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Les deux séances se proposent d’introduire les étudiants et les étudiantes à la sociologie
de la lecture en donnant les bases de cette discipline, apparue dans les années 1950-60
en France. On pointera l’accent sur la pluralité des regards (histoire, sociologie,
littérature, psychologie, etc.) qui constitue une spécificité nationale. On évoquera la
naissance de la sociologie de la lecture, puis um panorama sélectif de plus de cinquante
ans de travaux scientifiques. L’objectif est aussi de sensibiliser les étudiants et les
étudiantes à la présence de l’objet-livre et à la symbolique tant de la littérature que de la
lecture, au sein de la société française : un fil rouge avec l’idée d’une « nation littéraire
» made in France sera développé à travers des mini-pastilles quant aux évolutions de
l’image du lecteur, du marché de l’édition ou de la littérature de jeunesse, par exemples
– et ce, depuis 50 ans, et du fait de l’accélération des technologies informatiques et
numériques et des effets de la culture transmédiatique.

Sommaire | Texte intégral


Bibliographie
Exercices

Méthodes et problèmes
Histoire de la lecture
Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire
Introduction
Le livre
Le texte
L'œuvre
Brève histoire des supports du texte
Le volumen
Le texte du volumen
Lecture du volumen
Le codex
Du volumen au codex
Maniement du codex
Le texte du codex
Écriture cursive
Le livre imprimé
Lente démocratisation du livre imprimé
Premières conclusions
Lecture orale et lecture silencieuse
Lecture orale
Le rôle de la voix
Écriture orale
Lecture silencieuse
Ruminatio
Lecture in silentio
Lecture à haute voix
Pratique collective
Pratique personnelle
Des textes et des images
Repérage
Contrepoint
Visualisation
L'image, aide à la lecture
L'emblème
L'essor de l'illustration
Dialogue du texte et des images
Du codex à l'écran
Le texte tabulaire
L'hypertexte
Nouvelles dimensions
Conclusion
Bibliographie
Introduction
Faire des études littéraires, comme vous vous apprêtez à le faire, c'est tout à la fois lire

des livres,
des textes
et des œuvres.
Nous avons un peu tendance à traiter ces 3 termes comme un seul. Mais pourtant il
s'agit de réalités bien différentes, quoiqu'elles soient entre elles dans des rapports
d'interaction et de dépendance.

1. Le livre
Le livre est un support d'inscription des textes et nous verrons particulièrement
aujourd'hui que ce support n'a pas toujours existé sous sa forme récente. Vous savez
qu'il est en train de se métamorphoser sous nos yeux avec l'arrivée des supports
numériques. Il n'y a évidemment pas de coïncidence nécessaire entre texte et livre. Le
support livre peut renfermer moins qu'un texte (une partie d'œuvres complètes) ou
beaucoup plus qu'un texte (un assemblage de textes), voire à la fois plus et moins (dans
le cas d'une anthologie). D'autres supports, comme nous le verrons avec les supports
électroniques, contiennent ou plutôt renvoient à toute une bibliothèque, ce qui
bouleverse évidemment les limites de ce qu'on entend ordinairement par livre.

2. Le texte
Un texte c'est une suite de signes qu'on a délimités comme un ensemble de sens, par une
opération toujours plus ou moins arbitraire ou libre. Il peut s'agir de la décision de
l'auteur qui met le point final à une suite d'esquisses ou au contraire remanie sans cesse
son texte. Souvenons-nous par exemple de Montaigne qui voulait que le texte de son
livre bouge et évolue avec sa propre vie. L'éditeur, qui est une sorte de lecteur
professionnel, peut aussi jouer son rôle en décidant que telle édition du texte fait foi, et
qu'on doit en soustraire tels éléments ou y intégrer tels autres. La délimitation d'un texte
résulte nécessairement d'un choix, d'une volonté de constituer un sens; et dans l'histoire
ces décisions sont constamment révisées, ce qui fait que l'histoire des œuvres est
fluctuante, et jamais figée. Pensons par exemple à la façon dont se sont métamorphosées
les œuvres de Victor Hugo ou de Marcel Proust ces dernières années au fil des
rééditions (la Recherche du temps perdu est ainsi passé de 3 à 4 volumes « Pléiade »
intégrant de nombeux textes considérés jusque là comme indignes de publication).

Pour bien situer cette notion de texte, je voudrais encore souligner un point, c'est sa
relative indifférence au support livre. Une fois qu'un texte est fixé, il demeure le même,
qu'on l'imprime sur un rouleau, en livre de poche, sur papier Bible ou qu'on le fasse
défiler sur écran. Le texte d'un poème de Baudelaire resterait identique à lui-même,
même si on le lisait dans le cadre d'une installation où il serait écrit avec de tubes de
néon rouge posés sur une prairie. En revanche, il suffirait qu'on en change quelques
signes pour que ce ne soit plus le même texte.

3. L'œuvre
Quant à l'œuvre, elle ne se confond évidemment ni avec le livre (c'est par métonymie
que nous disons que nous lisons des livres; nous lisons ce qui se trouve inscrit dans les
livres) ni même avec celle de texte. Effectivement un littéraire ne s'intéresse pas
seulement à des suites de signes abstraits du temps et de l'histoire, il s'intéresse à des
œuvres. Et je définirais volontiers l'œuvre comme l'ensemble que constituent un projet
de sens, un texte et une réception. Une œuvre surgit dans un monde historique défini,
que nous avons besoin de connaître pour la comprendre; elle répond au projet d'un
auteur singulier qui vise à travers elle un ensemble d'intentions, et c'est pourquoi nous
nous intéressons aussi aux auteurs, à leur existence, à leurs idées; mais rien ne dit que
les textes qu'écrivent réellement les auteurs coïncident totalement avec leurs projets. La
réception des œuvres révèle souvent beaucoup de leurs virtualités de sens.

Les distinctions faites entre

livre,
texte
et œuvre,
nous pouvons examiner comment les supports du texte ont évolué, contribuant à en
modifier la forme et la pratique de lecture.

I. Brève histoire des supports du texte


Dans le monde occidental, on a écrit des textes sur des supports très variés. En
Mésopotamie primitive, on écrivait sur des tablettes de glaise carrées de sept ou huit
centimètres, qu'on rangeait sans doute dans une poche de cuir. Dans les premiers siècles
de Rome, le savoir, essentiellement sacerdotal, était fixé sur des livres en toile de lin
(lintei) ou sur des tablettes de bois (tabulae). C'est encore le cas pour Caton le Censeur
(234-149) qui rédige ses discours sur des tablettes de bois avant de les prononcer. En
Grèce ou à Rome, même à l'époque des rouleaux, on écrivait les missives privées sur
des tablettes de cire réutilisables.

La grande rupture dans l'Antiquité se fait entre deux autres supports qui ont connu
successivement une très grande diffusion: le volumen et le codex.

I.1. Le volumen
Le volumen est un rouleau-livre en papyrus. Au IIe siècle avant Jésus-Christ il est déjà
répandu dans le monde hellénistique et commence à faire son entrée à Rome. Il sera le
support principal des textes littéraires jusqu'au IIe siècle après Jésus-Christ.
Le rouleau reste lié à la culture des classes dominantes et sa fabrication est coûteuse, à
la fois parce que la matière première est importée d'Egypte et parce qu'il suppose un
artisanat très qualifié. C'est ce qui va entraîner son déclin à partir du IIe siècle après
Jésus-Christ.

I.1.1. Le texte du volumen


Il n'y a pas nécessairement coïncidence entre rouleau-livre et texte. Un ou plusieurs
rouleaux-livres correspondent à un texte et les auteurs commencent à structurer leurs
œuvres en livres. Dans le cas de l'Iliade d'Homère, par exemple, la division du poème en
24 chants résulte sans doute du fait qu'il occupait 24 rouleaux (Manguel 1996, 157);
bien au-delà de l'usage des rouleaux on a continué à diviser en livres (segments de texte
de la longueur approximative d'un rouleau) les textes longs.

I.1.2. Lecture du volumen


Lire un livre, cela consiste à l'époque à prendre un rouleau dans la main droite et à le
dérouler progressivement de la main gauche (ce n'est pas tout à fait sans rapport avec la
façon dont nous faisons défiler des textes sur nos modernes écrans d'ordinateur, avec
parfois la sensation gênante que nous ne pouvons avoir le texte tout entier sous les yeux
sans le parcourir en continu). Sur le rouleau le texte est écrit en colonnes et on a sous les
yeux une colonne de texte ou plusieurs. Le texte a donc un aspect relativement
panoramique. Dans le cas où il est illustré, il permet de suivre en continu une série de
scènes, au fur et à mesure de la narration. Mais la lecture du rouleau est physiquement
contraignante. Elle mobilise entièrement le corps. Elle rend impossible pour le lecteur
d'écrire en même temps qu'il lit, de confronter des textes, ou de mettre en rapport des
passages éloignés.

I.2. Le codex
L'apparition du codex (pluriel: codices), qu'on peut définir comme livre avec des pages
cousues ensemble est liée à l'utilisation de nouveaux supports d'inscription comme le
parchemin. Même s'il a existé des codices de papyrus ou de tablettes de bois, c'étaient
des matériaux peu pratiques pour cet usage.

Pline l'Ancien ( Histoire naturelle, XIII,11) raconte que le roi d'Egypte Ptolémée, voulut
défendre le secret de fabrication du papyrus pour assurer la prééminence de la
bibliothèque d'Alexandrie. Il en interdit donc l'exportation. Son rival Eumène, souverain
de Pergame, aurait ainsi été contraint au IIe siècle à la recherche de nouveaux supports
comme les peaux de mouton ou d'agneaux (le mot parchemin signifie
étymologiquement de Pergame). En fait le procédé était connu avant cette époque, les
premiers cahiers de parchemin datent d'un siècle plus tôt (Manguel 1996, 156).

I.2.1. Du volumen au codex


Le codex supplante le rouleau dès le début du IIe siècle, en partie en raison de la
demande accrue de livres provoquée par l'essor du christianisme. Il est d'abord moins
cher: effectivement le texte occupe les deux côtés du support et non plus un seul; par
ailleurs le support, est un produit animal qui se trouve partout et n'a plus besoin d'être
importé comme le papyrus.

I.2.2. Maniement du codex


Sur un plan strictement physique, le codex est aussi d'un maniement nettement plus aisé
que le rouleau, en laissant le lecteur plus libre de ses mouvements. On pourra poser les
codices, particulièrement quand ils seront de grande taille et tourner les pages d'une
seule main, les parcourir rapidement. Le codex permet aussi de passer très rapidement
d'une partie à une autre du texte et donc d'en avoir une vision d'ensemble ou de se
déplacer dans ses différentes parties.

I.2.3. Le texte du codex


Mais surtout le codex a une capacité beaucoup plus grande que le rouleau. Il est
susceptible d'avoir un grand nombre de pages et on peut y réunir, dans un unique
volume, une série de textes du même auteur ou de textes traitant d'une même matière,
constituant ainsi une sorte de petite bibliothèque portative. C'est d'ailleurs ce qui va
entraîner l'adoption au IVe et Ve siècle de dispositifs éditoriaux (Cavallo in Cavallo et
Chartier 1997, 104) signalant les séparations entre plusieurs textes différents: titres,
formules initiales (incipit) ou finales (excipit).

D'une façon générale, le codex prédispose à une structuration et à un découpage


beaucoup plus précis du texte. Les pages fragmentent en effet le texte et lui donnent une
allure discontinue. Dès l'époque de Quintilien (au Ier siècle), les mots sont séparés par
des points (mais il faudra attendre le VIIe siècle pour que les mots commencent d'être
séparés par des espacements). Dans l'Antiquité tardive, la fragmentation du texte passe
par de courtes séquences signalées par des initiales agrandies et des ponctuations. La
marque coloriée du paragraphe apparaît au XIIIe siècle pour distinguer une unité de
contenu intellectuel. Du coup les textes deviennent mieux mémorisables. On va ainsi
aboutir au XVe siècle à un dispositif du livre relativement complexe comprenant des
titres de chapitres, des notes marginales référencées par les lettres de l'alphabet, une
table de matière.

I.2.4. Écriture cursive


C'est à l'occasion des gloses commentaires en marge que les auteurs du XIIe siècle
commencent à pratiquer une écriture cursive, plus facile à pratiquer rapidement que
l'écriture gothique. Cette écriture est codifiée vers le XIVe siècle. Le travail du copiste
s'en trouve facilitée car cette écriture exige moins de pressions de la main et de
soulèvements de la plume (Saenger in Cavallo et Chartier 1997, 158). Pour l'écrivain ce
sera aussi un soulagement, car il pourra écrire lui-même, délivré de l'intermédiaire que
constituait le scribe à qui il dictait encore au XIIe siècle. Le processus d'écriture
deviendra plus intérieur. L'écrivain maîtrisera mieux la totalité de son manuscrit et
évitera les redites, ajoutera compléments et corrections avant de confier le tout à un
scriptorium.

I.3. Le livre imprimé


Il faudra évidemment attendre la découverte de l'imprimerie au milieu du XVe siècle,
pour que le livre connaisse une nouvelle expansion. Gutenberg, jeune graveur et joaillier
de Mayence, fabrique une bible avec des pages de 42 lignes entre 1450 et 1455: c'est le
premier livre imprimé avec des caractères mobiles – dont Gutenberg fera voir les
feuillets à la foire de Francfort.

L'intérêt de l'imprimerie apparaît immédiatement évidente: rapidité de composition,


uniformité des textes (qui ne sont plus soumis aux erreurs des copistes), possibilité de
produire en grande quantité et coût relativement moins élevé.
Plus de trente-mille incunables (d'un mot latin du XVIIe siècle qui signifie du berceau)
ont été ainsi imprimés avant 1500.

I.3.1. Lente démocratisation du livre imprimé


Au début le livre imprimé se modèle étroitement sur le manuscrit mais vers 1520-1540,
il trouve sa physionomie propre. Le livre imprimé a une page de titre et des caractères
standardisés. Il est le plus souvent de grand format (in quarto, c'est-à-dire une feuille
pliée 2 fois, d'à peu près 30 sur 40 cm). Il est posé sur un lutrin et imprimé en gros
caractères pour pouvoir être lu de loin et collectivement.

Mais le moindre coût et la rapidité de production créa un marché plus important de gens
qui pouvaient s'offrir des exemplaires à lire en privé, et qui n'avaient donc plus besoin
de livres en grands caractères et formants, de sorte que les successeurs de Gutenberg
commencèrent peu à peu à fabriquer des volumes plus petits, qu'on pouvait mettre dans
sa poche.

Manguel 1996, 167

Ainsi l'éditeur humaniste italien Manuce (Aldo Manuzio), en 1501 commence à


imprimer pour une clientèle privée des livres au format in octavo, dépourvus
d'annotations et de gloses, mais nantis d'un nouveau caractère, l'italique, élégant et
lisible.

On assiste donc à une privatisation progressive du livre. Avec l'avènement de la culture


bourgeoise les livres deviennent de moins en moins épais, le format in octavo, le format
in-douze et même le très fin format in-seize s'imposent comme les formats préférés des
amateurs de littérature. Le livre se démocratise avec l'apparition au XIXe siècle de
livres reliés en toile et non plus en cuir, puis au XXe siècle avec le livre de poche.

I.4. Premières conclusions


J'aimerais conclure ce premier point en remarquant que le texte littéraire ne s'est que
progressivement identifié au livre paginé dans l'Histoire et peut-être de façon assez
éphémère puisqu'à nouveau aujourd'hui cette coïncidence se trouve mise en question. Je
voudrais aussi souligner que la visée ou les possibilités du support ont été des
conditions déterminantes dans la façon de concevoir les textes et leur organisation.

Mais évoquer seulement les rapports entre textes et livres sans tenir compte des
pratiques de lecture très différentes qui se sont succédées dans l'histoire nous donnerait
une vision très abstraite et fictive de la littérature.

II. Lecture orale et lecture silencieuse


Dans ses Confessions (VI,3), au IVe siècle de notre ère, Augustin rapporte une visite à
l'évêque de Milan Ambroise et il fait part de son étonnement devant un fait pour lui
extraordinaire:

Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification,
mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher
librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque
nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne
lisait jamais à haute voix.
II.1. Lecture orale
II.1.1. Le rôle de la voix
Sans doute dans l'Antiquité la lecture silencieuse n'est-elle pas tout à fait ignorée, mais
c'était un phénomène marginal. La lecture silencieuse est peut-être pratiquée dans
l'étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement. Mais les écrits (scripta)
restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformants en mots
(verba). L'écriture littéraire – au sens vaste du terme, qui comprend aussi bien poésie,
philosophie, historiographie, traités philosophiques et scientifiques – est composée en
fonction de son oralisation. Elle est destinée à une lecture expressive modulée par des
changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style (Cavallo
in Cavallo et Chartier 1997, 89). Par ailleurs l'écriture en continu sans séparation entre
les mots (scriptio continua), devenue courante à partir du Ier siècle (et succédant à
l'usage des interpunctua marquant la séparation entre les mots) rend nécessaire la lecture
à haute voix pour comprendre les textes:

Pour comprendre une scriptio continua, il fallait donc plus que jamais l'aide la parole:
une fois la structure graphique déchiffrée, l'ouïe était mieux à même que la vue de saisir
la succession des mots.

Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 90

Alberto Manguel (1996, 68) note que Cicéron, de même que plus tard Augustin, ont
besoin de répéter le texte avant de le lire à haute voix. Dans le déchiffrement, le lecteur
se laisse guider par des cellules rythmiques qui l'aident à structurer le texte. Il jouit
d'ailleurs d'une certaine liberté dans la façon de couper l'énoncé et de faire des pauses. Il
ajoute éventuellement des signes de séparations entre les mots ou les phrases, et dans le
cas d'un poème peut noter la métrique. Lire c'est un peu comme interpréter une partition
musicale et le corps y est le plus souvent engagé par des mouvements des bras et du
thorax.

II.1.2. Écriture orale


Il faut ajouter que la composition du texte procède de même. Soit l'écrivain écrit en
s'aidant du murmure de la voix, soit il dicte à haute voix. Le texte apparaît donc là
comme un intermédiaire entre deux oralisations.

II.2. Lecture silencieuse


À cette lecture à haute voix, très marquée par la rhétorique, s'oppose sans doute une
lecture silencieuse ou murmurée à caractère plus intime et moins social. Cavallo pense
notamment, d'après des fresques de Pompéi, qu'il y a eu une lecture féminine, à
caractère plus privé, silencieuse ou murmurée (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 97).

À partir du VIe siècle, la lecture silencieuse se développe, notamment en milieu


monastique. Dans la Règle de Saint-Benoît, la lecture joue un rôle très important. On y
trouve notamment des références à l'exigence d'une lecture muette qui ne dérangera pas
les autres. En fait les formes de lecture se diversifient. On distingue

II.2.1. Ruminatio
La lecture à voix basse, appelée murmure ou rumination (ruminatio), sert de support à la
méditation et d'instrument de mémorisation. Jusqu'à la Renaissance, on pratique en effet
surtout une lecture intensive d'un petit nombre de livres (essentiellement religieux) qui
sont quasiment appris par cœur, voire incorporés par le lecteur. Ce type de lecture est
dominant jusqu'au XIIe siècle. L'écrit est surtout investi d'une fonction de conservation
et mémorisation.

II.2.2. Lecture in silentio


La lecture silencieuse (in silentio). Elle est l'occasion d'une intériorisation et d'une
individualisation de la lecture. Le lecteur silencieux n'est plus astreint au rythme de la
prononciation, il peut aussi établir des parcours discontinus dans son livre ou confronter
tel passage à d'autres. La méthode de lecture change: on procède à un déchiffrement
réglé de la lettre (littera), du sens (sensus) et de la doctrine (sententia). On s'aide des
gloses et des commentaires pour comprendre les textes (Chartier et alii 1995, 274). La
relation que le lecteur entretient avec le contenu devient beaucoup plus personnelle à tel
point qu'on y verra un risque de paresse et d'hérésie. Effectivement un livre qu'on lit en
réfléchissant au fur et à mesure à son sens n'est plus sujet à clarification immédiate, aux
directives, condamnations ou censure d'un auditeur (Manguel 1996, 71).

II.2.3. Lecture à haute voix


Enfin la lecture à haute voix exige comme dans l'Antiquité une technique particulière et
se rapproche du chant liturgique. Elle relève le plus souvent d'une pratique collective.

II.3. Pratique collective


Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, cependant, peu de gens savent lire et la manière la
plus fréquente d'accéder aux livres est d'entendre un texte récité. Dans les cours et dans
les maisons bourgeoises, on lit des livres à haute voix afin de se distraire ou de
s'instruire. Les parents lettrés font la lecture à leurs enfants.

Au XVIIe siècle les lectures publiques à haute voix sont très courantes. On en a un
témoignage vivant dans le Don Quichotte de Cervantès. Un débat oppose le curé parti à
la recherche de Don Quichotte, et qui a brûlé tous les livres de chevalerie qui lui ont
dérangé l'esprit et l'aubergiste qui a accueilli Don Quichotte. L'aubergiste défend la
lecture:

Dans le temps de la moisson, quantité de travailleurs viennent se réunir ici les jours de
fête, et parmi eux il s'en trouve toujours un qui sait lire, et celui-là prend un de ces livres
à la main et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et nous restons à l'écouter
avec tant de plaisir qu'il nous ôte plus de mille cheveux blancs.

cité par Manguel 1996, 148

Durant ces lectures très festives, tout le monde est libre d'interrompre le récit et de faire
des commentaires. Ces lectures collectives ou familiales se prolongeront, sous des
formes diverses jusqu'à la fin du XIXe siècle.

II.4. Pratique personnelle


Cependant parallèlement se développe la lecture personnelle. La fin du XVIIIe siècle est
marquée par une véritable fureur de lire. C'est aussi un nouveau type de lecture qui
suscite une considérable participation imaginaire et affective du lecteur. La Nouvelle
Héloïse (1761) qui a connu pas moins de 70 éditions jusqu'en 1800 a ainsi été le plus
grand best-seller de l'Ancien Régime. Mais les mêmes effets se produisent à l'étranger
avec les lectures de Richardson, Klosptock ou Goethe. Comme le dit Reinhard
Wittmann:

Cette forme de lecture se trouvait à la jonction entre la passion individuelle, qui isole de
l'entourage et de la société, et la soif de communication à travers la lecture. Il résulta de
cet immense besoin de contact avec la vie derrière la page imprimée une confiance
complètement nouvelle, d'une intensité jamais atteinte auparavant et même une amitié
imaginaire entre l'auteur et le lecteur, entre le producteur de littérature et son
destinataire.

in Cavallo et Chartier 1997, 345

Sans doute le lecteur – et la lectrice – sont-ils physiquement isolés, mais ils ont le
sentiment d'appartenir à une communauté privilégiée d'adeptes. Ce qui se constitue ainsi
au XVIIIe siècle c'est un type de lecture moderne – (mais peut-être pas contemporaine
si l'on admet qu'au XXe siècle on assiste à un mode de perception du livre plus distrait,
sans véritable hiérarchie ni continuité entre les types de livre, et qui transpose parfois à
la lecture les habitudes du zapping).

III. Des textes et des images


L'un des instruments de la participation imaginaire du lecteur, c'est l'insertion d'éléments
picturaux dans les textes – insertion qui, au fil des siècles a pu prendre des formes très
variées.

Je soulignerai, pour commencer, que l'apparition d'images dans les textes n'a rien de
surprenant: elle découle de la spatialité et de l'icônicité de la lettre elle-même. Ou pour
le dire autrement: la lettre est elle-même une sorte de dessin, dont nous avons tendance
à oublier la spatialité au profit de son sens mais il suffit qu'elle soit ornée pour que nous
prenions conscience de son existence graphique.

On peut distinguer trois principaux rôles de l'illustration dans les textes (Le Men in
Chartier et alii 1995, 229):

le repérage,
le contrepoint et
la visualisation imaginaire.
Entre ces fonctions il y a cependant de multiples interférences.

III.1. Repérage
Dès le XIe siècle un certain nombre de repères visuels sont mis en place pour faciliter
l'identification des unités de sens du texte. Ainsi on voit apparaître le symbole du pied-
de-mouche indicatif du paragraphe (avant que le paragraphe ne soit signalé par un
blanc). Mais aussi des têtes de chapitre en couleur rouge, des initiales tantôt rouges et
tantôt bleues. Cette lettre initiale, au contact de motifs décoratifs venus de traditions
barbares nordiques (celtiques en particulier) va devenir de plus en plus illustrative et se
transformer en lettre historiée (le mot hystoire à partir du XIIIe siècle désigne la
représentation d'une scène à plusieurs personnages) – c'est-à-dire en forme
typographique abritant des images de plus en plus complexes et qui s'émancipent de leur
simple fonction de repérage pour la doubler d'une fonction représentative. D'où la
possibilité d'effets de redoublement entre texte et image, et de visualisation des scènes
décrites.

De même d'autres repères textuels vont être l'occasion de visualisations. La page de titre
fait son apparition vers 1480 et elle est souvent composée comme un tableau
allégorique. Les culs-de-lampe qui séparent des chapitres auront plus tard de même une
fonction de plus en plus icônique.

III.2. Contrepoint
L'image n'est pas toujours un redoublement de la lettre. Elle peut au contraire inverser
son sens, la tourner en dérision ou parler d'autre chose. L'époque où cette fonction de
contrepoint des images dans les textes s'est développée de la façon la plus spectaculaire
est le XIVe siècle où l'on voit apparaître des livres d'heures (c'est-à-dire des livres de
prière comprenant des psaumes, des hymnes, des prières spéciales à différents saints et
un calendrier) très richement ornés. Mais cette ornementation est souvent très
surprenante. Par exemple dans telle page du livre d'heure dit de Marguerite (second
quart du XIVe siècle), la lectrice pouvait voir une Adoration des Mages richement peinte
dans la lettre initiale D, mais cette image sainte est doublée par de curieux motifs dans
les marges. En bas de la page on aperçoit trois singes parodiant les attitudes des Mages.
À droite une figure à bonnet de fou grimace, à gauche un ange à tête de singe tire sur la
lettre comme s'il voulait la défaire, et dans les marges de la page suivante on aperçoit
des objets hétéroclites tels un chaudron et un papillon. Ainsi s'opposent mais aussi
dialoguent Parole de Dieu et une fatrasie visuelle qui en est un peu comme le refoulé.
(Camille 1992, 22). Ces singeries en marge des livres d'heures nous indiquent bien que
si le lisible et le visible émergent d'une même source, en un point ils peuvent diverger et
presque se contredire.

III.3. Visualisation
Dans l'espace du livre, même les images élaborées, et apparemment les plus illustratives
entrent dans des rapports complexes avec le sens des textes.

III.3.1. L'image, aide à la lecture


Il peut s'agir tout d'abord d'images aidant à la lecture. Comme on l'a vu, dès l'Antiquité,
il y a eu des livres illustrés associant le texte et l'image et destinés à des couches
sociales peu instruites. En Egypte on a retrouvé des livres grecs illustrés. Ce sont des
adaptations de grands textes comme les poèmes d'Homère. On peut penser qu'ils
s'adressaient à des nouveaux riches, comme le Trimalcion du Satiricon de Pétrone,
soucieux d'afficher la possession de livres, mais incapable d'une lecture élaborée
(Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 99) et qui devaient s'aider des images.

Ce type de livres très illustrés pour public de lecteurs peu instruits fait songer à un type
de livre qui se répandra plus de 10 siècles plus tard, à partir de 1462 et qu'on a appelé
Bibliae pauperum, bibles des pauvres (sans doute abusivement car il s'agissait de livres
assez chers). L'imagerie biblique est passée des fresques des églises, aux vitraux imagés
des églises gothiques et enfin au livre. Il s'agit de grands livres d'images où chaque page
est divisée en deux scènes ou plus – associant parfois des scènes de l'Ancien Testament
et du Nouveau Testament. Le livre, posé sur un lutrin, est ouvert à la page appropriée et
exposé aux fidèles. La plupart de ces fidèles sont incapables de lire les mots en
caractères gothiques qui constituent une sorte de légende autour des personnages
représentés.
Mais la majorité reconnaissait la plupart des personnages et des scènes, et était capable
de lire dans ces images une relation entre les récits de l'Ancien Testament et du
Nouveau, du simple fait de leur juxtaposition sur la page.

Manguel 1996, 130

L'image a donc ici pour rôle de faire dialoguer des textes. Il se peut aussi que ces
images aient été un support de verbalisation pour le prêtre chargé du prêche et une
illustration de textes bibliques lus à haute voix.

III.3.2. L'emblème
Au XVIe siècle on a vu apparaître un genre qui a tout de suite connu un immense succès
et qui propose une autre relation entre textes et images, c'est le genre de l'emblème. Un
emblème est une image destinée à illustrer une maxime ou une vérité morale. Il offre
souvent l'apparence d'une sorte de rébus. Ici ce n'est plus, comme dans les livres
d'heures, l'image qui vient brouiller le sens du texte, c'est au contraire le texte qui est la
clé d'une image énigmatique.

III.3.3. L'essor de l'illustration


Le XIXe siècle connaît un essor prodigieux des techniques et du succès de l'illustration,
qui coïncide avec l'intense participation imaginaire du lecteur qu'on a évoquée plus haut.
Mais pour autant l'image ne s'autonomise pas totalement. L'illustration offre une
interprétation visuelle des moments clés du récit. La façon dont l'image est légendée, à
partir le plus souvent d'un fragment de phrase extrait du récit produit aussi des effets de
sens variés, suspendant l'action et le sens dans une immobilisation dramatique ou jouant
de subtils décalages entre ce qui est montré et ce qui est cité.

III.3.4. Dialogue du texte et des images


Pour conclure sur ce point, textes et images n'apparaissent jamais dans le livre comme
deux ordres absolument hétérogènes et séparés. C'est précisément parce qu'ils
appartiennent à des codes différents convoqués dans un même espace qu'ils dialoguent
et produisent des effets de sens complexes qu'il faut apprendre à déchiffrer dans une
lecture totale.

IV. Du codex à l'écran


IV.1. Le texte tabulaire
Aujourd'hui plus que jamais cette intrication des textes et des images apparaît comme
une donnée essentielle de notre culture, en liaison avec l'émergence de nouveaux
supports du livre. L'un des caractères absolument nouveaux du support-écran des textes
informatisés, c'est qu'il est constitué d'unités élémentaires (les pixels) qui ne relèvent à
proprement parler ni du signe ni de l'image. Cette ambiguïté constitutive du support a
d'ailleurs un répondant dans l'apparence même du texte sur écran qui est à la fois vu
comme une image et déchiffré comme un texte. De fait les textes sur écran apparaissent
de plus en plus dans des configurations tabulaires où se conjuguent des messages
textuels, et des messages icôniques. Certes cette structure mosaïque s'est d'abord
développée sur des supports-papiers (notamment ceux de la presse écrite depuis la fin
du XIXe siècle), mais elle connaît une expansion sans précédent avec les supports
électroniques.
La juxtaposition sur la page d'éléments textuels et visuels a pour effet de modifier
l'économie du texte, qui tend à laisser à l'image les données descriptives et référentielles
pour se consacrer à l'explicitation des éléments abstraits ou des liens entre les données.

Vandendorpe 1999, 155

On remarquera surtout que de telles configurations défont la linéarité de la lecture.


L'oeil peut en effet partir de n'importe quelle unité illustrative sur la page et opérer à
partir d'elle de multiples trajets. On peut penser que dès lors la lecture prend une forme
associative, fragmentaire et subjective, le lecteur retenant des éléments verbaux et
icôniques dans une synthèse personnelle fortement teintée d'affectivité (Vandendorpe
1999,155).

IV.2. L'hypertexte
Cette forme associative qui marque la configuration de la page sur écran est aussi
caractéristique du document hypertextuel au-delà de la page et même du texte. Avant d'y
venir, on peut remarquer que le texte sur support informatique apparaît à la fois en
défaut et en excès vis-à-vis du livre imprimé. La lecture en effet est limitée au nombre
de lignes qui apparaît sur l'écran en sorte qu'on a toujours une saisie partielle du texte
(ce qui nous ramènerait aux formes de lecture du volumen). Effectivement le faire
défiler sur écran nous enchaîne à la linéarité du texte bien plus que cela n'autorise une
appréhension synthétique. De ce point de vue le support électronique semble en
régression vis-à-vis du livre imprimé, ou même du codex en général, qui peut être
feuilleté très rapidement et dans lequel il est aisé de se déplacer. Mais cet inconvénient
est évidemment largement compensé par la possibilité qu'offre le texte sur support
électronique de se lier à d'autres textes.

Il faut rappeler que le terme hypertexte a été inventé en 1965 par Ted Nelson. Il voulait
désigner par là une nouvelle forme de document sur ordinateur dans lequel chaque unité
textuelle donne lieu à un accès non séquentiel (c'est-à-dire qu'on ne passe pas d'un
élément textuel à un autre par simple contiguïté comme c'est le cas dans la lecture
linéaire d'un texte suivi, qu'il soit soit rouleau ou sur codex). Le lecteur a le choix
d'interrompre le fil de sa lecture en cliquant sur les éléments d'une liste ou sur certains
mots du texte qui offrent des liens avec d'autres blocs textuels. Ce mode de parcours du
texte peut d'ailleurs s'enchâsser à l'infini, de bloc textuel en bloc textuel. Le texte ainsi
créé est donc doté d'une structure arborescente et non plus linéaire comme l'était le livre.
Il tend à réaliser concrètement l'idéal d'une bibliothèque infinie telle qu'elle a pu être
rêvée par Borgès l'une des nouvelles de ses Fictions (La bibliothèque de Babel).

IV.3. Nouvelles dimensions


Ainsi le paradoxe du support écran, c'est qu'il offre à la fois moins qu'un texte (par les
contraintes spatiales de l'écran) et plus qu'une bibliothèque (par le réseau virtuellement
infini des liens qu'il propose).

Nous ne devons pas méconnaître que cette structure hypertextuelle est en passe de
modifier profondément les pratiques de la lecture et l'identité même de ce qu'on entend
par texte. Sur le plan de la lecture, l'hypertexte introduit une dimension nouvelle
d'interactivité qui fait du lecteur le créateur de son propre parcours, et quelque sorte le
co-auteur de son texte. Il peut d'ailleurs garder trace de l'originalité de son parcours.
Cette mutation de la fonction lecteur vers une fonction auteur est encore accentuée dans
tous les cas où le lecteur peut intervenir en annotant ou réécrivant le texte qu'il est en
train de lire et de composer. La souplesse du medium informatique qui accueille sans
difficulté des ajouts ou des modifications textuelles en se recomposant automatiquement
ouvre ainsi de nouvelles possibilités de glose.

Cependant, à la différence de la glose ancienne qui cherche à fixer le plus nettement


possible le sens d'un texte dont la lettre doit demeurer immuable – parce qu'elle est
révélation divine –, la glose moderne met en question l'identité même du texte. Si le
texte se présente sous la forme d'un réseau ouvert de choix et de bifurcations, deux
lecteurs pourront-ils affirmer qu'ils auront lu le même texte? Ce qui se trouve ainsi mis
en question c'est la stabilité des significations qui découlent d'une lecture et donc aussi
la possibilité de s'entendre sur les valeurs culturelles dont les textes sont porteurs.

Conclusion
C'est dans cet éclairage historique des mutations du texte et de la lecture que je voudrais
situer ce cours de méthodologie de l'analyse littéraire. Il en ressort clairement, me
semble-t-il, qu'apprendre à lire, pour un littéraire, c'est être attentif aux dispositifs
textuels qui se sont succédé, dans leur complexité – qui est tout à la fois langagière (les
textes littéraires sont des objets de sens denses et riches de significations impliquées que
nous devons apprendre à repérer) et non-langagière (le texte littéraire apparaît dans un
environnement esthétique et historique qui enrichit également sa signification). Les
textes ne viennent pas seuls sur une scène abstraite qui serait la littérature. Ils émergent
d'un monde de supports matériels, d'images, de pratiques, et de projets de sens
individuels. Ce sont ces ensembles complexes que nous voudrions vous aider à
déchiffrer en vous fournissant des instruments d'analyse appropriés.

Bibliographie
Adler, Jeremy et Ernst, Ulrich (1988). Text als Figur: visuelle Poesie von der Antike bis
zur Moderne. Weinheim: VCH.
Camille, Michael (1992). Images dans les marges: aux limites de l'art médiéval. Paris:
Gallimard, 1997.
Cavallo, Guglielmo et Chartier, Roger (dirs) (1997). Histoire de la lecture dans le
monde occidental. Paris: Seuil.
Chartier, Roger et alii (1995). Histoires de la lecture, Un bilan des recherches. Paris:
IMEC, éditions de la Maison des Sciences de l'homme.
Chartier, Roger (1996). Culture écrite et société. Paris: Bibliothèque Albin Michel
Histoire.
Christin, Anne-Marie (1995). L'Image écrite ou la déraison graphique. Paris:
Flammarion.
Coron, Antoine (1993). Avant Apollinaire, vingt siècles de poèmes figurés in Poésure et
peintrie: "d'un art, l'autre". Marseille: Musées de Marseille.
Harthan, John (1981). The History of the illustrated book: the Western tradition.
London: Thames and Hudson.
Harthan, John (1990). Anatomie de l'emblème, Littérature, n°78, mai 1990.
Harthan, John (1997). Récit et images, Littérature, n°106, juin 1997.
Manguel, Alberto (1996). Une histoire de la lecture. Arles: Actes-Sud, Babel, 1998.
Massin, Robert (1970). La Lettre et l'image: la figuration dans l'alphabet latin du
huitième siècle à nos jours. Paris: Gallimard.
Vandendorpe, Christian (1999). Du papyrus à l'hypertexte. Paris: Editions La
Découverte.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 // Analyse d'audience

Sommaire | Texte intégral


Bibliographie
Exercices

Méthodes et problèmes
Lire, cette pratique
Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire
Les deux lectures
Lecture privée et lecture critique
Lecture et jeux
La lecture privée
Rites de lecture
L'actualisation mentale des textes
Lecture privée et échange communicationnel
L'identification
Aspects de l'identification littéraire
L'embrayage de l'identification
La lecture critique
Le lecteur comme poseur de puzzles
Une relation duelle
Une activité de synthèse
L'exemple de la construction du personnage
Un jeu à règles variables
L'exemple de la versification de Rimbaud
Enjeux de la lecture: jeu littéraire et apprentissage du monde
Conclusion
Bibliographie
I. Les deux lectures
Lire, cette pratique écrivait Mallarmé, suggérant que la lecture littéraire relevait d'un
savoir et d'une expérience spécifiques. C'est qu'on n'en finit pas d'apprendre à lire. Un
critique des années 70, Jean Ricardou, distinguait pour sa part plusieurs formes
d'analphabétisme. Selon lui, lorsqu'on ne sait vraiment pas lire, on voit des formes (des
lettres) mais pas de sens; puis on apprend à lire et on passe à une autre sorte
d'analphabétisme: on voit du sens mais plus de formes (on devient victime d'une sorte
d'hallucination imaginaire qui nous fait oublier la matérialité du signifiant). La pratique
de la lecture, ce pourrait être la recherche d'une accommodation juste entre formes et
sens.

I.1. Lecture privée et lecture critique


Une autre façon d'aborder la complexité de la lecture, ce pourrait être de confronter les
formes de la lecture spontanée, appelons-la privée, et celles de la lecture savante, que
l'on pourrait aussi caractériser comme une lecture critique. L'opposition apparemment la
plus évidente, c'est que la lecture privée est purement guidée par le plaisir, tandis que la
lecture critique est dominée par la distance, le choix et le jugement.
La lecture privée est en effet caractérisée comme dilettante (du latin delectare, s'adonner
à un plaisir). Elle se borne en général à une première lecture parce qu'elle est soucieuse
de préserver les agréments de la surprise. Son allure est flâneuse, non seulement dans le
choix des lectures, largement livré au hasard, mais aussi dans le rythme de la découverte
(elle s'autorise à être lacunaire, sautant des passages, oubliant le début, confondant des
personnages). Elle n'est guidée par aucun principe productif ou utilitaire. Elle n'a pas
nécessairement à interpréter ce qu'elle lit. Elle ne vise ni un savoir ni la production d'un
autre texte.

De son côté la lecture critique implique nécessairement un regard second sur le texte,
c'est-à-dire une relecture. Elle se veut méthodique et exhaustive parce qu'elle conçoit le
texte comme un ensemble organisé où tout est cohérent et tout fait sens. Elle est
(souvent) productive d'une interprétation, qui éclaire non seulement le texte lu, mais
d'autres textes et le phénomène littéraire dans son ensemble. Elle est (parfois)
productive d'un autre texte, commentaire ou critique.

Cependant, cette opposition des lectures, si elle était aussi radicale, ne serait pas
seulement attristante, elle serait aussi fausse. Effectivement nous allons voir que ces
deux formes de lectures sont en fait solidaires et qu'heureusement aucune n'est exempte
de plaisir, mais il faut distinguer différentes sortes de plaisirs.

I.2. Lecture et jeux


Pour mieux le comprendre, nous pouvons suivre les réflexions du critique Michel
Picard, dans son livre intitulé La lecture comme jeu, livre fondamental pour notre
propos et qui nous inspirera beaucoup. Picard y décrit la lecture non pas comme un mais
comme deux sortes de jeux, tous deux nécessaires à son accomplissement. On peut les
appeler respectivement jeu de rôles et jeu de règles (en anglais, il y a deux mots bien
distincts pour les désigner: playing – mot qu'on emploie au sens de jouer la comédie –,
et game – qui caractérise tous les jeux où il s'agit d'appliquer des règles). Par certains
aspects la lecture est playing, elle consiste à entrer dans les rôles que nous propose la
fiction, un peu comme un acteur le fait au théâtre, mais avec cette nuance que la scène
de la représentation est purement mentale. Par d'autres aspects, la lecture est game, jeu
de règles (encore s'agit-il souvent non seulement d'appliquer des règles mais aussi de les
découvrir…).

Si l'on adopte le point de vue de Picard, on saisit mieux quels sont les deux types
d'investissements nécessaires à la lecture: impossible de lire sans entrer dans un jeu de
rôles (ou alors le livre nous tombe des mains), mais impossible de lire en ignorant tout à
fait le jeu des règles littéraires (ou alors le livre devient arbitraire, voire
incompréhensible). Si l'on admet que la lecture privée est dominée par le plaisir du jeu
de rôles et que la lecture critique est dominée par le plaisir du jeu de règles, on
comprend mieux leur complémentarité. Essayons de préciser les caractères de chacune
d'entre elles.

II. La lecture privée


II.1. Rites de lecture
La lecture privée fait une part importante à des éléments individuels et presque
égocentriques (à son sujet la psychanalyse pourrait parler de narcissisme). Ce caractère
apparaît manifestement à travers certains rites de lecture. Le lecteur se retranche du
monde extérieur pour se blottir dans un espace personnel: appartement, fauteuil ou robe
de chambre; ou parfois comme Proust il se réfugie dans un jardin sous une charmille:

Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d'être découvert presque nul, la
sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain,
quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant partout,
puis s'en retournant, n'ayant pas trouvé; alors plus aucun bruit; seul de temps en temps
le son d'or des cloches qui au loin, par-delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel
bleu, aurait pu m'avertir de l'heure qui passait...

Contre Sainte-Beuve, 168

On peut dire que cet individualisme de la lecture est une de ses données modernes, ne
serait-ce que parce que, comme on l'a vu dans le cours sur l'Histoire de la lecture, dans
l'Antiquité, la lecture se faisait essentiellement à voix haute (St Augustin, à la fin du IVe
siècle nous signale comme une singularité que son maître St Ambroise pratique la
lecture à voix basse).

II.2. Lecture privée et actualisation mentale des textes


Les éléments subjectifs de la lecture ne sont pas seulement extérieurs (un cadre
protecteur) ou physiques (un bien-être corporel), il ont aussi une forte dimension
psychologique. Effectivement, au cours d'une lecture, se produisent un très grand
nombre d'interférences mentales d'un caractère purement subjectif. Tandis que nous
lisons, nous actualisons des souvenirs personnels vécus, qui donnent consistance à telle
scène ou à tel décor évoqués par le texte et lui confèrent son cachet de réalité. Ainsi
lorsque je lis la description de la plage de Balbec par Proust (dans À l'ombre des jeunes
filles en fleurs), j'y mêle inévitablement mes propres souvenirs de plage normande, ou, à
défaut, ceux qui peuvent s'en rapprocher de près ou de loin.

Bien des scènes romanesques m'évoquent des fantasmes purement personnels, sans
qu'ils aient nécessairement de rapports avec le monde imaginaire que le texte me fait
découvrir. Baudelaire disait ainsi qu'il voyait en Madame Bovary un homme, mais on
peut penser que c'est un fantasme purement personnel, et difficile à faire partager à
d'autres.

II.3. Lecture privée et échange communicationnel


Bref, en lisant, nous ne cessons de penser à autre chose, qui nous est propre. Ces
pensées personnelles sont indispensables pour donner une coloration vivante à notre
lecture et nous permettre de l'investir. Cependant, d'un autre côté, nous voyons aussi
leurs limites: ce qui est le plus subjectif dans la lecture est aussi ce qui est destiné à
demeurer privé: on ne peut espérer à partir de là approfondir la pensée ou l'imaginaire
de cet autre qu'est l'auteur.

Peut-on communiquer avec d'autres sur un texte à partir de nos seules impressions
subjectives? Sans doute cela arrive-t-il souvent, mais si j'échange avec autrui mes
associations libres ou mes impressions les plus personnelles sur un texte, je renseigne
l'autre sur moi-même beaucoup plus que sur le texte. Il se peut qu'alors nous en
apprenions beaucoup sur notre sensibilité et sur notre imaginaire respectifs. Mais, il
n'est pas sûr que nous parvenions à une meilleure connaissance du texte ou à une
évaluation plus sûre de son intérêt.
II.4. L'identification.
La projection subjective dans le texte a cependant une vertu positive, c'est qu'elle nous
permet littéralement d'entrer dans le texte, de l'investir de façon vivante en nous
identifiant à un personnage voire à plusieurs. Ce processus, je vous propose de
l'observer tel qu'il est décrit dans un roman, Madame Bovary, (car il arrive que les
personnages de romans soient aussi des lecteurs de roman et qu'on nous les décrive dans
leur pratique de la lecture).

Dans le couvent où elle est pension, Emma se fait prêter des romans par une vieille fille
qui travaille à la lingerie:

Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des


pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes
les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers,
nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des
lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et
qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc
les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard,
elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait
voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui,
sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la
main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope
sur un cheval noir.

I,6

Comme Flaubert, mais pour des raisons un peu plus particulières, nous pouvons tous
dire:Madame Bovary, c'est moi. En effet, nous sommes tous sujets, quand nous lisons,
au type de fascination imaginaire qui nous est ici décrit (même si les formes de
l'imaginaire ont changé et ne sont plus guère nourries par le bric-à-brac pseudo
médiéval d'une littérature romantique populaire).

Ce que nous voyons à l'œuvre chez Emma, c'est un processus d'identification, une
attitude psychologique que nous pouvons rapprocher du jeu de rôles, puisqu'il s'agit de
jouer à être comme. Vous savez qu'un des grands romans de la littérature européenne,
Don Quichotte de Cervantès, nous raconte l'histoire d'un homme qui a cédé au vertige
de l'identification littéraire. À force de lire des romans de chevalerie, il a perdu de vue la
dimension ludique de l'identification littéraire. Il a oublié sa propre identité en se
prenant lui-même pour un chevalier de l'époque médiévale. Mais tout lecteur sain
d'esprit sait contenir ses identifications dans les limites du faire comme.

II.4.1. Aspects de l'identification littéraire


L' identification littéraire est d'ailleurs un peu particulière. Selon Picard, dans la lecture,
on s'identifie moins à un personnage pris dans totalité qu'à un personnage en situation.
Typiquement, Emma se voit comme une châtelaine accoudée à la fenêtre dans l'attente
d'un cavalier. C'est une image idéale figée, et comme éternisée.

Par ailleurs, au fil de la lecture, nous glissons d'une identification à une autre. Nous
pratiquons un jeu de rôles où, selon les sollicitations du texte, nous tenons un peu tous
les rôles (quitte à opérer des clivages internes entre les bons et les méchants). Ainsi nous
sommes successivement et tout à la fois Emma, la petite bourgeoise de province,
Charles, son poussif mari, Rodolphe, le séducteur cynique et même peut-être Homais, le
pharmacien ridicule et odieux, chantre du progrès et des vertus laïques.

II.4.2. L'embrayage de l'identification


Cependant, il faut tout de suite préciser, que si nous glissons ainsi d'identification en
identification, si nous entrons parfois dans la peau d'êtres extrêmement éloignés de
nous, ce n'est pas seulement par un mouvement de projection psychologique spontanée,
c'est aussi parce que les textes nous y invitent objectivement. Ils embrayent notre
participation imaginaire au moyen de certaines formes grammaticales et littéraires.

L'exemple le plus simple qu'on puisse en donner, c'est le récit à la première personne, du
type L'Étranger de Camus. Parce que Meursault, le héros-narrateur du livre, dit je dès la
première ligne, nous sommes sollicités à partager ses sensations et ses pensées, à nous
les approprier, aussi étranges soient-elles. De ce point de vue, vous voyez que l'intérêt
de la littérature est de nous faire intérioriser des expériences tout à fait inconnues et de
nous les faire vivre par délégation. C'est particulièrement évident dans le cas de
L'Étranger, car Meursault est un être que personne ne comprend et que tout le monde
rejette.

Retenons pour le moment que, si la lecture est un jeu de rôles, les rôles y sont largement
mis en scène par le texte lui-même. C'est ce qui rend ce jeu de rôles intelligent, c'est ce
qui en fait aussi déjà un jeu de règles – et non pas un simple écran de projection de nos
imaginaires privés. Bien lire, ce n'est donc nullement refuser l'identification, c'est
comprendre à quelles identifications nous sommes invités, comment est modulée notre
proximité ou notre distance à ce qui est raconté. Peut-être commençons-nous par là à
mieux comprendre qu'une analyse précise des règles littéraires peut nous préserver des
déformations subjectives de la lecture.

III. La lecture critique


On a dit que la lecture critique était dominée par le jeu de règles. Cela implique, on l'a
vu, que la lecture ne se réduit pas à une rêverie, ni à une absorption passive de
signification (comme si les livres nous versaient des contenus dans le cerveau). La
lecture est en effet une opération plus complexe que la communication décrite par
Roman Jakobson, un linguiste des années 1970, dans un fameux article intitulé
Linguistique et poétique. Dans son modèle, un émetteur (par exemple l'auteur) transmet
un message (le texte) à un récepteur (le lecteur) en utilisant un code déchiffrable (la
langue). Mais un tel schéma ne convient que pour décrire des communications
extrêmement simples, univoques et immédiatement déchiffrables, plutôt des SOS en
morse que des textes littéraires..

En effet, le lecteur (en dépit de son apparence immobile, silencieuse, voire légèrement
somnolente) est infiniment plus actif qu'un simple récepteur. Ce que lui propose le texte
littéraire, c'est bien moins une signification toute prête qu'un ensemble d'instructions
pour construire un sens à partir d'informations partielles. Voici donc une nouvelle image
du lecteur, non plus un dévoreur de livres, confondant rêve et réalité, mais un
constructeur.

III.1. Le lecteur comme poseur de puzzles


Dans son livre, Picard nous propose un héros de roman emblématique du lecteur-
constructeur, même s'il n'est pas lui-même un lecteur (contrairement à Emma Bovary):
il s'agit de Bartlebooth, personnage du roman de Georges Perec, La vie mode d'emploi.
Bartlebooth est un riche excentrique qui passe vingt ans de sa vie à reconstituer des
puzzles qu'il a fait fabriquer pendant les vingt années précédentes. Du puzzle lui-même,
le narrateur de La Vie mode d'emploi nous dit ceci:

...en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire: chaque geste que fait le poseur
de puzzle, le faiseur de puzzles l'a fait avant lui; chaque pièce qu'il prend et reprend,
qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaye et essaye encore, chaque
tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés,
calculés, étudiés par l'autre.

Selon Picard, le puzzle nous offre une bonne image de certains aspects de la lecture,
particulièrement deux:

Comme le puzzle, la lecture est une relation duelle.


Comme le puzzle, la lecture est une activité de liaison, d'intégration, de reconstitution
d'une unité représentative.
III.1.1. Une relation duelle
Par relation duelle, entendons que non seulement deux instances y sont impliquées, mais
que l'une exerce un calcul sur l'autre, selon une forme de stratégie (et c'est bien en cela
que la lecture échappe au modèle trop simpliste de la communication entre émetteur et
récepteur). Effectivement, à travers la narration, l'auteur filtre l'information qu'il délivre
au lecteur. C'est-à-dire qu'il situe le lecteur à une certaine place – place qu'il peut
d'ailleurs faire varier au cours du récit.

Prenons le début d'un roman de Balzac, La peau de chagrin:

... Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au
moment où les maisons de jeu s'ouvraient...

Balzac est coutumier de ce type d'entrées en matière où un personnage nous est d'abord
présenté de l'extérieur, sans que nous puissions rien deviner de son histoire, de ses
préoccupations ou de ses pensées. Quelques pages plus loin, cependant, nous entrons
dans l'intimité des impressions et des réflexions du même personnage et nous nous
rendons compte qu'il s'apprête à se suicider.

S'il déposait un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s'arrêter
devant quelques fleurs (…), bientôt saisi par une convulsion de vie qui regimbait encore
sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux: là des nuages gris, des bouffées de
vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir.

Entre le premier et le second passage, il y a eu une variation de point de vue ou de ce


qu'on appelle plus techniquement focalisation. Vous en étudierez les formes dans les
prochaines séances de ce cours, mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est le calcul
que cela suppose vis-à-vis du lecteur. Le narrateur aménage l'ignorance du lecteur, en
suspendant un certain nombre d'informations qui expliqueraient l'aspect ou l'attitude du
personnage. C'est-à-dire qu'à tout moment du récit, à travers la narration, l'auteur aide
ou contrarie l'activité de lecture. Il vise sans cesse son lecteur, en calculant ses réactions,
en misant sur ses attentes. Quant au lecteur, il fait un travail symétrique, il échafaude
des hypothèses sur les raisons qu'on a de lui dissimuler certains éléments de l'histoire, il
s'efforce d'utiliser au mieux les indices dont il dispose et de deviner ceux qu'on lui
cache. Il y a donc bien un duel, au sens où entre le lecteur et l'auteur s'exerce une
véritable lutte dont l'enjeu est l'information narrative.

III.1.2. Une activité de synthèse


Il y a un second aspect qui rapproche la lecture du puzzle. La lecture est une activité de
liaison, d'intégration progressive de fragments, destinée à former finalement une
représentation aussi totale que possible. Et cette activité, bien différente de
l'identification, est cependant, elle aussi, productrice de plaisir. La psychanalyse nous
enseigne que, si les petits enfants sont passionnés par les puzzles et jubilent lorsqu'ils
sont parvenus à refaire un tout avec des morceaux, c'est parce qu'ils rejouent la conquête
de leur propre unité – unité assez tardivement constituée dans le cas du petit humain, qui
naît psychologiquement très prématuré et quelque peu dissocié.

Bien sûr la construction d'une totalité de représentation est un peu plus complexe dans
le cas de la lecture que dans celui du puzzle. Tout d'abord le lecteur doit rassembler et
synthétiser des informations explicites qui lui sont données successivement. Les textes,
en effet, ont de la mémoire, ou plutôt une virtualité de mémoire. C'est-à-dire qu'au fil du
discours ils font implicitement référence à des information qu'ils ont antérieurement
délivrées. Mais il revient au lecteur d'être, si l'on peut dire, la mémoire vive du texte,
c'est-à-dire de convoquer ces informations au bon moment et de faire au fur et à mesure
qu'il en rencontre de nouvelles une synthèse cohérente.

III.1.2.1. L'exemple de la construction du personnage


C'est ainsi que le lecteur procède pour « constituer » le personnage de roman. Prenons
l'exemple, dans la Recherche du temps perdu, d'un personnage comme le baron de
Charlus. La première fois qu'il le voit, Marcel le prend pour un espion, puis pour un
aristocrate hyper-viril, voire pour un fou colérique. Il faudra beaucoup d'années à
Marcel pour comprendre que Charlus est aussi et surtout un homosexuel, ce qui
explique une part de ses bizarreries de comportements (mais pas toutes, loin de là).
Composer le personnage, pour le lecteur c'est constituer la cohérence et la constance
relative d'un être de fiction à partir d'indices qui peuvent être contradictoires. Un
personnage n'est d'ailleurs, jusqu'à la fin du texte, jamais achevé. Jusqu'au dernier mot,
le lecteur peut être amené à retoucher le portrait.

Dans ce travail, le lecteur est parfois aidé par les commentaires du narrateur qui
proposent eux-mêmes des synthèses et des interprétations des personnages. Ainsi, dans
le roman balzacien, le travail est mâché au lecteur. Le narrateur nous expose toutes les
lois psychologiques ou sociologiques qui sont supposées motiver les personnages. Il
nous décrit en termes généraux les aspirations et les comportements d'un jeune homme
de province qui monte à Paris pour y faire une carrière de poète, ou ceux d'un banquier,
d'une femme entretenue, d'une épouse vertueuse, etc. Et les actions des personnages
sont toujours des illustrations particulières de ces prétendues lois.

Mais, dans bien d'autres romans, ces lois générales demeurent tacites ou sont
inexistantes. À cet égard, plus le narrateur est silencieux, plus le lecteur est sollicité
dans son activité de construction et d'interprétation. Il doit y parvenir à partir de sa
propre connaissance du monde, ou à partir de la connaissance encyclopédique des
mondes historiques et culturels qui font l'horizon du texte lorsque ces mondes sont
éloignés de lui dans le temps ou dans l'espace.

Il faut noter que certains romans du XXe siècle, comme ceux de Samuel Beckett ou
d'Alain Robbe-Grillet, lancent de véritables défis au lecteur. Non seulement le narrateur
s'abstient d'aider le lecteur dans la compréhension du personnage. Mais il lui arrive de
rendre impossible cette compréhension tant les informations qu'il donne sont lacunaires
ou contradictoires.

III.2. Un jeu à règles variables


La comparaison avec le puzzle nous a été utile pour dégager certains aspects de la
lecture comme jeu de règles, mais elle a aussi ses limites. Et à ce point nous devons
l'abandonner pour analyser un dernier aspect du jeu de règles littéraire. En effet,
contrairement à ce qui se passe dans le cas du puzzle ou du jeu d'échec, nous venons de
voir que les règles du jeu littéraire ne sont pas constantes ni fixées une fois pour toutes.
La littérature est dans l'Histoire, et elle ne cesse de modifier les règles de son jeu. C'est
pourquoi le lecteur est aussi exposé à une tâche non conventionnelle dans les jeux de
règles: il doit découvrir au fur et à mesure de sa lecture les règles qu'il doit appliquer.
Lire, au sens plein du terme, c'est non seulement jouer mais saisir le changement de
règles et donc l'activité, chaque fois nouvelle, qu'une œuvre assigne à son lecteur.

III.2.1. L'exemple de la versification de Rimbaud


Ces changements de règles, nous venons de sommairement les évoquer dans le genre
romanesque à propos du personnage. Mais, un exemple pris dans la poésie sera peut-
être encore plus parlant. Si nous parcourons l'ensemble des poèmes de Rimbaud, qu'il a
composé comme vous le savez en très peu d'années, nous nous apercevons qu'il a
modifié presque à chaque poème les règles de la versification qu'il appliquait. Il est parti
en 1869 d'une versification qui était en gros celle de Victor Hugo pour aboutir vers 1874
à des vers qu'on a plus tard considérés comme des vers libres. Et au fil de ces cinq ans,
il est passé par toutes sortes de stades intermédiaires, parodiant et dépassant la pratique
de Théodore de Banville, puis rivalisant avec les inventions de Verlaine, avant
d'élaborer sa propre poétique.

Il est clair dès lors que lire un poème de Rimbaud, ce n'est pas seulement comprendre
son contenu, c'est aussi comprendre quel jeu il joue, quelle règle il nous propose à
chaque fois. Et ces changements de règles ne sont pas dénués eux-mêmes de
signification. Ainsi, le poème qui attaque le plus violemment les règles de la
versification classique fait allusion à une grande révolte politique, la Commune de Paris,
en 1872. Plus tard, en revanche, Rimbaud pratique une versification qui est moins
subversive que flottante. Il ne transgresse plus les règles, il les desserre. Et cela n'a
évidemment pas la même signification.

Particulièrement dans le cas de la versification, la règle prend facilement un sens


politique, car versifier c'est une certaine façon de concevoir les relations entre loi
collective et expression individuelle. Chaque style de versification gère à sa façon ces
relations. Et lorsqu'en 1886 le vers libre s'est imposé, c'est-à-dire la possibilité pour
chacun d'inventer et de faire varier la longueur des vers en dehors de toute règle
préétablie, on a beaucoup associé cette liberté à la démocratie et aux droits de
l'individualisme.
IV. Enjeux de la lecture: jeu littéraire et apprentissage du monde
Après avoir étudié les formes de cette pratique de la lecture, nous pouvons essayer de
répondre à la question de sa fonction. À quoi sert ce double jeu de la lecture que nous
avons décrit? Est-il purement gratuit? Dans quels rapports entre-t-il avec le monde réel?

À cette question, nous pouvons fournir une réponse assez proche de celles qu'on
propose à propos du jeu en général. Les anthropologues, en effet, nous apprennent que
le jeu a des fonctions sérieuses. Il existe dans toutes les sociétés humaines et dans bon
nombre de sociétés animales et il a une fonction d'apprentissage. Jouer, cela sert à
anticiper et à répondre à des situations inédites et non encore maîtrisées.

Or c'est exactement ce que fait la littérature à travers les différents genres. Elle anticipe
des situations psychologiques, sociales et affectives nouvelles. Elle leur trouve des
solutions sur un plan hypothétique. Elle propose des réponses personnelles à des états
du monde encore inexistants.

Prenons l'exemple de Baudelaire. Dans ses Petits poèmes en prose, il s'est donné pour
tâche de saisir les nouveaux rapports sensibles qui découlent de l'existence dans la
grande ville. Effectivement, à partir du milieu du XIXe siècle, les habitants des grandes
villes sont confrontés à de nouvelles expériences fondées sur la surprise, la solitude, le
brassage des classes sociales, l'éphémère des rencontres, le choc des rencontres des
spectacles et des modes. Baudelaire a cherché, dans une forme nouvelle mêlant le
prosaïque et le poétique, à créer une esthétique et à esquisser imaginairement un style de
vie propre à accueillir ces aspects de la vie moderne.

Conclusion
J'espère, pour finir, vous avoir montré que la pratique académique ou critique de la
lecture n'excluait rien de ce qui a pu constituer votre plaisir spontané de la lecture
privée. Bien plutôt, la lecture critique affine et étend le plaisir de la lecture privée en
approfondissant le jeu de l'identification ou de la règle, en le nuançant, bref en créant un
dialogue plus dynamique entre les suggestions du texte et les réactions du lecteur. Sartre
définissait la lecture comme une liberté dirigée. Le monde du texte propose mais il est
clair que c'est la richesse de la vie intellectuelle du lecteur qui dispose, en donnant vie
aux univers de sens que l'auteur invente pour lui.

Bibliographie
Barthes, Roland (1973). Le Plaisir du texte. Paris: Points/Seuil.
Compagnon, Antoine (1998). Le lecteur in Le démon de la théorie. Paris: Seuil.
Iser, Wolfgang (1976). L'Acte de lecture. Bruxelles: Mardaga.
Nouvelle revue de psychanalyse, n°37 – La lecture (1988). Paris: Gallimard.
Picard, Michel (1986). La lecture comme jeu. Paris: Minuit.
Todorov, Tzvetan (1971). Comment lire in Poétique de la prose. Paris: Seuil.
Todorov, Tzvetan (1978). La lecture comme construction in Les genres du discours.
Paris: Seuil.
Edition: Ambroise Barras, 2004 // Analyse d'audience

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