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CINQ JEUNES FILLES
ET LE VIKING
Par GEORGES G.-TOUDOUZE

*
« LARGUEZ les amarres!... »
L’Aréthuse et son sympathique équipage
quittent Boulogne pour Oslo où les cinq jeunes
filles doivent participer à un tournoi sportif. Tout
laisse prévoir que ce voyage se passera sans
incidents, mais... l'aventure est là!
C'est la rencontre d'Ingrid, une jeune
Danoise, perdue en pleine mer sur une épave!
C'est un terrifiant maelstrom qui saisit
l'Aréthuse et la jette, désemparée, à la côte!
C'est, aussi l'apparition d'un étrange
vieillard à barbe blanche qui n'est autre que le
descendant du dernier des mystérieux rois de
Thulé...

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GEORGES G.-TOUDOUZE
de l'Académie de Marine
Grand Prix des Écrivains de la Mer 1956

CINQ JEUNES FILLES


ET LE VIKING
ILLUSTRATIONS DE HENRI FAIVRE

HACHETTE
262

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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :

Cinq jeunes filles sur “L’Aréthuse” 1954


Cinq jeunes filles à Venise 1955
Cinq jeunes filles à Capri 1957
Cinq jeunes filles chez les pirates 1958
Cinq jeunes filles aux Açores 1959
Cinq jeunes filles dans l'Atlantique 1960
Cinq jeunes filles sur la Tamise 1961
Cinq jeunes filles en Armorique 1962
Cinq jeunes filles et L'or des Canaries 1963
Cinq jeunes filles et Le viking 1964
Cinq jeunes filles à Majorque 1965
Cinq jeunes filles face à Interpol 1966
Cinq jeunes filles aux périls de l'archipel 1967

© Librairie Hachette, 1964


Tons droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 8

I. LE JEU DE LA MER ET DU HASARD 10


II. LA RENCONTRE INATTENDUE 24
III. DANS LES MACHOIRES DU MALSTROM 33
IV. L'APPEL MYSTERIEUX 38
V. DE L'INEXPLIQUE A L'INCOMPREHENSIBLE 46
VI. DANS L'ILE SANS NOM 55
VII. POUR LE TRESOR DES ROIS DE MER 66
VIII. A LA RESCOUSSE 72
IX. ENTRE DEUX DEVOIRS 79
X. L’«ARETHUSE» AU RALLIEMENT 88
XI. L'ENIGME 91
XII. LE MATCH ET LE DEFI 103
XIII. A SECRET, SECRET ET DEMI 113
XIV. LE TRIOMPHE DU DERNIER VIKING 121
XV. COMME LA PLUME AU VENT 127

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AVANT-PROPOS

PARMI les ouvrages d'histoire, les récits de voyages, les romans et le


pièces de Georges Gustave-Toudouze, la série des Cinq Jeunes Filles constitue
une suite à part consacrée par l'auteur à exalter l'appel que la mer adresse sans
cesse à la jeunesse.
Descendant d'une famille du Finistère qui, en plusieurs générations
successives, a donné alternativement des sauveteurs d'une part et d'autre part
des peintres, des graveurs, des écrivains, des architectes et des statuaires, G.
G.-Toudouze résume en ses écrits les deux caractères puisqu'il est à la fois
marin et artiste.
Fondateur en 1899 de la Ligue maritime, avec ses deux amis Jean
Charcot et La Ronciers, et chef technique du Service cinématographique de la
Marine nationale pendant la guerre 1914-1918, correspondant de guerre
maritime en 1939 et membre de l'Académie de Marine, il est un de ces Bretons
dont Michelet écrivait : « Ils ne séparent pas la mer de la patrie elle-même. »
Ancien membre de l'Ecole française archéologique d'Athènes et professeur de
l'Enseignement supérieur des Beaux-Arts, il a longuement voyagé sur terre et
sur mer et aime à évoquer paysages et œuvres d'art au milieu desquels il a
toujours vécu.

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En imaginant les personnages de cinq jeunes Françaises, trois Bretonnes,
une Bourguignonne et une Parisienne, en les dotant de leurs brevets de
navigation et en les conduisant de la Méditerranée à l'Atlantique et à la mer du
Nord parmi des péripéties souvent dramatiques, il a voulu appeler l'attention de
tous les jeunes sur les leçons de discipline, de courage, d'initiative et
d'endurance que la navigation en mer donne à tous ceux et à toutes celles qui la
pratiquent. Il place donc, à chaque volume nouveau de cette série, ces jeunes
héroïnes dans les circonstances d'une existence aventureuse, passionnante,
utilisant ses souvenirs personnels et ceux des pêcheurs bretons ses compatriotes
avec qui il a toujours vécu en grande intimité. Il fait ainsi défiler de volume en
volume les diverses régions maritimes et, autour des Cinq Jeunes Filles dont il
se plaît à dessiner les caractères, il fait agir des personnages transposés
d'hommes et de femmes rencontrés par lui au cours de ses voyages personnels.
Le but qu'il cherche à atteindre est d'attirer la jeunesse vers cette admirable
école de sang-froid et de vie enthousiaste qu'est la navigation plaisancière.

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CHAPITRE PREMIER

LE JEU DE LA MER ET DU HASARD

«  A TOI... à moi... Bravo, toro !


— Passe par ici et moi par là.
— Ksss !... Ksss !... »
L,'Aréthuse est mouillée sur une ancre dans l'un des bassins de l'avant-port
de Boulogne. Sur le pont, une joyeuse partie est engagée entre le chevreau
Corfou, mascotte de la goélette de plaisance, et les quatre membres de l'équipage
: les deux sœurs jumelles morbihannaises, Geneviève et Marguerite Trévarec, la
blonde Parisienne Anne Marolles, mousse du bord, et la brune Bourguignonne
Paulette Montrachet dont le biquet est le favori. Passionnément joueur comme
tous les jeunes animaux, Corfou, dont le nom rappelle l'île grecque de
l'Adriatique, sa patrie, bondit de droite et de gauche en courses désordonnées.
Ses petits sabots battent à coups secs les planches du pont et il charge, tête
basse, chacune des amies l'une après l'autre en poussant des bêlements joyeux.
Mais, soudain, Geneviève se redresse, regardant au loin le quai ensoleillé
et elle jette :
« Alerte !... notre capitaine arrive !... A toi d'aller la chercher à terre tout
de suite, mousse ! »
Sans un mot de réponse, Anne se laisse glisser par-dessus le bastingage
dans le youyou motogo-dille amarré au flanc du bâtiment, détache la bosse,

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lance l'hélice et file à toute vitesse, droit vers la cale au sommet de laquelle vient
d'apparaître la silhouette de la maîtresse à bord après Dieu débarquée depuis
deux heures pour des courses en ville, dernière étape de la croisière de cabotage
parcourue le long de la côte normande de Saint-Malo au Pas-de-Calais.
En même temps, les deux Bretonnes, strictement identiques de visage et
de tenue en pantalon de treillis et tricot rayé, se placent de chaque côté de la
coupée en posture réglementaire. Tandis que Paulette enferme rapidement le
chevreau dans sa niche puis se plante debout dans sa culotte corsaire, portant à
ses lèvres le sifflet d'argent pendu à son cou, en annonçant à pleine voix la
formule consacrée du salut à supérieur ralliant son bâtiment :
« Sur le bord... envoyez ! »
Et la petite lance un trille suraigu au moment où, le canot accostant au
flanc tribord du yacht, Martiale Cartier, en vareuse bleue à boutons d'or et
pantalon blanc, escalade d'un bond souple le marchepied d'accès.
Immédiatement elle porte deux doigts à la visière de sa casquette au mince galon
d'or et répond :
« Salut... Merci... Repos... »
Puis, sans laisser à aucune de ses amies le temps de prononcer une
syllabe, la descendante du grand marin de Saint-Malo, découvreur du Canada au
XVIe siècle, déclare brièvement :
« Mes amies, pas une minute à perdre. D'après les nouvelles trouvées
poste restante, appareillage immédiat... Les explications plus tard... La manœu-
vre d'abord... Paulette et Anne, logez le youyou à son poste de mer et tout de
suite hissez l'ancre à son bossoir et les deux focs à bloc... Faïk et Gaït1, en haut
la grand-voile et la misaine !... Toutes les quatre, raidissez les drisses, et paré
pour border les écoutes ! Avant tout, profitons du dernier flot de la marée
montante pour sortir des jetées et nous dépêtrer en vitesse et sans avarie de cette
flotte de harenguiers français, anglais, allemands ou russes qui vont et ^iennent à
travers le Pas de Calais entre France et Grande-Bretagne, avec leurs filets
mouillés dans les aires du vent...

1. Diminutifs bretons (le Geneviève et de Marguerite.

— Nous rentrons chez toi à Saint-Malo ? demande une des deux jumelles.
- Ou chez nous en Morbihan ? questionne l'autre.
- Non, tranche la jeune capitaine : la sortie en nier libre d'abord... Nous
causerons ensuite... En attendant, chacune à son poste et avant partout... »
Disciplinées à leur habitude et sachant par entraînement que sur tout
navire, grand, moyen ou petit, chacun dépend de tous et tous dépendent de
chacun2 les quatre matelots de l'Aréthuse, sans Martiale Cartier donne un quart
de tour. L'Aréthuse obéissante prend sa gîte3 normale sur la joue de tribord et,
laissant derrière elle un long sillage d'écume bouillonnante, s'envole avec un

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frémissement de grand oiseau marin reprenant joyeusement une course
vagabonde.

2. Montée par un équipage de jeunes-filles pourvues de leur brevet de


navigation et passionnées par la vie maritime, la goélette française de
plaisance Aréthuse a déjà couru les mers' allant d'aventure en aventure d'abord
dans les Iles Ioniennes, puis à Venise et de là à Gapri ; ayant échappé aux
pirates qui l'avaient assailli, le hardi bâtiment a traversé une éruption volcanique
aux Açores et a pris part à la pêche aux grands squales en Atlantique ; après une
randonnée sur la Tamise et une lutte contre la tempête en Armorique, il a
poursuivi une chasse au trésor dans l'archipel des Canaries. Sous le com-
mandement de la capitaine Martiale Cartier, les deux sœurs jumelles Geneviève
et Marguerite Trévarec du Morbihan, Fau-lette Montrachet Bourguignonne, et
Anne Marolles Parisienne, ayant fait au cours de chaque péripétie la preuve de
leur discipline, de leur courage et de leur science nautique, vont se trouver de
nouveau entraînées avec leur navire dans une aventure au cours de laquelle leurs
qualités de bonne humeur, d'initiative, de courage et de solidarité affectueuse se
donneront libre carrière.

3. Gîte ou bande : inclinaison qu'un voilier en marche prend sur tribord


ou sur bâbord suivant la force du vent dans son gréement.

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Une heure passe. Adroitement menée par sa capitaine qui semble vraiment
faire corps avec elle, la goélette, poussée par un bon vent d'ouest, laisse peu à
peu derrière elle la côte de France, mettant cap au nord et se dégageant des
chalutiers de moins en moins nombreux. Enfin, autour de l'élégant navire tout
pimpant dans sa robe blanche, il n'y a plus que la mer du Nord étendant devant
elle ses lames un peu lourdes.
Alors, Martiale, par une manœuvre adroite, pince le vent au plus près 1 et
annonce :

1. C'est-à-dire l'allure la plus rapprochée du lit du vent qu'on


puisse utilement tenir sans trop dériver.

« Maintenant, au rapport... Faïk, prends la barre et tiens le même cap,


aussi proche que possible du pied du vent. »
Immédiatement obéie, la capitaine, debout devant le roufle, reprend
s'adressant à la fois à la
timonière et aux trois autres membres de l'équipage attentives à leur
habitude :
« Nous rentrions en Bretagne... A présent, route changée, par ordre
inattendu, nous piquons droit sur la Norvège... Point d'atterrissage : le port
d'Oslo où nous sommes invitées à prendre mouillage dès demain toutes affaires
cessantes...
- La Norvège ! Oslo ! »
Quatre exclamations de surprise en même temps, sur quatre tons
différents, traduisent la stupéfaction qui s'est emparée à la fois des deux
Trévarec, de Paulette et d'Anne. Plus rapide que ses trois camarades, la petite
blonde, que la passion de la nier a saisie complètement depuis qu'elle est deve-
nue le mousse de la goélette, s'écrie :
« Oh ! Tu nous avais promis pour la prochaine croisière les côtes de la
Bretagne que je ne connais pas, du Raz à la Vendée... et tu nous emmènes
subitement en Norvège... Pourquoi ça ? » Martiale se met à rire et explique : « Je
pourrais te dire que l’Aréthuse est un bateau fantasque qui a déjà donné maintes
preuves de l'esprit vagabond par lequel il est animé... Mais en vérité notre cher
bateau est innocent de ce brusque changement de route que nous devons
entièrement à l'invitation toute pressante formulée par ton excellent père à qui
nous serions bien mal venues de refuser un appel lorsqu'il nous l'adresse...
— Mon père ? Comment mon père vient-il bouleverser les projets que
nous avions combinés toi et nous en complet accord ? proteste, Anne.
- Parce que M. Marolles ne sait jamais résister aux responsables des fêtes
internationales s'adressant au grand chef d'industrie en qui les maisons de haute
couture dans tous les pays du monde reconnaissent à la fois le souverain de la
mode universelle et l'organisateur sans rival des galas les plus éclatants.

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— Encore une fête ? J'aurais dû le deviner avant que tu ne parles, riposte
gaiement le jeune mousse : les défilés, les galas, les carnavals, c'est toujours la
grande spécialité de la maison Marolles Aîné et Cie. Que peut bien avoir encore
inventé l'illustre auteur de mes jours pour qu'il soit besoin d'arrêter notre
croisière et d'entreprendre une virée dans la mer du Nord ? »
Guettant du coin de l'œil les deux jumelles Trévarec et le matelot léger
Paulette qui, avec leur tranquillité habituelle, attendent sans rien dire la suite des
explications, la capitaine reprend :
« Pendant que nous nous promenions paresseusement en escales tantôt
françaises tantôt anglaises des deux côtés de la Manche, ton père, ma chère
Anne, dont l'imagination n'est jamais en repos, a appris que, pour donner plus
d'éclat aux régates internationales dans son golfe, la grande ville capitale d'Oslo
a décidé d'offrir avec distribution d'artistes célèbres, sur la scène de son Opéra
royal, une représentation extraordinaire du ballet jusqu'ici encore inédit en
Norvège, La Ronde des Saisons.. »
Quatre voix en même temps interrompent la capitaine :
« Le grand drame lyrique que nous avons vu créer à Pompéi !... exclame
Geneviève.
- Dans une soirée splendide au pied du Vésuve ! lance Marguerite.
— Dans les décors et costumes de l'ami Jean Juilliard1 jette Paulette.

1. Allusion à l'un des volumes précédents dans lequel est décrite la


représentation en question. Cinq Jeunes Filles à Capri, par G. G.-TOODOUZE,
«Bibliothèque Verte».
— Autrement dit, l'œuvre fameuse de mon cher beau-frère compositeur
Marc du Viguier, qui a déjà dépassé la centième sur les théâtres d'Italie, de
France et d'Allemagne pour le plus grand bonheur d'épouse dont s'enorgueillit
ma bien-aimée sœur Marie-Antoinette ! » clame, sur un ton plus haut que les
trois autres, Anne Marolles.
Amusée par cet enthousiasme débordant, Martiale domine du geste et de
la voix le joyeux tumulte de ses camarades et elle reprend :
« Tout à fait d'accord avec vous... l’Aréthuse et son équipage sont fiers
d'avoir été mêlés d'aussi près au triomphe qui salua cette nuit-là, au Théâtre
antique de Pompéi, l'ouvrage magnifique du grand musicien à qui je ne
reprocherai qu'une chose : avoir enlevé de notre bord, pour en faire sa femme, le
matelot Manette... Aussi n'ai-je pas hésité une minute en trouvant à la poste
restante de Boulogne cette lettre que voici... »
De la poche de sa vareuse, Martiale sort un papier qu'elle montre en
continuant :
« Cette lettre par laquelle M. Marolles me dit qu'il est désireux d'apporter
à son gendre tout l'appui possible et d'envelopper cette œuvre lyrique, consacrée
par plusieurs pays, d'une atmosphère particulièrement originale. Il a envoyé une
équipe de modélistes et de techniciens qui, déjà à pied d'œuvre à Oslo même,

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vont présenter, soit en vitrine soit par mannequins, des costumes historiques et
modernes en une exposition digne de l'art et du goût français. Il profite de ce
que, à l'entrée du grand chenal d'Oslo, des tournois internationaux vont faire
accourir en Norvège de nombreuses équipes sportives. Et il va offrir aux
concurrents, de la part de la maison Marolles, des prix sensationnels. Mais à une
condition : c'est que notre Aréthuse soit, en vertu de ses aventures passées,
l'organisatrice et la surveillante de toutes ces compétitions...
- Autrement dit, une manière de navire amiral ? demande gaiement
Geneviève Trévarec.
- Si tu veux, répond Martiale, le mot et le grade sont bien ambitieux pour
notre chère goélette, mais c'est le sens de la pensée exprimée avec toute
l'autorité à laquelle nous a accoutumées, en chaque occasion, notre grand ami
Marolles...
— A qui, avant de venir nous retrouver à bord, tu as, bien
entendu, répondu par une acceptation en notre nom à toutes, interrompt
Marguerite.
— Oui, comme bien tu penses, réplique Martiale. La demande était trop
tentante pour que je ne sois pas assurée par avance de l'unanimité de vos ap-
probations. Je les tenais pour d'autant plus certaines que nous allons nous
trouver ainsi tous à nouveau réunis... »
La même exclamation de surprise part de toutes les bouches :
« Tous ? Comment, tous ?

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— Mais, explique Martiale, parce que, suivant son habitude en pareille
circonstance, notre ami Marc viendra conduire lui-même l'orchestre pour la
soirée de gala, que Marie-Antoinette accompagnera son mari, que Jean Juilliard
viendra surveiller ses décors et ses costumes et que, enfin, la Manufacture
générale de Mécanique Hercule et Cie étant participante à l'exposition
scientifique tenue à Oslo en même temps, Alcide Guilmain en sera le
représentant...
— Il y a tout cela dans la lettre de M. Marolles ? » s'étonne Paulette avec
une petite intonation narquoise.
La capitaine manifeste quelques secondes d'un léger embarras devant la
question, mais se reprend aussitôt :
« Si tu m'avais laissée finir ma phrase au lieu de me couper la parole, vous
sauriez déjà toutes que, la lettre lue à la poste restante, j'ai jugé nécessaire de
demander Paris au téléphone. Et j'ai eu vingt minutes de conversation au cours
de laquelle M. Marolles m'a complété sa lettre. Il m'a assuré qu'il comptait sur
nous pour gagner immédiatement un mouillage à Oslo et nous y mettre en
rapport avec les autorités norvégiennes et avec les envoyés de la maison de
couture afin de donner toute notre part d'effort dans l'organisation et la
réalisation de ce nouveau projet. »
Martiale s'arrête un moment, interroge du regard successivement ses
quatre camarades et, devant leur approbation muette, conclut gaiement :
« Pas d'objection ?... Comme toujours nous sommes d'accord toutes les
cinq, n'est-ce pas ? Oui ?... Qui ne dit mot consent. Par conséquent nous main-
tenons la barre cap au nord et, toutes voiles hissées, en route pour le pays des
fjords... Et puisque la nuit approche, toi, Anne, va reprendre ton poste de vigie à
l'avant. Et toi, Paulette, grimpe donc jusqu'à la hune du mât de misaine : il y a
quelque chose qui ne va pas là-haut dans le contact du feu de position et du
projecteur... Hier soir j'avais la sensation que si les feux vert et rouge de tribord
et bâbord marchaient bien sur le fil électrique qui les raccorde aux
accumulateurs, le fanal de la hune avait des ratés. »
Paulette qui, contrairement à ses habitudes, n'a plus demandé aucune
explication, salue de deux doigts au front et répond brièvement :
« Bien cap'taine, j'y vais. »
Tandis que Anne s'installe sur l'étrave en vigie et que, autour de la barre,
les deux jumelles commencent une conversation avec la capitaine, la petite
brune escalade les enfléchures de tribord
avec sa souplesse de chat, se guindé jusqu'à la hune et s'y installe à
califourchon. Se penchant pour inspecter fanal et projecteur, elle grommelle à
mi-voix en subite et inhabituelle humeur maussade :
« Qu'est-ce qu'il vient encore d'inventer là, notre agité et impérieux grand
ami Marolles ? Ces bamboulas mondaines m'horripilent... Quoiqu'elles semblent
toutes naturelles à mes camarades... La bonne et brave Aréthuse n'est pas un
joujou de luxe à la mode de ceux qui transportent des miladies de fête en fête...

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Elle est un solide bateau de mer que nous avons armé pour faire de la navi-
gation... de la vraie... celle qui bataille contre les vents et la houle... Cette
histoire d'Oslo, je la vois venir : cela va être encore une affaire de cortèges, de
défilés, de réceptions... voire de bals naturellement comme à Gibraltar... à
Madère... à Margate1... Moi qui déteste danser je n'ai pas de chance... chaque
fois que nous arrivons quelque part dans une escale à terre, les naturels de
l'endroit croient nous faire plaisir en nous invitant à danser... en fait de danses,
moi, je les ai toutes en abomination et je n'aime que celles menées par les
grandes vagues du large... »

1. Allusion à trois volumes de la série : Cinq Jeunes Filles aux Açores,


Cinq Jeunes Filles dans l'Atlantique et Cinq Jeunes Filles sur la Tamise, par G.
G.-TOUDOUZE, « Bibliothèque Verte », Hachette.

La petite Bourguignonne, en monologuant à sa coutume, achève la


vérification des contacts électriques du feu blanc de tête de mât et du projecteur.
Et aussitôt, elle se dresse debout sur la vergue, se retenant des deux mains aux
manœuvres dormantes, et se laissant balancer au roulis de la goélette, en
inspectant l'horizon dont l'examen, tout d'un coup, lui arrache une exclamation :
« Nom d'un fifrelin !... ou j'ai la berlue dans le crépuscule qui vient... ou
c'est une épave qui roule là-bas dans le creux des lames devenant maintenant de
plus en plus longues. »
La goélette a en effet repris sa route en direction de la terre norvégienne
où Martiale désire accoster dès le lever du jour. Car la capitaine entend bien se
débarrasser le plus rapidement possible des visites officielles indiquées comme
indispensables par Marolles au cours de l'entretien téléphonique. Elle veut
conserver avec ses camarades la plus grande liberté d'action possible en marge
du festival annoncé.
La nuit approchant, la mer du Nord se fait plus rêche avec des ressacs plus
brusques et des brisants plus saccadés. C'est entre deux de ces brisants quele
regard de Paulette, accoutumé à sonder attentivement l'horizon, a aperçu quelque
chose d'insolite. Rapidement, elle saisit les manœuvres dormantes et, se tenant à
la fois des mains, des coudes, des genoux et des pieds, elle se laisse glisser jus-
qu'à l'emplanture du mât de misaine et interpelle Anne assise sur le canon porte-
amarre :
« Eh bien, quoi, mousse ? Tu ne vois pas quelque chose là-bas en travers
de notre route ?
__ Si..., vaguement, répond la jeune Marolles sans grande conviction,
mais je ne distingue pas ce que cela peut être.

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- Moi, je t'apprends que c'est une épave qui devrait te crever les yeux ! »
gronde Paulette en bondissant vers l'arrière et en criant à tue-tête : « Alerte !
cap'taine... laisse arriver en grand ou nous allons donner du nez dans une épave
en dérive qui roule à un quart bâbord en avant à nous...
- Une épave ? répond Martiale. Quelle figure a-t-elle, ton épave ?
- La figure d'une embarcation à moitié chavirée ; elle monte et descend
dans les creux de lames, riposte la petite brune. Avec la nuit qui vient tu n'as
qu'à allumer le projecteur de misaine, je viens de le vérifier, il est paré... »
Sans attendre l'ordre, Faïk, se penchant sur l'écoutille du moteur, a donné
le contact... Et tombant de la hune de misaine, une nappe de lumière éclatante
jaillit, troue le crépuscule qui se déploie de minute en minute. Et lorsqu'une
houle plus forte que les autres dresse l'objet inconnu sur le dos d'un ressac, il n'y
a plus aucun doute... Les trois Bretonnes jettent un même cri :
« Canot en perdition !
— Je peux y aller avec le youyou ? » demande Paulette.
Sur un signe de leur capitaine, Paulette et Marguerite font virer la
motogodille sur son berceau, tandis que, obéissant au gouvernail par une
manœuvre hardie, la goélette vient bout au vent et se met docilement en panne,
voiles faseyantes1 et coque tanguant lourdement.

1. Les voiles faseyent lorsque le navire étant face au vent elles battent légèrement

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Déjà la Morbihannaise et la Bourguignonne ont lancé la petite
embarcation à bord de laquelle elles sautent ensemble, mettant à plein gaz le
moteur. Elles arrivent en un instant à hauteur de l'épave que dessine très
distinctement la nappe de lumière étincelante du projecteur braqué de l'Aréthuse
à peu près immobile, en panne à deux ou trois encablures...
Excellentes manœuvrières, les camarades ont déjà accosté l'embarcation à
demi couchée sur le flanc et roulant lourdement. S'accrochant témérairement au
bastingage de l'épave, Paulette jette un cri :
« II y a du monde à bord ! »
Dans le fond du cockpit2 de la pesante chaloupe, un corps en effet est
étendu immobile... Une femme, très jeune d'ailleurs, avec des cheveux pâles
épandus en désordre sur les épaules.

2. Mot anglais signifiant trou et désignant une partie creuse à l'arrière


d'un bateau demi-ponté.

Sans hésiter, d'un rétablissement exécuté avec toute sa souplesse, Paulette


est passée d'une embarcation à l'autre et se courbe sur la malheureuse, inerte.
D'un geste rapide elle saisit un poignet, puis pose ses doigts sur le cou dégagé
par un tricot déchiré. Et elle exclame d'une voix étranglée:

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« Elle vit !...
- Oui, mais son bateau coule, répond Gaït... Hisse-la-moi sur le
youyou. Vite ! »
Unissant leurs forces, les deux camarades font passer le corps de la
naufragée du bateau en perdition i\ bord de leur propre canot dans lequel
Paulette grimpe à son tour au moment où, sous le choc d'un ressac, le bateau à
demi démoli se remplit d'eau mousseuse.
« II était quart de minute moins cinq ! » jette Paulette, qui ne peut jamais
se retenir de plaisanter même dans les moments les plus tragiques. J'ai manqué
d'y aller par le fond, moi !
— A bord !... A bord ! riposte Marguerite, tu plaisanteras demain. »
Tanguant et roulant sous la pluie des ressacs qui déferlent, le youyou est
déjà reparti, et, durement secoué, se guidant sur le projecteur du mât de misaine,
rejoint la goélette.
Adroitement, Geneviève et Anne manœuvrent le palan de suspension,
accrochent la boucle de la légère embarcation et, en deux tours de poulie,
l'élèvent et la ramènent sur le pont à son poste ordinaire.
« A ton tour, docteur Faïk », crie la petite brune soulevant la tête et les
épaules de la naufragée qui, aussitôt enlevée à force de bras, est déposée sur le
pont tandis que Geneviève Trévarec ordonne :
« Anne !... ma trousse dans ma cabine, vite ! »
Martiale continue de maintenir par la roue de barre l'Aréthuse à la fois
dans le lit du vent et dans le déferlement des houles. Quelques minutes passent
dans l'anxiété de toutes jusqu'à ce que
Geneviève prononce :
« Evanouissement prolongé mais récent... le cœur est régulier... deux
d'entre vous avec moi et descendons-la au carré... »
Les deux jumelles ont soulevé la naufragée dans leurs bras unis. Tournant
le commutateur du projecteur devenu inutile et ne conservant que les trois feux
de position vert, blanc et rouge, la capitaine ordonne :
« Anne, aide le médecin et l'infirmière, descends avec elles pour installer
la naufragée sur une couchette et remonte immédiatement : j'ai besoin de toi en
haut. Paulette : paré à manœuvrer pour remettre l'Aréthuse cap au nord... Il n'y a
de vrai secours qu'à terre et, avant le point du jour, il faut apercevoir les feux du
port d'Oslo...
__ Oslo ? Non. Non... pas Oslo. Je ne veux pas Oslo... »
Une voix rauque, haletante, qui martèle les syllabes articulées en un
français un peu chantant, la voix de la naufragée qui, brusquemtent, a repris
conscience entre les bras des deux Trèvarec et se débat soudain en jetant ce cri
d'angoisse :
« Non, non... Pas Oslo ! Je ne veux pas. Je veux mon île... mon île à moi...
l'île de mon père... mon père qui m'attend chez nous... Mon île... mon père... je

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veux... je veux... ramenez-moi... tout de suite... mon île... mon père... mon père...
mon île... je vous supplie... »
Et, de nouveau évanouie, la malheureuse s'abandonne. Autour de la
goélette, les ombres d'une nuit sans étoiles avec de lourds nuages noirs encom-
brant le ciel s'épaississent dans le sifflement du vent et le fracas des houles.
Un dernier effort des trois camarades et l'infortunée, arrachée à la mort
certaine qui l'attendait, disparaît à forces unies dans l'escalier du carré.
Sur le pont, les deux mains rivées aux poignées de la roue de barre,
Martiale, responsable de son navire, est restée à son poste de timonière et devant
elle Paulette demande, tout en écoutant les claquements des voiles et du
gréement :
« Alors, capitaine..., qu'est-ce que tu commandes ? Nous continuons sur
Oslo ? »
La maîtresse à bord après Dieu hésite quelques secondes puis, la voix un
peu sourde, elle répond :
« Je n'ai pas le droit de refuser de faire ce que demande cette
malheureuse... Mais ici, dans la nuit, en plein milieu de la mer du Nord, quelle
île peut-elle bien réclamer ? »
Maintenant adroitement son équilibre contre les mouvements d'un tangage
qui s'accentue, Paulette constate :
« II faut pourtant bien que nous atterrissions quelque part le plus tôt
possible et nous ne pouvons pas continuer à jouer aux quatre coins sur cette mer
du Nord. Quoique n'étant qu'une flaque d'eau par comparaison avec l'Atlantique,
elle n'en possède pas moins autour d'elle les façades d'une demi-douzaine d'Etats
différents se faisant vis-à-vis avec, les uns et les autres, pas mal d'îles en
propriétés personnelles. S'il faut que nous nous mettions à les explorer une à une
pour découvrir le morceau de terre que réclame notre naufragée... »
Sans quitter ni du regard ses voiles qui ont repris le vent, ni des doigts
serrés nerveusement les poignées de la roue de sa barre, la capitaine riposte :
« En faisant ton sauvetage tu n'as pas vu gravé sur le plat-bord un nom de
bateau ou de port d'attache ?
— Pas eu le temps ! s'excuse la petite brune qui tend le doigt dans la
pénombre grandissante. Regarde, l'épave dérive par là. Tire un bord en serrant le
plus près possible et je va^s tâcher de réparer ma bévue... Ah ! Trop tard ! »
Martiale n'a pas eu le temps d'essayer la manœuvre que réclame Paulette,
car, roulant lourdement bord sur bord sous le vent de la goélette et: mal visible
dans l'obscurité sans cesse accrue, l'embarcation sinistrée vient d'être soulevée
par une grosse lame de fond qui la dresse, la culbute, et l'engloutit sous un
déferlement d'écume.
« J'ai été sotte, tout de même», jette la Bourguignonne en frappant d'un
grand coup de pied les planches du pont, puis se reprenant : « Mais, après tout,
elle parle français, notre demi-noyée.

21
- Avec un accent spécial que je n'ai pas reconnu, répond Martiale, et
quant à l'interroger... »
Du panneau d'arrière sortent l'une derrière l'autre Anne et Marguerite qui,
entendant la phrase de leur chef, l'interrompent en même temps :
« Rien à faire, dit la première, elle dort à poings fermés.
— Grâce à la piqûre faite par nia sœur qui reste à la garder en bas pour
surveiller son repos de la nuit, et nous renvoie à tes ordres », prononce l'autre.
Il y a deux ou trois minutes pendant lesquelles s'entendent seulement le
sifflement du vent dans le gréement et le déferlement des ressacs autour du
bâtiment demi-couche sur sa joue de tribord.
« Alors, cap'taine, demande Paulette, qu'est-ce que nous faisons ?
- La seule chose possible, répond Martiale, passer la nuit à la cape 1
en prenant le quart deux par deux jusqu'au lever du jour. Demain il fera clair et
nous aviserons. En bas toute la voilure. Seulement la grand-voile à moitié de son
rouleau. Paulette et Anne le premier quart de nuit, Gaït et moi le second.

1. Etre à la cape ou capeyer est la situation d'un bâtiment qui ayant


nécessité de ralentir son allure soit par volonté de son capitaine, soit par gros
temps, réduit sa voilure au plus strict minimum : dans cette situation il dérive
plus qu'il ne marche, en tenant sa route à six ou sept quarts du vent. La mise à la
cape est la manœuvre par laquelle un navire se défend contre la grosse mer
lorsque la tempête devient dangereuse pour lui ; mais elle est aussi utilisée
lorsque, pour une raison quelconque, le capitaine désire demeurer plus ou moins
longtemps dans un secteur déterminé, ce qui est le cas ici.

— Entendre c'est obéir... A nous l'huile de bras et l’Aréthuse à sec de


toile... Ou à peu près », clame à tue-tête Paulette dans le sifflement du vent.
Puis, la manœuvre terminée après un long moment de dure besogne, les focs et
la misaine serrés et la grand-voile réduite, Martiale jette un coup d'œil sur son
navire qui n'avance plus que lentement, feu blanc en tête, feux vert et rouge de
position brillant dans les porte-haubans ; et elle jette aux deux plus jeunes de
l'équipage l'ordre classique de l'officier quittant le quart pour se faire remplacer
par un camarade :
« A vous le soin ! »
Paulette s'est saisie de la roue du gouvernail, bien plantée à son poste de
timonière. Heureuse de se sentir, pour une durée de quatre heures nocturnes, la
maîtresse provisoire .à bord, elle part d'un grand éclat de rire, voyant à côté
d'elle, sous la lueur des étoiles entre deux passages de nuages, une Anne pas
encore bien assurée d'elle-même depuis son embarquement relativement récent.
La moqueuse ne peut s'empêcher de lancer une des plaisanteries que lui fournit
la gaieté de son caractère :
« Mademoiselle et chère Anne Marolles, mousse encore un peu novice qui
m'avez remplacée à ce poste d'honneur à bord de notre belle Aréthuse, je vous

22
prie de bien vouloir m'accorder le plaisir de danser avec moi le tango du roulis et
le cha-cha-cha du tangage, aux sons harmonieux de l'orchestre du père
Neptune... »
Pas encore absolument sûre de son sang-froid dans les moments un peu
difficiles que traverse si souvent l'audacieuse goélette, Anne fait effort sur elle-
même pour se maîtriser. D'une voix un peu hésitante, elle répond :
« Tiens ! Toi qui jusqu'ici n'as jamais manqué de protester de ton horreur
pour la danse, voilà brusquement que tu changes d'avis ! »
Un nouvel éclat de rire et plus sonore encore est lancé par Paulette à
l'instant même où, l'étrave de la goélette se soulevant sur une houle plus grosse
que les autres, le navire donne une sorte de coup de reins.
« Les danses de la terre, je continue toujours de les détester... mais j'adore
celles que m'offre la mer et, si j'en crois le petit avant-deux que voilà, j'ai
l'impression que nous allons avoir cette nuit le seul genre de bal que j'aime à la
passion. »

23
CHAPITRE II

LA RENCONTRE INATTENDUE

LE PANNEAU de sortie de l'entrepont s'ouvre doucement et, les yeux un


peu gonflés de sommeil, Paulette Montrachet émerge de l'escalier intérieur
serrant contre elle avec un frisson le kabik1 dans lequel elle s'engonce
frileusement :

1. Vareuse de matelot à capuchon, en gros drap bleu, qui constitue la


protection la plus sûre contre les brises nocturnes ou matinales particulières à la
Bretagne.
« Brumm... • Brumm... Pas plus chaud que ça le premier quart du matin
que vous tenez toutes les deux sur cette mer du Nord dont les houles jouent des
castagnettes et font claquer leurs ressacs... En me levant pour vous rejoindre j'ai
préparé pour nous trois un café au lait sur le fourneau butagaz du carré... Vos
estomacs reconnaissants m'en diront des nouvelles...
— Merci, Paulette, tu es toute bonne », répondent les voix unies de
Marguerite et d'Anne, montées au lever du jour pour remplacer à la barre
Martiale, la capitaine ayant assuré à elle seule le dernier quart de nuit. Et
Gaït ajoute :
« Depuis une demi-heure que nous sommes ici, qu'est-ce qui se passe en
bas ?

24
— Calme plat, répond Paulette. A peine descendue, la capitaine dort tout
habillée ou fait semblant. Ta sœur, en médecin consciencieux, somnole d'un œil
tout en surveillant la naufragée qui, elle, en malade docile, a dormi la nuit
entière... Et vous deux, rien de nouveau?
— Rien, fait Marguerite, aucune voile en vue. Pas commode de maintenir
notre Aréthuse à marche ralentie sur une mer aussi clapoteuse et appuyée par
une voilure ramenée aux dimensions d'un mouchoir de poche.
— Je commence à peine le service, ajoute Anne, et j'ai encore les bras
tout raidis au souvenir de mon premier quart de nuit.
- Manque d'habitude, tu t'y feras », riposte Paulette qui continue avec une
petite nuance de pitié affectueuse : « Tiens bon, débutante... Juste le temps de
me laisser délivrer mon pauvre biquet et je te remplace. »
D'un geste rapide, la petite brune a déverrouillé la niche dans laquelle dort
sou favori ; et comme l'animal esquisse un bond joyeux, il est aussitôt morigéné:
« Non, non, mon bonhomme, pas de cabrioles, s'il te plaît... La mer du
Nord bout comme une marmite sur le feu, le pont joue à l'escarpolette avec une
brusquerie de mauvais augure. Tu risques de passer par-dessus bord et je n'ai
aucune envie d'aller te chercher en faisant une pleine eau pour te repêcher... Le
sauvetage de cette nuit suffit à satisfaire mes instincts de terre-neuve... »
Juste au moment où, dans sa joie d'être délivré, le chevreau, mascotte du
yacht, donne un coup de tête affectueux à celle qu'il préfère entre toutes à bord,
au loin dans l'est, deux gros nuages se séparent qui laissent passer la flèche d'or
d'un soleil levant tout étincelant. Le navire est enveloppé d'une lumière si subite
et si éclatante que Paulette ordonne :
« Tonnerre à la toile ! Il est déjà huit heures passées ! Les couleurs... les
couleurs... Mousse, tu manques à ton devoir ! »
Avec une exclamation de dépit et de colère contre elle-même, la petite
blonde laisse la barre aux mains de Gaït, bondit sur l’étambot. En trois
mouvements elle a hissé au mâtereau d'arrière le pavillon roulé prêt d'avance, et
d'un coup sec du poignet le déploie dans le vent en criant à tue-tête :
« Attention pour les couleurs... Envoyez ! » Puis elle recule de deux pas
et, la main droite au front, s'immobilise dans un salut militaire que derrière elle
reproduisent ses deux camarades.
A la même seconde le panneau d'arrière vient de s'ouvrir de nouveau, et,
soutenue en même temps par Martiale et Faïk, la rescapée de la veille au soir
apparaît et reste un instant chancelante et tout éblouie par la splendide clarté du
jeune soleil triomphant.
Mais immédiatement, avec un sursaut volontaire d'énergie, la naufragée se
redresse. Maintenant qu'elle est dégagée du morceau de toile à voile dans lequel
elle était enveloppée lors de son transport de l'épave à la goélette, elle se montre
de taille moyenne dans une tenue qui souligne ses formes juvéniles. Haut
chaussée de bottes blanches dans lesquelles disparaît une culotte bouffante en
souple peau de phoque et le buste à l'aise dans une blouse de même matière

25
bariolée de broderies bleues et rouges, coiffée d'un bonnet à pompon multicolore
et le visage aux yeux clairs encadré de cheveux d'un blond presque blanc, elle
semble bien n'avoir pas plus de dix-sept ou dix-huit ans. Dans ce costume
étrange, elle donne une singulière impression d'exotisme polaire.
Martiale Cartier veut commencer une phrase faite à la fois d'explications
et de questions. Mais avant qu'elle ait prononcé quatre mots, les traits de
l'inconnue jusqu'alors rigides et figés s'éclairent brusquement. Elle promène
autour d'elle un regard dans lequel monte par degrés une sorte d'extase qui va
grandissant. Parcourant l’Aréthuse de l'avant à l'arrière et sans s'attarder sur la
mer hérissée d'écume, elle découvre le pavillon aux trois couleurs que la force
du vent tient tendu tout rigide au-dessus de l'arrière. Avec cet accent un peu
chantant qui trahit l'origine nordique, ces mots glissent, articulés entre des lèvres
un peu blêmies :
« Le... drapeau... de... la France... » Un étrange frisson secoue tout à coup
l'étrangère dont une onde de sang rosit soudain les joues jusqu'alors livides. Et
elle balbutie :
« ... De la France... oui... le drapeau bleu... blanc... et rouge... mon rêve
me l'avait bien dit... »
Du mât de pavillon, les prunelles au bleu extraordinairement translucide
virent dans le visage gardant une expression extasiée et allant de l'une à l'autre
des Françaises. Chaque fois une flamme s'allume sous les paupières et étincelle
de plus en plus vive tandis que, devant le silence de stupéfaction qui s'est
emparé des cinq amies, la jeune fille soudain s'exalte et lance pêle-mêle des
mots balbutiés qui vont se bousculant en désordre les uns les autres :
« Mon rêve... oui, je l'ai rêvé... exactement tel que je le vois. Et au lieu de
se moquer de moi comme les autres le faisaient, la vieille Thora... la Vala1 qui
traduit les songes... m'avait bien dit que mon rêve serait un jour une réalité... »

1. Titre porté depuis le haut Moyen Age par les femmes faisant, dans les
populations nordiques, le métier de devineresse et se chargeant d'interpréter les
rêves et les visions.

Dans un français parfois un peu hésitant et dont seul l'accent trahit


l'origine étrangère, les mots se précipitent en même temps que, sous la blouse
polaire, la poitrine de la jeune fille bat à coups de plus en plus rapides. D'un
geste subit, sa main gauche a saisi le poignet de Martiale et sa main droite se
tend successivement comme pour appuyer les paroles dont l’étrangeté sonne de
la manière la plus inattendue :
« Mon rêve, oui, je vous dis, car je vous reconnais, vous toutes... Le grand
bateau blanc gréé en goélette... Des jeunes filles en matelot sur le pont... Cinq...
Oui, elles sont cinq, là, autour de moi, avec la mer qui roule et qui gronde... »
Et puis, brusquement, les modulations joyeuses d'un rire éclatant, avec le
doigt toujours tendu:

26
« Et même... c'est inouï... c'est merveilleux... Lui aussi là... c'est à mourir
de rire... Corfou, n'est-ce pas, il s'appelle... le biquet ? Et puis vous toutes :
Martiale... les Trévarec... Je prononce bien, oui ?
Et Anne et Paulette... Et puis... et puis... là, sur la bouée couronne... au
hauban : Aréthuse... Tout cela je l'avais lu... je l'avais vu dans les livres... les
livres racontant vos histoires... vos belles histoires de mer et de tempête... Ha !
ha ! ha ! et je vous aimais tant que deux fois, trois fois, je rêvais... je rêvais que,
en pleine mer, vous me sauviez la vie ! Et voilà que je vis mon rêve... ha ! ha !
ha ! Je vis mon rêve !... je vous aime... je vous aime... je vous aime. »
Et, dans une subite crise de rire et de larmes mélangés, l'extraordinaire
naufragée s'affaisse sur le fauteuil transatlantique que Martiale a eu le temps de
glisser tout ouvert le long du roufle, cependant que les paroles exaltées
continuent de jaillir dans un irrésistible élan de joyeuse gratitude :
« Sauvée... sauvée de la mer et de la mort dans ma barque défoncée... Oui,
oui, sauvée par vous dont les livres sur vos exploits à Capri... aux Açores... lus et
relus tant de fois... appris par cœur... ont fait mes amies... mon rêve fait une
fois... renouvelé deux fois... trois fois... raconté à mon père qui s'en était
moqué... mon père qui, à cette heure, doit me croire noyée... mon père a qui je
vais être rendue vivante par les amies de mon cœur, les cinq jeunes filles de
l’Aréthuse. »
Un flot de larmes dans le spasme d'un sanglot et la naufragée s'arrête
comme épuisée, ses yeux fixés ardemment sur le visage de Geneviève tandis que

27
sa main gauche n'a pas cessé de serrer d'une étreinte presque farouche les doigts
de Martiale Cartier.
Tellement stupéfaites par la rapidité de la scène et le débordement des
paroles hachées et haletantes, qu'elles n'ont pas articulé une syllabe, Paulette et
Anne n'ont plus prêté attention à ce qui se passe sur la mer autour de la goélette.
Et Marguerite Trévarec a perdu quelques secondes le contrôle de sa roue de
barre. Surgie à l'improviste, une tête de houle écumante heurte durement la joue
de tribord du yacht qui dessine une brusque embardée. Un grand paquet de mer
s'échevelle au-dessus de l'avant, venant fouetter de ses écumes glaciales
l'équipage réuni sur l'arrière autour de la rescapée.
« Alerte à la barre ! Toutes aux voiles ! » crie la capitaine qui, arrachant
sa main de celle de l'étrangère, se retourne et saisit avec vigueur les poignées de
commande du gouvernail.
Il y a là quelques secondes d'hésitation dans les brusques mouvements du
bâtiment, pris entre la mer, le vent et la fausse manœuvre — celle-ci si
accentuée que la capitaine jette un cri de rage :
Faire chapelle sous une voile de cape1... jamais !

1. Expression technique signifiant que, soit par suite d'une saute de vent
ou de l'inattention du timonier, le navire tombe brutalement en panne, au risque
de graves avaries dans le gréement ou même d'un chavirage possible.

Retrouvant soudain une de ses crises de colère qui dans la marine de son
temps ont rendu célèbre son aïeul, le découvreur du Canada, parmi tous les chefs
marins de Saint-Malo au XVIe siècle, la Malouine tend ses muscles de toute sa
force et, malgré le choc des houles, redresse son bâtiment droit au vent et aux
lames avec un dur coup de tangage.
Et aussitôt, à pleine voix elle ordonne :
« En haut toute la toile, vous quatre !... Souquez les drisses... bordez les
écoutes !... et paré à reprendre la route bâbord amure !... »
Exécutant du même élan et avec la même promptitude que d'ordinaire la
manœuvre commandée, les quatre camarades se sont précipitées, chacune au
poste qu'elle occupe de coutume : Faïk à la grand-voile, Gaït à la misaine, la
Bourguignonne matelot léger et la Parisienne mousse, aux deux focs. Sous les
efforts de l'équipage, travaillant ainsi d'ensemble au complet, il y a des
grincements, des crissements, des claquements de manœuvres courantes avec
tout un concert de poulies jetant des cris aigres d'oiseaux de mer. Les rouleaux
sur lesquels sont ferlées les deux grand-voiles tournent rapidement, libérant en
même temps les deux surfaces entières de toile blanche sous la poussée
desquelles la goélette commence à prendre de la bande 1. Mais aussitôt les deux
grands triangles des focs se gonflent en même temps, au-dessus du beaupré et
sur l'avant du mât de misaine, avec une telle force qu'ils semblent littéralement
prêts à arracher le bâtiment de ses lignes d'eau et à l'emporter vers le large.

28
1. Inclinaison sur une joue que prend un navire sous l'influence d'un vent
de côté.

Uniquement préoccupée de rendre à son navire la complète liberté de ses


mouvements, la capitaine, parfaitement assurée de l'obéissance de ses matelots,
n'a prêté attention qu'au déploiement régulier de la voilure. Guettant du regard la
mise en jeu du gréement tout entier, elle ne s'est pas aperçue que, par un geste
inattendu, la naufragée s'est redressée hors du transatlantique, et sans une
hésitation, s'est élancée vers Geneviève. Elle saisit à deux mains la drisse de la
grand-voile que la Morbihannaise achève de serrer, puis se retourne pour l'aider
à border l'écoute encore flottante. Les deux gestes exécutés avec une aisance et
une justesse de mouvements qui trahit une longue expérience pratique de la
navigation à voile en haute mer.
Et aussitôt, sans manifester la moindre surprise devant les exclamations
étonnées des deux Françaises, l'étrangère, reprenant avec rapidité la liberté de
ses mouvements, cambre ses jarrets et ses reins contre la rudesse d'un coup de
roulis et, les joues rosies par l'effort, elle éclate d'un rire clair et joyeux :
« Mais oui, cela va mieux, beaucoup mieux... petite bonne femme n'est
pas morte, comme vous dites en votre langue française. Et les bateaux à voile je
les connais aussi bien que vous, mes sauveteurs !... »
Avec une expression d'admiration presque passionnée, regardant le sillage
qui bouillonne derrière le gouvernail, la petite, dressée dans son étrange costume
polaire, lance :
« Ils disaient vrai, les livres que j'ai lus sur vos aventures : c'est un
splendide coureur de mer, votre Aréthuse ! Je suis heureuse et fière que mon
rêve se soit réalisé. »
Puis, dans un subit cri d'anxiété qui la fait de nouveau pâlir :
« Ah ? Mais ce n'est pas à Oslo que vous m'emmenez, n'est-ce pas ? Non,
non, non... Je vous ai demandé de me conduire à mon île auprès de mon père. »
Les trois courtes phrases ont été jetées dans le claquement du vent, les
premiers bonds de la goélette et les secousses un peu brusques contre lesquels le
chevreau mascotte du bord s'était déjà réfugié dans sa niche. Tout s'est déroulé si
promptement que l'équipage affairé à ses besognes de remise en route n'a pas eu
le temps d'articuler une syllabe. Mais le petit navire, toujours aussi docile,
reprenant sa course régulière, Martiale passe d'un signe la barre à Geneviève
tandis que de l'avant reviennent Paulette et Anne, profondément surprises par le
sursaut inattendu de la rescapée. Sans se déconcerter, la capitaine déjà répond à
la question par une autre interrogation :
« Et nous sommes décidées à le faire, mademoiselle : chose promise,
chose due... Mais encore faudrait-il que nous sachions où elle se trouve, votre
île? Et qui il est, votre père ? »

29
Sous son bonnet aux couleurs bariolées, la jeune fille sauvée des eaux
prend une mine bizarre avec un éclair malicieux dans ses prunelles bleues.
Continuant de s'exprimer en très bon français avec simplement son accent
toujours chantant, elle riposte :
« Ah ! c'est vrai, je suis sotte, moi : je vous connais très bien parce que j'ai
lu vos livres au point de pouvoir vous les réciter de bout en bout, par contre,
vous ne pouvez pas savoir... excusez-moi. »
Contre les mouvements réguliers de l’Aréthuse, elle se campe les deux
poings sur les hanches. Et elle fait :
« Eh bien, voilà... Mon île n'est pas loin d'ici, tout à fait à l'écart dans
l'ouest-nord-ouest de l'archipel des Moutons... Oui, l'archipel des Féroé dans
notre langue norvégienne. Mon père en est le maître, moi je suis Ingrid, sa fille
unique. Avant-
hier j'ai fait une bêtise : j'ai pris toute seule une petite barque à bord de
laquelle j'avais promis de ne jamais sortir sans la compagnie d'un marin de l'île...
un courant m'a entraînée, une rafale a emporté ma voile et brisé mon mât... j'ai
perdu mes avirons... Je n'avais ni eau, ni vivres, ni compas, ni feux de position.
Alors j'ai flotté au hasard, espérant être rencontrée par un bateau, mais aucun ne
m'a vue et ma barque commençait à faire eau par les fonds. Hier à la fin de la
journée, épuisée de faim et de lassitude, je me suis roulée dans un bout de toile
et j'ai perdu toute conscience, persuadée que je n'avais plus qu'à m'en aller au

30
fond de la mer, comme il est arrivé à tant de marins de chez nous, et je me disais
que mon père n'allait plus avoir autre chose à faire que d'écrire mon nom sur un
bloc de pierre : Ingrid périe en mer... Tout en m'assoupissant j'avais encore
l'esprit traversé par un de mes rêves... celui dans lequel je m'étais vue si souvent
sauvée par vous, et je me disais que mon rêve était un mensonge... »
Un petit haussement d'épaules et la Norvégienne reprend :
« Vous voyez, j'étais stupide, mon rêve était une vérité puisque je suis là à
votre bord au milieu de vous. »
La naufragée, en achevant sa phrase, laisse des larmes envahir ses yeux
clairs, mais aussitôt elle se redresse et, par un effort de volonté reprenant la
gaieté qui semble chez elle toute naturelle, elle lance :
« Seulement, je vous en prie, mon absurde escapade a suffisamment duré :
vite, vite, rentrons ensemble à toute rapidité dans mon île... et rendez-moi à mon
père. »
Martiale ne peut retenir un petit geste agacé :
« Je viens de vous dire que c'est convenu. Nous n'avons pas deux
paroles... Seulement, complétez vos explications. A ma connaissance, votre
archipel des Féroé répartit sa vingtaine de grandes îles et ses dizaines de petits
îlots sur près de deux mille kilomètres carrés en pleine haute mer du Nord. Nous
n'hésitons pas du tout à vous reconduire chez vous. Dans ce dédale dont tous les
ouvrages de marine signalent la complication et les mauvaises humeurs, je ne
demande pas mieux que de lancer notre navire à votre service, mais je vous prie
seulement de nous donner votre adresse exacte. »
Ingrid se met à rire avec une gaieté qui, devant la plaisanterie, prouve sa
parfaite connaissance de la langue française, et répond :
« Le nom de mon île ? Je l'ignore et je ne m'en suis jamais inquiétée
depuis que j'y suis née... Sa situation ? Tout à fait en dehors de l'archipel, ce qui
nous assure la parfaite tranquillité d'un isolement complet à l'écart des paquebots
chargés de visiteurs... Son éloignement ? Pour un bateau comme le vôtre voile et
moteur, lorsque vous aurez fait votre point à midi suivant votre habitude, je
suppose1, et que vous l'aurez porté sur votre carte marine comme je suis certaine
que vous avez coutume de le marquer,... je ne peux pas vous donner une
certitude absolue, car j'ignore combien de temps j'ai dérivé dans ma barque en
perdition, mais j'ai la sensation que nous pouvons être demain en vue de chez
moi... »

1. Opération par laquelle, au moyen du sextant, chaque jour à midi précis,


l'officier de quart, observant le soleil au méridien exact, détermine en longitude
et en latitude le point auquel se trouve son navire, et porte les indications, ainsi
recueillies, sur la carte marine dont le capitaine se sert pour diriger le bâtiment
vers le but de son déplacement.

31
Sans répondre, Martiale a ouvert le coffre étanche dans lequel, contre le
roufle, sont placées les cartes de marine dont, prudemment, elle possède toujours
une série en bon ordre. Choisissant l'une d'entre elles, elle annonce :
« A votre disposition : voici l'objet. » La Norvégienne hoche la tête et
répond : « Très bien, un coup de sextant à midi. Et vous aurez direction et
distance. Seulement, attention : il faudra nous y prendre à deux fois pour passer
devant le chien de garde. »
Une même surprise se marque sur les cinq visages des Françaises et
Ingrid, amusée, explique :
« Oui, c'est le nom familier que nous donnons, mon père et moi, au
phénomène que les divinités de la mer ont placé à l'unique porte donnant accès
dans notre île entièrement cerclée d'énormes falaises droites plongées à pic dans
l'eau profonde. Cette entrée est un goulet long et étroit, resserré entre deux pans
de falaises lisses et absolument inaccessibles d'en bas. Par ce goulet, la marée
montante se précipite en bouillonnant dans le fjord terminé par un vaste lac
intérieur... et au bout de six heures la marée descendante en ressort avec la
même violence. Ces brusqueries alternatives forment chaque fois à l'entrée sur le
large un de ces tourbillons creusés en entonnoir dont tous les anciens
navigateurs n'ont jamais parlé qu'avec terreur.
- Un malstrom ? »
Le nom célèbre de l'un des plus redoutables dangers qu'aient jamais
évoqués les livres Vie géographie maritime, les récits de voyages et les romans
d'aventures, a jailli des lèvres de Martiale et a été répété en même temps par ses
quatre camarades avec des accents différents d'inquiétude.
« Mais c'est un danger formidable ! » balbutie presque malgré elle Gaït
Trévarec, tandis que sa sœur a un peu pâli, que Paulette sursaute en fronçant les
sourcils et qu'Anne ouvre de grands yeux soudain apeurés.
« Et c'est par là qu'il va nous falloir passer ? » reprend la capitaine.
La jeune Norvégienne a un petit rire amusé et elle répond gaiement :
« Danger, oui... Formidable, évidemment. Mais un chien de garde, si
méchant soit-il, ne mord pas toujours quand on sait passer devant lui pendant
une de ses somnolences. Je connais les bons et les mauvais moments du
malstrom de notre île. Pour me ramener chez mon père qui m'attend dans
l'anxiété, voulez-vous vous fier à moi ? »
Les cinq Françaises se sont regardées. Il y a une minute de silence,
pendant qu'elles s'interrogent des yeux. Puis lisant sur les visages de ses matelots
la même résolution faite à la fois de courage et de goût passionné pour
l'aventure, Martiale Cartier répond :
« Pilote Ingrid, conduisez-nous à votre malstrom ! »

32
CHAPITRE III

DANS LES MACHOIRES DU MALSTROM

SUR L'AVANT de l'Aréthuse, debout côte à côte, Paulette, les joues un peu
pâles malgré la teinte hâlée donnée par tant de croisières hardies en
Méditerranée et en Atlantique, et Anne dont les poings et les lèvres sont serrés
nerveusement, regardent en silence l'apparition encore lointaine vers laquelle la
goélette avance à marche régulière.
Depuis une heure, la série de hautes falaises qui, dans une demi-brume,
avait été reconnue pour la silhouette un peu fantomatique de l'archipel des
Féroé, s'est effacée. A présent c'est une autre figure, encore un peu incertaine,
qui se dessine lentement et grandit peu à peu comme si elle voulait barrer la
route devant la goélette. Ce sont de hautes, encore vagues de lignes, masses
rocheuses de couleur noirâtre au-dessus desquelles flottent en écharpe des
bandes de brume masquant et démasquant tour à tour les détails de cette
apparition éloignée de plusieurs milles, mais grossissant de minute en minute.
Etrange amoncellement qui, à cette distance, donne l'impression d'une forteresse
géante à demi défigurée par des batailles acharnées en quelque siècle ancien.
En même temps, et à mesure que le yacht avance, une rumeur monte qui
semble le rauquement des tonnerres dans un lointain orage, vacarme qui s'enfle

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en roulant dans un grondement irrégulier, tantôt plus haut, et tantôt plus bas.
Impressionnées malgré qu'elles ne veuillent pas céder à la sourde anxiété
montant en elles, le matelot léger et le mousse du navire, sans cesser de tenir
leurs regards ardemment fixés sur l'apparition fantastique, se sont
instinctivement saisi la main. Chacune sent qu'une manière de fièvre commence
de battre dans les doigts de l'autre.
« L'île d'Ingrid, articule très bas Paulette Montrachet.
- La voix du malstrom », balbutie Anne Marolles.
Chez la Bourguignonne, toujours empressée à se jeter dans les aventures,
le ton est celui d'une curiosité qui, malgré tout, domine l'incertitude du danger
probable. Chez la Parisienne, moins entraînée aux bagarres de la mer que sa
compagne, la crainte de se montrer moins brave que ses camarades domine
l'anxiété véritable qu'elle cherche à dissimuler.
L'étrange atmosphère qui enveloppe l'île - - laquelle est
vraisemblablement, d'après les descriptions d'Ingrid, un fragment de sol détaché
aux temps primitifs de l'archipel des Féroé — se précise et s'amplifie à mesure
que la petite expédition s'en approche. Si bien que les périls réels annoncés par
la Norvégienne paraissent devenir peu à peu beaucoup plus redoutables que ne
l'avait indiqué la naufragée.
La journée précédente s'était terminée dans le développement le plus
entier de la sympathie née et sans cesse grandissante entre les Françaises et la
jeune insulaire. La nuit s'est ensuite passée avec l'habituel échelonnement des
quarts nocturnes assurés de quatre heures en quatre heures par le renouvellement
normal des timonières et des vigies, tous feux de position allumés. En même
temps, par une prudence coutumière, la marche a été ralentie jusqu'au retour du
jour levant. Après quoi, la carte étudiée avec Ingrid et le point fait à midi par la
capitaine assurant la position du bâtiment, il n'était plus resté qu'à attendre le
surgissement sur l'horizon de l'archipel des Féroé d'abord et de l'île ensuite.
C'est vers trois heures de l'après-midi que se sont révélées les silhouettes
des différentes îles de l'archipel des Féroé et que, sur l'ordre de Martiale,
Paulette et Anne se sont installées en vigies à l'avant, immobiles et attentives,
jusqu'à ce que sorte de l'horizon l'île isolée de laquelle Ingrid est partie pour la
promenade qui a manqué si mal tourner.
Comme, à présent, le grondement des eaux battant l'île se transforme peu
à peu en ce vacarme dont Ingrid a prévenu ses compagnes, \un double coup de
sifflet lancé par Martiale rappelle les deux vigies à l'arrière. Là, laissant
l’Aréthuse continuer d'avancer, mais pinçant le vent pour l'empêcher de forcer
son allure, Martiale se reprend à questionner Ingrid :
« Combien de temps reste-t-il à courir ainsi jusqu'à ce que l'apaisement
momentané du malstrom ouvre à la goélette le chemin du fjord intérieur fermé
en ce moment par le bouillonnement des eaux tumultueuses ? »
Consultant à la fois la carte marine, le carnet horaire des marées 1 et les
montres du bord, Martiale et Faïk établissent les concordances indispensables,

34
et, tout de suite après ce travail, qu'elle examine avec compétence, Ingrid
conclut :

1. Les marées changeant chaque jour d'amplitude et leurs horaires reculant


de 20 minutes à chaque allée et venue, il à été établi, pour toutes les mers, des
carnets horaires que tous les capitaines consultent journellement.

« Devant ces chiffres exacts et étant donné que nous sommes maintenant à
deux milles de terre, je suis certaine qu'avant de nous lancer dans le goulet nous
avons encore une bonne heure devant nous.
- Une heure à croiser sans trop nous éloigner, n'est-ce pas ? demande
Martiale.
— Et sans nous rapprocher de terre avant que je vous le dise », répond la
Norvégienne, qui ajoute: « D'ailleurs il ne faut pas songer, au moment de
l'accalmie entre le flux et le reflux, à pénétrer sous voile dans le goulet. Vous
devrez ferler toutes les voiles bien serrées sur leurs rouleaux, armer le moteur et,
lorsque je vous aurai conduites juste à la limite du malstrom endormi pour vingt
minutes, lancer la goélette droit devant elle à toute hélice. Si nous ne perdons
pas une minute, nous devons passer pendant les brefs moments durant lesquels
le tourbillon sommeille et nous lancer dans le chenal avant que se rue sur nous le
gigantesque flot de la marée montante... Pouvez-vous agir comme je vous le
propose ?
— Nous sommes prêtes. »
La voix de Martiale a sonné sans un tremblement avec la parfaite maîtrise
d'elle-même grâce à laquelle la capitaine de l’Aréthuse commande à ses nerfs au
milieu des pires dangers.
Et les ordres se succèdent avec rapidité, exécutés par les quatre matelots.
Sans que Martiale quitte sa barre, au moyen de laquelle elle fait dessiner
par l'obéissante Aréthuse toute une série d'allées et venues de plus en plus
courtes et de plus en plus rapprochées de l'immense porte ouverte au plein
milieu des hautes falaises formant les murailles du chenal, la voilure entière est
rentrée.
« Cap'taine ! annonce Faïk Trévarec, nous sommes à sec de toile, paré à
courir à mâts et à cordes1.

1. Expression employée pour caractériser la mise totale à sec de voiles


d'un bâtiment sur le gréement duquel il ne reste plus que les mâts et les
manœuvres.

- Compris, répond Martiale. Gaït Trévarec, le moteur à plein gaz ! »

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L'Aréthuse vibre de toute sa membrure.

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Attendant l'ordre, l'autre jumelle Trévarec, déjà courbée sur le moteur, en
deux coups de main le lance. Un vrombissement rapide et, sous la voûte de
l'arrière, l'hélice part à petite vitesse d'abord, puis, presque sans transition,
tournoie en grondant dans sa cage devant le gouvernail. Contraignant sa voix à
se montrer plus calme encore que d'ordinaire, Martiale poursuit, dominant le
vacarme des houles qui battent les rochers :
« Nous sommes parées. Vous toutes, à plat-pont et amarrez-vous chacune
solidement à un taquet.
- Oui, approuve Ingrid, car, au retournement, les paquets de mer risquent
de nous tomber dessus par l'arrière avant que nous ayons fini de longer le
goulet.»
Sans répondre un mot, les deux jumelles Trévarec, Anne et Paulette,
s'étendent à plat-pont et chacune, empoignant un filin, se le tourne à la ceinture
après que la petite Bourguignonne, impressionnée tout de même et plus prudente
qu'à sa coutume, a saisi1 solidement le youyou sur son berceau. Avant de
s'attacher elle-même, Ingrid a rendu le même service à Martiale qui ne peut pas
quitter la barre ; car, sous la poussée de son moteur, l'Aréthuse vibre de toute sa
membrure et de tout son gréement, comme si elle sentait, en véritable être
vivant, qu'elle va passer un temps inconnu au milieu d'une tourmente aux
violences imprévisibles. En même temps, le vent qui était moyen se lève par
saccades en jetant de longs sifflements que répercutent en les amplifiant les
échos des falaises. Une sarabande de grands oiseaux de mer s'élève avec des cris
interminables. Allongée près de sa blonde camarade qu'elle a aidée à s'amarrer,
Paulette, qui la voit trembler, lui glisse à l'oreille :

(1). Saisir : amarrer au moyen d'une saisine ou bout de cordage les objets
qui risquent d'être emportés par les coups de mer.

« Allons, mousse Anne, cinq minutes encore, et la galopade va


commencer... Tiens bon ! »
Sur les indications d'Ingrid, Martiale donne un grand tour de roue.
L’Aréthuse vire de trois quarts, présente son étrave vers la grande ouverture
trouant la falaise et dans laquelle un calme en effet vient de s'établir... qui
semble une route ouverte. Mais à la même minute et sans que rien ait pu faire
prévoir cet extraordinaire bouleversement, au lieu de maintenir en équilibre le
plan d'eau établi entre deux rapides mouvements de marée, un immense
tourbillon se forme dans lequel la goélette, malgré la résistance de son hélice,
plonge dans le subit surgissement d'une ronde infernale. A l'arrière, une voûte
d'eau, haute de plus de dix mètres, se forme, se dresse, et dans un épouvantable
fracas s'abat tout entière sur la goélette qu'elle assomme littéralement dans le
plus fantastique des écroulements.

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CHAPITRE IV

L'APPEL MYSTERIEUX

LE GRAND hall, tout au haut de l'hôtel contenant les salons et les ateliers
de la célèbre maison de couture Marolles Aîné et Cie, domine de ses larges baies
au-dessus des Champs-Elysées le panorama entier de Paris. Il y a, comme
chaque soir, réunion de détente terminant la journée de labeur. Autour de celui
que les gazettes du monde entier célèbrent comme le roi incontesté de la haute
couture française sont assis, en attendant l'annonce du dîner, Mme Marolles, sa
fille aînée, Marie-Antoinette, plus éclatante de beauté que jamais, avec son mari,
le jeune et déjà célèbre compositeur Marc du Viguier et un ami, le maître de
forges Amédée Guilmain, président de la grande société Hercule et Cie.
Incapable de tenir en place dans toute l'exaltation de sa fougue napolitaine,
Ercole Zanetti, le fameux imprésario italien, à l'amitié et à l'activité de qui le
musicien doit la série de ses premiers succès au théâtre, marche de long en large
parlant et gesticulant à la fois :
« Mio caro amico, mon très cher ami, soyez sans aucune inquiétude,
comme toujours je réponds de tout. Et quand Ercole répond de quelque chose :
Ercole vous a déjà prouvé que de Naples, ma patrie, en passant par Rome la
Grande, par Florence la Rouge, par Venise la Belle et par Vienne, par Munich,

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par Bruxelles et enfin Paris, votre patrie, quand il veut lever debout dans une
furie d'enthousiasme le public de la plus grande salle de théâtre du monde,
Ercole le lève. »
Parlant et mimant à la fois, l'Italien se prend à son propre jeu. Malgré la
grande habitude que le maestro et sa jeune femme ont de voir et d'entendre le
metteur en scène se livrer à toute sa passion du mouvement, Marc et Manette ne
peuvent s'empêcher de sourire. Et ce sourire que répètent en même temps les
Marolles et leur hôte Guilmain surexcite la verve du fougueux « manager ». Il
repart de plus belle :
« Oui, oui, je sais bien, vous allez me dire que votre Ronde des Saisons
est votre œuvre de jeunesse écrite par vous quand vous étiez prix de Rome à la
Villa Médicis... Qu'elle a été votre premier ouvrage représenté au théâtre... Je le
sais bien, per Bacco ! puisque c'est moi qui l'ai montée à Pompéi. Vous allez me
dire que dans le feu de votre premier succès j'ai promené la pièce de ville en
ville avec les décors et les costumes de votre cher camarade le bon pittore Jean
Juilliard, et vous allez me reprocher de la reprendre encore une fois quand vous
avez d'autres ouvrages tout nouveaux. Mais moi je réponds que votre Ronde des
Saisons est justement d'une telle jeunesse, et d'une telle grâce dans sa
giovinezza, que je peux la porter, la faire acclamer là où elle n'a pas paru encore,
à l'Opéra royal d'Oslo pour enflammer toute la Norvège au feu de votre
partition. Car je veux enflammer de vos soli, de vos duos, de vos récitatifs et de
vos chœurs toute cette jeunesse des pays nordiques ! Par la Madone couronnée
de Santo Spirito in Monte, je veux que sous le fracas des bravos de la Norvège
croulent tous les icebergs du cercle polaire entier !... »
Le quadruple éclat de rire joyeusement moqueur que la grandiloquence
verbale du fougueux Zanetti arrache au ménage Marolles, à Amédée Guilmain et
à Marie-Antoinette arrête enfin le torrent de paroles de l'Italien. Et Marc en
profite pour renouveler son opposition au projet de l'imprésario :
« Cher Ercole, votre emportement et vos promesses généreuses me
touchent toujours infiniment. Et vous savez combien je vous suis reconnaissant
de tout ce que vous ne cessez de faire pour moi sur toutes les scènes
internationales. Mais, croyez-moi, je vous assure que ma Ronde des Saisons va
finir par lasser les spectateurs après tant de tournées et... »
Cette fois c'est Marie-Antoinette qui proteste contre les paroles de son
mari. Mais dominant la discussion amicale, Marolles, toujours autoritaire à sa
coutume, tranche le débat :
« Et moi je déclare que la question est réglée. Je donne tort à la trop
grande modestie de mon gendre. Je donne raison à l'ami Zanetti. Les fêtes d'Oslo
pour lesquelles la maison Marolles organise une exposition de modes françaises
anciennes et modernes, et la Manufacture Hercule de notre ami Guilmain, des
stands de mécanique française, seront dominées par cette représentation
extraordinaire de La Ronde des Saisons, encore inconnue en pays Scandinaves.
Plus de discussion... La cause est entendue, n^est-ce pas, Guilmain ?

39
- Entièrement d'accord avec vous », répond le maître de forges, qui ajoute:
« Sans oublier que nos deux maisons différentes et amies se joignent pour doter
de trophées artistiques les régates...
__ Pour la préparation desquelles, continue le grand couturier, j'ai envoyé
là-bas la semaine dernière, en avant-garde avec mission d'organisatrices, nos
amies de L4Aréthuse. »
Un bref temps d'arrêt ; puis, avant que personne ait pu prononcer une
syllabe, Marolles, comme saisi d'une idée subite, se coupe la parole à lui-même.
Et avec sa rudesse soudaine de grand chef d'industrie brusquement irrité en
constatant qu'un de ses ordres n'a pas été exécuté, il frappe du plat de sa main la
table placée devant lui et exclame :
« Ah ! mais au fait ! Elle a appareillé de Boulogne voici neuf jours, non,
onze jours. Juste après ma conversation téléphonique avec la capitaine Cartier.
Cette Aréthuse... Onze jours ! Et je n'ai reçu aucunes nouvelles... Il ne faut pas
onze jours à une goélette comme L4Aréthuse pour aller de Boulogne à Oslo tout
de même ? Je ne faisais pas attention, moi, avec toutes les affaires que j'ai dans
la tête... »
Connaissant les emportements de son père, Marie-Antoinette intervient
pour excuser ses amies :

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« Rien de surprenant, père, tu sais bien qu'en mer on a souvent des
surprises, des retards... Rappelle-toi que moi-même du temps que j'étais matelot
de l’Aréthuse il arrivait que je me trouvais empêchée...
— Toi, toi, Manette, gronde Marolles, toi au cours de tes croisières tu n'as
jamais manqué par n'importe quel temps et n'importe quelles aventures de
m'écrire des lettres charmantes... des lettres détaillées et vivantes au point que je
les garde précieusement reliées en volumes, là, dans cette bibliothèque.
- Je sais bien, père, mais en me remplaçant, ma sœur Anne... »
Cette fois Marolles s'emporte complètement : « Ta sœur Anne, depuis
qu'elle est partie mousse sur votre chère goélette, ta sœur Anne ignore qu'il
existe du papier à lettres, des crayons, des enveloppes et des timbres-poste dans
tous les ports de tous les pays du monde. Je répète que je ne comprends pas
comment, chargée par moi d'une mission de préparation... mission de confiance!
j'en prends à témoin notre ami Guilmain ici présent -au bout de onze jours ni
capitaine ni mousse ne m'ont adressé même une seule ligne... J'aurais dû
recevoir autant de lettres qu'il est passé de jours depuis leur traversée de
Boulogne à Oslo. Pour un marcheur comme votre yacht, une promenade de
quelques heures autant dire !... »
A l'instant même où Marolles laisse tomber le dernier mot, la porte
s'ouvre à deux battants et un domestique annonce :
« Messieurs Jean Juilliard et Alcide Guilmain. » Puis il s'efface et laisse
entrer les deux jeunes gens.
Heureuse de la diversion que la venue des deux retardataires au dîner de
ce soir provoque en interrompant les reproches lancés avec tant de mauvaise
humeur par son mari, Mme Marolles se lève en accueillant ses deux derniers
invités par une phrase gentiment grondeuse :
« Enfin, vous voilà... Je me demandais à quelle heure vous alliez paraître
et j'allais donner ordre de servir. Pour nous faire tant attendre, que vous est-il
arrivé ? Pas d'accident au moins, j'espère ? »
Le ton de la maîtresse de maison commencé en reproche amical s'achève
sur une question un peu anxieuse à laquelle Juilliard répond en riant :
« Non, madame, excusez-nous tous les deux ; ce n'est pas un accident qui
nous est arrivé à une heure aussi tardive : c'est une lettre.
- Et une lettre plus que surprenante, je vous assure, madame, continue
Alcide Guilmain.
- Une lettre de l’Aréthuse peut-être ? demande Marie-Antoinette en se
levant, nous étions en train de parler d'elle à l'instant... »
Et la jeune femme demeure interdite, car les deux camarades répondent en
même temps : « De l’Aréthuse, oui, fait le premier.
- Naturellement », dit le second.
Le peintre regarde son ami en éclatant de rire, puis il ajoute :
« En tout cas, vous allez juger. »

41
Devant la mine intriguée des autres assistants, il tire de sa poche une assez
grande enveloppe, et sur un ton de bonimenteur il annonce :
« Voilà l'objet. Distribué à mon atelier il y a une heure par le courrier du
soir, et tellement baroque qu'Alcide et moi nous nous creusons la tête pour
essayer de comprendre le rébus que nous propose cette lettre abracadabrante...
qui est, bien entendu, dans la manière habituelle des fantaisies biscornues de
notre amie Paulette Montrachet...
__ Et qui, à toutes ses bizarreries, ajoute celle d'avoir été mise hier soir,
sous timbre à l'effigie de la reine Elisabeth, dans la grande boîte du postoffice de
la ville maritime anglaise de Hull, termine Alcide.
— Hull ? Comment, Hull ? proteste en un brusque sursaut Marolles.
— Parfaitement, cher monsieur », répond avec un grand geste comique
Alcide Guilmain, qui ajoute : « Hull, la métropole maritime de la
Grande-Bretagne sur la rive droite de l'estuaire de la rivière Humber.
__ Avec un magnifique port de pêche et un commerce considérable...
— Cela m'est égal, riposte Marolles qui s'énerve et gronde : Mais
pourquoi Hull ? Et qu'est-ce que l'Aréthuse, que j'ai envoyée en mission précise
à Oslo, peut bien être allée fabriquer dans votre port de Hull ?
— Cela, monsieur Marolles, répond toujours placide et ironique le jeune
Guilmain, je n'en sais absolument rien.
- Bien entendu, ce doit être encore une farce montée par notre incorrigible
Paulette », intervient Marc qui, lui aussi, a un faible pour les fantaisies
inattendues de la petite Bourguignonne, véritable diable à quatre de l'équipage
montant la goélette... « Allons, allons, Jean, ne nous fais pas languir, lis-nous ta
correspondance vivement. Manette et moi nous mourons de faim par ta faute et
la maîtresse de maison s'impatiente... »
De l'enveloppe au timbre britannique, le peintre a tiré une lettre qu'il
déplie :
« Soit. Ecoutez tous, mais c'est un casse-tête plus incompréhensible que
tous les mots croisés de la terre : « Juilliard et Guilmain, 11 ter, rue de
Furstenberg, Paris... » Et faites attention, c'est une lettre tapée à la machine, y
compris la signature... donc impossible de savoir qui a réellement écrit cette
invraisemblable missive... « Vous, nos très chers deux, les cinq vos amies
sont dans la nécessité absolue de vous avoir sans aucun délai auprès d'elles. Au
reçu de cet appel secret, toutes affaires cessantes et dans la discrétion la plus
formelle, rejoignez immédiatement le bassin 22 au port de Hull. Silence et
rapidité. Dans l'attente impatiente de votre arrivée dont nous sommes
assurées, votre toujours très vôtre. Moustique. »
Les mots de cette lecture vraiment extravagante, accueillis d'abord par une
surprise d'une totale incompréhension, sont tout de suite couverts par des éclats
de rire de Marc, de Marie-Antoinette et de Mme Marolles, tandis que cette
gaieté fait disparaître la sévérité sur le visage du maître couturier qui est le
premier à dire avec une indulgence inattendue :

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« Cette petite Montrachet va un peu fort, mais elle est vraiment impayable
et, quoique je ne comprenne absolument rien à cette histoire et à ce crochet de
l'Aréthuse sur la rive britannique de la mer du Nord, je ne peux pas en vouloir
plus longtemps à cette gentille farceuse. Seulement, nous reparlerons de cela
tout à l'heure, pour l'instant je meurs de faim, commençons par dîner, nous
jouerons aux rébus après le café et les liqueurs... A table. »
L'invitation est répétée par la maîtresse de maison qui prononce à son
tour:
« Votre bras, mon gendre, et suivez-moi tous. »
Mais, au moment où Marie-Antoinette s'apprête à prendre de son côté le
bras de Zanetti, l'expression sévère qui s'est posée sur les traits mobiles de
l'Italien l'étonné et elle demande :
« Eh bien, cher signor imprésario. Pourquoi ces regards gênés sous ces
sourcils froncés ? »
Le Napolitain, en effet, a une contraction bizarre de tout son visage
mobile d'acteur et il répond à voix un peu hésitante :
« Parce que, madame Manette, je me rappelle tout d'un coup cette attaque
par laquelle l’Aréthuse... - - vous étiez encore à son bord comme matelot,
signora — fut capturée devant les côtes de Sardaigne1. »

1. L'enlèvement de l'Aréthuse par des bandits et l'évasion de son équipage


sont le sujet de Cinq Jeunes Filles chez les Pirates, par G. G.-TOUDOUZE, «
Bibliothèque Verte ».

Sous le rappel inattendu, Marie-Antoinette a soudain pâli en même temps


que, de leur côté,
Marc et Jean répriment un même mouvement. « Que voulez-vous
dire, Zanetti ? » demande Mme Marolles saisie, elle aussi, par les mots de
l'Italien, qui continue :
« Je vous en prie, souvenez-vous que, sans l'audace de cette même jeune
Paulette et sans l'adresse manœuvrière de la capitaine Cartier, l’Aréthuse serait
demeurée prisonnière de hardis malfaiteurs à qui vous n'avez échappé que par un
miracle d'évasion vraiment magnifique... »
L'évocation des heures tragiques vécues par l'équipage de la goélette dans
un enlèvement d'une hardiesse inouïe, a glacé tous les souvenirs, et Marolles ne
peut se tenir de balbutier :
« Voyons, Zanetti, vous ne voulez pas dire que, à nouveau, au beau milieu
de la mer du Nord, un pareil drame pourrait être renouvelé ? C'est in-
vraisemblable... »
Ercole réplique sur un ton sourd : « Si, justement, je veux dire, et quand je
regarde M. Guilmain, je lis sur son visage que lui aussi pense comme moi.

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- Un enlèvement... une piraterie. Impossible », gronde Marolles tandis que
Jean Juilliard murmure :
« Moi aussi j'y ai pensé, à l'enlèvement... Aujourd'hui tout est possible
pour les gangsters.,. »
Alors la voix d'Amédée Guilmain prononce très calme, très froide :
« Je suis de l'avis de M. Zanetti et je partage l'anxiété de Jean. Il est
parfaitement possible que la lettre à l'apparence baroque soit, en effet, une
plaisanterie due à cette jeune Montrachet que je connais à peine mais qui est
évidemment capable de toutes les fantaisies. Mais il se peut aussi que l’Aréthuse
soit en ce moment victime d'un enlèvement ou tout au moins d'un chantage.
- Oh ! voyons, père, intervient Alcide, cette lettre est une fumisterie.
Le seul fait qu'elle soit signée du surnom cocasse donné par ses amies à
Paulette Montrachet... « Moutarde », parce que cette charmante fille a une
langue aussi piquante que certains ingrédients célèbres dans sa ville natale de
Dijon, est la preuve que nous sommes en présence d'une simple...
- Justement, coupe la voix glacée du maître de forges, je conçois, moi,
que l'emploi au, bas de cette lettre étrange du surnom, connu seulement dans
l'entourage immédiat de Mlle Montrachet et par ses seules amies intimes,
constitue la preuve d'une adresse très intelligente. Si nous nous trouvons en
présence d'un enlèvement et d'un chantage, la jeune Paulette a compris que

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son appel au secours dicté par les bandits serait authentifié par la présence d'une
appellation connue de quelques-uns seulement. »
Devant ce calme, Mme Marolles balbutie : « Mais alors que faire ?
Appeler la police ? » Amédée Guilmain se lève tout debout, écrase sa cigarette
dans un cendrier et répond :
« Alcide et vous, Juilliard, prenez ma voiture qui est en bas de la maison...
Faites-vous conduire par mon chauffeur au parc aérien particulier de ma
manufacture... Réveillez Jérôme, mon pilote personnel, et avec mon petit avion
Condor 10 Guilmain, envolez-vous jusqu'à Hull. Vous y serez demain matin,
vous chercherez l’Aréthuse au bassin 22 et vous ferez ce que les circonstances
vous commanderont... »
Alcide s'est redressé au garde-à-vous comme un soldat. De son ton le plus
calme il répond :
« Bien, père, et toi, Jean, viens. Vous tous, à demain soir.
— Je pars avec vous, crie Marie-Antoinette.
— Impossible, madame Manette, répond le maître de forges, mon avion
n'a que trois places, le pilote et ces deux jeunes gens. Allez vous deux et revenez
ici demain avec la solution du rébus posé sous le sobriquet de Mlle Moutarde. »
Jean et Alcide sont déjà partis et, debout entre son mari et sa mère en face
de son père dont les mains tremblent un peu, Marie-Antoinette du Viguier,
ancien matelot de l’Aréthuse, murmure dans un sanglot étouffé :
« Ma petite sœur... ma capitaine... mes camarades... mon bateau. »

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CHAPITRE V

DE L'INEXPLIQUE A L'INCOMPREHENSIBLE

Sous la poussée de son puissant moteur, le petit avion à trois places


Condor 10 Guilmain, parti de Paris en pleine nuit et ayant survolé la Manche à
haute altitude afin de sortir sans embarras des lignes commerciales régulières, se
trouve maintenant au-dessus des campagnes de l'Angleterre septentrionale.
Le soleil du matin éclaire vivement la silhouette élégante de l'appareil
réservé aux déplacements personnels du président-directeur général de la
puissante Manufacture Hercule. Comme cet engin exceptionnel ne sert qu'aux
voyages fréquents du maître de forges et doit demeurer toujours à la disposition
de son propriétaire, il faut vraiment qu'Amédée Guilmain ait été
particulièrement impressionné par la lettre mystérieuse signée du sobriquet de
Paulette pour qu'il ait mis, par une décision spontanée aussi rapide, son avion à
la disposition de son fils cadet.
Derrière le siège de direction qu'occupé Jérôme, Jean et Alcide assis côte
à côte sont l'un et l'autre à peu près constamment silencieux depuis que le
Condor a décollé des usines Guilmain, et vole à toute allure en direction du
nord. Car tous deux sont pareillement tourmentés à la fois par la bizarrerie
déconcertante de la lettre venue de Grande-Bretagne, et par la subite gravité
avec laquelle Amédée a accueilli la suggestion inattendue jetée par le très
imaginatif Napolitain Zanetti.

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« Crois-tu vraiment qu'Ercole a deviné exactement ce qui se passe à bord
de l’Aréthuse ? a demandé, après un long silence, Jean à son camarade.
L'histoire des pirates de Sardaigne peut-elle vraiment se renouveler contre nos
amies en pleine mer du Nord ? »
Et, après un nouveau silence, Alcide a répondu : « S'il n'y avait que la
fougue du brave impresario, toujours prêt à confondre la vie réelle avec les
péripéties chères aux librettistes du théâtre lyrique, je dirais comme toi. Mais la
brusque décision de mon père, si contraire à sa froideur habituelle, me trouble
profondément... »
Et le silence est retombé entre les deux jeunes gens. Tandis que le Condor
baisse peu à peu son altitude, les campagnes anglaises et la ligne des côtes
dessinent un immense plan en relief.
L'avion, maintenant, pique droit devant lui avec une telle assurance que le
cadet de la dynastie métallurgique des Guilmain ne peut se tenir d'interroger :
« Tu es sûr de ta roule, Jérôme ?
- Certain, m'sieur Alcide : j'ai déjà atterri ici deux ou trois fois avec le
grand patron vot' papa... Tenez-vous parés tous les deux, l'aérodrome sera en
dessous de nous avant dix minutes. »
Annonce assurée qui devient une réalité quelques instants plus tard
lorsque le Condor, après échange des signaux réglementaires avec la tour de
contrôle, roule et s'arrête sur la piste :
« Halte ! Tout le monde descend », jette Alcide en prenant par le bras Jean
qui, un peu étourdi par le mouvement de l'appareil, se trouve à terre sans bien
réaliser ce qui s'est passé. Il entend vaguement Alcide ordonner :
« Jérôme, refais le plein de tes réservoirs et tiens-toi prêt à repartir dès
que nous reviendrons.
- Pas plus tard que dix-huit heures, m'sieur Alcide, le patron peut avoir
besoin de moi... »
Juilliard ne se reprend qu'au moment où il se trouve assis en face de son
camarade, dans le bar de l'aérodrome, et il proteste :
« Puisque nous sommes à Hull, pourquoi nous arrêter avant d'avoir trouvé
le bassin 22 ?
- Parce que d'abord il faut reprendre des forces... Cette charmante cité qui
s'appelle en réalité Kingston Upon Hull en souvenir du roi Edouard I er son
fondateur en 1292, a 299 400 habitants et dix-sept kilomètres de quais au moins.
Avant de partir à la découverte du bassin 22, mon bon ami, s'il te plaît, eggs and
bacon et tasse de thé national... »
Un quart d'heure plus tard, un taxi emporte les deux compagnons, roule à
toute allure et les entraîne de quai en quai jusqu'à les arrêter au pied d'une
pancarte signalétique portant le numéro 22. Sautant à terre, Alcide s'arrête et
contemple le bassin desservi par d'immenses quais bordés d'une succession de
docks et de magasins ; presque à perte de vue, des navires de tous types, de
toutes tailles, battent les pavillons de dix nations différentes et sont accostés sur

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deux ou trois rangs. Une forêt de cheminées et de mâts de charge domine ce
paysage composé de cargos et de long-courriers représentant les marines de
commerce de tous les pays du monde. Sur l'ensemble de cette véritable armada,
traînent les fumées échappées de dizaines de machines grondant au ralenti pour
assurer les allées et venues de plusieurs centaines de treuils et de bennes. La plus
magnifique activité dénonce à l'attention des passants à quel point sont prodi-
gieux les chargements et les déchargements dans ce grand port ouvert sur le
large estuaire de la rivière Humber.
Marchant côte à côte dans le chaos assourdissant des grincements et des
sifflements et se garant comme ils peuvent des camions qui roulent à toute
vitesse, les deux amis avancent à travers ce dédale et leurs yeux cherchent en
vain, parmi tant d'énormes masses, la silhouette élégante et familière de
l'Aréthuse. Mais, à leur surprise inquiète, la fine goélette n'apparaît toujours pas
à mesure que défilent sur la terre les docks au travail et sur l'eau calme de
l'immense bassin les lourdes coques rouges ou noires des pesants coursiers de la
mer qui se montrent là sous leur aspect de voiture de livraison à travers les
océans, reliant entre evix les ports les plus éloignés des sept mers du globe.
Le soleil montant au ciel, les poussières volant de tous côtés, les odeurs
d'huile, de charbon, de mazout, les relents d'essence traînant dans le sillage des
camions, la fatigue enfin finissent par ralentir cette recherche sans résultat :
« Comment notre jolie Aréthuse a-t-elle pu venir se fourvoyer dans cette
cohue de monstres marins haletants et soufflants ? grogne Alcide.
- Une aiguille dans une botte de foin », répond Jean qui ajoute : «
Regarde, le bassin 22 se termine ici à l'extrémité de ce môle, et nous n'avons rien
vu, rien aperçu. Que faire ?
— Retourner sur nos pas et passer une seconde inspection. La hauteur
d'un de ces géants avec ses énormes superstructures a pu masquer au passage le
yacht de nos amies, répond Guilmain.
— Nous aurions dû commencer par interroger un de ces douaniers ou un
agent de police », déclare le peintre.
Mais son camarade riposte :
« Tu oublies que, dans son étrange communication, Paillette nous impose
le silence et la discrétion : c'est même cette précaution bizarre qui a dû inquiéter
à la fois Zanetti et mon père.»
Tous deux reprennent alors leurs recherches de plus en plus impatientes.
A ce moment, Alcide remarque pour la troisième fois un groupe de quatre
hommes assez curieux de costumes et d'allures qui viennent de les croiser à
plusieurs reprises. Quatre grands gaillards haut bottés et identiques dans leurs
tenues de mer avec quatre visages strictement rasés mais profondément mordus
par les brumes, les pluies et les soleils du large. Et Jean, qui les a déjà détaillés
de son œil de peintre accoutumé a examiner toutes les particularités un peu
originales, prononce :

48
« Splendides, ces quatre gars... Quel croquis je ferais si je pouvais
m'arrêter !... Les marins de Ragnar Lobrog et les grands pirates de Rollon le
Marcheur, au temps de Charlemagne, devaient être pareils à ces hommes-là. »
Mais, sans répondre à cette phrase qu'il n'a même pas écoutée, Guilmain,
de plus en plus nerveux, poursuit sa route par-dessus les rails qui courent à
même la chaussée.
Et, brusquement, il s'arrête car, avec un même sourire sur leurs quatre
faces éclairées d'identiques yeux bleu clair, les quatre inconnus viennent, par un
geste soudain, mais sans aucune brusquerie, d'acculer le peintre et l'archéologue
contre un amoncellement de caisses et de tonneaux. Et le plus grand des quatre,
tirant de sa blouse en peau de phoque un carton rectangulaire le présente aux
deux Français interloqués.
Car sur cette manière de pancarte leurs regards stupéfaits déchiffrent cette
inscription en grands caractères majuscules :
« Jean Juilliard et Alcide Guilmain ? Oui ? »
Les deux amis restent là vingt secondes, le dos tourné contre la barricade
qui les empêche de reculer et examinent les quatre visages qu'illuminent quatre
sourires exactement pareils. Et, machinalement, Jean répond dans sa surprise par
une inclination de tête.
Immédiatement le plus petit des quatre matelots présente un deuxième
carton sur lequel se détache, toujours en hauts caractères majuscules, cet ordre :
« Suivez les quatre frères Askill : Moutarde. »

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La stupéfaction se transformant en ahurissement qui ne leur laisse ni le
temps ni la force de protester, Juilliard et Guilmain se sentent encadrés chacun
par deux des quatre inconnus. Toujours sans mot dire mais toujours souriants
autant des bouches que des regards, les étranges marins les entraînent sans
qu'aucune résistance soit possible, dans un escalier descendant le long du quai.
Au bas des marches est amarré un bateau d'une trentaine de mètres et de la
forme la plus singulière. Une grande coque sans mât ni cheminée avec un avant
taillé en éperon renforcé à la mode des brise-glace et dont le pont bombé, pour
mieux rejeter les paquets de mer, porte un poste de timonerie dans sa cabine de
commande et un panneau d'accès à l'entrepont largement ouvert. Celui des
quatre qui paraît commander aux autres lance quelques mots dans une langue
incompréhensible pour les deux jeunes gens. Quelques gestes mais toujours sans
aucune brutalité, et entraînés sans même esquisser la moindre résistance, les
deux amis se retrouvent debout face à face dans un salon éclairé par de petits
hublots.
Et avant que ni l'un ni l'autre ait pu prononcer un seul mot dans la rapidité
de cet enlèvement sans violence, il y a, coup sur coup, le claquement sec d'une
serrure verrouillée de l'extérieur, le brusque vrombissement d'un puissant moteur
partant au quart de tour quelque part dans l'intérieur du bâtiment. Et,
immédiatement, celui-ci, se cabrant comme un cheval qui part sous l'éperon, se
soulève un peu de l'avant tandis qu'une puissante hélice fouille de ses pales
battantes l'eau calme du bassin. Il ne s'est pas écoulé une minute et, déjà, le

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navire inconnu est parti à une vitesse qui va grandissant avec un bruit soyeux
d'eaux déchirées filant à l'extérieur le long de la coque... Debout l'un devant
l'autre, les deux Français restent un instant immobiles, se regardant avec une
expression telle que Guilmain éclate d'un rire nerveux dont la contagion passe
immédiatement à Juilliard.
« Enlevés... enlevés, mon cher ! exclame le premier.
- Et même avec une adresse incomparable », répond le second qui ajoute :
« Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? »
Alcide a un grand geste des deux bras : « Cela, mon ami, je ne le sais pas
plus que toi, si c'est une farce de ta charmante amie Paulette Montrachet,
l'aventure dépasse tout ce qu'elle a déjà pu nous inventer... Si, en revanche, il
s'agit vraiment d'un acte de piraterie comme le craignaient Zanetti et mon père,
je te prie de constater que les bandits de la mer ont au moins la délicatesse de
nous offrir à déjeuner ; et même à très bien déjeuner si j'en crois cette table
garnie... à laquelle dans ton trouble tu ne parais pas prêter attention. »
En effet, au centre du petit salon dans lequel les deux jeunes gens sont
enfermés, un couvert est dressé. Guilmain s'approche, inspecte et continue :
« Assiettes, verres, plats garnis... Je n'ai pas pour la morue une tendresse
particulière. Mais celle qui se présente ici paraît sympathique. Et si tu veux m'en
croire, puisque nos ravisseurs ont la délicatesse de nous nourrir, déjeunons
toujours pendant que ce diable de navire m'a tout l'air de filer à une vitesse
grandissante...
- Vers une destination que je voudrais bien connaître, gronde Jean qui
ne paraît pas prendre les choses aussi bien.
- Tu la connaîtras en y arrivant», riposte Guilmain avec une telle jovialité
que le peintre se laisse convaincre et s'assied en face de son imperturbable
camarade.
Déjeuner en effet abondant et bien cuisiné qui détend les nerfs des deux
prisonniers pendant que le bateau augmente encore sa vitesse.
Une heure passe, puis deux, puis trois. La marche du bâtiment ravisseur
demeure toujours aussi soutenue et, malgré leur bonne humeur revenue pendant
ce temps, l'inquiétude et le mécontentement reprennent tout de même leurs
droits. Et Alcide grogne :
« Ce bateau infernal ne va tout de même pas nous envoyer au pôle Nord,
je suppose ? En tout cas, il y a là deux divans confortables et, comme nous ne
savons pas ce qui nous attend, le mieux est de dormir pour être plus solides en
cas de bagarre nécessaire. »
Avec la vague impression que le repas si obligeamment offert pourrait
bien avoir été drogué, les deux compagnons s'allongent l'un à tribord, l'autre à
bâbord. Ils s'endorment si profondément qu'au bout d'un très long délai ils se
réveillent en constatant que la nuit est venue et que le bateau qui les emporte se
trouve brusquement secoué par un tangage d'une extrême brutalité

51
Au pied d'un haut amoncellement de roches noires.

52
qu'interrompent des roulis encore plus violents. En même temps, tandis
qu'aucune lueur du dehors ne passe par les hublots montrant que la nuit est
complète, le petit navire semble se débattre au milieu d'une furieuse tempête. Un
étrange vacarme d'eau ruisselante retentit comme si d'immenses vagues
s'écroulaient à coups de bélier sur le pont.
Mal réveillés, Jean et Alcide se cramponnent de leur mieux aux
couchettes rembourrées sur lesquelles ils ont dormi.
Pendant de longues minutes ils perdent toute notion de ce qui les entoure
et n'arrivent pas à comprendre dans quel infernal ouragan leurs ravisseurs les ont
entraînés.
Dans ce chaos de secousses brutales et de mouvements frénétiques, un
assez long temps se déroule dont ni l'un ni l'autre des deux prisonniers étourdis
et haletants ne peut mesurer la durée. Ils ne s'aperçoivent même pas que, durant
leur somnolence d'origine bien certainement artificielle, couverts et restes du
repas ont disparu, preuve évidente que quelqu'un est entré à la faveur de cette
perte momentanée de conscience. Et, à présent, il leur semble que le navire va
s'ouvrir et se disloquer dans le fond des abîmes d'une mer eu folie...
Soudain, avec une brusquerie qui tient du miracle, le navire qui roulait,
tanguait, bondissait, se couchait, se relevait, livré à la crise de démence d'une
mer acharnée à sa perte, subitement arrête la frénésie de sa danse éperdue.
Grand jouet abandonné à lui-même après quelques dernières oscillations sur sa
quille, il s'immobilise aussi complètement que s'il était transformé en rocher...
Les deux Français, étourdis par l'effroyable gymnastique qu'ils viennent
de subir, n'ont pas le temps de se redresser d'eux-mêmes : à chaque bout de la
cabine, deux portes s'ouvrent en même temps; et, sans un mot, les quatre marins,
entrés à la fois, se sont saisis deux par deux de leurs passagers involontaires, et
toujours calmes et souriants, les entraînent au-dehors d'un pas rapide, d'abord sur
le pont puis sur les dalles d'un quai d'accostage.
Au-dehors la nuit est complète. Très opaque, elle ne laisse deviner qu'une
manière de nappe d'eau immobile sur laquelle le brise-glace demeure, moteur
stoppé, mais toute sa membrure encore agitée de légers frémissements. Dans
l'épaisseur de l'ombre, les deux Français aperçoivent les masses plus sombres
encore qui doivent être des falaises énormes montant vers la voûte d'un ciel
encombré de nuages bas. Par moments, ces nuages se déchirent, laissant
entrevoir dans ces rapides intervalles quelques groupes d'étoiles brasillant au
plus haut du ciel.
Sans se soucier de ce paysage aux lignes étranges qui doit leur être
familier, les quatre marins entraînent leurs prisonniers sur un chemin raboteux le
long d'une muraille qui peut être celle d'un édifice aux formes lourdes et
épaisses. Ils font ainsi ensemble deux ou trois centaines de pas, puis,
brusquement, une fantaisie du vent ouvre une large brèche entre deux nuages et,
par cette déchirure inattendue, une lune éclatante paraît qui verse un flot de
lumière. Dans cette illumination subite, au pied d'un haut amoncellement de

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roches noires entassées, qui la domine et semble prêt à l'écraser, une fine et
élégante silhouette blanche de coque et de gréement se révèle et semble
l'apparition d'un de ces vaisseaux fantômes chers aux poètes des légendes
nordiques.
« L'Aréthuse ! »
Ce cri s'est échappé en même temps des lèvres de Jean et d'Alcide...
Mais, déjà, avant que les échos des falaises mal visibles aient répété les
quatre syllabes jetées à pleine gorge dans la surprise, la joie et l'inquiétude
mélangées les deux nuages se sont ressoudés et ont noyé dans l'obscurité
épaissie l'inattendue vision quelques secondes révélée par l'étincellement lunaire
de nouveau dévoré par l'ombre environnante.
Et en même temps les deux jeunes gens sont entraînés dans l'intérieur
d'une maison basse dont la porte se referme sur eux...

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CHAPITRE VI

DANS L'ILE SANS NOM

SUR les couchettes qu'ils ont trouvées à tâtons dans la pièce inconnue et
non éclairée que leurs ravisseurs leur ont donnée en pleine nuit pour refuge,
Juilliard et Guilmain, épuisés de fatigue, ont dormi d'un lourd sommeil jusqu'à
ce qu'un rayon doré, entrant par une manière de meurtrière, les réveille.
Et tous deux, dressés d'un même bond, cherchent la porte de ce qu'ils
craignent être une prison. Mais, à leur grande surprise, le panneau muni d'un
simple loquet tourne sur ses gonds et une même exclamation de stupeur leur
échappe en présence de l'extraordinaire paysage qui se révèle devant leurs yeux.
Le plus étrange panorama se déploie : une énorme falaise se développe à
droite et à gauche, dessinant, avec des hauteurs de trois ou quatre cents mètres,
un immense cercle dans lequel reposent, comme à l'abri d'un formidable rempart
naturel, des petits champs chaotiques et, dé-ci, dé-là, d'étranges habitations
basses couvertes de hauts toits protecteurs contre la furie de tempêtes dont ils
montrent les traces. Cette muraille géante qui barre l'horizon de tous côtés est
faite d'énormes blocs de roches aux tons noirâtres dont les crêtes dentelées
pointent vers le ciel.

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« On dirait, créée par un caprice de la nature aux heures volcaniques du
monde, la figure gigantesque d'une cour de château fort enveloppée par ses
remparts », murmure Jean pour qui cette figure étonnante évoque les forteresses
dans lesquelles, au Moyen Age, les grands féodaux enfermaient à l'abri, non
seulement leur château personnel, mais aussi une partie des chaumières de leurs
serfs.
« Où diable nous a-t-on amenés ? » réplique
Alcide non moins surpris que son ami et que cette aventure commence à
exaspérer.
Au-dessus des deux jeunes gens, le ciel, dégagé des nuages de la nuit, est
maintenant illuminé par un soleil matinal dont la teinte quelque peu pâlie semble
indiquer la proximité du cercle polaire.
Aussi loin que porte leur vue aucune silhouette humaine n'apparaît. Tous
deux font quelques pas à droite et à gauche, puis tournent le coin de la
maisonnette qui leur a été donnée comme asile nocturne. Et une même
exclamation leur échappe.
Car, sous leurs regards stupéfaits, un vaste cirque s'étend. Dominé d'un
côté par la lourde masse carrée d'un édifice singulier ressemblant à un énorme
blockhaus à haut portail fermé et à fenêtres dessinées en voûtes romanes, un
véritable lac étale sa nappe rigoureusement immobile. Et, en face du château
monumental à figure de forteresse, se continue cette même muraille, haute de
plusieurs centaines de mètres et composée de gigantesques blocs noirâtres que
les deux Français ont aperçue, couronne immense encerclant le paysage tout
entier de son anneau protecteur. Mais ici, entre le donjon d'allure féodale et ce
rempart titanesque, sur l'eau tranquille du lac, deux navires reposent à distance
l'un de l'autre : « L’Aréthuse !
- Le brise-glace qui nous a amenés !... » Juilliard et Guilmain ont parlé en
'même temps. Et ne comprenant toujours rien à tant d'étrangeté, tous deux, sans
avoir besoin de se consulter, n'ont qu'une idée : la goélette sur le pont de laquelle
personne n'apparaît ; coude à coude ils sont partis courant, la gorge serrée devant
cette singularité dont leurs imaginations anxieuses tirent une nouvelle angoisse.
En quelques bonds, le cœur battant, ils arrivent au bord du quai, escaladent le
bastingage du yacht et s'arrêtent tout déconcertés à la vue des traces de
réparations récentes et importantes visibles à la fois sur le pont et dans le
gréement. Ces marques d'avaries remises en état avec un soin évident achèvent
de les bouleverser. Mais, avant qu'ils aient pu s'interroger, derrière eux une voix
jeune et gaie sonne brusquement :
« Enfin, nous vous retrouvons !... Voilà vingt-quatre heures que nous vous
attendons... »
Debout sur le quai dans son habituelle tenue de bord, mais avec une
vareuse que justifie la fraîcheur du matin, Martiale Cartier est là, le visage rieur
et tenant en laisse le biquet Corfou qu'elle fait sauter par-dessus le bastingage
tout en le franchissant elle-même et en ajoutant :

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« Excusez-moi, nous pensions bien que vous alliez arriver dans la nuit,
mais que vous deviez être certainement très fatigués, ce qui justifiait une grasse
matinée de réconfort... Ne vous supposant pas encore réveillés, j'étais allée
promener ce diable d'animal qui ne peut pas tenir en place quand il est séparé de
sa préférée Paulette.
- Séparé de Paulette ? jette Jean d'une voix fébrile. Mais où est
Paulette ?
- Où sont Paulette et toutes les autres ? » questionne Alcidc aussi
nerveux.
Martiale se met à rire :
« Rassurez-vous, l'équipage est au complet et se porte à merveille. Mais
persuadée comme moi que vous aviez droit à un repos matinal prolongé, cha-
cune est partie à ses affaires...
- Elles ont des affaires ? s'étonne Guilmain.
- Affaires... ou plaisir, répond la capitaine, j'ai donné ce matin quartier
libre à tout l'équipage. Paulette et Anne, plus trépidantes que jamais, sont, à leur
coutume depuis leur arrivée ici, parties courir la campagne en compagnie de leur
amie Ingrid.
- Ingrid ? demande Juilliard, qui est Ingrid ?
- La demoiselle du château, naturellement », répond la Malouine toujours
rieuse.
Sur l'inattendu de l'explication qui n'explique rien par plaisir de moquerie,
les deux jeunes gens se regardent et Guilmain prononce :
« Prénom charmant, Ingrid, mais...
__ Et jeune personne plus charmante encore,
appuie Martiale. Lorsque vous allez la voir vous serez tous les deux de
mon avis. Quant à nos jumelles Trévarec... le docteur Faïk et l'érudite Gaït, elles
ont pris comme chaque matin leur service auprès du iarl...
— Qui appelez-vous le iarl ? » interroge Alcide qui va de surprises en
étonnements.
Martiale a un petit geste négligent.
« Mon cher ami, je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour avoir
appris la langue norvégienne et j'ignore absolument si ce nom doit se traduire en
français : duc, marquis, comte, baron ou chevalier, mais ce que je peux vous dire
c'est que toute la population ici, hommes, femmes et enfants, le nomme iarl et
nous faisons comme tout le monde.
- Hé ! ho !... ho ! hé !... ho ! hé !... hé ! ho !... »
D'un chemin creux, brusquement débouchent, lancés au grand galop, trois
poneys montés à califourchon par trois cavalières qui gesticulent en criant à tue-
tête. Et toutes trois arrêtent leurs montures sur le quai à cinq ou six pas de
l’Aréthuse. Mais, première arrivée du peloton, 'Paillette, dans son habituelle
tenue de bord, saute par-dessus la tête de son petit cheval, retombe à pieds
joints, bondit sur le bastingage. Les yeux brillants, les cheveux ébouriffés par la

57
course, elle saute au cou de Jean et, fougueuse à son habitude, l'embrasse sur les
deux joues en exclamant :
« Ah ! Jiji... Jiji... Je le savais bien qu'au reçu de ma lettre mon cher Jean
Juilliard arriverait tout de suite à pied, à cheval, en avion, en bateau ou à la
nage... Merci ! »
Puis, se retournant dans un grand éclat de rire, elle lance :
« Et vous aussi, Alcide, je vous embrasse, car je pensais bien que vous ne
le laisseriez pas venir tout seul. »
Sans laisser aux deux camarades le temps de répondre à cette double
embrassade précipitée, la petite brune se retourne, saisit ses deux compagnes
chacune par une main, les oblige à esquisser une manière de révérence comique
et proclame à tue-tête :
« Inutile de vous présenter la très blonde Anne Marolles, fille cadette
chérie de l'illustre couturier Marolles et pour le moment mousse de l’Aréthuse à
ma place... Mais je vous invite à offrir vos hommages à notre nouvelle
compagne, Ingrid aux yeux bleus et aux cheveux de lin, fille unique du seigneur
de cette île où le vaillant équipage de ladite Aréthuse l'a ramenée saine et sauve
après l'avoir arrachée à la mauvaise humeur de la mer du Nord sur laquelle cette
jeune imprudente s'était égarée. » Laissés libres, les trois poneys sont déjà
repartis en caracolant, faisant vacarme de leurs petits sabots. Continuant à ne
rien comprendre dans l'étourdissement que leur causent la verve débordante et
les paroles précipitées de Paulette, les deux compagnons s'inclinent devant la
jeune Norvégienne tout en entendant derrière eux la phrase glissée à mi-voix par
Martiale :
« Je vous avais prévenus : aussi gracieuse qu'originale notre naufragée. »
Evidemment, renseignée par une conversation préalable avec Paulette et
Anne et sans gêne aucune dans sa tenue d'amazone faite de souple peau de
phoque, Ingrid s'excuse :
« Très heureuse de vous saluer, messieurs ; sans vous avoir encore jamais
vus, je vous connais bien par la lecture souvent répétée des livres consacrés aux
croisières de l’Aréthuse et dans lesquels vous avez votre place. Et ce que ces
jours derniers vos amies m'ont raconté de vous deux vous a par avance attiré
toute ma sympathie. »
D'un geste gracieux elle tend la main à Jean et à Alcide en ajoutant :
« Pour votre arrivée dans notre île le soleil s'est mis en frais ce matin afin
de vous présenter notre domaine sous son jour le meilleur et le plus accueillant...
Mais vous voudrez bien m'excuser de vous quitter aussi rapidement. Je veux
prévenir mon père de votre arrivée : je ne l'ai point encore embrassé
d'aujourd'hui. »
Une brève inclination de tête, la jeune Norvégienne part en courant vers la
porte de bronze qu'ouvrent devant elle deux des marins du brise-glace dont
Juilliard et Guilmain reconnaissent les hautes statures.

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Un court instant, Martiale, avec un demi-sourire, suit le regard admiratif
que les deux nouveaux arrivés adressent à la fine petite silhouette disparaissant
dans le portail qui se referme sur elle et elle demande :
« Je vous avais bien dit qu'elle était charmante, d'accord, n'est-ce pas ? »
A cette même seconde, quelque part de l'autre côté de la falaise, un
vacarme formidable éclate fait de chocs, de hurlements, de sifflements, quelque
chose de frénétique qui tient à la fois de la tempête subitement déchaînée et de
l'écroulement d'une cataracte en délire. Explosion si furieuse que la haute falaise
tremble sur elle-même et que, sous la goélette, l'eau si calme du lac intérieur est
traversée de longues rides frémissantes et de ressacs brutaux. Le yacht gémit de
toute sa membrure et, malgré ses amarres, esquisse un mouvement de roulis...
Phénomène à la fois si imprévu et si menaçant qu'il semble l'angoisse même de
la nature secouée par une transe jusque dans les entrailles du sol...
Dans la surprise de l'inattendu, Alcide et Jean n'ont pu retenir le geste tout
naturel de saisir, l'un le bastingage, l'autre le porte-haubans et de s'y retenir
solidement avec une expression mélangée d'étonnement et d'inquiétude.
Cependant que Martiale, sans manifester la moindre anxiété, se borne
seulement à s'assurer lés deux pieds sur le pont comme elle le ferait en pleine
mer sous le choc d'un brusque roulis. En même temps, Paulette, pliant les
genoux avec une parfaite insouciance, enferme son biquet dans la niche et Anne
s'amuse à se laisser tomber mollement assise les jambes croisées en tailleur.
Mais le graveur et l'archéologue balbutient chacun de son côté :
« Eh bien, qu'est-ce qu'il arrive ici ?

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- Un tremblement de terre ? »
La petite brune s'est relevée et répond paisiblement :
« Un tremblement de mer tout au plus... » Anne, se redressant en même
temps, complète : « La première fois cela surprend un peu, mais on s'y habitue
très bien...
- On s'habitue à quoi ? demande Guilmain un peu naïvement.
- Mais tout simplement à ce que de six heures en six heures, ajoute
Martiale, notre camarade le malstrom secoue tous les poissons d'alentour en
faisant le saut périlleux... »
Et comme les deux jeunes gens continuent à rie pas comprendre, Paulette,
redressant dans une moquerie son nez légèrement retroussé, leur demande :
« Chers amis terriens, à l'école maternelle on a pourtant dû vous
apprendre ce qu'est cette espèce d'anneau marin qui tourne sur lui-même dans un
sens en se creusant aussi profondément qu'il le peut, puis brusquement se
retourne et repart à toute vitesse dans le sens contraire. »
Anne s'amuse à son tour :
« Quand le brise-glace des frères Askill vous a amenés ici cette nuit, vous
avez dû pourtant être assez secoués en le traversant, notre malstrom ? »
Sous l'ironie des deux petites qui se renvoient la balle en raillerie gentille,
Alcide fait semblant de se fâcher :
« Ah ! Ecoutez toutes les trois, la capitaine, le matelot léger et le mousse.
Quand nous avons reçu, Jean et moi, cette lettre ahurissante signée du
pseudonyme de Paulette, ce cocasse sobriquet de Moutarde, la même pensée
nous a traversés tous ensemble : M. et Mme Marolles, Manette et son
compositeur de mari Marc, Zanetti, ce bouillant imaginatif et Amédée Guilmain,
mon propre père et le plus froid des hommes... Cette pensée c'était : elles sont si
imprudentes, nos chères amies de l'Aréthuse, elles ont dû se faire enlever par
une bande de mauvais garçons et ces bandits sont en train de les séquestrer pour
nous vendre, en bloc, bateau et équipage... Et tous les deux nous sommes partis
comme des fous pour venir vous racheter ou vous reprendre de vive force... Pas
vrai, Jean ? — Bien sûr... c'était naturel », répond avec la plus étonnante
tranquillité Juilliard qui ajoute avec un regard de côté vers celle qui est pour lui
la meilleure camarade : « Depuis qu'elle m'a repêché dans les eaux du détroit de
Messine où je me noyais, et sans me connaître, soigné à bord de sa goélette 1,
Paulette sait bien que chaque fois qu'elle m'appelle au cours d'une croisière,
j'arrive toujours par n'importe quel moyen. »

1. Episode qui constitue le début du premier tome de la série: Cinq Jeunes


Filles sur /'« Aréthuse », par G. G.-Toudouze, «Bibliothèque Verte».

Les réponses des deux garçons ont été faites avec un tel calme et une telle
sincérité que les trois jeunes filles restent quelques secondes muettes, la même
émotion attendrie sur leur visage et le même éclair de gratitude dans leurs yeux.

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Puis, d'un mouvement spontané, toutes trois tendent leurs mains sans mot dire
en un remerciement, les doigts un peu tremblants offerts à leurs interlocuteurs.
« Ainsi, prononce un peu bas Paulette Montrachet, vous nous avez crues
perdues toutes les cinq ?
- Perdues... ou en passe de l'être, répond Jean.
- Mais aussi, reproche Alcide, au lieu d'écrire et d'envoyer cette lettre
à tournure d'appel au secours mystérieux, pourquoi ne pas tout bonnement
nous envoyer un message par votre poste émetteur ? C'eût été beaucoup plus
simple.
- Parce que, mon cher Alcide, répond Martiale Cartier, lorsque nous avons
eu ramassé sur son épave, en pleine mer du Nord, la jeune Ingrid et que celle-ci
nous eut supplié de la ramener immédiatement à son père, nous sommes arrivées
devant l'île au moment où le malstrom qui garde le goulet d'accès, et dont vous
venez d'entendre la voix, renversait le courant... alors... alors... »
La jeune capitaine hésite une seconde, et elle achève plus bas comme une
confession gênante:
« Alors je ne sais pas si c'est Ingrid qui m'a insuffisamment renseignée ou
si c'est moi qui ai mal compris ou mal manœuvré... mais ma pauvre Aréthuse a
été prise dans le renversement du tourbillon... Assommées par le déferlement
des houles, nous ne sommes revenues à nous que sur l'eau calme de ce bassin
avec, aux bastingages, des blessures dont vous voyez les réparations, et notre
poste de radio émetteur et récepteur complètement inutilisable... »
La voix hésite un moment et reprend plus bas avec un accent douloureux :
« Pire encore... Nous avons deux voies d'eau, l'une à bâbord avant, l'autre
à tribord arrière... deux bordés enfoncés,... et l'île ne possédant pas de cale sèche,
nous sommes obligées d'attendre la grande marée prochaine qui videra
complètement
ce bassin et permettra aux charpentiers de panser ces deux blessures
graves en exécutant les deux romaillets indispensables... Jusque-là, mes pauvres
amis, Y Aréthuse blessée est prisonnière. »
Un silence tombe, eux et elles se regardent un moment, pareillement
émus. Puis Paulette prononce doucement cette excuse :
« De là, après quelques jours de calme dans cette île, le besoin absolu
d'avoir votre présence et votre secours et l'idée de jouer le mystère pour vous
faire accourir plus rapidement. »
Toujours avec cet air d'effronterie naïve qu'elle sait si bien prendre,
Paulette demande :
« Si j'ai eu tort, dites-le-moi... »
Naturellement, c'est Jean Juilliard qui répond :
« Tort ? Jamais de la vie ! Seulement, maintenant que nous sommes ici et
que nous continuons de ne rien comprendre à toute cette histoire, Paulette, pour
votre punition nous vous demandons l'explication ! »

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« Beum !... Beum !.,. Beum !... Beum !... »
Quatre coups clairs d'une cloche de bronze sonnent dans un petit
clocheton au sommet du château de pierres noires, et Martiale Cartier répond :
« L'explication... vous allez l'entendre d'une autre bouche que la nôtre,
celle duiarl qui, grand malade, est soigné chaque matin par notre toubib",
Geneviève, assistée de Marguerite. Cette cloche annonce qu'il nous attend et
vous voyez là-bas deux de ses gardes, les quatre frères Askill, qui ouvrent pour
vous le portail du château... Suivez-moi. »
La capitaine en tête, Jean ayant à côté de lui Paulette avec Anne auprès
d'Alcide, tous franchissent le quai et entrent sous une haute voûte. Encadrés par
les quatre marins souriants de leurs larges rires habituels, ils pénètrent dans une
vaste salle éclairée par de forts réflecteurs électriques.
Sous lé regard amusé de Martiale et de ses deux camarades, déjà
accoutumées au spectacle inattendu, Juilliard et Guilmain s'exclament en même
temps :
« Qu'est-ce que tout ceci ?
- On dirait la maison d'un pirate retiré des affaires. »
Car, de tous côtés, aux murs, s'accrochent des panoplies d'armures, de
cottes de mailles, de casques, de lances, de glaives, de haches d'époques
différentes et de pays divers. Et partout, entassés sur les tables, des tréteaux, se
montrent des étoffes bariolées et scintillantes, des coffres, des vases, des statues

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et des centaines d'objets de bronze, de céramique en un mélange extraordinaire
où l'œil exercé du peintre et le regard curieux de l'archéologue reconnaissent
avec stupeur toutes les origines et toutes les époques. Il y a là l'Orient méditerra-
néen, l'Antiquité, le Moyen Age européen et aussi, par une bizarrerie, des objets
qui sont évidemment d'origine groenlandaise et canadienne. Cet étonnant
débarras ferait la fortune de dix musées.
A la seconde même où Alcide ouvre la bouche pour exprimer sa stupeur,
sur un panneau une lueur éclatante s'allume devant laquelle, illuminée par
transparence, une verrière fait étinceler une haute figure d'homme casqué et
armé qui tient à la main un hanap décoré de joyaux.
Mais c'est le type et les armes des soldats de Guillaume le Conquérant sur
les replis de la tapisserie de la reine Mathilde à Bayeux1 ! exclame Jean. La
tapisserie de l'an 1066 ! »

1. Tapisserie que la reine Mathilde dessina et traça de son aiguille et


qui, conservée au musée de Bayeux, représente dans son long
développement les épisodes de la conquête de l'Angleterre par Guillaume le
Conquérant.

Alcide n'a pas le temps de répondre, car à la même seconde, d'un haut-
parleur invisible, une admirable voix de soprano éclate :

Il était un roi de Thulé


Qui jusqu'à la mort fidèle
Eut, en souvenir de sa belle,
Une coupe en or ciselé.

Nul trésor n'avait plus de charme !


Dans les grands jours il s'en servait,
Et chaque fois qu'il y buvait
Ses yeux se remplissaient de larmes...

« La ballade du Faust de Gounod2 », murmure Jean.

2. Ballade du Roi de Thulé, air célèbre inséré dans l'opéra


de Faust, poème de Michel Carré et Jules Barbier, partition de Gounod (1859).

A la seconde où s'envolent les dernières notes sous la voûte romane, il y a


un petit crissement d'anneaux de cuivre glissant sur une tringle de bronze. Les
deux panneaux d'une large tapisserie à personnages s'écartent doucement en
même temps. Et leur mouvement démasque une estrade qui occupe tout le fond
de la salle au sol dallé à laquelle la joignent trois marches de bois. Au centre, sur
un fauteuil massif à bras de cuivre sculpté et à dossier orné de figures

63
d'animaux, un vieillard est assis, barbe et cheveux de neige, le buste et les
épaules drapés d'une simarre en étoffe claire brodée d'ornements bleus et rouges.
A ses pieds, blottie contre lui, Ingrid est accroupie. Chacune un peu de côté,
l'une à droite l'autre à gauche, Geneviève Trévarec est assise, sa trousse de
médecin ouverte devant elle sur une tablette, et à gauche, Marguerite tient sur un
pupitre un manuscrit historié de figures en couleurs vives.
Martiale et ses deux camarades, se tenant en arrière, ne manifestent
aucune surprise devant cette soudaine apparition qui leur est évidemment
familière ; mais les deux jeunes gens ne peuvent retenir la même réaction
d'étonnement. Guilmain laisse échapper à mi-voix :
« Où sommes-nous donc ici ?
— Vous êtes chez moi, messieurs... »
Lente et grave, en un français parfaitement pur que teinte un léger accent,
la voix du grand vieillard a déjà répondu tandis qu'un demi-sourire éclaire son
visage austère. Puis tout de suite il reprend :
« Chez moi... Vous êtes chez le iarl Ketil de Thulé, vingt-neuvième du
nom, descendant direct de tous les souverains du pays de Scanie et par droit
d'héritage maître de cette île dont vous êtes aujourd'hui les hôtes... Monsieur le
peintre Juilliard, monsieur l'archéologue Guilmain, soyez les bienvenus dans ce
donjon seul reste du palais de mes ancêtres... Vos amies de l’Aréthuse à qui je
dois la vie de ma fille unique Ingrid, sauvée des flots par elles..., à qui je dois
aussi, moi, grand malade, les soins médicaux de l'une d'entre elles et le
déchiffrement de mes archives de famille par l'autre... Vos amies de l’Aréthuse
m'ont parlé de vous et de votre science du passé en de tels termes que je les ai
priées de vous inviter à les rejoindre chez moi, parce que j'ai besoin de vous
deux...
— De nous ? » ne peut s'empêcher d'interrompre Alcide avec un geste
d'incompréhension.
Les bras posés sur les accoudoirs de son fauteuil, le vieillard se redresse
un peu et il laisse tomber, en martelant bien les mots :
« De vous deux ensemble, oui, car parvenu au sommet de mon âge, je ne
peux pas\ continuer à conserver dans cet état de désordre les nombreux objets
que, depuis plusieurs siècles, mes aïeux les rois de Mer ont, un à un, rapportés
de leurs courses depuis les temps ou régnait sur l'Europe Charles
de France appelé Charlemagne. Batteurs d'estrades sur leurs dragons de
guerre, vers l'Est jusqu'à Constantinople avec Hastein le Conquérant et vers
l'Ouest au-delà du Groenland avec Eric le Rouge, ils ont fait de cette salle le
trésor de leurs butins de guerre. Et moi, avant que de disparaître, je veux établir
ici le grand musée de l'histoire des Vikings... »
Le nom des redoutables coureurs d'océans a sonné avec un étrange
sentiment d'orgueil et de respect, trahissant le culte que porte le iarl à la
mémoire et aux exploits de ses farouches et célèbres aïeux. Et avant que les

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deux jeunes Français aient pu même esquisser un geste, la voix aux sonorités
métalliques du descendant des rois de Thulé jette sa question :
« Mes hôtes de ce jour, voulez-vous mettre tout votre goût et tout votre
savoir au service de mon rêve et, dans cette île, mon domaine, installer le musée
du dernier des Vikings ? »
Saisis d'une même émotion devant l'ardeur et le ton passionné du iarl dont
les yeux luisent d'une flamme subite, les deux amis, sans réfléchir davantage,
répliquent par le même assentiment. Et Guilmain ajoute :
« Musée magnifique que dominera, au pied de cette verrière évoquant le
plus célèbre de vos aïeux, cette coupe en or ciselé que la musique de notre
compatriote Gounod a rendue célèbre dans le inonde entier. »
Mais une expression de tristesse envahit les traits du iarl Ketil :
« Hélas ! messieurs, ce rêve est impossible, car une pièce non moins
célèbre du grand poète allemand Gœthe a révélé au monde entier que la coupe
fameuse en or ciselé a été par mon aïeul lui-même jetée aux abîmes de la mer.
Car c'est ici que, veuf inconsolable de la princesse byzantine Théodora épousée
par lui au cours d'un séjour de son escadre aux Dardanelles, le plus fameux des
rois de Thulé a terminé ses jours. »
Le iarl a étendu sa main droite vers un bouton d'ivoire posé sur un trépied
à côté de lui et, au rythme soudain ralenti en une tristesse inattendue, la phrase
chantée repart sous la voûte romane :
« Il était un roi de Thulé... »

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CHAPITRE VII

POUR LE TRESOR DES ROIS DE MER

COURBÉ sur le poste radio de l’Aréthuse qu'il a sorti à demi de l'armoire


du pont dans laquelle le petit instrument est toujours maintenu à l'abri des coups
de mer, Alcide Guilmain achève quelques manœuvres adroites conduites du
bout des doigts. Ayant, sous un prétexte, laissé ses amis occupés à mettre un
commencement d'ordre dans les collections du iarl Ketil, le jeune archéologue a
repris son métier d'ingénieur en s'efforçant de reine lire en état l'appareil
émetteur de la goélette. Avec son adresse habituelle il a utilisé ce qui reste de
force aux accumulateurs placés sous le pont et est parvenu, après quelques
tâtonnements, à réveiller l'engin avarié en le transformant en poste télégraphique
de fortune. A tout hasard, il a lancé de brèves dépêches en langage télégraphique
Morse. Puis, satisfait de sa tentative, Alcide relève la tête et, sous le ciel gris et
bas qui enveloppe l'île entière, il promène lentement ses regards sur le vaste lac
intérieur et sur les falaises monumentales formant un immense cirque parsemé
de blocs de rocher et de petits champs maigres.
Se parlant à lui-même, il murmure :
« Extraordinaire formation géologique vraiment. Cette île est faite en
creux comme une sorte de prodigieuse cour intérieure installée à l'abri de ces
murailles naturelles qui mesurent au moins trois ou quatre cents mètres
d'altitude... »

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Mais brusquement le jeune homme sursaute, son monologue coupé net
par un éclat de rire clair et joyeux sonnant derrière lui. Il se retourne et voit à
cinq pas Paulette Montrachet, campée s debout, un panier de carottes à la main,
la tête un peu inclinée de côté avec sur son visage l'expression la plus ironique.
Depuis une heure qu'il est au travail, se croyant absolument seul,
Guilmain n'a perçu le bruit d'aucune approche. Sa surprise amuse l'arrivante qui
lance gaiement :
« Bravo ! monsieur le télégraphiste !... J'admire à la fois et votre adresse à
faire marcher un appareil détraqué par les avaries récentes, et votre ingéniosité à
lancer de bien curieux télégrammes...
- Vous m'avez entendu... et compris ? demande Alcide un peu désorienté.
Vous connaissez donc l'alphabet Morse ?
— Par traits et points comme doit l'avoir appris tout bon timonier, mon
cher monsieur et ami », riposte gaiement la petite brune qui ajoute : « Je sais
même le lire au son... et si vous voulez que je vous répète de mémoire ce que
vous venez de passer avec tant de virtuosité...
- Inutile. Je vous crois sur parole, proteste Guilmain.
Mademoiselle Paulette Montrachet vous avez tout du démon !...

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- Sauf la méchanceté, j'espère ! se défend la jeune fille. Mais, vous savez,
je conserve très bien les secrets et les confidences, même quand on me les donne
involontairement comme celles que vous venez de me faire à votre insu... Car
sachez que je suis arrivée ici par hasard en venant apporter à mon fils Corfou,
enfermé dans sa niche, la consolation d'un déjeuner de carottes. Croyez que si
j'ai entendu les textes de vos télégrammes, je n'avais aucune intention de les
écouter... Parole de matelot !
- Parole d'ingénieur en réplique, car je suis parfaitement sûr de la vôtre.
En échange, une question : puisque vous avez compris que mes communications
télégraphiques sont destinées à rassurer ceux qui s'inquiètent de vous et de nous
à Paris, expliquez-moi pour quelle raison vous les avez affolés ? »
Paulette ouvre de grands yeux avec une espèce de naïveté et demande :
« Moi ? Comment ai-je affolé qui que ce soit ?
— Mais, ma pauvre chère amie, en envoyant, signée de votre sobriquet
cocasse de « Moutarde » cette lettre mystérieuse et compliquée. »
Le visage rieur de Paulette s'est soudain assombri. Avec une petite gêne,
elle explique :
« Vous m'en direz tant... Je ne me doutais pas de cela, moi, et vous me
donnez des remords, mais ce n'est pas absolument ma faute. Nous sommes
arrivées ici dans des conditions très dramatiques : un sauvetage en pleine mer,
une naufragée suppliante qu'il fallait ramener chez elle sans délai, un passage à

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travers un tourbillon déchaîné, des avaries... Et après cette suite de secousses
inattendues nous nous sommes trouvées dans un cadre si étrange, enfermées
dans cette île dont nous ne savons toujours pas le nom et qui semble même
séparée du reste du monde par la volonté d'isolement de ceux qui en sont les
habitants sous l'autorité d'un chef impressionnant... »
Alcide veut commencer une phrase. Mais la petite brune lui coupe la
parole :
« Non, laissez-moi dire... A toutes ces bizarreries, ajoutez celle-ci : dans
cette terre retirée du monde nous avons eu cette stupeur de découvrir que le père
et la fille nous connaissent à merveille. Dans leur solitude leur seule distraction
est de se faire apporter par leur bateau et leurs serviteurs, les quatre frères Askill,
tous les livres possibles... Ils se sont passionnés pour nos aventures et nous con-
sidéraient comme des amis avant que le hasard nous ait mis en présence. »
Encore une fois Alcide veut parler, mais encore une fois Paulette l'en
empêche :
« Laissez-moi finir... Nous avons été si frappées par l'étrangeté du cadre et
par l'atmosphère au milieu de laquelle vit ce vieillard retiré avec les siens... une
poignée de fidèles dévoués à sa personne, nous avons été véritablement
envoûtées lorsque notre hôte, qui semble vraiment un seigneur des temps
d'autrefois, nous a fait part de son rêve et nous a demandé de l'aider à le
réaliser...
Geneviève pouvait bien lui donner ses soins contre le mal qui le tient.
Marguerite pouvait bien l'aider à déchiffrer les manuscrits précieux qu'il
possède, mais ce n'était pas assez, nous avons compris que nous ne pouvions
rien faire de bon sans Jean et sans vous... Et comme il fallait garder le secret,
c'est moi qui me suis chargée de vous faire venir en pensant bien que sur un
appel pressant et mystérieux vous arriveriez immédiatement. Alors je vous ai
écrit et vous êtes arrivés... »
Le visage de Paulette prend une expression particulière avec des yeux
presque suppliants et un singulier sourire, quand elle laisse tomber :
« Vous m'en voulez beaucoup, n'est-ce pas ? »
Alcide tend les deux mains et il emprisonne dans ses doigts ceux de son
interlocutrice tout en répondant :
« Vous en vouloir ? Non, mon petit. Pas le moins du monde, vous pensez
bien, et je me félicite d'autant plus d'avoir fabriqué des télégrammes pendant
l'envoi desquels vous m'avez surpris, que je comprends maintenant tout ce qui se
passe ici. Et je suis de tout mon cœur avec vous pour m'associer à votre tâche,
seulement... »
Il hésite un peu et, dans un mouvement de sa spontanéité habituelle,
Paulette éclate de rire et remplace son émotion par une de ses plaisanteries
coutumières :

69
« Seulement... seulement... il y a l'histoire des fêtes d'Oslo et de la
mission que notre excellent M. Marolles a donnée à l'Aréthuse et à son équipage
: mais ce n'est vraiment pas notre faute si nos avaries et surtout les deux voies
d'eau ouvertes sous la flottaison nous empêchent de reprendre la mer sous peine
de couler bas... Jusqu'à ce que nous puissions nous réparer à la prochaine grande
basse mer, il faut que nous restions là de gré ou de force... Alors, notre radio
démolie et ce genre d'appareil n'existant pas chez le iarl, que pouvions-nous
faire ? »
Alcide a un geste d'approbation des deux mains ouvertes :
« Ce que vous avez si bien commencé de vous-mêmes parce que c'est une
bonne œuvre pour laquelle vous avez eu cent fois raison de nous appeler à l'aide.
Les fêtes d'Oslo sont très intéressantes, mais puisque l'Aréthuse est en retard par
cas de force majeure, il est plus intéressant encore de profiter de ce délai imposé
pour essayer de sauver, le trésor des rois de Mer et réaliser le rêve de ce vieillard
en qui s'incarnent, avec tant de noblesse, dix siècles d'histoire...
- Hé ha !... hé ha !... hé ha !... Eh bien, vous deux, où étiez-vous passés et
qu'est-ce que vous faites là-bas à bavarder au lieu de travailler avec nous ? Il y a
du nouveau dans le musée et Jean Juilliard vous réclame à tous les échos... »
Les deux mains devant sa bouche formant porte-voix, Marguerite
Trévarec vient de paraître entre les battants ouverts de la porte monumentale au
pied de laquelle veillent comme toujours deux des frères Askill, puis tout
aussitôt elle est rentrée dans l'intérieur du château.
« Par la barbe du vieux Neptune ! exclame Paulette, nous allons nous faire
porter sur le cahier de punitions de la capitaine pour désertion de poste en plein
travail... Vite, toi mon petit bestiau, attrape ton déjeuner et continue à dormir... »
En un tour de main elle déverrouille la porte de la cabane, verse son
panier de carottes à l'intérieur et, sans souci des protestations bêlantes du biquet
enfermé, elle rabat et boucle le panneau. Et avec son entrain habituel elle
ordonne :
« Monsieur l'ingénieur électricien Guilmain, redevenez s'il vous plaît le
savant archéologue Alcide, et au trot nous deux pour rallier les camarades ! »
Mais comme le jeune homme prend son élan pour sauter du bastingage de
la goélette sur le quai, la petite brune le retient par le bras et interroge rapi-
dement :
« Vous croyez vraiment qu'ils vont arriver à une adresse quelconque, les
télégrammes que vous venez de fabriquer ?
- J'y compte bien, répond Alcide : à force de tâtonner j'ai fini par repérer
et attaquer un relais maritime international... et comme la Manufacture Hercule
Guilmain possède un central personnel en liaison ouverte avec toutes les radios,
j'ai tout groupé sur l'indicatif de la maison paternelle. Les spécialistes se
chargeront d'assurer les transmissions aux adresses que j'ai indiquées. » Paulette
éclate de rire encore une fois : « Tout simplement ? Comme c'est commode !...

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Je suis peut-être un démon mais, vous, vous êtes sûrement un magicien... nous
sommes décidément faits pour nous entendre... Au travail ! »
Côte à côte tous deux ont monté d'un pas précipité, salués par le sourire
des deux grands marins sentinelles de la porte, et font en même temps leur
entrée dans le musée sous les flots de lumière électrique déversée par le moteur
dont s'entend, malgré l'épaisseur des murs, le ronronnement régulier. Un concert
de reproches les salue. Car en sept ou huit heures de travail acharné, conduit
depuis le matin par Martiale, Marguerite, Anne et Ingrid elle-même aidant les
Françaises sous la direction de Jean Juilliard, une transformation complète a
commencé de s'accomplir.

Les armes d'un côté, les étoffes d'un autre, plus loin les vases de bronze et
les panneaux de céramique, ailleurs les médailles, les statuettes séparées de
massives chaînes d'ancre, les grappins rouilles et de nombreux fragments
hétéroclites commencent de former une ébauche de classement. Une grande tête
de dragon cornu en bois, provenant d'un avant de navire, domine l'ensemble
sous le haut vitrail qui reproduit les traits et l'armure du grand roi de l'antique
Thulé. Juste en face, bien visible maintenant sur son socle, un bloc de pierre
montre en bas-relief fruste une singulière tête humaine taillée à grands coups de
ciseau que Jean montre de la main en interrogeant :
« Ah ! Enfin, puisque tu te décides à revenir nous aider au lieu de courir je
ne sais où, toi, Alcide, qui sais tout en archéologie Scandinave primitive, peux-
tu nous dire ce que c'est que ce bonhomme-là ? »
Mais Guilmain n'a pas le temps de répondre. Car, sortant d'une porte
basse sous laquelle il paraît à l'improviste, marchand d'un pas lent et soutenu aux
bras par le médecin de l’Aréthuse, Geneviève Trévarec, attentive à guider son
malade, le tari Ketil répond de sa voix grave :
« Ce bas-relief, vieux d'un millier d'années, est la pierre sacrée devant
laquelle, au moment d'embarquer pour leurs expéditions lointaines, nos aïeux
Vikings dansaient en armes la danse de guerre rituelle : la tête du savant
enchanteur Mîmir, conseiller de leur dieu suprême Odin, maître tout-puissant
des cieux, des terres et des tempêtes de la mer1... »

1. Divinité supérieure dans la mythologie Scandinave, Odin a pour


conseiller et guide l'esprit Mimir dont les décorateurs du pays de Scanie ne
représentent jamais que la tête semblant flotter dans l'espace et envelopper Odin
d'un fluide magique.

La voix du vieux iarl se fait plus grave encore : « Excusez mon émotion
en présence de cette relique que vous venez de dégager de l'amoncellement
d'objets derrière lesquels elle se cachait depuis si longtemps... Mais, par vos
soins, c'est l'âme même de mes aïeux qui reparaît vivante devant moi... »

71
CHAPITRE VIII

A LA RESCOUSSE

C'EST AINSI, cher signor Marolles, que, grâce au magasin incomparable


de mon vieil et excellent ami d'enfance, le bon antiquaire Silvio Malatesta qui a
fouillé ses caves et ses réserves, vous allez pouvoir, dans votre générosité, doter
les concours sportifs d'Oslo de prix magnifiquement originaux. Regardez et
admirez ce que les employés de mio caro amico Malatesta viennent de présenter
ici pour vous... »
Dans le salon qui précède le cabinet du couturier Marolles, l'imprésario
Zanetti parle et gesticule avec son emphase habituelle. A grands mouvements de
bras, et ses dix doigts semblant vouloir étreindre, caresser tendrement et mettre
en valeur chacun des objets parfaitement disparates, mais tous de la plus grande
valeur artistique, disposés sur une large table, le brave Napolitain se livre à un
commentaire dont la verbosité étourdit Marolles :
« Regardez... regardez... au lieu de ces trophées quelconques que les
organisateurs donnent en prix et qui sont toujours d'une déplorable banalité,
vous, le maître mondial de la mode, vous allez offrir, pour couronner les
vainqueurs, des œuvres d'art extraordinairement variées, des joyaux de
collection qui semblent sortis des vitrines du Louvre, ou du British Muséum...
Cette statue de bronze digne de Michel-Ange, ce dieu égyptien vieux de vingt-

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cinq siècles, ce cratère d'argent massif à personnages de la belle époque
alexandrine, ce collier portant la marque de la Renaissance... Jamais personne
encore n'a eu l'idée de réunir, pour les grands combats sportifs, des prix de cette
valeur ! »
Profitant d'un court silence pendant lequel Zanetti reprend haleine,
Marolles parvient enfin à remercier le bouillant Italien et, avec un peu
d'agacement, il ajoute :
« Tout cela est bel et bon, mon cher Ercole, et je vous approuve
entièrement dans ces choix auxquels sans vous je n'aurais pas songé. Je suis cer-
tain que ces pièces, aussi rares que précieuses, vont être accueillies par les
concurrents et par le public des concours d'Oslo avec un succès considérable,
mais le silence persistant de l'équipage de l’Aréthuse et le fait que mes jeunes
amis Juilliard et Guilmain partis à leur recherche depuis cinq jours n'ont toujours
pas donné de leurs nouvelles, me préoccupent au point que j'apprécie mal ces
magnifiques objets et que je ne vous remercie pas de vos efforts autant que je
voudrais le faire... »
Le maître couturier ne termine pas sa phrase, car un huissier entré
silencieusement, un plateau d'argent à la main, annonce :
« Un télégramme pour monsieur le directeur général. »
Marolles, qui déteste être interrompu quand il parle, a un geste d'irritation
et ordonne sèchement :
« Portez cela à mon fondé de pouvoir comme d'habitude, vous savez
bien.»
Incliné respectueusement, l'homme insiste :
« Cela est un télégramme international personnel à triple taxe... par
conséquent...
— C'est bien... donnez. »
Le maître suprême de la firme Marolles a pris le papier en grommelant et
le décachette d'un geste brusque. Mais aussitôt une rougeur envahit son visage,
le sang montant à ses joues et les yeux fixés sur le papier déplié, il gronde :
« Ah ! par exemple !... C'est trop fort... elle se moque de moi ! »
Et comme Ercole Zanetti, interloqué, reste là, bouche entrouverte sur les
premiers mots d'une nouvelle tirade enthousiaste dans laquelle il allait se lancer,
Marolles l'interrompt brutalement en jetant :
« II s'agit bien de vos prix, de vos statues, de vos œuvres d'art, quand je
reçois cette stupidité. Ecoutez ce que ma fille cadette ose m'envoyer :
« Par radio marine. Personnel. Marolles. « Champs-Elysées. Paris.
Destination changée à l'inattendu. Stop. Escale étrange et imprévue. Stop.
Travaillons avec « connaissances nouvelles passionnantes. Stop, « Tendresses.
Anne. »
La colère de l'impérieux industriel éclate, habitué qu'il est à ce que ses
décisions et ses'instructions ne reçoivent jamais aucun contrordre :
« Elle est devenue complètement folle... et ses amis avec elle. »

73
La porte du fond s'ouvre sans bruit à deux battants et le même huissier
annonce respectueusement :
« M. le président-directeur général de la Manufacture Hercule. »
Avant que Marolles ait pu articuler un son, Amédée Guilmain, tout
souriant sous ses cheveux grisonnants, est déjà entré et présentant un papier bleu
décacheté, il fait :
« Excusez-moi, cher ami, si je force ainsi votre porte, mais le
radiogramme que voici va être aussi intéressant pour vous qu'il l'a été pour moi
puisqu'il émane de mon fils parti depuis cinq jours à la recherche de l'Aréthuse
supposée en difficulté, sinon en danger... »
Puis, apercevant le papier du télégramme que Marolles tient tout ouvert
entre ses doigts, le maître de forges a un petit rire en ajoutant :
« Ah ! mais j'arrive trop tard, puisque sans doute votre jeune Anne vous a
télégraphié elle aussi de son côté... Etes-vous rassuré ?
- Oui, grommelle le grand couturier, mais cette dépêche de ma fille
cadette est stupide.
- Pas plus étrange certainement que celle de mon fils, riposte Amédée
Guilmain. Ecoutez plutôt ce texte :
« Par radio marine. Guilmain. M.G.M.H. Paris.
« Tout va très bien. Stop.

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« Aréthuse » retrouvée avec avaries en réparation. Stop. Equipage et nous
deux invités en séjour par hôtes 1res originaux. Stop. Escale passionnante dans
cadre formidable. Stop. Affections. Alcide. »
Au contraire de Marolles dont l'irritation s'accroît, le visiteur, plus calme
que jamais, semble prendre les choses avec une simple ironie philosophique et
cherche à calmer sou interlocuteur en lui tendant son papier bleu.
« Cher ami, en ce qui me concerne, pensant qu'il faut bien que jeunesse se
passe, aucune des fantaisies dont mon fils est coutumier ne me trouble jamais.
Quand mon vagabond d'Alcide m'annonce un soir que, pour une recherche
archéologique urgente, il prend l'avion à destination de Valparaiso, je rie suis
pas du tout surpris de recevoir quarante-huit heures plus tard un télégramme
m'informant que, occupé à résoudre un problème électronique très pressé, il s'est
mis au travail à Tokio... Mon fantasque cadet a changé de projet en route, voilà
tout ! Et bien, votre fille et ses aimables camarades de l’Aréthuse me paraissent
être de la même nature. Et je ne m'étonne pas du tout que mon Alcide s'entende
si bien avec elles... Soyons philosophes, mon bon ami !
- Plus commode à dire qu'à faire », répond d'un ton bourru Marolles, qui
pose sur son bureau les deux télégrammes côte à côte, les regarde avec
maussaderie comme pour mieux les comparer. Se laissant aller dans son
fauteuil, il poursuit :
« En temps ordinaire, je dirais peut-être comme vous en haussant les
épaules... Mais cette extravagante lubie de ma fille et de ses compagnes, entraî-
nant derrière elles mon collaborateur Jean Juilliard et votre fils, va jeter par terre
tout ce que. je les avais chargées de combiner et de surveiller pendant les fêtes
d'Oslo... La réputation internationale de la firme Marolles est en jeu !... Allons,
bon ! Qu'y a-t-il encore ?... je ne veux pas qu'on, me dérange !»
Dans la porte ouverte de nouveau, l'huissier s'efface, annonçant : «
Madame Marc du Viguier.»
Et, toute souriante, plus ravissante que jamais sous un chapeau de la mode
la plus nouvelle coiffant sa chevelure aux tons cuivrés, Marie-Antoinette
apparaît, élégamment cambrée dans un tailleur du dernier cri et tenant entre ses
doigts étroitement gantés de blanc un papier bleu déplié.
« Ah ! c'est toi, ma grande fille», jette avec un accent de tendresse le
maître couturier qui ajoute avec un petit rire amer : « Jamais deux sans trois, toi
aussi voilà que tu apportes un télégramme !
- Pourquoi, moi aussi ? demande la jolie jeune femme avec surprise.
— Parce que, chère et charmante madame, répond moqueusement
Amédée Guilmain, c'est le troisième télégramme que votre père voit arriver en
un quart d'heure. Le premier venu directement, et le second apporté par moi,
confirmant celui qui avait mis mon vieil ami de très méchante humeur. Pour peu
que le troisième soit du même style que les deux premiers... »
Par un acte de volonté sur lui-même en présence de son ami et de sa fille
aînée, Marolles se force à retrouver son calme et il soupire :

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« Lis ton papier, Manette... rien ne m'étonne plus !... »
Connaissant les foucades de son père, Marie-Antoinette ne se trouble pas
et, très posément, elle obéit à voix tranquille :
« Par radio marine. Marc et Manette du Viguier. « Avenue Foch. Paris.
« Avons rejoint « Aréthuse » après péripéties « curieuses. Stop.
Inquiétude sans aucun objet. « Stop. Goélette, équipage et nous deux invités à «
séjour du plus haut intérêt dans île exlraordinaire. Stop. Fidèles amitiés. Jean.»
Cette fois un grand silence tombe. Après avoir violemment rougi,
Marolles est devenu un peu pâle. Il prend le troisième papier bleu, le place à
côte des deux autres et d'un ton découragé et très las il murmure :
« Eh bien, voilà ! Avec ce bateau qui doit être ensorcelé et cet équipage
qui n'est jamais là où on compte le trouver, la maison Marolles va connaître,
pour la première fois, le fiasco d'une de ses entreprises... »
Amédée Guilmain observe un moment son ami, hésite à lui parler, soupire
un peu puis, sur le tapis épais du bureau, vient à Marie-Antoinette dont il baise
galamment les doigts gantés et lui dit tout bas :
« Ma présence ne peut qu'irriter ce pauvre ami. Je le laisse à vos soins,
madame : vous seule pouvez le raisonner. Tous mes souvenirs au maître du
Viguier votre mari, dont je suis toujours le plus fervent admirateur. »
Et rapidement, le maître de forges disparaît sans bruit suivi d'Ercole
Zanetti qui, avec une prudence discrète, s'est tenu silencieux à l'écart et profite
de la porte entrouverte pour se glisser au-dehors. Les yeux fixés sur les trois
télégrammes, Marolles n'a prêté aucune attention à ce double départ. Il demeure
assis dans son fauteuil, livré à ses réflexions pénibles.
Marie-Antoinette n'hésite pas, elle retire son chapeau, se dégante, vient à
son père, lui entoure les épaules de son bras, se penche vers lui et questionne :
« Qu'est-ce qui ne va plus et qui te met dans un pareil état ? »
A voix sourde, Marolles répond :
« Tu le vois bien... Ta sœur, ses camarades et leurs deux compagnons sur
qui je comptais pour tout préparer dans cette affaire d'Oslo, s'amusent à faire
l'école buissonnière, sans plus se soucier des intérêts que j'ai engagés que si la
renommée de ma maison n'était pas en cause... »
Avec un geste de colère envers les trois télégrammes, le maître de la mode
lance sur un ton rageur :
« Si encore l'un ou l'autre de ces trois hurluberlus avait eu l'idée de mettre
une adresse sur leurs ridicules communications, je pourrais joindre n'importe
lequel par télégraphe, leur donner de nouveaux ordres... ou même demander à
Amédée Guilmain de leur envoyer un messager par un de ses avions. Mais non,
rien, rien, rien du tout comme adresse de départ. C'est ridicule... et c'est
insensé.»
Puis, relevant la tête :

76
« Tiens ! Il est parti, Guilmain ? Aucune envie de se mêler de mes ennuis,
bien entendu... Et en face d'une grosse affaire engagée de travers je reste seul,
complètement seul...
- Seul ? Eh bien, et moi alors, pour quoi me comptes-tu ? demande
doucement Marie-Antoinette.
— Toi ? répond de son ton brusque le grand couturier. Toi, qu'est-ce que
tu peux faire là-dedans, madame Marc du Viguier ? »
Sans se démonter, ni se froisser, car elle connaît bien le caractère de son
père, la jeune femme répond :
« Me souvenir que je fus aussi le matelot Manette de l’Aréthuse et que je
puis t'empêcher d'être injuste, mon cher père, car avant d'accuser mes anciennes
camarades et ta fille cadette d'indiscipline en face de tes instructions, je puis te
faire mieux relire le télégramme de notre ami Alcide Guilmain... Avaries en
réparation, pour moi qui suis du métier, ces trois petits mots signifient que si la
brave goélette n'est pas arrivée à Oslo où tu l'as envoyée, c'est qu'un accident
sérieux... peut-être même très grave... la tient immobilisée en ce lieu mystérieux
dont aucune des trois dépêches ne donne la situation. »
Marolles a une petite hésitation, et il consent :
« Tu crois vraiment ce que tu dis ?... ou tu inventes pour me rassurer ?
— Je suis sûre, affirme énergiquement Marie-Antoinette. Et tellement
sûre que je te propose d'aller mener immédiatement moi-même, sur place en
Norvège, la besogne de préparation que tu avais confiée à ma capitaine Martiale
Cartier. Si l'Aréthuse n'est pas au rendez-vous fixé par toi c'est qu'elle est en
avarie sérieuse. Mais je connais mes camarades : les avaries, cela se répare...
affaire de travail et de temps... de temps que, j'en suis certaine, toutes les cinq,
aidées par Jean et Alcide, sont en train de réduire au minimum. Or, l'essentiel
pour toi est que les hommes et l'es chefs de service envoyés par toi à Oslo pour
monter les stands de costumes, et pour organiser les régates, soient conseillés et
guidés et ne perdent pas une minute. Par conséquent, le matelot Manette en
disponibilité doit prendre la place de surveillante en attendant que capitaine et
équipage, réparations terminées, paraissent à l'horizon. Donc, je pars... »
Marolles regarde sa fille aînée avec l'air d'un naufragé en perdition à qui
une main secourable tend une bouée de sauvetage :
« Vraiment, mon petit,... tu voudrais... tu pourrais... »
La jolie femme éclate d'un grand rire, puis riposte :
« Mais bien entendu... L'ancien matelot de notre goélette reprend du
service... Marc doit diriger sa Ronde des Saisons à l'Opéra royal d'Oslo, lui aussi
aime le cher bateau à bord duquel nous nous sommes connus tous les deux en
Adriatique1. Aussi, partons dès demain matin. Donne-moi les consignes que tu
avais remises à mon ancienne capitaine : je les exécuterai en attendant... »

77
1. Allusion à la rencontre et aux fiançailles de Marie-Antoinette Marolles
et de Marc du Viguier à bord de l'Aréthuse en rade de Corfou, dans le volume
Cinq Jeunes Filles sur /'« Aréthuse», par G-TOUDOUZE, «Bibliothèque Verte».

Tout d'un coup, le regard de Marie-Antoinette s'arrête sur les objets


disparates qu'elle n'avait d'abord pas remarqués sur la table où Zanetti les a
déposés et elle demande :
« Tiens ! Mais ce sont là les œuvres d'art que notre excellent ami Ercole
t'avait promises pour remplacer, par des prix originaux, les trophées à caractère
banal que l'on trouve d'ordinaire dans toutes les compétitions sportives. Il y a
des choses de premier ordre là-dedans... Voilà la raison de notre départ toute
trouvée. Donne tes ordres immédiatement pour que tout ce qui est ici sur cette
table soit emballé ce soir dans une de tes camionnettes, et que demain matin à la
première heure, celle-ci, pilotée par un de tes meilleurs chauffeurs, soit prête à
prendre la route derrière la voiture qui nous emportera Marc et moi en direction
du Danemark pour la Scandinavie. Et tu peux être certain que Manette, ex-
gabier de l’Aréthuse, et Marc, passager honoraire du même navire, auront tout
préparé en attendant l'arrivée de la goélette et de l'équipage retardataires... Avant
partout et à Dieu vat ! »

78
CHAPITRE IX

ENTRE DEUX DEVOIRS

EN TRICOT de travail et culotte descendant dans les hautes bottes de mer,


Martiale Cartier va et vient le long des bastingages de son bâtiment, vérifiant et
corrigeant les raccords de peinture qui masquent les réparations récentes. Sous le
ciel embrumé d'un de ces voiles gris dont le ton doux et uniforme ressemble à
celui du plumage des goélands, l’Aréthuse est debout sur sa quille au milieu du
lac intérieur entièrement vidé par le retrait momentané de la grande marée à
étiage exceptionnel. Autour d'elle s'étale le fond de sable et de vase humide et
du dessous de sa carène monte, à tribord arrière, un roulement saccadé de
marteaux maniés à tour de bras : l'équipe des charpentiers de l'île est au travail,
profitant de cette mise à sec pour remailler comme il convient le bordé enfoncé
sous la flottaison par un choc brutal lors de l'arrivée de la goélette dans ce fjord.
Soudain, de la terrasse du château, part un long coup de sifflet suivi de
trois trilles suraigus et, immédiatement, éclate à distance, derrière le couloir
étroit du goulet qui donne accès dans l'île, le grondement bien connu, suivi
aussitôt d'un vacarme formidable.

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Prévenus par ce signal qui leur est familier, les ouvriers travaillant à
réparer l'avarie de la coque arrière abandonnent leur ouvrage et, courant à toutes
jambes, escaladent les pentes du lac asséché pour échapper à l'arrivée en
cataracte de la marée montante.
En même temps, Martiale monte à l'avant de son navire et se penchant sur
bâbord 'appelle :
« Paulette, Paulette, vite... en haut... l'étalé1 est fini, et le flot arrive.

1. La mer est étale lorsque le mouvement de la marée est terminé soit en


haute, soit en basse mer et que le mouvement inverse n'est pas encore
commencé. Cette immobilité relative dure environ une demi-heure, puis la
marée renverse et reprend pour six heures son flux ou son jusant.

- A pas peur, cap'taine... j'ai entendu le coup de klaxon du malstrom qui


nous envoie son Niagara et je n'ai aucune envie d'être prise sous la douche... »
Se dressant sur l'escarpolette de peintre en bâtiment qu'elle chevauche à
califourchon suspendue à un câble, la petite brune abandonne son rouleau à
peindre dans le camion accroché à côté d'elle. Elle saisit à deux mains les
haubans de la civa-dière1 et, par un rétablissement, avec une souplesse de chat,
se hisse sur le boute-hors et retombe à pieds joints par-dessus le bossoir en
disant :

1. Dans l'ancienne marine à voile, la civadière était une voile carrée qui
s'établissait au-dessous du beaupré et dont la vergue croisait ce mât horizontal
d'avant ; aujourd'hui, sur les yachts, les barres de civadières sont placées de
chaque bord de l'étrave.

« Il est bien pressé, aujourd'hui, M. du malstrom. J'aurais pourtant bien


voulu finir mon morceau de carène avec cette belle peinture sous-marine verte
qui rend si beaux les flancs réparés de notre chère Aréthuse... »
Les derniers mots de Paulette et la réponse de Martiale se perdent dans le
vacarme grandissant du flot de marée qui se rue en grondant entre les hautes
murailles du goulet et vient en nappes successives et bouillonnantes reconquérir
l'étendue du lac intérieur.
Un instant, capitaine et matelot regardent le spectacle de ce débordement
des eaux arrivant du large, puis Paulette articule en hochant la tête :
« Dommage qu'elle ne soit pas encore finie à l'arrière : dix heures à ne
rien faire maintenant pour reprendre la besogne à nouvelle marée descendante. Il
est vrai qu'ils travaillent très bien, ces gars-là : la voie d'eau de l'avant, c'est un
vrai miracle de voir comment ils en sont venus à bout... Même pour moi qui en
refais la peinture, impossible de voir et de trouver du doigt où commence et où
finit le remaillage... »

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Et tout à coup, le bras tendu vers le goulet par lequel le fjord semble
déverser la mer du Nord tout entière en un flot tumultueux sur lequel la goélette
se soulève maintenant sur ses amarres, Paulette exclame :
« Les marins du iarl valent ses charpentiers ! Regarde un peu, cap'taine, le
brise-glace qui rentre naviguant à moitié en sous-marin. Ces quatre frères Askill,
je les admire... Dire que chaque fois qu'ils reviennent de Hull en rapportant au
iarl la ration de livres et de journaux qui remplacent pour lui la radio dont il ne
veut pas dans 'son île, ces quatre-là s'amusent chaque fois à jouer les marsouins
dans ce courant de foudre... »
En effet, tandis que sous la force du courant la
goélette raidit ses aussières d'avant et d'arrière et se rapproche du quai
jusqu'à l'accoster, le brise-glace, panneaux de pont bien fermés, surgit à l'entrée
intérieure du goulet sous le ruissellement des paquets de mer et file prendre son
mouillage habituel à l'extrémité du lac intérieur. De leur navire aussitôt stoppé,
les quatre frères Askill sortent chargés chacun d'un lourd ballot et, en file in-
dienne, s'en vont porter leurs quatre charges sous la haute voûte romane large
ouverte devant eux.
Sans plus s'occuper de cette arrivée, Paulette se campe devant son amie et
demande :
« Dis donc, cap'taine, maintenant que les deux voies d'eau vont être
réparées et que le bateau sera fin prêt pour reprendre la mer, je commence à
m'ennuyer ici, moi,... pas toi ? »
Martiale, avec un sourire ambigu, regarde l'expression singulière du
visage de la petite brune qui reprend :
« Cette drôle d'île faite en creux avec sa couronne de falaises autour et
dans le milieu ces petites maisons, ces petits champs et les quelques douzaines
de braves gens qui vivent là-dedans en grattant la terre pour faire pousser leurs
pommes de terre et nourrir leurs moutons, cela fait vraiment boîte à joujoux pour
arbre de Noël. Les premiers jours qu'on y vit, c'est tout à fait original.
Mais au bout de trois semaines passées à réparer toutes les avaries
ramassées en franchissant malstrom et goulet, je commence à étouffer... et je
voudrais bien revoir la mer, moi... la bonne pleine mer sur laquelle on va droit
devant soi, dans le vent, dans la houle...
— Moi aussi », laisse tomber d'une voix un peu sourde, Martiale.
La brièveté des deux mois encourage Paulette qui repart :
« Les camarades n'ont pas l'air d'être aussi pressés que nous de repartir.
Faïk mène sa cure de toubib auprès du vieux monsieur avec un intérêt de chef de
clinique... Gaït s'use les yeux à déchiffrer des manuscrits qui la passionnent et
tourne au rat de bibliothèque... Jean et Alcide font une besogne de déménageurs
au milieu de tous les butins ramassés pêle-mêle de l'Egypte au Groenland par
dix générations de corsaires qui ont piraté les objets les plus variés comme s'ils
voulaient se créer un magasin d'antiquités. Quant à Anne, rien n'existe plus que
les parties de pêche et les dénichages d'oiseaux de mer avec son amie Ingrid. '.Et

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pendant ce temps-là, le bon M. Marolles doit se ronger les sangs en ne
comprenant pas pourquoi nous ne sommes pas à Oslo occupées à le représenter
dans les régates internationales de la Scandinavie ! »
La tirade de Paulette se termine brusquement par cette conclusion :
« Ce n'est pas, tu le sais bien, cap'taine ! que j'aie un goût particulier pour
les fêtes, les réceptions et les cérémonies mondaines..., mais si nous étions là-
bas, au moins nous serions sur la mer et nous naviguerions, la seule chose que
j'aime... et toi aussi d'ailleurs...
- Oui, moi aussi d'ailleurs », reprend Martiale qui ajoute : « Mais en
attendant que la fin de la réparation rende à l'Aréthuse toute sa force et toute sa
liberté, allons voir un peu ce qui se passe dans le musée de notre hôte le iarl et
compte sur moi pour agir dès que ce sera possible.»
Après avoir d'un commun accord vérifié l'amarrage du yacht revenu le
long du quai à mesure que l'arrivée de la marée, à présent plus calme, continue à
remplir le lac intérieur, les deux amies, parlant toujours à mi-voix de ce qui leur
tient tant au cœur, gagnent le château. Saluées par le large sourire habituel de
deux des frères Askill ayant repris leur poste de garde, elles franchissent le seuil.
Et, la lourde porte retombée sur leurs pas, elles ont la surprise d'être accueillies
par une grande exclamation. Car, au lieu de trouver leurs compagnons installés,
comme d'habitude, chacun à sa besogne personnelle dans le travail déjà très
avancé du musée prenant de plus en plus figure de collection artistique bien
ordonnée, elles les voient en groupe agité et parlant tous à la fois. Auprès d'eux,
par terre et tout ouvert, un des ballots apportés par les frères Askill étale des
livres, des journaux, des publications en désordre. Et tenant déployé un de ces
grands quotidiens anglais à nombreuses pages, Alcide Guilmain jette:

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Ah ! Vous arrivez bien toutes les deux, écoutez cet article dans les
colonnes du Times vieux de quatre jours... Je traduis... »
En tâtonnant un peu, le jeune archéologue lit : « Les fêtes nautiques
internationales d'Oslo ont commencé... hier dans l'île de Hanko Bad, leur site
habituel ; elles ont débuté par un grand championnat d'aviron qui a été disputé
par de nombreux concurrents. A la fin de la journée, le vainqueur a reçu l'un des
grands prix attribués aux différentes épreuves par le célèbre couturier français,
roi de la mode, M. Marelles de Paris. Par une heureuse initiative du donateur, au
lieu du trophée habituel, ce prix était une œuvre d'art de la Renaissance
italienne, délicate statuette de bronze présumée de l'école de Donatello. Cet ou-
vrage de grande valeur a été remis au lauréat par la présidente de la journée
sportive, Mme Marie-Antoinette du Viguier, l'élégante et ravissante épouse du
jeune et célèbre compositeur français dont l'Opéra royal d'Oslo va représenter au
cours des fêtes une œuvre lyrique de la plus haute qualité, La Ronde des
Saisons, montée pour la première fois en Norvège. » En entendant le nom qui
sonne ainsi au moment pour elle le plus inattendu, Martiale ne peut retenir un
sursaut de surprise :
« Manette à Oslo ? Pourquoi cela ? »
Mais plus preste à deviner que ne l'est sa capitaine, Paulette réplique dans
un grand éclat de rire :
« Pourquoi ça ? mais parce que M. Marolles étant certainement de fort
mauvaise humeur à cause de notre retard dont il ne peut pas comprendre la

83
raison, et Marie-Antoinette se sachant toute-puissante sur l'esprit de son père,
notre brave et bonne camarade s'est vraisemblablement donné à elle-même, et
d'autorité, la tâche de représenter à elle seule son ancien bateau l’Aréthuse et
l'équipage entier en apparence de désertion collective... Voilà qui est beaucoup
plus facile à déchiffrer qu'un mot croisé pour école maternelle. Pas vrai, Anne ?
toi qui connais toutes les puissances de conviction que ta chère sœur possède sur
le commun auteur de vos jours ? »
La petite blonde approuvant aussitôt répond :
« Parfaitement vrai !... Et j'ajoute, sans en rien savoir, que mon aînée a dû
entraîner dans l'aventure le cher beau-frère Marc, lequel doit être en train de
monter les décors et vérifier les costumes du fameux ballet, afin d'empêcher le
signor Ercole Zanetti de s'arracher les cheveux pour cause d'absence
incompréhensible du metteur en scène Jean Juilliard disparu en même temps que
nous... »
Il y a un moment de silence pendant lequel tous s'entre-regardent,
également désorientés.
Enfin, déposant délicatement sur une étagère de verre, dans une vitrine
ouverte, un petit groupe de terre cuite extrêmement fragile, œuvre grecque
antique d'une grâce très rare, Marguerite Trévarec demande de sa voix la plus
calme :

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Appuyé d'une main sur l'épaule d'Ingrid.

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« Eh bien, alors, qu'est-ce que nous allons faire à présent ? »
Et venant tout de suite à l'aide de sa jumelle, Geneviève Trévarec cesse de
polir la statuette médiévale d'ivoire qu'elle nettoyait soigneusement, et appuie :
« Après la traduction que vient de nous donner notre ami Alcide, il va
bien falloir prendre une décision. »
De sa voix la plus tranquille, Martiale Cartier articule doucement :
« La décision ?... Mais elle est toute prise... Nous partons pour Oslo.
— Vive la capitaine !... et vive l'ex-matelot Manette ! »
Jetée à pleine voix, la double acclamation de Paulette, criant à tue-tête
dans tout l'emportement de sa fougue, éveille un écho éclatant sous la voûte
romane de la grande salle.
Mais Faïk ne peut s'empêcher de protester :
« Pas possible de partir avec deux voies d'eau dans la carène... voyons ! »
Et le rire de Paulette repart plus vibrant :
« Mais si, toubib Trévarec. Pendant que tu faisais de la médecine au
bénéfice de notre hôte, la capitaine et moi nous avons fait de la chirurgie au
service de l’Aréthuse... La voie d'eau de l'avant est déjà cicatrisée et la voie d'eau
de l'arrière va l'être à la prochaine marée basse. Tout sera paré dans vingt-quatre
heures. A nous la pleine mer et le grand vent du large, n'est-ce pas, mon cher
ami Jiji ? »
Jean Juilliard, qui continuait, avec sa placidité coutumière, à reproduire
sur une grande feuille d'album les lignes élégantes d'une aiguière médiévale en
bronze, répond posément :
« Oh ! moi, du moment que Paulette dit que c'est possible, je suis prêt à
embarquer... naturellement. »
La phrase approbative se perd dans le bruit d'une conversation faite de
questions et de réponses qui se coupent et se dominent les unes les autres.
Martiale, les deux jumelles, Guilmain, 'Anne et toujours Paulette dont la voix
aiguë monte plus haut que les autres, parlent en même temps. Et personne ne
prête attention au geste furtif d'Ingrid qui, seule silencieuse, se glisse sans bruit
vers la porte basse de l'estrade et disparaît derrière une draperie.
Après un long moment pendant lequel l'équipage et Guilmain
entrecroisent interrogations, ripostes et répliques dans une même fièvre et un
même brouhaha, Martiale, pressée de questions, finit par obtenir le silence et
déclare :
« Un peu de calme et un peu de patience, s'il vous plaît. Et puis de l'ordre
aussi. Pendant que vous travailliez ici, Paulette vient de le dire : nous n'avons
pas perdu de temps là-bas... Les braves gens d'ici ne parlent pas un mot de
français, moi je ne connais pas une syllabe de norvégien : cela ne nous a pas
empêchés de nous entendre à merveille. Pendant que les femmes et les enfants
continuaient à bêcher les champs et à soigner les moutons, les hommes se sont
tous mis à la besogne sous la direction des quatre frères Askill, chacun
déployant une inlassable bonne volonté. Et notre Aréthuse, si rudement secouée

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à son arrivée par ce diable de mer qu'est le malstrom, se trouve aujourd'hui
presque complètement remise à neuf de la quille à la pomme des mâts, sauf un
dernier accroc à l'arrière. Demain, tout terminé, elle sera plus vive et plus alerte
que jamais.
- Hurrah ! pour l’Aréthuse, crient ensemble les quatre voix des membres
de l'équipage.
- Alors, cap sur Oslo pour réparer le temps perdu, prononce à son tour
Alcide Guilmain.
— Ainsi vous voulez me quitter, mes chers hôtes dont la jeunesse et les
élans enthousiastes m'ont fait tant de bien ?... »
La voix grave et lente vient de prononcer cette phrase avec un tel accent
de tristesse que tous se retournent en même temps dans un silence subît. A
quelques pas, appuyé d'une main sur l'épaule d'Ingrid, le iarl est debout, entré
silencieusement. Et, surpris à l'improviste, les cinq jeunes filles et les deux
artistes restent muets et déconcertés.
Alors, avec un sourire un peu triste, le vieil homme continue :
« Je me doutais bien que vous ne resteriez pas longtemps dans mon île
isolée. Mais votre jeunesse me réchauffait le cœur autant que vos soins, docteur
Geneviève, faisaient du bien à mes infirmités, et votre érudition, archiviste
Marguerite, débrouillait pour moi mes vieux manuscrits... Et puis vous deux...,
permettez-moi de dire Jean et Alcide:.., vous avez si bien commencé à mettre de
l'ordre dans ce dont j'espérais faire le musée de mes aïeux malgré qu'il y manque
tant de choses : la coupe légendaire de mon lointain ancêtre... et aussi quantité
d'objets qui seraient bien précieux qt qu'ont plus ou moins volés les pirates
débarqués ici au cours des grandes guerres d'autrefois... »
L'accent se fait si ému que, d'un même mouvement et parlant en même
temps avec un élan spontané pareil, Martiale et Alcide s'exclament :
« Mais nous reviendrons, iarl, aussitôt terminé ce que nous allons faire à
Oslo.
- Et nous le ferons, votre musée, je m'y engage !... »
En même temps, sur un regard échangé et faisant deux pas en avant la
main dans la main, Paulette et Anne proposent ensemble :
« Pour être sûr de notre retour, iarl, donnez-nous Ingrid en otage...
— Et les fêtes d'Oslo finies, nous vous la ramènerons aussitôt toute
joyeuse de les avoir vécues avec nous. »
Sauf Jean Juilliard, qui en graveur passionné de son art ne peut pas ne pas
prendre en croquis d'album tout ce qui se passe sous ses yeux, tous ont fait
cercle, entourant le seigneur de l'île et sa fille devenue soudain toute
bouleversée.
Le dernier descendant des Vikings promène son regard sur ces jeunes
visages qui l'entourent et sur les traits de ses hôtes il lit un si bel élan de sincérité
que monte en lui une émotion. Sentant contre lui trembler sous son bras les

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épaules de sa fille visiblement palpitante devant la proposition inattendue, il
entend Martiale Cartier affirmer :
« Confiez-nous sans crainte Ingrid à qui nous ferons passer avec nous ces
quelques jours de fête pendant lesquels nous la traiterons comme si elle était
notre sœur et nous vous la ramènerons aussitôt, iarl. Parole de marin français... »
Le dernier descendant des rois de Thulé, jadis en ce lieu maîtres
souverains des mers, incline sa tête imposante sous les cheveux et la barbe de
neige et, libérant sa fille de son étreinte, il déclare :
« C'est bien, capitaine. J'ai confiance et j'accepte... »

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CHAPITRE X

L'«ARETHUSE» AU RALLIEMENT

LE BRISE-GLACE qui, suivi proue sur coupe par la goélette avançant au


moteur, traverse à bonne allure le malstrom pour quelques moments tout
alangui, débouche du goulet et vient sur tribord pour dégager la route. Et,
comme il ralentit, les quatre frères Askill, alignés sur le bordage, agitent
joyeusement leurs bonnets en guise de salut.
Chemin libre devant elle, l’Aréthuse continue sa course vers la haute mer
tandis qu'au commandement de Martiale, debout à sa roue de barre, brus-
quement toute la voilure se déploie, grand-voile et misaine et les deux focs, les
toiles blanches se gonflant immédiatement sous la brise très vive qui souffle de
l'ouest. A l'accoutumée, les deux jumelles Trévarec, d'abord aux drisses puis tout
de suite aux écoutes, ont pris leur poste, Paulette courant à l'avant pour border
les focs avec l'aide de Jean Juilliard. Et se couchant légèrement sur sa joue de
bâbord, le beau yacht blanc prend son vol tel un grand oiseau marin.
Alcide Guilmain coupe l'allumage du moteur et déclare :
« Nous sommes sortis de justesse, capitaine, car c'est la panne sèche. Plus
une goutte d'essence au réservoir.
- Peu importe, répond Martiale, plus besoin du tournebroche quand nous
avons nos ailes de toile... »

89
Alcide rabat le capot du moteur devenu silencieux et, luttant de son mieux
contre le tangage, monte à son tour vers l'étrave où il retrouve Jean accroupi le
dos au canon à signaux;, son album déjà ouvert devant lui et le crayon aux
doigts. Debout sur le pied du beaupré et se tenant d'une main à la drisse du petit
foc, Paulette Montrachet se dresse, les cheveux au vent, en vigie qui guette
l'horizon avec des prunelles luisantes de joie : gorge battante sous le tricot rayé,
lèvres entrouvertes, la petite brune semble dévorer des yeux la mer sur laquelle
commence à bondir le bâtiment.
S'adossant au mât de misaine, Guilmain a un léger rire et fait :
« Bien entendu tu es déjà au travail, toi, dessinateur infatigable et tu as
retrouvé ton modèle favori...
- Naturellement, répond l'artiste : il y a longtemps que je n'avais pas fait
un portrait de Paulette et tu vois si sa pose est charmante... »
La jeune fille s'est retournée et, avec un regard affectueux vers son
camarade préféré, elle riposte :
« Quand nous serons au millième croquis de moi, je ferai une « exposition
Jean Juilliard ».
— Pour laquelle je me charge d'écrire la préface du catalogue sous ce titre
: « Mademoiselle de Bourgogne sur la mer », annonce Alcide qui ajoute : «
Vous êtes plus heureuse ici que dans l'île du iarl, n'est-ce pas ? »
Paulette, se maintenant toujours en équilibre de la main gauche à la drisse
rigide, semble embrasser, d'un grand geste de la main droite, le panorama des
flots ondulant devant elle comme si elle voulait les étreindre dans une caresse
tendre. Et avec un accent étrangement ému elle dit :
« Oh ! L'île c'était bien... le musée du iarl c'était bien... mais pour moi
rien ne vaudra jamais cela : vivre entre le ciel et l'eau sur l'avant de mon
bateau... »
Au même moment, vers l'arrière que les grandes voiles gonflées masquent
au regard des trois camarades, des exclamations retentissent si vives et si
inattendues qu'Alcide demande, mi-plaisant et mi-sérieux :
« Eh bien, eh bien... qu'est-ce qu'il se passe là-bas ? Une révolte à bord ?
Pas possible ! »
Pareillement intrigués, suivant Guilmain qui retourne sur ses pas en
passant sous le gui de la grand-voile, Juilliard et Paulette suivent leur ami et, en
même temps que lui, manifestent le même étonnement amusé.
Car, surgie par le panneau ouvert du carré, une silhouette tout à fait
singulière dans ce cadre de pleine mer est debout à trois pas de la capitaine et
des jumelles, tandis que, apparue à son tour, Anne annonce à pleine voix :
« Capitaine, marins et passagers, je vous présente la nouvelle passagère,
Mlle Ingrijd Ketil que nous ne saurions amener à Oslo dans sa tenue originale,
mais peu mondaine de pêcheur de phoques : excellente et décorative dans l'île
du iarl, son père, mais impossible à produire dans les fêtes mondaines qui nous
attendent... Et c'est pourquoi, dans un esprit de sacrifice qui vous étonnera peut-

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être de ma part, je n'ai pas hésité à me dépouiller en sa faveur de mon costume
tailleur, création des ateliers de mon illustre père et qui va faire d'elle, à ma
place, une parfaite ambassadrice de la maison de haute couture Marolles Aîné et
Cie. »
Rires et exclamations partent à la fois. Beaucoup moins à son aise dans le
costume élégant de son amie Anne que dans son ordinaire tenue d'insulaire, la
jeune Norvégienne ne sait trop quelle contenance tenir. Car le contraste est des
plus étranges entre les cinq Françaises dans leurs libres tenues de matelot sous la
lumière du grand large et la poupée mondaine qu'Anne Marolles s'est amusée à
vêtir de sa tenue la plus élégante, à coiffer, chausser et ganter avec tous les
raffinements qu'elle s'applique à elle-même lorsqu'elle s'habille pour se rendre à
terre, à quelque five o'dock. Et la jeune Marolles explique :
« Puisque Ingrid et moi nous sommes absolument de la même taille, rien
n'a été plus aisé que de transformer notre ancienne naufragée en cette ravissante
statuette vivante à laquelle la couleur de ses yeux et la teinte si claire de ses
cheveux ajoutent un charme qui lui vaudra le plus grand succès lorsque ma
soeur Marie-Antoinette va la voir débarquer à notre arrivée auprès d'elle. »
Et comme aussitôt les approbations montent de toutes les lèvres
accompagnées de compliments flatteurs qui font surgir un peu de rouge aux
joues pâles de la jolie Norvégienne, Anne reprend :
« Excusez-moi, capitaine, j'ai agi d'autorité sans te prévenir dans le secret
de ma cabine... Tu ne m'en veux pas d'avoir oublié de te demander la
permission, j'espère ?... »
Et Martiale répond :
« Je te la donne à retardement, la permission, mousse, car, à cette heure,
ce n'est plus notre petite camarade de l'île, Ingrid, que l'Aréthuse amène a Oslo,
mais, sous l'aspect nouveau que tu lui as donné, c'est la dernière princesse viking
qui va débarquer avec nous sur le sol de ses ancêtres. »

91
CHAPITRE XI

L'ENIGME

APRÈS une série de manœuvres basées sur la carte marine qu'elle a


longuement étudiée tout en tenant sa route, Martiale voit se développer devant
elle l'île de Hanko Bad avec sa plage et les nombreux yachts mouillés à portée
de terre ou manœuvrant dans l'estuaire du fjord qui monte vers Oslo.
Après quelques instants d'hésitation, la capitaine, apercevant une anse qui
lui semble tout à fait favorable, met le cap sur cet abri naturel et vient
adroitement accoster un môle moins encombré que les autres quais. Les voiles
ayant été immédiatement ferlées avec la promptitude habituelle et deux
haussières, à l'avant et à l'arrière, tournées sur les bornes d'amarrage les plus
proches, Geneviève Trévarec demande :
« Nous sommes parés pour le débarquement, mais comment allons-nous
retrouver Manette au milieu de toutes ces maisons et de tous ces bateaux ?
- En tenue de sortie à terre toutes, d'abord, répond Martiale et nous nous
débrouillerons ensuite... Alcide et Jean, je vous confie le quart pendant un
moment, voulez-vous ? »
Sans attendre une réponse qui ne fait aucun doute, l'équipage entier a déjà
disparu dans l'entrepont cependant que, transformés ainsi en sentinelles
bénévoles, les deux amis s'installent tout en regardant autour d'eux, avec
curiosité, le paysage de cette île qu'ils ne connaissent pas plus que leurs amies.

92
« Nous débrouiller, nous débrouiller, moi je veux bien, proteste Jean, mais
aucun de nous ne parle le norvégien, et pour demander notre chemin...
— Tu sais bien que tout le monde en Norvège parle français », réplique
tranquillement Guilmain qui, au même moment, s'étonne soudain : « Mais, par
toutes les Walkyries de la mythologie Scandinave, ou j'ai la berlue, ou c'est notre
fameux ami Ercole Zanetti qui arrive tout droit sur nous comme un dieu sauveur
surgissant pour nous tirer d'embarras à l'improviste ! »
Essoufflé par une course rapide, pétulant et démonstratif à sa coutume,
c'est en effet l'imprésario napolitain qui accourt à toutes jambes, et, avec sa
fougue ordinaire, saute du quai sur le pont de la goélette et saisit les mains des
deux jeunes gens en exclamant :
« Ah ! che ! carissimi amici... Une joie immense ! Une surprise
merveilleuse ! J'étais là-haut... sur la terrasse du Casino dans la grande salle
duquel la délicieuse signora du Viguier préside le jury du tournoi, et tout d'un
coup, comme je regardais la mer, qu'est-ce que je reconnais arrivant sous ses
voiles... l’Aréthuse !... la belle Aréthuse !... Notre chère Aréthuse !... dont ni la
signora, ni moi, ni le maestro Marc du Viguier ne savions ce qu'elle était
devenue. Nous la croyions perdue... enlevée par des pirates ou partie pour les
antipodes ! Alors j'ai bondi de bonheur et j'ai couru, j'ai dégringolé des escaliers
et me voilà. Ah ! que je vous embrasse ! »
Et, débordant d'exaltation, parlant, riant, gesticulant comme il fait
toujours, l'imprésario joint le geste au débordement de ses mots entrecoupés. Et
il le fait avec tellement d'enthousiasme que, première prête sans doute, Paulette
Montrachet surgit par le panneau du carré en béret à pompon rouge et marinière
à col bleu, attirée par le vacarme des paroles. Ercole se retourne et continue de
plus belle ses démonstrations :
« Ah ! signorina Paoletta, que je vous embrasse aussi tout de suite ! »
Derrière la petite brune, Martiale et les deux jumelles paraissent à leur
tour, toutes trois en casquettes à coiffe de toile, vareuses marines bleues à
boutons d'or timbrés de l'ancre en relief et jupes blanches de sortie à terre. Puis
Anne, en marinière elle aussi, et enfin, dans le tailleur élégant que lui a prêté son
amie, Ingrid dont l'étrange beauté arrache à Zanetti de nouvelles démonstrations
admiratives. Cependant l'Italien se calme après avoir épuisé tout son vocabulaire
habituel souligné de sa gesticulation ordinaire. Et les explications prenant un
tour plus clair, les Françaises commencent à comprendre.
Tandis que Marc du Viguier est demeuré à Oslo, achevant de mettre au
point à l'Opéra royal sa Ronde des Saisons qui va passer en première repré-
sentation, Marie-Antoinette est restée à Hanko Bad
où, fidèle à la parole donnée à son père, elle a pris la place de présidente
laissée vide par la disparition de la capitaine et des matelots de l’Aréthuse.
Martiale jette un coup d'œil sur la rade et s'étonne :

93
« Mais, je ne vois aucun mouvement ? Quelles sont les régates
aujourd'hui? »
Zanetti repart de plus belle dans ses explications :
« II n'y a pas que des régates de bateaux ! Nous avons des championnats
de toute sorte à terre tout aussi bien qu'en mer : le tennis, le golf, la gymnas-
tique, la course, le saut, que sais-je ? Aujourd'hui c'est le championnat d'escrime
féminine... Les meilleures épéistes internationales... Un tournoi passionnant...
venez, venez, montez au Casino avec moi... Mme Manette est là-haut... elle
préside... et elle va être radieuse de surprise en vous voyant enfin ici... Venez,
venez, venez !... »
Un peu étourdies par la verbosité du brave homme avec lequel elles se
sont si souvent rencontrées dans les croisières antérieures, Martiale et ses amies
se laissent entraîner avec Ingrid un peu effarée par cette ardeur démonstrative
dont s'amusent Jean et Alcide. Par une rampe coupée de petits escaliers,
équipage et passagers de la goélette atteignent, dans une marche rapide, la
terrasse dominant la rade au moment même où les portes du Casino s'ouvrent,
livrant passage à un flot de spectateurs, pendant que résonnent encore à
l'intérieur de longs applaudissements.
« Ah ! fait Zanetti déçu, nous arrivons trop tard, le tournoi est terminé...
quel dommage ! »
En entendant la phrase, un commissaire que signale un brassard à vives
couleurs se retourne et déclare :

94
« Pas terminé du tout, sur les vingt-cinq concurrentes il y en a huit qui
n'ont pas pu se départager et qui recommenceront demain pour trouver une
victorieuse définitive qui emportera le trophée...
— Alors, suivez-moi, ordonne Ercole, la présidente est encore là. »
Par une porte de côté, le Napolitain entraîne le petit groupe et le fait
pénétrer dans une grande salle au fond de laquelle, entourée des,membres du
jury avec qui elle discute, Marie-Antoinette, d'une élégance extrême comme
toujours, se retourne et jette une grande exclamation à la fois de joie et de
reproche !
« Ah ! Vous... vous... Enfin vous tous ! Je commençais à croire que vous
étiez partis en désertion pour Honolulu ou pour le pôle Sud..., et que je ne vous
reverrais jamais ! »
. Sans plus s'inquiéter du groupe d'arbitres avec qui elle s'entretenait, la
jolie présidente, le teint animé sous l'auréole de sa chevelure au ton roux
vénitien, passe des embrassades affectueuses de ses cinq amies, aux baisemains
du peintre et de l'archéologue. Il y a tout un brouhaha d'effusions, de paroles et
de rires jusqu'à ce que Zanetti réunisse les deux groupes avec une question qui
fait tourner vers lui toutes les têtes par son accent désolé :
« Alors, pas une seule de ces belles escrimeuses n'a pu conquérir le plus
superbe de nos prix?»
Et, afin de le mieux montrer en le caressant de ses doigts avec le geste de
l'expert qui fait valoir un objet de grand prix dans une vente publique, le
Napolitain enlève du socle où elle repose une magnifique pièce d'argenterie, et
continue :
« Un de ces vases à deux anses dans lesquels, aux banquets romains, les
esclaves mélangeaient le vin de Samos à la neige des montagnes... Une pièce
unique de l'époque alexandrine, mieux sculptée que ne le sont les vaisselles
d'argent de Bosco Reale de Pompéi1 au musée du Louvre... Un précieux joyau
que mon compère et vieil ami antiquaire Malatesta a découvert dans l'héritage
d'un revendeur écossais quelque peu naufrageur et a bien voulu céder au maître
couturier Marolles, qui en a fait le prix de ce championnat... Ah ! que voilà donc
une œuvre d'art antique bien digne d'être disputée l'épée à la main par les plus
intrépides amazones de l'Ancien et du Nouveau Monde... »

1. Découvert dans le faubourg de Pompéi appelé Bosco Keale, !e trésor


d'orfèvrerie qui porte ce nom et qui est composé de nombreuses pièces de
vaisselle d'argent sculptées à fort relief et datant de l'époque alexandrine, est
une des plus remarquables richesses du Louvre.

Sous la tirade fougueuse du bon Zanetti, Manette s'est détournée,


reprenant son rôle de présidente :

95
« Vous avez parfaitement raison, cher ami Ercole : et c'est pourquoi les-
assauts de demain vont faire déserter par les sportifs toutes les autres
compétitions. A demain donc... »
Un geste et un sourire adressés à la ronde donne congé aux membres du
jury et laisse la présidente, redevenue Manette ex-matelot de l’Aréthuse, seule
dans la grande salle avec ses amis.
Très gracieuse à sa coutume, elle demande :
« Cher Zanetti, voulez-vous prévenir l'huissier du Casino qu'il ne laisse
entrer personne. Je reste ici avec mes camarades. »
Et, dès que l'imprésario s'est précipité au-dehors, Marie-Antoinette se
retourne et lance gaiement :
« Vous tous à présent, trouvez des sièges, asseyez-vous autour de moi et
expliquons-nous, s'il vous plaît... D'où arrivez-vous ?... Pourquoi aviez-vous
disparu ? Et comment se fait-il que pour sauver la situation, M. mon époux Marc
du Viguier et moi nous ayons dû abandonner Paris à l'improviste et venir, lui à
l'Opéra royal d'Oslo et moi, ici, conduire les besognes qui devaient être réparties
entre vous sur terre et sur mer ? »
Comme toutes les voix s'élèvent à la fois pour répondre en même temps,
la jolie femme reprend son autorité de présidente pour dominer ce com-
mencement d'explication confuse :
« Pardon... Chacun son tour, s'il vous plaît, pour me répondre... les cinq de
notre goélette une à une et puis vous deux ensuite, Juilliard et Guilmain...
Tiens ? je ne faisais pas suffisamment attention : cinq et deux cela fait sept et je
vois que vous êtes huit ? Qui est cette charmante nouvelle venue ? Elle m'est
d'autant plus sympathique, que sans l'avoir jamais vue je reconnais en elle une
cliente de la maison Marolles et Cie dont elle porte le dernier modèle de tailleur
sorti de nos ateliers.
- Naturellement, ma sœur, puisque c'est le mien que je lui ai prêté pour
nous accompagner ici, riposte Anne.
- Car, explique Martiale, je te présente notre nouvelle amie Ingrid, fille de
notre hôte le iarl Ketil et descendante des plus grands chefs vikings de l'histoire
Scandinave. »
Manette fait un geste d'incompréhension : « Ah ! je vous en prie : votre
hôte ?... Un iarl ?... Une princesse viking ? Je n'y comprends rien du tout, parlez
l'une après l'autre, je vous dis, et brièvement, car avant une demi-heure il faut
que j'aille me mettre en robe de soirée pour le troisième bal des régates qui a lieu
cette nuit... et auquel vous allez m'accompagner puisque vous voilà, après vous
être fait tant attendre...
— Un bal ?... ça y est ! J'étais sûre de ce qui nous attendait ! » gémit entre
haut et bas Paulette Montrachet dont la plainte comique se perd au milieu des
approbations joyeuses de ses camarades, visiblement enchantées par cette
nouvelle.
« Tenue de soirée, naturellement ? demande Geneviève.

96
- Tant mieux, déclare Marguerite, depuis le temps qu'elle est
enfermée dans ma cabine, la mienne a besoin de prendre l'air.
- A moins, cependant, corrige Marie-Antoinette, que vous préfériez venir
en uniforme, ce qui produirait beaucoup d'effet.
- Et me permettrait de te prêter ma robe de bal qui t'ira à merveille »,
annonce Anne à Ingrid qui demeure déconcertée au milieu de ces propos volant
de l'une à l'autre autour d'elle.
Mais, dominant ces jeunes voix vibrantes qui s'entrecroisent, après un bref
signe à Jean Juilliard demeuré silencieux, Alcide Guilmain proteste :
« Ah ! Je vous en supplie, mettons de l'ordre dans tout cela ou nous n'en
sortirons jamais... Avant de parler toilettes de soirée : au clair, la situation !...
Présidente Marie-Antoinette, cessons de jouer aux propos interrompus, laissez-
moi la parole dix minutes et tout sera limpide comme de l'eau de roche... »
Suivant sa coutume, l'ingénieur archéologue fait nouvel usage de cette
autorité à la fois souriante et irrésistible dont il a donné les preuves en tant de
circonstances. Et dans le silence subit imposé de manière si gentille, mais sans
réplique, il parle à petites phrases courtes, avec des mots brefs mais
singulièrement colorés. Il raconte ce qui s'est passé dans l'île mystérieuse du iarl
Ketil. Evénements dont la fille aînée du couturier Marolles ne pouvait
naturellement rien savoir, mais qui en ces quelques minutes deviennent pour elle
aussi vivants que si elle les avait vécus avec l'équipage de l’Aréthuse et les deux
artistes venus au secours du petit bâtiment.
Quand Alcide, tout souriant, se tait sur un dernier mot, Manette exclame :
« Mais c'est un roman que vous me racontez là. Et vous me rendez jalouse
: que n'étais-je encore matelot de la goélette pour avoir passé ces jours-là avec
vous... »
Se levant d'un mouvement rapide, la jeune femme vient droit à la
Norvégienne, la prend aux épaules d'un geste affectueux et dit :
« Pour vous mettre avec moi sur le pied de la camaraderie qui vous joint à
ma sœur et à mes amis, permettez-moi de vous embrasser, de vous appeler
Ingrid et de vous dire que l'ex-matelot Manette est prête à donner son aide au
musée qui est le rêve de votre père et qui sera une réalisation de nous toutes,
l'équipage de l’Aréthuse... »
Autour de Marie-Antoinette et d'Ingrid, approuvant, parlant ensemble,
Martiale, les deux jumelles, Paulette et Anne forment un groupe agité, bruyant
dans un mouvement de rires et de paroles entremêlés.
Très calme, Alcide a pris Jean par le bras et lui glisse à l'oreille :
« Voilà, mon cher, comment, quand on sait s'y prendre, on organise une
intimité plus rapidement nouée qu'elle ne le serait après deux heures de
conversation mondaine... »
Et tout d'un coup, levant les yeux sur le mur proche de lui, le jeune
ingénieur jette une petite exclamation étonnée :

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« Tiens... Mais je n'avais pas vu, ni toi non plus, là, dans ce cadre, c'est
ton affiche... celle qu'à la demande de Marolles tu, as gravée en lithographie
pour l'ouvrage de son gendre... »
Côte à côte, tous deux se sont approchés du panneau publicitaire et Alcide
Guilmain lit à mi-voix le texte que met en valeur une amusante frise de
personnages et d'ornements décoratifs :
« Première représentation en soirée de gala, La Ronde des Saisons, ballet,
partition et livret de Marc du Viguier, grand prix de Rome. Décors et costumes
de Jean Juilliard, grand prix de Rome. Sur la scène de l'Opéra royal d'Oslo... »
Mais, dans un sursaut brusque, Jean interrompt :
« Oh ! mais dis donc, regarde, regarde : « Ce « soir 22 mai à vingt heures
», mais c'est aujourd'hui !... C'est ce soir !... Et je suis là à ne rien faire... ayant
laissé mon pauvre Marc se débrouiller seul quand je devrais être sur le plateau,
dans les coulisses... pour tout diriger... Heureusement il n'est que dix-huit
heures... j'ai deux heures pour y courir... je pars... »
Avant que le peintre graveur ait eu le temps de finir, son compagnon
étouffe un fou rire :
« Ne bouge pas, malheureux ! Hanko Bad où nous sommes est à l'entrée
du fjord au fond duquel se dresse Oslo... à cent kilomètres d'ici et même à cent
deux exactement. Rien à faire, mon pauvre ami ! Le rideau se lèvera sans toi,
sous la baguette de chef d'orchestre de ton compositeur et camarade de
promotion à la Villa Médicis de«(la Ville éternelle... »
L'élan de Juilliard est arrêté net par ce rappel d'un éloignement
géographique dont, sous le choc de la surprise en lisant la date et l'heure de la
représentation, il avait complètement oublié la situation sur la carte de la
Norvège très mal connue de lui1. Et laissant tomber ses bras dans un geste de
découragement, le pauvre décorateur qui se reproche cruellement de manquer à
tous ses devoirs, murmure :
« Et dire que, pour rendre service à ce vieux descendant des rois de Mer
dont nous ignorions l'existence il y a un mois, je déserte sans le vouloir mon
poste de metteur en scène auprès de mon meilleur ami...
- Ne te désespère pas, mon pauvre vieux, répond affectueusement Alcide :
Marc t'aime trop pour t'en vouloir de ton absence involontaire... surtout quand il
en connaîtra la raison... Et, pour te changer les idées, pendant que nos amies
papotent à qui mieux mieux, viens admirer de plus près, sur son socle, cet
extraordinaire trophée que Marolles et son Zanetti ont trouvé moyen d'offrir
comme prix du tournoi d'épée féminin dont notre chère Marie-Antoinette
présidera demain le grand assaut final. Ce vase d'argent est un des plus beaux
types que je connaisse de ceux que, sauf erreur, Grecs et Romains appelaient un
cratère... Qu'en dis-tu ?...»
Jean, prenant le vase par les deux anses, le soulève tout en disant :
« J'envie l'amazone qui sortira d'ici demain en emportant ce chef-d'œuvre
qu'elle aura gagné de haute lutte sur ses rivales. Cette orfèvrerie est ciselée

98
comme un bijou de prix. Regarde l'étonnant relief des petits personnages... Les
sculpteurs de cette époque alexandrine, que l'on traite à tort de décadente, étaient
d'admirables modeleurs1. Sur la table de ses festins quel satrape d'Asie, quel
gouverneur de province, quel empereur de Rome a possédé ce vase, a mélangé
les vins de l'Archipel ? »

1. A l'époque des Ptolémées, Alexandrie d'Egypte connut un admirable


mouvement de littérature et d'art, illustré par des poètes et des artistes
graphiques que l'histoire de l'art a réunis sous le nom d'Ecole alexandrine.

Guilmain, à son tour, a pris le trophée, le soupèse, l'examine de tous côtés


et soudain a une petite surprise :
« Regarde : par une étrangeté rare pour l'époque, l'auteur de ce joyau
l'aurait-il signé ? »
Sous son doigt, au pied du vase, Alcide a senti des marques en creux. Il
regarde de tout près et déclare :
« Bien long pour une signature... Ce sont des lettres helléniques. »
Alors, se retournant, il appelle :
« Amie Paulette... voulez-vous venir un peu, s'il vous plaît ? Nous avons
besoin de vous... »
Se détachant du groupe toujours très agité, la petite brune arrive et, tout
étonnée, s'entend demander :
« Dites-moi donc, vous, premier prix de version grecque au lycée de
Dijon, est-ce que vous liriez cela par hasard ? »
La jeune fille se penche, intriguée ; du bout de l'ongle gratte un peu de
poussière qui cache à demi l'inscription, l'étudié un moment sourcils froncés
puis répond le plus simplement du monde :
« Inscription boustrophédon, qui a été gravée à l'envers avec un burin. Il
suffit de prendre un estampage... Jean, vous qui avez toujours dans vos poches
des tas de choses bizarres, vous n'auriez pas un morceau de cire à modeler ? »
L'artiste obéit, se fouille un moment et offre à sa petite camarade un
fragment verdâtre que Paulette saisit, malaxe, appuie fortement sur le pied du
vase puis, après cette pression, l'enlève, le retourne... Sur le morceau de cire
plastique, des lettres apparaissent formées en relief et, sans plus s'émouvoir, la
jeune Bourguignonne déchiffre lentement :
« Théodora... Thulé... basilissa... traduction : « Théodora impératrice de
Thulé... »
Sous le coup de la surprise tous les trois se regardent, le même profond
étonnement dans les yeux :
« Ah ! par exemple ! murmure Alcide : Théodora... Théodora... mais c'est
le nom, et basilissa c'est le titre de la princesse byzantine qu'épousa... et que
pleura si longuement le grand ancêtre de notre iarl... celui qui a jeté sa coupe à
la mer pour la perdre à jamais...

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- Mais qui, avant ce sacrifice, la remplissait probablement avec le vin ou
Phidromel contenu dans ce vase alexandrin faisant partie sans doute de la dot
apportée de Constantinople en Scanie par la grande dame grecque expatriée,
conclut Jean.
— Mais Ingrid doit le savoir », crie Paulette qui appelle à pleine voix : «
Ingrid, Ingrid... viens ici, et vous toutes aussi... et regarde cela. Connais-tu ce
vase d'argent ?... »
Dans le cercle amical des trois Bretonnes et d'Anne, la jeune Norvégienne
a déjà dominé l'intimidation que lui a d'abord causée Marie-Antoinette et elle
répond après une légère hésitation :
« Je n'ai jamais vu ce magnifique objet chez nous.
- Il porte pourtant le nom de ta grande aïeule Théodora, riposte Paulette :
je viens de le lire ici, à l'instant : regarde toi-même, toi qui es l'arrière-petite-fille
de la reine de Thulé. »
Le ton a été si brusque qu'il semble un reproche et Ingrid a un peu rougi.
Elle secoue la tête :
« Je répète que je n'ai jamais vu cette chose que je trouve très belle... mais
si tu dis vrai, Paulette, ce doit être un des objets qui, voici bien longtemps, ont
été emportés de chez nous par ces corsaires d'il y a deux ou trois cents ans dont
mon père a souvent maudit les pilleries de ces temps-là. »

100
De nombreux bateaux à voiles de couleurs les plus variées.

101
Un grand silence est tombé que Guilmain rompt par une de ces phrases
nettes qui lui sont familières :
« Eh bien, c'est très simple... Il n'y a qu'une chose à faire. Chère Marie-
Antoinette, vous êtes la présidente du jury ? D'autorité remplacez ce prix par un
autre objet et rendons ce précieux souvenir au iarl qui sera ravi par cette
restitution. Dans les trophées que votre père a donnés, vous trouverez bien un
autre objet d'art pour remplacer celui-ci... »
Et comme Martiale et les deux Trévarec approuvent avec énergie et
qu'une joie subite brille dans les yeux d'Ingrid, Manette secoue la tête :
« Impossible, mes amis. Comme pour tous les autres trophées donnés par
mon père, celui-ci a été photographié - - il est reproduit sur les programmes qui
ont été envoyés aux quatre coins des deux mondes. Celles qui ont lutté
aujourd'hui et dont les huit victorieuses combattront demain sont venues pour
conquérir ce prix-là et non pas un autre... Toute substitution est absolument
impossible, car le tournoi est engagé trop à fond... Songez que sur les vingt-cinq
pays qui se sont mis en ligne, dix-sept ont été battus cet après-midi, l'un après
l'autre, et que demain, sur les huit nations restantes il y aura sept vaincues et une
seule triomphante. Ce sont vraiment les honneurs nationaux qui se sont jetés
dans la bagarre...
— Mais voyons, chère Manette, interrompt Guilmain, la grande maison
Marolles et son chef éminent sont assez riches pour remplacer ce vase
alexandrin par un autre trophée ayant quatre fois bu même dix fois la valeur
marchande de cette épave archéologique... »
La jolie présidente hoche la tête :
« Je vous répète qu'il ne s'agit pas ici de valeur marchande. Pas une des
concurrentes, pas une des sociétés organisatrices du tournoi dans chacun des
pays que chacune de ces rivales représente, pas un des membres du jury, pas un
des journalistes qui vont rendre compte de ce championnat n'admettraient un
trophée de remplacement. La loi du sport est la loi du sport, il n'y a qu'à
s'incliner... J'en suis désolée pour le chagrin que cela va causer à votre ami le
iarl et à vous, ma pauvre Ingrid : mais c'est ce trophée-là qui demain sera
emporté par la victorieuse du match final, dans le pays proche ou lointain dont
elle sera la glorieuse représentante... »
C'est malgré elle et visiblement en se forçant à cette décision sévère que
Marie-Antoinette du "Vïguier a prononcé cette réponse sous le choc de laquelle
les yeux de la Norvégienne se remplissent de larmes. Elle recule de deux ou
trois pas, saisît de la main droite celle de Paillette et de l'a gauche les doigts
d'Anne et elle balbutie :
« Emmenez-moi, vous deux... Emmenez-moi où vous voudrez, mais je
n'assisterai pas demain à la disparition de ce souvenir dont le retour chez nous
eût bouleversé mon père de la plus merveilleuse des joies... »
Et, comme entre ses deux amies Ingrid les entraîne hors de la salle, Marie-
Antoinette regarde Martiale et les deux jumelles puis Jean et Alcicte dont les

102
traits se sont contractés. Et avec un soupir, caressant de la main le trophée sur
son socle, elle murmure pour s'excuser elle-même :
« C'est dommage... bien grand dommage... mais qu'y faire ? »

103
CHAPITRE XII

LE MATCH ET LE DEFI

LE PETIT avion s'immobilisant enfin sur le soi dans un dernier mouvement,


Alcide Guilmain glisse dans la main du pilote quelques billets de banque pour
payer le prix de sa location et, d'un bond souple, saute à terre. Juste devant lui, à
distance, il aperçoit une haute horloge dont les aiguilles marquent trois heures et
il a un geste mécontent en monologuant :
« Je suis en retard, naturellement... Mais ma foi, tant pis... impossible
d'être en même temps à la foire et au moulin. »
D'un pas rapide, le jeune homme sort du terrain d'atterrissage, enfile la
voie qui s'ouvre devant lui et précipite sa marche en direction du Casino dont lé
toit en dôme apparaît au loin, dominant la rade de la station balnéaire de Hanko
Bad et l'estuaire du fjord.
Tout en marchant à allure accélérée, il admire le magnifique paysage qui
s'étend sur sa droite et l'étendue marine sur laquelle vont et viennent de
nombreux bateaux de plaisance à voiles, des couleurs les plus variées. Longeant
sur sa gauche villas de plaisance et hôtels de luxe, il arrive au bas de la rampe
qu'il escalade sans ralentir et débouche sur la terrasse occupée par de nombreux
groupes parmi lesquels règne une grande animation de paroles et de gestes.

104
Alors il grommelle entre ses dents :
« J'ai eu bien tort de courir. Tout est terminé naturellement. »
Mais il se retourne brusquement, car la voix de Jean Juilliard sonne
derrière lui : ,
« Enfin, je te découvre... Où diable te caches-tu depuis ce matin ? et d'où
arrives-tu ? »
Alcide répond tranquillement :
« Moi ?... J'étais à Oslo...
- Où cela ? s'étonne l'artiste, son grand album sous le bras.
— A Oslo, je te dis, Oslo... capitale de la Norvège, répète Guilmain...
Oslo, vers quoi je me suis envolé ce matin, tandis que, fatigué par la soirée
d'hier, tu ronflais comme une marmotte dans un des excellents lits de l'hôtel
Impérial... Oslo, à cent kilomètres d'ici, où en trois quarts d'heure m'a déposé un
avion de louage aussi lent qu'une brouette.
— Pourquoi ne m'as-tu pas emmené ? proteste Jean.
- Parce que tu dormais, mon ami. A Oslo, je me suis rendu dans les
stands de l'exposition montée par les chefs de service de la Manufacture
générale de Mécanique Hercule et Cie, propriété de la famille Guilmain... J'y ai
choisi le plus moderne des appareils radio récepteur-émetteur fabriqués par la
maison afin de le faire envoyer à notre amie Martiale Cartier sur l’Aréthuse
pour remplacer l'appareil démoli par le malstrom... Je me suis fait donner la
communication téléphonique sur Paris et j'ai mis M. Aniédée Guilmain, mon
père, au courant de nos aventures en une demi-heure de conversation... Après
quoi j'en ai fait autant avec notre excellent ami M. Marolles... dont j'ai calmé,
par mes explications, un énervement très compréhensible, et j'ai ensuite été
porter mes compliments pour la représentation d'hier soir à Marc du Viguier...
- Qui doit être dans une jolie colère contre moi, interrompt Juilliard.
- Pas du tout, il t'aime trop pour cela et, d'ailleurs, il était aux anges car,
pour La Ronde des Saisons, cela avait été ovations, triomphes, quinze rappels.
Nous nous sommes embrassés... J'ai repris mon coucou : cent kilomètres dans
l'autre sens et me voilà. Par conséquent j'ai tout arrangé et vous pouvez me
remercier pour mon dévouement... Seulement je paie mon sacrifice parce que j'ai
manqué ce qui se passe ici...
Tu n'as rien manqué, mon bon Alcide, tu arrives au contraire très bien...
juste pour le dernier acte du grand championnat commencé hier, car figure-toi
que... »
Une vibrante sonnerie électrique, aussitôt suivie d'un grand brouhaha et
d'une bousculade précipitée vers les portes du Casino, coupe l'explication de
Jean qui saisit son ami par le bras et l'entraîne :
« Viens par ici, viens dans le petit coin qui m'est réservé et tu vas tout
comprendre... »
Par une porte de côté, les deux amis se glissent dans un couloir et
débouchent dans un angle de la vaste salle qui, aux yeux surpris d'Alcide,

105
apparaît bondée sur tous les gradins par la foule de spectateurs serrés les uns
contre les autres. Au centre, le plancher entièrement dégagé offre une piste
allongée devant laquelle, sur son socle, se dressent sous l'éclat des lumières
électriques le grand cratère d'orfèvrerie tout étincelant et, un peu en arrière,
surélevé par un podium, la loge du jury dont les membres sont assis en demi-
cercle autour de la présidente : Marie-Antoinette du Viguier, plus ravissante que
jamais dans le double éclat de sa beauté et d'une toilette de la plus rare élégance.
Derrière elle, Alcide aperçoit trois casquettes blanches à écusson et visière
vernie et trois vareuses bleu marine à boutons d'or et il questionne à mi-voix :
« Martiale et les deux jumelles Trévarec ?... Mais je ne vois pas nos trois
autres amies, Paulette ? Anne ? et cette jolie Ingrid ? »
Jean, qui, assis sur un tabouret, vient d'ouvrir son album sur les feuillets
duquel se distinguent déjà de nombreux croquis, répond sur le même ton :
« Après avoir tenu parole en refusant de venir hier soir au bal des régates,
les trois mauvaises têtes ont continué leur bouderie et ont obtenu de la capitaine
la permission de fuir le match où se joue le sort de ce trophée, jadis enlevé par
on ne sait qui des collections de notre ami le iarl Ketil. Et elles sont parties pour
suivre en rade les courses à l'aviron qui se disputent en ce moment. »
Et comme Guilmain veut répondre, le dessinateur, déjà crayon en main,
lui murmure :
« Tais-toi et regarde : tu vas voir d'admirables sportives qui allient à
miracle toute la grâce féminine avec le plus remarquable jeu de l'épée. »
Trois coups de gong sonnent en battements précipités pour commander le
silence. Et tandis que, à la gauche du jury, s'installe l'arbitre qui va diriger le
match, à la droite, assis à une petite table chargée de feuillets, le secrétaire de la
réunion qui représente la direction générale des organisateurs, élève la voix pour
se faire mieux entendre de tous. Il fait alterner le français, l'anglais et le
norvégien, phrase à phrase :
« Au nom du Conseil des Jeux je vous rappelle ce qui a été dit au début de
cette réunion tout à l'heure. Après l'élimination, hier, de la majorité des
concurrentes qui toutes se présentaient sous les patronymes de leurs pays
d'origine, il n'est plus demeuré, en vertu de ces éliminatoires, pour le match
d'aujourd'hui, que huit escrimeuses... Quatre d'entre elles ont été mises hors de
jeu à la première partie de la journée. Pour cette deuxième partie, demeurent en
présence : Miss Hollande, Miss Mexique, Miss Ligurie et Miss Canada que voici
à présent devant vous... »
A l'appel des quatre noms, deux venant de la droite et deux de la gauche,
les concurrentes apparaissent et se rangent en ligne. Quatre très belles créatures :
deux blondes, une brune et une rousse, vêtues de la tenue classique des ferventes
du fleuret et de l'épée : la veste de toile rembourrée couvrant les épaules, la
poitrine et les bras, la culotte courte, les bas de nylon et les sandales à semelles
plates que la résine répandue à terre doit empêcher de glisser. Sous le bras
gauche, elles retiennent le masque aux mailles treillissées qui va leur protéger le

106
visage. De la droite, gantées à la Crispin, elles tiennent l'épée à lame triangulaire
et coquille d'acier poli. A l'appel de son nom, chacune élève son arme à hauteur
du visage et, d'un grand geste, salue le jury et l'assistance, qui leur répond par
ses applaudissements en manière de chaleureux encouragement.
Mais le secrétaire de séance réclame à nouveau le silence et reprend :
« Je rappelle à vos attentions l'annonce déjà faite au début de la première
partie de cette réunion... Avant l'ouverture des portes, le jury a reçu une lettre
aux termes de laquelle une escrimeuse venant de l'extérieur demandait le droit,
dernier round terminé, de porter défi à celle de nos concurrentes qui aura tout à
l'heure conquis le trophée offert comme prix du tournoi, trophée que se propose
de lui enlever la signataire de cette provocation se donnant pour titre,
évidemment pseudonyme, le nom d'une chevalière de légende : Miss
Bradamante1.

1. Héroïne guerrière du Roland Furieux de l'Arioste. Sœur de Renaud


de Montauban, elle finit par épouser Roger après avoir accompli mainte
prouesse à l'aide de la fameuse lance d'Argaïl qui renversait tous ceux qu'elle
touchait.

Un long murmure d'étonnement court sur les gradins, mais aussitôt, en


face du secrétaire, l'arbitre se lève et prononce :
« En réponse à ce défi lancé dans les règles, le jury a consulté les
concurrentes. Celles-ci, par avance, à l'unanimité, ont accepté cette rencontre
quelle que soit celle d'entre elles à qui sa victoire future confiera l'honneur d'être
la tenante dans ce nouveau combat...
- Nous acceptons... »
Les quatre jeunes filles ensemble, avec un mouvement des quatre épées
tendues devant elles, spontanément renouvellent leur engagement dans un même
élan de fierté sportive. Et la salle les approuve avec la même énergie. Tout de
suite c'est, sur un nouveau coup de gong, le départ de la grande compétition
finale, chacune des quatre devant tenir tête successivement à ses trois rivales.
Une lutte qui devient de plus en plus ardente, de plus en plus vive et qui
est scandée par le choc des lames, par le bruit clair des coquilles d'acier, par les
bonds en avant et en arrière, par les appels de pieds et aussi, par les annonces
des « touchée ! » loyalement lancées chaque fois que l'une des rivales reçoit de
son adversaire le coup de bouton que souligne aussitôt le sifflet de l'arbitre. Et la
salle entière suit passionnément les péripéties de cette série d'assauts menés avec
une vigueur et une adresse qui n'ôtent rien à l'élégance et à la rapidité des
mouvements et des attitudes.
Dans l'angle, où il se tient, Jean Juilliard n'arrête pas de prendre à toute
vitesse des croquis sur les feuillets qu'il arrache l'un après l'autre et passe à
Alcide Guilmain, pris lui aussi à la fois par le spectacle et par l'attente du résultat
final...

107
Car, après des minutes qui semblent aux assistants fort longues, une des
combattantes dont le nombre des « touchée » dépasse/le chiffre prévu par
l'arbitre, se retire de la lice au coup de sifflet qui la met hors de jeu... Puis une
seconde cède à son tour... Et enfin, après un dernier froissement des lames qui
s'entrechoquent et des coquilles qui sonnent, la troisième abandonne à son tour
la piste. Et la quatrième, ayant dans ce dernier assaut consacré sa victoire, reste
seule en face du trophée, prix du tournoi, se démasque montrant la chevelure
brune et les traits réguliers de cette beauté méditerranéenne que de nombreuses
voix saluent aussitôt de son titre qui est le nom de son pays :
« Vive Miss Ligurie !... Hurrah pour Miss Ligurie !... »
Mais bientôt le crépitement des applaudissements s'arrête car, se levant
devant son fauteuil de présidente, Marie-Antoinette du Viguier prononce dans le
silence revenu :
« Mes félicitations très vives, mademoiselle, et j'aurais eu plaisir à vous
remettre le trophée que vous venez de conquérir avec une telle maîtrise. Mais le
jury est contraint d'attendre le déroulement de l'épreuve que vous avez acceptée
de subir avec le meilleur esprit sportif auquel nous tenons à rendre hommage... »

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La jeune Ligurienne se redresse avec un geste souple des épaules et des
reins qui prouve la force et la qualité de son entraînement. Avec un petit rire un
peu hautain dans un français dont l'accent chantant souligne le ton ironique, elle
répond :
« Je suis prête, madame la présidente et messieurs du jury... si, toutefois,
Miss Bradamante existe réellement et se présente devant moi... »
Sans plus attendre, Miss Ligurie regagne sa place de combat sur la piste,
recoiffe son masque, et, la pointe de l'épée, que termine le bouton réglementaire,
abaissée vers le sol, elle déclare à très haute voix sonore et bien articulée :
« Je suis prête... et j'attends... »
Un silence complet tombe sur la salle attentive.
Alors le secrétaire de séance se lève, tenant un feuillet à la main et
prononce lentement :
« Pour la possession définitive du trophée, Miss Ligurie met son titre en
jeu contre le défi porté par Miss Bradamante... »
Il y a une minute presque entière d'attente qui semble à tous extrêmement
longue. Puis, dans la porte d'entrée à l'extrémité de la piste, une silhouette
s'encadre dont l'apparition fait courir sur tous les bancs un rapide murmure. Et
d'un pas tranquille, répondant à l'appel de son nom, l'inconnue s'avance : coiffée
du masque, vêtue d'une tunique blanche étroitement serrée sur son plastron et
d'une culotte de satin noir. Pas très grande mais remarquablement découplée,
elle gagne tranquillement la place libre qui vient de lui être offerte. Elevant
lentement l'épée dont la coquille d'acier dissimule à demi le gros gant d'escrime,
d'un geste large, Miss Bradamante salue, d'abord le jury, puis l'assemblée et
ensuite l'adversaire dressée devant elle. Sans mot dire et sans plus attendre, la
nouvelle venue, jarret plié, lame pointée horizontalement avec une souplesse à la
fois gracieuse et solide, tombe en garde — annonçant par ce geste qu'elle est
prête à obéir aux ordres de l'arbitre.
Celui-ci, un moment étonné par cette entrée muette et un peu mystérieuse,
se reprend et annonce :
« Le match qui va avoir lieu doit se livrer en trois touches, l'une à la main,
la seconde au bras, la troisième au corps. Celle des deux adversaires
qui aura la première donné les trois touches sera déclarée championne du
tournoi et titulaire du trophée... »
Non moins intriguée que ses collègues du jury, Marie-Antoinette
intervient à son tour. Levant sa main droite gantée de blanc, elle prononce très
lentement :
« Vous êtes prêtes ?... Allez, mesdemoiselles... » Un bref moment
d'immobilité sous tous les regards braqués par les spectateurs attentifs, et sou-
dain, bondissant sur ses jarrets repliés, Miss Ligurie charge son adversaire, épée
pointée dans une volonté de surprise qui devrait être irrésistible. Au grand
étonnement de tous, Miss Bradamante, sans rompre d'un pas, se borne à un
mouvement rapide du poignet et la pointe menaçante, légèrement déviée,

109
manque son but... Se ressaisissant, l'assaillante ébranlée recule d'un coup de
reins et de nouveau se lance à l'attaque... De nouveau, encore, l'assaillie pare
avec le même geste de simple opposition puis, brusquement, dans le choc sonore
des coquilles, d'un enveloppement adroit lie l'épée de sa rivale et l'envoie rouler
à terre, laissant Miss Ligurie désarmée et stupéfaite...
Et tandis que des exclamations courent sur tous les gradins, Miss
Bradamante saute de côté, se baisse, ramasse l'arme qu'elle vient d'arracher aux
doigts de sa rivale et, avec un geste d'une parfaite courtoisie, la rend à la
Ligurienne de plus en plus surprise, puis aussitôt retombe en garde...
Des applaudissements saluent l'élégance et l'étonnante prestesse de cette
première passe...
A la fois confuse et vexée, Miss Ligurie a repris du champ et charge
encore une fois. Un violent débat d'épée s'engage, les lames et les gardes s'en-
trechoquant sans que ni l'une ni l'autre des deux combattantes soit touchée
malgré l'incontestable adresse que toutes deux déploient avec une science
consommée. Jusqu'à ce que Miss Ligurie, se dégageant, recule pour reprendre du
terrain.
Mais, comme elle se ramasse sur elle-même pour bondir en avant, Miss
Bradamante abandonne son immobilité et part à l'attaque la main haute et l'épée
en ligne. Il y a une succession de chocs, d'attaques, de ripostes avec des
battements, des dégagés, des coupés à vitesse foudroyante. Et tout d'un coup,
Miss Ligurie, rompant sous l'impétuosité de ces attaques répétées, jette coup sur
coup d'une voix étranglée trois fois le mot fatidique, aveu de sa défaite... Car
malgré d'impuissantes ripostes, le mot « touchée » annonce que l'épée de Miss
Bradamante vient d'atteindre son adversaire au poignet, au bras et à la poitrine.
Un tonnerre d'applaudissements roule du haut en bas des gradins, tandis
que, continuant à faire preuve de la plus parfaite courtoisie, son épée pincée à la
main gauche, la victorieuse tend à la vaincue sa main droite en lui disant ces
mots, couverts par le fracas des acclamations:
« Excusez-moi, mademoiselle, mais, élève du bon maître français
Chambefort et trois fois championne de grands tournois universitaires, je me
suis servie d'une botte secrète ignorée de vous parce que j'ai besoin de ce
trophée pour accomplir une bonne action..; »
Et se retournant vers le jury, Miss Bradamante ôte son masque, laissant
voir une chevelure d'un blond lumineux et un visage rayonnant...
« Anne !... Ma sœur Anne ! - Anne Marolles... Ah ! par exemple ! »
Le cri stupéfait de Manette qui oublie sa dignité de présidente pour se
précipiter vers sa cadette en même temps que Martiale et les deux Trévarec d'un
côté, Alcide Guilmain et Jean Juil-liard de l'autre, sans souci ni du protocole
d'un tournoi, ni de la bruyante explosion de la foule, envahissent la piste. Il y a
là quelques minutes du plus parfait désordre. En même temps que de la porte
derrière laquelle elles étaient cachées, surgissent Paulette et Ingrid, les deux
complices de l'inattendue aventure adroitement combinée entre elles et la jeune

110
triomphatrice qui ne sait plus à qui répondre dans la joie de son succès. Mais
s'arrachant aux félicitations et aux compliments qui l'assaillent de toutes parts,
Anne a saisi le trophée que l'arbitre et le secrétaire de séance viennent de lui
présenter. Elle prend le lourd vase d'argent à deux bras et le pose dans ceux
d'Ingrid dont les yeux brillent de larmes, en lui criant :
« Tiens, toi, c'est pour toi et pour ton père que je me suis battue, il faut
rapporter tout de suite ce souvenir au iarl dans son île... »
Et se tournant vers Martiale et les deux jumelles, Anne leur jette en
éclatant de rire :
« Tu t'es moquée de moi, capitaine, quand, le jour de mon embarquement
sur l’Aréthuse, tu m'as vue ranger dans ma cabine mon matériel d'escrime :
j'avais raison... Les objets en apparence inutiles servent au moment où l'on s'y
attend le moins. »
Au milieu des bruyants commentaires de la foule qui abandonne peu à peu
la salle, le petit groupe des amis demeure autour d'Anne et d'Ingrid, parlant à la
fois et cherchant à comprendre les détails de l'extraordinaire intervention à
laquelle tous viennent d'assister avec une entière stupéfaction.
Mais le rire éclatant de Paulette domine toutes les questions, car la petite
brune s'écrie :
« Ne cherchez pas... vous ne devineriez jamais. Pendant que vous étiez au
bal hier soir et qu'Ingrid se désolait à la pensée de voir repartir le précieux
souvenir de son aïeule Théodora, j'ai passé trois heures dans la coursive de
l’Aréthuse à faire faire de l'entraînement à Anne avec les épées qu'elle avait si
heureusement apportées à bord. Et une fois vous tous partis pour le tournoi, au
lieu d'aller regarder courir les petits bateaux comme nous vous l'avions annoncé,
j'ai équipé notre championne, devenue Miss Bradamante, et nous sommes
arrivées toutes les trois ici à votre insu... »
Paulette n'a pas terminé son explication que
Zanetti apparaît, portant avec précaution une statuette de bronze et, voyant
à quelque distance Miss Ligurie qui, entourée de ses camarades, s'apprête à
sortir, Marie-Antoinette va droit à la jeune fille et lui dit gracieusement :
« Mademoiselle, à la fois comme présidente du jury et comme
représentante de mon père, donateur des trophées de ces journées de
championnat, je ne veux pas qu'après le grand effort fait par vous depuis hier,
vous partiez d'ici les mains vides. Nous tous réunis, vous prions de recevoir
comme souvenir ce bronze florentin de la Renaissance que notre ami Zanetti
vient de prendre dans la série des objets préparés pour les prix de ces compéti-
tions. J'en fais d'autorité la récompense du tournoi d'escrime dont, jusqu'à
l'arrivée de ma sœur, vous étiez la victorieuse incontestée... »
Il y a un rapide échange de paroles, la Ligurienne surprise par le geste
inattendu de la présidente, exprime sa gratitude avec un peu de confusion.
Remerciements auxquels Marie-Antoinette répond brièvement, car elle est
interrompue par Martiale Cartier qui vient à elle en disant : « Tu sais, Manette,

111
nous partons... —- Comment ? Vous partez... Mais où et pourquoi? Je vous
garde ici, moi ! » La capitaine sourit :

« Rassure-toi... Tu comprends : nous ne pouvons pas ne pas reconduire


Ingrid à son père à qui elle a hâte de rapporter le précieux souvenir si bien
conquis l'épée à la main par ta sœur. Nous appareillons tout de suite pour l'île du
iarl... Un simple aller et retour... »
Marie-Antoinette a un geste de regret :
« Ah ! Si ma grandeur de présidente des tournois et des championnats ne
me retenait ici ! Partez vite et revenez plus vite encore... »
Quelques mots... De rapides embrassades... Et, escortant la jeune
Norvégienne qui, malgré son poids, veut porter elle-même le vase aux lourdes
ciselures, Martiale, Anne, les deux Trévarec et Paulette descendent
précipitamment la rampe du Casino suivies par Jean et Alcide mal revenus de
l'étonnement que leur ont causé l'intervention et la victoire de la cadette des
Marolles. Tous ensemble atteignent le quai où les attend l’Aréthuse amarrée par
l'avant et par l'arrière. Apercevant un colis déposé devant le roufle, la capitaine
s'étonne :
« Qu'est-ce que cela, à présent ?
- Un simple cadeau de la maison Guilmain, capitaine, répond Alcide. Le
remplaçant du poste émetteur-récepteur démoli au cours de votre arrivée dans
l'île. Un bon petit engin du dernier modèle créé par la manufacture paternelle.
Par son intermédiaire je vais vous envoyer d'ici à quelques jours des nouvelles
auxquelles notre vieil ami le iarl ne s'attend pas... »
Autour du jeune homme c'est un concert de protestations :

112
« Comment ?... Qu'est-ce que vous racontez ?... Vous venez avec nous,
bien entendu ! »
Geneviève, Marguerite et Paulette se sont exclamées toutes ensemble.
Guilmain hoche la tête en corrigeant :
« Je viendrai avec vous, mais pas tout de suite... car j'ai quelque chose à
préparer que vous me permettrez de ne pas vous révéler. Attendez-moi dans
l'île... cela ne sera pas long. Démarrez, débordez et bon voyage... »
Sautant par-dessus le bastingage, Alcide est déjà passé sur le quai et,
joignant le geste à la parole, il détourne lui-même du pieu d'amarrage l'une des
haussières retenant la goélette à la terre en ajoutant dans un grand rire :
« N'insistez pas, c'est mon secret. Au large ! »
Paulette a sauté sur les dalles pour détacher l'autre amarre ; elle entend le
mot de-. Guilmain et, avec son air gouailleur habituel, elle riposte :
« Un secret ? Dites-le-moi tout bas... Je vous ai déjà prouvé une fois que
les secrets, je sais les garder...
— Et celui-là, ma chère amie, vous le garderez d'autant mieux que vous
ne le connaîtrez pas...»
Le jeune homme lui met dans les bras la seconde amarre, et la petite brune
lui lance gaiement:
« Insolent... Vous me paierez cela, je vous le promets. »
Mais lui, riant plus fort encore, répond :
« Je vous dois déjà tellement de choses que je suis insolvable... Prenez
garde, le bateau s'en va sans vous... »
La jeune Bourguignonne a juste le temps de faire un saut en arrière pour
repasser à bord, car déjà le courant de marée entraîne vers l'estuaire du fjord la
goélette à bord de laquelle les deux jumelles et Anne commencent de hisser les
voiles à l'ordre de la capitaine.
Un instant Guilmain regarde le joli yacht qui s'éloigne, Martiale à la barre,
Ingrid assise à côté de son trophée reconquis, et, avec un dernier geste d'adieu, il
remonte en direction du Casino.

113
CHAPITRE XIII

A SECRET, SECRET ET DEMI

SEPTIEME pour moi ! annonce Ingrid.


Quatrième pour moi ! » répond Paulette.
Et, tirées de l'eau en même temps, l'une par tribord et l'autre par bâbord,
deux morues de taille moyenne viennent s'abattre au fond de l'embarcation
auprès de celles qui ont déjà été pêchées par les deux camarades.
Le lourd canot qui est sorti du goulet de l'île en profitant de l'étalé, à
travers le malstrom somnolent, tire des bords à environ deux milles des hautes
falaises à pic. Moteur stoppé et ne marchant que très lentement sous la poussée
d'une seule petite voile, la barque dont le plus jeune des frères Askill tient le
gouvernail avance sur une mer aux tons d'ardoise que traversent de longues
houles paisibles. Sous le ciel bas et gris, la pêche à la traîne a vite commencé de
donner ses premiers résultats pour la plus grande joie de Paulette à qui Ingrid
fait les honneurs de cette sortie tout en expliquant : « Fais attention... quand tu
sens que cela mord, donne un coup sec et hisse à toi la bête sans lui laisser le

114
temps de se décrocher... Tu vois : tu viens d'être mordue mais ton poisson a filé
avec ton appât... »
Le plus jeune des quatre Askill, souriant à sa coutume, a pris l'hameçon de
la jeune Française dépitée et, saisissant une des moules de forte taille qui gisent
à ses pieds, il brise la coquille de son couteau et enfile le mollusque sur le
crochet d'acier. Si bien que, après quelques maladresses, la petite brune vient
d'en arriver à sa quatrième, prise tout en trépignant de joie.
Mais soudain, une longue plainte de sirène déchire le calme régnant sur la
mer et fait sursauter les trois compagnons surpris à l'inattendu.
A sa barre, Askill s'est levé, et du doigt tendu il montre à quelque distance
la silhouette d'un remorqueur qui arrive à demi-vitesse en direction du canot des
pêcheurs.
« Qu'est-ce qu'il vient faire ici, ce gros pataud-là ? s'étonne Ingrid : c'est à
nous qu'il en veut?»
La réponse arrive sous la forme de trois coups rapides de la même sirène,
déchirant le calme paisible du ciel et de la mer, tandis que d'une manœuvre
rapide le gros bateau stoppe et laisse glisser de son portemanteau une baleinière,
montée par trois hommes, et qui, au moteur, vient droit à la barque de pêche
qu'Askill a immobilisée bout au vent.
En quelques tours d'hélice, la baleinière arrive, se range bord à bord. Un
homme se dresse à l'avant, rejette le ciré qui lui couvre les épaules et, d'un
souple mouvement de reins, saute sur l'avant du canot de pêche. D'une joyeuse
voix familière, il crie à tue-tête :
« Tous mes hommages et mes vœux de bonne pêche, charmantes
demoiselles !
— Oh ! Alcide Guilmain ! » exclament en même temps les deux amies
stupéfaites.
Et, tandis que la baleinière repart «n direction du remorqueur, le jeune
homme reprend dans un grand rire :
« Lui-même... en personne naturelle... Voilà une demi-heure que je vous
cherche de tous les côtés parce que la capitaine Martiale, en m'envoyant vous
rejoindre, n'a pas pu me dire exactement où vous vagabondiez... et je me suis
confié au petit bonheur à la chance qui m'a bien servi... A part cela, comment
allez-vous ? »
Mal accoutumée à l'esprit caustique d'Alcide, Ingrid reste là un peu
interloquée, un poisson entre les doigts. Mais Paulette ayant déjà repris son
aplomb coutumier riposte, plaisanterie pour plaisanterie :
« Et vous, beau ténébreux, cet embarquement en pleine mer à notre bord
fait-il partie du fameux secret que vous avez refusé de me communiquer à
Oslo ? Nous ne devions mettre que quarante-huit heures pour reconduire Ingrid
à l'île de son père... et voilà onze jours que nous y sommes immobilisées par une
invitation formelle signée Alcide Guilmain et envoyée à bord de l'Aréthuse par

115
intermédiaire du poste de radio dont votre générosité a doté notre goélette : c'est
d'ailleurs un outil bien remarquable... Alors, moi, je ne comprends pas... »,

Toujours fidèle à son habitude de se livrer à des apparences de querelles


simulées et faussement mordantes, Paulette a lancé sa phrase sur son ordinaire
ton comiquement provocant.
« Ta, ta, ta, ta, ta... du calme, s'il vous plaît, mademoiselle de Bourgogne.
C'est justement grâce à l'appareil en question que, arrivé ce matin à Thorshavn,
capitale de ce bel archipel des Féroé que je ne connais pas du tout, j'ai pu entrer
en conversation avec la capitaine Cartier... Je ne savais pas de quelle manière
j'allais pouvoir atteindre l'île de Mlle Ingrid et de M. son père le iarl Ketil. Votre
chef m'a dit que je n'avais qu'à vous chercher toutes les deux quelque part sur la
mer où vous étiez en train de taquiner d'innocentes morues. Et elle a ajouté que
vous vous feriez un plaisir de me conduire à travers le malstrom jusqu'au quai de
débarquement où elle m'attend... Je vous ai cherchées... Je vous ai trouvées... et
je me livre à vous aveuglément... »
Paulette prend son air le plus moqueur et elle riposte :
« Je devrais vous tenir rigueur d'avoir joué les mystérieux avec moi...
mais du moment que la capitaine donne un ordre... entendre c'est obéir et nous
sommes à votre disposition, cher ami...»
II y a encore quelques phrases toujours sur le même mode amicalement
ironique que Paulette affectionne, aussi bien vis-à-vis de Guilmain qu'elle le fait

116
avec son camarade Jean Juilliard. Et Ingrid ayant posé à Askill une brève
interrogation en langue norvégienne, annonce que, à condition de faire route
immédiatement, l'embarcation arrivera juste à temps pour profiter du
renversement de marée. Amenant la voile et donnant les pleins gaz au moteur, le
pilote prend ses repères et lance le canot de pêche à toute vitesse en direction
des falaises qui se profilent au loin sous le ciel gris. La rapidité de la course et le
bruit des pistons rendant impossible toute conversation, c'est dans le silence
complet des quatre occupants que la barque, laissant derrière son hélice un long
sillage blanc, atteint l'entrée du goulet. Evitant le tournoiement du malstrom par
une habile manœuvre, Askill engage le pesant canot dans le courant. Après une
succession de coups de tangage, Alcide reconnaît le paysage extraordinaire qu'il
a tant de fois admiré lors de son précédent séjour : le grand lac intérieur et le
château du dernier descendant des rois de Thulé. Un coup de barre, le moteur
coupé net et l'embarcation accoste le quai à peu de distance de l'Aréthuse au
mouillage.
D'un bond, Paulette saute à terre à quelques pas de Martiale Cartier venue
à la rencontre des arrivants. Trois doigts à son front en salut militaire, la petite
Bourguignonne, conservant ses habitudes de gavroche, annonce :
« Salut, cap'taine, voilà, ensemble, le ravitaillement en morue fraîche pour
le prochain déjeuner et le passager ramassé en mer que tu as commandé de
ramener à terre... Mission terminée ! »
D'un geste familier, Martiale pince en riant l'oreille de sa petite camarade
et dit à Guilmain :
« Vous vous êtes fait attendre une semaine ef demie, cher revenant...
Suivez-moi vite car tout le monde ici a hâte de savoir pour quelle raison vous
nous avez consignées ainsi au lieu de nous laisser revenir au fjord d'Oslo... Si,
comme le prétend notre Paulette, il y a un secret là-dessous, dépêchez-vous de
nous le révéler... »
Les derniers mots ont été prononcés juste au moment où capitaine,
arrivant et les deux pêcheuses de morue, franchissent le seuil du musée vive-
ment éclairé par les lampadaires électriques. Et l'exclamation de surprise qui
échappe à Guilmain devant le remarquable rangement des collections est
couverte par un grand cri joyeux :
« Enfin, le voilà ! »
Juilliard sur une échelle, Marguerite au pied d'une autre, Anne accroupie
sur le sol un chiffon de nettoyage à la main et Geneviève, penchée sur une
vitrine plate au couvercle relevé, se sont tous ensemble retournés dans un même
mouvement d'accueil satisfait.
Mais Alcide, qui commençait une réponse, s'arrête net en entendant
derrière lui une voix grave déclarer :
« Cette transformation vous étonne, monsieur Guilmain ? Vous voyez
qu'en vous attendant, vos amis ont fait une admirable besogne. Ils ont entouré
d'une manière digne de sa valeur le précieux souvenir qu'ils m'ont rapporté et qui

117
me fait moins regretter le geste de mon antique aïeul lançant sa coupe d'or ciselé
aux abîmes de la mer..'. »
Guilmain s'est retourné dans une nouvelle surprise. Voyant sur un socle le
grand cratère alexandrin conquis par Anne, il a la stupéfaction de re- connaître à
côté du trophée le iarl Ketil qui sourit en lui tendant la main et en ajoutant :
« Vous ne vous attendiez pas à me trouver debout au milieu de mon
musée ? Nous sommes tous deux aussi transformés l'un que l'autre : mon trésor
ancestral par les soins de vos amis, et moi-même par la science du docteur Faïk
Trévarec... Vous voyez tout ce dont je suis redevable à la venue chez moi de
l'Aréthuse et de son équipage... Est-ce que, pour rendre cette journée de retour
parmi nous plus heureuse encore, vous m'apporteriez par hasard quelques
bonnes nouvelles ? »
Comme toujours, se reprenant avec la maîtrise de soi dont il est
coutumier, Alcide s'est déjà ressaisi, et s'inclinant à demi devant le grand
vieillard si miraculeusement rétabli, il répond :
« Vraiment oui, je l'espère, iarl, car je suis ici le courrier d'avant-garde
d'un groupe de visiteurs que je précède seulement de quelques jours... Les
membres du Comité international qui s'est formé pour venir vous apporter le
salut de vos admirateurs et inaugurer le musée dont mes camarades achèvent en
ce moment une présentation dont je les félicite grandement... »
Cette fois, c'est au vieux Norvégien de manifester à son tour une surprise
émue, tandis qu'Ingrid balbutie des mots exubérants et que, capitaine et matelots
de la goélette applaudissent bruyamment. Dominant le vacarme joyeux de ses
camarades, Paulette crie à tue-tête :
« Ah ! le voilà donc ce fameux secret !... Pour le coup, il est d'une telle
taille que je ne suis plus vexée... et que pour la peine il faut que je vous
embrasse ! »
Alors, dans la vaste salle à présent si remarquablement mise en ordre avec
tous les objets d'art des divers pays et des diverses époques présentés en valeur
et entourés des panoplies d'armes accrochées aux murs, c'est un tumulte de
questions et de réponses. Sous le grand vitrail qui représente le vieux roi de
Thulé casqué et cuirassé à la mode du XIe siècle, tous parlent à la fois, jusqu'à
ce qu'enfin le iarl parvienne à réclamer un peu de silence en demandant :
« Mais enfin, monsieur Guilmain, je vous en prie, expliquez-moi ce que
vous avez bien pu faire pour obtenir un tel résultat ! »
Dans le calme revenu, Alcide explique modestement qu'il n'a pas eu grand
mal à mettre sur pied un projet dont l'idée lui était venue au cours de son premier
séjour dans l'île. L'activité toujours débordante du couturier Marolles soutenue
par les puissantes relations du maître de forges Amédée Guilmain a, aux
premières explications données par le jeune ingénieur archéologue, réalisé en
quelques jours une organisation à la fois scientifique et artistique, formant
comité de patronage et destinée à rendre hommage au dernier descendant des
grands Vikings de l'histoire Scandinave.

118
Marolles et Amédée Guilmain, arrivés ensemble à Oslo par avion, ont
retrouvé Marc et Marie-Antoinette du Viguier, se sont mis d'accord sur place
avec les autorités, les savants et les artistes norvégiens. Toujours prêt à toutes les
besognes, l'infatigable Ercole Zanetti s'est chargé des préparatifs nécessaires et
le premier conseil d'administration de la nouvelle association comprenant une
trentaine de membres a décidé de se rendre en corps auprès du iarl pour visiter
et inaugurer le musée viking. Cette visite doit avoir lieu dans le plus bref délai.
Quelques instants, le vieillard reste muet comme s'il n'arrivait pas à se
persuader qu'il va voir, à l'inattendu, se réaliser le rêve de sa vie. Puis enfin,
relevant le front et les yeux illuminés d'une lueur soudaine, il tend les deux
mains à Alcide en reconnaissance bouleversée. Et d'une voix un peu sourde il
déclare :
« Vous avez bien gardé votre secret, monsieur Guilmain... A mon tour de
vous répondre que, moi aussi, j'ai un secret... un secret que, malgré la gratitude
avec laquelle j'ai accueilli votre venue chez moi et les travaux que vous y avez
conduits, tous et toutes, je ne vous ai pas encore dévoilé. Car jusqu'ici j'ai
hésité... Mais à présent il est temps que je le livre à la connaissance de tous...
Dans combien de jours votre comité va-t-il venir ici ?
— Mais naturellement à votre volonté, iarl », répond Alcide.

119
Le vieux Ketil se redresse et d'un ton de commandement il déclare :
« Tout dépend évidemment du malstrom qui veille à l'entrée de mon île, la
dernière terre indépendante des rois de Mer vikings, mes aïeux. Pour l'accueil
que j'entends réserver à ceux qui vont venir me rendre visite dans mon royaume,
j'ai besoin du concours de la mer, mon alliée et ma gardienne. La plus grande
marée de l'année aura lieu dans cinq jours et remplira jusqu'au bord le lac
intérieur : c'est justement ce qu'il me faut pour que je puisse réussir ce que je
veux offrir à mes visiteurs. Pouvez-vous les prévenir et leur fixer cette date,
monsieur Guilmain ? »
Un peu étonné, Alcide répond :
« Mais nous sommes tous à vos ordres, iarl.
- Dans ce cas, reprend le vieillard, il me reste cinq jours pour achever mes
préparatifs... Docteur Trévarec, donnez votre bras à votre malade ; je veux m'y
appuyer pour vous conduire tous en un lieu que vous ne connaissez pas, et dans
lequel je conserve un trésor pour moi bien plus émouvant encore que la coupe
sacrifiée par mon ancêtre lointain, plus émouvant aussi que le trophée d'argent
ayant appartenu à son épouse... Ce trésor, je l'ai tenu jusqu'ici caché à tous les
yeux mais, à présent, pour vous remercier tous et saluer les amis que vous allez
m'amener, je consens de le produire au grand jour... Capitaine Cartier, marchez à
côté de moi et accompagnez-moi tous ensemble... »
D'un pas encore un peu hésitant que soutient
Faïk, le vieux Norvégien sort du musée et prend la tête du groupe formé
derrière lui par Marguerite, les deux jeunes gens et Ingrid qu'encadrent ses amies
Paulette et Anne. Il suit d'abord le quai, passe devant l'Aréthuse, et ensuite se
dirige vers l'autre extrémité du lac intérieur, pour le moment à demi vidé par la
marée descendante.
Arrivé au pied de la haute falaise, il s'arrête devant une énorme masse
rocheuse qui semble former un haut et large panneau paraissant encastré dans la
muraille noirâtre d'origine volcanique.
Un peu sur la droite se dresse un massif cabestan que Juilliard a plusieurs
fois remarqué alors qu'il dessinait au passage divers croquis de l'étrange
paysage, mais auquel il n'avait prêté qu'une attention distraite.
D'un sifflet d'argent pendu à son cou, Ketil tire quatre sons suraigus. A ce
signal familier, les quatre frères Askill, qui sont comme toujours aux aguets,
accourent à cet ordre de leur chef. Et en ayant d'eux-mêmes compris le sens, ils
s'installent aux bras du cabestan.
En même temps, alertés, les uns dans leurs champs, les autres dans leurs
petites maisons disséminées dans la vaste conque de l'île, des hommes, des
femmes, des enfants apparaissent de divers côtés dans l'attente d'un événement
exceptionnel. Alors, de sa voix la plus grave, le iarl prononce : «Mesdemoiselles
et messieurs mes .hôtes, cet énorme bloc de rocher taillé en manière de porte à
l'entrée d'une grotte que je ne fais ouvrir que très rarement, va, sous l'effort des
quatre Askill, dévoiler dans les profondeurs de la falaise le trésor le plus

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magnifique que se soient transmis nos générations de la famille Ketil sans
interruption depuis dix siècles... En ce qui va se révéler à vos yeux, se résument
tout le passé et toute la gloire de la famille des rois de Thulé dont je suis à cette
heure le direct et unique descendant... »
Sans quitter du bras gauche l'appui que lui donne Geneviève Trévarec, le
grand vieillard a levé la main droite en geste de commandement.
Courbés sur les barres du cabestan, les quatre frères Askill aussitôt,
muscles bandés en un effort commun, mettent le lourd appareil en mouvement.
Et l'énorme morceau de rocher, arraché de son alvéole par le jeu de chaînes
invisibles, commence de pivoter sur des gonds cachés, en façon de panneau
mobile géant...
Un flot de lumière venant d'une éclaircie dans les nuages inonde de sa
clarté les profondeurs de la grotte qui s'entrouvre. Une même exclamation, faite
de stupeur et d'admiration, jaillit de toutes les bouches à la fois dans le groupe
des Français, tandis que le vieil héritier des Vikings se redresse, le visage et les
yeux illuminés par une flamme ardente d'orgueil satisfait...

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CHAPITRE XIV

LE TRIOMPHE DU DERNIER VIKING

LE NAVIRE qui arrivait d'Oslo à bonne vitesse sur une mer alanguie et sous
les rayons d'un soleil pâle stoppe brusquement lorsque, à deux milles devant lui,
se dressent les falaises géantes de l'île isolée à l'ouest de l'archipel des Féroé.
S'adressant à la trentaine de privilégiés qu'un message radio de l’Aréthuse
a invités à venir visiter, avant l'inauguration officielle, le musée viking du iarl
Ketil, le capitaine explique :
« Le tonnage de mon bâtiment ne me permet pas de le risquer dans l'étroit
goulet donnant accès à l'intérieur de l'île. Mais les trois solides petits
remorqueurs que vous voyez devant nous, envoyés par le port de Strômô, vont
vous faire contourner le tourbillon du malstrom et vous conduire dans le bassin
intérieur. »
L'escalier de coupée est déjà descendu le long de la muraille de tribord.
Conduisant leurs compagnons d'excursion français et norvégiens, Marolles,
toujours un peu solennel, Amédée Guilmain, calme à son habitude et Ercole
Zanetti exubérant à sa coutume, descendent les marches suivis de Marie-
Antoinette, en ravissant costume de voyage, et de son mari Marc du Viguier. Et
tous cinq embarquent dans la première grosse vedette avec une demi-douzaine
d'amis. Quelques minutes après, les trois remorqueurs en file piquent droit sur

122
l'entrée du fjord assez impressionnant en raison du malstrom qui tourbillonne en
mugissant sourdement.
Mais les matelots féroyens de Strômô, familiers de ces parages
redoutables, manœuvrent si adroitement que les trois embarcations, tanguant et
roulant l'une derrière l'autre, côtoient le tourbillon et s'engagent à toute vitesse
entre les deux géantes murailles noires. Dix minutes de glissement dans la
pénombre donnée par les falaises, et les passagers né peuvent retenir des
exclamations d'étonnement et d'admiration en se voyant transportés dans le
cadre sauvage du lac intérieur agrandi par l'arrivée d'une marée exceptionnelle.
La surprise de tous s'accroît en voyant l'opposition entre la masse du
château fort d'architecture romane en grosses pierres noires et l'élégance de la
blanche Aréthuse sur le pont de laquelle, à son poste de mouillage, se tiennent
Martiale Cartier et les deux Trévarec en vareuses et casquettes de tenue
réglementaire.
Marolles et Manette ont déjà fait un grand geste en direction de la goélette
mais ils n'ont pas le temps de le terminer, car les remorqueurs ont accosté, tous
les trois ensemble, le grand quai sur lequel Alcide Guilmain et Jean Juilliard
accueillent les arrivants fraîchement débarqués. N'écoutant aucune question, ils
les entraînent en un seul groupe vers le donjon. Passant sous la lourde voûte, les
visiteurs se trouvent déjà au milieu du musée.
Sans se laisser interroger par personne, Alcide Guilmain prend la parole.
Sur le ton et avec le vocabulaire habituel aux guides d'excursion, il commence
d'organiser la visite. Comme dans une scène bien réglée entre eux deux, Jean
Juilliard donne la réplique avec une verve non moins éloquente que celle de son
camarade. En quelques minutes, les deux amis se relayant pour la plus grande
joie de Marc et de Manette, et sous le sourire amusé du maître de forges,
expliquent que le iarl, seigneur héréditaire de cette somptueuse demeure
féodale, les a chargés de recevoir ses invités. Dans cette salle du palais les
visiteurs apprennent ainsi pourquoi les vitrines et les étagères offrent aux
curieux le plus étonnant mélange, d'ailleurs bien ordonné et rangé, d'ouvrages
artistiques réunis par plusieurs générations de rois de Mer anciens. Ayant couru
à bord de leurs vaisseaux de guerre les océans, depuis les détroits de
Constantinople à l'est, jusqu'au Groenland et au Canada à l'ouest, ils ont ramené
de ces courses fantastiques tout ce qu'ils ont pu trouver de souvenirs intéressants
à leurs yeux. En mémoire de ses ancêtres, le iarl actuel Ketil, vingt-neuvième du
nom en ligne directe, héritier de vingt-huit seigneurs de la Mer, a voulu réunir
ici tout ce qu'ont laissé ces extraordinaires navigateurs dont le plus illustre fut,
au temps de l'empereur Charlemagne, ce Viking héroïque roi de Thulé de qui le
portrait en vitrail se dresse au milieu du musée...
Sur ce dernier mot de son camarade, Jean Juilliard a pressé discrètement
le bouton d'ivoire dissimulé sous le vitrail et, sortant du haut-parleur caché dans
un angle, la belle voix de soprano, conservée par le magnétophone, détaille une
fois de plus les premières mesures fameuses de la ballade composée voici plus

123
de cent ans pour le Faust de Gounod. Cependant que, au milieu des émaux
byzantins, des vases grecs, des statuettes médiévales, des étoffes brodées, des
armes accrochées aux murs, des coiffures indiennes d'Amérique, des médailles,
des bijoux qui constituent les pièces disparates, mais toutes fort belles de ce
musée dans lequel les Dardanelles rejoignent le Mississippi, les visiteurs se
sentent un peu perdus et étourdis.
« Signor..., cher signor Marolles, glisse Zanetti à l'oreille du grand
couturier, il y a ici la fortune d'un antiquaire plusieurs fois milliardaire... »
Le calme Amédée Guilmain admire en silence la verve de son fils, tandis
que Marolles, entre sa fille aînée et son gendre, sent se dissiper toute la
mauvaise humeur que lui avait causée la fugue de l’Aréthuse et de son équipage
faisant l'école buissonnière au lieu d'aller organiser les régates d'Oslo.
Enfin, au moment où ayant dit l'un et l'autre tout ce qu'il leur était possible
de raconter, Alcide et Jean se voient sur le point d'être assaillis de questions par
plusieurs des invités norvégiens dont ils ne connaissent ni les noms ni les titres
scientifiques, les deux jeunes gens sont tirés d'embarras par la brusque
succession de trois coups de canon dont les falaises répercutent les échos en un
étonnant grondement de tonnerre. En même temps éclate quelque part au-dehors
une formidable acclamation lancée par des centaines de voix que les mêmes
échos reprennent, amplifient en un roulement qui monte, descend, repart et
recommence comme l'immense clameur d'une foule enthousiaste.

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Quelques secondes d'effarement parmi les visiteurs, mais déjà Alcide a
levé les deux bras en un grand geste, et dominant le vacarme venu de l'extérieur
il crie à tue-tête :
« Vite, vite... Notre seigneur le iarl Ketil XXIX, souverain de cette île et
maître de ces richesses, vous attend et vous appelle... Par ici, suivez-moi tous ! »
De plus en plus intrigués par la rapidité des péripéties qui, d'instant en
instant, marquent leur visite, les invités se laissent entraîner sur les pas du jeune
Guilmain et débouchent derrière lui sur le quai devant le château. Pendant les
minutes qu'a duré la présentation des vitrines et des étagères du musée, l'aspect
du paysage intérieur de l'île s'est soudain transformé.
Sous la constante poussée de la grande marée exceptionnelle, le lac
intérieur, déjà si vaste, s'est encore élargi et gonflé : il forme maintenant, sous la
lumière solaire, une longue et large nappe d'eaux miroitantes qui lèche le pied
des falaises. Accostée contre le quai, l’Aréthuse a frappé le pavillon français à
son bâton de poupe. Marguerite Trévarec manœuvre le canon à signaux de
l'avant qui, à charge probablement doublée, vient de faire entendre sa voix pour
saluer les couleurs. En même temps, Martiale et Geneviève achèvent de hisser,
le long d'une drisse étarquée entre les pommes des deux mâts, le jeu multicolore
des pavillons du code international. Sur la rive formant vers l'intérieur de l'île
une sorte de grève, les deux ou trois centaines d'habitants insulaires - - hommes,
femmes et enfants en costumes de fête de l'archipel Féroé, sont rassemblés : ce
sont eux qui viennent de lancer à l'unisson une formidable clameur en regardant
l'énorme muraille noirâtre dominant le lac. Et tous maintenant se taisent dans
l'attente de ce qui va se passer d'inattendu...
Sans aucune explication, Alcide et Jean font ranger les visiteurs au pied
du château fort, en spectateurs cette fois complètement déroutés. Echappant à
cette discipline, Marie-Antoinette et Marc, suivis aussitôt de Marolles et
d'Amédée Guilmain, se sont glissés rapidement vers la goélette. Enjambant le
bastingage, ils passent sur le pont pour rejoindre Martiale et les deux jumelles.
« Eh bien, eh bien, mais où est donc ma petite sœur ? interroge Manette
cherchant des yeux autour d'elle.
- Oui ? où est ma fille Anne ? continue un peu anxieusement Marolles.
- Et où est Paulette ? » réclame plus anxieusement encore Jean Juilliard
qui, abandonnant Alcide à son rôle de manager aidé par Zanetti, est accouru
aussi sur le yacht.
Prise entre les trois questions à la fois, la jeune capitaine n'a pas le temps
de répondre. A la même seconde, sous la brusque manœuvre du cabestan aux
mains d'une dizaine de robustes pêcheurs, le lourd panneau vertical taillé dans la
falaise, a pivoté sur ses gonds, découvrant l'ouverture de la grotte... De la foule
des insulaires et du groupe des visiteurs en même temps, de nouveau monte un
immense cri, joie et stupeur à la fois...

125
Car, glissant sur des rouleaux du fond de l'énorme excavation, un navire
vient d'apparaître qui, d'un seul élan, descend sur la nappe tranquille du lac
intérieur dont il semble prendre possession comme un maître royal...
Long d'une vingtaine de mètres mais taillé en force avec un avant formant
tête d'un monstre marin à gueule ouverte, dents menaçantes, front hérissé de
cornes et yeux faits de pierres étincelantes, le bâtiment semble une bête de proie
née de la mer. Ses deux bordages sont garnis de boucliers, peints de violentes
couleurs, derrière lesquels six rameurs de chaque bord plongent dans l'eau les
pelles des avirons. Et l'arrière se recourbe en une sorte de dôme protégeant le
banc de quart...
Sur cette dunette, assis comme un timonier à sa barre mais revêtu d'une
armure en acier bruni et ses cheveux blancs coiffés d'un heaume à cimier bas et
à nasal, le iarl Ketil XXIX repose sa main droite sur le fer d'une hache
d'abordage. Tandis que de chaque côté du chef, vêtues de la cotte de mailles et
les mains posées sur la garde en croix de leurs glaives piqués devant elles dans
le plancher du pont, deux petites silhouettes guerrières se tiennent debout,
laissant voir, sous les casques à grandes ailes des Walkyries de la légende, les
visages singulièrement graves d'Anne et de Paulette. Et au pied du mât court qui
porte, ferlée sur une vergue, une voile carrée rouge et blanche, Ingrid, vêtue
d'une tunique bleue tient entre ses mains la petite harpe aux cordes d'airain que
ne quitte jamais la Va/a du bord, traductrice des songes et observatrice des
astres.
L'apparition est si extraordinaire dans ce cadre grandiose de falaises, de
rocs et de landes, et elle a surgi de façon si surprenante, comme si elle jaillissait
à l'improviste en évocation vivante du plus lointain passé, que les spectateurs
n'arrêtent pas de clamer leur enthousiasme et leur admiration. Et les échos des
énormes murailles naturelles, au creux desquelles dort l'île mystérieuse, conti-
nuent de rouler et redoubler l'immense acclamation.
Mais aussitôt, montant de la foule des insulaires rangés comme un choeur
antique le long de la grève, un chant s'élève, rythmé en manière de choral
triomphal, et saluant l'étonnante apparition. Les paroles, sonnant dans une
langue évidemment très ancienne, évoquent le fracas des houles qui se brisent
sur une grève entraînant avec elles les galets dans un long bruit de chaînes entre-
heurtées. Et devant l'étonnement qu'il lit sur les visages des visiteurs interdits,
Alcide Guilmain, familier de l'antique littérature Scandinave, annonce pour son
entourage :
« Vous entendez ici le vieil hymne Nous avons combattu avec l'épée...
que rameurs, matelots, guerriers entonnaient en chœur lorsque appareillaient
ensemble les drakkars partant en escadre pour une campagne lointaine... »
Le chant s'achève au moment où le navire s'immobilise au milieu du lac
intérieur, et, dans le silence qui s'établit aussitôt, la voix du iart, plus grave, plus
solennelle encore que de coutume, s'élève, martelant les mots d'abord en langue
norvégienne puis aussitôt les répétant en français :

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« Sous les armures anciennes que nous portons ici en mémoire des aïeux
partis voici mille ans pour le Walhalla, le paradis des braves, je remets au jour le
trésor le plus précieux dont j'ai hérité... Le bateau-dragon des rois de Thulé,
conservé intact de génération en génération et entretenu soigneusement dans le
secret d'une grotte cachée à tous les regards... »
Aux doigts d'Ingrid, la vieille harpe aux cordes métalliques sonne tout
d'un coup en longues notes sur un rythme guerrier. Et le iarl continue :
« En ce jour, au nom de tous les miens, moi, roi de Thulé isolé dans mon
île et dernier Viking, j'offre cette relique insigne à ma patrie moderne, avec tout
mon musée, en remerciant celles et ceux de France à qui je dois d'avoir pu
réaliser le rêve que je poursuivais en vain depuis des années. »
Et comme tombent dans le grand silence les derniers mots du vieillard, de
l'entrée du fjord monte soudain la longue clameur habituelle qui annonce le
renversement de la marée, comme si, du fond de l'abîme des mers, le malstrom,
gardien du goulet, voulait saluer de sa voix formidable le descendant triomphant
des rois de Mer dont il n'avait jamais cessé de servir et de garder la citadelle
millénaire.

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CHAPITRE XV

COMME LA PLUME AU VENT.

ENCORE une fois le soleil pâle et doux traversant comme une caresse le
ciel nordique, baigne d'une lumière atténuée l'extraordinaire paysage du lac
intérieur encerclé par sa ceinture dramatique de falaises aux tons noirâtres. A la
suite de l'étonnante journée qui, la veille, jusqu'à une heure avancée de la nuit a
rendu à l'île mystérieuse une vie singulière et passionnée, le calme est revenu
dans le royaume du dernier des Vikings. Après la présentation solennelle du
vaisseau-dragon des rois de Thulé retrouvant une vie et une jeunesse inat-
tendues, une fête aux flambeaux déroulant des chants et des danses folkloriques
a été offerte aux invités par la petite population insulaire groupée autour de son
iarl et de sa princesse. Pressés de félicitations, le vieux Ketil et sa fille Ingrid ont
vu enfin les invités, enthousiasmés par les péripéties de cette fête diurne et
nocturne, contraints de profiter du renversement de marée pour remonter à bord
des trois remorqueurs qui, remarquablement manœuvres malgré l'obscurité, les
ont ramenés à bord du bâtiment croisant à deux milles du malstrom endormi.
Rappelés par les exigences des régates et expositions en cours à Oslo,
Marolles et Amédée Guilmain accompagnés de Zanetti et suivis de Manette et
de Marc, ont dû embarquer avec leurs compagnons, emmenant avec eux leurs
nécessaires collaborateurs Jean et Alcide. Mais ils ne sont partis qu'après avoir
reçu l'assurance que le lendemain l’Aréthuse, à son tour, viendrait reprendre sa

128
place au mouillage de Hanko Bad afin de tenir son rang dans les journées de fête
prévues au programme du grand festival nautique.
Aussi, après quelques heures de repos et la lumière du jour revenue, les
cinq camarades se sont-elles pressées, malgré les sollicitations répétées du vieux
seigneur viking et de sa fille, de préparer leur appareillage tout en promettant
naturellement de revenir dans le plus bref délai.
Mais, d'accord avec Martiale, les deux jumelles Trévarec, spécialistes à
bord de la goélette de la photographie et de la cinématographie en couleurs", ont
voulu fixer sur la pellicule des aspects et des scènes qu'elles n'avaient pu tourner
qu'incomplètement au cours de la fête dans le déroulement de laquelle elles
avaient eu à chaque instant leur rôle à jouer. Et ces prises de vues indispensables
devant prendre place auprès des bandes conservées dans les archives de
l’Aréthuse tournées en d'autres circonstances, avaient exigé plus de temps que
ne le prévoyaient les deux jumelles. Aussi la journée est-elle fort avancée
lorsque Faïk et Gaït replient leur caméra après avoir tourné plusieurs bandes, et
rendent leur liberté à Paulette et à Anne : car les deux petites ont revêtu de
nouveau les cottes de mailles et les casques à grandes ailes qui, la veille, ont
valu un tel succès aux grâces juvéniles de la brune et de la blonde.
Tandis que les frères Askill et une vingtaine d'insulaires réintègrent le
magnifique drakkar dans l'abri de sa grotte et que Martiale Cartier poursuit une
conversation avec le iarl, Ingrid aide ses deux camarades à troquer leurs armures
contre la tenue réglementaire des matelots de la goélette.
Décoiffant le lourd casque sous lequel disparaissait sa chevelure
ébouriffée, Paulette pousse un soupir comique :
« Finie la grandeur !... Je m'habituais à être Walkyrie et me voilà
redevenue simple matelot de pont... Ah ! décadence !
— Plains-toi donc ! riposte Anne. Non seulement tu pourras te revoir en
cinéma grâce à nos deux jumelles qui sont d'admirables photographes, mais tu
as encore, en plus, quatre ou cinq croquis que Juilliard a faits de toi
au vol, puisque mademoiselle de Bourgogne a eu comme toujours son
portraitiste attitré... »
Puis, remplaçant sa cotte de mailles par la blouse marinière réglementaire
du mousse de l’Aréthuse, la petite blonde demande avec un peu de malice :
« Tiens, mais, au fait, Ingrid, je serais curieuse de savoir quel est celui de
nos deux camarades que tu préfères ? Est-ce le chevalier du crayon, notre bon
dessinateur Jean Juilliard ?
— Ou bien n'est-ce pas plutôt, interrompt Paulette, le sarcastique Alcide
Guilmain ? »
Prise de court par une double question à laquelle elle ne s'attendait pas, la
jeune Norvégienne rougit un peu, hésite, et devant l'attitude ironique de ses deux
compagnes, craint subitement de blesser l'une ou l'autre d'un peu de jalousie, et
brusquement elle trouve cette échappatoire :
« Je crois... Je crois que je les préfère tous les deux ! »

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Et un triple éclat de rire les remet toutes les trois à leur aise en même
temps, à la seconde même où le trille suraigu d'un sifflet fait bondir ensemble
matelot léger et mousse :
« Tonnerre à la toile ! crie Paulette ; la capitaine rappelle à bord... Au
galop ! C'est l'appareillage ! »
Disciplinées à leur ordinaire et oublieuses de tout le reste, la
Bourguignonne et la Parisienne ont bondi et, suivies d'Ingrid, elles accourent à
toutes jambes, stimulées par un nouveau et impératif coup de sifflet.
Debout à l'avant de la goélette, Marguerite Trévarec a déjà rentré et lové
l'aussière d'amarre de l'avant et Geneviève s'apprête à faire de même avec
l'aussière de l'arrière. Car du goulet est venu, en un rauquement sourd, le
vacarme ordinaire par lequel le malstrom annonce le renversement qui va
permettre le passage. Et montés sur un de leurs gros canots de service, les quatre
frères Askill lancent leur moteur afin de servir prudemment de pilote à la
goélette prête à partir.
Sur le bord du quai, le iarl Ketil vient de serrer longuement la main de
Faïk à qui il dit avec un peu d'émotion dans la voix :
« Docteur Trévarec, vous voyez que votre cure continue de faire merveille
pour moi. Croyez bien que je vous suis profondément reconnaissant, mais
n'oubliez pas que votre malade attend bientôt votre revenue pour avoir de vous
une nouvelle consultation et de nouveaux conseils...»

130
Puis, tandis que, avant de sauter à bord pour prendre leurs postes, Paulette
et Anne embrassent longuement Ingrid dont les yeux brillent de larmes
contenues, le dernier des Vikings tend à Martiale un coffret qu'il tenait à la main
et avec un peu de solennité il lui dit :
« Capitaine Cartier, sortez au moteur en suivant exactement proue sur
poupe le canot de mes quatre fidèles Askill... Mais quand vous aurez passé le
tourbillon de mon vieux malstrom et vous trouverez en mer libre, je vous prie
d'ouvrir ce coffret : vous ferez plaisir à mes vieilles superstitions si vous voulez
bien suivre le conseil que son contenu vous donnera... Au revoir, capitaine
Cartier ! Bonne route et bon vent jusqu'à ce qu'un jour Ingrid et moi nous
revoyions ici le navire et l'équipage à qui je dois la réalisation du plus cher de
mes rêves... »
Dressé dans sa haute taille, sous sa barbe et ses cheveux blancs, le dernier
descendant de près de trente générations de rois de Mer a reculé de quelques
pas. Il serre contre lui Ingrid qui ne peut retenir un long sanglot et tous deux
regardent l'Aréthuse qui, moteur au ralenti, Martiale à la barre, Geneviève et
Marguerite à leurs postes, s'éloigne lentement, Anne et Paulette debout à
l'étrave.
L'hélice tourne plus vite, le sillage se creuse. La barque des Askill pique
droit dans le chenal entre les falaises du goulet. La goélette suit et la vision du
lac intérieur s'efface, le bâtiment filant entre les deux murailles à pic de l'étroit
canal...
Un long grondement mais atténué, qui semble celui d'un grand fauve
assoupi : côtoyé à vitesse grandissante, le malstrom tournoie doucement et
l’Aréthuse passe... En face d'elle la mer est libre... Alors la barque des Askill
vire sur elle-même, dégage le passage et les quatre Norvégiens, dressés coude à
coude, agitent à bout de bras leurs bonnets avec une longue acclamation. Sans
dire un mot, car leurs coeurs à toutes cinq sont un peu serrés par ce départ,
capitaine et matelots laissent la goélette s'éloigner de plus en plus rapidement de
l'île aux grandes falaises.
Puis, sur un signe de son chef, Faïk débraie le moteur. Le tournoiement de
l'hélice s'arrête. La goélette ralentit puis vient bout à la lame. Et d'une voix un
peu sourde Martiale annonce :
« Le dernier cadeau et le conseil du iarl Ketil. » Laissant la barre à
Marguerite, Martiale a pris le coffret, l'ouvre doucement. Paulette et Anne se
sont rapprochées, la curiosité tendue... De la boîte, la capitaine a sorti un papier
couvert de -.quelques lignes d'écriture qu'elle déchiffre tout haut.
« Quand ils prenaient la mer pour une expédition lointaine dont ils ne
connaissaient ni la route ni le but, les chefs vikings lançaient au vent du large
une plume d'eider1 qui s'envolait au gré de la brise marine. Et voiles hissées, les
grands bateaux-dragons suivaient le vol de la légère plume, quelle que fût sa
direction... car l'aventure était au bout de la route ainsi tracée. Capitaine Cartier,

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au nom des Vikings anciens, confiez la plume au vent et que les divinités de la
mer immense soient avec vous. » Il y a un silence.

(1) Sorte de gros canard des mers polaires dont les duvets
extrêmement légers constituent une des richesses des régions arctiques et
jouaient un rôle magique dans la mythologie Scandinave, principalement dans la
conduite des expéditions maritimes de jadis

Du coffret, Martiale tire une longue et légère plume d'une blancheur


immaculée, elle la présente à ses camarades, les regardant sans mot dire. A'
l'interrogation muette, les quatre têtes s'inclinent en silence.
Alors la capitaine ouvre les doigts et la plume légère part en tournoyant
dans la brise qui passe... « Toute la toile en haut !... Hissez partout !.., Bordez les
écoutes ! » ordonne la voix de la maîtresse à bord. Et dans le cliquetis des
rouleaux des grandes voiles, dans le grincement des poulies des focs, l'Aréthuse
se couvre de ses toiles blanches dans lesquelles le vent s'engouffre
immédiatement. Comme un oiseau étend ses ailes, la goélette bondit et, précédée
de la plume blanche qui vole au vent, coupe les grandes houles qu'elle tranche
de son étrave avec un bruit de soie déchirée.
Dans leur mysticisme de Bretonnes, Martiale, Geneviève et Marguerite
suivent des yeux le léger flocon blanc qui danse dans la brise et trace devant
elles une route mystérieuse.
« Nous allons toujours à Oslo, n'est-ce pas ? interroge Anne avec un peu
d'hésitation.
— Tais-toi, mousse, répond Paulette. Nous allons à l'aventure vers
laquelle la plume au vent voudra bien nous conduire. »

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