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Martin Paul Ango Medjo,

Raymond Mbassi Ateba


et Robert Fotsing Mangoua

Qui a peur de Dionysos : visages,


paysages et présages de l'art dramatique

Connaissances et Savoirs
Cet ouvrage a été réalisé par les éditions
Connaissances et Savoirs
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Tél. : 01 84 74 10 10 – Fax : 01 41 684 594
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Code de la propriété intellectuelle.
Comité scientifique

Jacques Fame Ndongo, Université de Yaoundé I


Richard Laurent Omgba, Université de Yaoundé I
Marcelline Nnomo, Université de Yaoundé I
Barnabé Mbala Ze, Université de Yaoundé I
Maxime Pierre Meto’o Etoua, Université de Yaoundé I
Bernard Mbassi, Université de Yaoundé I
Dassi, Université de Yaoundé I
Ozele Owono, Université de Yaoundé I
Pierre Celestin Nzié Ambena, Université de Yaoundé I
Auguste Owono Kouma, Université de Yaoundé I
Clément Dili Palaï, Université de Maroua
Alphonse Tonyè, Université de Yaoundé I
Alice Delphine Tang, Université de Yaoundé I
Pierre Fandio, Université de Buea
Robert Fotsing Mangoua, Université de Dschang
Gérard-Marie Noumssi, Université de Yaoundé I
Cécile Dolisane Ebossè, Université de Yaoundé I
Marcelin Vounda Etoa, Université de Yaoundé I
Patricia Bissa Enama, Université de Yaoundé I
Alda Flora Amabiamina, Université de Douala
Alain Cyr Pangop, Université de Dschang
Raymond Mbassi Ateba, Université de Maroua
Désiré Atangana Kouna, Université de Yaoundé I
Gilbert Zouyane, Université de Ngaoundéré
Jean Claude Abada Medjo, Université de Maroua

Comité de coordination
Robert Fotsing Mangoua, Université de Dschang
Raymond Mbassi Ateba, Université de Maroua
Martin Paul Ango Medjo, Université de Yaoundé I

Comité de lecture
Robert Fotsing Mangoua, Université de Dschang
Raymond Mbassi Ateba, Université de Maroua

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Jean Claude Abada Medjo, Université de Maroua
Martin Paul Ango Medjo, Université de Yaoundé I.

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Remerciements

L’harmonie de ce livre est le fruit d’une synergie d’ensemble.


Nous exprimons respectueusement notre profonde reconnaissance au Mi-
nistre d’État, Ministre de l’Enseignement supérieur, le Professeur Jacques Fame
Ndongo, homme de lettres et de culture, féru de théâtre, qui a spontanément
accepté de préfacer ces mélanges.
Nous saluons la sollicitude des érudits membres du comité scientifique et la
générosité intellectuelle des Professeurs Platon Mavromoustakos de l’Université
Nationale Kapodistria d’Athènes et Maria Fátima Sousa Silva de l’Université de
Coimbra, Portugal, pour leurs précieux conseils.
Nous savons infiniment gré à tous les contributeurs qui, malgré la différence
des points de vue et parfois l’éloignement des champs disciplinaires et le fossé
géoculturel – pour certains –, ont porté un intérêt accru à la personnalité ici mise
en l’honneur, le Professeur Marthe Isabelle Edande Abolo, ses travaux scienti-
fiques, son parcours intellectuel, ses itinéraires administratifs, et aux questions
esthétiques, politiques et sociales qui ont polarisé toutes ses actions.
Nous avons une pensée particulière pour tous les passionné(e)s de théâtre,
fût-il ancien, classique, moderne ou contemporain, d’Afrique, d’Asie, d’Amé-
rique ou d’Europe.
Que tous veuillent trouver ici le fruit de leur vigoureuse sympathie et de leur
immense soutien.

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Préface

Marthe Isabelle Edande Abolo,


une Prêtresse de l’Olympe parmi nous.

L’histoire et la civilisation grecques de l’antiquité représentent l’une des pé-


riodes les plus fascinantes de notre humanité. Pour Nietzsche, « Nous ne tâche-
rons d’apprendre des Grecs ». Le miracle grec est d’avoir soumis un univers mys-
térieux à la loi de l’homme. Le panthéon hellène comptait douze divinités olym-
piennes. Les plus importantes étaient exprimées par trois figures ayant le monde
en partage : Zeus, dieu de la foudre, régnant sur le Ciel ; Poséidon, dieu des mers,
des océans et des séismes, et Hadès, dieu des Enfers. Mais il y a Dionysos, dont
le livre porte le nom, fils de Zeus et de Sémélé, dieu des jonctions et des ambi-
guïtés : mort-vie, homme-femme ; dieu du vin et ses excès, dieu de la traversée
de la ténèbre hivernale, de la fête des morts et de son dépassement par la con-
quête de l’immortalité. Dieu du délire et du frisson tragique.
Qui a peur de Dionysos ? Voici une question qui filète l’esprit au contact de cet
incipit évocateur, et qui indique tout l’intérêt qu’on peut y porter à lire cet ou-
vrage collectif qui scrute de près les visages, les héritages et les oscillations du
théâtre, auquel est chevillée, pour ainsi dire, la carrière scientifique du Profes-
seure Marthe Isabelle Edande Abolo. Hommage le plus vibrant et le plus récent
rendu à Dionysos et à l’une de ses Prêtresses.
Pourquoi pareils mélanges ? Parce que le feu, éternel, du génie des drama-
turges et l’érudition, puissante, de la pensée critique, font renaître le théâtre de
ses cendres pour lui faire retrouver, dans cette restructuration permanente, des
forces nouvelles. Et il est important de souligner qu’il n’existe pas assez de tra-
vaux groupés sur le théâtre qui proposent aux lecteurs un accès facile à la théâ-
tralité. Je suis donc tout aise de préfacer un tel ouvrage pratique, méthodolo-
gique, pédagogique et didactique, qui revisite l’art dramatique auquel je suis très
attaché.
Le livre qui a donc été rédigé, à raison de la carence constatée dans le do-
maine, propose des informations utiles à l’intelligence du théâtre, permet une
accessibilité facile à l’art dramatique et au travail critique. Les approches, fort
bien conduites, sont intéressantes à bien d’égards.
Symboliquement, le livre qu’on va lire, est une représentation cultuelle et un
hymne inédit, chanté à la gloire de Dionysos. Les premiers historiens renseignent
que le théâtre est issu du culte de l’immolation du bouc dionysiaque. Le sang

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recueilli du sacrifice de l’animal lui était servi comme signe de dureté de la vie et
de passage vers les dieux.
Étymologiquement, le mot théâtre comporte trois origines liées à trois termes
grecs : targonen, boire une chose âcre ; tragodia, chant du bouc et theatron, l’endroit
d’où l’on voit. En tant qu’action dramatique qui se déroule dans un édifice appelé
justement théâtre, l’art dramatique n’est pas qu’un genre littéraire, c’est aussi un
art du spectacle, célébration de la vie et du vivant. Le lien entre théâtre, mythe et
religion s’établit par la composition de textes destinés à être déclamés lors des
cérémonies religieuses. Les dieux et les héros mythologiques sont évoqués dans
des contextes non immédiatement liés au culte proprement dit. Bien que liées au
culte de Dionysos, les premières représentations théâtrales grecques s’inspirent
aussi de l’histoire (la guerre de Troie), du mythe ou de la légende des héros
(Œdipe, Thésée, Médée, Oreste, etc.)
Dans l’ouvrage, près d’une vingtaine de contributeurs essayent de montrer
comment l’esthétique et la thématique sont à chaque fois exprimées, remaniées,
restructurées dans les séquences particulières : classique ou traditionnelle, mo-
derne ou révolutionnaire, contemporaine ou postmoderne. Les trois sous-genres
sont explorés : tragédie, comédie, drame. Par leur nature, les textes sont faits en
dialogues, monologues et didascalies (notes de mise en scène). Comme le dé-
montrent les articles, le théâtre est l’espace spécifique où toutes les figures de
l’humanité sont dénudées et symbolisées dans le divertissement ; il permet de
lire et de voir le jeu social au double sens du mot. Ce qui est joué est déjà un jeu
dans la vie quotidienne avec ses personnages. Et dans une certaine opposition
au théâtre traditionnel, les exégètes font mieux comprendre le nouveau théâtre,
forme d’expression qui n’est plus, comme dans le prototype ancien, régie par
une norme du mouvement artistique. Le nouveau théâtre proclame sa rupture à
toute idée de normes. On peut ainsi observer des formes nouvelles et inventives
de la stabilité.
Le lecteur comprend mieux comment le nouveau théâtre n’est pas régi par le
principe de tradition et de normativité, ni réglé par une trajectoire inflexible. Un
théâtre en rupture avec la norme établie, et saisissable dans le champ d’une pra-
tique artistique qui n’est plus dirigé par un répertoire tyrannique préconstitué de
formes.
L’un des objectifs majeurs de l’ouvrage est d’examiner les caractéristiques du
texte dramatique écrit, c’est-à-dire la théâtralité qui fait sa spécificité par rapport
aux autres genres ou plus précisément aux autres natures de textes. Les textes
dramatiques retenus sont diversifiés et constitués de pièces d’époques et d’es-
paces différents.
Qui a peur de Dionysos ? Visages, héritages et présages de l’art dramatique brode une littéra-
ture dense sur un ensemble de savoirs interdisciplinés autour du théâtre. L’ouvrage
fonde son ancrage dans le périlleux champ critique de la tragédie, de la comédie et du
drame : une véritable aventure qui, dans une perspective comparatiste, respire et souffle
le vent de la dynamique émouvante.

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En suivant un regroupement structuré en parties, l’ouvrage décrypte des aspects es-
sentiels de l’art dramatique, et se donne à lire comme un livre cohérent, mené avec une
remarquable lucidité. Le lecteur y sent un réel enchaînement, tant la couverture est belle
et illustrative, les remerciements sincères, la présentation savoureuse, les résumés lumi-
neux, les introductions qui justifient clairement les articles, les conclusions synthétiques,
la table des matières détaillée et explicite, reflétant des analyses pratiques. L’ouvrage
fédère des chercheurs passionnés de théâtre qui, dans la diversité des continents et des
pays, contribuent significativement à l’intelligence de l’art dramatique.
L’ouvrage est porteur d’une belle ambition ; riches et édifiantes sont ses di-
mensions historique, esthétique et célébrative. Le souci didactique est appuyé
par des analyses neuves sur le théâtre. Le livre vaut aussi bien par le style que la
qualité des articles. À travers une assurance qui s’éparpille dans l’alternance des
registres, les contributeurs gravent leur pensée dans de beaux rythmes de
phrases, bâties dans la justesse des mots. Avec une aisance qui assure le confort
de lecture, ils tirent parti des enjeux du jeu dramatique. Les bibliographies trans-
posent des comparaisons dans une intéressante combinaison de sources.
In fine, Qui a peur de Dionysos ? Visages, héritages et présages de l’art dramatique. Mis-
céllanées à Marthe Isabelle Edandé Abolo est un livre plein. C’est l’occasion de féliciter
Messieurs Robert Fotsing Mangoua, Raymond Mbassi Atéba et Martin Paul
Ango Medjo d’avoir initié et conduit à terme ce beau projet autour de l’une des
personnalités les plus attachantes de l’université camerounaise. Les propositions
et les conclusions des contributions sont dignes d’intérêt en épistémologie du
théâtre et de sa connaissance. Chaque mot, chaque phrase, chaque ligne, chaque
paragraphe, chaque page, chaque image guident et éclairent aussi bien les ensei-
gnants, les chercheurs, les étudiants, les amateurs de théâtre ainsi que le grand
public. Les pensées y circulent en termes d’érudition, d’informations qu’elles
prolongent quand elles n’inaugurent pas des réflexions plus importantes. Mais
comme pour Jean-Pierre Richard (1955) « chaque (re) lecture n’est jamais qu’un
parcours possible, et d’autres chemins restent toujours ouverts », les articles ici
réunis suscitent d’autres problématiques. Et c’est dans cette perspective que
nous pouvons imaginer la formation des acteurs et leur recyclage auprès des
professionnel(le)s, en ayant conscience qu’elle assurera la continuité et l’intérêt
pour le genre dramatique et l’éloignera de l’opportunisme artistique, pratique de
prédation qui gagne du terrain. Ainsi, peut d’ailleurs se comprendre le travail de
Madame la Professeure Marthe Isabelle Edande Abolo, véritable Prêtresse de
l’Olympe, qui s’est, tout au long de sa riche trajectoire intellectuelle, appliquée à
faire briller les feux incandescents et vivifiants de l’art dramatique. La voie est
donc ouverte pour élargir les pistes essartées. Qui a peur de Dionysos ? Un livre
incontournable, facile à lire, un ouvrage à découvrir !

Jacques FAME NDONGO


Ministre d’État,
Ministre de l’Enseignement Supérieur

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Présentation
Apprivoiser la joie dionysiaque

Martin Paul Ango Medjo (ENS-Université de Yaoundé I)


Raymond Mbassi Atéba (ENS-Université de Maroua)
Robert Fotsing Mangoua (Université de Dschang)

Qui a peur de Dionysos ? Voici un hommage incandescent rendu à Marthe Isa-


belle Edande Abolo, Professeure titulaire des Universités, spécialiste du théâtre,
responsable de la troupe Alabado, ancienne Secrétaire permanente de l’École
Normale Supérieure de l’Université de Yaoundé I, esthète au sens grec d’aisthêtês,
qui aime l’art et le considère comme la valeur essentielle. Ces facettes de l’an-
cienne Secrétaire Générale de l’Université de Dschang, et bien d’autres, sont au-
tant de pistes qui aident à cerner le caractère d’une personnalité académique forte
et de justifier le choix porté sur cette femme de lettres et d’expression. Un té-
moignage mérité, rendu par des ami(e)s du théâtre, fervents quêteurs de délices
dionysiaques.
En tant que genre littéraire et art du spectacle, le théâtre a toujours véhiculé
et éclairé les connaissances sur l’humanité. De plus en plus ouvert à l’investiga-
tion du regard critique qui, à l’échelle universelle, dévoile les formes souvent
ignorées, mésestimées ou minorées, le théâtre permet d’envisager la condition
humaine comme une véritable tragédie.
Du point de vue de sa représentation artistique, la tragédie1 a connu deux
époques brillantes. Dans l’Antiquité grecque, au Ve siècle av. J.-C., elle est figurée
par Eschyle, Sophocle et Euripide. En France, au XVIIe siècle, par Corneille et
Racine. Le Moyen-Âge, ayant perdu la notion du fait théâtral antique, la conçoit
comme désignant tout récit d’aventures impliquant les hauts faits de personnages
de condition. La Mesnadière précise au seuil de sa Poétique que la tragédie, cette
représentation sérieuse et magnifique de quelque action funeste, complète, de
grande importance, et de raisonnable grandeur, se fait non par le simple discours,

1 La tragédie est un genre dramatique qui se définit par quatre traits essentiels : les per-
sonnages divins, royaux et nobles ; les sujets empruntés à l’histoire ou à la légende ; les
événements funestes ; l’effet que produit la tragédie sur le public, la catharsis, ou la pur-
gation des passions. Mais il est de meilleure méthode de remonter à la définition aristo-
télicienne de la tragédie comme « la représentation d’une action de caractère élevé et
complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnement d’une espèce
particulière suivant les diverses parties, représentation qui est faite par des personnages
en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation
propre à de pareilles émotions ».

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mais par l’imitation réelle des malheurs et des souffrances, sur scène. Pour H.
Berguin, la tragédie grecque est, dans son essence, une lamentation, une succes-
sion de moments pathétiques. Selon L. Goldmann, la tragédie est une pièce dans
laquelle les conflits sont nécessairement insolubles. Il réserve le terme de drame
aux pièces dans lesquelles une solution du conflit reste possible. Partant de cette
idée qu’il est impossible de résoudre le conflit, mais la reprenant dans une autre
problématique, R. Barthes, dans L’Homme racinien, indique que la tragédie est seu-
lement un échec qui se parle.
Comme la tragédie, la comédie trouve ses origines dans la littérature grecque.
Le mot kômôidía est formé de kỗmos (« fête en l’honneur de Dionysos »), et ôidế
(« chant »). Le mot vient aussi du grec cômè (village), parce que les premiers ac-
teurs allaient de village en village ; et de comos (procession) car ils commencèrent
leurs plaisanteries dans les processions des fêtes de Dionysos. La comédie dra-
matique2 est un genre hybride dans lequel la tonalité légère et humoristique, do-
minante dans la comédie antique et classique, est effacée par une fin malheureuse
et une morale solennelle inhérente au drame romantique.
Devant la remise en question du théâtre et des études y relatives, notamment
par les défenseurs de la poésie et les tuteurs du roman, Qui a peur de Dionysos ?,
sous bien de formes, revisite l’art dramatique en rétablissant, implicitement, l’an-
tique respect de sa pertinence. Pour illustrer l’importance du texte théâtral, l’ou-
vrage est porté par l’idée que l’activité esthétique dramatique mobilise un en-
semble de forces et de transformations tant éthiques que ludiques. Danielle Valla
Kameni Kwente aborde le langage rétributif dans Électre de Sophocle et Électre
de Jean Giraudoux. Elle montre comment il est mis en scène et comment les
procédés d’écriture disent la rétribution. Jean Marie Yombo par le biais d’une
étude de Caligula, Le Malentendu, Les Justes et L’État de siège, examine le tracé qui
va de l’absurde à une esthétique de l’altérité dans le théâtre d’Albert Camus. Il
interprète les différents signes du corpus afin d’élucider, d’une part, les ressorts
qui déclenchent le déni de l’autre consécutif au rejet des absolus, et, d’autre part,
la dynamique révolutionnaire qui est au fondement de l’esthétique de l’altérité.
Fotso Moudze Asere étudie la crise de complicité dans ses rapports au conflit

2Au-delà de la critique des mœurs et de la société, il y a l’amusement et le divertissement


que procure la comédie avec : le rire de la comédie, le comique de situation, l’écart co-
mique verbal, le comique du langage, le double langage, le langage du rire, le rire du
langage, le comique de situation, le comique de répétition, le comique de l’inversion, le
comique de l’interférence, l’écart comique verbal, le jeu avec le langage, la nature de
l’écart, le but de l’écart comique, la distanciation, le refus du sérieux, l’humour noir, le
théâtre dans le théâtre, le langage comme moyen de la flatterie, la parole mensongère, le
lexique du mensonge, la maîtrise du langage, la parole ou le silence, l’ambiguïté du lan-
gage, la communication truquée et impossible, le langage en crise, le délire verbal, le
discours confus. Dans le sillage de cet art, l’idée semble plus souvent se problématiser à
travers l’idéal d’une perspective tragique et incompréhensible du monde.

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discursif dans Complices de Jacques Mouelnjock. En explicitant la mise en scène
d’une esthétique conspirationniste et d’un dialogisme conflictuel, il envisage une
sémiologie théâtrale qui met en relief le contexte socioculturel de l’œuvre, en se
fondant sur la pratique textuelle d’une histoire de complicité qui débouche sur
un discours conflictuel. Entre corps quotidien et corps scénique fictif, Mirelle
Flore Chamba Nana aborde le phénomène de théâtralité dans l’art chorégra-
phique contemporain camerounais. L’intérêt de son étude réside dans une dé-
marche qui donne la possibilité de développer une meilleure connaissance du
travail de l’interprète et de la danse. Pour elle, la danse contemporaine est une
empreinte de théâtralité. Virginie Kabore évalue la poétique de la langue mooré
dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga d’Alexandre Koutchevsky et d’Aristide Tar-
naga. L’usage de la langue mooré ne se limite plus, selon elle, à un simple recours
à des mots et à des expressions de la part des deux dramaturges. Il s’agit d’une
écriture de l’innovation où des segments, des phrases et même des pages entières
sont écrites dans cette langue. Ce qui conduit à l’africanisation du français grâce
à ce bilinguisme.
Les contributeurs convoquent ainsi des approches qui actualisent les formes
du théâtre et exploitent les différences entre l’actualité du théâtre et son contexte
historique dans le but d’apporter un éclairage nouveau. Plusieurs axes sont ainsi
suivis pour une croisière du cadre théorique vers une herméneutique diachro-
nique qui articule l’activité dramatique à la réflexion ontologique et à la configu-
ration actuelle des modes de vie. Les articles défont les champs réflexifs qui
éclairent des manières de penser et d’appréhender le théâtre.
Les problématiques sont analysées à partir des formes qui fixent aussi bien le
tragique, le comique, le dramatique, la capacité connotative des mots, des dia-
logues, des didascalies, des rythmes syntaxiques, des visions dramatiques que des
concussions antiphrastiques des textes anciens à résonner dans le présent. À par-
tir du concept d’analyse dramatique, les articles développent, plus largement, les
rapports harmonieux qu’ils prônent entre le théâtre, la société et la politique, bref
entre le théâtre et l’Homme. Daouda Diouf se demande si Trois prétendants… un
mari de Guillaume Oyono-Mbia est une critique sociale ou une critique des
mœurs traditionnelles. Pour lui, il s’agit bel et bien d’une critique sociale des
mœurs du moment où le dramaturge fustige la dot, le mariage forcé et la « pré-
cieuse » émancipation des filles scolarisées. À partir de Phèdre de Jean Racine,
Oumar Dièye revisite la catharsis de l’âme et l’épuration d’une société classique
et moderne. Il met l’accent sur des aspects essentiels de la pensée racinienne :
pouvoir, fatalité, tragédie, suicide, culpabilité, etc. Guillaume Gaston Nguemba
analyse le concept de représentation dans l’esthétique du politique chez Thomas
Hobbes. Il étudie avec la mimèsis, les origines grecques du concept de représen-
tation, examine les connotations théâtrales de la représentation et montre com-
ment elle aboutit au fétichisme par le désaisissement du corps politique. Les ar-
ticles questionnent ainsi les options de l’art dramatique, oscillant entre actualité
et histoire, entre utile et agréable.

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L’un des objectifs de la dramaturgie contemporaine est d’éclairer les modali-
tés des nouvelles conditions humaines à travers des pièces qui reflètent plus fi-
dèlement l’identité culturelle actuelle. L’ouvrage examine aussi les différents mo-
ments de l’histoire et de l’évolution du théâtre, pour questionner leur articula-
tion. L’occasion est ainsi donnée au lecteur de revivre le théâtre dans les études
littéraires, à travers les époques et les espaces, afin de voir comment les diffé-
rentes approches analytiques envisagent cet art pluriel et comment il est pensé
au regard des objets de la contemporanéité. Afin de voir sa place à côté des autres
genres/textes et l’intertextualité. Nektarios-Georgios Konstantinidis s’interroge
sur la peur de l’inachevé entre l’intertexte et le méta-moderne. Le fondement de
sa conception de l’art dramatique s’attache à examiner l’esthétique des éléments
sauvegardés par la tradition et par sa mise en abyme dans le contexte de la théâ-
tralisation. Emmanuel Njikére traverse la variation autour de l’amour interdit par
la pratique intertextuelle dans Britannicus et Phèdre de Jean Racine. Si pour lui les
êtres humains trouvent un intérêt à l’amour, c’est parce que le théâtre met à nu
certains aspects de leurs fantasmes refoulés et l’un de leurs vœux secrets inavoués
et inaccomplis est de briser les tabous pour le vivre pleinement, c’est-à-dire as-
souvir leurs passions amoureuses et leur volonté de puissance. Paul Dezombe
scrute la poétique des mimotextes par l’hybridité textuelle dans Électre et La
Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux. Pour lui, le théâtre est le lieu des
dialogues des discours. Le jeu intertextuel, dans le corpus qu’il retient, réside
dans la fusion de plusieurs textes, de plusieurs discours autres ou des énoncés
exotiques qui s’intègrent et confèrent à ces œuvres un statut des textes hétéro-
gènes. Willy Kangulumba Munzenza fait une lecture médiascriptuaire de Bonjour
Monsieur le Ministre d’Elimane Bakel. Son analyse met en évidence le rôle des mé-
dias comme la lettre, la musique, le mythe et la radio dans la pièce. Ce qui fait
que le théâtre africain contemporain, comme le roman, n’est pas épargné par la
dérive de la littérature en médialiture.
Les articles démontrent comment les contenus des œuvres sont théâtralisés
aux lisières de l’esthétique tout en éclairant les limites du théâtre et son potentiel
de refondation des sociétés. Dans Qui a peur de Dionysos ?, le théâtre est examiné
à la lumière de plusieurs textes pour étudier le travail des auteurs et des critiques.
Y sont abordés les modes et les modalités d’apparitions de la théâtralité. Le
théâtre dans les arts et la culture y est en outre examiné, en éclairant dans les
textes contemporains et sous une même lumière dramatique, les pratiques artis-
tiques anciennes.
À la lumière de Brasserie de Koffi Kwahulé, Boukary Tarnagda examine le
tissage du tragique et du comique dans le théâtre contemporain dans le but de
montrer que le dramaturge procède à un mélange de genres ; Alice Hounda, à
travers les cas de la maïeutique présidentielle camerounaise, montre comment
on peut persuader les jeunes par l’auto-reformulation et la question oratoire. Elle
note qu’avec l’usage singulier de l’auto-reformulation et de la question oratoire,
les discours des Présidents camerounais, Ahidjo et Biya, relèvent du champ de

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la célébration qui permet aux locuteurs d’occuper toute la scène discursive et de
galvaniser la jeunesse camerounaise simultanément ; Diego Scalco analyse la tra-
gédiographie de Romeo Castellucci, ou le sublime à l’œuvre. Pour lui, la praxis
théâtrale usuelle et l’idée d’incarnation du personnage par le comédien entrent
en crise, ce qui a pour double effet de déjouer les attentes et de rendre caduques
les références historiques. Le refus des procédés diégétiques et fictionnels en-
traîne un clivage entre les différentes séquences de l’action, qui se déroule sur le
plan d’une extériorité aussi impénétrable qu’interrogatrice.
L’ouvrage montre comment les critiques se déploient dans le théâtre écrit
traditionnel, moderne, contemporain ou postmoderne et la manière avec laquelle
il reflète les enjeux spatio-temporels en s’ouvrant à plusieurs productions cultu-
relles : danse, musique, peinture, etc. Christofi Christakis essaye de trouver des
formes plastiques dans l’œuvre dramatique de Samuel Beckett, qui est pour lui
une relation avec la matière, l’espace et les sens dans une situation irrésolue. La
confusion orchestrée d’éléments, leurs interactions, les structures mises en
œuvre, le maniement du peu, attribuent à ses pièces un caractère plastique et
valorisent le jeu scénique et l’art dramatique ; pour Salaka Sanou, le spectacle des
masques bobo au Burkina Faso est un rituel théâtralisé. À partir d’une analyse
des éléments liés à la manifestation des masques, il montre le souci de perfor-
mance qui guide leur organisation en vue de perpétuer le mythe fondateur du
masque et de produire un spectacle qui plaise aux spectateurs qui ne manquent
jamais la sortie des masques à l’occasion des grandes funérailles du village. Jean-
Robert Tchamba aborde la choralité et l’instance communautaire dans le théâtre
contemporain camerounais. Pour lui, la choralité dans le théâtre camerounais
actuel est l’un des points de continuité de la dramaturgie camerounaise qui aban-
donne progressivement les préoccupations communautaires pour s’intéresser
aux questions individuelles.
Sont ainsi explorées, des avenues possibles de lectures dramatiques manifes-
tées dans un contexte interdisciplinaire.

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Professeur Marthe Isabelle Abolo Edande
Ecce homo

L’ouvrage est un hommage rendu au Pr Marthe Isabelle Edande Abolo dont


la vie est dominée par la passion pour le théâtre qu’elle aime d’un amour incon-
ditionnel. Donc, rien d’étonnant que des éloges où aucun superlatif ne sera de
trop dans cette présentation en sept points d’une étoile de la critique en art dra-
matique qui s’allume dans l’harmonie des dialogues et les tonalités d’un parcours
et d’un caractère.

1. Naissance, études primaires et secondaires


Le récit de sa vie relate qu’elle est née, au milieu des livres, le 1er juillet 1952 à
Kribi, au Cameroun, où elle passe une enfance choyée et une adolescence heu-
reuse, sans contraintes, nourries des paysages et des légendes côtières, entre un
père infirmier (logique) et d’une mère ménagère, fervente croyante et généreuse
(sensibilité). La petite Minko Abolo Marthe Isabelle cherche à concilier ces deux
massifs dans son itinéraire intellectuel, ses idées, ses actions et ses œuvres. Sa
personnalité se tisse à partir de ces influences congénitales : rationalité d’un côté,
sensibilité de l’autre. Elle sera profondément marquée par la mort de ces deux
parents qu’elle aimait beaucoup. Elle évoque souvent leur souvenir.
Le parcours est rutilant de cette petite fille rangée de la Mvila qui reçoit une
éducation soignée dans le respect d’un père qui lui donne le sens de la rigueur et
le goût de la littérature. Elle fait des études primaires réussies à l’École publique
d’Abong-Mbang où elle passe son C.E.P.E. Par la suite, son BEPC, Probatoire
et Baccalauréat A4 au Lycée des jeunes filles de New-Bell où elle acquiert la
discipline de l’époque.

2. Formations professionnelles et études universitaires


Des études brillantes l’amènent, en 2002, au Doctorat d’État de littérature
comparée. Elle émigre en France où elle obtient un BTS en Secrétariat de Direc-
tion Bilingue à l’École St Honoré, Paris XVI, un Probatoire en Administration
et Gestion et un Diplôme d’Attaché de Direction à l’École d’Attachés de Direc-
tion de Paris V ; un DEUG en Lettres Modernes à l’Université de la Sorbonne
Nouvelle Paris III ; une Maitrise, un DEA et un Doctorat de 3e cycle à l’Univer-
sité Paris XII, Val-de-Marne Créteil et un Doctorat d’État à l’Université de
Yaoundé I sur La Problématique du pouvoir politique dans la dramaturgie francophone

23
d’Afrique noire et des Caraïbes, codirigée par deux parangons de la littérature afri-
caine : Jacques Chevrier et Jacques Fame Ndondo. La thèse montre une pensée
mure et riche.

3. Entrée dans la carrière et responsabilités administratives


Peu à l’aise ailleurs, c’est à l’université qu’elle écrit ses plus pages. Recrutée à
l’Université de Yaoundé en 1986, elle mène de front une carrière éclatante : Chef
de Service du personnel (ISH, 1987) ; Secrétaire Principal (ENS-UYI, 1993-
1999) ; Chef de Division des affaires académiques, de la scolarité et de la re-
cherche (ENS-UYI, 1999-2005) ; Secrétaire Général de l’Université de Dschang
(2005-2017). Professeure Titulaire des Universités depuis 2013.
Très active au niveau associatif, elle est tour à tour Présidente du Réseau Afri-
cain des Secrétaires Généraux des Universités Francophones (RASGUF),
Membre du Conseil d’Administration du Regroupement International des Se-
crétaires Généraux des Universités Francophones et Membre de l’Association
International des Professeurs d’Université (AIPU), Présidente du Consortium
de Recherche International sur la femme/fille, l’Éducation, la Santé, la Nutrition
et le Développement.

4. Encadrement des étudiants et travaux personnels


Enseignante expérimentée, tôt marquée par l’esthétique et l’exégèse drama-
tique, Pr Marthe Isabelle Edande Abolo appartient au monde des précieuses qui
prônent le raffinement dans les manières et le langage. Avec une grande patience
et une forte exigence critique, elle publie deux ouvrages sereins sur le théâtre :
L’esthétique dramatique de Gervais Mendo Ze (2008) ; Comprendre la Croix du Sud de
Joseph Ngoué (2010). Plusieurs articles à son actif au rang desquels Victor Hugo :
dramaturge iconoclaste (2012) ; Bibliologie de la dramaturgie camerounaise francophone
(2009) ; Le langage des dramaturges camerounais : une transfiguration des valeurs telluriques,
(2009).
Des trois genres littéraires, elle opte pour le théâtre3 dionysiaque et se spécia-
lise dans l’esthétique de celui-ci, en tant qu’ensemble de principes à la base d’une
expression artistique, littéraire, visant à la rendre conforme à un idéal de beauté.
C’est une véritable esthète au sens plein d’aisthêtês, qui aime l’art et le considère
comme la valeur essentielle. Elle va au théâtre comme Orphée aux enfers pour
sa femme Eurydice. Comme Orphée de sa Cithare, elle s’arme de sa plume pour

3 Le théâtre vient du culte de l’immolation du bouc dionysiaque. Selon les premiers


historiens, le sang recueilli était servi à Dionysos (Bacchus chez les Romains), dieu du
vin, du délire, de l’enthousiasme. Ce rite symbolisait la dureté de la vie dont l’aperception
marque bien le rude parcours du Pr Marthe Isabelle Edande Abolo.

24
animer l’art dramatique. Un hommage devait donc lui être rendu par tous les
amis (es) du théâtre. Soucieuse de combler le vide herméneutique sur la pièce de
Joseph Ngoué, elle présente son architecture, ses surfaces, ses dehors ; son unité,
sa plénitude, l’harmonie de l’intention et de l’expression, la matière, les figures
du discours, et sa thématique. Comme application, six exercices de composition
ferment le livre.
Le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo occupe une place importante dans le
mouvement de l’art dramatique, c’est donc logiquement que de nombreux en-
seignant(e)s, d’ici et d’ailleurs, affichent une volonté pressante de rendre un vi-
brant hommage à la Coordonnatrice du groupe de Recherche sur l’écriture et la
mise en scène. C’est la même impatience qui anime l’équipe réunie autour des
miscellanées offertes à cette femme de lettres, pour saluer ses œuvres et ses ac-
tions en faveur du théâtre.

5. Rapport à l’éducation et à la fille/femme


Pour le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo, Présidente du Cercle de Réflexion
International sur la femme/fille, la Santé et l’Éducation, Membre de plusieurs
Sociétés savantes (CRIFESAND), être une fille ou une femme, c’est une condi-
tion qu’on n’a pas choisie. Ce qui n’est pas l’effet d’un choix ne doit pas être tenu
pour un échec. Elle enseigne de dépasser les genres, pour construire une société
dans laquelle, hommes et femmes développent conjointement leurs qualités et
leurs compétences ; de valoriser la solidarité entre femmes et hommes dans des
groupes mixtes pour produire la richesse ainsi qu’on peut le voir dans son ar-
ticle : « Collectivités rurales et lutte contre la pauvreté » in Gouvernance partagée :
lutte contre la pauvreté et les exclusions (2003). Lors du Séminaire de la Faculté d’Agro-
nomie et des Sciences Agricoles (2009) auquel elle participe, elle milite pour une
nécessaire synergie entre les traditions et la femme moderne qui déclare et as-
sume son autosuffisance. Aussi propose-t-elle de sortir le féminisme du maquis
et de promouvoir le féminin et la féminité dans l’humanité, de co-construire un
vivre ensemble libéré de toute violence. Dans cette société égalitaire, il n’est pas
question pour elle de faire fausse route dans la compréhension entre l’homme et
la femme. C’est bien ce qui justifie sa participation active au Colloque international
sur la femme camerounaise (Ydé 1995).
Le Pr Marthe Isabelle Abolo Edande a conscience que la femme d’hier, rurale
et analphabète agrégeait infériorité et obéissance. Elle oscillait entre traditions et
féminité précaires. Elle écrira : « Réflexions sur le phénomène de la polygamie
dans Betayen je te hais de Camille Nkoa Atenga » (2005). Dans cet environnement
où l’humanité était masculine, les femmes devaient rester douces et éloignées de
la gestion des affaires publiques qui organisaient la vie de la cité. Leur instinct
maternel les renvoyait à leur rôle de procréatrices. Même la science les considé-
rait comme des êtres atones et sans intérêts propres, matières modelables et sans

25
résistance. De nombreux scientifiques estiment que la femme n’a pas cette éner-
gie intérieure qui permet de réagir contre l’éducation reçue ou la discipline subie.
Le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo analyse « La vision du personnage féminin
par Jean-Louis Njemba Medou à la lumière de Nnanga Kon » (2005). Ce système
séculaire de construction sociale avilissante est progressivement en train d’être
détruit depuis l’expression de la civilisation industrielle, et condamnée à dispa-
raître à très brève échéance. La femme traditionnelle est aujourd’hui substituée
par la femme démocratique, émancipée et savante du monde moderne. Cette
transformation est un nouvel emblème pour les rapports de la femme, à la so-
ciété et à sa condition. La femme urbanisée est captée par une bravoure collec-
tive. Le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo participe aux colloques sur L’Université
et le service à la collectivité, une approche du développement durable ; Journées scientifiques de
l’Association des Femmes enseignantes du Supérieur (mars 2001) et sur La littérature fé-
minine camerounaise, une éclosion spectaculaire (2002).

6. Encadrement des étudiants et travaux personnels


Taillée en Artémis, déesse protectrice, au milieu d’une savane ravagée par la
chaleur, Le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo apparaît, symboliquement, sous la
forme ombrageuse d’un feuillage sous lequel s’abritent de nombreux étu-
diant(e)s. Si pour elle, enseigner c’est éduquer, éduquer n’est pas enseigner. En-
seigner, c’est transmettre un corpus de connaissances et de valeurs faisant partie
d’une culture commune. La liste des étudiants encadrés est éclectique : DIPES
II, Masters, Doctorats, HDR. Les recherches qu’elle tresse sur le théâtre font
montre d’une vérité d’observation et d’analyse. Dans cette constellation de con-
naissances confirmées coulent des mots d’un maniement délicat, séduit par la
fermentation des idées et l’originalité des pensées. Elle dissèque minutieusement
l’héritage commun de cet art qui boit aux sources pures et mystérieuses du
théâtre grec, de l’époque archaïque et des îles de la mer Égée. Dans ses encadre-
ments, elle laisse libre cours à des confidences d’émotions. Des expressions d’un
étonnant pouvoir de suggestion où le charme de l’émotion réside dans la couleur
de la voix.
Le Pr Marthe Isabelle Edande Abolo qui dit ce qu’elle pense, est consciente
qu’éduquer, c’est développer et faire produire les facultés physiques, psychiques
et intellectuelles, les moyens et les résultats de cette activité. Pour elle, l’éducation
humaine inclut des compétences et des éléments culturels caractéristiques du lieu
géographique et de la période historique. Elle insiste sur le rôle des parents et
l’intervention des États. C’est bien pour cela qu’elle prend part à la Revue à mi-
parcours du programme de coopération Cameroun-Unicef (2000) et à la Confé-
rence panafricaine des Associations, centres et clubs Unesco (février 2002).
L’éducation est pour elle un élément important du développement humain,
d’où le droit à l’éducation. Selon l’Unesco, en 2008, vingt-huit millions d’enfants

26
étaient privés d’éducation, en raison des conflits armés. D’où sa participation au
Forum sous-régional de l’Éducation Pour-Tous (avril 2012). Pour elle, un système édu-
catif performant est un avantage majeur. De même, être privé d’éducation est
une invalidité. Les savoirs éducatifs améliorent illico les performances des indi-
vidus.

7. Départ à la retraite
Le thelos lorgne irréversiblement l’existence de tout ce qui s’inscrit dans le
temps : les systèmes culturels entrent en décadence, les objets s’usent et se désa-
grègent ; mais le repos bien mérité, 27 juin 2017, du Pr Marthe Isabelle Edande
Abolo n’éteindra pas sa brillante carrière. Célébrée sous la forme d’un livre qui
scande ses valeurs de solidarité, d’impartialité, de générosité et de respect, des
plumes continueront de communier à son hommage et attester de l’estime pour
cette travailleuse infatigable, courageuse et intransigeante. Un hommage rendu à
une raison, une imagination, une intelligence et à une logique dont la pensée
s’orne et s’embellie d’une alacrité qui éveille un enthousiasme expansif. Une exal-
tation à l’honneur d’une enseignante aux activités critiques et pédagogiques bien
remplies ; lyrique dans l’expression des sentiments, épique par le récit des évé-
nements, didactique par les encadrements ; mais aussi tragique, nous sommes au
théâtre, par les batailles courageusement menées. Mais si l’impression générale
qui se dégage est sa forte personnalité, ce qui est finalement attrayant en elle,
c’est moins cette rigueur que cette allégresse communicative, cet élan exaltant,
cette sève débordante qui lui confère toute sa vigueur et sa force.

27
Introduction générale
La civilisation de la Grèce antique, particulièrement l’elfe, immense, et les
dramaturges de la période classique continuent de jouer un rôle majeur dans la
pensée universelle, notamment dans le domaine littéraire. Rome, la Renaissance
italienne, le Classicisme français, le Romantisme allemand, etc., sont quelques
grandes séquences qui permettent de préciser ces influences générales. En un
demi-millénaire, du IXe au IVe siècle avant notre ère, les Grecs ont inventé et
conduit des pensées et des formes d’expression artistiques par lesquelles se dé-
veloppent les modèles étrangers. C’est à travers le théâtre, notamment de la tra-
gédie, que s’est exprimé l’attrait de ce génie tragique.
Qui a peur de Dionysos ? est le titre qui caractérise le présent projet, et en légitime
l’inscription des axes, des textes, des thématiques et donne une orientation d’en-
semble. Tout en délimitant ses contours propres, l’incipit fait pressentir les ques-
tions abordées. De toute évidence, il existe des liens étroits entre la critique et le
théâtre ; mais a-t-on toujours montré comment ces attaches se serrent et se des-
serrent ou comment les abords par lesquels la matrice et le génie qui la féconde,
sont transmués ensemble dans le jaillissement d’une sensibilité nouvelle ?
Le présent ouvrage unifie les notions fondamentales du théâtre et cristallise
l’esprit et la lettre dramatique dans le sens de la fonte d’éléments divers et non
comme une totalité dont la présence et les propriétés déterminent celle de cha-
cune des deux parties. Les analyses s’adossent en partie sur une tradition. Les
contributeurs s’inspirent des textes anciens4 mais pourtant si proches qu’ils don-
nent aux lecteurs leur force en essayant de leur donner une forme de vie actuelle.

4Le théâtre ancien est traversé par l’idée d’une tradition continue et est normé par une
stabilité antérieure. Sa forme se revendique de l’appartenance fixée et établie par un
dispositif formel. En France, c’est pendant le règne d’Henri II que la tragédie classique,
inspirée d’Aristote, va se constituer avec ses premières règles. Elle fut définitivement
codifiée sous Louis XIV.

31
De même, les contributeurs font dialoguer théâtre moderne5 et théâtre con-
temporain6. Dans ces échanges, les significations sont dégagées à travers des ana-
lyses qui modulent, dans une même perception, les registres formels, théma-
tiques et psychologiques aussi bien des personnages que des dramaturges, sorte
d’activité intellectuelle sans laquelle la conscience ne dépasse pas la diversité des
données sensibles.
Accoudés sur ce socle, les présents mélanges démontrent, par le biais des
structures dramatiques, comment les auteurs trouvent le contenu de leurs sujets
dans des aventures merveilleuses et pathétiques ; comment le théâtre s’adresse
avant tout à la sensibilité du lecteur qu’il émeut, fait sentir les âmes agitées par la
terreur et la pitié.
L’ouvrage mobilise plusieurs générations de chercheurs qui, dans la disparité
de leurs disciplines et de leurs sensibilités, donnent des explications claires et
variées sur le théâtre, les auteurs, et fournissent des analyses nettes sur leurs
textes et leur fonctionnement. Mais la question du théâtre ne se réduit pas uni-
quement au dramaturge ou à son œuvre, les contributeurs considèrent les confi-
gurations et l’esthétique7 dans lesquelles le théâtre construit sa propre cohérence.
Comme le tragique, le comique et le dramatique, l’esthétique constitue pour ces
miscellanées, ce que F. Claudon et K. H.-Wotling (1992) appellent « le dénomi-
nateur commun », ce point de convergence des textes, et que R. Jakobson (1977)

5 Il faut remonter à la querelle des Anciens et des Modernes pour retrouver le sens de
moderne. L’art moderne est en rupture avec l’idée de tradition. Il y a une volonté de
rompre avec l’œuvre et donc avec la stabilité. Le théâtre moderne considère que son
propre processus n’est pas régi par une antériorité. Ici, le processus dramatique dé-
clenche son autosuffisance, son autonomie. Le théâtre moderne abandonne l’idée d’un
répertoire formel préconstitué.
6 L’art contemporain qui vient après le moderne désigne une forme d’expérimentation

artistique qui n’est plus dans la continuité immanente d’un mouvement. Le dramaturge
contemporain ne traite pas l’objet théâtral comme un répertoire de formes établies, à
l’instar des classiques, encore moins comme le point de départ d’une transformation
incertaine dans la continuité de successions d’avant-garde. Il conçoit que l’espace géné-
ral de ce qui se propose au théâtre, du point de vue de sa capacité formelle, inclut l’his-
toricité du théâtre et la possibilité de sa négation. Le théâtre contemporain déforme les
principes du théâtre comme on déforme les objectivités informes, inclut l’informe dans
l’art dramatique et déforme les principes du théâtre traditionnel et moderne. Ici le non
théâtre est ressenti comme théâtre. Jean-Pierre Ryngaert situe la naissance du théâtre
contemporain, qu’il qualifie de mouvement radical, dans les années 1950. Toutefois,
écrit-il : « S’il fallait donner la définition la plus large du texte de théâtre moderne et
contemporain, peut-être pourrait-on reprendre la belle formule d’Umberto Eco qui qua-
lifie les textes de ‘‘machines paresseuses’’ » dans Lector in fabula.
7 L’esthétique du théâtre est une théorie du beau qui se veut science normative. Elle

renvoie aux jugements de valeur qui énoncent les règles du beau, aux émotions provo-
quées, aux appréciations de l’œuvre, ce qui est spécifique à l’art dramatique.

32
appelle « la dominante8… l’élément focal d’une œuvre d’art, elle gouverne, dé-
termine et transforme les autres éléments ».
Pour appréhender les différentes variations de formes et de sens du théâtre, ce point
fixe autour duquel toutes les contributions s’ordonnent et se construisent dans le libre
entrelacement des figures, des situations, des thèmes et des motifs, les critiques pren-
nent appui sur les travaux des auteurs que leur dynamisme sur la question distingue. Les
Bibliographie convoquées au niveau de chaque article l’illustrent mieux. Les contribu-
teurs exhument de nombreux travaux, en reparcourant les chemins des doctrines et
théories intéressantes.
Les articles consacrés au théâtre africain révèlent que la substance sociopolitique y
est déterminante. Dans Anthologie de la littérature africaine, J. Chevrier – ancien co-directeur
de thèse du Professeur Marthe Isabelle Edande Abolo – souligne que le théâtre africain
contemporain semble se déployer dans trois directions principales : la dénonciation du
colonialisme et de ses séquelles, l’analyse du conflit des générations et la critique des
mœurs politiques. Comme le génie grec, l’esprit africain travaille sur un théâtre qui est
le creuset du tragique. Plusieurs dramaturges puisent dans le passé précolonial, colonial
et postcolonial, non pas pour l’exalter, mais pour y lire le comique ou le poignant et le
message à véhiculer. Ce passé et ce présent fournissent comme le mythe et la légende
chez les Grecs, le prétexte aux dramaturges africains d’éclairer les atrocités de la dépen-
dance, les conflits de générations, les désordres des passions, l’aveuglement des acteurs
politiques, etc.
Il est nécessaire que les littératures et les critiques dialoguent, dans l’univers
présent où l’idée de la mondialisation culturelle est décrétée. Le présent projet
d’identification et de description des différentes transfigurations, qui attestent le
goût des critiques pour le théâtre vise à montrer comment ce genre réussit à
nourrir l’inspiration des dramaturges, soucieux à la fois de reconfigurer la phy-
sionomie originelle du genre, d’instituer un fonctionnement original, d’instaurer
de nouvelles esthétiques et de laisser transparaître des visions tragiques autres.
Cette attitude littéraire des dramaturges d’hier et d’aujourd’hui est une adresse
universelle, c’est un symbole ; elle interpelle le monde actuel dans ses rencontres
économiques, politiques et culturelles entre les peuples. Dans cette internationa-
lisation où les identités sont à préserver, pour que dans ce rendez-vous, survivent
les différences et les particularités. Le reçu doit s’arrimer aux traditions locales
afin que s’opère une fructueuse symbiose entre toutes les cultures partenaires.
Si les contributeurs examinent plus d’une vingtaine de pièces dramatiques, on
le comprend sans peine : leur attrait, leur ariété, leur qualité, leur rayonnement
mais aussi ce qui les unit, les oppose ; leurs époques, leurs espaces, leurs tons et,
plus profondément, leurs conceptions esthétiques, leurs visions contrastées du
monde, les positions morales et idéologiques des auteurs. D’autres raisons, plus

8 Dans l’horizon du grand formaliste russe, « la dominante » n’a pas une valeur linguis-
tique, elle change avec les époques, et relève aussi bien de l’individuel que du collectif.
Elle procède de l’esthétique autant que de la forme purement verbale En d’autres
termes, la dominante se définit par sa fonction poétique, et indique ce qui confère à
l’œuvre son unité et son existence même.

33
intimes, pourraient expliquer leurs choix. Pour enrichir leur perspective, les con-
tributeurs s’ouvrent aux références des autres expériences tout au long de la mise
en relation des textes, les uns avec les autres, de manière à mieux faire apparaître
leurs convergences et leurs différences.
Le souhait que l’on puisse émettre est de voir les analyses et les conclu-
sions des uns et des autres trouver une bonne place dans l’herméneutique des
textes dramatiques ; retenir l’attention de la critique pour que ces mélanges con-
tribuent à la promotion de la pensée littéraire en général et de l’art dramatique
en particulier ; que leur écot, adossé sur la transmission des humanités et ouvert
aux acquis et aux apports des sciences de l’homme, soit une participation en
forme d’inhalation. S’il existe encore des hymnes à la mémoire, que cet ouvrage
soit une source utile pour les étudiants, les chercheurs et les inconditionnels du
théâtre autant sur les plans de l’esthétique, de l’histoire, de la documentation que
de l’actualité. S’il existe encore des horizons d’espoir, que ces miscellanées po-
sent un pas dans l’intelligence du théâtre. En éclairant, à la suite des travaux
théoriques ou pratiques déjà longuement décrits depuis Homère, les sentiers de
ceux qui cheminent encore dans sa compréhension souvent pervertie par des
usages abusifs, l’ouvrage Qui a peur de Dionysos ? est une randonnée dans l’art
dramatique, un livre pratique qui décrit les physionomies passées et présentes du
théâtre, de même qu’il anticipe les inflexions à venir de cet art de la vie.

34
Théâtralité et théâtralisations.
Perspectives intertextuelle et intermédiale
L’intertexte et le méta-moderne :
qui a peur de l’inachevé ?

Nektarios-Georgios KONSTANTINIDIS
Université nationale et capodistrienne d’Athènes

Résumé
L’article aborde la question du méta-moderne à travers l’intertexte. Notre
étude portera sur l’inachevé en tant que figure de style lié à de multiples pro-
blèmes dans le processus dramatique. Le fondement de notre conception de l’art
dramatique s’attachera à examiner l’esthétique proposée par le texte de l’auteur
ainsi que par sa mise en scène. La recherche s’attardera sur l’esthétique des élé-
ments sauvegardés par la tradition et par sa mise en abyme dans le contexte de
ce qu’on appelle théâtralisation.
Mots-clés : sémiologie, esthétique, intertexte, méta-moderne, dramaturgie francophone

Introduction
La théorie de l’intertexte se confirme à partir de l’emprunt ou de la déstruc-
turation d’une pièce au profit de ce quelque chose qui voit le jour sous les traits
d’une construction complète. Un texte théâtral devient, si l’on peut dire, une
nouvelle perspective qui se propose de communiquer avec un texte qui lui pré-
cède9. La communication de ces deux produits du logos littéraire et/ou théâtral,
suit d’abord l’esprit de l’affiliation aboutissant, par la suite, à la « destruction »
des éléments qu’on désire éliminer afin de donner vie à un texte, écho peut-être
de l’original. L’on considère comme texte original, le texte qui n’a pas donc de
précédent en ce qui concerne la thématique dominante ou bien l’ensemble des

9 Sur l’intertexte, voir A. J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie

du langage, Paris, Hachette, 1979, « Intertextualité » ; Zoè Samaras, Perspectives du texte,


Thessalonique, éd. Codikas, 1987, p. 24 ; Marco de Marinis, Semiotica del teatro, Milano,
éd. Bompiani, 1992, p. 151 ; Julia Kristeva, Word, Dialogue and Novel, New York, Colum-
bia University Press, 1986, p. 37 ; Manfred Schmeling, Méta-théâtre et intertexte, Paris,
Lettres modernes, 1982, p. 87-98.

37
structures qui tissent une nouvelle réalité textuelle, infra-textuelle et/ou scé-
nique10. En fait, il s’agit d’un dialogue entre deux textes riches en références mu-
tuellement élaborées dans le but de s’offrir un plaisir esthétique à partir d’un
ancien régime de « recettes » allusives.
Aristote, dans sa théorisation taxinomique des causalités11, propose, en pre-
mier lieu, la cause de la matière première, avant de passer à la cause de la forme
qui devance celle de la poétique et de la cause de la finalité. La schématisation de
l’appareil linguistique et paralinguistique, donne une image concrète de ce qu’on
appelle esthétique théâtrale12. Malgré tout, la théorie des causalités concerne
presque toute approche épistémologique d’un sujet sensible. L’étude du théâtre
a beaucoup à profiter de ce classement qui conçoit le sujet « théâtre », éphémère
et fluide, c’est-à-dire comme une possibilité à mouvement perpétuel, une possi-
bilité porteuse de changements propres à l’idéologie de sa perception plus ou
moins rigoureusement envisagée13.
Ainsi, la matière première d’un texte théâtral, c’est la totalité des idées con-
ceptualisées qui bâtissent les fondements d’une pièce classique ; car il s’agit sur-
tout d’une pièce écrite, sa composition n’ayant, théoriquement parlant, rien à
voir avec une autre construction. Aussi, l’intertextualité est-elle plutôt auto-ré-
flexive14 vu que le sujet se confond avec l’objet : par exemple, l’Antigone de So-
phocle n’a pas de précédent, même si la cause première renvoie à l’ensemble des
informations sur le cycle des Thèbes. Par contre, l’Antigone d’Anouilh, comme
celles de Cocteau et de Brecht, via le titre seulement de ces pièces, renvoient
automatiquement au texte d’origine tout en proposant, d’ailleurs, une possibilité
toute neuve.
Toujours est-il que la cause de la matière se concrétise dans l’étape de la cause
de la forme qui est une phase – catalyte, en ce qui concerne l’état de la matière
première d’une part et, d’autre part, le choix du dramatique indiqué par l’écrivain.
La question du choix du discours théâtral, s’avère extrêmement grave pour ce
qui est de la difficulté de manier le sujet « théâtre ». Cela dit, la morphologie
théâtrale devient encore une question d’importance vu l’appareil « anarchique »
de la mise en état d’un amas d’idées, de postulats, d’attributs et de tout ce qui se
manifeste comme élément constitutif d’une « partition théâtrale ».

10Marika Thomadaki, Lorenzaccio de Musset : Syntaxe dramatique et discours politique, Athènes,


Paulos, 1999, p.7.
11Aristote, Métaphysiques ; M.C. Beardsley, Histoire des théories esthétiques, trad. en grec de

D. Kourtovic et P. Christodoulidis, Athènes, Nefeli, 1989, p.74 squ.


12Athéna Mirasguesi, L’Esthétique après Nietzsche, Athènes, Eurydice, 2004, p. 15 et squ.
13 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, éditions Sociales, 1987, « Réception ».
14 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, Paris, éditions Sociales, 1982, p.64 et squ. ; Manfred

Schmeling, op.cit., p. 80-87.

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Après tout, la forme conduit tout de suite et directement à l’état de cause du
poétique, étape qui confirme et qui stabilise ce qu’on entend par le concept d’es-
thétique. Or, l’esthétique coïncide à vrai dire à la poétique et au statut de nos
expériences15. Sous cet angle de vue, la philosophie du beau ou du laid dépend
de la mise en place de la graphie en relation avec le jeu sur le plateau16. En outre,
la théâtralité se manifestant sous sa forme de sujet et/ou d’objet fluide exige de
la part de tous, metteurs en scène, comédiens, éclairagistes, scénographes et cho-
régraphes, une exactitude exorbitante. On n’oublie jamais qu’on est au théâtre
où la parole17 ne revient pas seulement aux praticiens du spectacle mais aussi aux
critiques au sens large du terme. Celui-ci comprend aussi bien les critiques des
journaux que les théâtrologues et les chercheurs à l’université ou ailleurs.
Or, la causalité de la poétique permet, à ce niveau, une révision concernant la
question des structures du fond en accord ou en désaccord avec les structures
de surface18. La jonction des structures donne lieu à de multiples discussions sur
l’axe syntaxique et l’axe paradigmatique qui règlent, à vrai dire, la disposition
horizontale par rapport à la verticalité19 : la première arrange le récit conformé-
ment à une linéarité permettant de saisir, de façon claire, les postulats présentés
par étapes distinctes. Aussi, l’histoire racontée par le dramaturge se place-t-elle à
proximité de l’intelligence du récepteur des informations, c’est-à-dire du lecteur,
du spectateur et de l’auditeur. Les derniers reçoivent l’information suivant la dé-
codification du discours de la fable censée produire un minimum de signes in-
tellectuels, créateurs de l’intrigue théâtrale. La poétique se met en action puisqu’il
s’agit de disposer les structures pour produire un sens.
Cependant, le récit horizontal s’arrête à la seule présentation des structures,
étapes étant, dans un premier mouvement, immobilisées dans un statisme con-
trôlable par la raison. Pourtant, on est encore loin de la rhétorique basée sur
l’argumentation rationnelle. Dans cet état des choses, on ne peut avancer au-delà
de la sentence finale qui clôt le récit de la fable narrée, comme par exemple, cette
phrase emblématique de Chimène adressée à Rodrigue, au terme de l’intrigue du
Cid de Corneille : « Va, je ne te hais point20 ». On ne sait pas ce que veut dire au
fond la jeune femme amoureuse. Fait-elle ses adieux à son amoureux sous les
circonstances décrites par le dramaturge ? Hurle-t-elle son désespoir, caché
pourtant sous les bienséances en place ? Autant de questions, sans réponses pour
le moment, car nous sommes obligés d’accepter ce que Corneille considère
comme le point final de sa pièce.

15Cf. Athanassia Glykofrydi-Léoncine, Introduction à l’esthétique, Athènes, Symmetria,


2008, p. 74 et squ.
16Anne Ubersfeld, op.cit., p. 49 et squ.
17Cf. André Helbo, Sémiologie de la représentation, Complexe, 1975, passim.
18 Anne Ubersfeld, op.cit., p. 30-31.
19Ibid., p. 244.
20 Pierre Corneille, Le Cid, acte final.

39
Si l’on avance des considérations éloignées du discours de l’auteur, cela veut,
peut-être, dire que nous manquons de moyens pour ce qui est de notre connais-
sance de toutes les possibilités défendues par un système supporteur de la vérité.
Mais, est-ce qu’au théâtre on nous offre généreusement des solutions cathar-
tiques et des certitudes ? On n’oublie pas que le champ de théâtre fourmille de
variantes tandis que la vérité de l’état d’être se présente uniquement sous le
masque d’une hallucination désespérante et absurde. D’ailleurs, il n’y a pas
qu’une vérité unique.
En outre, la phénoménologie théâtrale est une part de réalité qui figure
comme un univers fragile et vulnérable21. Aussi, l’esthétique de l’inachevé, au
niveau d’une certaine vision du monde, paraît-elle tout à fait en ordre, même s’il
faut recourir à des opérations concrètes pour maîtriser la matière du drama-
tique22. Il semble utile, sur ce point, de reprendre l’exemple d’Antigone de So-
phocle, dans le but de se donner un appui sémiologique via le modèle actantiel
de Greimas23 :

Notons que le texte de Sophocle, loin d’être un produit inachevé, s’inspire


d’un acte non accompli, étant donné que l’implication d’Antigone n’a pas pu
convaincre en ce qui concerne le bien-fondé de l’ensevelissement de son frère
Polynice. La question vacille entre la sentimentalité et la loi. Toutefois, le sujet
« Antigone » se complète, comme entité, dans l’acte de révolte et de résistance24.
Antigone, dans tous les âges, se range en tête de tous ceux qui prônent le droit à

21 Voir à ce sujet, Théodossis Pélégrinis, Dictionnaire de la philosophie, Athènes, Ellinika


Grammata, 2004, « phénoménologie ».
22Cf. Zoè Samaras, « L’esthétique de l’inachevé. Une contribution à la sémiotique du

texte théâtral », in Philologhos, 56, 1984.


23 Greimas-Courtès, op.cit., « modèle actantiel ».
24Cf. Christian Meier, L’Art politique dans la tragédie grecque, traduction en grec de Flora

Manakidou, Athènes, Kardamitsa, 1997, p. 228 – 239.

40
la désobéissance politique25. De ce fait, l’héroïne de Sophocle rejoint les arché-
types. Marika Thomadaki, professeure de théorie et sémiologie du théâtre à
l’Université d’Athènes, propose le schéma ci-dessous afin de montrer l’ascension
d’un personnage théâtral et son emplacement à l’univers des symboles et des
archétypes26 :

Suivant ce schéma pyramidal, nous envisageons l’exemple d’Antigone comme


dépouillé des fastes attachés au dramatique, plus touffu et moins codifié que la
tragédie antique. Aussi, le fait accompli crée-t-il l’instance « Exemple » à deux
bases : exemple à suivre ou à éviter, l’option des héros du drame, vus par le
public qui les critique et qui les juge.
On remarque qu’Antigone, après avoir accompli son action périlleuse que nul
n’oserait faire de peur d’être mortellement puni, elle se place au plus haut rang
de héros « héroïques ». Elle devient une entité positive, ancrée dans la conscience
collective. Elle devient un exemple plutôt à suivre : jeune princesse, amoureuse,
dans les préparatifs de son mariage avec Hémon, respectueuse envers les lois et
les dieux, Antigone ose désobéir au verdict de Créon27 qui la condamne à la fin.
Ainsi, la fille d’Œdipe devient le symbole de la résistance après avoir traversé
l’espace et le temps organisés par les millénaires qui l’ont confirmée et consacrée.
Néanmoins, l’approche sémiologique28, appuyée sur les aspects de l’esthé-
tique, nous oblige à examiner très souvent l’état du signe intellectuel et émotif
en tant que présence absolue dans l’espace et le temps produisant des formes de
l’esthétique29. Celle-ci se constitue à travers le mouvement rythmique intrinsèque
du texte d’origine qui semble ouvert à l’intertextualité. Toutefois, nous devons
prendre en considération le fait de la transformation du signe textuel en signe

25Ibid.
26 Marika Thomadaki, Essai sur le tragique, Athènes, Paulos, 2002, p. 93.
27Cf. Christian Meier, op.cit.
28 Voir, Pierre Guiraud, La Sémiologie, Paris, PUF, 1971 (4e éd.), p. 14 et 80.
29 Sur la sémiologie du signe dans sa totalité, voir Marika Thomadaki, Sémiotique du dis-

cours intégral au théâtre, Athènes, éd. Domos, 1993, p. 97.

41
scénique conduisant à la théâtralité30. Or, la notion de théâtralité égalise le litté-
raire textuel au théâtral scénique et vice versa. Sous cette optique, la théâtralité c’est
la représentation sans le texte. Toujours est-il qu’une telle approche, à la limite
d’un dogmatisme d’intellectuel, nous offre la possibilité de revoir la trajectoire
du mot et sa marche vers la scène. Notons également, que la stratégie liée au
dramatique scénique, suit une nouvelle codification moins rigide que dans les
textes du drame antique. Il s’agit d’une mise sur pied d’un parcours caractéris-
tique quant à la succession des Scènes, à commencer par la « Scène » dite « so-
ciale ». On en déduit l’évolution scénique du signe dans sa double articulation,
textuelle et théâtrale, d’après le schéma suivant de Marika Thomadaki31 :

Il est à souligner que l’appareil théorique de Marika Thomadaki, mis en place


par le mouvement en avant, donne la possibilité au chercheur de s’impliquer
dans le dramatique théâtral, au sens d’une ouverture et d’une marche irrévocable
vers des mondes possibles. Aussi, l’esthétique de l’inachevé prend-elle forme
sous les traits d’une instance strictement surveillée par certains codes. Cela dit,
la « Scène sociale » s’avère l’arène des débats sur l’entité humaine par rapport à
ses relations au sein d’une collectivité précise. Celui qu’on indique par sa fonc-
tion d’écrivain – d’auteur dramatique en l’occurrence – se nourrit d’instantanés
que la vie quotidienne et la proximité de ses semblables lui procurent en abon-
dance. Toutefois, nous ne savons pas quelle est l’attitude de l’auteur à l’égard des
éléments qu’il rencontre dans ses randonnées, car on n’est jamais suffisamment
avertis par les indices. L’auteur n’est, en principe, sûr de rien. La phase donc qui
succède à celles des expériences du monde vécues par l’écrivain coïncide à la
suivante, selon la possibilité du signe de se déplacer. Cette Scène est indiquée par
les termes « Scène mentale » pour montrer la matière invisible qui la structure.
Ainsi, la « Scène mentale » n’est qu’une espèce de station où l’on s’arrête afin de
prévoir la suite d’un drame, les moments de l’apogée de l’appareil fictif, la forme
et les résultats d’une conclusion ou la fin d’un récit dramatique.

30 Sur la théâtralité, voir Rolland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 41 – 42 ;

Josette Féral, « La théâtralité. Recherche sur la spécificité du langage théâtral », in Poé-


tique, No 75, 1988.
31 Marika Thomadaki, Le Mirage théâtral. Introduction à l’étude épistémologique de la représenta-

tion, Athènes, Ellinika Grammata, 2001, p. 45 – 47 ; Manfred Schmeling, op.cit., p. 80 –


87.

42
Cependant la « Scène textuelle », qui suit, fournit au chercheur toutes les in-
formations utiles conduisant à l’évaluation de la matière agissante, son statut dis-
cursif, les thématiques et les structures y comprises ainsi que le contenu des
formes qu’on souhaite explorer dans le but de faire retentir toute la vérité du
texte de l’auteur.
De cette façon, la lecture démiurgique de la dite « Scène textuelle » devient
une sorte d’étape fondamentale qui reflète le souci du chercheur censé se pen-
cher sur les menus détails qu’offrent la métaphore d’un côté et la métonymie,
d’un autre32. Cette Scène confirme, par ailleurs, la résistance du matériel mis en
page et le triage qui le produit après avoir qualifié les données inconnues de la
Scène précédente, la « Scène mentale ». Tout ce qui avait impressionné le créa-
teur d’une pièce théâtrale avait déjà subi une première évaluation avant d’occuper
la « Scène textuelle ». On peut ainsi se faire une image des impressions et des
motivations sur le choix d’une chose à la place d’une autre.
La « Scène textuelle » reflète donc le souci de la bonne entente entre la quan-
tité et la qualité d’un élément qu’on suppose placé exprès là où serait placée une
autre structure mentale, d’après la disposition des structures homologiques d’un
microcosme théâtral33.
De même, à partir de la « Scène textuelle », on se rend compte que tous les
éléments constitutifs d’une œuvre dramatique, passent à l’étamine de ce qu’on
désire voir sur le plateau. Ainsi, le résultat d’un choix exhaustif doit se conformer
aux principes de la quantité et de la qualité ainsi qu’aux lois de la cohérence et de
la morphologie esthétique, c’est-à-dire de ce qu’on appelle le « style ». La coexis-
tence de tous les éléments créateurs d’un ensemble intelligent vise à donner
l’image complète d’un résultat harmonieux.
Dans cet esprit, nous abordons l’étape suivante, la « Scène de la représenta-
tion », qui fonctionne comme une réalité théâtralisée aboutissant au spectacu-
laire. L’action de la mise en scène se confie au talent du metteur en scène qui
transforme le signe textuel, métaphorique et métonymique, en image. L’aventure
du mot doit, cependant, aboutir à fonder un dispositif actoriel, propre au statut
discursif, émotionnel et symbolique. Le tout adossé sur moult questions posées
en amont et dont le bien-fondé est justifié par le souci d’obtenir un spectacle
adéquat.
Au sujet de ce qui compose un spectacle, conformément à ce qu’on attend la
société proche, on remarque que l’ensemble « idéologique » de la représentation
est soutenu par l’entourage sociopolitique formé et établi par les bienséances et
la vraisemblance, comme systèmes qui défendent, après tout, le discours de la

32Cf. Anne Ubesfeld, op.cit., p. 120-148 ; Marika Thomadaki, Philosophie du signe et chaos :

L’expérience de la métaphore théâtrale, Athènes, Propobos, 2003, passim.


33 Sur la question de la structure syntaxique voir, Noam Chomsky, Syntaxic structures,

Massachusetts, Mouton, 1957, p. 90 et squ.

43
classe dominante. Pourtant, le théâtre fait tout pour se débarrasser des clichés de
toute provenance.
À ce niveau, nous pouvons considérer la « Nouvelle Scène sociale » comme
une étape des plus importantes suivant le mouvement de l’évolution qui contrôle
l’esthétique théâtrale. Cela dit, le spectateur, en sortant du théâtre à la fin du
spectacle, doit être tout à fait prêt à changer le monde34. C’est l’aboutissement
normal et souhaité quant au dispositif rigide et justifiable du théâtre. Bref, c’est
son but de manipuler le représentable afin de produire une sorte de nouvelle
conscience calquée sur celle qui la reflète ici et maintenant. Cependant, les diffé-
rences créent la nouvelle vérité qui est d’abord scénique. Ensuite, la fonction
métalinguistique35 du spectacle forge la matière créative et la rend souple et ac-
cessible au regard du spectateur initié36. Aussi, la « Nouvelle Scène sociale », re-
cueille-t-elle les éléments fondateurs d’une nouvelle esthétique, celle qui ébranle
le statut opératoire de l’esthétique établie.
Il se crée ainsi une chaîne fragile qui n’exclue pas le baroque, au sens de l’élé-
ment qui surprend dès qu’on l’aperçoit comme signalisation face au statut de la
chose théâtrale établie. L’élément que nous considérons comme « baroque »,
c’est la structure à tendance totalisante de l’appareil taxinomique au sein de l’es-
thétique dominante37. Il s’agit, en fait, de la structure qui fortifie l’impression
ainsi que le discours du bizarre en tant que forme énergétique attachée au registre
de l’esthétique de la classe dominante et de l’ordre établi. Or, l’élément qui dif-
fère, diffuse la panique de l’étrange et de l’inconnu. De cette façon, l’on est face
quelque chose qui échappe au contrôle des clichés accumulés et rigides en ce qui
concerne leur force intrinsèque au théâtre. C’est la force de bâtir sans arrêt
jusqu’au moment où l’on arrive à la destruction complète qui s’ouvre à une ten-
dance toute neuve. Puis, tout est à recommencer.
En fin de compte, toute cette aventure et les « va-et-vient » du texte et de son
contenu de représentable, portent jusqu’à nous l’intertexte, connaisseur de toutes
les compétences d’un sujet gisant à proximité d’une esthétique, qui parle peut-
être un langage peu commun, presqu’étranger. Ce nouveau langage incompré-
hensible, à la limite du barbare, c’est le méta-moderne méta-théâtral, qui se cons-
truit un nouveau statu quo, difficilement rangeable car éloigné de tout principe
flatteur des bienséances et de la vraisemblance38. Toutefois, les ingrédients qui
ont été éliminés, de prime abord, sont repris et sont invités à collaborer avec la
nouvelle matière ainsi qu’avec toutes les causalités qui changent de registre, du

34 Marika Thomadaki, Sémiotique du discours intégral au théâtre, p. 149 squ.


35Cf. Georgios Babiniotis, Linguistique et Littérature. De la technique à l’art du discours,
Athènes, Mavromati, 1984, p. 187 squ.
36 Patrice Pavis, op.cit., « spectateur ».
37Cf. Evangelos Moutsopoulos, Les catégories esthétiques. Introduction à une évaluation de l’objet

esthétique, Athènes, 1970, p. 19 ; E. Papanoutsos, Esthétique, Athènes, Ikaros, 1976, p. 17.


38Cf. Bernard Dort, Théâtre réel, Paris, Seuil, 1970, p. 231 – 265.

44
réel par rapport au fictif39. Pourtant, ce changement, même s’il n’est pas affronté
comme un faire provisoire, il fixe et stabilise les nouveautés des nouveaux cri-
tères et des nouvelles circonstances.
Par exemple, les héros « antiques » d’Anouilh, dans les « Pièces secrètes » et
notamment dans la pièce Tu étais si gentil quand tu étais petit40ne reprennent pas
exactement le même chemin que les héros des pièces de Sophocle, ni la même
route qu’Antigone qui fonctionne comme intertexte pur, au sens de la référence
au titre de la tragédie.
L’Oreste de Tu étais si gentil quand tu étais petit contient à peu près toute la
thématique de base formant un récit linéaire, correspondant aux étapes « géo-
graphiques » et notionnelles du héros antique41. Toutefois, la disposition verti-
cale de son itinéraire, surtout lorsqu’on envisage le parcours du mythe d’Oreste
dans son état de point culminant, nous révèle les détours et leur signification au
niveau du fictionnel symbolique42. Oreste est depuis toujours un héros victime
du pathos tragique. Il commet un crime, une insulte qui le condamne à la malé-
diction et à la perte. En tuant sa mère, Clytemnestre, Oreste s’abandonne à la
mania, la folie43. Il n’a pas le courage d’affronter la situation et lui manque appa-
remment la force d’établir et d’imposer son propre vouloir.
Le fils d’Agamemnon est un héros que l’on pourrait qualifier de vaincu : il
suit plutôt le mouvement de la descente après avoir mis en relief son moi de
combattant, même s’il s’agit d’un combat intestin le rangeant aux ennemis de sa
propre famille. Oreste s’adonne, en effet, à la cause de la vengeance d’un père
glorieux. Cependant, il ne croit pas vraiment à son engagement de punir Clytem-
nestre et Egisthe pour le meurtre de son père. Nous pouvons même dire que, vu
les résultats, Oreste n’aurait rien fait sans les incitations pressantes d’Électre. De
ce point de vue, Oreste est une victime des circonstances. De toute manière,
après le meurtre de Clytemnestre, les Erinyes s’abattent sur lui, sur leur « gibier »
facile à manier, à travers la machine atroce des remords.
Les personnages, dans cette pièce « intertextuelle » d’Anouilh, sont tous por-
teurs de l’impossible et de l’impasse. Ils s’engagent au meurtre avec hardiesse et
laissent de côté les examens de la conscience. Le contrôle de soi ne touche que
très peu la conscience des Atrides, éloignés du centre qui règle pour autant l’at-
titude morale des héros.
Notons que le drame antique codifie les circonvolutions des aventures et le
statut qualitatif des héros. Après tout, le mythe des Atrides et des Labdacides se
réfèrent à une époque archaïque, à cheval entre la royauté ferme et centralisante

39 Philippe Hamon, « Un discours contraint » in Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p.

119 squ.
40 Jean Anouilh, Tu étais si gentil quand tu étais petit, Paris, Avant-scène, 1972.
41 Christian Meier, op.cit., p. 133 squ.
42Ibid., p. 135.
43 Ruth Padel, Whom Gods destroy, New Jersey, Princeton University Press, 1995, p.28.

45
et la période démocratique durant laquelle les institutions, juridique, sociale, po-
litique, ainsi que l’ensemble de la civilisation traversent des moments de distance
et des moments de convergence civique. Par exemple, l’Oreste d’Euripide n’a
pas beaucoup de points communs avec son synonyme et homonyme héros
d’Eschyle. Le monde de l’Orestie, dans les trois tragédies qui la composent, Aga-
memnon, Les Choéphores et Les Euménides, plonge dans le discours argumentatif,
manifestation suprême de la rhétorique en place, déplacée pourtant vers la poésie
théâtrale. Celle-ci propose la raison et met les bases d’une nouvelle conscience
du citoyen, au moyen de l’installation à Athènes d’un système politique respec-
tueux des citoyens.
En outre, la scission profonde, provoquée par l’avènement du christianisme,
a marqué à jamais la vision du monde tout en modifiant l’aspect et la substance
des choses. La question de l’intertexte, vue de toute part, montre la rupture pro-
fonde dans le corpus des notions et des émotions. De surcroît, l’implication de
l’homme ordinaire au jeu vertigineux du changement et de la mutation d’un point
de vue vers un autre, annoncent l’apothéose de l’esthétique initiatrice aux sys-
tèmes qui emboîtent l’individu. Celui-ci avance à tâtons et trouve, le plus sou-
vent, un abri sûr qui puisse protéger sa vie et toutes ses aspirations, en tant que
membre d’une société en agitation. Les guerres, la famine, l’impotence et les ma-
ladies n’épargnent jusqu’aux natures les plus fortes.
L’exemple le plus saillant, c’est celui de l’Entre-deux-guerres, une période qui
connaît les gestations aboutissant aux malheurs qui ne se reposent jamais. Or,
dans l’Entre-deux-guerres, l’humanité a recours à la stabilité de la philosophie
systématique et codifiée, alors que les dramaturges, en France et ailleurs, repren-
nent le drame antique pour s’y appuyer dans le but de se procurer de nouveaux
moyens de décrire l’homme, sa vie et ses passions. L’homme tragique attire le
théâtre alors que le public veut goûter de cette beauté unique qu’offre le clas-
sique44.
Néanmoins, l’auteur dramatique de l’époque, sceptique et apeureux aussi, se
lance à l’aventure de se trouver de nouvelles causalités. Ainsi, la cause de la ma-
tière première dans Tu étais si gentil quand tu étais petit continue d’être Oreste,
Électre, Clytemnestre et Egisthe, passés bien entendu à l’étamine des épreuves
du temps. Le canevas sociohistorique influence l’histoire des personnages de la
tragédie antique et opère sur l’étendue du mythe d’Oreste, par exemple. Anouilh,
dans son microcosme, présente le meurtrier de Clytemnestre comme une figure,
qui subi des transformations dans son statut structurel et morphologique.
L’intertexte, à partir de la « personnalité » d’Oreste, s’appuie, malgré tout, sur
la même thématique qui inspira Eschyle dans son Orestie. Mais, la silhouette en
mouvement, aperçue par Électre, ne coïncide pas, dans son ensemble, ni avec
cet autre Oreste des années du classicisme en France, sous Louis XIV, cet Oreste
qui hurle sa folie, à travers une autre phrase emblématique dans l’histoire du

44 Evangelos Moutsopoulos, op.cit.

46
théâtre : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? 45 ». Racine s’ins-
pire de Sénèque et Euripide, le dernier inaugurant le contexte des remords qu’il
continue à appeler les « Erinyes ». D’ailleurs, ses propositions intertextuelles,
comme son Électre, qui reprend le discours d’Électre chez Sophocle, conduisent
à une considération renouvelée de l’esthétique.
L’intertexte d’Euripide est une preuve de sa perplexité face au tragique qui
n’ose aller plus loin à cause d’un manque, peut-être, de moyens d’avancer au-
delà des structures de surface indiquées par la question de la fin cathartique. Or,
Euripide introduit le deus ex machina, le dieu machine qui met de l’ordre dans le
désordonné. L’élément du dieu machine était semblablement cet élément qui lui
manquait afin de construire son microcosme d’après le principe de l’achevé. Eu-
ripide a risqué l’implication de ses personnages dans l’esthétique de l’inachevé
comme figure de style qui se manifeste souvent au théâtre.
L’on remarque que l’intertexte n’est pas une simple occasion de modifier le
registre opératoire d’une pièce. Il s’agit plutôt d’une nouvelle façon de concevoir
et de percevoir la vision du monde. Bref, l’intertexte, comme construction dra-
matique, est imbu d’une matière fondatrice de la nouvelle esthétique, aboutisse-
ment naturel d’une marche en avant des notions contenues dans le texte de l’au-
teur. Toujours est-il que le « contrat » entre la thématique et la forme d’un récit,
laisse des possibilités énormes en ce qui concerne le maniement des points où se
manifeste le besoin d’opérer sur l’esthétique. La tradition ne suffit pas et il faut
lui insuffler un nouveau souffle rajeunissant et conforme aux circonstances gui-
dées par les événements produits ici et maintenant.
Pourtant, toute époque craint le vide, ce troue affreux qu’on n’ose affronter
qu’à travers certaines solutions qui corrigent en remplissant le gouffre de l’ina-
chevé. Le classicisme ose, jusqu’à une certaine mesure, repousser l’idée d’une fin
ambigüe au profit des structures beaucoup plus claires comme dans la plupart
des pièces de Shakespeare. Par exemple, l’Oreste du dramaturge anglais est fixé,
comme figure, aux traits d’Hamlet ayant les mêmes motivations que celles de
son prédécesseur. Hamlet est un intertexte pur, la fin cathartique le rendant com-
plet. Cependant, il ne s’appelle pas Oreste et il n’est pas le futur roi d’Argos. Il
n’est pas le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, il n’a pas de sœur. Il est le
prince héritier du trône de Danemark, sa mère s’appelle Gertrude et à la place
d’Egisthe c’est Claudius, le frère du roi assassiné.
Hamlet, calqué sur Oreste, se présente immobilisé par les femmes, Gertrude
et Ophélie qui sont une sorte de résumé de Clytemnestre et d’Électre. En outre,
la mort de tous souligne une fin qui convient à leur race. L’inachevé est repoussé
pour le moment par des solutions claires et bien éloignées du risque de faire face
au vide.

45 Jean Racine, Andromaque, Acte V, Scène 5.

47
De surcroît, l’esthétique du méta-moderne offre l’occasion de faire la critique
du théâtre renouvelé. Au moyen de certains éléments comme la « nomencla-
ture », on change automatiquement l’orientation des notions fondatrices de la
thématique, au niveau du sens. Or, la thématique est traitée de deux façons : a)
comme ensemble de signes discursifs racontant une histoire du A au Z (si pos-
sible au théâtre) et b) comme un tout porteur de sens et de points permettant
l’interprétation.
En outre, le méta-moderne au théâtre devient un mot de passe facile, en ap-
parence, quant à son utilisation immédiate, si on n’a pas d’autres façons de faire.
De plus, le discours du méta-moderne devient parfois fascinant et proche de
certaines recherches dans le domaine du théâtre, qui vont au-delà des structures
classiques, romantiques, naturalistes et ainsi de suite. Il n’y a que le théâtre de
l’absurde qui puisse avoir la force de résister au charme du méta-moderne. Cela
dit, le théâtre, dit de l’absurde, opte pour la mise en relief de l’apparat étrange,
différent, singulier, baroque, grotesque ou burlesque qui repose dans le contenu
du récit. L’irrationnel au théâtre est, enfin de compte, un élément qui irrite le
public en produisant des stimuli opératoires qui guident souvent le metteur en
scène. Toute extravagance lui est permise, toute tentative de se frayer une voie
peu sûre et plutôt embrouillante lui est pardonnée.
Toutefois, le danger de l’inachevé est repoussé efficacement. On n’a qu’à re-
considérer la fin des pièces absurdes. En principe, le récit terminé, les héros dra-
matiques reprennent leur action et refont leur parcours, identique à celui con-
sommé dans le texte depuis le début jusqu’à l’acte final. Notons que l’image fi-
nale de la pièce d’Anouilh, Tu étais si gentil quand tu étais petit, loin d’être une pièce
« absurde », elle propose une fin qui rejoint l’inachevé qu’on veut corriger ou
exorciser avec force et violence. Le dialogue entre Egisthe et Électre en est ca-
ractéristique :
« Egisthe : Qu’est-ce que tu fais là, toi ? C’est fini.
Électre : (recroquevillée dans son coin) Non. Ce n’est pas fini. Tout recommence. J’attends
Oreste. 46 »
Cependant, cette pièce « secrète » de Jean Anouilh est un échantillon des plus
réussis de « pièce dans la pièce », c’est-à-dire elle est proche du « théâtre dans le
théâtre ». Il est à noter que ce phénomène est justifiable par le fait qu’Anouilh
met en page l’« historique » d’une troupe de théâtre qui répète chaque soir et à
plusieurs reprises, chose qui explique cette double ou triple articulation de la
pièce en entier, perçue comme un jeu d’implicite47 par rapport à l’explicite. Mal-
gré tout, la fin, qui est en même temps le départ et le terminus, apparaît très

46Jean Anouilh, op.cit., p. 31.


47Sur l’implicite voir, Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite et l’explicite, Paris, Colin,
1986, p. 21 squ.

48
souvent dans les pièces du théâtre de l’absurde. Les exemples en sont très nom-
breux : La Leçon d’Ionesco, En attendant Godot de Beckett, Fin de partie de Beckett
etc.

Conclusion
Somme toute, les rapports entre l’intertexte, le méta-moderne et l’inachevé
convergent souvent quand on a intérêt à revoir un texte vieilli, par exemple, un
texte qu’on veut ranimer d’un souffle nouveau. En plus, l’intertexte permet de
« lire » l’histoire politique, culturelle et autre dans son organisation linguistique
et structurelle, tandis que le méta-moderne corrige le manque d’espace entre le
signifiant et le signifié.

Bibliographie
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50
Variation autour du thème de l’amour interdit :
la pratique intertextuelle dans Britannicus et Phèdre
de Jean Racine

Emmanuel NJIKE
ENS-Université de Bamenda

Résumé
Britannicus, Phèdre : deux œuvres, un auteur, un thème fédérateur. D’un côté,
un empereur cynique qui convoite la femme de son frère qu’il veut épouser avant
d’assassiner le rival jalousé. D’un autre, une reine infidèle croyant son mari mort,
s’éprend de son beau-fils qui l’éconduit ; confuse par la réapparition du mari
trahi, elle diffame l’insensible et se disculpe aux yeux de l’époux. Sa malédiction
lui vaut une punition divine irréparable. L’intratextualité aidera à mieux com-
prendre les dessous d’un amour qui divise au lieu d’unir comme on s’y serait
attendu.
Mots-clés : Britannicus, Phèdre, amour interdit, intratextualité, intertextualité

Introduction
Parmi les monstres sacrés qui ont donné au théâtre français ses lettres de
noblesse, Jean Racine en est un. Car il est difficile de nommer dix dramaturges
originaires de son pays sans que son nom ne figure sur la liste. Pourtant, sa pro-
duction dramatique paraît assez modeste quand on la compare à celle de beau-
coup de ses compatriotes puisqu’elle n’a que douze titres qui n’ont servi à illus-
trer qu’un genre bien précis, la tragédie. Assez curieusement, le recul de celle-ci
n’a pas déteint sur celle-là, témoin l’abondante littérature critique qui l’accom-
pagne depuis cinq siècles déjà. C’est une preuve qu’elle n’est pas encore bonne
pour les oubliettes, mais ceci pose en même temps une question aussi embarras-
sante qu’intéressante : que peut-on dire encore de plus ou mieux de neuf sur
cette œuvre quand tant de choses ont déjà été dites ? Cette interrogation soulève
en clair le problème de l’actualité des œuvres anciennes et en substance la perti-
nence de ce que nous voulons faire. Certains de ses spécialistes ont présenté cet
auteur comme un peintre de l’amour et André Roussin, auteur à succès du
théâtre de boulevard du siècle dernier à qui ses détracteurs reprochaient la mo-
notonie inhérente à ses pièces qui ne parlent que d’amour, répondrait malicieu-
sement : « L’amour n’est-il pas un sujet sans fin ? » (Roussin, 1965 :90) À partir

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de ceci, si nous pouvons nous permettre une généralisation que certains trouve-
ront abusive, nous allons affirmer qu’un bon nombre de dramaturges exploite
dans leurs œuvres les diverses facettes de ce thème dont les subtilités ne cessent
de captiver l’attention des spectateurs/spectatrices de génération en génération.
Et si les êtres humains, indépendamment de leur sexe, y trouvent un intérêt, c’est
sans doute parce que ce théâtre met à nu certains aspects de leurs fantasmes
refoulés et l’un de leurs vœux secrets et généralement inavoués et inaccomplis
est de briser les tabous pour vivre pleinement, c’est-à-dire assouvir leurs passions
parmi lesquelles la passion amoureuse et la volonté de puissance se situent en
première ligne. En choisissant de parler de l’amour interdit dans Britannicus et
Phèdre, nous voulons utiliser ce que les avancées de l’intertextualité ont apporté
à la critique littéraire pour montrer comment le vieux rêve de réaliser une œuvre
monumentale, unique et complète que le poète français Stéphane Mallarmé a
appelée « Le Livre », a hanté, inconsciemment ou non, plus d’un écrivain, per-
suadé qu’il était qu’« au fond qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque
a écrit, même les Génies. » Cet exercice aurait été plus intéressant s’il s’étendait
à l’ensemble du théâtre de cet auteur, mais le cadre dans lequel il se fait étant
suffisamment restreint, l’on se contentera de ces deux pièces, considérées
comme ses chefs-d’œuvre.

1. Les préalables méthodologiques


Un demi-siècle après sa création, l’intertextualité est apparue au début 1960
est le fruit du chemeninement épistémologique des figures comme Foucault,
Derrida, Sollers, Barthes, compagnons de pensée du groupe Tel Quel (1968-
1969). Mieux qu’un simple néologisme inventé pour remplacer la vieille critique
des sources, elle s’est finalement imposée comme une méthode d’approche des
textes dont la fécondité n’est plus à démontrer grâce à sa conceptualisation. Julia
Kristeva, à travers Sèméiôtikè. Recherches pour une sémanalyse (1969), réunissant une
série d’articles des années 1966-1969. Ses contours définitionnels ont tellement
préoccupé les chercheurs qu’en voulant affiner leurs lectures, ils en sont arrivés
à la conclusion que l’intertextualité entendue comme l’ensemble des relations
qu’un texte entretient avec un ou plusieurs autres, tant du point de vue de sa
création que de sa réception et sa compréhension par les rapprochements
qu’opère un lecteur ne rendait pas suffisamment compte de sa richesse. Ils pro-
posent de mettre en avant d’autres concepts comme interdiscursivité, intermé-
dialité ou encore interartialité qui sont composés, faut-il le remarquer, sur le
même principe que intertextualité, mais qui visent, si l’on s’en tient à leurs radi-
caux, des composantes du texte et non le texte lui-même.
Au-delà de toutes les subtilités que ces nouveaux concepts peuvent apporter
à l’analyse littéraire, il n’en demeure pas moins que l’intérêt de l’intertextualité
est qu’elle engage à repenser notre façon de comprendre les textes littéraires et

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Jacques Poulin est, selon nous, parmi ceux qui ont le mieux exprimé sa percep-
tion lorsqu’il affirme :
Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme
des choses indépendantes. Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le
comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres, non seulement avec les livres
du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes. (Poulin,
1988 : 186)
Si la dernière partie de cette déclaration a été à l’origine de riches études sur
le roman et dans une moindre mesure à la poésie, il faut reconnaître que les
études théâtrales sont restées en marge de ce foisonnement, peut-être à cause de
la double appartenance du théâtre à la littérature et aux arts du spectacle.
En plus, s’intéresser aux rapports entre les œuvres du même auteur a eu de la
peine à se faire accepter, certainement parce que la répétition dans ce domaine
est plus un signe de pauvreté que de richesse. Malgré son apparition tardive, cette
option a aussi donné naissance aux expressions « intertextualité restreinte », « in-
tertextualité autarcique », « autotextualité » et « récriture » qui ne sont en réalité
que des synonymes d’intratextualité pour désigner cette intertextualité particu-
lière renvoyant aux œuvres d’un même écrivain. Elle se produit lorsqu’un auteur
« réutilise un motif, un fragment du texte qu’il rédige ou quand son projet rédac-
tionnel est mis en rapport avec une ou plusieurs œuvres antérieures (auto-réfé-
rences, auto-citations » (Limat-Letellier et Miguet-Ollagnier, 1998 : 27) Que cette
réutilisation et cette mise en rapport soient volontaires ou non, évidentes ou
entrevues, que ce projet soit une simple hypothèse comme c’est le cas dans
l’exercice qui va suivre, l’essentiel, c’est qu’il soit mis en relief au terme d’une
analyse qui se veut intratextuelle parce que reposant sur des faits avérés.

2. De la pièce des « connaisseurs » à « la meilleure de mes tragédies » :


la saga des familles recomposées
Un an avant la publication de Phèdre, Racine écrit dans sa seconde préface de
Britannicus : « Si j’ai fait quelque chose de solide et qui mérite quelque louange, la
plupart des connaisseurs demeurent d’accord que c’est ce même Britannicus ».
Cette pièce avait été à l’origine de nombreuses polémiques qui ont fini par s’es-
tomper pour céder la place à l’admiration. Dans la préface de sa nouvelle pièce,
il se dit que celle-ci est peut-être ce qu’il a « mis de plus raisonnable sur le
théâtre ». Et s’il n’ose pas encore « assurer » qu’elle est « la meilleure de [s]es
tragédies », c’est qu’elle n’a pas encore subi l’épreuve du temps qui seul consacre
les chefs-d’œuvre. C’est désormais chose faite, puisque la critique unanime ne
laisse plus aucun doute subsister. Les deux constituent deux sommets de la pro-
duction dramatique de cet auteur et comme on devrait s’y attendre, il serait de
bon ton que ce soit les spécificités de chacune d’elles qui intéressent la critique,

53
non leurs points de convergence. Et si à première vue leurs disparités sont réelles
et claires, leur point commun le plus visible est que ces deux œuvres sont en fait
des tragédies de palais dans lesquelles la politique a abandonné la préséance à
l’amour qui fait feu de tout bois. D’ailleurs, ce que l’auteur dit de la dernière est
tout à fait valable pour l’autre : « Les passions n’y sont présentées aux yeux que
pour montrer tout le désordre donc elles sont cause ». Et pour que cet amour se
manifeste, il faut que certaines conditions soient remplies et c’est ici que les
autres points apparaissent.
D’abord, l’espace théâtral que les normes du classicisme réduisent à un lieu
scénique unique est une trappe qui se referme dès que les personnages entrent
en scène : on a abondamment glosé sur les raisons justifiant cette prescription ;
mais a-t-on suffisamment analysé ses conséquences ? Elle enferme les protago-
nistes dans une promiscuité qui réduit leurs marges de manœuvre et, l’égoïsme
et la mesquinerie aidant, ils sont poussés à la faute, que ce soit de plein gré ou
contre leur volonté. L’élargissement du cadre spatial qui passe de la chambre du
palais de l’empereur à Rome en Italie à Trézène, une ville du Péloponnèse en
Grèce, est un leurre parce que ceux qui s’y retrouvent se sentent à l’étroit. C’est
vrai que le palais de Claude, envahi par Agrippine qui y emmène son fils Néron
suite à un mariage incestueux aux conséquences désastreuses, est le lieu indiqué
pour étaler leur volonté de puissance. Les enfants biologiques de cet empereur y
vivront l’enfer après le décès de leur père orchestré par leur marâtre pour régen-
ter la famille impériale et au-delà d’elle tout l’empire. Si les intrus prennent toutes
leurs aises dans l’espace vital dévolu aux enfants de l’empereur, ceux-ci ne trou-
vent aucun recoin qui leur soit favorable dans ce palais devenu pour eux un ca-
chot. Ils ne pensent pas à s’enfuir parce qu’ils ne savent où aller.
Par contre, c’est là que la variation se fait voir, la situation n’est guère plus
vivable dans Phèdre où le fils du roi Thésée, prétextant aller à la recherche de son
père disparu depuis belle lurette, cherche plutôt à s’échapper de Trézène, le ber-
ceau de son enfance où il ne se sent plus à l’aise : « Le destin en est pris : je pars,
cher Théramène/Et quitte le séjour de l’aimable Trézène. […] Et je fuirai ces
lieux que je n’ose plus voir. » (Vers 1, 2 et 29) Tourmenté par la présence d’Ari-
cie, la sœur des ennemis de son père, il veut quitter ce lieu qu’il aime pour ne pas
succomber aux charmes de cette jeune fille qui l’attirent. Cette envie de fuir ne
prendra pas fin avec le retour de son père, preuve qu’au-delà de cette jeune fille,
il redoute autre chose. Vu ce qui s’est passé, il est devenu gênant dans la demeure
de son père où la présence de sa marâtre lui est désormais insupportable, et il le
dit clairement à qui de droit : « Souffrez que pour jamais le tremblant Hippo-
lyte/Disparaisse des lieux que votre épouse habite. » (Vers 925-926) Elle-même
est bien en peine de son mariage avec Thésée qui l’a amenée à Trézène pour son
malheur, puisqu’elle y retrouve une personne qu’elle ne voulait plus rencontrer
sur son passage : « Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,/ Mon repos, mon
bonheur semblait être affermi,/Athènes me montra mon superbe ennemi. »

54
(Vers 270-272). Elle avoue que ce sont ses plaintes qui ont très tôt sevré Hippo-
lyte de l’amour paternel par un exil qu’elle croyait salutaire. Ce chassé-croisé
montre que ce lieu impose aux personnages une cohabitation dans laquelle la
promiscuité joue un rôle capital.
Ensuite, dans cet espace évoluent des personnages qui appartiennent de fait
à la même famille, sans pour autant avoir des liens de sang contraignants. Pour
cette raison, ils ne se sentent pas nécessairement tenus par certaines convenances
sociales dont ils ne se privent pas de transgresser les règles. La plus grande de
ces transgressions est planifiée par Agrippine qui recourt à la corruption pour
modifier les lois en vigueur afin d’épouser son oncle pour être le plus proche
possible du centre des décisions politiques. Ce mariage bouleverse totalement
l’ordonnancement de la famille impériale qui passe sous la coupe réglée d’une
impératrice ambitieuse et sans scrupule, prête à tout pour satisfaire ses ambi-
tions. Elle pose une série d’actes allant dans le sens du renforcement de son
pouvoir : l’adoption de son fils par son mari fait de lui le frère (adoptif) de Bri-
tannicus et d’Octavie, les enfants légitimes de ce mari. Ainsi se constitue une
famille recomposée dans laquelle il se passe des choses peu orthodoxes : l’em-
poisonnement de l’empereur par son épouse incestueuse en est l’élément déclen-
cheur : elle impose à Néron un mariage de convenance avec celle qui est devenue
sa sœur ; ce mariage, incestueux comme le sien, est contracté sans amour et le
marié prendra vite des libertés avec lui, au grand dam de son initiatrice qui en
prend ombrage d’ailleurs. Les fiançailles de Britannicus et Junie, autre manœuvre
d’Agrippine, sont une consolation pour détourner ce prince de toute revendica-
tion politique. Cette situation arrange les deux promis qui n’en demandent pas
plus ; Néron, devenu empereur, s’offusque de leur amour et cherche à les sépa-
rer. En voulant s’emparer de la fiancée de son frère, il introduit dans l’œuvre le
thème de l’amour interdit qui se révèle à la fin impossible pour des raisons qui
restent à établir.
Ce même thème sert de trame à Phèdre où la reine éponyme trouve en arrivant
au palais un enfant né d’une autre femme. Qualifié de « superbe ennemi » par la
nouvelle venue, il sera éloigné du domicile familial et vivra dans une relative
quiétude jusqu’au moment où ses parents le retrouvent à Trézène. Entre-temps,
le jeune homme qui paraissait hors d’atteinte de l’amour est tombé sous les
charmes d’Aricie, l’ennemie publique du royaume que Thésée a condamnée au
célibat pour l’empêcher d’avoir une descendance. Par respect pour son père, il
cherche à conjurer cet amour par la fuite. Les rumeurs de la mort de roi dont il
est un potentiel successeur, au lieu le ramener vers cette jeune fille, le conforte
dans son choix. Bien que cette docilité s’oppose à l’impudence de Néron qui
tient à la fiancée de son frère malgré tous les interdits, il y a pire dans cette
œuvre : à cause de ces mêmes rumeurs, la reine, se croyant libérée des contraintes
conjugales et à l’instigation d’Œnone, donne libre cours à son amour longtemps
contenu pour son beau-fils. Cet amour désoriente le prince et précipite sa mort.
La famille recomposée ici est moins complexe que l’autre mais au vu de ce qui

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s’y passe, on dirait que c’est une structure sociale dans laquelle la tentation de
violer certains tabous est plus courante que dans la famille nucléaire. Les va-
riantes spécifiques introduites dans ces œuvres tendent à renforcer ce point de
vue en mettant en exergue les agissements d’un homme et d’une femme. Ce qui
semble être l’apanage des hommes, transgresser les tabous amoureux comme la
doxa s’en fait régulièrement l’écho, n’est pas inconnu de la gent féminine. Néron
et Phèdre en sont de parfaites illustrations. À tout prendre, l’amour de Phèdre
pour Hippolyte ne serait qu’un schéma inversé de celui de Néron pour Junie : la
seule différence réelle du reste, réside dans l’attitude des amants vis-à-vis des
interdits qui les frappent : du haut de son statut d’empereur, Néron ne craint
personne et se moque des jérémiades de sa mère tandis que la reine grecque,
soucieuse de sa renommée, redoute la déchéance. C’est surtout au niveau des
manifestations de cet amour que l’intratextualité se fait plus explicite.

3. L’amour interdit et ses méfaits sur la famille


À l’origine de cet amour se trouve un puissant incitateur, l’apparence physique
de l’être aimé qui en fait un personnage fatal sous les charmes de qui on suc-
combe facilement. D’ordinaire, pour paraître en public, les femmes se parent de
leurs plus beaux atours et autres artifices. Dans Britannicus, c’est le contraire :
surprise à une heure tardive de la nuit, les ravisseurs de Junie ne lui laissent ni le
temps de faire sa toilette, ni celui de se changer ; elle se présente dans sa beauté
naturelle : « Belle, sans ornements, dans le simple appareil/D’une beauté qu’on
vient d’arracher au sommeil. » (V. 389-390) Le côté artiste de Néron l’amène à
penser que le clair-obscur de cette nuit de l’enlèvement a contribué à rehausser
cette beauté. N’empêche que cela a sur lui un effet dévastateur et il le reconnaît
explicitement : « Elle m’est apparue avec trop d’avantage. » (V. 403) Malgré tous
ces atouts, elle se fait discrète et, contrairement à toutes les séductrices qui han-
tent les couloirs du palais en quête d’ascension sociale, « Seule dans son palais la
modeste Junie/Regarde leurs honneurs comme une ignominie, / Fuit, […] » (V.
423-25) Ceci fait d’elle une femme unique, capable de faire les délices de l’empe-
reur : « Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour/Dont la persévérance irrite mon
amour. » (V. 417-418) Rappelons que le verbe « irriter » rappelle celui d’« exci-
ter », sens qu’on lui donnait au dix-septième siècle.
Phèdre est tout aussi subjuguée par les qualités d’Hippolyte, mais elle est
moins lucide que Néron. Son amour l’aveugle à un tel point qu’elle ne considère
plus son époux que comme une image dégradée de son beau-fils : « Oui, Prince,
je languis, je brûle pour Thésée./ Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,/
Volage adorateur de mille objets divers, […] Mais fidèle, mais fier, et même un
peu farouche,/ Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,/ Tel qu’on
dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois./ Il avait votre port, vos yeux, votre
langage,/ Cette noble pudeur colorait son visage. » (V. 634-636 puis 638-642)

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Tant du point de vue physique que comportemental, la ressemblance entre Junie
et Hippolyte est saisissante et ils feraient à n’en point douter un couple idéal : le
sex-appeal qui attire l’empereur vers la fiancée de son frère est le même qui attire
les soupirantes vers le beau-fils de la reine ; mais, contrairement à son père, celui-
ci fait montre d’une « noble pudeur » qui répond à la « modestie » de celle pour
qui l’empereur s’est épris ; son mépris des honneurs et sa discrétion rappellent
la fierté et l’aspect farouche du prince à qui on ne connaît pas jusque-là la
moindre aventure amoureuse ; en matière de fidélité, la fiancée de Britannicus,
malgré le harcèlement de l’empereur, n’a rien à apprendre au prince insensible.
En somme, Phèdre reconnaît qu’elle s’est trompée et aurait été plus heureuse
avec son fils comme le frère de Britannicus reconnaît qu’il s’est trompé en épou-
sant la sœur du fiancé de celle qu’il convoite maintenant. Conscients des obs-
tacles qui s’opposent à leur passion, ils mettent un point d’honneur à la vivre
intensément, au besoin par la violence, si la réaction de ceux sur qui ils ont jeté
leur dévolu ne leur est pas favorable.
C’est ainsi que, chez Néron et Phèdre, l’amour incestueux se manifeste avec
une telle violence que rien ne lui résiste. Au départ, la promptitude de l’empereur
à l’extérioriser s’oppose à la réticence de la reine qui fait preuve de pudeur car
elle mesure la gravité de ce qui lui arrive. D’entrée de jeu, Néron s’abandonne
un peu trop facilement à un sentiment naissant dont la puissance lui semble im-
parable même s’il étale une maîtrise surprenante dans sa façon d’en parler. Avec
une concision qui ne s’embarrasse pas de fioritures, il va droit au but ; la rectifi-
cation, seule figure de style notable qui colore son aveu, transforme cet amour
en idolâtrie, élevant immédiatement la personne aimée au rang des divinités :
« Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux. / […] Depuis un moment, mais
pour toute ma vie. / J’aime (que dis-je aimer ?), j’idolâtre Junie. » (V. 3882-384)
Par contre, tout en reconnaissant aussi la force dévastatrice de son amour,
Phèdre a de la honte à le dévoiler, d’où ses hésitations marquées par la répétition
du verbe aimer suivi chaque fois des points de suspension. Sa peur de prononcer
un nom qui lui inspire de la terreur l’oblige à recourir à des périphrases : « […]
De l’amour j’ai toutes les fureurs. / […] Tu vas ouïr le comble des horreurs. /
J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne. / J’aime… […] Tu connais ce
fils de l’Amazone, / Ce prince si longtemps opprimé par moi-même ? » (V. 259-
264) Une fois le suspense levé par Œnone qui dévoile ce nom tant redouté, la
reine ne peut plus se contenir et les bien nommées « fureurs » de l’amour la sub-
mergent littéralement : les réactions épidermiques amorcées dans l’aveu s’inten-
sifient : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;/ Un trouble s’éleva de mon âme
éperdue ;/ Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;/ Je sentis tout mon
corps et transir et brûler. » (V. 273-276) Néron a vécu le même phénomène à la
vue de Junie et sa description rappelle celle de la reine : « Quoi qu’il en soit, ravi
d’une si belle vue, / J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :/ Immobile,
saisi d’un long étonnement,/ Je l’ai laissé passer dans son appartement./ J’ai
passé dans le mien. […] » (V. 395-399) Néron a perdu la voix à la vue de Junie ?

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Phèdre ne fera pas mieux face à Hippolyte : « J’oublie, en le voyant, ce que je
viens lui dire. » (V. 582) Son image le hantera toute la nuit, « occupé » qu’il est
« de [s]on nouvel amour ». Autant il a capitulé, autant la reine pudique va tenter
de vaines diversions d’où cette conclusion similaire au « c’en est fait » de l’autre :
« D’un incurable amour remèdes impuissants ! » (V. 283)
Néanmoins, il faut reconnaître que le traitement était vicié à la base : la con-
fusion dans laquelle elle se trouve a faussé le diagnostic et le protocole sera dé-
tourné à des fins autres que thérapeutiques ; les prières organisées pour conjurer
cet amour, au lieu d’être adressées à Vénus, leur destinataire légitime, le sont
sournoisement à Hippolyte qui se trouve du coup divinisé : « En vain sur les
autels ma main brûlait l’encens :/ Quand ma bouche implorait le nom de la
déesse,/ J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,/ Même au pied des autels
que je faisais fumer,/ J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer. (V.284-288)
Au-delà du mot « autel » avec ses deux occurrences, le verbe « adorer » et le
terme « dieu » employé par la reine appartiennent au même champ lexical que
« idolâtrer » utilisé par l’empereur ; d’ailleurs, il ne tarde pas à apparaître lui-
même dans l’expression « l’ennemi dont j’étais idolâtre » (V. 293) L’antithèse,
dans cette expression, trahit le comportement d’une femme désemparée par un
amour coupable. À cause de la confusion mentale initiale, la guérison attendue
n’aura pas lieu et la situation ne fera que s’empirer. Leur vision de ce qui leur
arrive ne sert pas cette guérison, bien au contraire ! À cette phase d’euphorie
incontrôlée succède une autre, plus complexe, dans laquelle leur comportement
est déterminant.
Néron est le premier à faire de l’amour quelque chose de nocif et au lieu de
rechercher un antidote efficace pour le neutraliser en lui-même, il cherche plutôt
à savoir si quelqu’un d’autre, en l’occurrence Britannicus, en est aussi vic-
time malgré sa jeunesse : « D’un regard enchanteur connaît-il le poison ? » (V.
429) C’est vrai que Narcisse lui apprend que « l’amour toujours n’attend pas la
raison » (V. 430), mais il aurait préféré qu’il n’en sache rien, d’autant plus qu’il
n’est pas prêt à badiner avec ceux qui se mettent en travers de son chemin. Son
statut d’empereur lui donne le droit de vie et de mort sur ses sujets et il en usera
à tort et à travers, jusqu’à l’abus le plus odieux. Pour lui, tous les moyens sont
bons pour contraindre la belle qui se dérobe : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je
faisais couler./ Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;/ J’employais
les soupirs, et même la menace. » (V. 402-404) Comme le sadisme, la séduction
et l’intimidation n’arrivent pas à la convaincre, il recourt vainement à la torture
psychologique en l’envoyant décourager son fiancé pour l’éloigner d’elle. À bout
de subterfuges, il adopte la solution finale, celle à laquelle il avait pensé dès son
enlèvement, quand il se doutait encore de l’amour de Britannicus : « D’autant
plus malheureux qu’il aura su lui plaire,/ Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa co-
lère./ Néron impunément ne sera pas jaloux » (V. 443-445) La goutte d’eau qui
fera déborder le vase, n’est pas cette sincérité brutale qui assomme Néron en lui
ôtant tout espoir « J’aime Britannicus. Je lui fus destinée » (V. 643), mais cet

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aveu : « […] Il a su me toucher,/ Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en ca-
cher. » (V. 637-638) Parce qu’il égratigne l’orgueil du soupirant, il est un véritable
crime de lèse-majesté, vu le contenu du vers 443 susmentionné. Entretemps, ce
qui, au début, n’était qu’« un désir curieux » (V. 385) ou mieux « le poison » d’un
regard séducteur a eu le temps de s’enraciner et il s’est transformé en un « mal
[…] sans remède » (V.776 » aux effets atroces. À Burrhus qui essaie de le rame-
ner à la raison, il oppose une fin de non-recevoir catégorique : « Adieu. Je souffre
trop, éloigné de Junie » (V. 799) Et comme celle-ci l’a repoussé sans façon à
cause de Britannicus, il s’en prend à ce dernier, en espérant que son absence sera
le remède miracle qui ramènera à de bons sentiments la récalcitrante reine de son
cœur.
Contrairement à l’empereur, la reine a toujours considéré son amour comme
un mal incurable contre lequel sa volonté ne peut rien. Tout en étant convaincu
que ce mal est une punition divine, elle n’a jamais cessé de se culpabiliser et a vu
dans les prières un exutoire capable d’empêcher la réédition de ce péché atavique
qui accable sa race. L’immoralité de sa situation ne lui a pas échappé, bien que
sa volonté ait été impuissante : « J’aime. Ne pense pas qu’au moment où je t’aime,
/ Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même, / Ni que du fol amour qui
trouble ma raison, / Ma lâche complaisance ait nourri le poison. » (V. 672-675)
Confronté au même problème avec Aricie, son interlocuteur a déjà qualifié son
amour de fou au vers 113 tandis que le mot « poison » s’était déjà retrouvé dans
la bouche de Néron quand il parlait d’amour. Ce mot terrible sera repris par le
prince aux vers 991-992, lorsqu’il constate ses dégâts sur la famille royale au re-
tour de son père : « Dieux ! que dira le roi ! Quel funeste poison/L’amour a ré-
pandu sur toute sa maison ! » Et pourtant, à aucun moment la reine ne s’est
montrée complaisante, ni vis-à-vis d’elle-même, ni vis-à-vis de son beau-fils : au-
delà de ses prières qui se sont révélées inefficaces, elle a porté atteinte à l’unité
de la famille pour stopper le scandale : « C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai
chassé :/ J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,/ Pour mieux te résister, j’ai
recherché ta haine./ De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?/ Tu me haïssais
plus, je ne t’aimais pas moins./ Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux
charmes./J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes. » (V. 684-690) Tant
que son époux vivait, elle faisait tout pour ne pas déchoir. Enivré par son pou-
voir, l’empereur usait de tous les moyens pour se faire aimer. La reine fait le
contraire : sans chercher à séduire l’être aimé, elle mêle au sadisme impérial le
masochisme, l’incitation à la haine et l’éloignement du prince pour se prémunir
de toute tentation. Elle ne changera de posture que quand elle apprendra la mort
de son mari.
Assez curieusement et sans raison apparente, elle vire de bord pour rejoindre
l’empereur : « Je ne me verrai point préférer une rivale » (V. 790) Celle qui n’avait
jamais laissé échapper le moindre signe de jalousie se montre subitement intran-
sigeante à ce sujet et ne parle plus que de la possession de celui qu’elle a passé le
temps à martyriser ; incapable de faire jouer ses charmes pour le séduire, elle

59
recourra à la corruption : « Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ;/ Cher-
chons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible./ Les charmes d’un empire
ont paru le toucher ;/ Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ; […] Va trouver de
ma part ce jeune ambitieux,/ Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux. […]
Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder. […] Je mets sous son pouvoir et le
fils et la mère./ Pour le fléchir enfin tente tous les moyens. » (V. 793-796, 799-
900, 803 806-807) L’arme fatale qui avait permis à la mère de Néron de devenir
impératrice, la corruption, n’aura pas le temps d’être expérimentée ici car la mort
du roi n’était qu’une rumeur que son retour imprévu dissipe et cela bouleverse
complètement la donne. Que faire maintenant pour étouffer le scandale qui
couve ? Se sentant incapable de dissimuler une faute aussi grave, elle pense à se
suicider ; mais Œnone, le pendant féminin du Narcisse de Britannicus, l’en dis-
suade. Sa solution qui se révélera à la longue aussi diabolique que celle de son
alter ego est d’une immoralité inconcevable : commettre un crime et accuser
froidement sa victime d’en être l’auteur pour se disculper ? La coupable ne se
sent pas un tel courage : « Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence ! » (V.
893) Semblable à Narcisse dont le zèle insensé ne recule devant aucun obstacle,
sa nourrice se chargera de cette basse besogne, sans se soucier le moins du
monde de ses conséquences qu’elle balaie du revers de la main.
Finalement, la calomnie a lieu, par l’entremise d’Œnone bien sûr ; mais ses
conséquences seront plus désastreuses qu’elle ne l’avait cru. Au lieu d’apaiser la
reine perfide, elle la tourmentera jusqu’au plus profond d’elle-même : prise de
remords, elle cherche à rétablir la vérité pour rendre justice au prince magnanime
qui n’a pas voulu la couvrir d’opprobre en la dénonçant à son père. Malheureu-
sement, au moment où elle entreprend la défense de celui qu’elle n’a cessé de
maltraiter, une nouvelle traumatisante, véritable coup de massue, attise la jalousie
qui sommeillait en elle : « Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !/ Ari-
cie a son cœur ! Aricie a sa foi ! […] Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours
fermé/Fût contre tout mon sexe également armé./ Une autre cependant a fléchi
son audace ;/ Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce. […] Je suis le seul
objet qu’il ne saurait souffrir. » (V. 1203-1204, 1207-1210 et 1212) Ulcérée par
ce qu’elle vient d’entendre, frustrée de se voir méprisée et rejetée, la reine aigrie
ne pense plus à innocenter le prince ; obnubilée par la douleur, sa première ré-
action est semblable à celle de Néron, éliminer sa rivale : « Non, je ne puis souf-
frir un bonheur qui m’outrage,/ Œnone ; prends pitié de ma jalouse rage ;/ Il
faut perdre Aricie, il faut de mon époux/Contre un sang odieux réveiller le cour-
roux./ Qu’il ne se borne pas à des peines légères :/ Le crime de la sœur passe
celui des frères. » (V.1257-1262) Pour avoir aimé et pour avoir su se faire aimer
par Hippolyte, Aricie est devenue aux yeux de Phèdre une ennemie d’État plus
dangereuse que ses frères : la condamner à ne pas avoir de descendants est une
« peine légère » ; il faut l’éliminer.

60
Au moment où tout semble perdu, un regain de conscience produit en elle
un sursaut d’orgueil inattendu : elle renonce au crime qu’elle a prémédité et ap-
pelle sur sa nourrice une colère divine exemplaire pour servir de leçon à tous les
« détestables flatteurs » qui, par intérêt comme Narcisse ou par fidélité comme
Œnone, investissent les palais et, profitant des « faiblesses » des « princes mal-
heureux », « leur osent du crime aplanir le chemin ! » (V. 1324) Si pour une fois
ces deux décisions sont tout à son honneur, elles n’effacent pas un oubli cou-
pable, la réhabilitation d’Hippolyte qui arrive trop tard parce qu’elle n’a pas mon-
tré la même promptitude à désabuser le roi afin qu’il tente de sauver son fils en
inversant ses vœux par des sollicitations plus conformes à la réalité. Rien ne dit
qu’il aurait été entendu, mais elle aurait au moins cherché à se dédouaner. Qu’à
cela ne tienne, son sursaut tardif, malgré son inachèvement, et son suicide final
l’élèvent au-dessus de son prédécesseur sur la voie qu’il a déblayée. Néron restera
imperturbable dans le crime et désespérera sa mère venue lui faire des remon-
trances en la narguant, confirmant ainsi ce que son précepteur a perçu durant
l’exécution de son frère : « Ses yeux indifférents ont déjà la constance/D’un ty-
ran dans le crime endurci dès l’enfance. » (V. 1711-1712) Si Phèdre s’est vue
comme un « monstre » (V. 701 et 703), elle est un monstre repentant et finale-
ment repenti qui, après avoir introduit le meurtre dans sa famille, choisit de
mettre un terme à sa monstruosité en s’empoisonnant. Néron, de l’aveu de son
créateur, est un « monstre naissant » ; il suit l’exemple de sa mère qui a empoi-
sonné son mari en et son frère ; mais il ne se reconnaît pas comme un monstre
et s’apprête à commettre d’autres meurtres aussi bien dans sa famille qu’en de-
hors d’elle pour s’affirmer, en s’obstinant à croire que tout lui est permis.

Conclusion
Au bout du compte, cette étude montre que, dans l’architectonique des
œuvres théâtrales de Racine, Britannicus est avant Phèdre, une mise en scène des
relations factices et par conséquent invivables entre des personnes venues d’ho-
rizons divers et réunies au sein de ce que le langage moderne appelle la famille
recomposée. Rien de naturel ne les obligeant à se retrouver dans une telle struc-
ture, l’amour, ce « tyran qui n’épargne personne » selon la formule de L’Infante
dans Le Cid de Corneille (V. 81), s’y introduit souvent, non pas pour renforcer
l’harmonie nécessaire à sa survie, mais pour exacerber des dissensions qui se
révèlent quelquefois fatales à certains de ses membres. C’est ainsi qu’en mettant
au centre de la première pièce un jeune homme réfractaire à toute discipline in-
dividuelle et sociale, l’auteur donne l’impression qu’il se conforme à l’opinion
commune selon laquelle la transgression des tabous est une exclusivité mascu-
line. Pourtant, ce prince a de qui tenir puisque sa mère n’a reculé pas devant
l’inceste pour satisfaire son ambition politique. Elle n’hésiterait pas à en com-
mettre un autre avec son fils pour la même raison puisque, croyant Junie de

61
connivence avec lui, elle la considère comme sa rivale. C’est déjà un indice de ce
que la femme, pour peu qu’elle soit un tantinet téméraire, est capable d’égaler
l’homme sur ce plan aussi. Phèdre lui donne l’occasion de le démontrer car, dans
cette pièce, la place centrale est occupée par une femme et malgré les précautions
qu’elle prend pour étouffer l’amour qu’elle ressent pour son beau-fils, elle se
précipite pour lui déclarer sa flamme sitôt qu’elle apprend que la principale bar-
rière à cet amour est levée. La jalousie consécutive à ce sentiment ne produit pas
les mêmes résultats dans ces deux œuvres, preuve que dans la vie sociale, les
mêmes causes ne produisent pas nécessairement les mêmes effets. N’empêche
que ces deux pièces se complètent admirablement et une lecture intratextuelle
étendue aux autres personnages qui accompagnent ceux qui ont focalisé l’atten-
tion ici peut contribuer à approfondir cette complémentarité.

Bibliographie
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62
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63
Poétique des mimotextes.
L’hybridité textuelle dans Electre
et La Guerre de Troie n’aura pas lieu
de Jean Giraudoux

Paul DEZOMBE
FALSH-Universités de Yaoundé I et Maroua

Résumé
Le théâtre est le lieu des dialogues des discours. Aussi la présente contribution
vise-t-elle à analyser le caractère hybride des pièces de Jean Giraudoux. En fait,
le jeu intertextuel dans Électre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu réside dans l’état
de fusion de plusieurs textes, de plusieurs discours autres ou des énoncés venus
d’ailleurs qui s’intègrent et confèrent à ces œuvres un statut de textes hétéro-
gènes. En convoquant l’intertextualité qui se manifeste, entre autres, par la pa-
rodie, la citation et l’allusion, comment ces procédés impactent sur le renouvel-
lement sémantique des hypertextes de Giraudoux ?
Mots-clés : poétique, mimotexte, intertextualité, hypertexte, hybridité.

Introduction
Le terme mimotexte avancé par Jacqueline Viswanathan d’après les concepts
de Genette et que Pascal Riendeau (1997 :61-62) définit comme « un texte qui
oscille entre deux formes littéraires ou artistiques distinctes c’est-à-dire qui se
caractérise par sa forme essentiellement hybride », montre que la création litté-
raire n’est jamais à l’abri de l’influence et des modèles. L’artiste s’inspire de la
lecture des œuvres de ses prédécesseurs tout comme celle de ses contemporains
qui exercent un rayonnement direct sur son mode d’écriture. André Laugier ex-
plique le concept d’influence quand il écrit : « Nos aïeux ont pensé tout ce qu’on
pense. Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont faits d’avance. Mais le remède
est simple : il faut faire comme eux. Ils nous ont dérobé… dérobons nos ne-
veux ! » (Piron cité par Laugier, 2005 : 45). Il ne peut être accordé à l’écrivain un
endroit exclusif sur son ouvrage. Comme disait Bakhtine : « Notre pensée ne
rencontre que des mots déjà occupés, et tout mot, de son propre contexte, pro-
vient d’un autre énoncé déjà marqué par l’interprétation d’autrui. » (Bakhtine,
1965 :50). Le texte littéraire est ainsi envisagé comme écriture nomade et rhizo-
matique. Ecrire c’est inscrire son texte dans une masse peuplée d’autres textes à

65
travers lesquels on déploie une double stratégie d’intégration et de distinction.
Sous ce rapport, les pièces de Giraudoux mettent en évidence une ré-exploitation
intéressée des recettes des devanciers mais aussi une mutation novatrice des hy-
potextes en hypertextes. À travers les procédés comme la citation, la parodie et
l’allusion, Giraudoux affirme ainsi son entière liberté par rapport aux modèles
mythiques. Ce qui lui confère le droit de les détourner, de les déformer donnant
ainsi lieu au renouvellement sémantique du texte interpolé dans l’autre. Com-
ment la poétique des mimotextes participe-t-elle de l’élaboration de sens. En
d’autres termes, l’hybridité entraîne-t-elle alors le risque d’une crise et d’une dé-
naturation du mythe ou favorise-t-elle son renouvellement ? Le travail se veut
une analyse intertextuelle (Genette, 1982), mais selon l’angle de Julia Kristeva,
qui consiste à analyser la présence effective d’un texte dans un autre et considère
l’œuvre littéraire comme un processus esthétique qui appelle la pluralité des
textes. L’analyse met en évidence les procédés de transformation (parodie) et
d’insertion (allusion et citation).

Préalables théoriques
Conceptualisée à l’origine par Julia Kristeva dans Semeiotike, l’intertextualité,
vue comme dynamique textuelle, est « une permutation de textes », c’est-à-dire
que « Le texte est toujours au croisement d’autres textes, tout texte se construit
comme une mosaïque de citations et tout texte est absorption et transformation
d’un autre texte » (Kristeva, 1964 : 84.) L’intertextualité est pour elle une relation
de coprésence entre deux ou plusieurs textes, une « interaction textuelle ». Le texte
littéraire se constituerait comme la transformation et la combinaison de diffé-
rents textes antérieurs compris comme des codes utilisés par l’auteur.
Roland Barthes revenait dans l’Encyclopedia Universalis au chapitre « Théories du texte »
sur la définition de ce concept en expliquant que : « tout texte est un intertexte » et que
« d’autres textes sont présents en lui en des niveaux variables, sous des formes plus ou
moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et de la culture environnante »
pour terminer sur l’idée que : « tout texte est un tissu nouveau de citations révolues »
(Barthes, 1973 :15). Laurent Jenny, s’appuyant sur la définition de Kristeva, a par
exemple défini l’intertextualité comme étant « le travail de transformation et d’assimila-
tion de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens »
(Jenny, 1976 :15.) J. Derrida la présente avant tout comme « la dissémination des textes
antérieurs dans un nouveau texte » (Derrida, 1979 :14.) Alors que B. Dupriez voit en
elle « la présence en tout discours de tant de textes consommés » (Dupriez, 1984 :18.)
Pour Philippe Sollers : « tout texte se situe à la fonction de plusieurs textes dont il est à
la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur »
(Sollers, 1968 :15.)
Toutes ces définitions font apparaître que tout texte nouveau, ce que Gérard
Genette appelle l’hypertexte, est un texte qui se situe généralement au croisement
d’autres textes dont il absorbe et transforme un certain nombre de fragments

66
avant de les agencer en unités nouvelles et de leur donner un sens nouveau. La
grille intertextuelle ici consiste à analyser la présence effective d’un texte dans un
autre, sous les formes de la citation et l’allusion. Ainsi, le repérage intertextuel
dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Électre48s’ouvre à l’insertion d’un discours
prononcé, transformé dans un autre texte, dans des conditions garantes de son
identité et maintiennent le lien à la situation de discours primitif.

1. Parodie
La parodie fait partie des pratiques intertextuelles évoquées par G. Genette
dans Palimpsestes. L’opération implique une transformation du texte antérieur que
l’hypertexte évoque d’une manière ou d’une autre sans le citer directement. La
parodie s’étudie comme une transformation du corpus antérieur, une dérivation.
Il ne s’agit pas seulement d’analyser la transposition de certaines scènes my-
thiques, mais d’étudier la transposition des scènes modernes parodiées par Gi-
raudoux. Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux imagine une entrevue
diplomatique entre deux chefs d’État en mettant sur scène Hector et Ulysse. À
bien des égards, la pièce apparaît ainsi comme une sombre instruction de la deu-
xième guerre mondiale qui se profile à l’horizon.
Il s’agit du « discours aux morts » que prononce Hector. Alors que la tradition
veut que l’orateur exalte le courage et le sacrifice des soldats tombés au champ
d’honneur, Hector démystifie ce genre d’éloquence. Il refuse l’imposture qui
consiste à considérer que tous les morts ont été des héros. Hector en profite
pour dresser un terrible réquisitoire contre la guerre. Ce discours est loin de
chanter la gloire des morts, Hector ramène ceux-ci aux rangs de simples mortels,
identiques à ceux qui ont survécu (« même proportion », « pas plus »). Tout en
soulignant le caractère aléatoire de la mort. Hector a honte d’avoir échappé à la
mort, d’être un des « déserteurs » d’être un privilégié et d’en avoir conscience.
Ce genre de discours a en principe pour but d’honorer les morts. Il invite les
morts à utiliser leurs sens, « écoutez, voyez, touchez, respirez, apprenez » (GT,
II, 5), tout en soulignant le fait qu’ils n’en ont plus « vous qui n’entendez pas »
(II, 5), l’ironie tragique de la situation et le caractère vain d’un discours adressé à
des destinateurs absents. Ce discours aux morts semble en fait destiné aux vi-
vants, et en premier lieu à Dé mokos, qui le demande et réagit au milieu. Plus
qu’un hommage aux morts, ce discours est une diatribe contre la guerre. En
effet, dans la première tirade, Hector fait une opposition entre les morts et les
vivants. En accentuant ce qui différencie les uns des autres, il présuppose ce qui
est commun et montre du doigt ce qui est à l’origine de cette différence, la guerre.
Suite à cela, dans la seconde tirade, le « Nous » fait place au « Je ». Hector refuse
d’« égaliser les humains » de façon hypocrite sous prétexte qu’ils sont morts. En

48 Nous abrégeons (E) et (GT), pour désigner les textes du corpus d’étude.

67
ce sens, ce discours aux morts se démarque du modèle original et par le ton
utilisé se caractérise davantage comme une critique de la guerre qui vole ce qui
est le plus précieux.
Le conflit entre Achille Agamemnon est parodié dans la pièce à travers l’op-
position Hector/Dé mokos. En effet, Hector, résolu à défendre la paix jusqu’au
bout, se heurte sur le refus de son chef de Sénat qui, incite le peuple à la guerre.
Parallèlement à Hector, il convoque un conseil qu’il dit conseil d’intellectuels. Il
range à ses côtés Abnéos, le Géomètre et certains de ses amis. La teneur de son
discours porte sur la composition d’un chant de guerre :
Si je vous ai convoqués ici avant l’heure, c’est pour tenir notre premier conseil. Et
c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais
celui des intellectuels. Car il ne suffit pas, à la guerre, de fournir des armes aux soldats.
Il est indispensable de porter au comble leur enthousiasme. (GT, II, 4,.96.)
C’est une satire de ceux qui, le plus souvent, se prennent pour des intellectuels
et qui participent à l’orchestration de la guerre dans leur pays. Giraudoux fustige
ici leur participation à la deuxième Guerre Mondiale. Il ironise le nationalisme
de Dé mokos, d’Abnéos et de Pâris qui veulent défendre la nation : « nous avons
déjà un chant national » disent-ils. L’hymne, le chant de guerre et la cantate qu’ils
ont préparé n’est que le visage de l’homme moderne qui court vers la guerre.
Giraudoux reprend cet épisode et va jusqu’à faire tuer Dé mokos. C’est pour
montrer l’importance de la paix à laquelle Hector tient. Dé mokos est pour lui le
prototype de ceux qu’il faut écarter de la scène politique d’un Etat. Car la fausse
bravoure qui l’anime, le nationalisme exacerbé au détriment de la paix, ne veut
qu’aboutir au conflit.
On assiste aussi à une parodie du deus ex machina. Dans La Guerre de Troie n’aura
pas lieu, la scène 12 de l’acte II, met en scène une autre donnée du tragique an-
tique. L’intervention des dieux et leur responsabilité dans les conflits humains.
Et c’est par le détour de la parodie que la question est traitée. Ce ne sont plus les
hommes qui sont ridicules, mais les dieux. Giraudoux y exhibe un deus ex machina,
Iris la messagère des dieux, rapportant les injonctions opposées d’Aphrodite et
de Pallas, et les platitudes de Zeus. De son intervention, il ne ressortira que l’ap-
pel à la négociation, c’est-à-dire à un arrangement entre humains.
Giraudoux, toujours dans l’optique de la parodie, fait des Euménides (an-
ciennes déesses grecques de la vengeance, les Erinyes représentées sous la forme
de trois sœurs Alector, Tisiphone et Mégère) les parodistes. Spécialistes égale-
ment du contrepoint ironique, les Euménides se font une spécialité exclusive de
la « récitation » et la parodie. Selon la didascalie : « les trois petites Euménides se
placent dans les positions qu’avaient les acteurs de la scène précédente et jouent
en parodie de préférence avec des masques » (E, I, 12,85). En fait elles « jouent
en parodie » les rôles de Clytemnestre et d’Oreste prétendant même jouer la vé-
rité : « les trois petites Euménides se placent dans les positions qu’avaient les

68
acteurs de la scène précédente et jouent en parodie de préférence avec des
masques » (E, I, 12,85). Le dramaturge donne ainsi la version bienveillante des
Erinyes qui sont devenues de « chouettes ».
Cette parodie est un jeu dramatique. Giraudoux la fait jouer par les Eumé-
nides parce qu’elles révèlent à travers leur rôle d’Oreste et de Clytemnestre la
vérité et surtout ce qui doit arriver à Clytemnestre et son amant Egisthe. Dans
cette parodie, elles évoquent l’épée avec laquelle Oreste tuera sa mère et Egisthe :
« tu viens pour me tuer, pour tuer Egisthe ». Au-delà du fait qu’elles révèlent la
réalité de l’action, elles vont jusqu’à jouer le rôle d’Oreste partagé : « je ne veux
tuer ni ma sœur, que j’aime, ni ma mère que je déteste » (E, I, 12, 87).
Le meurtre d’Agamemnon tel quel raconté par le jardinier à l’Étranger : « La
fenêtre avec les roses Etranger, est celle de la piscine où notre roi Agamemnon,
le père d’Électre, glissa, revenant de la guerre, et se tua, tombant sur son épée. »
(E, I, 1, 13), est parodié par celui de Léon qui lui aussi a glissé selon les réponses
ironiques d’Électre qui veut mettre sa femme à l’épreuve : « Oui. Léon aussi a
glissé. Il était étendu dans son lit, et au matin on l’a trouvé mort. Il a trouvé le
moyen de glisser dans la mort, en plein sommeil, sans bouger, sans glisser. Tu
l’avais fait tuer, n’est-ce pas ? » (E, II, 8, 161). Le couple bourgeois (le président
et sa femme Agathe) est en contrepoint du couple mythique.
De même, l’histoire des Théocathoclès parodie l’histoire des rois. Les diffé-
rents cas de parodie, relevés jusqu’ici, permettent de situer les pièces de Girau-
doux dans une dynamique interactionnelle avec non seulement l’hypotexte, mais
aussi avec d’autres textes dont elles font écho.

2- Allusion
Considérée comme le deuxième mode d’intertextualité après la citation, l’al-
lusion est un renvoi à un discours antérieur dont elle fait jouer les éléments dans
une texture nouvelle. Elle participe à la stratégie du texte en tant reflet. Mais elle
s’en distingue parce qu’elle peut être objet d’une réminiscence volontaire ou in-
volontaire, qu’elle est de nature plus implicite et qu’elle implique souvent un tra-
vail de déchiffrement de la part du lecteur. Tiphaine Samoyault49 dit qu’elle peut
renvoyer au texte antérieur sans marquer l’hétérogénéité autant que la citation.
Dans les hypertextes de Giraudoux, l’allusion aux éléments de la légende est
reconstructible à travers les fragments des paroles prononcées par les person-
nages malgré leur disparité. Ainsi, il est possible d’observer deux formes plus
évidentes. L’allusion au passé et à l’actualité moderne. Dans Électre, l’allusion est
plus passéiste alors que dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, elle est tournée vers
l’actualité contemporaine.

49 Tiphaine Samoyault, L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Armand Colin, 2005.

69
On retrouve dans Électre, tous les éléments structurateurs du mythe. Il s’agit
des sept éléments à savoir : l’histoire de la malédiction soulignée par le rappel du
festin cannibale de Thyeste, le sacrifice d’Iphigénie, le complot d’Egisthe et de
Clytemnestre, l’assassinat d’Agamemnon, l’exile d’Oreste et son retour, la ven-
geance d’Électre avec l’aide d’Oreste et sa poursuite par les Erinyes. Dès le début
du premier acte, on a l’évocation du festin cannibale de Thyeste. Le beau palais
d’Argos qui « rit et pleure à la fois » (E, I, 10), cache sous son apparence impo-
sante des horreurs effroyables, ses murs, « ce sont de mauvais murs » qui rendent
les gens mauvais. Les Euménides et le Jardinier en font une visite guidée sinis-
trement comique « La chambre où Atrée, le premier roi d’Argos tua les fils de
son frère », « la seule voisine », « où il servit leurs cœurs » (E, I, 1, 12). Le Jardinier
évoque le sacrifice fait par le premier roi d’Argos Atrée quand Oreste l’interroge
au sujet de la fenêtre d’Électre : « Non c’est celle de la chambre où Atrée, le
premier roi d’Argos tua les fils de son frère » (E, I, 1, 12). Cette allusion situe
l’Etranger sur l’origine de la malédiction de la famille des Atrides. La description
que font les Euménides à ce sujet intègre l’univers du mythe : « le repas où il
servit leurs sœurs eut lieu dans la salle voisine. Je voudrais bien savoir quel goût
il avait » (E, I, 1, 12) déclarait ainsi la petite fille. Il s’agit de la reprise d’un élément
essentiel dans l’hypotexte. Car c’est le repas qui est à l’origine du courroux des
dieux et de leur vengeance. Toujours dans la même évocation, toutes circons-
tances du sacrifice du roi Atrée sont décrites ici par la première, la deuxième et
la troisième Petite fille :
Il les a coupés ou faire cuire entier ? Et Cassandre fut étranglée dans l’échauguette.
Ils l’avaient prise dans un filet et la poignardaient. Elle criait comme une folle dans sa
voilette… j’aurais bien voulu voir. Tout cela dans l’aile qui rit comme tu le remarques.
(E, I, 1, 12-13)
En effet, Giraudoux nous amène en plein milieu du mythe dans la mesure où,
il fait ici allusion à la condamnation de la descendance de Tantale qui avait im-
molé son fils Pélops pour servir en repas aux dieux. Ici, c’est l’acte d’Atrée qui
tua les enfants de son frère Thyeste, les lui fit manger et lui révèle l’horreur de
ce festin. De même, Giraudoux évoque les fleurs comme Phlox et le Réséda qui
respectivement renvoient à la mort de Thyeste et de Cassandre. « Il y a fleur et
fleur. Le Phlox va bien mal sur Thyeste. » ; « Et le Réséda sur Cassandre » (E, I,
1, 13).
L’assassinat d’Agamemnon par le couple Egisthe/Clytemnestre, considéré
comme l’acte de vengeance de la part de la reine suite au sacrifice de sa fille
Iphigénie, se trouve dans la version officielle de la mort du roi. Le Jardinier ex-
plique à Oreste : « La fenêtre avec les roses Etranger, est celle de la piscine où
notre roi Agamemnon, le père d’Électre, glissa, revenant de la guerre, et se tua,
tombant sur son épée. » (E, I, 1, 13). Le tombeau du roi Agamemnon et l’assas-
sinat de Cassandre, la captive de la guerre de Troie, sont aussi soulignés dans

70
l’hypertexte de Giraudoux : de la fenêtre d’Électre « On voit le tombeau de son
père ». « Cassandre fut étranglée dans l’échauguette », « tout cela dans l’aile qui
rit », « la piscine où notre roi Agamemnon… glissa revenant de la guerre et se
tua sur son épée », « il prit son bain après sa mort. À deux minutes près. Voilà la
différence » (E, I, 1, 12). Dans la même lancée, le Jardinier reconstitue l’histoire
de l’exil d’Oreste : « c’est l’ancienne chambre du petit Oreste, son frère, que sa
mère envoya hors du pays quand il avait deux ans, et dont on n’a plus de nou-
velles » (E, I, 1, 14).
Le retour d’Oreste et la vengeance d’Électre, un des éléments clés dans l’hy-
potexte est évoqué. À la différence avec l’hypotexte, Oreste rentre à Argos sous
le manteau de l’Étranger. Il est accueilli comme un touriste par les Petites filles
et le Jardinier. Il visite le palais sous le contrôle de ces derniers. Pendant la visite
et le tour du palais, il se rappellera tout son passé. De même les évènements
futurs qui attendent la reine Clytemnestre sont commentés par les Euménides.
Elles commencent à réciter les évènements malheureux qui l’attendent : « La
reine Clytemnestre mauvais teint. Elle se met du rouge », « elle a déjà conduit
une fille au supplice ». Les fleurs privées de leur maître dépérissent « ce n’est pas
comme les veuves de rois » (E, I, 1, 15) cette récitation est détournée sous forme
de proverbe : « L’idée qu’il va être minuit. Que l’araignée sur son fil est en train
de passer de la partie du jour où elle porte bonheur à celle où elle porte malheur »
(E, I, 1, 17). Evoquant le conflit qui l’oppose à ses enfants, Elle dit « les curieux
n’ont pas eu de chance dans notre famille, ils pistaient un vol et découvraient un
sacrilège, ils suivaient une liaison et butaient sur un inceste ».
Les mêmes Euménides décrivent ce qu’Électre va entreprendre comme ac-
tion lorsqu’elle verra son frère : « Électre se prépare à cracher à la figure de son
petit frère Oreste. Si jamais il revient » (E, I, 1.18). Il s’agit plus précisément de
la scène des retrouvailles entre les deux frères. Les relations qu’ils entretiennent,
ou du moins celles qu’Électre souhaiterait, semblent être plus que fraternelles.
« O joie… » S’exclame Électre. Pour elle, Oreste représente l’être idéal. Elle as-
socie en fait ce frère à son père. Électre recrée Oreste. Il se transforme en une
statue qu’elle modèle. Elle ne cite que certains organes tels les mains, l’oreille, la
poitrine, la bouche. Ceux-ci représentent tout ce dont Électre a besoin pour as-
souvir sa soif de vengeance. Une main pour tuer. Elle cherche à créer la machine
parfaite pour tuer sa mère et son amant. Électre tente de s’approprier Oreste.
Elle veut le détacher de l’influence de sa mère : « te laver d’elle ». Oreste est plus
objectif, alors qu’il a plus de choses à lui reprocher. Il a été exilé et Clytemnestre
a peut-être tenté de le tuer enfant.
Électre, au contraire, est intransigeante. Les retrouvailles sont douloureuses.
Tout d’abord, en ce qui concerne Oreste, il se sent sous la domination d’Électre.
Il le dit lui-même : « Tu m’étouffes ». De même que pour Électre. « Ta parole et
ton regard m’atteignent trop durement, me blessent ». Électre domine en effet
son frère. Elle parle de lui comme s’il n’était pas là, c’est-à-dire à la troisième
personne du singulier. De plus, elle monopolise la parole. Alors qu’Oreste a

71
« tout à lui dire », elle lui répond : « Tais-toi ». Au lieu d’échanger leurs expé-
riences (ils ne se sont pas vus depuis vingt (20) ans), elle ne pense qu’à leur but
commun, c’est-à-dire le crime. Électre tente déjà de convaincre Oreste qu’il doit
commettre le crime : « sa maternité n’est qu’une complicité qui nous lie ». Tous
deux sont liés par le sang, c’est pourquoi ils doivent venger la même cause. Il
s’agit d’une référence au mythe des Atrides en général, où chaque génération
venge la précédente. Pour finir, ce passage laisse entendre la fin de la pièce : « te
rendre orphelin d’elle ». Électre va l’obliger à commettre le crime. Électre aussi
peut voir la tombe de son père de sa chambre, ce qui signifie qu’elle est à la fois
tournée vers son père et vers les morts. Elle symbolisela vengeance.
La poursuite d’Oreste par les Érinyes est reprise par Giraudoux. Dès son ar-
rivée il a été harcelé par trois fillettes. Le nom « Euménides » donné à ces petites
pestes a de quoi étonner. Dans la mythologie, les Érinyes, ces furies qui poursui-
vaient les parricides ont persécuté Oreste meurtrier de sa mère jusqu’au jour où
Apollon a transformé leur colère en pardon. Elles ont alors pris le nom d’Eumé-
nides, (Bienveillantes). Ici ce sont des enfants qui avant ces péripéties prétendent
s’appeler ainsi. Elles connaissaient le crime qu’elles ont à combattre et elles cher-
chent à faire de la dissuasion préventive « elle te paraîtra drôle la tête de l’âne si
tu es l’assassin de ton oncle. C’est drôle un âne qui vous regarde quand vous avez
les mains rouges du sang de votre mère » (E, II, 12, 182).
Elles s’irritent de se voir peu soutenues par Oreste et l’avertissent « tu t’en
repentiras ». Malgré leurs efforts elles devront poursuivre celui qu’elles voulaient
protéger, c’est pour cela qu’elles grandissent à vue d’œil pour prendre la place
d’Électre quand celle-ci en aura terminé avec son rôle de vengeresse « nous pre-
nons ton âge et ta forme pour le suivre ». Dans sa quête acharnée, la malheureuse
Électre s’est fait la furie de son frère bien-aimé. Mais dès le début des petites
Euménides savent qu’un jour viendra le pardon et qu’elles reprendront leur nom
d’Euménides « nous rattrapons le commencement avec la fin », ces paroles qui
clôturent une de leurs malicieuses chansons, nous rattachent à la grande tradition
Eschyléenne, elles nous arrachent aux terreurs des temps mycéniens pour nous
annoncer une sagesse inspirée d’Apollon.
Giraudoux fait plusieurs allusions à l’actualité moderne. Le vautour, qui vole
au-dessus d’Egisthe, fait penser à l’aigle, le symbole de l’Allemagne. L’auteur a
voulu donner un aspect intemporel à sa pièce. Il le montre grâce aux anachro-
nismes (I, 1) « échauguette » datant du Moyen-Âge et « violette » du XIXe siècle.
De même, la mosaïque sur laquelle joue Oreste (I, 1) relève d’un procédé inventé
dans l’antiquité latine. Giraudoux joue avec l’étymologie des noms propres, dé-
veloppe la métaphore de la lumière à propos d’Électre, évoquant l’électricité.
Le nom Électre se lit à la fois en grec, Elektra, la brillante ou la lumineuse ;
Alecktra, « sans hymen », « sans mariage ». Électre est donc à la fois le personnage
qui fait briller la lumière de la vérité (on songe à l’aurore finale) et celui de la fille
chaste, éprise de pureté. Quant à Agathe Théocathoclès, son prénom signifie

72
ironiquement « celle qui est bonne » tandis que son nom fait référence aux dieux
(Théo) et au catholicisme (catho), ce qui contraste avec son comportement.
Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu l’auteur fait plusieurs allusions à l’actua-
lité. Il fait référence à Cassandre (I, 1), une devineresse qui ne prévoyait que les
mauvaises nouvelles. Les Grecs considéraient alors que c’était elle qui apportait
le malheur, en l’annonçant. Quant à Giraudoux, il avait vu que la seconde guerre
mondiale approchait (il était diplomate), l’avait annoncée, mais personne ne
l’avait écouté. En fait, la pièce s’ouvre sur un dialogue entre Andromaque et
Cassandre. Andromaque dit à sa belle-sœur : « Cela ne te fatigue pas de ne voir
et de ne prévoir que l’effroyable ? » Car Cassandre est persuadée que « la guerre
aura lieu ». Elle se fonde sur une vision pessimiste des hommes « Je tiens seule-
ment compte à la bêtise des hommes » contrairement à Andromaque.- Elle dé-
truit un à un les arguments d’Andromaque- « c’est simplement la forme accélérée
du temps » (métaphore du temps) il est en avance c’est le moment où le temps
s’accélère, on ne peut plus avoir de prise sur le temps- « le tigre qui dort » (mé-
taphore) parallélisme avec le retour d’Hector et les métaphores du temps et du
tigre (dernière scène de la pièce : Hector provoquera la guerre). Sa parole sera
confirmée à la fin de la pièce. Dans l’ensemble, les allusions mythologiques du
début de la pièce permettent à Oreste de connaître le passé et l’avenir.

3- La citation
C’est le troisième procédé d’écriture qui signale l’hétérogénéité textuelle des
pièces de Giraudoux. La citation permet une étude des relations nées des con-
tacts des textes. Elle fonctionne comme une mesure de la lecture, liée à la mé-
moire et à la plongée définitive dans l’univers des textes. Elle propose, selon les
termes de Barthes, en déplaçant légèrement la notion de l’intertexte vers la lec-
ture, un premier jalon pour penser une double dimension de la réception litté-
raire, l’accueil de la littérature par l’écriture, d’une part ; par la lecture, d’autre
part. Avec la citation, le texte devient un ensemble de présuppositions d’autres
textes.
Ce que nous analysons comme énoncés citationnels ici, ce sont des formules
citationnelles sous forme de trait d’esprit, des dictions populaires, des formules
proverbiales et des paraboles. Il convient, avant de relever les quelques-uns de
ces énoncés, et spécifier la définition de ces termes. Les proverbes sont des for-
mules stables souvent métaphoriques ou figurées, exprimant une vérité d’expé-
rience ou un conseil de sagesse pratique et populaire ; commun à tout un groupe
social. Les proverbes, sont des récits allégoriques à valeur morale sous lesquels
se cache un enseignement. Les citations sous forme de trait d’esprit, sont des
réminiscences qui caractérisent la diversité des lectures faites par Giraudoux les-
quelles ont eu une influence sur son style.

73
Dans ce travail de remodelage, Giraudoux utilise les dictions populaires con-
nus de tous : « Rendons à Pâris ce qui revient à Pâris ! » (GT, II, 12, 162). C’est
le vieil adage repris ici par Giraudoux « Donnons à César ce qui est à César ».
C’est la satire de la conception des droits de propriété qui est en vogue depuis
l’époque de Jules César. Les Troyens qui voient imminent le départ d’Hélène
veulent justifier la cause de la guerre. Pour eux, il n’est pas question de rendre
Hélène ; Pâris le mérite au même titre que Ménélas l’époux légitime.
La possession d’Hélène par Pâris est remise en cause. Pour l’auteur, il ne mé-
rite pas cette possession dans la mesure où il est un usurpateur. Cette phrase
reprise par un homme jovial dans la foule pendant l’entrevue diplomatique, per-
met au dramaturge de jeter un regard critique sur le comportement et la concep-
tion du peuple troyen. C’est la critique de cette foule nationaliste qui croit tou-
jours insulter l’honneur de la patrie. Il y a également des références à Ronsard
« une Hélène vieillie, avachie, édentée, suçotant, accroupie quelques confitures
dans sa cuisine » (GT, II, 8, 136). C’est la réminiscence de Ronsard pour qui la
beauté est essentiellement évanescence. Tout être à la veille de sa mort est sus-
ceptible de subir les aléas du temps qui agit sur le fonctionnement de l’organisme.
Giraudoux récupère cette pensée pour montrer l’inutilité de l’acte de la foule qui
laisse croire qu’Hélène est à l’abri de lasénilité. Il serait vain de s’accrocher sur
une telle futilité pour encourager la guerre.
Les proverbes viennent donner plus de richesses aux textes de Giraudoux.
Ces formules de sagesse ont une place de choix ici. L’auteur pratique donc l’art
des proverbes sous forme de conseils tirés d’expériences. Ils se trouvent ainsi
chez des personnages ayant acquis une certaine expérience. Au sujet de l’aban-
don des femmes de Pâris affirme : « Elles ne consentent qu’à la contrainte. Mais
alors avec enthousiasme » (GT, I, 1, 29). Il s’agit d’une expérience de tous les
jours, de vie des couples conjugaux quand il s’agit des rapports intimes. La vie
des couples est également évoquée par Andromaque lorsqu’elle interroge Hélène
au sujet de son amour pour Pâris :
La vie des deux époux qui s’aiment, c’est une perte de sang-froid perpétuel. La dot
des vrais couples est la même que celle des couples faux : le désaccord originel. Hector
est le contraire de moi, il n’a aucun de mes goûts. Nous passons notre journée ou à nous
vaincre l’un l’autre ou à nous sacrifier. Les époux amoureux n’ont pas le visage clair.
(GT, II, 8, 131)
Andromaque développe l’idée selon laquelle l’union de deux êtres se fonde
sur la perte de la liberté des deux partenaires. Dans un couple il faut accepter
l’autre dans sa totalité ; quels que soit ses défauts. Le principe du couple est fondé
même sur le désaccord. C’est donc par expérience qu’Andromaque s’exprime ici.
L’amour est un « partage » et un « don de soi », abandon de l’un pour l’autre.
Busiris, l’expert en droit des peuples affirme au sujet de l’amour : « Une
femme qui vient vers vous nue et les bras ouverts n’est pas une menace, mais

74
une offre. » (GT, II, 5, 114). C’est l’expérience de l’amour par les gestes et dans
sa liberté, que traduit ici Busiris. Pour lui, Pâris ne devrait pas être considéré
comme un ravisseur mais comme celui qui a compris l’offre d’Hélène ; raison
pour laquelle il a tout le droit d’accepter et de conclure une union avec elle. Lors-
que Pâris essaye de nier tout lien ou rapport intime avec Hélène, Ulysse dit : « Je
ne le cherche pas. L’eau qui coule sur le canard marque mieux que la souillure
sur la femme » (GT, II, 11, 153). La réponse qu’il donne ici justifie l’impossibilité
de toutes vérifications susceptibles de prouver l’innocence d’une femme. Quel
que soit ce que dit Pâris pour blanchir Hélène de toute souillure, il n’y a pas de
preuves convenables. Pour Ulysse, Pâris a exploité les faiblesses d’Hélène et s’est
contenté de l’emmener.
Dans l’optique des proverbes, Giraudoux fait une satire sur la concupiscence
de l’homme et surtout de ceux qui ont un certain pouvoir. Pour Hector, l’enlè-
vement d’Hélène est un acte irresponsable. Mais oppose à cette conception une
volonté d’avoir tout : « Le visage d’un roi que pince un crabe n’a jamais exprimé
la béatitude » (GT, I, 4,30). Hélène justifie son enlèvement comme une exploi-
tation de sa faiblesse : « L’Homme qui découvre la faiblesse d’une femme, c’est
le chasseur à midi qui découvre une source » (GT, I, 9,70).
Tous ces proverbes sont des enseignements fondés sur des expériences par-
tant de la vie conjugale des uns et des autres. Au-delà de ces proverbes liés à
l’amour, Giraudoux utilise ceux qui traduisent les situations conflictuelles. Il re-
met en cause l’imaginaire collectif des Troyens fondé sur la vénération de ceux
qui sont morts pour la patrie. Le discours d’Hector aux morts est une critique de
la vanité de ce genre de considération : « Un discours aux morts de la guerre,
c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement »
(GT, I, II, 5, 115). Pour Hector, c’est un discours sans importance qui ne mérite
pas sa raison d’être. C’est pour justifier toute éventualité de guerre qu’Ulysse
évoque les richesses de Troie : « Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des
légumes trop dorés » (GT, II, 12, 173). Pour exprimer la ténacité de son époux,
Andromaque montre la vigilance avec laquelle Hector suit l’évolution des faits :
« Hector s’accroche à l’idée de votre départ. Il est comme tous les hommes. Il
suffit d’un lièvre pour le détourner du fourré où est la panthère » (GT, II, 12,
173).
Pour ce qui est des paraboles, leur utilisation fait la particularité de certains
personnages notamment des vieux comme le roi Priam. Il conseille Andro-
maque : « Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier
qu’on est mortel » (GT, I, 6, 53). En effet, Priam nantie de sagesse et d’expé-
rience, veut montrer à sa belle-fille, la leçon de bravoure et de dignité à se dé-
fendre devant une situation quelconque. Voilà pourquoi, dans la même logique,
il entérine « La première lâcheté est la première ride d’un peuple » (GT, I, 6, 54).
La parabole d’un Priam expérimenté peut servir d’exemple aux générations fu-
tures.

75
Dans Électre, la parabole est l’apanage du dieu Mendiant. Elle apparaît comme
le type même du langage indirect. Hormis le fait que le commentaire soit, par
nature, la parole même du Mendiant, une parole qui n’est pas forcément en rap-
port direct avec l’orientation des autres personnages, la parabole lui permet de
révéler une vérité crue : « Le cancer royal accepte les bourgeois ». La parabole
des hérissons qu’utilise le Mendiant va à l’encontre de ce que pense Égisthe
lorsqu’il prend les dieux comme des « Fesseurs aveugles ». Le Mendiant en tant
que Dieu, fait une observation relative aux comportements de ceux qui s’acca-
parent des pouvoirs qui ne devraient pas leur revenir :
C’est la vérité même. Un exemple, voyez, pour ceux qui marchent sur les routes. Il
y a des époques où tous les cent pas vous trouvez un hérisson mort. Ils traversent les
routes la nuit, par dizaines, hérissons et hérissonnes qu’ils sont, et ils se font écraser…
(E, I, 3, 33).
Cette parabole enseigne l’imprudence et surtout le fait de goûter à ce qui ne
nous appartient pas. C’est le cas d’Égisthe qui sur le trône d’Oreste, veut épouser
Clytemnestre pour pouvoir diriger Argos. Pour le Mendiant, une telle usurpation
est semblable à la faute originelle qui peut s’étendre sur une longue chaîne de
génération :
De ces hérissons écrasés, vous en voyez des dizaines qui ont bien l’air d’avoir eu une
mort d’hérissons… en raison de la faute originelle des hérissons, qui est de traverser les
chemins départementaux au vaccinaux sous prétexte que la limace ou l’œuf de perdrix
a plus de goût de l’autre côté… (E, I, 3, 36)
Dans ce langage imagé et allégorique, le Mendiant note la stupidité d’Egisthe
à vouloir s’installer au pouvoir qui n’est pas sien. Il sait qu’Oreste viendra le tuer
pour établir la royauté de son père et le venger. L’étude de la parodie, de l’allusion
et de la citation induit lamutation du statut sémiotique des pièces. Car l’acclima-
tation de ces procédés entraine une double conversion, et de dénotation à la
connotation culturelle.

Conclusion
La poétique des mimotextes que nous avons étudiée met en évidence l’im-
portance des opérations transformationnelles liées à la coalescence dans l’évolu-
tion et le devenir des scénarios mythiques. Dans Électre et La Guerre de Troie n’aura
pas lieu, nous avons également noté que d’autres intertextes viennent se greffer
et favorisent ainsi la rencontre des genres et l’hybridation des canevas mythiques.
En introduisant distanciation et réflexivité, l’hybridité générique et dialogique,
rappelle sans cesse que réécrire consiste à interroger les modèles, à questionner
le mythe et à remettre en cause les interprétations dont il a déjà fait l’objet (Gour-

76
nay, 2016 : 20). C’est le lieu interactionnel des schèmes culturels et des arché-
types puisés dans la vie sociale. Aussi convient-il de souligner que les hypertextes
sont considérés comme des textes centreurs, des produits idéologiques, des ob-
jets culturels qui permettent de déceler plusieurs voix. L’intertextualité situe les
textes d’accueils dans un réseau de filiation, d’alliance, de parenté avec des hy-
potextes. Ce travail de réécriture, s’il ébranle l’intégrité du scénario mythique, est
aussi un puissant moteur d’inspiration et invite à réinterroger, sans cesse, les li-
mites du langage, à repousser les frontières entre les genres et les arts. Ainsi, si
l’hybridité menace l’intégrité des différents scénarios mythiques, elle n’en de-
meure pas moins un solide ressort créatif pour Giraudoux. L’intégration des mo-
dèles antérieurs fait de ces réécritures de véritables palimpsestes, des œuvres d’art
totales, qui illustrent parfaitement la palingénésie du mythe.

Bibliographie
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contemporaines du mythe de Don Juan : Dom Juan ou le Festin de Pierre de M.
Bluwal et L’Ambigu de R. Topor », Babel [En ligne], 33 | 2016, mis en ligne le
01 juillet 2016, consulté le 12 mai 2017. URL : http://babel.revues.org/4479 ;
DOI : 10.4000/babel.4479
Jenny, Laurent, 1976, « La stratégie de la forme », Poétique, n° 27.
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Riendeau, Pascal, 1997, « La Cohérence fautive- L’hybridité textuelle dans l’œuvre de Nor-
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77
Lecture médiascriptuaire
de Bonjour Monsieur le Ministre
d’Emile Bakel

Willy KANGULUMBA MUNZENZA


Institut Supérieur Pédagogique de Mbanza et Institut
Facultaire de Développement de Kinshasa

Résumé
Comment, dans le théâtre africain contemporain, l’intermédialité se joint-elle
à l’expression de la dérision ? Une lecture médiascriptuaire de Bonjour Monsieur le
Ministre d’Elimane Bakel permet d’y mettre en évidence le rôle des médias
comme la lettre, la musique, le mythe et la radio et de proposer un début de
réponse à la question. L’article voudrait soutenir l’idée que, comme le roman, le
théâtre africain contemporain n’est pas épargné par la dérive de la littérature en
médialiture.
Mots-clés : Théâtre africain, médialiture, médiascripture, intermédialité, dérision.

Introduction
La lecture médiascriptuaire de la pièce de théâtre Bonjour Monsieur le Ministre
(BMM) d’Elimane Bakel50se réfère essentiellement aux notions d’intermédialité
ou de médialiture exposées respectivement par ou sous la direction de Robert
Fotsing Mangoua (2012), Rodrigue Marcel Ateufack Dongmo (2012), Aman-
goua Atcha et alii (2014), et François Guiyoba (2015). Cette lecture se fonde
notamment sur une double considération. La première concerne le statut de la
littérature tel qu’il résulte de celui de l’œuvre littéraire elle-même en tant que
média : « Tout média est fondamentalement intermédial en ce sens qu’il se cons-
truit à la croisée des autres médias. Il est absorption, recyclage et transformation
des autres médias auxquels il emprunte des structures et des possibilités poé-
tiques. Du fait de sa capacité à établir des liens actifs avec les autres arts et mé-
dias, la littérature, qu’on pourrait qualifier de médiasynthèse, est, de nos jours,
un laboratoire intermédial permanent » (Nguetse Kana, 2015 : 51). La seconde

50Pseudonyme de Pius Ngandu Nkashama, écrivain et intellectuel congolais de


Kinshasa (1946).

79
considération se rapporte à la porosité des arts, genres et médias telle que l’ob-
serve Jürgen Müller : « Les genres littéraires et médiatiques du roman, de la poé-
sie et du théâtre ne sont plus compris comme des médias ″purs″ (ce qu’ils n’ont
par ailleurs jamais été), mais plutôt comme des phénomènes complexes, multi-
médiatiques et intermédiatiques qui ne s’épanouissent que dans l’interaction dy-
namique avec d’autres médias plus ou moins ″voisins″ » (Müller, 2012 : 7-8). Les
nouveaux rapports générés par la dérive de la littérature en médialiture, mé-
diascripture ou médialiture littéraire (Guiyoba, 2015 : 11) permettent de classifier
les genres et médiatiques selon une typologie bien expliquée dans la définition
de l’intermédialité qui pour Guiyoba (2015 : 7) :
(se) réfère à l’intrication des médias sur le double plan synchronique et diachronique,
de sorte qu’on puisse les hiérarchiser en médias englobants et englobés, transcendants et
transcendés, c’est-à-dire en hypermédias et hypomédias. Dans ces conditions, la spécificité
d’un média se rapporterait à son caractère englobant, transcendant ou hypermédiatique
(ou, à l’inverse, englobé, transcendé, hypomédiatique).
L’intérêt d’une lecture médiascriptuaire réside dans la mise en évidence de la
fonctionnalité, sur le double plan scriptural/narratif et sémantique, de l’interac-
tion dynamique entre hypermédia et hypomédias. L’hypothèse d’une intrication
et d’une interaction des médias peut être formulée dans le contexte de la pièce
BMM. Car, le genre littéraire et médiatique du théâtre, ici l’hypermédia, englobe
d’autres médias, des hypomédias comme la lettre, la musique, le mythe et la ra-
dio. L’entremêlement de ces médias concourt à l’expression de la dérision au
centre de la pièce. Il est ainsi possible de faire percevoir d’abord le sens ou l’esprit
de la dérision dans la pièce avant d’examiner les rapports et la fonctionnalité des
différents médias imbriqués.

1. BMM : théâtre de dérision et de dénonciation


Le ton de la pièce est d’emblée suggéré par son sous-titre : Bonjour Monsieur le
Ministre. Théâtre pour rire. Si « rire est le propre de l’homme », comme disait Fran-
çois Rabelais, le rire suscité par la pièce BMM dépasse cependant le niveau lu-
dique ordinaire pour revêtir une dimension tragique particulière. Car, la pièce
décrit, sur fond d’ironie et dans un destin critique, un monde d’une « tristesse
dense qui se résout dans le rire de la parole ou la parole du rire froid, sombre,
funeste et […] tragique », c’est-à-dire un « rire […] qui se laisse appréhender
comme une moquerie implicite » (Muhasanya, 2014 : 76, 84). Le rire ordinaire
est évidemment présent et inévitable devant la réalité que la pièce représente ;
réalité bien risible centrée sur Nzuayi, le personnage principal de la pièce, que
nous présentions ainsi dans une réflexion antérieure :
Nzuayi, fossoyeur ou ″agent des pompes funèbres″ […] dont l’instruction n’a ″ja-
mais pu dépasser la cinquième latine″ […]. C’est un voleur ― récupérateur du bois des

80
cercueils des morts […]. Le décor de la ″chienne de vie″ […] qu’il mène avec sa femme
Ngoyi ne le prédispose à nulle charge politique : impayé durant des mois […], se gavant
sempiternellement des miettes, notamment de queue de vache […], toujours vêtu de
guenilles […] et logeant dans une ″cabane délabrée″ […] Nzuayi se révèle également
un soûlard et un ″champion des putes″ […]. C’est en fait, comme le dit sony Labou
Tansi […], une espèce de ″nullard″, un véritable chiffon humain que nul ne peut ima-
giner dans les arènes de la (haute) politique. Mais contre tout entendement, et à la faveur
de ce que Djungu Simba […] nomme la ″sorcellerie politique″, Nzuayi se hisse au
faîte de la hiérarchie de sa société. Il doit son ascension à la science de Mbunda Ya
Nkaka, féticheur de renommée nationale qui a déjà ″servi tous les anciens minis-
trions… [Aujourd’hui] sur la touche″ (Kangulumba, 2003 : 8-9).
Cette présentation met en évidence aussi bien l’arrivisme et la non-compé-
tence du personnage que son recours au fétichisme. La stupéfaction est à son
comble lorsque survient effectivement la nomination de Nzuayi ; mais, en vérité,
elle l’est déjà dans son entourage immédiat lorsque Nzuayi annonce son immi-
nente promotion :
Nzuayi devient ainsi Ministre (chargé des oiseaux), franchissant, par le pont de la
″sorcellerie politique″, le fossé qui sépare les pompes funèbres de la haute politique. […]
Pourtant, ce miracle désormais accompli était encore inimaginable, il y a peu, dans le
chef de Ngoyi, l’épouse du fossoyeur Nzuayi. On le voit lorsque, aux ″tu verras quand
je serai Ministre″ répétés par son mari […], celle-ci rétorque : ″Folie de grandeur ! Toi
Ministre ! Laisse-moi rire. Ce sera la fin de tout″ […]. Cette raillerie de Ngoyi,
avant l’événement, donne la mesure de la stupéfaction que suscite l’ascension du fossoyeur
(Kangulumba, 2003 : 9).
Le rire de Ngoyi avant même la promotion à venir de son mari Nzuayi con-
tamine le reste de l’entourage immédiat du promu. Un des plus proches collabo-
rateurs de Nzuayi aux pompes funèbres considère cette promotion comme une
blague : « Mais tu veux rire ou quoi ? » (p. 62), demande-t-il à l’intéressé. La con-
tagion par le rire ne devrait pas épargner le lecteur, puisque, une fois que la no-
mination de Nzuayi devient effective, tout dans son discours, son comporte-
ment, ses actes et son attitude ne disposent qu’au rire. Le Ministre Nzuayi appa-
raît comme un véritable pantin dont les agissements, tout au long de la pièce, ne
font que rire ; mais d’un rire ordinaire qui bascule très vite en un rire tragique.
Car, pour le lecteur ou le spectateur, qu’un tel personnage au passé si rocambo-
lesque soit porté aux commandes de la république ne peut générer qu’inquiétude
et désespoir, eux-mêmes motifs de pleurs et de grincements de dents. Si donc
l’on rit d’une telle situation, il ne peut s’agir que d’un rire qui prend la place des
larmes, ce que Dongala appelle « rire pour ne pas pleurer » (1988 : 135, 136). Et
la nomination de Nzuayi survient dans un contexte général d’instabilité et d’im-

81
provisation, image chaotique de la société décrite dans la pièce et donc symboli-
quement une vision tragique de l’Afrique indépendante (Kangulumba, 2003 : 5).
On peut lire sur la quatrième de couverture de la pièce :
Des gouvernements formés et réformés, des fossoyeurs chargés des départements de
terres, mines et énergies, ou des féticheurs nommés aux cabinets de jeunesse et sports,
sont désormais des spectacles quotidiens. Il faut s’y faire. Nos pays ont inventé ce phé-
nomène unique en son genre : l’avènement d’une société auto-centrée, dans laquelle
chaque citoyen en âge de validité est un ministre en puissance. Et puis, pourquoi pas un
homo ministerius, à l’ère des crises renouvelables et non renouvelables ? Nzuayi a fait
le rêve splendide d’avoir été nommé ministre des oiseaux. Croquemitaine de sa profes-
sion, il avait la foi. Cela seul suffit. Consciencieux, veillant scrupuleusement sur l’uni-
vers des morts. Comment n’aurait-il pas pu gérer avec plus de compétence encore le monde
des vivants ? Eux-mêmes des morts potentiels, dans un cocon de famine et de misère
permanents. Le théâtre a fourni la parole et le rire à ceux qui ne savent plus pleurer ».
Impossible dès lors de ne pas percevoir le souffle de dérision et la volonté de
dénonciation qui traversent BMM et qui en font justement un « théâtre de déri-
sion » (Kangulumba, 2003 : 24). C’est dans ce contexte que l’intrication et l’inte-
raction des médias peut se révéler pertinente.

2. BMM : médiascripture au service de la dérision


Dans BMM, l’hypermédia théâtre fonctionne sur fond de dérision et de dé-
nonciation. Dans ce cas, les hypomédias que transcende le théâtre ne sauraient
être convoqués dans la pièce en dehors de ce contexte général de l’œuvre. Leur
présence dans la pièce ne saurait être innocente. Il est donc possible de détermi-
ner la fonctionnalité de chacun de ces hypomédias par rapport à la perspective
d’ensemble de BMM. Peuvent ainsi être examinés, en fonction de leur incidence
dans la pièce, la lettre et la musique (tambours, chant, danse), considérés comme
médias mineurs, d’une part ; et le mythe (religieux) et la radio, qui sont des mé-
dias majeurs, d’autre part. Il convient de préciser que les « médias mineurs [sont]
ceux dont l’impact est moindre ou peu perceptible sur le récit » (Ateufack, 2012 :
21) ; mais on peut ajouter que « chacun d’eux, quoique de faible fréquence d’ap-
parition, donne à l’étude de l’écriture du texte une dimension pertinente en
même temps qu’il révèle un artiste hybride » (Ngetcham, 2012 : 127). Pour les
médias majeurs, ils « désignent l’ensemble des médias à diffusion massive, c’est-
à-dire à large horizon de transmission » (Ateufack, 2012 : 24), actifs sur le récit.

82
2.1. Des hypomédias mineurs dans BMM
2.1.1 Une lettre en « voix off »
Le texte considéré comme lettre n’en porte pas tous les éléments caractéris-
tiques, notamment l’indication de lieu et de date d’expédition, il comporte un
message adressé, dans le pur style de la correspondance, à un destinataire par un
destinateur qui le signe de son nom. Cet extrait qui n’a qu’une seule occurrence,
se présente formellement comme suit :
Cher ami futur Ministre de la République lointaine,
Ce midi, le gouvernement de la République a été remanié. Tu as écouté la radio
nationale, bourdonnant d’angoisse et de grésillements aiguisés. Ton nom n’a pas été cité.
Tu t’es senti les épaules lourdes. Lourdes ! Tu as serré les poings, la bouche écumante
d’insulte acerbe. Cette républicule, quelle poisse ! Ils le savent pourtant, tu es le seul
compétent, pour résoudre toutes les crises et prolonger les transes, avec ta petite femme
qui louche. Tu es compétent. Ton Messie Providentiel est tellement éclairé par ses songes
qu’il en est ébloui. Peut-être te faudra-t-il penser à devenir un Messie et un Timonier.
S’il n’y avait pas les baïonnettes ! Dans deux semaines, au prochain remaniement, tu
auras plus de chance. Je te recommande Bodio-Bodio, avec ses cornes de bouc et ses
sonnailles percutantes… Signé : NzuayiwaNzuayiwaNzuayi
Futur ministre plénipotentiaire à portefeuille variable (p. 5).
Cette lettre en mode « hypermediacy » (Ateufack, 2012 : 36), c’est-à-dire ou-
vrant une hétérogénéité dans la pièce, campe, en une sorte de tableau, sur fond
d’humour et de dérision, toute la situation tragique du pays de Nzuayi. Elle rend
compte de ce que résume la quatrième de couverture et du constat déjà fait au
sujet de BMM :
L’univers de la pièce de Ngandu, qui est en fait la société de Nzuayi, vit dans une
effervescence permanente due à la succession de gouvernements éphémères et fragiles, ″for-
més et déformés″ au gré de l’humeur du président de la république, toujours ″éclairé par
ses songes″. […] L’instabilité est créée par le président de la république qui fait et refait
les gouvernements à sa guise et en un temps record. Au sujet du tout récent remaniement
[…], Nzuayi ne cache pas son émerveillement : ″Ah ! Ce pays ! Etdire que le dernier
gouvernement a été formé il y a seulement deux semaines !″ (Kangulumba M., 2003 :
6-7).
Une attention singulière permet de faire remarquer que le destinateur de la
lettre n’est autre que Nzuayi positionné comme « futur ministre plénipotentiaire
à portefeuille variable » ; son destinataire est un « ami futur ministre de la Répu-
blique lointaine ». La relation entre ces deux instances de la correspondance ins-
talle d’emblée dans une confusion énonciative dans la mesure où le personnage
de Nzuayi sera dans la suite un ministre concerné par la situation campée dans

83
la lettre qu’il signe. Ne s’agirait-il pas alors d’une lettre autodestinée ? Quoi qu’il
en soit, ici s’ouvre déjà la porte de l’humour et de la dérision.
Il faut par ailleurs indiquer, en ce qui concerne la structure de la pièce, que
cette lettre fait office de prologue. Elle est à lire en « voix off », dans les coulisses.
Or, la « voix off » est une technique cinématographique et nous savons au-
jourd’hui que « le théâtre s’est réapproprié les techniques cinématographiques
(Tchamba, 2012 : 182) comme justement la voix off :
La voix off ou voix hors champ […] est un procédé narratif utilisé dans les films,
qui consiste à faire intervenir au cours du déroulement d’un plan, d’une séquence ou
d’une scène, la voix d’un personnage qui n’est pas vu dans ce plan, cette séquence ou
cette scène. Ce personnage peut être un de ceux que les spectateurs ont déjà vus dans le
récit ou un narrateur sans visage (éventuellement omniscient et doué d’ubiquité), qui les
guide dans des moments décisifs du film. La voix off est toujours partie prenante de
l’action, dont elle est un élément moteur, explicatif ou correctif51.
Il s’ensuit que « dans certains films, la voix off d’un personnage qui s’exprime
dès le début, donne un renseignement fondamental sur sa survie (ou sa mort) à
la fin du récit »52. Cette technique, ici en mode « immediacy » (Ateufack, 2012 :
41), donc en mode implicite, permet au lecteur ou au spectateur de découvrir le
code politique de la société de BMM condensé dans cette lettre, et de le préparer
ainsi à comprendre l’instabilité, l’arrivisme, l’improvisation, l’arbitraire, le mara-
boutage, bref tous les facteurs qui font basculer le destin de Nzuayi et, symboli-
quement et tragiquement, celui de tout le peuple. On peut dire que cette lettre
« restitue comme une citation in extenso l’élément qui s’inscrit dans le cours du
récit » (Ngetcham, 2012 : 128). Dès lors dans BMM, « la lettre ″escorte″ la vision
[…] de l’œuvre » (Haroche-Bouziniac, 1995 : 111). La fonctionnalité de la lettre
en voix off se perçoit dans son efficacité narrative qui introduit le lecteur dans
un univers tragique à travers l’humour et la dérision. C’est un hypomédia associé
à une technique du cinéma et qui, sur le plan narratif, fonctionne tel un « véri-
table agent dramatique » (Haroche-Bouziniac, 1995 : 135).

2.1.2. La musique
Les occurrences de l’hypomédia musique sont moins nombreuses dans la
pièce (quatre au total) et son rôle par conséquent moins pertinent. Dans un pre-
mier temps, la musique est convoquée pour couvrir un silence dû à un défaut
technique lorsque l’annonce, par le journaliste, de la liste des nouveaux membres
du gouvernement est interrompue à cause d’une panne (p. 14). Cette musique
non spécifiée est en réalité un hypo-hypomédiaau sens de la théorie narrative de
mise en abyme ou de réduplication de Klaus Meyer-Minnemann et Sabine

51https://fr.wikipedia.org/wiki/Voix_off
52Idem.

84
Schlickers (2007 : 303) ; car, ici, la musique est diffusée par un autre hypomédia
englobé par l’hypermédia théâtre : la radio, dont il sera question plus loin. Dans
un second temps, la musique est produite par l’association des tambours, des
chants et de la danse, qui sont autant d’hypomédias convoqués dans la pièce
pour célébrer la promotion de Nzuayi : « Le féticheur Mbundaya Nkaka s’amène,
avec des tambours […] et une troupe de gens bariolés qui chantent, gesticulent,
crient à tue-tête. La fête se transforme en une foire bruyante […]. Sur un geste
de Mbundaya Nkaka, le griot entre au milieu et chante une mélopée […]. Tout
le monde danse. C’est la grande fête » (p. 69-71). La musique est, ici encore, un
hypo-hypomédia dans une fonction mimétique d’accompagnatrice des circons-
tances heureuses. Mais son interaction avec les autres hypomédias dans la pièce
montre que la musique contribue à symboliser une autre signifiance : elle ampli-
fie le bruit et augmente la cacophonie qui embrouille tragiquement les esprits.
Mais il faut analyser les hypomédias les plus influents, notamment le mythe et la
radio, pour percevoir ce symbolisme.

2.2 Deux hypomédias majeurs dans BMM : le mythe et la radio


Au regard du rôle que les hypomédias mythe et radio jouent au côté de l’hy-
permédia théâtre, on peut valider le statut qu’Ateufack leur accorde en tant que
médias majeurs (2012 : 24, 29). Mais le genre littéraire et médiatique du théâtre
étant l’hypermédia qui accueille les autres médias, l’analyse privilégie l’examen de
son interaction avec ceux-ci.

2.2.1 Le mythe religieux


La pièce BMM est nourrie par le mythe religieux du Dieu Créateur, attesté,
sous le mode « immediacy », par une vingtaine d’occurrences et un certain
nombre de termes référant à l’isotopie biblique : Évangile, prêcher, premier jour
de la création, bougies, manne du ciel, Ange du paradis, enfer, Dieu, Apôtres du
Christ, sacré, dévotion, ferveur, pardon, diable, Jésus-Christ, Pharaons, Dieu
Tout-Puissant, repentir, etc. Ce mythe est convoqué par les personnages pour
soutenir leurs propres positions dans différentes circonstances. Par exemple,
lorsque Ngoyi, la femme de Nzuayi, se plaint de sa solitude devant son mari
volage, ivrogne et, à cause de cela, absent toutes les nuits du toit conjugal,
Nzuayi, cynique, lui rétorque : « Une femme n’est pas faite pour être seule. Elle
ne peut jamais vivre seule. C’est un principe de l’Évangile. Et Dieu lui-même
s’est donné la peine de descendre sur terre, rien que pour prêcher à la femme de
ne jamais vivre seule. Mais d’essuyer éternellement les pieds de son homme »
(p. 8). Cet argument de Nzuayi, qui fait sans doute écho au précepte biblique
selon lequel l’homme ne doit pas vivre seul, mais s’attachera à sa femme et les
deux formeront une seule chair (Genèse, 18-24), travestit le sens du précepte
biblique et sert des intérêts égoïstes : Nzuayi veut en fait retenir sa femme au

85
nom de l’Évangile et l’empêcher de le quitter. Mais lorsque la femme, lassée par
les escapades nocturnes répétées de son mari, demande à celui-ci ce que l’Évan-
gile lui enseigne, à lui, Nzuayi répond encore cyniquement à son propre profit :
« D’étendre les bras comme ça, en croix. Et d’étreindre la première femme qu’il
rencontre sur son cœur » (p. 8).
Nzuayi détourne souvent les concepts bibliques de leur sens et de leur con-
texte. Ainsi, pour répondre aux critiques de sa femme qui lui reproche de dépen-
ser tout son argent à la boisson et aux femmes de rue, ne lui laissant pas la pos-
sibilité de cuisiner autre chose que la queue de vache, il ironise que la queue de
vache est une « manne du ciel » (p. 10). De même, proclamant la liste des
membres du nouveau gouvernement, le journaliste précise : « Il y a en tout, un,
deux, trois, quatre, cinq, six Ministres. Six Ministres en tout. Pour plus d’effica-
cité et plus de discipline dans la direction des affaires nationales. Six Ministres,
six hommes envoyés par Dieu, la moitié des Apôtres du Christ. Ils seront autour
du Président de la République… » (p. 21). Nzuayi, qui en fait partie, s’en orgueil-
lit : « Moi, Ministre. Je suis l’un des six demi-Apôtres, réunis au cénacle du Pré-
sident bien-aimé, à la recherche du Saint-Esprit » (p. 22). L’évocation de l’évan-
gile sacralise voire divinise les ministres, comparés aux Apôtres et le Président,
au Messie, à Christ, donc à Dieu.
Le mythe religieux est alors au service de la mégalomanie et du culte de la
personnalité des gouvernants. Dans ce sens, le personnage de Bula Bula, qui loue
sa maison à Nzuayi, ne tarit pas d’éloge à l’endroit du promu : « Monsieur Nzuayi
[…]. Vous êtes mon Ange ! » (p. 27) Mais face à un Nzuayi revanchard, Bula
Bula sollicite l’intervention de Ngoyi : « Le ciel est juste, madame ! […] intercé-
dez pour moi ! » (p. 27). Il faut entendre : « intercéder auprès de l’Ange ou
l’Apôtre Nzuayi », comme les fidèles chrétiens demandent aux anges et aux
saints d’intercéder pour eux auprès du Christ ou de Dieu le Père. Le personnage
du Maire souligne également le caractère sacré du promu dans le mot qu’il lui
adresse au nom de son groupe : « Nous tenons tout d’abord à remercier le Dieu
Tout-Puissant, et les ancêtres réunis autour de lui, pour ce songe merveilleux qui
a ébloui notre Président cette nuit, et dans lequel vous lui êtes apparu comme un
être envoyé par Dieu, pour sauver notre beau, immense et glorieux pays… »
(p. 54). La filiation divine des gouvernants justifie que Nzuayi invoque Dieu face
aux difficultés : « Oh ! Mon Dieu ! Quel dur métier que de dresser ce peuple
incroyablement indiscipliné ! Dès le premier jour, je suis déjà épuisé. Je suis es-
quinté. […]. Être Ministre, mon Dieu ! Si je le savais ! » (p. 61). Le langage évan-
gélique est adapté et torpillé selon les besoins des personnages.
Mais ce même évangile qui soutient l’expression de la mégalomanie et le dé-
vergondage de Nzuayi est vite renié par lui lorsque sa femme Ngoyi l’évoque à
son tour au sujet de ses souffrances : « NGOYI : Tu ne vas pas m’abandonner,
mon chéri. Nous avons tant souffert ensemble. Nous deux !/ NZUAYI :
Penses-tu ! Les souffrances, c’est du passé. Et d’ailleurs, c’était pour toi seule./
NGOYI : Et l’Évangile ? C’est toi qui me citais l’Évangile tout à l’heure./

86
NZUAYI : Tout cela, c’est du passé. Mais un Ministre des oiseaux […] ne peut
se contenter d’une seule femme » (p. 33). Le déni touche d’ailleurs jusqu’au ca-
ractère sacré même reconnu plus haut aux gouvernants. Ainsi, lorsque Bula Bula
considère Nzuayi comme un « homme formidable » (p. 35), celui-ci réplique :
« Formi-diable tu veux dire ? C’est que ces choses marchent avec le diable. Les
hommes du pouvoir sont des hommes du diable. Rappelle-toi : ″Nul ne peut
servir Dieu et Mammon″. Et les hommes du pouvoir servent l’argent. Le Fric !
Saint Monsieur Fric, Bula Bula ! » (p. 35).
Le contenu du mythe religieux représenté par ses aspects essentiels enseignés
par l’Évangile (Dieu, les saints, les anges et le diable, le paradis et l’enfer) est
désacralisé pour justifier le comportement des personnages et infléchir leurs pro-
pos, mais rarement à bon escient. Ce mythe fonctionne dans une complémenta-
rité idéologique avec le théâtre qui l’accueille : tous deux font percevoir la déri-
sion et le tragique. On pourrait en dire plus de l’autre hypomédia majeur repéré
dans la pièce.

2.2.2 L’hypomédia radio


Révélée par plus d’une vingtaine d’occurrences dans la pièce, la radio est l’hy-
pomédia qui produit l’impact le plus significatif en interaction avec l’hypermédia
théâtre. Dès la lettre en « voix off » qui ouvre la pièce, la radio est évoquée
comme principal support de l’information en ce qui concerne l’annonce des re-
maniements récurrents du gouvernement : « Cher ami futur Ministre de la répu-
blique/Ce midi, le gouvernement de la République a été remanié. Tu as écouté
la radio nationale, l’oreille attentive, bourdonnant d’angoisse […]. Ton nom n’a
pas été cité. […] Dans deux semaines, au prochain remaniement, tu auras plus
de chance » (p. 5). C’est dans la logique de cette mission ou de ce rôle principal
que la radio nationale annonce, par à-coups successifs, la publication du nouveau
gouvernement. Le journaliste attire d’abord l’attention des auditeurs sur l’infor-
mation à diffuser : « Communiqué très important ! Nous venons de recevoir à
l’instant même un communiqué de la présidence de la République. Dans
quelques instants, les détails sur l’événement du jour » (p. 14) ; ensuite, il en ex-
plique la portée :
« Eh bien, amis auditeurs, un communiqué très important vient de nous être remis
par les services de la Présidence de la République. Je vous le lis intégralement : ″ […]
dès son réveil avec le premier chant du coq, le Président a pris des mesures importantes
[…]. Il a décidé […] de remanier son gouvernement. En ce moment même, il est en
train de rédiger, tout seul, […] la liste des membres du nouveau gouvernement. […] Il
va sans dire que les anciens Ministres sont considérés comme, depuis le réveil du Prési-
dent de la République, comme démissionnaires. »(p. 17)».
Le journaliste reçoit la liste proprement dite : « Ah ! Amis auditeurs, nous
l’avons, nous avons la fameuse liste. Eh oui ! Le président de la République vient

87
de nous remettre lui-même la liste du nouveau gouvernement » (p. 19). Dès cet
instant, commence la publication des noms des membres du gouvernement et,
dans la foulée, l’annonce de la nomination du fossoyeur Nzuayi : « Ministre des
oiseaux, des hirondelles, des canards, […], des hiboux, des chouettes et des oi-
seaux non identifiés de la République : BOMA NDEKE NZUAYI » (p. 20).
Dans la suite, la radio nationale rabâche indéfiniment cette liste et surtout le nom
de Nzuayi, accentuant ainsi l’ivresse jubilatoire à laquelle celui-ci se livre et qui
justifie la fête évoquée plus haut à son domicile.
Mais cette même radio qui annonce dans la liesse les remaniements successifs
du gouvernement, se charge aussi, à la fin, de diffuser dans l’hystérie le coup
d’État qui met fin au régime des gouvernements éphémères. Tout part de l’an-
nonce verbale faite par un officier de l’armée aux « fêtards » réunis au domicile
de Nzuayi : « Vous n’avez pas écouté la radio, non ? […] les officiers de l’armée
se sont amenés. Ils ont purement et simplement déposé l’ancien Chef. Il n’y a
plus de Président dans ce pays. C’est le coup d’État quoi ! Écoutez la Radio.
Vous entendrez » (p. 72). La radio enchaine avec un discours critique qui dresse
un bilan négatif du régime jusque-là adulé et déjà honni : « …un régime de dic-
tature et de mensonge. Peuple ! Mon Peuple, mon grand Peuple ! On vous a
raconté des mensonges […] L’économie du pays, par terre. Les libertés indivi-
duelles, bafouées. Les routes, non asphaltées, les marchés, pleins de mouches.
Et les arbres, nos chers arbres, qui n’avaient plus une seule feuille » (p. 72). La
versatilité de la radio la met désormais au service du nouveau régime. Elle re-
transmet d’abord en direct la passation de pouvoir entre le président déchu et
son bourreau :
Et maintenant, camarades auditeurs, vous allez entendre le texte de démission de
l’ancien dictateur : ″Moi, conscient de la mission importante que m’avaient confiée les
ancêtres réunis autour de notre dieu, dans l’intérêt supérieur de mon pays et de mon
peuple que j’aime tant… Aïe, ne me fais pas mal avec ta baïonnette […]. Je remets le
pouvoir entre les mains du Sergent Mofumbo qui désormais va diriger les affaires de
l’État. Le nouveau gouvernement sera formé dans quelques instants, en attendant le
futur Coup d’État… Aïe ! Pas avec la baïonnette !.. » (p. 73).
La radio diffuse ensuite le discours du nouveau président militaire à l’inten-
tion du peuple, dans un style fort peu différent de celui du régime renversé :
« Camarades auditeurs, ainsi donc, notre nouveau Président va parler à son
peuple. Voici le message important que vous réserve le Sergent Mofumbo : ″Ca-
marades, je suis maintenant le Président bien-aimé de la République. J’ai reçu
cette nuit la visite d’un Ange du Paradis. Cet ange était porteur d’un message
urgent de la part de tous nos ancêtres… » (p. 75). Le discours est inachevé, mais
inscrit dans la lignée du régime déchu, il légitime le coup d’État par une inspira-
tion divine et ancestrale avant d’annoncer la liste imminente du gouvernement.

88
La performance de l’hypomédia radio est saisissable à un double niveau de sa
fonctionnalité. Sur le plan sémantique, la radio livre, à travers les informations
qu’elle diffuse, l’image d’une société inconstante en proie à de graves convulsions
socio-politiques du fait de la succession des régimes déstructurés, sans ancrage
idéologique et donc sans vision claire ni légitimité. Une telle représentation con-
court à une caractérisation tragique de l’univers social dépeint dans la pièce et
confère à l’hypomédia qui y participe une fonctionnalité éminemment perverse,
dénonciative. C’est pour cela que la performance de la radio est encore plus per-
ceptible sur le plan narratif où elle soutient efficacement la dérision. Elle fonc-
tionne, à l’instar de la lettre en voix off, comme un véritable agent dramatique,
puisque c’est elle qui annonce les informations qui conditionnent et subvertis-
sent le destin de Nzuayi et de sa société. En effet, présente dès le prologue (lettre
en voix off), la radio traverse la pièce de bout en bout et prend ainsi en charge
une partie essentielle du poids du récit : le drame de Nzuayi et de sa société,
annoncé dans le tableau campé par la lettre, se noue véritablement avec l’allu-
mage de la radio par Nzuayi (p. 11) et, surtout, avec l’annonce et la publication
de la liste du nouveau gouvernement (p. 14-21). Il se complique davantage avec
le coup d’État et l’instauration d’un nouveau régime militaire, le tout retransmis
à la radio (p. 72-74).
Il y a lieu de considérer que l’hypomédia radio ouvre et clôture la pièce, qu’il
fait plus percevoir le tragique que ne l’expose l’hypermédia théâtre. En ce qui
concerne le cheminement narratif, la radio interagit particulièrement avec le per-
sonnage de Nzuayi au point d’instaurer entre eux une complicité proverbiale.
On pourrait relever dans le fonctionnement général de la radio dans BMM « la
technique de scénarisation et la technique du direct » (Coulibaly, cité par Atcha,
2014 : 118). Ainsi, lorsque Nzuayi allume la radio, en augmente le volume et que
le journaliste à l’antenne en studio n’émet que des « Allo ! Allo ! », sans réussir à
établir le contact avec son compère envoyé à la présidence de la République,
Nzuayi se fâche et se perd en injures (p. 15).
Lorsque la liaison est enfin établie, le journaliste, au lieu de dire l’essentiel sur
le remaniement, s’attarde sur des commentaires du genre « Le Président de la
République a reçu cette nuit la visite d’un Ange du Paradis. Cet ange était porteur
d’un message urgent de la part de nos ancêtres… », Nzuayi excédé et impatient
complète la phrase du journaliste, donc le message de la radio, par « …morts de
gourmandise, de lèpre et d’autres infections vasculo-pulmonairo-capillaires »
(p. 17).
Le journaliste poursuit : « Dans un songe éblouissant, tous ces ancêtres ont
révélé à notre Président, digne intermédiaire et intercesseur entre les morts et les
vivants… », Nzuayi réagit nerveusement : « On ne sait pas bien, qui est mort, et
qui est vivant… » (p. 17). L’impatience et l’énervement de Nzuayi suggèrent que
la radio entretient le suspense tel qu’on peut noter le procédé cinématographique
du suspense dans son fonctionnement. Dans la suite, le journaliste, parlant des
Ministres démissionnaires, précise : « Ils devront se mettre en rang, avec leurs

89
femmes et leurs enfants, suivant l’âge de chacun, dans l’ordre, le silence, la dis-
cipline… », Nzuayi reprend le sourire et complète le slogan : « …et la dignité ! »
(p. 18). Mais lorsque la radio reprend le communiqué sans annoncer la liste du
gouvernement, Nzuayi, encore déçu, répète avec elle : « tous nos ancêtres réunis
en conclave », et caetera, et caetera… Nous connaissons la chanson. Passez à
l’essentiel, nom de Dieu ! » (p. 18). Ce type d’échanges se poursuit jusqu’à la lec-
ture du nom de Nzuayi. La radio : « Ministre des oiseaux, des hirondelles, des
canards […], des hiboux, des chouettes et des oiseaux non identifiés de la Répu-
blique : BOMA NDEKE NZUAYI ». Nzuayi : « C’est moi ! C’est moi ! Ce n’est
pas possible. C’est moi ! Je suis Ministre. Moi ! » (p. 20).
La radio ajoute : « Il y a en tout […] six Ministres, six hommes envoyés par
Dieu, la moitié des apôtres du Christ. Ils seront autour du président de la Répu-
blique, non pas comme un essaim d’abeilles bourdonnantes, qui cherchent avant
tout à butiner sur les fleurs de l’État, à sucer les fruits du travail harassant des
Citoyens, ni comme des oiseaux rapaces sur des restes… », Nzuayi intervient
tout de suite : « je serai là pour protéger les biens de l’État, mon Ami. Mon cher
Ami de la Radio. Je serai là, autour du président bien-aimé. Ministre des oiseaux.
J’y veillerai » (p. 21). Parfois, c’est la radio qui répond aux injonctions et com-
plète le discours de Nzuayi, comme dans l’effervescence de sa nomination, l’an-
cien fossoyeur veut épater ses proches et ordonne à la radio qui égrene la liste
des promus de répéter son nom : « Venez-en à moi ! À moi, vite ! Moi ! » ; et
aussitôt la radio : « Ministre des oiseaux, des hirondelles, des canards sauvages,
des canetons, des hiboux, des chouettes et des oiseaux non identifiés : Boma
Ndeke Nzuayi » (p. 21).
Au-delà du comique attendu dans un théâtre conçu pour faire rire, ces inte-
ractions révèlent une construction narrative pertinente qui actantialise l’hypomé-
dia radio et conforte son statut d’agent dramatique. Le relais de la radio par
Nzuayi ou de Nzuayi par la radio casse la linéarité du discours/récit l’un de
l’autre. Le théâtre et la radio semblent alors s’emboîter alternativement l’un dans
l’autre, la technique suscitant une réflexion sur la narrativité et sur la fictionnalité.
Les combinaisons qui s’ensuivent sur le plan narratif ne sauraient être neutres
ou innocentes sémantiquement. Dans ce sens, le fonctionnement de la radio tout
au long du récit est symbolique du tragique qui caractérise la pièce : Dès la lettre
en voix off, des « grésillements aiguisés » sont signalés dans le fonctionnement
de la radio (p. 5) ; puis, à son allumage par Nzuayi, la radio donne très faiblement
(p. 11) ; Nzuayi la « bricolle » et elle « parle un peu mieux » (p. 12) ; elle connait
des coupures, des silences, compensés par la musique (p. 14) ; puis elle recom-
mence à grésiller intensément (p. 15) avant que la liaison ne soit établie. Les pres-
tations de la radio (renforcée donc par les techniques cinématographiques de la
scénarisation, du direct et du suspense) se terminent par l’annonce d’un coup
d’État qui renverse le régime en place. Ces dysfonctionnements de la radio figu-
rent ceux de toute la société qui culminent dans un acte de violence perturbateur
de l’ordre établi, lui-même instable et éphémère.

90
Par ailleurs, entre sa nomination et ce coup d’État, Nzuayi aura passé des
heures d’une angoisse surréaliste : déjà on n’est pas sûr que c’est son nom qui a
été cité à la radio (p. 72) ; ensuite, il attend longtemps la voiture ministérielle qui
doit venir le chercher pour le Conseil des Ministres (p. 34, 35, 43) ; le gouverneur
de la ville ne vient pas lui annoncer officiellement sa nomination (p. 43) ; à la fin,
c’est quelqu’un d’autre qui prête serment en son nom à la radio (p. 72). Le fos-
soyeur Nzuayi, nommé ministre grâce au féticheur Mbundaya Nkaka, ne sera
jamais sorti de chez lui avant le renversement du régime. Il aura longuement
attendu en vain (la longue attente confirme la technique cinématographique du
suspense) ; toutefois, dans ses extravagances, Nzuayi aura eu le temps de renver-
ser, à l’image de son pays, tout l’ordre établi aux pompes funèbres, nommant et
menaçant ses anciens copains et même ses visiteurs. Son cabinet est ainsi cons-
titué à domicile avant même sa prestation de serment. Au final, désillusionné par
le sort, il est abandonné de tous et plus que jamais, il s’enfonce dans la détresse.
Ainsi prend sens la réaction qu’il a par un rare moment de lucidité : « Le destin
devait nous avertir dès la naissance, qu’on serait Ministre. Nous prendre comme
ça, à pied levé ! » (p. 35) Le tragique et la dérision sont à leur comble dans BMM.
Présents du prologue au dénouement.

Conclusion
BMM est un « texte théâtral contemporain avec ses ″impuretés médiatiques″ »
(Guiyoba, 2015 :11). La pièce se présente en effet comme « un champ d’expres-
sion de plusieurs médias » (Ngetcham, 2012 : 127) parmi lesquels le théâtre, hy-
permédia, fonctionne en interaction avec des hypomédias comme la lettre, la
musique, le mythe et la radio ; l’insertion de la lettre et de la radio s’appuyant sur
quelques techniques cinématographiques. Tous ces hypomédias sont convoqués
dans la pièce pour dynamiser le récit non seulement sur le plan de la signification,
où chacun contribue, d’une façon ou d’une autre, à traduire ironiquement l’im-
possibilité d’une existence humanisée ; mais aussi sur le plan de l’écriture, donc
de la narration, où le théâtre, pour exprimer le tragique et la dérision, tire profit
de l’intrication de ces hypomédias, ainsi que de l’apport narratif de chacun. La
dimension médiascriptuaire de la pièce BMM peut donc se justifier, en ce qui
concerne l’expression de la dérision et de la dénonciation, par le foisonnement
et la fonctionnalité de tous les médias qui y sont intriqués. C’est qu’ici, « les mé-
dias sont utilisés comme des techniques pour dire le social et critiquer la poli-
tique » (Atcha, 2014 :118). Le « foisonnement intermédiatique » dans BMM est
au service d’une même expression, celle de la vie de l’Homme (Kamki, 2014 :
80). Le foisonnement médiatique dans BMM confirme la tendance observée à
l’intrication des médias dans l’art littéraire et dénote, de la part de son auteur, la
conscience de la « dérive actuelle de la littérature en médialiture, médiascripture
ou médialiture littéraire » (Guiyoba, 2015 : 11).

91
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93
Théâtre, formes, masques et choralité
Le phénomène de théâtralité dans l’art chorégraphique
contemporain camerounais : entre corps quotidien et
corps scénique fictif

Mirelle Flore CHAMBA NANA


Institut des Beaux-Arts de Foumban
Université de Dchang

Résumé
Cette réflexion est une investigation sur la théâtralité dans l’art chorégra-
phique en liaison avec la transformation des corps dans le processus de repré-
sentation. Prenant appui sur les théories post-positiviste et esthétique, elle
montre comment la notion de « personnage », propre à l’art théâtral, est appro-
priée en danse. Cette posture permet d’enrichir un savoir théorique sur l’inter-
prète en danse tant il est vrai que les résultats offrent l’accès à des processus de
création d’artistes contemporains camerounais.
Mots-clés : théâtralité, danse contemporaine, transformation, personnage, Cameroun

Introduction
La notion de théâtralité connaît une recrudescence dans nombre de disci-
plines artistiques depuis 1960. Si elle est apparue chez les praticiens et théoriciens
du théâtre, sa vitalité est la plus remarquable dans le champ de l’art chorégra-
phique. Feral (1988) précise que le concept de théâtralité se prête à toutes les
ambivalences dans la mesure où le théâtre lui-même n’a cessé de le redéfinir par
ses pratiques, presque depuis le début du XXe siècle.53 Malgré le flou du concept,
on n’a pas cessé depuis une décennie déjà de repérer la théâtralité dans la danse.
Si cette notion est aussi ambigüe en théâtre, on comprend alors que parler de la
théâtralité en danse ne relève pas forcément de l’évidence. Le plus connu au
Cameroun reste certainement l’usage que font de cette notion les danseurs-cho-
régraphes André Takou Saa lorsqu’il parle de danse-théâtre-danse et Merlin Nyakam
avec la danse expressive. La notion de théâtralité prend une place importante dans
cette réflexion. Goffman (1973) affirme qu’ : « Après avoir été utilisée par

53 Le mot s’étant banalisé, il importe de distinguer ce qui relève historiquement de l’usage

effectif de la notion de théâtralité des conceptions du théâtre formulées autrefois par


des auteurs sans recourir au mot, que certains lecteurs contemporains rebaptisent pos-
térieurement « théâtralité ».

97
d’autres champs théoriques et être devenue la modalité d’une idée de théâtre hors
du théâtre, la théâtralité ne peut plus se penser en vase clos ». Le travail de Fébvre
(1995), Danse contemporaine et théâtralité, le prouve.
La définition de la théâtralité proposée par Barthes54 (1954) est souvent re-
prise parce qu’elle « paye son tribut à une époque où le clivage entre scène et
texte était plus apparent qu’il ne l’est aujourd’hui, d’où son affirmation, souvent,
que la théâtralité a à voir avec la matérialité du corps des acteurs, avec ‘‘la corpo-
réité troublante’’ de ceux-ci. » (Féral, 2012 : 10). Devant ce foisonnement théo-
rique, l’application de cette notion à la pratique chorégraphique n’a pas encore
fait couler beaucoup d’encre surtout lorsqu’il faut parler de sa manifestation dans
la danse au Cameroun. Mais Brunel (1982), Fèbvre (1995) et Maudmazo (2014)
ont développé des réflexions sur le rapport entre danse et théâtralité. Ils sont
tous d’avis qu’avec la théâtralité dans la danse
le corps dansant lui-même s’est diversifié, affichant aujourd’hui son appartenance au
monde séculier, et non plus au monde « divin » de la sylphide ou de l’éphèbe auquel
semblaient appartenir les corps « normés » de la tradition, corps d’apparence, tenus à
l’abri du temps qui passe (Fèbvre, 1991 : 42).
En revanche, tout l’intérêt de la présente réflexion réside dans une démarche
qui donne la possibilité de développer une meilleure connaissance du travail de
l’interprète et de la danse. La danse contemporaine étant, me semble-t-il, em-
preinte de théâtralité, il n’est pas étonnant que divers éléments de la recherche
et des créations chorégraphiques actuelles au Cameroun trouvent un écho dans
pareil discours. De la sorte, cette investigation montre comment la notion de
« personnage » s’opère dans le courant où la théâtralité s’insère à la danse, et
lorsque certains marqueurs de la théâtralité et de la danse se rencontrent au tra-
vers du corps de 1’interprète.

1.1. Problématique
Le corps quotidien55 d’un interprète correspondrait au corps naturel, habituel,
usuel, fonctionnel. C’est le corps que nous connaissons. Alors que le corps extra-

54 Barthes (1954 : 122-123) « Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte,
c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argu-
ment écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes,
tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son
langage extérieur. »
55 Barba (2000 :253), y fait la distinction entre un « corps quotidien » de l’acteur et un

« corps extra-quotidien », un « corps inculturé »et un « corps acculturé ». Les ac-


teurs/danseurs mettent de côté leur comportement quotidien pour développer majori-
tairement celui extra-quotidien.

98
quotidien s’apparenterait entre autres au corps scénique, corps de la représenta-
tion. De fait, l’interprète en théâtre ou danse expérimente ces deux mondes
(Maudmazo, 2014 : 26). L’analyse de la transformation de l’interprète est une
orientation empruntée pour questionner ce que devient celui-ci lorsque la danse
et la théâtralité se rencontrent ; la position de Tremblay mérite d’être soulévée :
« Être l’autre tout en étant soi-même. » L’interprète est à la fois lui-même et un
autre. De la sorte, qu’en est-il en danse ? Si on admet que ces chorégraphes ca-
merounais André Takou Saa, Bouba Landril Tchouda, Tchuimo Gladys, Merlin
Nyakam, Chantal Gondang ou Georgette Kala Lobe composent leurs partitions
de mouvements à partir du geste quotidien, du répertoire de l’expression hu-
maine, de l’individu qu’est l’interprète, de sa personne, ne serait-on pas finale-
ment dans la création d’une « fiction du réel », dans la création de corps fictifs ?
Il est question, avant tout, de tenter de saisir la portée de la notion théâtrale de
« personnage ». À ce titre, comment et quand la transformation du danseur et de
son corps s’opère-t-elle lorsque danse et théâtralité agissent conjointement ?
L’hypothèse avancée à cet égard est la suivante : grâce à différents procédés et
techniques, le “je” du danseur devient non pas un “autre” mais, une combinaison
travaillée, un « montage » entre ce “je” « corps quotidien » et cet “autre” « corps
fictif », porteur de tout un univers imaginaire et initiateur d’autres possibilités
expressives.

1.2. Aperçu théorique et méthodologique


La démarche théorique est post-positiviste avec un caractère esthétique im-
portant. Le paradigme post-positiviste est soutenu par Green et Stinson (1999)
dans leur ouvrage Postpositivist research in danse. La spécificité de cette approche
réside dans le fait que la réalité est socialement construite. En d’autres termes, la
réalité est construite en fonction de la perspective à partir de laquelle le chercheur
regarde les faits et par rapport à la manière dont il perçoit la réalité ainsi que la
vérité. Cependant cette étude ne vise en rien la mise en lumière d’une vérité. En
revanche, comme dans un paradigme post-positiviste de type constructiviste,
cette approche permet d’interpréter et de comprendre le contexte particulier
dans lequel le phénomène de la théâtralité s’opère dans les créations des choré-
graphes camerounais.
Par ailleurs, j’englobe dans le vaste terme « esthétique », l’histoire et la philo-
sophie. De la sorte, les représentations et les processus de création font dont
l’objet d’analyses et d’interprétations. En raison de quoi, cette étude est essen-
tiellement qualitative. Le design, c’est-à-dire les étapes de réalisation et les stra-
tégies, évoluent ainsi au cours de l’étude puisque je me laisse guider par les don-
nées recueillies sur le terrain.
Pour comprendre comment les chorégraphes travaillent les corps, je suis allée
vers eux. Seulement quatre chorégraphes se sont réellement confiés sur leurs

99
motivations premières, les prémices de leurs œuvres : André Takou Saa, Gladys
Tchuimo, Chantal Gondang et Merlin Nyakam. Pour les autres chorégraphes,
j’ai exploité les propos recueillis dans leur dossier de presse : il s’agit de Bouba
Landrille Tchouda, et Georgette Kala Lobe. Cette démarche a permis de saisir
les différents processus de création de leurs œuvres. Pendant l’entretien56, il a été
question de retracer les chemins parcourus des motivations à la conception de
l’œuvre en passant par les questions du traitement et de la transformation de
l’identité de l’interprète en studio. Après une lecture comparative des données,
il a été dégagé les différentes approches pour transformer le corps quotidien de
l’interprète au corps scénique fictif. L’analyse des données s’est faite de façon à
avoir une interprétation éthique, c’est-à-dire que j’avais la responsabilité de pro-
poser une compréhension ou une explication du phénomène. Les théories et
conceptions de la danse participent à alimenter le raisonnement. Ainsi, la re-
cherche se limite aux œuvres chorégraphiques contemporaines où les marqueurs
de la théâtralité sont présents et identifiables.

2. Le corps : du quotidien au studio de danse et sur la scène


Pour Delsarte, tel que cité par Aslan (2005 : 47) : « Le corps […] est l’alphabet
universel de l’encyclopédie du monde ». Il s’agit d’un corps qui, conditionné par
un environnement (corps quotidien), renferme des messages qui se traduisent
par le mouvement corporel (corps scénique).

2.1. Le corps quotidien fonctionnel


Selon Lesage (2000), le corps quotidien est le « corps fonctionnel ». Autre-
ment dit, il s’agit du corps « naturel » que Barba (2000) considère comme étant
un « corps inculturé ». C’est dire que tout être humain est avant tout un corps
inculturé. Ce corps est celui façonné par le contexte culturel dans lequel il est né.
En ce sens, l’inculturation est mis en marche dès les premières heures de la vie
de l’Homme dans son environnement et ceci est constitué de la spontanéité.
Autrement dit, comme le précise Barba (2000 : 252) cette spontanéité relève du
réseau de réflexes conditionnés ou d’automatisme inconscients inhérents à
l’Homme. C’est la base de tout être humain et donc de tout interprète. L’expli-
cation de Biet (2007 : 923) mérite d’être citée : « [un] acteur qui joue, c’est
d’abord un homme ou une femme de métier […] un être vivant, ici et maintenant
[…] ». Lesage (2000 :3) argue que tout être humain est caractérisé par une cer-
taine attitude, un schéma postural, sa « présence ». Pour lui, même si l’Homme

56 Ces entretiens ont été menés en 2014 et 2015 alors que je récoltais les données pour
la rédaction de ma thèse de doctorat Ph.d.

100
doit prendre d’autres postures, il a tendance à revenir à celle de base, l’habitus
tonique.
En revanche, pour ce qui est du corps quotidien expressif Tremblay
(1993 :53) écrit : « Delsarte57 a entrepris une taxinomie des gestes, basée sur la
segmentation du corps. Ce n’est pas le tout qui parle, c’est la partie ». C’est dire
que l’expression corporelle est fondamentale tant il est vrai que chaque partie du
corps renferme un syntagme communicationnel. (Waille, 2005 :273). Aslan
(2005 :48) explique : « À chaque fonction de l’esprit correspond une fonction du
corps, à chaque grande fonction du corps un acte de l’esprit. Le geste représente
bien plus que la parole pour Delsarte ; il exprime davantage et vient du cœur ; lié
à la respiration, il se développe grâce aux muscles, mais ne peut exister que sous-
tendu par un sentiment ou une idée. » Fort de ce qui précède, il devient intéres-
sant de s’interroger sur les différentes transformations qui s’opèrent dans le
corps du danseur-interprète une fois face à une création.

2.2. Entrer dans la peau de l’Autre : approche constructiviste du corps


Il s’agit de s’arrêter sur les mécanismes utilisés par les chorégraphes et les
danseurs pour partir du corps quotidien au corps extra-quotidien en danse. Il
s’agit de comprendre les étapes de l’évolution du corps, de modélisation de la
progression et de l’éventuelle mutation de l’interprète danseur. Alors quels sont
les éléments et les moments dans la direction d’interprètes qui participe à envi-
sager un phénomène de changement ? Quelles sont les techniques utilisées ? Et
Qu’est-ce qui permet alors d’estimer que les œuvres ont des qualités théâtrales ?
Si « le théâtre est corps » (Ubersfeld, 2001 : 224), la danse encore plus. Cette
définition d’Ubersfeld a le mérite de mettre en lumière la spécificité du théâtre
qui se tient à la lisière du monde réel et de l’univers de la fiction. Le corps du
comédien, à travers l’incarnation du personnage, constitue le point de rencontre
et d’articulation au sein de cette tension dialectique. Cette affirmation n’est pas
étrangère à la danse, la pratique chorégraphique, étant par définition matérialiste
dans la mesure où elle est un art de la représentation qui ne peut exister en marge
des corps. En ce sens, la danse répondrait à l’idéal esthétique défini par Rousset
(1962:52) : « la solidarité d’un univers mental et d’une construction sensible,
d’une vision et d’une forme palpable ». Le corps comme signe iconique aideà
retranscrire sur scène, un univers fictif et constitue un élément essentiel de la
transformation de l’interprète.

57 Les enseignements de Delsarte sont l’une des sources de la modernité des arts de la

scène en Occident. Delsarte proposait à l’artiste des outils pour aller au cœur de son
humanité, dans le but de pouvoir tout exprimer afin de pouvoir tous rejoindre. Et il prônait
une attention à ce qui se passe en soi lors de toute expression, en particulier par le
mouvement.

101
Le corps sur la scène est un corps au sein duquel les frontières ont été brouil-
lées, mélangées et assemblées, c’est un corps extra-quotidien. Ce mélange est le
résultat de la construction car « le corps, en fait, est un montage » (Tremblay,
1993 :130). C’est une « configuration esthétisée du corps […] une construction
du corps technique » face à la « construction du corps émotif » (107). Alors par
quelle stratégie les interprètes parviennent-ils à entrer dans la peau de l’Autre et
à quel moment ? Cette interrogation permet de comprendre comment le danseur
passe du statut d’être quotidien à un être extra-quotidien sur scène. Ceci peut
s’opérer d’après, ce que les philosophes Deleuze et Guattari (1980) nomment les
corps « en devenir » qui s’accomplissent grâce à deux techniques : la première est
la technique des « foyers imaginaires » de Mikhaïl Chekhov et de celle des « hé-
micorps » de Larry Tremblay. Cependant ce qui est mis en exergue dans ce papier
est la première, car les œuvres des chorégraphes en étude s’identifient à cette
technique.

2.2.1. Les « foyers imaginaires » de Mikhaïl Chekhov58


L’anatomie ludique de l’acteur contemporain dresse un réseau de centres
d’énergies. Chekhov, dans son livre Être acteur, élabore la notion de corps imagi-
naire à laquelle il rattache le travail sur les centres moteurs. Ces centres ne sont
pas décrits spécifiquement comme étant énergétiques, mais plutôt comme des
foyers imaginaires servant à construire les traits dominants du personnage :
Car ces centres, une fois fixés dans une partie précise du corps, déstabilisent autant
la morphologie que la psychologie de l’acteur. Il faut noter, en effet, qu’à chaque locali-
sation d’un centre, Chekhov associe un trait psychologique, qui, à son tour, déclenche
un changement comportemental. (Tremblay, 1993 :12)
La danse est un art, et le propre du travail artistique est de détourner les
choses du contexte où elles prennent leur sens usuel, quotidien. Les choré-
graphes et danseurs travaillent la mise à distance ou distanciation du réel qui
permet non pas de le reproduire mais de l’évoquer en le transformant. Ils traitent
le mouvement comme un matériau de base d’une expression organisée en fonc-
tion de leurs créations et de l’émotion qu’ils veulent susciter chez le spectateur.
Les créateurs confrontent les danseurs à leur émotion, au sensible. Dans cette
marche, ils partent de ce que Tremblay (1993), en analysant les travaux de Chek-
hov, appelle « du locatif, qualitatif, psychologique au comportemental ».
C’est dans cette logique que les chorégraphes en étude attestent une certaine
volonté de jouer sur la création d’un espace double, entre réel et imaginaire. Ta-
kou Saa veut tisser une création et entraîner ses interprètes entre fictifs et réels,

58Mikhaïl Chekhov est un acteur, metteur en scène et auteur russe-américain du début


du vingtième siècle, disciple de Constantin Stanislavski, célèbre pour l’élaboration de
son système et son travail notamment sur la mémoire affective en théâtre.

102
au même titre que Tchouda, Tchuimo, Gondang et Nyakam. Les propos de Kala
Lobe permettent de voir qu’elle veut se mettre dans l’imaginaire des personnages
historiques. En effet, ces chorégraphes se présentent comme des artistes du
corps pluriel scénique. Ils ont généralement recours à ce qui caractérise chaque
danseur, sa technique propre, sa sensibilité, pour en faire des personnages qui
sont liés à la réalité, qui sont parfois tirés de la vie. Ils nourrissent leur construc-
tion de façon provisoire et progressive à travers une recherche du corps, une
recherche de sensation, un jeu avec les images et une fabrication des imaginaires.
La construction se fait grâce à des jeux, de mutation, d’addition, d’amplification,
de surimpression, de soustractions, traduites dans les corps par des déformations
au gré des intentions.
D’après ces chorégraphes, c’est la confrontation des danseurs à leur personne
qui impose un climat. Sans vouloir négliger la trame narrative, ils sont plus inté-
ressés par la création des corps extra-quotidiens. Par exemple, Tchuimo introduit
des « personnages » par le biais des comportements des danseurs, de leur état,
pas par l’anecdote, ou le développement dramatique comme chez Takou Saa.
Bousculant les logiques antérieures, Nyakam introduit un autre rapport à la tech-
nique et à l’esthétique. Il avoue ce choix dans l’extrait suivant :
J’ai voulu traduire cette réflexion sur la difficulté des rapports humains à travers la
difficulté physique du contact, dans son aspect gestuel (attraction, répulsion, choc), son
aspect symbolique (énergie, échange, partage), et son aspect social (communauté, groupe,
individus)… Mon travail sur l’utilisation du corps de l’autre comme support, transfor-
mant ce corps en partie intégrante de son propre mouvement, mais aussi sur le rapport
du toucher et l’écoute du corps de l’autre m’amène à explorer une autre approche d’au-
trui, où 6 corps n’en forment plus qu’un59.
Autrement dit, lorsque le corps parle, la complexité des relations disparaît, les
rapports sont fluides et la vie, le chemin à suivre ou les choix à faire, deviennent
une évidence. De fait, en studio, il a été observé que des chorégraphes, comme
Takou Saa et Tchuimo explorent la spontanéité de leurs danseurs et la richesse
de leur inculturation pour les transformer. En revanche, Nyakam s’en éloigne et
soumet les interprètes à un processus « d’acculturation physique qui les amène à
une technique extra-quotidienne du corps ». (Barba, 2000, p. 253).

2.2.2. Le corps de la représentation : ‘‘Je’’ et mes doubles


Le corps de la représentation est compris ici comme un corps scénique ou
« corps fictif ». Selon le lexique de la théâtralité, un « corps fictif » est associé à
celui du « personnage » au sens d’un être du monde imaginaire, abstrait, figurant

59 Entretien avec Merlin Nyakam, le mardi 19 mai 2015 à Yaoundé.

103
comme c’est le cas dans les romans, les films ou une œuvre théâtrale. Il est gé-
néralement incarné par l’interprète qui lui donne vie en lui prêtant son corps.
Pavis (2007 :129) avance :
… on n’a pas un accès direct au personnage […]. On est au mieux, en présence
d’effets de personnage, de traces matérielles, d’indices dispersés, lesquels permettent une
certaine reconstitution par […] le spectateur. Une illusion anthropomorphique nous fait
croire que le personnage s’incarne en une personne, que nous pourrons le rencontrer et
qu’il est présent dans notre réalité. En fait, il n’a d’existence, de statut ontologique que
dans un monde fictionnel.
Louppe (1997 :133) développe l’idée de « personnage en danse ». À plusieurs
reprises, elle emploie ce terme et l’explicite. Pour elle, le personnage est « si im-
portant dans 1’esthétique du théâtre et de la danse », il pourrait correspondre,
dans notre étude, à la finalité, la conséquence de la transformation de l’interprète
de danse contemporaine. L’interprète se transformerait en “personnage”, en
« fiction physique » et incarnée (ibid.). Mais pour y parvenir, l’auteur précise que :
« Le “personnage” en danse ne peut naître que dans la conscience de l’intégration
d’un style, ou, de façon plus savante encore selon les processus de Laban, dans
l’intégration par mon corps d’options fondamentales qui ne seraient pas les
miennes. […] C’est à ce seul prix que “je” peux devenir un autre » (ibid.). Il ap-
paraîtrait nécessaire que, pour permettre la métamorphose du corps, l’interprète
ait à se confronter à un corps étranger et à assimiler et s’approprier une matière
étrangère, qui masque et prenne le dessus sur son matériau original. Lesage
(1992 :245), en recourant à la psychanalyse rappelle que le danseur est en cons-
tant dialogue ou en constante recherche de dialogue avec l’« Autre, figure du
désir ». La danse serait un discours adressé à un allocutaire absent, d’où ce con-
cept de l’Autre, que rechercherait en permanence le sujet ‘‘je’’ dansant.
Le danseur part du corps quotidien, naturel et spontané pour trouver le corps
scénique où il joue le rôle d’un personnage. Martin (2008 :43) parle alors de
« corps pluriel scénique » qui est le produit d’une rencontre polymorphe entre le
corps sur scène et l’altérité qui fait le monde. Biet (2007 :923) évoquant la trans-
formation du comédien écrit : « Le corps du comédien devient le corps de
quelqu’un d’autre. » En se référant à l’œuvre de Le Garrec (2010), Apprendre à
philosopher avec Deleuze, onparlera du concept deleuzo-guattarien du « devenir ».
De même, c’est par l’analyse de Mille plateaux (1980) de Le Garrec qu’o énoncera
les trois devenirs : devenir-imperceptible et devenir-animal, devenir-femme.
Le devenir-animal et devenir femmes sont intéressants. En citant l’exemple des
interprètes de « Bigna » (Image 1), de Chantal Gondang, on voit comment les

104
interprètes sont appelés à entrer dans la peau des animaux, des félins. La choré-
graphe dit : « J’ai eu l’idée d’utiliser les animaux comme témoins de notre société. J’ai trouvé
que c’était une manière amusante de présenter ce qui est dramatique : l’exclusion sociale 60 ».
À ce niveau Gondang élabore autour de la question et des notions qui certi-
fient la définition du devenir-animal. D’Aya Aliman (la gazelle) en passant par Va-
nessa Antoine (la girafe), Claire Fouquy (le singe), Jennifer Dragin (le tigre 1) et
Sarah Laredo (le tigre 2) la transformation est visible. Gondang accentue ce de-
venir en créant un environnement de la forêt grâce aux artifices comme le cos-
tume, le maquillage et la lumière. Il faut comprendre que du corps quotidien, le
danseur emprunte un devenir animal, il ne devient pas un animal, une métamor-
phose au sens de la mutation, mais, il devient totalement autre chose, Le Garrec
(2010 : 36-37) parlera d’un « monstre » au sens technique du terme : ni homme,
ni animal, mais quelque chose qui emprunte aux deux, et qui n’est pas encore
connu. Ce procédé est alors créateur, usant une ligne de fuite où les identités, les
significations courantes sont rendues désuètes.

Image : « Bigna » de Chantal Gondang, (2005). ©


Dominique Deleersnyder

Tout ce qui est dit sur le devenir-animal pourrait être envisagé du devenir femme
chez Nyakam dans « Liberté d’expression » (Image 2). Au-delà de l’ondulation
et de la sensualité, qui sont des traits fortement féminins que convoque ce cho-
régraphe, le costume (vêtement et coiffure) y joue un rôle fondamental. Les
exemples ci-dessus corroborent avec le processus du devenir-autre du danseur. Car
les interprètes, dans ces cas de figure, cherchent à devenir autres qu’eux-mêmes
ou deviennent Autre aux yeux du spectateur. Reflétant une compréhension si-
milaire du corps scénique, ces mots font écho à ceux de Barba (2000 : 253) : « le
corps-acteur n’est pas le “corps” que l’acteur “utilise”, ce n’est pas une machine
physique, mais le carrefour où se rencontrent le réel et l’imaginaire, le concret et
l’abstrait, le physique et le mental.

60 Entretien avec Gondang, décembre 2014.

105
(Images 3 et 4).

Comme le précise Louppe (2011 :173), ces corps sont multiples, faits de
« choix discontinus ». L’identité est dynamique et les contours sont rarement
nets. Les photographies ci-dessus montrent que les mouvements se produisent
en permanence. Les images supra montrent qu’à l’inverse du corps quotidien
fonctionnel, le corps scénique de l’interprète en danse est différent de son corps
initial par bien des aspects. Comme on peut le voir, « le corps scénique de l’artiste
ne forme plus une unité : ses parties sont séparées et dispersées. Ils se présentent
comme une multiplicité d’éléments qui s’entrecroisent. » (Martin, 2008 : 42). Le
corps se construit et s’accomplit en réaction au monde qui l’entoure. Du fait de
l’absence d’unité du monde environnant, le corps ne peut être qu’un. Il cherche
à s’adapter en permanence, et développe ainsi une multitude de facettes diffé-
rentes. La figure du prisme peut matérialiser symboliquement cette idée, et pour
le matérialiser, le chorégraphe Nyakam utilise le miroir (Image 4 supra).
Le corps scénique du danseur étant confronté à la « présence en lui de l’Autre
[est] disloqué » (Martin, 2008 : 42). Le thème d’un moi qui s’efface pour faire
émerger un autre, pourtant reconnu comme soi, semble relativement clair et
même conscient. La danse peut alors être regardée comme l’appel de cet Autre
puisque l’interprète « essaie un autre corps, et laisse cet autre à sa place, tout en
s’identifiant à lui » (Lessage, 1992 : 257). L’idée que le danseur recherche le dia-
logue avec l’Autre peut expliciter avec les illustrations suivantes (Images 5, 6, 7).

106
Image 1 : « Solo pour Douala Manga
Bell » (2005) © Kala Lobe company.

Image 2 : « Skin » de Bouba Landrille Tchouda, Image 3 : « E’tam » de Merlin Nyakam


(2015). ©Malaka
(2007). © Xavier Wurmser Berger.

En effet, faisant référence à Lesage (1992 : 246-247), la particularité de la


danse est qu’elle imagine un corps différent et implique fortement le rythme. Ce
n’est que dans l’expérience de cette altérité qu’il peut dire « JE danse » et s’y
reconnaître soi-même » (Lesage, 1992 : 265). Les danseurs, à l’instar de Bouba
ci-dessus (Image 5), Nyakam (Image 6) et Kala Lobe (Image 7) réussissent pa-
reille entreprise à travers un « jeu de muscles, des articulations, des fascias, les
étirements et plissements de la peau (ibid.). D’ailleurs ces interprètes accomplis-
sent un travail profond sur soi-même, et cherchent toujours à atteindre cette
zone de silence intérieur où naît la danse, ce territoire où la pensée prend vie à
travers le mouvement, sans la médiation de la parole.

3. Les ancrages du corps scénique dans la fiction : la théâtralité


En revenant sur les mécanismes de la théâtralité explorés par les choré-
graphes on peut d’abord retenir celui prescrit par Pavis (1980) : « tout ce qui
n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots » est théâtralité. Ensuite, il y
a la théâtralité qui réunit tous les mécanismes de la scène et qui aident à créer
l’illusion, le faux-semblant du monde réel, le paraître, et non l’être : décor, cos-
tumes, accessoires, masques, lumières, jeu, maquillage, déplacements etc. On est
face à une dynamique de la dissimulation, de l’invention d’un nouveau réel, de la
représentation et/ou du paroxysme de la réalité. Le corps de l’interprète est son

107
corps réel. En effet, grâce aux ressorts-clés de la théâtralité le « décalage », l’illu-
sion, ou « l’artifice » selon les mots de Barthes (1954 : 41-42), le danseur « est
[…] vu comme un simulateur » (Biet, 2007 : 923). Ce rapport à la scène lui per-
met de duper le spectateur.

3.1. L’esthétique comme facteur de théâtralité


Il s’agit ici d’accorder une place au style chorégraphique. Voici ce que Gon-
dang dit à propos quand la question lui a été posée : « Quand j’ouvre mon tiroir,
je ne vois que le style ‘‘Chantal Gondang’’. Mais si vous le souhaitez, vous pour-
rez malgré tout le ranger dans la case ‘‘danse afro contemporaine.61 » Pour
Louppe (1997 :127), le style participe fortement au processus de déformation du
corps ; il est au cœur de l’écriture chorégraphique. L’auteur considère le style
comme étant la manière caractéristique d’un artiste (chorégraphe ou danseur) de
traiter les formes dans une œuvre d’art. Dans le domaine de l’art chorégraphique,
c’est à travers les qualités de mouvements que le style transparaît.
Forte de ce qui précède, la danse contemporaine est le courant artistique qui
caractérise les œuvres à l’étude. Par essence, elle s’adosse à l’adéquation entre
l’œuvre et le corps en présence qui danse. Pouillaude (2009 : 273) affirmait : « c’est
bien sur une stricte concaténation de l’œuvre et du sujet dansant […] que pose
« la danse libre » inventée par Duncan ». Une manière de dire que les danseurs
ont une marge de liberté dans l’exécution des mouvements. C’est pourquoi, pour
Bernard (2001 : 68), la première spécificité du corps dansant est « sa dynamique
de métamorphose indéfinie et l’ivresse du mouvement pour son propre change-
ment : la danse s’offre toujours à nos yeux comme la folle quête d’un corps in-
dividuel qui tente vainement, mais incessamment, de nier son apparente unité et
identité dans la multiplicité, la diversité et la disparité de ses actes. » Cette multi-
plicité du corps dansant dément toute représentation du corps comme entité
stable, équilibrée et identifiable. La corporéité des danseurs obéit à un flux con-
ducteur autoréflexif ; les sensations kinesthésiques provoquées par un mouve-
ment engendrent et nourrissent le mouvement suivant : « tous les affects du
corps seront réduits et transformés en sensation de tension de mouvement »
(Gil, 1988 :101). Porté par le rythme de l’énergie, la vie intérieure de la danse est
alors « construite de sensations de durée et de sensations d’énergie qui se répon-
dent et forment comme une enceinte de résonances » (Valéry, 1980 :1397). D’ail-
leurs, François Delsarte démontre dans ses études que : « le corps a une telle
palette expressive, une telle possibilité d’expressivité, que l’interprète peut en
user, s’en servir pour se métamorphoser. Il use de « jeux de muscles, des articu-
lations, des fascias, les étirements et plissements de la peau » (Lessage, 1992,
p.265). Parmi ces palettes d’expression l’altération de l’équilibre en est une illus-
tration parfaite. De fait Barba (2004 :81) explique que :

61 Entretien avec Gondang, décembre 2014.

108
L’élément qui rapproche les images d’acteurs et de danseurs de différentes cultures,
c’est l’abandon d’un équilibre quotidien en faveur d’un équilibre précaire ou extra-quo-
tidien. Ce dernier requiert un plus grand effort physique lequel implique tout le corps,
mais c’est précisément cet effort qui dilate les tensions du corps de telle sorte que l’ac-
teur/danseur nous apparaît vivant avant même qu’il commence à s’exprimer.
Pour exprimer un personnage, pour glisser dans sa peau, les interprètes épou-
sent leur schéma posturo-tonique afin de dessiner une silhouette, de sculpter une
typologie, lisible et analysable (Lesage, 2000 : 4). On retrouve cette qualité dans
« Solo pour Douala Manga Bell » de Georgette Kala Lobe, « C’est quoi la vie ? »
de Tchuimo, « The real season » de Takou Saa. Il y a un grand plaisir à regarder
ces créations. À cet égard, on assiste à une sensation de facilité, de continuité, de
lenteur dans la vitesse et dans la légèreté. Autrement dit, la danse ici n’est pas liée
à une organisation rationnelle, mais à une logique physique du corps et du mou-
vement. Logique imprévisible du mouvement qui engendre ainsi la force et la
nouveauté de son imaginaire. Les chorégraphes se plaisent à multiplier les varia-
tions autour de l’équilibre et du déséquilibre comme pour mieux faire partager
ce qui constitue le cœur de la pratique de la danse. Dans « C’est quoi la vie ? » et
« Skin » de Bouba, le matériel corporel est sobre et construit autour d’une double
redondance : le tour en dedans (simple ou en attitude) et le déséquilibre suspendu
qui peuvent aller jusqu’à la chute. À ces ancrages de types altération de l’équilibre,
modulation de l’épine dorsale, et transformation par le mouvement, s’ajoute l’al-
tération rythmique du corps. Que ce soit dans « The real season » (Image 7) ou
dans « C’est quoi la vie » (Image 8) la gestuelle est soutenue par un rythme qui
s’éloignent de la réalité quotidienne ; saccadé, fragmenté et segmenté. Cette as-
sociation rythme et gestes sont créatrices d’imaginaire. Les images ci-après l’il-
lustrent.

Image 4 : « The real season » ‘André Image 5 : « C’est quoi la vie ? ».


Takou Saa’. © André Takou Saa 2014 © Cie Poolek 2011

3.2. Le corps au service des artifices


Les artifices sont considérés ici comme les rajouts (costume et maquillage)
que l’interprète utilise pour matérialiser ses doubles. Ces artifices, à l’instar du

109
costume, jouent un rôle particulier dans la transformation du corps dansant :
Schilder (1950 : 221) précise que d’une part les « vêtements deviennent parties
de l’image du corps, qu’ils sont chargés de libido et [d’autre part] toutes les trans-
formations que nous avons observées dans l’image du corps lui-même se pro-
duisent aussi par le vêtement. » Dans « Solo pour Douala Manga Bell » (Image
9) et « Liberté d’expression » (Image 10) le costume permet aux interprètes non
seulement de changer la physiologie de leur corps, mais de changer leur statut
social et de devenir une autre personne.

Image 6 : « Bigna », Chantal Gondang Image 7 : « Solo pour Douala Manga


(2005). © Dominique Deleersnyde Bell » (2005). © Kala Lobe company.

Image 8 : « Liberté d’expression »


(2006) Merlin Nyakam. © Julien
Delmotte

L’utilisation des artifices fait aussi partie du processus d’ancrage du corps ex-
tra-quotidien dans une fiction. Ce sont des portes d’entrées à l’imaginaire pour
l’interprète et pour le spectateur. Par ailleurs, dans le Dictionnaire du corps (2007),
Pfeffer souligne que le maquillage lui-même participe à la transformation, en
dissimulant des traits des interprètes (Image 11), en les redessinant, et en les
remplaçant par d’autres. Le costume et le maquillage participent donc à l’identi-
fication d’une identité (social, politique, religieux etc.) ; et ceci se fait de manière
symbolique, abstraite ou au contraire de manière explicite ou concrète.

110
Conclusion
Il s’agissait de présenter une réflexion contemporaine sur les dynamiques de
la transformation du corps quotidien du danseur à un corps scénique fictif.
L’analyse a suggéré un aperçu non exhaustif du phénomène de théâtralité dans
l’art chorégraphique contemporain au Cameroun. De toutes les possibilités pour
aborder un tel sujet, l’aspect qui a retenu l’attention était d’examiner comment le
personnage en danse se travaille depuis le studio jusqu’à la scène de représenta-
tion. Grâce au témoignage des chorégraphes et au visionnage de certaines de
leurs œuvres, j’ai pu, à l’aide d’une approche post-positiviste avec un caractère
esthétique important, atteindre l’objectif défini dans cette contribution.
Les résultats trouvés certifient le phénomène de migration du théâtral vers
l’art chorégraphique contemporain. À ce sujet, la mutation au premier degré est
visuelle au regard de l’aspect physique, de la composition extérieure corporelle.
Cette transformation est acquise grâce à l’intégration au corps des facteurs qui
participe à la création de la théâtralité comme les artifices. Le recours aux artifices
(costume, maquillage, chapeau, accessoires) a un effet qualitatif sur le corps. Ils
en transforment la figure, et plus particulièrement son modèle postural. Sans
doute, le costume a un réel impact sur le corps du danseur notamment pour la
modulation. Pendant que certains costumes permettent de visualiser un nouveau
corps qui souligne la place de la fiction, d’autres sont plus évocateurs d’un statut
social. Cependant, contrairement au théâtre où le corps scénique fictif est l’in-
carnation et l’expression orale et corporelle d’un personnage, quand danse et
théâtralité se croisent, le corps scénique fictif semble moins perceptible, et plus
complexe. En fait, les vecteurs ne sont pas les mêmes ; alors que le théâtre re-
cherche le jeu, l’illusion, le faux-semblant scénique fictif, la danse explore l’ex-
pressivité par les mouvements, la gestualité. Si le rythme a été d’un grand apport
dans ce processus de migration du théâtral, pour créer le personnage, l’altération
de l’équilibre, la modulation de l’épine dorsale, et la transformation par le mou-
vement ont tous signé les différents types d’ancrages explorés pour montrer la
spécificité du corps extra-quotidien scénique fictif. Grâce à la technique des
« foyers imaginaires » de Chekhov, les chorégraphes travaillent les corps si bien
que les postures sont agencées pour que les corps quotidiens des interprètes
soient effacés. Les arrangements corporels des postures des corps permettent de
parler des corps en devenir animal et devenir femme. Cette démarche fait que les
corps sont porteurs de toute une dimension scénique et évoquent autre chose
que leur nature humaine et fonctionnelle. L’analyse a permis d’enrichir un savoir
théorique sur l’interprète en danse car les résultats offrent l’accès à des processus
de création d’artistes contemporains camerounais et inspirent plus d’un.

111
Bibliographie
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62 Il est à spécifier que chaque lien vidéo a été transmis de manière confidentielle par les
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113
Trouver des formes plastiques

Christofi CHRISTAKIS
Université Ouverte de Chypre

Résumé
Chez S. Beckett, les formes plastiques révèlent une relation avec la matière,
l’espace et les sens dans une situation irrésolue. La confusion orchestrée d’élé-
ments, leurs interactions, les structures mises en œuvre, le maniement du peu
donnent à ces pièces un caractère plastique et valorisent le jeu scénique et l’art
dramatique.
Mots-clés : théâtre européen, Beckett, plastique, forme, mouvement

Introduction
La singularité formelle de l’œuvre beckettienne s’associe aux recherches es-
thétiques de l’auteur et au vaste champ artistique du XXe siècle. Beckett se pose
comme inventeur des formes qui interrogent la condition humaine à travers la
représentation du presque rien, de l’attente, de la fin. La force de ses images
poétiques et scéniques repose sur la manière dont les formes plastiques incorpo-
rent des stratégies de mise en œuvre et des spécificités de l’art dramatique.

1. Plastique
Le plastique serait dans cette œuvre la « relation » (Beckett, 2009 : xi) entre
matière et forme, entre ce qui est représenté et son interprétation. Le terme
« plastique63 » renvoie à une stratégie d’exploration de l’espace et à des tech-
niques intertextuelles, comme la fragmentation ou le jeu des plans. Les élé-
ments dramatiques interagissent, et l’œuvre constitue un ensemble de rap-
ports irrésolus. C’est aussi l’effort d’éviter « la netteté des identifications »
(Beckett, 2007 : 1). En dérangeant la surface signifiante du mot, les formes tex-
tuelles-scéniques signifient dans une situation irrésolue, comme l’attente dans
Godot. La parole, conduite à des longs soliloques (Oh les beaux jours), à des courts
monologues (Solo) ou dialogues (Quoi où), admet des interactions avec le silence,

63Cet article suit le pictural (Jamoussi, 2007), le formel (Casanova, 2014, Chambert,
1986), le plastique (Christofi, 2010) et se focalise sur une analyse des œuvres principales
de l’auteur (critique et théâtre).

115
le mouvement, la lumière, l’espace. Les mots déterminent l’ensemble de la pièce
(décor, objet, personnage) et y sont déterminés. L’auteur explore minutieuse-
ment des formes dans deux espaces (scène-page). Dans Berceuse, par exemple,
l’intérêt plastique repose sur la relation entre le personnage (Femme) et l’objet
(rocking chair). L’histoire, racontée par la voix, épouse également la forme et le
sens de l’image textuelle et scénique : tout se berce.
Structures et rapports musicaux montrent la plasticité des pièces. Les formes
de répétition en témoignent. L’auteur réussit à interrompre la linéarité des rap-
ports, caractéristique de l’image textuelle. Ainsi, l’image (textuelle/scénique) crée
une sorte de cénesthésie, une confusion d’éléments qui valorise les sensations.
Tout participe à l’ensemble. Le texte fonctionne comme une image plastique qui
oblige le lecteur à des va-et-vient. Quelle est « cette fois » qui se contextualise
différemment dans Cette fois ? La dimension esthétique du texte dramatique est
orchestrée par le discours didascalique car toute matière mise en scène fait partie
d’un ensemble. Le style beckettien, par le maniement des diverses formes d’ex-
pression, valorise le comment dire et montrer. Tout est incorporé dans la logique
du jeu de chaque texte (Play/partie).

2. En œuvre
Le peu mis en œuvre est à caractère plastique, même si l’œuvre semble être
sans fondement. L’indétermination du lieu, du temps crée entre scène et salle,
un rapport indirect, qui se nourrit des tensions, qui embrassent l’ensemble de la
représentation. De même, la valorisation de l’image scénique dérive du jeu entre
image et imagination, présence et absence, ce dont témoigne l’exploration de la
lumière et de l’obscurité.

La lumière, comme d’autres éléments dramatiques, n’est pas un simple auxi-


liaire, mais un véritable acteur qui détermine le jeu dramatique. Dans Pas moi, la
scène est bicentrique, la bouche est figée dans le noir, tandis que la silhouette, à
peine éclairée, ne fait que quatre mouvements précis. Dans Comédie, les person-
nages dans des urnes se mettent à parler par la violente projection de lumière, en
alternance dynamique. Chez Beckett, l’espace scénique, souvent, cache et révèle
à cause de/ou grâce à la lumière et l’obscurité, grâce à des objets (poubelles,
mamelon…) qui cachent des objets.
De plus, il existe une variation des thèmes et des objets, qui ont comme point
central l’être humain (le sac de Winnie). En fait, les thèmes majeurs portent sou-
vent l’attention du récepteur sur une absence, objet ou personnage, comme Go-
dot, mais ils sont en rapport étroit avec l’action même de chaque œuvre. L’action
semble tourner à vide car tout est en suspens, l’avant (le début) ou l’après (la fin)

116
sont une éventualité toujours repoussée, qui met l’accent sur le jeu et l’événe-
ment dramatiques. Dans Fin de partie, la fin reste inconnue comme la partie elle-
même.
Le personnage entre dans une relation plastique (con/fusion) avec d’autres
éléments dramatiques. Il est défini par ce à quoi il est en relation, par des rapports
à ses partenaires et à la représentation. Il n’existe pas d’identité propre au per-
sonnage, son identité est constituée via l’interaction. Elle est alors plastique : une
forme d’identité, déterminée par rapport à. Les personnages ont des rôles inter-
dépendants, par exemple, Lecteur/Entendeur (Impromptu d’Ohio). Ils agissent
comme support des réseaux de significations. Le personnage est parfois témoin
d’une histoire, la sienne (Cette fois), de l’autre (Solo) ; ce qui pose la question de
celui qui parle, qui fait, qui est. Il n’est pas question d’un sujet, mais de la manière
dont tout se centre autour de lui.
Ainsi, ce corps occupe plastiquement et conditionne l’espace. L’usage du
corps est parfois excessif (Godot, Va-et-vient) ou minimal (Solo). Le corps est en
relation avec ce que les autres éléments dramatiques mettent sous tension. Dans
Catastrophe, l’action magnifie un Protagoniste, objet aux mains du Metteur en
scène qui l’expose de plus en plus dénudé. Le gâchis, l’être humain rejeté, en tant
qu’art de la mise en scène d’un corps, est glorifié. Seul signe de protestation est,
à la fin de l’œuvre, le regard fixe du protagoniste, lorsqu’il relève sa tête. Regard
auquel la salle ne peut échapper ; le seul geste du personnage. Son impuissance
à agir devient sa force de montrer. Un metteur en scène avec son assistant met-
tent en scène un protagoniste. Et tout tourne autour de cette mise en scène qui
confirme que le code dramatique est en jeu.
C’est toujours dans une certaine ambiance que les objets sont motivés. Dans
Fin de partie, il n’y a plus d’objets ; dans Oh les beaux jours, c’est la liturgie des
objets : Winnie les sort de son sac, les ramasse ; dans Actes sans paroles I, les objets
constituent le seul objectif du personnage. Les objets mettent en abîme la perte,
la détérioration, le trouble, comme les personnages poubelles ou urnes. Il existe
plusieurs pièces où les objets manquent (Pas, Pas moi, Quoi où), et aucune relation
n’est établie entre l’humain et l’objet. Les objets se lient principalement à cette
recherche qui mène à la force du jeu scénique. Beckett valorise ainsi un mouve-
ment, qui devient intéressant par la multiplicité d’éléments qu’il met sous ten-
sion. Le mouvement conditionne et est conditionné par l’ensemble. Par exemple,
le geste du personnage constitue un fort prolongement du corps, il est donc de
valeur expressive, même s’il n’a pas de but apparent, une sorte de fonction pha-
tique, afin de maintenir et d’enrichir le jeu. Le geste se charge alors de sens,
comme l’effort du personnage de saisir le révolver dans Oh les beaux jours.
De même, l’espace scénique est exploré par un mouvement rectangulaire
(Quoi où) ou de manière statique (Cette fois, Impromptu d’Ohio), organique (Va-et-
vient), structurée (Fin de partie). C’est ce qui révèle des rapports plastiques : mou-
vement et errance, utopie (imprécision spatio-temporelle), matérialité, jeu. Les

117
différentes tensions sont alors orchestrées dans l’espace scénique. La structure
de chaque texte de Beckett montre également son enjeu principal.

3. Formes plastiques
Dans Souffle, le théâtre est assuré par la présence d’une absence, d’un souffle,
et non pas d’un être présent. Ce qui fait un théâtre minimal, de l’essentiel, un
dramaticule. Et là où tout semble être un passage, dans ce bref instant dramatique,
là où la métaphore de la naissance, de la vie, devient drôlement la fin et vice
versa, le théâtre assure son essentialité (rythme/matière/image). Le jeu scénique
persiste dans ce qui est minimal (inspiration/expiration), par la répétition ou l’ac-
cumulation des éléments.
Tout fait partie d’un amalgame. Cette fois est sans début, sans fin, sans dérou-
lement, sans temporalité, sans localisations irréfutables, sans personnage. La
structure de ce texte aide à comprendre que les souvenirs du Souvenant revien-
nent par blocs asyntaxiques, fragmentaires à partir de trois sources différentes.
Tant la page que la scène accueillent le fragmentaire de la même manière. Les
différentes provenances d’une même voix amplifient la pauvreté scénique : un
seul visage éclairé dans le noir. L’action est déchirée par la multiplicité des sou-
venirs du Souvenant. L’intérêt plastique est dans les voix A B C, et leurs prove-
nances différentes remplissent l’obscurité scénique. La tête, comme specta-
teur/témoin/acteur, entend et réagit peu.
Ces œuvres manifestent le tragique : attendre quelqu’un qui ne vient pas (Go-
dot), parler dans le noir (Pas moi, Solo…), parler et s’entendre dans l’obscurité (Pas,
Cette fois), obéir dans le vide (Quoi où). Mais le comique n’en est pas absent. Le
jeu qui mène nulle part, l’étrange, le clownesque- parole, geste, mouvement
(Hamm)- exposent la condition tragique du personnage beckettien et provo-
quent le rire angoissé du spectateur. Parfois, le tragicomique est lié au temps
(l’attente/la fin, Godot/Fin de partie), et tout ce que le personnage attend apparaît
sous des formes de silences, comme moyens de remplir sa solitude. Son exis-
tence se remplit du vide du temps en tant que témoignage d’un passage, souvenir
ou oubli. Solitude encore et indéracinable désir de parler, sans rien dire, pour se
sentir encore plus seul. L’impuissance est alors dominante sur la scène becket-
tienne et va de pair avec le gâchis et le désordre (situation, personnage, action).
Rien ne finit.
Ces formes du jeu et ces enjeux esthétiques se renforcent différemment dans
chacune de ses œuvres. L’art beckettien pense l’incommensurabilité du que et du
comment montrer le peu par des formes plastiques. Il est dionysiaque, en rapport
avec la subjectivité, la démesure et exprime le trouble à travers de formes plas-
tiques, qui reflètent des nouvelles formes du tragique (Comédie, Solo).

118
Conclusion
Tous les moyens dramatiques valorisent ce qui est vu et entendu, le spectacle,
la part tragicomique, le peu incompréhensible. Ce jeu limite risque le néant, mais
persiste. Le presque rien, construit, se fait image (texte et scène), tout en étant
frontière. La compréhension formelle aide alors à comprendre l’originalité de la
démarche beckettienne, qui révolutionne l’art dramatique.

Bibliographie
Beckett, Samuel, Fehsenfeld, Martha, Overbeck, More, Lois (2009). The Letters of
Samuel Beckett, Cambridge, Cambridge University Press.
Casanova, Pascale (2014). Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Le
Seuil.
Chabert, Pierre, ed. (1986). Revue d’Esthétique, numéro spécial Beckett hors série, Édi-
tions Privat.
Christofi, Christakis (2010). Œuvre dramatique, œuvre plastique, paradoxe et représenta-
tion chez Samuel Beckett (Thèse de doctorat), Aix-Marseille 1.
Grossman, Évelyne (1998). L’esthétique de Beckett, Sedes.
Jamoussi, Lassaad (2007). Le pictural dans l’œuvre de Beckett : approche poïétique de la
choseté, Presses Universitaire de Bordeaux.

119
Le spectacle des masques bobo au Burkina Faso,
un rituel théâtralisé

SALAKA SANOU
Université de Ouagadougou

Résumé
Les Bobo sont une société fondamentalement animiste dont l’organisation
sociale repose sur le masque. Celui-ci est le régulateur de la vie sociale en ce sens
qu’il rythme les moments de la vie des Hommes : les rites initiatiques, la mort et
les funérailles. Les Bobo donnent plusieurs dimensions au masque : sacrée, à
travers les rites initiatiques ; sociale, par la fonction sociale de l’initiation et es-
thétique par la confection et la prestation spectaculaire du masque. À partir d’une
analyse des éléments liés à leur manifestation, la réflexion essaye de montrer le
souci de performance qui guide leur organisation en vue de perpétuer le mythe
fondateur du masque et de produire un spectacle qui plaise aux spectateurs qui
ne manquent jamais la sortie des masques à l’occasion des grandes funérailles du
village.
Mots-clés : masque, sacralité, mise en scène, spectacle

Introduction
Dans les sociétés où il existe, le masque est l’expression des rapports étroits
entre l’homme et la nature : il constitue le lien entre la brousse et le village. Les
Bobo, population la plus importante de l’ouest du Burkina Faso, font partie de
ces sociétés dont le masque régule la vie sociale : présent au rituel de l’initiation,
au décès des adultes et à leurs funérailles, présent aux réjouissances de début de
la saison des travaux champêtres.
Relevant du sacré, le masque fait partie des références spirituelles les plus
importantes et ses différentes manifestations, qui régulent la vie sociale, donnent
lieu à une mise en scène dans laquelle la dimension théâtrale peut avoir un intérêt
pour le chercheur : en effet, en plus de sa sacralité, les manifestations du masque
donnent à voir un spectacle dont l’organisation et la régulation peuvent faire
l’objet d’analyse sous l’angle des arts du spectacle. Nous nous proposons d’exa-
miner les différents éléments de spectacle que comportent les différentes céré-
monies des masques bobo du Burkina Faso, notamment les rites initiatiques, la
sortie depuis la brousse, les grandes funérailles du village, ainsi que la fonction

121
assignée à chacun de ses éléments : quels sont les différents éléments de théâtra-
lité ? Comment les rites initiatiques peuvent-ils être vécus comme la mise en
scène d’un mythe ? Comment le spectacle est-il préparé ? Comment la danse des
masques donne-t-il à voir un spectacle de qualité ?
Accoudé sur la sociologie de l’art, l’examen s’articulera autour de trois points :
la dimension sacrée du masque, le masque comme un instrument de socialisa-
tion, et enfin le masque comme l’expression de la beauté. Cette troisième partie
de notre travail nous permettra de montrer les différents éléments de théâtralité
rencontrés à l’occasion de la présence du masque parmi les hommes, leurs
formes et leurs réalisations.

1- Le masque, incarnation des traditions


Il existe plusieurs versions du mythe fondateur du masque chez les Bobo ;
nous en retenons ici les éléments fondamentaux. D’abord, le masque s’est révélé
à l’Homme (tantôt l’homme, tantôt la femme) loin du village dans la brousse.
Celle-ci est considérée comme le siège des mystères par excellence, le lieu où
l’homme est plus à l’aise que la femme, du fait des dangers que l’on peut y ren-
contrer. Ensuite, il a fallu une phase d’adoption, voire de domption de cet être
bizarre par l’homme. Cette phase de domption passe par l’explication de son
mystère (qui lui donne sa force) et des rites qui doivent précéder et procéder à
sa sortie. Enfin, il s’agit du retour au village avec l’être dompté et sa révélation à
tous ceux qui étaient au village, de même l’explication des rites liés à sa sortie.
Cette phase correspond aussi à l’adoption du masque par le village et la recon-
naissance de sa puissance sur les hommes.
L’adoption du masque par le village, par la société, est accompagnée de son
imposition à l’ensemble de la communauté, avec ses règles, ses rites, son mode
de fonctionnement qui font du masque non seulement une incarnation des tra-
ditions bobo mais aussi un être sacré.
La population bobo est essentiellement animiste, attachée au culte des an-
cêtres, même si la conversion aux religions de conquête a exercé une importante
influence sur les pratiques culturelles. Contrairement à une opinion bien répan-
due sur le Négro-africain, le Bobo est fondamentalement monothéiste : en effet
Dieu est appelé Wuro, sans article ni défini ni indéfini comme en français ; ceci
pour dire qu’il est seul, unique, sans égal. Entre lui et les hommes, il y a une
multitude de puissances intermédiaires dont fait partie Do qui se situe à l’échelle
du village : c’est la puissance des masques dont ils sont l’émanation, le produit,
la consécration. Ainsi, le masque est l’un des élements les plus importants de la
cosmogonie des Bobo. Nous retrouvons cette sacralité à travers son origine, son
mythe de révélation à l’homme qui repose sur les trois principes fondamentaux
suivants :

122
- - d’abord la bouche de l’homme, sa parole, sa « langue » : la bouche,
la parole occupe une place particulière dans la philosophie négro-afri-
caine, dans la conception de la vie chez les Bobo. Elle peut sauver
l’homme (par l’argumentation et la défense) comme elle peut le condam-
ner (en disant, en révélant plus qu’il n’en faut) ; la maîtriser est une qua-
lité, voire une exigence chez l’homme. Dans le domaine des masques, il
est vivement recommandé à l’être humain de savoir tenir sa langue, de
ne jamais révéler tout ce qu’il sait, voit et entend. Cette recommandation,
qui ressemble plus à une injonction, se trouve dans une des expressions
les plus couramment employée en la matière : « c’est la bouche qui a
parlé que Do avale » c’est-à-dire que la divulgation du secret du masque
entraîne la punition extrême, la mort ;
- - ensuite le secret : bien que faisant partie intégrante de la vie chez les
Bobo, bien qu’étant familier à l’homme, le masque n’en demeure pas
moins un être secret, mystérieux qui a toute une histoire et un mythe qui
le fondent et le justifient aux yeux de la société et dont la divulgation lui
enlèverait toute valeur sociale, cultuelle et culturelle. En ce qui concerne
le masque, il faut savoir garder le secret même s’il semble être un secret
de polichinelle, connu de tous car, chez les Bobo, tant qu’on n’ouvre pas
la bouche pour « dire », pour parler, pour révéler des choses, même les
plus évidentes, l’on est protégé contre la colère de Do ;
- - enfin le mystère : ne pas ouvrir la bouche pour dire, donc garder le
secret, permet d’entretenir le mystère du masque : en apparence doté de
tous les attributs d’un être humain (forme, composition du corps, facul-
tés physiques et physiologiques), le masque ne demeure pas moins un
être mystérieux pour l’homme, à mi-chemin entre celui-ci et l’animal (on
parle de « poils » du masque plutôt que des fibres avec lesquels il est con-
fectionné). Le masque est un être mystérieux mais familier à l’homme
bobo, moins on en sait, moins on en dit, mieux cela vaut. Tant que le
secret est gardé, le mystère est préservé ; de ce fait, le mystère n’est plus
éloigné du mythe, il repose sur le mystère qui le fonde et le légitime.

Ainsi, le masque chez les Bobo repose sur trois piliers ou fondements que
sont la bouche, le secret et le mystère que l’on peut résumer dans cette phrase :
la bouche doit savoir taire le secret pour sauvegarder le mystère du masque. Si l’on comprend
ce fondement des rapports de l’homme bobo avec les masques, on admettra
alors que celui-ci s’interdise absolument d’affirmer publiquement que le masque
est un « homme habillé » car, pour lui, c’est un être qui s’est révélé à l’homme
dans des conditions particulières rappelées plus haut.

123
2. Le masque, instrument de socialisation
La société bobo est fondamentalement et originellement animiste ; les rites y
occupent un rôle et une fonction primordiaux. Ils sont considérés comme des
moments de communion entre les êtres vivants, les hommes et les différentes
puissances tutélaires car, chez les peuples animistes, les rapports de l’homme
avec Dieu ne sont pas directs : Dieu, être suprême étant inaccessible directement,
l’homme se voit obligé de passer par un “Sacré médian” d’après A. H. Bâ, éma-
nation du Sacré Suprême. C’est l’origine et la justification des rites religieux à
travers lesquels le Bobo exprime sa religiosité, sa foi, ses rapports avec Dieu. Ce
sont des moments au cours desquels l’homme renoue avec son créateur qu’il
cherche à se concilier ; ces rites sont considérés comme la répétition d’un acte
primordial qui a été transmis et qui doit être transmis par l’initiation. Ils sont de
plusieurs ordres parmi lesquels on peut citer ceux liés au sacrifice, à l’initiation,
au mariage, à la naissance, à la mort, entre autres.
Chez les Bobo, tous ces rites ont une importance dans la vie de chaque être
qui doit y satisfaire et y sacrifier pour obtenir son droit d’existence et son inté-
gration dans le groupe. Les rites d’initiation constituent des passages obligés
pour l’homme, de sa naissance à sa mort. En effet, la naissance d’un nouvel être
dans le groupe social est considérée comme la manifestation de l’immanence et
de l’incarnation de la volonté du Dieu suprême. Mais cette naissance à elle seule
ne suffit pas pour que l’arrivant sente son acceptation par le groupe ; il doit aussi
passer par des épreuves obligatoires pour tous à travers l’organisation des rites
initiatiques. A. H. Bâ nous enseigne que “le développement de la personne s’ac-
complit au rythme des grandes périodes de la croissance du corps dont chacune
correspond à un degré d’initiation. L’initiation a pour but de donner à la personne
psychique une puissance morale et mentale qui conditionne et aide la réalisation parfaite et
totale de l’individu.” (cf. Aspects de la civilisation africainep. 12).
Introduits pour permettre à l’homme de passer d’un statut à un autre, ils sont
segmentés en étapes successives dont le franchissement autorise l’impétrant à
subir les épreuves de l’étape suivante ; ils fonctionnent chez les Bobo comme un
cycle scolaire à la seule différence - qui est fondamentale- que l’obligation de
succès pour tous est la règle. L’échec à l’une des étapes est perçu comme une
punition justifiée par un manquement à un interdit car le Bobo doit veiller à ses
gestes et paroles (réalisés en public ou en privé), à respecter les différents inter-
dits et obligations qui régissent ses rapports à son environnement social et natu-
rel. À défaut de cette observance, les puissances tutélaires choisiront les meilleurs
moments pour frapper et les initiations sont propices pour cela afin d’éviter toute
équivoque. À chaque étape de ce cursus correspond un changement de statut
chez l’homme à travers lesquelles se réalise le système éducatif traditionnel bobo.
Toute la formation de l’individu bobo, de la naissance à la mort constitue une
école permanente dont les principaux cycles sont réglés par les différents rites

124
initiatiques. On peut affirmer que l’initiation constitue l’épine dorsale de l’édu-
cation traditionnelle chez les Bobo. Avant d’en analyser les différentes étapes,
voyons comment définir l’initiation. Nous emprunterons la définition à Louis
Millogo qui l’a synthétisée de la manière suivante : “L’initiation (...) est un pro-
cessus de passage ritualisé fondé sur le secret et qui opère une transformation :
“de l’enfance en maturité, de l’ignorance en instruction, de l’irresponsabilité en
responsabilité, de la nature en culture.
“Et le tout s’opère sous l’égide d’une puissance divine (...) Elle est axée essen-
tiellement sur la communauté (le village, la région ou l’ethnie par exemple64”.
Vue de cette manière, l’initiation est la voie par laquelle se fait la socialisation de
l’enfant dans son groupe : en effet, elle est la seule voie possible de son intégra-
tion. Car c’est par elle qu’il apprend les valeurs fondamentales de la société.
Chez le Bobo, l’initiation est un long processus continu qui se réalise à deux
niveaux : le formel et l’informel. L’éducation formelle, constituée des rites initia-
tiques, répond à des règles précises tant du point de vue de son organisation que
sur le plan de son contenu. Quant à l’informelle, elle se fait tout au long de la vie
de l’individu, à travers la découverte et la connaissance des éléments de la vie et
de la société.
“L’initiation est l’essence de la vie des Bobo car elle est pour [eux] ce qui
donne un sens à l’existence (...) Philosophiquement, elle équivaut à une “muta-
tion ontologique du registre existentiel”65. Au regard de cette importance des
rites initiatiques seront analysées leurs principales étapes et les leçons qui guident
la vie du Bobo.

- Le sarapєpi
Étymologiquement, ce mot est composé de sarapє qui veut dire sortir et piqui
veut dire action : il s’agit de faire sortir. C’est la première étape de l’initiation
formelle et elle concerne les enfants (filles et garçons) de 7 à 9 ans. Le Bobo
considère que c’est à cet âge que l’enfant commence à distinguer les choses, les
objets, les êtres. Selon les psychologues, à cet âge, l’enfant est en quête d’identité
et d’identification ; il s’agit d’un processus générateur de normes et de valeurs
symbolisables, une période favorable à l’inculcation dans son esprit de références
fondamentales qui vont guider sa vie : il apprend à distinguer l’homme et la
femme, le bien et le mal, lui et les autres, sa famille et la communauté entre
autres.
Profitant des caractéristiques de cet âge qui favorise l’apprentissage, la société
lui révèle la valeur fondamentale qui régit la société bobo : le secret. En effet, à
travers le rituel du sarapєpi qui consiste à faire découvrir par l’enfant que le

64 Louis Millogo : Typologie et rôle des initiations dans les sociétés du Burkina Faso, in
Les grandes conférences du Ministère de la Communication et de la Culture ; p. 143
65 K.A. Millogo : Kokana ; essai d"‘histoire structurale, p. 157

125
masque est une personne que l’on a habillée avec des feuilles, on lui enseigne la
nécessité de savoir tenir un secret à travers ces conseils : “tu as vu que c’est un
tel qui était le masque mais tu ne sais pas comment il est devenu ainsi. Si jamais
tu le révèles à quelqu’un, à une femme surtout (même ta mère) tu mourras parce
que le masque va t’avaler sans que tu ne saches comment.”
Cette maîtrise de soi est entretenue surtout dans la vie d’adulte car, au fur et
à mesure que l’enfant grandit et s’intègre dans son groupe, il y découvre de plus
en plus de secrets qui en fondent la cohésion. En effet, dans la société bobo, les
divinités (fétiches) auxquelles les hommes et la société ont recours sont bâties
sur certains secrets, de paroles sacrées et secrètes qui les fondent et constituent
la base et la raison de la croyance en elles. On comprend que l’intégrité, l’orga-
nisation, la cohésion et la cohérence de la société passent par la préservation du
secret, valeur cardinale à laquelle il est constamment et quotidiennement fait ap-
pel.
L’enfant ou le petit garçon, spécifiquement, auquel est révélé le secret du
masque devient un sinekєyє, qui va acquérir certaines valeurs parmi lesquelles : la
patience, l’endurance, la loyauté, la force, le sens de l’honneur, le respect du bien
commun, la probité. Pendant ce temps, la jeune fille est appelée à suivre sa ma-
man dans les tâches ménagères.
“La conception sociale que les Bobo ont de l’enfant oblige chacun à son édu-
cation, à sa formation et à profiter de ses services.”66 Lors de ses premiers pas
dans la vie communautaire, cette école sociale que l’enfant intègre après le sa-
rapєpi est un long processus d’apprentissage, de vie de sinekєyє au cours de laquelle
tous les efforts de son groupe le préparent à la vie d’adulte qui à son tour, com-
mence par un autre rituel initiatique auquel il est soumis :
le d rɔ.

- Le dɔrɔ
Dɔrɔ en bobo signifie montrer : si la première étape de l’initiation a consisté
à sortir l’enfant du giron maternel, le dɔrɔ, par contre, a pour objectif de montrer
à la communauté qu’elle s’est agrandie par l’arrivée de nouveaux membres qui
contribueront à la perpétuer. C’est pour cela que le dɔrɔ concerne les adolescents
de 17-20 ans qui ont été préparés à cette intégration communautaire tout au long
de leur vie de sinekєyє au cours de laquelle ils y ont été familiarisés à travers toutes
les valeurs qui leur ont été enseignées. Le dɔrɔ intègre l’adolescent dans une
classe d’âge, qui constitue la base organisationnelle de la société bobo. Ainsi, tous
les jeunes qui ont à peu près le même âge et qui subissent l’initiation ensemble
forment une promotion que nous appelons classe d’âge. Cette notion est très
importante car c’est sur elle que repose toute l’organisation sociale des Bobo. À

66 A.K. Millogo ; idem, p. 157

126
travers elle se fait le renforcement des enseignements que le sinekєyє a reçus tout
au long de sa formation ; en même temps, le jeune acquiert d’autres connais-
sances, obtient un autre statut dans la société. Nous pouvons retenir les éléments
suivants qui contribuent à faire du nouvel impétrant un homme :
- le respect de la hiérarchie : il s’agit d’un principe absolu dans la vie sociale
du Bobo. Chaque classe d’âge est chapeautée par celle qui la précède
jusqu’aux plus anciens de la société. De même, à l’intérieur de chaque
classe d’âge, l’ordre est établi de l’aîné au benjamin ;
- la responsabilité sociale : c’est après le dɔrɔ que le nouvel initié est auto-
risé à se marier. L’admission dans le cercle des hommes, tout en lui as-
surant une protection, lui assigne des devoirs, des obligations parmi les-
quelles le respect des autres, la retenue ; il doit éviter, entre autres, les
bagarres qui sont sévèrement punies ;
- la solidarité : l’appartenance à une classe d’âge avec pour conséquence
l’intégration sociale de l’individu favorise chez lui le développement l’es-
prit de solidarité. Pour Louis Millogo67 “l’instruction morale semble être
le tronc commun à toutes les formules dans les sociétés examinées (...).
Un des thèmes récurrents de l’éducation morale est la solidarité à l’inté-
rieur de la même classe d’âge” ;
- l’endurance physique : lors du dɔrɔ, l’initié est soumis à de très rudes
épreuves physiques dont seule l’endurance lui permet de sortir indemne.
Chez les Bobo, “la souffrance est montrée comme le prix du savoir, du
pouvoir, de la valeur et du succès de l’existence”68. Cela donne la mesure
du goût de l’effort requis chez l’adolescent promu à l’initiation. C’est la
raison pour laquelle les adolescents ont le torse nu durant tous les rituels
initiatiques ; c’est aussi une des raisons qui justifient que ces rituels se
déroulent en brousse, celle-ci étant perçue comme la nature par excel-
lence, le lieu de tous les dangers, d’où la nécessité d’efforts parfois sur-
humains pour en triompher et naître à la culture. Cette formation les
prépare non seulement à endurer les coups de fouets qui matérialisent
les punitions corporelles mais aussi et surtout à faire face à tous dangers
qui peuvent menacer leur intégrité physique.

Le Bobo considère que la formation et la condition physiques de l’homme


déterminent en très grande partie sa moralité : ainsi le paresseux est considéré
comme un déviant social car, pour satisfaire ses besoins, il va utiliser la ruse, la
tromperie du fait qu’il ne veut fournir aucun effort physique. À contrario, un
garçon bien bâti qui n’hésite ni ne rechigne devant la tâche est l’objet d’éloges

67 L. Millogo : op. cit., p. 150


68 L. Millogo : op. cit., p. 152

127
car saura toujours faire face aux difficultés en utilisant la première arme dont le
créateur l’a doté, à savoir son corps. On peut alors dire qu’il constitue un modèle
pour la société.
À travers cette formation physique, morale et sociale de l’adolescent, le
dɔrɔconstitue une étape très importante dans le cheminement social de l’homme
chez les Bobo ; les transformations qu’elle opère et les conséquences qui en dé-
coulent font du Bobo un homme accompli en mettant “en contact direct un
homme avec le monde des esprits” (cf. L. Millogo), en lui permettant d’acquérir
une moralité basée sur les valeurs de son groupe. Elle contribue à le responsabi-
liser, à l’intégrer dans son groupe, ce qui lui octroie des droits mais aussi lui
donne la mesure de ses devoirs vis-à-vis de la société : devoirs à l’endroit de
l’ensemble de la communauté, devoirs de comportement individuel, devoirs re-
ligieux.

3- Le masque, un objet d’art


Au-delà de tous les rituels observés à la sortie des masques, le Bobo manifeste
et exprime une intention explicite de création artistique à travers le masque. En
effet, dans la confection des différents types de masques, une importance est
accordée à l’esthétique du masque ; la recherche et le souci artistiques font partie
des premières préoccupations des « artistes » commis à cette tâche après qu’on
a observé le rituel de départ. Dans le cas des masques à lames par exemple,
chaque artiste rivalise d’ardeur et surtout de dextérité afin de présenter un objet
d’art qui plaise au groupe social. Tout en observant les signes rituels qui doivent
figurer sur la sculpture, l’artiste est autorisé à faire preuve de créativité, à faire
fonctionner son esprit inventif car les spectateurs apprécient deux choses dans
le masque : sa beauté (donc sa conformité aux canons esthétiques du groupe
social) et le talent de danseur de son porteur. Un masque bien apprécié est un
beau masque qui danse bien.
Les jeunes ou les classes d’âge commis à la confection des masques qui négli-
geraient et ne satisferaient pas ce souci esthétique sont passibles de sanctions car
ils auraient trahi cette dimension du masque. C’est pour cette raison que les ma-
tériaux qui servent de matières premières (feuilles, fibres, bois, etc.) sont choisis
en conséquence, de manière à être utilisés avec harmonie. C’est là toute la di-
mension polyphonique et polysémique du masque chez les Bobo ; d’ailleurs une
expression ne dit-elle pas « être beau comme le masque » (fɔrɔ we kan fra) ? Le
masque est présenté comme une mesure de beauté, comme l’étalon de la beauté,
comme l’expression de la beauté absolue.
Ce souci esthétique peut être perçu à plusieurs niveaux :
 Dans l’harmonie des couleurs : nous avons des masques qui utilisent
par exemple tous les tons du vert, du violet et du rouge ; il y a en a à
coloris unique (rouge, noir, vert, vert clair, violet, bleu (cf. diapos 15 et

128
18) comme il y en a qui sont des mélanges réussis de certaines couleurs
(cf. diapos 16 et 17). Ces couleurs se retrouvent aussi dans la peinture
de la lame sculptée. Si, traditionnellement et dans l’ancien temps, les
couleurs utilisées étaient essentiellement le noir, le rouge et le blanc (qui
étaient obtenus à travers des décoctions ou des éléments tirés de la na-
ture), de nos jours les jeunes utilisent la peinture industrielle, avec la
variété des couleurs qu’elle offre : elle leur permet ainsi de faire toutes
sortes de combinaisons possibles, guidés par le souci du beau.
 Dans la sculpture elle-même : de plus en plus les sculpteurs sont de
vrais artistes qui font appel à leur génie créateur en intégrant sur l’objet
rituel et traditionnel qu’est le masque des éléments que leur offre la vie
d’aujourd’hui. C’est ainsi que sont sculptés et peints par exemple le dra-
peau du Burkina Faso, des voitures comme la Nissan Patrol, des ani-
maux sauvages et domestiques, etc. Il faut noter que les différentes re-
présentations sur une lame sont taillées dans un seul morceau de tronc
d’arbre : il ne s’agit pas d’éléments unis comme chez le menuisier mais
de figurines taillées sur une pièce unique. Ceci requiert de l’attention
mais surtout de la dextérité de la part de l’artiste. (cf. diapo 19, 22, 23).
 Au niveau du tissage et, de façon générale, dans la confection du
masque. Autrefois, les fibres étaient tissées de telle sorte que l’on ne
puisse apercevoir une quelconque partie du corps du « porteur » en de-
hors de ses pieds et de ses mains qui restent nues.
Pour les masques en fibres dont la partie supérieure ne comporte
pas de sculpture, c’est vraiment l’art du tissage qui prévaut : il s’agit de
tisser des cordelettes de telle sorte que le produit fini se marie harmo-
nieusement avec les autres parties du masque. (cf. diapo 24).
Malgré son caractère et sa dimension sacré, le masque bobo du Bur-
kina Faso n’en demeure pas moins un objet dont la dimension artis-
tique et donc esthétique reste primordiale : en effet, après les rites sa-
crés qui se déroulent à l’insu de l’œil étranger, le masque se donne à
voir et à regarder comme une création artistique dont les auteurs atten-
dent une satisfaction de la part des spectateurs venus pour assister au
spectacle. C’est ainsi par exemple que la période de mars-avril en pays
bobo, habituellement consacrée aux sorties rituelles lors des grandes
funérailles villageoises, donne l’occasion aux différents villages d’une
compétition informelle pour savoir lequel des villages a réalisé les plus
beaux masques de la saison. Même s’il s’agit d’une compétition infor-
melle, il n’en demeure pas moins l’expression de cette dimension artis-
tique du masque dont les promoteurs dont conscients et qui leur per-
met de mettre en exergue leur créativité. Cette créativité se retrouve
aussi au niveau de la mise en scène qui guide les sorties rituelles des

129
masques en pays bobo, mise en scène qui témoigne de l’intention artis-
tique et du souci de produire un spectacle qui réponde aux attentes d’un
public généralement avisé même si le public profane aussi y trouve son
compte à travers le plaisir de voir un beau spectacle.

4. La théâtralité de la cérémonie des masques


« Si le spectacle commence là où il y a spectateur, il est peu de manifestations
du monde sensible qui, à partir de l’instant où elles sont regardées ou même
seulement écoutées avec l’attention suffisante, ne répondent à la vaste définition
du mot » affirme Guy Dumur dans la préface d’Histoire des spectacles de l’Encyclo-
pédie de la Pléiade69. Cette définition convient au spectacle tel analysé, encore
que limité aux différents aspects d’un art particulier élaboré par l’homme pour
se distraire en même temps qu’il participe, dans certains cas précis, à l’organisa-
tion temporelle dans le milieu traditionnel bobo.
Notre analyse prendra ici en compte non seulement le spectacle produit de-
vant un grand public à l’occasion de la danse des masques lors des grandes fu-
nérailles villageoises mais aussi un autre type de spectacle, plu discret, plus rituel
et donc destiné à un public choisi et restreint. Nous analyserons ici trois degrés
de mise en scène à l’occasion des différents rites : le sarapєpi, le dɔrɔ et les funé-
railles. Nous distinguons à cette occasion deux types de mise en scène : une mise
en scène symbolique et une mise en scène réelle.

4. 1. La mise en scène symbolique


Nous entendons par mise en scène symbolique tout ce qui rentre dans les
pratiques rituelles et qui ne sont pas des spectacles ordinaires pour grand public.
Elle concerne les relations entre les enfants à initier et le masque dans un espace
secret ou en tous cas discret car n’y participent que ceux qui y ont droit, c’est-à-
dire ceux qui y ont un rôle défini par la société. Il s’agit ici de ce que Prosper
Kompaoré appelle la ritualisation théâtrale qui « est un procédé symptomatique
le plus sûr de la théâtralisation. En effet, la ritualisation implique à la fois la ré-
pétitivité des gestes, des paroles et des comportements, la sacralisation ontolo-
gique de l’acte d’illocution théâtrale, l’ostentation du cérémonial et des attributs
extérieurs des impétrants […], la communion émotionnelle des initiés représen-
tant la communauté des fidèles spectateurs »70.
Tout d’abord, la cérémonie initiatique du sarapєpi : c’est le premier rituel ini-
tiatique chez les Bobo qui se déroule tard la nuit, à l’insu du grand public, sauf
ceux qui conduisent leurs enfants à ce rite et les responsables des masques. C’est

69Guy Dumur : Préface à Histoire des Spectacles p. VII.


70P. Kompaoré ; Faire du théâtre pour développer ; Ouagadougou, Éditions ATB,
2017, p. 12

130
le premier contact officiel entre le garçon ou la fillette et le masque. Ce tout
premier rite initiatique donne lieu à une mise en scène dans laquelle l’enfant est
valorisé : en effet, il est amené à lutter physiquement avec le masque qu’il ap-
proche pour la première fois, cet être bizarre, dont il n’osait pas s’approcher et
dont on lui a toujours donné une image effrayante. On imagine le contexte :
l’enfant qui dormait est réveillé pour être conduit à la sortie du village où il va
être face au masque et on lui demande de l’affronter dans un combat. On assiste
souvent à des scènes cocasses où certains enfants pissent de peur ou fuient pour
éviter le combat. Les acteurs de cette scène sont le masque d’un côté et l’enfant
de l’autre. Les spectateurs sont constitués par ce public restreint venu pour l’oc-
casion. Il ne s’agit pas d’un spectacle ordinaire pour lequel le public vient pour
le plaisir de ses yeux ; il s’agit plutôt d’un spectacle rituel dans lequel les rôles et
l’issue sont connus d’avance par les spectateurs.
Lors de cette lutte, l’enfant va terrasser le masque, ce qui constitue pour lui
une victoire, une valorisation de sa personne. Tout est mis en œuvre pour que
l’initié (garçonnet comme fillette) arrive à vaincre cet être dont il a toujours eu
une grande peur à cause de sa nature, de sa présentation et surtout de l’image
qu’il en a toujours eue. Fort de ce « succès » inattendu, il est ragaillardi et est plus
apte à écouter tous les conseils qui lui seront donnés à la fin de cette épreuve.
Il y a ensuite le dɔrɔ qui est le rituel de la grande initiation chez les Bobo ; elle
intervient à l’âge de l’adolescent (17-20 ans) et ne concerne que les adolescents
seulement (à la différence d’avec le sarapєpi qui concerne aussi bien les garçonnets
que les fillettes). Le premier jour de la cérémonie du dɔrɔ, il y a une mise en scène
d’un affrontement entre deux camps composés chacun de trois classes d’âge :
celui des initiateurs d’une part, (les derniers initiés qui sont accompagnés des
deux dernières promotions d’initiés) et celui des médiateurs d’autre part, c’est-à-
dire les trois classes d’âge au-dessus de ceux cités. Elle consiste, pour les futurs
initiés, à prendre le chemin de la brousse où aura lieu leur initiation ; mais, pour
atteindre ce chemin, il y a des épreuves physiques à surmonter en trois étapes.
Une description sommaire de ce rituel permettra au lecteur d’en avoir une idée :
la première confrontation entre les deux camps a lieu dès la sortie du village, à
partir du moment où les anciens ont donné l’autorisation de conduire les novices
au camp d’initiation. Ils sont attendus par leurs aînés qui, par des manœuvres et
des démonstrations de force (tenues de sport, haches à l’épaule, intimidation à
travers des scènes, etc.) leur indiquent ce qu’ils vont subir de leur part : il s’agit
pour eux de créer une peur chez les impétrants, de les effrayer afin de les rendre
plus fragiles face au combat qui les attend et dont eux sont les maîtres. La posi-
tion des deux camps est intéressante à apprécier : les initiateurs, accompagnés de
leurs aînés, font dos à la direction du camp, comme pour empêcher les novices
d’y accéder, eux qui, à leur tour et en compagnie de leurs médiateurs, leur font
face, parce qu’ils doivent nécessairement parvenir au camp d’initiation.

131
Cette première confrontation, qui peut durer une vingtaine de minutes, se
solde par une victoire du camp des novices (parce que celui-ci est composé d’aî-
nés que les plus jeunes ne peuvent en aucun cas vaincre) et le retrait de part et
d’autre d’une classe d’âge pour laisser en place deux camps d’égale composition
(deux classes d’âge de part et d’autre). Le camp des initiateurs opère une retraite
qui est en réalité une avancée vers le camp d’initiation ; un deuxième affronte-
ment a lieu au bout d’une dizaine de minutes et se termine comme dans le pre-
mier cas. La troisième étape de l’affrontement est la plus rude car les initiateurs
doivent montrer leur force à leurs cadets ; mais la convention veut que le camp
des novices ait encore le dessus. Dès lors, il ne reste en place que les initiateurs
et les novices, les alliés des deux camps s’étant définitivement retirés pour laisser
les novices aux mains de leurs initiateurs.
Le deuxième jour est consacré à la consécration des initiés, à savoir leur ré-
ception dans la catégorie des adultes que leur confère le succès aux différentes
épreuves. Le signe de ce succès est matérialisé par deux éléments essentiels : le
torse nu et le port d’une hache. Depuis la fin de leur initiation jusqu’à ce qu’ils
initient à leur tour des sinekєyє, ils sont astreints à rester torse nu chaque fois qu’il
y a cérémonie de sortie des masques : ce signe les distingue des autres adultes et
les identifie du coup aux yeux de toute la communauté pour que personne ne
puisse se tromper sur leur compte, leur place : on ne peut alors les confondre
avec d’autres catégories d’adultes. Cf. Annexe : photo n°1.
Le port de la hache est aussi significatif : en effet, toute la soirée et la nuit de
ce deuxième jour, les jeunes portent la hache à la taille : ils ne seront autorisés à
la porter à l’épaule comme cela se fait normalement que le matin du troisième
jour. Il faut comprendre cette différence, qui est aussi une mise en scène, par le
fait que le nouveau jour qui s’est levé marque leur changement de statut, leur
passage à l’âge adulte : ils peuvent être considérés à présent comme des hommes.
De ce point de vue, ils sont autorisés à porter leurs haches comme le font habi-
tuellement les hommes pour se différencier des adolescents. Cf. Annexe : photo
n°2.
Les nouveaux initiés sont identifiés par ces marques qu’ils vont garder pen-
dant durant leur statut de nouveaux initiés jusqu’à ce qu’ils initient une nouvelle
classe d’âge ; ce qui les fera grimper dans la hiérarchie sociale car désormais vus
comme des hommes. Cf. Annexe : photo n°3.
Comment comprendre cette mise en scène ? L’analyse que nous en faisons
nous amène aux conclusions suivantes :
- les épreuves initiatiques chez les Bobo liées aux masques sont essentiel-
lement axées sur la force physique ; les confrontations ainsi décrites exi-
gent des efforts physiques : elles se déroulent sur une distance d’environ

132
deux kilomètres et durent soixante minutes environ71. Elles occasionnent
souvent des blessures très graves comme des entorses ou même des frac-
tures ; la force physique constitue ainsi la base sur laquelle les rites initia-
tiques se fondent ;
- l’affrontement mis en scène avec des forces égales n’est pas une simula-
tion mais un simulacre c’est-à-dire qu’il est sincère, que les acteurs font
semblant de vouloir réussir d’une part et de faire échouer d’autre part
l’arrivée des novices dans le camp d’initiation ; c’est dans ces conditions
que l’on parle effectivement de théâtralisation rituelle ;
- l’affrontement peut conduire à des blessures graves de part et d’autre
parce qu’il s’agit bien d’une lutte dans laquelle la force physique et la
résistance mentale sont sollicitées dans chaque camp ;
- les succès de l’équipe des novices qui équivalent à la défaite de celle des
initiateurs ne sont en réalité que feints : plus les initiateurs reculent, plus
ils feignent d’être faibles mais en même temps ils se rapprochent de la
destination finale : conduire les novices dans le camp d’initiation ;
- la matérialisation de leur nouveau statut (le torse nu et le port de la hache)
constitue des signes conventionnels et distinctifs que les éléments de la
communauté connaissent ; il s’agit de symboles, de langage et de code
que seuls les « initiés » comprennent.

Ainsi donc, les acteurs que sont les éléments des différentes équipes, sont
conscients de jouer des rôles sociaux, de s’inscrire dans un jeu de rôle dont la
finalité est de réussir l’intégration sociale d’une nouvelle classe d’âge dans la com-
munauté. L’esprit qui guide ces rites réside dans la démonstration de deux va-
leurs fondamentales : la solidarité du groupe à travers la composition des deux
équipes et la capacité individuelle à se sortir de situations difficiles. Les impé-
trants découvrent la valeur de la solidarité, la nécessité pour les membres d’une
classe d’âge qu’ils constituent désormais de se soutenir car auront vécu les
mêmes épreuves, faisant ainsi d’eux un groupe soudé face à toute adversité.
Enfin, la mise en scène symbolique se voit aussi à l’occasion des différentes
sorties rituelles des masques. Nous avons pris trois cas précis : la sortie des
masques à l’occasion des rites initiatiques, des funérailles et des réjouissances. Le
point commun à toutes ces occasions réside dans leur organisation. Comme
nous l’avons dit, le masque s’est révélé à l’homme en brousse et c’est par un
pacte qu’il a pu l’amener au village, pacte qui consiste à reproduire, ne serait-ce
que symboliquement, cette rencontre entre l’homme et le masque. C’est de cette
manière qu’il faut comprendre que les masques viennent chaque fois de la

71Par exemple, lors des cérémonies initiatiques de 2010, j’ai chronométré les épreuves
physiques à 52 minutes pour une distance de deux kilomètres à vol d’oiseau.

133
brousse ; il s’agit pour la communauté de revivre la scène originelle qui montre
que le masque est originaire de la brousse qui est son siège, sa source, sa fonda-
tion. Cette mise en scène rappelle à la communauté l’origine du masque ; elle est
l’expression du respect du pacte entre l’homme et le masque lors de sa révélation.
C’est la raison pour laquelle les occasions de sortie des masques sont toujours
matérialisées par ce « retour aux sources » du masque qui est la brousse : quelle
que soit la nature de la cérémonie, il convient de toujours jouer cette scène de
l’origine, de la « genèse » pour nous référer au christianisme, comme pour de-
mander aux hommes de ne jamais oublier ce pacte qui permet la présence du
masque parmi eux dans le village. Cf. Annexe : photos n°3, 4, 5.
Cette scène originelle est aussi marquée par l’identification des derniers initiés
qui sont commis aux différentes tâches liées à la sortie des masques : en effet,
ceux-ci sont toujours torse nu chaque fois qu’ils reviennent de la brousse avec
les masques jusqu’à ce qu’ils initient à leur tour une nouvelle classe d’âge, ce qui
fera d’eux des adultes. Ici aussi nous avons des acteurs et des rôles : les acteurs
sont constitués de tous les adultes qui se rendent en brousse pour accompagner
les masques au village, chacun étant situé par rapport à sa classe d’âge ; quant
aux rôles, on distingue celui des novices qui consiste à s’occuper de toutes les
corvées liées à la sortie des masques, les derniers initiés sont ceux qui doivent
rendre compte à leurs aînés des différents actes accomplis pour préparer la sortie
des masques et les autres classes d’âge qui conduisent l’arrivée des masques au
village selon les normes ; ce sont eux qui rendront compte à leur tour à leurs
aînés du déroulement des choses en brousse et des conditions qui ont permis le
succès de la cérémonie. Ces rôles sont maintenus jusqu’à l’arrivée des masques
au village.
La théâtralité de ces actes symboliques ici se manifeste par un langage codé
que les « initiés » sont en mesure de comprendre facilement mais qu’il convient
de décoder pour les profanes ; c’est ce que nous avons essayé de présenter et
d’analyser à travers cette mise en scène que nous avons caractérisée comme sym-
bolique à cause de cette nécessité de décodage pour accéder à son sens. Comme
le dit P. Kompaoré, « l’expression théâtralisée est une manière codée de dire le
réel. En d’autres termes c’est par excellence le langage de la socialisation. »72

4. 2. La mise en scène réelle


Le spectacle traditionnel est complet parce que de participation. Quelle que
soit sa nature (réjouissance, funérailles, rites) l’implication du public, des specta-
teurs, en est une donnée fondamentale. Les rites des masques en pays bobo pro-
duisent des spectacles dans lesquels la mise en scène, même sommaire et pro-
fane, n’en est pas moins importante.

72 P. Kompaoré ; op. cit., p. 10

134
La sortie des masques dans le cadre de la célébration des grandes funérailles
traditionnelles en pays bobo est une illustration parfaite de la théâtralisation d’un
rituel traditionnel. Elle met en relation des spectateurs et des acteurs sur une
grande scène publique que constitue l’aire de danse sur laquelle les masques vont
produire un spectacle pour honorer les défunts d’une année mais aussi pour
donner du plaisir à des centaines d’hommes (et quelques femmes) avides d’être
à ce rendez-vous annuel organisé dans tous les villages bobo dans la période de
mars-avril.
Les funérailles constituent un moment de communion entre les vivants et les
morts dans la société bobo ; organisées annuellement, elles donnent l’occasion
d’une grande parade des masques sur deux jours (samedi et dimanche). Au-delà
des différentes séquences funéraires rituelles, la sortie des masques qui en est la
manifestation la plus publique, donc la plus profane cette très grande cérémonie
est le clou sur le plan du spectacle des funérailles. Ce spectacle au cours duquel
tous les masques rivalisent d’ardeur dans leurs prestations est un moment privi-
légié de la vie de la communauté ; elle est le départ, l’acte un d’un spectacle qui
dure toute la journée jusqu’à la nuit tombante et qui se répétera le lendemain.
C’est le moment privilégié de la communion entre les vivants et les morts, de
l’intégration entre le masque qui est un être sacré et les spectateurs composés
d’un public cosmopolite.
Le moins que l’on puisse dire, le spectacle des masques en milieu traditionnel
n’est jamais que spectacle ; il est la reproduction des rapports entre l’homme et
la nature, rapports dualistes dans lesquels apparaissent le bien et le mal, la vie et
la mort. Une lecture de ce genre de spectacle conduit le spectateur à découvrir
un certain nombre de connaissances que nous pouvons classer essentiellement
en quatre catégories : le mythe d’origine, la philosophie, l’histoire et l’organisa-
tion sociale du groupe qui en est le producteur. En plus de la régulation du temps
au quotidien (à travers les saisons) et socialement (à travers le rôle de l’initiation).
Cette fonction sociale du spectacle, et de l’art, donne une lourde tâche à l’ar-
tiste qui produit le spectacle : il doit savoir divertir dans son œuvre, amuser le
spectateur tout en l’éduquant. Si le spectacle est seulement distractif, la mission
de l’art n’aura pas totalement été accomplie ; de même, il ne faut pas non plus
soumettre le spectateur à une tension psychologique trop vive sous prétexte de
l’éduquer. Le spectacle doit détacher le spectateur de sa monotonie quotidienne
tout en permettant de la surmonter, d’où la nécessité pour l’artiste de savoir ré-
aliser la fusion entre le réel et l’imaginaire, entre la réalité et le rêve à travers
justement la maîtrise des techniques artistiques, notamment celles de la scène.

4.2.1. La préparation du spectacle


Elle se fait sous forme de répétitions et de formation des « acteurs » qui du-
rent plusieurs années à travers tous les rites décrits plus haut et qui feront des
initiés des acteurs performants ; elle se déroule généralement en brousse, à l’abri

135
de tout œil étranger. Par préparation nous entendons aussi ce qu’on pourrait
considérer comme la publicité autour de l’événement afin de lui assurer un public
le jour venu : cela se fait par les contacts que les responsables coutumiers ont
avec leurs homologues des autres villages pour les informer de leurs programmes
annuels.

4.2.2. Le symbolisme de la démarche


Le masque étant considéré comme un être de la brousse, il faut que son arri-
vée confirme cette origine. C’est pour cela qu’il existe un bosquet sacré que les
masques quitteront pour rejoindre le village le jour convenu. Mais, comme les
masques (qui sont des objets) sont entreposés dans un « musée » villageois, un
rituel est organisé la veille pendant la nuit, au cours duquel il y a une espèce de
légitimation des masques. Il consiste pour les responsables des masques à s’ac-
corder, avec les jeunes, sur le nombre de masques qui se produiront le lendemain.
Après cette cérémonie de légitimation, les sculptures (qui ne sont pas encore
« habillées » pour être les masques qui vont danser) sont convoyées dans le bos-
quet sacré en vue de leur préparation, c’est-à-dire leur « habillage », le renouvel-
lement de la peinture, le tissage, etc. Cela se déroule à l’insu des regards indiscrets
(seuls les adultes sont conviés à cette rencontre qui décidera du spectacle du
lendemain). On pourrait considérer ce rituel comme la dernière distribution des
rôles avant le spectacle.

4.2.3. Les costumes


La confection des masques requiert une dextérité, un art qu’il n’est pas donné
à tout le monde de maîtriser. Nous avons évoqué cet aspect plus haut dans notre
analyse. Il s’agit non seulement des costumes qui sont portés et qui transforment
leurs porteurs en de nouveaux personnages mais aussi et surtout des structures
sculptées qui surmontent le masque et en constitue la « tête ». Ce port de cos-
tumes contribue à opérer un changement de personnage et un transfert de fonc-
tion, de puissance et de compétence parce que le porteur devient un masque et
perd sa personnalité physique. Il lui confère une nouvelle identité, en fait un
autre personnage, lui donne une dimension sacrée. Il devient le « masque » qui a
un nom (généralement un nom d’animal) qu’il figure et incarne désormais dans
ses attitudes, ses comportements. C’est à partir de ce moment qu’il joue un
« rôle » au sens dramatique du mot.

4.2.4. Le spectacle de danse


Le spectacle des masques donne lieu à une mise en scène à travers l’occupa-
tion de l’espace et la distribution des rôles au niveau des acteurs. Tout d’abord,
les masques, en quittant le bosquet sacré pour le village, sont alignés selon leur
importance et leur rang ; ils rentrent dans le village dans un ordre prédéterminé,

136
connu de tous et aucune entorse n’est tolérée car elle remettrait en cause l’ordre
et la cohérence du village.
Une fois sur l’ère de danse, l’espace fait l’objet d’une occupation rigoureuse
et planifiée : la scène se présente sous forme circulaire avec pour repère l’or-
chestre des musiciens mené par le griot que talonne le groupe des anciens assis
par classes d’âge. Après eux, des masques assis dans l’ordre d’entrée dans l’espace
du village ; c’est dans cet ordre qu’ils seront invités sur l’aire de danse par le griot
qui ne devrait en aucun cas se tromper dans l’invite des masques. Cf. Annexe :
Photo n°6.
Autour du cercle formé par les musiciens, les anciens et les masques. Le pu-
blic s’installe comme il peut, les premières places étant occupées par les plus
jeunes. Il s’agit de places stratégiques pour au moins deux raisons : envahir l’aire
de danse pour acclamer les masques lors de leurs prestations ; protéger les
masques en cas de dégâts (chute de masque, bris ou destruction). Cf. Annexe :
Photo n°7.
Ainsi, pendant que les anciens s’occupent de la protection occulte et mystique
du masque sur l’aire de danse, les jeunes participent à l’animation et la protection
physique du masque. Cette animation peut être considérée aussi comme une ac-
tivité critique : en effet, la prestation du masque est appréciée par des acclama-
tions en cas de succès ; par contre, le masque qui n’aura pas été à la hauteur des
attentes est conspué et même chassé de l’aire de danse parce qu’il aura été la
honte du village.
Ainsi, la sortie des masques, qui est un spectacle traditionnel, est éminemment
dramatisée. C’est véritablement un phénomène social qui réunit, met en contact,
fait communier plusieurs groupes sociaux, aussi bien pour l’accomplissement
d’actes sociaux, que pour le divertissement-éducation. En se déroulant dans un
lieu précis, choisi pour la circonstance, il rompt la monotonie en déplaçant le
centre de la société momentanément tout en recréant une autre symbiose, une
autre harmonie. Perçu comme, tel le spectacle est un régulateur social.

Conclusion
Comme montré à travers cette étude, le sacré, le social et l’esthétique s’unis-
sent chez les Bobo pour ne faire qu’un, quand il s’agit du masque. Sa multidi-
mensionnalité échappe parfois à l’œil profane qui ne saisit, et souvent mal,
qu’une seule dimension, qui apprécie le masque comme un objet d’art unidimen-
sionnel. Cela conduit à le réduire, à le mutiler en quelque sorte. C’est la raison
pour laquelle les spectateurs extérieurs et étrangers ont du mal à comprendre la
religiosité avec laquelle le Bobo considère son masque et l’ambiance d’excitation
généralisée qui règne lors de la sortie des masques : l’on a l’impression qu’une
folie collective s’est saisie de tout le village ; il n’en est rien cependant, c’est tout
simplement l’expression de la communion entre l’homme et le masque, de la

137
reproduction et de la survivance du mythe, de l’expression de la vie tout court
chez les Bobo, vie faite de rapports intimes et permanents entre les hommes et
la brousse, entre le profane et le sacré, entre la culture et le culte. Cette harmonie
du masque rejaillit sur la vie de la société parce qu’il en est le régulateur à travers
l’organisation sociale. À travers cette réflexion, nous sommes arrivés à nous con-
vaincre que la pratique religieuse, rituelle, peut bien s’accommoder d’une dimen-
sion purement artistique, esthétique qui se traduit par une théâtralisation du
mythe fondateur du masque comme pour rappeler le pacte conclu entre le
masque et l’homme au moment de sa révélation à celui-ci ; cela consiste à réaliser
une mise en scène qui pourrait être considérée, à certains égards, comme un
travail de professionnels du spectacle : du symbole à la mise en scène réelle, du
sacré au profane, les cérémonies des masques chez les Bobo donne à voir un
spectacle complet, qui mérite d’être pris en compte comme une production ar-
tistique.

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Sawadogo, R. Benjamin), Fonctions et esthétique des masquesMoosi de Haute-Volta,
Thèse de Doctorat 3e cycle. Université Paris I, 1979.
Voltz, Michel, « Introduction au langage des masques Voltaïques », in Annales du Collège
Littéraire Universitaire, n° 1 Ouagadougou 1975.
Le langage des masques chez les Bwaba et les Gurunsi de Haute-Volta, Thèse
de Doctorat 3e cycle, Université Paris 1976.
« Ethno-morphologie des masques Bwaba », in Annales de l’École Su-
périeure des Lettres et Sciences Humaines, n° 3 Ouagadougou : 1979.
Wondji, Christophe, « Les masques et leurs fonctions sociales », in Afrique- His-
toire magazine, n° 3, 1981.

139
Annexe article sur les masques bobo

Photo 1 : Cérémonie d’initiations du Photo 2 : Cérémonie d’initiations du


village de Tondogosso : (08 mai 2010) village de Tondogosso : (8 mai 2010)

Photo 3 : Cérémonie d’initiations du Photo 4 : Cérémonie d’initiations


Village du village de Tondogosso (10 mai de Tondogosso (9 mai 2010)
2010)

Photo 5 : Bosquet sacré du village de Photo n°6 : Masques de funérailles


Tondogosso d’où sortent les masques de venant du bosquet sacré de ces traditions
Funérailles (20 avril 2013) (20 avril 2013)

141
Choralité et instance communautaire
dans le théâtre contemporain camerounais

Jean-Robert TCHAMBA
Institut des Beaux-Arts de Foumban
Université de Dschang

Résumé
Le théâtre est un art collectif. Né dans la communauté, il vit dans la commu-
nauté par et pour la communauté. En effet, toutes les formes de théâtre propo-
sées au Cameroun visent à plonger le public dans une expérience communau-
taire, celle-là même qu’il a vécue et qu’il continue de vivre dans les performances
récréatives traditionnelles.
Mots-clés : Choralité, communauté, oralité, poétique, chœur.

Introduction
De toutes les mutations survenues dans le théâtre contemporain camerou-
nais, la re-visitation des pratiques performatives traditionnelles figure parmi les
plus marquantes. Cette réalité se justifie par l’utilisation abondante des ressorts
du divertissement patrimonial africain dans les créations théâtrales contempo-
raines. En effet, chansons, berceuses, danses, rites et rituels, adages, devinettes
et chantefables sont utilisés à profusion par les créateurs, non seulement dans le
souci d’incorporer des éléments traditionnels dans le théâtre comme ce fut le cas
dans les œuvres de leurs prédécesseurs, mais en tant que socles de la créativité,
comme prétexte à la créativité. Dans ce recours à la tradition, l’usage du chœur
communautaire trouve une place de choix dans les dramaturgies camerounaises,
que ce soit dans les esthétiques de type traditionnel ou dans les propositions
nouvelles. Cependant, les nouvelles écritures transcendent le cadre du chœur
tragique dont le rôle est réduit à celui du représentant du peuple pour proposer
« d’autres dispositifs narratifs et de répartition de la parole » (Le Guen, 2007),
d’autres manières de prendre la parole ensemble dans une société à urbanisation
rapide où l’on devient de plus en plus seul, d’autres moyens de faire foule pour
crier ensemble.
Questionner la finalité de la choralité dans les dramaturgies contemporaines
au Cameroun ainsi que leur mode opératoire, tel est l’objet de cet article qui
s’appuie sur un fil conducteur : la choralité dans le théâtre camerounais contem-

143
porain est l’un des points de continuité de la dramaturgie camerounaise qui aban-
donne progressivement les préoccupations communautaires pour s’intéresser
aux questions individuelles. L’usage du chœur vise en effet à montrer que le des-
tin individuel d’un homme est le reflet des destins isolés de plusieurs autres in-
dividus dans la société, qui crient en silence. Après un rapide survol de l’usage
du chœur dans le théâtre de la contestation marqué par les revendications so-
ciales et politiques avec des auteurs comme Gilbert Doho, René Philombe, Jac-
queline Leloup et Bole Butake, seront examinés le fonctionnement du chœur à
travers les œuvres de Botomogne, Kouam Tawa et Martin Ambara et d’autres
auteurs contemporains dont l’écriture épouse le sujet de cet article.

1. L’instance chorale dans les performances orales traditionnelles :


la communauté toujours présente
Les performances orales traditionnelles au Cameroun, qu’elles soient rituelles,
ludiques ou utilitaires (chants de labour), sont caractérisées dans leur globalité
par l’exécution commune des paroles, soit en réponse à un solo, soit pour ren-
forcer les paroles, soit pour participer. Dans les chansons par exemple, qui sont
pleines de messages parfois cryptés, les participants sont généralement conduits
par des solistes que l’on peut appeler des coryphées qui entonnent les chants,
repris par le chœur communautaire. Les berceuses, qu’elles soient chantées par
les hommes (rarement), les mères, les grands-mères ou les filles, sont certes
adressées aux enfants, mais elles prennent parfois la forme d’une revendication
adressée à la communauté (Finnegan, 2012 : 192). Les devinettes enfin sont aussi
une expérience collective car mettent en jeu toute la communauté, ce d’autant
que plusieurs sont connues par les populations, et chacun y prend la parole à son
tour pour encoder ou pour décoder.
Les récits comme le conte, l’épopée, le Mvet et la légende, sont caractérisés
par l’esthétique de la chantefable (alternance parties narrées, parties jouées, par-
ties chantées). Les parties chantées sont le lieu d’une participation collective que
l’on ne retrouve dans aucune forme d’art. Dans le conte et l’épopée mvet par
exemple, le chant, repris en chœur par l’assistance, est une constante dramatur-
gique73. Il est l’expression de la construction collective de la fable, chère au conte
africain en général. En outre, l’assistance-chœur répond aux appels phatiques du
conteur qui sont souvent des onomatopées : Ayaya ! L’assistance en chœur ré-
pond dans ce cas : « Yah ! » ou encore « Awula Awula ! » - « Awula ! » (Mono
Ndjana, 1988 : 154). Dans les Grassfields (peuple Bamiléké), la séance du conte
commence par une formule introductive qui peut varier selon les villages, for-
mule dont la fonction est plus grégaire qu’esthétique : il s’agit de s’assurer que

73 Pierre Roméo Akoa Amougui, Géocritique de l’épopée africaine, étude sur l’évolution des mi-
lieux et (réécritures) du genre, Paris, Connaissances et Savoirs, 2017, p. 17.

144
tous les participants à l’expérience esthétique sont en phase. Par exemple :
« Tony, Tony ! », lance le conteur du jour, « Tony ! » répond l’assistance. Le con-
teur, tout au long de son histoire requiert régulièrement l’approbation ou la dé-
sapprobation de l’assistance, et bien des phrases qu’il commence sont achevées
par celle-ci. Un exemple typique :
Conteur : N’est-ce pas qu’il y avait un homme et sa femme ?
Public : C’est cela !
Conteur : Ils vivaient ensemble dans la fo…
Public : … rêt !
Conteur : Un jour qu’ils rentraient tard chez eux, ils rencontrèrent une grosse tor…
Public : … tue.
L’on reconnaît d’ailleurs ici une modalité conversationnelle très commune au
Cameroun qui vise la participation active de l’interlocuteur dans l’acte locution-
naire, ainsi qu’à assurer le passage du message (fonction phatique), comme si le
récepteur voulait dire à l’émetteur : Je suis avec toi. Dans des entretiens formels
et informels en effet, il n’est pas rare que les locuteurs laissent en suspens des
mots ou parties de mots que complètent les allocutés74, ou que les allocutés com-
plètent des phrases ou des mots des locuteurs, donnant parfois des sens nou-
veaux aux phrases originellement conçues par ces derniers75. Ce sont des
marques de l’intérêt que les interlocuteurs s’accordent mutuellement, ou qu’ils
accordent à la discussion mais aussi des marques de la communauté toujours présente.
Ceci est davantage présent dans le conte (et ses variantes de légende, épopée)
par essence un art du « singulier-pluriel. ».
Mettre les voix ensemble dans le conte en effet témoigne aussi du souci de
montrer que cet art, qui est l’expérience de vie par excellence, est une expérience
communautaire construite par chaque membre présent à l’événement ; que toute la
communauté étant donc témoin des événements vécus par les personnages re-
cherche ensemble des voies pour un avenir meilleur pour tous ; enfin que nul

74 Ces termes « locuteurs » et « allocutés » sont d’Anzieu et Martin, La Dynamique des


groupes restreints, Paris, PUF, 1968 (1994), p. 191.
75 L’on pourrait rallonger des exemples à ce sujet. Au-delà de cette fonction phatique,

la suggestion des mots au locuteur montre l’intérêt de l’interlocuteur, et peut parfois


traduire une certaine condescendance, quand l’allocuté s’estime plus cultivé que le locu-
teur. Cette suggestion peut aussi montrer combien les sujets en conversation sont sug-
gestibles (enclins à modifier leurs pensées au cours de la conversation par suggestion de
mots par les (s) interlocuteurs(s). Dans tous les cas de figure, cette pratique consacre la
multiplicité de voix autour d’une question ou d’une préoccupation commune, d’autant
que l’harmonie est chorale par essence.

145
n’est dépositaire à lui seul du fonds commun. L’expérience du conte reflète plei-
nement le caractère communautaire de la vie sociale en Afrique et au Cameroun.
C’est cette esthétique que reprendront la plupart des dramaturges camerounais :
Jean Baptiste Obama dans Assimilados, Jacqueline Le loup dans Meyong Meyeme au
royaume des morts et Gervais Mendo Zé dans La Forêt illuminée. Ce dernier crée le
personnage de l’assistance, personnage collectif que Edandé Abolo (2008 : 158)
appelle « personnage anaphore » dont la présence « est nécessaire pour entrete-
nir la cohésion et la dynamique sociales » (159) et « pour l’existence des orateurs,
sans quoi ceux-ci seraient semblables aux chanteurs abandonnés, jouant pour
eux-mêmes une musique ennuyeuse » (164).

2. Le chœur dans la comédie camerounaise


Les premiers dramaturges camerounais à succès puiseront certes dans les es-
thétiques occidentales, notamment chez Molière et Shakespeare, mais se nourri-
ront des expériences de ces divertissements traditionnels auxquels l’on avait
donné le nom de ‘théâtre traditionnel mais que l’on appellerait mieux des per-
formances traditionnelles. Dans les spectacles de comédie, le rôle du chœur est
attribué au public notamment dans des appels phatiques à la Jean Miché Kan-
kan : « Famille oh ! » avec des variantes : « Population oh ! » chez d’autres hu-
moristes comme Massa Moyo.
Le public répond à l’interpellation par « Ho ! » Il s’agit pour ces créateurs de
prendre à témoin le peuple et de l’impliquer dans la trame qui se déroule devant
lui, afin qu’il sache qu’il est partie prenante. Pour faciliter la participation du pu-
blic, les comiques créent des passages chantés ou des phrases répétitives. Nous
pouvons citer chez Jean Miché Kankan, dans Accident de la circulation, « Mon cœur
me dit, monte, mon corps me dit descend » ; dans La fille du bar, « Fais quoi fais
quoi, un cadavre doit mourir ». Il lui suffira par la suite de dire : « Mon cœur me
dit… » pour que le public réponde « Monte ! », ou encore « Fais quoi, fais quoi,
un cadavre doit… » et le public achève : « …mourir ». Même chez les comiques
contemporains comme Major Asse, la participation du public est une obligation
avec son interjection à succès « Ma copine. »
La communauté chorale est donc une constante dans la production comique
camerounaise, ce qui justifie en partie la raison pour laquelle le public camerou-
nais est si friand de comédie : il participe, donc il se sent impliqué. Cependant,
c’est dans le théâtre dit de contestation (sociale et politique) que le chœur com-
mence à jouer un rôle important dans le théâtre camerounais, c’est-à-dire qu’il
devient personnage.

146
3. Poétique du chœur dans le théâtre camerounais de contestation
Le théâtre camerounais des années 70 à 90 est marqué par une esthétique de
la contestation (que Bate Besong (1993 : 18) appelle « fighting literature76 ») en
rapport avec les mutations sociales et politiques qui ont eu cours dans la nation77.
Qu’il s’agisse des questions de minorité (anglophone) ou des exactions commises
par les larrons faits gouvernants, l’esthétique de la contestation est caractérisée
par la révolution menée par un héros prométhéen (Boki dans Africapolis de Phi-
lombe, Mformi dans Dance of the Vampires de B. Butake) qui tient sa mission
jusqu’au bout contre un tyran ignorant et sans vergogne. Mais la caractéristique
principale est et reste la présence du peuple qui crie, geint et sourd, parfois en
silence. Les dramaturges de la contestation se font donc l’écho du peuple en
proie à divers défis et à diverses injustices.
« Propriété d’une parole dite à plusieurs, la choralité marque soit un phéno-
mène de subordination à une norme, soit une opération de constitution d’un
sujet d’énonciation collectif. » Mégevand (1994 : 231). Qui se subordonne ? Qui
est sujet d’énonciation collectif dans le théâtre de la contestation ? On distin-
guera quatre grandes divisions d’instance chorale dans le théâtre de contesta-
tion : les profiteurs du régime dictatorial, opposé au peuple opprimé et muselé,
entre lesquels se trouvent les serviteurs abrutis et les esprits en colère.

Le chœur des profiteurs du régime


Les pontes du régime approuvent sans condition et en chœur les décisions
du roi/président. Dans Africapolis de René Philombe (Tableau II, Scène 6) pen-
dant la conférence des ministres (PP. 33-34) on peut lire :
LES MINISTRES (Chacun en entrant). — Vive le Roi !
EKAMTID (il s’assoit [sic]). — Asseyez-vous ! (Un temps.) Grands
Seigneurs d’Africapolis !... (Applaudissements.)
UN MINISTRE. — Le Roi-Soleil aura raison !
UN DEUXIEME MINISTRE. — Dieu au ciel, le Roi-Soleil sur la terre !

76 Cette expression de Bate Besong revêt une importance capitale à une époque où l’on
considère l’écrivain comme une lanterne dans sa société, un artiste dont l’œuvre jette la
lumière sur la société. Pour Besong, l’artiste doit produire des œuvres artistiquement
profondes et politiquement correctes : « …he can write works which are artistically profound
and politically correct : he can write works of indictment and works that show how his world is and
could be » (1993: 18).
77 Cf. Clément Mbom, « Le théâtre camerounais ou les reflets d’une société en pleine

mutation » in B. Butake & G. Doho (Eds), Théâtre camerounais/Cameroonian Theatre,


Yaoundé, 1988.

147
UN TROISIEME MINISTRE. — Le Roi-Soleil a toujours raison !
Le discours d’Ekamtid qui suit est ponctué d’applaudissements des ministres
qui plus loin (pp. 37-40), face aux décrets parfois cocasses du roi, scandent tous
en chœur, parfois même sans avoir compris, « Adopté à l’unanimité ». L’usage
du chœur par Philombe dans cette pièce sert clairement à montrer le système de
gouvernance mis sur pied qui est tel que le roi, tout puissant, fait et défait les lois
à sa guise, dans la stricte assurance qu’en face de lui il n’y a que des pantins qui
n’opposeront aucune résistance. Ils jouent d’ailleurs très bien leurs rôles puisqu’à
la fin ils sont tous récompensés : « Je décide de faire bénéficier de mon droit de grâce tout
Agent de l’État condamné ou détenu pour détournement des fonds publics. […] Je décide
également d’élever tous ceux, d’entre vous, ne l’ont pas encore été, au grade de Grand Com-
mandeur de l’Ordre du Lion ! » Ceci ne manque de rappeler les personnages de
Desop et Fosop dans Le Crâne de Gilbert Doho, lesquels rassurent le roi de sa
grandeur et du succès de l’événement qui se prépare. Ils ne contredisent jamais
le roi, et ceux qui comme Douni s’y attellent sont livrés à la mort et à la honte78.
On le voit également chez Bole Butake, principalement dans Dance of the Vam-
pires, quand Psaul Roi décide de joindre un ordre occulte afin d’être initié, dans
une scène dont les actions sont ancrées dans la tradition séculaire africaine. Le
chœur des profiteurs du régime dans le théâtre de la contestation est assimilé au
Chœur de la honte et du conformisme « ventripète », par conséquent, le change-
ment social, la révolution ne saurait venir d’eux mais plutôt du peuple.

Le chœur des serviteurs abrutis


À côté des profiteurs des régimes l’on trouve ces personnages esclaves qui
acceptent leur sort avec résignation et joie : ce sont les serviteurs abrutis. Ils
n’osent jamais critiquer le gouvernant (roi) et donnent tout pour son bien-être.
C’est le cas de Nad, Namon et Salif, valets de la cour dans Daïrou IV de Ndam
Njoya ; de Tom, chef du protocole d’Ekamtid dans Africapolis et de Song, Chief
of protocol de Psaul Roi dans Dance of the Vampires. C’est également le cas des
1er, 2e et 3e soldats dans Shoes…79 qui expriment leur loyauté au commandant et
au général.
Ces personnages ne fonctionnent pas en réalité dans la modalité du chœur,
prenant la parole à l’unisson, mais sous forme de commentateurs de l’action
(Daïrou IV), et répondent souvent au monarque comme des automates qui font
écho aux paroles de celui-ci (Tom et Song). Et s’ils se permettent souvent
quelques commentaires et quelques libertés devant le roi, ils restent malgré tout
le reflet de ce que ce dernier dit qu’ils sont : des serviteurs qui mangent à sa table.
Ce type de lavage de cerveau maintien ces personnages sous la dépendance et

78 Les ministres du Crocodile du Botswanga (Félix Éboué) ressemblent à ceux-ci.


79 Nous écrirons « Shoes… » pour Shoes and Four Men in Arms de Bole Butake.

148
l’esclavage du dictateur, en attendant que leurs yeux s’ouvrent quand vient la
révolution.

Le chœur des ancêtres enragés


Dans la plupart des écrits des auteurs de notre corpus, la place des ancêtres
ou des vieillards, représentants de ces ancêtres, est primordiale dans le déroule-
ment du drame et le tissage de l’intrigue. Ces ancêtres, porteurs des esprits du
royaume, sont en général des messagers enragés qui avertissent et menacent de
faire venir le malheur sur le royaume à cause des exactions du gouvernant dicta-
teur ou usurpateur. Le grondement du fleuve et la furie des eaux dans Le Crâne
de G. Doho, l’assemblée des vieillards qui initient Boki et leur donnent leur onc-
tion pour le combat au premier tableau d’Africapolis, les quatre fantômes de
Daïrou IV qui apportent les messages des dieux, les voix du Kwifon dans Lake
God et l’esprit du Kibaranko dans And Palm Wine Will Flow de Bole Butake sym-
bolisent cette instance spirituelle ancestrale et de son influence dans le drame.
Elle garantit l’harmonie sociale, observatrice et actrice dans le combat que mè-
nent les héros dans ces différentes pièces.
Serviteurs abrutis qui soutiennent inconditionnellement le monarque, et an-
cêtres qui menacent et parfois rétablissent l’ordre sont certes présents, mais
l’autre instance transversale du chœur dans le théâtre de contestation est sans nul
doute le peuple muselé.

Le chœur du peuple muselé


Dans le théâtre de la contestation, le monarque n’accorde au peuple aucune
occasion de s’exprimer librement, sauf quand celui-ci doit chanter ses louanges,
ni aucune audience. C’est pourquoi le chœur du peuple est souvent absent de la
scène, mais présent dans les dialogues et dans les actions : le chœur du peuple
en ébullition dans Shoes and Four Men in Arms, jamais montré en scène mais dili-
gentant l’action ; le chœur des femmes de Shey Ngong et des femmes qui enga-
gent la révolution dans And Palm Wine Will Flow. Cette présence-absence confère
au peuple son caractère énigmatique, omnipotent et souverain. Le peuple est
aussi représenté par des personnages métonymiques : les hommes de la buvette
dans Le Crâne, Kwassi Tam-tam le poète dans Africapolis, les femmes du Fibuen
dans Lake God. Enfin, il est parfois désigné par des métaphores : la rivière qui
gronde dans Lake God et dans Le Crâne.
Dans tous les cas, qu’il soit présent ou absent, le chœur se manifeste généra-
lement par des chansons, des murmures, des grondements, des plaintes et des
cris. Ces appels du peuple rencontrent le mépris total du monarque et de ses
pontes. Dans Dance of the Vampires (152) l’on trouve une des plus cruelles déshu-
manisations du peuple :

149
Psaul Roi : (Sudden sounds of explosions and gun-fire from) what is it now ?
Song : It must be Town Crier asking the people to return to their homes.
Psaul Roi : Must he use the army, must he use force ?
Song : The people are so patient and tolerant that they must be forced to return to
their homes. Otherwise they could wait for an eternity. All this for love of the monarch,
You’re Most Royal Majesty.
Ce peuple était impatient et attendait que justice lui soit rendue.
Dans le théâtre de la contestation, le chœur des gouvernants, présent sur la
scène, est impotent, inerte et abêti, tandis que le chœur du peuple, bien souvent
absent de la scène par le bon vouloir du tyran, est omnipotent et clairvoyant.
C’est un choix idéologique clair qui manifeste la position du dramaturge, lequel
recherche le renversement du régime dictatorial au profit d’un régime qui mette
le peuple au centre, un régime démocratique. Dans le théâtre de la contestation,
le peuple est une foule qui sait faire foule, une foule si puissante que même les
plus réticents finissent par succomber à son charme, comme c’est le cas du 4e
soldat dans Shoes… de Bole Butake. Ce ralliement est le type-même de change-
ment individuel gage d’un changement social que préconisent les dramaturgies
de la contestation dont fait partie le théâtre de Bole Butake.
Le chœur du peuple remplit souvent la scène à la fin : dans Lake God, le chœur
des femmes en colère, le Fibuen, entre directement en scène pour ôter la vie au
chef indélicat ; c’est le peuple qui hérite du crâne à la fin de Le Crâne ; c’est le
peuple qui vient mettre fin au faux procès des patriotes dans Africapolis et fait
emprisonner Ekamtid et sa suite ; Mformi et ses hommes (représentant le
peuple) mettent Psaul Roi et Song dans une cage et les remettent à la justice du
peuple dans Dance of the Vampires ; enfin dans Shoes…, si le peuple n’est pas sur
la scène, son action de justice pousse les soldats à laisser leurs uniformes et les
joindre dans la bataille. C’est le peuple qui dit les dernières paroles du texte :
People di sofa General di chop money !
Soja di sofa General di chop money !
People and soja di sofa, General di chop money !80
Ainsi, dans le théâtre de contestation, la dialectique bon-méchant se lit aussi
dans l’usage des chœurs des différentes parties en contestation. Et dans cette
bataille, c’est le chœur communautaire du peuple qui finit par prévaloir. C’est le
chant du peuple qui achève la plupart de ces tragédies.

80Lepeuple souffre, le général “mange” l’argent/Les soldats souffrent, le général


“mange” l’argent/Le peuple et les soldats souffrent, le général “mange” l’argent.

150
4. La choralité dans le théâtre contemporain
Une des caractéristiques de l’époque contemporaine, génération dite « an-
droïde », c’est un renfermement sur soi renforcé par les facilités technologiques
qui permettent de « communiquer » sans se voir, sans être en présence l’un de
l’autre. C’est un truisme que d’affirmer que de nos jours l’on se rend moins visite
que par le passé. Cette caractéristique du contemporain se voit dans les nouvelles
esthétiques théâtrales. En effet, l’une des marques définitionnelles du théâtre
contemporain c’est la proposition des « destins individuels » à l’opposé des « des-
tins communautaires » dans le théâtre classique africain (Tchamba, 2016). Les
sujets sont en effet plus individuels dans le traitement. Dans À corps perdu,
Kouam Tawa présente une fille qui s’échappe de sa « prison » de garde-malade à
l’hôpital depuis plus de deux ans pour aller se livrer aux plaisirs de la chair avec
Aka, l’homme qu’elle a enfin consenti à aimer. Au retour, elle trouve le corps de
sa mère décédée pendant son absence, sur le point d’être emporté par le camion
de la mairie pour la fosse commune. Elle essuie les critiques acerbes de sa famille,
mais elle se défend de ce qu’elle a « lamenté » de son vivant. L’inceste entre le
lycéen et la lycéenne dans Traduit de l’hémoglobine est présenté du point de vue des
victimes et non de la communauté. L’on pourrait multiplier des exemples. Peut-
on pour autant parler de « communauté absente » (Mégevand, 1994) dans le
théâtre contemporain ? Rien n’est moins sûr.
La parole plurielle est une forme constante de la dramaturgie contemporaine
malgré sa tendance à l’individualisme. On le voit dans À corps perdu où l’auteur
fait parler la mère dans un chœur répétitif qui entrecoupe les répliques de la fille :
« C’est ta faute si je suis encore là à tourner en rond ; j’ai choisi de partir pour
mieux t’aider à vivre. » Il y a une instance chorale dans ce texte monologique. Si
la parole dialogique souffre au profit d’une parole monologique forte, la pluralité
des voix et des cris des personnages en proie à des défis identiques engage une
certaine communauté des maux. C’est ce principe de la parole plurielle que Sar-
razac a appelé choralité, qui est pour Mégevand (2005 : 37-38) :
Cette disposition particulière des voix qui ne relève ni du dialogue, ni du monologue ;
qui, requérant une pluralité (un minimum de deux voix), contourne les principes du
dialogisme, notamment réciprocité et fluidité des enchaînements, au profit d’une rhéto-
rique de la dispersion (atomisation, parataxe, éclatement) ou de tressage entre différentes
paroles qui se répondent musicalement (étoilement, superposition, échos, tous effets de
polyphonie).
Elle est par essence « l’inverse du chœur » et « postule la discordance, quand
le chœur […] porte toujours, plus ou moins explicitement dans son horizon, la
trace d’un idéalisme de l’unisson » (38). Elle ne concerne donc pas la parole dite
à plusieurs soit à l’unisson, soit en canon, mais des voix dispersées des person-
nages qui questionnent « l’être ensemble » (40). Comment se manifestent les ins-
tances chorales dans le théâtre contemporain camerounais ? En reprenant les

151
éléments essentiels de la définition de Mégevand ci-dessus, on identifiera trois
(03) modes : les faux dialogues, les voix dispersées et la musicalité des textes,
auxquels on ajoutera un quatrième, les personnages communautaires informes.

Les faux dialogues


Le faux dialogue ici ne renvoie pas à ce qu’Anne Ubersfeld (1996 : 26-27) décrit
comme « dialogue avec confident de la tragédie classique » ou encore, dans la
comédie, « quand le confident écoute et ne comprend pas, marquant son appa-
rente inutilité. » Il s’agit plutôt de situations dans lesquelles chacun est préoccupé
par son propre ego ou par sa représentation immédiate du monde, et où les in-
terlocuteurs ne se répondent pas les uns aux autres. Pour mieux définir la pra-
tique, nous parlerions plutôt de monologues alternés. Mais comment se mani-
feste la choralité dans un monologue alterné ? L’exemple suivant, tiré de Les
Amazones (2017 : 195) nous en donne une claire vision :
ZAMA. – Mon soutien-gorge. Je ne le mets jamais quand je vais au secteur. Le
soutien-gorge n’est pas une tenue de combat pour des amazones… Il est trop féminin.
Et des combattantes féminines, on n’en a pas besoin au Secteur. On veut des amazones
prêtes à larguer les obus en plein dans le mille.
SONE. – (Elle tient en main un bonnet de nouveau-né) Quand j’étais petite, j’en
mettais un plus minuscule sur la tête de ma poupée que j’avais moi-même fabriquée. Je
rêvais d’en mettre un comme ça, plus beau, plus éclatant, sur la tête de mon bébé quand
je serais grande. Un homme, grand et fort, qui mettrait en plein dans le mille.
ZAMA. – Là !
SONE. – Là !
ZAMA. – Je déteste le soutien-gorge.
SONE. – Mets ton préservatif.
ZAMA. – Mais M. Thom exigeait toujours le soutien-gorge. Car une gorge sans
soutien, selon lui, ça s’agite beaucoup, et comme ça s’agite beaucoup, ça finit par proférer
des paroles trop intelligentes pour les femmes… !?
SONE. – Mets ton préservatif. Je déteste la sauce gombo. Mets ton préservatif. Le
gombo, c’est bon pour les artistes. Le gombo, ce n’est pas pour Sone. Sone, elle, a bouffé
les urines de la grenouille quand elle avait 12 ans. Au village. La grenouille F. Famille.
L’on remarque que les deux personnages ne se répondent pas, que chacune
raconte une histoire personnelle. Ce sont des monologues alternés. L’adresse,
c’est-à-dire la destination de la parole, est aussi imprécise : il s’agit d’une sorte de

152
complaintes. Mais l’on peut aussi faire remarquer la communauté de leur préoc-
cupation : M. Thom. Chacune raconte son expérience avec M. Thom, avec des
voix plutôt dispersées.

Les voix dispersées (ou « communauté en creux »)


Ce que Sarrazac appelle « communauté en creux » est ce type de communauté
créée dans les pièces contemporaines dans laquelle chacun est dans son « trou »
et crie sa misère à un interlocuteur informe. Lorsque nous observons les person-
nages ci-dessus, ils ont l’air d’être ensemble, dans une même pièce (une même
communauté), parlant certes d’une même personne chacun selon sa préoccupa-
tion, mais chacun est dans sa bulle. L’on peut aussi le voir dans l’exemple suivant
tiré de Traduit de l’hémoglobine de Martin Ambara :
Le lycéen : Tu es élève dans un lycée.
La lycéenne : Tous les matins, tu vas au lycée ;…
Le lycéen : Le lycée t’agace. /81 Ces bouts de six jours de classes, banalité sur
tout le fil de l’année scolaire. / Morceaux de semaines anonymes répandues le long des
saisons…
La lycéenne : Classe de quel Lycée ? / Charles Edandé, Ndi Samba, Mongo
Beti, Saint Kisito, Montesquieu, Meyon Meyeme ? Qu’importe ! / Dans la salle d’un
lycée quelconque, tu entres.
Le lycéen : Il n’y a pas que le temps qui tracasse. / Il y a aussi tous ces murs,
ces portes, ces salles, ces tables, ces bancs : uniforme tout ça. Uniformes aussi les élèves,
comme leurs uniformes ! / Uniforme tout le quotidien : même réveil matinal … le même
« taxi ! Cent francs pour le lycée. » / Classique !
La lycéenne : Dans la classe il y a tes camarades. / Personne n’est absent parce
que personne n’ose manquer, sauf cas de force majeure. / C’est chaque jour ainsi. /
Aujourd’hui ils sont tous là malgré la forte pluie de ce matin. / On se murmure des
« bonjours », des « comment ça va »… (Manuscrit, p. 4)
Ambara intitule justement ces scènes « Chœur ». L’on remarque que les deux
personnages discourent sur le même sujet : le lycée et toutes les activités qui le
caractérisent, mais chacun d’eux raconte son histoire, ou mieux son expérience
du lycée. Le lycéen et la lycéenne ne sont même pas dans la même pièce, puisque
chacune est dans son « espace » à lui, comme l’on le découvre plus tard dans les
répliques. Cette technique de communauté en creux est également utilisée par
Botomogne dans Noir et blanc, quand il fait intervenir ses personnages dans deux
écrans différents, les protagonistes ne se rencontrant qu’à la fin de sa pièce.

81 Les barres obliques marquent les retours à la ligne dans le texte original.

153
La musicalité des textes : rythme, répétition, chant, poéticité
Tout comme dans le théâtre de contestation, la choralité dans le théâtre con-
temporain se manifeste aussi dans les chants et la musicalité. Le rythme entendu
comme cette alternance de l’identique et du différent dans une certaine cadence
appelée tempo, la répétition des mots, des phrases et des événements, le chant
et le caractère poétique (et donc déclamatoire) des textes sont autant d’éléments
qui confèrent au théâtre contemporain sa musicalité. Dans l’extrait de Les Ama-
zones ci-dessus, l’on peut remarquer la répétition des expressions : « en plein dans
le mille », « là », « mets ton préservatif ». Dans Traduit de l’hémoglobine, l’on peut
noter la poéticité des textes (écrits en vers libres), avec plusieurs bouts de pro-
positions sans verbes, comme dans les poèmes. L’énumération contribue égale-
ment à imprimer une cadence à la parole : « Il y a aussi tous ces murs, ces
portes, ces salles, ces tables, ces bancs : uniforme tout ça. » L’on ne saurait
taire le jeu de synonymie avec le mot « uniforme » qui crée également une musi-
calité unique. Ces répétitions de mots et ces résonnances poétiques, ajoutées au
rythme rap qui se dégage de ces sonorités, font de ce texte une véritable partition
musicale.

La communauté informe
Enfin, la communauté informe renvoie aux personnages souvent regroupés
au sein d’un mot vague comme « Eux », ceux-là « qui appliquent la loi » dans
Qu’il en soit ainsi de Nicaise Wegang ou encore « On-dit », dans Out d’Éric Del-
phin Kwegoué. Dans la première pièce, le personnage principal, une femme
nommée « Elle » est face à ses bourreaux qui parlent tous ensemble, et qui sont
nommés « Eux ». Ils veulent couper sa main pour le forfait qu’elle a commis, et
elle leur demande de couper plutôt sa tête. Tant la communauté de ses bourreaux
est en accord, elle est appelée « Eux ». Mais quand surviennent les différences
d’opinions ou les moments de délibérations, elle devient « Entre eux ». Mais
même cet « Entre eux » finit par proférer une parole consensuelle, au nom d’Eux.
Dans la seconde pièce citée, l’auteur oscille entre les tableaux et les on-dit. Si les
tableaux présentent l’évolution de la situation de son protagoniste, les on-dit sont
des lieux de commentaires de l’action. L’auteur donne la parole à un peuple in-
forme pour dire son courroux contre cet homosexuel surnommé Tata Yvonne,
ou cette fille qui couche avec les filles, ou encore fustige les pressions internatio-
nales pour que l’homosexualité soit reconnue dans notre pays. Une caractéris-
tique de ces scènes, c’est la concordance de vue des populations sur les questions
abordées. C’est donc un chœur en bonne et due forme.
Au total, l’on peut dire que malgré son caractère plutôt individualiste, le
théâtre contemporain camerounais est le lieu de l’expression communautaire et

154
populaire, sous des formes différentes certes, eu égard à l’évolution de la drama-
turgie. Mais nous pouvons affirmer que la communauté n’est pas absente dans
le théâtre camerounais.

5. Conclusion : la communauté toujours présente


Le théâtre est un art communautaire par essence, en ceci qu’il met ensemble
une communauté d’acteurs et une communauté de spectateurs ; mais aussi en
ceci qu’il crée sur la scène un monde qui met aux prises un homme et sa com-
munauté, soit dans un rapport harmonieux, soit dans un rapport conflictuel. Si
dans le théâtre comique, les drames sociaux et le théâtre de la contestation le
chœur fonctionne tantôt comme immixtion du peuple sur la scène, tantôt
comme commentateur de l’action, une certaine pause avant la relance de l’in-
trigue, et tantôt parole plurielle d’un groupe de personnages, il (le chœur) mani-
feste une même préoccupation chez tous les auteurs : la marque de la commu-
nauté dans les textes théâtraux. Dans le théâtre contemporain, caractérisé par
une volonté poussée des auteurs de se préoccuper des destins individuels plutôt
de destins communautaires, le chœur, métonymie de la communauté, n’est pas
moins présent. Contrairement aux auteurs européens contemporains chez qui la
choralité des textes est un signe de la « communauté absente », chez les auteurs
camerounais contemporains, la communauté est présente, du moins chez les au-
teurs du corpus.
Le chœur se manifeste principalement par des plaintes, des chants, des mur-
mures, des revendications, les voix plurielles et la communauté des préoccupa-
tions autour de sujets, de problèmes, de valeurs ou de défis communs. Ses fonc-
tions sont multiples : conscientisation, revendication (Shoes), moralisation, com-
mentaire de l’action et relance (Out), déclenchement de l’action initiale et/ou de
l’action finale (Africapolis), coercition du système sur l’individu (Ainsi soit-il), iden-
tification ; mais plus globalement marque de l’accord, de parole consensuelle et
de l’harmonie entre les personnages ou entre les parties. La communauté est une
constante dramaturgique chez les auteurs camerounais de tous les temps et de
tous les âges. L’écriture théâtrale camerounaise magnifie le « vivre ensemble »,
jamais mis à mal malgré les avancées technologiques auxquelles a souscrit ce
pays. L’instance communautaire héritée des performances traditionnelles conti-
nue d’agir dans les créations théâtrales camerounaises et en devient chez les au-
teurs une technique d’écriture.

Bibliographie
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155
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156
Scénographies du symbolique
et du politique

157
Trois prétendants… un mari
de Guillaume Oyono Mbia :
une critique sociale
des mœurs traditionnelles ?

Daouda DIOUF
Université ASSANE SECK de Ziguinchor
(Sénégal)

Résumé
À la lecture de Trois prétendants un mari de Guillaume Oyono Mbia, on se rend
compte que le mariage traditionnel constitue la sève nourricière qui alimente le
spectacle dramatique. L’auteur théâtralise la crise des valeurs qui secoue la société
camerounaise aux lendemains des indépendances. Aux personnages partisans de
la tradition africaine s’opposent ceux de la modernité incarnée par la jeune géné-
ration instruite, qui refuse de se conformer à certaines coutumes jugées rétro-
grades. Ce qui laisse entrevoir une critique sociale des mœurs. L’article examine
les problèmes de la dot, du mariage forcé, de l’émancipation des filles scolarisées
qui y sont dépeints.
Mots-clés : théâtre africain, tradition, mariage, dot, émancipation, esthétique
théâtrale

Introduction
Trois prétendants… un mari de Guillaume Oyono Mbia s’inscrit sur le sceau de
la satire sociale et particulièrement sur la critique de la tradition africaine. En
marge de ce thème dominant, l’œuvre aborde les questions de la pauvreté en
zone rurale, de la chefferie traditionnelle, du système patriarcal et de l’asservis-
sement des femmes. C’est bien ce qui justifierait que le dramaturge travaille à
débarrasser de la société africaine de ces tares issues des mœurs traditionnelles
rétrogrades, et à donner à la femme africaine sa dignité et sa liberté confisquées,
mais aussi à soulever les problèmes qui plombent le développement de l’Afrique.
Dès lors, il serait donc intéressant de revisiter cette pièce théâtrale et d’en pro-
poser une analyse critique pour aider l’Afrique à se situer à l’ère de la mondiali-
sation puisque les problèmes soulevés sont d’actualité. En nous inscrivant sur la
conception du théâtre social, notre analyse sera fondée sur les points suivants :

159
la satire sociale des mœurs traditionnelles ; l’émancipation de la femme scolarisée
et la relation esthétique entre théâtre et oralité africaine.

1. La satire sociale des mœurs traditionnelles


Le titre de l’œuvre Trois prétendants… un mari informe en profondeur le lecteur
sur la thématique qui alimente la pièce. Il s’agit du mariage traditionnel africain.
Toutefois elle laisse entrevoir en filigrane une critique sociale des mœurs tradi-
tionnelles. En effet, Guillaume Oyono Mbia inscrit son œuvre dans le sillage du
théâtre social en mettant en relief le conflit d’intérêts qui oppose les parents,
défenseurs de la tradition et les jeunes instruits, partisans de la modernité et du
progrès. Le dramaturge camerounais invite donc le lecteur à découvrir le conflit
de générations qui secoue l’Afrique aux lendemains des indépendances. Ainsi,
pour planter le décor de la scène, il se sert du cadre rural : « le village de Mvou-
tessi, par un après-midi bien tranquille », « en face de la maison d’Edandé »
(TPUM : 1963, p, 13). Contrairement au théâtre occidental où l’espace est fermé
et payant, la scène théâtrale chez Oyono Mbia est ouverte et gratuite conformé-
ment à l’esprit du palabre africain qui sert de lieu de discussion et d’analyse des
problèmes au village. Se faisant, l’auteur de Trois prétendants un mari reste fidèle à
son environnement et marque, par-delà son encrage à sa culture, son réalisme en
matière dramatique et sa rupture contre l’espace clos à l’occidental. La scène
d’exposition en est une parfaite illustration :
Edandé : (scandalisé, indiquant le réveil) Tu vois, Ondua ? Le réveil lui-même nous
dit que nous sommes déjà au beau milieu de l’après-midi ! (Coup d’œil vers la route)
Et ma femme qui est toujours au champ ! Makrita va-t-elle jamais comprendre que je
la veux toujours au village bien avant midi ? (Oyono Mbia : 1963, p, 13).
L’indice temporel (milieu de l’après-midi ; avant midi) qui indique la présence
du soleil dans cet espace public montre que l’action se déroule au milieu de la
journée. Le choix de cet instant est significatif dans la mise en scène de l’action
dramatique. C’est un moment propice à la palabre en milieu rural. Le temps et
l’espace, ainsi figurés, permettent à l’action dramatique de fonctionner et aux
personnages de prendre la parole dans une posture dialectique. Ce qui autorise
les plaintes d’Edandé à l’endroit de sa femme. Ses propos informent sur les ac-
tivités quotidiennes au village et mettent en relief la bravoure des femmes tradi-
tionnelles qui, en dehors des travaux domestiques, mènent des travaux cham-
pêtres. Dès lors, la confrontation entre personnages peut gagner en intensité et
les problèmes posés, débattus comme dans cette discussion familiale où Abes-
solo, en patriarche, critique sévèrement la passivité des hommes dans l’éducation
des femmes :

160
Abessolo : (de l’air du sage qui voit se réaliser ses prophéties), Ha ha ! Tu te fâches
encore, Ondua ? N’est-ce pas là que je vous dis toujours ? Les hommes de votre généra-
tion se conduisent tous comme des insensés ! (Fièrement) De mon temps, quand j’étais
encore Abessolo, et… (Indiquant Bella qui sort de la cuisine) et que ma femme Bella
était encore femme, vous croyez que j’aurais toléré des histoires pareilles ?…vous per-
mettez à vos femmes de porter des vêtements ; vous leur permettez de manger toutes sortes
d’animaux tabous !…Et alors, qu’est-ce que vous voulez d’autres ? Je vous le répète,
battez vos femmes ! Oui, battez-les ! (Agissant son chasse-mousses vers Matalina)
Même chose pour vos filles. (Oyono Mbia : 1963, p, 13)
Cette longue diatribe du vieux Abessolo, faisant office de sage et de patriarche
de la maison, adressée à la gent masculine d’aujourd’hui, fonctionne comme une
autopsie de la crise des valeurs qui traverse l’Afrique des indépendances. En ef-
fet, défenseur de la tradition, le patriarche s’insurge contre la faiblesse des
hommes devant les femmes. Son discours musclé montre la prééminence du
système patriarcal qui cultive et maintient la puissance masculine. L’homme est
au-dessus de la femme et se porte garant de son éducation, de son comportement
en milieu social. L’utilisation de la violence pour corriger les égarements de la
gent féminine marque, de manière indubitable, son asservissement. Ainsi, aux
yeux d’Abessolo, la femme n’a de valeur que si elle est totalement soumise aux
caprices de son mari. Cette conception rétrograde des rapports homme/femme
est battue en brèche par Oyono Mbia qui travaille à corriger, dans son univers
dramatique, les défauts et les vices des hommes traditionnalistes. En ce sens, il
fait de son œuvre théâtrale le miroir de la société camerounaise en pleine muta-
tion sociale. Ainsi, « la dénonciation de certaines coutumes et traditions compose
une grande partie des sujets abordés ».82À travers Abessolo, il fustige l’égoïsme
mâle et le présente comme un personnage dépassé par le rythme des évènements
et l’évolution des choses. Ce personnage qui incarne la violence et la suprématie
masculine n’a plus sa place dans une société camerounaise en pleine mutation.
À travers lui, le dramaturge critique l’autorité parentale qui bafoue les droits les
plus élémentaires de la femme comme dans ces propos d’Abessolo à Edandé :
Toujours un « mais » ! Tu ne peux donc comprendre que je te donne toujours de
bons conseils ? Si je n’avais été là, l’autre jour, tu aurais refusé de prendre les cent mille
francs que nous avait versés Ndi, le jeune homme qui veut épouser ma petite-fille Juliette.
D’après toi, il fallait attendre pour consulter Juliette elle-même avant d’accepter la dot.
(Scandalisé, au public). Consulter une femme à propos de son mariage ! (Oyono
Mbia : 1963, p, 15)
À travers ce discours, on remarque qu’en Afrique traditionnelle, le système
patriarcal n’accordait aucun crédit à la femme. C’est l’homme qui décidait de

82 Ahmed Cheniki. 2010. « Le théâtre en Afrique noire, itinéraires et tendances ». In :


Interfrancophonies-Mélanges, p, 5.

161
tout. On pouvait marier sa fille sans son avis. La décision parentale était sacrée
et nulle fille ne devrait la remettre en cause. Ce qui faisait de la femme un bien
matériel acquis à la cause masculine qu’on pouvait cédait selon les désirs des
parents. C’est, du reste, la pensée d’Edandé, le papa de Juliette qui s’enorgueillit
de sa posture de père en déclarant : « Euh… Il faut avouer que Juliette est une
fille digne d’un père comme moi. En l’envoyant au collège, j’avais bien raison de
dire à tout le monde : « un beau jour, cela me rapportera ! » (Oyono Mbia : 1963,
p, 15). Dans son univers dramatique, Guillaume Oyono Mbia, en dévoilant ces
tares de la société traditionnelle entretenues et imposés par des personnages mas-
culins, fustige, avec la dernière énergie, cette chosification de la femme africaine.
Les parents ne doivent pas considérer leurs filles comme de vulgaires marchan-
dises qui ne servent qu’à les enrichir. L’écrivain camerounais fustige « le parasi-
tisme familial »83 et réclame le droit d’aimer pour la femme et la liberté de choisir
son conjoint. Il condamne donc ces formes de mariages forcés très fréquentes
en Afrique traditionnelle. Ainsi, en intitulant son ouvrage Trois prétendants… un
mari, il cherche à sensibiliser l’opinion publique africaine sur le drame des
femmes en âge de se marier. Pour cela, le théâtre est le genre littéraire le plus
apte à rendre compte de ce phénomène puisqu’il expose le problème devant le
public et permet aux personnages sur scène d’en débattre. Ainsi, la question de
la dot qui divise les parents et les fiancés est exposée avec intérêt dans cet ou-
vrage. Cela permet au dramaturge de mettre à nu la cupidité des parents et leur
boulimie financière. Juliette, promis à « Ndi, le jeune cultivateur qui avait versé
cent mille francs de dot » (Oyono Mbia : 1963, p, 16) sans son aval, doit épouser
un grand fonctionnaire alors qu’elle est éprise de son camarade. Ce qui donne
sens au titre de la pièce : Trois prétendants… un mari. La situation est donc délicate.
Doit-on sacrifier la femme sous l’autel de l’argent et du confort compte non tenu
de ses sentiments ? C’est ceproblème épineux que Guillaume Oyono Mbia ex-
pose sur la scène. Il laisse la parole à ses personnages qui s’affrontent en ces
termes :
Abessolo : […] Maintenant que tu auras un si grand homme comme gendre, je
parie que tous les fonctionnaires de Sangmélima s’empresseront de te servir !
Ondua : Sans aucun doute ! Sans aucun doute ! (Bas, après un coup d’œil prudent
jeté à la ronde) Vous savez aussi que Medôla, le commissaire de police de Zoétélé,
m’arrête toujours pour ivresse publique, et ma femme Monika pour distillation clandes-
tine d’arki. Si nous donnons Juliette à ce grand homme, nous n’aurons plus rien à
craindre de la police : quand tout le monde aura su que…
Edandé : Vous avez raison tous les deux, mais vous semblez oublier l’essentiel :
qu’est-ce que le fonctionnaire nous apporte comme argent ? Si c’est moins que les cent

83Guy Ossito Midiohouan. (1983) « Le théâtre négro-africain d’expression française de-


puis 1960 ». In : Peuples noirs peuples africains n°31 p, 64.

162
mille francs de Ndi, comment ferai-je pour rembourser la première dot ? Et qu’est-ce
qu’il me restera en poche ? (Oyon Mbia : 1963, pp, 16-17).
Il ressort de ce débat sur la dot et les prétendants de Juliette, entretenu par
son grand-père, son oncle et son père, que ces hommes privilégient leurs intérêts
personnels au détriment du bonheur de leur fille. À aucun moment de la discus-
sion, il n’est fait allusion aux intérêts et aux privilèges de la future mariée. Chacun
des protagonistes sur scène cherche à régler ses comptes en mettant au premier
plan le pouvoir de l’argent et le prestige social escompté. Si pour le vieux Abes-
solo, le mariage de sa petite-fille avec ce grand fonctionnaire assurera notoriété
et admiration pour son fils Edandé et sa famille, pour Ondua et sa femme, elle
apportera la paix et la tranquillité dans leur trafic illicite d’alcool. Ce débat laisse
apparaître l’opportunisme des gendres qui cherchent coûte que coûte à améliorer
leur condition de vie sociale par les liens du mariage comme en attestent les
interrogations d’Edandé.
En mettant à nu cet aspect de la société traditionnelle, le dramaturge came-
rounais ne fait que traduire la réalité sociale de l’Afrique postcoloniale tiraillée
entre les valeurs d’une tradition décadente et l’aspiration aux valeurs de la mo-
dernité. Ainsi, la scène théâtrale devient le lieu d’exposition de cette transition
souvent douloureuse qui divise les parents, partisans d’un monde passéiste qui
autorise la suprématie de l’homme et les jeunes scolarisés séduits par les valeurs
occidentales qui accordent plus de liberté et de considération à la femme afri-
caine. Trois prétendants… un mari reflète les contradictions sociales, les luttes et les
aspirations au changement de la société camerounaise. Ce désir de mutation est
noté pour les jeunes qui n’hésitent pas à violer certaines règles sociales établies
pour manifester leur liberté. Oyona Mbia choisit le personnage féminin instruit
pour incarner ce rejet des valeurs patriarcales asservissantes. Il milite pour
l’émancipation de la femme.

2. L’émancipation de la femme instruite


En inscrivant son texte sous le sillage du théâtre social, le dramaturge came-
rounais opte pour une critique des mœurs traditionnelles qui entravent l’épa-
nouissement de la femme africaine. Le mariage qui sert de toile de fond à l’écri-
ture de la pièce permet d’organiser la révolte féminine contre le système patriar-
cal maître d’orchestre de l’aliénation de la femme. C’est en ce sens qu’Oyono
Mbia fait de son héroïne, Juliette, l’étendard de la contestation des valeurs tradi-
tionnelles. Par le biais de l’école étrangère, la fille d’Edandé, assimile les valeurs
de la modernité et entend s’opposer aux diktats du système patriarcal. Ainsi,
ayant appris avec stupeur et sur la place publique qu’elle fait l’objet de demande
en mariage, elle réagit en ces termes : « Mon mari ? Quel mari ? Est-ce que j’ai
un mari ? » (Oyono Mbia : 1963, p, 19).

163
Ces interrogations, qui traduisent l’étonnement et la surprise de la jeune fille,
constituent une réponse négative aux décisions parentales qui donnent leur fille
en mariage sans consultation. Juliette se révolte publiquement contre cette pra-
tique ancestrale et manifeste par la même occasion le respect des droits de la
femme à la dignité et à la liberté de choisir son conjoint. Elle s’indigne contre la
décision de son père et exprime son désaccord en ces termes : « Quoi ? Je suis
donc à vendre ? Pourquoi faut-il que vous essayiez de me donner au plus of-
frant ? Est-ce qu’on ne peut pas me consulter pour un mariage qui me con-
cerne ? » (Oyono Mbia : 1963, p, 20). La jeune fille réclame pour la femme afri-
caine son émancipation. Avec ce refus de l’héroïne de la pièce, la crise est au
summum de l’intensité possible et la situation devient dramatique. Le patriarcat
se sent humilié car son autorité est contestée. Il vacille et riposte violemment en
la personne d’Abessolo : « Te consulter ? (Au public :) Il faut qu’on la consulte !
(A Juliette) : Depuis quand est-ce que les femmes parlent à Mvoutessi ? Qui
donc est-ce qui vous enseigne cela ces jours-ci, cette prétention de vouloir don-
ner votre avis sur tout ? Ça ne te suffit pas que ta famille ait pris une décision si
sage en ta faveur ? » (Oyono Mbia : 1963, p, 20).
Comme on le remarque, on assiste à une véritable joute oratoire où la tension
est à la hauteur des intérêts des protagonistes sur scène. Dans cette aventure
esthétique, l’honneur littéraire consiste à jouer sur les passions de l’auditoire, à
toucher la sensibilité du public pour la purgation des sentiments, comme le sou-
haite Nathalie-Macé Barbier qui, analysant le langage dramatique, écrit :
Pour toucher directement l’âme, le langage doit ressembler à la musique, qui produit
émotion et suggestion, au-delà du sens ordinaire. Le mot en tant que symbole, se déchiffre
à plusieurs niveaux et retrouve la fonction primitive du verbe […] qui pose une analogie
entre la chair, les sensations immédiates, et l’esprit, l’essence et les idées.84
C’est dire que « le drame naît d’un choc de personnages, mais déjà d’un choc
de paroles. »85.Dans Trois prétendants… un mari, l’envolée lyrique, prise en charge
par le « je » du personnage sur scène, se mêle au pathétique des images et de la
violence verbale de la confrontation. Le discours gagne en intensité avec l’af-
frontement des personnages tout en sollicitant l’auditoire. Ce qui fait jaillir « le
plaisir dramatique »86. Abessolo veut maintenir la domination masculine avec ses
privilèges alors que Juliette combat l’asservissement de la femme et la dictature
des pères veules et matérialistes. Oyono laisse transparaître sa veine féministe à
travers son héroïne qui fait éclater sa colère comme suit : « Vous comptez donc
sur moi pour vous enrichir ? Est-ce que je suis une boutique, ou bien un fonds
quelconque ? » (Oyono Mbia : 1963, p, 21).

84 Nathalie Macé-Barbier : (1999), Lire le drame, Paris Dunod, p, 141.


85PierreBrunel : (2003), Mythopoétique des genres, Paris : PUF, p. 228.
86 Nathalie Macé-Barbier : (1999), p. 145.

164
Le théâtre social fait de la contestation féminine l’un de ses thèmes majeurs.
Il milite pour la promotion de la femme africaine assujettie à l’autorité masculine.
Se faisant, il démasque le pouvoir masculin et ses dérives. L’univers théâtral
d’Oyono Mbia, est le lieu d’expérimentation de l’émancipation de la femme afri-
caine qui s’oppose au mariage forcé, à la cupidité des parents, et aux valeurs
rétrogrades de la tradition. Trois prétendants… un mari est donc une œuvre théâ-
trale éminemment engagée. De ce fait, loin d’être une récréation, elle constitue
un genre dramatique où l’éthique l’emporte sur l’esthétique. Cette valeur morale
du théâtre, est cristallisée par Nathalie Macé-Barbier en ces termes :
Le drame n’a jamais été un pur divertissement servi par intrigue bien constitué, et
même au temps du « genre sérieux », le pathétique a toujours un message moral à livrer
au public. Par essence, ce genre, qui joue sur la sensibilité du public, mise aussi sur son
intelligence et donne à penser : participer au drame, c’est répondre à l’engagement de son
auteur qui se traduit de diverses manières, depuis la prise de conscience d’un problème
jusqu’à la leçon et au combat.87
Quelles valeurs éthiques le dramaturge camerounais cherche-t-il à véhiculer
en mettant en relief l’opposition homme/femme dans son univers littéraire ? Si
l’on se réfère au titre de son ouvrage, on constate qu’il cherche à conscientiser la
gent masculine sur les droits de la femme à l’amour et à la liberté. Par le biais de
son héroïne, il livre un message de résistance, de dignité, d’engagement, de bra-
voure et de sincérité contre le régime patriarcal oppressant. En épousant les va-
leurs de la modernité, il met l’accent sur « le rôle privilégié que joue l’art dans la
quête spirituelle »88. Le drame constitue alors un instrument efficace dans la mise
en scène de l’action pour la vulgarisation des valeurs du progrès.
Conscient que les valeurs spirituelles sont plus importantes que les valeurs
matérielles dans la formation de l’être humain, Oyono Mbia n’hésite pas à tour-
ner en ridicule la famille de Juliette qui réclame dommages et intérêts pour les
sacrifices consentis dans ses études. La perception du mariage traditionnel au
Cameroun est essentiellement matérialiste. Les parents attendent beaucoup d’ar-
gent et de biens matériels en guise de dot pour donner leurs filles en mariage. Et
les épousailles réussies sont celles où la famille de la mariée est comblée de biens
précieux, d’argent, de boissons alcoolisées.
Les expressions suivantes (« Ndi, le jeune planteur d’Awaé, a versé cent mille
francs pour t’épouser. Le grand fonctionnaire qu’on attend cet après-midi ver-
sera encore plus d’argent. », « De mon temps, seules les jeunes filles les plus chè-
rement dotées étaient respectées », « une voiture ! Quelle chance, Juliette ! Tu ne
marcheras plus jamais à pieds ! » (Oyono Mbia : 1963, pp, 24-27), prouvent, si
besoin en est, la primauté des valeurs matérielles sur les valeurs spirituelles. Ce

87 Nathalie Macé-Barbier. Op. cit., p. 165.


88 Katia Barberian. « William Blake ». In : Jean-Louis Victor. L’univers de la parapsychologie
et de l’ésotérisme. Tome 2. Paris : Éditions Martinsart, 1975, p. 191.

165
que rejette justement le dramaturge camerounais à travers le personnage de Ju-
liette qui choisit les valeurs du cœur au détriment des biens matériels.

3. Théâtre et oralité africaine


L’œuvre dramatique de Guillaume Oyono Mbia est fortement tributaire de la
tradition orale. Le dramaturge revendique, dans sa création littéraire, son appar-
tenance et sa fidélité à l’oralité africaine. Ce qui fait que dans ses écrits les résur-
gences de l’oralité sont manifestes et participent à l’encrage de sa pièce dans la
culture camerounaise.
On note souvent des références culturelles de sa société comme les instru-
ments traditionnels de percussion (« songho ») et tam-tam qui accompagnent la
représentation dramatique, mais aussi des rites et manifestations socioculturelles
appartenant à son village d’enfance. De plus, en dehors de ces éléments enrichis-
sants puisés dans la riche culture africaine, le texte dramatique d’Oyono Mbia
fait appel aux genres oraux selon les circonstances et les besoins littéraires. Ainsi,
chant oral, danse et musique rythment l’activité dramatique, côtoient le texte, le
modifient et lui donnent un sens et une signification nouvelle. Il est intéressant,
d’analyser les rapports intertextuels entre le théâtre et ces « grands genres de
l’oralité africaine »89 tels manifestés dans Trois prétendants… un mari.
Dans l’Acte II de la pièce, on retrouve les résurgences de la culture camerou-
naise à travers la discussion tendue qui oppose le grand fonctionnaire Mbia et
les parents de Juliette. En effet, lorsque ce prétendant déclare qu’il est apparenté
à la tribu des « Yembong » de par sa mère, un cri de détresse jaillit de l’assistance
et la famille d’Edandé oppose un refus catégorique au mariage de ce fonction-
naire avec leur fille. La raison historique est d’ordre culturel. Abessolo rétorque :
« Hi yé é é ! Quel malheur mon fils ! La grand-mère de l’arrière-grand-père pa-
ternel de Juliette était Yembông ! Mariage impossible ! ».
Ce pan culturel, relancé à travers la demande de mariage, met en lumière l’en-
crage de la dramaturgie d’Oyono Mbia dans sa culture : le respect des coutumes
traditionnelles. Trois prétendants un mari est tributaire de la culture occidentale et
de l’oralité africaine : d’où le caractère métisse et interculturel de son écriture. Le
dramaturgepuise dans la tradition orale pour écrire ses pièces en français. Dans
la création théâtrale, il superpose un fragment de chant oral au texte dramatique
structuré en langue française. De ce fait, le poème oral côtoie le texte théâtral
moderne, lui sert souvent d’introduction, d’indice de lecture et de compréhen-
sion. Mezôé déclame la chanson suivante pour décrisper la discussion tendue
entre le fonctionnaire Mbia et les parents de Juliette :

89 J. Derive. « La littérature orale africaine dans l’œuvre poétique de Senghor ». In :


http://hal.archives.ouvertes.fr/docs/00/34/40/27/PDF/Article téléchargé le 12-08-
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166
« Tôlé m’élaé, tolé m’élaé meyok.
Tôlé m’élaé, Mone Mbidambané,
Tôlé m’élaé… »
Bien que s’adressant à un public francophone, le critique des mœurs sociales
introduit un chant emprunté à la poésie orale de son terroir. Ce faisant, il in-
fluence sur la réception de son texte puisque la nature de la rencontre est décli-
née. Il s’agit de la demande en mariage de Juliette. C’est un évènement heureux
où le lecteur africain et camerounais, comprend vite, et dès le début du texte,
qu’il s’agit d’un chant oral dans lequel, le dramaturge célèbre les valeurs de par-
tage et de communion. Ainsi, par le biais de cet ethnotexte, il unit, d’un coup de
maître, le théâtre et la poésie orale. C’est pourquoi, il œuvre à créer un univers
relationnel fait d’alliances et de connexions entre son œuvre littéraire et sa cul-
ture, son texte et son public. L’insertion du chant oral dans le texte théâtral peut
donc être appréhendée comme une volonté manifeste chez l’écrivain camerou-
nais d’établir une « communication interculturelle »90 entre l’Afrique et l’Occi-
dent. En effet, Oyono Mbia est un écrivain francophone et africain qui s’exprime
en langue française.
De fait, en dehors de l’insertion du chant oral en langue locale, on note éga-
lement la présence de la danse à l’intérieur du texte théâtral. En effet, le chant de
Mozôé est suivi d’une séance de danse qui apporte au public un moment de
récréation et de joie théâtrale. Puisque en Afrique l’art n’est accompli que si elle
se fait chant, parole et musique en même temps, l’écrivain, fidèle à sa tradition,
fait rythmer sa représentation dramatique par les tam-tams comme rapporté à
travers cette didascalie.
Les autres villageois reprennent en chœur, Mézôé lui-même, chantant la ligne mélo-
dique. Oyono revient avec les tam-tams. Ondua et lui attaquant le rythme du « Nyeng »
et Mézôé danse. Bella et Makrita, attirées par la musique, sortent de la cuisine pour
venir danser. Mbia et Engulu regardent tout cela en touristes blasés. Après une ou deux
minutes de danse. Bella et Makrita s’apprêtent à repartir quand Mbia, de l’index, les
fait approcher. (Oyono Mbia : 1963, p, 34)
Cette séance de danse fonctionne comme une offrande de tendresse frater-
nelle parce que message de paix et de douceur, d’amour et d’admiration, de com-
munion et de communication entre les acteurs et le public. C’est un appel au don
de soi, à la générosité, à l’hospitalité et à l’honneur que l’écrivain Oyono Mbia
lance à ses spectateurs, en d’autres termes, un appel au culte de « la richesse et

90Ibrahima Diagne. (1er semestre 2006) « Esthétique poétique et anthropologie intercul-

turelle : Senghor ou les jalons de la communication interculturelle ». In : Éthiopiques n°


76 : Centième anniversaire de Léopold Sédar Senghor. Cent ans de littérature, de pensée africaine et de
réflexion sur les arts africains. Article publié sur http ://ethiopiques.refer.sn, consulté le 17
juillet 2017, à 18 h 50 min.

167
l’excellence de l’âme »91. En bon metteur en scène, il fait retentir à l’intérieur de
la scène le rythme « Nyeng »et provoque un court-circuit émotionnel grâce à la
cadence des tam-tams en lien avec la tradition orale. Trois prétendants un mari est
un lieu d’expression des « homologies identificatrices de l’expression nègre »92.
Le théâtre africain permet de fixer une « esthétique de la relation »93. Entre l’ora-
lité et l’écriture, Oyono Mbia organise sa pièce dans un rapport de coprésence et
d’interférence qui « s’applique à recréer le sens en invitant à une lecture nou-
velle »94.

Conclusion
Au terme de cette analyse, il en ressort que Guillaume Oyono Mbia dresse un
procès des mœurs sociales traditionnelles. Ainsi, en posant le problème de la dot,
il dénonce le parasitisme familial et réclame le droit d’aimer pour la femme, et la
liberté de choisir son conjoint. Il condamne les formes de mariage forcé fré-
quentes en Afrique traditionnelle. Il livre un message de résistance, de dignité,
de bravoure et de sincérité contre le régime patriarcal oppressant en érigeant la
femme émancipée africaine. Ces problèmes sociaux sont pris en charge par une
écriture qui mêle théâtre et oralité. En ce sens, Oyono Mbia travaille à créer un
univers relationnel fait d’alliances et de connexions entre son œuvre littéraire et
sa culture, son texte et son public. L’insertion du chant oral dans le texte théâtral
peut être appréhendée comme une volonté manifeste d’établir une communica-
tion interculturelle entre l’Afrique et l’Occident. Ce qui fait de Trois prétendants un
mari une œuvre éminemment humaine.

Bibliographie
Barbarian, Katia. « William Blake ». In : Jean-Louis Victor.1975. L’univers de la parapsy-
chologie et de l’ésotérisme. Tome 2. Paris : Éditions Martinsart,
Brunel, Pierre. (2003), Mythopoétique des genres, Paris : PUF.

91Léopold Sédar Senghor. (1964) Liberté 1 Négritude et Humanisme. Paris : Seuil p. 76.
92 Pius Ngandu Nkashama. (1992). Négritude et poétique. Une lecture de l’œuvre critique de
Léopold Sédar Senghor. Paris : L’Harmattan, p. 81.
93Ibrahima Diagne. 1er semestre 2006 « Esthétique poétique et anthropologie intercultu-

relle : Senghor ou les jalons de la communication interculturelle ». In : Éthiopiques n° 76 :


Centième anniversaire de Léopold Sédar Senghor. Cent ans de littérature, de pensée africaine et de
réflexion sur les arts africains.
93 Senghor, (1990), Œuvre poétique, Paris : Seuil, p. 50.
94 Mwamba Cabakulu. (Janvier 2002) « L’Intertextualité et son mode de fonctionnement

dans les Gardiens du Temple de Cheikh Hamidou Kane ». In : Langues et littérature n°6,
UGB, p. 25.

168
Cabakulu, Mwamba. « L’Intertextualité et son mode de fonctionnement dans les
Gardiens du Temple de Cheikh Hamidou Kane ». In : Langues et littérature n°6
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Diagne, Ibrahima. (1er semestre 2006) « Esthétique poétique et anthropologie intercul-
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Derive, Jean. « La littérature orale africaine dans l’œuvre poétique de Senghor ».
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puis 1960 ». In : Peuples noirs peuples africains, n°31, pp. 54-78.
Senghor, Léopold Sédar. (1964) Liberté 1 Négritude et Humanisme. Paris, Seuil.

169
Catharsis de l’âme et épuration
d’une société classique et moderne.
L’exemple de Phèdre (1677) de Jean Racine

Oumar DIEYE
Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Résumé
Cette communication se veut une relecture innovante de Phèdre de Jean Ra-
cine dans une vision moderne de la tragédie classique. Le signe théâtral, lui-
même, dans sa complexité et dans sa réussite est devenu le reflet de la société
moderne. L’étude met l’accent sur des aspects fondamentaux de la pensée raci-
nienne : pouvoir, fatalité, tragédie, suicide, culpabilité, innocence. Elle présente
avec simplicité et netteté les grandes étapes de l’intrigue, le contexte et les carac-
téristiques des enjeux de la tragédie de Phèdre.
Mots-clés : théâtralité, tragédie, classicisme, modernité, stylistique.

Introduction
La société moderne, dans la particularité de déroulement de la vie, est intime-
ment liée à des caractères propres à sa composition : l’incertitude, l’instabilité,
l’angoisse, l’hypocrisie, l’adultère, l’inceste et le mensonge. La littérature, dans
son statut de représentation, pose les conditions de fixation de la réalité dans une
fiction quasiment objective ou subjective. Le roman et la poésie ont été conjoin-
tement des genres essentiels à définir logiquement l’univers social de tous les
soubresauts de la vie. L’espace littéraire95 devient une « migration sans repos »
qui rend la vie secrète et indéchiffrable. Mais, depuis la Poétique d’Aristote, la
représentation est devenue beaucoup plus logique96 et exigeante par le genre

95 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 1955, 1988,
1993, « Le mythe de Phèdre », Faux Pas, Gallimard [l943], 1971, Julia Kristeva, Se-
meiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1969.
96Avec Aristote, la représentation s’écarte de l’imagination et de l’imitation platonicienne

pour épouser la logique des enchaînements et de l’ordre adéquat du déroulement de la


vie. Quotidiennement, la vie reflète dans ses actions la Poétique d’Aristote qui voudrait
que la pièce théâtrale ait une suite logique : « Notre thèse est que la tragédie consiste en
la représentation d’une action menée jusqu’à son terme, qui forme un tout et a une
certaine étendue […]. Un tout, c’est ce qui a un commencement, un milieu et une fin. »

171
théâtral qui émet considérablement le langage adéquat pour expliquer la tragédie
du monde. Et, c’est justement le théâtre97qui, dans ses composantes et spécifici-
tés, fera l’objet du présent article. Pour exposer la richesse du genre, la démarche
est heureusement particulière puisqu’elle part d’une problématique ancienne
pour tenter de résoudre et de définir des questions modernes. Abordant des as-
pects aussi bien linguistiques, stylistiques, idéologiques que politiques, Phèdre98 de
Racine expose une conception du pouvoir et de la persécution humaine. On peut
lire aussi dans les intrigues fictionnelles ou historiques du texte, des allusions
voilées à l’actualité et à la modernité.
Ainsi, le choix de Phèdre99se justifie par le fait que Racine y formule une ap-
proche intégrale de la nature humaine et considère l’homme existant comme un
ensemble comprenant aussi bien le vivant que le mort. De plus, l’étude qui est
menée dans cette contribution consiste à dresser de façon satisfaisante une dé-
marche radicalement différente des autres critiques100. C’est pourquoi cette ana-
lyse propose à sa manière une relecture anticipée du monde moderne à travers

(Aristote, La Poétique, chap. 7, 1450b21-1450b26). La grande question, c’est l’objectif, le


but du théâtre qui relève de l’obligation de plaire ou d’instruire. Pour R. Rapin, tous les
sujets se dirigent vers un but et qu’ils doivent avoir des relations étroites. R. Rapin, Les
Réflexions sur la poétique, éd. E. T. Dubois, Genève, Droz, 1970, pp. 32-33.
97 Le mot théâtre est « un art combinatoire » puisqu’« il associe, en effet, un texte, un

public, une représentation, des acteurs, un metteur en scène » selon la théorie de S.


Ledda, Histoire littéraire. Théâtre, Paris, CNED, 2012, p. 3. De plus, le « théâtre » tire son
origine du latin classique theatrum qui signifie lieu de représentation, par extension public
et scène. Il est lui-même issu du grec theatron, mot dérivé de thea (« action de regarder »,
« vue », « spectacle », « contemplation »). A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue
française, Paris, Le Robert, 1990, 3e édition, 2010, p. 682.
98 Signalons d’emblée que les pièces de Racine seront citées dans l’édition suivante :

Phèdre (1677), texte intégral, classiques et cie, lycée. Édition établie, annotée et commen-
tée par Benedikte Andersson, Paris, Hatier, 2011.
99 De 1667 à 1677, c’est une floraison de publications de pièces tragiques chez l’histo-

riographe de Louis XIV : Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bajazet (1672), Iphigénie
(1674) et Phèdre (1677) qui clôt cette décennie de productions littéraires. S’y ajoutent les
deux tragédies bibliques : Esther (1689) et Athalie (1691) qui attestent le rôle de Racine
dans le rayonnement des dramaturges classiques.
100 Des travaux sur Phèdre de Jean Racine ont mis l’accent sur l’œuvre fermée sur elle-

même, c’est-à-dire sur le siècle classique de Louis XIV en lieu et place d’une analyse
littéraire. On peut citer Winifred Newton, Le thème de Phèdre et d’Hippolyte dans la littérature
française, Genève, Droz, 1939, Évelyne Méron, « De l’Hippolyte d’Euripide à la Phèdre
de Racine ? », XVIIe siècle, n°100, 1973, Maurice Delcroix, « Racine et la fonction fa-
bulatrice : le cas de Phèdre », in Re-lectures raciniennes. Nouvelles approches du discours tragique,
études réunies par Richard L. Barnett, Paris-Seattle-Tuebingen, Biblio 17, numéro 16,
PFSCL, 1986, Christian Delmas, « La mythologie dans la Phèdre de Racine », Revue d’his-
toire du théâtre », n° 23, 1971, Bryant C. Freeman et Alan Batson, Concordance du Théâtre et

172
la tragédie de Phèdre. D’où la question suivante : en quoi le drame de Phèdre, dans
le processus des techniques théâtrales complexes, peut-elle aider à interpréter et
à donner sens à la modernité ? L’œuvre dégage-t-elle la double portée politique
et humaine, pathétique et didactique d’une brûlante actualité pour le public d’au-
jourd’hui ? Dans un continuum temporel, à travers les jeux et les enjeux du para-
doxe, se dessine une lecture plurielle du tragique. Elle désigne, décrit, classe et
déchiffre ce monde. Phèdre tend un miroir descriptif de la société moderne. Le
texte de Racine est ouverture et questionnement perpétuel. Pour Pierre Cahné
(2011:1).
Les très grands textes sont très grands parce que l’opération de réinterprétation ne cesse de
se renouveler, parce que le point de vue de celui qui les aborde n’est plus le même, parce que
simplement on s’est déplacé dans l’Histoire.
Donc, sur la base des techniques et termes dramatiques, ce travail tenterait de
saisir et de repérer la signification sociale de la modernité à travers la vivacité de
la scène d’exposition, la richesse du lexique tragique et la bienséance des enjeux
de la vie sociale.

1. La scène d’exposition comme miroir de tous les conflits


L’illisibilité de la société moderne, avec ses tourments physiques, psycholo-
giques, mentaux et existentiels, a suscité mon intention de « mise en texte théâ-
tral » de la vie d’aujourd’hui à partir de la théâtralité du classicisme. Phèdre expose
les envers de la vie moderne. Dans les composantes dominantes du lexique théâ-
tral, on peut distinguer la scène d’exposition, élément constitutif de la « théâtra-
lité ». Dans les tragédies grecques et latines101, elle expose, toutes les composantes

des Poésies de Jean Racine, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2 vol., 1968, Chris-
tian Biet, « Le destin dans Phèdre, ou l’enchaînement des causes », in Théâtre et destin,
Études recueillies par Jean Bessière, Paris, Champion, coll. « Unichamp », 1997, Jean-
Pierre Collinet, « Ariane, un fil pour Phèdre », in Hommages à Suzanne Roth, Dijon,
A.B.D.O., 1994, Jean-Louis Barrault, Mise en scène de Phèdre, Paris, Le Seuil, coll. « Mises
en scènes », 1946, rééd., Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1972, Jacques, Pradon, Phèdre et
Hippolyte, Paris, J. Ribou, 1677, Ch. Bernet, Le Vocabulaire des Tragédies de Racine. Analyse
statistique, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1983, Guérin de La Pinelière, « Hippo-
lyte », Le Mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du dix-septième siècle, éd. A. G. Wood, Paris,
H. Champion, « Sources classiques », 1996.
101 Euripide (dramaturge grec du Ve siècle) a écrit Hippolyte, une tragédie grecque et Sé-

nèque (auteur latin du Ier siècle après J. C) écrit Phèdre, tragédie latine. La passion est à
l’extrême chez ces dramaturges. Pour Sénèque, dans Phèdre, le vocabulaire est noble et
passionnant : Sénèque, Phèdre, in Tragédies, Tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1961 :
« cruelles flammes » v. 589, « flamme ardente » v.640, « brûle » v. 641, « feu caché » v.
643, « flammèches » v.644, « délire » v. 645, « je ne suis maîtresse de moi » v. 699, « à
travers les flammes » v. 700, « à travers la mer en furie » v. 700, « j’irai dans mon délire »

173
de la pièce pour assurer la cohérence du récit. Dans Phèdre, la scène d’exposition
est le lieu, par excellence, de démonstration et d’identification des intrigues
nouées dans la vie sociale. Symboliquement vécue dans la cour du roi, à Trézène,
l’exposition a besoin de donner au spectateur les informations nécessaires à la
compréhension de la pièce : nature et caractère des personnages, espace-temps
et discours des protagonistes.
Le projet théâtral de Phèdre permet de rendre compte de l’aspect le plus inté-
ressant et le plus complexe de la dramaturgie102, c’est essentiellement les com-
portements des personnages qui interagissent avec ceux des personnes réelles de
la modernité. Une belle-mère (Phèdre) amoureuse de son beau-fils (Hippolyte),
une nourrice Oenone (la bonne aujourd’hui) qui calomnie au profit de sa maî-
tresse, un père (Thésée), qui ne comprend rien et refuse de comprendre, con-
damne son fils à la nourriture des dieux, une femme captive (Aricie) interdite au
mariage, à la grossesse et à l’héritage. La pièce formule une hypothèse argumen-
tée et réaliste de la vie d’hier et d’aujourd’hui. L’acte théâtral est performatif103
Les premiers mots d’Hippolyte dans la scène d’exposition révèlent tous les con-
flits existants dans les foyers modernes et dans la vie sociale d’aujourd’hui. En
tant que visionnaire et très en avance sur le monde, Racine, livrait déjà au lecteur
les intrigues des maisons, des quartiers et des foyers. Dans Phèdre, I, 1, v. 1-7, p.
17), on peut lire
Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l’aimable Trézène,
Dans le doute mortel dont je suis agité
Je commence à rougir de mon oisiveté.
Depuis plus de six mois éloigné de mon père
J’ignore le destin d’une tête si chère.
J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.
Au vers 1, le départ d’Hippolyte à la recherche de son père Thésée est un
prétexte racinien permettant à Hippolyte de lutter contre l’agression et la menace
de celle qu’il ne devrait pas aimer : Phèdre, l’opiniâtre héroïne. Le motif du dé-
part « Je pars » est aussi un facteur de vraisemblance puisqu’il contient un besoin
de compensation pour Hippolyte qui fait déjà le pas d’amour pour Aricie en

v. 702, « à travers les rochers et les fleuves [qu’] un courant impétueux emporte » v.702,
« folie » v. 711.
102Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nouvelle édition, Bibliogra-

phie revue et corrigée par Colette Scherer, Nizet, 2001.Scherer définit la dramaturgie
comme un « art de la composition des pièces de théâtre ». Voir Jean Rohou, La Tragédie
classique. Histoire, théorie, anthologie (1550-1793), Presses Universitaires de Rennes, 2009.
103Voir J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Seuil, 1977. Austin émet l’idée

selon laquelle tout acte est combiné par des gestes, des déictiques et des paroles profé-
rées qui atteignent le concret du message à véhiculer.

174
confiant son secret à Théramène. La scène d’exposition installe le décor, le lieu
de l’action « Trézène ». Le verbe « quitter » au présent de l’indicatif, combiné à
l’adjectif « aimable », montre toute la nostalgie ressentie par Hippolyte, non pas
de quitter l’aimable Trézène, mais l’aimable Aricie.104 « Trézène » est ici la méta-
phore d’Aricie, symbole d’un amour interdit.
C’est véritablement le parallèle dans toutes les maisons modernes. Des crises
d’amour se posent entre une belle-mère et un beau-fils suivant le voyage du père
ignorant et mettant tout derrière lui. Le théâtre est ici le miroir de la société
actuelle avec ses ravages et ses possibilités de destruction. Mais Racine, dans la
créativité de la plume racinienne, peut changer l’homme et ses relations avec les
autres, entraîner le bouleversement des structures de la famille et de la cité.
Si on revient à l’œuvre, le lecteur sent Hippolyte plongé dans un sentiment
de tendresse et de tourmente. Il commence à ressentir un sentiment de culpabi-
lité « Je commence à rougir ». Le vrai motif n’est pas d’aller chercher son père
puisque Thésée lui avait confié de veiller sur Phèdre et Aricie. Donc, il a une
fausse inquiétude sur le père qui, pour lui, est déjà mort. L’indice temporel « de-
puis les six mois » donne des informations non seulement sur la durée du départ
de Thésée mais également sur la durée d’amour d’Hippolyte et d’Aricie. Ainsi,
Phèdre pose un problème sociétal et des difficultés de le résoudre.
Le drame que joue Phèdre est l’expression du bouleversement de la nature et
l’inversion des valeurs qui rejaillit tout particulièrement au monde qui tend iné-
vitablement vers sa propre destruction. Aujourd’hui, dans les foyers, combien
de belles-mères tombent amoureuses de leurs beaux-fils, combien de bonnes ou
de nourrices ont entrainé injustement des couples au divorce et des foyers à l’ex-
plosion. Autant de pères ont condamné leur fils à l’écoute dangereuse et trom-
peuse de leur épouse. Mais, pour que la tragédie aille à son terme, il faut que
Thèsée se rende compte de son égarement. Thésée se trouve pris au piège de ses
propres principes politiques. Il est fortement aveuglé par sa conception de l’État
sans rapport direct avec la réflexion et la maîtrise de soi.
Le vers 20, dans la scène d’exposition, qui contient un verbe de dissimulation
« nous cachant de nouvelles amours » montre un Thésée qui vivait d’aventures
extraconjugales et dont le remède vient de Phèdre qui va le guérir de « circons-
tance fatale » au vers 25. Les vers 27-28 plonge le lecteur dans une dimension
historique et politique :
Hippolyte : Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,
Et je fuirai ces lieux que je n’ose plus voir. (Phèdre, I, 1, v. 27-28,
p. 19).

104 À la mort de son père, Thésée devient roi d’Athènes. Mais il doit d’abord exterminer

ses cousins, les Pallantides, qui contestent sa légitimité. Aricie est la seule survivante de
ce massacre. Pour ces raisons politiques, elle n’a pas le droit de se marier ni d’avoir une
descendance. L’amour d’Hippolyte pour Aricie est donc un amour impossible.

175
Le « devoir » d’Hippolyte au vers 27 est de « fuir » ces lieux pour éviter la
colère du père qui a condamné Aricie au célibat. Le vers 33 confirme l’inquiétude
et la tourmente d’Hippolyte « péril », « chagrin » qui fuit l’amour interdit : Aricie.
Le drame racinien explique l’étonnante prégnance du désir fou sur la scène du
Grand Siècle de la modernité. Dans la perspective tragique, la vie humaine se
déroule dans un cercle vicieux. Enfermé dans ce cadre et sans issue possible,
Hippolyte est pris dans les filets de Phèdre, victime elle-même de sa lignée pa-
rentale : Hippolyte : Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face. Depuis que sur
ces bords les dieux ont envoyé la fille de Minos et de Pasiphaé.105 (Ibid., v.34-36, p. 19).
La périphrase « La fille de Minos et de Pasiphaé »106 renvoie à Phèdre dans
son appartenance familiale singulière. La présence des « dieux » évoque la fatalité
qui a amené Phèdre à Trézène pour bouleverser la bravoure amoureuse d’Hip-
polyte. De plus, les parents de Phèdre sont symboliques : Minos, représentant le
roi, la règle, le droit, la raison et Pasiphaé traduit le désordre, le délire et la passion.
À la question de Théramène au vers 33, à laquelle Hippolyte n’a pas apporté de
réponse, Théramène, répond à Hippolyte sur la base des questions oratoires qui
désignent Phèdre comme motif de la tourmente d’Hippolyte :
Théramène
J’entends. De vos douleurs la cause m’est connue,
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
Que votre exil d’abord signala son crédit.
Mais ma haine sur vous autrefois attachée
Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.
Et d’ailleurs quel péril vous peut faire courir
Une femme mourante, et qui cherche à mourir ? (v.37-44, p. 19).
L’hyperbole « dangereuse marâtre » anticipe sur l’amour odieux, la jalousie
exacerbée de Phèdre sur Hippolyte épris d’amour à l’endroit d’Aricie. Dans
Phèdre, la scène d’exposition est le foyer par lequel la haine, la cruauté et la trom-
perie entre personnages sont plus actives :
Théramène
Quoi ? Vous-mêmes, Seigneur, la persécutez-vous ?
Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides.
Et devez-vous haïr ses innocents appas ? (Ibid., v. 51-55, p. 20).

105Ibid.,vv.34-36.
106 Vénus, vexée par les moqueries des dieux et dénoncé par Hélios, va poursuivre la
descendance d’Hélios de sa vengeance. Or, Phèdre est la fille de Pasiphaé qui est elle-
même la fille d’Hélios. Pasiphaé elle-même fut victime de Vénus qui lui inspira amour
et désir pour un taureau, relation contre-nature qui donna naissance au Minotaure.

176
La périphrase « l’aimable sœur des cruels Pallantides » donne des indications
sur l’extermination de la famille des Pallantides par Thésée dont la seule survi-
vance est Aricie. L’utilisation de la litote au vers 56 « si je la haïssais, je ne la fuirai
pas » écarte toute haine qui causerait la fuite d’Hippolyte loin des terres de Tré-
zène. Au contraire, c’est l’absence de haine, de mépris pour Aricie qui gouverne
le cœur du guerrier. La tirade107 d’Hippolyte émet des périphrases qui suggèrent
la rejetée Aricie. Les périphrases « un rejeton » et « jamais les feux d’hymen »
traduisent l’interdit d’amour et de procréation infligé sur elle par Thésée :
Hippolyte
Mon père la réprouve, et par des lois sévères
Il défend de donner des neveux à ses frères.
D’une tige coupable il craint un rejeton.
Il veut avec la sœur ensevelir leur nom,
Et que jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,
Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle. (v.105-110, p. 23).
Pour Hippolyte, l’amour que Phèdre veut forcer sur lui est un crime sur le
plan politique et parental. Au vers 664, il l’affirme : « Madame, oubliez-
vous/Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ? ». Ce n’est pas une
situation incestueuse qu’il stigmatise mais une atteinte à l’ordre patriarcal. Hip-
polyte voue un respect à son père dont il a l’obligation de préserver. Cette atti-
tude du beau-fils à l’endroit de la belle-mère serait due, sans doute, à la morale
chrétienne de l’époque classique et plus particulièrement au jansénisme.

2. Statut de la « tragédie » et vraisemblance de la vie sociale


Lesthèmes de Racine (passion, inceste, désir, tromperie, pouvoir, égoïsme)
ont un effet sur le public classique et moderne. Le vocabulaire racinien est tra-
gique, varié et conforme aux normes classiques. Dans Phèdre, la tragédie est l’il-
lustration originale d’une attention accordée au langage, à la scène108 et au lexique

107 Il faut rappeler ici la tirade d’Hippolyte qui part du vers 66 au vers 113. Cette tirade
contient toutes les informations nécessaires à la compréhension de la pièce : Phèdre est
la fille de Minos et de Pasiphaé, Hippolyte veut fuir Aricie et non pas Phèdre, Thésée
est parti venger son père Égée, obligé de combattre et de tuer le Minautore. Daniel
Mornet définit la tirade chez les personnages comme la parole de la clarté et de la lo-
gique : « (...) quelle que soit la situation du personnage, même s’il est fou, même s’il vient
d’apprendre la nouvelle qui devrait le rendre fou, il parle avec autant de clarté, avec une
logique aussi judicieuse que s’il avait pu préparer à loisir et de sang-froid ce qu’il va
dire ». Daniel Mornet, Histoire de la littérature française classique (1660-1700). Ses caractères
véritables. Ses aspects inconnus, Paris, Colin, 1940, p. 240.

108 Voir A. Ubersfeld, Les Termes clés de l’analyse du théâtre, Paris, Seuil, coll.

« Mémo », 1996, p. 37, Bryant C. Freeman et Alan Batson, Concordance du Théâtre

177
dramatique. La visée est d’émouvoir et de proposer les conditions de trouble et
de passion. La Taille écrit :
[…] la vraye et seule intention d’une tragédie est d’esmouvoir et de poindre merveil-
leusement les affections d’un chascun, car il faut que le subject en soit si pitoyable et
poignant de soy, qu’estant mesmes en bref et nument dit, engendre en nous quelque
passion […]. (De la Taille, 1968 : 4).
Le personnage de Phèdre est conforme aux principes d’Aristote qui considère
que le personnage tragique doit susciter la terreur et la pitié109. Autrement dit, il
ne doit être ni tout à fait bon ni tout à fait méchant. D’ailleurs Racine le note
dans sa Préface à Phèdre : « En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à
fait innocent » (Racine, 1677 : 11). Il poursuit « J’ai même pris soin de rendre
Phèdre un peu moins odieux qu’elle n’est dans les tragédies des anciens, où elle
se résout d’elle-même à accuser Hippolyte ». (Ibid. : 12). Ce qu’il faut comprendre
dans ce réquisitoire-plaidoirie de Racine, c’est la position libre de tout lecteur
classique ou moderne de prendre parti pour Phèdre ou de la remettre en question
dans ses comportements. Phèdre est à l’image et à la ressemblance de toutes les
femmes prises dans les pièges du désir et de l’amour-passion. Dans le silence ou
dans la révélation, elle se laisse dominer par la terreur. La tragédie de Phèdre
tient de son aveuglement exercé sur Hippolyte, rendue compte par la gradation
ascendante :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ».
(Phèdre, 1,3, v. 73- 74.).
Est-elle fautive ou innocente ? Quelle que soit la condition, Phèdre est sché-
matiquement en proie à une déesse odieuse et vindicative : Vénus110. La divinité,
en dépit des efforts du personnage pour assurer sa liberté, la précipite dans une
mort proche. Dans la vie moderne, la vengeance et la haine constituent les prin-
cipes majeurs pour détruire l’humanité. Les dieux classiques comme Vénus et

109Voir Aristote, Poétique, Introduction, traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien, Paris,
Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1990, VI, 1450a ; XI, 1452a et b ; XIII,
1453a.
110 Pourquoi Vénus est-elle aussi vindicative à l’égard de Phèdre ? Dans la mythologie,

Vénus, c’est Aphrodite, mariée à Héphaïstos, dieu du feu, des forges, de la métallurgie,
des volcans. En latin, on l’appelle Vulcain. C’est un personnage contrefait et boiteux, et
il est toujours très occupé. Alors Vénus le trompe avec un dieu beaucoup plus sédui-
sant : Arès (ou Mars en latin) le dieu de la guerre. Mais Hélios, le dieu du soleil, aperçoit
les deux amants lors de sa course quotidienne. Il prévient alors Héphaïstos qui va con-
cevoir un filet magique qui emprisonne le couple. Tous les dieux sont prévenus, et ne
retiennent pas leurs moqueries ! Vexée, Vénus poursuit la descendance d’Hélios de sa
vengeance. Or Phèdre est la fille de Pasiphaé qui est elle-même la fille d’Hélios.

178
Neptune sont le reflet aujourd’hui de nos marabouts et charmants qui intervien-
nent dans tous les conflits pour assurer l’angoisse et le désenchantement de toute
une société.
Dans cette pièce, le dramaturge expose un mouvement d’alternance entre la
faute et l’innocence, entre la passion et la malédiction. Le tout concourt à redon-
ner à l’œuvre une dimension vraisemblable pour favoriser la tragédie de Phèdre.
Une œuvre qui suscite beaucoup de controverses sur le plan thématique et litté-
raire. Donc, Phèdre de Jean Racine engage une réflexion sur la tragédie, à la lu-
mière d’Aristote, comme le chemin commun qui mène à la purgation des pas-
sions111. La tragédie classique était la plus efficace manière d’éduquer les
hommes. Sa puissance, c’était d’inspirer la crainte et la pitié afin d’instruire les
hommes. De plus, Phèdre fait découvrir au lecteur une émotion théâtrale absolue
dont la synthèse provient du suspense du dénouement :
Phèdre
Non. Thésée, il faut rompre un injuste silence.
Il faut à votre fils rendre son innocence.
Il n’était point coupable. (Phèdre, V, scène dernière, v. 17-19, p. 117).
Le verbe « rompre » vient mettre fin une journée de tromperie et de complot
« un injuste silence » contre le fils innocent à qui il faut « rendre son innocence ».
La décision finale de juger son innocence révèle la surprise de la pièce « Il (Hip-
polyte) n’était point coupable ». La négation absolue « ne point » vient signer le
caractère dramatique des actions des personnages. Ce passage symbolise les
émotions telles que l’exaltation de la pureté d’Hippolyte, le trouble et la crainte
de Phèdre devant la présence monstrueuse des dieux qui décident de leur destin.
C’est pourquoi Aristote démontre chez les Grecs que l’homme est une représen-
tation en proie au destin et aux dieux. Dans Phèdre, le tragique recommande au
destin de stimuler les actions et de les orienter vers la terreur et la pitié. Le dé-
nouement de la pièce qui correspond aussi au suicide de Phèdre qui n’a plus
aucune porte de sortie honorable traduit le sublime dialogue avec un « tragique »
situé au-delà du « tragique » :
Phèdre
Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée.
C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Oser jeter un œil profane, incestueux […].
La détestable Oenone a conduit tout le reste […].
J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

111Voir Pierre, Destrée « Education morale et catharsis tragique », dans Études philoso-
phiques, n° 67, 2003/2004.

179
Un poison que Médée apporta dans Athènes […].
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.
(Ibid., v. 1622-1644, pp. 117-118).
Ce passage qui marque le dénouement de la pièce est une sorte de retour en
arrière des scènes déroulées précédemment. C’est véritablement une « vraisem-
blance absolue » des passions humaines. De l’auto-accusation de Phèdre « C’est
moi qui », « Oser jeter un œil profane incestueux » au dégoût de la nourrice
Oenone « La détestable », la pièce tend vers la clausule : le suicide et la mort de
Phèdre « Par un chemin plus lent descendre chez les morts », « Un poison que
Médée apporta dans Athènes ». De plus, l’extrait démontre les excès humains
(regard interdit, inceste, audace, souillure) dont les conséquences se mesurent à
la lumière du tragique. L’emploi de la première personne « C’est moi qui », per-
met au lecteur de ressentir non seulement de l’horreur, mais aussi de la pitié à
l’endroit de Phèdre, fondements d’une véritable catharsis. Ainsi, la mort est fina-
lement un acte de salut et de pureté « Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa
pureté ». Et le mal qui habite Phèdre est le symbole de celui qui gangrène le
monde. La pièce est logiquement garantie par la vraisemblance et la cohésion du
récit.
Mais si on revient toujours au lexique tragique qui gouverne essentiellement
la vraisemblance de la pièce, l’innocence d’Hippolyte lui donne le statut d’un
homme courageux et brave dans ses responsabilités. Phèdre aime Hippolyte, lui
qui n’aime pas Phèdre et porte son amour sur Aricie. Cependant, la logique vou-
drait que la nourrice Oenone calomnie tragiquement Hippolyte, accusé d’avoir
procuré les premières avances à sa belle-mère. Hippolyte sera poursuivi par la
colère de Thésée112, son père, doublée au courroux du dieu Neptune. D’ailleurs,
Hippolyte finit terriblement par mourir dans l’innocence et la pureté. Le drame
de Phèdre ne peut apparaître aujourd’hui que comme une manifestation extério-
risée de la culpabilité de la belle-mère, du père, et de la nourrice. Alors, le lecteur
pourrait chez Phèdre sentir que rien ne lui manque pour qu’elle incarne le sym-
bole de l’humanité, plus consciente et moins lâche. En outre, la nourrice a parti-
cipé à la dépravation de la patronne puisque le nom « d’Hippolyte » sort de la
bouche d’Oenone :
Phèdre
C’est toi (Oenone) qui l’a nommé. (Phèdre, 1, 3, v. 68, p.35).

112 Voir l’étude de Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.
32. Pigeaud revient sur les passions humaines dont la colère et ses manifestations : « (...)
l’esprit possède cette chaleur, qu’il a rassemblée quand la colère l’enflamme et fait briller
les yeux d’un éclat plus aigu. Il possède également le souffle froid, compagnon de la
crainte, qui provoque le frisson et le tremblement des membres. ».

180
Finalement, le drame ne vient pas de Phèdre mais de la nourrice Oenone, la
première à prononcer le nom d’Hippolyte. Racine n’a-t-il pas essayé de rendre
Phèdre moins odieuse ? La belle-mère joue le rôle d’une femme véridique malgré
le poids de la passion amoureuse et incestueuse qui pèse sur elle. C’est une
Phèdre lumineuse, du latin « phaedra » et qui résout à jouer son innocence : ni
tout à fait coupable, ni tout à fait innocent. Le dramaturge fait allusion à une
actrice, la Champmeslé, qui fut son amante. En effet, Racine fonde son théâtre
sur le pathétique, la tristesse, le plaisir des larmes, sur la cruauté et la violence.
Le tragique esthétique de Racine devient éthique et plus crédible. De plus, le
lexique employé dans Phèdre accorde une grande attention aux « détours » et aux
« nœuds ». Phèdre est le lieu d’enfermement et d’intrigues, « entre palais et laby-
rinthe » pour poser des questions sociales et politiques. On voit comment la mo-
rale et la politique se rencontrent113.

3. La peinture des personnages une bienséance réelle


La peinture des caractères est une exigence réelle pour traduire la bienséance
classique. Leur tableau moral permet d’identifier leur statut. La parole apparaît
ainsi comme le mode de réflexion capital des acteurs raciniens. Se taire ou parler,
que dire et comment le faire ? Tels sont bien les enjeux de la morale dans la
société classique et moderne.
Dans Phèdre, les héros disent leurs « incertitudes » et leurs « irrésolutions ».
Racine a compris que l’homme ancien ou moderne est façonné par son environ-
nement, il y a des cas où il se dénature et commet un crime. C’est le cas de Phèdre
qui « se tue » et « fait tuer » Hippolyte en jouant à la naïveté de son époux Thésée.
Aujourd’hui, dans les foyers, combien d’hommes innocents sont accusés, con-
damnés et chassés de leur maison paternelle par les calomnies des mères, belles-
mères, des tantes, jouant sous l’emprise de la légèreté de leur époux.
C’est pourquoi Racine tente de dresser le statut éthique des personnages qui
passent de la noblesse à la bassesse selon leur catégorie. Le théâtre classique dis-
tingue la bienséance selon son mode interne ou externe. La bienséance corres-
pond aux normes et convenances du décor et des caractères de la pièce selon les
personnages et le cadre représentatif de l’espace. Dans l’orientation de notre ana-
lyse, la bienséance interne permet de mieux mesurer le statut des personnages.
D’un côté, Thésée, le père d’Hippolyte est qualifié de « héros » et la liste de ses
exploits apparaît aux vers 74 à 78 :
Hippolyte : Tu (Théramène) me contais alors l’histoire de mon père.
Tu sais combien mon âme attentive à ta voix

113 Voir Jean Jacquot, « Sénèque, la Renaissance et nous », Les tragédies de Sénèque et le
théâtre de la Renaissance, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique,
1973.

181
S’échauffait aux récits de ses nobles exploits ;
Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
Consolant les mortels de l’absence d’Alcide.
(Phèdre, I, 1, v. 74-78, pp. 21-22).
L’emploie des qualificatifs « nobles exploits », « héros intrépide », « conso-
lant » démontre un père défini par la noblesse, le courage et la témérité. De l’autre
côté, Hippolyte, un être pur qui n’a jamais aimé dit :
Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui
Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui.
(Ibid., v. 99-100, p. 23).
C’est un personnage orgueilleux au vers 68 « Peux-tu me demander le désaveu
honteux ? ». Il est aussi intrépide et courageux au vers 55 « Et devez-vous haïr
ses innocents appas ? ». Hippolyte est un personnage exceptionnel qui ne fuit
jamais devant l’amour aux vers 58 et 59 :
Théramène : Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte,
Implacable ennemi des amoureuses lois,
Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?
(Ibid., v. 58-59, p. 20).
Un cœur conscient de son appartenance à la noblesse et aux fiers chevaliers
classiques au vers 68 « cœur si fier, si dédaigneux ». Hippolyte s’autoproclame
guerrier et vainqueur par son choix pour Aricie au vers 103 « Aurais-je pour
vainqueur dû choisir Aricie ? ». Issue d’une mère amazone, Phèdre recommande
à Thésée de respecter la lignée :
Respectez votre sang, j’ose vous en prier
Sauvez de l’horreur de l’entendre crier.
Ne me préparez point la douleur éternelle
De l’avoir fait répandre à la main paternelle.
(Phèdre, IV, 4, v. 71-74, p. 89).
Phèdre s’érige en avocate auprès de Thésée qui a maudit Hippolyte. La cul-
pabilité de Phèdre ne serait pas dissoute par le veuvage même s’il était ici ques-
tion d’un inceste114 du deuxième type. La mort de Thésée n’empêche nullement
la mise en contact des humeurs identiques entre le beau-fils et la belle-mère.
Ainsi, Phèdre considère son amour comme une dimension tragique aux vers
675-676 :

114Pour la passion incestueuse des tragédies, voir l’étude de Carla Federici, Réalisme et
dramaturgie. Étude de quatre écrivains Garnier, Hardy, Rotrou, Corneille, Paris, A.G.Nizet, 1974,
p. 45.

182
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison. (Phèdre, II, 5, v. 675-676).
Par un discours vrai et d’aveu, Phèdre déclare sa faute à Hippolyte :
Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur. C’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offence
Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
(Phèdre, II, 6, v. 699-711, pp. 60-61).
Ainsi, exposée à la honte et à l’humiliation humaine, Phèdre demande l’épée
d’Hippolyte pour le suicide, symbole d’une orientation certaine vers le tragique
« Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ». Racine écarte verticalement la cul-
pabilité de Phèdre et la rend aussi innocente. Elle est victime de la vengeance des
dieux. Est-elle responsable de la malédiction ? Sa mort, ne doit-elle pas être
orientée du côté des parents ou des grands-parents ? Le poids des dieux dans la
pièce reflète aujourd’hui le pouvoir des marabouts, des charlatans dans la tradi-
tion et l’immixtion de la justice parfois trompeuse dans la modernité :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur
C’est Venus toute entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
(Phèdre, I, 3, v. 304-308, p. 37).
Phèdre est complétement détournée de la raison, elle est plongée dans la pas-
sion de l’amour dont elle ne pourrait sortir. La tirade de Phèdre à l’acte II, scène
5 le confirme « Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle, De séduire le cœur
d’une faible mortelle » (v. 681-682). Cette malédiction de Phèdre rappelle la
haine dont la déesse Vénus poursuit sa famille. Phèdre ne peut s’empêcher d’ai-
mer, son amour est sans distinction et sans retenue. Elle est plongée dans un état
de trouble, de folie115 et de souffrance. Devant l’accusation de Thésée, Hippolyte

115L’amour conduit au trouble et à la folie. Voir l’étude de Philippe de Lajarte, « La


passion amoureuse et sa représentation dans la première partie des Angoisses douloureuses
d’Hélisenne de Grenne », in La peinture des Passions de la Renaissance à l’âge classique, Actes

183
doit se défendre de son père par une éloquence de type judiciaire pour clamer
son innocence. Mais la fatalité des dieux convoque Neptune pour le châtiment
suprême d’Hippolyte condamné par anticipation à une mort atroce. « Espérons
de Neptune une prompte justice » au vers 1190.
Ainsi, les caractères de Phèdre, Hippolyte, Oenone et Thésée peuvent être
résumés selon le schéma suivant :

Phèdre Volage, incestueuse, audacieuse, légère et infi-


dèle, vindicative
Hippolyte Fier, insolent farouche, cœur libéral,
Oenone Trompeuse, hypocrite
Thésée Avare, naïf, intrépide, autoritaire et parfois
soupçonneux, Idolâtre, craintif

De plus, la règle des trois unités complète et engage la dimension vraisem-


blable116 de la pièce.

- L’unité d’action117 et l’unité de temps


Une journée d’action est un critère de vraisemblance. Dans Phèdre, les 24
heures sont résumées dans l’acte III, scène 3, vv. 837-838 :
Phèdre : Je mourais ce matin118 (Début de l’action) digne d’être pleurée.
J’ai suivi tes conseils (Milieu de l’action), je meurs déshonorée (Fin de l’action).
(Phèdre, Acte III, scène 5, v. 837-838, p. 69).

du colloque international, Publication de l’Université de Saint -Etienne, 1995, p. 62.



Consultez également Jean-Claude Arnould, « Les visages de la douleur dans les récits
tragiques du XVIe siècle » La peinture des Passions de la Renaissance à l’âge classique, Actes du
colloque international, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 54.
116 Voir l’étude de René Bray sur les unités d’action qui garantissent la vraisemblance

des pièces théâtrales. René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Nizet, 1983,
p.225.
117 Jacques Scherrer, La dramaturgie classique en France, op.cit. p. 91. Pour Scherrer, l’action

est l’ensemble des « démarches des personnages mis en présence des obstacles qui for-
ment le nœud et qui ne sont éliminés qu’au dénouement ». Il faudrait en outre, réfléchir
sur cette formule d’Horace qui pense que l’action doit être unique et jouée dans la sim-
plicité : « Denique sit quod vis, simplex dumtaxat et unum » : « Bref, l’œuvre sera ce qu’on
voudra, il faut tout au moins qu’elle soit simple et une. » Horace, Art poétique, Épîtres,
Traduction de F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1941, v. 23.
118 C’est moi qui souligne.

184
- L’unité de lieu119
Dans Phèdre, l’action unique se déroule dans le palais Trézène, ville de Pitthée,
arrière grand père d’Hippolyte. Et cette action occupe les cinq actes 120de la pièce.
Par conséquent, l’évolution de la pièce, sur la base de la règle des trois unités,
dépend des heurts passionnels qui guident l’action et orientent les péripéties et
le dénouement. Les habitus propres aux passions renvoient à « l’événement pa-
thétique »121 dont parle Aristote. Les deux passions dominantes dans Phèdre sont
le désir du pouvoir et la folie amoureuse. Ces deux passions circulent dramati-
quement entre Thésée et Phèdre. Hippolyte en est la victime.

Conclusion
On dénonce, dans une réflexion sur le siècle moderne, le triomphe de la trom-
perie, du mensonge, de l’égoïsme, et de la tyrannie du pouvoir. Phèdre de Jean
Racine revendique une posture similaire à l’égard de la complexité de la vie so-
ciale moderne. La pièce semble apaiser les inquiétudes. Phèdre nous invite en effet
à penser la tragédie autrement, en débordant des normes établies, et qui montre
au lecteur les tensions, les déchirements de la société actuelle. Notre analyse con-
tribuerait à construire une « théâtralisation de la société moderne » par l’exemple
ancien du classicisme. Disant aussi la réalité qui se cache sous la fiction, l’étude
ouvre une perspective intéressante sur les rapports entre le théâtre et la vie, qui
fait surgir la vérité encore plus violemment dans le destin. La pièce combine
nécessairement une approche philosophique, historique et littéraire. Elle donne
au lecteur les clefs indispensables qui lui permettront de saisir la logique des re-
tournements de situation de la société moderne. Après cette étude sur Phèdre, le
lecteur, armé d’un peu de patience, peut être sûr de retrouver rapidement l’émo-
tion bouleversante du drame et des épisodes les plus chauds de la trajectoire

119 Au début du XVIIe, il n’y avait pas le souci d’unifier l’unité de lieu car « L’action se
transporte, en fonction des nécessités de l’intrigue et du goût du spectacle varié, dans
les pays les plus divers ». Dans Phèdre, Hippolyte fait des retours pour éclater l’espace de
la recherche de son père. Mais quelle que soit la situation, l’unique lieu des actions res-
tera le Palais de Trézène.
120 Horace, Art poétique, Épîtres, op.cit., v. 189 et 190 : « Une longueur de cinq actes, ni

plus ni moins, c’est la mesure d’une pièce qui veut être réclamée et remise sur le
théâtre. ». Et l’Abbé d’Aubignac, dans son ouvrage La Pratique du théâtre, montre l’im-
portance des derniers actes qui priment souvent sur les derniers puisqu’ils deviennent
spéciaux : « toujours quelque chose de plus que les premiers, soit par la nécessité des
événements, ou par la grandeur des passions, soit pour la rareté des spectacles ». Aubi-
gnac, Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, livre III, ch. V,
p. 228.
121 Voir Aristote, La Poétique, Texte établi et traduit par R. Dupont-Roc et J. Lallo, Paris,

Seuil, 1980, 1452b, XI.

185
humaine : amour, désir, passion, inceste, pouvoir, sacrifice, calomnie, tromperie,
égoïsme, suicide, regret, innocence et pureté. Donc, l’analyse de la pièce emploie,
avec la même conviction admirative, à déchiffrer les sens cachés de l’Humain,
au-delà des apparences. Phèdre, lue comme telle, réserve aux lecteurs modernes
d’innombrables et exaltantes découvertes : seul dieu connaît l’homme, il est fa-
çonné à l’image et à la ressemblance de l’inconnu et du mystère.

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« Mémo ».

187
Thomas Hobbes, une esthétique politique.
Sur le concept de présentation

Guillaume Gaston NGUEMBA


FALSH-Université de Maroua

Résumé
Depuis ses origines grecques la représentation n’a cessé de préoccuper la pen-
sée philosophique et politique. Hobbes en a donné la meilleure illustration dans
son esthétique politique où l’État est pensé comme une œuvre d’art, son autorité
comme une mise en scène et sa souveraineté comme la représentation d’une ou
de plusieurs personne(s), agissant en acte et en parole au nom de la multitude.
La politique devient ainsi une mise en scène où le souverain, acteur principal,
joue la pièce que le peuple a écrite selon sa liberté et sa volonté. C’est donc au
moyen de la représentation que la multitude se transforme en peuple qui, par la
souveraineté, prend corps et devient une communauté politique historique,
consciente d’elle-même, c’est-à-dire un État. L’art politique est donc une esthé-
tique théâtrale.
Mots-clés : Politique, représentation, État, esthétique, souveraineté, peuple,
fiction.

Introduction
La première vague de la modernité politique est celle qui a été marquée depuis
le XVIIIe siècle par le contractualisme. Le premier à en donner une version ri-
goureuse au moyen du concept de représentation est Thomas Hobbes. Son pro-
jet a consisté en l’élaboration d’une théorie qui rende compte de l’unité du corps
politique. Le pacte social imaginé permet non pas seulement la sortie de l’état de
nature, état de guerre généralisée, mais également le passage de la multitude (mul-
titudo dissoluta) au peuple. Il s’agit d’un actefictif, esthétique, qui traduit dans son
mouvement réfléchi l’historialité d’une multitude, aboutissant à l’avènement
d’un monde, le monde éthique, opposé au monde naturel. Conséquemment,
l’État moderne se trouve ainsi défini comme ce grand Léviathan, ce « dieu mor-
tel » personnifié, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre
protection. Mais si la pensée politique de Hobbes dit de quelle nature est l’État,
elle ne dit pas comment et pourquoi l’État a de l’autorité des citoyens. Cette
problématique réfère au concept de représentation, car s’il arrive constamment
de s’interroger sur la nature de la légitimité, ou du moins sur la manière dont elle

189
est définie, l’on oublie le plus souvent qu’il n’y a de légitimité que représentative :
qu’est-ce la représentation ? En quoi son versant politique est-il paradigmatique
du modèle théâtral ? En d’autres termes, quel est le rapport de l’art politique à
l’art dramatique ? L’objectif de la présente analyse consistera tout d’abord à mon-
trer avec la mimèsis les origines grecques du concept de représentation. Ensuite,
à examiner, dans la théorie politique de Hobbes, les connotations théâtrales de
la représentation. Enfin, à montrer, dans une analyse critique, comment elle
aboutit au fétichisme par le désaisissement du corps politique.

1. Sources grecques et paradigme théâtral de la représentation


Il a semblé important, avant d’aborder la question de la représentation chez
Hobbes, de faire un détour sur les sources grecques, nettement aristotéliciennes.
Puisqu’en effet, la représentation politique est advenue tardivement dans l’his-
toire des idées politiques, c’est avec Hobbes qu’elle devient la caractéristique de
la modernité, avec cette particularité que le théoricien du Léviathan articule po-
litique et esthétique pour faire de la représentation un paradigme de l’État. Mais
bien avant lui, Platon et Aristote posaient déjà le problème de la mimèsis comme
imitation d’un modèle ou d’une action, d’où la question de la fiction.

1.1. La mimèsis chez Platon


Le mot représentation dans l’antiquité grecque était traduit par mimèsis, imita-
tion ou représentation. Il faut néanmoins souligner que les Grecs ne connais-
saient pas l’idée d’une représentation politique, puisque la démocratie qu’ils pra-
tiquaient était directe, donc non-représentative. Imitation et représentation ne
voulaient donc pas dire la même chose. Platon conçoit la mimèsis comme l’imita-
tion d’un modèle idéal dont la copie est plus ou moins conforme à l’Idée. Il y a
dans la mimèsis platonicienne un rapport du modèle à la copie. On découvre là
une conception métaphysique de la mimèsis comme imitation plus ou moins réelle
de l’Intelligible, du Vrai, du Bien et du Beau.
Platon distingue la mimèsis de la diègèsis, deux modèles différents d’énonciation.
La première désigne une énonciation dramatique et la deuxième une énonciation
narrative. C’est ce que Gérard Genette (1979) montre dans ses analyses du récit
comme discours. Platon souligne que dans le récit pur, le poète parle en son nom
pour exposer les faits, tandis que dans le récit dramatique, le théâtre, il fait parler
les personnages en se dissimulant derrière eux. Ainsi, « à ce qu’il semble, Ho-
mère, aussi bien que les autres poètes, réalise son exposé au moyen de l’imita-
tion » (Rép., III, 2, 392 c). Mais, précise-t-il, si Homère choisirait de ne pas se
dissimuler derrière ses personnages au moyen de l’imitation, il produirait un « ex-
posé pur et simple » (ibid., 394d), c’est-à-dire un texte ou un poème d’une autre
forme. Entre ces deux formes de discours ou d’écriture, s’ajoute une troisième :

190
celle du récit mixte, qui est propre à la poésie épique où l’auteur peut alterner
avec la citation des propos des personnages. Ainsi, on a le discours rapporté
mélangé au discours direct.
Que comprendre de tout cela ? C’est que pour Platon, la mimèsis ou l’imitation,
commence là où le discours n’est plus médiatisé ou narrativisé ; l’auteur n’a plus
besoin d’un moyen de médiation pour exposer son discours. Concrètement, le
poète ou le locuteur prend l’identité d’un autre, parle et agit comme lui. L’imita-
tion est à la fois identité et différence. Imiter, c’est faire sienne l’énonciation de
quelqu’un d’autre, auquel on s’identifie tout en restant soi-même. Cela signifie
que le texte de Platon sur la mimèsis introduit la notion de fiction. Les genres
fictionnels qu’il identifie sont bien le dithyrambe ou le récit pur, la tragédie et la
comédie ou le mode mimétique, l’épopée ou le récit mixte. Les récits poétiques
d’Homère sont des récits fictionnels. L’auteur ne parle et n’agit pas en son propre
nom. Que retenir ?
D’abord reconnaître que la pensée de Platon, au sujet de la mimèsis, ne se rap-
porte pas au registre des genres véridictifs comme les récits historiques ou phi-
losophiques. Elle se réfère plutôt au registre des genres fictionnels, qui procèdent
de l’imitation, c’est-à-dire du domaine des non-vérités. Les imitations sont des
« copies » des actes vrais. (Ibid., 395c). C’est ce caractère fictif qui pousse Platon
à rejeter l’imitation qui, selon lui, fait passer pour vrai ou pour réel, quelque chose
qui n’en est qu’un simulacre. Dans la mimèsis picturale, l’apparence se substituer
à la chose.
Ensuite, en dépit du caractère fictif de la mimèsis, Platon prône, pour les
bonnes mœurs de la cité, la bonne imitation. Les imitateurs ne doivent montrer
en spectacle que des bonnes actions. L’art théâtral ou pictural doit revêtir un
caractère moral. Au sujet des imitateurs, il écrit :
[…] leur imitation doit être, dès leur première enfance, celle des vertus qui concernent
leur fonction : bravoure, sagesse, piété, dignité d’homme libre et tout ce qu’il y a du même
genre, tandis que les actions dépourvues de cette même dignité, ils ne devront, ni les faire,
ni être habiles à les imiter, non plus que rien d’autre qui soit une vilaine action ; et cela
pour éviter que la contagion de cette imitation ne gagne la réalité de leur être ! (Ibid.)
Platon pense la mimèsis sous le seul mode de l’énonciation ; elle est exclusive-
ment imitation d’un modèle d’action ou de réalité. Conséquemment, la poésie
mimétique n’a rien de philosophique du fait de son caractère fictionnel car chez
lui, fiction et véridiction étant clairement distinctes. Qu’en pense Aristote, le
maître de ceux qui savent ?

1.2. La mimèsis comme représentation


À la différence de Platon, Aristote, dans la Poétique, aborde la question de la
mimèsis en la percevant dans le cadre de la philosophie pratique. Elle englobe la
peinture, la littérature dramatique et la littérature narrative. Pour Aristote, « le

191
fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait différer
l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation :
les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation, et tout le
monde goûte les imitations. » (1980 : Chap. IV) Contrairement à ce que pense
son maître Platon, la mimèsis est, selon Aristote, le propre de l’homme. Elle n’est
pas aux antipodes de la science, mais une sorte de propédeutique qui conduit
l’homme dès sa naissance à la connaissance et à la créativité.
Dans les premiers chapitres de la Poétique, Aristote procède à un regroupe-
ment des genres littéraires retenus comme arts mimétiques selon trois critères :
l’objet (le personnage) qui définit ce dont il est question ; le mode (qui peut être
dramatique ou narratif) déterminant la manière dont les choses seront présen-
tées ; les moyens (poétiques ou picturaux) qui expriment ce en vue de quoi les
choses sont faites. Aristote s’appuie par exemple sur la nature des moyens mis
en œuvre pour expliquer la différence qui existe entre la mimèsis verbale et la
mimèsis picturale : la première s’exprime au moyen de la voix, la deuxième au
moyen des couleurs et des lignes. Toutefois, Aristote fait remarquer que la voix
n’est que le médium physique du langage et ne constitue pas en elle-même la
mimèsis verbale, elle n’est mimétique que si elle renvoie à la signification. La mi-
métique est une énonciation de signification. Ce qui montre bien que chez Aris-
tote la mimèsis verbale n’est pas une imitation des personnes ou des événements,
elle en est plutôt la représentation. Ce qui suppose un rapport de signification122,
puisque tout message renvoie à quelque chose d’autre, qui est son sens ou sa
signification. La mimèsis picturale, selon Aristote, permet de comprendre la na-
ture et la fonction de la représentation. L’esthétique picturale donne à penser la
représentation comme la présentation de ce qui est présenté, c’est-à-dire « une
reprise active de ce qui se présente » (Gilles Deleuze, 1963 : 15). Chez Aristote,
la mimèsis picturale est une représentation où sont esthétisés des états d’âme :
« […] les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en
contempler l’exacte représentation, telle par exemple, les formes des bêtes les
plus viles et celles des cadavres. » (Poétique, chap. IV) Ainsi, il y a moins d’horreur
à voir une scène de guerre sur un tableau qu’à la voir dans la réalité. L’art pictural,
comme représentation de la réalité, adoucit les mœurs. Ensuite, précise Aristote,
« si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette
contemplation nous instruise et nous fait raisonner sur la nature de chaque
chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel… » (Ibid.) Il s’ensuit que
l’art n’est pas une imitation ou une copie de la nature, il est la mise en forme
d’une représentation.
En tant que représentation, la mimèsis théâtrale est définie par Aristote comme
un système de faits et d’actions : « Le point le plus important, affirme-t-il, c’est

122GillesDeleuze pense à cet effet que « toute représentation est en rapport avec quelque
chose d’autre, objet et sujet. », in La philosophie critique de Kant, Paris, Quadrige/PUF,
1963, p. 8.

192
la constitution des faits, car la tragédie est une imitation non des hommes, mais
des actions, de la vie, du bonheur et du malheur ; et en effet, le bonheur, le mal-
heur, réside dans une action, et la fin est une action, non une qualité. » (Poétique,
chap. VI) C’est ici que l’on découvre la différence qu’Aristote établit entre le
mode narratif et le mode dramatique. Le premier est de l’ordre du récit, du dis-
cours, le deuxième est de l’ordre de l’action. La théâtralité est la mise en vue des
actions et des faits. Les acteurs parlent et agissent pour montrer la représentation
d’un fait ou d’une action. Sur ce plan, il y a un rapprochement entre la mimèsis
théâtrale et la mimèsis picturale : elles sont toutes deux des formes de représenta-
tion, à la seule différence que dans la représentation théâtrale, les personnages
ou les acteurs parlent et agissent, ils donnent de la voix, tandis que dans la repré-
sentation picturale, les personnages sont passifs et muets. Dans la peinture, l’ar-
tiste parle uniquement au moyen de ses instruments (les pinceaux, la toile, les
couleurs, les figures, etc.) et non par la voix. Le peintre sculpteur agit sans parler.
On voit clairement que c’est la voix qui manque à la peinture pour égaler le
théâtre. Commentant Aristote, Hannah Arendt affirme la précellence du théâtre
sur tous les arts, car l’imitation gouverne toutes les formes d’art, mais celle qui
lui convient vraiment le mieux est le théâtre (drama, qui dérive du verbe grec dran,
« agir »). Le modèle théâtral est le modèle de l’action par excellence, parce qu’il
procède de la mimèsis comme représentation, étant donné que « le jeu dramatique
n’est en fait qu’une imitation de l’action. » (Hannah Arendt, 1983 : 245)La tragé-
die grecque, telle qu’elle est pensée par Aristote s’énonce comme :
L’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée
dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent
subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen
d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la
même nature. (1980, chap. VI)
On comprend que ce qui est propre à la tragédie, ce n’est pas le caractère des
hommes en tant que tel, mais les actions ou les comportements qu’ils ont ac-
complis dans des circonstances bien déterminées. Ce qui est montré en toute
spectacularité, ce sont les actions bonnes ou mauvaises des individus personni-
fiés par des acteurs. Le théâtre est-il donc une simple imitation ? Certainement
non, il est une représentation. Car représenter n’est pas imiter, et réciproque-
ment : un récit ou une pièce théâtrale qui représente un fait ou un événement ne
l’imite pas. L’imitation vocale ou gestuelle d’une personne ou d’un être n’est pas
sa représentation. L’imitation est un rapport de ressemblance et non de repré-
sentation. La ressemblance est la conformité à un acte, à un comportement ou à
un style. Elle se définit comme une copie plus ou moins juste du modèle. Des
jumeaux par exemple se ressemblent sans que l’un soit forcément le représentant
de l’autre. La ressemblance n’est pas une modalité de la représentation : un en-

193
fant peut représenter un vieillard, une femme peut représenter un homme. In-
versement, quand nous disons qu’une colombe représente la paix, nous admet-
tons en même temps que la colombe ne ressemble pas à la paix mais à elle-même.
Il s’agit bien d’une représentation symbolique, conventionnelle et non d’une res-
semblance identitaire, puisque naturellement la colombe ne ressemble pas à cet
état social appelé paix. La colombe est une image au sens strict d’une représen-
tation figurative. La figuration, telle qu’elle est employée dans la représentation
picturale, est un moyen sémiotique qu’emprunte la ressemblance. La figuralité
est toujours intentionnelle.
La mimèsis, telle qu’elle est pensée chez Aristote, réfère à la fiction et à la re-
présentation. C’est cette notion de représentation associée à la mimèsis qui dis-
tingue le Stagirite de son maître Platon. Selon lui, et contrairement à son maître,
la poésie est philosophique parce qu’elle permet de dépasser le contingent. L’imi-
tation est une fiction, et comme telle, elle est représentative. Aussi précise-t-il
que « l’imitation est imitation d’une action et, à cause de cette action, l’imitation
des gens qui agissent » (Poétique, chap. VI). Comprenons que si la tragédie se
trouve définie chez Aristote comme imitation, c’est d’abord parce qu’elle est fic-
tive. La fictionalité mimétique, peut-on dire, est le propre de tous les arts, excepté
ceux qui relèvent du récit historique. L’art théâtral à cet effet, est le plus en vue
parce qu’il réfère à l’action représentative. Qu’est-ce que la représentation artis-
tique ?

1.3. La représentation artistique ou la fictionalité de l’imagination


Ernst Gombrich (1986) a travaillé sur l’origine et la fonction de la représen-
tation artistique. Il montre que quand on voit l’enfant chevaucher un bâton
comme s’il s’agissait d’un cheval, il se représente ce dernier en le substituant à
un bâton. Le bâton dans ce jeu de représentation devient le substitut du cheval.
Il y a dans la représentation une relation de substitution : le sujet met une chose
ou une personne à la place d’une autre. Ce qui est mis en exergue dans ce jeu,
c’est la représentation de la fonction de l’objet et non pas sa forme ou sa nature.
Les enfants se représentent parfois la roue comme une voiture, la fonction re-
présentée ici étant le mouvement et, par extension, tout objet qui a trait au mou-
vement peut être représenté comme une voiture. Gombrich affirme que « le
commun dénominateur entre le sujet et sa figuration symbolique [est] la fonction
et non pas la « forme extérieure » » (1986 : 12). La représentation est une faculté
imaginative fondée sur la fiction.
Le développement de l’intelligence chez les enfants se construit au moyen des
activités ludiques imitatives. Les « jeux de faire-semblant » des enfants, comme
l’affirme Jean-Marie Schaeffer (1999 : 11), expliquent très bien comment fonc-
tionnent les objets-supports dans le jeu de la représentation et plus précisément
dans les arts qui relèvent de ce domaine. Walton (1990) a montré que la repré-
sentation artistique comme mimèsis n’est pas une imitation du réel en tant que tel,

194
elle est ce que Roger Pouivet appelle une « simulation » (2000 : 284). Pour Wal-
ton, cette simulation se manifeste dans un jeu de « faire-semblant ». Loin d’être
une activité de pure intellection, l’imagination se définit dans ce contexte comme
une faculté active. Walton précise que : « Imaginer consciemment, dans le sens
où nous l’entendons d’ordinaire et dans lequel il nous faut l’entendre pour expli-
quer la représentation, ce n’est pas seulement accueillir ou considérer ou voir à
l’esprit les propositions imaginées. Imaginer, comme croire ou désirer, c’est faire
quelque chose avec une proposition que l’on a à l’esprit. » (1990 : 20) L’imagina-
tion artistique est une fiction, car l’art, comme nous l’avons dit, n’est pas une
simple imitation de la nature, mais une créativité fictionnelle. On peut donc dire
que toute œuvre qui a pour contexte de justification un acte d’imagination est
fictionnelle, c’est-à-dire représentative. Le roman, le théâtre et la poésie sont des
genres essentiellement fictionnels.
On ne saurait conclure sur cette question de la représentation artistique sans
dire un mot sur la relation qui existe entre une œuvre et son public lecteur ou
spectateur. Comme l’a pensé Thomas Pavel (1988 : 109), il y a un univers de la
fiction. Le sens d’une œuvre ne se décide pas unilatéralement par son ou ses
auteur(s). Le public participe activement à la construction d’un univers fiction-
nel. La fiction artistique, peut-on dire, est interactive123. Le spectateur dans le
théâtre participe à un jeu de faire-semblant, c’est-à-dire à un jeu de représenta-
tion. Le participant est un acteur du jeu, et vu sous cet angle, il est différent d’un
simple observateur passif. Walton affirme que « les participants se tiennent pour
soumis aux règles ou principes de génération qui régissent [le jeu] – au contraire
des observateurs, qui considèrent le jeu du dehors. » (1990 : 209) Le participant
engendre des vérités fictionnelles à son propre sujet, c’est-à-dire dans sa propre
personne en acceptant d’entrer dans le jeu fictionnel. L’observateur, par contre,
ne participe de rien et reste à l’extérieur du jeu. Il faut dire que le paradigme de
l’art contemporain est la dématérialisation de son objet. Comme le précise bien
Nathalie Heinich, « l’objet n’y est qu’un prétexte, ou au mieux un activateur, qui
va entraîner des actions, des mots, des opérations, des reconfigurations d’espace
[…], dont l’ensemble est ce qui constitue l’œuvre. » (2014 : 90) La vérité, ou si
on peut le dire autrement, l’importance d’une œuvre d’art n’est pas tant dans sa
factualité que dans sa fictionalité. Un film d’horreur n’a de réalité que pour celui
qui croit aux monstres et aux êtres extraordinaires causant l’horreur. Celui qui
ne croit pas aux extraterrestres n’a pas peur des OVNI124. La fiction n’est vraie

123L’artistecamerounais humoriste Kankan, interpellait toujours le public sur scène. Par


cette méthode, il entendait rendre son œuvre interactive, c’est-à-dire vivante. Le théâtre
n’a d’ailleurs de sens que s’il intègre dans son jeu le public : les acteurs convoquent les
spectateurs à la mise en scène des règles du jeu. De même, dans l’écriture, l’auteur con-
voque le lecteur à un « partage » de sens. Ainsi, peut-on dire, on ne décide jamais tout
seul du sens d’une œuvre d’art : l’art est une œuvre « intersubjective ».
124 Objets Volants Non Identifiés

195
que pour celui qui est dans le jeu de la fiction. L’art moderne contemporain est
complexe parce que « tant de gens restent à l’extérieur, ne comprenant parfois
même pas ce qu’il y a à comprendre : ils n’ont pas la règle du jeu. » (Nathalie
Heinich, 2014 : 90) Si la représentation artistique renvoie donc à la fiction
comme horizon de sens et de signification, comment et pourquoi Hobbes s’en
est-il servi pour penser la modernité politique ? Autrement dit, en quoi la repré-
sentation politique est-elle paradigmatique de la représentation théâtrale ?

2. Hobbes et la représentation politique


Le projet politique de Hobbes a consisté à penser les conditions de possibilité
d’un ordre juridico-politique, susceptible d’assurer aux hommes la paix et la sé-
curité. Pour y parvenir, Hobbes a recours à la fiction et à la représentation
comme moyens d’institution du pouvoir. Le paradigme théâtral est donc au fon-
dement de son imaginaire politique. Comment s’y prend-il ?

2.1. L’art politique et l’art théâtral


La première vague de la modernité politique est celle qui a été marquée aux
XVIIe et XVIIIe siècles par le contractualisme. Le premier à en donner une ver-
sion rigoureuse, par le moyen de la représentation, est Thomas Hobbes. Pour
rendre compte de l’unité du corps politique, il imagine un pacte social où chaque
individu se dessaisit de son droit naturel pour le confier à une seule et même
personne qui devient le souverain. Il s’agit d’un acte fictif fondateur qui aboutit
à la création d’un corps politique. Mais c’est de sa fiction que cet acte fondateur
tire sa force et sa légitimité. La fiction, au sens positif, est le détour de l’abstrac-
tion qui permet de réfléchir la réalité. Voilà pourquoi Hobbes pense qu’aucune
unité du corps politique ou de la nation ne précède le pacte fondateur. Par con-
séquent, le peuple n’est pas une réalité naturelle, il est une création artificielle ;
c’est par le mécanisme de la représentation qu’une multitude (multitudo disso-
luta) devient un peuple. De la fiction et l’imagination, il résulte un monde, un
monde moderne et politique, où les hommes manifestent leur volonté et leur
liberté. Si notre monde – moderne - est ainsi défini, c’est parce qu’il obéit à une
définition particulière de la politique qui devient avec Bodin et Machiavel, une
affaire humaine, et parfois - selon les contextes - trop peu humaine.
À la suite de Machiavel, Hobbes a su mettre prodigieusement en lumière la
nature artificielle de l’État. L’artificialisme hobbesien est une esthétisation de
l’ordre politique. L’État est une « personne artificielle » différente de la « per-
sonne naturelle ». À cet effet, le chapitre 16 du Léviathan commence par une dé-
finition forte de l’idée de personne :
« Une PERSONNE est celui dont les mots et les actions sont considérés soit comme
étant les siens propres, soit en ce qu’ils représentent les mots et les actions d’un autre, ou

196
de toute autre chose à quoi ils sont attribués véritablement ou fictivement. » (2000 :
270)125
La notion de personne naturelle ou fictive renvoie à la parole, aux actes et à
l’action. La politique des origines grecques, souligne Hannah Arendt, signifiait
avant toutes choses l’art de décider « par la parole et la persuasion et non pas par la
force ni la violence126. » (1983 : 64)
Les Grecs et les Romains comprenaient la personne (prosopon et persona)
comme le fait de jouer un rôle sur scène. Persona était le masque de l’acteur, d’où
le déguisement et le rôle qui le caractérisaient sur scène. C’est d’ailleurs ce qui
explique que la politique soit toujours interprétée en termes de jeu et de scène.
La politique, peut-on dire, est un jeu qui se pratique sur scène. Et la scène poli-
tique, un jeu où les acteurs sont, non pas des individualités, mais des persona. Le
jeu politique se définit dans ce contexte comme un processus de personnifica-
tion, c’est-à-dire une théâtralisation des rôles127. Le projet de Hobbes consiste à
faire de l’État, une œuvre d’art, une « personne fictive » « représentant les paroles
et les actions du corps politique, c’est-à-dire de son peuple. » (Jaume Lucien,
1983 : 1010) La métaphore organiciste du « corps » renvoie à l’idée d’un être
artificiellement construit représentant la parole et les actions de tous les individus
ayant accepté de contracter avec le souverain. Le pacte social se transforme en
un pacte de soumission à partir du moment où le peuple donne au souverain le
droit et le pouvoir de le représenter. Si l’art politique peut s’interpréter comme
l’art de jouer le jeu de la représentation, comment donc Hobbes fait-il de la re-
présentation un paradigme théâtral ?

2.2. La représentation comme paradigme théâtral


Pour expliquer ce que c’est que la représentation, Hobbes se sert de la méta-
phore théâtrale : le peuple est l’auteur de la pièce que va jouer le souverain. Dans
cette mise en scène, il y a réversibilité dans la relation peuple/souverain : d’une
part, le peuple (auteur) a besoin d’être représenté par le souverain (acteur), et si
ce dernier ne joue pas sa pièce, il n’existe pas. D’autre part, le souverain (acteur),
représentant du peuple, joue la pièce qu’il n’a pas lui-même écrite, il n’y joue
qu’un rôle. Voilà pourquoi Hannah Arendt, commentant Aristote, affirme, dans
Condition de l’homme moderne, que « le théâtre est l’art politique par excellence ; nulle
part ailleurs la sphère politique de la vie humaine n’est transposée en art. » (1983 :

125L’auteur souligne.
126La violence est toujours en deçà de la politique, définir la politique par la violence,
c’est tout simplement la rendre muette, c’est-à-dire l’exclure de tout discours. Voilà
pourquoi la scène politique est essentiellement parlante.
127Un acteur politique n’est jamais ce qu’il paraît sur scène. Il y a dans le jeu politique,

une conduite de mauvaise foi. (Sartre, 1970 : 92)

197
246). Le théâtre est parlant, et comme dans tout art, c’est au moyen de la repré-
sentation que les choses sont dites. On peut affirmer avec Gérard Mairet que
« l’art humain consiste à produire un monde et à le gouverner, et la fabrique du
monde est ce qu’on appelle la politique. » (2005 : 37) Ainsi, peut-on se demander,
qu’est-ce que le peuple ? Ou bien comme se demande Rousseau, quel est l’acte
par lequel un peuple est un peuple ? Le pacte social est l’acte fondateur du
peuple. Hobbes précise qu’aucun acte ne précède le pacte social, il est fondateur
et antérieur à tout. Le peuple est une fiction, il n’est pas la population. Rousseau
dit qu’il est un « moi moral ». La fictionalité du peuple vient du fait qu’il n’est pas
un sujet parlant, il parle toujours par la voix de ses représentants. Comme dans
un théâtre, le peuple se fait représenter par des acteurs qui jouent et parlent en
son nom. L’art politique consiste à mettre sur scène une idée, un programme, un
projet. La politique, c’est la mise en action d’une idée. Le souverain représentatif
est un acteur de théâtre qui joue le rôle qui lui est assigné par l’auteur de la pièce
qui est le peuple. Hobbes précise bien qu’une personne est un acteur et « person-
nifier, c’est tenir un rôle ou représenter soi-même ou un autre, et celui qui tient le rôle
d’un autre est dit être le support de sa personne ou : agir en son nom. »128 (2000 :
271).
La représentation de soi-même suppose nécessairement l’existence d’un tiers
à qui se rapporte le sens des actions et des paroles. Mais comme le pense Lucien
Jaume, la théorie politique de Hobbes est un théâtre d’un autre genre, le souve-
rain-acteur s’attribue à soi ce qu’il attribue aux sujets qui le composent. Il met en
scène, au moyen de la représentation, sa propre personne. Il joue la pièce dont
il est lui-même l’auteur. Dans « cette étrange représentation théâtrale a) l’acteur
qui joue la pièce n’est que l’auteur lui-même en miroir ; b) le rôle interprété est
celui de l’auteur ; c) le spectateur est encore l’auteur lui-même qui s’attribue ce
qu’il attribue au rôle et à l’auteur. » (1983 : 1012) Le souverain, dans ce jeu poli-
tique, est donc à la fois acteur, auteur et spectateur. Le pacte oblige tous les
membres envers le souverain et personne n’a le droit de résister à ses ordres. Le
souverain incarne dans et par son corps le Corps politique tout entier. Il est la
représentation de l’État dans sa personne, c’est-à-dire dans le rôle qu’il joue. Le
Corps politique n’est représenté que parce que le souverain se représente en lui.
La relation représentant/représenté renvoie à l’idée de miroir : la multitude se
trouve réfléchie sur le miroir de la scène par le jeu de la représentation, c’est-à-
dire la présentation de ce qui est présenté. Comment donc la multitude se trans-
forme-t-elle en peuple ?

2.3. L’idée de peuple comme fiction


Comme nous l’avons dit, le peuple n’est pas une donnée naturelle. Il est une
création fictive. Le peuple est une idée. Le fictif ou l’artificiel s’oppose au naturel.

128 L’auteur souligne.

198
Selon Hobbes, ce n’est pas le peuple qui fait exister l’État, c’est l’État ou Lévia-
than qui fait exister le peuple. Le peuple politique, puisqu’il s’agit de lui, est une
institution du Léviathan. La multitude éparse s’unit au moyen du contrat et se
transforme en une « personne collective », c’est-à-dire en un seul Corps auquel
tous appartiennent comme membres. Hobbes souligne que :
C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une unité réelle de tous en
une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière
que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou
cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à
cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même
manière. » (2000 : 288)
L’État, on le voit bien, consiste en un engagement de tous envers tous par la
parole. Son institution s’effectue par un acte verbal de tous les individus. Comme
dans un théâtre, l’auteur et les acteurs parlent et se comprennent au moyen d’un
code universel des lois. Le souverain dans la scène politique est le représentant
de la multitude, le lieutenant du peuple. En tant que tel, il est le maître des défi-
nitions. Pour s’en convaincre, il suffit de réfléchir la signification des mots
« juste » ou « injuste », « mal » ou « bien » et comprendre que dans un État, c’est
le souverain qui dit la loi, c’est-à-dire la définit. Les juges sont des acteurs qui
interprètent le texte dont le souverain est l’auteur. Dans la réalité des faits poli-
tiques, tout se fait, se dit et se joue selon les définitions du souverain. Le champ
politique dominant est toujours constitutif de la volonté et de la pensée du sou-
verain. La politique est la grammaire de l’État et comme toute grammaire, elle
suppose un lexique. Il faut donc dire qu’en réalité, quand on parle de peuple, on
parle de quelque chose de fictif, de construit, qui représente une multitude. À la
différence que chez Hobbes, c’est le Léviathan qui institue129 le peuple. Ce qui
se comprend bien, puisque dans sa logique, le peuple ne peut être que représenté.
Le peuple est l’image réfléchie du Léviathan qui est son représentant. Il y a donc
ici une circularité logique : la multitude fait le léviathan et le léviathan fait le
peuple. Les éléments dramaturgiques qui rapprochent la politique du théâtre
sont ceux de la représentation. La scène politique comme la scène théâtrale ré-
fère à des personnages qui sont à la fois acteurs et auteurs. Voilà pourquoi la
politique et le théâtre sont des arts essentiellement représentatifs. Mais l’épineux
problème que pose la représentation est celui de sa valeur aussi bien en politique
que dans le théâtre : quelle valeur accorder aux arts représentatifs ?

129Instituer veut dire consacrer : la politique, telle qu’elle se pratique dans les faits, est
un rituel fait de parole, d’actes et de symboles. La représentation s’accompagne toujours
des formules consécratoires.

199
3. Rousseau et la critique de la représentation
Rousseau est contre la représentation, cela est connu de tous, mais les raisons
de ce rejet ne semblent pas toujours évidentes dès lors qu’on s’éloigne du champ
politique où il est dit que la volonté n’est point représentable. À bien regarder, si
Rousseau est contre la représentation en politique, c’est parce qu’il est contre le
théâtre, sa critique politique de la représentation est fondée sur la critique du
paradigme théâtral. La représentation politique ou esthétique déconstruit la réa-
lité et développe par la lieutenance le fétichisme. C’est ce qui sera à présent exa-
miné.

3.1. Rousseau et D’Alembert sur le théâtre


En publiant en 1758, la Lettre à D’Alembert, Rousseau se proposait de montrer
les dérives et les perversions de la société du spectacle. Ceci en réponse à l’article
« Genève » qui avait été publié dans l’Encyclopédie par D’Alembert qui trouvait
utile la création d’un théâtre dans la ville natale de Rousseau. Il n’est point de
doute qu’il appréciait les spectacles dans la mesure où, pense-t-il, ils procurent
aux hommes du plaisir et de l’amusement. Mais ce qu’il veut dire au sujet des
spectacles est qu’ils ne sont pas mauvais en soi, mais c’est l’usage qu’on peut en
faire qui pousse à la perversion ou à des imitations serviles. Pour D’Alembert ce
sont les conditions du spectacle qui sont condamnables et non le spectacle en
lui-même. Ainsi, l’idée d’instituer un théâtre comédie à Genève n’est pas en soi
mauvaise. Ce qui signifie qu’on peut séparer le spectacle de ses effets sociaux en
le purifiant de la corruption et de la perversion.
Les raisons que D’Alembert avancent pour justifier le spectacle et plus préci-
sément la création d’un théâtre à Genève sont peu convainquantes pas Rousseau.
Rousseau en effet s’interroge tout d’abord sur la définition du spectacle : qu’est-
ce qu’un spectacle ? Selon lui, c’est pour n’avoir pas bien réfléchi sur la nature
du spectacle que D’Alembert se méprend sur les conséquences négatives du
théâtre et de ses représentations sur les spectateurs. Le théâtre, comme tous les
arts de même nature, n’est pas tout simplement une distraction, une forme de
divertissement propre à produire du plaisir. Selon Rousseau, il n’est pas possible
pour un spectateur d’être extérieur à la scène qu’il vit, ce qui signifie que le théâtre
par exemple a des conséquences sur la vie et le comportement de ceux qui le
vivent sur scène. Dis-moi quel théâtre tu fréquentes, je te dirais qui tu es. Rous-
seau écrit qu’on ne peut pas être « purement spectateur »130 au théâtre. Rousseau
recommande à Emile d’observer la société en « simple spectateur », c’est-à-dire
sans être impliqué dans les faits et les scènes. Rousseau considère le théâtre

130Rousseau cité par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, in Rousseau, politique et esthétique.
Sur la Lettre à D’Alembert, Lyon, ENS Edition, 2011, p.63.

200
comme une mimèsis, un spectacle où les mœurs sont mises en scène. Il faut d’ail-
leurs noter que le théâtre n’est intéressant que s’il flatte les mœurs au goût du
public. On ne trouve dans le théâtre que ce qu’on veut ou jamais y trouver.
Rousseau pense que le théâtre n’est pas à distance et pour cette raison, il ne peut
laisser ses spectateurs indifférents. La scène théâtrale se vit, le sens des actions
et des faits se construit à partir du sujet spectateur. Le donné à voir se transforme
en donné à vivre. Le théâtre infléchit sur le jugement et le sentiment de ceux qui
le vivent. C’est dans la représentation d’elles-mêmes que les mœurs se trouvent
justifiées. La condamnation du théâtre comme représentation vient donc du fait
que les mœurs ne peuvent jamais être corrigées sur scène parce que le spectateur
n’est pas un simple observateur, il vit et juge ce qu’il voit ou entend. En plus, par
le fait que les mœurs sont mises en scène, elles se transforment en spectacle, c’est
de là qu’elles tirent leur justification et leur légitimation.
Guy Debord dans La société du spectacle souligne que « le spectacle n’est pas
identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute. Il est ce qui échappe à
l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur œuvre. Il est
le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spec-
tacle se reconstitue. » (1992 : 23) Le monde du spectacle se définit comme un
monde séparé où les hommes se transforment involontairement, sans pouvoir
agir sur les faits et les événements qui traversent leur esprit. Le spectacle sépare
l’homme de la réalité. La société capitaliste a transformé l’être en avoir et à la phase
actuelle de son développement, une autre mutation s’est opérée : le glissement
de l’avoir au paraître. Le monde dans sa totalité est réduit au spectacle, c’est-à-dire
au paraître. Agir, signifie aujourd’hui faire voir. Et dans cette comédie du monde,
ceux qui ne sont pas vus ou regardés sont ignorés. Toute action non exposée au
regard des hommes est sans importance. Du spectacle à l’aliénation, il n’y a qu’un
pas, le monde transformé en spectacle rend les hommes étrangers à eux-mêmes.
Paraphrasant Freud, Guy Debord écrit « le spectacle est le mauvais rêve de la
société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir.
Le spectacle est le gardien de ce sommeil. » (1992 : 25).
Rousseau avant G. Debord soupçonnait déjà la société industrielle de corrup-
tion. Sa critique du théâtre est loin d’être une simple opinion. Le théâtre est un
art, un artifice qui donne à voir ; comme spectacle, il n’est pas sans lien avec les
mœurs. Si Rousseau condamne le théâtre, c’est d’abord parce qu’il est une repré-
sentation. Cette critique ne se limite pas d’ailleurs aux arts, elle vaut également
pour la représentation politique.

3.2. Le fétichisme de la représentation : Rousseau contre Hobbes


Il n’est pas de doute que le champ politique soit dominé de part en part par
des illusions et des apparences. Le décalage entre le représentant et les représen-
tés est identique à celui qui se vit dans une scène théâtrale. Le politique ressortit
du fétichisme par un phénomène d’occultation de la réalité : les représentants,

201
une fois investis du pouvoir de représenter la multitude ou le corps politique
tout entier, se transforment en puissances autonomes. Toute contestation de leur
parole ou de leurs actes s’interprète comme une mise en cause de l’unité du
peuple ou de la nation. Le fétichisme, comme l’idéologie, est fondé sur l’occul-
tation et la méconnaissance de la vraie nature des choses. Il y a dans la représen-
tation une circularité fétichiste : la multitude fait exister un représentant et c’est
par ce dernier que la multitude existe. Voilà pourquoi, en réalité, l’institution d’un
pouvoir est toujours une usurpation. D’où l’opposition de Rousseau au pacte
politique de Hobbes.
Contrairement à Hobbes, Rousseau est contre la représentation politique. Ce
refus a été considéré comme la marque de son radicalisme qui énonce que la
volonté n’est pas représentable. Les arguments évoqués se fondent sur la néces-
sité de préserver la démocratie de la corruption et surtout, peut-on dire, de l’in-
dividualisation de la politique. La postérité de Rousseau, notamment Sieyès et
Carré de Malberg ont imaginé un système représentatif adapté à l’État moderne
et conforme aux exigences rousseauistes de la volonté générale. Mais la question
que l’on se pose est de savoir s’il est possible de penser la volonté générale sans
tenir compte de son caractère irreprésentable. Rousseau, comme nous l’avons
souligné, est contre la représentation, quelque soit la forme qu’elle peut prendre.
Ce qui signifie que toute idée de représentation est déjà une simulation de la
vérité par le fait qu’une personne parle pour une multitude. L’institution du pou-
voir n’est pas un processus de représentation, comme l’affirme le contractua-
lisme de Hobbes. La politique n’est pas une esthétique théâtrale. Selon Rousseau,
« le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-
même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. » (1959 :
368) Nul ne peut vouloir en lieu et place du souverain, car aucune volonté ne
peut être transmise sans être trahie ou déformée.
Dans l’esprit de Rousseau, un représentant est un lieutenant, une personne
qui est marquée par une double présence : la sienne propre et celle d’une multi-
tude ou d’un corps. Un représentant est un fondé de pouvoir et non un fondé de
vouloir. Mais Rousseau explique clairement pourquoi et pour quelle raison, la re-
présentation n’est pas compatible avec l’idée de peuple comme souverain. Cette
incompatibilité vient du fait qu’il y a une distinction fondamentale à faire entre
le souverain et le gouvernement, la volonté et la force : « […] il est clair que dans
la puissance législative, le Peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit
l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la Loi. »
(1959 : 430) Comme le souligne Philippe Crignon, « l’impossibilité de représen-
ter le souverain s’articule à la nécessité de représenter le peuple dans l’application
des lois, car en cette partie, il n’y a plus ni volonté ni généralité, mais seulement
exécution à des cas particuliers. Le concept de représentation sert ainsi d’opéra-
teur discriminant dans la distribution des parties constitutives de l’État légitime. »
(2007 : 482) Rousseau n’admet pas, comme Hobbes, le jeu de la représentation
de la souveraineté. Pour Hobbes, le peuple est une personne artificielle, donc

202
fictive, mais Rousseau pense que la volonté ne se représente point, quelque soit
la nature de la personne. La difficulté qui s’énonce ici est que si la volonté ne se
représente pas, comment les délibérations publiques peuvent-elles s’effectuer ?
De quelque manière qu’on s’y prenne, l’idée d’une possibilité de représenter la
volonté n’a de réalité que fictive, puisque personne ne peut vouloir à la place
d’une autre personne : la volonté est toujours individuelle. Quand un représen-
tant pose un acte, ce n’est pas sa volonté qu’il exprime, dit-on, il exprime la vo-
lonté d’une ou de plusieurs personnes dont il n’est que le représentant. Mais à
bien regarder, on comprend que ce n’est pas la volonté en tant que telle qui est
transférée, mais plutôt le pouvoir de poser un acte au nom d’une ou de plusieurs
personnes.
Il s’ensuit que la volonté est un principe, le principe premier de toute action.
On ne saurait donc remonter le principe au risque de tomber dans la régression
à l’infini. C’est cette idée que Rousseau exprime quand il écrit que « le principe
de toute action est dans la volonté d’un être libre ; on ne saurait remonter au-
delà. » (1969 : 586) La politique en théorie se définit donc, aussi bien chez
Hobbes que chez Rousseau, comme une esthétique des fondements du vivre-
ensemble. Même si Rousseau rejette la fictionalité du jeu politique, il n’en de-
meure pas moins que sa méthode reste conjoncturelle, c’est-à-dire hors des faits
et des expériences.

Conclusion
Héritier de la mimèsis grecque, le théâtre se définit essentiellement dans la re-
présentation. Aristote pense que tous les arts sont imitatifs dans la mesure où
l’imitation renvoie à la mimèsis. Mais le théâtre est particulièrement instructif
parce qu’il réfère à l’action et à la parole. Il est un art dramatique (drama) dont le
jeu consiste à imiter les paroles et les actions d’un personnage. Le théâtre est
ainsi l’art de la représentation, c’est en cela qu’il se rapproche de la politique. La
représentation étant définie comme la présentation de ce qui est présenté, c’est
dans l’identité et la différence que Hobbes institue le souverain comme le repré-
sentant de la multitude. C’est par l’institution du souverain que la multitude de-
vient peuple. Le peuple est donc la représentation de la multitude, c’est-à-dire
son existence à la fois réelle et fictive. L’État ou le Léviathan est non pas une
personne naturelle mais une personne fictive, artificiellement conçue et dressée
au-dessus des hommes pour garantir la paix et la sécurité. Le souverain est l’ac-
teur qui joue la pièce que le peuple a écrite. Il est le personnage dramatique d’une
intrigue : la représentation de la multitude. Il y a donc chez Hobbes une esthé-
tique du politique calquée sur le paradigme théâtral de la représentation. L’art
politique est une dramaturgie, et comme l’a souligné Hannah Arendt, le théâtre
est l’art politique par excellence.

203
Bibliographie
Arendt, Hannah (1983). Condition de l’homme moderne, trad.de Georges Fradier, Pa-
ris, Calmann-Lévy.
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tique ».
Walton, Kendall (1990). Mimesis as make-belief. On the foundations of the representa-
tional arts, traduction française de Jean-Baptiste Mathieu, Havard University
Press.

204
Marthe Isabelle Atangana Abolo :
un diamant littéraire au cœur des logiques
de conflit entre le politique et les médias

Jean Paul MBIA


Universités de Yaoundé I et II

Résumé
Professeure titulaire des universités du Cameroun, ancienne secrétaire géné-
rale de l’université de Dschang (2005-2015), Marthe Isabelle Atangana Abolo est
la toute première femme, originaire de la Région du Sud, à s’être hissée, par la
brillance scientifique et heuristique, sur le dernier palier de la graduation acadé-
mique qui sacre et consacre les plus brillants et les meilleurs et trace la circonfé-
rence algébrique des aristocrates de la science. L’article qu’on va lire tente d’éta-
blir le rapport d’une passionnée de théâtre et les logiques de conflits entre le
politique et les medias. La conclusion établit qu’en recommandant aux entrepre-
neurs politiques et aux gladiateurs de conquêtes électorales, que la politique des
coalitions ne s’oppose pas à la légitimation des bastions électoraux, l’experte en
art dramatique laisse à la postérité, le testament politique de la lente et savante
maturation d’un espace global agonistique qui, dans une perspective durkhei-
mienne, débouche sur une conflictualité créatrice d’une société politique nou-
velle, celle des intérêts coalisés et typifiés.

Mots-clés : dramaturgie, politique, élection, pouvoir, conflit,

Introduction
Experte du montage des pièces de théâtre, des poèmes, des contes et
des parémies des régions du centre et du sud-Cameroun, Marthe Isabelle
Atangana Abolo est une orfèvre du décryptage des luttes de pouvoir politique
dans les pays africains et son influence sur les médias. Cette technicienne des
œuvres de fiction a enseigné dans les facultés de lettres du Cameroun et
d’Afrique pendant une trentaine d’années. À travers la théorie du néo-institu-
tionnalisme sociologique, nous allons ausculter les trajectoires, les logiques de ter-
roir et de conflits manichéistes entre les politiques et les médias dans les années
1990 car, cette dame, au caractère trempé, fut une actrice de l’ombre à l’énergie
incandescente.

205
I. Parcours scolaire et universitaire remarqué dans l’antre de la culture
pahouine.
Fille aînée de monsieur Abolo, ancien maire de la commune rurale
d’Ebolowa, département de la Mvila, région du sud, Marthe Isabelle Atan-
gana Abolo est une native du clan Essakoé dans le village Meyo-ville (axe rou-
tier Ebolowa-Kribi), situé à 20 km d’Ebolowa. Le clan est un vivier de chasseurs
intrépides, d’agriculteurs opiniâtres, de conteurs agiles, de bardes finauds.
C’est dans cette aire culturelle, chargée d’histoires, que la jeune Marthe Isa-
belle est moulue à l’école judéo-chrétienne protestante dont l’Église Presby-
térienne Camerounaise est le concepteur et le diffuseur des dogmes dans la
localité.
Dans cette antre ecclésiale et gnostique, la ravissante jouvencelle, qui de-
viendra une Ancienne d’église de l’EPC (collège restreint des sages qui en-
cadrent le pasteur), apprendra l’amour du prochain, la dévotion christique,
le respect d’autrui, la solidarité lignagère, trans-lignagère et méta-lignagère. À
l’école Bulu, qu’elle fréquente, elle découvre le sens et la portée de la famille,
« la servitude volontaire » (Etienne de la Boétie), la noblesse d’esprit, et surtout
la maîtrise et l’appropriation du verbe comme vecteur de communication et
arme féconde pour séduire et porter un message à travers une pièce de théâtre.
À l’école primaire à Ebolowa et au Collège des Jeunes Filles de Douala, sa pé-
tulance et sa faconde étincelantes, aidées par des formes aguichantes, font
d’elle une égérie remarquée dans l’interprétation des pièces de théâtre.
Elle allie méthode, esthétique et séduction sur les planchers des salles de
spectacle. Elle ne se contente pas d’interpréter les rôles, de mimer les person-
nages et de sérier l’intrigue, elle use de son flair incandescent, de sa pétillance
lexicale et de son timbre vocal chatoyant et langoureux pour faire vibrer de
bonheur un public conquis, qui se tord d’aise à chacune de ses prestations
scéniques.
Si le théâtre est une « représentation fictive mais vraisemblable d’événe-
ments extérieurs et intérieurs de la vie humaine » (Lessomo Edene), ce genre
littéraire est également perçu comme une « peinture de la vie sociale » (Sten-
dhal). À la posture antinomique de Malesherbes qui pense qu’un drama-
turge n’est pas plus utile à l’État qu’un joueur de grilles, Marthe Isabelle Atan-
gana Abolo soutient que la représentation théâtrale fictivise le réel, éduque et
conscientise par le rire, recrée la société avec des valeurs pérennes :
l’homme, la justice, la vérité, la puissance. La belle saga de cette littéraire en
faculté des arts, lettres et sciences humaines culmine le 4 juillet 2002 lorsqu’elle
soutient brillamment une thèse de Doctorat d’État es Lettres sur le thème : La
Problématique du pouvoir politique dans la dramaturgie francophone d’Afrique noire et
des Caraïbes, sous la co-direction des professeurs Jacques Fame Ndongo (Uni-
versité de Yaoundé II) et Jacques Chevrier (Paris IV). Revivons, en deux lignes,
une fresque théâtrale :

206
(4 juillet 2002, salle E 114, Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de
l’Université de Yaoundé I. Un jury international va passer au crible de la science, les
travaux de la candidate à une thèse d’État. Jacques Fame Ndongo, rapporteur de
cette esthétique doctorale, ouvre le rideau d’une scène qui durera 4 h 20 min.)
Fame Ndongo : « Madame, ôtez-moi d’un doute. Comment est-ce que vous
vous appelez ? Je lis sur votre thèse Atangana Abolo Marthe Isabelle. Je sache sans
risque de me tromper, que votre nom de jeune fille est Minko. Mais il ne figure pas
ici. Que retient le jury sur votre identité biologique car la thèse est votre identité scienti-
fique ? ».
Atangana Abolo : « Merci monsieur le professeur. Minko est bel et bien mon
nom de jeune fille. Abolo est le nom de mon père. Alors, dans l’ordre, Minko mon nom
de jeune fille, s’efface devant celui de mon défunt mari dont je respecte la mémoire. Je
garde Abolo qui est le patronyme familial qui renseigne l’opinion scientifique sur
mes origines ».
Experte de la didascalie (ensemble des indications concernant les décors, l’époque, les
costumes, les objets, les gestes, les intonations, les personnages. les éclairages, l’illustration
sonore), de la tirade (longue réplique destinée à informer) et de la stichomythie
(échange de répliques symétrique – vers par vers, ligne par ligne – entre deux personnages).
Spécialiste du décryptage des monologues émotionnels, existentiels, informa-
tifs et délibératifs, l’universitaire interprète les catégories de personnages : le
personnage-type, le personnage-universel, le personnage individu et l’anti-
personnage (le non-sens de la condition humaine). Elle manie avec aisance et
finesse les genres théâtraux que sont la tragédie, la comédie et le drame.
Actrice et créatrice des groupes théâtraux, elle a fait du théâtre une vie.
Pour elle, le théâtre est la vie. Elle y puise son inspiration et sa vision. Elle hume
son nectar émotionnel et son ambroisie sensationnelle. Elle sait que le théâtre
est moral par la purification des passions dans la tragédie, le raffinement de la vie
sociale. Il est aussi immoral par son aspect profane, mondain et vicieux et enfin, il
est amoral, c’est-à-dire qu’il s’extasie devant la douleur de l’atrocité humaine. Les
créations collectives influent fortement sur l’individu. Elle admire la troupe théâ-
trale africaine. Elle affectionne la troupe théâtrale de Daniel Sorano de Dakar
qui illumine et véhicule sur l’agora, la culture négro-africaine.
Toute sa carrière professionnelle s’est construite autour de ce genre littéraire
croustillant que l’école française classique adule (Agrippa d’Aubigné, Scar-
ron, Tristan, l’Hermite, Saint-Amant, Corneille, Molière,...). Cette sexagénaire
a empilé prix et grands prix et l’éméritat régalien. Chevalière de l’Ordre Natio-
nal de la Valeur, elle a reçu en 1999, le Prix International du meilleur article
scientifique sur le thème : « La vision du personnel féminin par Jean Louis Njemba
Medou à la lumière de Nnanga Kon ». Quelques années après, son talent littéraire

207
incontesté est à l’origine d’un autre prix dont le thème est : « Universités en
réseaux, nouveaux enjeux dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche », publié en
2010. Elle est la fondatrice et l’encadreuse de la troupe théâtrale « La Norma-
lienne » de l’École Normale Supérieure de l’Université de Yaoundé I, qui reçut
le prix FENAC (Festival Nationale des Arts et de la Culture) en 2002.
Avec François Bingono Bingono, un monstre sacré des planches de théâtr e ,
e l l e s o u t i e n t l a t r o u p e « Alabado », fille du théâtre universitaire créé par
la Française Jacqueline Leloup, de si vénérable mémoire. De son parcours élo-
gieux en milieu universitaire, on peut retenir qu’elle a été tour à tour Secrétaire
Principale de l’ENS de Yaoundé de 1993 à 1999 et Chef de Division à la DACC
de la même institution de 1999 à 2005. Experte en Éducation à la Commission
Nationale de l’Unesco, elle est membre élue du Conseil d’Administration du
Groupement International des Secrétaires Généraux des Universités Fran-
cophones en qualité de représentante du Cameroun. En avril 2012, elle fut la
Présidente du Réseau Africain des Secrétaires Généraux des Universités Fran-
cophones (RASGUF), élue à Beyrouth au Liban.
Dans le landerneau féminin du Sud-Cameroun, elle prolonge les acquis
émérites de nombreuses têtes couronnées de la science, à l’instar de Mme
Mbono Samba née Azang Madeleine, docteure en géographie et 1re femme pro-
viseure de lycée au Cameroun. Elle est l’auteure de plus d’une soixantaine de
publications scientifiques dont deux ouvrages de renom : Esthétique Drama-
turgique de Gervais Mendo Ze, préface du professeur Jacques Fame Ndongo,
l’Harmattan, 2008 et Comprendre la Croix du Sud de Joseph Ngoué, avant-propos
de Louis Bapes Bapes, Edition Clé, 2010. Ce deuxième ouvrage a été dédicacé
le 30 janvier 2013 à l’université de Dschang. La cérémonie, mise en scène par
la professeure Atangana Abolo, s’était déroulée dans une même unité de
temps (14 heures), de lieu (amphi 750) et d’action (dédicace animée par les
éditions Clé, en présence du recteur Fomethe Anaclet), comme dans un
théâtre classique.

II – Les logiques de terroir et des conflits manichéistes


entre les politiques et les médias, à l’aune des années 1990.
Dans les années 1990, les médias, conçus comme des instruments de progrès,
ont été à la solde des groupes associatifs et des partis politiques résolument en-
glués dans des logiques de bataille ethno-régionaliste. Les années 1990 ont laissé
transparaître les techniques de persuasion utilisées par les acteurs sociaux. On
constate que la persuasion politique de l’avis de Serge Moscovici (1991-107), a
emprunté entaché de suspicion et souvent assimilé à, une forme de manipulation
électorale. La compréhension de la persuasion médiatisée, qu’elle soit dure ou
douce, qu’elle ressortît à la propagande politique ou à la publicité commerciale

208
fait partie de procédés de manipulation mis en œuvre pour convaincre les ci-
toyens de soutenir tel parti ou d’élire tel candidat (Paul Biya, John Fru Ndi, Bello
Bouba, Emah Otu…).
Selon Philippe Breton (1997), la manipulation, répond à trois critères imbri-
qués :
Premièrement, la manipulation désigne une action violente et contraignante qui prive
de liberté les individus qui y sont soumis. Cette violence n’est pas physique mais psycho-
logique ou cognitive. Deuxièmement, elle s’appuie sur une stratégie élaborée qui vise à
tromper, à faire croire ce qui n’est pas : le message délivré est donc souvent mensonger.
Il s’agit d’emporter coûte que coûte l’adhésion de l’auditoire. Troisièmement, le procédé
manipulatoire se heurte à une résistance ou, du moins, à une non-acceptation immédiate
de son message. On ne cherche pas à argumenter, à échanger des idées ou des opinions,
mais à les imposer en entrant en quelque sorte par effraction dans l’esprit de quelqu’un.
Les médias ont accru le pouvoir et l’influence des officines politiques. La
chercheure, très en verve, animait plusieurs tribunes et une officine estudiantine
de réarmement moral des groupes associatifs qui devaient défendre les intérêts
des régions de l’est, du centre et du sud, dont elle est originaire. L’analyse pro-
posée par Gustave Le Bonmet met l’accent sur l’importance de certains aspects
psychologiques de comportement humain que l’on peut manipuler en faisant
appel aux pulsions, aux sentiments les plus primitifs et non pas à la raison et à
l’argumentation. On peut, dans cette perspective, assimiler les réactions de
l’homme dans la foule à celles de l’animal (le bétail électoral, terme péjoratif em-
ployé par certains psychologues) qui, sous l’emprise du réflexe conditionné, se
comporte comme souhaite le maître. Cette perspective « behavioriste » du com-
portement, fondée sur le schéma stimulus/réponse, se trouve chez Gustave Le
Bon. Il suffit de mettre le cerveau de l’homme en veilleuse, de l’hypnotiser par
la parole c’est à partir d’ici qu’apparaissent les limites de l’effet des médias sur
l’individu. Pour qu’il agisse de manière quasi mécanique et obéisse à la volonté
du meneur.
Le champ social est perçu comme un champ politique, lui-même ouvert à
toutes sortes de violence, de bataille, de déconstruction et désorganisation.
L’agora, inondée par l’information politique et politicienne, a modifié l’espace
public national où seuls les acteurs politiques avaient pignon sur rue. L’organe
de presse cherchait à politiser l’électorat, à intéresser le public-lecteur au débat
démocratique, au tribalisme, à la conférence nationale souveraine, à l’alternance
démocratique ou militaire et aux opérations « villes-mortes ».

a) La dramatisation de l’espace public camerounais.


La pluralité des messages et la diversité des acteurs politiques entraînent deux
attitudes fondamentales en sociologie électorale. La première conduit à relativi-
ser le sensationnalisme en termes de dégénérescente de l’espace public ou de

209
domination exclusive d’une élite politique, économique ou culturelle. La seconde
pose la problématique de l’espace public au sens où l’entend Jürgen Habermas.
Les débats idéologiques internes et externes de 1992 (conférence nationale sou-
veraine réclamée, unité nationale malmenée, délits opposants allogènes et au-
tochtones dans les terroirs…) ont entraîné la fragmentation de l’espace public.
Proche de la majorité présidentielle, la professeure Atangana Abolo a assisté
à la naissance des espaces publics, sectoriels, morcelés et pluriels. La scientifique
fut très active. L’incidence du discours politique sur l’opinion publique a fragilisé
et rompu l’équilibre entre les différentes couches sociales et les acteurs poli-
tiques. Dominique Wolton soutient que : L’espace public, conçu comme lieu d’échange
d’arguments rationnels et l’espace public, est utilisé comme un simple lieu de libre expression,
sans hiérarchie et sans normativité.
La solution pour éviter ce type de situation réside dans le devoir d’impartialité,
de compétence et le sens de responsabilité des journalistes. C’est sur le seul ter-
rain du professionnalisme et d’un contrôle de qualité du service social de l’infor-
mation que pourrait se légitimer la prétention d’assumer la mission de contre-
pouvoir.
En d’autres termes, les médias libres et indépendants ne se laissent pas seule-
ment enrôler par les experts en désinformation et « mésinformation », mais se
trompent parfois eux-mêmes en raison de la recherche exclusive du scoop et du
sensationnalisme. En 1992, la course effrénée vers des nouvelles explosives était
le propre de toutes les rédactions.
La publicité électorale utilisée par les partis politiques (photos saisissantes pu-
bliées à la une du journal et la rhétorique de la tiraille) a ajouté un rôle fonda-
mental dans la chute des mythes, des dogmes sociaux et des représentations po-
litiques. Le vent de la contestation et de la stigmatisation médiatique a fragilisé
l’autorité de l’État.
Lorsque j’ai été nommé, le Chef de l’État m’a reçu au Palais de l’Unité et m’a dit,
Monsieur le Premier Ministre, réconciliez les Camerounais entre eux, restaurez l’auto-
rité de l’État, veillez à la sauvegarde et à la bonne marche des institutions républicaines.
Cette médiatique régalienne démontre que les ressorts de la cohésion intra-
sociétale étaient rompus. L’opinion médiatique distillait des messages de séduc-
tion consumériste, les partis véhiculaient des modèles et créaient un langage et
un imaginaire socialement partagés. André Akoum (1997 :128) parle de la « ma-
trice d’un style de sociabilité ».

b) La construction des référents sociologiques (représentations)


Les acteurs politiques des années 1990ont constitué une nouvelle identité
structurante de la société camerounaise. L’apparente autorité, dont jouissent au-
jourd’hui les référents infranationaux, s’explique donc en partie par cet état de
désordre qui s’exprime parfois au travers des conflits. Les discours politiques,

210
lors de la campagne électorale d’octobre 1992, ont mis au goût du jour, les pro-
blèmes de tribalisme, d’intégration nationale et de citoyenneté. Ces messages,
certes, plus portés vers l’esprit de critique (calomnie, délation, haine, rancœur,
quolibets, sarcasmes, espièglerie…) et non vers l’esprit critique (nouveaux
schèmes structurants de la pensée conceptuelle) ont néanmoins contribué à
structurer une opinion politique et des représentations politiques. Celles-ci ont
creusé les sillons d’un clivage axé sur la dualisation de l’espace public national.
On a ainsi observé la dualité entre la pensée politique du pouvoir (orchestrée
par certains journaux, des associations, des syndicats, des groupes de pression, y
compris dans le giron universitaire avec « l’auto-défense » où la professeure te-
nait un pan des actions de défense de l’ordre établi au sens où l’entend Georges
Burdeau…) et la pensée politique de l’opposition véhiculée par les officines mé-
diatiques et politiques, les associations, les tontines, les cercles clos, les groupes
hostiles au pouvoir.

c) L’imaginaire nationale en imbrication avec la citoyenneté.


L’autochtonie et les autres formes de stigmatisation et de balkanisation du
corps électoral et de la société camerounaise n’ont - à la lecture de la lettre et
l’esprit des textes - aucun fondement juridique et politique. Ces schèmes politico-
comportementaux, qui ont prévalu pendant les années de braise, étaient des
constructions politiques et politiciennes, visant à instrumentaliser l’arène poli-
tique pour conquérir le pouvoir.
Abel Eyinga, dont la vision tubulaire et les positions irascibles et irréductibles
contre le pouvoir ont été abondamment publiés dans la presse d’opposition, fait
cette observation qui a valeur d’épitaphe : Il est donc de bannir de notre vocabulaire la
fausse conception des choses qui consiste à appeler allogènes les Camerounais vivant légitimement
au Cameroun dans une région où ils ne sont pas nés ou dans une région où ils n’appartiennent
pas.
La propagande et la publicité politiques ont transformé la citoyenneté. Cette
mutation intra-sociétale et nationale a entraîné, comme dans une relation de
cause à effet, un repli identitaire et légitime d’où cette thérapie du philosophe
Hubert Mono Ndjana, proche du groupe de travail de madame Atangana Abolo :
La citoyenneté camerounaise ne saurait se vivre exactement comme la citoyenneté occidentale,
abstraite et générale. La nôtre doit, pour être viable, tenir compte du Moment du Milieu et des
Mœurs.
La nature plurale de la société camerounaise, projetée sur la figure de la presse
et des formations politiques, a entraîné ce constat sociologique, partagé par l’es-
thète du verbe littéraire : La volonté de vivre ensemble autant que la volonté de se soumettre
à l’autorité ont pour socle le respect concomitant de la multi-culturalité.
Les volontés sécessionnistes constituent, au-delà de leur incapacité à fédérer
tous les groupes de pression anglophones dont la plupart proposent l’approche

211
fédérale, une stratégie de systématisation et de radicalisation en vue de con-
traindre le pouvoir à des réformes fondamentales (décentralisation) sans qu’on
aboutisse à l’idée séparatiste. Le bouleversement de la société politique en
Afrique subsaharienne des années 1990, qui a influencé l’arène politique a laissé
les séquelles des transactions sociales collusives et collisives.
Le climat social était visiblement tendu. La suspicion, la médisance et la déla-
tion entre les individus et les familles avaient fait le lit de la discorde sociale. La
pertinente interrogation d’Alain Touraine : « Pouvons-nous vivre ensemble ?
Égaux et différents » (1977:17) trouve ici toute son importance. Les discussions
entre les habitants tournaient autour des appartenances identitaires, ethniques et
régionales des uns et des autres. C’est sur ce terrain qu’on était catalogué, éti-
queté, indexé et/ou banni de fréquentation ou la salutation.
Cet état de dégradation du tissu socio-affectif nous amène à convoquer l’ob-
servation du politologue Luc Sindjoun (1998 :3) dans l’extrait qui suit :
Il n’est pas dans notre propos de nier la dimension pathologique de la mobilisation
politique de l’ethnicité, il s’agit tout simplement de procéder à une analyse réaliste des
usagers politiques de l’ethnicité dans le contexte de la « libéralisation politique » au
Cameroun sans jeter un anathème contre les démons de la division (…) En fait, il faut
penser le rapport « ethnicité-démocratisation » dans la perspective de la politique prag-
matique.
Les relations humaines entre habitants s’étaient dégradées. Les gens se fré-
quentaient sur la base tribale et régionale. Entre les jeunes, des rixes avaient
éclaté, suivies des arrestations, des interrogations et quelques incarcérations de
courte durée. La fibre de la solidarité et de la cohésion sociale s’en trouvait alté-
rée. C’était la première crise sociale que nous fûmes amenés à vivre, dans cette
ville à la tranquillité établie.
De nombreux titres (Challenge Hebdo, Le Messager, L’Expression), proches de
l’opposition, furent mutilés dans les domiciles des responsables du RDPC. Ceux
de la tendance majoritaire (Le Témoin, La Gazette) apparurent manifestement
comme les cibles de la crise socio-politique vécue dans ce quartier semi-prési-
dentiel qui jouxte le quartier administratif. La fixation politique exercée sur les
journaux et les partis politique attira notre attention autant qu’elle nous amena à
nous intéresser sur l’effet de la presse dans cet univers électoral Valentin Nga
Ndongo (1993,134) dresse le constat suivant :
Dans la foulée, la presse applique (…) les recettes techniques de cette même propa-
gande. Il y a d’abord, parmi ces règles, celle de la simplification, de l’ennemi unique ou
de l’individualisme de l’adversaire. La presse, il est vrai, ne s’embarrasse pas de nuance,
elle condense sa thèse sur la crise actuelle par la désignation d’un coupable.

212
Cette analyse est partagée par plusieurs publications de la même époque. La
fragilisation de cette cohésion sociale, dont les partis politiques et la presse ap-
paraissent à première vue comme des acteurs, amène à ce constat d’Armand
Dieudonné Leka Essomba (2001, 35) :
La société humaine devrait mettre en place, la capacité pour des acteurs sociaux, à
se définir, à se mettre ensemble et à s’identifier tous aux mêmes normes, aux mêmes
valeurs n aux mêmes us et coutumes, aux mêmes souvenirs communs ainsi qu’aux
mêmes téléologies, puisque fréquentant les mêmes lieux de mémoire.
Le sociologue français, Gérard Mermet (2005 ; 15), scrutant et auscultant les
banlieues françaises en novembre 2005, fait cette pertinente observation :
On vit dans une société « mécontemporaine ». Cela se mesure dans la rue, avec la
réception des manifestations, dans les sondages (…), par la quasi-impossibilité d’un
dialogue social réel et efficace (…) Nous sommes en train de vivre les derniers moments
d’une forme de société et même de civilisation.
L’altération du tissu psycho-affectif, de ce mois de novembre 1992 fit ressur-
gir les termes : « allogènes » et « autochtones », comme dans un champ social
(Bourdieu) bien que la constitution camerounaise du 18 janvier 1996 consacre
dans son préambule, à valeur juridique, la protection des minorités et par exten-
sion des fables et des démunis.
La modernisation de l’armature juridique a marqué la période des années 1990
et la cristallisation des mentalités qui meuvent les acteurs politiques à travers les
comportements et la forte influence sur les citoyens. La distanciation sur fond
de rémanence dominatrice a créé un clivage entre « les autochtones politiques »
et les « prétendants prétentieux ».

III. Constructions cognitives de délégitimation politique : logiciel de la


déconstruction unitaire à partir des paradigmes autochtonie et
allochtonie.
L’autochtonie politique, concept utilisé par Jean-François Bayart et d’autres
chercheurs, apparaît comme une rémanence de la colonisation qui consistait à
stigmatiser des tribus, des groupes d’individus et des groupes sociaux sur la base
artificielle d’une non-appartenance originelle et légitimationnelle à un territoire.
Cette tactique politique du colon visait à « diviser pour mieux régner » afin
d’étendre la doctrine impérialiste, elle-même annexionniste et régencielle.
L’ordre établi s’inscrivant sous les régimes Ahidjo et Biya dans la logique de cette
mouvance néo-colonialiste. Le premier Chef d’État a marqué son époque (1958-
1982) par une paix d’imposition, de soumission et de contrainte et le second par
une paix d’adhésion, d’acceptation et de conviction. Dans les fiefs électoraux, les
réflexes identitaires sont apparus, du fait de l’appartenance à l’ethnie béti-bulu-

213
fang ou à l’ensemble constitué des ressortissants de l’ouest, du nord-ouest et du
sud-ouest. Les autochtones brandissaient l’argument du resserrement du lien
identitaire face aux allogènes considéré comme « prédateurs » et « envahisseurs ».
Certains quartiers des co-capitales (Yaoundé et Douala), étaient constitués en
majorité des commerçants bamiléké et anglophones évoluant dans les secteurs
informels et formels basés sur la logique de la politique marchande : la recherche
du plus grand profit, la concurrence et la contrainte. Depuis les années d’indé-
pendance et de la réunification, l’occupation foncière était rythmée par l’expan-
sion économique et le renforcement ethno-régionaliste, jusqu’à la crise écono-
mique et son corollaire socio-politique.
Resserrés en majorité dans les rangs du SDF (Bamiléké et Anglophone) et
l’UNDP (ressortissants des trois régions septentrionales), les « prétendants pré-
tentieux », selon la terminologie de Pierre Bourdieu (1979) ont tutoyé l’ordre
établi (la presse proche du RDPC, les meetings politiques des organes de base
par les autorités administratives, soupçonnées de connivence politique avec le
parti au pouvoir).
« Les prétendants prétentieux » faisaient valoir leurs « priorités distinctives »
dans des secteurs de pointe (économique, associatif, syndical, éducatif, média-
tique). La stigmatisation sur fond ethno-régionaliste a fait naitre une grisaille so-
ciale, sorte de « taxinomie sociale discriminatoire ». L’ancien recteur, le profes-
seur Jean-Louis Dongmo, dans sa thèse d’État intitulée Le Dynamisme bamiléké,
justifie l’antagonisme entre les Bamiléké et les ressortissants des régions du sud
en ces termes : (…) Les Bamilékés font peur pour des raisons à la fois historiques (rébel-
lion), culturelles (résistance) et économiques (dynamisme)…. Hubert Mono Ndzana ré-
cuse cette affirmation et parle « d’ethno-fascisme ».
Dans les villes, l’on a assisté à un foisonnement des particularités de tous
ordres autour de cet espace public, fragment palpable de l’identité particulière
du Cameroun. Achille Mbembe (1996 ; 14) résume mieux les réalités du contexte
socio-politique : Rien ne reflète mieux l’identité du Cameroun que la notion de « terroir ».
À rebours d’un certain géographisme, nous devons définir un terroir comme une individualité
non seulement physique (…) mais aussi politique, symbolique et imaginaire, une durée autoch-
tone instituante. La réalité sociologique des quartiers laisse apparaître aujourd’hui
dans nos cités, de nouvelles manières de faire, de penser et « d’agir politique ».

Conclusion
Une politique nouvelle est en structuration dans les schèmes mentaux et com-
portementaux des citoyens-électeurs camerounais après l’élection présidentielle
du 7 octobre 2018, qui a vu le triomphe du RDPC (parti-administratif, selon la
docte heuristie de Raymond Carré de Malberg, l’un des pères du droit adminis-
tratif français), sur l’opposition pour la 5e fois consécutive à l’ère de la démocratie

214
pluraliste. La consolidation du RDPC dans les bastions jadis acquis à l’opposi-
tion (régions de l’ouest, du nord-ouest et du sud-ouest), tranche avec le recul
perceptible dans les deux capitales Douala et Yaoundé, au profit d’une opposi-
tion idéologique, aux ressources éparses et non disparates, permettrait d’éviter la
cristallisation des clivages identitaires qu’engendrerait la politique comme jeu à
somme nulle (avec un vainqueur et un vaincu), et non la politique comme un jeu
à somme variable (ni vainqueur, ni vaincu). Cette politique des coalitions, que
recommande Marthe Isabelle Atangana Abolo aux entrepreneurs politiques, aux
architectes de campagnes et aux gladiateurs de conquêtes électorales, ne s’op-
pose pas à la légitimation des bastions électoraux. L’experte en littérature théâ-
trale laisse à la postérité, le testament politique de la lente et savante maturation
d’un espace global agonistique qui, dans une perspective durkheimienne, dé-
bouche sur une conflictualité créatrice d’une société politique nouvelle, celle des
intérêts coalisés et typifiés.

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217
Esthétique et corporéités dramatiques
La dramatisation du langage rétributif
dans Électre de Sophocle
et Électre de Jean Giraudoux

Danielle Valla KAMENI KWENTE


Universités de Lorraine et du Luxembourg

Résumé
Nonobstant les siècles qui les séparent, Sophocle et Giraudoux, abordent, à
travers le mythe d’Électre, la question de la retribution en convoquant les élé-
ments de dramatisation du langage. Pour Larthomas131 le langage dramatique est
une harmonie entre l’écrit et le dit, le texte théâtral étant d’abord écrit pour en-
suite être joué. Électre132 et Électre133, qui constitueront la macrostructure du cor-
pus, sont deux tragédies qui représentent la quête de justice d’Électre. Quels
procédés d’écriture convoquent les auteurs pour dire la rétribution ? Comment
le langage empreint de transgénérécité et d’intragénérécité est-il mis en exergue ?
Comment les tons, les registres et les genres s’entremêlent pour exprimer l’in-
transigeance et le refus de compromissions d’Électre ? La fusion dans le tragique,
du comique, du drame et de la poésie, singularise-t-elle l’esthétique de la rétribu-
tion dans le théâtre français contemporain ? À ces questions et bien d’autres,
l’article tente de répondre.
Most-clés : mythe, rétribution, écriture, langage dramatique, théâtre.

Introduction
Dans la Grèce antique la retribution désigne la récompense accordée aux
justes et la punition infligée aux maudits. Dans le monde contemporain, c’est la
sanction prévue par la réglementation en vigueur, ou la récompense qu’on reçoit
après un acte positif. Cette étude voudrait montrer comment le langage rétributif
est mis en scène par les deux dramaturges. Autrement dit, quels procédés d’écri-
ture les auteurs convoquent pour dire la rétribution ?

131 Larthomas, Pierre (1972), Le langage dramatique, Armand Colin, Paris p.25.
132 Sophocle (1954). « Électre » in Tragédies théâtre complet, Gallimard, Paris,
133 Giraudoux, Jean (1937), Électre, Grasset, Paris.

221
1. La poéticité dans l’écriture de la rétribution
La poésie se fait à travers la versification et apparaît dans la prose par la sug-
gestion des images et des métaphores, ce qui lève l’équivoque sur la nature poé-
tique des drames contemporains. Comme chez Sophocle, il y a chez Giraudoux
une forte présence de la poésie. La raison tient du fait que depuis l’antiquité, les
genres lyriques ont influencé la poésie dramatique développée dans les tragédies.
Pour Grimal (1978, 43) : Les tragiques n’ont fait que reprendre les lois et les traditions du
lyrisme choral, qui est plus ancien que les genres dramatiques134. Dans Électre de Sophocle
et Électre de Giraudoux, la poésie joue un rôle important dans le langage des
personnages. Dans la forme des textes, la poésie est significative de la rétribution
abordée sous un ton poétique traduit par des chants larmoyants.

a) Les chants larmoyants


Dans la cité antique, la musique avait une part importante dans la vie des
hommes, et l’on a sa connaissance précise grâce au poème d’Homère. En effet,
Le poète faisait intervenir dans ces textes, Le Chœur dénommé « chant ». C’est
sans doute ce qui explique la présence dans Électre de Sophocle d’une quantité
remarquable de chants exprimant le lyrisme des personnages. Dans cette lancée,
Grimal (1978, 25) affirmait que sous sa forme la plus ancienne, la tragédie grecque
est en très grande partie, un chant lyrique, composé autour d’une action parfois seulement d’une
situation dramatique135. Entre les didascalies, les dialogues et les mélodrames des
personnages, de nombreux vers font transparaître des textes de nature poétique
au cœur même des textes de nature dramatique et accentuent de ce fait le désir
de justice qu’ils rendent activement présent. On ne peut s’empêcher de s’émou-
voir devant des chants à consonance pathétique qui ajoutent un trouble particu-
lier à la gravité des mots utilisés par les auteurs pour achever de relever le ton
dramatique. Les chants confèrent une intensité importante au héros gémissant
qui porte un regard grave et triste sur sa condition d’homme. DansÉlectre de
Sophocle, les chants sont faits par Le Chœur qui est composé de jeunes femmes
de Mycènes et Électre. Dans ces chants, Électre exprime sa douleur, sa souf-
france, son désir de justice. Électre chante (Sophocle, 1954, 246-247) :
Ah ! De tous les jours de ma vie jour le plus horrible pour moi ! Ah ! nuit ! ah !
Douleur affolante de ce banquet d’horreur ! Mon père vit venir une mort infâme au bout
de ces deux bras qui m’ont pris l’existence, m’ont trahie… Ah ! Ceux-là, que le dieu
tout-puissant de l’Olympe leur fasse donc subir la peine de leurs crimes ! qu’ils ignorent
la joie du triomphe, après avoir commis de tels forfaits !136

134 Grimal, Pierre (1978), La mythologie grecque, P.U.F., Paris, p.43.


135 Grimal, Pierre (1978), Le théâtre antique, P.U.F., Paris, p.25.
136 Sophocle (1954), Électre, op.cit. p.246-247.

222
Ces chants sont constitués des vers longs, fortement imagés et rythmés, qui
traduisent les états des personnages et qui disent de temps en temps les causes
et les manifestations de la rétribution. Les parties chantées utilisent le dialecte
dorien et des vers très variés en rapport avec les rythmes de danse. La pièce
d’Électre est structurée de prologue qui explique la situation ; de parodos qui
marque l’entrée du Chœur et est combinée avec un mélodrame chanté par
Électre, ce mélange devient un dialogue lyrique dans lequel Électre et Le Chœur
expriment leur tristesse ; des épisodes qui sont séparés par des stasima (chants
du Chœur constitués de strophes et d’antistrophes). Dans la structure d’Électre,
nous pouvons citer quelques stasima qui disent de la rétribution. Dans le premier
épisode entre Électre et le Coryphée, et Électre et Chrysothémis, Le Chœur
chante au sujet de la justice. Une fille qui se lamente à longueur de journée et
réclame que justice soit faite sur la mort de son père. Les chants du Chœur an-
nonce un visage nouveau, une justice prochaine : À moins que je ne sois un devin qui
s’égare et que je manque de bon jugement, elle va venir, celle qui s’annonce par cette prophétie-
là Justice ! Elle va de haute lutte remporter un juste triomphe. Sa poursuite va commencer, ma
fille avant qu’il soit longtemps.137
Dans ce stasimon, Le Chœur montre d’un côté, la fille d’Agamemnon qui
réclame la justice et de l’autre, il commente le rêve prémonitoire de Clytemnestre
qui a vu son défunt mari plantant le sceptre dans leur foyer, et de ce sceptre aurait
jailli un laurier florissant, capable de couvrir à lui seul de son ombre la terre de Mycènes. Ce
chant du Chœur donne une dimension divine à l’accomplissement de la justice.
C’est le roi des rois qui sous terre agit, et l’Érinyes de la famille qui va agir. Le
Chœur donne l’impression qu’il y a dans les familles royales, leurs Érinyes qui
veillent à la justice des membres de la famille. Dans un autre chant, Le Chœur
fait l’éloge d’Électre, qui en se décidant de venger la mort de son père, même
toute seule, prend la place de la vraie héritière de son père, puisque son frère
n’est plus.
Dans le quatrième épisode par exemple, portant sur la scène de reconnais-
sance entre Électre, Oreste et Le Précepteur et la décision du meurtre de Cly-
temnestre et d’Égisthe, Le Chœur chante le vengeur (Sophocle, 1954, 286) :
Voyez où il en est déjà, l’Arès qui s’avance, respirant le meurtre implacable. Elles
viennent à l’instant même de pénétrer sous le toit de ce palais ; elles sont sur la piste des
traîtrises méchantes, les chiennes, à qui l’on n’échappe pas. Ah ! il n’a plus longtemps
à rester en suspens dans l’air… Le voilà introduit dans cette demeure, le champion des
morts à la marche perfide !138
Dans ce stasimon, Le Chœur débute par le verbe ‘Voyez’qui interpelle de ma-
nière ironique les spectateurs ou les lecteurs, car il n’y a rien à voir, les héros sont
tous enfermés dans la Skene. Le Chœur voudrait laisser passer un peu de temps

137 Ibid., p.255.


138 Ibid., p. 286.

223
en attendant le meurtre. Dans ce chant, les Érinyes sont appelées les chiennes,
quand on sait que ce sont les animaux qui hument le sang, elles sont un peu
comme les mouches qui se déposent partout et surtout où il y a les traces de
sang. Elles poursuivent alors les criminels. Elles entrent dans la maison pour
accomplir la vengeance. Oreste et Électre sont de ce fait les instruments de la
vengeance divine orchestrée par Hermès qui conduit les âmes des morts.
Le Chœur a un rôle essentiel dans l’expression de la rétribution. Il chante et
danse. Les stasima donnent à chaque épisode la tonalité musicale appropriée, et
intensifie ainsi les émotions ressenties par le public ou lecteur entre autres, dé-
sespoir, horreur.
Somme toute, les chants par leur caractère appelant, frappent dans l’œuvre
théâtrale de Sophocle aux revendications plus ou moins légitimes. Ils marquent
leur caractère lyrique d’une inspiration élevée et tendue, dont la fonction est de
porter au plan de la célébration pathétique, quasi rituelle, les désirs des person-
nages. Les chants ne sont-ils pas aussi constitués de vers ?

b- Le style versifié
Notre étude prend appui sur la traduction de la pièce de Sophocle, aussi se
borne-t-elle à interroger les éléments de versification dans la prudence de la re-
commandation de D. Chauvin et de Y. Chevrel (Chauvin et Chevrel, 1996, 23)
qui notent que : S’agissant de textes traduits, il est évidemment exclu de tenter des commen-
taires de type phonétique ou stylistique.139Il est important de préciser que la rétribution
est exprimée dans des parties parlées et des parties chantées. La forme poétique
utilisée par les auteurs est propre à l’expression de la rétribution car Électre entre
en psalmodiant des vers anapestiques sur un accompagnement de flûte. Elle
passe de ce fait du cri à la verbalisation esthétisée de ses lamentations. Le héros
s’abandonne dans l’expression de ses sentiments pour montrer sa douleur.
Électre chez Sophocle (Sophocle, 1954, 243) dira :
O pure lumière, et toi, plaine de l’air, créée à la mesure exacte de la terre, que de
fois vous aurez ouï mes chants de deuil ! Que de fois vous m’aurez vue me frapper en
pleine poitrine de coups qui me laissent en sang, à l’heure où [espace] disparaît la sombre
nuit […] Eh bien ! je ne cesserai ni mes lamentations nimes lugubres plaintes […]
vous dont les yeux ne quittent pas les hommes que l’on tue sans droit ou à qui l’on vole
leurs femmes, venez, prêtez-moi votre aide…140
Dans ces vers, Électre parle de sa souffrance et des gestes qui y correspondent
tels que se frapper la poitrine de coups pour se meurtrir le corps. À travers la méta-
phore, elle compare sa voix à celle du rossignol. Elle se compare à Niobé, mère

139Chauvin, Danièle, Chevrel, Yves (1996), Introduction à la littérature comparée. Du commen-


taire à la dissertation, Dunod, Paris, p.23.
140 Sophocle, Électre, op.cit., p.243.

224
dont tous les enfants avaient été tués et qui s’était changée en pierre. La justice
est exprimée en prélude dans les couplets du Chœur. Une peine qui s’épanouit
dans le vers et dont restent certaines les affinités avec le vers grec antique. Dans
les textes, la poésie s’unit à la tragédie.
La tragédie est un poème mis en dialogue et en monologue des personnages
qui évoluent dans un décor riche et majestueux. La mise en scène étant la repré-
sentation d’une fête poétique. Il n’est donc pas aisé pour le poète d’exprimer la
passion sans le truchement d’un langage lyrique. Sophocle a puisé dans le fond
mythologique des épopées et de la poésie lyrique. Sa poésie dramatique exprime
les états d’âmes de son personnage phare qu’est Électre qui s’abandonne à ses
émois de cœur, plein de haine et d’amertume, et sollicite une quelconque aide de
la part des dieux afin que la lumière soit faite sur la mort de son père, et que les
coupables soient rétribués. Il introduit dans son texte le changement de rythme,
avec des mouvements plus soutenus, plus large et plus vif pour montrer l’am-
pleur de la chose, voire l’ardeur qu’ont certains personnages pour réclamer la
rétribution. Kowzan (Kowzan, 1968, 70) dira : Les alternances rythmiques, proso-
diques ou métriques peuvent signifier les changements des sentiments ou de l’humeur141.
Dans Électre de Giraudoux, il écrit en prose et va sortir de la structure habi-
tuelle du vers classique. Il met dans la tragédie, une pause poétique séparée de
l’action ; celle du lamento du Jardinier. Ce dernier n’étant plus dans la scène a le
don de pressentir le dénouement, et la fonction d’y préparer les autres. Girau-
doux introduit aussi la scène de la parodie des Euménides qui jouent le rôle de
Clytemnestre, Oreste et Électre. Toutefois, peut-on nier le fait que Giraudoux
est un artiste pour qui la poésie est à la fois un discours, une littérature, une
manière d’être présent au monde, un état d’âme, une aventure spirituelle et un
mode de connaissance. Ce poète dramatique à travers les images vives, les trom-
pettes142 a su mêler dans la tragédie une lueur d’espoir, espoir d’un lendemain
lumineux où les crimes masqués seront dénudés, et où la justice se fera à qui-
conque enfreint à la loi.
En somme, Sophocle de par son génie et les règles de la versification et Gi-
raudoux grâce à son talent et à son originalité ont écrit des pièces qui rendent
compte de la rétribution aussi bien dans sa formulation que dans sa réception.

2- La dramatisation dans le langage rétributif


Les personnages s’expriment par les passions et le burlesque.

141Kowzan, Tadeusz (1968). « Le signe au théâtre », Diogène, n°61, Gallimard, Paris,


p.70.
142Giraudoux, Électre, op.cit., p. 61.

225
Le langage des passions
Les passions sont des émotions très fortes et durables qui vainquent la raison.
Elles sont dans les pièces théâtrales de notre corpus parfois douces, parfois vives
et d’un grand intérêt pour certains personnages. Seulement, c’est le langage qui
les diversifie et les nuance, peut-être même c’est le langage qui les crée.
Dans Électre de Sophocle, les passions des personnages sont exprimées de
diverses manières. Électre souffre lamentablement à cause de la mort de son
père. Son langage se caractérise par l’emploi des expressions telles que : Hélas,
malheureuse, ô, larmes, brisé ma vie, douleur constante, l’excès de mon chagrin, deuil, mes
plaintes aigues, ces expressions renvoient au pathétique et au tragique. Tout ce
vocabulaire crée une atmosphère tragique accentuée par la présence du senti-
ment de culpabilité dans le personnage d’Électre. En effet, Électre admet sa vio-
lence par une concession envers le chœur, en la justifiant par la répétition de Ma
détresse. Les parties lyriques où Électre dit : je ne veux pas vivre auprès d’eux tranquille,
en infligeant de la sorte à mon père l’affront de retenir l’envol de mes sanglots, de mes appels
aigus143 montrent bien qu’Électre n’est pas prête à pardonner les assassins et à
accepter de vivre avec eux.
En outre, Électre n’essaie pas de lutter contre la fatalité, elle dit au Chœur :
Mais dans cette détresse même, j’entends ne pas mettre fin à ces malheurs qui sont mon œuvre,
aussi longtemps que je vivrai.144 Elle exprime son acharnement. Elle est animée par
des passions sans cesse grandissantes. Plus loin encore, Électre dira à sa mère de
manière ironique : Près de moi en effet une femme « au noble langage » est là qui élève la
voix et qui me couvre d’injures.145Elle qualifie le langage de sa mère de noble alors
que les injures n’ont rien de noble. Là encore, il s’agit des passions. Chez Girau-
doux, Électre utilise les expressions telles que haine, tué, poignardé par des assassins,
meurtre, crime, régicides, armes. Toutes ces expressions expriment la mort, un univers
pollué par le sang.
La répétition de Où en sommes-nous ? Et l’utilisation de l’adjectif « pauvre » ren-
forcent l’impression de tragique augmentée encore par :
[…] que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on
a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables
agonisent…
Le désespoir et l’horreur contenus dans cette phrase appuient le sentiment de
tragique renforcé par l’avènement de la justice où tout est clair, où le peuple
s’entre-tue, mais aussi par l’absence de toute culpabilité chez Électre qui clame
sa victoire.

143 Sophocle, Électre, op.cit., p.247.


144 Ibid., p. 247.
145 Ibid., p.248.

226
L’on peut également citer Clytemnestre, qui a tué, Agamemnon, son mari.
Elle ne l’a jamais aimé et est comme passionnée par le trône. Le dernier jour du
départ de son mari pour la guerre de Troie, elle avait fait préparer un âne et s’était
enfermée dans le palais en tenant le sceptre du trône. En réalité, elle veut le
pouvoir et se sert d’Égisthe. C’est une femme qui n’aime personne, même pas
ses propres enfants. Elle veut rester reine raison pour laquelle, elle demande à
Égisthe de tuer Électre.
Non moins que la fréquence des noms et des adjectifs, la récurrence des verbes,
des pronoms, les sens des mots, le lexique à travers des expressions citées plus
haut participent de la volonté des auteurs de dire des passions qui animent les
personnages et auxquelles ils se débattent. Giraudoux semble avoir donc été
formé par la lecture des écrivains de la Grèce, particulièrement Sophocle, relati-
vement au langage des passions. Pour des raisons d’époque et d’École, plusieurs
artifices sont rayés et d’autres conservés. D’un côté comme de l’autre, on note
des similitudes comme le lexique de la punition, les champs lexicaux et associa-
tifs de la morosité, l’atrocité, la luminosité. Le langage est aussi à connotation
psychologique avec beaucoup de termes qui renvoient aux troubles internes des
personnages face à la soif de justice. Le sens des mots tient de l’emportement,
de l’aveuglement et de l’affolement qui agissent comme des artifices avérés de
l’expression des passions, comme une atmosphère douloureuse dans laquelle vi-
vent les personnages. Une atmosphère terrible qui sous la plume de Giraudoux
cohabite aussi avec un langage vulgaire et trivial.

c) Le burlesque
Contrairement à la tragédie antique écrite en vers, le drame contemporain
français est en prose dans une langue populaire qui se réduit par sa simplicité, à
des termes de la vie quotidienne, au langage familier. Le burlesque est présent
dans la pièce de Giraudoux. Il parle des réalités élevées dans un style familier.
Giraudoux utilise des expressions vulgaires dans la pièce. Le Président qualifie
de « truc » le stratagème d’Égisthe pour éloigner la malédiction des Atrides en la
reportant sur les bourgeois Théocathoclès.
Les expressions telles que : « Qu’elle se casse la gueule la petite Électre » ; ou encore
le lacet de la cuirasse d’Égisthe pris « dans une agrafe de Clytemnestre » relèvent du
langage trivial. Giraudoux entend par ce langage proche de tous, soulever des
réflexions sur la responsabilité de l’homme, la justice, le peuple, la conscience
individuelle. Il aime déployer toutes les nuances de la langue, jongler avec les
mots, jouer avec les synonymes, utiliser les divers registres de langue, pour sou-
lever les problèmes qui bouleverse le XXe siècle en France. À propos du langage
trivial dans le théâtre contemporain, Camus Albert (Contat et Rybalka, 1972,37)
dira :

227
Ce qui me semble frappant dans le théâtre contemporain depuis cinquante ans c’est
que tout le monde s’efforce de parler naturellement ; quand un mot ou un rythme sort
de l’ordinaire, il y a une surprise à la fois de l’acteur et aussi du spectateur qui depuis
cinquante ans écoute toujours un certain rythme de théâtre.146
Cette familiarité s’illustre à la fois, dans une langue et dans un ton, où s’épa-
nouissent une variété et un étonnant mélange, aussi bien, dans le vocabulaire que
dans la forme. Dans Électre de Giraudoux, on peut noter quelques exemples de
ce langage. Le régent Égisthe pense des dieux qu’ils sont des boxeurs aveugles, des
fesseurs aveugles, tout satisfaits de retrouver les mêmes joues à gifle et les mêmes fesses.147Il se
sert du vulgaire en appelant les dieux par des mots de la vie courante. Le langage
sert à la dévalorisation, désacralisation des dieux, plus loin à la négation de la
justice divine.
En plus, le mélange des tons dans l’œuvre théâtrale de Giraudoux participe à
une combinaison harmonieuse du style de l’auteur. Pour l’exprimer, le drama-
turge contemporain introduit dans l’œuvre le rire et le sérieux, le comique et le
tragique, le drame et la poésie, une fusion de ton qui confirme la modernité de
l’esthétique de la rétribution dans le théâtre français contemporain.
En effet, Giraudoux dans Électre réduit la mort d’Agamemnon, le roi des rois
à une malencontreuse glissade sur les marches savonnées. Une mort qui ne re-
flète pas la brutalité tragique. Mieux encore, Agamemnon est réduit à une barbe
bouclée et à une main dont il relevait toujours le petit doigt, alors qu’un roi digne,
qui jadis dirigea l’expédition de Troie, devrait être un homme fort, de caractère
et non pas celui que décrit Clytemnestre. En outre, la mort du couple
Égisthe/Clytemnestre relève aussi de la comédie plus que de la tragédie. Le Men-
diant raconte qu’Égisthe a été gêné par le poids de la reine, morte suspendue à
son bras droit avec colliers et pendentifs, telle une reine d’opérette. Son œuvre est donc
une tragi-comédie, un drame bourgeois. À l’opposé, les tragédies anciennes n’ad-
mettaient pas le mélange de tons. Le comique est de l’ordre du laid, écrivaitAristote
qui s’explique davantage dans la partie perdue de la Poétique. Quand bien même
apparaît le mode ironique, il passe par l’emploi d’expressions très dévalorisantes.
Dans la mise en scène de la rétribution, nos auteurs font une description de
l’espace. Un espace qui présage le sang.

3. L’espace tragique
Il est possible de lire le théâtre comme un art spatial, parce que les actions et
les êtres imaginaires que l’auteur crée évoluent dans une géographie précise.
Celle-ci peut être réelle, vérifiable ou fictive. La position joue donc un grand rôle

146 Camus Albert, cité par Michel Contat et Michel Rybalka (1972), Jean-Paul Sartre, Un
Théâtre de situations, Gallimard, Paris, p.37.
147 Giraudoux, Électre, op.cit, p.29.

228
dans la localisation des choses et des personnes dans l’espace. Pour Aron, l’espace
devient souvent une sorte de protagoniste de l’action148. Ainsi, pour mieux étudier l’espace,
il convient pour nous de montrer comment chaque dramaturge en fait usage que
ce soit de l’espace macro espace ou macroscopique ou micro espace ou micros-
copique. L’espace est un élément important pour la structuration de la rétribu-
tion.
Dans le corpus, il s’agit du palais des pélopides, la place lycienne et le palais
de Mycènes, d’Agamemnon. C’est le lieu de tous les maux, de toutes les actions,
de toutes les scènes des personnages. C’est dans ce sens que Fischer (Fischer,
1994, 128) perçoit l’espace comme un lieu, un repère plus ou moins délimité où peut se
situer quelque chose, où peut se produire un évènement et où peut se dérouler une activité149.
C’est dire que l’espace est important en ce sens qu’il est le lieu où se déroule les
assassinats, les haines, la vengeance et surtout la quête de la rétribution. Sophocle
dans Électre montre que tout se passe devant le palais d’Agamemnon. Le palais
est donc le lieu à conquérir. Électre, au début a une position critique, car elle est
à cheval entre le dedans et le dehors. Lorsqu’Égisthe est au palais, elle se réfugie
à l’intérieur, et quand il est hors du palais, elle se retrouve dans la cour, ou à faire
des tours dans le palais. Égisthe est sorti pour aller dans les champs, et par cette
sortie, il a laissé la possibilité aux ennemis qui étaient dehors, d’entrer et de s’em-
parer du palais. Ils tuent Clytemnestre sans trop d’effort, et utilisent son cadavre
comme appât pour en finir avec Égisthe. Le palais est un espace rempli de
crimes, de vengeances. C’est un réceptacle des règlements de compte, de l’effet
boomerang de la rétribution. Les franchissements du seuil marquent donc le dé-
but de la rétribution.
Giraudoux commence à présenter le début de l’action dans la cour intérieure
du palais d’Agamemnon. Le Jardiner arrive en costume de fête, avec les invités
villageois, et Oreste entre avec trois petites filles. Si on s’en tient à cette didasca-
lie, nous croirions que ce palais est un lieu de joie, de réjouissance, car un mariage
aura sans doute lieu. Seulement, dès que l’Étranger, Le Jardinier et les trois pe-
tites filles entament la conversation. Il y a une incohérence dans leur propos au
sujet de la façade qui semble-il doit être d’aplomb. Le Jardinier dira à propos :
La façade est bien d’aplomb, étranger ; n’écoutez pas ces menteuses. Ce qui vous
trompe que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines
époques de l’année. Les habitants de la ville disent alors que le palais pleure. Et que le
corps de gauche est en marbre d’Argos, lequel, sans qu’on ait jamais su pourquoi, s’en-
soleille soudain, même la nuit. On dit alors que le palais rit. Ce qui se passe, c’est en
ce moment le palais rit et pleure à la fois150.

148 Aron, Paul (2002), Le Dictionnaire du Littéraire, P.U.F., Paris.


149 Fischer, Nicolas (1994/1981), Psychologie de l’espace, P.U.F, coll. « Que sais-je ? », Paris,
n°1925, p.128.
150 Giraudoux, Électre, op.cit., p. 12.

229
Ce palais personnifié, qui rit et pleure à la fois, pourrait symboliser le meurtre
d’Agamemnon et la malédiction de la famille des Atrides quand il pleure, et la
fête qui s’annonce quand il rit. En plus, la description du palais laisse entrevoir
tout le mystère qui s’y trouve. C’est un lieu mythique, il a une présence imposante
avec ses “pierres gauloises”, son “marbre d’Argos”, son “échauguette”. Il donne envie
à tout étranger de le visiter. Mais, lorsqu’on se met à poser des questions sur les
fenêtres, on se rend compte que c’est un palais pas comme les autres. Les fe-
nêtres du palais sont tantôt aux jasmins, tantôt avec les roses, et chacune d’elles
rappellent aux habitants d’Argos, une tragédie qui a eu dans la famille royale
entre autres, le crime d’Atrée, le meurtre de Cassandre, la mort d’Agamemnon.
Le palais d’Agamemnon est donc un lieu traversé de contraste, rires et pleurs,
soleil et nuit, comme un monument imprégné de croyances populaires.
Pour tout dire, le palais tel évoqué par Sophocle et Giraudoux est un lieu
mystérieux, un espace contraste qui fait penser à la luminosité et à l’obscurité.
C’est un lieu rempli de crimes, et qui annonce une éventuelle justice, une proche
rétribution. En dehors de la description on fera remarquer que les auteurs utili-
sent d’autres procédés d’écriture pour réécrire la rétribution.

4-La stylisation de la rétribution


Dans la pièce Électre, Sophocle tout comme Giraudoux utilisent des procédés
stylistiques notamment les figures de style, les champs lexicaux, qui de manière
implicite traduisent la rétribution.

L’écriture stylistique
Les figures de style sont (Reboul, 1991, 121) des procédés de style permettant de
s’exprimer d’une façon à la fois libre et codifiée. Libre, en ce sens qu’on n’est pas tenu d’y
recourir pour communiquer […] Codifiée, car chaque figure constitue, une structure connue,
repérable, transmissible.151 Pour dire la rétribution, Sophocle et Giraudoux utilisent
les figures d’analogie comme la métaphore, la comparaison ; et de pensée comme
l’hyperbole et l’ironie.
Sophocle, pour exprimer le désir de justice qui prévalait dans la Grèce jadis,
utilise la métaphore L’Érinys aux pieds d’airain, qui se cache pour dresser ses cruelles
embuscades (E, S, p.255). Il rapproche les pieds de l’Érinys à ceux de l’airain pour
traduire la fermeté. Plus loin, ces Érinys peuvent renvoyer aux divinités qui ren-
dent justice ou qui ne laissent pas impunis les transgresseurs. Sophocle fait re-
cours à des techniques d’analogie dont les motifs de ces métaphores sont des
éléments qui traduisent un certain désir de justice.

151 Reboul, Olivier (1991), Introduction à la rhétorique, P.U.F, Paris, 1re édition, p.121.

230
Giraudoux dans son œuvre présente la Grèce naïve tout comme Électre. Elle
est silencieuse alors que dans son palais se passe des crimes. On peut le lire de
par la métaphore La plus grande innocence de Grèce (E, G, p.23). En fait, la Grèce,
comparant est comparée à la plus grande innocence dont le motif est la naïveté,
l’ignorance de tout ce qui lui arrive. Électre est comparée à cette innocence, car
ignore l’assassinat de son père, elle est ignorante de ce crime d’état.
En plus des métaphores, les dramaturges se servent des comparaisons pour
mettre en scène la rétribution. Fontanier (Fontanier, 1977, 377) pense qu’elle
consiste à rapprocher un objet d’un objet étranger, ou de lui-même, pour en éclaircir, en ren-
forcer, ou en relever l’idée par des rapports de convenance ou de disconvenance : ou, si l’on veut,
de ressemblance ou de différence.152
Le style de ces deux auteurs laisse entrevoir une panoplie de comparaisons
dont le but est de rapprocher deux éléments faisant ainsi la littérarité, l’esthétique
de la rétribution de ces deux œuvres. Sophocle montre l’atrocité du crime de
Clytemnestre et son amant Égisthe qui ont abattu son époux le roi Agamemnon
comme un animal pour s’accaparer du trône. La comparaison Que ma mère et son
amant Égisthe ont abattu, eux, comme bûcherons font un chêne, en lui ouvrant le front d’une
hache homicide. (E, S, p.244)fait un rapprochement entre d’une part la mère
d’Électre et son amant Égisthe et d’autre part les bûcherons qui font un chêne.
Giraudoux met plutôt en exergue la posture d’Électre qui est si attachée à son
défunt père. Tout ce qu’elle voudrait est de tout savoir sur son décès.
La comparaison : Il comprenait que j’étouffais, que j’avais ton nom sur ma bouche,
comme un tampon d’or. (E, G, p.102) fait une analogie entre l’expression ton nom sur
ma bouche et l’expression un tampon d’or. Comme comparant, nous avons ton nom
sur ma bouche, et comparé un tampon d’or, l’outil de comparaison est comme,
le motif est la préciosité. Il apparaît que le sème qui lie les deux expressions est
la préciosité. C’est reconnaître toute la valeur et la considération, voire l’attache-
ment qu’on accorde à quelqu’un surtout de par son nom. C’est donc son nom
qui est précieux dans sa bouche. Nous le comprenons mieux par les sèmes, il
s’agit de bouche : + humain, + animé, + expression ; de or : + inanimé, + pré-
ciosité, + métal. Nous pouvons dire de ces sèmes, que son nom est dans sa
bouche un métal précieux qu’est l’or faisant la grandeur de son interlocuteur.
Bien plus, Giraudoux utilise l’hyperbole pour montrer le degré d’amour
d’Électre à l’égard de son père. Un sentiment qu’elle ne contrôle plus, elle dira :
je suis la veuve de mon père(E, G, p.42) permet de mieux asseoir le thème de la rétri-
bution. En effet, Électre prend la place de sa mère et porte le deuil de son père
au point où elle refuse même de faire la fête. C’est une hyperbole péjorative qui
traduit au-delà du deuil, la rancune. Le cœur de haine d’Électre n’a qu’une seule
idée, faire le deuil à la place de sa mère qui n’a pas pu remplir ses obligations de
veuve ou d’épouse. Cette exagération traduit ainsi une idée de rétribution pour
les meurtriers de ce père. Sophocle quant à lui présente une hyperbole ipso-facto

152 Fontanier, Pierre (1977), Les figures du discours, Flammarion, Paris, p. 377.

231
négative Celui que j’avais vient de disparaître arraché au monde. (E, S, p.267). Électre
alterne à la fois les souvenirs passés et l’instant présent. L’exagération vient du
fait qu’elle dit que celui qu’elle avait vient de disparaître, arraché au monde. Elle
donne l’impression de l’avoir possédé comme une chose. Cette figure traduit la
véracité du crime qui est connu par Électre et qui essayera sans doute de renver-
ser le sort, en rétablissant la justice.
Ces hyperboles chez Sophocle et Giraudoux sèment un décor négatif, par des
assassinats et les cœurs attristés, ce qui rend manifeste la rétribution dans ces
œuvres pour essayer de rétablir la justice et la vérité, raison pour laquelle même
l’ironie vient cacher l’hypocrisie et la méchanceté des personnages assassins.

b) Les champs lexicaux convoquant la rétribution


Dans les textes, les champs lexicaux sont ambivalents. Dans Électre de So-
phocle, nous pouvons relever plusieurs champs lexicaux entre autres, la lumino-
sité et la morosité. Le champ lexical de la luminosité : éclat, lumineux, soleil, jour,
astre, purifie, clarté, lumière, scintillant, heureux, victoire, vérité, flamboyant, joie, aurore, beau,
s’ensoleille, agréable, vérité, phosphore, rayon, belle lueur, splendeur, étincelant, éclair, purs,
lumineux rend effectif la rétribution ou le prix à payer dans la mesure où la vérité
sur la mort d’Agamemnon est découverte. La justice pourra être rendue au dé-
funt.
C’est une sorte d’optimisme, il y a une lueur d’espoir qui brille en Électre, au
fond de son âme, elle sent que la justice va de grande lutte emporter. Le champ
lexical de la luminosité montre que ce qui est important aux yeux d’Électre est la
vérité, c’est une idée fixe qui la ferme à l’écoute des autres et l’enferme dans un
désir de justice et de vengeance. Elle est aveuglée par un excès de lumière, cette
rage de la vérité devient une obsession. Elle va aller jusqu’au bout de son désir,
jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore qui marque le début de la lumière. En clair, ce
champ veut marquer les beaux jours du palais royal. Il s’agit d’un bonheur qui
vient à la suite d’un long malheur qui a hanté le royaume.
En plus, l’on peut relever le champ lexical de la morosité composé de : chagrin,
douleur, amer, angoisse, haine, triste, lamentations, maux, afflige, plaintes, malheurs, cruels,
sombre, nuit, ombre, éteinte, nuit, pleure, ennuis, terne, veule, mauvais sommeil, mauvais teint,
peur, noire, soir, ombres, fond des vallées, obscur, caches les crimes, moins visible, amorphe,
enfer, malheureuse qui peut être assimilée au noir, au pessimisme. Les personnages
notamment Électre sont en proie à des sentiments pathétiques. Ils sont enfermés
dans des douleurs qui les dépassent et donc l’espoir de les surmonter reste encore
incertain. C’est un environnement malsain, morose, car le royaume est frappé
par un meurtre qui est une sorte de fatalité. Mais comment faire pour enlever ce
mauvais sort qui obscurcit le palais ? Il faut sans doute rechercher à rétablir la
vérité sur l’assassinat du roi afin que ces assassins soient châtiés.
Ces deux champs lexicaux relevés dans les structures de nos textes participent
de sa construction. Ils permettent de voir comment les auteurs expriment le désir

232
de faire la lumière sur le meurtre d’Agamemnon, qui longtemps est resté dans le
noir et impuni. Électre est habitée par la douleur, le chagrin, toute sa vie dans ce
palais de son père n’a été que tristesse. C’est un mélange entre le pathétique et le
tragique. Toutefois, elle vit dans l’espoir qu’un jour la vérité va triompher et qu’ils
pourront venger ce crime odieux commit par leur mère et son amant. C’est donc
une progression à thème dérivé où chaque champ fait naître un autre.

Conclusion
Au demeurant, Sophocle et Giraudoux, malgré les siècles qui les séparent, ont
repris et réactualisé le mythe d’Électre en mettant en scène le langage rétributif
dans leurs pièces théâtrales. Cette rétribution s’exprime d’abord par la poéticité
du langage à travers les chants larmoyants, le style versifié ; ensuite par la drama-
tisation de par le burlesque et les passions ; enfin par la stylisation basée sur les
procédés stylistiques et les lexiques. Il en ressort que Sophocle et Giraudoux
mettent en exergue un langage empreint d’intra et de transgénéricité dans lequel
les tons, les registres et les genres se mélangent pour exprimer l’intransigeance
de justice et le refus de compromissions d’Electre face à Clytemnestre. Ce désir
de justice, chez Sophocle, s’exprime dans le style noble et élégant de la tragédie
antique. Pourtant chez Giraudoux, il combine le burlesque et le sérieux, le co-
mique et le tragique, le drame et la poésie ; une fusion de ton qui confirme la
modernité de l’esthétique de la rétribution dans le théâtre français contemporain.

Bibliographie
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Bacry, Patrick (2000), Les figures de style, Belin, Paris.
Camus, Albert, cité par Michel Contat et Michel Rybalka (1972), Jean-Paul Sartre, Un
Théâtre de situations, Gallimard, Paris.
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taire à la dissertation, Dunod, Paris.
Fischer, Nicolas (1994/1981), Psychologie de l’espace, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
n°1925.
Fontanier, Pierre (1977), Les figures du discours, Paris, Flammarion.
Grimal, Pierre (1978), La mythologie grecque, P.U.F., Paris.
(1978), Le théâtre Antique, P.U.F., Paris.
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Larthomas, Pierre (1972), Le Langage dramatique, Armand Colin, Paris.
Reboul, Olivier (1991), Introduction à la rhétorique, P.U.F., Paris, 1re édition.

233
De l’absurde à une esthétique de l’altérité
dans le théâtre d’Albert Camus : une étude de Caligula,
Le Malentendu, Les Juristes et l’État de siège
Jean Marie YOMBO
FALSH-Université de Yaoundé I

Résumé
Cette étude, axée sur le théâtre d’Albert camus, explore la révolte manifestée
par des personnages en conflit avec l’absurde. En se levant contre ce sentiment,
leur révolte est une réponse positive au cri de l’homme en situation de dérélic-
tion. Elle traduit leur effort pour instaurer le mouvement de la solidaire comme
sotériologie. Ainsi, leur faire induit une esthétique de l’altérité, adossée à la pul-
sion d’aimer.
Mots-clés : Absurde, empathie, altérité, révolte, solidarité.

Introduction
Albert Camus a médité ses propres souffrances et a choisi d’illustrer les as-
pects tragiques de la condition humaine à travers son œuvre théâtrale. Les per-
sonnages que le dramaturge met en scène font face à l’absurde, sont habités par
l’angoisse existentielle, par le sentiment du non-sens, lequel est pris en charge
par les divers signes théâtraux153 qui structurent les pièces à l’étude. Entendu
comme « la confrontation [de l’]irrationnel et du désir éperdu de clarté dont l’ap-
pel résonne au plus profond de l’homme » (Camus, 1965 : 37), ce sentiment se
présente comme le produit de la relation oppositionnelle que l’homme, épris de
clarté, entretient avec le monde qui refuse de se laisser réduire. Prenant naissance
en l’homme vivant dans un monde qu’il est incapable de comprendre et auquel
il est étranger, il constitue le thème qui informe toute l’œuvre théâtrale de camus.
Si les héros des pièces à l’étude dépassent ce sentiment par leur révolte métaphy-
sique qui les rend solidaires de l’humanité souffrante, les moins illustres, en re-

153Dans Littérature et spectacle, Tadeusz Kowzan présente le théâtre comme étant lieu
d’expression par excellence des signes. Il en identifie ainsi douze qu’il classe en signes
auditifs et en signes visuels. Ce travail précède L’Univers du théâtre de Gilles Girard et all,
lequel s’inscrit dans la même perspective.

235
vanche, restent déterminés par ce nouveau visage de la fatalité. Suivant cette lo-
gique, la présente étude va se focaliser sur les différentes attitudes que manifes-
tent les personnages camusiens lorsqu’ils sont en proie à la nausée existentielle.
Pour ce faire, seront interprétés les différents signes du corpus afin d’élucider
d’une part, les ressorts qui déclenchent le déni de l’autre consécutif au rejet des
absolus, et d’autre part, la dynamique révolutionnaire qui est au fondement de
l’esthétique de l’altérité. L’interprétation des signes à laquelle va se livrer cette
étude prend appui sur le principe que le théâtre est un « système sémiologique
complexe comprenant plusieurs couches significatives. » (Pavis, 1976 : 5)

1-L’absurde comme ressort essentiel du déni de l’autre


Dans les différentes pièces de théâtre écrites par camus, le sentiment de l’ab-
surde est à l’origine de l’hostile juxtaposition de certains personnages avec le
monde alentour. Son épaisseur et son étrangeté sont telles que ceux qui lui sont
soumis finissent par manifester de l’indifférence au sort de l’autre. Dans cette
perspective, ils vont être présomptueux, nihilistes et incapables de communiquer
avec les autres.

1-1.La présomption et l’indifférence


Face à l’absurde, les personnages camusiens donnent l’impression des cons-
ciences en conflit avec une réalité qui les dépasse et qu’ils tentent de surmonter
par le moyen de la révolte. La mise en scène de ce spectacle, dans l’univers théâ-
tral du dramaturge, conduit ceux qui sont soumis aux injonctions négatives de
ce sentiment à vouloir imiter les dieux qu’ils considèrent comme les véritables
responsables de leur condition. Le comportement étant la réaction d’un orga-
nisme aux stimuli venus du monde alentour, la réaction que provoque le senti-
ment du non-sens est le goût de la surhumanité, de la mégalomanie ou de la folie
des grandeurs. Les êtres de papier qui se comportent de la sorte ont une expé-
rience individuelle de la souffrance qu’ils sont incapables d’étendre aux autres
pour les aimer. Une telle attitude se rapproche de la conception romantique de
la révolte qui répond à la création injuste par le mal :
Le héros romantique s’estime donc contraint de commettre le mal, par nostalgie d’un
bien impossible. Satan s’élève contre son créateur, parce que celui-ci a employé la force
pour le réduire. « Égalé en raison, dit le Satan de Milton, il s’élève au-dessus se ses
égaux par la force […] Ce « noir esprit du mal qu’irrite l’innocence » suscitera ainsi
une injustice humaine parallèle à l’injustice divine. Puisque la violence est la racine de
la création, une violence délibérée lui répondra. L’excès de désespoir ajoute encore aux
causes du désespoir pour mener la révolte à cet état de haineuse atonie, qui suit la longue
épreuve de l’injustice, et où disparaît définitivement la distinction du bien et du mal.
(Camus, 1950 : 71-72)

236
La révélation des propos qui précèdent est que le nihilisme s’explique par le
désir qu’a l’homme d’égaler les dieux, qui sont tenus comme responsables de la
condition humaine malheureuse. L’expression la plus complète de l’incurie à
l’égard de l’autre et de l’inaptitude à l’empathie est le personnage éponyme Cali-
gula. Chez ce dernier, l’inflation du moi a pris des proportions tellement impor-
tantes qu’elle finit par devenir inquiétante. Cela est dû au fait que le jeune empe-
reur se venge des dieux qui, sans raison, l’ont scandalisé par la mort de son
amante et sœur Drusilla. À la vérité, la conscience de la vanité de l’existence
humaine, subséquente à la tragédie qu’il expérimente, montre que « ce n’est pas
la mort de Drussilla qui a frappé Caligula, [mais] la mort tout court. » (Morvan
Lebesque, 1987 : 54) Suivant cette logique, l’événement tragique que vit le jeune
empereur va générer en lui le sentiment du non-sens, qui va finir par l’angoisser
et par lui faire désirer la posture d’une divinité implacable. On peut l’observer à
travers ce dialogue :
Caligula
Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable.
Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. (Un temps.) Les
choses, telles qu’elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.
Hélicon
C’est une opinion assez répandue.
Caligula
Maintenant, je sais (Toujours naturel) ce monde tel qu’il est fait n’est pas supportable.
J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui
soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. (Camus, 1958 : 36)
Ces propos de Caligula constituent une réplique dans le dialogue qu’il a avec
hélicon lorsqu’il revient dans le palais après une absence prolongée, à la quête de
« la lune ». Par ce mot, il faut entendre le bonheur parfait qui délivre l’homme
des problèmes existentiels dans lesquels il est embarqué. Ainsi, Caligula est un
personnage qui, exaspéré par une demi-perfection, développe une attitude ly-
rique par laquelle il se projette dans un monde idéal où son éthos pitoyable est
transfiguré par l’obtention du pouvoir absolu que détiennent uniquement les
dieux. L’information didascalique insérée dans les propos de Caligula laisse pen-
ser que le naturel de son ton est le signe de son indifférence à l’égard de son
interlocuteur. C’est donc un personnage présomptueux qui, en voulant égaler les
dieux, décide de devenir aussi arbitraire et cynique que ces bourreaux qui lui font
comprendre par la mort de son amante que « les hommes meurent et ne sont
pas heureux. » (Camus, 1958 : 36)Le personnage éponyme est un révolté indivi-
duel, un être dont le principe de vie ne tient pas compte de la valeur humaine.
En se levant contre le principe de l’arbitraire des dieux, il choisit paradoxalement
de devenir aussi nuisible, cruel et injuste qu’eux. C’est dans cette optique qu’il

237
fait l’affirmation suivante : « Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des
dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illu-
soires qu’un homme, s’il en a la volonté, peut exercer sans apprentissage, leur
métier. »(Camus, 1958 : 94)
La mégalomanie de ce personnage se perçoit également à travers les nom-
breux théâtraux qui structurent le texte. Pour ne prendre que sa gestuelle, il faut
remarquer que celle-ci traduit le cynisme, l’autoritarisme et la présomption. On
le voit bien lorsqu’il arrête d’un geste caesonia et scipion qui viennent à sa ren-
contre à la fin de la scène VI du premier acte. Ce signe montre que le personnage
camusien s’est désolidarisé de la communauté. Voilà pourquoi il se comporte
comme un dieu, car on le voit « assis en tailleur sur un piédestal » (camus, 1958,
31), tandis que les patriciens viennent lui verser leur obole. Chez lui, présomp-
tion se conjugue bien avec déni de l’autre, puisque la folie des grandeurs le
pousse à abuser de la femme de micius et à tuer pour le simple plaisir de se sentir
grand. Le désir humain d’incarner le pouvoir absolu des dieux participe de ce
qu’Anne ubersfeld (1996 : 284) appelle « la figuration scénique d’un oxymore »,
laquelle est au service du « plaisir de l’impossible ». Ce plaisir esthétique, ressenti
par le lecteur, permet de percevoir le nihilisme des personnages vaincus par l’ab-
surde.

1-2. La négation absolue


L’instinct de prestige, à l’œuvre dans le comportement de Caligula, n’est pas,
dans l’univers théâtral de camus, le seul motif qui justifie le rejet de l’autre. Celui-
ci peut également s’adosser sur les discours de légitimation qui concèdent au
pathos la capacité de conduire le devenir humain et de faire advenir des valeurs.
Cette instrumentalisation du principe hégélien de la ruse de la raison154se perçoit
dans l’attitude des révolutionnaires que sont nada et Stépan. Mis en scène res-
pectivement dans L’État de siège et dans Les Justes, les deux personnages sont des
révolutionnaires dont les dires et les actions révèlent une homologie de principe
avec Sartre pour qui, dans Les Mains sales, la fin justifie les moyens. Pour ce qui
concerne nada, il faut remarquer que son nom est doté d’un contenu sémantique
qui fait référence au nihilisme, car signifie « rien » en espagnol. Ce signe onomas-
tique porte en germe tout un programme de négation absolue pris en charge et
mis en œuvre par celui qu’il désigne. On n’est donc pas surpris de constater que
l’éthos que construit le discours de nada le dispose à intégrer la catégorie tragique
de l’hubris dans son comportement, qui montre l’adhésion de ce dernier à la po-
litique arbitraire du personnage de la peste, lequel vient d’assiéger la ville de ca-

154Chez Hegel, la raison peut cautionner les passions destructrices si celles-ci concou-
rent à l’avènement d’un monde meilleur.de la sorte, elle peut entrer en collusion avec le
pathos.

238
dix. La peste étant le symbole d’une société déterminée par l’arbitraire, il méta-
phorise ainsi l’absurde qui, dans sa variante bureaucratique et institutionnelle, est
un tyran qui règne en maître absolu sur le destin des individus. Le nihiliste nada,
conquis à ce règne cynique qui mime l’arbitraire des dieux, manifeste une dimen-
sion caliguliesque qui se perçoit dans l’échange suivant :
Nada
Je suis au-dessus de toutes choses, ne désirant plus rien.
Diégo
Personne n’est au-dessus de l’honneur […]
Nada
Je te l’ai dit, fils, nous y sommes déjà. N’espère rien. La comédie va commencer. Et
c’est à peine s’il me reste le temps découvrir au marché pour boire à la mise à mort
universelle. (Camus, 1965 : 196)
Comme on le lit dans ce dialogue, nada est un antihumaniste. Son déni de
l’autre montre qu’il est embarqué par le sentiment du non sens qu’il s’attelle à
manifester par l’exaltation de la mort. Aussi, est-il proche de Stépan, excessif,
démesuré, totalitaire et englué dans l’absurde. Mis scène dans L’État de siège, Sté-
pan figure en effet le prototype caricaturé du révolutionnaire nihiliste. Pour lui,
il faut tout détruire et repartir à zéro. C’est au nom de ce principe qu’il condamne
son camarade Kaliayev, après son hésitation à lancer la bombe sur la calèche du
grand-duc où se trouvaient des enfants innocents. De la sorte, il n’impose aucune
limite à l’action révolutionnaire et serait capable de supporter le spectacle tra-
gique de l’innocence sacrifiée au motif de libérer plus tard les enfants de Russie
de la tyrannie du grand-duc :
Il n’y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous
se lèvent, sauf Yanek.) Vous n’y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement,
si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une
Russie libérée du despotisme, […] que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous
reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m’entendez. Et si cette mort vous arrête, c’est
que vous n’êtes pas sûrs d’être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
(Camus, 1950 : 63)
On peut interpréter les propos de Stépan comme s’inscrivant dans la logique
millénariste des philosophies de l’histoire, qui instrumentalisent le meurtre de
masse comme moyen ancillaire au service d’une cause juste. Cette approche, qui
divinise l’histoire, révèle l’inconséquence de son promoteur dont l’activisme est
nocif à l’humain. En conséquence, l’idée des salvations globales, promues en
objets de croyance, se présente comme un discours aussi pernicieux que l’inca-
pacité à parler clairement.

239
1-3.L’incapacité à parler clairement
Le danger de l’inaptitude à parler clairement est qu’elle place le récepteur en
présence d’un langage dont l’inextricabilité conduit à des quiproquos ou à des mé-
prises qui peuvent devenir fatales à l’émetteur. Cela signifie que le déni de l’autre
peut être causé par la défaillance de l’intelligence à rendre claires les énigmes.
C’est dans Le Malentendu, pièce vaudevillesque dont « l’action tout entière repose
sur un jeu de hasards » (Morvan Lebesque, 1987 : 52), que camus choisit de
mettre en scène le personnage de jan, qui figure la marionnette de la parole obs-
cure. En effet, après vingt ans d’absence, jan revient, en compagnie de sa femme
Maria, vers sa mère et sa sœur Martha, pour leur faire profiter de sa richesse.
Seulement, son attitude est paradoxale, car en voulant se faire reconnaître, il re-
fuse cependant de se nommer, sous prétexte de ne pas trouver les mots justes.
Dans la scène III du premier acte, lorsqu’il répond à son épouse qui lui reproche
de n’avoir pas annoncé son arrivée par un mot clair, il déclare :
Je ne l’ai pas trouvé. Mais quoi, je ne suis pas pressé. Je suis venu ici apporter ma
fortune, et si je le puis, du bonheur. Quand j’ai appris la mort de mon père, j’ai compris
que j’avais des responsabilités envers elles deux et, l’ayant compris, je fais ce qu’il faut.
Mais je suppose que ce n’est pas si facile qu’on le dit de rentrer chez soi et qu’il faut un
peu de temps pour faire un fils d’un étranger. (Camus, 1958 : 167)
L’ambiguïté de ce personnage, qui hésite à dire clairement qui il est, se voit à
travers tous les signes visuels qui le structurent et révèlent son étiquette séman-
tique. Ses mouvements comme ses gestes montrent qu’il est incapable d’aller
jusqu’au bout de son entreprise salvatrice.
Il s’est avancé vers la sonnette. Il hésite, puis sonne. On n’entend rien. Un moment
de silence, des pas… La porte s’ouvre. Dans l’encadrement, se tient le vieux domestique.
Il reste immobile et silencieux.
Jan : Ce n’est rien. Excusez-moi. Je voulais savoir seulement si quelqu’un répon-
dait, si la sonnerie fonctionnait. (Camus, 1958 : 207)
Les paroles de jan sont en contradiction avec ses mouvements et sa gestuelle,
puisqu’il prétend s’intéresser à la sonnette alors qu’en vérité, il l’a appuyée pour
se faire reconnaître. Dans la même logique, on peut dire que le destin s’acharne
contre lui, dans la mesure où la présence du domestique dans l’encadrement de
la porte empêche Martha d’identifier le voyageur par le moyen de son passeport
qu’il vient pourtant de lui donner. Cet accessoire de théâtre et les autres signes
précédemment analysés charrient des messages qui valent au théâtre d’être une
« polyphonie informationnelle » (Gilles Girard et all, 1995, 19). Les diverses in-
formations issues de ces signes convergent vers l’idée que le manque de clarté
occasionne l’absurde. Car, ainsi qu’on va le lire dans la suite de l’œuvre, jan va
être tué par sa mère et par sa sœur qui ne l’ont reconnu à cause de son hésitation

240
à se faire identifier. La découverte de son identité après sa disparition conduira
sa mère au suicide, frustrera Martha et laissera maria dans la solitude. Ainsi, en-
glué dans l’absurde comme Caligula, nada et Stépan, Jan occasionna sa propre
perte et celle des autres. Preuve que les ressorts qui déclenchent le sentiment de
l’absurde entraînent fatalement le rejet de l’autre que les personnages révoltés
tiennent pour finalité de toute action et non comme un moyen.

2- Révolte et esthétique de l’altérité


Les révoltés solidaires, contrairement à ceux victimes de l’absurde, manifes-
tent une attitude prométhéenne qui, après le rejet des absolus divins, les desti-
nent à aider les humains. C’est l’amour de la vie qui justifie leur élan d’huma-
nisme tellurique. Suivant cette logique, il convient d’analyser le résultat de leur
insurrection métaphysique.

2-1. La révolte métaphysique et la passion pour la vie


Dans les pièces de théâtre où Camus met en scène des personnages triom-
phant de l’absurde, on se rend compte que ces derniers sont attachés à la terre
et à ses plaisirs par un lien fort. Refusant de se projeter de façon religieuse dans
un monde qui se situe en dehors de leur perception, ces derniers s’empressent
de vivre et de jouir de l’instant. Comme Sisyphe haïssant la mort par amour pour
l’eau, le soleil, les pierres chaudes et la mer, ils font tout ce qui est possible pour
être heureux sur la terre. Voilà pourquoi ils haïssent la mort dont l’expérience
douloureuse fait apparaître la vanité de notre condition : « sous l’éclairage mortel
de cette destinée, l’inutilité apparaît. » (Camus, 1942 : 30) Suivant cette logique,
on peut comprendre pourquoi les héros camusiens récusent l’espoir proposé par
les religions et par les philosophies existentielles. Les secondes, en divinisant
l’histoire, la présentent comme source de valeurs et ramènent sur le plan sécu-
laire la catégorie transcendante de Dieu que le révolté nie par son insurrection
métaphysique. Cette attitude que Camus considère comme un suicide philoso-
phique est bien celle de Stépan qui prétend que l’histoire, en cautionnant les
destructions massives, est source de valeurs. Le refus de considérer les choses
selon cet angle de perception montre que « la griserie de l’irrationnel et la voca-
tion de l’extase détournent de l’absurde un esprit clairvoyant » (Camus, 1948 :
55) Or il s’agit de rester lucide et d’affronter l’absurde avec des moyens humains.
Comme dans Noces et L’Été, camus, dans les pièces du cycle de la révolte, célèbre
la fusion de l’homme avec la nature. Contrairement à Martha qui dans Le Malen-
tendu est frustrée par les paysages de l’Europe et qui attend du crime l’argent
nécessaire à son épanouissement devant la mer, Diégo prend plaisir à sentir le
vent de la mer qui symbolise la liberté. C’est au nom de ce bonheur sensoriel
qu’il déteste la mort et sacrifie sa vie à la peste pour sauver victoria et la cité

241
assiégée. Dans Les Justes, Kaliayev aussi est habité par la passion de vivre ; c’est
cet amour de la vie et du bonheur qui sous-tend l’échange suivant qu’il a avec
Dora :
Kaliayev
Tes yeux sont toujours tristes, Dora. Il faut être gaie, il faut être fière. La beauté existe !
« Aux lieux tranquilles où mon cœur te souhaitait…
Dora, souriant
Je respirais un éternel été… »
Kaliayev
Oh ! Dora, tu te souviens de ces vers. Tu souris ? Comme je suis heureux… (Camus,
1950 : 28)
De la sorte, l’empressement à vivre constitue une raison suffisante pour éviter
toute évasion philosophique ou religieuse du monde empirique. Ce refus de tout
espoir montre « qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité hors de la
courbe des journées. » (Camus, 1959, 55.) La vie hédoniste qui s’ensuit traduit
l’idée que le bonheur est dans l’intégration harmonieuse de l’homme à la nature.
Ici, le saut dans l’immanence remplace la projection individuelle dans la trans-
cendance divine. C’est cette passion de la vie qui va conduire les héros camusiens
à se décentrer ver les hommes afin de leur faire ressentir, par solidarité, le bon-
heur perçu dans la communion avec le monde. Ce lien sensoriel est finalement
un humanisme. Le mouvement de la révolte contre le malheur qui affecte les
hommes est donc l’expression d’une grandeur prométhéenne. Elle se donne à
voir dans les pièces théâtrales à l’étude comme la manifestation d’une esthétique
de l’altérité, dans la mesure où l’autre est accepté, perçu et senti comme un être
aimable.

2-2.Le décentrement solidaire ou l’esthétique de l’altérité


À l’inverse des personnages déterminés par l’absurde, l’insurrection métaphy-
sique de ceux qui triomphent de ce sentiment ne conduit pas au déni de l’autre.
De fait, leur « protestation contre la condition dans ce qu’elle a d’inachevé, par
la mort et de dispersée, par le mal » (Camus, 1950, 42.) constitue plutôt un moyen
pour se défaire de l’empire des absolus et pour revendiquer l’unité primordiale
avec le cosmos par le décentrement et l’ouverture à l’altérité. Cela se justifie par
le fait que chez camus, le personnage révolté est celui qui, par translation, étend
sa condition au reste de la communauté. Le mouvement d’empathie qui en ré-
sulte instaure alors une dynamique par laquelle l’individu angoissé par le senti-
ment du non-sens que charrie l’absurde en fait le motif inhérent à la condition
de l’homme en situation de déréliction : « Le premier progrès d’un esprit saisi
d’étrangeté est donc de reconnaitre qu’il partage cette étrangeté avec tous les

242
hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par
rapport à soi et au monde. Le qui éprouvait un seul homme devient peste col-
lective. » (Camus, 1941 : 38)
Suivant cette logique, la conscience d’une destinée individuelle malheureuse
dispose le révolté à se projeter dans l’autre et lui évite par conséquent le « res-
sentiment [qui] est très bien défini par Scheler comme une auto-intoxication, la
sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée. » (Camus,
1941 :32.) Cette auto-intoxication, qui conduit Caligula, Martha, nada et Stépan
à la démesure et au crime, est exclue de l’éthique du révolté solidaire qui défend
le sacré de la nature humaine. Dans cette optique, Camus écrit :
Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « co-
gito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire
l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la
première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. (Camus, 1941 : 32.)
Sous la plume de l’écrivain, la révolte est donc sous-tendue par la solidarité à
l’égard de l’humanité, lorsque celle-ci est en péril. Le sacrifice du révolté pour
l’humanité souffrante intervient toujours dans un contexte social déterminé par
l’arbitraire du pouvoir politique, qui constitue sur le plan séculaire le nouveau
visage de la fatalité. Ce ressort de la tragédie, incarné dans la technostructure de
la bureaucratie moderne, prend le visage de la peste dans L’État de siège. Une fois
installée au pouvoir, le personnage de la peste se comporte comme un tyran qui
n’épargne personne dans la ville de Cadix. La ville épouvantée est représentée
dans la pièce par le décor obscur qui donne une impression de « fin du monde »
(Camus, 1965 : 189.). Face à l’adversité, aux injustices et aux crimes perpétrés
par la peste, Diégo, naguère joyeux aux côtés de sa fiancée victoria, sera troublé
et exprimera la défaillance de son intelligence à cerner et à éclairer la crise qui
déstabilise son environnement ; et pourtant, il va choisir de porter secours aux
victimes :
Je ne me reconnais plus. Un homme ne m’a jamais fait peur, mais ceci me dépasse,
l’honneur ne me sert de rien et je sens que je m’abandonne. (Elle avance vers lui.) Ne
me touche pas. Peut-être déjà le mal est-il en moi et je vais te le donner. Attends un peu.
Laisse-moi respirer, car je suis étranglé de stupeur. Je ne sais même plus comment pren-
dre ces hommes et les retourner dans leur lit. Mes mains tremblent d’horreur et la pitié
bouche mes yeux. (Des cris et des gémissements) Ils m’appellent pourtant, tu entends. Il
faut que j’y aille. Mais veille sur toi, veille sur toi. Cela va finir, c’est sûr ! (Camus ?
1965 : 13.)
À travers ces paroles, le jeune Diégo, amoureux, sensuel et occupé à recher-
cher du plaisir, va abandonner la quête personnelle du bonheur individuel pour-
tant légitime, pour porter secours à la cité en crise. En effet, lorsque Cadix est
en danger, l’amour n’a plus de place, l’homme est aliéné et la femme menacée. Il

243
y a par conséquent quelque chose de cornélien dans ce personnage camusien qui,
entendant des cris et des autour de lui, va sacrifier l’amour de victoria pour aider
et défendre les victimes de la peste. La mission dont il se sent investi s’adosse
sur le mouvement apathique de l’identification de sa douleur à celle de l’autre :
Non ! Désormais, je suis avec les autres, avec ceux qui sont marqués ! Leur souf-
france me fait horreur, elle me remplit d’un dégout qui jusqu’ici me retranchait de tout.
Mais finalement, je suis dans le même malheur, ils ont besoin de moi. (Camus, 1965 :
261.)
Marqué du sceau de la peste qui destine inéluctablement à la mort, Diégo,
amoureux éperdu de victoria, va éviter de la toucher pour ne pas la contaminer.
Ce geste signale un amour supérieur qui, dépassant le simple plaisir des sens,
veut épargner à victoria le mal qui ronge la communauté. En s’orientant vers
ceux qui sont marqués comme lui, le jeune héros sublime sa misérable condition
dans le secours qu’il apporte aux autres. Ainsi, au lieu de le frustrer, le sentiment
de l’absurde a fait naître en lui la pulsion d’aimer son prochain : c’est l’esthétique
de l’altérité. Le mot esthétique, étant associé à l’idée de sentir, est employé ici
pour traduire le lien sensoriel du personnage camusien à l’humanité souffrante.
Dans ce sens, les mouvements scéniques de Diégo vont montrer que sa vie n’a
de sens que dans l’espace où il se meut. Voilà pourquoi il va fuir face aux
hommes de la peste et va se cacher chez le juge, non tant par peur que par refus
de la mort. Passionné par la vie, il va s’armer de courage pour renverser l’ordre
arbitraire qui gouverne la ville avec ses lois scélérates. Dans la deuxième partie
de la pièce, une information didascalique révèle qu’il « regarde [la secrétaire] avec
dégoût et effroi. » (Camus, 1965 : 270.) Cette mimique traduit sa révolte et révèle
un éthos de virilité qui le dispose à contrecarrer les projets cyniques de la peste et
de sa secrétaire. On peut alors comprendre pourquoi dans la suite du texte, le
héros camusien va prendre la secrétaire au collet, va la secouer avant de la gifler.
C’est ce dernier geste qui va l’amener à constater qu’il est guéri du mal qui la
rongeait. L’attitude du héros nous apprend qu’on ne peut vaincre l’absurde qu’en
l’affrontant. Elle est homologue à l’acte que posent les patriciens lorsqu’ils se
mettent ensemble pour frapper Caligula jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Dans Les Justes, Kaliayev joue le rôle du révolté solidaire en choisissant de
lancer la bombe sur la calèche du grand-duc. Il est important de remarquer que
ce « meurtrier délicat » (Camus, 1951 : 211.) est révolté contre la forme sociopo-
litique de l’absurde incarnée par le despote au pouvoir. L’action terroriste à la-
quelle il prend part aux côtés de ses camarades le dispose à sacrifier sa vie pour
que tous les enfants de Russie ne meurent plus jamais de faim. Pour lui, comme
pour Caesonia s’adressant à Caligula, « le bonheur est généreux. Il ne vit pas de
destruction. » Camus, 1958 : 202). Cette éthique, qui sous-tend l’action terroriste
à laquelle il prend part, l’empêche de se détourner de l’autre ou de se faire com-
plice de sa souffrance. Ainsi, refuse-t-il de se plier de façon docile au verrou

244
idéologique du nihilisme institutionnalisé, répétant sur le plan social la tyrannie
du destin. À rebours de ce comportement qui mime l’absurde et dénie à l’autre
le droit de vivre et de s’épanouir, Kaliayev est un révolté métaphysique qui as-
sume sa condition en l’absence de la figure paternaliste de Dieu. Seulement, il ne
prend pas plaisir à vivre selon la logique romantique du retrait de la vie sociale
comme le promeneur solitaire de rousseau ou Alceste de Molière. Son option de
troquer sa vie contre la libération du peuple montre qu’il se considère comme
un maillon important de la chaine sociale. Dans ce sens, il parle de l’acte terro-
riste qu’il se prépare à commettre au début de la pièce avec exaltation et enthou-
siasme : « Oui, je l’abattrai ! Quel bonheur si c’est un succès ! Le grand-duc, ce
n’est rien. Il faut frapper haut ! » (Camus, 1950 : 51.) La joie qui l’anime est une
émotion obsédante ; elle est propre à un goût violent pour la justice. C’est pour
cela qu’il n’hésite pas à crier et à parler avec ardeur pour clamer son penchant
pour les innocents dont le bien-être est un droit inaliénable. En affirmant que le
grand-duc n’est rien, le héros camusien montre qu’il méprise ce tyran qu’il va
anéantir. Ce n’est pas un personnage démesuré qui parle, mais un justicier qui
n’hésitera pas à mourir :
Depuis un an, je ne pense à rien d’autre. C’est pour ce moment que j’ai vécu
jusqu’ici. Et je sais maintenant que je voudrai périr sur la place, à côté du grand-duc.
Perdre mon sang jusqu’à la dernière goutte, ou bien bruler d’un seul coup, dans la
flamme de l’explosion et ne rien laisser derrière moi. Comprends-tu pourquoi j’ai de-
mandé à lancer la bombe ? Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur
de l’idée, c’est la justification. (Camus, 1950 : 38)
En offrant sa vie pour le salut des enfants de Russie, Kaliayev a conscience
de tuer non pas le grand-duc, mais ce qu’il incarne : « ce n’est pas lui que je tue.
Je tue le despotisme » (Camus, 1950 : 42.) Ce qui veut dire en d’autres termes
que le héros camusien et ses camarades ne souscrivent pas à l’idéologie politique
installée au pouvoir et qui institue la barbarie en norme. Dans la mesure où ce
despotisme incarne est l’image de Dieu, il va refuser la grâce qui le délivrerait,
selon la grande-duchesse, du mal qu’il a commis en tuant son époux. Ce refus
montre qu’il rejette l’idée de Dieu qui projette ceux qui y croient dans un hypo-
thétique monde apaisé dans l’au-delà. Comme Diégo, qui trouve son bonheur
sur la terre, Kaliayev consent à l’ici et maintenant.

Conclusion
À tout prendre, les pièces de théâtre écrites par Camus mettent en scène la
condition tragique de l’homme lorsqu’il est déterminé par l’absurde. Le poids de
cette fatalité moderne conduit les personnages qui la subissent à développer des
attitudes nihilistes traduisant leur incapacité à manifester de l’empathie à autrui.
En revanche, ceux triomphent de ce sentiment choisissent de se sacrifier pour le

245
bonheur des autres, dans un monde qu’ils veulent sauver de la tyrannie des ab-
solus. En conséquence, les pièces de camus développent l’utopie d’une révolte
solidaire, qui fait de l’autre la fin de toute action et non un moyen. L’esthétique
de l’altérité, qui sous-tend les actions des personnages triomphant de l’absurde,
révèle que leur résilience, suite au choc de l’absurde, délivre du nihilisme subsé-
quent au désespoir de vivre qui perturbe les personnages sujets au sentiment du
non-sens.

Bibliographie
Camus, Albert, (1950). Les Justes, Paris, Gallimard.
(1958). Caligula suivi de Le Malentendu, Paris, Gallimard.
(1965). L’État de siège, in Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard.
(1939). Noces suivi de L’Été, Paris, Gallimard.
(1942). Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard.
(1951). L’Homme révolté, Paris, Gallimard.
Girard, Gilles et all, (1995). L’Univers du théâtre, Paris, P.U.F.
Kwozan, Tadeusz, (1975). Littérature et spectacle, Pologne, Éditions scientifiques
de Pologne.
Lebesque, Morvan, (1987). Camus, Paris, Seuil.
Pavis, Patrice, Problèmes de sémiologie théâtrale (1976). Québec, P.U.Q.
Ubersfeld, Anne (1996). Lire le théâtre I, Paris, Éditions Belin, Collection « Sup ».
(1996). Lire le théâtre II, Paris, Éditions Belin, Collection « Sup ».

246
Crise de complicité et conflit discursif
dans Complices de Jacques Mouelnjock

FOTSO MOUDZE ASERE


Université de Dschang

Résumé
Dans une Afrique postcoloniale où les rapports entre les hommes sont faits
de tensions, le théâtre de Mouelnjock constitue un support de communication
de ces mœurs, dans leurs origines et leurs pratiques. L’analyse sémiologique de
la mise en scène simultanée d’une esthétique conspirationniste et d’un dialogisme
conflictuel, arrive à la conclusion que les tensions discursives observées dans
cette dramaturgie sont la conséquence d’une faillite de complicité.
Mots-clés : complicité, crise, conflit, théâtre, sémiologie

Introduction
Pour le négro-africain, le théâtre est la traduction de la totalité de la vie, mû par le
souci communautaire de consolider la vie du groupe social. Il offre une possible lisibilité
des données socioculturelles de l’Afrique.
Cetappel de Pangop (2003 : 5) montre que le théâtre dans une perspective
africaine n’est rien d’autre que l’expression des réalités sociétales. Cette assertion
trouvant toute sa raison d’être dans la poétique ou l’esthétique dramaturgique,
qui situe ce genre littéraire dans son rapport direct avec la société. Fait pour être
représenté, le théâtre est comme souligne Duvignaud Jean « Une manifestation
sociale. » (1967 : 11) Pris dans cette logique, l’art dramatique est du point de vue
de sa démarche, son organisation et surtout de son langage, le reflet même du
réel. Ainsi, l’appréhension d’un groupe par l’interposition de ses dramaturges est
une donnée permanente qui offre des résultats probants de la complexité des
collectivités. Le dramatiste d’un ton aussi bien satirique, polémique que lyrique,
dresse par sa production une société textuelle à l’image de la société réelle. C’est
d’ailleurs pour cela que dans sa phase représentation, le théâtre est aux yeux des
spectateurs l’expression les réalités vécus chez le voisin, chez soi ou même dans
son service. À la seule différence que les personnages acteurs ne sont que les
motifs symboliques de la représentation.
Dans cette considération sociale du théâtre, il est de bon ton que les relations
interhumaines caractérisées par les rapports de force ou d’amour soient en ligne

247
de mire dans la dramaturgie africaine, faisant du théâtre le répertoire des pro-
blèmes humains. On comprend avec aisance pourquoi la question de complicité
et de conflit gouverne le théâtre de Mouelnjock. Ces deux concepts apparem-
ment opposés sont inscrits dans les ressorts dramaturgiques de Complices.
Dans le cadre d’une étude de la mise en scène d’une esthétique conspiration-
niste et d’un dialogisme conflictuel, nous envisageons une sémiologie théâtrale
qui met en relief le contexte socioculturel de l’œuvre, en se fondant sur la pra-
tique textuelle d’une histoire de complicité qui débouche sur un discours con-
flictuel. Dans cette pièce, l’évolution de l’intrigue est donc prise en charge par
les personnages dans leurs relations dialogales.

1- Pour une complicité en crise


Le texte s’ouvre par un tête-à-tête entre Domoche et Loly, lequel échange
traduit déjà une certaine connivence. Un regard synoptique porté sur les person-
nages « Être de fiction […], que l’illusion nous porte abusivement à considérer
comme une personne réelle. » (Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert,
1993 : 146), montre que l’auteur a une certaine préférence pour la thématique de
la complicité. Le modèle actantiel de l’œuvre montre ainsi plusieurs groupes de
personnages qui s’unissent autour d’un même idéal. Mais avant d’aller au texte,
l’observation des personnages dans leurs relations (familiale, professionnelle)
présuppose une entente qui a pu unir les protagonistes dans l’intérêt individuel
et général. Cet accord que nous généralisons et qui est extérieure au texte traduit
l’harmonie d’hier entre le patron, sa famille et ses employés. Et c’est donc la
rupture de cette harmonie qui est à l’origine de la division des personnages en
plusieurs groupes complices. L’analyse qui va suivre à présent va mettre en relief
les figures de coalition et les mobiles de leur mésaventure. Nous allons donc
circonscrire les notions de complicité et de crise dans leur corrélation.

1-1- Les figures de complicité


L’exploitation du concept de complicité chez Mouelnjock demande avant
toute analyse, d’interroger les personnages en accord et surtout leur motif de
liaison. Pour Anne Ubersfeld :
Toute analyse d’un personnage retrouve par opposition ou par rapprochement toutes
les analyses des autres personnages, à tous les niveaux. Analyser tel fonctionnement d’un
personnage isolé est toujours une opération provisoire. Chaque trait d’un personnage est
toujours marqué en opposition à un autre : si un personnage est marqué du trait roi,
c’est toujours en opposition d’un autre. (1996 : 95-96)
Cette considération d’Ubersfeld qui refuse l’analyse isolée d’un personnage
nous amène dans l’appréhension de deux groupes de personnages complices :

248
d’un côté Dinan, Marif, Bimoto et de l’autre Domoche, Loly. Le premier groupe
sous la houlette de Dinan (officier de la brigade des « stups » à la retraite) a
comme lien d’union le trafic de drogue. Ces trois protagonistes sont en conni-
vence parce que les deux autres connaissant les malversations de drogue de Di-
nan, l’accompagnent dans cette pratique. Marif est le premier acolyte de son
époux tel que démontre cette réplique de Domoche à Dinan : « L’histoire des Ban-
dits est contée à la ronde. On se doute d’un trafic ou Marif vous seconde » (Mouelnjock,
2009 :18).
Le dernier de ce trio est bien Bimoto qui défend la cause du groupe au point
de menacer à mort Domoche qui s’oppose à leur réussite. Domoche ne manque
pas une fois de plus de montrer l’implication de Bimoto dans le trafic qu’il fus-
tige. Domoche à Bimoto
[…] La drogue que vous vendez dans les rues le matin
C’est un acte criminel, un comportement inhumain
Bimoto mon ami… depuis quand je vous prie ?
Vous commettez des crimes sans regrets jour et nuit
Ma haine contre vous est une arme pour la guerre
Si je crève sous vos coups, la justice sera sévère.
(Mouelnjock, 2009 : 25)
La vente illicite de la drogue est donc un secret que partagent les trois prota-
gonistes et qui fonde leur alliance.
Le second groupe, moins solide et sans doute initié en réaction contre le pre-
mier compte deux personnages (Loly et Domoche). Leur union réside primo,
dans la découverte de la face cachée de leur chef, secundo dans le projet de dé-
nonciation de cet arriviste qui pourrit la société. Il s’agit d’une complicité qui est
le signe de l’appartenance à une même classe sociale (jardinier et servante). Cet
extrait en dit long :
Loly Ton courage est admirable. Je soutiens tes critiques
Le prestige de cet homme qu’on exhibe en public
Celui que, au bas mot, on surnomme le "ripou"
Si tu mets la pression, il ne tiendra pas debout […]
Domoche […] Ma découverte à son sujet le condamne illico
C’est une affaire de malfrat, une odeur de toxico […]
(Mouelnjock, 2009 : 22-23)
Ce passage très significatif est la preuve même de la liaison secrète qui se tisse
entre ces deux autres personnages, décidés à mettre au grand jour les travers d’un
patron à la morale problématique. Les deux groupes cités sont une démonstra-
tion du déséquilibre social avec d’un côté la classe des nanties (Dinan et ses aco-
lytes) et de l’autre celle des valets (Loly et Domoche). Ce n’est pas hasardeux si
Loly (servante) et Domoche (jardinier) font route face à leur patron.

249
Un autre élément d’intérêt pour cette organisation des complicités réside dans
leur corrélation. En effet, la première complicité est mère de la deuxième, c’est-
à-dire que c’est la découverte du mobile de l’alliance de Dinan et ses adjuvants
qui donne naissance à l’idée d’alliance que Domoche initie avec sa collègue ser-
vante.
De la complicité présupposée entre tous les personnages, émergent d’autres
liaisons groupées avec des personnages isolés, neutres (Aurore, Koryl) pour faire
évoluer l’intrigue et suggérer la crise qui n’est rien d’autre que l’expression d’une
complicité éphémère, d’un pacte précaire, qui sans doute est à l’image même des
relations humaines dans les sociétés réelles.

1-2- Les mobiles de crise


La complicité dans la pièce présente dans l’évolution de l’intrigue un fiasco.
Ce qui amène à marquer un arrêt afin d’observer dans la configuration discursive
textuelle les motifs de cette déchéance.
Dans le premier groupe tenu par Dinan, l’échec de la coalition surgit dès son
arrestation par la police. Cet échec est très visible chez Marif qui est obligée de
partager avec sa fille la connaissance antérieure des faits qui sont reprochés à son
époux. Par cette révélation, elle se présente devant sa fille (Aurore) qui la ques-
tionne non plus comme un acolyte de Dinan, mais comme simple victime inno-
cente des faits. Plus grave, elle-même qui est la femme de Dinan, au lieu de con-
tinuer à le soutenir même dans les conditions de détention comme elle l’a tou-
jours fait pour son boulot illégal, elle décline sa responsabilité et cherche par
l’intermédiaire de sa fille, une consolation qui viendra certainement du monas-
tère :
Aurore (Presque pathétique)
[À sa mère] Tu te sentiras mieux après la promenade au lac
Il faut bien que j’aille très vite chercher ton sac
Nous irons au monastère, une visite chez l’ermite
Peut redonner l’espoir à une vie qui s’effrite.
(Mouelnjock, 2009 : 51-52)
Le deuxième cas de crise se voit à travers le personnage Bimoto. En effet, la
disparition totale de Bimoto de la scène après l’arrestation de Dinan, traduit aussi
la peine qui traverse ces personnages, qui étaient hier alliés, main dans la main
dans l’exercice de leur illégale activité. Dans cette disparition, l’auteur voudrait
mettre en exergue le comportement amoral et même discret des hommes de
société qui ne sont alliés que dans l’ombre et que la chute de l’un crée automati-
quement le désaccord et le déchaînement des autres.
Dans cette constatation de rupture d’alliance, l’auteur nous présente un per-
sonnage (Dinan) qui est désormais la première victime du rejet de ses acolytes et

250
qui va finir ses jours en prison, seul devant son destin à qui il réclamera sans
doute ses associés d’hier.
Dans le second groupe, la chute est liée à la mort de Domoche, commanditée
par Dinan. Cette mort enterre les doutes de Loly sur les faits reprochés à son
patron, mais conforte aussi les positions rigides de Domoche. Loly qui n’a plus
d’allié à proprement parler, se greffe dans le texte comme la conseillère, la con-
solatrice de Marif et Aurore. Cette nouvelle situation laisse entrevoir une nou-
velle entente entre ces trois personnages. Mais, une union qui ne dure que le
temps de deux scènes : une entre Mari et Loly, et une autre entre Aurore et Loly.
Dans cette nouvelle liaison, les consolations vont bon train sans doute parce que
tout un chacun dans cette situation de défaillance à besoin de l’autre pour sur-
monter ses douleurs.
Le comportement de Koryl (médecin de la famille de Dinan) qui n’apparaît
sur scène qu’après la chute de Dinan laisse comprendre qu’il aurait fait alliance
avec Domoche, du moins dans ses idées. Il joue beaucoup plus le rôle d’un per-
sonnage tapi dans l’ombre, mais qui aurait sans doute contribué à la chute de son
chef. Dès son entrée en scène, sa réplique s’ouvre par cette didascalie fonction-
nelle « (Le poing haut levé en signe de victoire) » (Mouelnjock, 2009 : 42). Ce discours
didascalique traduit sa fierté liée à l’arrestation de son patron. Il peut rejoindre
dans cette optique le deuxième groupe d’associés.
Dans son expression dramaturgique, l’auteur montre l’éphémère côté des re-
lations humaines, où les associés ne jouent guère leur rôle que s’il fait beau temps.
Partout où il y a crise, il y a conflit et c’est donc tout naturel d’analyser le conflit
discursif qui alimente ses crises.

2-Pour un conflit discursif


Anne Ubersfeld soutient que : « La base du dialogue c’est le rapport de force
entre les personnages » (1982 : 256). Partant de cette idée, lorsqu’on parle d’un
conflit discursif, on fait référence à (au moins) deux représentants de points de
vue différents : une attaque suivie d’une réponse qui peut être, à son tour, une
autre attaque. Il s’agit d’une situation dans laquelle les personnages s’opposent
et ne trouvent pas de terrain d’entente. Dans Complices, le challenge discursif naît
de l’absence de consensus entre le patron et ses alliés qui menacent l’ancien dé-
tective de mort, s’il dénonce le trafic illégal qui fait leur honneur. Mais Domoche,
qui est décidé dans sa mission de tout dévoiler n’a peur de rien, même pas de
cette mort. Cette tension où personne ne se laisse faire est visible au niveau de
l’organisation du dialogue. Pour Marthe-Isabelle Edandé-Abolo affirme : « Au
théâtre, l’ensemble des positions peut se lire à travers le discours des personnages
et leurs actions. Il s’agit de saisir le discours et les actions des personnages en
tant que véhicules du conflit. » (2008 : 202).

251
Avec le discours considéré comme parole en acte, il importe d’analyser le
conflit discursif intra textuel en se focalisant sur le dialogue polémique et le dia-
logue argumentatif.

2-1- Le dialogue polémique


Il est certain que dans toute situation d’affrontement verbal liée à une relation
conflictuelle, le choix du registre de dialogue par l’auteur permet au lecteur ou
au spectateur de peser les dires des uns et des autres, afin de donner un sens au
litige. Le choix esthétique d’un dialogue polémique vient du fait que : « C’est un
type de dialogue dans lequel les idées s’affrontent avec violence. Il y a un véri-
table combat entre deux parties dont l’une cherche à imposer ses convictions à
l’autre. » (Marthe-Isabelle Edandé-Abolo 2008 : 202). C’est un type dialogique
qui permet donc de mettre en relief la thématique même du conflit qui gouverne
la dramaturgie de Mouelnjock.
Dans le corpus, le dialogue polémique est présent dans les scènes où se re-
trouve face à face Dinan et Domoche, Domoche et Bimoto, ou les trois dans un
trilogue. Le premier affrontement qui justifie le dialogue polémique dans l’ex-
pression du conflit discursif est celui de Domoche et Dinan dans la quatrième
scène du premier acte. Le mobile de ce conflit est l’idée de Dinan de renvoyer
son employé. S’attendant à ce que celui-ci s’abstienne et demande des excuses, il
se montre plutôt audacieux et même agressif. Cette scène présente un combat
discursif équilibré puisque personne ne baise les armes. C’est pourquoi lorsque
Dinan déclare : « Ma décision est prise : je vais vous renvoyer. Sauf si vous jurez
de ne plus recommencer. » (Mouelnjock, 2009 : 16), il pense que cette menace
doit affaiblir son interlocuteur. Mais à sa grande surprise, celui-ci se montre ar-
rogant, et stipule : « Qui dans ce pays est censé ignorer la loi ? Le renvoi sans
préavis est un abus de vos droits. » (Mouelnjock, 2009 : 16). Ce duo sur coup de
tension fait aussi appel aux injures et intimidations qui justifient le duel telles
que : « maladroit », « menaces », « chef de gang », « sévices »…qui confortent et
consolident la teneur de la bataille.
Le dialogue entre Bimoto et Domoche est aussi animé d’agressivité langa-
gière. C’est un affrontement agressif tel décrit par Anne Ubersfeld : « Plus
simples, en théorie du moins, les affrontements agressifs : un sujet S est en con-
flit avec un opposant Op., l’un ayant un objet auquel l’autre est opposé, soit parce
qu’il le convoite aussi, soit parce qu’il représente une menace ou un scandale
pour lui. » (1996 :30). Ici, le combat trouve sa raison d’être car le trafic de drogue
est un scandale pour Domoche, en même temps qu’une menace pour sa société.
Dans les répliques, chacun des personnages se montre audacieux et utilise tous
les moyens pour s’affirmer, y compris les moyens matériels. Ce passage nous en
donne une parfaite illustration de cet affrontement, plus sévère que le premier :
Domoche (Très calme)

252
La leçon sur le geste qui s’apparente aux aveux
Je suis prêt sans regrets à expirer très heureux.
Bimoto (Il sort une arme et menace)
Je vais t’aider volontiers à y arriver à petit feu
Tout homme maladroit qui s’aventure aux enjeux
En cherchant à vouloir se placer sur mon chemin
Je le pique et son sang je ferai mon boudin
Domoche
Vous le mangerez en taule, on vous poussera à bout
Vous sortirez de là les pieds devant pour le trou.
(Mouelnjock, 2009 : 26)
Ce passage présente, dans un ton agressif, un combat au cours duquel Bimoto
intimide Domoche pour vaincre, alors que celui-ci en vrai soldat, a déjà fait ses
preuves faceau plus grand, leur chef.

2-2- Le dialogue argumentatif


À première vue, il est difficile de parler du dialogue argumentatif comme un
type de dialogue conflictuel. Mais il s’ensuit qu’« Il apparaît comme conflictuel
dans la mesure où il oppose deux points de vue. […] Le dialogue n’apparaît plus
ici comme une épreuve de force, mais comme une voie qui permettra de ré-
soudre un problème. » (Marthe-Isabelle Edandé-Abolo, 2008 : 206)
Dans le corpus, le dialogue argumentatif se lie d’abord dans l’échange entre
Domoche et Loly lorsque le premier cherche à convaincre son interlocuteur à
adhérer à sa cause, qui consiste à dénoncer le trafic de leur patron :
Domoche
Dinan est un "ripou" on en parle dans la ville
Il faudrait qu’on se voie dans un coin plus tranquille
Le débat qui s’annonce se révèle assez houleux
Il faudrait qu’on dénonce tous les gens dangereux
Loly
Je dois te rappeler qu’on nous a à tous interdit
De dire en public ce que méritent les bandits
Domoche
Qu’on le veuille ou non nous dirons ce qu’ils méritent
La loi des représailles, avant qu’ils nous la dictent
Elle nous servira d’emblée pour parler des enjeux
Les enchères feront partie de nos règles du jeu.
Loly
Qu’est-ce qui te pousse à braver cette menace ?
À ne voir que ta tête c’est mon sang qui se glace
La présomption d’innocence ne sera pas de mise

253
Si tu serres la prise, tu vas provoquer une crise.
(Mouellnjock, 2009 : 11)
Dans cet extrait, il s’agit non pas d’un dialogue où les forces, les menaces sont
en jeu ; mais d’un dialogue où Domoche cherche à convaincre sa collègue pour
qu’elle l’accompagne dans son projet de livrer leur patron à la justice. Dans cette
conversation, on note bien l’absence d’injures, de qualificatifs qui affaitent la
personnalité de l’autre, comme c’est le cas avec le dialogue polémique. Un autre
exemple de dialogue argumentatif se voit dans l’entretien entre Marif et Aurore.
C’est ainsi que malgré la découverte de l’implication de sa mère dans les tracta-
tions de son père, Aurore dans un échange argumentatif amène sa mère à accep-
ter une promenade au monastère :
Marif
Ma présence au monastère aurait irrité ton père
Il était du genre athée qui n’avait pas de repères
Monastère et mon sac : tu mélanges tout en vrac
Je dois ménager mon cœur pour éviter une attaque
Aurore
Chez l’ermite c’est sympa. Tu verras pour un rien
Le bien-fondé de mon idée chez ce non-paroissien
C’est un homme passionnant, c’est un reclus avisé
Il fait feu de tout bois, c’est un fin conseiller.
(Mouelnjock, 2009 :52)
Mouelnjock met en scène des conflits intégrés dans les ressorts dialogiques
de la pièce. Si le premier type de dialogue supra cité met l’agressivité au cœur de
son action pour les intérêts opposés, le second quant à lui, dépourvu d’agressi-
vité, cherche par la force des arguments une voie de sortir d’une situation, d’un
problème.

Conclusion
Pour conclure, la lecture plurielle du corpus nous a permis par le biais de la
sémiologie théâtrale que défend Anne Ubersfeld, d’analyser les personnages de
la pièce dans leur rapport multilatéral. Il est à noter de cette analyse que le per-
sonnage de théâtre est une force agissante qui permet l’appréhension du texte.
Dans Complices, la dimension discursive du personnage a fait écho d’une certaine
solidarité entre les personnages. Mais les crises diverses ont sans doute motivé
l’adoption d’un type de discours qualifié de conflictuel. La mise en scène de cette
double thématique (complicité et conflit) résulte de la simple volonté de l’auteur
de donner aux lecteurs/spectateurs une meilleure connaissance du fonctionne-
ment des conflits discursifs pour les épargner de certaines situations conflic-
tuelles dans la société réelle.

254
Bibliographie
Artaud, Antonin (1964). Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Folio.
Edandé-Abolo Marthe-Isabelle (2008). L’esthétique dramaturgique de Gervais Mendo
Ze, Paris, Harmattan.
Chevrier, Jacques (2006). Littératures francophones d’Afrique noire, Paris, Edisup.
Duvignaud, Jean (1967). Sociologie du théâtre, Essai sur les ombres collectives, Paris,
PUF.
Gardes-Tamine Joëlle et Marie-Claude Hubert (1993) Dictionnaire de critique litté-
raire, Paris, Armand Colin.
Larthomas, Pierre (2005). Le langage dramatique : sa nature, ses procédés, Paris, PUF.
Maingueneau, Dominique (1993). Le contexte de l’œuvre littéraire Enonciation, écrivain,
société, Paris, Dunod.
Mouelnjock, Jacques (2009). Complices, Paris, L’Harmattan.
Pangop Kameni Alain Cyr (2003). Le Discours du théâtre comique au Cameroun : Ap-
proche sémiologique d’une communication socioculturelle, Doctorat N-R dirigé par Ber-
nard Mouralis, Cergy pontoise.
Pangop, Alain Cyr (2008). « La dramaturgie de la corruption dans Les Charognards
et les Parasites de Bidoung Mkpatt » dans Ladislas Nzesse et Dassi (éds) le Ca-
meroun au prisme de la littérature africaine à l’ère du pluralisme sociopolitique (1990-
2006) Paris, L’Harmattan pp 151-176.
Pangop, Alain Cyr (2012). « Alcools et ressorts dramatiques dans le théâtre co-
mique populaire au Cameroun », Intel ‘actuel, No11, pp. 31-50.
Ubersfeld, Anne (1977). Lire le théâtre I, Éditions sociales ; Paris, Berlin,
1996(nouvelle édition revue).
Ubersfeld, Anne (1982). Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales

255
Poétique de la langue mooré
dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga
d’Alexandre Koutchevsky et d’Aristide Tarnaga

Virginie KABORE
Université de Ouagadougou
(Burkina Faso)

Résumé
Cet article étudie l’usage conjoint de la langue française et du mooré dans
Mgoulsda yaam depuis Ouaga d’Alexandre Koutchevsky et d’Aristide Tarnagda.
Dans cette pièce théâtrale, les deux auteurs usent de cette langue burkinabè au
même titre que le français. La langue mooré n’est plus un simple acte où les dra-
maturges empruntent des mots et des expressions, il s’agit d’une écriture de l’in-
novation où des segments, des phrases et même des pages entières sont écrites.
Mots-clés : mooré, bilinguisme, théâtre, langue vernaculaire, esthétique, stylistique.

Introduction
Longtemps confinés dans le conformisme à la norme linguistique dans leurs
productions littéraires, nombre d’écrivains africains optent maintenant pour une
nouvelle écriture à travers des transformations diverses qu’ils opèrent sur la
langue française, dans le but de la plier à leurs besoins d’expression. Ce besoin
de renouvellement est allé jusqu’à la prise en compte même des langues natio-
nales africaines dans la création littéraire. C’est ainsi que le présent article est
consacré à l’examen de l’usage de la langue mooré dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga
d’Alexandre Koutchevskyet d’Aristide Tarnagda. Cette pièce de théâtre créée à
Ouagadougou en mars 2017 y a été jouée les 29 et 30 du même mois, puis les 4,
7 et 8 avril 2017 en France. Dans cette pièce non éditée, les auteurs usent de
cette langue burkinabè au même titre que la langue officielle, le français, pour
présenter la colonisation et l’insurrection populaire qui a eu lieu au Burkina Faso
en octobre 2014.
L’usage de la langue mooré ne se limite plus à un simple recours à des mots et
à des expressions de la part des deux dramaturges. Il s’agit d’une écriture de
l’innovation où des segments, des phrases et même des pages entières sont
écrites dans cette langue ; ce qui conduit à l’africanisation du français grâce à ce
bilinguisme. Dès lors, de quelles manières la langue mooré apparaît-elle dans cette

257
pièce ? Dans quelles circonstances ? Par quoi s’explique l’intérêt des écrivains
pour cette langue ? L’insertion de la langue mooré dans la pièce se ferait de ma-
nière particulière dans le but de toucher le lectorat. Aussi note-t-on un emploi
systématique de cette langue. Le souci des auteurs serait de ne point laisser l’his-
toire des Burkinabè être racontée par les mots des autres. Nous appréhenderons,
à l’aide des éléments contenus dans la pièce, le sort réservé au mooré suivant une
approche sociolinguistique qui prend en compte l’interaction entre langage et
société ; et stylistique qui appréhende les particularités d’écriture d’un texte.

1. Approche conceptuelle : le bilinguisme


La notion de bilinguisme a été appréhendée par un grand nombre de cher-
cheurs mais la plupart de leurs définitions se recoupent. Pour certains, il est le
cas d’une maîtrise parfaite et identique des deux langues en cause, tandis que
pour d’autres, il est l’emploi concurrent de deux langues, quelle que soit l’aisance
avec laquelle le sujet manie chacune d’elles. Les termes « bilingue » et « bilin-
guisme » sont ceux utilisés couramment pour désigner aussi bien une situation
de contact de langues que l’individu ou le groupe qui utilisent deux ou plusieurs
langues.
Ces termes tendent à être supplantés par ceux plus généraux de « plurilingue »
et de « plurilinguisme ». « Par bilinguisme ou plurilinguisme, il faut entendre le
fait général de toutes les situations qui entraînent un usage, généralement parlé
et dans certains cas écrit, de deux ou plusieurs langues par un même individu ou
un même groupe. ‘‘Langue’’ est pris ici dans un sens très général et peut corres-
pondre à ce qu’on désigne communément comme un dialecte ou un patois » (A.
Tabouret-Keller, cité par Christian Baylon, 2002 : 146).
Jean Dubois et all (2007 : 66) utilisent également le terme de plurilinguisme,
synonyme de bilinguisme. Pour eux, le « bilinguisme est la situation linguistique
dans laquelle les sujets parlants sont conduits à utiliser alternativement, selon les
milieux ou les situations, deux langues différentes. C’est le cas le plus courant du
plurilinguisme ». Selon Christian Baylon (2002 : 147),
dans la pratique, la majorité des chercheurs traitent du bilinguisme comme un phé-
nomène relatif et non absolu, et considèrent quiconque est capable de produire (ou même
de comprendre) des phrases dans plus d’une langue comme l’objet de leur étude ; l’expli-
cation des différents niveaux de contrôle des deux langues ou variétés devient alors leur
principale préoccupation théorique.
L’Encyclopædia Universalis s’est intéressé aux causes du bilinguisme. Selon ce
dictionnaire, de nombreux facteurs favorisent le bilinguisme tels que le contact
de langues à l’intérieur d’un pays ou d’une région, la nécessité d’utiliser une
langue de communication (lingua franca) en plus d’une langue première, la pré-

258
sence d’une langue parlée différente de la langue écrite au sein d’une même po-
pulation, la migration politique, économique ou religieuse, le commerce interna-
tional, les cursus scolaires, les mariages mixtes et la décision d’élever les enfants
avec deux langues. Le bilinguisme se manifeste dans tous les pays du monde,
dans toutes les classes de la société, dans tous les groupes d’âge.
Au regard de ce qui précède, nous apercevons que la pièce à l’étude porte les
germes du bilinguisme à travers l’usage concomitant de la langue française et de
la langue mooré. L’on distingue aisément l’emploi de deux langues par les drama-
turges. Toutefois, nous montrerons au cours de notre travail que le bilinguisme
et le plurilinguisme littéraire ne se manifestent pas seulement par l’apparition de
mots mooré dans le texte français, mais aussi par un travail de la forme, des struc-
tures de la langue française. Alexandre Koutchevsky et Aristide Tarnagda inscri-
vent leurs appartenances plurielles et les diverses langues qui font leur identité
dans leur langue d’écriture, le français. Ainsi, ils « pensent » la langue française
dont ils travaillent autant le fond que la forme.

2. La langue mooré dans la pièce


Ce qui frappe dans la pièce à l’étude, c’est que la langue mooré abonde non
seulement à travers les interférences linguistiques mais aussi à travers des pas-
sages complètement écrits dans cette langue. Les deux auteurs les alternent et
passent allègrement de l’un à l’autre. À ce propos, il convient de signaler que la
ville d’Ouagadougou présente une structure sociolinguistique non homogène.
Cette ville est cosmopolite et plusieurs langues y sont parlées dont le français,
qui a le statut de langue officielle, le mooré, le jula, le fulfuldé et plusieurs autres
langues ethniques. Parmi ces langues nationales, le mooré est le plus utilisé parce
que territorialisé un peu partout au Burkina Faso, comme l’écrivent les auteurs,
il est la « langue du vendeur ambulant, langue des femmes négociant leurs
oranges, refrain de salutations » p.7.
Après ce bref aperçu, examinons à présent les modes d’insertion de cette
langue dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga.

2.1. L’insertion de la langue mooré dans la pièce : entre norme et sémantisme


L’analyse de Mgoulsda yaam depuis Ouaga sous l’angle de la graphie montre une
non-maîtrise du système de transcription de la langue mooré dans l’œuvre par les
auteurs. Du point de vue de l’orthographe, le mooré tout comme le français re-
court aux caractères latins ; mais sur le plan phonologique, ces deux langues di-
vergent puisque chacune d’elles possède des phonèmes qui lui sont propres.
Chaque système alphabétique dispose de caractères latins qui lui sont spécifiques
pour accomplir certaines réalisations. Toutefois, les deux dramaturges n’ont pas
tenu compte de ces spécificités dans la transcription du mooré. Dès le titre, la

259
transcription correcte de M gʋlsda yãab depuis Ouaga ne possède pas la même pro-
nonciation que Mgoulsda yaam depuis Ouaga. De même,

N gʋlse s’écrit goulse, p. 1 (inédit)


Bɩlif bɩlfoudevientbili bilifou p. 5 (inédit)
[…] mam gʋlsda foom lεtre nina mam yaab rɔɔga sε ka gυls fom-a se transforme en
maam gulsda foom lettre nina maam yaabroga sen ka guls fommap. 10 (inédit). Les au-
teurs transcrivent les mots de la langue mooré en référence au système alphabé-
tique français en usant ses sons voisins de ceux en mooré sans tenir compte de la
spécificité de cette dernière langue. Dès lors, ils ont écrit des mots ou des phrases
qui, prononcés, n’ont pas le même sens en mooré ; ce qui conduit à une ambiguïté
phonique et orthographique. Cette démarche leur permet d’inscrire le son de la
langue française dans la chair de la langue mooré. L’on assiste à une sorte de pra-
tique que l’on pourrait appeler francisation du mooré.
Ce choix de l’alphabet latin pour transcrire la langue mooré s’explique par le
fait que la majorité des lecteurs ne savent pas lire cette langue. Le nombre de
lecteurs qui peuvent déchiffrer une telle transcription n’est pas élevé et les au-
teurs veulent rendre leur texte accessible à tous. Cela est possible lorsqu’ils choi-
sissent l’alphabet latin qui sert aussi à transcrire leur langue d’écriture, le français.
Mieux, les mots et les segments mooré sont systématiquement traduits en français
pour permettre aux locuteurs ou lecteurs non mooréphones de lire et de com-
prendre aisément. Dans tous les cas, leur objectif premier n’est pas le respect de
la norme de cette langue mais de la revaloriser à travers l’écriture.
La pièce étant rédigée en français, nous nous attendions à ce que les auteurs
aident le lectorat à identifier aisément les mots et énoncés en langue mooré car ils
fonctionnent comme des corps étrangers. Mais les deux dramaturges ne distin-
guent point matériellement les segments en langue mooré de l’ensemble du texte
qui est en français. Ils ne recourent guère à l’italique ou à tout autre moyen pour
isoler ces segments.
Face à cette situation, les propos suivants de Robin (1995 :155) viennent à
point nommé : « L’écrivain est toujours confronté à du pluriel, des voix, des
langues, des niveaux, des registres de langue, de l’hétérogénéité, de l’écart, du
décentrement alors même qu’il n’écrit que dans ce qui, sur le plan sociologique,
se donne comme une langue. »

2.2. Les interférences linguistiques


L’interférence est un phénomène linguistique qui résulte du contact de
langues. Elle peut être conçue comme l’utilisation d’éléments d’une langue alors
que l’on en parle ou que l’on en écrit une autre. À ce sujet, Jean Dubois et all
(2007 : 252) écrivent :

260
« On dit qu’il y a interférence quand un sujet bilingue utilise dans une langue-cible
A un trait phonétique, morphologique, lexical ou syntaxique caractéristique de la
langue B. » Ils ajoutent que l’emprunt et le calque sont souvent dus, à l’origine, à des
interférences.
Uriel Weinrich, quant à lui, cité par Louis-Jean Calvet(1993), dans une défini-
tion plus élaborée mais non contradictoire, conçoit l’interférence comme un « re-
maniement de structures qui résulte de l’introduction d’éléments étrangers dans
les domaines les plus fortement structurés de la langue, comme l’ensemble du
système phonologique, une grande partie de la morphologie et de la syntaxe et
certains domaines du vocabulaire (parenté, couleurs, temps, etc.) »
Pour Georges Mounin, ce phénomène linguistique est facilité par le bilin-
guisme ou le plurilinguisme des locuteurs. Corrélativement aux réalités sociocul-
turelles traduites par les dramaturges, l’on relève, dans la pièce, des mots en
langues africaines, des calques sémantiques ou traductions littérales, des africa-
nismes (français de type africain), etc. Il s’agit donc d’une réappropriation du
français par ces deux auteurs. Face à l’impossibilité de transcrire tout le texte en
langue mooré ces derniers intègrent, dans leur création, des segments entiers de
cette langue. Pierre Dumont (1990 : 159) écrit : « Ni langue étrangère, ni langue
seconde, le français est devenu une véritable langue africaine, le FLA155. »

2.2.1. Les emprunts


Avant d’aborder cette partie de l’analyse, il importe de dire un mot sur la
notion d’emprunt, qui est également employé hors du domaine de la linguistique.
Selon Jean Dubois&all (op.cit. : 177), « il y a emprunt linguistique quand un par-
ler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait
précédemment dans un parler B (dit langue source) et que A ne possédait pas ;
l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes qualifiés d’emprunts ». Les em-
prunts sont des mots de diverses catégories grammaticales que l’on relève dans
l’œuvre.
Aristide : Ngoulse. p.1 (inédit)
Aristide : Mgoulsda yaam depuis le monde, l’Afrique, Burkina-Faso, Ouagadougou.
p. 2 (inédit)
Aristide : Mamé (moi aussi). Je parle mooré, j’écris en français. p. 5 (inédit)
Charline : Ndjé. Oui. « Descendre dans le mooré »…p. 7 (inédit)
Charline : Aussian, bambara, biali, birifor, bissa, blé, bobo madaré, bolon, bomu,
bwamu, cerma, dagaari, dogon, dogosé, dogoso, dyan, dzuungoo, frafra, fulfuldé,
goumancema, hausa, jula, kaansa, kalamsé, karaboro, kasem, khe, khisa, ko-
romfé, kusaal, lobi, lyélé, marka, moba, mooré, natioro, nuni, pana, pwi, samo,

155 Français, langue africaine.

261
sauaukere, seeku, sénoufo, siamou, sissala, songhay, tamasheq, téén, tiéfo, turka,
viemo, wara wauyé, zarma. p. 12 (inédit)
L’examen des emprunts montre que ce phénomène touche plusieurs classes
grammaticales : N goulse et Mgoulsda yaam se traduisent par « on écrit » et « je vous
écris », constitués chacun d’un syntagme nominal et d’un syntagme verbal ; Ma-
méest la forme contractée du pronom personnel tonique « moi » et de l’adverbe
« aussi » ; Ndjé est un adverbe d’approbation. Les autres mots non français tels
que aussian, bambara, biali, birifor, etc. sont des noms de langues africaines. Ainsi
plusieurs catégories de mots issus des langues locales se rencontrent dans la
trame du récit. Il faut signaler au passage que ces termes et expressions ne sont
point isolés pour montrer qu’ils ne constituent pas des segments français mais
sont intégrés au récit comme des mots courants. Pour suppléer cette situation,
les auteurs les font suivre par la traduction française.

2.2.2. Les calques sémantiques


Ils résultent d’une transposition d’expressions qui existent dans les langues
nationales. C’est le transfert d’un trait d’une langue à une autre.
Pour Jean Dubois et all (2007 : 73), on parle de calque linguistique
Quand, pour dénommer une notion ou un objet nouveau, une langue A traduit un
mot, simple ou composé, appartenant à une langue B en un mot simple existant déjà
dans la langue ou en un terme formé de mots existant aussi dans la langue.
Dans la pièce, il y a des passages parfaitement rendus par le phénomène de
calque qui sur le plan normatif constituent des écarts ; mais, l’on peut les consi-
dérer comme une manière pour les dramaturges de revendiquer leur apparte-
nance à la culture burkinabè, voire africaine.
Aristide : Tu veux descendre avec nous dans le mooré (sic) ? p. 7(inédit)
Aristide : Quand elle descend de l’avion d’Air France, que la chaleur attrape son
visage, qu’il fait nuit toujours, ce grand-père disparu, ancien colon, lui tient la main.
p. 10 (inédit)
Charline : Karengo, la lecture. Karensaamba, l’enseignant. Karendogo, maison de la
lecture ? p. 13 (inédit)
Dans le premier extrait, descendre dans le mooré est un calque employé par Aris-
tide pour montrer la réalité linguistique burkinabè. Selon ses termes, cette ex-
pression s’emploie quand les Ouagalais n’ont pas les mots en français pour s’ex-
primer ou ne veulent pas que les Français ou les étrangers les comprennent, ils
masquent le contenu de leur communication en utilisant le mooré. Voici ce que
l’auteur aurait pu écrire : Veux-tu parler mooré comme nous ? Mais telle que for-
mulée, la phrase est dépouillée de toute expressivité.

262
Quant aux deux autres passages supra, l’on note l’usage de constructions in-
compatibles avec l’usage classique. En effet, la chaleur attrape son visage est une
traduction littérale de la phrase telle qu’elle se réalise en mooré. Sur le plan litté-
raire, il s’agit de ressentir la chaleur au visage. Quant à l’expression maison de la
lecture, elle désigne la salle servant de classe et, par extension, l’école.
À travers ces calques sémantiques, nous assistons à une moorécisation de la
langue française ; moorécisation qui donne plus de force et d’authenticité à l’écrit.
Dès lors, l’objectif des dramaturges n’est point d’occulter l’objet réel, de créer
simplement une pièce en prose ou en vers mais d’élaborer des formes qui cor-
respondent exactement à la richesse de la réalité quotidienne. Par ailleurs, l’in-
fluence syntaxique de la langue mooré se manifeste également dans l’écriture de la
pièce à travers des transferts de construction comme ce qui suit :
Aristide : Vous, pleuré, moi, bijou. p. 2 (inédit)
Aristide : Vous êtes française ? p. 3 (inédit)

2.3. Les passages entiers en mooré


2.3.1. L’(in)adéquation de la traduction ?
Dans certaines circonstances, l’on note que des passages intégraux sont struc-
turés autour de la langue mooré et traduits systématiquement en français. Il s’agit,
dans ce point, de dire un mot sur l’adéquation ou la non concordance de cette
traduction.
Charline : Alors, c’est pour ça peut-être Aristide que maam gulsda foom lettre nina
maam yaabroga sen ka guls fomma (sic)
Aristide : Elle dit qu’elle m’écrit la lettre que son grand-père ne m’a pas écrite.
Charline : A ra ka touin n guls foom yé
Aristide : ne pouvait pas m’écrire.
Charline : A ra ka touin ne guls yaamba sen be ka wan mein yé
Aristide : à vous aussi qui êtes ici.p. 10 (inédit)
Dans les différentes répliques de Charline qui sont en mooré, les paroles sont
rapportées telles quelles ; il s’agit du discours direct. Les propos d’Aristide cons-
tituent une traduction de ceux de Charline en français. L’on note que dans la
transposition du discours direct vers celui indirect, des modifications s’opèrent
dans la phrase.
En effet, comme l’écrivent Martin Riegel et all (2011 :1012), « la mise en su-
bordination provoque des transpositions de temps et de personnes, ainsi que des
changements qui affectent les déictiques et les types de phrases ». Ainsi, « Char-
line » devient « elle », le pronom personnel je « maam » cède sa place à celui
« son ». Dans ces conditions, la norme a été respectée. En revanche, dans les
répliques qui suivent, la traduction s’écarte de la norme et conduit à des cons-
tructions incorrectes. Autrement dit, la traduction n’est pas toujours fidèle du

263
mooré vers le français. Le pronom personnel « il » est omis, celui foom yé désignant
toi est remplacé par « m’» et la phrase devient « ne pouvait pas m’écrire » au lieu
de « Il ne pouvait pas t’écrire. » Aussi, le segment de phrase, « il ne pouvait
écrire » n’est pas pris en compte dans la traduction ; ce qui donne « à vous aussi
qui êtes ici » en lieu en place de « Il ne pouvait écrire à vous aussi qui êtes ici »
dans les quatre dernières répliques. Nous constatons qu’à la manière du français,
c’est le procédé de l’ellipse, qui consiste en la suppression de termes qu’exigerait
la phrase pour être complète, sujet ou verbe généralement, qui est utilisé. Cette
omission ne nuit pas au sens de la phrase qui reste intelligible. Mais ici, la phrase
n’est plus syntaxiquement et sémantiquement pleine à cause de cette suppres-
sion ; puisque les deux phrases traduites ne se suivent pas.

2.3.2. Les figures de style


Un certain nombre de figures de style sont convoquées par les dramaturges
dans leur expression en mooré pour rendre expressif leur texte. Après les avoir
relevées, nous nous proposons de les analyser pour mettre en exergue leur fonc-
tion dans la pièce.

- L’assonance et l’allitération
Les dramaturges se servent de la poésie pour arriver à lamoorécisation de la
langue française. Ainsi, certains passages sont caractérisés par une abondance
d’assonances et d’allitérations, donc de figures de styles qui traversent la langue
mooré.
Aristide : (Coup d’œil au ciel) Oui, sāagā. Le ciel.
Charline : (Geste de la pluie qui tombe du ciel) sáagá.
Aristide : sáagá. La pluie. Sāagā le ciel, sáagá la pluie. Et alors ?
Charline : Attends : sáagà.
Aristide : Sáagà.
Charline : Voilà. Ça c’est le balai.
Aristide : tu veux m’apprendre mooré ?
Charline : Attends (Elle refait les gestes correspondant aux mots)
sāagā, sáagá, sáagà.
Aristide : (il refait les gestes) sāagā, sáagá, sáagà.
Charline : Voilà.
Aristide : Super.
Charline : Attends. (Elle le regarde, puis lui caresse le bras) sāagá.
Aristide : Eh ?
Charline : sāagá, caresse-le ou caresse-la. Attends, écoute : Saaga
wa saag saagda saagandaa.
Aristide : T’as tout mis ensemble.
Charline : Voilà.

264
Aristide : La pluie balaye le ciel de ses caresses.
Charline : Presque. Moi je traduirais autrement. Écoute : Saaga wa saag saagda
saagandaa.
Aristide : Saaga wa saa (sic) saagda saagandaa. Saaga wa saag saagda saagandaa.
La pluie telle un balai caresse le ciel.
Charline : Oui. La pluie telle un balai caresse le ciel. Saaga wa saag saagda saagan-
daa.
Aristide : C’est la joie du son ça. p. 14 (inédit)
Dans cet extrait, l’on note une multiplication exceptionnelle du son [a] pour
ce qui est de l’assonance et des sons [g] et [k] pour l’allitération. Ces diverses
sonorités ont pour rôle de charmer l’oreille et la vue à travers leur retour régulier
dans les phrases. En même temps qu’elles donnent des informations, elles ryth-
ment agréablement le texte. L’emploi des homonymes homographes sáagá, la
pluie ; sāagā, le ciel ; sáagà, le balai ; et sāagá, caresse-le ou caresse-la montre que
la langue mooré est une langue riche en sons et les dramaturges, conscients de
cette réalité, s’en servent pour conférer une certaine musicalité au texte.

- La dérivation
La dérivation est une figure de style qui consiste en l’utilisation dans la même phrase
de deux mots de même racine mais ayant des sens distincts. Les mots sont de sens
distincts mais ont une origine commune.
Charline : Karengo, la lecture. Karensaamba, l’enseignant. Karendogo, maison de la
lecture ? p. 13 (inédit)
Dans cet extrait, la dérivation permet la continuité d’un même thème constant
à travers l’usage du suffixe « -go » dans karengo ; « -saamba » dans karensaamba et
« -dogo » dans « karendogo ». L’emploi de la racine « karen » de ces trois termes
karengo, karensaamba et karendogo dans la même construction donne une musicalité
à la phrase tout en mettant en exergue l’importance de la scolarisation des en-
fants.
Soulignons, au passage, l’insertion immédiate de la traduction en français des
segments mooré, ici. Les auteurs recourent à une simple virgule pour transposer
le sens en français.

- L’anaphore et l’épiphore
Souvent, l’anaphore se définit comme la répétition du même mot au début de
phrases successives. Selon Jean Kokelberg (2000 : 116)
L’anaphore est la reprise (double au moins) d’un même mot (ou groupe de mots) à
une place bien déterminée dans le poème, la phrase ou le texte ; le plus souvent : au
début de vers consécutifs, de syntagmes consécutifs de même fonction, de propositions

265
consécutives de même fonction, de paragraphes consécutifs, d’un même syntagme et en
général de termes ressemblants, car actuellement sa définition semble assez large.
Ce procédé de style trouve une confirmation dans l’exemple suivant :
N siing ne reind mam kienda ne ran-rotin goam
N siing ne reind mam kienda ne puutin goam
N siing ne reind mam kienda ne bangsin goam
N siing ne reind mam kienda ne soor zuut goam
N siing ne reind mam kienda ne weot goam
N siing ne reind mam kienda ne giidgr goam, p. 19 (inédit)
Dans ce passage, le même membre de phrase, à savoir N siing ne reind mam
kienda ne, est repris au début de chaque phrase. Cette reprise permet le martèle-
ment de ce membre à la place la plus visible pour produire de l’insistance. Ce
procédé conspire à la densification des idées formulées par Aristide. Plus qu’une
figure de style, il sert à orner et à embellir les phrases par une harmonie singulière.
En outre, l’anaphore se double de l’épiphore, qui est la réitération d’un mot
à la fin de plusieurs membres successifs. L’épiphore est la figure inversée de
l’anaphore. Jean-Jacques Robrieux (2000 : 137) écrit : « L’épiphore est la répéti-
tion d’un mot ou d’un syntagme de longueur variable qui porte sur la fin d’une
séquence (phrase, vers ou strophe…). » Si l’anaphore est l’insistance régulière du
martèlement à la place la plus visible d’un terme, en tête de phrase, l’épiphore
autorise à réitérer en fin de phrase. Dans le passage étudié, c’est le nom goam qui
est réitéré en fin de membres de phrases et qui donne un rythme poétique à la
narration. Ce recours itératif ne s’impose pas grammaticalement, mais, sur le plan
stylistique, il recèle des effets inouïs. Aussi, la structure des fragments dans les-
quels cette locution apparaît est identique, il s’agit de la correspondance syn-
taxique qui renforce l’effet de style recherché. Il y a une disposition singulière
des phrases de sorte à appuyer le propos.
Les segments en langue mooré que renferme la pièce sont de type phonolo-
gique, morphologique, lexical, syntaxique et même stylistique. L’examen des ex-
traits supra montre nettement que la répétition, figure stylistique multiforme oc-
cupe une place de choix dans l’usage de cette langue. Se manifestant à travers
l’assonance et l’allitération, la dérivation, l’anaphore et l’épiphore, ce phénomène
linguistique traduit la richesse stylistique de cette langue burkinabè.

3. Interprétation de l’usage de la langue mooré dans la pièce


Tous les mots et énoncés en langue mooré qui jalonnent le texte français ré-
pondent à des besoins précis des deux dramaturges. Nous savons que ces auteurs
ne sont pas les seuls à introduire des langues africaines dans leurs écrits, mais il
importe de cerner les mobiles de cette insertion. Cela pourrait permettre de dé-
gager l’originalité et les spécificités du style de ces écrivains dans l’œuvre.

266
Parlant de l’introduction des langues africaines dans l’œuvre romanesque
d’Henri Lopes, Paul Nzete (2008 :48) reconnaît que l’une des fonctions de cette
insertion est l’irrésistible volonté de revalorisation de ces langues. Pour lui, « l’au-
teur tente de réhabiliter ces langues et de les confronter au français afin que le
lecteur congolais s’y retrouve. Il met en équivalence l’oralité africaine avec
l’écrit ». Cette assertion est également valable pour les auteurs de la pièce à l’étude
qui soutiennent :
J’habitais un pays où les mots sont aussi confiés aux yeux, au vent, à la pluie, à la
bière, à la rivière, aux arbres, à la nuit, à l’aube, à l’instant, à la mémoire, à demain,
aux morts, aux esprits, au bruit, au silence. J’habitais une terre de salive chaude et
apaisante. J’habitais une terre de souffle. Jadis. Puis transportées par des vents lointains.
La plume, l’encre et le papier débarquent et crient victoire. Désormais. Nos langues se
fourchent. pp. 20-21 (inédit)
Cette citation montre que les langues africaines sont des langues qui se parlent
avant tout et le français est réservé à l’écriture.
Au-delà de cette fonction, il y a aussi le fait que l’usage du mooré, loin d’être
un handicap pour les lecteurs, s’offre comme un exutoire et une possibilité de
résistance de l’homme noir, de son défoulement face à l’emprise du français.
Pour les deux dramaturges, la langue mooré représente une arme de défense et de
résistance ; elle est un refuge qui garantit la liberté au sein même de l’oppression,
de l’imposition de la langue de Molière que l’on endure. Pour André-Patient Bo-
kiba (1998 : 32), « Notre langue » est ici un mot de passe, un signe de reconnais-
sance. Dans un monde disloqué et qui disloque, la langue africaine favorise la
désaliénation, le recouvrement de sa personnalité, elle constitue la sauvegarde de
son identité. En somme, l’écrivain africain réhabilite la fonction sociale de la
langue, car alors que le rapport de l’Africain et de la langue française est un rap-
port à la fois contingent, marginal et nécessaire, la langue africaine apparaît
comme l’élément naturel de communication. À la sujétion que représente la pre-
mière s’oppose la liberté la plus inaliénable que symbolise la seconde. » À ce
sujet, les deux écrivains affirment Français goam ya wéogrép. 18, c’est-à-dire parler
français, c’est une dictature.
Indépendamment de ce qui précède, l’insertion du mooré dans l’œuvre théâ-
trale s’explique par des besoins d’écriture et participe à l’esthétique et à l’expres-
sivité. À ce propos, nous prenons pour exemple les figures de style, notamment
l’assonance et l’allitération, la dérivation, l’anaphore et l’épiphore qui conspirent
à l’agencement spécifique des mots pour construire les phrases. Outre le rythme
particulier qui y est induit, cette introduction met en exergue les réalités sociales,
linguistiques, et culturelles des burkinabè. Il y a, ici, incontestablement le désir
de donner un statut littéraire à cette langue originellement orale.

267
Conclusion
Le présent article avait pour objet l’étude de la poétique de la langue mooré
dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga, pièce de théâtre des dramaturges Alexandre
Koutchevsky et Aristide Tarnagda. L’étude nous a permis de remarquer que la
langue mooré occupe une place prépondérante dans l’œuvre. Les deux drama-
turges s’expriment largement dans cette langue et sur cette langue. Tous les seg-
ments dans cette langue sont traduits en français. Les auteurs ont fait un choix
clair de tout traduire. Par cette traduction systématique, ils montrent la capacité
du français à traduire et à exprimer une culture dont il n’est pas le véhicule na-
turel. Le français apparaît, ici, comme la langue la plus accommodée. À ce sujet,
nous partageons les propos de Pierre N’da (2001) qui affirme qu’« adopter une
langue, c’est l’adapter. » Cette adaptation concerne également le mooré qui est
transcrit suivant la prononciation française et non en référence au système al-
phabétique en cours dans cette langue. Dès lors, le bilinguisme français/mooré-
dans l’œuvre n’est point un obstacle à la communication, il se présente comme
un procédé qui participe de l’esthétique littéraire à travers la combinaison plus
ou moins réussie des couleurs africaines et françaises. L’expérience des deux au-
teurs participe à une sorte d’échange culturel dans la mesure où la langue est une
porte ouverte sur la culture, un vecteur culturel.
Aussi, la principale préoccupation des auteurs étant de type littéraire, aucun
soin n’a été accordé à la transcription de la langue mooré qui acquiert le même
statut que le français. De langue vernaculaire et minoritaire, le mooré devient une
langue jouissant du même privilège que le français. Les deux dramaturges, à tra-
vers le bilinguisme dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga, ont eu le mérite d’avoir con-
tribué à l’émergence d’un espace d’opinions sur l’usage des langues africaines
dans la littérature, thématique qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Ils
empruntent les pas de Ahmadou Kourouma, Tichaya U Tamsi, Yambo Ouelo-
guem, et plus récemment Maurice Bandaman et Alain Mabanckou. Aussi s’in-
terrogent-ils, « comment nommer son destin avec la langue des autres ? Où peut-
on aller avec des langues aux ailes amputées ? » p. 22 (inédit)

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Robrieux, Jean-Jacques, (2000), Rhétorique et argumentation, 2e édition, Paris : Na-
than.

269
Utopies réparatrices et dramaturgies
de la refondation
Brasserie de Koffi Kwahulé
ou le tissage du tragique et du comique
dans le théâtre contemporain

Boukary TARNAGDA
Universités Rennes 2 (France) et Ouaga 1
Pr Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso)

Résumé
L’article aborde la question du genre au théâtre et ambitionne de montrer
comment, dans une perspective diachronique, elle a fait l’objet de riches discus-
sions. Brasserie de Koffi Kwahulé constituera le corpus retenu car le mélange de
genres y transparaît dans les paroles des personnages qui passent d’un discours
très pudique à des propos parfois vulgaires. Certains discours et actions souvent
très dures sont teintés d’humour. À travers l’analyse du discours et les actions
des personnages dans la perspective tracée par Jean-Pierre Ryngaert, nous tente-
rons de montrer que Koffi Kwahulé procède à un mélange de genres. L’intérêt
du sujet est qu’il soulève la problèmatique du genre ou du texte, nettement du
texte dramatique saisi dans sa contemporainété.
Mots-clés : genres, mélange, drame, actions, personnages

Introduction
Tout texte s’ouvre forcément à la critique qui contribue à le valoriser par son
interprétation. Pour Umberto Eco (1985 : 27) : Le texte est une machine paresseuse
qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà
dit restés en blanc, […] le texte n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle.
Cette appréhension qu’a Umberto Eco du texte dans sa généralité est plus
perceptible dans l’écriture théâtrale. En effet, passant par l’étape de la représen-
tation, le texte est compris de plusieurs manières. Dans ses multiples concep-
tions, la question du genre occupe une place centrale. Trois raisons justifient le
choix pour notre réflexion de ce sujet : Premièrement, il s’agit de montrer con-
crètement comment de nombreuses mutations s’opèrent au théâtre ; deuxième-
ment, de dire en quoi ces changements s’opèrent sous la plume des dramaturges
africains. Ceci permettra de mettre en exergue un texte de théâtre contemporain.
L’objectif visé est de répondre aux questions suivantes : la classification con-
temporaine des œuvres théâtrales en genres a-t-elle encore de l’importance ? Cela

273
ne limite-t-il pas l’inspiration des auteurs ? Est-il encore nécessaire aujourd’hui
d’évoquer la notion de genre au sein du théâtre qui fait sienne la notion vité-
zienne du « faire théâtre de tout » ? Ne serait-il pas plus judicieux de préférer le
concept de drame dans l’approche de toutes pièces de théâtre contemporain ?
Les réponses à ces questions constituent l’orientation donnée à l’analyse. Ces
interrogations permettront de voir si les dramaturges contemporains procèdent
toujours à une dichotomie parmi les genres. Pour dégager les différents genres,
les analyses se fonderont sur les actions des personnages de Brasserie de Koffi
Kwahulé. La réflexion usera des modèles d’analyse de Jean-Pierre Ryngaert qui
préconise de prendre en compte les différentes composantes du texte drama-
tique : genres, personnages, espaces, temps, fables, etc. Notre travail privilégiera
le genre et les personnages bien qu’il fera appel, en partie, à d’autres éléments.
Par ailleurs, seront convoquées les analyses de Sylvie Chalaye sur les activités de
Koffi Kwahulé dans un cadre global où elle inscrit d’autres dramaturges africains
contemporains originaires d’Afrique subsaharienne francophone.

1. La question du genre
De façon générale, le genre désigne la division qui peut s’instaurer au sein
d’une activité donnée et qui se fonde sur des caractères communs. Dans le do-
maine artistique et littéraire, le genre représente une catégorie qui sert à rassem-
bler des œuvres répondant à des critères pragmatiques, formels ou thématiques
semblables. Il forme un ensemble d’œuvres possédant des caractères communs,
comme l’on dirait du genre romanesque. Cette proposition définitionnelle n’est
pas totalement adaptée au domaine du théâtre qui pour Patrice Pavis (1980 : 186)
désigne « couramment le genre dramatique ou théâtral, de genre de la comédie ou de
la tragédie, ou de genre de la comédie de mœurs. Cet emploi pléthorique de genre
lui fait perdre tout sens particulier et ruine les tentatives de classification des
formes littéraires et théâtrales. » Ainsi, au théâtre, le genre désigne la pratique
artistique elle-même. Il représente également les différentes subdivisions qui
peuvent apparaître au sein des arts dramatiques. Cette définition ne permet plus
une classification bien circonscrite. C’est la raison pour laquelle, au théâtre, pen-
dant longtemps, l’on a procédé à la scission des genres en tragédie, comédie et
en drame. Cependant, à l’ère contemporaine, cette définition semble caduque au
vu de toutes les nouvelles écritures qui font leur apparition. Selon Jean-Pierre
Ryngaert (2002 : 10), dans le théâtre contemporain, l’on
…ignore les genres. Les auteurs écrivent des « textes », rarement étiquetés comme
comiques, tragiques ou dramatiques. On peut y voir l’affranchissement du théâtre qui
entend parler de tout librement dans les formes qui lui conviennent, un héritage du droit
au « sublime et au grotesque » venu du XIXe siècle. […]

274
Cette remarque nous permet de rappeler que le théâtre actuel tente de se dé-
partir de toutes les règles qui veulent le circonscrire. Pour cela, dans toutes ses
formes, il prend la dénomination de drame qui a connu plusieurs transforma-
tions. Dans un sens plus large, le drame représente toute production textuelle
dont la finalité est d’être représentée scéniquement. En dehors de ces différentes
acceptions du drame, celle qui retient le plus notre attention et sur laquelle se
fonde, en partie, notre travail est le drame romantique initié par Victor Hugo156.
Le drame romantique est la quête permanente de nouvelles formes dramatur-
giques. Le comique, le sublime, le pathétique, le grotesque et même le tragique
doivent pouvoir se mélanger. Malgré cette position du drame qui semble plus
proche des dramaturgies contemporaines, depuis la fin du XXe siècle, de façon
générale, le drame est perçu comme des restes d’un passé dramaturgique et les
auteurs comme Koffi Kwahulé tentent de sonder de nouvelles pistes. Des
formes aux contenus, il apparaît une large gamme de pièces dramatiques qui font
fi des règles.
Même s’ils ne se considèrent pas tous comme auteurs de drames, les auteurs
contemporains procèdent au mélange des genres. Et cela se retrouve dans les
éléments constitutifs de Brasserie. Si notre étude a pour finalité l’analyse des
genres, il convient de nous appesantir sur l’auteur. Cela permettra de sonder sa
démarche et celle de ses contemporains.

2. Le parcours de Koffi Kwahulé


Originaire de la Côte d’Ivoire, Koffi Kwahulé est un citoyen français. Dra-
maturge, il est aussi acteur, metteur en scène et romancier. Il a écrit plusieurs
pièces dont les plus connues sont Cette vieille magie noire, Bintou, Jaz. Avec des
auteurs africains ayant fait le choix de vivre en Occident comme lui, l’Afrique ne
se résume plus au continent physique. Avec Koffi Kwahulé et bien d’autres, le
théâtre du continent se veut une ouverture au monde. Comme le souligne Caya
Makhélé (1995 : 5-15) :
Le théâtre africain contemporain a brisé les interdits qui le retenaient lié à des formes
d’expressions traditionnelles comme le mvet ou le kotéba, pour s’inscrire dans une re-
cherche évolutive. Il n’est plus besoin d’être initié pour s’emparer d’un mvet et se faire
danseur, musicien, conteur et mime […].
La quête de nouvelles voies d’écriture prévaut chez tous ces auteurs. Chez
Koffi Kwahulé, les dires de ses personnages se tissent dans le rythme du jazz157
en prenant en compte le comique et le tragique.

Voir la préface de son œuvre Cromwell en 1827.


156

Cf. KwahuleKoffi et Mouëllic, Frères de son : Koffi Kwahulé et le jazz (entretiens), éditions
157

Théâtrales, 2007, 95 p.

275
3. Du tissage du comique et du tragique dans les actions des
personnages
Tous les textes contemporains sont une agglomération de genres. Pour mener
à bien notre réflexion, nous tenterons de relever les éléments liés aux différents
personnages et qui sont de l’ordre du tragique et du comique. Toutefois, il n’est
pas exclu que ces deux genres en arrivent à se mêler. Avant toute analyse allant
dans ce sens, il convient pour nous de nous attarder sur le contenu de cette
œuvre et de procéder à une brève présentation des différents personnages que
l’on y rencontre.
L’histoire de Brasserie se déroule dans une forêt africaine. Après de farouches
combats qui ont opposé des groupes armés, deux individus puissamment armés
dénommés Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Caporal-foufafou s’emparent d’une
brasserie. Leur rêve est devenu réalité car cette usine devrait leur procurer une
manne financière considérable. Ils mettent en garde tous ceux qui envisageraient
de s’opposer à leur projet d’accaparer les biens du pays, surtout la brasserie. Ce-
pendant, ils sont obligés de passer un marché avec Magiblanche, véritable déten-
trice de la recette de la bière et de son amant Schwänzchen.
Ainsi, Brasserie renferme quatre personnages que l’on pourrait classer en deux
camps opposés. Dans le premier camp, l’on retrouve Cap’taine-s’en-fout-la-mort
et Caporal-Foufafou. Dans le second camp, Magiblanche et Schwänzchen. Dans
Brasserie, le mélange des genres s’entame dès l’abord des différentes appellations
des protagonistes. Par leurs dénominations, les membres du premier camp, c’est-
à-dire Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Caporal-Foufafou, incarnent l’anarchie, la
violence et la sottise. De par son appellation phrastique, le premier incarne la
barbarie, puisqu’il ne craint pas de donner la mort à ses semblables et ne craint
pas de trépasser également. En langue bambara158, « Foufafou » signifie nullité et
ignorance crasse. De ces deux soldats issus d’un univers assez particulier, le Ca-
poral-Foufafou est des plus niais. Au vu du nombre et des différentes appella-
tions des groupes qu’ils ont combattus (Brasserie, p. 15), l’on peut s’imaginer le
degré de violence perpétrée par les deux compères. En outre, afin de présenter
le caractère double des deux protagonistes, dans la quatrième de couverture de
l’œuvre, l’auteur les désigne par l’oxymore « clowns sanguinaires ». Par cette dé-
signation de clowns, ces deux personnages dont le rôle premier est d’égayer des
publics sont associés à l’épithète de « sanguinaires », si bien que le lecteur-spec-
tateur doit s’attendre à une histoire dans laquelle le tragique et le rire pourraient
se conjuguer.
Dans le second camp, Magiblanche (Meneuse de revue au Moulin Rouge à
Paris) et Schwänzchen forment un couple qui incarne la ruse. Femme domina-
trice, Magiblanche a assujetti Schwänzchen qui ne peut agir que selon ses désirs,
surtout sexuels. Magicienne en affaire, elle arrive à s’approprier la part essentielle

158 Langue parlée au Mali, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Burkina Faso.

276
des actions de la brasserie : la recette de la fabrication de la bière. Quant à
Schwänzchen, il est sous le joug de cette maîtresse surnommée la Joséphine Ba-
ker159 bavaroise. Dominatrice, elle a fait de Schwänzchen un objet sexuel. De-
venu son instrument de plaisir, c’est elle qui lui ôte sa vraie identité160 et lui con-
fère l’appellation Schwänzchen qui fait référence au terme « Petite bite » ou « Pe-
tit pénis » ou « Petite queue » dans la langue allemande.
Même si ces éléments du paratexte et ceux liés aux différentes dénominations
des personnages sont centraux, c’est surtout dans leur discours que ce mélange
de tragique et de comique est plus perceptible. C’est pourquoi, nous analyserons
les textes linéairement en nous arrêtant sur les éléments qui s’avèrent centraux
pour notre étude.
Après avoir révélé les raisons pour lesquelles ils se sont emparés de la brasse-
rie et la façon cruelle avec laquelle les choses se sont déroulées, comme un gamin,
Caporal-Foufafou se retourne vers Cap’taine-s’en-fout-la-mort en exultant
(Kwahulé Koffi : 2006 : 15) : « J’ai bien parlé, chef ! ». Ici, l’on découvre le niveau
d’assujettissement de Caporal-Foufafou à son chef. Cela est doublé d’un niveau
d’intelligence bas de ce personnage qui ne peut rien décider de lui-même. Cela
rend son discours fort comique. Caporal-Foufafou rappelle par moments le per-
sonnage de Ubu Roi d’Alfred Jarry qui, poussé par son épouse, s’empare du pou-
voir mais fait preuve de stupidité et de sauvagerie dans sa gestion. Comme le
père Ubu, Caporal-Foufafou use d’un registre burlesque. Tout cela est amplifié
par la volonté de ces deux protagonistes de s’enfuir vers l’Amérique après s’être
enrichi par l’exploitation de la brasserie. L’Amérique, cet espace lointain, devient
pour eux un lieu rêvé comme un cadeau inespéré qu’on offre à des enfants.
En plus de cela, dans cette atmosphère tragique, les deux « clowns sangui-
naires » se lancent dans un quiproquo ridicule autour des termes « sourd » et
« aveugle ». Après l’écoute de la Cantate, Caporal-Foufafou lance (Kwahulé
Koffi, 2006 : 17)
Caporal-Foufafou : Ben, il faut être sourd pour ne pas voir ce que vous voyez, Com-
mandante.
Cap’taine-s’en-fout-la-mort : Non, aveugle.
Caporal-Foufafou : Hein ?
Cap’taine-s’en-fout-la-mort : Il faut être aveugle… Tu as dit : « Il faut être sourd. »
Caporal-Foufafou : J’ai dit ça, moi ?
Cap’taine-s’en-fout-la-mort : Puisque je te le dis, triple andouille ! »

159 D’origine américaine, elle est artiste de music-hall française. Découverte en 1925 à
Paris, elle connut la renommée comme chanteuse, danseuse, actrice de cinéma et ani-
matrice de revues.
160 Celle-ci n’est pas précisée dans l’œuvre, mais l’on peut aisément la deviner.

277
Les propos violents de Cap’taine-s’en-fout-la-mort contrastent avec ceux de
Caporal-Foufafou qui sont plutôt de l’ordre de la niaiserie. Le premier serait l’or-
donnateur des actes du second.
Malgré le fait d’être l’objet d’une torture atroce par Caporal-Foufafou,
Schwänzchen refuse de livrer le secret de la fabrication de la bière que l’on croit
qu’il détient. Pour cela, les deux « clowns sanguinaires » deviennent très nerveux.
Ils lui tirent les cheveux, les paupières, les oreilles et finissent par plonger ses
pieds dans de l’acide sulfurique. En dépit de cela, Schwänzchen reste impertur-
bable. D’ailleurs, il trouve que tout n’est que « paroles, paroles, paroles… »
(Kwahulé Koffi, 2006 : 56) Cependant, lorsque Cap’taine-s’en-fout-la-mort dé-
cide de le sodomiser, il avoue que son amante détient les véritables clés du fonc-
tionnement de la brasserie.
Cette menace de sodomie et le viol de son vis-à-vis sont de redoutables armes
de guerre dont Cap’taine-s’en-fout-la-mort avait déjà usé contre le président ren-
versé pendant la guerre civile. Refusant de remettre les clés de son coffre-fort, le
« Grand Libérateur » avait été sodomisé. Auparavant, Cap’taine-s’en-fout-la-
mort avait autorisé ses soldats, dont Caporal-Foufafou, à violer la femme de ce
« Grand Libérateur » pour le faire céder. Le fait d’agiter le spectre de la sodomie
ou de la pratiquer réellement sur ses victimes amène ces derniers à se plier aux
désirs de Cap’taine-s’en-fout-la-mort. Lorsqu’il prétend vouloir sodomiser
Schwänzchen, cela amène ce dernier à évoquer sa relation avec Magiblanche. De
son côté, lorsqu’il a été sodomisé par Cap’taine-s’en-fout-la-mort, le « Grand Li-
bérateur » s’est senti souillé et demandera que l’on mette fin à ses jours (Kwahulé
Koffi, 2006 : 60-61).
Malgré toutes ces réactions, en allant du tragique à la torture, l’on aboutit
parfois au comique de situation par la manière d’exprimer la menace. Ici, le tis-
sage du tragique et du comique aboutit inexorablement à une tragi-comédie. Sur
la base de figures étranges dessinées sur un tableau, Cap’taine-s’en-fout-la-mort
prétend savoir le signe astrologique de Schwänzchen. Cela semble subjuguer
Schwänzchen qui considère cela comme une prouesse. Néanmoins, cette façon
de procéder pour découvrir ce signe astrologique est cavalière et peut provoquer
le rire. Peut-on réellement procéder par des dessins pour découvrir le signe as-
trologique d’un individu ? Toujours est-il qu’en regardant le tableau, Cap’taine-
s’en-fout-la-mort a annoncé à Schwänzchen, encore sous son charme, ce qui suit
(Kwahulé Koffi, 2006 : 27) :
Cap’taine-s’en-fout-la-mort : Oui, c’est toi en plan de coupe… Là c’est écrit : Taureau
ascendant Balance.
Schwänzchen : Alors là, je suis… Je sais mais je suis… Là, c’est vraiment…
Caporal-Foufafou : C’est qu’il en sait des choses, le Commandante.
Cap’taine-s’en-fout-la-mort : C’est un très grand signe, une grande destinée… »

278
Malgré cette action magique pour Schwänzchen, ce dernier refuse de se laisser
attendrir. Il demeure sur sa position jusqu’à ce que la menace de le sodomiser
soit prononcée.
Par ailleurs, lorsque Schwänzchen ramène Magiblanche de Paris pour prendre
part aux négociations sur la gestion de la brasserie, Caporal-Foufafou met en
exergue leur férocité, pensant ébranler la position du couple. En revanche,
Cap’taine-s’en-fout-la-mort procède autrement. Il expose les noms de ses com-
pagnons « tombés au champ d’honneur pour que vive la mère-patrie… » (Kwa-
hulé Koffi, 2006 : 40) Cette opération de charme est aussi une entourloupe dou-
blée d’une certaine forme de démagogie parce qu’à l’évocation des noms de ces
compagnons de lutte161, Magiblanche y perçoit une menace latente.
Pendant que le débat fait rage entre Magiblanche et Cap’taine-s’en-fout-la-
mort, Schwänzchen et Caporal Foufafou mène une discussion autour de la taille
de leurs différents sexes. C’est le « clown sanguinaire » qui entame les échanges
(Kwahulé Koffi, 2006 : 49-50) :
Caporal-Foufafou : Ça vient d’où qu’elle t’appelle comme ça162 ?
Schwänzchen : Ça veut dire P’tite-bite…
Caporal-Foufafou : Quoi, ton surnom allemand, ça veut dire P’tite-bite ?
Schwänzchen : Oui. Schwänzchen ça veut dire P’tite-bite en allemand.
Caporal-Foufafou : Non, sans blague ?
Schwänzchen : Pourtant c’est ce que ça veut dire.
Caporal-Foufafou : P’tite-bite ?.. Pourquoi ?.. Parce que tu as…
Schwänzchen : Ben oui… On peut dire…
Caporal-Foufafou : Petit comment ?.. Petit comme ça ?
Schwänzchen : Encore plus petit.
Caporal-Foufafou : Comme ça ?
Schwänzchen : Encore plus.
Caporal-Foufafou : Ah, quand même… Et c’est avec ça que tu lui as fait tout ce que
tu viens de me raconter…
Schwänzchen : Vous savez, je suis comme tout le monde, je n’en ai qu’un seul et c’est
celui-là…
Cet échange entre Caporal-Foufafou et Schwänzchen est du domaine du co-
mique. Se présentant comme le revers de la discussion qui se tient entre Magi-
blanche et Cap’taine-s’en-fout-la-mort, ces deux cadres d’échanges montrent le
caractère comique et tragique de Brasserie.

161 Caporal-Terminator, Sergent-Viol-à-tous-les-étages, Sergent-chef-Cimetière, Ser-

gent-chef
Fosse-commune, etc.
162 Schwänzchen

279
En outre, Magiblanche ajoute plus de comique à toute cette situation. Étant
exténuée par la séance de négociation avec Capt’aine-s’en-fout-la-mort, elle in-
vite Schwänzchen à ce qui s’apparente à une partie de jambes en l’air, malgré sa
grossesse. Entendant leurs ébats, Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Caporal-Foufa-
fou réagissent différemment. Pendant que le premier trouve cela indécent à cause
de la grossesse de l’Allemande, le second est subjugué par la beauté de la langue
germanique que Magiblanche profère tout au long de ses ébats. Il intime l’ordre
à Caporal-Foufafou de se tenir coi (Kwahulé Koffi, 2006 : 254) : « Chut…
J’écoute… Écoute le sublime… De la pure poésie… » Ces réactions opposées
donnent à la situation un caractère de vaudeville.
Pour en rajouter à cet état de comique, l’auteur expose des préjugés sur deux
groupes d’individus : les Français et les Allemands. Face à l’opposition de Magi-
blanche qui refuse de coopérer, Caporal-Foufafou propose de la renvoyer dans
son pays et la remplacer par un ingénieur français qui s’occupera de la brasserie.
À cela, Cap’taine-s’en-fout-la-mort s’oppose catégoriquement (Kwahulé Koffi,
2006 : 56) :
Non, pas un Français. Surtout pas… Sacrifient trop aux idoles du patrimoine.
Les Français ne comprennent rien au futur, ils ne savent gérer que le passé. Or
nous sommes confrontés à l’irrémédiable… Et puis un Français, ça pose tou-
jours trop de questions, à propos de tout et de rien ; ça chicane à tout bout de
champ et ça ne pense qu’à prendre des vacances, et ça, ce n’est pas bon pour nos
affaires… Cette réaction qui est aussi une plaisanterie doit être prise au second
degré. Avec son caractère divertissant, elle contribue à mettre en exergue des
clichés sur un groupe de personnes. Même s’il est considéré comme l’idiot du
village par les autres protagonistes, Caporal-Foufafou arrive parfois à s’illustrer
positivement. Face à la position de Magiblanche qui refuse de céder, il invite
Cap’taine-s’en-fout-la-mort à lui proposer de l’argent en contrepartie de la re-
cette de la bière. Cependant, pour le remercier pour cette idée qui semble lumi-
neuse, Cap’taine-s’en-fout-la-mort lâche cette boutade (Kwahulé Koffi, 2006 :
56) : « Non, c’est vrai, ce n’est pas du tout idiot ce que tu proposes là. C’est
même tellement intelligent qu’à partir de maintenant je vais te vouvoyer. »
N’ayant pas assimilé le sens de ces propos, Caporal-Foufafou se sent honoré
(Kwahulé Koffi, 2006 : 56) : « Non, non, chef, c’est trop… »
Le cadre des âpres négociations entre Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Magi-
blanche est à l’image d’un ring de boxe. Schwänzchen devient le coach de l’Al-
lemande. Celui de Cap’taine-s’en-fout-la-mort est bien entendu Caporal-Foufa-
fou. Finalement, tous parviennent à un accord. Magiblanche obtiendra qu’on lui
reverse des ristournes sur les bénéfices que produira la brasserie. Pour rendre les
choses davantage alléchantes, elle sera promue première femme allemande au
poste de premier ministre. Très naïf, Caporal-Foufafou tente de démontrer
qu’avec un enfant dont le père n’est pas identifié mais qui est, en réalité
Schwänzchen, Magiblanche ne sera pas acceptée par les populations. À cela, la
première réagit en menaçant de revenir sur sa décision de signer les accords. Seul

280
Cap’taine-s’en-fout-la-mort ramène tout le monde à la raison. C’est alors qu’elle
ajoute une ultime clause (Kwahulé Koffi, 2006 : 66) : « Au lieu de livrer toute la
recette de la bière et le fonctionnement de l’usine à une seule personne, je pro-
pose de les dispatcher entre tous… » C’est ainsi que 50 % reviendront à
Cap’taine-s’en-fout-la-mort, 35 % destinés à Caporal-Foufafou, 5 % pour Magi-
blanche elle-même et 10 % pour Schwänzchen. Si tous les autres protagonistes
se sont sentis valorisés par ce partage, cette action humanitaire, en apparence,
semble renfermer un piège. Pourquoi céder 85 % des actions de la brasserie aux
deux « clowns sanguinaires » et ne conserver que 15 % pour elle et pour
Schwänzchen ? Même si l’auteur ne le mentionne pas, cela est un stratagème bien
maîtrisé par Magiblanche.
En outre, à l’annonce du taux des actions de Schwänzchen, Caporal-Foufafou
tente de s’opposer. Pour lui, il n’est pas question que cela puisse se faire. Mais
Capt’aine-s’en-fout-la-mort met fin à la discussion. Ne s’avouant pas vaincu, Ca-
poral-Foufafou dit (Kwahulé Koffi, 2006 : 67) : « Mais il ne sera pas ministre…
même pas ministre de la Culture. »
Cette réaction vient montrer à quel point le ministère de la culture est une
institution qui fait l’objet de peu de considération. Il demeure le parent pauvre
de nombreux gouvernements, surtout africains. La part des budgets annuels qui
lui est consacrée demeure une portion congrue. En outre, la question que se
posent beaucoup de citoyens dans des pays surtout africains, est de savoir le rôle
véritable que jouent les ministères en charge de la culture dans le développement
de leurs pays.

Conclusion
En nous appuyant sur Brasserie de Koffi Kwahulé, l’objectif de cette étude
était d’analyser l’usage contemporain des genres au théâtre, de façon générale.
Particulièrement, l’intérêt était porté à la combinaison du tragique et du comique.
Le constat qui se dégage est que la notion de genre a nourri de nombreux débats.
D’Aristote à Victor Hugo, les genres au théâtre ont beaucoup varié. Cet état des
choses touche aussi les oeuvres des dramaturges d’Afrique subsaharienne fran-
cophone. Ainsi, au cours de l’histoire, un grand nombre d’auteurs ont préféré la
scission des principaux genres : tragédie, comédie et drame. Plus tard, le débat
consistera au mélange du comique, du sublime, du pathétique, du grotesque et
même du tragique. C’est le cas dans Brasserie où à la quatrième de couverture,
l’on perçoit la fusion du tragique et du comique à travers les appellations de
Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Caporal-Foufafou désignés comme des « clowns
sanguinaires ». Des actions de Caporal-Foufafou à Magiblanche, en passant par
Cap’taine-s’en-fout-la-mort et Schwänzchen, le grotesque fait son apparition et
induit une sorte de « pleurer-rire » permettant ainsi de faire référence au roman

281
du même nom de l’auteur congolais Henri Lopès163. Il serait donc convenable,
de nos jours, d’accorder du crédit au mélange des genres dans une même écriture
théâtrale. Selon les objectifs qu’il vise, tout auteur devrait jouir d’une liberté to-
tale dans sa quête de nouvelles formes théâtrales.

Bibliographie
Bel-Frankian, Agathe (2014). La Poétique de la truculence dans les théâtres contemporains
des diasporas afro-descendantes en France, au Brésil et aux États-Unis : Koffi Kwahulé,
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velle.
Guingane, Jean-Pierre (1987). Théâtre et développement culturel en Afrique : le cas du
Burkina Faso, Doctorat d’État, Université de Bordeaux III, 1591 p. (4 tomes).
Gouable, Edwige (février 2007). Des Écritures de la violence dans les dramaturgies
d’Afrique noire francophone (1930-2005), thèse pour obtenir le grade de Docteur
de l’université de Rennes 2 Haute Bretagne, Études théâtrales, 447 p.
Chalaye, Sylvie (2001). L’Afrique noire et son théâtre au tournant du XXe siècle, coll.
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Kwahule, Koffi/Mouëllic Gilles (2007). Frères de son : Koffi Kwahulé et le jazz : en-
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Ryngaert, Jean-Pierre (2011). Écritures dramatiques contemporaines. Paris : Éditions
Armand Colin (2e édition), 213 p.
Sarrazac, Jean-Pierre (Assisté de Naugrette Catherine, KUNTZ Hélène, Losco
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lexique d’une recherche, Louvain-la-Neuve, Études théâtrales, 152 p.
Sarrazac, Jean-Pierre (dir.) (2010), Lexique du drame moderne et contemporain, Éditions Circé,
251 p.

163 LOPES Henri, Le Pleurer-Rire, Éditions Présence Africaine, 2003

282
Persuader les jeunes par l’auto-reformulation
et la question oratoire : cas de la maïeutique
présidentielle camerounaise

Alice HOUNDA
FALSH-Université de Maroua

Résumé
Les discours présidentiels camerounais à la jeunesse s’inscrivent dans la rhé-
torique d’Aristote : l’épidictique, le délibératif et le judiciaire. Dans cet article,
nous nous intéressons à l’auto-reformulation et à la question rhétorique, moyens
de persuasion appréciés des Présidents camerounais, qui entrent dans le genre
épidictique. Pour cela, nous analysons l’ethos et le pathos politiques à travers les
marques linguistiques comme les pronoms personnels, les verbes, les adverbes,
les adjectifs, les connecteurs logiques qui matérialisent la simulation du dialogue
par des Chefs d’État qui sont à la fois émetteurs et récepteurs des messages qu’ils
transmettent. À travers l’usage singulier de l’auto-reformulation et de la question
oratoire, nous notons que le discours présidentiel camerounais relève du champ
de la célébration qui permet aux locuteurs d’occuper toute la scène discursive et
de galvaniser la jeunesse camerounaise simultanément.
Mots-clés : Président, jeunesse, discours, rhétorique, auto-reformulation,

283
Introduction
En tant que réalisation exprimée devant un public, le discours164 et spécifi-
quement le discours politique affirme son affinité avec le théâtre165, notamment
avec la pièce de théâtre définie comme un « texte littéraire qui expose une action
dramatique, généralement sous forme de dialogue entre des personnages »166.
Dans le discours politique, on rencontre effectivement des mises en scène dia-
logiques qui font penser aux éléments d’une pièce de théâtre ; et, pourtant, on

164Toute forme de production verbale peut être considérée comme un discours. Cette
notion qui englobe donc les énoncés oraux et écrits peut renvoyer à des points de vue
théoriques différents. Le terme « discours » a connu plusieurs conceptions et définitions
aussi divergentes les unes des autres ; il a été synonyme de « texte », de « parole » ou
encore d’« énoncé ». Pour définir le discours, plusieurs linguistes passent parfois par des
dichotomies (discours/langue, discours/phrase, discours/texte). Dans l’acception de la
linguistique moderne, le terme discours renvoie à tout énoncé supérieur à la phrase, con-
sidéré sous l’angle des règles d’enchaînement des suites de phrases164. Le discours se
place donc dans un cadre supérieur à l’énoncé et à la phrase. L’étudier revient donc à
s’interroger sur la façon dont un locuteur précis s’adresse à un allocutaire particulier
dans une situation déterminée par le lieu et le moment de l’énonciation. En outre,
chaque discours est conçu pour une visée précise et l’orateur choisit d’interdire ou de
féliciter selon l’effet qu’il veut produire sur ses auditeurs. En bref, le discours est un
développement oratoire fait devant une réunion de personnes. Ainsi, le discours de
l’homme politique est destiné à s’attirer les faveurs de son public. Et pour cela, il aura
besoin de réviser ses stratégies discursives (logos), les sentiments qu’il veut provoquer
chez les auditeurs (pathos) et surtout sa propre image sociale (ethos). Toutes ces cons-
tructions textuelles sont montées dans le seul but de se faire aduler par un auditoire
hétérogène que l’homme politique veut homogène. Le discours n’est en soi politique
que lorsqu’il s’énonce dans un contexte politique. Dans ce cas, il est caractérisé de « dis-
cours d’influence » dont la finalité est de produire un effet sur l’autre pour le rendre
dépendant d’une action, d’une pensée ou d’une croyance souhaitée par l’énonciateur.
Ce type de discours, comme les autres d’ailleurs, s’inscrivent dans la théorie du faire faire
où il est question de poser un acte qui provoquerait immédiatement une réponse chez
l’énonciataire. C’est donc la situation communicationnelle qui « politise » le discours.
165Le « théâtre » est un mot polysémique qui tire ses origines de la mythologie gréco-

romaine. Il dérive du latin theatrum, mot d’origine latine de la famille thea « vue, spec-
tacle »165. Pour cet article, nous retiendrons quelques définitions qui aideront à com-
prendre le rapport du théâtre au discours politique. Dans le contexte antique, le théâtre
était considéré comme « une construction en plein air, généralement adossée à une col-
line creusée en hémicycle et comprenant quatre parties : le « theatron » (enceinte desti-
née au spectateur), l’hyposcenium, le proscenium et l’orchestre ».165 En d’autres termes,
le théâtre est un édifice qui abrite des spectacles présentés au public ; ces spectacles sont
généralement rattachés à l’art dramatique. En tant qu’art, c’est une représentation devant
un public en fonction « des conventions qui ont varié avec les époques et les civilisa-
tions, une suite d’événements où sont engagés des êtres humains agissant et parlant »165.
166 Rey, 2009, Le Petit Robert de la langue française, p.2546.

284
est sans ignorer que le discours présidentiel à la jeunesse camerounaise est une
communication indirecte, unilatérale entre Président (émetteur) et jeunesse (ré-
cepteur) sans possibilité de rétroaction. Le discours politique est une mise en
scène, un univers théâtral qui surdétermine les pensées et actions de l’État et de
la citoyenneté. Il est régulé par des principes juridiques, moraux, religieux et lan-
gagiers autour duquel foisonnent des idées, des conceptions clairement énon-
cées, et parfois inavouables. C’est dans cette logique que Charaudeau167 a pu dire
que le discours politique est surtout un « jeu de masques » qui manipule aisément
l’être et le paraître. La construction des récepteurs est inscrite dans les énoncés
du locuteur par des procédés rhétoriques ingénieusement insérés dans le dis-
cours comme la persuasion. Le texte politique que nous voulons analyser est un
ensemble exclusif de discours des présidents Ahmadou Ahidjo (premier prési-
dent du Cameroun de 1960 à 1982)168 et Paul Biya (deuxième président du Ca-
meroun de 1982 jusqu’à nous jours)169 destinés à la jeunesse camerounaise. Sur
la période allant de 1967 (année de l’émission du premier discours adressé à la
jeunesse par le président Ahidjo) à 2011 (dernier discours du septennat en cours
du président Biya), nous avons recueilli des énoncés qui expriment l’intention
persuasive par l’auto-reformulation et la question oratoire. À l’aide de l’analyse
rhétorique, notamment de l’étude de ces deux procédés rhétoriques marqués par
la répétition et l’amplification qui entrent dans le champ des figures de discours,
nous chercherons à montrer comment les présidents camerounais utilisent ces
« armes » pour flatter leurs jeunesses respectives afin qu’elles basculent dans le
camp des « vainqueurs », donc des chefs d’État. C’est bien ce qui justifie le choix
de ce sujet qui ambitionne de scruter l’influence des Présidents camerounais sur
la jeunesse à travers l’auto-reformulation et la question oratoire.

1. Discours et métadiscours dans la parole présidentielle


Dans le discours politique co-existent deux mondes radicalement opposés :
d’un côté, le monde du locuteur, « les bons », qui, par le biais du discours, re-
cherche des « alliés » qui sont généralement les interlocuteurs appelés à se joindre

167 Patrick Charaudeau, 2005, Le Discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert.
168Les discours d’Ahmadou Ahidjo ont été édités en 1980 aux "Nouvelles Éditions Afri-
caines" sous le titre d’Anthologie des discours, 1957-1979. C’est un ensemble regroupant
tous les discours du premier président du Cameroun. Ces textes de 2300 pages sont
réunis en quatre tomes et comportent les discours officiels et les allocutions adressées
au corps diplomatique.
169 Paul Biya, 2002, Anthologie des discours et interviews du président de la République du Cameroun

(5 volumes), Yaoundé, Sopecam. Depuis le développement et l’accessibilité d’Internet, les


discours les plus récents du deuxième président – à partir des années 2000 – sont direc-
tement diffusés sur la toile, ce qui nous a permis de recueillir les autres discours absents
de l’anthologie.

285
à sa cause ; de l’autre, le monde des « tiers-parlant »170, considérés pour certains
comme des opposants, « les méchants », qui sont des adversaires à discréditer, à
éloigner des interlocuteurs. C’est ce qui explique l’utilisation de la persuasion
comme un instrument de manipulation capable d’incliner les pensées et les ac-
tions des destinataires vers celles des destinateurs.
Malgré les siècles passés, la rhétorique moderne a conservé des éléments de
la rhétorique antique ; il s’agit entre autres des 3 genres du discours : le judiciaire,
le délibératif et l’épidictique. Le genre du discours utilisé dans le discours poli-
tique présidentiel camerounais, ─ surtout en ce qui concerne la question oratoire
et l’auto-reformulation─, est le discours épidictique. C’est un genre qui vise la
louange, l’éloge ou la critique. Le critère de pertinence est d’ailleurs orienté vers
les termes du beau et du laid, et la technique discursive employée est l’amplifica-
tion et/ou les figures d’ornement171. Avec le discours épidictique, le locuteur
évoque des personnages, des personnes ou des événements marquants connus
de l’interlocuteur. Par ce procédé, l’orateur attire l’attention et recherche l’adhé-
sion de l’auditoire sur des choses qui lui tiennent à cœur.
Par retour sur leur dire, les énonciateurs construisent à l’intérieur de leurs
discours des niveaux différents en les reprenant en des discours seconds pour
leur fixer des limites. Cette reconstitution d’une unité et cette représentation
d’une maîtrise façonnent le discours et donnent l’image des énonciateurs qui
dominent les procédés métadiscursifs.

1.1. La persuasion par l’auto-reformulation


L’auto-reformulation ou discours autonymique est un mécanisme du discours
relaté, une situation dans laquelle le discours parle de lui-même. C’est la refor-
mulation d’un énoncé antérieur du locuteur dans une instance énonciative en
cours. C’est un procédé très prisé des hommes politiques. L’auto-reformulation
est centrée sur le "dire" du discours de l’énonciateur. Elle représente les traces
de l’hétérogénéité dans le "dire". Et qui est rencontrée dans tout discours, elle
représente son mode de fonctionnement et affecte les deux faces du discours :
le dit et le dire.
[1] En effet, le principe qui devra régir toutes nos activités au cours des prochaines
années dans le cadre de la Révolution Nationale dont l’objectif est de « promouvoir
le Cameroun au rang d’une nation authentique », […], car, comme je l’ai déjà
dit « le progrès ne peut résulter que des efforts propres d’un peuple (Ahidjo, 1975).

170 Le « tiers-parlant » est une expression empruntée à Jean Peytard (1993 : 74). Consi-
déré comme "troisième actant" d’une communication à trois interlocuteurs et peut de-
venir un "personnage" qui se glisse entre le locuteur et l’interlocuteur.
171 L’amplification est une figure rhétorique qui permet à l’orateur de reprendre les élé-

ments d’une description en les enrichissant.

286
[2] C’est pourquoi j’avais dit par le passé que la jeunesse est déjà la nation dans
le présent (Ahidjo, 1975).
[3] Lors du dernier Congrès du [sic] l’Union Nationale Camerounaise, que nous avons
aussi caractérisé comme le Congrès de la maturité de notre Jeunesse, nous avons mis
l’accent sur la nécessaire revitalisation de la JUNC. J’avais alors affirmé que
la « revitalisation de la JUNC doit tenir compte du fait que les jeunes ne constituent
pas une société à part et que leur militantisme ne doit pas être considéré comme un
militantisme marginal (Ahidjo, 1976).
[4] Comme je l’ai déclaré dans mon message de fin d’année à la nation,
et parce que de nombreuses autres exigences du progrès nous interpellent, « nous ne
devons pas nous complaire passivement dans l’autosatisfaction contemplative et sta-
tique » (Biya, 1983).
[5] En effet, comme je l’affirmais dans mon message de l’année dernière,
« à l’échelle individuelle et collective, rien de grand ne peut se faire sans dépassement,
sans sacrifice, sans victoire sur soi-même, finalement sans une certaine ascèse (Biya,
1984).
[6] L’une de nos grandes ambitions, c’est en effet, comme je l’ai souligné à
maintes reprises, de lancer de vastes projets agricoles, industriels, touristiques,
[…] (Biya, 2005).
[7] Dans le passé récent, j’ai, à plusieurs reprises, exhorté les Camerounaises
et les Camerounais à prendre conscience des changements importants qui sont en
train de bouleverser le monde qui nous entoure (Biya, 2006).
Comme le "dit", traversé par d’autres dits, le "dire" est imprégné d’autres
dires. Si l’unité discursive de l’énonciateur est menacée par d’autres dires qu’il
insère pour les maîtriser, il doit aussi circonscrire des "dires-tiers" qui survien-
nent en rompant la cohérence de son dire.

1.1.1. La « ré-énonciation » du verbe introducteur


La ré-énonciation172 dans les discours des Présidents Ahidjo et Biya est effec-
tive grâce au verbe introducteur de parole « dire » dont la fréquence est impor-
tante. Pour Maurel173, « l’introducteur DIRE est neutre, il ne nous renseigne pas
sur la distance prise par l’énonciateur vis-à-vis des mots du tiers-parlant ». La

172La « ré-énonciation » est une notion empruntée à Antoine Compagnon dans son ou-
vrage La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
173Maurel, 1993, « La configuration de la persona du tiers-parlant », in Les manifestations

du "discours relaté" (oral et écrit), Les Cahiers du CRELEF, n˚35, Université de Franche-
Comté, Besançon, p.78.

287
présence d’autres verbes introducteurs au cours de ce processus de ré-énoncia-
tion apporte un sens nouveau au discours, comme c’est le cas avec « souligné »,
« affirmé », « déclaré », « exhorté », par lesquels on note une relation entre le
dire et sa mise en relief respectivement par un soulignement verbal, qui est une autre
façon de parler avec insistance, une affirmation, qui signifie dire avec certitude, une décla-
ration, qui est une manière de dire avec clarté, et enfin, une exhortation, qui est une
singulière façon de dire en persuadant.
Dans le discours présidentiel camerounais, le discours relaté est marqué par
les temps verbaux qui expriment les aspects achevés ou inachevés des propos
énoncés. Nous avons par exemple le passé composé présent dans les énoncés
[1] « …comme je l’ai déjà dit… », [4] « Comme je l’ai déclaré… », [6] «…
comme je l’ai souligné à maintes reprises… », [7] « … j’ai, à plusieurs re-
prises, exhorté… ». C’est une forme verbale qui exprime un fait achevé. Avec
sa forme ambivalente, le passé composé est un temps qui, par son auxiliaire, fait
partie du présent, et qui permet aux présidents d’avoir une mainmise sur les évé-
nements passés et ceux qui sont en cours au moment où ils parlent.
L’unique temps qui exprime l’aspect non accompli parmi ces énoncés est l’im-
parfait contenu dans la séquence [5] « Comme je l’affirmais dans mon mes-
sage… ». Les Chefs d’État utilisent ce temps qui ne signale ni le début ni la fin
de l’action pour indiquer l’influence du présent de l’indicatif, temps de l’énon-
ciation par excellence qui leur garantit le contrôle de la parole. En effet, l’impar-
fait est qualifié de « présent en cours dans le passé ». Après des événements ex-
primés, comme c’est le cas avec le dit entre guillemets du président Biya, l’utili-
sation de l’imparfait marque la conséquence des faits antérieurs. Le plus-que-
parfait dans les énoncés [2] « …j’avais dit par le passé… » et [3] « …j’avais
alors affirmé… » est par contre une forme composée qui exprime l’aspect ac-
compli. C’est un temps « antérieur de l’imparfait » car le verbe auxiliaire est con-
jugué à l’imparfait. Le fait accompli « …j’avais alors affirmé… » a lieu avant un
autre fait passé « …nous avons mis l’accent sur la nécessaire revitalisation de la
JUNC », quel que soit le délai écoulé entre les deux faits. Le Président Ahidjo
joue sur l’emploi de cet auxiliaire à l’imparfait et du participe passé pour confir-
mer la justesse de ses propos. Le plus-que-parfait lui permet d’exprimer des faits
antérieurs indéterminés et sujets à la répétition.

1.1.2. La « ré-énonciation » du contexte


Tous ces verbes introducteurs de parole (dire, souligner, exhorter, affirmer,
déclarer) renforcent la position des énonciateurs sur le rôle de la jeunesse dans
le processus de construction nationale. Aussi n’hésitent-ils pas à s’autociter en
prenant des exemples de discours relatifs à d’autres situations et contextes de
discours. Lorsqu’Ahidjo dit : « j’avais alors affirmé », il le fait en référence au
discours prononcé lors du dernier Congrès de l’Union Nationale Camerounaise.

288
Lorsque le Président Biya se reprend en ces termes : « nous ne devons pas
nous complaire passivement dans l’autosatisfaction contemplative et statique »,
il empruntait cette citation à l’adresse de fin d’année à la nation camerounaise.
Même certains fragments de discours adressés à la jeunesse peuvent faire l’objet
d’une ré-énonciation, comme c’est le cas avec l’énoncé : « à l’échelle individuelle
et collective, rien de grand ne peut se faire sans dépassement, sans sacrifice, sans
victoire sur soi-même, finalement sans une certaine ascèse » qui est en fait une
séquence du discours de 1983 destiné à la jeunesse camerounaise.
La valeur insistante du dire surgit au niveau contextuel dans les récurrences
du soulignement, de l’affirmation, de l’exhortation et de la déclaration (dire) qui
sont reliées respectivement à « maintes reprises », « alors », « plusieurs reprises »,
« déjà », ce qui fait croire à une habitude oratoire chez les présidents pour mar-
quer l’insistance, mais surtout le fait que les énonciateurs sont en même temps
les énonciataires de leurs propres paroles. L’évocation du soulignement dans le
passé qui se perçoit dans le « déjà » et sa relation avec la trilogie énonciative je-
ici-maintenant s’inscrit dans la circularité du discours.
L’énonciation « réfléchie » qui reconstitue le discours en dire et en répétition
de ces dires prend pour point de départ le déjà mentionné et pour point d’arrivée
le retour vers les énoncés déjà mentionnés. Chaque énoncé est pris comme l’élé-
ment d’une longue chaîne de continuité qui assure la permanence d’une parole
unique dans ce champ énonciatif. Les énoncés répétés sont les reflets des uns et
des autres et se meuvent remarquablement dans ces discours politiques prési-
dentiels. Nous avons donc affaire à ce que Maurel174appelle un « écart interlocu-
tif » où l’énonciateur opère un retour sur ses manières de dire par stratégie de
prévention de deux risques : le refus de co-énonciation de l’interlocuteur et le
risque de non-transmission, de non-compréhension. Pour la prévention du refus
de co-énoncer, l’énonciateur, dans son discours, va prévenir toute objection et
amener son interlocuteur à assumer avec lui ses propos. Il doit introduire l’autre
dans son discours.
Généralement, les Présidents utilisent ce procédé d’autocitation pour insister
sur des événements ou des situations qui leur tiennent à cœur. Ils veulent ainsi
le faire comprendre aux jeunes. Leblanc et Martinez (2005 : 6) sont arrivés au
constat selon lequel
L’évocation du discours passé produit deux effets complémentaires. D’une par [sic]
elle a force de preuve et contribue à la constitution d’un ethos de la crédibilité, de l’om-
niscience, de la clairvoyance : les prédictions du chef de l’État ce [sic] sont bien réalisées.
D’autre part elle tend à rapprocher les deux instances de l’énonciation : se rappeler ses
propos c’est leur accorder une importance et accorder de l’importance à ceux à qui on les

174L. Maurel, 1993.

289
a tenus. Revenir sur son propre discours c’est aussi y mettre plus d’affectif et de subjec-
tivité.
S’autociter, c’est donner de la valeur à sa propre personne, c’est se surestimer
au point d’établir sa parole comme un phénomène universel qui force l’accepta-
bilité. Cette activité métalinguistique est une énonciation « réfléchie » sur la per-
sonne de l’énonciateur. En fait, tout indice linguistique mène aux Présidents
Ahidjo et Biya. La construction nationale justifie le fait de se reprendre inlassa-
blement. C’est une stratégie visant à convaincre les jeunes du bien-fondé des
actions étatiques. L’intention est de les faire adhérer aux différents programmes
politiques. Pour les Présidents, la reprise des mêmes mots facilite la compréhen-
sion du message. C’est la raison pour laquelle ces énonciateurs s’autocitent pour
que les éléments essentiels résonnent comme des échos dans l’esprit de la jeu-
nesse.
Le processus d’autocitation permet à Ahidjo et à Biya d’asseoir leur politique
de « Révolution nationale » ou de « Renouveau national » qui ne sera possible
que grâce à l’Unité nationale ou l’Intégration nationale : d’où l’uniformité du dis-
cours censée instaurer une pensée unique et transformer les Camerounais, et
surtout les jeunes, en un bloc homogène capable de résister face à l’adversaire
en mémorisant les énumérations contenues dans les séquences discursives répé-
tées.
Comme l’auto-reformulation considérée dans ses séquences discursives, la
question oratoire joue un rôle crucial dans le processus de ralliement tant adulé
des dirigeants politiques.

2. La persuasion par la question oratoire


Le propre de tout discours politique est d’exercer une action sur l’opinion
afin de l’amener à soutenir une politique, un gouvernement ou un représentant.
C’est dans ce contexte que le discours est intimement lié à la propagande. En
fait, le discours politique a besoin de la propagande qui lui permet de vanter les
mérites d’une idée, d’un homme pour recueillir une adhésion, un soutien des
auditeurs.

2.1. La structure linguistique de la question oratoire


Les procédés d’adhésion comme la persuasion font partie de la « modalité de
sollicitation » de l’interlocuteur par le locuteur. Ils se mettent en place sous la
forme d’une interpellation rhétorique, un questionnement qui prend l’auditoire
à témoin et qui permet de valoriser ce dernier. Ces moyens servent à exciter le
public et à éveiller sa conscience. Du même coup, le destinateur se voit créditer

290
d’une image positive. Selon Fontanier175, la question rhétorique est considérée
comme une figure de style (d’où le nom d’« interrogations figurées ») :
L’interrogation (sous-entendu : figure de style) consiste à prendre le ton interrogatif
non pas pour marquer un doute et provoquer une réponse mais pour indiquer au con-
traire la plus grande persuasion et défier ceux à l’on parle de pouvoir nier ou même
répondre. Il ne faut donc pas la confondre avec l’interrogation proprement dite, avec cette
interrogation du doute, de l’ignorance ou de la curiosité par laquelle on cherche à s’ins-
truire ou à s’assurer d’une chose […] Mais une singularité frappante c’est qu’avec la
négation elle affirme et que sans négation elle nie.
Nous constatons donc avec Fontanier que la question rhétorique permet à
l’énonciateur de simuler un dialogue. Et c’est bien le cas dans les discours prési-
dentiels adressés à la jeunesse camerounaise :
[8] Et qui d’autre, mieux que la jeunesse qui promène sur le monde un regard
neuf et une âme poreuse aux sollicitations novatrices, qui d’autre, dis-je, mieux
que la jeunesse dont la volonté de progrès ne traîne pas encore le poids paralysant
des préjugés, est capable de cet enthousiasme et de ce dévouement, disons-le, de
cette foi indispensable à la réalisation heureuses des grands desseins ? (Ahidjo,
1968).
[9] Ce faisant, comment m’empêcher de penser, mes jeunes et chers
compatriotes, que vous avez sur vos parents et vos aînés un avantage certain et
inestimable : vous êtes les hommes de demain, c’est-à-dire ceux qui décideront du
lendemain et le façonneront ? (Ahidjo, 1974).
[10] Dès lors, comment ne pas se féliciter, comment ne pas être fier
de nos précieux acquis, des acquis accumulés au prix des sacri-
fices inlassables de tous, tant il est vrai que le développement que nous pour-
suivons de toutes nos énergies et avec détermination est et doit être l’œuvre de la
récompense des efforts déployés par tout un peuple uni, industrieux, engagé et décidé
à prendre en charge son propre destin ? (Biya, 1983).
[11] Qui, en effet, mieux qu’elle, parce qu’elle est moins exposée aux
pesanteurs du passé et aux sollicitations de l’égoïsme et plus sensible aux appels de
l’avenir et à la générosité, peut promouvoir plus efficacement les changements profonds
de mentalité, de comportements et de structure qu’implique cette politique ? (Biya,
1984).
Dans la stratégie des Présidents Ahidjo et Biya, l’ajout du joncteur discursif,
encore appelé connecteur logique, « et » et des locutions adverbiales « ce fai-
sant », « dès lors », « en effet » qui appellent à la vérité ou à la raison, mettent en

175P. Fontanier, 1977, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, p. 368.

291
garde l’interlocuteur contre un jugement précipité susceptible de produire une
réponse inexacte. Mais dans une interrogation, comme c’est le cas avec ces sé-
quences discursives, ces adverbes sont surtout utilisés parce que les énonciateurs
attendent la confirmation de leur propre opinion, négative lorsqu’il s’agit d’une
interropositive, affirmative dans le cas contraire. Par la seule présence dans ces
interrogations dont la forme et le sens font référence logiquement à des de-
mandes, ils introduisent l’idée qu’un doute existe dans l’esprit du locuteur quant
à la vérité de la proposition concernée.
Ainsi, le joncteur « et » dans l’énoncé [8] a une valeur emphatique en début
de phrase et met en évidence le processus dithyrambique que le président Ahidjo
veut installer. Le joncteur est lui-même accompagné du pronom relatif « qui »
qui joue ici le rôle de sujet et du pronom indéfini « autre » qui sert à désigner les
autres personnes de la société camerounaise pour les opposer à la jeunesse.
Ahidjo adjoint encore à tout ce cocktail phrastique l’adverbe de comparaison
« mieux » de bien. Avec cet élément de comparaison, il établit ainsi une compa-
raison entre les forces vives de la nation qui, selon lui, n’a pas lieu d’être : la
jeunesse camerounaise l’emporte sur les autres couches sociales. C’est pourquoi
le président Ahidjo accentue la magnificence de la jeunesse en réitérant l’expres-
sion « qui d’autre » et en la faisant suivre de la forme « dis-je » qui couronnent
l’exaltation de cette frange de la population.
L’inversion du sujet du type dis-je, jeu de mots avec le pronom postposé, fait
partie des rares cas de possibilité d’inversion du pronom JE à l’indicatif présent
qui s’est imposé dans les structures syntaxiques médiévales. La langue soutenue
en fait souvent usage dans un souci d’élégance et se prête donc aux jeux de mots.
L’usage de la forme « dis-je » fixe le lien dialogique entre une énonciation anté-
rieure et celle en cours de production. Ahidjo ne s’est pas abstenu de créer cet
espace ludique dans un discours qu’il voulait captivant. Dans l’énoncé [9], il em-
ploie la locution adverbiale « ce faisant » qui signifie en agissant ainsi et l’adverbe
« comment » qui souligne l’interrogation et perpétue le discours élogieux dirigé
vers la jeunesse camerounaise.
À la suite d’Ahidjo, Biya va adopter la rhétorique comme arme de persuasion.
Il reconduit l’indice « comment » auquel il ajoute la locution adverbiale « dès
lors » qui a le sens de alors, à ce moment ― qui marque l’instance présente de l’énon-
ciation et la locution adverbiale de négation « ne pas » qui lui donne l’opportunité
d’affirmer comme le soulignait Fontanier176. Il renouvelle aussi « qui », « mieux »
et consolide ses énoncés par l’insertion de la locution adverbiale « en effet » qu’il
emploie pour confirmer ce qui est dit, puis introduit un argument, une explica-
tion, et la locution conjonctive « parce que » qui exprime la cause.
Quelles que soient les circonstances, le Président Biya ne se prive pas de
louanges personnelles. Il les accentue avec la répétition de l’expression « com-

176P. Fontanier, 1977, Les Figures du discours, Paris, Flammarion.

292
ment ne pas… », adressée à ses destinataires, simples témoins. Cette interroga-
tion n’est qu’un artifice car, juste pour conforter une décision qu’on a déjà prise.
Les discours les Présidents recourent au procédé de l’amplification177 pour bros-
ser le portrait reluisant de leurs jeunesses. Ils veulent les présenter comme une
arme, une nécessité dont l’alliance garantirait leur pouvoir et leur crédibilité. C’est
le lieu du pathos. C’est pourquoi le locuteur cherche à émouvoir et à plaire.

2.2. Les effets de la « polarité inverse »


Dans les fragments discursifs du corpus, l’un des traits essentiels à reconnaître
à la question rhétorique et que nous retiendrons quant à nous comme le point le
plus important est, selon les termes de Borillo178, la « polarité inverse » entre la
forme grammaticale de l’interrogation et de la proposition par laquelle il est pos-
sible de rendre compte du sens donné.
À ce niveau, on a affaire aux interrogations qui ne se conforment pas aux
véritables demandes d’information, nécessitant le savoir ou l’opinion de la per-
sonne à qui elles s’adressent. Chacune de ces questions au contraire constitue
pour elle-même et de manière implicite sa propre réponse. Il convient de scruter
ce que représente l’interrogation en tant que stratégie discursive. C’est par le mé-
canisme d’implication pragmatique que fonctionne la question rhétorique. De
toutes les interrogations, elle représente la position ultime où disparaît toute sol-
licitation et attente de réponse. On assiste à un cas où le locuteur, fort de son
jugement sur la proposition qu’il émet, pourrait bien ne pas la prononcer sur le
mode interrogatif mais l’asserter. La stratégie discursive préconise un emploi
pondéré de l’assertion qui peut se comprendre comme une expression d’autorité.
On assiste ainsi à l’application de la deuxième stratégie de Chomsky, la « stratégie
problème-réaction-solution » qui consiste à créer un problème et à susciter une
certaine réaction du public en lui affichant une « situation » qu’il ne peut récuser.
La circularité dans les discours d’Ahidjo et de Biya se présente sous la forme
d’un dialogue simulé et/ou relaté, dans lequel l’un des protagonistes est l’énon-
ciateur lui-même qui, dans une interpellation dithyrambique, rappelle une parole
qu’il a tenue dans un passé lointain ou récent. Ce mode énonciatif se passe dans
une sorte de dialogue au cours duquel les présidents qui jouent à la fois le sujet

177 Cicéron dans Dialogue sur les partitions XVI avait déjà noté que l’amplification fait
intervenir plusieurs tactiques : « elle entasse et développe les définitions, les consé-
quences, les contrastes nés de la diversité, de l’opposition de l’incompatibilité des idées ;
les causes, les effets, les similitudes, les exemples ; met en scène les personnes, fait parler
même les choses ; et, toujours à la hauteur de son sujet, s’élève au besoin jusqu’au su-
blime »
178A. Borillo, 1981, « Quelques aspects de la question rhétorique en français », in Dans

le champ pragmatico-énonciatif, n˚25, DRLAV, p.2.

293
parlant et l’interprétant, posent des questions qui semblent s’adresser aux jeunes,
mais auxquelles ils apportent eux-mêmes des réponses.
Dans ce contexte, la question rhétorique ne correspond pas au modèle des
locuteurs réels dans la mesure où question et réponse sont assurées par le même
locuteur. En simulant un dialogue, chacune des questions des Chefs d’État cons-
titue en elle-même et implicitement sa propre réponse, aboutissant ainsi à un
dédoublement énonciatif au cours duquel l’énonciateur qui est aussi énonciataire
s’arroge le pouvoir d’occuper entièrement l’espace énonciatif réservé aux énon-
ciataires. La question oratoire permet à ces hommes politiques d’apprivoiser et
de s’approprier la parole et d’en user à volonté sans aucune impunité.
La question rhétorique fait partie des arguments contraignants. Ici, l’énoncia-
teur cherche à persuader son interlocuteur, non pas par des moyens rationnels,
mais en le forçant à adopter des valeurs qu’il est supposé avoir intégrées, ou en
profitant de son inexpérience dialectique179. Le recours aux valeurs représente un
argument solide pour l’énonciateur. La question rhétorique est une force argu-
mentative dialectique qui exprime une manipulation. Pour Robrieux180, « Ce sont
celles (les questions dialectiques) qui visent à persuader ou à manipuler l’interlo-
cuteur sans agressivité caractérisée ».

Conclusion
Pendant leurs énonciations, les Présidents Ahmadou Ahidjo et Paul Biya se
livrent à une activité de constructions langagières au cours de laquelle ils articu-
lent des genres discursifs significatifs comme le judiciaire, le délibératif et l’épi-
dictique qui correspondent à des pratiques sociales reconnues depuis l’Antiquité.
Mais ils ont davantage fait appel à l’épidictique, particulièrement à l’autocitation
et à la question rhétorique dont les caractères singuliers sont imprégnés d’une
argumentation savamment orchestrée qui interpelle insidieusement les interlo-
cuteurs. Ces énoncés rhétoriques ont permis de modifier les pensées de ceux qui
lisent ou écoutent le discours en y apportant des connaissances qui viennent des
expériences ou des savoirs encyclopédiques qui s’imposent d’eux-mêmes. Ainsi,
la mise en scène du discours par l’autocitation et la question oratoire entraîne les
énonciataires dans l’imaginaire construit par des orateurs soucieux d’attirer la
sympathie.
L’usage de l’auto-reformulation et de la question rhétorique par les Président
Ahidjo et Biya est un choix discursif stratégique qui permet aux deux Présidents
d’amorcer les périodes de crises que traverse leur jeunesse. Ces énoncés qui tra-
duisent les valeurs morales et idéologiques donnent aux deux Chefs d’État, l’oc-
casion de prendre à témoin les jeunes et de renforcer leur ethos de sérieux en

179 Robrieux, 2000, p.199.


180Ibid. p. 206.

294
accréditant leurs paroles d’une valeur de vérité. La prise de parole qui dépend de
l’exercice d’un pouvoir doit être énoncée sans ambiguïté. C’est la raison pour
laquelle la parole est dite au bon moment. Le recours aux formules savantes par
les deux Présidents est dicté par deux raisons : d’une part, l’exercice du pouvoir
présuppose s’exprimer avec sagesse et discernement, d’autre part, les effets es-
comptés sur la jeunesse camerounaise ne peuvent être effectifs que si les citations
et maximes constituent un recours indispensable. Cet emploi des énoncés sa-
vants s’inscrit dans un champ énonciatif dont la configuration définit la place
des sujets parlants. Dans les discours présidentiels, la répétition est de mise avec
une valeur d’insistance. Par ces processus, les acteurs politiques cherchent sur-
tout à insister. Pour ce faire, ils rappellent ou recontextualisent les anciennes in-
formations qu’ils ajustent à la situation présente. Élaborer un discours revient
donc aussi à convoquer de manière efficace et efficiente ordonnée et cohérente
des morceaux choisis pour bâtir son argumentaire.

Bibliographie
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295
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http://solutions-politiques.over-blog.com/pages/les-dix-strategies-de-manipulation-
de-masses-noam-chomsky-4058590.html.

296
La tragédiographie de Romeo Castellucci,
ou le sublime à l’œuvre

Diego SCALCO
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Résumé
Depuis le milieu des années 1980, les mises en scène de Romeo Castellucci
défient toute classification et subvertissent la pratique théâtrale. Sous plusieurs
aspects, elles s’inscrivent dans la mouvance postdramatique. Il s’avère néan-
moins difficile, à la seule lumière de la catégorie du postdramatique, d’approfon-
dir les problèmes de réception qu’elles continuent à poser. Une telle difficulté
nous engage à recourir à la notion du sublime (entendu comme antagoniste du
beau). Chez Friedrich Nietzsche notamment, cette notion reçoit une interpréta-
tion permettant de rendre compte du caractère critique, voire troublant, de l’ex-
périence provoquée par la Tragedia Endogonidia.
Mots-clés : Tragedia Endogonidia ; Romeo Castellucci ; théâtre postdramatique ; ca-
ractère antidramatique ; sublime.

Introduction
Depuis quelques années, les mises en scène de Romeo Castellucci (né en
1960) suscitent régulièrement des polémiques dont la virulence atteint parfois le
paroxysme de la censure. Le caractère sensible des thèmes d’ordre social, reli-
gieux, politique et sexuel qu’elles abordent ne suffit pas pour autant à expliquer
l’aura de scandale qui les entoure. D’autant moins que ces thèmes sont largement
répandus non seulement dans le théâtre et dans les arts contemporains, mais
aussi dans le champ médiatique. Le scandale doit donc provenir du traitement
auquel ils sont soumis. Traitement critique en ce qu’il pointe les limites subrep-
ticement imposées à certaines problématiques, soulevant par ailleurs la question
du seuil à partir duquel une démarche est reconnue et acceptée comme valable
dans un contexte donné. Dès lors, l’objectif poursuivi parl’article est d’interroger
les ressorts de la tragédiographie181 de Castellucci, à plus forte raison qu’ils semblent

181Terme introduit ici pour souligner le caractère plastique de l’approche théâtrale de


Castellucci sans recourir à la dénomination courante, mais contradictoire, de « drama-
turgie visuelle ».

297
déborder la catégorie du postdramatique et motiver, en dernière instance, le re-
cours la notion du sublime.

1. La catégorie du postdramatique en question


L’émergence récente d’une mouvance théâtrale que Hans-Thies Lehmann (né
en 1944) qualifié de « postdramatique182 » semble avoir déjà sa propre histoire.
La diffusion et la différentiation des pratiques performatives auxquelles on as-
siste depuis les années 1970, tant sur la scène et qu’en dehors, véhiculent une
conception du corps marquée par l’impossibilité de la transcendance. Ces pra-
tiques se rabattent sur le corps en tant que médium, le soumettant à des traite-
ments qui parfois le réduisent à l’état de simple matériau. Elles proviennent des
arts plastiques et, dans le contexte théâtral, entraînent le « dépassement du corps
sémantique183 », comme l’écrit Lehmann. Pour ce dernier, le théâtre dramatique
se distingue depuis l’Antiquité « par l’abstraction du matériau [qu’est le corps], par
la concentration “dramatique” sur des conflits “spirituels”184 ». Chez un metteur
en scène issu des arts plastiques comme Romeo Castellucci (né en 1960), la di-
mension extérieure vient au contraire éclipser la dimension intérieure, et l’incom-
municabilité même du vécu dramatique s’affirme de manière péremptoire.
La praxis théâtrale usuelle et l’idée même d’incarnation du personnage par le
comédien entrent alors en crise, ce qui a pour double effet de déjouer les attentes
et de rendre caduques les références historiques. Le refus des procédés diégé-
tiques et fictionnels entraîne un clivage entre les différentes séquences/situations
de l’action, qui se déroule/déploie sur le plan d’une extériorité aussi impénétrable
qu’interrogatrice. À cela s’ajoute la remise en question radicale de toute synthèse
théâtrale non seulement au sens classique de composition harmonieuse des par-
ties de la pièce, mais aussi au sens wagnérien de réunion des arts sous la forme
dramatique. Or, bien qu’éclairantes, ces caractérisations ne permettent pas
d’identifier les traits saillants de la tragédiographie185 de Castellucci, puisqu’elles
sont aussi valables pour d’autres expérimentations scéniques contemporaines.
La catégorie du postdramatique englobe désormais toute tentative de décons-
truction du code théâtral et, sous cet aspect, est souvent confondue avec celle,
tout autant problématique, du postmoderne. « La difficulté à saisir un si vaste
domaine “postmoderne” est démontrée par la longue liste de caractéristiques,

182 Lehmann, Le Théâtre postdramatique (1999), trad. par Philippe-H. Ledru, Paris,
L’Arche, 2002.
183Ibid., p. 264.
184Ibid., p. 263 (les italiques sont dans le texte).
185 Terme introduit ici pour souligner le caractère plastique de l’approche théâtrale de

Castellucci sans recourir à la dénomination très répandue, mais contradictoire, de « dra-


maturgie visuelle ».

298
supposées le cerner186 », relève Lehmann. Ces caractéristiques comprennent la
discontinuité des registres, le mélange des procédés et des techniques, le citation-
nisme, l’ironie, la mise en valeur du geste et du mouvement, etc. Quant à l’adjectif
« postdramatique », il qualifie selon Lehmann « un théâtre amené à opérer au-
delà du drame, à une époque “après” la validité du drame au théâtre187 ».
« “Après” le drame signifie qu’il [celui-ci] subsiste comme structure du théâtre
“normal”, en une structure, affaiblie », ajoute le théâtrologue allemand avant de
reconnaître que le préfixe “post”, dans postmoderne, « indique [aussi] qu’une
culture ou une pratique artistique a transgressé l’horizon de la modernité jusqu’ici
communément admis mais qui subsiste néanmoins toujours dans un quelconque
rapport188 ». Sans trop anticiper sur le contenu de la réflexion entreprise ici, force
est de constater que s’ils sont appliqués à la Tragedia Endogonidia189, projet évolutif
et itinérant constitué de onze épisodes/parties, ces critères s’avèrent inopérants.
En ce cas, ils ne parviennent pas à expliquer le caractère inarticulé d’un travail
qui se place à la fois en travers et en deçà du paradigme dramatique, plutôt qu’il
ne cherche à le dépasser.
De là vient la difficulté de comprendre les problèmes de réception posés par
ce cycle théâtral en s’appuyant uniquement sur la catégorie du postdramatique.
Il s’agit, pour Castellucci, de « s’approcher du mot “tragédie”190 » au moyen d’une
interrogation radicale sur l’énigme impénétrable que ce mot représente. Dans le
déroulement/déploiement de la Tragedia Endogonidia s’accomplit en effet la tra-
versée du registre tragique. La continuité/cohérence sans représentation ainsi
expérimentée repose sur le glissement des récurrences, tout comme sur la strati-
fication des séquences. Les analyses menées ici se limitent, par conséquent, aux
troisième et quatrième épisodes de la Tragedia Endogonidia, à savoir B.#03 Berlin
et BR.#04 Bruxelles. Bien loin d’être arbitraire, ce choix vise à ne pas disséquer le
travail du metteur en scène italien, et plus précisément à l’envisager sous deux
stades/états complémentaires.

186 H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 32.


187Ibid., p. 35.
188Ibid., p. 36.
189 R. Castellucci et Socìetas Raffaello Sanzio, Tragedia Endogonidia (2002-2004), mémoire

vidéo de Cristiano Carloni et Stefano Franceschetti, musique originale et exécution en


direct de Scott Gibbons : C.#01 Cesena(2002),A.#02 Avignon(2002), B.#03 Berlin(2003),
Br.#04 Bruxelles(2003), Bn. #05 Bergen(2003), P.#06 Paris(2003),R.#07
Rome(2004),S.#08 Strasbourg(2004), L.#09 Londres(2004), M.#10 Marseille(2004), C.#11
Cesena(2004).
190 R. Castellucci, « Du cycle de la Tragedia Endogonidia : A.#02 Avignon » (2002), confé-

rence de presse, https://www.theatre-video.net/video/Conference-de-presse-du-5-


juillet-2002-112

299
2. Le scénique et l’obscénique
Dès le début de B.#03 Berlin, le spectateur est plongé dans un univers saturé
d’évocations, plutôt que de représentations. Un univers violemment opposé au
sens commun, peuplé de figures tour à tour allégoriques, cauchemardesques, ri-
dicules et insignifiantes. D’après Castellucci, « le plateau est un anti-monde […]
qui brise le principe de la réalité191 ». Ces figures évoluent sur une scène aux
marges et aux lisières changeantes, entourées d’outils étranges, de symboles trop
familiers ou indéchiffrables. En l’absence de tout fil conducteur discernable, elles
ne deviennent jamais des personnages. Figées dans leur immanence corporelle,
elles restent en deçà de l’incarnation dramatique. L’effet de déréalisation est re-
haussé par des actes qui ne pointent pas au-delà d’eux-mêmes, empêtrés comme
ils sont dans un présent indépassable.
La difficulté à fixer ce qui se passe sur le plateau découle, en outre, du fait
qu’un voile transparent fait office tantôt de filtre scénique, tantôt d’écran de pro-
jection cinématographique. La scène ne s’ouvrant plus sur une fiction/étendue
qui confine au réel par sa vraisemblance matérielle, les figures semblent suspen-
dues dans un milieu dont l’épaisseur optique est aux antipodes de la profondeur
perspective. Dans ces conditions, les distances entre les situations spatiales s’avè-
rent aussi incertaines que les liens entre les événements temporels. Les gestes
érotiques alternent avec les gestes violents, jusqu’à se confondre. Aucune antici-
pation n’est possible car chaque événement demeure une fin en soi. L’action ne
parvient pas à s’organiser en une trame plausible, faute d’un montage au sens
d’Aristote (384-322 av. J.-C.)192. Des éléments constitutifs du paradigme aristo-
télicien, seul subsiste le revirement193.
Néanmoins, à l’encontre de ce paradigme, il survient sans transition logique,
par simple juxtaposition. À la trente-deuxième minute, l’érotisme mêlé de vio-
lence propre à la tragédie païenne est soudain remplacé par un imaginaire anti-
thétique, imprégné de symbolisme judéo-chrétien. L’éclairage et la musique

191Loc. cit. « Dans le contexte de la Tragedia Endogonidia, renoncer à l’objet, à la représen-


tation figurative, illustrative, est un acte de révolte contre l’idée de représentation. La
manière dont, à travers la fiction, tu combats la réalité est révolte contre un pouvoir,
celui de la réalité. » (R. Castellucci, « La permanence du risque – Entretien avec Jean-
Louis Perrier » [2005], dans Jean-Louis Perrier, Ces années Castellucci [1997-2014], recueil
de textes et entretiens, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2014, p. 83-86, ici p. 85.)
192 « Tout doit dépendre du montage de la fable, mais toujours de manière que l’événe-

ment découle par nécessité ou par vraisemblance de ce qui précède. Que les choses
adviennent “à cause de” ou “après”, c’est en effet fort différent. » (Aristote, Poétique
[vers 335 av. J.-C. ; IX, 1452 a], trad. par Pierre Somville, dans Aristote, Œuvres, Richard
Bodéüs [dir.], Paris, Gallimard, 2014, p. 875-914, ici p. 889.)
193 « La péripétie est un revirement [metabasis ou metabole] où l’action prend une direction

opposée à celle qui devait être la sienne, et toujours, comme je l’ai dit aussi, dans le sens
de la vraisemblance ou de la nécessité. » (Loc. cit.)

300
changent aussi de tonalité. La scène s’estompe alors dans un brouillard aussi sa-
turé que diaphane, avant de plonger dans l’obscurité totale au moment où l’épi-
sode s’achève.
Dans BR.#04 Bruxelles, la violence n’est même plus atténuée par l’effet de
déréalisation et, lorsque l’une des figures est rouée de coups pendant plusieurs
minutes, on se sent pris à témoin d’un événement sur lequel on n’a aucune prise.
La violence physique se double ici de la violence psychologique subie par le spec-
tateur. Le sentiment d’agression est induit en court-circuitant toute médiation
émotionnelle ou interprétative par le caractère explicite de la scène à laquelle on
assiste. Une telle inhibition perdure à cause de l’impossibilité de se repérer dans
l’indétermination des relations que cette scène entretient avec les événements
précédents et successifs.
Aussi les contradictions et les déviations inhérentes à l’œuvre de Castellucci
ont pâties de manière très intense. L’extériorité constituant le fond impénétrable
sur lequel les évocations se superposent et les extrêmes se touchent, on s’engage
à son insu dans une expérience qui échappe à tout contrôle. À cause du manque
de transitions entre les événements ainsi qu’entre les registres, chaque juxtaposi-
tion semble aussitôt celer des allusions significatives, mais en définitive ne fait
que s’inscrire dans une suite inachevée de substitutions, de permutations, de dé-
placements et d’effacements. Les apories et les lacunes du scénario, s’il en est,
sont acceptées malgré soi, dans une sorte d’état d’incrédulité. Comme dans l’épi-
sode précédent, le liquide rouge ne se transmue pas en sang et les figures ne
s’incarnent pas dans des personnages auxquels on pourrait s’identifier. En de-
hors de toute mimesis reconnaissable, aucune catharsis au sens aristotélicien ne
se produit194. D’autant moins que la violence qui déferle sur le plateau ne remplit
pas une fonction compréhensible dans l’économie scénique, que l’on se place
dans la perspective de la figure/victime ou du spectateur/témoin195.
L’effet d’étrangeté s’accroît par le contraste avec la conception courante du
théâtre comme pratique de socialisation tantôt rétrospective, tantôt perspective,
des différents vécus. Quqnd l’on se trouve renvoyé à son expérience excentrée

194 « On peut dire que la tragédie est l’imitation [mimesis] d’une action sérieuse, complète,
d’une certaine étendue, en une langue agrémentée d’éléments divers, quelle que soit leur
forme selon les parties de la pièce, représentant des personnages sans recourir au récit,
mais nous les montrant en action, et capable, enfin, par les sentiments de pitié et de
crainte qu’elle évoque en nous, de nous purifier [katharsis] d’affects tels que ceux-là. »
(Ibid. [VI, 1449 b], 883.)
195 « Or le fait est que la capacité de bâtir [à savoir l’art] est une technique particulière et

par essence un état particulier qui porte rationnellement à la production ; le fait est aussi
que qu’il n’y a pas de technique, quelle qu’elle soit, qui ne soit un état portant rationnel-
lement à la production, ni non plus d’état de ce genre qui ne soit une technique. Il
s’ensuit qu’on peut identifier technique et état accompagné de raison vraie qui porte à
la production. » (Aristote, Éthique à Nicomaque [datation incertaine ; VI, 4, 1140 a), trad.
par Richard Bodéüs, dans Aristote, Œuvres, op. cit., p. 1-259, ici p. 134.)

301
du drame, la tragédie de la vision (aux sens propre et figurée) est déjà jouée et le
revirement vers la symbolique judéo-chrétienne s’accomplit de nouveau sans in-
termédiaire.
La tragédiographie de Castellucci n’acquiert donc pas la double valeur cathar-
tique et dianoétique qu’Aristote assigne à l’art dramatique. C’est d’ailleurs à cette
double déception qu’est imputable l’aura de scandale qui l’entoure. « Au-
jourd’hui, l’image est devenue un authentique champ de bataille196 », affirme Cas-
tellucci au sujet des polémiques suscitées par son œuvre. Le scandale tient, en
l’occurrence, au fait que les actions perpétrées ou subies par les figures mises en
scène frisent l’insignifiance, pour ne pas dire la gratuité, et par conséquent ne
suscitent pas d’empathie. Se découvrir témoin de la violence dans ce qu’elle a
d’insensé et n’éprouver rien, sinon le sentiment d’être provoqué sans raison,
voilà qui peut être socialement perçu comme scandaleux.
Ainsi interprétée, la violence visuelle et sonore à laquelle on est soi-même
soumis devient inassimilable, voire inacceptable. Il n’y a point de dépendance
réciproque entre les événements, dont l’ensemble se présente au contraire
comme éclaté. Dans de telles circonstances, le spectacle rejoint le « théâtre es-
sentiel197 » évoqué par Antonin Artaud (1896-1948) dans ses écrits. Ce théâtre
révèle effectivement « un fond de cruauté latente198 » en le plaçant sous « une
lumière d’une intensité anormale où il semble que le difficile et l’impossible
même deviennent tout à coup notre élément normal199 ». Il apparaît désormais
que, chez Castellucci comme chez Artaud, l’essentiel coïncide avec une sorte
d’atavisme.
Les mobiles pulsionnels et rationnels restent indiscernables, et tout advient
sur le plan clivé, car duplice, du tragique. Transposées sur ce plan, les inclinations
sociales ne peuvent subsister telles quelles, en ce sens qu’elles ne se justifient plus
par elles-mêmes. La réalisation tragique vient contredire l’idée abstraite d’un pro-
cessus de civilisation irréversible, au bout duquel la sexualité et l’agressivité se-
raient socialisées. Si entre le théâtre essentiel et son double qu’est la vie il n’y a
pas dédoublement mimétique mais identité, le paradoxe du régime de la société
s’expose. Et Artaud de voir dans la désagrégation potentielle de ce régime par le
théâtre « l’application d’une loi de nature200 ».

196 R. Castellucci, « Tout doit disparaître – Entretien avec René Solis », Libération (5
juillet 2012), http://www.liberation.fr/theatre/2012/07/05/romeo-castellucci-tout-
doit-disparaitre_
831406
197 A. Artaud, « Le théâtre et la peste » (1933), in Le théâtre et son double (1938), suivi de

Le théâtre de Séraphin (1936), Paris, Gallimard, 1964, p. 21-47, ici p. 44.


198Loc. cit.
199Loc. cit.
200Ibid., p. 46.

302
Plus précisément, le scandale provoqué par l’irruption de l’insensé sur le pla-
teau provient de l’état d’aliénation, pour ne pas dire de dissociation sous-jacente,
dans lequel verse l’individu supposé social. Il constitue le symptôme de la rupture
avec le régime de la société. Rupture inhérente à la violence en tant qu’elle est
prise pour de la simple cruauté, si son mobile n’est pas socialement identifié,
reconnu et partagé. Rupture dont est inséparable la crise des conventions dra-
matiques. « Le théâtre [ainsi conçu] n’est plus un art ; ou il est un art inutile201 »,
en conclut Artaud, et ce afin de marquer la différence irréductible avec tout
« théâtre d’art202 ».
Il en découle que le travail de Castellucci entre en résonance avec la pensée
artaldienne davantage par son potentiel subversif, désagrégeant, que par son ca-
ractère purement gestuel203. Dans la Tragedia Endogonidia, l’érotisme n’est pas re-
connu comme fondé puisque les limites de l’imaginaire social sont forcées, et il
en va de même pour la violence dans la mesure où elle n’est pas administrée
d’après un plan intelligible. Au cours de l’action comme au fil des épisodes, les
moyens éclipsent les principes aussi bien que les fins, et la question surgit inévi-
tablement du rapport que ce travail entretient avec le politique.

201 A. Artaud, « Lettres sur le langage » (1931-1933, III), dans A. Artaud, Le théâtre et son

double, op. cit., p. 163-188, ici p. 178.


202 Voici le passage complet : « Mais un théâtre qui vise à tout démolir pour en revenir

à l’essentiel, pour chercher par des moyens spécifiquement théâtraux à réatteindre l’es-
sentiel, ne peut pas être un théâtre d’art, et cela par définition. » (A. Artaud, « Lettre à
Marcel Dalio » [1932, I], dans A. Artaud, Œuvres complètes – Autour du Théâtre et son
double et des Cenci, t. V, Paris, Gallimard, 1964 et 1979, p. 72-74, ici p. 72 [les italiques
sont dans le texte].) Jacques Derrida (1930-2004) voit dans le projet artaldien une remise
en question radicale de toute la tradition mimétique : « Le théâtre de la cruauté n’est pas
une représentation. C’est la vie elle-même en ce qu’elle a d’irreprésentable. La vie est l’ori-
gine non représentable de la représentation. […] Cette représentation, dont la structure
s’imprime non seulement dans l’art mais dans toute la culture occidentale (ses religions,
ses philosophies, sa politique) désigne donc plus qu’un type particulier de construction
théâtrale. » (J. Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », dans
J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 341-368, ici p. 343-344 [les ita-
liques sont dans le texte].)
203 Ce constat ne rend pas moins pertinente l’interprétation courante de la démarche de

Castellucci sur la base des remarques suivantes d’Artaud : « Comment se fait-il qu’au
théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occi-
dent, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’ex-
pression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le
dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisa-
tion sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ? […] Je
dis que la scène est un lieu concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse
parler son langage concret. » (A. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique » [1931],
dans A. Artaud, Le théâtre et son double, op. cit., p. 49-71, ici p. 55 [les italiques sont dans le
texte].)

303
Cette question nous permet de mettre au jour le fondement de la tragédiographie
de Castellucci. Il ressort déjà des réflexions menées précédemment que la Trage-
dia Endogonidia entraîne des contradictions au sein même du régime de la société.
La procédure de socialisation requiert le domptage symbolique de la violence par
la mise en scène qu’est le rituel sacrificiel ou punitif. L’histoire de la violence
consiste en une ritualisation/théâtralisation, c’est-à-dire en un processus de nor-
malisation non seulement chronologique et topographique, mais aussi législative
et rationnelle, des conduites agressives.
Mais il y a aussi une préhistoire de la violence, où celle-ci n’atteint pas encore
le seuil de ritualisation/théâtralisation. Or chez Castellucci la violence n’atteint
pas non plus ce seuil, d’où la mise en scène paradoxale et potentiellement scan-
daleuse de l’obscénique, pour ne pas dire de l’obscène. À la lumière de ce constat,
les relations que les événements traversés par les figures de la Tragedia Endogonidia
entretiennent avec leur fond trouble deviennent assimilables aux rapports qui
s’instaurent entre les vicissitudes connues par le personnage unique de la tragédie
archaïque et le savoir énigmatique que véhicule le chœur satyrique « en sa qualité
propre de drame originel204 » Friedrich Nietzsche (1844-1900).
Le parallèle qui vient d’être établi conteste directement les « formules esthé-
tiques courantes qui donnent le cœur soit pour le spectateur idéal, soit […] pour
un représentant du peuple205 ». Contrairement à ce que l’on a coutume de croire,
le cœur satyrique ne parle pas au nom de la communauté. Sa position est aux
antipodes de celle du spectateur/témoin et son discours n’est surtout pas raison-
nable, car le satyre « est à l’homme civilisé ce que la musique dionysiaque est à la
civilisation206 ». Dans la perspective archaïque, le lyrique et le dramatique restent
des principes à jamais distincts et inconciliables207. Il est très significatif, à cet
égard, que Castellucci « associe la critique à l’activité du Chœur dans la tragédie

204 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, ou Hellénité et pessimime (1872 ; VII), trad. par
Philippe Lacoue-Labarthe, dansF. Nietzsche, Œuvres complètes, t. I, Marc de Launay (dir.),
Paris, Gallimard, 2000, p. 1-134, ici p. 42. Ce savoir se résume, selon Nietzsche, en la
réponse donnée par Silène au roi Midas qui lui demande quelle est la chose la plus dési-
rable : « “Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obli-
ger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolu-
ment inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le
second des biens, il est pour toi – et c’est de mourir sous peu.ˮ » (Ibid. [III], p. 26 [les
italiques sont dans le texte].)
205Ibid. (VII), p. 42.
206Ibid., p. 45.
207 « Toute cette analyse s’autorise de ceci que le lyrisme dépend de l’esprit de la musique

dans la mesure précise où la musique elle-même, dans sa pleine illimitation, n’a aucun
besoin de l’image [poétique ou dramatique] ni du concept, mais les tolère seulement à côté
d’elle. » (Ibid. [VI], p. 41 ; les italiques sont dans le texte.)

304
attique208 », dont les conventions s’élaborent ultérieurement. « Le Chœur évolue
dans un jeu exténué du pendule pédagogique dont les extrémités résonnent en
écho comme l’art et la cité209 », ajoute-t-il.
À l’exemple de la tragédie archaïque, la Tragedia Endogonidia laisse émerger
« l’effrayante impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle
aussi bien que la cruauté de la nature210 », pour reprendre les mots de Nietzsche.
Elle acquiert alors une valeur politique par la crise dans laquelle sombre le régime
de la société une fois qu’il s’y confronte. Cette crise peut en toute logique être
perçue comme scandaleuse, puisqu’elle est symptomatique du positionnement
ambigu de tout citoyen dans une collectivité où la violence est tout de même
administrée, c’est-à-dire implicitement admise, d’après de principes et en vue de
fins prétendument raisonnables.
À l’intérieur du discours tragique, le passage du stade archaïque au stade clas-
sique, proprement attique, consiste en un processus de politisation. Au cours de
ce passage, le discours rationnel remplace le discours satyrique grâce à sa force
argumentative. La politisation de la tragédie s’accomplit effectivement à mesure
que celle-ci devient un véhicule d’établissement et de légitimation des conduites
sociales. Nietzsche remarque que « Socrate, le héros dialectique du drame plato-
nicien, n’est pas sans parenté avec le héros d’Euripide qui doit justifier ses actes
par raisons et contre-raisons211 ».
Quant au chœur, « cause originelle de la tragédie et du tragique en général212 », il
perd sa fonction centrale déjà chez Sophocle, qui « en restreint tellement le do-
maine qu’il paraît presque le subordonner aux acteurs, comme s’il le faisait passer
de l’orchestre à la scène213 ». Le contenu devant dorénavant être abstrait de l’in-
trigue, la tragédie se conforme progressivement à l’ordre politiquement raison-
nable de la cité pour lui servir d’instrument mimétique : « désormais, il faudra
qu’il y ait un lien visible et nécessaire entre vertu et savoir, entre croyance et
morale214 », constate Nietzsche. Le fait qu’Aristote approuve cet abaissement du
chœur au rang des acteurs atteste donc d’un changement de sensibilité corres-
pondant à l’atticisation de la tragédie215.

208 R. Castellucci, « La critique et le bourdonnement du Chœur » (1999), dans Claudia et


R. Castellucci, Les Pèlerins de la matière – Théorie et praxis du théâtre, écrits de la Socìetas
Raffaello Sanzio, trad. par Karin Espinosa, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001,
p. 187-192, ici p. 187.
209Ibid., p. 188.
210 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie (VII), op. cit., p. 45.
211Ibid. (XIV), p. 79
212Ibid., p. 80 (les italiques sont dans le texte).
213Loc. cit.
214Ibid., p. 79.
215 « Le chœur enfin doit tenir autant de place qu’un des acteurs, et former une partie

intégrante du tout, en y collaborant ; donc, non pas comme chez Euripide, mais bien
comme Sophocle. » (Aristote, Poétique [18, 1456 a], op. cit., p. 898.)

305
Pour en revenir à la Tragedia endognidia, l’impossibilité de fixer ce qui reste à
l’arrière-plan des événements indique au contraire que l’action n’est pas encore
assez articulée pour objectiver un contenu reconnaissable. Tout procédé d’iden-
tification aux figures et toute catharsis se trouvent ainsi empêchés. Cela permet
d’affirmer que ce cycle théâtral remonte au-delà de l’action tragique de matrice
sophocléenne/aristotélicienne plutôt qu’il ne la dépasse, et qu’en ce sens précis
il est antidramatique, et non postdramatique. Une telle affirmation ne tient, toute-
fois, qu’à condition de préciser que le préfixe « anti » n’indique pas une simple
solution de continuité avec le paradigme dramatique, comme le font les préfixes
« prés » et « post » tels que les entend Lehman216.

3. L’inactualité du sublime
Par l’exploration des états les plus extrêmes du corps scénique, Castellucci
suit l’exhortation de Nietzsche à « fixer l’incompréhensible comme l’expression
du sublime217 ». L’ambivalence de l’expérience de la limite provient, en l’occur-
rence, du fait que celle-ci ne constitue pas moins une déviation qu’un accès218.
Le choc produit par les événements dont on se sent pris à témoin rejoint le su-
blime nietzschéen dans sa double dimension troublante et révélatrice. Le trouble
vient, comme il a déjà été montré, d’un excès de lucidité vis-à-vis de la condition
indépassable que l’on partage. Tout à coup, la mystification sous-jacente à la ci-
vilisation fait surface, la contradiction latente dans le mimétisme social devient
patente et le dilemme éthique de l’individu politiquement intégré atteint le seuil
de la conscience.
L’évidence qui surgit ici est en quelque sorte comme Méduse, on ne peut s’y
confronter que de façon détournée, à l’exemple de Persée qui se saisit de la gor-
gone grâce à l’image qu’en renvoie son bouclier. Ce stratagème lui permet de
substituer la planéité de l’artefact à la profondeur du réel et, par conséquent, de
s’appréhender lui-même dans sa relation avec celui-ci. « La vérité est laide : nous

216 Voir H.-T. Lehmann, Le théâtre postdramatique, op. cit., p. 35.


217 F. Nietzsche, Considérations inactuelles (1873-1876 ; II, 5), trad. par Pierre Rusch, dans
F. Nietzsche, Œuvres complètes, op. cit., p. 427-725, ici p. 528.
218 « Sublimis est un adjectif tardivement apparu, assez rare et assez problématique. Son

étymologie doit être reconstruite : on le dérive de sub qui marque le déplacement vers le
haut et de limis, “oblique, de traversˮ, ou bien, au contraire, de limen, limite, seuil. […]
On ne saurait donc assez insister sur le sens dynamique comme d’ailleurs sur l’obliquité,
l’un et l’autre absents du registre sémantique de hupsos [“élévation”]. » (Baldine Saint
Girons, « Le “surplomb aveuglantˮ du sublime – De l’adjectif au substantif », dans Pa-
trick Marot [dir.], La Littérature et le sublime, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail,
2007, p. 45-58, ici p. 47.)

306
avons l’art afin de ne pas périr de la vérité219 », écrit Nietzsche pour signifier non
pas que l’art pallie la vérité du vécu, mais qu’en lui s’établit la seule relation pos-
sible, puisque médiate, avec cette vérité. Dans le jeu spéculaire de l’irréalité et de
la réalité qu’est le tragique sous sa forme atavique, la surface ne se distingue plus
du fond. Désormais, le voilement et le dévoilement se recoupent. La conti-
nuité/cohérence sans représentation soulignée plus haut au sujet de la Tragedia
Endogonidia tient donc « au respect paradoxal de la mécanique de la tragédie220 »,
comme le dit Castellucci, mécanique qui « vient bien avant la tragédie elle-
même221 ». Ainsi s’explique le paradoxe d’une choralité qui déroge aux critères
d’unité et de possibilité fixés par Aristote222. Ce qui se passe sur la scène ne sur-
vient pas à un moment déterminé, ne regarde pas une figure singulière, n’a pas
lieu à un endroit précis. Il n’est plus étonnant que les événements ne forment
pas une trame unitaire, une chaîne de causes et d’effets.
Une telle abolition de l’unité dramatique défictionalise l’action, en ce sens qu’elle
laisse les corps qui évoluent sur le plateau à leur histoire actuelle. Chaque corps
agit en effet sur le dispositif scénique tout en étant agi, mis à l’épreuve, par lui.
Autant dire que le lien postulé par Aristote entre la dramaturgie et la philosophie
au détriment de l’histoire ne peut s’établir223. Les moments du drame classique
en tant que totalité achevée doivent être signifiants dans leur singularité tout
comme dans leur combinaison, l’objectif étant de dégager les lois qui régissent
les événements. Les tenants et les aboutissants de l’histoire quant à eux ne peu-
vent faire l’objet d’une saisie synthétique, ne serait-ce que parce que toute confi-
guration historique demeure contingente, que ce soit au niveau individuel ou

219 F. Nietzsche, Fragments posthumes – Début 1888-début janvier 1889 (16 [40]), trad. par
Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1977, p. 250 (trad. modifiée ; les italiques sont
dans le texte).
220 R. Castellucci, « Du cycle de la Tragedia Endogonidia », conférence citée.
221Loc. cit.
222 « Il faut donc, comme pour tout art d’imitation où une seule imitation a trait à un

seul sujet, que la fable, qui est l’imitation d’une action, soit à la fois une et complète, et
que les actions qui la constituent soient agencées de manière que, si l’on en ajoute ou
que l’on en retranche une, tout l’ensemble en soit affecté et démis. » (Aristote, Poétique
[VIII, 1451 a], op. cit., p. 886-887.) « Il faut aussi choisir des situations impossibles, mais
vraisemblables, plutôt que possibles, mais incroyables. » (Ibid. [XXIV, 1460 a], p. 908.)
223 « Et ce qui différencie l’historien du poète, ce n’est pas de parler en vers ou en prose

(mettez par exemple les œuvres d’Hérodote en vers, ce n’en sera pas moins de l’histoire,
en vers comme en prose), ce qui les distingue, c’est que l’historien nous dit ce qui s’est
passé quand le poète nous dit ce qui pourrait se passer. Aussi, la poésie est plus philo-
sophique et plus sérieuse que l’histoire, car elle traite plutôt du général, alors que l’his-
toire s’occupe du cas particulier. Le général consiste à dire quelles choses arrivent à telles
gens, ou à les représenter selon la vraisemblance où la nécessité. » (Ibid. [IX, 1451 a-b],
p. 887.)

307
collectif224. L’histoire s’avère dépourvue de plan et de durée, à plus forte raison
s’il reste impossible même de la lire à rebours, comme dans la Tragedia Endogoni-
dia. Le paradigme aristotélicien se voit contredit de manière encore plus radicale
quand on considère qu’ici tout arrive dans la mesure où il apparaît.
Chez Aristote, le théâtre fait abstraction de la mise en scène et se caractérise
essentiellement comme littérature225. « Le fait d’apparaître, de se déplacer, de par-
ler sont des outils pour forger du temps. Le temps est le lit du fleuve, de la forme-
théâtre226 », affirme au contraire Castellucci. La rupture avec la conception mimé-
tique de la dramaturgie se consume ici sur le plan de l’apparence, en dehors
même de toute dimension langagière. Les figures n’incarnant pas des person-
nages avec des rôles identifiables dans l’économie dramatique, la transition
s’opère vers une conception de la tragédie comme métamorphose, voire de la
métamorphose comme tragédie. « Éprouve-t-on le besoin instinctif de se méta-
morphoser et de s’exprimer au travers d’autres corps ou d’autres âmes – et l’on
est dramaturge227 », écrit Nietzsche. Dans la Tragedia Endogonidia la métamor-
phose tragique n’est pas métaphorique au sens d’Aristote, puisque la question ne
porte plus sur la représentation mimétique du général et, par conséquent, se
trouve déplacée.
Le processus de métamorphose concerne non seulement les figures (dont
l’extérieur est symptomatique de la violence, de l’excès, de l’excitation, etc.) et le
spectateur (en tant qu’il est pris à témoin, dans son for intérieur, des événe-
ments), mais aussi et surtout le drame lui-même (qui au fil des épisodes traverse
des stades irréversibles, quoique jamais définitifs). Sous ce triple aspect, le travail
du metteur en scène italien renoue avec le « phénomène dramatique originel228 »
qu’est le sublime nietzschéen. Dans l’état de dépossession de soi ainsi induit,
aucune reconnaissance, aucune identification à autrui, ne saurait se produire. Il

224 « Mais il ne suffit pas, comme on le croit quelques fois, que la faible traite d’un seul
personnage pour être unifiée, car beaucoup de choses disparates peuvent arriver à un
seul être, dont certaines n’ont aucun lien entre elles. » (Ibid. [VII, 1451 a], p. 886.)
225 « Il reste encore la composition musicale, qui contribue le plus à l’agrément, et la

mise en scène, dont la puissance de fascination est grande, mais qui ne relève pas du
tout d’un art précis, et surtout pas de la poétique. Car la puissance d’évocation de la
tragédie doit pouvoir se passer même du jeu des acteurs – en revanche, lorsqu’il s’agit
simplement d’organisation des spectacles, la technique du metteur en scène l’emporte
sur l’art du poète. » (Ibid. [VI, 1450 b], p. 885.)
226 R. Castellucci, « Mettre en scène l’irreprésentable – Entretien avec Jean-Louis Per-

rier » (2008), dans J.-L. Perrier, Ces années Castellucci, op. cit., pp.134-148, ici p.137 (ita-
liques dans le texte).
227 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie (VIII), op. cit., p. 49.
228Voici le passage dans son intégralité : « C’est là le processus même de la formation du

chœur tragique et c’est le phénomène dramatique originel : assister soi-même à sa propre


métamorphose et agir dès lors comme si l’on était effectivement entré dans un autre
corps, dans un autre personnage. » (Ibid., p. 49-50 ; les italiques sont dans le texte.)

308
appert enfin que la référence au sublime (entendu comme antagoniste du beau)
permet d’appréhender le caractère antidramatique, plutôt que postdramatique, de
ce travail. Une fois mis à l’épreuve de B.#03 Berlin ou de BR.#04 Bruxelles, la
catégorie du postdramatique révèle sa valeur simplement classificatoire, et ce au
profit de la notion du sublime, plus apte, par son origine esthétique, à rendre
compte du caractère critique de l’expérience occasionnée. En conclusion, la Tra-
gedia Endogonidia se distingue du théâtre postdramatique par la violence de l’inac-
tualité. Et ses métamorphoses sont à considérer, avec Riwana Mer, comme « une
chute aux racines mêmes du théâtre229 ».

Conclusion
Sous ce triple aspect, le travail du metteur en scène italien renoue avec le
« phénomène dramatique originel230 » qu’est le sublime nietzschéen. Dans l’état de
dépossession de soi ainsi induit, aucune reconnaissance, aucune identification à
autrui, ne saurait se produire. Il appert enfin que la référence au sublime (entendu
comme antagoniste du beau) permet d’appréhender le caractère antidramatique,
plutôt que postdramatique, de ce travail. Une fois mis à l’épreuve de B.#03 Berlin
ou de BR.#04 Bruxelles, la catégorie du postdramatique révèle sa valeur simple-
ment classificatoire, et ce au profit de la notion du sublime, plus apte, par son
origine esthétique, à rendre compte du caractère critique de l’expérience occa-
sionnée. En toute dernière analyse, la Tragedia Endogonidia se distingue du théâtre
postdramatique par la violence de l’inactualité. Et ses métamorphoses sont à
considérer, avec Riwana Mer, comme « une chute aux racines mêmes du
théâtre231 ».

Bibliographie
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(vers 335 av. J.-C.), trad. par Pierre Somville, dans Aristote, Œuvres, Richard Bodéüs
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langage » (1931-1933) et « Le théâtre et la peste » (1933), dans Artaud, Anto-
nin, Le théâtre et son double (1938), suivi de Le théâtre de Séraphin (1936), Paris,

229 R. Mer, « Romeo Castellucci – De la genèse au geste créateur », Alternatives théâtrales,


85-86 (2005), p. 59.
230 Voici le passage dans son intégralité : « C’est là le processus même de la formation

du chœur tragique – et c’est le phénomène dramatique originel : assister soi-même à sa


propre métamorphose et agir dès lors comme si l’on était effectivement entré dans un
autre corps, dans un autre personnage. » (Ibid., p. 49-50 ; les italiques sont dans le texte.)
231 R. Mer, « Romeo Castellucci. De la genèse au geste créateur », Alternatives théâtrales,

85-86 (2005), p. 59.

309
Gallimard, 1964, p. 49-71, 163-188 et 21-47 ; « Lettre à Marcel Dalio » (1932),
dans Artaud, Antonin, Œuvres complètes – Autour du Théâtre et son double et
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– Entretien avec Jean-Louis Perrier » (2008) et « La permanence du risque –
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Castellucci (1997-2014), recueil de textes et entretiens, Besançon, Les Solitaires
Intempestifs, 2014, p. 134-148 et 83-86 ; « Du cycle de la Tragedia Endogonidia :
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deo.net/video/Conference-de-presse-du-5-juillet-2002-112 ; « La critique et
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Szondi, Peter, Théorie du drame moderne (1956), trad. par Sibylle Muller, Belval,
Circé, 2006.

310
Anthropophagie dramatique :
du mythe grec au théâtre africain.
Une herméneutique d’Agamemnom d’Eschyle
et Ils ont mangé mon fils de Jacques Fame Ndongo

Martin Paul ANGO MEDJO


ENS-Universite de Yaounde I

Résumé
Informé par son père Ouranos d’une terrible prédiction lui annonçant qu’un
de ses enfants le détrônerait, Cronos les avale tous, dès leur naissance, excepté
Zeus, sa mère Rhéa lui ayant substitué une pierre. Tantale, l’ancêtre commun
d’Égisthe et Agamemnon avait servi aux dieux lors d’un festin, les restes de son
fils Pélops qu’il avait découpé en morceaux. Jean est devenu fou ! s’écrie Juliette. Le
psychiatre invalide, Andréas dénonce : Ils ont mangé mon fils ! Qu’est-ce que l’an-
thropophagie ? Est-elle d’actualité232 ? Peut-on humainement la justifier ? Com-
ment est-elle transfigurée dans les mythes et dans l’art dramatique ? À travers la
legende des Atrides, Agamemnon d’Eschyle et Ils ont mangé mon fils de Jacques Fame
Ndongo, l’article examine l’esthétisation de l’anthropophagie et montre com-
ment elle sustente le tragique grec et le dramatique africain. L’intérêt du sujet est
qu’il soulève les questions éthiques du respect de la vie ; écologique de l’avenir
de notre espèce et de l’essor de l’Afrique.
Mots-clés : mythe, théâtre, anthropophagie, goétie, irrationalité, croyance.

232Le 28 août 2018, dans « Jesus Restaurant », situé au quartier Éleveurs à Yaoundé,
spécialisé dans la vente des mets traditionnels (Eru) des restes humains ont été retrouvés
dans un congélateur. Oumarou, habitant dans la même concession relate. « Tout a com-
mencé lundi, quand la tête de la fille de Jeanne, serveuse à Jesus Restaurant, a été retrouvée
dans le bac à ordures non loin d’ici. Les populations suspectant le propriétaire du res-
taurant, se sont empressées de casser la porte du commerce et ont trouvé d’autres restes
du corps humain dans le congélateur. « Le pot-aux-roses ainsi découvert, le suspect et
Jeanne qui serait la mère de l’enfant retrouvé en morceaux et par ailleurs serveuse dans
ce restaurant ont pris la fuite. Rattrapés et passés à tabac par la foule en colère, ils ont
eu la vie sauve grâce aux forces de l’ordre ». Pour certains, la chaire humaine attirerait,
mystiquement, une forte clientelle, innocentes ou non. Les affluences observées dans
certains restaurants et tourne-dos, jettent un soupçon d’anthropophagie mystique et
économique.

311
Introduction
Comme dans l’antiquité au temps du mythe, notre époque est captivée par le
mysticisme qu’elle magnifie à travers des modèles de réussite et de croyances233,
de religions et de traditions mais en même temps, en a très peur de leurs pra-
tiques et de leurs effets sur les populations. Les actes et scènes ignobles observés
sous les traits de la criminalité rituelle remplissent d’un grand effroi. Pour inter-
préter cette contradiction, il faut analyser le mysticisme d’hier et celui d’au-
jourd’hui.
La spiritualité d’hier était relativement stable et reposait sur un système de
valeurs immatérielles et humanistes où l’être était mis en avant. C’était l’ascèse,
la morale et le devoir. L’adepte des pratiques anciennes était une figure de la
sujétion singulière. Dans la mythologie234 grecque, l’homme est victime des ca-
prices divins. Les Latins pratiquaient la devotio, sorte de sacrifice de soi aux dieux.
Le christianisme joint autosacrifice et dévouement à la divinité. Le Christ sauve
les hommes en acceptant le supplice de la Croix et en s’offrant à son Père.
La figure235 ancienne du sacrifice a été substituée par un type nouveau
d’adeptes, spécifiques du monde contemporain, régis par un système de valeurs
matérielles236. L’adepte actuel n’est plus l’effigie du sacrifice de soi ou de la doci-
lité aux dieux, c’est une figure de l’obéissance aveugle à la loi impitoyable du
succès et de la fortune. En qui l’être est mort et pour qui l’avoir est la valeur des
valeurs, s’opposant ainsi à Camus pour qui la vie est la valeur absolue. Fame Ndongo
(2007: 60) pose ces mots sur les lèvres du Sociologue :…une civilisation spiritualiste
attaquée par une civilisation matérialiste et technique.
Dans la société moderne concurrentielle, où la victoire sur les autres est la
normativité prépondérante, il faut absolument trouver une place, être le victo-
rieux, le lauréat, le major des majors ; et s’installer le mieux dans le mouvement,
non pas de la morale ou de l’éthique mais des biens matériels, des capitaux, des
marchandises, etc. Andréas parle d’un « salarié corrompu qui amasse à la folie
des biens matériels et oublie les biens de l’esprit, en mangeant ainsi son pays… »
(Fame Ndongo, 2007: 90-91). Dans ces conditions, le résultat est le succès mor-

233 Dans le chapitre de L’Être et le néant consacré à la « mauvaise foi » Jean Paul Sartre
écrit : « La croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut
se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu’en se niant. ».
234 La mythologie grecque est l’ensemble organisé des mythes de la Grèce antique qui

se développe au cours d’une très longue période allant de la civilisation mycénienne à la


domination romaine. Ils témoignent de l’idée que ces peuples se faisaient du monde.
235 La figure relèvera moins ici d’une analyse linguistique que d’une enquête pragmatique

qui explore l’anthropophagie mythologisée et dramatisée.


236 Le drame de notre époque vient de ce que, au nom d’un simulacre de positivisme

dont la manifestation la plus éclatante est cet économisme débile qui prétend pouvoir
gouverner le monde, des hommes ont inventé des modes de vie inacceptables.

312
tel de ce qu’on pourrait appeler l’adepte individualiste et matérialiste de la der-
nière séquence. Le sociologue révèle qu’en ville, « compte tenu de l’individua-
lisme, de la frénésie du succès économique et du matérialisme ambiant. Personne
n’a le droit de s’occuper d’autrui ». (Fame Ndongo, 2007: 95) Comme le dernier
homme de Nietzsche, l’adepte de la dernière séquence est une figure captée par
une mystique féroce et à laquelle fait défaut toute option d’aller au-delà de lui-
même. L’anthropophagie est sa seule issue : « Ils ont mangé mon fils ! », dit An-
dréas. Yacob le confirme : « Nous avons tué et mangé des humains » (Fame
Ndongo, 2007: 92). Il s’agit là pour toutes les civilisations237 d’un acte de la pire
espèce, un acte inadmissible, inexplicable et injustifiable.
À travers le mythe et le théâtre, l’article retraverse, subjectivement, la transfi-
guration de l’anthropophagie, la saisie comme une structure thématique, spécifi-
quement dramatique ; revisite le génie grec et l’elfe africain qui, pour Fame
Ndongo (2017), est de retour car depuis fort longtemps exprimé. Le plan de
l’argumentaire, son raisonnement interne, tentera d’abord de partir de la descrip-
tion de l’anthropophagie telle que racontée dans la mythologie grecque et telle
représentée dans Agamemnon et dans Ils ont mangé mon fils, et comme on la voit ou
l’imagine, synthétiquement. Partir de cette dramatisation ainsi observée ou pen-
sée, pour des propositions qui, aussi bien du côté des dramaturges, sont implici-
tement éclairées, que du versant de la société, où elles sont explicitement pro-
noncées. Et la réflexion partira de là et par un trajet inverse à sa peinture, non
plus telle qu’elle est, mais telle qu’il faut exiger et travailler que l’anthropophagie,
quelle que soit sa forme, disparaisse définitivement pour l’émancipation de notre
humanité. L’itinéraire sera celui d’un va-et-vient entre la fresque de l’anthropo-
phagie, les suggestions littéraires, les lois sociales, les exigences et les rôles.

I. Anthropophagie dramatique : approche notionnelle


Qu’est-ce que l’anthropophagie ou précisément, compte tenu du sujet, qu’est-
ce que l’anthropophagie dramatique ? On confond souvent cannibale et anthro-
pophage, l’écart est bien marqué. Le premier signifie qui mange sa propre es-
pèce. Des animaux238 comme la mante religieuse sont cannibales. Le second, em-
prunté au bas latin anthropophagia, du grec ἄνθρωπος/anthrôpos, « être humain », et
φαγία/phagía, action de « consommer » ; α ̓νθρωποφαγι ́α signifie selon Aristote
(IVe s. av. J.-C.) l’« action de manger de la chair humaine ». Si dans les sociétés
dites « évoluées », l’anthropophagie est une exigence ou une perversion, dans

237 Une civilisation est un ensemble de caractères communs, propres à un groupe hu-

main : une société organisée, son milieu, ses habitudes, ses croyances, etc.
238 Des espèces comme les vautours sont anthropophages, mais seuls les humains peu-

vent être simultanément cannibales et anthropophages.

313
celles dites primitives239, elle obéit à un rite dans une forme de cannibalisme240.
Plusieurs pratiques religieuses, culturelles, politiques ou guerrières anciennes
comportaient des sacrifices humains suivis de cannibalisme socialement établi.
L’anthropophagie inopinée en cas de disette grave a été itérative dans de nom-
breuses sociétés où ont été retrouvés des crânes avec des signes de décapitation,
des os avec des traces de découpes faites par des outils en pierre et cassés pour
en ôter la moelle. Tuer des jeunes des tribus ennemies et consommer leur chair
pour satisfaire les besoins en protéines, était une tactique habituelle chez Homo
antecessor. Des traces de cannibalisme guerrier ou rituel ont été révélées en Alle-
mangne (Herxheim) sur un site néolithique de la culture rubanée où l’on a re-
trouvé les restes de 500 personnes aux corps découpés, aux os avec « traces de
cassures, d’incisions, de raclage, de mâchement » qui évoquent la consommation.
Hérodote, dans Histoires, décrit les traditions funéraires des Thraces, des Pa-
déens, des Scythes dont certains sont nécrophages et d’autres sacrifient les vieil-
lards et les malades qu’ils cuisent et consomment. Les Juifs qui acceptaient le
« cannibalisme obsidional » rejettent l’excès de sacrifices humains et le canniba-
lisme, perçus comme un rite d’ingestion des vertus de l’âme du sacrifié. Chez les
Romains, la chaire humaine était curative. Dans Histoire naturelle, Pline l’Ancien
écrit : « Les épileptiques boivent le sang des gladiateurs… D’autres recherchent la moelle des
fémurs et la cervelle des enfants ».
L’anthropophagie dramatique ou figurée désigne le passage de cette pratique
dans l’univers de l’art. Dans un processus où elle est représentée sous la forme
du mythe241, du dialogue, du monologue, et des didascalies. Ici, le cannibalisme
qui était tenu pour vrai ou réel devient fictif, se déplie dans le beau par un mou-
vement ludique qui le constitue.
Cronos avale ses enfants dès leur naissance ; selon le mythe des Atrides,
Égisthe et Agamemnon viennent de deux familles rivales, riches en crimes242.

239 L’anthropophagie aurait été pratiquée dès le Paléolithique. Des traces de dépeçages
ont été trouvées sur des ossements humains préhistoriques.
240 On distingue l’endocannibalisme funéraire, où l’on mange les membres de son

groupe humain, et l’exocannibalisme guerrier, où l’on mange des personnes d’un autre
groupe.
241 Les mythes sont présents dans tous les genres : ils sont évoqués par les dramaturges,

orateurs, historiens et philosophes. Bien qu’il ne s’agisse que de symboles, ils se réfé-
raient selon R. Graves in Les Mythes grecs, aux pratiques d’anthropophagie connues par
les premiers Grecs et aux luttes menées contre les peuples qui la pratiquaient.
242 Égisthe, fils de Thyeste tue Atrée et restitue à Thyeste son père, le pouvoir royal.

Plus tard, Agamemnon, fils d’Atrée dès son retour de Troie, est assassiné par Clytem-
nestre et Égisthe, son rival (Agamemnon d’Eschyle). Sept ans après, Oreste, fils d’Aga-
memnon, tue les meurtriers de son père adjuvé par sa sœur Électre (Les Mouches de
Sartre).

314
L’une des fautes de leur ancêtre Tantale, était d’avoir servi aux dieux243 lors d’un
festin, les restes de son fils Pélops qu’il avait découpé en morceaux. Atrée, pour
punir son frère cadet d’avoir, entre autres, séduit sa femme, lui fait déguster la
chair de ses propres enfants.
Des animaux comme l’aigle et le corbeau sont anthropophages. Pour punir
Prométhée d’avoir dérobé aux dieux le feu sacré, Zeus l’enchaîne sur le Caucase,
où un aigle lui avait rongé le foie. Dans Antigone d’Anouilh, les corbeaux et les
chiens mangent la chaire humine. Au sujet du corps de Polynice, Créon dit :
« J’ordonne que son cadavre appartienne aux chiens et aux corbeaux » (Cocteau, 1984 :
18). La mythologie grecque244 est une source d’inspiration pour la littérature qui
s’ouvre à l’anthropophagie. Bien avant Eschyle, Sophocle et Euripide, Homère
dans L’Odyssée245 figure la scène du Cyclope Polyphème mis en échec par Ulysse,
évoque le peuple anthropophage des Lestrygons et Laomédon, le roi de Troie,
qui y condamne des jeunes filles, etc.
Des écrivains, comme Madame de Sévigné, rapportent que pendant la révolte du
papier timbré, les soldats de Louis XIV auraient mis un enfant à la broche. Il est par
ailleurs plausible que les personnages d’ogres mangent des enfants dans les contes Le
Petit Poucet de Charles Perrault inspirés par les individus ou groupes anthropophages qui
sévissaient dans les forêts européennes lors des famines. Montaigne dans ses Essais,
chapitre XXX intitulé « Des Cannibales », réfléchit sur l’ambiguïté de la notion de bar-
barie relatée par les explorateurs. « Le cannibalisme que l’on reproche aux sauvages est bien moins
cruel que les horreurs perpétrées pendant les guerres de Religion… ». Mérimée (1853: 56), dans
l’épisode de l’histoire de Russie, raconte que de 1601 à 1603, la famine et la peste avaient
fait des ravages en Russie, des témoins rapportent des scènes d’anthropophagies. Dans
Ils ont mangé mon fils, le cercle des initiés a mangé Jean Akuteyo’o Nyate Ngo’o, le fils
d’Andréas qui, à ses frères, dit : « Nous voici réunis pour examiner le cas de mon fils qui a été
mangé par l’un d’entre vous… » (Fame Ndongo, 2007: 43).
En somme, l’anthropophagie a bel et bien été pratiquée dans de nombreuses
sociétés. Après l’avoir racontée dans les mythes, elle a été aussi figurée par des
dramaturges qui dévoilent sa mécanique.

II. La mécanique anthropophagique dramatique


Comme toute machine, la mécanique anthropophagique est actionnée par des
acteurs qui agissent selon des lois et règlements qui obéissent à un mode de

243 Le panthéon grec compte douze divinités principales (dites « olympiennes »). Les
plus importantes sont exprimées par trois figures ayant le monde en partage : Zeus, dieu
du Ciel, Poséidon, dieu des mers, des océans et Hadès, maître du monde des Enfers.
244Elle sera utilisée comme sujet A. Ndoh (2006 :18) parle d’une audace qui emporte…

les cœurs et les esprits des Grecs eux-mêmes et, surtout sans doute, des non-Grecs.
245 L’Odyssée d’Homère est un poème de la mer qui montre un autre don des Grecs : leur

faculté d’adaptation qui, jointe à l’esprit d’aventure, leur permet de s’ouvrir aux autres
conditions d’existence : s’éveiller à la poésie, concevoir et goûter l’Odyssée.

315
fonctionnement spécifique. D’abord, les acteurs. Qui sont-ils ? Qu’est-ce qui
peut motiver leurs actes ?

II.1.Les protagonistes ou les acteurs


Dans le mythe et le théâtre grecs, les personnages anthropomorphes sont di-
vins et humains. Ce sont aussi des animaux, des monstres : le minotaure, Érich-
thonios, mi-homme mi-serpent qu’Athéna avait enfermé dans une cassette qu’il
était interdit d’ouvrir ; la Sphinx, mangeurs d’hommes, aux chants insidieux qui,
dans Œdipe roi de Sophocle, lève sur les Thébains un funeste tribut. Les acteurs
de la mécanique anthropophagique dramatique, même s’ils peuvent amener à
des idées que la raison peut saisir, leurs actes semblent ne pas prendre place dans
un discours rationnel. Dans le théâtre d’Afrique noire, les personnages anthro-
pophages sont des sorciers qui, du fait de leur relation avec des forces occultes,
opèrent des maléfices. Secrètement, ils pratiquent en groupe et recourent à la
magie,246 pour manger leurs proches. Ce sont surtout des vieillards. L’un d’eux,
Yacob, dit : « Je suis quand même le plus âgé de ce village. C’est toi, Andréas qui nous a
proposé que chacun mange son fils » (Fame Ndongo, 2007: 44). Andréas aussi est dans
la vieillesse, symbolisée par sa canne. Les femmes aussi sont présentes. À Amélia,
Andréas dit : « Vieille sorcière… le crabe que tu as dans le ventre sortira aujourd’hui »
(Fame Ndongo, 2007: 87). Les anthropophages de théâtre influencent le corps
et l’esprit des autres, sources de malchance, de mort subite, de maladie, de folie.
Évoquant Jean, une didascalie indique (Il fouille dans la poubelle pour manger). (Fame
Ndongo, 2007: 27). Pour Yacob, cette folie qui n’est pas celle des Blancs, mais
des Noirs, « C’est quand quelqu’un a perdu la tête parce que les esprits nocturnes l’ont
apprivoisé » (Fame Ndongo, 2007: 90).
Pour manger un homme, les personnages initiés invoquent une science irra-
tionnelle247. Parlant des médecins, Andréas dit : « Savent-ils ce qu’on fait lorsqu’on
mange un homme la nuit, en esprit ? » (Fame Ndongo, 2007: 35). Dans l’anthropo-
phagie mystique africaine, on ne mange pas un homme en journée comme ce fut
le cas au Brésil248. Habité par un désir d’ôter les énergies249 de leurs victimes ou

246 Entre théurgie et goétie, la Renaissance, avec Cardan, Paracelse, etc. va bâtir une
magie naturelle, fondée sur l’idée que tout dans la nature est communication et symbole.
247 Ce rationalisme ne convainc pas, consensus omnium. Fame Ndongo : … la communi-

cation africaine, dans sa double articulation (phéno et crypto) est une réalité irréfutable.
Wafo (2007:11) il s’agit de nous engager à leur interprétation scientifique.
248 Au Brésil, les Amérindiens Tupi, exocannibales, mangeaient leurs prisonniers. Selon

Jean de Léry, les victimes, joyeuses au moment d’être mangés, ne cherchaient pas à
s’enfuir. Pour l’une d’elles « … elle espérait que sa viande serait bonne ».
249 Pour Patrick Drout, l’homme est un système énergétique intelligent. Pour H. Laborit, le

sorcier est « cet homme qui prit conscience de l’importance que pouvait représenter,
pour lui, la possibilité de se rendre maître de l’énergie sous ses formes variées. »

316
de la nature250, l’anthropophage envoûte, tue et mange les humains. Yacob :
« Ah ! Ce cannibale. Si nous pouvons l’attraper ! » (Fame Ndongo, 2007: 45). Hormis
ce désir, quelles autres raisons peuvent jeter un cannibale à l’action ?

II.2- Les raisons des actes d’anthropophagies figurées


Pour la pensée rationaliste, toute action, même la plus insensée, est dotée
d’une rationalité minimale. L’anthropophagie a des causes dans les récits histo-
riques, les mythes ou dans les pièces dramatiques, et peu nombreuses sont les
études qui les analysent. L’article soutient que rien dans ces actes ne colle à un
début de raison, rien ne dépasse la cruauté meurtrière narrée, mythologisée, es-
thétisée ou dramatisée soit-elle.
Dans les récits des peuples, certains expliquent les actes d’anthropophagie par
la famine, le mysticisme ou le besoin d’une source d’énergie.251 Selon la Chro-
nique de l’abbé Réginon Prüm, les Magyars dont la férocité « surpassait celle des
bêtes sauvages », mangeaient de la viande crue, de la chair humaine, dévoraient le
cœur de leurs ennemis et buvaient leur sang, pour s’approprier leurs forces. Fame
Ndongo (2007) écrit : « En Afrique, la crypto-communication est basée sur la notion de
« force » (ou mieux d’énergie) qui sert de catalyseur à l’acte de communiquer. Chez
d’autres peuples anthropophages, les vivants pensent s’approprier la vigueur de
leurs morts ou de leur faire peur. J. Léry (1578), ecrit qu’au Brésil, « …en rongeant
ainsi les morts jusqu’aux os, ils donnent par ce moyen crainte et épouvantement aux vivants ».
Mais l’anthropophagie peut aussi se justifier par la démence252, les rites funé-
raires, les pratiques mystiques, l’instinct de vengeance253, le contexte socio-éco-
nomique d’une population en proie aux crises morales. En Afrique, le mal prend
les formes de l’envoûtement254. Elle est donc mystique et criminelle. Aux autres
initiés, Andréas dit : « nous tous ici avons quatre yeux chacun. Que le criminel se lève et
reconnaisse sa faute » (Fame Ndongo, 2007 :43). Les raisons : rancune et jalousie.
Andréas à Juliette : « Cet énergumène est l’ennemi de notre village, un jaloux » (Fame
Ndongo, 2007 :45). Pourquoi des êtres « mangent » les autres ? On peut recher-
cher les causes et quand on les aura énumérées toutes, y compris le vice comme

250 Pour P. Wafo (2007:9) outre la psychokinésie où un homme manipule l’environne-


ment en se concentrant sur lui, il y a la précognition, la perception extrasensorielle (un
homme capte ou envoie des informations par la force spirituelle).
251 Chez certaines tribus, boire le sang et manger la chair étaient s’approprier les forces.

Le délire anthropophagique est une conviction psychotique : se rapprocher du divin.


252 L’anthropophagie est souvent considérée comme une folie dans les sociétés occiden-

tales. Elle est pour certains un acte d’humiliation pour la victime et sa famille.
253 L’anthropophagie et la polygamie qui heurtent les explorateurs, sont pour Montaigne,

un système de valeurs étrange mais cohérent. Il voit dans le cannibalisme de vengeance


des « barbares », un cannibalisme d’honneur, mieux compris que la faim bestiale.
254 Pour Paul Wafo (2007 : 11) : « Que nous croyions à ces modes de transfert d’énergie

ou pas, nous sommes victimes ou bénéficiaires des agissements de ceux qui y croient ».

317
cause, il y manquera une chose qu’on peut exprimer, comme absurde, irrationnel,
c’est-à-dire sans cause.
Au total, il y a comme un progrès possible de la raison dans l’histoire de
l’Homme, et qui a un rapport avec le destin du mystique. Figure hideuse de notre
humanité, transfigurée dans les mythes et les textes dramatiques, l’anthropopha-
gie sous toutes ses formes : mystique, criminelle, alimentaire, militaire, énergé-
tique a des effets néfastes.

II.3- Les effets sur le voisinage


Dans tous les temps, l’anthropophagie est restée une direction subjective effroyable
qui se définit par une affreuse volonté de soutenir, au nom de l’émancipation de l’être,
les monstrueuses figures de notre inhumanité intérieure. On va à la quête de la chair
humaine pour construire un nouvel homme et un nouveau monde. Forces, énergies,
châteaux et avions invisibles sont la matérialité absurde de l’esprit même de cette expé-
rience destructrice. Ce type anthropophagique qui sautille à toutes les époques de notre
histoire, dans des mythologies et sous les plumes des auteurs, présente les traits hideux
du règne animal antiques.
Évoquant la guerre de Troie, le Coryphée compare Ménélas et Agamemnon à deux
rapaces : « semblables aux vautours… au-dessus de l’aire, battant l’espace à grands battements
d’ailes » (Eschyle, 1964 : 261) Le Chœur ajoute : « Ils apparurent près du palais… en train de
dévorer, avec toute sa portée, une hase pleine » (Eschyle, 1964 : 262). Les actes des fils d’Atrée
sont graves pour Artémis, protectrice des animaux. Le Chœur aussi les assimile à des
oiseaux dévoreurs de lièvres. Il dit qu’Artémis… abhorre le festin des aigles (Eschyle, 1964 :
263).
Comme dans les mythes grecs anciens, les anthropophages dans les pièces
d’Eschyle et de Fame Ndongo conspirent à donner un sens à ce qui n’en a pas.
Mais le génie maléfique, acteur de cette mécanique intolérable, est loin de dire
son dernier mot, sa menace change d’échelle ; et l’un des indicateurs est le retour
des anthropophages des anciens âges. Toutes les subjectivités actuelles semblent
relever du paléolithique. Il y a comme une réapparition de l’anthropophagie an-
tique sous la forme de l’infanticide (Cronos), de la vengeance (Atrides), de la
division, de la haine, du nationalisme aveugle, etc., qui ont tous, le relent de l’uni-
vers obscurantiste primaire. Face au retour de cette figure anthropophagique
fossilisée, quelles propositions littéraires apportent le théâtre ?

III- Propositions littéraires contre les nouvelles anthropophagies


L’anthropophagie représentée dans les mythes et dans l’art dramatique est
hostile aux personnages du fait de sa cruauté. Il se dégage du mythe grec et du
théâtre africain, la vision d’un monde ennemi des humains, dans lequel la mort,
la terreur, la déchéance et le sang constituent le matériau ordinaire : Tous les
neuf ans (ou chaque année selon Virgile), sept jeunes garçons et sept jeunes filles
étaient envoyés en sacrifice en Crète, en expiation du meurtre d’Androgée, fils

318
de Minos, par Égée, roi d’Athènes. Les significations qui découlent de cette vi-
sion négative des structures des mythes grecs, sont teintées de pessimisme. Dans
Agamemnon, Eschyle démontre que la condition de l’homme est effroyable, que
son environnement le détermine et qu’il doit, à la fois, se soumettre aux lois
divines, admettre sa liberté comme illusoire et accepter ses souffrances comme
irrémédiables. Eschyle insiste aussi sur la fuite du temps (Cronos est le dieu du
temps) et l’angoisse de la mort. Ils retrouvent la grande intuition d’Héraclite pour
qui tout passe, sentiment qu’il traduit par de tragiques images : la vie en mouve-
ment, l’honneur vaporeux. Son impression de la précarité de l’existence aboutit
au désespoir. L’antiquité grecque est aussi la période de la mélancolie.
Ils ont mangé mon fils de Fame Ndongo entraîne le lecteur dans une toute autre
atmosphère. La pièce fixe le dramatique entre les tendances intérieures et exté-
rieures et semble dans ce sillage, laisser transparaître, implicitement, sous les
structures une signification qui forge des caractères et influence les modes de
vie. Un sens qui veut, non plus comme chez les Grecs, soustraire l’homme de
l’Univers, mais surtout de le rendre présent au monde. Une présence exprimée
par une magie bénigne et socialement acceptée pour remédier au sortilège ou
d’en défaire l’enchantement. Elle est l’œuvre du guérisseur bienveillant à qui re-
vient l’exercice de la magie curative. Andréas rentre au village pour : « soigner Jean et
Juliette à distance car ils ont été envoûtés.... On les a enchainés. Je vais les délivrer » (Fame
Ndongo, 2007 : 84). Et l’efficacité du guérisseur est reconnue. Au sujet du fautif
de la folie de Jean, Yacob rassure : « Nous le démasquerons dans un instant. Je vois qu’il
s’agit de ce vilain sorcier de Batalolo » (Fame Ndongo, 2007 :45). Le guérisseur soigne.
Yacob apaise Juliette : « Ton mari va bientôt guérir » (Fame Ndongo, 2007 :78). Élise
révèle qu’avec les Pygmées : « même une femme stérile peut accoucher » (Fame
Ndongo, 2007 : 78).
Le dramaturge est pour une pratique qui est au service du progrès, il est contre
l’anthropophagie mystique. Yacob dit : « Tout coupable doit être maudit… Il sera écor-
ché vif » (Fame Ndongo, 2007 : 45). Il ajoute : « Il nous faut mourir. Nous venons d’être
démasqués par ceux qui n’ont que deux yeux » (Fame Ndongo, 2007 : 92). Aux autres
initiés, Yacob dit : « La sentence est claire et nette : nous sommes condamnés à mourir »
(Fame Ndongo, 2007 : 92). L’auteur soutient la croyance par-delà le maléfique
et incite une figure qui n’a pas l’affreux visage du sorcier pernicieux. Yacob
ajoute : « Éliminons tout ce qui est négatif : les sortilèges pour tuer nos enfants » (Fame
Ndongo, 2007 : 92). Il s’agit de formaliser des termes nouveaux, des exigences
et des rôles.

319
IV- Les rôles et les nécessités
Sur le plan juridique255, des mécanismes existent allant jusqu’à la peine capi-
tale. Le christianisme aussi désapprouve l’anthropophagie car la chair, à l’image
de Dieu, est sacrée même si Strack et Freud estiment que la théophagie de l’hos-
tie au cours de l’Eucharistie ou la christophagie eucharistique, n’est que la subli-
mation d’un repas totémique.
Sur les plans éducatif et scientifique, il s’agit de s’approprier les vertus de la
rationalité mathématique. En acceptant de se soumettre à l’épreuve de la moder-
nité, à l’ère du tout numérique et de la fibre optique, il convient pour l’Afrique
de saisir les enjeux qu’elle impose. Ce qui adosse la pièce de Fame Ndongo sur
la pensée scientifique. Elle associe ésotérisme et science, deux domaines a priori
opposés. Le but recherché est de rendre les normes qui fondent les cultures afri-
caines non plus d’un point de vue anthropophagique mais dans la perspective
d’une expression scientifique. Les valeurs culturelles africaines peuvent aussi
contribuer à l’évolution de notre humanité. La contribution de l’Afrique dans la
civilisation de l’universel, n’est pas une innovation pour Fame Ndongo, mais un
retour. Cette figure de la réapparition relève de la fusion avec la science et le
développement dans la séquence actuelle. Elle n’est pas une création, c’est un
réveil de reconquête de sa place d’antan.
Mais les traditions doivent s’ouvrir à la rationnalité. « Il importe que soit créée une
situation caractérisée par une double attitude de retour aux sources ancestrales et l’ouverture
aux réalités du monde moderne » (Matateyou, 2011 : 119). Andréas mesure l’impor-
tance de ce mixage. À ses enfants, à qui il prône la connaissance livresque et le
savoir des aïeux, il dit : « Vous deviendrez ainsi des hommes complets et vous
ferez évoluer notre contrée » (Fame Ndongo, 2007 : 96). À ses frères : « J’ai envoyé
Jean à l’école, pour qu’il aille apprendre la science des Blancs sans renoncer à notre tradition »
(Fame Ndongo, 2007 : 94-95).
Au total, l’anthropophagie apparaît comme un principe qui fonde l’expression
du tragique du mythe grec et d’Agamemnon d’Eschyle. Elle s’éloigne en même
temps qu’elle se rapproche du dramatique africain observé sous la plume de
Fame Ndongo. Mais comment ces formes d’écriture disent ou mieux contredi-
sent-elles l’anthropophagie ?

255En Europe, le capitulaire de Charlemagne de 789 est l’un des premiers textes juri-
diques sur les actes de cannibalisme. Dans plusieurs pays européens, la législation ne
prévoit pas de sanction, car ces actes sont moralement impensables. Dans les pays afri-
cains, le crime de cannibalisme est inscrit dans presque toutes les législations.

320
V- Une écriture de l’anthropophagie
Une grande part du dramatique et une componction désespérée de l’existence sont
ainsi, par le biais du mythe256 et des théâtres, entrés dans l’écriture et dans la rhétorique
pour traduire les visions du monde et de la vie. En quoi l’anthropophagie mystique
africaine, chez Fame Ndongo, se distingue-t-elle de celle du mythe grec ou d’Agamemnon
d’Eschyle ? En quoi ses dramatisations se démarquent-elle, esthétiquement ?
On peut examiner ces questions en s’arrêtant d’abord sur les mythes, longues his-
toires d’hommes, de dieux, de guerres et d’aventures, où la réalité se mêle à la légende
et sur la poésie257 tragique illustrée par des chants plaintifs et les éléments de versifica-
tion dans Agamemnon. On peut en outre considérer la prose dramatique qui dans Ils ont
mangé mon fils véhicule des techniques théâtrales autour de la mise en scène, du langage
scénique. Et enfin sur le langage souverain qui prend en compte l’être et les passions
traduites par le vocabulaire ; le trivial, perçu à travers des anachronismes, des tournures
familières, des images, du mélange de tons, des suspens, des coups de théâtre, de la
fusion du réel et de l’irréel.
Dans leurs répliques, le langage des personnages anthropopahages suscite des idées
funestes. Il apprend sur le mode opérateur, les acteurs, mais aussi sur les propositions
et les visions des auteurs. Les premières phrases des mythes et des pièces donnent le
ton. Aussi bien par la densité de l’écriture que par l’effroyable abordé. Avec dès l’entame,
un souffle époustouflant et des mots incisifs. Mais la langue est aussi pure et exprimée
dans un style ample. Au-delà de l’érudition mythologique et dramatique qu’escortent
des didascalies et des procédés linguistiques, c’est le versant instructif qui gît dans la
conscience des dramaturges.
D’un espace-temps à un autre mais aussi d’une réalité à une autre, tantôt ici, tantôt
là-bas. Mais derrière ce jeu il y a chez eux une volonté de mettre en lumière une vérité.
Celle du respect de la vie. À côté du grand texte, se mêlent les textes explicatifs, argu-
mentatifs, injonctifs, sans que l’harmonie générale n’en souffre. Une assonance qui pré-
figure chez Eschyle et Fame Ndongo un humanisme authentique.

VI- Visions des structures : pour un mysticisme humaniste


Quelles visions se crayonnent sous la figuration des structures de l’anthropo-
phagie ? Confluence ou variations ? Il faut souligner que depuis Homère, chaque
auteur évoque les mythes selon ses propres critères artistiques, le public auquel
il s’adresse et le contexte dans lequel il s’inscrit, avec une grande liberté de remo-
delage. Comme la mythologie, le théâtre grec et africain fustige l’anthropophagie.

256 « Mythe » vient du grec « muthos », récit, « censé exprimer la vérité absolue, parce
qu’il raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire une révolution trans-humaine qui a lieu à
l’aube du grand temps, dans le temps sacré des commencements. » (Mircea Eliade,
1949).
257 À l’époque archaïque et encore à l’époque classique, la poésie est le domaine par

excellence de l’évocation des mythes : au sein de la société grecque, les poètes restent
les voix les mieux autorisées à relater les récits fondateurs de la mythologie.

321
Les auteurs font l’éloge de l’humanisme. En tant qu’artistes, leur vision est pour
la raison258, le respect de la vie, de la justice et du développement.
Les dieux ne consomment pas la même nourriture que les mortels : le nectar et l’am-
broisie sont leur nourriture d’immortalité. Or Cronos dévore ses propres enfants qu’il
avale vivant de façon atroce, pour que ceux-ci ne puissent pas le détrôner et surtout
pour une régénération du pouvoir en lui, le sang qui coule, symbolisant l’alliance. La
tragédie grecque représente souvent les héros de manière anachronique, car elle est un
moyen pour la cité de réfléchir sur sa société et ses institutions. Agamemnon montre l’ex-
trémisme polythéiste et l’impossibilité pour l’homme d’y échapper. Au sujet de la mort
mélancolique du roi des Grecs, Cassandre prédit au Coryphée : « Je dis que tu verras la
mort d’Agamemnon » (Eschyle, 1964 : 303).
La représentation symbolique qui surgit de Ils ont mangé mon fils et développée,
à un certain sens, dans Essai sur la sémiotique d’une civilisation en mutation, le génie
africain est de retour, est celle de la figure du dialogue de la science occidentale et
les traditions africaines, inscrit dans la perspective de la culture à l’ère de la mon-
dialisation où l’anthropophagie n’a pas de place. L’époque n’est plus celle du
cannibalisme quelle que soit sa forme. L’on ne peut admettre ni l’absence de
mysticisme, ni la disparition de toute idée d’humanisme. Ces deux hypothèses,
ont pour effet, la fin de toute créativité dans la mécanique éducative actuelle.
Que faire face à cette pratique qui déshonore notre humanité ? De quelle mys-
tique nouvelle sommes-nous capables ?
Une mystique neuve qui prône un retour aux valeurs culturelles africaines.
L’afrocentricité est pour Molefi Kete Asante (1980), « le moteur d’une prise en charge
de nous-mêmes par le biais de l’activation proactive systématique et consciente de soi ».
L’Afrique ne doit plus se satisfaire dans l’anthropophagie mystique. La moder-
nité et la science doivent s’épanouir dans la face nouvelle d’une Afrique conqué-
rante. Le dramaturge africain dissuadera tous les pessimistes. Jacques Fame
Ndongo déclare : le génie africain est de retour.
De quel génie s’agit-il ? Quels sont ses fondements objectifs ? Archimède
avait-il écrit avant son départ en Égypte ? L’Afrique s’est-elle réveillée ? Quels
sont les fondements scientifiques de la communication africaine ? Comment au
travers de sa créativité et de sa perspicacité lumineuse, l’Africain brille depuis la
nuit des temps ? Quels sont les génies africains dans les sciences exactes, fonda-
mentales et appliqués ?
À ces questions, et à bien d’autres, Fame Ndongo (2017) fournit aux lecteurs
de précieuses informations. Dans cet ouvrage, incontournable, le choix de l’essai
n’est pas fortuit. L’auteur décrypte la civilisation africaine en pleine évolution en
identifiant ses codes, son système de signes, ses normes, ses structures, etc. Ici,
la problématique dépasse le cadre de l’Afrique pour aborder un espace mondial.

258À propos du théâtre de Sophocle par exemple, P. Mazon (1912 :13) écrit : « La tra-
gédie chante le combat que la raison pour imposer son ordre, livre aux forces qui pèsent
sur l’homme de tout le poids du ciel ou qui pénètrent dans son propre sang ».

322
Sa pensée prolonge celles de Senghor et de Cheick Anta Diop mais amorce une
innovation en introduisant les nouveaux signes numériques appelés à générer
une sémiotique digitale articulée autour de l’informatique259 quantique. Il écrit :
« Dans un Monde régi par les algorithmes qui chaque jour reconfigurent toutes
les formes de savoirs… les ordinateurs Paul Biya Higher Education Vision cons-
tituent un adjuvant incontournable pour les étudiants ».260 Il l’exprime subjecti-
vement son vœu : « Nous devons nous approprier la science et la technologie …nous utili-
sons toujours la houe, la hache…à cause de notre refus de la science et de la rationalité » (Fame
Ndongo, 2007 : 35). Ces paroles recèlent une dimension socioéconomique édi-
fiante. Le souci didactique est appuyé. Ses analyses, rigoureuses et innovantes,
attestent de la préoccupation d’une recherche accoudée sur une approche inédite
de la civilisation africaine. À travers les structures mythologiques et dramatiques
posées sur le déploiement d’un moi passionné jusqu’à l’anthropophagie, le songe
des dramaturges est finalement de blâmer la haine, la jalousie, le sous-dévelop-
pement, etc.

Conclusion
In fine, il était question d’examiner, dans le mythe grec et dans le théâtre africain, la
figuration de l’anthropophagie pour voir comment elle sustente, respectivement, le tra-
gique et le dramatique. Il en ressort des textes que, quelle que soit sa forme, le canniba-
lisme n’est pas dans un ordre de valeur symbolique qui valorise un élément universel
capable de soutenir la justice, le bien-être, encore moins la vie humaine. Nous avons
donc pu extraire les propositions littéraires des dramaturges, restituer, des exigences,
des rôles et proposer avec eux, un autre ordre de valeur symbolique qui donne à nos
ambitions, à nos passions, à nos croyances et aux cultures qui les constituent, un sens
créateur capté par une ambiance générale plus humaniste qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ce
à quoi l’on est tenu d’orienter le mysticisme en général et africain en particulier, c’est en
direction de cette symbolique humaniste qui remplacerait la symbolique anthropopha-
gique et s’opposerait à la cruelle anarchie enjointe par le cannibalisme nihiliste qui prend
aujourd’hui le visage hideux des crises sociopolitiques, où les uns et les autres se dévo-
rent et se mangent presque partout dans le monde. La symbolique proposée par les
auteurs est le respect de la vie, inscrit dans un mysticisme d’émancipation et saisi dans
un régime de reconnaissance de la dignité humaine. Combattre les avides de pouvoir
(Cronos), éviter la vengeance, donnée primitive qui ouvre des cycles d’atrocités (les
Atrides), comme le mythe, l’art dramatique a conseillé de trouver en soi ses propres
énergies, de fustiger la jalousie, la haine et le sous-développement (cercle des initiés).

259 Sous Fame Ndongo, Ministre de l’Enseignement supérieur, le Président Paul Biya a
fait don de 500.000 ordinateurs portables aux étudiants camerounais des universités.
260 Discours à l’occasion de la remise du don des ordinateurs PBHV aux étudiants des

universités privées, Palais polyvalent des sports de Yaoundé, 31 juillet 2018. Inédit.

323
Combattre toutes les formes d’aveuglement261. Inciter un mysticisme pacifique, d’unité
et de progrès ; une spiritualité qui valorise l’Homme et qui est extirpée des aspects op-
posés à la science moderne262. Mais est-ce aux croyances de s’accorder aux sciences ou
aux sciences de s’accorder aux croyances ? Telle est la question contemporaine des cul-
tures et des traditions, anthropophagie et mystique, compris.

Bibliographie
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Mazon, Paul (1912), Préface in Sophocle Paris, Garnier Flammarion.
Mérimée, (1853), Les Faux Démétrius, Paris,

261 Pour Paul Ricœur cité par Alain Couprie (1995:82) : C’est dans la tragédie grecque, que le

thème de l’homme aveuglé et conduit à sa perte par les dieux a été porté d’un seul coup à son point
extrême de violence.
262 En 1996, le pape Jean-Paul II valide la théorie de l’évolution de Darwin. La Création

et le péché originel s’excluent de la théorie scientifique et matérialiste de l’évolution.

324
Mircea, Eliade (1949), Le Mythe de l’eternel retour, Paris, Gallimard.
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(1943), L’Être et le néant, Paris, Gallimard.
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325
Conclusion générale
Le souffle de l’âme engendré depuis la lointaine antiquité par la représentation
du culte de Dionysos, repris par les trois plus grands tragiques grecs : Eschyle,
Sophocle et Euripide a incliné la plume, les choix esthétiques et finalement la vie
de Marthe Isabelle Edandé Abolo. Qui a peur de Dionysos ? L’énigme est dénouée !
La question n’était qu’un prétexte pour s’étonner des querelles, inutiles, qui se
sont souvent muées en joutes autour de la question sur la primauté des genres et
des textes. Un pretexte pour les contributeurs de valoriser les caractéristiques de
l’art dramatique dont on sait maintenant qu’il est issu du culte de Dionysos, dieu
grec, fils de Zeus et de la mortelle Sémélé, fille de Cadmos, dieu des rattache-
ments et des ambiguïtés : mort-vie, homme-femme ; dieu du vin et ses excès, de
la traversée hivernale, de la fête des morts et de la quête de l’immortalité, du
délire et du tragique.
Le livre appelle une conclusion et un pronostic. La conclusion est évidente !
Au moment de refermer ces mélanges, l’on a en mémoire son incipit, sa question
de départ, les articulations autour desquelles s’est brodée la problématique géné-
rale. L’objectif visait à rendre un vibrant hommage à une enseignante d’excep-
tion, à une férue de l’art dramatique. Mais il était aussi surtout question de retra-
verser, à travers des sensibilités diverses, le théâtre inventé par les Grecs et dont
ils établissent le langage, la structure, la nomenclature et le lexique.
L’ouvrage s’est déployé sous un mode de pensée et d’art ancien : le théâtre.
Les regards critiques diversifiés que les contributeurs y ont appliqué, ont montré
amplement comment, à travers un même modèle, les ramifications des formes
dramatiques dessinent, entre les splendeurs d’une grande dissimilitude, les styles
d’auteurs et réfléchissent l’hétérogénéité des pensées. Cette problématique géné-
rale a indiqué les grandes directions du livre en ce qui concerne sa question cen-
trale. Ont été proclamés : la primauté des faits palpables, observables et plai-
dables ; les présupposés théoriques sur lesquels se sont appuyées des analyses
monnayées dans des questionnements à plusieurs hypothèses.
Les contributeurs ont abordé des thématiques variées et l’ouvrage a semblé
réunir des articles de la rencontre, des retrouvailles, du dialogue : mythe d’Œdipe
qui se découvre ? Les phénomènes qui ont aiguisé la curiosité des contributeurs
ont été ceux de l’intertexte et le méta-moderne analysés sous le prisme d’un ques-
tionnement sur la peur de l’inachevé ; la choralité et l’instance communautaire
scrutées à la lumière du théâtre camerounais contemporain ; la tragédiographie dans
la perspective de l’œuvre sublimée explorée chez Romeo Castellucci ; la Catharsis
de l’âme et épuration d’une société classique et moderne étudiée sous l’éclairage
de Phèdre de Jean Racine. Comment la critique sociale des mœurs traditionnelles

329
est-elle vécue dans Trois prétendants un mari de Guillaume Oyono-Mbia ? Quelle
variation autour du thème de l’amour interdit dans Britannicus et Phèdre de Jean
Racine ; Comment Brasserie de Koffi wahulé peut-il permettre d’observer le tis-
sage du tragique et du comique dans le théâtre contemporain ? La Dramatisation
du langage rétributif s’opère-t-elle dans Électre de Sophocle et Électre de Jean Gi-
raudoux ? Lecture médiascriptuaire de Bonjour Monsieur le Ministre d’Elimane Ba-
kel ; Thomas Hobbes, une esthétique du politique sur le concept de représenta-
tion ; De l’absurde à une esthétique de l’altérité dans Caligula, Le Malentendu, Les
Justes et L’État de siège d’Albert Camus ; Crise de complicité et conflit discursif
dans Complices de Jacques Mouelnjock ; Poétique de la langue mooré dans Mgoulsda
yaam depuis Ouaga d’Alexandre Koutchevsky et d’Aristide Tarnagda ; Poétique
des mimotextes. L’hybridité textuelle dans Électre et La Guerre de Troie n’aura pas
lieu de Jean Giraudoux ; Persuader les jeunes par l’auto-reformulation et la ques-
tion oratoire : cas de la maïeutique présidentielle camerounaise, le phénomène
de théâtralité dans l’art chorégraphique contemporain camerounais : entre corps
quotidien et corps scénique fictif. Autant de pistes et d’interrogations finement
éclairées.
L’ouvrage a réexaminé le théâtre en le délimitant à des espaces d’inscriptions
spécifiques. Et cette étiquette commode n’a pas masqué le déplacement et les
ruptures qui se sont produits, des structures anciennes aux formes contempo-
raines à partir desquels se sont dégagés quatre concepts : les natures, les modes
de fonctionnement, les mutations et les significations. Le livre a rapproché un
univers imaginaire aux formes sociales concrètes regroupées autour de la morale,
des traditions, du code éthique et déontologique, des oppressions, etc. Les
mœurs ont occupé une place de choix et l’accent n’a plus, comme chez les Grecs,
été mis sur une explication mythique du théâtre, mais sur une justification psy-
chologique, dans laquelle les fautes n’ont plus été envoyées par les dieux, mais
tiennent à la nature de l’esprit humain. Dans de belles perspectives compara-
tistes, de nombreuses dissimilitudes ont été identifiées entre les structures et les
intentions des dramaturges, ce qui a dévoilé une séparation des visons. Toutes
les contributions ont révélé la beauté de l’art dramatique. Une esthétique et une
thématique suscitées par un fabuleux équilibre entre poétique, mise en scène et
langage.
Tous les articles ont présenté des analyses pointues. Mais ce qui semble être
l’un de leur plus grand mérite, au-delà de la mise en regard des parallèles entre
les problématiques diversifiées abordées, c’est le fait de montrer que dans l’his-
toire de l’art dramatique, chaque époque crée non pas sa représentation propre
des thèmes et des structures, mais les thèmes et les structures eux-mêmes, à tra-
vers lesquels les dramaturges organisent leur perception du monde, c’est-à-dire
des visions d’un ordre physique et spirituel qui donnent les règles aux actions.
Du moment où l’on vit dans le temps, l’histoire a constitué une dimension es-
sentielle.

330
Toutefois, il s’est surtout agi d’un profond humanisme qui a exprimé, impli-
citement, l’amour des contributeurs pour le théâtre. Un art du spectacle où, au-
cun de ceux qui l’a abordé n’est sorti indemne. On l’a vu, la question du théatre
a transcendé la spatialité, la territorialité où se sont inscrites les actions des per-
sonnages dont les analyses ont toutes été aussi intéressantes par la prise en
compte, minutieuse, des manifestations des ressorts humains et psychologiques.
L’action humaine, estiment les contributeurs, ne doit pas être guidée par la vio-
lence, la haine et la division que certains enseignent. Ils ont tous indiqué qu’on
ne peut plus les soutenir car demeurent des instruments de la mort et du sous-
développement. Adossé sur son versant humaniste, le théâtre en tout temps con-
damne le modèle d’émancipation cynique.
Si la conclusion est évidente, le pronostic est tout aussi confirmé : voici un
ouvrage vif et ajusté pour un public universitaire et bien au-delà. Au même titre
que le grand public, les enseignants, chercheurs et étudiants sillonneront, assu-
rément, des pistes plus précieuses. La flamme de l’érudition des contributeurs
illumine de nombreux points. Les articles ont emprunté à l’exégèse un fond d’in-
géniosité qui a tracé le chemin à un ballet de conclusions. Les nuances des ap-
proches y ont sublimé une cadence d’idées. Les arguments, solides, ont étalonné
le pas à pas des audaces des résultats. Sous ces vingt et deux plumes, les analyses
ont orné d’un jonc d’or l’auriculaire de la lucidité. Un livre adapté au choc des
regards croisés de la recherche, majestueusement illustré, lequel offre les clés
pour guider tous les lecteurs entre les allées de l’art des parvis. Il s’est agi surtout
aussi de vouloir inciter le théâtre et ses hommes à une adaptation urgente aux
possibilités offertes par les supports informatisés dans un contexte en mutation,
signe d’un progrès culturel qui ouvrira des perspectives à un art dramatique en
accord avec son temps.

331
Les contributeurs

333
Ango Medjo Martin Paul est titulaire d’un Doctorat Ph.D. de Littératures
générales et comparées. Ancien normalien et ancien boursier de la Alexander S.
Onassis Public Befefit foundation, Kapodistrian University of Athens–Creece.
Il est spécialiste du théâtre antique, notamment du génie tragique grec et ses
influences dans le théâtre français et africain. Auteur de plusieurs reflexions sur
l’art dramatique, il enseigne le théâtre à la F.A.L.S.H., la littérature, l’histoire et
la civilisation de la Grèce et de la Rome antiques à l’E.N.S. de l’Université de
Yaoundé I, au Cameroun.

Chamba Nana Mirelle Flore est enseignante-chercheure de danse et chorégraphie


à l’Institut des Beaux-Arts de Foumban. Elle a participé à plusieurs colloques interna-
tionaux sur la littérature et la danse africaine, chorégraphié des spectacles de danse. Sa
Thèse codirigée par Marthe-Isabelle Edande-Abolo et Alain Cyr Pangop porte sur l’his-
toire et l’esthétique de la danse au Cameroun. Elle est auteure de plusieurs articles scien-
tifiques.

Christofi Christakis est Docteur en Lettres et Arts de l’Université d’Aix-Marseille


1. Il a suivi une formation artistique et obtenu une Maîtrise d’Arts Plastiques. Il enseigne
au programme de Master d’Etudes Théâtrales de l’Université Ouverte de Chypre. Il a
réalisé des expositions en France et à Chypre. L’artiste chercheur propose des perfor-
mances.

Dezombe Paul est titulaire d’un Doctorat Ph.D. en littérature française. Il


s’intéresse aux questions d’esthétique ; d’intergénérécité ; d’intertextualité et
d’interartialité. Il enseigne la littérature française à la F.A.L.S.H. de Yaoundé I et
de Maroua. Auteur de plusieurs articles sur l’esthétique théâtrale, il prépare ac-
tuellement une réflexion sur la fusion des arts dans le théâtre contemporain.

Dièye Oumar est Docteur en littérature française du XVIe siècle à l’Univer-


sité Paris XIII-Épinay-Villetaneuse(2008). Il est enseignant-chercheur à l’Uni-
versité Cheikh Anta Diop de Dakar. Ses travaux portent sur la littérature médié-
vale, humaniste et classique. Auteur de plusieurs articles sur la poésie lyonnaise,
l’esthétique de la renaissance et l’univers des canons classiques.

Diouf Daouda est Maitre-assistant, Spécialiste de littérature africaine fran-


cophone, Chef de Département de Lettres Modernes, Université Assane Seck
de Ziguinchor Sénégal. Auteur de plusieurs articles sur le mercenariat et le
laxisme scientifique, la poésie de Senghor et de Césaire et de Victor Hugo.

335
Fotsing Mangoua Robert, ancien élève de l’École Normale Supérieure de
Yaoundé, est Professeur titulaire de littératures française, francophones et com-
parée à l’université de Dschang. Ses recherches couvrent les lectures postcolo-
niales des fictions romanesques françaises et africaines et l’intermédialité dans les
littératures francophones d’Afrique. Auteur d’une trentaine d’articles, il a édité
Littérature, médias et technologies numériques, (Ifrikiya, 2016), Écritures camerounaises
francophones et intermédialité, (Ifrikiya, 2012), L’Imaginaire musical dans les littératures
africaines, (L’Harmattan, 2009).

Fotso Moudze Asère est titulaire d’un Master II en sciences du langage, lit-
tératures et cultures, option littératures et cultures françaises et francophones. Il
achève actuellement une Thèse de Doctorat/Ph. D sur le théâtre africain fran-
cophone à l’Université de Dschang. Ses recherches s’orientent surtout sur les
rapports entre le théâtre et la société. Il est par ailleurs dramaturge.

Hounda Alice est titulaire d’un Doctorat en Sciences du langage, Chargée


de cours au Département de Lettres Bilingues à la F.A.L.S.H. de l’Université de
Maroua, est spécialiste d’analyse du discours. Elle a publié des articles dans le
domaine de l’analyse des discours politiques, précisément ceux des Présidents
camerounais Ahmadou Ahidjo et Paul Biya.

Kabore Virginie enseigne à l’Université de Ouagadougou.

Kangulumba Munzenza Willy, né à Kimbongo/Feshi en RDC, est Doc-


teur en langue et lettres de l’Université Catholique de Louvain. Il enseigne les
littératures francophones et le latin à l’Institut Supérieur Pédagogique de
Mbanza-Ngungu ; le français et la littérature française à l’Institut Facultaire de
Développement de Kinshasa. Auteur de plusieurs articles et d’un roman,
Atandele ! Demain dans tes mains (L’Harmattan, 2014).

Konstantinidis Nektarios-Georgios est né à Athènes en 1981. Docteur en


Langue et Littérature françaises de l’Université nationale et capodistrienne
d’Athènes où il enseigne le français. Il mène une recherche postdoctorale sur :
« Le théâtre francophone sur la scène grecque au XXIe siècle ». Membre du
Centre de Sémiologie du Théâtre et du Comité Scientifique de la Revue « Théâ-
trographies », il est critique et traducteur de pièces francophones, jouées par des
troupes grecques.

Mbassi Atéba Raymond est Maître de Conférences Habilité (Associate Pro-


fessor) à l’ENS de l’Université de Maroua, Chef de Département de langue fran-
çaise et littératures d’expression française, Chef de Division de la Coopération
Universitaire, il est Directeur de publication de la revue Mosaïques. Chercheur

336
Associé au Labo FRED (Francophonie, Éducation, Diversité) de l’Université de
Limoges en France où il a soutenu (2013) une Habilitation à Diriger les Re-
cherches il est par ailleurs Membre de plusieurs réseaux scientifiques, spécialiste
de Le Clézio et des identités. Il est l’auteur d’une cinquantaine de publications
orientées, entre autres, vers les variations, les circulations et les médiations entre
les champs et institutions culturo-littéraires francophones.

Mbia Jean-Paul est enseignant Chargé de Cours en Science Politique dans


les Universités de Yaoundé II et Yaoundé I. Auteur de trois ouvrages et d’une
douzaine d’articles scientifiques dans le domaine des Politiques Publiques, de
l’environnement, de la sociologie politique, des théories de la communication,
du droit pénal de l’environnement, de la sémiotique de la médiologie, de l’an-
thropologie, de l’ethnique de l’ethnologie, il prépare actuellement une HDR en
science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin dans les Yvelines
(France).

Nguemba Guillaume Gaston est né le 10 février 1966 à Yaoundé. Titulaire


d’un Doctorat Ph. D en Philosophie morale et politique, ses recherches portent
sur la philosophie du droit et de l’État. Il est Chef de département de Philoso-
phie-Psychologie en F.A.L.S.H.de l’Université de Maroua. Auteur de plusieurs
articles sur la philosophie politique, il prépare actuellement un ouvrage collectif
sur la souveraineté.

Njiké Emmanuel est Maître de Conférences HDR à l’École Normale Supé-


rieure de l’Université de Bamenda au Cameroun où il enseigne la littérature fran-
çaise au Département des Lettres Bilingues. Ses recherches portent essentielle-
ment sur le théâtre français et francophone, domaine dans lequel il a publié plu-
sieurs articles dans diverses revues. Il s’intéresse à la sémiotique théâtrale, à la
littérature francophone et à l’intertextualité.

Salaka Sanou est Professeur des Universités de Littératures africaines ; Di-


recteur du Laboratoire Littératures, Espaces et Sociétés ; Responsable du Master
Littératures et Cultures africaines. Il est Membre fondateur de l’Académie natio-
nale des Sciences, des Arts et des Lettres du Burkina Faso. Auteur d’une quaran-
taine d’articles sur la littérature africaine. Il est auteur de plusieurs ouvrages.

Scalco Diego Docteur en Philosophie, Membre de l’Institut ACTE – CNRS


(Équipe Esthetica), Diego Scalco est Attaché temporaire d’enseignement et de
recherche (ATER) en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sor-
bonne (UFR d’Arts plastiques et Sciences de l’art, École des Arts de la Sor-
bonne). Il a récemment publié Le sublime comme forme critique. Ce qui se joue entre
l’abstraction et l’art abstrait (L’Harmattan, 2017).

337
Tarnagda Boukary est Docteur en Études théâtrales des Universités Rennes
2 (France) et Ouaga 1- Pr Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso). Sa Thèse s’intitule :
Processus de création théâtrale contemporaine en Afrique subsaharienne francophone : vers une
poétique de la relation. Ses études s’adossent à son métier de comédien de théâtre
et de cinéma. Son premier roman, France aurevoir, publié aux Éditions « Pourquoi
viens-tu si tard ? » de Nice.

Tchamba Jean-Robert est chargé de cours à l’Institut des Beaux-Arts de


Foumban, Université de Dschang. Il s’intéresse aux nouvelles esthétiques théâ-
trales en Afrique, aux questions d’interartialité et de choralité, ainsi qu’aux mo-
noperformances auxquelles il a consacré sa thèse de doctorat. Il est également
metteur en scène et dramaturge. Il a écrit et mis en scène plusieurs pièces de
théâtre dont quatre sont publiées à ce jour parmi lesquelles Chômeurs chômés, Les
Amazones et Trésors cachés qui a obtenu le prix Anelcam de la meilleure pièce de
théâtre au Cameroun en 2012.

Valla Kameni Kwente Danielle est née le 28 avril 1985 à Bertoua, au Ca-
meroun. Elle est titulaire d’un Master en lettres modernes françaises, option lit-
térature comparée, obtenu à l’Université de Yaoundé I. Elle finalise actuellement
une Thèse de Doctorat en littérature générale et comparée dans les Universités
de Lorraine et du Luxembourg. Elle s’intéresse surtout au récit de soi, à l’écriture
féminine et à la mythologie grecque antique.

Yombo Jean Marie est titulaire d’un Doctorat/PhD en littérature française.


Ses recherches portent sur l’esthétique postmoderne. Il enseigne le postmoder-
nisme au département de français de la F.A.L.S.H.de l’Université de Yaoundé I.
Auteur de plusieurs articles sur la postmodernité, il prépare actuellement un ou-
vrage sur la polyphonie narrative dans l’œuvre romanesque de Milan Kundera.

338
Table des matières

Comité scientifique............................................................................................................................ 7
Comité de coordination ............................................................................................................... 7
Comité de lecture ......................................................................................................................... 7
Remerciements................................................................................................................................... 9
Préface Marthe Isabelle Edande Abolo, une Prêtresse de l’Olympe parmi nous. ................. 11

Présentation ..................................................................................................................... 15
Apprivoiser la joie dionysiaque Martin Paul Ango Medjo (ENS-Université de Yaoundé I) Raymond
Mbassi Atéba (ENS-Université de Maroua) Robert Fotsing Mangoua (Université de Dschang)............ 17
Professeur Marthe Isabelle Abolo Edande Ecce homo ................................................................. 23
1. Naissance, études primaires et secondaires ........................................................................ 23
2. Formations professionnelles et études universitaires ........................................................ 23
3. Entrée dans la carrière et responsabilités administratives ................................................. 24
4. Encadrement des étudiants et travaux personnels............................................................. 24
5. Rapport à l’éducation et à la fille/femme ........................................................................... 25
6. Encadrement des étudiants et travaux personnels............................................................. 26
7. Départ à la retraite.................................................................................................................. 27

Introduction générale ...................................................................................................... 29

Théâtralité et théâtralisations. Perspectives intertextuelle et intermédiale ................... 35


L’intertexte et le méta-moderne : qui a peur de l’inachevé ? Nektarios-Georgios
KONSTANTINIDIS Université nationale et capodistrienne d’Athènes ..................................................... 37
Résumé ........................................................................................................................................ 37
Introduction ................................................................................................................................ 37
Conclusion................................................................................................................................... 49
Bibliographie ............................................................................................................................... 49
Variation autour du thème de l’amour interdit : la pratique intertextuelle dans Britannicus et
Phèdre de Jean Racine Emmanuel NJIKE ENS-Université de Bamenda .......................................... 51
Résumé ........................................................................................................................................ 51
Introduction ................................................................................................................................ 51
1. Les préalables méthodologiques .......................................................................................... 52
2. De la pièce des « connaisseurs » à « la meilleure de mes tragédies » : la saga des familles
recomposées ................................................................................................................................ 53
3. L’amour interdit et ses méfaits sur la famille ...................................................................... 56
Conclusion................................................................................................................................... 61
Bibliographie ............................................................................................................................... 62
Poétique des mimotextes. L’hybridité textuelle dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu
de Jean Giraudoux Paul DEZOMBE FALSH-Universités de Yaoundé I et Maroua ....................... 65
Résumé ........................................................................................................................................ 65
Introduction ................................................................................................................................ 65
Préalables théoriques.................................................................................................................. 66
1. Parodie ..................................................................................................................................... 67
2- Allusion ................................................................................................................................... 69

339
3- La citation ............................................................................................................................... 73
Conclusion .................................................................................................................................. 76
Bibliographie ............................................................................................................................... 77
Lecture médiascriptuaire de Bonjour Monsieur le Ministre d’Emile Bakel Willy KANGULUMBA
MUNZENZA Institut Supérieur Pédagogique de Mbanza et Institut Facultaire de Développement de
Kinshasa ............................................................................................................................................. 79
Résumé ........................................................................................................................................ 79
Introduction ................................................................................................................................ 79
1. BMM : théâtre de dérision et de dénonciation ................................................................... 80
2. BMM : médiascripture au service de la dérision................................................................. 82
2.1. Des hypomédias mineurs dans BMM ......................................................................... 83
2.1.1 Une lettre en « voix off » ....................................................................................... 83
2.1.2. La musique ............................................................................................................. 84
2.2 Deux hypomédias majeurs dans BMM : le mythe et la radio .................................... 85
2.2.1 Le mythe religieux .................................................................................................. 85
2.2.2 L’hypomédia radio .................................................................................................. 87
Conclusion .................................................................................................................................. 91
Bibliographie ............................................................................................................................... 92

Théâtre, formes, masques et choralité ............................................................................ 95


Le phénomène de théâtralité dans l’art chorégraphique contemporain camerounais : entre
corps quotidien et corps scénique fictif Mirelle Flore CHAMBA NANA Institut des Beaux-Arts de
Foumban Université de Dchang ........................................................................................................... 97
Résumé ........................................................................................................................................ 97
Introduction ................................................................................................................................ 97
1.1. Problématique ..................................................................................................................... 98
1.2. Aperçu théorique et méthodologique .............................................................................. 99
2. Le corps : du quotidien au studio de danse et sur la scène............................................. 100
2.1. Le corps quotidien fonctionnel ....................................................................................... 100
2.2. Entrer dans la peau de l’Autre : approche constructiviste du corps .......................... 101
2.2.1. Les « foyers imaginaires » de Mikhaïl Chekhov ............................................... 102
2.2.2. Le corps de la représentation : ‘‘Je’’ et mes doubles ....................................... 103
3. Les ancrages du corps scénique dans la fiction : la théâtralité ....................................... 107
3.1. L’esthétique comme facteur de théâtralité................................................................ 108
3.2. Le corps au service des artifices ................................................................................. 109
Conclusion ................................................................................................................................ 111
Bibliographie ............................................................................................................................. 112
Corpus ................................................................................................................................. 112
Trouver des formes plastiques Christofi CHRISTAKIS Université Ouverte de Chypre .................. 115
Résumé ...................................................................................................................................... 115
Introduction .............................................................................................................................. 115
1. Plastique ................................................................................................................................ 115
2. En œuvre ............................................................................................................................... 116
3. Formes plastiques ................................................................................................................ 118
Conclusion ................................................................................................................................ 119
Bibliographie ............................................................................................................................. 119
Le spectacle des masques bobo au Burkina Faso, un rituel théâtralisé SALAKA SANOU
Université de Ouagadougou ................................................................................................................ 121
Résumé ...................................................................................................................................... 121
Introduction .............................................................................................................................. 121
1- Le masque, incarnation des traditions .............................................................................. 122

340
2. Le masque, instrument de socialisation ............................................................................. 124
- Le sarapєpi ......................................................................................................................... 125
- Le dɔrɔ ................................................................................................................................ 126
3- Le masque, un objet d’art ................................................................................................... 128
4. La théâtralité de la cérémonie des masques ...................................................................... 130
4. 1. La mise en scène symbolique .................................................................................... 130
4. 2. La mise en scène réelle ............................................................................................... 134
4.2.1. La préparation du spectacle ................................................................................ 135
4.2.2. Le symbolisme de la démarche .......................................................................... 136
4.2.3. Les costumes ........................................................................................................ 136
4.2.4. Le spectacle de danse .......................................................................................... 136
Conclusion................................................................................................................................. 137
Bibliographie ............................................................................................................................. 138
Annexe article sur les masques bobo .......................................................................................... 141
Choralité et instance communautaire dans le théâtre contemporain camerounais Jean-Robert
TCHAMBA Institut des Beaux-Arts de Foumban Université de Dschang ............................................ 143
Résumé ...................................................................................................................................... 143
Introduction .............................................................................................................................. 143
1. L’instance chorale dans les performances orales traditionnelles : la communauté
toujours présente ...................................................................................................................... 144
2. Le chœur dans la comédie camerounaise .......................................................................... 146
3. Poétique du chœur dans le théâtre camerounais de contestation .................................. 147
Le chœur des profiteurs du régime ................................................................................... 147
Le chœur des serviteurs abrutis ......................................................................................... 148
Le chœur des ancêtres enragés .......................................................................................... 149
Le chœur du peuple muselé ............................................................................................... 149
4. La choralité dans le théâtre contemporain ........................................................................ 151
Les faux dialogues ............................................................................................................... 152
Les voix dispersées (ou « communauté en creux ») ........................................................ 153
La musicalité des textes : rythme, répétition, chant, poéticité ....................................... 154
La communauté informe .................................................................................................... 154
5. Conclusion : la communauté toujours présente ............................................................... 155
Bibliographie ............................................................................................................................. 155

Scénographies du symbolique et du politique .............................................................. 157


Trois prétendants… un mari de Guillaume Oyono Mbia : une critique sociale des mœurs
traditionnelles ? Daouda DIOUF Université ASSANE SECK de Ziguinchor (Sénégal) .................... 159
Résumé ...................................................................................................................................... 159
Introduction .............................................................................................................................. 159
1. La satire sociale des mœurs traditionnelles ....................................................................... 160
2. L’émancipation de la femme instruite ............................................................................... 163
3. Théâtre et oralité africaine .................................................................................................. 166
Conclusion................................................................................................................................. 168
Bibliographie ............................................................................................................................. 168
Catharsis de l’âme et épuration d’une société classique et moderne. L’exemple de Phèdre
(1677) de Jean Racine Oumar DIEYE Université Cheikh Anta Diop de Dakar ........................... 171
Résumé ...................................................................................................................................... 171
Introduction .............................................................................................................................. 171
1. La scène d’exposition comme miroir de tous les conflits ............................................... 173
2. Statut de la « tragédie » et vraisemblance de la vie sociale .............................................. 177
3. La peinture des personnages une bienséance réelle ......................................................... 181

341
- L’unité d’action et l’unité de temps ................................................................................ 184
- L’unité de lieu .................................................................................................................... 185
Conclusion ................................................................................................................................ 185
Bibliographie ............................................................................................................................. 186
Thomas Hobbes, une esthétique politique. Sur le concept de présentation Guillaume Gaston
NGUEMBA FALSH-Université de Maroua ..................................................................................... 189
Résumé ...................................................................................................................................... 189
Introduction .............................................................................................................................. 189
1. Sources grecques et paradigme théâtral de la représentation ......................................... 190
1.1. La mimèsis chez Platon ................................................................................................. 190
1.2. La mimèsis comme représentation .............................................................................. 191
1.3. La représentation artistique ou la fictionalité de l’imagination .............................. 194
2. Hobbes et la représentation politique ............................................................................... 196
2.1. L’art politique et l’art théâtral ..................................................................................... 196
2.2. La représentation comme paradigme théâtral .......................................................... 197
2.3. L’idée de peuple comme fiction................................................................................. 198
3. Rousseau et la critique de la représentation...................................................................... 200
3.1. Rousseau et D’Alembert sur le théâtre ..................................................................... 200
3.2. Le fétichisme de la représentation : Rousseau contre Hobbes .............................. 201
Conclusion ................................................................................................................................ 203
Bibliographie ............................................................................................................................. 204
Marthe Isabelle Atangana Abolo : un diamant littéraire au cœur des logiques de conflit entre
le politique et les médias Jean Paul MBIA Universités de Yaoundé I et II ................................... 205
Résumé ...................................................................................................................................... 205
Introduction .............................................................................................................................. 205
I. Parcours scolaire et universitaire remarqué dans l’antre de la culture pahouine. ......... 206
II – Les logiques de terroir et des conflits manichéistes entre les politiques et les médias, à
l’aune des années 1990............................................................................................................. 208
a) La dramatisation de l’espace public camerounais. ...................................................... 209
b) La construction des référents sociologiques (représentations)................................. 210
c) L’imaginaire nationale en imbrication avec la citoyenneté. ....................................... 211
III. Constructions cognitives de délégitimation politique : logiciel de la déconstruction
unitaire à partir des paradigmes autochtonie et allochtonie. ...................................................... 213
Conclusion ................................................................................................................................ 214
Bibliographie ............................................................................................................................. 215

Esthétique et corporéités dramatiques ......................................................................... 219


La dramatisation du langage rétributif dans Électre de Sophocle et Électre de Jean Giraudoux
Danielle Valla KAMENI KWENTE Universités de Lorraine et du Luxembourg................................. 221
Résumé ...................................................................................................................................... 221
Introduction .............................................................................................................................. 221
1. La poéticité dans l’écriture de la rétribution ..................................................................... 222
a) Les chants larmoyants .................................................................................................... 222
b- Le style versifié ............................................................................................................... 224
2- La dramatisation dans le langage rétributif ...................................................................... 225
Le langage des passions ...................................................................................................... 226
c) Le burlesque .................................................................................................................... 227
3. L’espace tragique .................................................................................................................. 228
4-La stylisation de la rétribution ............................................................................................. 230
L’écriture stylistique ............................................................................................................ 230
b) Les champs lexicaux convoquant la rétribution ......................................................... 232

342
Conclusion................................................................................................................................. 233
Bibliographie ............................................................................................................................. 233
De l’absurde à une esthétique de l’altérité dans le théâtre d’Albert Camus : une étude de
Caligula, Le Malentendu, Les Juristes et l’État de siège Jean Marie YOMBO FALSH-Université de
Yaoundé I.......................................................................................................................................... 235
Résumé ...................................................................................................................................... 235
Introduction .............................................................................................................................. 235
1-L’absurde comme ressort essentiel du déni de l’autre...................................................... 236
1-1.La présomption et l’indifférence ................................................................................ 236
1-2. La négation absolue ..................................................................................................... 238
1-3.L’incapacité à parler clairement .................................................................................. 240
2- Révolte et esthétique de l’altérité ....................................................................................... 241
2-1. La révolte métaphysique et la passion pour la vie ................................................... 241
2-2.Le décentrement solidaire ou l’esthétique de l’altérité ............................................. 242
Conclusion................................................................................................................................. 245
Bibliographie ............................................................................................................................. 246
Crise de complicité et conflit discursif dans Complices de Jacques Mouelnjock FOTSO
MOUDZE ASERE Université de Dschang .......................................................................................... 247
Résumé ...................................................................................................................................... 247
Introduction .............................................................................................................................. 247
1- Pour une complicité en crise .............................................................................................. 248
1-1- Les figures de complicité............................................................................................ 248
1-2- Les mobiles de crise .................................................................................................... 250
2-Pour un conflit discursif ...................................................................................................... 251
2-1- Le dialogue polémique................................................................................................ 252
2-2- Le dialogue argumentatif ............................................................................................ 253
Conclusion................................................................................................................................. 254
Bibliographie ............................................................................................................................. 255
Poétique de la langue mooré dans Mgoulsda yaam depuis Ouaga d’Alexandre Koutchevsky et
d’Aristide Tarnaga Virginie KABORE Université de Ouagadougou (Burkina Faso)........................ 257
Résumé ...................................................................................................................................... 257
Introduction .............................................................................................................................. 257
1. Approche conceptuelle : le bilinguisme ............................................................................ 258
2. La langue mooré dans la pièce .............................................................................................. 259
2.1. L’insertion de la langue mooré dans la pièce : entre norme et sémantisme ............ 259
2.2. Les interférences linguistiques.................................................................................... 260
2.2.1. Les emprunts ........................................................................................................ 261
2.2.2. Les calques sémantiques ..................................................................................... 262
2.3. Les passages entiers en mooré ...................................................................................... 263
2.3.1. L’(in)adéquation de la traduction ? .................................................................... 263
2.3.2. Les figures de style............................................................................................... 264
- L’assonance et l’allitération ................................................................................... 264
- La dérivation ........................................................................................................... 265
- L’anaphore et l’épiphore ........................................................................................ 265
3. Interprétation de l’usage de la langue mooré dans la pièce ............................................... 266
Conclusion................................................................................................................................. 268
Bibliographie ............................................................................................................................. 268

343
Utopies réparatrices et dramaturgies de la refondation................................................ 271
Brasserie de Koffi Kwahulé ou le tissage du tragique et du comique dans le théâtre
contemporain Boukary TARNAGDA Universités Rennes 2 (France) et Ouaga 1 Pr Joseph Ki-Zerbo
(Burkina Faso) ................................................................................................................................. 273
Résumé ...................................................................................................................................... 273
Introduction .............................................................................................................................. 273
1. La question du genre ........................................................................................................... 274
2. Le parcours de Koffi Kwahulé........................................................................................... 275
3. Du tissage du comique et du tragique dans les actions des personnages ..................... 276
Conclusion ................................................................................................................................ 281
Bibliographie ............................................................................................................................. 282
Persuader les jeunes par l’auto-reformulation et la question oratoire : cas de la maïeutique
présidentielle camerounaise Alice HOUNDA FALSH-Université de Maroua ............................ 283
Résumé ...................................................................................................................................... 283
Introduction .............................................................................................................................. 284
1. Discours et métadiscours dans la parole présidentielle ................................................... 285
1.1. La persuasion par l’auto-reformulation .................................................................... 286
1.1.1. La « ré-énonciation » du verbe introducteur .................................................... 287
1.1.2. La « ré-énonciation » du contexte...................................................................... 288
2. La persuasion par la question oratoire .............................................................................. 290
2.1. La structure linguistique de la question oratoire ...................................................... 290
2.2. Les effets de la « polarité inverse » ............................................................................ 293
Conclusion ................................................................................................................................ 294
Bibliographie ............................................................................................................................. 295
La tragédiographie de Romeo Castellucci, ou le sublime à l’œuvre Diego SCALCO Université
Paris 1 Panthéon Sorbonne ................................................................................................................ 297
Résumé ...................................................................................................................................... 297
Introduction .............................................................................................................................. 297
1. La catégorie du postdramatique en question .................................................................... 298
2. Le scénique et l’obscénique .................................................................................................... 300
3. L’inactualité du sublime ...................................................................................................... 306
Conclusion ................................................................................................................................ 309
Bibliographie ............................................................................................................................. 309
Anthropophagie dramatique : du mythe grec au théâtre africain. Une herméneutique
d’Agamemnom d’Eschyle et Ils ont mangé mon fils de Jacques Fame Ndongo Martin Paul ANGO
MEDJO ENS-Universite de Yaounde I ............................................................................................. 311
Résumé ...................................................................................................................................... 311
Introduction .............................................................................................................................. 312
I. Anthropophagie dramatique : approche notionnelle ....................................................... 313
II. La mécanique anthropophagique dramatique ................................................................. 315
II.1.Les protagonistes ou les acteurs ................................................................................ 316
II.2- Les raisons des actes d’anthropophagies figurées .................................................. 317
II.3- Les effets sur le voisinage.......................................................................................... 318
III- Propositions littéraires contre les nouvelles anthropophagies .................................... 318
IV- Les rôles et les nécessités ................................................................................................. 320
V- Une écriture de l’anthropophagie ..................................................................................... 321
VI- Visions des structures : pour un mysticisme humaniste .............................................. 321
Conclusion ................................................................................................................................ 323
Bibliographie ............................................................................................................................. 324

344
Conclusion générale....................................................................................................... 327

Les contributeurs ........................................................................................................... 333

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