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Title: La Licorne.

Volume:
Issue: 21
Month/Year: Nov 1991
Pages: 135-144

Article Author: Jean-Pierre Seguin


Article Title: Le présent de la brièveté

Poitiers : Faculté des lettres et des langues de l'Université de


Poitiers
la licorne

Brièveté et écriture

Colloque international
Poitiers, 12 et 13 avril 1991

Actes recueillis et présentés par Pierre TESTUD

Ce colloque a bénéficié du concours de l'Université de Poitiers,


de la Faculté des Lettres et des Langues et de la D.A.G.I.C.

Publication de l'UFR de langues et littératures de l'Université de Poitiers


La Licorne, 1991/21,135-144. Publication de la Faculté des Lettres et Langues de l'Université de
Poitiers. Not to be reproduced in any form without written permission from the publisher

Le présent de la brièveté

Jean-Pierre SEGUIN

Le concept de présent d'abréviation que je propose ici a une extension


plus large que présent de narration : si je crois qu'en fin de compte tous
les présents de narration sont des présents d'abréviation, l'inverse n'est
pas vrai. Le présent d'abréviation peut servir aux résumés, aux titres de
chapitre, aux descriptions scientifiques, et n'est qu'une spécification de
la valeur fondamentale du présent, particulièrement sensible en contexte
narratif.
Dans un premier temps, je critiquerai une tradition qui enferme le
présent de narration dans un stéréotype trop étroit ; ensuite je rappellerai
où est la source de l'erreur ; enfin j'esquisserai une explication du
mécanisme énonciatif abréviateur que je crois être le ressort du présent
de narration, en prenant quelques exemples.

De quelques faiblesses d'une idée reçue


Il me semble qu'aujourd'hui encore dans la lecture des textes
certaines idées reçues concernant le présent de narration n'ont pas été
suffisamment remises en cause. Cet effet de sens du présent de
l'indicatif est en effet couramment interprété comme le support de ce que
l'on appelle improprement trois « valeurs », la vivacité, l'actualité méta-
phorique, et le caractère visuel.
Pour la vivacité, je crains que beaucoup de commentateurs ne
songent toujours pas à discuter la pertinence de caractéristiques que
J. Marouzeau exprimait en ces termes il y a cinquante ans :
Une ressource du langage vif et spontané est d'employer le présent
que les grammairiens appellent « historique » : A ce moment arrivent
deux individus. Je les reçois, je leur expose la situation, ils m'écoutent,
et l'instant d'après ils s'éclipsent en me laissant interdit.
• Ce mode d'expression est particulièrementfréquentchez les écrivains
primesautiers :

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On cherche Vatel, on court à sa chambre, on heurte, on enfonce la


porte, on le trouve noyé dans son sang.
(Mme de Sévigné)1.
Les deux exemples ci-dessus auraient été considérés par le P. Buffier
comme « périodes du stile coupé », inhérentes au « discours familier et
libre »2. Mais doit-on en conclure que la vivacité, la spontanéité, le
caractère primesautier, soient inscrits dans tout emploi comparable du
présent ? N'est-ce pas prendre un effet de sens possible pour un carac-
tère essentiel ?
Quant à l'explication par la métaphore, elle repose sur un raison-
nement simple : le présent marque normalement l'actualité ; or le procès
évoqué appartient au passé ; donc il y a transfert. H. Bonnard, qui
pourtant a parfaitement vu que le présent constitue dans le récit une
« économie de marque »3, n'.en a pas tiré toutes les conséquences,
quand il commente dans le G.L.L.F. Le Loup et l'Agneau :

« Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survientjh jeun, qui cherchait aventure ».
[...] La Fontaine remplace survint par survient, que ne favorise
d'ailleurs aucune contrainte métrique. [...].
L'effet de « présent de narration » est de faire vivre l'action au lecteur
en annulant l'écart temporel qu'exprimait l'imparfait désaltérait. C'est un
effet métaphorique. '

L'annulation est-elle bien celle d'un « écart temporel » ? et pourquoi effet


métaphorique ? Guillaumien dissident, H. Bonnard est bien ici en accord
avec l'école psychosystématique : on trouve le même type d'explication
chez G. Moignet4 :
Le présent s'emploie Couramment pour raconter des événements
effectivement passés (le « présent historique ») ; on abolit ainsi, par
fiction, la distance* qui Sépare le temps du dit et le temps du dire.

Métaphore oufiction,»le présent de narration apparaît décidément comme


un substitut magique.
Pour le caractère visuel, nous sommes les héritiers d'une tradition qui
lie le présent historique àl'hypotypose : c'est très net dans l'explication
que donne P. Imbs5 :
Un passé ou un futur plus ou moins éloignés peuvent être actualisés
dans le présent par un effort d'imagination. L'évocation vive du passé
donne ce qu'on appelle le présent historique ou de narration. [...]
le terme de vision [...] peut aussi bien s'appliquer à l'évocation vive
du passé : [...] le visionnaire évoque ce qu'il voit actuellement : nous ne
sommes pas loin du présent descriptif.

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Le présent de 1« brièveté

Le plus étonnant sans doute est que, délaissant son souci habituel de
compréhension en profondeur, G. Guillaume lui-même dans Temps et
Verbe ait adopté avec une curieuse désinvolture cette extravagante
promotion d'effets de sens contextuels particuliers au rang de véritables
valeurs6 :
Par ailleurs on notera l'emploi du présent comme moyen de rendre
plus vive, plus directe, l'impression de faits passés [et G.G. cite le pas-
sage sur Vatel]. [...]
Dans le présent historique il convient de voir surtout un moyen de
dramatiser les événements, les situations, en les mettant mieux en
lumière, sur un plan plus proche. [Suit une citation de Fléchier].

Or vous avez assez d'expérience des textes classiques pour savoir que
les présents de narration ne donnent pas toujours à voir les choses,
qu'ils ne constituent pas toujours une dramatisation, et qu'ils sont tout le
contraire de l'expression d'une spontanéité.
Mon objectif n'est pas de chercher l'explication de cette erreur : elle a
déjà été trouvée. Mais en la rappelant, je voudrais proposer une nouvelle
perspective dans son application à l'étude stylistique, grâce à une
interprétation du présent en contexte passé comme expression d'un
processus d'abrègement dans l'énonciation du procès. Que ce présent
soit caractéristique des œuvres courtes, je ne le crois pas. Que les
passages qui le comportent forment des îlots de brièveté, souvent,
justifie peut-être ma participation à ce Colloque.

L'explication de l'erreur : confusion sur l'actuel


L'explication du présent par la superposition des chronotypes chez
Guillaume est la meilleure des choses. Mal comprise elle peut devenir la
pire. Si on lui garde un niveau d'abstraction suffisant, elle ne fait que
rapporter à une métaphysique du temps tout acte de parole qui implique
en effet une orientation incidente, décadente, ou, à l'insaisissable
frontière entre les deux, sécante. Si l'on en tire l'idée que réalistement le
présent exprime à la fois un morceau de passé et un morceau d'avenir,
on s'enferme dans l'idée que le présent ne peut être pensé que comme la
coïncidence concrète de l'actualité de l'énonciateur et de celle du procès.
On n'échappera pas alors aux acrobaties permettant d'expliquer tous les
cas (et c'est l'immense majorité) où cette coïncidence n'est pas réalisée :
« je reviens dans un instant ; l'eau bout depuis un quart d'heure ; vous
me faites une réduction et je paie en espèces ; vous prenez la première à
droite ; etc. »
G. Serbat a bien montré, notamment dans deux articles de
l'Information Grammaticale, que « le présent n'a pas de valeur aspec-
tuelle » (« l'analyse se trompe ici d'objet : on raisonne sur le sens lexical
[des verbes] »)7, ne s'explique pas par la métaphore : « Explication

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habile (qu'A. Meillet mit autrefois en avant pour le latin), mais peu justi-
fiée par les faits »8, et n'a pas de « valeur temporelle » :
Le présent ne détient en lui-même aucune valeur temporelle.il ne
réfère le procès à aucune des trois époques temporelles à l'exclusion des
autres. Il est apte àfigurerdans des phrases qui, pour diverses raisons,
sont rapportées soit à l'actuel, soit au passé, soit au futur, soit à toutes
les époques indistinctement. [...] Le caractère non-temporel du présent,
qu'établit l'étude de ses emplois, est confirmé par l'analyse morphé-
matique. [...] Il est, à l'indicatif, la forme non-temporelle du verbe9.
Le présent ne dit donc pas l'actualité10. Son contexte peut la dire
(« moi qui vous parle en ce moment »), mais le temps verbal ne fait
qu'économiser le repérage, au même titre que l'infinitif, ou le substantif
dérivé ou déverbal. Et G. Serbat nous donne ainsi la clef d'une bonne
lecture du présent, y compris de narration, mais en limitant l'intérêt de
son emploi à une estiiétique de la légèreté :

Le présent est, au plan temporel, une forme non déictique du verbe,


puisqu'il ne réfère à aucune des époques qui délimitent te deixis tempo-
relle [...] il échappe de ce fait à toute.contradiction contextuelle ; son
emploi11allège le discours, en ôtant le .poids de redondances sans
intérêt .

On l'a compris : mon ambition est de suggérer que le processus énon-


ciatif à l'œuvre par l'emploi du présent est plus qu'un allégement : un
abrègement. Sur la base.théorique indiquée par G. Serbat, d'autres déjà
sont passés à l'application. Et je dois rendre ici à César ce qui est à
César, et à S. Mellet qui commente ici la Guerre des Gaules ce qui lui
revient12 :
Le plus souvent le présent de narration n'est pas le support d'un effet
de style ; il n'est que le moyen, grammaticalement justifié, d'atteindre
cette rapidité du récit typique de l'écriture césarienne13.
C'est très bien vu, mais si l'on ne va pas plus loin, la « rapidité » dit-elle
plus que la « vivacité » dont je parlais au début ? Sans doute S. Mellet
rappèlle-t-elle opportunément que cette forme est « allégée du mÒrphème
temporel redondant pour rapporter ces événements dont la datation
est sans ambiguïté » 14 . Mais, tout exacte qu'elle est, je me demande
si sa stylistique n'est pas encore tributaire d'une « évidence » esthétique
qui privilégiérait systématiquement le « léger » par opposition au
« lourd » 15 . Comparant à la Guerre des Gaules les Mémoires de
Guerre, et de Gaulle à César, l'auteur de cette étude montre à l'évidence
que dans bien des passages « le présent n'apporte aucune dramati-
sation »fè, les effets étant produits par le « changement des temps ».

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Le présent de1«brièveté

Soit. Mais nous restons un peu sur notre faim. S'il n'y a qu'un allé-
gement du signifiant, peut-on sérieusement dire que dans le Loup et
l'Agneau, survient est plus « léger » que survint ? C'est /syrvje/ qui a un
phonème de plus que /syrve/ ! Et, même dans le cas inverse, que gagne-
t-on vraiment à passer de /debarksr/ à /debark/ ? L'allégement est
ailleurs, dans la suggestion d'un acte de langage différent : le
« morphème zéro » du présent est une forme-sens ; son signifié,
G. Serbat l'a montré, n'est pas l'actualité, mais l'absence de situation.
Plus précisément, en contexte narratif, on peut y voir la non-apparition
du processus de délégation de parole du sujet énonciateur à un narrateur
spécifié comme tel. Le» présent de narration efface la représentation de
l'acte narratif au sein même de la narration. C'est ce que je voudrais
illustrer dans mon troisième point.

Le présent d'abréviation

En effet, alors que dans un contexte narratif le passé simple, avec son
morphème spécifique, .nous rappelle constamment qu'un acte de narra-
tion est en train de se faire, le présent au contraire, avec son morphème
zéro qui engage une non-valeur, nous rend récepteurs d'un message
directement émané du sujet de l'énonciation. J'oserai dire qu'en pleine
narration il vaudrait mieux l'appeler présent de non-narration.
Cette abréviation dans l'acte de parole, ce court-circuit, peut accom-
pagner un contexte de rapidité ou de ralentissement, de vision ou
d'abstraction, de parole primesautière ou d'un discours qui sent sa
construction. Pour l'illustrer j'ai justement choisi trois exemples dans
lesquels le contexte contredit les prétendues valeurs de vivacité, méta-
phore, vision : il est fréquent que le présent d'abrègement en contexte
narratif démente l'une ou l'autre de ces idées reçues, ce qui ne l'empêche
nullement d'être compatible avec de tels effets de sens contextuels.
Si donc ce qui est commun à tous les présents de narration, c'est la
suppression, dans le verbe, de l'instance narrative, on peut y voir préci-
sément l'exclusion du narrateur, ou l'effacement du système narratif, ou
la constitution d'un ensemble événementiel pur, Ces trois éclairages, non
exclusifs, seront représentés par mes trois exemples.

a. Le bain de Virginie : exclusion du narrateur, et ralen-


tissement. complaisant.

Dans son étude sur Paul et Virginien, J. M. Racault souligne à juste


titre l'invraisemblance de la description du bain de Virginie auquel le
narrateur n'a pu évidemment assister. Cas extrême : le présent de narra-
tion efface l'instance narratrice qui pourtant n'a pas été déchargée de la
responsabilité du discours. Mais il suffit d'accepter cette entorse à la

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logique pour comprendre que le voyeurisme est ici dans le texte celui
d'un /JE/ qui a repris la parole à son narrateur délégué, pour dire les
choses sans les « narrer », insérant dans le récit cette sorte de poème
érotique et onirique : en relisant un-extrait de ce passage,-nous verrons le
changement de temps marquer la disparition illogique du narrateur, en
même temps — disons-le au passage — que l'effet textuel produit est
celui d'un ralentissement du tempo qui par moment confine à
l'immobilité :

Dans une de ces nuits ardentes, Virginie sentit redoubler tous les
symptômes de son mal. Elle se levait, elle s'asseyait, elle se recouchait,
et ne trouvait dans aucune attitude ni le sommeil ni le repos. Elle
s'achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine ; elle en aperçoit la
source qui, malgré la sécheresse, coulait encore enfiletsd'argent sur les
flancs du rocher. Elle se plonge dans son bassin. D'abord la fraîcheur
ranime ses sens [...]. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévo-
rant la saisit.
On voit qu'ici ce n'est pas le récit qui est « abrégé », bien au contraire.
L'abréviation ne touche qu'aux'mécanismes de l'instanciation. Elle n'en
est pas moins au cœur de l'énonciation : le présent dit de narration
abrège les formalités de la narration.

b. Effacement du système narratif et conséquences


diverses : de l'onirique au typique et à l'abstrait : le
cas Diderot.

Diderot est un des maîtres incontestables de ces changements de


tempo ; son utilisation du présent de narration est toujours soigneu-
sement calculée, et l'on y retrouve ime des marques de ce style à
tendance cyclique, diversifiant et totalisant, qu'a si magistralement étudié
G. Daniel18. Je partirai d'un exemple de La Religieuse, qui malgré une
totale différence de surface, obéit au même principe que celui de
Bernardin : une parenthèse dans l'acte narratif permet l'évocation quasi
rêvée, donnée en quelques lignes par Suzanne Simonin, non plus narra-
trice, mais sujet direct de l'énonciation disant, et cette fois l'effet est lui
aussi abréviateur, sa vérité19 : ,

Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait ; je le jetai


pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne
demandai point à voir la supérieure ; la sœur Ursule n'était plus ; je ne
quittais personne. Je descends ; on m'ouvre les portes, après avoir visité
ce que j'emportais ; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.
Nul mieux que Diderot ne sait ainsi faire converger l'abrègement de
l'instance énonciative et l'effet d'abréviation. Je voudrais citer ici un

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Le présent de1«brièveté

passage de la Correspondance dont on connaît surtout les dernières


lignes, mais qui dans son ensemble, illustre à mes yeux la variété des
contextes (y compris non narratifs) dans lesquels peut s'insérer le
présent d'abréviation. Je découperai la lecture du texte en quatre temps
qui représentent successivement :
1. l'abréviation fondatrice : instance de la rédaction de la lettre ;
2. l'abréviation de la narration à effet de résumé d'un procès réel ;
3. un passage de commentaire, qui permet de rester dans la logique
grammajicale des présents (Il n'y a même pas de narration à abréger) :
4. l'abréviation rejoignant le présent de vérité générale pour dessiner
l'épure abstraite d'une suite d'événements typiques, où se conjoignent
spectaculairement l'abrègement de l'énonciation et l'effet d'abrégé du
résumé, dont la qualité a assuré le succès20 :
[1er temps : la rédaction]. Je vous écris aujourd'huy samedi, afin que
ma lettre parte demain. Autre cas de conscience qu'il faut que je vous
propose avant de la fermer. Celuy-cy m'embarrasse plus que le premier.
[2ème temps : le résumé]. Une Femme sollicite un emploi très consi-
dérable pour son mari. On le lui promet, mais à une condition que vous
devinez de reste. Elle a six enfants ; peu de fortune, un amant, un mari.
On ne lui demande qu'une nuit.
[3ème temps : le commentaire], Refusera-t-elle un quart d'heure de
plaisir à celui qui lui offre en échange l'aisance pour son mari,
l'éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle ? Qu'est-ce
que le motif qui lafitmanquer à son mari, en comparaison de ceux qui la
sollicitent de manquer à son amant ? La chose lui a été proposée tout
franchement par un certain homme qui serroit une fois les mains à une
certaine femme de mes amies et on lui a accordé quinze jours pour se
déterminer.
[4ème temps : l'épure]. Comme tout se fait ici ! Un poste vaque ; une
femme le sollicite ; on lève un peu ses jupons ; elle les laisse retomber, et
voilà son mari, de pauvre commis à cent francs par mois, M. le Directeur
à quinze ou vingt mille livres par an. Cependant quel rapport entre une
action juste ou généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes
d'un fluide ?

En contexte narratif, cette attitude dénonciation fait merveille, et il


faudrait mentionner cette variabilité du narré, que Diderot rend parfois
plus subtile en n'opposant au présent que des imparfaits sans passés
simples, comme on peut le voir pàr exemple à la fin de la Religieuse21.

c . Construction d'un ensemble événementiel pur,


expression directe d'un fragment de Caractère chez la
Bruyère.
Œuvre ambiguë et difficile, au titre lui-même finalement énigmatique,
les Caractères, qui ne sont ni un ensemble de portraits, ni un recueil

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Jean-Pierre SEGUIN

d'anecdotes, ni un catalogue de maximes, ni même le seul mélange de


ces trois éléments, empruntent souvent la voie narrative. Quel y est alors
le ressort, et quel y est l'effet de notre présent d'abréviation ?
Manifestant une fois encore la suppression, en pleine narration, du
détour narratif, il produit, plus encore qu'un effet de vivacité au reste
évident, une modification de notre perception des événements : dans ce
processus communicatif où un narrateur s'est d'abord installé pour nous
conter une histoire, l'abréviation du présent, bien loin de nous trans-
porter métaphoriquement dans un passé qui au demeurant est fictif et non
situé, nous fait entendre directement la voix du sujet énonciateur des
Caractères, et nous percevons dans ce résumé, comme un scénario
encore non mis en œuvre et qui se suffit sous cette forme. En abrégeant
l'énonciation, l'auteur nous livre un énoncé qui me semble mériter alors
le nom de bref.
Mon exemple est pris au chapitre Des Femmes22 :
Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle
doit aimer.
Il y avait à Smyme une très bellefillequ'on appelait Emire.
Suit le récit, au passé simple, de la mort tragique de trois amants
malheureux. Mais la voie narrative tracée ne suffit pas à dire l'illustration
de la maxime initiale. Ou plutôt une narration dont on voit les marques
finit pas être de trop. Comme directement relié, quoique de loin, à
l'aphorisme du début, l'exposé essentiel, et qui termine le passage et le
chapitre, abrège tout : énonciation, énoncé, connexions : le style coupé
rencontre le présent d'abrègement, et le texte tente de nous parler direc-
tement :

Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connaît plus le mérite qui l'avait


charmée, perd lé goût de sa conversation ; elle, ne l'aime plus ; et ce
changement lui fait sentir que l'amour,dans son cœur a pris la place de
l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, s'aiment,
songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la
ville ; et l'on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de
se marier à ce qu'ils aimaient. Emire l'apprend, et s'en désespère. Elle
ressent tout son amour : elle cherche Euphrosine pour le seul plaisir de
revoir Ctésiphon.

Il faudrait citer bien d'autres auteurs, et tout d'abord Voltaire, par


exemple dans' Candide (je pense au jeu complexe des temps verbaux
dans la scène du naufrage). Mais maintenant que je crois avoir montré
que la valeur du présent dit de narration consiste dans l'élision de
l'instance narratrice au profit d'une communication directe, qu'il

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Le présent de 1« brièveté

n'exprime donc par lui-même ni la métaphore, ni la vivacité, ni la vision,


je peux sans risque citer un des plus beaux exemples de ce présent, dont
l'effet particulier a pu sembler, à tort, résumer toutes les valeurs
possibles. On sera sensible, j'espère, dans ce dernier exemple, au fait
que le passage du passé simple au présent vérifie d'abord l'effacement
de la banalité narrative pour laisser s'exprimer seule la voix de l'auteur
des Mémoires, privilège qui s'effacera très vite au profit d'un intéressant
passé simple porteur d'un procès explicatif, polémique et ravageur23 :
Ensùite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des
chambres qui précédaient celle du Roi, je ne trouvai personne ; je
m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre : entre
silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand
marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement
devant moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait
jurer foi et honneur à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les
mains quifirenttomber la tête de Louis XVI entre les mains dufrèredu
roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment.
C'est bien une vision, me direz-vous ! Je vous répondrai que c'est
Chateaubriand qui le dit en employant ce mot. Ce ne sont pas ses
«présents ».
Jean-Pierre SEGUIN
Université de Poitiers

1. J. MAROUZEAU, Précis de Stylistique française, Paris, Masson, 1963,


p. 145 (1ère éd. 1941).
2. le P. BUFFIER, Grammaire Françoise sur un Plan nouveau, Paris, 1731,
§ 995 et 998, pp. 408 et 410. (1ère éd. 1709).
3. H. BONNARD in Grand Larousse de la Langue française, Paris, 1976,
tome V, pp. 4597-4598 (s.v. « Le Présent »).
4. G. MOIGNET, Systématique de la Langue française, Paris, Klincksieck,
1981, p. 76.
5. P. IMBS, L'Emploi des temps verbaux en français moderne, Paris,
Klincksieck, 1968, pp. 31-32.
6. G. GUILLAUME, Temps et Verbe, Paris, Champion 1970, p. 60.
7. G. SERBAT « La place du présent de l'indicatif dans le système des temps »,
L'Information Grammaticale n° 7, oct. 1980, p. 36.
8. G. SERBAT, art. cit., p. 37.
9. G. SERBAT, art. cit., p. 38.
10. « Le point faible de toutes les "explications" stylistiques (H. Weinrich les
pousse logiquement à leur paroxysme) est de considérer comme assuré ce qu'il faudrait
examiner : le présent dénote-t-il l'actuel ? » (G. SERBAT, « Le prétendu "présent" de
l'indicatif : une forme non déictique du verbe », L'Information Grammaticale, n° 38,
juin 1988, p. 33).
11. G. SERBAT, art. cit., pp. 33-34.

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Jean-Pierre SEGUIN

12. Pour la critique du présent de narration comme métaphore, v. S. Mellet, « Le


Présent "historique" ou "de narration" », L'information Grammaticale n° 4, janv.
1980, pp. 6-11 ; et A. Vassant, Passé simple et passé composé : problématiques et
méthodologies, thèse de 3ème cycle, Paris IV, 1977 (citée par S. Mellet).
13. S. MELLET, art. cit., p. 8.
14. S. MELLET, ibid.
15. C'est également cette esthétique qui inspire H. Bonnard, art. cit., p. 4597 :
« cette économie ressortit au style dans la mesure où elle allège l'expression, en
dispensant de recourir aux formes désuètes du passé simple ou aux lourdes formes
composées ; le tiroir "présent" est choisi pour les qualités de son signifiant » (etc.).
16. S. MELLET, art. cit., p. 10.
17. J.M. RACAULT « Virginie Oltre la nature et la vertu, cohésion narrative et
contradictions idéologiques dans Paul et Virginie », Dix-Huitième Siècle n° 18,1986,
p. 390.
L'extrait cité plus bas est à la p. 134 de l'édition Garnier-Bordas de P. Trahard
revue par E. Guitton, Paris, Bordas, 1989.
18. G. DANIEL, Le Style de Diderot. Légende et structure, Genève, Droz, 1986.
19. DIDEROT, La Religieuse, Œuvres Romanesques, édition revue par L. Pool,
Paris, Garnier, 1981, p. 328.
20. DIDEROT, Correspondance, édition G. Roth, Paris, éd. de Minuit, 1958,
tome IV. p. 84 (juillet 1762).
21. « La joie rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des compliments queje
rejette avec indignation.
Elle ne me fuyait plus ; elle me regardait ; mais ma présence ne me paraissait plus
la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur qu'elle m'inspirait, depuis que par une
heureuse ou fatale curiosité j'avais appris à la mieux connaître.
Bientôt elle devient silencieuse ; elle ne dit plus que oui ou non ; elle se promène
seule ; elle se refuse les aliments ; son sang s'allume, la fièvre la prend et le délire
succède à la fièvre ». (La Religieuse, éd. cit., p. 384).
22. LA BRUYÈRE, Les Caractères, éd. de R. Garapon, Paris, Garnier, 1962,
pp. 134-135.
23. CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-Tombe, Paris, La Pléiade, tornei,
p. 984 (livre XXIII).

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