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Volume:
Issue: 21
Month/Year: Nov 1991
Pages: 135-144
Brièveté et écriture
Colloque international
Poitiers, 12 et 13 avril 1991
Le présent de la brièveté
Jean-Pierre SEGUIN
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Jean-Pierre SEGUIN
« Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survientjh jeun, qui cherchait aventure ».
[...] La Fontaine remplace survint par survient, que ne favorise
d'ailleurs aucune contrainte métrique. [...].
L'effet de « présent de narration » est de faire vivre l'action au lecteur
en annulant l'écart temporel qu'exprimait l'imparfait désaltérait. C'est un
effet métaphorique. '
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Le plus étonnant sans doute est que, délaissant son souci habituel de
compréhension en profondeur, G. Guillaume lui-même dans Temps et
Verbe ait adopté avec une curieuse désinvolture cette extravagante
promotion d'effets de sens contextuels particuliers au rang de véritables
valeurs6 :
Par ailleurs on notera l'emploi du présent comme moyen de rendre
plus vive, plus directe, l'impression de faits passés [et G.G. cite le pas-
sage sur Vatel]. [...]
Dans le présent historique il convient de voir surtout un moyen de
dramatiser les événements, les situations, en les mettant mieux en
lumière, sur un plan plus proche. [Suit une citation de Fléchier].
Or vous avez assez d'expérience des textes classiques pour savoir que
les présents de narration ne donnent pas toujours à voir les choses,
qu'ils ne constituent pas toujours une dramatisation, et qu'ils sont tout le
contraire de l'expression d'une spontanéité.
Mon objectif n'est pas de chercher l'explication de cette erreur : elle a
déjà été trouvée. Mais en la rappelant, je voudrais proposer une nouvelle
perspective dans son application à l'étude stylistique, grâce à une
interprétation du présent en contexte passé comme expression d'un
processus d'abrègement dans l'énonciation du procès. Que ce présent
soit caractéristique des œuvres courtes, je ne le crois pas. Que les
passages qui le comportent forment des îlots de brièveté, souvent,
justifie peut-être ma participation à ce Colloque.
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habile (qu'A. Meillet mit autrefois en avant pour le latin), mais peu justi-
fiée par les faits »8, et n'a pas de « valeur temporelle » :
Le présent ne détient en lui-même aucune valeur temporelle.il ne
réfère le procès à aucune des trois époques temporelles à l'exclusion des
autres. Il est apte àfigurerdans des phrases qui, pour diverses raisons,
sont rapportées soit à l'actuel, soit au passé, soit au futur, soit à toutes
les époques indistinctement. [...] Le caractère non-temporel du présent,
qu'établit l'étude de ses emplois, est confirmé par l'analyse morphé-
matique. [...] Il est, à l'indicatif, la forme non-temporelle du verbe9.
Le présent ne dit donc pas l'actualité10. Son contexte peut la dire
(« moi qui vous parle en ce moment »), mais le temps verbal ne fait
qu'économiser le repérage, au même titre que l'infinitif, ou le substantif
dérivé ou déverbal. Et G. Serbat nous donne ainsi la clef d'une bonne
lecture du présent, y compris de narration, mais en limitant l'intérêt de
son emploi à une estiiétique de la légèreté :
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Soit. Mais nous restons un peu sur notre faim. S'il n'y a qu'un allé-
gement du signifiant, peut-on sérieusement dire que dans le Loup et
l'Agneau, survient est plus « léger » que survint ? C'est /syrvje/ qui a un
phonème de plus que /syrve/ ! Et, même dans le cas inverse, que gagne-
t-on vraiment à passer de /debarksr/ à /debark/ ? L'allégement est
ailleurs, dans la suggestion d'un acte de langage différent : le
« morphème zéro » du présent est une forme-sens ; son signifié,
G. Serbat l'a montré, n'est pas l'actualité, mais l'absence de situation.
Plus précisément, en contexte narratif, on peut y voir la non-apparition
du processus de délégation de parole du sujet énonciateur à un narrateur
spécifié comme tel. Le» présent de narration efface la représentation de
l'acte narratif au sein même de la narration. C'est ce que je voudrais
illustrer dans mon troisième point.
Le présent d'abréviation
En effet, alors que dans un contexte narratif le passé simple, avec son
morphème spécifique, .nous rappelle constamment qu'un acte de narra-
tion est en train de se faire, le présent au contraire, avec son morphème
zéro qui engage une non-valeur, nous rend récepteurs d'un message
directement émané du sujet de l'énonciation. J'oserai dire qu'en pleine
narration il vaudrait mieux l'appeler présent de non-narration.
Cette abréviation dans l'acte de parole, ce court-circuit, peut accom-
pagner un contexte de rapidité ou de ralentissement, de vision ou
d'abstraction, de parole primesautière ou d'un discours qui sent sa
construction. Pour l'illustrer j'ai justement choisi trois exemples dans
lesquels le contexte contredit les prétendues valeurs de vivacité, méta-
phore, vision : il est fréquent que le présent d'abrègement en contexte
narratif démente l'une ou l'autre de ces idées reçues, ce qui ne l'empêche
nullement d'être compatible avec de tels effets de sens contextuels.
Si donc ce qui est commun à tous les présents de narration, c'est la
suppression, dans le verbe, de l'instance narrative, on peut y voir préci-
sément l'exclusion du narrateur, ou l'effacement du système narratif, ou
la constitution d'un ensemble événementiel pur, Ces trois éclairages, non
exclusifs, seront représentés par mes trois exemples.
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logique pour comprendre que le voyeurisme est ici dans le texte celui
d'un /JE/ qui a repris la parole à son narrateur délégué, pour dire les
choses sans les « narrer », insérant dans le récit cette sorte de poème
érotique et onirique : en relisant un-extrait de ce passage,-nous verrons le
changement de temps marquer la disparition illogique du narrateur, en
même temps — disons-le au passage — que l'effet textuel produit est
celui d'un ralentissement du tempo qui par moment confine à
l'immobilité :
Dans une de ces nuits ardentes, Virginie sentit redoubler tous les
symptômes de son mal. Elle se levait, elle s'asseyait, elle se recouchait,
et ne trouvait dans aucune attitude ni le sommeil ni le repos. Elle
s'achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine ; elle en aperçoit la
source qui, malgré la sécheresse, coulait encore enfiletsd'argent sur les
flancs du rocher. Elle se plonge dans son bassin. D'abord la fraîcheur
ranime ses sens [...]. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévo-
rant la saisit.
On voit qu'ici ce n'est pas le récit qui est « abrégé », bien au contraire.
L'abréviation ne touche qu'aux'mécanismes de l'instanciation. Elle n'en
est pas moins au cœur de l'énonciation : le présent dit de narration
abrège les formalités de la narration.
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