la
communication amoureuse, de l’harmonie familiale… mais il n’y parvint jamais. Nous ne
savons même pas s’il en a commencé la rédaction : nous n’en avons en tout cas aucune trace.
Les Liaisons dangereuses se développe comme un match, un bras de fer entre la
Merteuil, femme de tête et de volonté, et Valmont, homme de ruse et de désir ; match qui
débouche sur un duel, lorsque Valmont petit à petit semble se mettre à aimer la Présidente
de Tourvel, qu’il ne séduisait au départ que par défi (parce qu’elle est très vertueuse). La
Merteuil ne lui pardonne pas d’échapper à son propre contrôle et de se soustraire au jeu
qu’elle a organisé. Mais par orgueil, Valmont trahit la Tourvel en lui déclarant que tout
n’était qu’un jeu. Un doute subsiste quant à ses sentiments réels.
Les Liaisons dangereuses est une œuvre incandescente à tous égards. Feu des lettres
échangées entre la marquise de Merteuil et Valmont ; feu glacé du libertinage ; feu des lettres
amoureuses de Madame de Tourvel, séduite par Valmont et tuée par sa passion ; feu du
romantisme face au libertinage : lorsque Valmont se laisse assassiner par Danceny (qui est
amoureux de Cécile de Volanges, une autre victime de Valmont), c’est le romantisme qui
tue le libertinage du XVIIIe siècle, la France révolutionnaire qui révoque un Ancien Régime
pourri par ses propres excès. Tout s’achève dans les ruines et dans la destruction.
Au niveau technique, il s’agit d’une œuvre d’une grande virtuosité, qui exploite
toutes les possibilités du roman épistolaire. Comme dans les autres romans épistolaires, les
points de vue sont multiples : outre les lettres de Valmont et de la Merteuil, le lecteur a accès
aux lettres de Madame de Tourvel, de Danceny, de Cécile de Volanges, et d’une vieille dame
appelée Madame de Rosemonde et d’autres personnages secondaires. À nouveau, le lecteur
est le seul à posséder tous les éléments du drame, dont il reconstitue la totalité narrative et
morale : il peut entrer dans la vision du monde des uns et des autres, des séducteurs cyniques
(Valmont, Merteuil), comme des amoureux romantiques (Danceny), des prudes (Tourvel)
comme des sages (Madame de Rosemonde). Choderlos de Laclos accorde chaque fois son
écriture à ces voix si diverses et exploite donc à merveille une technique déjà éprouvée, mais,
en outre, il enrichit cette technique, car certaines lettres ne sont pas des récits a posteriori
d’événements comme dans les autres romans épistolaires : elles sont des actes en tant que
tel. Et le lecteur est à même de s’en rendre compte. Valmont ne fait pas que raconter à
Merteuil qu’il séduit Tourvel, c’est en écrivant des lettres qu’il conquiert celle-ci : la lettre
est un acte de séduction. D’autres lettres constituent des ruses en elles-mêmes ou des
mensonges. Les deux premières lettres reproduites ici illustrent ce fait. Dans la première,
Valmont raconte à la Merteuil, sa complice, le tour qu’il joue à la Tourvel. La seconde est
ce tour lui-même. La troisième lettre est écrite par la vieille Madame de Rosemonde, illustre
un autre ton et donne à voir un point de vue féminin (presque féministe avant la lettre93) sur
le monde social.
Extraits des Liaisons dangereuses
Lettre XLVII de Valmont à Merteuil [...]

93
Et qui correspondent aux idées que Laclos défendra plus tard, dans un texte sur l’éducation des femmes, qui
pour ce rousseauiste convaincu, sont « nées compagnes des hommes » et sont devenues leurs esclaves, à tel
point qu’elles regardent elles-mêmes l’« état abject » dans lequel elles sont tombées comme leur « état
naturel ».

168
Cette complaisance de ma part est le prix de celle qu’elle vient d’avoir de me servir de pupitre
pour écrire à ma belle dévote, à qui j’ai trouvé plaisant d’envoyer une lettre écrite du lit et presque
d’entre les bras d’une fille, interrompue même pour une infidélité complète, et dans laquelle je lui rends
un compte exact de ma situation et de ma conduite. Émilie, qui a lu l’épître, en a ri comme une folle, et
j’espère que vous en rirez aussi.
Comme il faut que ma lettre soit timbrée de Paris, je vous l’envoie ; je la laisse ouverte. Vous
voudrez bien la lire, la cacheter, et la faire mettre à la poste. Surtout n’allez pas vous servir de votre
cachet, ni même d’aucun emblème amoureux ; une tête seulement. Adieu, ma belle amie.
P.S. : Je trouve ma lettre ; j’ai décidé Émilie à aller aux Italiens… Je profiterai de ce temps
pour aller vous voir. Je serai chez vous à six heures au plus tard ; et si cela vous convient, nous irons
ensemble sur les sept heures chez Madame de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas l’invitation
que j’ai à lui faire de la part de Madame de Volanges.
Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir à vous embrasser que le chevalier puisse
en être jaloux.
De…, ce 30 août 17**.

Lettre XLVIII
Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel
(Timbrée de Paris.)
C’est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été
sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les
facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, et dont
pourtant je n’espère pas jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant, me fait connaître
plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour
mettre quelque ordre dans mes idées ; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette lettre, sans être obligé
de l’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que
j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas
entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la
mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; et malgré les
tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment, je
suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes, elles ne m’empêchent
point de m’abandonner entièrement à l’amour et d’oublier, dans le délire qu’il me cause, le désespoir
auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais
je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si
douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est plein de
volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient
pour moi l’autel sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le
serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens. Je devrais
peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment
pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, Madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement.
Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. A
quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous convaincre ?
après tant d’efforts réitérés, la confiance et la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les
plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource
que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de
l’obtenir. Cependant, jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ;
il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre : mais je crains moi-même
de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui cause ne la partage
pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; et ce serait le faire, que d’employer plus de temps à
vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et
de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.

Lettre CXXX
Madame de Rosemonde à la présidente de Tourvel
Et pourquoi, ma chère Belle, ne voulez-vous plus être ma fille ? pourquoi semblez-vous
m’annoncer que toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-ce pour me punir de n’avoir pas
deviné ce qui était contre toute vraisemblance ? ou me soupçonnez-vous de vous avoir affligée

169
volontairement ? Non, je connais trop bien votre cœur, pour croire qu’il pense ainsi du mien. Aussi la
peine que m’a faite votre lettre est-elle bien moins relative à moi qu’à vous-même !
O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous êtes bien trop digne d’être aimée,
pour que jamais l’amour vous rende heureuse. Hé ! quelle femme vraiment délicate et sensible n’a pas
trouvé l’infortune dans ce même sentiment qui lui promettait tant de bonheur ! Les hommes savent-ils
apprécier la femme qu’ils possèdent ?
Ce n’est pas que plusieurs ne soient honnêtes dans leurs procédés, et constants dans leur
affection : mais, parmi ceux-là même, combien peu savent encore se mettre à l’unisson de notre cœur !
Ne croyez pas, ma chère enfant, que leur amour soit semblable au nôtre. Ils éprouvent bien la même
ivresse ; souvent même ils y mettent plus d’emportement : mais ils ne connaissent pas cet empressement
inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres et continus, et dont l’unique but
est toujours l’objet aimé. L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure.
Cette différence, si essentielle et si peu remarquée, influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la
totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui de l’autre est
surtout de les faire naître. Plaire n’est pour lui qu’un moyen de succès ; tandis que, pour elle, c’est le
succès lui-même. Et la coquetterie, si souvent reprochée aux femmes, n’est autre chose que l’abus de
cette façon de sentir, et par là même en prouve la réalité. Enfin, ce goût exclusif, qui caractérise
particulièrement l’amour, n’est dans l’homme qu’une préférence, qui sert, au plus, à augmenter un
plaisir, qu’un autre objet affaiblirait peut-être, mais ne détruirait pas ; tandis que dans les femmes, c’est
un sentiment profond, qui non seulement anéantit tout désir étranger, mais qui, plus fort que la nature,
et soustrait à son empire, ne leur laisse éprouver que répugnance et dégoût, là même où semble devoir
naître la volupté.
Et n’allez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreuses, et qu’on peut citer, puissent
s’opposer avec succès à ces vérités générales ! Elles ont pour garant la voix publique, qui, pour les
hommes seulement, a distingué l’infidélité de l’inconstance : distinction dont ils se prévalent, quand ils
devraient en être humiliés ; et qui, pour notre sexe, n’a jamais été adoptée que par ces femmes dépravées
qui en sont la honte, et à qui tout moyen paraît bon, qu’elles espèrent pouvoir les sauver du sentiment
pénible de leur bassesse.
J’ai cru, ma chère Belle, qu’il pourrait vous être utile d’avoir ces réflexions à opposer aux idées
chimériques d’un bonheur parfait dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination : espoir
trompeur, auquel on tient encore, même alors qu’on se voit forcé de l’abandonner, et dont la perte irrite
et multiplie les chagrins déjà trop réels, inséparables d’une passion vive ! Cet emploi d’adoucir vos
peines, ou d’en diminuer le nombre est le seul que je veuille, que je puisse remplir en ce moment. Dans
les maux sans remèdes, les conseils ne peuvent plus porter que sur le régime. Ce que je vous demande
seulement, c’est de vous souvenir que plaindre un malade, ce n’est pas le blâmer. Eh ! qui sommes-
nous, pour nous blâmer les uns les autres ? Laissons le droit de juger à celui-là seul qui lit dans les
cœurs ; et j’ose même croire qu’à ses yeux paternels, une foule de vertus peut racheter une faiblesse.
Mais, je vous en conjure, ma chère amie, défendez-vous surtout de ces résolutions violentes,
qui annoncent moins la force qu’un entier découragement : n’oubliez pas qu’en rendant un autre
possesseur de votre existence, pour me servir de votre expression, vous n’avez pas pu cependant frustrer
vos amis de ce qu’ils en possédaient à l’avance, et qu’ils ne cesseront jamais de réclamer.
Adieu, ma chère fille ; songez quelquefois à votre tendre mère et croyez que vous serez
toujours, et par-dessus tout, l’objet de ses plus chères pensées.

Du château de …, ce 4 novembre 17**.

5.1.3.4. L’anti-roman : Denis Diderot (1713-1714)


Le terme « anti-roman » a été employé ci-dessus pour désigner des formes
romanesques « parodiques », jouant d’une déconstruction du genre, qui explore
radicalement sa forme a-formelle, son caractère « élastique », qui le rend propice à tout
traitement anti-normatif : Don Quichotte ou Le Roman comique de Scarron, Le Berger
Extravagant de Charles Sorel ou le Roman Bourgeois de Furetière.
Au XVIIIe siècle cette veine parodique ne se tait pas, elle atteint même un point
culminant en Angleterre et en France avec Laurence Sterne (voir plus bas) et avec Denis
Diderot en France. Diderot romancier subit d’ailleurs à cet égard l’influence de Laurence
Sterne.

170
Homme versatile, d’une intelligence aussi fulgurante que désinvolte, Diderot, qui a
le sens du théâtre, est l’auteur d’une œuvre diverses de plusieurs romans de nature
différentes, La Religieuse dont il a déjà été question, un roman « libertin », Les Bijoux
indiscrets (1747), et surtout deux textes inclassables (si ce n’est justement sous l’étiquette
de l’anti-roman), publiés à titre posthume et dont la reconnaissance s’est d’abord effectuée
à l’étranger : d’une part, le Neveu de Rameau (1763 – paru en 1821) et, d’autre part, Jacques
le fataliste (1773 – paru en 1796).
Ce que Diderot invente avec deux textes majeurs, c’est en quelque sorte le « roman-
conversation ». Le Neveu de Rameau constitue un dialogue entre deux « personnages » –
« Moi » et « lui » – qui échangent des idées, des opinions, dissertent, divaguent et passent
d’une contradiction à l’autre (« Moi » et « lui » sont en fait une seule et même personne ou
un personnage divisé, fracturé, ondoyant et contradictoire). Le Neveu de Rameau, d’abord
connu en Allemagne (en version traduite) sera commenté par le grand philosophe
romantique Hegel dans sa Phénoménologie de l’Esprit (à propos de la dialectique du maître
et de l’esclave), établissant une sorte de lien entre Allemagne et France, entre l’esprit XVIIIe
et l’esprit du pré-romantique.
Jacques le fataliste est fait d’une conversation entre Jacques et son Maitre,
conversation entrecoupée de descriptions, de digressions et surtout d’interventions
constantes de l’auteur, qui interpelle son lecteur, démontre par l’exemple l’arbitraire
romanesque et finalement organise un texte autour d’une fiction qui n’aboutira pas. Jacques
annonce sans cesse « l’histoire de ses amours » mais ne parvient jamais à la raconter,
interrompu qu’il est constamment par l’auteur ou par divers évènements sans lien entre eux.
Extrait du début de Jacques le fataliste.
Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-
ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on
sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait
que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
LE MAîTRE : C’est un grand mot que cela.
JACQUES : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.
LE MAîTRE : Et il avait raison…
Après une courte pause, Jacques s’écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !
LE MAîTRE : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.
JACQUES : C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux
à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte
un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je
m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.
LE MAîTRE : Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES : Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises
aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une
gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAîTRE : Tu as donc été amoureux ?
JACQUES : Si je l’ai été !
LE MAîTRE : Et cela par un coup de feu ?
JACQUES : Par un coup de feu.
LE MAîTRE : Tu ne m’en as jamais dit un mot.
JACQUES : Je le crois bien.
LE MAîTRE : Et pourquoi cela ?
JACQUES : C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAîTRE : Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES : Qui le sait ?
LE MAîTRE : À tout hasard, commence toujours…
Jacques commença l’histoire de ses amours. C’était l’après-dinée : il faisait un temps lourd ;
son maître s’endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître
dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à
chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut… »

171
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire
attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en
leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le
maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener
tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront
quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L’aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. – Et où
allaient-ils ? – Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous
réponds : Qu’est-ce que cela vous fait ? Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de
Jacques… Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le
maître dit à son valet : Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ?
JACQUES : Nous en étions, je crois, à la déroute de l’armée ennemie. On se sauve, on est
poursuivi, chacun pense à soi. Je reste sur le champ de bataille, enseveli sous le nombre des morts et
des blessés, qui fut prodigieux. Le lendemain on me jeta, avec une douzaine d’autres, sur une charrette,
pour être conduit à un de nos hôpitaux. Ah ! Monsieur, je ne crois pas qu’il y ait de blessures plus
cruelles que celle du genou.
LE MAîTRE : Allons donc, Jacques, tu te moques.
JACQUES : Non, pardieu, Monsieur, je ne me moque pas ! Il y a là je ne sais combien d’os, de
tendons et d’autres choses qu’ils appellent je ne sais comment…

5.1.3.5. L’invention de l’autobiographie : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et


les Les Confessions
Il a déjà quelque peu été question de Jean-Jacques Rousseau ci-dessus au sujet du
roman épistolaire, genre auquel il a participé avec Julie ou la Nouvelle Héloïse. Revenons
sur cette figure majeure du siècle, dont l’influence sera immense dans de nombreux
domaines, notamment en littérature.
Rousseau est un homme pluriel et un cas à part.
Un homme pluriel : il aura été orphelin, vagabond, homme fêté, homme persécuté,
musicien, compositeur, théoricien de la musique, philosophe, écrivain de romans ayant
rencontré le succès (La Nouvelle Héloïse), auteur d’un traité pédagogique, L’Émile, qui va
bouleverser le rapport à l’enfance, et d’un traité politique, Du contrat social, dont
s’inspireront les révolutionnaires. Il est l’inventeur de l’autobiographie avec Les Confessions
et Les Rêveries du promeneur solitaire. Son style et sa sensibilité constituent l’une des
origines du romantisme, qui bouleversera le XIXe siècle et dont l’influence se ressent toujours
aujourd’hui.
Un cas à part : il fait à la fois pleinement partie des Lumières dans la mesure où il a
été proche de Diderot, où il a (un petit peu) participé à L’Encyclopédie et où il a défendu des
idées avancées allant dans le sens de l’épanouissement des individus et de la démocratie,
mais il peut aussi être décrit comme allant à contre-courant des Lumières pour une raison
simple : celles-ci sont animées par une vibrante foi dans le progrès de l’humanité grâce à la
raison, à la science, à la connaissance, aux régimes politiques futurs (démocratie ou
despotisme éclairé) qui dispenseront ces savoirs à la multitude, etc. Rousseau, au contraire,
pense que le progrès profite aux puissants et non au peuple. Et il porte un regard très sévère
sur la société de son temps, qu’il trouve trop inégalitaire. Il déclare ainsi dans les premières
pages du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers94. » Toutefois,
Rousseau sait qu’il est impossible de revenir en arrière (pour une raison qui sera expliquée
plus bas) : c’est pour cela qu’il prône des améliorations, voire des mutations de la société.
De ce point de vue, il défend les progrès politiques et sociaux.
Le parcours de Rousseau est donc tout à fait singulier, et ce parcours appartient à la
littérature dans la mesure où l’écrivain en a fait le récit dans ses Confessions.

94
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social. Ou principe du droit politique [1762], dans Œuvres complètes,
tome 2, Introduction, présentation et notes de Michel Launay, Paris, Seuil, 1971, p. 518.

172
Jean-Jacques Rousseau est né en Suisse, à Genève, le 28 juin 1712 et sa mère meurt
de suites de l’accouchement, neuf jours après sa naissance. Son père, un horloger, a des
ennuis avec la Justice et doit fuir Genève : Jean-Jacques, qui a alors une dizaine d’années,
est pris en charge par son oncle Gabriel, un pasteur protestant, et par sa tante. À l’âge de
seize ans, Jean-Jacques quitte sa famille et part sur les routes de France. Il devient une sorte
de vagabond. L’amour d’une femme aisée et plus âgée lui permet de sortir un temps de cette
condition. Il parfait alors sa culture, sa connaissance des arts, de la littérature et de la
musique. Mais il reprend la route et gagne Paris où il espère faire carrière dans la musique,
notamment grâce à l’invention d’un système de notations. Mais ce système ne rencontre
aucune adhésion et Rousseau est contraint à vivre chichement, passant d’une place à l’autre,
ou recopiant des partitions. Il se lie avec une ouvrière. C’est dans ce contexte économique
et social qu’il a des enfants : il les abandonne, sans doute par manque d’argent. Plus tard,
Voltaire se saisira de ce fait pour discréditer Rousseau et aujourd’hui encore l’on entend
souvent ce procès : « Ce prêcheur hypocrite de Rousseau qui donne des conseils sur
l’éducation, puis qui abandonne ses enfants ! » Il s’agit d’un argument ad hominen (c’est-à-
dire qu’au lieu de répondre à des idées par des arguments rationnels, on discrédite l’auteur
de ces idées) et d’un procès assez injuste. Rousseau a eu le sentiment d’être forcé à ce geste
par la société, comme il l’écrit à Mme Dupin dans une lettre datant du 20 avril 1751 : « Oui,
Madame, j’ai mis mes enfants aux Enfants Trouvés. J’ai chargé de leur entretien
l’établissement fait pour cela. Si ma misère et mes maux m’ôtent le pouvoir de remplir un
soin si cher, c’est un malheur dont il faut me plaindre, et non pas un crime à me reprocher.
Je leur dois la subsistance, je la leur ai procurée meilleure ou plus sûre au moins que je
n’aurais pu la leur donner moi-même. Cet article est avant tout. Ensuite vient la considération
de leur mère qu’il ne faut pas déshonorer. Vous connaissez ma situation, je gagne au jour la
journée mon pain avec assez de peine, comment nourrirais-je encore une famille […] ? »
Certes, tous les pauvres ne mettent pas leurs enfants à l’Assistance et une part de mystère
demeure quant aux circonstances exactes des faits, mais Rousseau a écrit L’Émile bien après
ces abandons. Et l’on ne peut le taxer d’hypocrisie : personne ne saurait rien de cette affaire
s’il ne l’avait racontée.
Toujours est-il qu’à quarante ans, Rousseau est toujours un parfait inconnu vivant de
peu et n’ayant guère écrit. Un jour, il décide de rendre visite à son ami Diderot, alors tout
aussi inconnu que lui et enfermé à la prison de Vincennes pour ses écrits. En chemin, il
feuillette un journal et, dans ce journal, il tombe sur l’annonce d’un concours organisé par
l’Académie de Dijon. Il s’agit d’écrire un discours qui répondrait à la question de savoir si
« le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Cette question
austère bouleverse Rousseau. Il subit une sorte d’illumination, un texte défile en lui, et il se
sent transformé. Cette étrange illumination est typique de l’originalité de Rousseau. D’autres
illuminations violentes ont eu lieu dans l’histoire : saint Paul sur le chemin de Damas ou
Blaise Pascal au XVIIe siècle. Mais il s’agit alors d’une rencontre avec Dieu (ou de l’illusion
d’une telle rencontre) ou avec le sentiment de la mort. Ici, la rencontre est celle d’une phrase
théorique. Il s’agit seulement d’idées, Rousseau ayant la particularité d’allier étroitement
pensée abstraite et sentimentalité débridée. Après cet événement, Rousseau se met à écrire.
Il participe au concours et l’emporte. Sa réponse suscitera le débat dans toute l’Europe et
fera de lui une célébrité controversée. Que dit-il ? On l’aura compris au vu de ce qui a été
expliqué plus haut : il répond « non » à la question de l’Académie de Dijon. Le progrès
détruit l’homme. Il développe sa conception dans un second discours, très célèbre : Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), auquel Voltaire a
répondu de façon ironique (voir supra). C’est là que Rousseau écrit que « La nature a fait
l’homme heureux et bon, […] la société le déprave et le rend misérable. » C’est aussi dans
ce Discours que se trouve ce célèbre passage au sujet de la propriété :

173
Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres,
que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou
comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus,
si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! » Mais il y a grande apparence,
qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car
cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès,
acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que
d’arriver à ce dernier terme de l'état de nature.
Selon Rousseau, au départ, les hommes vivaient libres, autonomes, séparés les uns
des autres, se satisfaisant de peu, c’est-à-dire en apaisant leurs besoins naturels. Ils étaient
heureux parce que, jouissant d’une pleine communion avec la nature, ils ne sentaient pas de
différence entre eux et le monde extérieur. Un point, propre à Rousseau, est rarement
souligné dans ce tableau – et pourtant ce point change tout ! – : c’est que, selon lui, cet
homme naturel sentait, ressentait, mais ne parlait pas, car il n’en avait pas besoin. Il était en
dehors du langage, comme les nourrissons, comme les « enfants » au sens étymologique du
terme (« infans », le mot latin d’où vient le mot « enfant » signifie : « qui ne parle pas »).
Malheureusement, un jour, quelque part, les ressources disponibles vinrent à manquer.
L’homme a alors inventé les outils, s’est lié à ses semblables et a inventé la parole. Avec la
parole, il perd le contact avec la nature, le langage s’interposant entre lui et la réalité. Ce que
souligne là Rousseau, et qui l’insupporte, c’est la division du sujet, dont s’empareront plus
tard les premiers romantiques allemands, Rimbaud (« Je est un autre ») et la psychanalyse,
et qui nous paraît une évidence, mais qui ne correspond pas à la vision classique du sujet,
selon laquelle l’homme est unifié, connaissable, transparent à lui-même.
De la coupure avec la Nature à cause du langage naît le début du malheur des
hommes. Viennent ensuite les sociétés primitives, déjà polluées par le travail, par le désir
d’être préféré, par les conflits.
Cependant, Rousseau sur ce point fait preuve de nuance : dès le Discours sur les
Sciences et les Arts, il prend comme modèle le citoyen romain au temps de la République
plus souvent que le « bon sauvage ». En outre, son opinion a évolué avec le temps. Dans Le
Contrat social, texte plus tardif, il écrit :
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très
remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, en donnant à ses actions la moralité
qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion
physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir
sous d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans
cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent
et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel
point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il
est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal
stupide et borné, fit un être intelligent et un homme95.
Ce n’est donc pas le progrès en soi qui est nocif, mais ce que l’on appellerait
aujourd’hui ses dérives.
Toujours est-il que, à ses yeux, les sociétés se sont construites ensuite de travers en
se fondant sur la propriété, la technique, l’injustice, l’inégalité, la corruption, l’hypocrisie,
le règne des apparences. Mais Rousseau, on l’a dit, sait qu’il n’est pas possible de revenir en
arrière, notamment et surtout parce qu’il n’est pas possible de sortir du langage une fois
qu’on y est entré : « La nature humaine ne rétrograde pas », écrit-il. Bien plus, le langage,
qui est à l’origine du malheur, est aussi la source des consolations de ce malheur. C’est en
ce sens que Rousseau répondra à la fameuse lettre ironique de Voltaire : « Quant à moi, si

95
Ibid., p. 524.

174
j’avais suivi ma première vocation et que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurais sans doute été
plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé du seul
plaisir qui me reste. »
La vaste et protéiforme œuvre de Rousseau peut, de façon grossière et schématique,
être décrite à partir de cet étrange point de vue sur le langage et sur la société. Rousseau
propose diverses solutions pour répondre au malheur initial :
a) Une solution politique et collective : dans Du contrat social (1762), Rousseau
explique qu’à la Nature doit se substituer la Loi. La société doit se baser sur un
contrat : l’individu donne sa puissance à la collectivité et reçoit en retour de la
collectivité sa raison d’être. Il échange sa liberté naturelle contre sa liberté civile, la
possession contre la propriété. Ce point de vue est révolutionnaire : elle fait du peuple
un souverain.
b) Une solution individuelle, mais applicable à tous : c’est le système éducatif imaginé
dans L’Émile (1762), qui sert à changer l’homme de l’intérieur. Selon Rousseau, il
faut apprendre à l’enfant les choses non pas à l’avance, mais au moment où elles lui
sont nécessaires (l’éducation est progressive, d’abord sensorielle, puis intellectuelle
et manuelle), non pas par l’autorité (liée au langage), mais par la nécessité : Émile,
s’il casse la fenêtre sera puni par lui-même en ayant froid. Le but est de rapprocher
l’enfant de la Nature, et de le rendre maître de lui, c’est-à-dire insensible à la société.
Le rôle de l’autorité, du langage, de la culture et de la société est minimisé dans cette
éducation : l’enfant est préservé de tout contact avec la société, les lectures ne sont
guère encouragées (les Fables de La Fontaine sont interdites, seul Robinson Crusoé,
qui met en scène un solitaire, est admis). Il faut noter que L’Émile est présenté sous
la forme d’une fiction, d’une sorte d’utopie, et qu’il n’est pas si dogmatique qu’il y
paraît, car l’histoire se termine par une sorte d’échec, de nécessité de sortir de l’idéal
pour faire des compromis qui sont liés à la rencontre de la sexualité. Notons que
l’Émile a eu une énorme influence depuis sa publication jusqu’à aujourd’hui. Le point
le plus spectaculaire de cette influence a sans doute concerné les nourrissons, que
l’on emmaillotait alors, sous prétexte que leurs propres mouvements pouvaient les
blesser. Rousseau, qui a confiance en la nature, réfute facilement cet argument de
mauvaise foi. Il critique aussi la pratique des nourrices : les mères dans les milieux
aisés se débarrassaient des nourrissons pour les confier à des nourrices, qui avaient
tendance à privilégier leur petit au détriment de celui qu’on leur confiait. Par sa
description du sort des nouveau-nés, Rousseau a réveillé le sentiment maternel chez
les femmes de son temps et il plaidé pour l’allaitement maternel.
L’Émile contient, en outre, la fameuse « Profession de foi du vicaire savoyard »,
exposant les vertus de la « religion naturelle », en rupture avec les rationalistes
comme avec les croyants des religions instituées : affirmation de l’existence d’un
Être suprême confirmée par « l’ordre sensible de l’œuvre » et que l’on atteint par « le
sentiment intérieur ». Rousseau est hostile à l’Église, qui s’intercale entre l’homme
et Dieu, comme le langage s’intercale entre l’homme et la Nature. Au sujet de la foi,
Rousseau n’est pas d’accord avec Diderot, qui est athée. Il reconnaît l’intelligence
des arguments rationnels de Diderot, mais ces arguments lui semblent artificiels,
gratuits, producteurs de trouble. Ils ne correspondent pas à ce qu’il ressent, sa foi
étant basée sur la paix qu’elle lui apporte : « Tenez votre âme en état de désirer
toujours qu’il y ait un Dieu et vous n’en douterez jamais. » Telle est sa profession de
foi.
c) La dernière solution est individuelle et personnelle : c’est la solution que Rousseau a
trouvée pour lui-même et dont il fait état dans Les Rêveries du promeneur solitaire.

175
Dans ce texte poétique, il explique qu’il échappe au monde et au langage en se
couchant dans une barque, seul, et en laissant celle-ci dériver, tandis qu’il dérive dans
la rêverie : il ressent alors une sorte d’extase faite du seul « sentiment d’existence »
et d’une communion retrouvée avec la Nature.
Il existe donc une grande cohérence dans l’œuvre de Rousseau, même si elle a touché
à des genres très différents. Cette cohérence, en outre, s’exprime à merveille dans Les
Confessions, où Rousseau, tout à la fois, raconte sa vie et brosse son portrait. L’écrivain a
conscience d’être le premier à procéder de la sorte (voir ci-dessous les premières pages du
livre), mais il croit que personne ne suivra son exemple et, sur ce point, il se trompe. Il aura
en effet beaucoup de continuateurs : Chateaubriand au début du XIXe siècle, Sartre au
XXe siècle et des milliers de gens, célèbres ou anonymes, écriront également leur
autobiographie. C’est un genre que Rousseau initie et un genre promu à un grand avenir.
En outre, dans Les Confessions Rousseau établit un rapport de proximité avec le
lecteur, qui est tout à fait neuf et original, et qui provoque des réactions fortes : Rousseau
agace, suscite le mépris ou la haine, ou, au contraire, il émeut, se fait aimer et admirer. Dans
tous les cas, il ne laisse pas indifférent. Sa vie et son œuvre semblent ne faire qu’un dans ce
texte où il se justifie et où il s’adresse au lecteur, sous la figure de la postérité, en lui
demandant le pardon, la compréhension ou l’amour. Le narrateur des Confessions présente
la particularité d’être toujours de bonne foi, même quand il a tort, de se proclamer toujours
dans son bon droit, même quand il est en faute. En ce sens, il privilégie et valorise une valeur
indispensable pour lui (en particulier dans Les Confessions) : l’authenticité. À ses yeux, la
vérité prévaut sur la culpabilité (il renverse en quelque sorte le schéma du péché qui
condamne le pécheur : la rédemption de l’homme intervient par sa sincérité). La vérité, une
fois encore, est celle du cœur. Toujours est-il que rien ne lui est plus insupportable que
l’injustice : voir à ce sujet le second extrait cité plus bas.
Deux extraits de Confessions de Jean-Jacques Rousseau : le début suivi du récit d’une
injustice subie durant l’enfance.
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et qui n’aura point d’imitateur. Je veux
montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux
que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au
moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce
dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main,
me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce
que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de
bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir
un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être,
jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été,
bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même, être
éternel. Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes
confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux
découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise,
s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.
[…]
Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi
l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions
méritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace d’un châtiment tout nouveau pour
moi me semblait très-effrayante ; mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que
l’attente ne l’avait été ; et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage
encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur
naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé
dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de

176
crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela
quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru
plaisant. Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à craindre ; et si je m’abstenais
de mériter la correction, c’était uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier : car tel est en
moi l’empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur donna toujours
la loi dans mon cœur.
Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire
de ma volonté, et j’en profitai, je puis dire, en sureté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la
dernière, car mademoiselle Lambercier, s’étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment
n’allait pas à son but, déclara qu’elle y renonçait et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché
dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit : deux jours après on nous fit coucher dans
une autre chambre, j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en
grand garçon.
Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé
de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans
le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés,
mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de
chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur
de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent.
Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes ; mon
imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire
autant de demoiselles Lambercier.
Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation,
jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation
fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue.
J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes
confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux.
Dès à présent je suis sûr de moi ; après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut
juger de ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté
quelquefois près de celles que j’aimais par les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir,
d’entendre, hors de sens et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n’ai pu
prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule
faveur qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec un enfant
de mon âge ; encore fut-ce elle qui en fit la première proposition.
En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments
qui, semblant quelquefois incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un effet
uniforme et simple ; et j’en trouve d’autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de
certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu’on n’imaginerait jamais qu’ils eussent entre
eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon âme fût
trempé dans la même source d’où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang ? Sans quitter le
sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente.
J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contigüe à la cuisine. La servante avait mis
sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre il s’en trouva
un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n’était
entré dans la chambre. On m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. Monsieur et mademoiselle
Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent : je persiste avec opiniâtreté ; mais
la conviction était trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût pour la première
fois qu’on m’eut trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux ; elle méritait de l’être. La
méchanceté, le mensonge, l’obstination, parurent également dignes de punition ; mais pour le coup ce
ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit a mon oncle Bernard : il vint.
Mon pauvre cousin était chargé d’un autre délit non moins grave ; nous fûmes enveloppés dans la même
exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais
amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos plus
longtemps.
On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l’état le plus
affreux, je fus inébranlable. J’aurais souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât
au diabolique entêtement d’un enfant, var on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de
cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai pas peur d’être puni derechef
pour le même fait ; eh bien, je déclare à la face du ciel que j’en étais innocent, que j’en étais innocent,

177
que je n’avais ni cassé ni touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque, et que je n’y avais
pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment ce dégât se fit ; je l’ignore et ne puis le
comprendre ; ce que je sais très-certainement, c’est que j’en étais innocent.
Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier,
indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec
douceur, équité, complaisance, que n’avait pas même pas l’idée de l’injustice, et qui, pour la première
fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le plus ; quel
renversement d’idées ! Quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa
cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible,
car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors
en moi.
Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et
pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne ; et tout ce que je sentais, c’était la rigueur
d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive,
m’était peu sensible ; je ne sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à
peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire comme d’un acte prémédité, se mettait
en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous
nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions ; et quand nous jeunes cœurs un peu
soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, nous nous mettions tous deux
à crier cent fois de toute notre force : Carnifex ! carnifex ! carnifex ! »

5.2. Les Lumières en Italie :


Des pamphlets contre la peine de mort et la torture et un génie tragique et libertaire
qui veut devenir un écrivain de langue italienne : Pietro Verri (1728), Cesare Beccaria (1738)
et Vittorio Alfieri (1749).

5.2.1. Cesare Beccaria (1738-1794) : Des délits et des peines (1764)


Commençons par citer un extrait de Des délits et des peines (1764) contre la peine
de mort :
N’est-il pas absurde que les lois, qui ne sont que l’expression de la volonté générale, qui
détestent et punissent l’homicide, ordonnent un meurtre public, pour détourner les citoyens de
l’assassinat96 ?
Puis d’Observations sur la torture (rédigé en 1777 et paru de façon posthume en
1804) de Pietro Verri (1728-1797) :
C’est une barbarie consacrée par l’usage dans la plupart des gouvernements que de donner la
torture à un coupable pendant que l’on poursuit son procès [...] Un homme ne peut être considéré comme
coupable avant la sentence du juge ; et la société ne peut lui retirer la protection publique [...] Le droit
de la force peut donc seul autoriser un juge à infliger une peine à un citoyen, lorsqu’on doute encore s’il
est innocent ou coupable. (XII, IVI, p. 71-72)
Cesare Beccaria, né à Milan en 1738, est l’un des plus célèbres représentants italiens
de la culture des Lumières. Diplômé en droit, animé d’une admirable ferveur réformiste,
membre d’une société savante particulière, fondée en 1761, à Milan, par ses amis Pietro et
Alessandro Verri (1741-1816), la Società dei Pugni (Société des Poings), où on discutait et
on se disputait « à poings nus », et collaborateur de la revue qui en était l’émanation, Il Caffé
(Le Café ; 1764-1766), Beccaria publie son chef-d’œuvre, Dei delitti e delle pene (Des délits
et des peines), en 1764 : il sera traduit dans plus de vingt langues et aura une énorme
influence en Europe, où différentes réformes du Code pénal seront entreprises après sa
parution.

96
Cesare BECCARIA, Des délits et des peines, XVI, De la peine de mort, Paris, Flammarion, coll. Champs,
1979, p. 96.

178
En effet, on peut dire que l’origine véritable du mouvement pour l’abolition de la
peine de mort concorde avec la publication du chef-d’œuvre de Beccaria. Certes,
l’intellectuel italien n’est pas seul, ni dans sa patrie, où Pietro Verri, né à Milan en 1728, lui
fournit beaucoup d’idées et travaille à un pamphlet contre la torture, Osservazioni sulla
tortura (Observations sur la torture ; 1777 mais 1804), ni en France, où il est soutenu par
Voltaire. Toutefois c’est en Italie qu’il y aura une première et importante application de ses
conseils au niveau pénal : la grand-duc Léopold Ier de Toscane abolit la peine de mort dans
le grand-duché de Toscane le 30 novembre 1786.
À partir de cette date et à deux exceptions près – le Portugal en 1867 (même si nous
pouvons nous interroger sur l’effectivité de l’abolition de la peine de mort sous le régime de
Salazar entre 1932 et 1968) et les Pays-Bas en 1870 (mais au sein d’une loi en vigueur
seulement à partir de 1886, qui s’inclinera à la réintroduction de la peine de mort entre 1945
et 1952, pour l’abolir définitivement en 1982) – l’Italie sera toujours à l’avant-garde en
Europe et la peine de mort sera abolie dans toute la péninsule (unifiée politiquement depuis
1861) en 1889 ; réintroduite durant le régime fasciste en 1926, elle sera abolie dans le second
après-guerre en 1947 pour les crimes de droit commun en temps de paix et en 1994 pour
tous les crimes, c’est-à-dire aussi pour les cas prévus en temps de guerre par les lois
militaires. Bref, c’est un exploit digne de mention, inédit dans sa cohérence, soutenue par
cette même référence aux valeurs fondamentales élaborées par Beccaria, Verri et la culture
des Lumières. On s’en rend bien compte si l’on jette un coup d’œil à ce qui se passe au
Vatican (abolition de la peine de mort en 1969, par Paul VI) ou en Espagne (1978 ; 1995),
France (1981), Grande-Bretagne (1969, mais 1973 pour l’Irlande du Nord ; 1998),
Allemagne (RFA ou Allemagne de l’Ouest 1949, RDA ou A. de l’est 1987), Belgique
(1996).
Quand aujourd’hui, encore aujourd’hui, on se pose la question « que peut la
littérature ? que peuvent les intellectuels ? », nous devrions repenser à Cesare Beccaria, à
Pietro Verri et relire leurs ouvrages.

5.2.2. Vittorio Alfieri (1749-1809)


Un génie tragique et libertaire qui veut devenir un écrivain de langue italienne
Ce qui nous intéresse et nous fascine le plus chez Vittorio Alfieri – génie tragique du
XVIIIe siècle italien, associé depuis longtemps à l’écrivain « gallophobe » (c’est-à-dire qui
déteste la France) par excellence (Misogallo, 1799) –, c’est sa quête de devenir un écrivain
de langue italienne (né à Asti en 1749, il était piémontais et de culture francophone). Cette
quête est associée à la recherche d’une langue bien particulière, conçue en tant qu’instrument
du théâtre tragique, avec tout ce que cette approche peut entraîner : (1) l’effort de
« spiemontizzarsi », c’est-à-dire de sortir du Piémont, de sa première patrie linguistique –
comme il le dit lui-même dans la Vita (autobiographie commencée en 1790, parue posthume
en 1806) – en passant du point de départ du français (langue dans laquelle il écrit la première
rédaction du Filippo, entre le 28 mars et le 3 avril 1775, et du Polynice, entre le 28 mai et le
4 juin 1775) au point d’ancrage de la tradition toscane ; (2) la nostalgie de la tradition,
l’émulation, la fidélité aux règles classiques (prologue à la grecque, trois actes, épilogue,
puis cinq actes ; unité de temps et de lieu ; vers hendécasyllabes « sciolti », c’est-à-dire
dépourvus de rimes) et le plan rigoureux qu’il suit pour écrire ses tragédies (idée ; rédaction ;
versification) ; (3) la dialectique entre le présent et le passé pour être en avance sur son
temps : d’un côté le présent (la violence révolutionnaire dont le jeune Alfieri semble faire
l’apologie dans le traité De la tyrannie, rédigé entre 1777 et 1790, et qui sera refusée par la
suite, comme la faillite d’un songe) et de l’autre la ville de Florence (où il mourra en 1803)
comme lieu symbolique d’une appropriation idéologique (et linguistique) du passé, qui ne

179
nie pas le libertarisme d’Alfieri homme du XVIIIe ; Francesco De Sanctis (1817-1883), le
plus important spécialiste de littérature italienne au XIXe siècle, avait bien compris que la
recherche d’une langue située hors de l’histoire ne poussait pas automatiquement le théâtre
d’Alfieri hors de son siècle : la tragédie d’Alfieri est la « tragédie du siècle », c’est à dire la
tragédie du combat – qu’il soit tiré de l’histoire moderne, antique, ou même de la mythologie
n’a aucune importance – entre un prince, image funèbre du pouvoir, et un héros de la liberté ;
(4) le rapport du théâtre et de son langage avec les poèmes et le secret du style tragique (le
sonnet et la conversation familière, comme le dit Alfieri lui-même) ; (5) enfin le lien entre
la syntaxe et la métrique.
La première édition siennoise de ses tragédies (1783, il y a en avait dix) est encore
dominée par une syntaxe très hardie, violente, tandis que la seconde édition parisienne – il
s’agit de l’édition complète, avec dix-neuf tragédies, celle qu’on lit aujourd’hui et qui a été
publiée entre 1787 et 1789 – va adoucir la syntaxe et mettre à profit certains conseils que
Ranieri de’ Calzabigi (1714-1795), membre de l’Arcadie et de l’Académie Étrusque de
Cortona, lui avait adressés dans la célèbre lettre du 20 août 1783 et sur lesquels Alfieri avait
commencé à réfléchir dès sa réponse (6 septembre 1783). Par ailleurs, les réponses à Ranieri
de’ Calzabigi et aussi à Melchiorre Cesarotti (1730-1808), publiées dans l’édition parisienne
des tragédies, deviennent un « manuel du langage tragique ». Certes, Alfieri pêche son
lexique tragique « in Arno » (fleuve italien qui traverse la Toscane en passant par Florence
et Pise), dans l’eau de la tradition culturelle italienne – comme le fera Alessandro Manzoni
(1785-1873) avec la seconde édition de Les Fiancés (I promessi sposi, 1827 et 1840-1842)
–, mais il lui donne une vie nouvelle à l’intérieur de sa tragédie, en travaillant sur la métrique
et la syntaxe. C’est l’utopie alfiérienne, la volonté de réaliser en premier une
« grammaticalisation » du langage tragique. En plus, comme l’explique Alfieri, l’« harmonie
tragique » naît aussi d’« une disposition de mots hors du commun » ; une disposition sur
laquelle il va réfléchir à partir, par exemple, du sonnet 162, où le « poète-philosophe » va
ajouter une note de sa main à propos d’une transposition : Io mi sentiva nato ad alte cose:
fiacchissimo verso (« Je me sentais né pour faire de grandes choses : vers très faible) ; =>
Ad alte cose io nato me sentiva: sublime verso (Pour faire de grandes choses, je me sentais
né : vers sublime). Ce qui importe davantage c’est que tout le trésor des formes et des moyens
– de Pétrarque à Giuseppe Parini (1729-1799) – vient à coïncider avec le mécanisme de la
versification : bref, une langue caractérisée par une syntaxe hardie épouse une métrique
dominée par l’hendécasyllabe libre (mises à part quelques exceptions) qui laisse place à des
exclamations, à des interrogations et à des pauses qui coupent le vers et lui permettent
d’incorporer jusqu’à cinq répliques. Ainsi un dialogue entier peut se glisser dans un seul
vers, qu’on trouve d’une façon significative à la fin ou au début d’un acte, comme, par
exemple, dans ces deux vers – respectivement avec quatre et cinq répliques – extraites de
Filippo (1775-1783) et d’Antigone (1783-1789) :
Filippo Udisti?
Gomez Udii.
Filippo Vedesti?
Gomez Io vidi (Filippo, III, 5)

Filippo Tu viens d’entendre?


Gomez Tout.
Filippo Et de voir?
Gomez Tout (Filippo, III, 5)

Creonte Scegliesti?
Antigone Ho scelto.
Creonte Emon?
Antigone Morte.

180
Creonte L’avrai. — (Antigone, IV, 1)

Creonte Avez-vous choisi?


Antigone J’ai choisi.
Creonte Hémon?
Antigone La mort.
Creonte Vous l’aurez. — (Antigone, IV, 1)

5.3. L’Angleterre au XVIIIe siècle

5.3.1. Le roman en Angleterre

5.3.1.1. Le roman d’aventures réaliste : Daniel Defoe (1660-1731)


Daniel Defoe peut être considéré, avec Henri Fielding et Richardson, comme l’un
des fondateurs du roman anglais moderne.
Daniel Defoe a des origines sociales modestes : il est fils d’un fabricant de dentelles.
Il est d’abord commerçant, voyage dans plusieurs pays d’Europe et s’intéresse à la politique.
Ses premières publications sont des opuscules politiques et, en 1715, paraît The Family
Instructor, livre de morale puritaine. La gloire littéraire lui vient à 60 ans en 1719 avec la
parution de la première partie de Robinson Crusoé, suivi de Moll Flanders (1722) et, entre
autres encore, du Journal de l’année de la peste (1722).
Résumé de Robinson Crusoé (1719)
Précisons d’abord que l’anecdote que chacun connaît (celle d’un homme, qui, à la
suite d’un naufrage dont il est le seul survivant, se retrouve seul sur une île déserte avant
d’être rejoint par un cannibale qu’il nomme « Vendredi ») ne constitue au départ qu’un seul
épisode d’un plus vaste roman, qui commence bien avant le naufrage et se poursuit, par
d’autres aventures, une fois que Robinson, après 28 ans passés sur l’île, est de retour dans la
civilisation. Mais l’épisode de l’île déserte a tellement frappé les esprits qu’il acquiert très
vite une forme d’autonomie et éclipse le reste du roman.
Fondé sur une anecdote vraie (la mésaventure d’un certain Alexandre Selkirk), ce qui
favorise l’illusion romanesque, le roman de l’île déserte offre, par l’abondance et la précision
des détails concrets, une image de l’idéal bourgeois : un héros seul et démuni triomphe de
l’hostilité de la nature à force d’industrie, de courage et de piété, parvenant ainsi à se
reconstruire un univers habitable. Robinson sur son île crée un monde en réduction, dont il
est le maître, avec ses lois, son calendrier, ses travaux et ses jours. Defoe insiste en effet sur
le travail de longue haleine produit par son héros, comme le note Roland Barthes :
[…] dans Robinson Crusoé, le travail est non seulement épuisant (un mot suffirait alors à le
dire) mais encore défini dans sa peine par le décompte alourdi des jours et des semaines nécessaires
pour accomplir (seul) la moindre transformation : combien de temps, de mouvements pour déplacer
seul, un peu chaque jour, une lourde pirogue97 !
Pétri d’idéologie, Robinson est au centre d’une pyramide sociale virtuelle, dont
l’arrivée de Vendredi ne fera qu’affermir l’assise. C’est Robinson qui enseigne à Vendredi

97
Roland BARTHES, « Par où commencer » [1970], dans Nouveaux Essais critiques [1972], dans Œuvres
complètes, tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 90. Barthes oppose sur ce point Robinson Crusoé et L’Île mystérieuse
de Jules Verne, où l’enjeu est de trouver l’opération à faire, mais où, une fois celle-ci conçue, elle s’accomplit
comme par enchantement.

181
son langage et sa foi – et non l’inverse98. Jamais l’Anglais ne s’intéresse à la culture de
l’autre, alors que celle-ci a toutes les chances d’être mieux adaptée à l’environnement de
l’île. Il s’agit donc d’un roman de voyage du XVIIIe siècle qui s’écarte résolument des romans
similaires illustrant la philosophie des Lumières (comme Les Lettres persanes dont il a été
question plus haut).
Cela n’empêche : Robinson Crusoé est un roman archétypal : c’est le premier d’une
grande lignée de « robinsonnades » qui vont s’écrire à travers les âges, les langues et les
genres. Parmi les imitations et les prolongements, citons d’abord trois références de livres
édifiants adressés à la jeunesse :
- Robinson der Jüngere (1779) (traduction : Le Robinson des jeunes) de l’écrivain,
linguiste et pédagogue allemand Joachim Heinrich Campe (1746-1818).
- Der Schweizerische Robinson (1812) (traduction : Le Robinson suisse) du pasteur
suisse Johann David Wyss (1743-1818).
- Emma ou le Robinson des demoiselles (1835) de la romancière française Catherine
Wolliez (1781-1859).
Citons en outre les romans suivants :
- L’Île mystérieuse (1874) et Deux ans de vacances (1888) de Jules Verne (1828-
1905). Il s’agit de romans d’aventure.
- Lord of the Flies (1954, traduit : Sa majesté des Mouches) de l’écrivain britannique
William Golding (1911-1993) : roman symbolique.
- Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) de l’écrivain français Michel Tournier
(1924-2016) : roman philosophique, qui inverse complètement la morale du roman
en l’axant sur le personnage de Vendredi.
- Vendredi ou la vie sauvage (1971), de Michel Tournier : roman pour la jeunesse.
- L’Invention de Morel (1940), de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (1914-
1999) : roman fantastique.
- L’Île de béton (1974) de l’écrivain anglais James Graham Ballard (1930-2009) :
science-fiction.
Le livre a fait en outre l’objet de multiples adaptations, pour le cinéma, pour la
télévision et pour la bande dessinée. Notons les adaptations cinématographiques de Méliès
en 1902 et celle de Buñuel en 1954.
Résumé de Moll Flanders (1722)
Cet autre grand roman de Defoe raconte la vie de Moll Flanders, voleuse et prostituée
à l’occasion. Le texte se présente comme une « confession », celle d’une femme partie des
bas-fonds de la société pour finir sa vie dans la peau d’une femme riche, honnête et terminant
ses jours dans la pénitence. Ce texte très moral est d’une grande intensité psychologique et
dramatique. Il constitue de surcroît un irremplaçable document sur les milieux misérables de
la société anglaise au début du XVIIIe siècle.
Daniel Defoe a encore écrit le Journal de l’Année de la peste (qui inspirera Albert
Camus au moment d’écrire La Peste).

5.3.1.2. Le roman d’aventures burlesque : Jonathan Swift (1667-1745) et Les


Voyages de Gulliver (1726)
Robinson fait naufrage sur une île et se reconstitue un monde habitable à l’image de
celui qu’il a quitté et qu’il rejoindra à la fin du roman ; Gulliver, de Jonathan Swift, voyage
quant à lui d’île en île, de Liliput à Laputa, de l’île des nains à l’île des géants, dans un roman
98
Notons d’ailleurs que, si Robinson était parti en bateau, c’était pour participer à une expédition de capture
d’esclaves africains…

182
à clés qui tient à la fois de la fiction philosophique et du pamphlet politique. Certains ont
reconnu dans Les Voyages de Gulliver des allusions à des personnalités politiques de
l’époque de Swift.
Les Voyages de Gulliver n’est, à l’origine, pas du tout un roman adressé aux enfants.
C’est un texte plein d’humour, mais foncièrement pessimiste, dans lequel Swift se moque de
ses contemporains, de l’homme de son temps et, au total, de l’homme tout court. Le roman
met en scène une gradation : Gulliver, voyageant, passe d’abord par l’île des « nains »
(Liliput), puis par l’île des « Géants » (Brobdingnag) et enfin par le pays des « chevaux » où
il fait la rencontre d’animaux répugnants, les « Yahoos » qui sont, en réalité, des hommes.
En racontant les pérégrinations d’un Anglais moyen dans des sociétés étranges,
minutieusement décrites, avec un luxe de détails cocasses, Swift vise à faire prendre
conscience à son lecteur de son insignifiance et de ses absurdités, ainsi que de l’irrationalité
burlesque ou absurde de la société européenne, et témoigne, avec ironie, de son profond
dégoût pour la nature humaine. Ainsi, la morale de son œuvre se rapproche de celle des
Lumières dans la dénonciation des vices du temps, mais elle s’en écarte par son pessimisme.
Swift ne croit guère aux solutions collectives. Il a ainsi déclaré :
J’ai toujours détesté toutes les nations, professions ou communautés, et je ne puis aimer que
les individus. J’abhorre et je hais surtout l’animal qui porte le nom d’homme, bien que j’aime de tout
mon cœur Jean, Pierre, Thomas, etc.
Par ailleurs, d’une certaine manière, Gulliver est un anti-Robinson. C’est la face
pessimiste d’une vision du monde dont Robinson est la face optimiste. Ces deux textes ont
néanmoins en commun une certaine célébration de la Raison, de l’Intelligence – par les voies
du réalisme (Robinson) ou de la fable cruelle (Gulliver).
Ces deux romans ont par ailleurs un destin éditorial comparable : livres d’adultes au
départ, ils sont devenus au fil du temps, en versions expurgées ou raccourcies, deux
classiques de la littérature pour la jeunesse.
Au XXe siècle, Swift sera considéré par Breton comme « l’initiateur » de l’humour
noir et l’inventeur de la plaisanterie féroce et funèbre. Breton cite dans son anthologie de
l’humour noir un texte de Swift étonnant, ironique et cruel, dans lequel l’auteur, qui est
Irlandais, propose, apparemment sérieusement, une solution horrible pour résoudre le
problème de la pauvreté en Irlande : voir le texte cité ci-dessous.
À la fin de sa vie, Swift sombrera dans la folie.
Texte de Swift.
Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge
à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public
C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville99 ou voyagent dans
la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que
suivent trois, quatre ou six enfants, tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône.
Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer
tout leur temps à mendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants qui, lorsqu’ils grandissent,
deviennent voleurs faute d’ouvrage, ou quittent leur cher pays natal pour s’enrôler au service du
prétendant en Espagne, ou se vendent aux Barbades.
Tous les partis tombent d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants sur les bras,
sur le dos ou sur les talons de leurs mères, et souvent de leurs pères, est, dans le déplorable état de ce
royaume, un très grand fardeau de plus ; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête,
économique et facile de faire de ces enfants des membres sains et utiles de la communauté aurait assez
bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation.
Mais ma sollicitude est loin de se borner aux enfants des mendiants de profession ; elle s’étend
beaucoup plus loin, et jusque sur tous les enfants d’un certain âge, qui sont nés de parents aussi peu en
état réellement de pourvoir à leurs besoins que ceux qui demandent la charité dans les rues.

99
Il s’agit de Dublin.

183
Pour ma part, ayant tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet, et
mûrement pesé les propositions de nos faiseurs de projets, je les ai toujours vus tomber dans des erreurs
grossières de calcul. Il est vrai qu’un enfant dont la mère vient d’accoucher peut vivre de son lait pendant
une année solaire, avec peu d’autre nourriture, la valeur de deux shillings au plus que la mère peut
certainement se procurer, ou l’équivalent en rogations, dans son légitime métier de mendiante ; et c’est
précisément lorsque les enfants sont âgés d’un an que je propose de prendre à leur égard des mesures
telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs parents ou pour la paroisse, ou de manquer d’aliments et
de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, à nourrir et en partie à vêtir des milliers
de personnes.
Un autre grand avantage de mon projet, c’est qu’il préviendra ces avortements volontaires et
cette horrible habitude qu’ont les femmes de tuer leurs bâtards, habitude trop commune, hélas ! parmi
nous ; ces sacrifices de pauvres petits innocents (pour éviter la dépense plutôt que la honte, je
soupçonne), qui arracheraient des larmes de compassion au cœur le plus inhumain, le plus barbare.
La population de ce royaume étant évaluée d’ordinaire à un million et demi, je calcule que sur
ce chiffre il peut y avoir environ deux cent mille couples dont les femmes sont fécondes ; de ce nombre
je soustrais trente mille couples, qui sont en état de pourvoir à la subsistance de leurs enfants (quoique
je ne pense pas qu’il y en ait autant, dans l’état de détresse où est ce royaume) ; mais en admettant ceci,
il restera cent soixante-dix mille femmes fécondes. Je soustrais encore cinquante mille pour les fausses
couches ou pour les enfants qui meurent d’accident ou de maladie dans l’année. Restent par an cent
vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : comment élever cette
multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ? Ce qui, comme je l’ai déjà dit, dans l’état présent des
affaires, est complètement impossible par les méthodes proposées jusqu’ici. Car nous ne pouvons les
employer ni comme artisans ni comme agriculteurs. Nous ne bâtissons pas de maisons (à la campagne,
j’entends), et nous ne cultivons pas la terre ; il est fort rare qu’ils puissent vivre de vol avant l’âge de
six ans, à moins de dispositions toutes particulières, quoique j’avoue qu’ils en apprennent les rudiments
beaucoup plus tôt, durant lequel temps ils peuvent, néanmoins, à proprement parler, être considérés
comme de simples aspirants ; ainsi que me l’a expliqué un des principaux habitants du comté de Cavan,
qui m’a protesté qu’il n’avait jamais rencontré plus d’un ou deux cas au-dessous de six ans, même dans
une partie du royaume si renommée pour sa précocité dans cet art.
Nos négociants m’ont assuré qu’avant douze ans, un garçon ou une fille n’est pas du tout de
défaite ; et même à cet âge, ils ne valent pas plus de trois livres, ou tout au plus trois livres et une demi-
couronne à la Bourse, ce qui ne saurait indemniser les parents ni le royaume, les frais de nourriture et
de guenilles valant au moins quatre fois autant.
Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la
moindre objection.
Un jeune Américain de ma connaissance, homme très entendu, m’a certifié à Londres qu’un
jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très nourrissant et très sain,
bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée
ou en ragoût.
J’expose donc humblement à la considération du public que, des cent vingt mille enfants dont
le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement
un quart de mâle, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; et ma
raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font
peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que les cent mille restant
peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le
royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans les dernier mois, de façon à
les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand
la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un
peu de poivre et sel, sera très bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.
J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans
l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira à vingt-huit.
J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et, par conséquent, il conviendra très bien aux
propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur
les enfants.
Une très digne personne, qui aime sincèrement son pays et dont j’estime hautement les vertus,
a bien voulu, dernièrement, en discourant sur cette matière, proposer un amendement à mon projet. Elle
a dit que nombre de gentlemen de ce royaume ayant détruit, depuis peu, leur gros gibier, elle croyait
que l’on pouvait suppléer à ce manque de venaison par des corps de jeunes garçons et de jeunes filles,
pas au-dessus de quatorze ans et pas au-dessous de douze, tant d’enfants des deux sexes étant en ce
moment menacés de mourir de faim, faute d’ouvrage ou de service ; et les parents, s’ils sont encore en

184
vie, ou, à défaut de ceux-ci, leurs plus proches parents étant tout disposés à s’en défaire. Mais avec toute
la déférence due à un si excellent ami et à un si digne patriote, je ne puis être tout à fait de son sentiment ;
car pour ce qui est des mâles, l’Américain que je connais m’a assuré, pour en avoir fait souvent
l’expérience, que leur chair était généralement dure et maigre comme celle de nos écoliers, et que les
engraisser ne paierait pas les frais. Quant aux femelles, ce serait, je pense, en toute soumission, une
perte pour le public, parce que bientôt elles deviendraient fécondes elles-mêmes. Et d’ailleurs, il n’est
pas cette mesure (quoique bien injustement, il est vrai), comme frisant un peu la cruauté ; ce qui, je
l’avoue, a toujours été, à mes yeux, la plus forte objection contre tout projet, quelque bonne qu’en soit
l’intention.
Je crois que les avantages de ma proposition sont évidents et nombreux, ainsi que de la plus
haute importance.
Premièrement, comme je l’ai déjà fait observer, elle diminuerait considérablement le nombre
des papistes dont nous sommes inondés tous les ans, car ce sont les plus grands faiseurs d’enfants de la
nation, aussi bien que ses plus dangereux ennemis ; et s’ils restent au pays, c’est afin de livrer le royaume
au prétendant, espérant profiter de l’absence de tant de bons protestants, qui ont mieux aimé s’expatrier
que de rester chez eux et de payer le dîme à un curé épiscopal contre leur conscience.
Deuxièmement. Les plus pauvres tenanciers auront quelque chose à eux que la justice pourra
saisir et affecter au paiement de la rente de leur propriétaire, leur blé et leur bétail étant déjà saisis et
l’argent une chose inconnue.
Troisièmement. Attendu que l’entretien de cent mille enfants de deux ans et au-dessus ne peut
être évalué à moins de dix shillings par tête et par année, l’avoir de la nation s’accroîtra par-là de
cinquante mille livres par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit dur les tables de tous les gens
riches du royaume qui ont quelque délicatesse de goût ; et l’argent circulera parmi nous, l’article étant
entièrement de notre cru et de notre fabrication.
Quatrièmement. Les producteurs réguliers, outre le gain annuel de huit shillings sterling par la
vente de leurs enfants, seront quittes de leur entretien après la première année.
Cinquièmement. Cet aliment amènera aussi beaucoup de consommateurs aux tavernes, où les
cabaretiers auront certainement la précaution de se procurer les meilleures recettes pour l’accommoder
dans la perfection, et, conséquemment, auront leurs maisons fréquentées par tous les beaux messieurs
qui d’estiment fort justement en raison de leurs connaissances en cuisine, et un cuisinier habile, qui sait
comment on engage ses hôtes, saura bien rendre celle-ci aussi coûteuse qu’il leur plaira.

5.3.1.3. Le roman sentimental : Samuel Richardson (1662 – 1761)


Issu de la petite bourgeoisie, Richardson écrit pour celle-ci des « romans
sentimentaux » qui vont connaître un très grand succès. Romans larmoyants, à l’eau de rose
mais teintée cependant, grâce à une multitude de petits faits « vrais » ou d’observations sur
la vie quotidienne, d’un réalisme favorisé par l’adoption de la forme épistolaire. Ce roman
sera la première œuvre littéraire imprimée aux États-Unis (à Boston, 1744).
Ses deux romans les plus célèbres sont : Pamela ou la vertu Récompensée (1740) et
Clarisse Harlowe (1748).
Résumé de Pamela
Pamela est l’homologue féminin de Robinson Crusoé : femme de chambre laissée
seule au monde, en proie aux avances insistantes d’un jeune homme de petite noblesse
dépravé, elle résiste aux séductions de ce libertin, se fige dans une vertu irréductible et
parvient, par la force de son exemple et par son prêche moral, à racheter ce jeune homme
déchu, avec lequel elle se marie à la fin du roman. Moralisme et sentimentalisme : la morale
triomphe et le mariage consacre l’amour.
Résumé de Clarisse Harlowe
Clarisse Harlowe est considéré comme le chef-d’œuvre de Richardson. Ce roman
raconte, en « je », l’histoire de Clarisse, une jeune fille séquestrée par son père qui veut lui
faire épouser un homme qu’elle n’aime pas et se voit obligée, pour échapper à cette tyrannie
familiale, de se faire enlever par Lovelace, un libertin cynique et sans scrupule qui abusera
d’elle : elle mourra dans le plus complet dénuement moral.

185
L’écriture et le style de Richardson sont plutôt pompeux, mais la structure d’intrigue
est très raffinée et l’observation psychologique très aigüe compense le moralisme puritain
d’une œuvre qui aura une influence considérable, notamment en France sur Diderot (en
particulier dans son théâtre fait de « drames bourgeois », dont nous n’avons guère parlé).

5.3.1.4. Le roman réaliste picaresque : Henry Fielding (1707–1754)


Fielding réagit vigoureusement aux romans de Richardson dont il réprouve le
moralisme étroit plus que le sentimentalisme larmoyant, en publiant en 1742, Les Aventures
de Joseph Andrews, roman parodique (Andrews est le frère de Pamela, en butte aux avances
d’une veuve, nommée Shipolop) et roman picaresque, contant les pérégrinations de Joseph
Andrews et de son compagnon de route le pasteur Adams.
L’œuvre maîtresse de Fielding est un autre roman picaresque : L’Histoire de Tom
Jones, enfant trouvé (1749) dans lequel est créée la figure très romanesque du mauvais
garçon au cœur tendre et généreux.
Résumé de L’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé
Tom Jones, enfant trouvé, a été élevé par un riche philanthrope, Mr Allworthy, avec
son propre neveu et héritier, Blifil. Ce dernier hait Tom Jones qu’il ne peut supplanter dans
le cœur de Sophie. Tom Jones, de son côté est épris de Molly Seagrim, fille de garde-chasse
qu’il se propose de l’épouser. Mais Molly n’est qu’une coquette, Tom Jones s’en rend
compte et comprends le prix de l’amour de Sophie. Suite à une calomnie de Blifil, Tom
Jones est chassé par son protecteur et contrait de mener une vie errante. Maintes tribulations.
Sophie quitte la maison paternelle à sa recherche et le rencontre dans une auberge en
compagnie d’une autre femme (une aventurière qu’il a sauvée). Elle s’enfuit et se réfugie
chez Lady Belleston, qui veut lui faire épouser Lord Fellamar (gentilhomme aux mœurs
dissolues). Tom Jones, qui est parti à la recherche de Sophie, rencontre Lady Belleston et la
courtise. Il obtient un rendez-vous et il tombe sur Sophie, ce qui donne lieu à une scène
cocasse. Puis il est emprisonné pour avoir blessé une personne, bien qu’il ait été en état de
légitime défense. Enfin, on découvre un jour qu’il est le fils illégitime de la sœur
d’Allworthy, dont il devient donc l’héritier. Il peut ainsi épouser Sophie.

Selon ce modèle picaresque, la vertu n’est pas le bien suprême comme c’est le cas, à
l’inverse, chez Richardson. Mais, au fond, le schéma narratif profond est le même : Pamela
et Tom Jones racontent l’histoire d’une promotion sociale.

5.3.1.5. L’anti-roman : Laurence Sterne


Pasteur anglican, Laurence Sterne publie, de 1759 à 1767, La Vie et les Opinions de
Tristram Shandy, roman singulier et fascinant, tissu de digressions et d’épisodes
extravagants, fait de coq-à-l’âne, de retours en arrière, racontant la « vie » de Tristan Shandy
depuis sa conception jusqu’à ses cinq ans. Bourré de jeux typographiques – dont deux pages
noires –, le roman est en réalité une parodie du roman réaliste à la Fielding (celui-ci se fonde
sur la relation des aventures d’un personnage saisi depuis sa prime enfance jusqu’à son âge
adulte). Chez Sterne, on ne saura presque rien du héros « principal » (qui est le narrateur) ;
en revanche, l’œuvre abonde en portraits vigoureux d’originaux ou de personnages
fantasques, comme l’oncle Toby, le caporal Trim ou le Docteur Slop. C’est un roman
intellectuel mais non dénué d’émotion (même s’il ne propose rien de comparable aux
effusions sentimentales de Richardson).

186
Sterne publiera également, en 1768, un Voyage Sentimental dont le sujet est son
voyage en France ; mais il y parle moins du pays lui-même que de ses émotions de voyageur,
de ses sensations fugitives.

5.3.1.6. Le roman noir : Le Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis


Un genre nouveau apparaît en Angleterre : le roman noir ou roman gothique. Son
initiateur est Matthew Gregory Lewis avec une œuvre de jeunesse intitulée le Moine, écrite
rapidement, pour distraire sa mère, dit-on, mais qui allait choquer et être censurée. Ce roman
mêle le crime, la sexualité, la profanation religieuse et le satanisme et l’obscénité. Baroque
dans sa facture, ce roman noir insère des poèmes au sein de la prose. Au XIXe siècle, Mary
Shelley (1797-1851), femme du poète romantique Percy Shelley (1792-1822), sera
influencée par cette veine au moment d’écrire le fameux roman Frankenstein (1818).
Résumé de Le Moine
Un moine de Madrid est tenté par Mathilde, femme dissolue, qui réussit à entrer dans
le couvent déguisée en jeune garçon. Puis il devient amant d’une de ses pénitentes, qu’il fait
céder au moyen du crime et de la magie. Il la tue pour ne pas être découvert. Mais il est
arrêté, torturé par les Inquisiteurs, condamné à mort. Il fait alors un pacte avec le diable pour
échapper au châtiment. Mais le diable le trahit et, l’enlevant de sa prison, le précipite du haut
des airs.
En 1931, l’écrivain français Antonin Artaud publiera une traduction de ce roman, qui
en est en même temps une réécriture personnelle.

5.3.2. La poésie anglaise au XVIIIe siècle : le préromantisme


Si l’on considère que la poésie en France n’est guère dynamique au XVIIIe siècle (la
seule exception, à la fin du siècle, étant André Chénier, qui est mort guillotiné pendant la
Révolution), il n’en va pas de même en Angleterre ni en Allemagne. Dans ces deux pays, la
poésie est nourrie par le courant préromantique.
On a déjà entrevu le préromantisme à travers la figure de Rousseau, qui accordait une
grande importance aux sentiments et à la Nature (en tant que concept) aussi bien qu’à la
nature (en tant que paysage). Dans la foulée de l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire,
en France, c’est dans la prose que s’est épanouie cette tendance avec, notamment, Bernardin
de Saint-Pierre, auteur de Paul et Virginie. Mais, en Angleterre, le préromantisme trouve son
expression dans la poésie et, en Allemagne, dans la poésie aussi bien que dans le roman.
L’importance de ce courant ne fera que croître durant la seconde moitié du siècle.
De quoi s’agit-il ? D’une réaction introvertie au culte de la raison, réaction poussant
le poète et l’écrivain vers l’expression de soi, de sa vie sentimentale et affective. Au niveau
esthétique, cela se traduit par le culte de l’écriture en tant que telle, et donc de la poésie.
Mais cette réaction ne vise pas seulement les conventions esthétiques ou morales ; elle vise
aussi la société elle-même, vue non selon l’esprit des Lumières comme le principe de tout
bonheur humain, mais, à la façon de Rousseau, comme un espace de corruption, de
contrainte, d’inauthenticité. Il s’ensuit un penchant à l’individualisme et un désir de retour à
la Nature.
En ce qui concerne cette poésie préromantique anglaise, trois noms sont à retenir :
Edward Young, James Macpherson et, surtout, William Blake

187
5.3.2.1. Edward Young (1683-1765)
Ministre anglican, Young passe pour le principal pionnier du préromantisme, dans
son lyrisme comme dans sa théorie. Il est l’auteur de deux livres qui auront une grande
influence : Pensées nocturnes sur la vie, la mort et l’immortalité (1714) est un recueil
d’effusions lyriques exploitant systématiquement les homologies entre les spectacles de la
Nature et les propres états d’âme du poète. Et l’essai Conjectures sur la composition
originale (1754) proclame la supériorité de l’originalité sur l’imitation, de l’expression du
moi sur le respect des règles.
Young, s’il prône un art renouvelé, cherche cependant des modèles prestigieux :
Homère, la Bible, Shakespeare, présentés comme des créateurs originaux et inspirés.

5.3.2.2. James Macpherson ou Ossian ?


Une autre source d’inspiration venue du passé est trouvée par l’Écossais James
Macpherson (1736-1796). Celui-ci déclenche un mouvement d’enthousiasme en direction
du folklore populaire et de la poésie orale : en 1760, il édite les poésies d’un barde nommé
Ossian, remontant au début du Moyen Âge. Il s’agit en fait d’une mystification : Macpherson
est plus que probablement l’auteur de ces poèmes, écrits peut-être à partir de manuscrits
anciens qu’il n’a jamais voulu publier. Mais cela va « marcher » et provoquer un vague de
poèmes ossianiques.
Extrait du début de Dar-Thula du pseudo Ossian :
Fille du ciel, ô Lune, que tu es belle ! Que le calme et la douceur de ton visage me plaisent !
Tu t’avances pleine d’attraits, les étoiles suivent vers l’Orient la trace azurée de tes pas. À ta présence
les nuées se réjouissent et tes rayons argentent leurs flancs obscurs. Qui peut marcher ton égale dans les
cieux, fille paisible de la nuit ? À ton aspect les étoiles honteuses détournent leurs yeux étincelants. Où
te retires-tu à la fin de ta course, quand l’Ombre s’épaissit et couvre ton globe ? As-tu ta demeure comme
Ossian, habites-tu comme lui dans la nuit de la tristesse ? Tes sœurs sont-elles tombées du ciel ? Ne
sont-elles plus, celles qui se réjouissaient avec toi dans la nuit ? Ah, sans doute elles sont tombées,
lumière charmante, et tu te retires souvent pour les pleurer ; mais une nuit viendra où tu tomberas toi-
même, et où tu quitteras les chemins azurés du firmament. Alors les étoiles qu’humiliait ta présence,
lèveront leurs têtes brillantes et se réjouiront de ta chute.
Maintenant tu es revêtue de toute ta lumière ; sors de ton palais et montre-toi dans les cieux. O
vents, déchirez le nuage qui cache à nos yeux la fille de la nuit. Qu’elle vienne éclairer la verdure des
montagnes, et que l’Océan roule ses flots bleuâtres à la clarté de ses rayons.

5.3.2.3. William Blake (1757–1827)


Le grand et vrai poète anglais de l’époque est William Blake (1757–1827), qui est
également peintre. Auteur du Chant de l’Innocence (1789), Blake publie ensuite un
ensemble de « libres prophétiques » (par exemple, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer)
d’inspiration à la fois mystique et philosophique : Blake écrit des sortes de mythes
visionnaires battant en brèche la raison analytique au profit des pouvoirs de l’imagination.
Sa poésie est complexe et forte, parfois morbide, parfois difficile à saisir.
Le film Dead Man (1995) de Jim Jarmush avec Johnny Depp rend hommage à ce
poète en mettant en scène un Indien citant de ses vers. Et le groupe de rock américain de Jim
Morrison doit son nom, The Doors, à un vers de Blake.
Poème de William Blake.
À Tirzah (chants d’expérience)
Tout ce qui naît de nous, d’avance morts,
Doit aller se consommer dans la terre
Pour ressusciter, lavé de la chair.

188
Qu’ai-je donc à faire avec toi, dès lors ?

Les sexes, formés d’orgueil et de honte,


Éclos le matin moururent le soir
Mais la Pitié changea leur mort en songe
Et pour souffrir ils revinrent au monde.

Toi, mère de ma substance mortelle,


Tu as pétri mon cœur de cruauté
Et de pleurs faux par eux-mêmes dupés,
Et clos mes yeux, mon nez et mes oreilles.

Nouant ma langue à l’argile insensible


À la vie mortelle, tu m’as livré.
Mais par sa mort Jésus m’a rendu libre.
Qu’ai-je à faire avec toi, en vérité ?

5.4. L’Allemagne au XVIIIe siècle : Goethe

5.4.1. Le Préromantisme allemand


En Allemagne le préromantisme porte le nom de « Sturm und Drang ». Il s’agit d’un
mouvement à portée libertaire qui a duré de 1775 à 1785 et touché aussi bien la littérature
que la musique.
L’expression « Sturm and Drang » signifie « Tempête et Assaut » et est inspirée du
titre d’une pièce de Friedrich Klinger. Cette appellation traduit le caractère agressif et
apocalyptique de ce groupe. Ce mouvement considère la poésie comme l’expression
explosive de pulsions personnelles et rejette par conséquent les conventions au profit de
l’exaltation forcenée de l’individu et du culte des personnalités en rupture. Les représentants
majeurs du « Sturm and Drang » sont Goethe et Schiller. Mais la carrière de Goethe, dont il
va être question, ne se résume pas à ce courant, loin de là.

5.4.2. Johan Wolfgang von Goethe (1749-1832)


Johan Wolfgang von Goethe est à la littérature allemande ce que Shakespeare est à
la littérature anglaise. Il occupe, en effet, dans les lettres allemandes, une place centrale,
fondatrice et prépondérante, par l’action qu’il a exercée et par la multiplicité inépuisable de
ses œuvres, car Goethe a exercé son écriture dans tous les genres : théâtre, poésie, roman,
essais. Cette œuvre se distingue autant par la hauteur de son inspiration que par le caractère
encyclopédique de sa vision du monde – Goethe, doué d’une insatiable curiosité, s’est
intéressé à la politique, à la botanique, à l’anatomie, à la minéralogie.
Très jeune, il a été lu dans toute l’Europe ; durant un demi-siècle, il a dominé la
sphère littéraire allemande et a fini ses jours, en véritable patriarche des lettres, à Weimar,
assistant au développement à l’échelle européenne du courant romantique, dont il a frôlé le
cours sans se laisser emporter par lui.
Sa carrière et son œuvre sont généralement découpés en quatre périodes.

5.4.2.1. La jeunesse : de 1749 à 1775 s’est passée à Francfort, Leipzig et Strasbourg.


Il lit Rousseau et Shakespeare et éprouve un enthousiasme exalté devant la cathédrale
gothique de Strasbourg. Il s’intéresse à l’occultisme et s’inscrit dans le contexte éruptif du
Sturm und Drang avec deux textes de première importance qui le propulsent, très jeune, au
sommet de la gloire :

189
• D’abord, Goetz von Berlichingen (1773), pièce d’inspiration shakespearienne, rejetant
les règles classiques. Ce drame épique célèbre un héros, Goetz, chevalier dont une main
est en fer, sans cesse sur le pied de guerre et en lutte avec une société dégénérée. Goethe
s’est inspiré d’un personnage historique du XVIe siècle.
Résumé de Goetz von Berlichingen
Goetz a emprisonné Weislingen dans son château fort, mais il le traite bien et est
même disposé à ce qu’il épouse sa sœur Marie, dont Weislingen est amoureux. Goetz laisse
sortir Weislingen pour qu’il règle ses affaires avant le mariage. Weislingen retourne alors à
la Cour mais, là, il est séduit par la vie de cour et par la belle Adélaïde. Il trahit Goetz et
Marie et conseille à l’empereur de mettre au pas ce seigneur turbulent. L’empereur l’écoute.
Guerre. Défaite de Goetz, dont l’armée est inférieure en nombre. Goetz jure de se tenir
tranquille. Plus tard, éclate une révolte paysanne. Goetz l’approuve sur le fond mais non
dans sa barbarie. Il accepte d’en prendre la tête dans l’espoir de la rendre plus pure. Il n’y
parvient pas. Il perd à nouveau la guerre et se retrouve en prison à la fin de la pièce.
Ce drame inspirera Sartre quand il écrira Le Diable et le bon Dieu.
• Ensuite, Les Souffrances du jeune Werther (1774), roman épistolaire, centré sur un seul
correspondant, Werther, en proie à une passion amoureuse impossible, dans une société
aberrante. Cette passion le conduira au suicide, qui traduit à la fois le culte romantique
du moi et la volonté d’être maître de son destin. Ce roman, proche de La Nouvelle
Héloïse de Rousseau, mais beaucoup plus bref, a eu tant de succès qu’il a produit une
vague de suicides romantiques dans la jeunesse allemande (ce qui a sidéré Goethe). Il
suscite aussi, c’est moins célèbre, une mode vestimentaire : dans le livre, Werther veut
toujours porter le même vêtement que lors de sa rencontre avec Charlotte : habit bleu et
gilet jaune qui a été porté dans toute l’Europe par les admirateurs du roman !
Résumé des Souffrances du jeune Werther
Werther écrit à un ami auquel il décrit les événements de sa vie et ses sentiments. Au
début de cette correspondance, Werther arrive dans une petite ville. Il y rencontre Charlotte
et tombe éperdument amoureux d’elle. Elle n’est pas insensible à lui. Malheureusement, elle
est fiancée à Albert, homme honnête mais un peu borné. Charlotte épouse Albert dont
Werther devient l’ami. Albert laisse Werther voir Charlotte mais veille au grain. Le jeune
homme est de plus en plus fou de Charlotte et se rend compte qu’elle l’aime en secret. Il dit
adieu à ses amis, prétextant un petit voyage et se suicide avec des armes appartenant à Albert.
Durant cette première période, Goethe écrit en outre une multitude d’hymnes et
d’odes dominés par l’aspiration à la grandeur du « génie ».

B. En 1775, Goethe entre à Weimar au service du duc Charles Auguste. Il est ensuite
anobli, et se voit confier l’administration des finances de l’État.
Il voyage en Italie et est fasciné par l’art italien et antique. Il s’ensuit une volteface
esthétique : il (re)découvre le sens de la mesure, de l’harmonie, du « naturel ». Son écriture
évolue vers le classicisme. Il est désormais hanté par la discipline du travail et par le souci
d’une forme poétique créatrice et non contraignante.
Cette évolution se marque particulièrement dans l’écriture d’une pièce inspirée
d’Euripide, sur un sujet homérique auquel s’était déjà attelé Jean Racine (voir supra) :
Iphigénie en Tauride. Le culte du moi cède la place à une célébration de la mesure, de la
maîtrise, du contrôle de soi. Et l’effervescence stylistique cède le pas à une langue
rigoureuse, Goethe réécrivant plusieurs fois la pièce, en prose puis en vers.

190
Durant cette période, Goethe écrit également la première version d’une pièce qui va
l’occuper toute sa vie : Faust (1773). Goethe n’est pas le premier à s’inspirer du mythe de
Faust. Cette légende trouve son origine dans la vie réelle d’un alchimiste du XVIe siècle. Elle
a donné lieu à des contes populaires, mettant en scène un homme vendant son âme au diable,
puis à des textes de Christopher Marlowe (un contemporain de Shakespeare) et de Lessing.
Dans toutes ces versions, le diable aide Faust à réaliser ses désirs puis récupère son âme, qui
va en enfer, après un certain nombre d’années (24 ans chez Marlowe). Goethe modifie le
pacte : Faust ne donne son âme qu’au moment où Méphisto lui aura fait connaître une
satisfaction totale, ce qui crée une forme de suspense. Or la pleine satisfaction ne vient jamais
vraiment. Moins néo-classique qu’Iphigénie en Tauride, cette pièce est parfois considérée
comme appartenant encore au Sturm und drang et elle porte les traces d’une certaine forme
d’encyclopédisme. La première version n’est pas achevée.

C. Les années suivantes sont vouées à la poésie et à l’étude scientifique. En 1796,


paraît un roman d’apprentissage (ce que l’on nomme un « Bildungroman »), Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister, centré sur la formation du personnage principal,
modèle de nombreux roman en Allemagne : l’idéal classique de l’ordre, de la ferveur
cherchée dans la compréhension des autres a remplacé définitivement la philosophie
« démoniaque » des années de jeunesses.

D. Après 1805, la production de Goethe change encore de caractère : elle devient de


plus en plus réflexive et essaie de résumer, de ressaisir toutes les expériences d’une vie et
d’une époque. Il écrit alors Poésie et Vérité. Trois grandes œuvres clôturent la production de
Goethe :
- Un roman : Les Affinités électives (1809). Il s’agit de l’histoire d’Édouard et de
Charlotte, qui forment un couple appartenant à la haute société et qui invitent dans
leur demeure un personnage nommé « le Capitaine », ainsi qu’Odile, la nièce de
Charlotte. Au lieu qu’une seconde union se noue entre le Capitaine et Odile, les
couples se croisent : Édouard tombe amoureux d’Odile (et celle-ci partage ses
sentiments), tandis que Charlotte s’éprend du Capitaine, qui l’aime également en
retour. Ce roman, parce qu’il ne condamne pas du tout l’infidélité, fait scandale à sa
sortie.
- Un cycle poétique, Le Divan occidental et oriental (1819).
- Le second Faust, drame en 5 actes (1826-1831), où il reprend la pièce, donnant une
nouvelle version, plus profonde et plus difficile et que, cette fois, il achève enfin. À
nouveau, le texte, très riche, foisonnant, onirique, fantasmagorique, très long,
presque impossible à jouer100, ne peut être considéré comme classique : Goethe
retrouve peut-être son tempérament romantique. Son contemporain considérait que
Goethe était un « romantique malgré lui ».

100
Il a été interprété pour la première fois intégralement en… juin 2000.

191
Exemples de questions d’examen

1. Le syllabus du cours contient la phrase suivante : « […] la Bible, pour un chrétien est un texte
sacré alors que pour un athée, elle peut être littéraire : quand Alain Bashung chante les Cantiques des
Cantiques, il en fait de la poésie, donc de la littérature. » Cette phrase illustre :
(1) Le fait que les premiers poèmes étaient destinés à être chantés.
(2) Le fait que les slogans publicitaires ne peuvent être pris pour de la littérature.
(3) L’attitude anthropologique ou sociologique face au mot « littérature ».
(4) Le lien entre le mot « lyrique », la poésie et la chanson.
(5) L’attitude essentialiste face au mot « littérature ».

2. À propos de la tragédie grecque antique, quelle proposition est vraie :


(1) Sophocle centre ses tragédies sur les héros, Euripide sur les humains ordinaires, Eschyle sur les
dieux.
(2) Euripide centre ses tragédies sur les dieux, Sophocle sur les héros, Eschyle sur les humains
ordinaires.
(3) Eschyle centre ses tragédies sur les humains ordinaires, Sophocle sur les dieux, Euripide sur les
héros.
(4) Eschyle centre ses tragédies sur les héros, Euripide sur les dieux, Sophocle sur les humains
ordinaires.
(5) Eschyle centre ses tragédies sur les dieux, Euripide sur les héros, Sophocle sur les humains
ordinaires.

3. La catharsis selon Aristote signifie que :


(1) En voyant ses passions sur la scène tragique, le spectateur s’identifie avec les personnages.
(2) En voyant ses passions sur la scène tragique, le spectateur, qui ressent de la terreur et de la pitié,
s’en purge, tout en éprouvant une émotion agréable.
(3) En voyant ses passions sur la scène tragique, le spectateur se libère de la morale traditionnelle.
(4) En voyant ses passions sur la scène tragique, le spectateur, qui ressent de la terreur et de la pitié,
se sent moins seul : il sait que d’autres que lui ressentent le même genre d’émotions.
(5) En voyant ses passions sur la scène tragique, le spectateur devient violent et s’écarte de la morale
publique.

4. Aristophane était :
(1) L’auteur de La Poétique.
(2) L’auteur de Médée.
(3) L’auteur de Lysistrata.
(4) L’auteur de Le Dyscolos (L’Atrabilaire).
(5) L’auteur d’Œdipe à Colonne

5. Virgile était :
(1) L’auteur de l’Énéide.
(2) L’auteur des Bucoliques.
(3) Un auteur latin qui s’est inspiré d’Homère.
(4) Un auteur latin protégé par Mécène.
(5) Un auteur latin qui s’est inspiré d’Hésiode.

6. Hamlet raconte l’histoire


(1) D’un prince qui hésite à venger son père.
(2) De deux princes se disputant le trône de leur père.
(3) D’un prince qui tue son père sans le savoir.
(4) D’un prince enfermé à la naissance dans une tour isolée.
(5) D’un prince refusant de succéder à son père.

192
7. Le XVIIe siècle, dans le cours, est considéré comme :
(1) Un siècle baroque.
(2) Un siècle classique.
(3) Un siècle baroque en France et classique dans le reste de l’Europe.
(4) Un siècle classique en France et baroque dans le reste de l’Europe.
(5) Un siècle baroque en Espagne et classique dans le reste de l’Europe.

8. « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, | Et les mots pour le dire arrivent aisément » est
une pensée typiquement baroque.
VRAI – FAUX

9. Robinson Crusoé a été écrit par Daniel Defoe.


VRAI – FAUX

10. Selon Roland Barthes, la performance littéraire est universelle, mais les compétences littéraires
sont variables historiquement.
VRAI – FAUX

Pour rappel, de nombreux exercices, variés, instructifs et ludiques, sont en ligne sur la
page dévolue au cours dans eCampus. N’hésitez pas à vous entraîner après chaque
leçon.

193
Table des matières

Avertissement ....................................................................................................................... 2
Introduction – Présentation ................................................................................................ 2
Littérature occidentale ? ............................................................................................................. 2
Littérature ? Un découpage arbitraire ...................................................................................... 2
La littérature ? Tentatives de définition.................................................................................... 4
1. L’Antiquité .................................................................................................................... 10
1.1. La Grèce .............................................................................................................................. 10
1.1.1. L’épopée : Homère (VIIIe siècle avant J.-C.) ............................................................. 10
1.1.1.1. Résumé du récit englobant précédant l’Iliade ............................... 11
1.1.1.2. Résumé de l’Iliade ........................................................................................ 13
1.1.1.3. Résumé de la suite du récit encadrant .......................................................... 14
1.1.1.4. Résumé de l’Odyssée ................................................................................... 14
1.1.1.5. Quelques remarques au sujet d’Homère, de l’Iliade et de l’Odyssée........... 18
1.1.2. La poésie didactique : Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.) ........................................... 22
1.1.3. Le théâtre grec antique............................................................................................... 22
1.1.3.1. La tragédie grecque : Eschyle, Sophocle et Euripide ................................... 22
1.1.3.1.1. L’Athènes classique et la naissance de la tragédie ......................... 22
1.1.3.1.2. Eschyle (vers 525 à 456 avant J.-C.) .............................................. 23
Résumé d’Agamemnon ................................................................. 23
Résumé de Les Choéphores (mot signifiant « porteuses de
libations, c’est-à-dire d’offrande aux dieux ») .............................. 24
Résumé de Les Euménides (c’est-à-dire « les Bienveillantes ») ... 24
1.1.3.1.3. Sophocle (496-406 avant J.-C.) ...................................................... 25
Résumé d’Œdipe-roi ..................................................................... 25
Résumé d’Œdipe à Colonne ......................................................... 26
Résumé d’Antigone ....................................................................... 26
1.1.3.1.4. Euripide (vers 485–406 avant J.-C.) ............................................... 26
Résumé d’Iphigénie en Tauride .................................................... 27
Résumé de Médée ......................................................................... 27
Résumé d’Andromaque ................................................................. 28
1.1.3.1.5. Influence de la tragédie grecque ..................................................... 29
1.1.3.2. La comédie grecque...................................................................................... 30
1.1.3.2.1. Aristophane (vers 450-385 avant J.-C.).......................................... 30
Résumé de Les Nuées (-423)......................................................... 30
Résumé de Les Oiseaux ................................................................ 30
Résumé de Lysistrata .................................................................... 30
Résumé de Les Grenouilles........................................................... 31
1.1.3.2.2. Ménandre (343-292 avant J.-C.)..................................................... 31
1.2. Rome .................................................................................................................................... 33
Introduction ......................................................................................................................... 33
1.2.1. Théâtre à Rome : la comédie ..................................................................................... 33
1.2.1.1. Plaute (254-184 av. J.-C.)............................................................................. 33
Résumé de Les Ménechmes........................................................... 34
Résumé de Amphitryon ................................................................. 34
1.2.1.2. Térence (190-159 av. J.C.) ........................................................................... 34
Résumé de L’Héautontimoroumenos ............................................ 35
1.2.2. Poésie didactique : Lucrèce (98-55 avant J.-C.) ........................................................ 35
1.2.3. Poésie lyrique à Rome ............................................................................................... 36
1.2.3.1 Catulle (de 87 (ou 84) à 54 avant J.-C.) ........................................................ 36
1.2.3.2. Horace (65 à 8 avant J.-C.) ........................................................................... 37
1.2.3.3. Ovide (43 avant J.-C. à 17 après J.-C.) : ...................................................... 38

194
Résumé de Les Métamorphoses .................................................... 38
Résumé de L’Art d’aimer.............................................................. 38
1.2.4. Virgile (de 70 à 19 avant J.-C.) ................................................................................. 39
Résumé de Les Bucoliques (-37) .................................................. 39
Résumé de Les Géorgiques (-28) .................................................. 40
1.2.4.1. L’Énéide de Virgile ...................................................................................... 40
Résumé de l’Énéide ...................................................................... 41
1.2.5. Suite et fin de la littérature romaine .......................................................................... 42
2. Le Moyen Âge ................................................................................................................ 44
Introduction au Moyen Âge...................................................................................................... 44
Périodisation du Moyen Âge ............................................................................................... 44
2.1. L’époque héroïque (du Ve au XIe siècles) .......................................................................... 44
2.1.1. Destruction de l’Empire et petites poches de résistance............................................ 44
2.1.2. Pays de Galles ............................................................................................................ 45
2.1.3. Irlande ........................................................................................................................ 45
2.1.4. Angleterre .................................................................................................................. 45
2.1.5. Empire Carolingien et Germanie ............................................................................... 45
2.1.6. Sept caractéristiques de l’époque héroïque................................................................ 46
2.2. L’époque féodale (du XIe au XIIIe siècles) ......................................................................... 47
2.2.1. L’épopée .................................................................................................................... 47
2.2.1.1. L’épopée en langue d’oil en France : La Chanson de Roland...................... 47
Résumé de La Chanson de Roland ............................................... 48
Fond véridique de La Chanson de Roland .................................... 49
2.2.1.2. L’épopée espagnole ...................................................................................... 52
2.2.1.3. L’épopée allemande ..................................................................................... 53
Résumé du Poème des Niebelungen (de 1200-1210).................... 54
2.2.2. Le lyrisme courtois occitan........................................................................................ 55
2.2.3. Le lyrisme amoureux en Italie ................................................................................... 59
2.2.3.1. Guido Guinizelli (1230-1276) ...................................................................... 59
2.2.3.2. Guido Cavalcanti (1255-1300) ..................................................................... 59
2.2.4. Le Roman courtois..................................................................................................... 60
2.2.4.1. La légende de Tristan et Iseult ..................................................................... 61
Résumé de Tristan et Iseult........................................................... 61
2.2.4.1.1. Les différentes versions de Tristan et Iseult ................................... 61
2.2.4.2. Le motif du roi Arthur et de la Table ronde ................................................. 62
2.2.4.3. Chrétien de Troyes (vers 1138 – 1183) ........................................................ 63
Résumé de Perceval ou Le Conte du Graal.................................. 64
2.3. L’époque bourgeoise (du XIIIe au XVe siècles) .................................................................. 66
Introduction ......................................................................................................................... 66
2.3.1. Le réalisme comique I : la satire ................................................................................ 67
2.3.1.1. Les fabliaux .................................................................................................. 67
2.3.1.2. Le Roman de Renart (XIIe-XIIIe siècles) ........................................................ 68
2.3.2. Naissance et essor du théâtre ..................................................................................... 69
2.3.3. L’inspiration religieuse : Dante Alighieri (1265-1321) ............................................. 69
2.3.3.1. Vie et œuvres de Dante ................................................................................ 70
2.3.3.1.1. Il Convivio ...................................................................................... 71
2.3.3.1.2. De Monarchia................................................................................. 72
2.3.3.2. La Divine Comédie de Dante ....................................................................... 72
Résumé de La Divine Comédie ..................................................... 72
Commentaires sur La Divine comédie .......................................... 77
2.3.4. Les Rhétoriqueurs ...................................................................................................... 79
2.3.5. Le lyrisme à l’époque bourgeoise : Pétrarque (1304-1374) ...................................... 80
2.3.6. Le réalisme comique II : Boccace et Chaucer ........................................................... 81
2.3.6.1. Giovanni Boccace (1313-1375).................................................................... 81

195
2.3.6.2. Geoffrey Chaucer (1340-1400) .................................................................... 83
2.4. Fin du Moyen Âge .............................................................................................................. 84
2.4.1. Christine de Pisan (1364-vers 1430) ......................................................................... 84
2.4.2. François Villon (1431-1463 ( ?)) ............................................................................... 87
2.5. Conclusions concernant le Moyen Âge ............................................................................. 89
3. La Renaissance ............................................................................................................... 90
Introduction ............................................................................................................................... 90
3.1. La Renaissance en Italie..................................................................................................... 93
3.1.1. L’Arioste (1474-1533) ............................................................................................... 93
3.1.2. Le Tasse (1544-1595) ................................................................................................ 93
3.2. La Renaissance en France ................................................................................................. 94
3.2.1. François Rabelais (1495-1553) .................................................................................. 94
Résumé de Gargantua (1534) ....................................................... 95
3.2.2. La poésie en France au XVIe siècle ............................................................................ 97
3.2.2.1. Clément Marot.............................................................................................. 97
3.2.2.2. L’école de Lyon : Maurice Scève et Louise Labé ........................................ 97
3.2.2.2.1. Maurice Scève (1510-1564) ........................................................... 97
3.2.2.2.2. Louise Labé (1524-1566) ............................................................... 98
3.2.2.3. La Pléiade et La Défense et illustration de la langue française .................... 98
3.2.2.3.1. Joachim Du Bellay (1522-1560) .................................................... 99
3.2.2.3.2. Pierre de Ronsard (1524-1585) .................................................... 100
3.2.3. Michel de Montaigne (1533 – 1592) ....................................................................... 102
3.3. La Renaissance en Espagne : Miguel de Cervantès (1547-1616) ................................. 106
Résumé de Don Quichotte .......................................................... 106
3.4. La Renaissance en Angleterre : Shakespeare (1564-1616) ........................................... 110
3.4.1. Shakespeare, première période : de 1590 à 1600 .................................................... 110
3.4.1.1. Poèmes........................................................................................................ 110
3.4.1.2. Les comédies légères (entre 1590 et 1600) ................................................ 111
3.4.1.3. Les drames historiques (1590 – 1600) ....................................................... 111
Résumé de Roméo et Juliette ...................................................... 111
3.4.2. Shakespeare, deuxième période : de 1600 à 1603 ................................................... 112
3.4.2.1. Hamlet (1600) ............................................................................. 112
Résumé d’Hamlet........................................................................ 112
3.4.3. Shakespeare, troisième période : de 1604 à 1607 .................................................... 113
Résumé d’Othello (1604-1605) .................................................. 114
Résumé de Le Roi Lear ............................................................... 114
Résumé de Macbeth (1606) ........................................................ 114
Résumé d’Antoine et Cléopâtre .................................................. 114
3.4.4. Shakespeare, quatrième période : de 1608 à 1616 ................................................... 114
Résumé de La Tempête ............................................................... 115
4. Le XVIIe siècle : classique ou baroque ? ..................................................................... 116
Introduction ............................................................................................................................. 116
Arrière-plan politique et idéologique................................................................................. 116
Classique ou baroque ? ...................................................................................................... 117
Le baroque ............................................................................................................... 118
Le classicisme.......................................................................................................... 119
4.1. Le théâtre au XVIIe siècle.................................................................................................. 121
4.1.1. Le théâtre en Espagne .............................................................................................. 121
4.1.1.1. Felix Lope de Vega Cardio (1562-1635) ................................................... 121
4.1.1.2. Tirso de Molina (1580-1648) ..................................................................... 122
4.1.1.3. Calderón (1600-1681) ................................................................................ 123
Résumé de La vie est un songe ................................................... 123
4.1.2. Le théâtre en France................................................................................................. 125
4.1.2.1. Théâtre baroque français ............................................................................ 125

196
4.1.2.2. Pierre Corneille (1606-1684)...................................................................... 125
Résumé du Cid ............................................................................ 125
Résumé d’Horace (1640) ............................................................ 128
Résumé de Cinna (1642)............................................................. 128
Résumé de Rodogune (1644) ...................................................... 128
4.1.2.3. Molière ....................................................................................................... 129
Vie et carrière de Molière ............................................................................. 129
Les deux Molière .......................................................................................... 130
Résumé de Don Juan (1665)....................................................... 130
Résumé de Le Misanthrope (1666) ............................................. 131
Résumé de Tartuffe (1669) ......................................................... 133
4.1.2.4. Jean Racine (1639-1699) ............................................................................ 133
Résumé d’Andromaque (1667) ................................................... 134
Résumé de Britannicus (1669).................................................... 134
Résumé de Phèdre (1677) ........................................................... 135
4.1.3. Le théâtre dans les Provinces-Unies : Joost Van Den Vondel (1587-1679)............ 136
4.2. La poésie au XVIIe siècle : baroque et classique ............................................................. 136
4.2.1. Espagne baroque : Luis de Gongora (1561-1627) ................................................... 136
4.2.2. La poésie en Angleterre : John Milton (1608 – 1674) ............................................. 137
4.2.3. La poésie en France ................................................................................................. 139
4.2.3.1. Les baroques ............................................................................................... 139
4.2.3.1.1. Jean Sponde (1557-1595) ............................................................. 139
4.2.3.1.2. Mathurin Régnier (1573-1613) .................................................... 139
4.2.3.1.3. Théophile de Viau (1590-1626) ................................................... 139
4.2.3.1.4. Saint-Amant (1594-1661)............................................................. 140
4.2.3.2. Les précieux : Vincent Voiture (1597-1648) ............................................. 140
4.2.3.3. Les classiques ............................................................................................. 141
4.2.3.3.1. François de Malherbe (1555-1628) .............................................. 141
4.2.3.3.2. Boileau (1636-1711)..................................................................... 143
4.2.3.4. Un cas unique : Jean de La Fontaine (1621-1695) ..................................... 143
4.3. Des genres rares et nouveaux chez les classiques au XVIIe siècle.................................. 144
4.4. Le roman au XVIIe siècle .................................................................................................. 145
Introduction : les multiples naissances du roman .............................................................. 145
4.5. La querelle des Anciens et des Modernes ....................................................................... 152
5. Le XVIIIe siècle : le siècle des Lumières ...................................................................... 153
Introduction : l’Europe des philosophes ............................................................................... 153
La fiction au XVIIIe siècle ........................................................................................................ 154
5.1. La France au XVIIIe siècle ................................................................................................ 157
5.1.1. L’Encyclopédie : Denis Diderot (1713-1784).......................................................... 157
5.1.2. Le conte philosophique : Voltaire, l’homme-siècle (1694-1778)............................ 157
Résumé de Candide : .................................................................. 159
5.1.3. Le roman en France au XVIIIe siècle......................................................................... 162
5.1.3.1. Le roman picaresque .................................................................................. 162
5.1.3.1.1. Alain René Lesage (1688-1747) ............................................... 162
5.1.3.1.2. L’abbé Prévost (1697-1763) ..................................................... 162
5.1.3.2. Les pseudo-récits de vie ............................................................................. 163
5.1.3.2.1. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688 – 1763) ............. 163
5.1.3.2.2. Denis Diderot : La Religieuse ...................................................... 164
5.1.3.2.3. Nicolas Restif de la Bretonne (1734-1806) .................................. 165
5.1.3.3. Les romans épistolaires .............................................................................. 165
5.1.3.3.1. Les Lettres persanes de Montesquieu .......................................... 165
5.1.3.3.2. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) ..... 166
5.1.3.3.3. Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782) .... 167
5.1.3.4. L’anti-roman : Denis Diderot (1713-1714) ................................................ 170

197
5.1.3.5. L’invention de l’autobiographie : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et les
Les Confessions....................................................................................................... 172
5.2. Les Lumières en Italie :.................................................................................................... 178
5.2.1. Cesare Beccaria (1738-1794) : Des délits et des peines (1764) .............................. 178
5.2.2. Vittorio Alfieri (1749-1809) .................................................................................... 179
5.3. L’Angleterre au XVIIIe siècle............................................................................................ 181
5.3.1. Le roman en Angleterre ........................................................................................... 181
5.3.1.1. Le roman d’aventures réaliste : Daniel Defoe (1660-1731) ....................... 181
Résumé de Robinson Crusoé (1719)........................................... 181
Résumé de Moll Flanders (1722) ............................................... 182
5.3.1.2. Le roman d’aventures burlesque : Jonathan Swift (1667-1745) et Les
Voyages de Gulliver (1726) .................................................................................... 182
5.3.1.3. Le roman sentimental : Samuel Richardson (1662 – 1761) ....................... 185
Résumé de Pamela ...................................................................... 185
Résumé de Clarisse Harlowe...................................................... 185
5.3.1.4. Le roman réaliste picaresque : Henry Fielding (1707–1754) ..................... 186
Résumé de L’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé ................... 186
5.3.1.5. L’anti-roman : Laurence Sterne ................................................................. 186
5.3.1.6. Le roman noir : Le Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis.................. 187
Résumé de Le Moine ................................................................... 187
5.3.2. La poésie anglaise au XVIIIe siècle : le préromantisme ............................................ 187
5.3.2.1. Edward Young (1683-1765) ....................................................................... 188
5.3.2.2. James Macpherson ou Ossian ? .................................................................. 188
5.3.2.3. William Blake (1757–1827) ....................................................................... 188
5.4. L’Allemagne au XVIIIe siècle : Goethe ............................................................................ 189
5.4.1. Le Préromantisme allemand .................................................................................... 189
5.4.2. Johan Wolfgang von Goethe (1749-1832) .............................................................. 189
Résumé de Goetz von Berlichingen ............................................ 190
Résumé des Souffrances du jeune Werther ................................. 190
Exemples de questions d’examen ................................................................................... 192

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