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Marie-Louise FISCHER

TESSA LA FANFARONNE

«Où vas-tu en vacances, Tessa? Aux


Indes! Un maharajah m'a invitée à venir
chasser le tigre et... »
Ça y est! Voilà Tessa qui fanfaronne,
comme toujours ! Dans son désir d'éblouir
ses camarades de classe, la voilà qui, une
fois de plus, laisse vagabonder son
imagination.
De l'imagination, cette sympathique
petite Tessa n'en manque pas. Elle en aurait
même à revendre. Malheureusement, toutes
les histoires qu'elle invente pour se faire
valoir se retournent la plupart du temps
contre elle et finissent par la mettre dans des
situations impossibles. Comment s'en sortir?
En ne disant désormais que la vérité? Peut-
être, mais... on ne la croit plus ! Et c'est alors
une cascade d'aventures, d'une drôlerie
irrésistible.

3
TESSA
LA FANFARONNE

4
DU MÊME AUTEUR

dans la même collection

NICOLE AVEC NOUS!

5
MARIE-LOUISE FISCHER

TESSA
LA FANFARONNE
TEXTE FRANÇAIS D'OLIVIER SÉCHAN I

LLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE
276

6
L'ÉDITION ORIGINALE DE CE LIVRE
A ÉTÉ ÉDITÉE EN LANGUE ALLEMANDE
PAR FRANZ SCHNEIDER VERLAG, MUNICH,
SOUS LE TITRE :

IM SCHWINDELN EINE EINS

© Librairie Hachette, 1965.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE

I. Distractions matinales 9
II. Une histoire d'éléphants blancs 15
III. Un jeune homme nommé Franz 22
IV. Une escalade nocturne 31
V. Tout finit par se savoir 42
VI. Héroïne malgré elle 51
VII. Suzanne fait une bêtise 60
VIII. Une surprise pour Tessa 66
IX. Nouveaux soucis 74
X. L'ange de la paix 79
XI. Une étrange maladie 85
XII. Le maharajah 98
XIII. Au bord du lac 104
XIV. L'art de la pâtisserie 111
XV. L'homme à la veste verte 120
XVI. Légendes hindoues 125
XVII. Quand on a trop crié au loup 132
XVIII. De catastrophe en catastrophe 139
XIX. Singeries 155
XX. La promesse de Tessa 168

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CHAPITRE PREMIER

DISTRACTIONS MATINALES

D'UN COUP de pied, Tessa rejeta la couverture et s'assit


dans son lit. Sa petite chambre était encore emplie d'ombre,
mais par la fenêtre on voyait un long rectangle de ciel bleu très
pâle.
La première pensée de Tessa fut : « Nous sommes en
vacances! » Puis, presque tout de suite, elle comprit qu'elle se
trompait : ce n'était qu'un samedi de juin, très ordinaire, même
pas un jour de congé. A la montre-bracelet posée sur sa table
de nuit, elle vit qu'il était à peine six heures. Pourquoi donc
s'était-elle réveillée si tôt?

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Pendant quelques instants, Tessa se le demanda sans,
trouver de réponse. Puis elle sauta à pieds joints de son lit,
courut, vers la fenêtre et ouvrit largement les deux battants.
Thérèse Brandt, que l'on appelait Tessa, était une fille de
douze ans, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Avec ses
parents, elle habitait au dernier étage d'un grand immeuble
moderne de la rue des Peupliers, dans une ville de l'Allemagne
du Sud. De la terrasse de l'appartement, les gens et les autos
qui passaient dans la rue paraissaient minuscules comme des
jouets d'enfants.
Tout en regardant au-dessous d'elle, Tessa réfléchissait. Il
lui fallait trouver une occupation pour cette heure matinale
qui, pour ainsi dire, lui tombait du ciel. Son père, sa mère et sa
grande sœur Suzanne dormaient encore. Que pouvait-elle
faire?
Elle se rappela soudain que sa mère avait rapporté, la
veille, un merveilleux papier décor, destiné à garnir les
armoires. C'était maintenant l'occasion ou jamais de s'en
approprier un rouleau! Sur la pointe des pieds, Tessa se glissa
dans la cuisine, ouvrit doucement le tiroir inférieur du buffet,
en retira l'un des rouleaux, quitta rapidement la pièce, puis
revint sur ses pas, car elle avait oublié de refermer la porte.
Ensuite, elle passa dans la salle de bain, prit les ciseaux de
l'armoire à pharmacie et regagna enfin sa chambre. Par
précaution, elle ferma la porte à clef derrière elle.
Le papier était encore plus joli qu'elle ne l'avait cru : il
était parsemé de ravissantes petites images multicolores,
paysans, paysannes, enfants, charrettes à cheval, fermes,
vaches, veaux et bouquets d'arbres. Or, les livres et les cahiers
de Tessa avaient besoin, depuis longtemps, d'être recouverts
de neuf. En voyant ce magnifique papier, toutes ses camarades
pousseraient des cris d'admiration, et son

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professeur lui-même, M. Bodinger, ouvrirait
certainement des yeux ronds.
Tessa se mit donc au travail. Elle prit d'abord son manuel
de mathématiques, l'ouvrit sur le papier, et y découpa un grand
rectangle, en espérant que cela irait. Puis elle entreprit de
recouvrir le livre. Mais elle avait mesuré trop juste et,
lorsqu'elle voulut refermer le livre, le papier se tendit et
menaça de craquer. Tessa retira la couverture, fit les plis un
peu plus loin. Cette fois, les proportions étaient correctes;
cependant, sur le dessus et au dos du livre, il y avait des plis
fort vilains à voir. Non, cela n'allait pas! Tant pis !
Recommençons !
Tessa travaillait avec ardeur, les joues en feu, et, sans
qu'elle sût trop pourquoi, tout allait de travers, ce matin-là!
Aucune des couvertures ne tombait comme elle l'aurait voulu.
L'une tirait d'un côté, une autre se fendait au dos, une
troisième faisait des plis, et lorsque Mme Brandt frappa à la
porte en criant: «Tessa! Lève-toi!» rien n'était terminé. Mais
Tessa ne voulait pas renoncer. Il fallait au moins changer la
couverture du livre de mathématiques, la plus sale de toutes !
Elle essaya encore une fois, avec le dernier morceau de papier
qui lui restait. Comme elle avait perdu patience, cette
couverture fut pire que toutes les autres !
Quelques minutes plus tard, on agita la poignée de la
porte.
« Allons, Tessa, lève-toi! criait son père. Quelle idée de
t'enfermer à clef? »
Tessa fit semblant de bâiller.
« Aaouahhh! fit-elle. Je suis déjà réveillée!
— Elle sera de nouveau en retard au lycée! entendit-elle
dire par sa mère.
— Eh bien, laisse-la! répliqua sa sœur Suzanne. Ça lui
apprendra! »

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« Chameau ! » murmura Tessa. Puis elle Et la grimace en
contemplant son œuvre. Non, vraiment, ces couvertures, il n'y
avait pas de quoi en être fière ! Brusquement décidée, elle les
arracha toutes, les roula en boule et les jeta dans sa corbeille à
papiers. Ensuite, elle alla ramasser les vieilles couvertures
fanées, usées aux coins, qui gisaient sur le plancher, et elle les
replaça sur ses livres et cahiers. .Dans sa précipitation, elle
commit quelques erreurs : elle confondit le manuel de
géographie avec le cours de littérature; quant au livre de
mathématiques, il fut remis à l'envers, mais elle parvint du
moins à terminer sa tâche. Après avoir jeté un coup d'œil à son
emploi du temps, elle fourra dans sa serviette les livres et les
cahiers dont elle aurait besoin pour la matinée.
De nouveau, sa mère frappait à la porte.
« Tessa! Si tu ne te lèves pas immédiatement, tu seras en
retard !
— Mais je suis déjà levée, maman! » répondit-elle avec
insouciance.
Elle jeta un regard à sa montre-bracelet avant de l'attacher
à son poignet. O catastrophe! Sept heures et demie passées!
Elle serait en retard tout de bon! En hâte, elle s'habilla, et
passa sa robe bleue qui, comme presque toutes ses affaires,
avait été retaillée dans une vieille robe de sa sœur aînée.
Rageusement, elle brossa et peigna ses cheveux bouclés, d'un
brun doré, les noua en deux épaisses tresses courtes, enfila ses
chaussures, et fut prête.
Avec un soupir de soulagement, elle empoigna sa
serviette et voulut s'élancer hors de sa chambre. Mais, au
même instant, ses yeux tombèrent sur la corbeille à papiers.
Elle avait failli oublier de dissimuler les restes de ses activités
matinales! Elle fourra donc les couvertures gâchées dans sa
serviette. Puis, voyant avec consternation que, partout dans la
pièce, traînaient encore des bouts de papier, elle

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Tessa travaillait avec ardeur.

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Et M. Brandt contempla avec fierté sa fille aînée. Avec
ses cheveux blonds ondulés, ses longs cils qui ombrageaient
les grands yeux bleus, sa bouche délicatement fardée, elle
donnait l'impression de sortir tout droit d'un magazine de
modes.
« Rentrez à l'heure, vous deux! leur conseilla Mme
Brandt. Pour midi, je vous prépare quelque chose de bon. »

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CHAPITRE II

UNE HISTOIRE D'ÉLÉPHANTS BLANCS

TESSA eut quand même un peu de chance, dans son


infortune. L'ascenseur arriva presque immédiatement après
qu'elle eut appuyé sur le bouton. Elle quitta la maison au pas de
course et réussit à attraper le tram de justesse.
Au moment où elle traversait à toute allure la cour du
lycée, la cloche sonna. Tessa ne sut pas si c'était la première ou
la seconde sonnerie. Ardemment, elle espéra que son professeur
ne serait pas encore rentré en classe.
.En passant dans le couloir, elle vit que la plupart des
portes étaient encore ouvertes, à l'exception de celle de sa classe
: la Cinquième A. M. Bodinger était-il déjà entré? Ou

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ses camarades s'étaient-elles enfermées, avant l'arrivée du
professeur? Sans plus réfléchir, Tessa poussa violemment la
porte et voulut se précipiter à sa place. Mais elle- s'arrêta net à
mi-course : M. Bodinger était debout près de la chaire, et il la
regardait avec surprise. Même par la suite, Tessa ne parvint pas
à comprendre comment cela avait pu arriver : quand elle s'arrêta
subitement, sa chaussure droite lui sortit du pied et vola à
travers les airs pour aller frapper le tableau.
Pendant une seconde, la classe resta figée, puis ce- lut un
fou rire général. Tessa resta sur place, toute rouge, les yeux
baissés. Il ne manquait plus que cela !
« Silence! cria M. Bodinger en frappant avec une règle sur
le bureau. Thérèse! c'est vraiment un peu fort ! Pourrais-tu
m'expliquer...
— Excusez-moi, monsieur, murmura Tessa. Je ne l'ai
pas fait exprès...
— Non? Je te connais malheureusement trop bien pour le
croire.
— Certainement pas, monsieur. Je... je... je...
— Allons ! Va t'asseoir ! »
Là-dessus, M. Bodinger ouvrit le cahier de classe et y
inscrivit quelque chose. Tessa retint un gros soupir. Sans aucun
doute, son professeur lui avait marqué un avertissement; elle
aurait de nouveau une mauvaise note de conduite, et la
bicyclette que lui avait promise son père, ne serait pas pour le
prochain Noël !
S'armant de tout son courage, elle leva le doigt.
« Eh bien, quoi? demanda M. Bodinger. Que veux-tu? »
Tessa se leva.
« Je voulais seulement vous dire, monsieur... que ce n'est
pas ma faute si je suis arrivée en retard. Absolument pas.
— Mais bien sûr! répliqua ironiquement le professeur.
Tu n'y étais pour rien !

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— Je vous en prie, permettez-moi de vous expliquer...
— Eh bien, vas-y! Je reconnais que tes explications ne
manquent jamais de charme. »
Et M. Bodinger se renversa sur sa chaise en croisant les
bras sur sa poitrine.
Tessa se creusa la cervelle pour trouver une excuse valable.
Soudain, elle se souvint d'avoir vu, en passant, de grandes
affiches annonçant pour le lendemain la première représentation
du cirque Busch.
« Monsieur..., commença-t-elle.
— Allons, vas-y! J'attends! Le tramway aurait-il déraillé?
— Non, monsieur, mais il est resté en panne. Oui, il ne
pouvait plus avancer parce que... car... à cause des éléphants!
— Ah! voilà! tout s'explique! dit M. Bodinger qui enleva
ses lunettes et se pencha en avant. Et d'où sortaient-ils donc, ces
éléphants ?
— Eh bien, du cirque, monsieur. Ils étaient énormes... Ou
plutôt, le premier était énorme, et les autres, derrière, de plus en
plus petits. Le second tenait le premier par la queue, avec sa
trompe; le troisième tenait le second, et ainsi de suite jusqu'à
la fin, où venait un minuscule éléphant. Ils étaient mignons tout
plein !
— Et c'est pour cette raison que le tramway ne pouvait pas
passer?
— Évidemment!
— N'étaient-ce pas des éléphants blancs, par hasard?
— Si, justement! Comment le savez-vous? C'étaient des
éléphants blancs, et ils avaient des pierres précieuses
incrustées dans leurs défenses. Le premier portait même une
étoile de diamants sur le front. Les autres...
— Merci, cela suffit! interrompit M. Bodinger. Puisque tu
manifestes un tel intérêt pour les éléphants, Thérèse, je te prierai
de me faire pour lundi une rédaction sur le thème suivant...
Voyons... Ce que je sais des éléphants... Pas moins de six pages!

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Et ne me raconte pas d'histoires, mais des faits. J'espère que
nous nous sommes compris? »
Tessa sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Monsieur, mais c'est la vérité! Le tramway s'est arrêté à
cause des éléphants. Ce n'est quand même pas ma faute !
— Qui l'a dit? Je te demande simplement de me faire une
rédaction sur ces bonnes bêtes. » M. Bodinger se leva,
s'approcha du tableau et prit un morceau de craie. « Et
maintenant, dit-il, nous pourrions peut-être consacrer
notre attention à quelques problèmes de mathématiques. »
Au cours de la récréation, Tessa fut assaillie de questions.
« Des éléphants? ...C'est vrai? ...Tu les as vus tout de
bon?...
— Allons donc! Elle a seulement voulu monter un
bateau à M. Bodinger!
— Eh bien, tu es tombée sur un bec, Tessa! Pas vrai?
— J'ai vu des éléphants, affirma Tessa. Je ne raconte pas
de blagues. Si vous ne me croyez pas, nous irons
ensemble voir le cirque, cet après-midi, et vous verrez
que je ne mentais pas.
— Voyons, Tessa! lança railleusement la blonde Rita.
Des éléphants blancs! On n'en a jamais vu dans un cirque!
— Peut-être n'étaient-ils pas tout à fait blanc?
suggéra la bienveillante Renate, cherchant à tirer son amie
d'embarras.
- Ils étaient blancs! déclara hardiment Tessa. Et si les gens
du cirque ne les ont pas peints d'une autre couleur depuis tout à
l'heure, ils sont toujours blancs.
Tu paries ? proposa Rita.
- Quoi donc?
— L'argent de poche d'une semaine. » Tessa réfléchit un
instant.
« Non, je ne veux pas parier, dit-elle enfin. Ce n'est pas
bien. »

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Mais comme elle rougissait en disant ces mots, toutes ses
camarades se mirent à rire.
La dernière heure de la matinée était consacrée à la culture
physique. Dans sa hâte, Tessa avait oublié d'emporter ses
affaires. Pendant que les autres se changeaient, elle ne trouva
rien de mieux que de s'avancer en boitillant vers Mlle Kramer,
son professeur de gymnastique. Les larmes aux yeux, elle lui
dit:
« Mademoiselle, j'ai terriblement mal au pied...
— Quoi? Te serais-tu blessée? »
Tessa se percha sur une jambe pour masser sa cheville,
«Oui, mademoiselle, je crois...
— Que t'est-il donc arrivé?
— Un éléphant lui a marché sur le pied ! » cria Rita.
Toutes les élèves éclatèrent de rire.

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« Est-ce vrai? demanda Mlle Kramer effarée. Un éléphant?
Pas possible!
— Mais non, voyons ! » répliqua rageusement Tessa. Puis
soudain il lui vint une idée. « Regardez donc dans le
cahier de classe, mademoiselle, dit-elle. C'est écrit dedans. »
Louise, le chef de classe, alla chercher le cahier et l'ouvrit à
la page du jour. Non sans surprise, Mlle Kramer lut l'annotation
suivante, portée par le professeur Bodinger : « Thérèse Brandt
est arrivée en retard de cinq minutes, avec une seule chaussure,
l'autre voltigeant à travers la classe. »
« Que signifie cela? demanda Mlle Kramer.
— Eh bien, en entrant en classe, j'ai perdu une chaussure,
expliqua Tessa. Mais je n'y étais pour rien ! Du coup, je me suis
tordu la cheville, et j'ai encore mal.
— Pourquoi ne l'as-tu pas dit à M. Bodinger?
— Je l'ai fait. Mais il ne croit jamais ce que je dis. » Tessa
regarda Mlle Kramer avec de grands yeux innocents. « Puis-je
rentrer chez moi, mademoiselle? puisque je ne
peux pas faire de culture physique ?
— Non. Reste ici et regarde les autres. Cela t'apprendra
tout de même quelque chose. »
Là-dessus, Mlle Kramer se retourna, frappa dans ses mains
et cria aux élèves : « Allons ! vite, à vos places ! »
Tessa s'assit sur un banc dans le fond du gymnase, replia
les jambes et croisa les mains autour de ses genoux. Tout en
regardant les autres exécuter des mouvements, elle réfléchissait.
Qu'allait-elle bien pouvoir raconter sur les éléphants? Le plus
simple, ce serait d'être malade pour le lundi. Mais elle savait que
sa mère l'enverrait quand même au lycée. Oui, elle avait beau
être malade, on ne la croyait jamais!
Tessa se sentit si incomprise que les larmes lui montèrent
aux yeux. Pour comble de malheur, Mlle Kramer fit
jouer les élèves au ballon prisonnier pendant les vingt
dernières minutes, et c'était justement le jeu préféré de Tessa!

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Elle dut rester assise dans son coin et regarder. N'y avait-il pas
de quoi enrager?
A midi, quand elle rentra chez elle, Tessa s'était juré de se
corriger. Désormais, elle n'arriverait plus en retard au lycée, et
surtout elle n'inventerait plus des histoires abracadabrantes pour
s'excuser. Comme elle avait pu le constater ce matin même, ses
mensonges finissaient toujours par lui retomber sur le dos.

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CHAPITRE III

UN JEUNE HOMME NOMMÉ FRANZ

ALORS, comment cela s'est-il passé, au lycée?


demanda M. Brandt au cours du déjeuner.
— Très bien, comme toujours, affirma Tessa.
— Es-tu arrivée à l'heure ?»
Tessa se surprit elle-même en s'entendant répondre :
« Bien sûr! J'ai couru...
- Tant mieux pour toi, dit son père. Tu te rappelles nos
conventions? Si tu rapportes un bon bulletin, spécialement pour
la conduite, tu auras ta bicyclette à Noël. Sinon, rien du tout.
— Je me conduis toujours bien, déclara Tessa. Mais je suis
seulement plus malchanceuse que les autres, voilà!

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— Il m'arrive aussi parfois des choses bizarres, intervint la
mère. Imaginez-vous que j'ai acheté, hier soir, cinq rouleaux de
papier à étagères. Je jurerais que j'en ai bien rapporté cinq. Or,
ce matin, quand j'ai regardé dans le buffet, je n'en ai plus
retrouvé que quatre. Comment expliquez-vous cela ? »
Tessa se garda de donner une réponse, et prit l'air de celle
qui n'a pas entendu.
Comme d'habitude, quand il faisait beau, les Brandt avaient
déjeuné sur la terrasse de leur appartement, au sommet de
l'immeuble. De là-haut, on avait l'impression d'être en plein ciel,
et l'on dominait toute la ville. Un grand parasol multicolore
protégeait du soleil de juin.
Tessa et Suzanne aidèrent leur mère à desservir. Quand la
vaisselle fut dans l'évier, Mme Brandt demanda :
« Tessa, voudrais-tu m'aider à l'essuyer?
— Non, laisse donc, dit Suzanne. Je m'en chargerai, moi.
— Toi? fit la mère. Bon, si tu y tiens...
— Je ne voudrais surtout pas être de trop ! » déclara
Tessa, en s'empressant de quitter la cuisine.
Mais Suzanne la rattrapa au moment où elle entrait dans sa
chambre.
« Écoute un peu, Tessa... Que comptes-tu faire cet après-
midi ?
— Pourquoi cette question?
— Ne sois donc pas si revêche ! Tu pourrais me répondre
aimablement quand je te questionne aimablement.
— Je n'ai aucun projet, dit Tessa sur un ton assez sec.
— A l'Odéon, on joue un bon film. Cela te plairait-il
d'aller le voir? Je te l'offre.
— Quoi ? Tu me paies ma place ?
— Oui, tu as bien entendu. »
Tessa réfléchit rapidement. Aller au cinéma, ce n'était pas
mal, mais découvrir un secret c'était beaucoup mieux!

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Et il était clair que la générosité inattendue de Suzanne
avait une raison cachée.
« Non, je n'en ai pas envie, dit alors Tessa.
— Mais que vas-tu faire cet après-midi?
— Rien du tout.
— Voyons, Tessa! Cela ne t'ennuie tout de même pas
d'aller au cinéma! Tu y vas toujours avec plaisir, n'est-ce pas?
Pourquoi tiens-tu justement à rester à la maison cet après-midi?
— Et pourquoi désires-tu justement que je m'en aille?
demanda Tessa.
— Je ne veux pas que tu t'en ailles! Je voudrais seulement
que... que...
— Ah! ah! tu attends sans doute la visite d'un nouveau
soupirant?
— Tessa! tu es odieuse!
— Eh bien, quoi? Je n'ai rien dit de mal!
— Si ! tu as raconté des choses horribles sur moi à
Willy!... Quant à Georges, tu lui as fait une peur mortelle avec
ta ridicule souris blanche. Et puis...
— Bon, bon! Tu ne tenais pas tellement à eux, n'est-ce
pas? C'est du moins ce que tu as prétendu par la suite.
— Oui, peut-être, mais cette fois je ne veux pas que tu
fasses fuir Franz...
— Tiens! il s'appelle Franz, celui-là?
— Oui, il s'appelle Franz, et il est vraiment très
sympathique. Tu peux me croire, Tessa.
— Aucun intérêt pour moi! Après tout, c'est ton soupirant
et non pas le mien.
- Oh! je t'en prie, ma chère petite Tessa. Fais-moi donc ce
plaisir, et va cet après-midi au cinéma!
Je n'en ai pas la moindre envie. Justement pas.
- Dans ces conditions, je te prierai d'aller essuyer toi-
même la vaisselle, comme maman te l'avait demandé.

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— Tu vas trouver ça drôle, répliqua Tessa, mais j'y vais
volontiers! »
Elle retourna dans la cuisine et décrocha un torchon.
« Suzanne a changé d'idée, dit-elle à sa mère. Elle veut
ménager ses jolies mains parce qu'elle reçoit une visite.
— Comment l'as-tu deviné? demanda Mme Brandt.
— C'est elle-même qui me l'a dit. » La mère tourna les
yeux vers sa fille.
« Tu n'es plus une enfant, Tessa, lui dit-elle. Je t'en prie,
tâche de te conduire comme il faut... C'est quelque chose
d'important pour Suzanne...
— Comprends pas !
— Elle a déjà vingt ans; c'est un âge où les jeunes filles
commencent à songer au mariage.
— Commencent? Mais Suzanne ne pense qu'à cela! Et
pourquoi, d'ailleurs! Elle mène la bonne vie chez nous, papa
la fait travailler à son bureau, elle gagne pas mal d'argent, elle
peut s'habiller à son goût, elle peut faire tout ce qu'il lui plaît...
Pourquoi voudrait-elle à tout prix se marier?
— Tu ne peux pas comprendre, Tessa.
— On me dit toujours ça! »
Lorsque la cuisine fut rangée, Tessa se retira dans sa
chambre et se mit à ses devoirs. Elle travaillait vite et bien,
quand elle voulait s'en donner la peine. En deux petites heures,
elle eut tout terminé, excepté sa rédaction sur les éléphants. Elle
jeta un coup d'œil à sa montre, et regretta alors de n'avoir pas
accepté l'offre de Suzanne.
Pourquoi n'était-elle pas allée au cinéma? Les soupirants de
Suzanne étaient toujours poseurs et ennuyeux. Qu'aurait-elle
perdu en ne restant pas ici? Le mieux, pensa-t-elle, c'était de
demander à sa sœur si elle maintenait sa proposition.
Tessa se glissa dans le couloir. Au passage, elle jeta

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un coup d'œil dans la cuisine, où sa mère préparait le café,
puis elle ouvrit la porte de la chambre de Suzanne, mais n'y
trouva pas sa grande sœur. Elle n'était pas non plus dans la salle
de séjour. La porte-fenêtre donnant sur la terrasse était ouverte,
et Tessa entendit soudain la voix de Suzanne. Elle parlait sur ce
ton légèrement affecté qu'elle employait avec ses soupirants.
« Ah! Franz! disait-elle justement, je ne te comprends pas.
La peinture moderne, c'est pourtant passionnant! Naturellement,
il faut se donner un peu de mal, mais cela en vaut la peine. Si
l'on prend Picasso, par exemple... »
Tessa saisit une balle de tennis qui, sans qu'elle sût
pourquoi, se trouvait dans le grand cendrier de la table de
fumeurs, elle la lit rebondir et passa sur la terrasse. Frappant
toujours la balle sur le sol, elle alla jusqu'à la balustrade, puis
revint sur ses pas, en affectant de ne pas remarquer l'invité de
Suzanne. Mais elle les observait cependant tous deux du coin de
l'œil. Ils étaient assis côte à côte sur le fauteuil balancelle, et
Suzanne faisait de grands discours au jeune homme qui fumait
une cigarette.
« Bonjour, jeune demoiselle! » lança soudain le visiteur.
Tessa se retourna d'un bond et le regarda avec des yeux
ronds. Elle s'irrita de sentir qu'elle rougissait.
« Oh! ce n'est que ma petite sœur, dit Suzanne d'un air
condescendant. Une enfant terrible. Le mieux, c'est de ne pas
t'occuper d'elle. »
Tessa ne se contint plus. Pointant un index pas très propre
vers Suzanne, elle s'écria :
« Et voilà ma grande sœur! A votre place, je ne
m'occuperais pas trop d'elle, non plus, car c'est une vieille bique!
Tessa ! » cria Suzanne en sursautant.
Au même instant, Mme Brandt passa sur la terrasse en
apportant le plateau chargé de tasses à café.

26
C'est une vieille bique!

27
« Maman! appela Suzanne. Tu devrais bien donner une
correction à Tessa! Elle est d'une insolence!... Je ne peux dire à
quel point !
— C'est toi qui as commencé! claironna Tessa. Moi, je n'ai
rien fait. C'est toi qui as dit...
— Voyons, Tessa, dit Mme Brandt. Que viens-tu faire ici?
Tu sais que Suzanne a une visite.
— Bien sûr que je le sais! Et pourquoi n'ai-je pas le droit
de venir regarder le jeune homme? Je pense que si elle l'a invité,
c'est pour le présenter à la famille?
— Pas à toi ! cria Suzanne. Aux parents, seulement !
— Écoute, Suzanne, dit Franz, je trouve que Tessa a
raison. Elle ne t'avait rien fait. Elle passait seulement en jouant à
la balle. » Le jeune homme se leva et s'approcha de Tessa. «
Bonjour, Tessa, dit-il en lui tendant la main. Je m'appelle Franz
Tillman, étudiant en quatrième année de médecine.
— En quatrième année? répéta Tessa avec intérêt. Et
combien vous reste-1-il à faire?
— Eh bien, j'aurai bientôt terminé.
— Alors, vous allez pouvoir bientôt vous marier?
— Tessa ! protesta Suzanne. Tu es impossible !
— Eh bien, quoi? J'ai bien le droit de poser, une question,
non?
— Certainement! lui dit Franz en riant. Et puisque tu veux
une réponse claire, voilà : pour le mariage, j'attendrai encore
deux ou trois ans, car après avoir terminé mes examens, je
devrai encore travailler comme assistant. Et ce n'est pas encore
demain que j'aurai ma propre clientèle.
— Tant mieux ! dit Tessa.
— On a l'impression que cela te fait plaisir. Pourquoi? »
Tessa allait répondre lorsqu'elle vit que Suzanne semblait sur le
point de pleurer. Elle ravala donc sa riposte insolente et reprit :
« Puisque vous êtes si savant...

28
TESSA LA FANFARONNE
— Tu peux me tutoyer, interrompit Franz.
— C'est vrai? Très bien. Donc, puisque tu es si savant,
Franz, pourrais-tu me raconter des choses sur les éléphants ?
— Mais je ne veux pas devenir vétérinaire! Pourquoi en
as-tu besoin?
— J'ai une rédaction à faire sur les éléphants.
— Tu as dû étudier la question en classe?
— Pas du tout. Cette rédaction est pour le prof de maths.
— Allons, viens, Franz, intervint Suzanne. Le calé va
refroidir. »
Prenant Franz par le bras, elle l'attira vers la table roulante.
« II est parfaitement inutile de discuter avec Tessa, lui dit-
elle à mi-voix. Elle est odieuse. Elle ne cesse de mentir.
— Pas la peine de chuchoter! cria Tessa furieuse, j'ai
quand même compris ce que tu disais. Apprends que je ne mens
pas : je dois faire une rédaction sur les éléphants pour la
prochaine classe de maths ! Ce n'est pas ma faute si c'est comme
ça !
— Mais, voyons, c'est invraisemblable! protesta Mme
Brandt.
— Eh bien, demandez à Bodinger ! Oui, demandez-le-lui,
si vous ne me croyez pas ! Ah ! vous n'êtes vraiment pas chic
pour moi! Tout le monde me tombe dessus, au lieu de m'aider! »
Cette fois Tessa semblait prête à éclater en sanglots. «
Celui qui a menti une fois, on ne le croit plus ! déclara
froidement Suzanne.
— Écoute un peu, Tessa, je vais te donner un conseil, dit
Franz. Il doit y avoir ici un gros dictionnaire en plusieurs
volumes, ou une encyclopédie. Tu y trouveras certainement un
tas de choses dont tu pourras te servir. Pourquoi
n'essaierai s-tu pas?
- En tout cas, disparais d'ici! lança Suzanne avec irritation.
Nous en avons assez de ta conversation.

29
— Oui, c'est cela, Tessa... Et s'il te plaît, va appeler ton
père, dit Mme Brandt. Ne t'inquiète pas : nous te laisserons du
gâteau. »
Tessa fit demi-tour et s'éloigna, la tête haute, image de la
dignité offensée. Elle fit claquer derrière elle la porte de la salle
de séjour, au point que toutes les vitres en tremblèrent. Mais ce
ne fut qu'une faible consolation pour le nouvel affront que sa
famille venait de lui infliger.

30
CHAPITRE IV

UNE ESCALADE AU CLAIR DE LUNE

TESSA venait de terminer non sans mal sa rédaction sur les


éléphants lorsque sa mère entra dans sa chambrer
« Écoute un peu, Tessa, lui dit-elle. Papa a l'intention de
nous emmener tous pique-niquer demain au bord du lac... Si le
temps reste au beau, évidemment. N'es-tu pas contente?
— Si, bien sûr », dit Tessa, hésitante, car elle savait par
expérience qu'une bonne nouvelle est généralement suivie d'une
mauvaise.
« Naturellement, il faudra te coucher tôt, ce soir, reprit
la mère.

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— Et vous?
— Nous devons sortir. Nous sommes invités chez les
Krùger, mais nous tâcherons de rentrer de bonne heure.
— Oui, on dit ça, murmura Tessa.
— Oh! je t'en prie! Nous sommes des grandes personnes,
et nous avons le droit de sortir parfois le soir !
— Je n'ai pas dit le contraire! Que fait Suzanne?
- Elle est déjà partie avec le jeune Tillman. Je crois qu'ils
dîneront dehors et iront danser.
— Alors, je reste de nouveau toute seule à la maison? »
demanda Tessa.
Mme Brandt se mit à rire.
« Pensais-tu que Suzanne et Franz t'emmèneraient? Ou
voudrais-tu nous accompagner chez les Krùger? Je suis certaine
que tu t'y ennuierais mortellement.
— Je voudrais surtout que, comme les autres personnes
raisonnables, vous restiez quelquefois à la maison le samedi
soir!
— Voyons, Tessa! ne sois pas si égoïste! Permets-nous
d'avoir de temps à autre quelques distractions. »
Tessa savait fort bien qu'il n'y avait rien à faire, mais elle
était furieuse.
« On a bûché toute la semaine, grogna-t-elle, et comme
récompense les parents vous laissent toute seule à la maison, le
samedi soir ! »
Plus tard, accroupie dans la chambre de ses parents, elle
regarda sa mère se faire belle. Elle eut la permission de tirer la
fermeture à glissière de son fourreau de velours et de lui attacher
son collier de perles. A côté de sa mère resplendissante, Tessa se
trouvait pitoyable.
« Parfois, je voudrais savoir s'il y a quelqu'un qui m'aime »,
dit-elle, tandis que les larmes lui montaient aux yeux.
Sa mère la regarda avec étonnement.

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« Mais que vas-tu encore t'imaginer, Tessa!
— C'est pourtant vrai. Je ne suis pas assez jolie pour votre
goût, voilà tout ! »
Le père sortit en sifflotant de la salle de bain.
« Attends un peu, mon petit canard, dit-il en passant
affectueusement la main dans les cheveux courts et bouclés de
sa plus jeune fille. Un jour, tu deviendras toi aussi un beau
cygne. Tu es prête, Irène?
— Oui, tout de suite. »
Peu après huit heures, les parents quittèrent la maison.
Tessa les accompagna jusqu'à l'auto, referma la portière derrière
sa mère, et leur fit des signes d'adieu. Il ne se retournèrent même
pas. Avec un gros soupir, Tessa remonta dans l'appartement.
Elle n'avait pas peur de rester seule, mais se sentait incomprise
et délaissée de tous.
Peu à peu, cependant, sa bonne humeur et son entrain lui
revinrent. Elle décida de prendre un bain très chaud suivi d'une
douche froide. Après quoi elle enfila un pyjama propre et se
sentit merveilleusement bien. En pantoufles et en robe de
chambre, elle entreprit alors un voyage d'exploration à travers
l'appartement.
Dans la cuisine, elle trouva une assiette avec des gâteaux,
mais cela ne la tenta pas. Elle en avait déjà englouti cinq, et,
chose qui lui arrivait rarement, elle se sentait gavée. Elle ne jeta
qu'un rapide coup d'œil dans la salle de séjour, parfaitement
rangée, et dont elle connaissait les moindres recoins.
Ses parents avaient quitté leur chambre en hâte, et Tessa
entreprit de tout remettre en ordre. Cela lui donna l'impression
réconfortante et exaltante de faire une bonne action. Quand ils
rentreraient, M. et Mme Brandt seraient assurément ravis.
Ensuite, très contente d'elle-même, elle passa sur la
terrasse, s'assit sur la balancelle, et se laissa bercer tout en
regardant s'allumer les lumières de la ville. Puis elle

33
contempla un moment le disque pâle de la lune qui se
levait. Bientôt, elle éprouva de plus en plus fortement le
sentiment d'avoir oublié quelque chose. Qu'était-ce donc?
Ah ! oui, la chambre de sa sœur !
Comme piquée par une tarentule, Tessa se dressa et se
précipita dans l'appartement. Suzanne tenait beaucoup à ses
affaires personnelles. Quand Tessa osait glisser le bout du nez
dans l'entrebâillement de sa porte, sa sœur criait aussitôt: «Va-
t'en! Que viens-tu faire ici?» Aujourd'hui, elle aurait enfin
l'occasion d'explorer à fond le domaine particulier de Suzanne.
Elle dut déchanter, car la porte était fermée à clef.
« C'est dégoûtant! » dit Tessa à haute voix. Elle chercha
toutes les clefs qu'elle put trouver dans l'appartement, les essaya
l'une après l'autre sur la porte fermée : aucune n'allait! Ensuite,
elle fut obligée de remettre les clefs sur les serrures
correspondantes.

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Cela l'exaspéra. Comment Suzanne avait-elle pu être assez
mesquine pour la priver de ce petit plaisir? Mais Suzanne
n'aurait pas le dernier mot! Il y avait certainement un moyen de
pénétrer dans sa chambre. Comment?
De la terrasse, il était facile d'atteindre la fenêtre de
Suzanne, qui se trouvait juste au-dessus de la balustrade. Tessa
appuya la main au carreau, et constata que la fenêtre était
seulement poussée. Aussitôt décidée, elle retira sa robe de
chambre, ses pantoufles, monta pieds nus sur le parapet du
balcon et, d'un bond, sauta dans la pièce.
Ce fut pour elle une déception. Après avoir fouillé tous les
tiroirs et tous les placards, elle ne comprit pas pourquoi Suzanne
s'était donné la peine de fermer sa porte à clef.
La seule chose intéressante, c'était une vieille boîte de
dragées dans laquelle Suzanne conservait les photos de ses
cavaliers et admirateurs passés. Tessa eut un petit rire en lisant
les niaises dédicaces inscrites au revers des épreuves. Combien
il serait amusant de glisser toutes ces photos dans des
enveloppes pour les expédier à ses camarades de classe ! Mais
Tessa renonça pour l'instant à cette spirituelle idée. Elle savait
maintenant que Suzanne possédait ces photos, et elle pourrait
toujours venir les prendre.
Après avoir rangé la boîte dans son tiroir, elle s'assit sur le
pouf, les coudes aux genoux, et se regarda dans la glace de la
coiffeuse. Comme toujours, elle fut très mécontente de son
physique. Ses tresses s'étaient dénouées pendant le bain, et elle
était maintenant coiffée en tête de loup, avec des cheveux qui se
dressaient dans toutes les directions. Sa bouche était trop
grande. Quand elle riait, elle allait presque d'une oreille à l'autre!
Son nez, enfin, était parsemé de taches de rousseur, ce qui irrita
Tessa. Elle ne comprenait pas du tout d'où cela venait. Passe

35
encore si elle avait été blonde et pâle, mais sa peau était
brune, peu sensible au soleil. Ses yeux bleus étaient jolis, surtout
quand elle les ouvrait tout grands. Tessa essaya son fameux
regard d'innocence outragée, et se réjouit de le réussir
parfaitement. Cependant, ses cils étaient trop raides, trop courts.
Ceux de Suzanne étaient longs et recourbés. Peut-être y mettait-
elle quelque chose? « Les fards sont la moitié de la beauté »,
avait dit une fois sa sœur. Elle avait peut-être raison. Tessa
trouva un reste de rouge à lèvres et, après s'être demandé un
instant si elle se maquillerait la bouche, elle eut une meilleure
idée : en immenses majuscules, elle écrivit en travers de la glace
de la coiffeuse : « Vieille chipie ! » Puis elle se tira la langue à
elle-même et battit en retraite en suivant le chemin par lequel
elle était venue.
Tessa ne se doutait pas que ses acrobaties avaient un
spectateur, ou plutôt une spectatrice. En face des Brandt,
habitait en effet une dame d'un certain âge qui passait son temps
à la fenêtre. « Sa seule occupation, c'est d'épier les voisins! »
disaient d'elle les gens du quartier.
Or, ce soir-là, cette dame était encore à son poste. Hé là!
n'y avait-il pas quelqu'un sur la terrasse des Brandt? Ils étaient
pourtant sortis, c'était certain, elle les avait vus : d'abord la fille
aînée était partie avec un jeune homme (toujours en promenade,
celle-là!), puis les parents s'étaient dirigés vers leur voiture avec
Tessa. (Si c'est permis de faire veiller des gamines de cet âge!)
Malheureusement, le téléphone avait sonné, et la commère
n'avait pu assister au départ des Brandt...
Mais leur appartement était vide, elle en avait la certitude.
Et pourtant, une silhouette grimpait sur le rebord de la terrasse,
poussait une fenêtre... La spectatrice en eut un frisson glacé ! Un
cambrioleur !
La bonne dame se sentit responsable de l'appartement

36
des Brandt, et elle se précipita au téléphone pour appeler la
police.
Un peu plus tard, Tessa, ne se doutant de rien, redescendait
sur la terrasse. Elle s'accouda un instant à la balustrade et, sans
savoir pourquoi, envoya du bout des doigts un baiser à la lune
qui montait.
Soudain, elle entendit une sirène dans la rue. L'auto de la
police stoppa devant la maison. Tessa crut voir quelqu'un, en
bas, qui la montrait du doigt! Elle frémit de la tête aux pieds, et,
instinctivement, se blottit derrière le parapet de la terrasse.
Seigneur! L'avait-on vue? Si l'on regardait en haut, était-ce à
cause d'elle?
Tessa se rua vers son lit et tira la couverture sur ses
oreilles. Elle 'ne voulait rien voir, rien entendre. Son cœur battait
à tout rompre.
Elle entendit quand même qu'on sonnait à la porte de
l'appartement. Elle ne bougea pas. Enfin la sonnerie cessa. Avec
un soupir de soulagement, Tessa se retourna de l'autre côté...
C'est alors qu'elle perçut un bruit étrange. Elle tendit
l'oreille... non! elle ne se trompait pas, on venait d'ouvrir la porte
d'entrée! Était-ce possible que ce fussent déjà ses parents? Des
pas pesants retentirent dans le couloir et approchèrent de sa
porte. Non, ce n'était pas le pas de son père ou de sa mère...
Alors, quoi? Des cambrioleurs? Mais depuis quand les
cambrioleurs faisaient-ils un tel vacarme? On ouvrit des portes,
on marcha bruyamment dans d'autres pièces, et soudain...
Soudain, la porte de sa chambre s'ouvrit. Le plafonnier
s'alluma. A moitié morte de peur, Tessa ferma les yeux pour ne
rien voir.-
« Non, non, ce n'était pas cette chambre, dit une grosse
voix d'homme. C'était de l'autre côté.
- Possible, dit un autre homme. Tiens! il y a quelqu'un!

37
De la terrasse il était facile d'atteindre la fenêtre.

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— C'est sans doute la petite Brandt, répondit le premier.
Elle s'appelle Tessa. Ses parents doivent être sortis... »
Tessa reconnut la voix du concierge de l'immeuble. D'un
bond, elle s'assit dans son lit.
« Que faites-vous là? » s'écria-t-elle en ouvrant des yeux
stupéfaits.
Le concierge et un policier se tenaient au pied de son lit et
la regardaient.
« N'as-tu rien entendu, ma petite? demanda le policier.
— Non, quoi donc? Je dormais.
— Quelqu'un a dû passer par votre appartement. - Non!
— Si! On l'a vu passer par le balcon et se hisser par une
fenêtre.
— Un cambrioleur? s'écria Tessa.
— Bien possible.
— Moi, je crois plutôt qu'il s'agissait d'elle, dit le
concierge. Autrement, elle aurait bien remarqué si quelqu'un
avait fait des acrobaties à côté.
— Mais la femme d'en face parlait d'un jeune homme en
costume sombre.
— Lève-toi donc, Tessa, lui dit le concierge.
— Pourquoi?
— Allons, lève-toi? Ou faudra-t-il que nous attendions le
retour de tes parents ? »
A contrecœur, Tessa se glissa hors du lit.
« Ah! c'était elle, évidemment! dit le concierge. Un pyjama
bleu foncé... Au clair de lune, la bonne dame d'en face n'a pas
bien vu, c'était certainement elle.
— Qu'est-ce que j'aurais fait, moi? protesta Tessa.
Pourriez-vous enfin vous expliquer?
— Écoute, ma petite, lui dit le policier, pas la peine de
t'énerver. Tes parents savent-ils que tu te promènes la nuit sur
les toits ?

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- Mais c'est faux!
- Pourtant, on t'y a vue. Tu continues à nier?
— Ce n'était pas moi ! Je dormais ! »
Les deux hommes échangèrent un regard. « Dis-moi donc,
Tessa, reprit le concierge. Ne serais-tu pas somnambule, par
hasard ?
— Comment pourrais-je le savoir?
— Des choses comme ça, on les sait. »
La fillette se renfonça dans son lit et se gratta pensivement
le bout du nez.
« Possible, dit-elle enfin, oui, c'est possible... » Et, se
penchant en avant, elle posa sur les deux hommes son fameux
regard d'ingénue.
« L'hiver dernier, reprit-elle, lorsque nous sommes allés
faire du ski, mon père, ma mère, ma sœur et moi, on m'a dit que
j'avais grimpé une nuit sur le toit de notre hôtel! Moi, je n'en ai
rien su. C'était la pleine lune... comme ce soir.
— Eh bien, tout est réglé, dit le policier en rempochant
son calepin. Mais c'est très imprudent de la part de tes parents
de te laisser toute seule la nuit, alors qu'ils savent que...
Espérons que ce sera la dernière fois.
— Très certainement.
— Le mieux, c'est de placer une bassine d'eau à côté de
ton lit, lui conseilla le policier. Si tu te lèves de nouveau, tu
mettras le pied dans l'eau, et ça te réveillera.
— Une idée formidable ! dit Tessa.
— Alors, excuse-nous de t'avoir dérangée, dit à son tour le
concierge. Rendors-toi.
— Allez-vous raconter tout ça à mes parents? » demanda
Tessa un peu inquiète.
Le concierge hésita. « Eh bien... euh... après tout, ce ne
sont pas mes affaires, n'est-ce pas?

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— Moi, je suis obligé de le signaler, déclara le policier.
Quand on m'appelle, je dois faire un rapport. »
Ils finirent par s'en aller. Tessa resta encore longtemps
éveillée, après que la porte se fut refermée sur eux. Catastrophe!
Si seulement elle n'avait pas barbouillé de rouge à lèvres le
miroir de Suzanne! C'était par trop stupide! Pourquoi avoir
toujours une telle malchance?

41
CHAPITRE V

TOUT FINIT PAR SE SAVOIR

CE MATIN-LÀ, il faisait de nouveau un temps splendide. A


huit heures, Tessa et ses parents étaient installés sur la
terrasse et prenaient leur petit déjeuner. Suzanne, qui était
rentrée très tard, apparut la dernière. Sans un mot de salutation,
elle se rua sur Tessa en criant :
« Espèce d'horrible chipie! hier soir, tu es venue dans ma
chambre !
— Moi? dit Tessa, en affectant l'ahurissement le plus
complet. Qu'est-ce qui te fait croire ça?
— Tu oses encore me mentir en face? Qui donc aurait pu
salir mon miroir ?

42
— En tout cas, ce n'était pas moi! » Suzanne était au
comble de l'indignation.
« Papa! maman! cria-t-elle, Tessa est épouvantable!
Imaginez-vous qu'elle est allée hier soir dans ma chambre et a
tout mis sens dessus dessous! Pourtant j'avais pris soin de
fermer ma porte à clef!
— Mais comment donc, alors, aurait-elle pu y entrer?
demanda le père, interdit.
— Justement, je n'y suis pas allée, déclara Tessa.
— Bien sûr que si, c'était toi! Tu as même écrit « Vieille
chipie » sur ma glace avec mon rouge à lèvres !
— Pourrais-je voir cela, Suzanne? demanda le père.
— Non, je l'ai déjà effacé.
— Je vous en prie, mes enfants, ne vous querellez pas, par
une aussi belle matinée, intervint Mme Brandt. Suzanne, sois
donc raisonnable ! Si tu avais vraiment fermé ta chambre à clef,
il est impossible que ta sœur y soit entrée. Ou alors la porte
n'était peut-être pas fermée? Réponds, Tessa!
— Je n'en sais rien. Je ne m'intéresse absolument pas à la
chambre de Suzanne.
— J'ai tourné la clef dans la serrure quand je suis partie,
affirma Suzanne, et quand je suis rentrée, j'ai dû prendre la clef
dans mon sac. La porte était donc bien fermée, et pourtant Tessa
a trouvé moyen d'entrer.
— Ma chère Suzanne, dit le père je n'aime pas beaucoup te
contredire, mais dans ce cas, tu dois certainement te tromper.
— Non, papa, vraiment... je t'assure...
— Finissons-en! dit le père. Je ne me laisserai pas gâter
cette journée de dimanche par vos disputes. Si j'entends encore
parler de cette stupide histoire, vous resterez toutes deux à la
maison. Compris? »
Tessa respira plus librement. Encore une fois elle s'était
tirée d'affaire, mais pourtant cette victoire ne la satisfaisait

43
pas complètement. Elle savait en effet qu'elle n'avait gagné
qu'un délai. Tôt ou tard on finirait bien par être informé de son
escalade nocturne.
Pendant toute la durée de ce beau dimanche, elle resta
silencieuse et oppressée. Même la nage, la course et les jeux sur
le bord du lac ne lui firent pas autant de plaisir que d'habitude.
Ses parents ne s'imaginèrent pas que leur seconde fille avait
peut-être mauvaise conscience, et ils crurent qu'elle s'était
soudainement assagie. Avec reconnaissance, la mère avait
également remarqué que sa plus jeune fille avait rangé sa
chambre, la veille au soir.
Dans la nuit du dimanche au lundi, Tessa était si inquiète
qu'elle put à peine fermer l'œil. Le policier avait en effet déclaré
qu'il serait obligé de faire son rapport. A cause de cette ridicule
plaisanterie n'allait-elle pas finir en prison? Non, impossible.
Dans les prisons, on ne met que les adultes. Les enfants, comme
elle l'avait lu quelque part, on les met dans une maison de
redressement. A cette idée, elle avait des sueurs froides.
Puis elle chercha à se rassurer. Le policier avait semblé
croire qu'elle était somnambule. Le somnambulisme était peut-
être une maladie mais certainement pas un crime. Il ne pouvait
pas être question de poursuites en justice.
Soudain une nouvelle idée effrayante l'assaillit. Son père
lui avait une fois raconté que les journalistes obtenaient leurs
informations de la police. Et si demain matin le journal parlait
de son escalade nocturne? Non, impossible!
Il fallut longtemps à Tessa pour tomber enfin dans un
sommeil agité. Fréquemment elle s'éveillait en sursaut, elle
entendait les heures sonner, et son angoisse ne cessait de
grandir.
Enfin le soleil se leva, la chambre s'éclaira peu à peu. Tessa
ne sut pas si elle devait s'en réjouir ou le regretter; elle était
contente que cette effroyable nuit fût enfin terminée ; pourtant,
elle aurait souhaité que le jour ne vînt jamais.

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Tessa lut le texte.

45
Elle entendit que l'on glissait le journal du matin dans la
boîte aux lettres.
D'un bond elle sauta du lit, sortit de sa chambre, alla
prendre le journal et revint dans sa chambre. Fiévreusement elle
commença à le feuilleter en parcourant les gros titres : « Grave
accident dans la rue Saint-Jean »... « Une bagarre après boire »...
Ah! Ça y était : « Une jeune somnambule dans la rue des
Peupliers. »
Et Tessa lut le texte suivant : « Samedi soir, la patrouille de
police a été appelée dans* la rue des Peupliers. Une habitante
croyait avoir vu un grimpeur de façade. La police suivit la piste
indiquée pour constater qu'il ne s'agissait pas d'un cambrioleur
mais d'une jeune somnambule. »
Tessa n'hésita pas une seconde. Elle découpa avec soin la
page qui contenait le dangereux article, puis elle replia le journal
et le rapporta dans le couloir. Ensuite elle roula en boule la
feuille arrachée, passa dans la cuisine et la jeta dans le vide-or
dures.
Elle se sentit alors soulagée. Elle alla se recoucher et
quelques instants après elle dormait à poings fermés. Un peu
plus tard, sa mère s'étonna que, ce matin-là, sa fille eût tant de
mal à s'éveiller.
En temps ordinaire, il était assez difficile pour Tessa de se
concentrer sur son travail au lycée; mais ce jour-là elle fit
merveille. Elle montra tant d'application, d'attention et de
sagesse que M. Bodinger dut déclarer : «J'ai l'impression,
Thérèse, que cette rédaction sur les éléphants aura quand même
servi à quelque chose.
— Oui, monsieur », répondit gentiment Tessa qui,
cependant songeait en elle-même : « Ah ! si seulement tu
savais!»
Ce jour-là, Tessa fit un vœu : si cette fois encore tout
s'arrangeait et si ses parents ne savaient rien de son escalade
nocturne, elle renoncerait pour toujours à ses farces

46
stupides et surtout elle ne ferait plus jamais de
mensonges.
Mais ce serment ne lui servit à rien. A midi, lorsqu'elle
rentra à la maison, elle comprit — avant même que quelqu’un
eût ouvert la bouche — que l'heure avait sonné.
« Bonjour! » dit-elle gaiement. Et, essayant de sauver ce
qui était déjà perdu, elle poursuivit : « Devinez un peu ce que
j'ai appris ce matin à l'école! Je vais vous le dire...
— Tessa! interrompit sèchement son père, ce que tu as
appris à l'école ne nous intéresse pas aujourd'hui. N'as-tu rien
d'autre à nous dire?
— Moi? »
Tessa tenta d'avoir son fameux regard d'innocence, mais
en voyant les yeux de son père elle s'empressa de baisser les
paupières.
« Oui, toi! qu'est-ce qui t'a pris, samedi soir, de faire de
l'escalade sur le balcon?
— Tu n'as pas encore deviné, papa? intervint Suzanne
indignée. Elle voulait venir fouiller dans ma chambre et elle est
donc passée par la fenêtre !
— Silence, Suzanne! c'est moi qui parle. Tessa, pourquoi
ne nous as-tu rien raconté de cette histoire?
— Je ne voulais pas vous inquiéter inutilement,
murmura la fillette, pas fière du tout.
— Que ne faut-il pas entendre! Lorsque tu as grimpé sur
le balcon...
— Ce n'est pas ma faute, interrompit Tessa désespérée.
Vraiment pas !
— Voudrais-tu nous faire croire, à nous aussi, que tu es
somnambule ?
— Non, papa, bien sûr que non... mais pourquoi
Suzanne avait-elle justement fermé sa chambre à clef?

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— Parce que tu n'as rien à y faire, Tessa. Et n'as-tu
donc pas songé un seul instant que tu risquais de tomber...

— Non, papa.
— Sapristi! je t'aurais quand même crue un peu plus
raisonnable.
— Je ne savais pas, papa. Mais si j'avais su que vous
l'appreniez...
— Tessa! tu es maintenant assez grande! Tu
devrais savoir que l'on ne doit rien faire, absolument rien faire,
que les parents ne puissent apprendre. M'as-tu compris?
— Oui, papa.
— Je veux espérer que tu regrettes et que tu promets de
ne pas recommencer?
— Certainement, papa.
— Et pour que tu n'oublies pas ta promesse, Tessa...
toute cette semaine tu seras aux arrêts dans ta chambre, Pour
parler clairement, cela signifie que quand tu rentreras de l'école
tu iras aussitôt dans ta chambre. Maman t'y apportera à manger

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et tu resteras là — sauf pour aller au cabinet de toilette —
jusqu'au lendemain matin. Est-ce clair?

— Quoi? toute la semaine? s'écria Tessa épouvantée.


— Oui. Cela te donnera au moins le temps de réfléchir à ta
conduite.
— Mais, papa, je t'en prie! pas toute la semaine!
— Estime-toi heureuse d'être encore en vie, Tessa! Si ton
ange gardien n'avait pas veillé sur toi, tu serais morte, les os
brisés, en bas dans la rue. Une semaine aux arrêts dans sa
chambre, ce n'est pas payer cher. »
Tessa comprit qu'elle ne ferait pas changer d'idée à son
père. Elle éclata en sanglots.
« Mais j'ai fait cela parce que vous m'aviez laissée seule!
s'écria-t-elle. Parce qu'aucun de vous ne m'aime... personne ! je
voudrais être morte ! »
Et tournant les talons, elle s'enfuit de la chambre.
« Une semaine, n'est-ce pas vraiment trop dur, Théo?
demanda Mme Brandt.
— Non. Aucunement. Elle a mérité une sévère leçon. Si
elle n'est pas assez raisonnable par elle-même pour voir le
danger, on ne peut la guérir de sa sottise que par des punitions.
— A mon point de vue, c'est la bonne méthode, dit
Suzanne, impitoyable. Et pour ma part, je pourrais renoncer à la
voir paraître à table pendant plus d'un mois !
— Toi, tu ferais bien de te taire, répliqua M. Brandt,
irrité. Qui donc est cause de tout cela? Toi! Quelle idée de
fermer ta porte à clef?
— Papa, je ne te comprends pas! Tessa n'a pourtant pas le
droit de venir fouiller dans mes affaires.
— C'est ta petite sœur, Suzanne. J'ai l'impression que tu
l'oublies parfois. C'est ta petite sœur qui a besoin de ton
affection et de ta compréhension. Demande-toi un peu si,
au fond, tu ne mériterais pas une punition, toi aussi ?

49
— C'est tout de même trop fort! s'écria Suzanne, vexée.

C'est donc encore moi la responsable de tout? C'est


toujours la même chose. Tessa est un petit ange innocent et moi
je suis la méchante sorcière. Je retourne dans ma chambre! —
Bon débarras! » répliqua M. Brandt sans s'émouvoir. Il regarda
sa femme et soudain se mit à rire. « On dit toujours que les
enfants sont une source de joies. Celui qui a trouvé ça, je
voudrais bien le connaître ! »

50
CHAPITRE VI

HÉROÏNE MALGRÉ ELLE

MBRANDT tint parole. Toute la semaine suivante, Tessa dut


passer dans sa chambre ses heures de % liberté. Et pourtant, il
faisait dehors un soleil magnifique, et ses camarades de classe
pouvaient chaque jour aller se baigner.
Naturellement, Tessa ne voulut pas raconter à ses amies
qu'elle était aux arrêts. «Je n'ai malheureusement pas le temps,
disait-elle d'un air dédaigneux, quand les autres insistaient pour
qu'elle lés accompagnât. J'ai mieux à faire. » « Je t'en supplie,
Tessa, ne fais, donc pas tant de mystères! insista un jour Rita.
— C'est bien mon avis, dit à son tour Renate. Que peux-tu
donc faire seule, chez toi, toute la journée?

51
— Eh bien, je peux vous le confier à vous seules, répondit
Tessa sur un ton condescendant. Je prépare le cadeau
d'anniversaire pour mon père. C'est assez compliqué, voilà
pourquoi j'ai besoin de temps.
— Et que vas-tu donc lui offrir? demanda Rita.
— Une robe de chambre en soie.
— Ah! c'est pour cette raison que tu économises l'argent
de la piscine ?
— Pas du tout ! Je la fais évidemment moi-même.
— Une robe de chambre en soie? Mais, Tessa, tu n'es pas
capable d'en faire une!
— Attendez un peu, et vous verrez.
— Tu mens comme tu respires ! cria Rita indignée.
— Répète un peu? répliqua Tessa en brandissant le
poing sous le nez de son amie.
— Je n'ai pas la moindre envie de me battre avec toi,
déclara Rita, très digne.
— Tu es sans doute trop lâche ?
— Pense ce que tu voudras. Moi, je conserve mon opinion
sur toi. »
Ce fut ainsi que, pour couronner le tout, Tessa se fâcha
avec Rita. Renate, qui était l'amie des deux, ne sut plus trop quel
parti prendre.
« J'ai une idée », dit-elle, le samedi suivant, comme elle
retournait chez elle en compagnie de Rita, car toutes deux
habitaient le même quartier.
« Quoi donc? demanda Rita.
— Si nous allions voir Tessa, cet après-midi, qu'en
dirais-tu?
— Tessa? Jamais!
— Je pensais seulement, poursuivit Renate, qu'elle
pourrait nous montrer cette fameuse robe de chambre, ou bien...

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TESSA LA FANFARONNE
Espèce d'innocente! Crois-tu sérieusement qu'elle en fasse
une ?
— ... Ou bien, elle sera forcée de retirer tout ce qu'elle a
dit. Tu comprends maintenant ?
— Ma foi! oui. Nous pourrions nous moquer d'elle.
— Justement. Si tu veux, nous allons prendre nos maillots
de bain, et nous passerons chez elle en allant à la piscine. »
Mme Brandt fut un peu surprise lorsque les amies de sa
fille sonnèrent à la porte.
« Tiens, c'est vous? dit-elle. Mais Tessa ne vous a donc pas
raconté...?
— Quoi donc ? » demanda Rita.
Mme Brandt se mordit les lèvres. Assurément il était
parfaitement inutile que les deux amies fussent informées de la
punition.
« Oh! rien, dit-elle évasivement. Tessa est dans sa
chambre, elle sera certainement contente de vous voir. »
Tessa était assise à sa table et elle dessinait, pour passer le
temps. Elle était en train de peindre à la gouache une
merveilleuse maison au bord de la mer, avec des palmiers
devant la porte et des perroquets dans les branches. Quand ses
amies entrèrent, elle leva la tête, surprise.
« Que voulez-vous donc? leur demanda-1-elle sur un ton
peu aimable.
— Rien de particulier, -répondit ironiquement Rita. Nous
aimerions seulement voir un peu cette fameuse robe de
chambre en soie.
— Ah oui? fit Tessa, sans broncher. Eh bien, vous arrivez
trop tard! »
Elle saisit son dessin, le tint au bout du bras pour
l'examiner d'un œil critique, puis elle ajouta sur le toit de la
maison un drapeau d'un rouge éclatant.

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« Comment cela, trop tard? demanda Renate. L'aurais-tu
déjà offerte à ton père ?
— Non. La robe de chambre est terminée, mais je l'ai
cachée, en attendant l'anniversaire.
— Eh bien, va la chercher !
— Impossible. C'est dans le couloir, sur le plus haut
rayon d'une armoire. On ne peut y parvenir qu'avec une grande
échelle et je ne peux pas aller la prendre maintenant parce que
papa est à la maison.
— Tu n'es jamais embarrassée pour inventer une histoire
qui te permette de te défiler! reconnut Rita, non sans une
certaine admiration.
— Oh! tu exagères! Mais ne voulez-vous pas rester un
peu? Nous pourrions jouer à quelque jeu?
— Nous allons à la piscine, dit Renate. Tu nous
accompagnes ?
— Il faut que je demande la permission. »
M. Brandt accorda son autorisation. Il avait le sentiment
que Tessa était maintenant assez punie. Elle donnait une telle
impression de repentir et d'accablement, qu'il avait la conviction
qu'elle s'amenderait à l'avenir.
Dix minutes plus tard, les fillettes quittaient joyeusement la
maison.
Jusqu'à la piscine, il y avait un quart d'heure de marche.
Toutes trois étaient d'excellente humeur; elles riaient, se
taquinaient, couraient parfois pendant quelques mètres, puis
revenaient en arrière... En un mot, elles se réjouissaient du
samedi et du dimanche de liberté qui les attendaient.
Quand elles passèrent sur le pont qui franchissait la rivière,
elles s'arrêtèrent un moment, s'accoudèrent au parapet et
regardèrent au-dessous d'elles. Il était interdit de se baigner dans
le cours d'eau qui avait des tourbillons et qui en outre recevait
les eaux polluées d'usines. Pourtant, un grand nombre de

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baigneurs s'ébattaient sur les rives et dans l'eau. Les trois amies
contemplèrent ce spectacle avec amusement.

Soudain on entendit un cri perçant. C'était un petit garçon


qui hurlait. Il était entraîné par le courant vers le milieu de la
rivière, il levait les bras, disparaissait, remontait à la surface...
De nouveau, il poussa un grand cri.
Tessa ne perdit pas un instant. Laissant tomber son sac de
bain, elle retira ses ballerines, monta sur le parapet et plongea.
Renate et Rita restaient figées d'effroi.
Tessa effectua un plongeon parfait. Elle remonta à la
surface, il lui fallut une seconde pour s'orienter, puis, en trois
brasses rapides, elle se rapprocha du gamin et le saisit juste au
moment où il allait couler. Elle le prit sous les bras, se mit elle-
même sur le dos et, calmement, en nageant avec les jambes, elle
revint vers la rive.
De tous côtés on avait remarqué l'audacieux plongeon de
Tessa, et maintenant les gens accouraient vers l'endroit où elle
allait toucher terre. A peine eut-elle trouvé le sol sous ses pieds
qu'une femme en larmes lui arracha le gamin des bras.
« Gerhard! criait-elle, Gerhard! Oh! Seigneur! Ouvre les
yeux ! »
Un jeune homme en maillot de bain déclara :
« II faut lui faire tout de suite la respiration artificielle!
Posez l'enfant par terre. Je connais la méthode! »
La foule se pressa autour du garçon inanimé. Pendant ce
temps, Tessa chercha à filer sans se faire remarquer. Mais un
monsieur d'un certain âge la saisit par le bras.
« Hé! ma petite, pas si vite! » lui dit-il.
Tessa se dégagea.
« Je n'ai pas le temps ! »
L'homme se mit à rire.
« Je ne te retiendrai pas, dit-il, mais donne-moi vite ton
nom et ton adresse.

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— A quoi bon? Cela ne vous regarde pas!
— Ne sois pas si hargneuse, ma petite! Je veux seulement
qu'on parle de toi dans le journal...

— Quoi? Il ne manquerait plus que ça! »


Là-dessus Tessa fit demi-tour et s'enfuit à toutes jambes.
Elle entendit l'homme crier derrière elle :
« Hé! pas si vite! écoute un peu! arrête-toi! je veux
seulement... »
Mais Tessa ne songeait pas à revenir en arrière. Elle courut
comme une folle jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé ses amies qui
l'attendaient à l'entrée du pont.
« Oh! Tessa, c'était formidable! s'écria Renate emplie
d'admiration.
— Très sincèrement, je ne t'aurais jamais crue capable de
cela! reconnut Ri ta.
— Vous m'avez toujours sous-estimée, répliqua
fièrement Tessa.

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— Maintenant, proposa Renate, nous allons te ramener
immédiatement chez toi pour que tu puisses te changer.
— Pas question! Nous devions aller à la piscine!
— Mais tu es mouillée de la tête aux pieds !
— Justement. Pendant que je serai en maillot de bain, mes
vêtements auront le temps de sécher. Avez-vous ramassé mes
ballerines ? »
Ses amies les avaient prises. Tessa porta sa montre-bracelet
à son oreille.
« Oh! zut! s'exclama-t-elle. Elle s'est arrêtée!
— De l'eau a dû entrer dedans. Ta montre est perdue.
— Ne t'inquiète pas, Tessa, lui dit Renate. S'il n'y a que
cela de cassé!... Moi, j'ai eu bien peur que tu ne te casses le cou
en plongeant.
— Pas moi! Pour qui me prenais-tu? »
Devant ses amies, Tessa affectait une grande assurance,
mais au fond d'elle-même, elle n'était pas tellement tranquille.
Elle redoutait en effet que ses parents n'entendent parler de sa
dernière aventure. Or, à tout prix, il lui fallait éviter un nouveau
drame à la maison.
Tessa, Rita et Renate passèrent tout l'après-midi à la
piscine et, quand elles s'apprêtèrent à se rhabiller pour retourner
chez elles, elles constatèrent que les vêtements de Tessa étaient
effectivement secs. Mais dans quel état! Sa robe qui,
auparavant, était blanche et parsemée de fleurs bleues, avait tout
juste l'air d'un chiffon à poussière à moitié délavé.
Tessa fut épouvantée en la voyant.
« Mais que vais-je faire? demanda-1-elle avec désespoir.
Oh! catastrophe! que va dire ma mère?
— Voyons, Tessa ! Peu importe ta robe ! répliqua Rita. Tu
as sauvé la vie d'un enfant, c'est autrement plus important!
— Mes parents ne seront pas de cet avis, gémit Tessa
complètement effondrée.

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— Eh bien, nous t'accompagnerons pour leur expliquer ce
qui s'est passé, proposa Renate.
— Ah! non! absolument pas. Ce serait pire que tout!

— Mais pourquoi donc? demanda Rita sans comprendre.


Je trouve que Renate a raison. Puisque nous avons été
témoins...
— Croyez-vous que je ne me débrouillerai pas seule,
petites dindes ? Ne vous inquiétez pas pour moi. Laissez-moi
faire. »
Naturellement, Mme Brandt fut au désespoir quand elle vit
sa fille rentrer avec sa robe fripée et décolorée.
« Oh! Tessa! s'écria-1-elle horrifiée. Qu'as-tu fait encore ?
— Rien du tout, maman.
— Tu oses me dire cela en face ? Regarde donc ta robe !
— Oui, je sais, maman, mais ce n'est pas ma faute. Je vais
t'expliquer... Rita, Renate et moi nous passions sur le pont, pour
aller à la piscine, tu sais?... Il y avait quelques gamins dans l'eau,
l'un d'eux s'est mis à crier, à appeler au secours...
— Et toi, petite héroïne, tu l'as sauvé? lança Suzanne, d'un
air méprisant.
— Parfaitement ! ça te gêne ?
— Oh! Tessa! implora la mère, dis-moi la vérité. Ce
n'est pas possible, cette histoire !
— Je savais d'avance que vous ne me croiriez pas!
s'écria Tessa indignée. C'est toujours pareil!
— Tessa! Tessa! Rends-toi compte un peu de ce que tu as
fait! dit Mme Brandt désespérée. Tu as de la chance que ton
père ne soit pas là !
— Alors, croyez ce que vous voulez... Et pas la peine d'en
parler à papa!
— Si je ne le fais pas, c'est uniquement pour ne pas le
fâcher de nouveau. Va vite te changer, et je verrai si je peux
remettre ta robe en état. »

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Tessa était ulcérée. Elle avait dit la vérité et pour quel
résultat? Non seulement on ne la croyait pas, mais on la
grondait! Belle récompense pour son exploit!

Furieuse, Tessa retira sa robe et la jeta dans un coin. Sa


montre était toujours arrêtée et elle ne se remit pas en marche,
bien qu'elle la secouât et la frappât sur la table. Mais elle ne
voulut pas en parler. Elle se déshabilla rapidement, prit un bain,
se savonna et se lava les cheveux. Elle fut surprise de voir toute
la saleté qui en sortait. Une demi-heure plus tard, propre et
coquette elle apparut pour le dîner.
« Bonsoir, Tessa, dit son père. Rien qu'à te voir, on devine
que tu as été bien sage aujourd'hui...
— Ça, c'est un peu exagéré!... murmura Suzanne, qui
brûlait d'envie de révéler ce qu'elle savait.
— Allons, cela suffit, lui dit M. Brandt. Ce qui est fini est
fini. Je pense que, à partir d'aujourd'hui, Tessa va
commencer une nouvelle vie. N'est-ce pas, ma petite? »
Tessa vit sa mère et Suzanne échanger un regard qui en
disait long.

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CHAPITRE VII

SUZANNE FAIT UNE BÊTISE

CE SOIR-LÀ les Brandt ne dînèrent pas sur la terrasse, car le


ciel était couvert. Il faisait très lourd. « Demain, nous ne
pourrons certainement pas sortir, dit M. Brandt. Il va pleuvoir.
— Ce ne sera qu'un orage, affirma Tessa avec espoir. Il
passera rapidement.
— Puis-je me lever de table? demanda Suzanne qui
n'avait avalé que quelques bouchées.
— Mais voyons, Suzanne! dit Mme Brandt surprise. Tu
n'as rien mangé!
— Je n'ai pas faim, maman... et d'ailleurs je dois me
changer rapidement.

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- Suzanne a peur de grossir, et de ne plus pouvoir entrer
dans sa nouvelle robe ! dit Tessa en pouffant de rire. Elle est
déjà trop étroite à la taille. Vous ne l'avez pas remarqué?
— Tu ne manques pas d'audace! fit Suzanne. Occupe-toi,
je t'en prie de tes propres affaires, ce ne sera déjà pas mal!
— Mais ne cesserez-vous donc jamais de vous
chamailler? » demanda Mme Brandt, peinée.
Suzanne haussa les épaules et quitta la salle à manger la
tête haute.
M. Brandt se mit à rire.
« Je trouve aussi, dit-il, qu'elle a acheté une robe un peu
étroite... et pourtant Suzanne est mince.
— Vous n'y entendez rien », répliqua Mme Brandt,
prenant la défense de sa fille aînée.
Après le repas, Tessa aida sa mère à ranger la cuisine.
Suzanne entra soudain, très en beauté, et agitant pour les sécher
ses mains aux ongles laqués de rouge.
« Quand Franz viendra, dit-elle à sa mère, demandez-lui
d'attendre un peu. Dites-lui que je suis tout de suite prête. »
Mais Franz ne vint pas.
Tessa et sa mère étaient déjà revenues dans la salle de
séjour que Suzanne continuait à aller et venir, fort agitée, à
travers l'appartement.
« Je ne comprends pas! disait-elle. Lui qui est toujours si
ponctuel!... Papa, crois-tu qu'il lui serait arrivé quelque chose ?
— Bien sûr que non », répondit M. Brandt, sans même
lever les yeux de son journal.
A ce moment, le téléphone sonna.
Suzanne se précipita et décrocha si violemment le combiné
qu'elle manqua de faire tomber l'appareil par terre. « C'est toi,
Franz? cria-t-elle. Où es-tu donc?... Je t'attends déjà depuis
longtemps... depuis un quart d'heure!... Quoi?... Quoi?... Non,
Franz, ce n'est pas possible!... Tu n'as pas

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le droit de ;me faire ça!... Non, je ne veux pas comprendre, je
ne veux pas!... Tu aurais dû au moins me prévenir plus... » Elle
s'arrêta net au milieu de sa phrase. « Il a raccroché, lança-t-elle
furieusement. Quel butor !
— Pauvre Suzanne! dit Tessa d'un air hypocrite. Il t'a posé
un lapin, ton Franz.
— Pas question de cela. Mais il est de service ce soir à
l'hôpital. Il a dû remplacer un camarade malade...
— Comme future femme de médecin, tu devras t'habituer
à des contretemps, dit M. Brandt.
— Je ne suis pas encore sa femme! Nous ne sommes
même pas fiancés ! Et je n'ai pas l'intention de laisser passer cela
sans rien dire! Il aurait dû au moins m'avertir plus tôt. Papa, n'ai-
je pas raison?
— Je me garderai bien de donner mon opinion!

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— Ne t'énerve pas, dit Mme Brandt à sa fille aînée. Ce
sont des choses qui arrivent.
— Je suis du même avis, dit Tessa, approuvant sa mère.
Après tout, ce n'est pas un drame de rester à la maison! Au
contraire, ce sera merveilleux : nous allons pouvoir jouer
tous ensemble à des petits jeux de société...
— Je n'en ai pas la moindre intention, répliqua aigrement
Suzanne. Et que vais-je faire des billets de théâtre?
— Prends ma voiture, .proposa M. Brandt, va au théâtre et
tâche de les revendre. »
Suzanne vint s'asseoir sur l'accoudoir du fauteuil de son
père.
« Mon petit papa, lui dit-elle tendrement, je t'en prie,
accompagne-moi au théâtre. J'étais si contente... C'est une
première représentation, tu sais, et...
— Non, Suzanne, je regrette, mais je dois refuser. Cela
prendrait trop de temps de me changer. D'ailleurs, je n'ai aucune
envie de sortir. Depuis longtemps, j'attendais le plaisir de
passer un samedi soir en famille.
— Reste donc, Suzanne, demanda Tessa. Ce sera bien
mieux si nous restons tous les quatre ensemble.
— Vous ne comprenez donc pas? répliqua Suzanne,
furieuse. Vous ne comprenez pas que je me refuse à laisser
passer cet affront? Où pourrai-je donc aller? Si Franz s'imagine
que je vais rester à la maison en me lamentant...
— Personne ne t'a demandé de te lamenter », fit remarquer
Mme Brandt.
Suzanne prit une cigarette, l'alluma, tira quelques bouffées
et l'on pouvait voir qu'elle réfléchissait fiévreusement. Puis elle
courut au téléphone et forma un numéro.
« Pourrais-je parler à M. Elmer Koch? » demanda-t-elle
lorsque l'on eut répondu, au bout du fil.
Tessa fit semblant d'avoir une défaillance.
« Oh! Elmer Koch! gémit-elle. C'est le bouquet! »

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Suzanne lui lança un regard meurtrier, en même temps
qu'elle disait de sa voix la plus douce dans le microphone :
« Ah ! bonsoir, Elmer! comme c'est chic que tu sois
justement chez toi.. Oui, je sais, nous ne nous sommes pas vus
depuis longtemps... Mais ce n'était pas voulu de ma part, j'avais
seulement peu de temps libre... Pourquoi je te téléphone? Eh
bien, voilà : mes parents ont des billets de théâtre pour ce soir,
mais ma mère a un violent mal de tête, et ne peut y aller... Alors,
j'ai pensé que... Oui, je suis prête... Entendu! dans cinq
minutes... A tout de suite, Elmer! »
Suzanne rejeta le combiné à toute volée sur son socle, puis
promena un regard triomphant à la ronde.
« Ça lui apprendra, à Franz! déclara-t-elle. Il saura qu'on ne
peut pas me traiter comme il l'a fait.
— Crois-tu que tu agis bien, Suzanne? » demanda la mère.
M. Brandt replia son journal et leva les yeux vers sa grande
fille.
« Je pensais, dit-il, que tu ne pouvais pas souffrir cet
Elmer.
— Cela m'est complètement égal, ce soir. L'essentiel,
c'est de faire enrager Franz.
— Et tu as l'audace de faire un tel mensonge? s'écria
Tessa. Ah! si c'était moi...
— Toi, tu ne t'en prives pas, riposta Suzanne. Chaque jour,
sans exception, tu nous racontes les histoires les plus
impossibles. Tu nous fais honte devant tout le monde!
— Tessa n'a pas complètement tort, fit observer M.
Brandt. Ce petit mensonge était inutile, Suzanne, même si tu
tiens absolument à faire enrager ton Franz. Chaque fois qu'il y a
une dispute avec Tessa, tu nous demandes de te croire sur parole
et de ne pas croire ta petite sœur. Comment cela s'accorde-t-il
avec le mensonge que tu viens de faire devant nous ?
— Vraiment! me voilà de nouveau chargée de tous les
péchés ! s'exclama rageusement Suzanne en quittant la pièce.

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— Ah! ces filles! fit M. Brandt en hochant la tête. Étais-tu
comme elles, Irène ? »
Mme Brandt eut un léger sourire. « Non, dit-elle, je ne le
crois pas.
— Moi non plus, je ne ferais pas des choses comme ça, dit
Tessa. Si je tenais à un garçon, je n'irais pas m'afficher avec un
autre ! »
Son père lui tapota affectueusement l'épaule. « Je te crois
sur parole, Tessa », dit-il.

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CHAPITRE VIII

UNE SURPRISE POUR TESSA

L3RSQUE TESSA s'éveilla le lendemain matin, il pleuvait à


torrents. Tout de suite après son petit déjeuner elle retourna
dans son lit avec une pomme pour lui tenir compagnie. Elle ne
remarqua même pas que l'on sonnait à la porte.
Mme Brandt était dans la cuisine où elle préparait le
déjeuner.
« Je t'en prie, Théo, voudrais-tu aller ouvrir? » cria-t-elle à
son mari qui apparaissait justement dans le couloir, en robe de
chambre et en pantoufles.
Lorsque M. Brandt ouvrit la porte, il aperçut deux jeunes

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garçons ruisselant de pluie. Pensant qu'il s'agissait de
quelque quête, il plongea machinalement la main dans sa poche
pour y chercher de l'argent.
Mais l'un des garçons déclara :
« Nous voudrions voir Tessa. Est-elle déjà levée où dort-
elle encore? »
M. Brandt les regarda avec étonnement.
« Êtes-vous des amis à elle? » leur demanda-t-il.
Les deux garçons échangèrent un rapide regard.
« Non », dit le premier d'une voix hésitante. Puis il ajouta,
en se touchant la poitrine du bout de l'index :
« Je suis le garçon à qui elle a sauvé la vie.
— Quoi? quoi? Qu'est-ce qu'a fait Tessa? » M. Brandt n'en
croyait pas ses oreilles.
« Moi, je ne me souviens de rien, répondit le garçon,
embarrassé, mais Heinrich dit que c'est elle qui m'a tiré de l'eau.
— Bien sûr que c'était elle! » affirma Heinrich. Il fit
une petite révérence pour se présenter. «Je m'appelle
Heinrich Berber, et j'habite cinq maisons plus loin. Je
connais bien Tessa Brandt, parce que je la rencontre tous les
jours. C'était elle, j'en suis sûr. »
L'autre garçon suivit l'exemple de son ami.
« Et moi je suis Gerhard Rossler. Puisque Heinrich m'a dit
que c'était elle, j'ai voulu venir la remercier. »
M. Brandt prit une rapide décision.
« Eh bien, dit-il, essuyez vos pieds, retirez vos
imperméables trempés et entrez. Je veux entendre toute cette
histoire depuis le début.
— Mais Tessa ne vous a donc rien raconté? demanda
Heinrich ahuri.
— En tout cas, j'aimerais aussi l'entendre raconter par
vous », répondit M. Brandt, diplomatiquement.
Avant de faire entrer les deux garçons dans la salle de

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Deux jeunes garçons ruisselant de pluie.

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séjour, il glissa la tête par l'entrebâillement de la porte de
la cuisine.
« Irène, dit-il à sa femme, nous avons de la visite. Pourrais-
tu ouvrir pour nos invités une bouteille de jus de raisin ?
— Qui est-ce donc? demanda Mme Brandt.
— Je te le dirai tout à l'heure. »
Gerhard et Heinrich prirent sagement place dans les
fauteuils que leur indiqua M. Brandt, et ils laissèrent leurs yeux
curieux errer autour de la pièce. Mais tous deux songeaient
surtout au grand événement de la veille.
« Eh bien, voilà! commença brusquement Heinrich, avant
même que M. Brandt eût pu poser une question. Hier, nous
étions allés nager dans la rivière...
— C'est pourtant interdit! observa M. Brandt.
— Tout le monde le fait, affirma Gerhard. Nous n'y
avons pas pensé, et d'ailleurs ma mère nous accompagnait.
— C'est bon. Continue.
— Soudain, Gerhard a été pris dans un tourbillon... »,
poursuivit Heinrich.
Gerhard l'interrompit.
« Ça m'est arrivé à moi, dit-il, et c'est à moi de le raconter,
tu ne crois pas? Oui, j'ai été pris dans un tourbillon... je ne sais
pas trop comment, mais tout à coup quelque chose m'a attiré
vers le fond de l'eau, j'ai voulu respirer, j'ai avalé de l'eau, je suis
remonté, j'ai crié, puis je ne sais plus...
— Et nous n'avions rien remarqué, dit à son tour Heinrich,
rien du tout! C'est le plus étonnant. C'est seulement quand
Tessa a plongé du pont...
— D'où? demanda M. Brandt bien qu'il eût parfaitement
compris.
— Du pont. Elle devait être là-haut, sur le pont d'où elle
avait vu la scène. Elle a plongé comme elle était,

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C'est ça, confirma Gerhard.

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tout habillée, elle a repêché Gerhard et l'a ramené sur la
rive. D'abord, nous avons cru que Gerhard était mort, puis un
jeune homme lui a fait la respiration artificielle, et cinq
minutes plus tard Gerhard est revenu à lui. Mais Tessa avait
déjà filé.
— C'est ça, confirma Gerhard. Et personne ne savait qui
m'avait tiré de l'eau.
— Moi aussi, je n'y ai pensé que plus tard, dit Heinrich.
Sur le moment j'avais perdu la tête. Mais maintenant je suis
sûr que c'était Tessa.
— Il ne faut pas m'en vouloir, mes amis, dit M. Brandt
en souriant légèrement, mais toute cette histoire me paraît un
peu trop invraisemblable. Non, je ne prétends pas que vous
racontiez des mensonges, mais s'il s'agissait vraiment de ma
fille... Vous dites qu'elle aurait sauté dans l'eau, tout habillée,
n'est-ce pas? Dans ce cas, nous l'aurions quand même
remarqué! D'ailleurs, elle n'a pas soufflé mot de cette affaire. »
Mme Brandt venait d'entrer, apportant un plateau chargé
d'une bouteille de jus de raisin et de verres.
« Sa robe! s'exclama-t-elle! Évidemment, sa robe! Elle
avait l'air d'un chiffon délavé et j'ai dû la nettoyer hier soir!
— Tu ne lui as pas demandé ce qui lui était arrivé ?
— Bien sûr que si. Elle m'a raconté une vague histoire, à
propos de quelques gamins qui nageaient dans la rivière...
Comment pouvais-je me douter... ? »
M. Brandt hocha la tête.
« Ah! cette Tessa! s'exclama-1-il. C'est à peine croyable!
Pourquoi n'a-t-elle pas dit tout simplement la vérité?
— Nous allons le savoir bientôt. Je vais la chercher. » Et
Mme Brandt quitta la pièce d'un air décidé.
Une minute plus tard elle revenait avec Tessa qui avait
rapidement mis sa robe de chambre et chaussé des pantoufles.

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« Bien sûr que c'est elle! s'écria Heinrich triomphant.
J'avais raison! »
Gerhard se leva pour tendre la main à Tessa.
« Excuse-moi, dit-il, je ne voulais pas te faire avoir des
ennuis chez toi... Je ne savais pas que tu... tu... Quoi! Je voulais
seulement te remercier. Pour ce que tu as fait hier. Tu m'as
sauvé la vie. »
Tessa ouvrit de grands yeux, puis se tournant vers son père:
« Hier, dit-elle, maman et Suzanne n'ont pas voulu me
croire !
— Oh! Tessa! s'écria Mme Brandt, comment pouvais-je
me douter que tu ne nous racontais pas des histoires ? Et tout de
suite après tu t'es butée, tu t'es montrée désagréable...
— Eh bien, quoi ! personne ne me croyait, vous me
grondiez pour ma robe...
- Ah! petite folle! fit sa mère en soupirant. C'est qu'on s'y
perd, avec toi! »
Tessa baissa les yeux et murmura :
« Je ne sais pas ce que vous avez toujours contre moi...
— Nous n'avons absolument rien contre toi, répliqua son
père en lui tapotant l'épaule. Bien au contraire, nous sommes
très fiers. Tu as accompli un acte d'héroïsme en sauvant cet
enfant. Mais pourquoi donc ne nous as-tu pas tout raconté
hier soir ?
— Parce que vous passez votre temps à me gronder,
affirma Tessa.
— Nous ne te grondons tout de même pas quand tu fais
quelque chose de bien! » protesta sa mère.
Tessa poussa un soupir et répondit :
« Avec vous, on ne peut jamais savoir! »

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CHAPITRE IX

NOUVEAUX SOUCIS

DANS LES JOURS qui suivirent, Tessa se sentit au septième


ciel. Elle nageait dans le bonheur le plus parfait. Sa photo,
accompagnée d'un reportage complet sur son exploit, parut
dans le journal. Elle lut l'héroïne de sa classe, et même du lycée.
Pour couronner le tout son père lui offrit une nouvelle montre-
bracelet, antimagnétique, étanche, avec trotteuse et stop-
chronomètre. Le professeur Bodinger la félicita devant la classe
entière et lui dit qu'elle recevrait probablement une médaille de
sauvetage. Tessa était si contente qu'elle aurait chanté et dansé
du matin au soir, mais elle ne tirait pas orgueil de son

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exploit. Elle ne comprenait même pas pourquoi on le
trouvait si remarquable. Ses parents n'avaient pas manifesté un
intérêt particulier quand, à la baignade du bord du lac, elle avait
sauté du plus haut plongeoir. Il lui avait paru parfaitement
'naturel de plonger dans la rivière pour sauver le jeune garçon. A
son avis, il n'y avait là rien de sensationnel. Quand elle avait
grimpé par la fenêtre de la chambre de Suzanne, sans qu'il lui
arrivât rien de fâcheux, tout le monde avait poussé les hauts cris;
or, maintenant, on ne lui reprochait même pas d'avoir abîmé, en
plongeant, la montre-bracelet qu'elle avait reçue pour le dernier
Noël. Décidément, il était fort difficile de comprendre les
grandes personnes, c'était du moins la ferme conviction de
Tessa.
Suzanne, elle aussi, s'était conduite de manière bizarre. Elle
était sortie avec Elmer Koch pour faire enrager Franz — elle-
même l'avait dit. Or, maintenant que Franz avait eu vent de la
chose et s'était fâché tout de bon, Suzanne arborait un visage
éploré. Tessa ne savait pas très bien ce qui s'était exactement
passé; elle soupçonnait seulement que Franz avait envoyé à
Suzanne une lettre furieuse. Le désespoir de sa sœur
assombrissait son propre bonheur. La mère traitait Suzanne
comme une malade, mais celle-ci, en fin de compte, n'avait à
s'en prendre qu'à elle-même.
« Que diriez-vous si nous allions tous les quatre au
Capitale, ce soir? proposa M. Brandt un après-midi. On y donne
un très bon film.
— Épatant, papa! s'écria joyeusement Tessa. Alors, vous
m'emmenez, c'est vrai?
— Bien sûr. Nous ne voudrions pas laisser à la maison le
plus bel ornement de la famille.
— Moi, je n'irai pas, dit Suzanne d'un air sombre. Je
voudrais me coucher de bonne heure.
— Mais voyons, Suzanne ! intervint Mme Brandt. Cela ne
te sert à rien de continuer à... »

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Suzanne se leva d'un bond.
« Je vous en prie, laissez-moi! Ce sont mes affaires! dit-
elle en se dirigeant vers la porte.
— Suzanne ! écoute un peu ! » lui cria son père. Elle ne se
retourna même pas.
« La pauvre enfant ! murmura Mme Brandt. Comme je la
plains !
— Je ne vois vraiment pas pourquoi! dit Tessa en
regardant ses parents d'un air surpris. C'est elle qui est
responsable de tout! Quelle idée de sortir avec ce nigaud
d'Elmer?
— Ce qui vous rend le plus malheureux, ce sont souvent
les choses dont on est soi-même responsable, fit observer son
père. Tu devrais l'avoir appris par toi-même.
— C'est vrai, reconnut Tessa, pensive. Irons-nous quand
même au cinéma ?
— Je ne voudrais pas laisser Suzanne toute seule,
déclara Mme Brandt.
— Ah! j'aurais dû m'en douter! lança Tessa très
désappointée.
— Ne t'inquiète pas, ma petite, lui dit son père. Nous irons
quand même nous deux. »
Tessa fut enchantée d'avoir son père pour elle seule
pendant une soirée entière. Ils virent un film sur une expédition
à travers l'Afrique, et Tessa se cramponna au bras de son père
aux moments les plus palpitants. C'était merveilleux !
Quand ils rentrèrent à la maison, Suzanne n'était toujours
pas couchée. Elle était assise avec sa mère dans la salle de
séjour, et toutes deux avaient une expression grave.
Tessa ne voulut pas aller se coucher avant d'avoir décrit
dans le détail toute sa soirée, mais ni Suzanne ni sa mère ne lui
accordèrent grande attention. Elle en fut un peu vexée. Plus tard,
cependant, quand elle fut au lit, elle éprouva beaucoup de peine
pour sa sœur. Son père avait raison. Le pire, c'était quand, par sa

76
propre faute, on se mettait dans une situation pénible.
Tessa l'avait maintes fois expérimenté par elle-même. Elle
s'endormit avec la ferme résolution de porter secours à Suzanne.
Le lendemain, elle attendit une occasion d'être seule avec
sa sœur, et se glissa dans sa chambre, au moment où Suzanne
venait de rentrer. Suzanne se retourna.
« Que me veux-tu? demanda- t-elle sur un ton peu aimable.
— Oh! rien de spécial..., répondit Tessa en dansant d'un
pied sur l'autre. Je voulais seulement... te dire... que
Franz est un imbécile !
— Tessa! je t'en prie!
— Mais c'est vrai! Comment peut-on se fâcher pour une
chose semblable? Ce n'est quand même pas un crime d'être
sortie avec Elmer Koch, pas vrai?
— Tu ne peux pas comprendre.
— Est-ce que tu regrettes ? »
Suzanne se regarda dans la glace et haussa les épaules. «
Téléphone-lui donc! insista Tessa. Dis-lui que tu
regrettes. Alors, de son côté...
— Non, je ne peux pas, c'est impossible.
— Évidemment, c'est plutôt dur, reconnut Tessa en faisant
la grimace. Mais, je peux te le dire par expérience, quand on est
dans une situation semblable, il faut se forcer. Tu comprends ?
— Ah ! laisse-moi donc tranquille !
— Veux-tu que je lui téléphone de ta part! » Suzanne se
retourna vivement et répliqua :
« Ne t'avise pas de le faire !
— Bon ! bon ! fit Tessa, blessée. Alors je te souhaite bien
du plaisir ! »
Et elle sortit fièrement de la chambre.
Tessa venait de se rendre compte qu'il était impossible de
convaincre Suzanne, mais cela ne devait pas l'empêcher
d'entreprendre quelque chose.

77
Tout en aidant sa mère à mettre la table pour le dîner, elle
lui demanda d'un air dégagé :
« A propos, maman, saurais-tu par hasard où habite Franz ?
— Pourquoi cela t'intéresse-1-il ?
— Cela ne m'intéresse pas du tout. Je te posais seulement
une question, comme ça...
• — Tessa a peut-être envie de tenter sa chance auprès de
lui? dit le père, souriant, en pinçant l'oreille de sa fille. Parce que
Franz a laissé tomber notre Suzanne...
— Drôle d'idée! répliqua Tessa. A mes yeux, ce Franz est
un vieillard. Vingt-quatre ans! »
La seconde tentative de la fillette échoua donc. Mais elle
ne renonça pas. Après le repas, elle se glissa sans se faire
remarquer vers le téléphone. Elle feuilleta le répertoire
téléphonique de la famille, mais à la lettre F ne trouva pas de
Franz. Elle se souvint alors que son nom de famille était
Tillman, ce qui lui permit de découvrir cette inscription, tracée
de l'élégante écriture de Suzanne : «Franz Tillman, 17, rue des
Asters. — Téléphone : 30.7131. »

78
CHAPITRE X

L'ANGE DE LA PAIX

LE LENDEMAIN après-midi, quand elle eut terminé ses


devoirs, Tessa se mit à la recherche de Franz Tillman. Elle
connaissait la rue des Asters, car une fille de sa classe y
habitait. C'était une rue aux limites de la ville, avec des
lotissements de petites maisons qui se ressemblaient toutes à s'y
méprendre.
Sur la porte du n° 17, il y avait une plaque au nom d'Erwin
Braun. Tessa eut un instant d'hésitation. Suzanne se serait-elle
par hasard trompée? Pourtant cela ne lui ressemblait guère, car
elle était très ordonnée. Puis Tessa comprit : Franz Tillman
devait habiter une chambre louée «liez les Braun.

79
Tessa traversa le petit jardin et sonna à la porte d'entrée.
Une grosse femme au visage bienveillant vint lui ouvrir. Pour
gagner sa sympathie, Tessa lui adressa son plus beau sourire
d'ingénue.
« Bonjour, madame, dit-elle poliment. Je voudrais savoir si
M. Tillman est chez lui.
— Le docteur Tillman? Oui, tu as de la chance; il vient
juste de rentrer de l'hôpital. »
Mme Braun fit passer Tessa dans un couloir qui sentait le
chou, puis elle lui montra un escalier de bois, assez raide, en
disant : « Là-haut. Première porte à gauche. » Et, mettant les
mains en porte-voix autour de sa bouche, elle cria : « Docteur !
Une visite ! »
Tessa grimpa l'escalier. La porte de la première chambre à
gauche s'ouvrit avant même qu'elle eût frappé.
«Toi, Tessa? fit Franz Tillman tout surpris. Mais que viens-
tu faire ici? »
Tessa haussa les sourcils.
« Comment se fait-il que tu sois déjà docteur? lui
demanda-t-elle.
— D'où sors-tu cela?
— C'est ta propriétaire qui l'a dit.
— Ah! cette bonne Mme Braun! Oui, vois-tu, elle
m'appelle toujours docteur. Mais cela ne veut rien dire.
— C'est tout de même un petit mensonge! » répliqua
Tessa qui, sans plus de façon, pénétra dans la chambre.
« Pourrais-tu au moins me dire ce que tu veux? demanda
Franz.
— Bien sûr, mais ce sera long. » Tessa se percha sur la
table placée devant la fenêtre, et qui servait de bureau à
Franz. « Tu ne t'assieds pas, toi aussi? » demanda-1-elle.
Franz s'assit, et observa Tessa avec amusement. Celle-ci lui
mit sous le nez sa montre-bracelet toute neuve. « Elle est chic,
n'est-ce pas?

80
— Drôle de toquante! Où l'as-tu chipée?
— Chipée? Tu es fou! C'est papa qui me l'a offerte. Parce
que j'ai accompli un acte d'héroïsme.
— Un quoi?
— Tu ne lis donc pas les journaux? demanda Tessa d'un
air réprobateur. C'était dedans. Avec ma photo. On racontait
comment j'avais sauté du pont et sauvé un petit garçon qui se
noyait dans la rivière. Vraiment, tu n'en savais rien?
— Non. Mais j'admire ton imagination. » Tessa sauta de la
table.
« Voudrais-tu prétendre par là que je raconte des blagues ?
— Oh! non, pas du tout! dit Franz en prenant un air
apeuré. Il ne faut pas m'en vouloir, je t'en supplie, mais j'ai
l'impression que tu vois la vérité différemment des autres
personnes.
— Eh bien, si tu ne me crois pas, téléphone à Suzanne !
suggéra subtilement Tessa. Elle pourra te dire que je -ne mens
pas.
— Ah ! ah ! je sens d'où souffle le vent !
— Voyons, Franz! Tu n'as pas honte?
— Moi? Pourquoi donc? Je n'ai rien fait de mal.
— Suzanne non plus. Tu te drapes dans ta dignité offensée
parce qu'elle est sortie avec Elmer Koch et que...
— Je t'en prie, Tessa, interrompit-il sèchement, ne
t'occupes pas de mes affaires!
— J'ai tout de même le droit de parler, non? Sais-tu
d'ailleurs qui est Elmer Koch?
— Oui, un lourdaud antipathique et prétentieux.
— Exactement. Mais, à part cela, son père est client de
mon père. Le savais-tu?
— Cela ne m'intéresse absolument pas.
— Crois-tu peut-être que Suzanne serait sortie par plaisir
avec Elmer? Tu te trompes complètement. Si elle l'a fait, c'est
parce que papa le lui a demandé! « Suzanne, a dit

81
« papa, fais-moi plaisir, et occupe-toi un peu du jeune «
Elmer. Tu sais que son père est un client extrêmement «
important pour moi... Nous allons probablement conclure
«bientôt une très grosse affaire...» Alors, Suzanne aurait dû
refuser, d'après toi?
- Pourquoi ne m'en a-t-elle rien dit? demanda Franz.
- Je ne sais pas. Probable que tu ne lui en as pas donné ,
l'occasion. »
Franz se leva et s'approcha de Tessa.
« C'est sérieux? demanda-t-il. N'est-ce pas encore un
bateau ?
- Pas du tout! Si tu ne me crois pas, tu n'as qu'à téléphoner
à Suzanne. Ou bien, ce qui vaudrait mieux encore, tu n'as qu'à
passer ce soir chez nous. Entendu ?
— D'accord. Mais je te préviens, Tessa, si tu m'as raconté
des blagues...
— ... tu pourras me donner une correction. D'accord! »

82
Tessa tendit la main à Franz et il la lui serra.
Contente d'elle-même et du monde entier, Tessa rentra à la
maison. Le soir, elle s'arrangea pour être celle qui ouvrit la porte
quand Franz Tillman sonna.
« Attends un instant », lui chuchota-1-elle. Puis elle passa
dans la salle de séjour et dit d'un air indifférent : « Écoute
Suzanne, je ne sais pas trop ce que je dois lui répondre...
— A qui ?
— Eh bien, à Franz Tillman. Il est à la porte et voudrait te
parler. »
Tessa n'avait pas encore terminé sa phrase que Suzanne
passait déjà en trombe devant elle et se précipitait dans le
couloir.
« Franz Tillman? dit Mme Brandt, incrédule. Tessa, si c'est
encore un mensonge... »
Mais au même instant Suzanne rentra dans la pièce. «
Papa, maman, cria-1-elle, cela vous dérangerait-il si je sors un
moment?
— Certainement pas, mon enfant, dit aussitôt la mère.
Mais ne rentre pas trop tard.
— Ce jeune homme semble tenir à Suzanne plus que nous
l'avions supposé! » fit remarquer M. Brandt à mi-voix.
Cette nuit-là, Tessa fut brusquement tirée de son profond
sommeil. Quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut Suzanne,
assise au bord de son lit et qui la secouait.
« Que se passe-t-il? » demanda-t-elle en bâillant. Puis elle
se redressa, effrayée. « C'est grave? Il y a le feu?
— Mais non, Tessa, calme-toi. Je voulais seulement te
dire... Je n'oublierai jamais ce que tu as tait là!
- Quoi?
— Franz m'a tout raconté.
— Ah ! bon, et c'est pour ça que tu me réveilles au milieu
de la nuit? »

83
Suzanne se mit à rire.
« Il est à pein.e onze heures passées, il te restera donc du
temps pour dormir. »
Suzanne avait un air heureux, comme on ne lui en avait pas
vu depuis longtemps.
« Tu n'as quand même pas raconté toute la vérité à Franz?
demanda Tessa légèrement inquiète.
— Bien sûr que si ! Qu'imagines-tu là ? On ne peut mentir
à ceux que l'on aime! »
Longtemps après que Suzanne eut quitté sa chambre, Tessa
resta éveillée en songeant à ses dernières paroles. Il y avait
certes du vrai là-dedans, mais, hélas! la vie était si compliquée
que l'on était presque toujours obligé de raconter des histoires. Il
était facile à Suzanne de parler ainsi. Elle était grande, tout était
plus facile pour elle.
Toutefois, avant de fermer les yeux, Tessa prit la bonne
résolution de ne plus s'écarter de la vérité..., sauf en cas de
nécessité absolue.

84
CHAPITRE XI

UNE ÉTRANGE MALADIE

QUELQUES JOURS plus tard, Tessa, de fort bonne humeur et


sans fâcheux pressentiments, était assise à sa place et
s'essayait à dessiner Mme Savarsky, son professeur d'histoire,
lorsqu'un nouvel ennui pointa à l'horizon. Mme Savarsky fit
venir Renate au tableau et l'invita à lui parler de
Charlemagne. Renate le fit, et Tessa estima qu'elle s'en tirait
bien.
Mais le professeur ne fut pas tellement satisfait. « C'est un
peu vague, Renate, lui dit-elle. Ne pourrais-lu pas préciser tout
cela par des chiffres? - Des chiffres? répéta Renate, étonnée.

85
— Oui, des dates historiques. Tu devrais connaître au
moins les dates les plus importantes. »
Mais Renate les ignorait. Et lorsque Mme Savarsky
promena son regard à travers la classe toutes les filles
s'empressèrent de baisser les yeux, à l'exception d'Erika, la
meilleure élève, qui faillit se déboîter le bras pour demander la
parole.
« C'est plutôt décourageant de voir cela, mes enfants! dit
Mme Savarsky. Va t'asseoir, Renate. »
Puis le professeur descendit de sa chaire et s'approcha de la
première rangée de tables.
« Laquelle d'entre vous pourrait me dire en quelle année
Charlemagne a été couronné empereur? demanda-t-elle. C'est
une date très facile à retenir. »
Tessa regarda autour d'elle. Personne d'autre qu'Erika ne
demandait à répondre. Alors, timidement, Tessa leva le doigt.
« Je t'écoute, Thérèse, dit Mme Savarsky avec satisfaction.
— Huit, dit Tessa.
— Huit? répéta Mme Savarsky en plissant le front.
— Oui, madame, dit Tessa avec aplomb. Charlemagne a
été couronné empereur en l'an huit.
— Lamentable! Erika, voudrais-tu corriger Thérèse?
— Tessa a oublié deux zéros, répondit Erika. C'était en
l'an 800. »
Quelques fillettes pouffèrent.
« II n'y a vraiment pas de quoi rire, dit sévèrement le
professeur. Je trouve même cela affligeant. Vous non plus, vous
n'avez pas su. Je vois qu'il faudra rafraîchir votre connaissance
des dates historiques. Les dates, c'est très important, mes
enfants, c'est pour ainsi dire le squelette de l'histoire. Pouvez-
vous imaginer un homme sans os?... Impossible, n'est-ce pas? Il
en est de même si, en histoire, on connaît vaguement les
événements et qu'on ignore les dates.

86
— La langue m'a fourché, prétendit Tessa, je voulais dire
800.
— Espérons-le. En tout cas, je vais te donner, ainsi qu'aux
autres, l'occasion de me prouver vos connaissances. Demain,
nous ferons une interrogation écrite sur les dates historiques.
Vous pouvez vous y préparer et les réviser, depuis l'an un
jusqu'à l'an mille. C'est entendu? »
Les fillettes prirent des mines consternées et ne répondirent
rien.
« Eh bien, maintenant, continuons », dit Mme Savarsky
sans se laisser émouvoir. Et elle reprit son cours comme si elle
ne voyait pas les visages atterrés devant elle.
Tessa était désolée. Elle avait toujours eu d'excellentes
notes en histoire, mais les dates lui avaient toujours donné
beaucoup de mal. Il lui parut impossible de réviser en si peu de
temps toutes celles importantes de l'an un à l'an mille! Elle n'y
parviendrait jamais. Il ne restait qu'une solution : tomber
malade.
Tessa tomba donc malade.
A déjeuner, il y avait de la panade — une chose que Tessa
n'aimait d'ailleurs pas. Elle refusa de manger.
« Non, vraiment, maman, dit-elle, c'est impossible. Toute
la matinée je me suis sentie fatiguée.
— Que t'arrive-t-il? demanda le père.
— Je n'en sais rien. J'ai mal à la tête... à la gorge... et là
aussi », ajouta-t-elle en appuyant l'index sur son estomac.
« Là, j'ai des élancements. » Puis elle se leva, avec un
visage crispé. « Je crois que je ferais mieux d'aller m'étendre un
moment...
— Ecoute, Tessa, lui dit sa mère, si tu ne te sens pas bien,
ne vaudrait-il pas mieux aller immédiatement voir le médecin ?
— Pas la peine, maman, répondit Tessa avec un faible
sourire. Tout va certainement s'arranger.

87
— Mais voyons, maman! intervint Suzanne, Tessa n'est
pas malade. Elle veut simplement esquiver quelque devoir.
— Tu peux penser ce que tu voudras, dit Tessa avec un air
déploré, mais moi, je vais m'étendre. Je ne tiens plus sur mes
jambes. »
Avant de gagner sa chambre, Tessa passa dans la salle de
bain pour prendre le thermomètre dans l'armoire à pharmacie,
puis elle alla se coucher et se mit au travail. Ce n'était pas
tellement facile de faire monter la colonne de mercure
exactement à la hauteur voulue. Si la fièvre semblait trop élevée,
ses parents risquaient d'appeler le médecin, et il fallait éviter
cela à tout prix. Tessa se mit à frotter prudemment et avec
persévérance. Elle avait d'ailleurs quelque expérience dans ce
domaine. Quand la colonne de mercure atteignit 38°2, elle
s'estima satisfaite. C'était juste la température qui convenait
pour un début d'après-midi — ni trop, ni trop peu. Puis elle mit
le thermomètre sous son bras et ferma les yeux.
Lorsque le déjeuner fut terminé, sa mère vint dans sa
chambre.
« As-tu besoin de quelque chose? demanda-t-elle.
— Oui, peut-être..., dit Tessa d'une voix faible. Tu serais
gentille de me mettre une compresse froide sur le front, cela me
ferait du bien...
— Tu devrais prendre ta température.
— Je suis en train de le faire. »
Tessa passa la main sous la couverture, retira le
thermomètre et le tendit à sa mère.
« 38°2, sous le bras! dit Mme Brandt, alarmée. Tu ne
pourras certainement pas aller au lycée demain. »
Tessa se redressa.
« Mais si, maman! J'irai! D'ici demain, je serai depuis
longtemps guérie.
— Non, je ne le crois pas, dit sa mère en hochant la tête.

88
— Je t'en supplie, maman, permets-moi d'aller au lycée
demain ! Nous devons faire justement une partie de ballon
prisonnier, et...
— Non, il n'en est pas question. »
Mme Brandt secoua le thermomètre pour faire tomber la
colonne de mercure, puis elle le posa sur la table de nuit.
« Je vais t'apporter une compresse froide, dit-elle, et tu
resteras sagement couchée. Si d'ici à demain cela ne va pas
mieux, nous appellerons le médecin. »
Tessa ne broncha pas, mais elle jubilait intérieurement.
Elle avait réussi, une fois de plus! Demain, elle ne serait pas
obligée d'aller au lycée, et après-demain non plus. Deux
magnifiques journées de congé l'attendaient. Sa mère allait
certainement la gâter. Mme Savarsky pourrait interroger qui elle
voudrait sur les dates, mais toujours pas Tessa! La fillette se
sentait très fière.
Dans la soirée, Franz Tillman vint à la maison. Il salua
Suzanne et ses parents, puis regarda autour de lui comme s'il
cherchait quelqu'un.
« Où est donc Tessa? demanda-1-il. Je lui ai apporté un
petit cadeau... »
II tira de sa poche une tablette de chocolat.
« Elle est malade, lui annonça Mme Brandt.
— Oh! comme c'est ennuyeux! Et qu'a-t-elle donc?
— Rien du tout! répondit Suzanne en riant. Un peu de
flemmingite. C'est une maladie qu'elle attrape assez souvent.
Maman s'y laisse prendre chaque fois.
'— Je t'en prie, Suzanne, ne parle pas ainsi ! protesta avec
irritation Mme Brandt. Toi aussi, quand tu étais petite...
— ... Je me suis parfois arrangée pour ne pas aller à
l'école. Oui, je le sais, maman. Mais maintenant je connais les
trucs !
— Pourrais-je l'examiner? demanda Franz. Après tout,
c'est peut-être sérieux?

89
— Certainement pas, dit Suzanne. Tu peux t'épargner
cette peine. »
Pourtant Franz ne se laissa pas détourner de son devoir de
médecin.
Lorsqu'il entra, Tessa était assise dans son lit, soutenue par
un gros oreiller, et elle allait commencer son dîner. Mme Brandt
lui avait apporté une portion de gâteau de riz et un petit pot de
crème au chocolat. Tessa qui, à midi, n'avait rien mangé, en
avait déjà l'eau à la bouche.
« Bonsoir, Tessa, dit Franz en venant s'asseoir sur le bord
du lit. Ne te dérange pas pour moi. Je voulais seulement te voir
un instant. Comment te sens-tu?
— Très mal, répondit Tessa d'une voix caverneuse.
— Cela t'ennuierait-il si je t'auscultais rapidement? Tu
dînerais ensuite...
— Oh! non! je t'en prie, Franz, je..., balbutia-t-elle,
effrayée.

90
— Si, Tessa. Je regrette, mais il vaut mieux le faire. Tes
parents s'inquiètent beaucoup. »
Là-dessus, Franz prit le plateau de Tessa et le déposa sur la
table.
« Ouvre la bouche !... Tire la langue... Encore ! » ordonna-
t-il. Il lui rabattit la langue avec une cuiller d'argent. « Oui,
comme ça... Maintenant, fais ah!...
— Aaahhh! » croassa Tessa. Franz retira la cuiller.
« Les amygdales, en tout cas, sont en parfait état, dit-il. Où
donc as-tu mal?
Je crois que c'est le cœur, dit Tessa, en baissant tristement
les yeux, et en se tapotant la poitrine du bout de l'index.
— Là où tu mets le doigt, ce n'est pas le cœur, Tessa, et si
tu as mal là, c'est ton estomac. » Franz lui appuya sur l'estomac
et Tessa jugea bon de pousser un léger cri.
« Ah! nous avons trouvé! dit Franz tout content. As-tu
mangé quelque chose qui t'ait fait mal?
— Je ne me rappelle plus.
— Ce n'est peut-être même pas cela, reprit Franz. Sans
doute un peu de gastrite nerveuse...
— Ça fait vraiment mal !
— Naturellement! Et si l'on ne fait pas attention à la
gastrite, elle peut provoquer des ulcères. Il faudrait alors
t'envoyer à l'hôpital pour te faire opérer. » Franz secoua la tête
d'un air inquiet. « Ennuyeux! très ennuyeux!...
— Est-ce vraiment dangereux? demanda Tessa,
vaguement inquiète.
— Hélas ! oui. Mais je vais te prescrire un remède. Il est
très amer, je te le dis tout de suite. Tu devras le prendre très
régulièrement, le matin, à jeun, à midi et le soir, une
demi-heure avant le repas. Je te fais confiance. Tu veux guérir,
n'est-ce pas ?
— Bien sûr!

91
— Je reviendrai te voir demain soir. Le mieux,
maintenant, serait que tu essaies de dormir. Bonne nuit, Tessa.
— S'il te plaît, Franz, dit-elle, pourrais-tu me rendre
mon plateau avant de t'en aller?
— Ton quoi? Oh! j'avais complètement oublié de te dire
que tu ne devras absolument rien manger de tout cela. » Franz
jeta un regard sur le gâteau de riz et la crème. « Non,
impossible, ma pauvre petite, ce serait du poison pour toi. Je
t'avais d'ailleurs apporté une tablette de chocolat, mais nous la
mettrons de côté en attendant ta guérison.
— Il me faut quand même manger quelque chose ! s'écria
Tessa désespérée.
— C'est évident, ne t'énerve pas. Je vais en parler à ta
mère. Des flocons d'avoine sans sel, c'est la seule chose que tu
puisses supporter. »
Tessa aurait volontiers sauté au visage de Franz, mais elle
devait continuer à jouer son rôle. Elle se laissa retomber sur son
oreiller, ferma les yeux et murmura, épuisée :
« Alors, si tu le crois... »
Mme Brandt s'en tint rigoureusement aux instructions de
Franz. Tessa eut des flocons d'avoine non salés pour le dîner, le
lendemain matin comme petit déjeuner, et ensuite au déjeuner.
Le remède, que Suzanne était allée chercher le soir même à la
pharmacie, était horriblement amer. Tessa n'en avala qu'une
seule cuillerée et cela lui suffit. Elle s'arrangea pour être seule
dans sa chambre aux heures où elle devait prendre la potion, et
elle la vida, cuillerée par cuillerée, dans le pot du petit cactus
que Renate lui avait offert pour son anniversaire. Le cactus parut
apprécier beaucoup ce breuvage amer.
Tessa était si affamée qu'elle avala même les flocons
d'avoine! Son estomac protestait, sa colère contre Franz
augmentait d'heure en heure. Comprenant maintenant qu'il
l'avait prise au piège, elle en bouillait de rage.

92
Dans l'après-midi, Rita et Renate vinrent lui rendre visite.
Elles lui racontèrent ce qui se passait au lycée et parlèrent de
leurs devoirs. Par elles, Tessa apprit aussi cette fâcheuse
nouvelle que l'interrogation d'histoire avait été remise au
lendemain. Il ne lui restait plus qu'à continuer à jouer la
comédie.
« Écoutez un peu, dit-elle à ses amies, pourriez-vous me
faire plaisir? Alors apportez-moi demain quelques pommes... ou
un morceau de pain... ou du chocolat. On ne veut rien me
donner à manger parce qu'il paraît que j'ai quelque chose à
l'estomac.
— C'est le docteur qui l'a dit? demanda Renate.
— Oui, répondit Tessa, mais il se trompe certainement.
— Peut-être pas! dit Rita d'un air apitoyé. Si tu ne dois pas
manger, tu ne mangeras rien. Ce n'est pas nous qui t'apporterons
quelque chose !
— Je vous en supplie, implora Tessa. Pitié! j'ai faim!
Après tout, vous êtes mes amies.
— Nous ne voulons pas être responsable de ta mort!
s'écria Renate.
— Ah! quelle imbécillité! Je ne risque pas de mourir! Je
ne suis même pas... »
Tessa s'arrêta net, mais Rita avait déjà compris.
« Tu n'es même pas malade? C'est ça? Tu veux seulement
couper à l'interrogation d'histoire ? Je l'ai deviné tout de suite !
Ne t'ai-je pas dit, Renate, que Tessa jouait la comédie?
— Mais je suis incapable de faire cette interrogation!
s'écria Tessa désespérée. Comprenez donc!
— Nous aussi, nous en sommes incapables, et nous allons
quand même au lycée, dit Rita. Non, je ne te soutiendrai en
aucun cas.
— Renate, je t'en supplie! » fit encore une fois Tessa. La
bonne Renate hésita, puis d'un air décidé :
« Non, je trouve aussi que tu as tort. Tu peux faire ce

93
qui te plaît, mais dans ces conditions, tire-toi d'affaire toute
seule. Nous, personne ne nous aide. »
Lorsque ses deux amies furent parties, Tessa éclata en
sanglots. Il lui semblait que le monde entier s'était ligué contre
elle.
Dans la soirée, Franz vint la voir, ainsi qu'il le lui avait
promis.
« Eh bien, Tessa, lui dit-il, comment va l'estomac! Tu te
sens mieux, j'espère? Oui?
— Tu es l'individu le plus répugnant que j'aie jamais
rencontré ! » cria Tessa.
Franz prit un visage étonné.
« Voyons! que t'ai-je donc fait?
— Tu le sais très bien. Tu devrais avoir honte! Quand je
pense que j'ai aidé un monstre comme toi à se réconcilier avec
Suzanne ! Elle est mille fois trop bien pour toi, Suzanne.
— Merci de ta franchise, dit Franz en riant. Me
permettras-tu de regarder de nouveau tes amygdales?
— Va-t'en ! hurla Tessa. Je ne veux plus te voir !
— On dirait que ta fièvre a monté. Tu me donnes des
inquiétudes. »
Tessa éclata en sanglots.
« Tu es vraiment trop méchant! C'est honteux, tu es trop
méchant! »
Franz vint s'asseoir sur le bord de son lit.
« Ecoute-moi, Tessa, lui dit-il. Je crois que nous devrions
parler en toute franchise. Ne voudrais-tu pas me dire pourquoi tu
as monté toute cette comédie ? »
Tessa resta silencieuse.
« Tu n'es pas malade, reprit Franz. Je ne suis pas encore
docteur en médecine, mais je m'y connais tout de même un peu!
Tu te portes comme un charme... Sauf que tu as maintenant un
appétit terrible. Pourquoi fais-tu donc semblant d'être malade?

94
Tu es vraiment trop méchant.

95
— Parce qu'il ne me reste pas d'autre solution! répliqua
Tessa furieuse.
— Je ne te crois pas. Simuler la maladie n'est jamais une
solution.
— Si, pour moi! Cela m'épargne, au moins, cette maudite
interrogation d'histoire.
— J'imaginais bien quelque chose de semblable, dit
Franz. Mais, voyons, Tessa, tu es pourtant une grande fille
raisonnable! N'as-tu jamais songé que la maladie n'est pas une
chose dont on puisse plaisanter? Lorsqu'un enfant est malade,
ses parents se font du tourment.
— Je suis certaine que personne ne se tourmente pour
moi ! dit amèrement Tessa.
— Là, tu te trompes complètement. Et d'ailleurs, en
jouant la comédie de la maladie, tu risques que personne ne te
croie plus si, un beau jour, tu es malade tout de bon. Ne
comprends-tu pas que c'est ridicule?
— Qu'aurais-je donc dû faire d'autre?
— Travailler.
— C'est toi qui le dis! Essaie donc d'apprendre toutes les
dates historiques de l'an un à l'an mille! Montre-moi ça, et après
tu auras le droit de parler.
— Marché conclu! répliqua Franz. J'apprendrai toutes les
dates. C'est-à-dire que je le ferai, mais seulement quand tu auras
déclaré que tu es guérie.
— Pourrai-je enfin manger quelque chose?
— Oui- Lève-toi. Tu iras manger, et ensuite tu
travailleras.»
Suzanne ne fut pas trop contente lorsqu'elle apprit que, ce
soir-là, Franz n'aurait pas une minute à lui consacrer. Mais
Franz tint parole. Jusqu'à onze heures du soir, il travailla avec
Tessa à apprendre les dates. Et lorsque Tessa alla se coucher,
elle prit son livre et le glissa sous son oreiller.

96
« Ah ! te voilà de nouveau ? dit Mme Savarsky, le
lendemain matin, avec surprise. Je craignais déjà... Qu'as-tu
donc eu ?
— De la fièvre et des douleurs d'estomac, répondit Tessa.
— En effet, tu m'as l'air encore un peu fatiguée. En tout
cas, je suis contente que' tu sois venue participer à notre
interrogation. »
Pour cette épreuve redoutée, Tessa obtint un 16 sur 20,
presque aussi bien qu'Erika la bûcheuse. Elle eut plaisir à voir
que Renate et Rita, qui avaient de moins bonnes notes, faisaient
la grimace. Elle trouva cela mérité, car elle estimait encore que
toutes deux s'étaient conduites de façon peu amicale en refusant
de lui apporter à manger.
Mais quelques jours plus tard, tout était oublié; Tessa,
Renate et Rita étaient redevenues les meilleures amies du
monde.

97
CHAPITRE XII

LE MAHARAJAH

LES GRANDES VACANCES approchaient. Pendant les


récréations, toutes les filles parlaient de leurs projets.
Rita allait en Espagne avec ses parents; Renate, qui avait trois
frères et sœurs, devait faire un séjour dans un village de
haute Bavière, et Tessa annonçait à tous les échos qu'elle
retournerait, avec sa mère et Suzanne, à Grado, petite station
balnéaire italienne sur l'Adriatique. Sort père les y rejoindrait
pour les dix derniers jours.
Tessa en était ravie. L'année précédente, elle avait passé de
merveilleuses vacances à Grado. Tous les jours, elle avait nagé
et fait du sport sur la plage. Parfois, avec Suzanne et sa mère,
elles avaient fait des promenades en mer sur un

TESSA LA FANFARONNE

98
grand voilier. Elles étaient également allées passer une
journée à Venise et une autre à Trieste. Un après-midi entier,
elles s'étaient promenées dans le parc du château de Miramar.
Elles avaient visité l'antique ville romaine d'Aquilée; le soir,
elles avaient flâné dans le petit village de pêcheurs. Pour Tessa,
Grado était l'image du bonheur parfait.
Aussi fut-elle extrêmement déçue lorsque son père dit un
jour à déjeuner :
« Pour Grado, il ne sera malheureusement pas possible d'y
aller cette année!
— Pas possible? s'écria Tessa atterrée.
— Non, ma petite, et j'en suis navré. Mais Mlle Hell-berg,
ma première secrétaire, va bientôt se marier et m'a donné sa
démission. C'est pourquoi il m'est actuellement impossible de
laisser Suzanne partir en vacances.
— Mais je pourrais tout de même partir avec maman! dit
Tessa.
— Qu'imagines-tu là, mon enfant? demanda Mme
Brandt. Qui s'occuperait de ton père et de Suzanne? Je ne peux
pas les abandonner ainsi pour un mois.
— Alors, cela veut dire que nous resterons tous à la
maison ?
— Pas toi, Tessa. Pour toi, nous trouverons bien un
endroit où t'envoyer... Peut-être dans un home d'enfants?
— Je ne suis plus un bébé?
— Ou bien, tu iras chez tante Eva, à Prien. Tante Eva et
oncle Georges t'ont déjà invitée plusieurs fois à venir les voir.
Pourquoi ne leur rendrais-tu pas enfin ' visite ?»
Tessa aimait beaucoup sa tante Eva et son oncle Georges,
mais une visite dans la famille pouvait difficilement se comparer
à un grand voyage à l'étranger. Et le Chiemsee, ce beau lac
bavarois au bord duquel se trouve la petite ville de Prien, lui
paraissait infiniment moins séduisant que l'Adriatique. Elle fut
très déçue.

99
Par-dessus le marché, voilà qu'Erika lui dit, quelques jours
plus tard, dans la cour du lycée :
« Grande nouvelle, Tessa! Nous aussi, nous irons passer
nos vacances à Grado. N'est-ce pas chic? Nous pourrons nous
voir tous les jours.
— Tu te l'imagines! grogna Tessa. ,
— Que veux-tu dire? Cela t'ennuierait-il d'être avec moi?
Je ne t'ai pourtant rien fait! »
Erika était peinée. Elle savait que beaucoup d'élèves ne
pouvaient la souffrir à cause de son application nettement
exagérée. Mais, en vérité, ce n'était pas sa faute : elle avait une
mère très désireuse de la voir réussir et qui, tous les soirs,
surveillait son travail.
Tessa ne voulut pas se résoudre à blesser cette pauvre
Erika.
« Cela n'a rien à voir avec toi, lui dit-elle. Mais nous
n'allons pas à Grado cette année, voilà tout.
— Quoi? s'écria Renate. Tu nous racontais pourtant
toujours que...
— Ah! que ne raconte-t-elle pas! interrompit Rita d'un air
méprisant. Je savais d'avance que ce n'était que du bluff.
— Voudrais-tu insinuer par hasard que l'année dernière je
n'étais pas à Grado ?
— Je n'ai jamais prétendu cela. Mais c'est un fait que tu
n'y vas pas cette année.
— Seras-tu forcée de rester ici? demanda Renate
apitoyée. J'en serais vraiment désolée pour toi !
— Je t'enverrai de Madrid une carte postale en couleurs,
promit Rita, du haut de sa grandeur.
— Non, je partirai, bien sûr! dit Tessa. Je m'ennuierais
trop à la maison.
— Et où iras-tu?

100
— Je ne peux malheureusement pas encore en parler.
— Le sais-tu au moins? demanda Renate.
— Allons donc! lança Rita. Elle doit encore s'imaginer des
choses...
— Je n'imagine rien du tout! répliqua furieusement Tessa,
mais je n'ai pas le droit de le dire. Mon père me l'a défendu. »
Rita poussa un éclat de rire moqueur.
« C'est bon, c'est bon! Si vous ne me croyez pas, je vais
vous le confier, dit Tessa en prenant des airs mystérieux. Mais il
faut me jurer de ne le répéter à personne? C'est seulement quand
je serai de retour que les autres pourront le savoir...
— De retour... d'où? demanda Renate avec curiosité.
— Des Indes ! »
Ça y était! Avant que Tessa ne sût ce qu'elle disait, le
grand mot avait été lâché !
« Tu es folle!... Aux Indes?... si loin?... Mais ça coûte une
fortune! s'écrièrent simultanément ses trois camarades de classe.
— Et après? fit Tessa imperturbable. Pour tout vous
révéler... c'est un maharajah qui m'a invitée.
— Un quoi ? un quoi ?
— Un ma-ha-ra-jah! Croyez-moi ou pas. Ce maharajah est
un camarade d'études de mon père. Ils se connaissent depuis une
éternité, et, il y a deux semaines, le maharajah est venu chez
nous en visite. Il avait tout à fait l'air d'un homme ordinaire...
sauf qu'il portait naturellement un turban sur la tête, avec,
devant, un énorme diamant. C'était d'un chic! Il s'est montré très
gentil pour tout le monde, mais surtout pour moi. Il m'a dit qu'il
avait, lui aussi, une fille de mon âge, et il m'a demandé si cela
me plairait de lui rendre visite aux Indes. Évidemment, j'ai dit
oui. Mais papa a fait remarquer que cela reviendrait trop cher.
Alors le maharajah s'est mis à rire, et il a dit : «J'enverrai à «
Tessa son billet d'avion. » Et voilà ce qui m'attend, mes petites!»

101
C'est un maharajah qui m'a invitée.

102
Tessa avait obtenu ce qu'elle voulait. Ses amies étaient
profondément impressionnées. Seule, Rita restait encore
sceptique, mais elle était la seule des trois. Renate et Erika se
refusaient à croire que Tessa fût capable d'inventer
instantanément une histoire pareille.
Naturellement, aucune d'elles ne put garder le secret, et
bientôt toute la classe fut au courant. Le voyage aux Indes de
Tessa fut l'objet de toutes les conversations. Tessa elle-même
commença à éprouver quelques craintes devant ses propres
vantardises, mais elle se dit qu'avant les grandes vacances toute
cette affaire serait quelque peu tombée dans l'oubli. Et si besoin
était, pensa-t-elle, elle pourrait toujours se moquer de ses
camarades, en prétendant qu'elle avait seulement voulu se jouer
de leur crédulité.

103
CHAPITRE XIII

AU BORD DU LAC

LES GRANDES VACANCES débutèrent avec de la pluie, mais


cela importait peu à Tessa. Quand elle rentra à la maison, elle
jeta dans un coin, à toute volée, ses affaires de classe, avec
la ferme résolution de ne plus toucher un livre ou un cahier
pendant six longues semaines.
Le lendemain matin, elle partit pour Prien, en haute
Bavière. Tante Eva l'attendait à la gare avec ses deux enfants,
Micki et Mausi. Micki, le garçon, avait cinq ans; Mausi, la petite
fille, trois ans. Et auprès d'eux, Tessa eut vraiment l'impression
d'être devenue une grande personne.

104
Tante Eva habitait avec son mari et ses enfants une petite
villa en dehors de Prien, d'où l'on avait une vue magnifique sur
le lac de Chiemsee. Tessa fut logée dans la chambre d'amis, une
jolie pièce au dernier étage, avec un petit balcon devant la
fenêtre. Dès qu'elle eut rangé ses affaires, Micki et Mausi
l'entraînèrent sous une pluie battante, pour lui montrer le «
voilier ».
Tessa fut très surprise. Elle ignorait en effet que son oncle
possédât un voilier, et elle se déclara ravie lorsqu'il lui promit de
l'emmener sur le lac.
Il tint parole. A la fin de la semaine, quand le soleil brilla
de nouveau, il passa l'après-midi sur l'eau avec Tessa. Sur
l'Adriatique, déjà, Tessa avait goûté aux plaisirs de la voile,
mais avec oncle Georges c'était encore mieux, car cette fois elle
n'était pas obligée de rester sur son banc en regardant les marins
italiens faire les manœuvres. Elle demanda à piloter elle-même.
Oncle Georges lui donna quelques instructions, et la félicita
chaque fois qu'elle s'y prenait bien.
« Toi, tu finiras par être nommée maître d'équipage! » lui
dit-il sur un ton approbateur. Le dimanche matin, également, ils
firent un tour sur le lac. Tessa y serait bien restée toute la
journée, mais oncle Georges estima qu'ils devaient penser un
peu à sa famille. Comme Micki et Mausi étaient encore trop
petits pour monter sur le voilier, tante Eva était obligée de rester
avec eux à la maison. Le dimanche après-midi ils firent tous
ensemble une promenade en vedette à moteur et visitèrent le
monastère qui se trouve sur une île du lac, la Fraueninsel.
Le soir, Tessa écrivit une lettre enthousiaste à ses parents.
Elle leur dit qu'elle ne s'était pas imaginé que des vacances au
bord du Ghiemsee pussent être aussi agréables. Tout
l'enchantait. Elle aimait la compagnie de tante Kva, de Micki et
de Mausi, parce que, ici, elle n'était plus considérée comme la «
petite sœur » mais comme la

105
«grande cousine ». Le soir, on lui permettait de veiller
quand les enfants étaient déjà couchés depuis longtemps. Tante
Eva la traitait en grande personne. Tessa aimait aussi aller
nager. Sur la plage, il y avait beaucoup d'enfants, et elle y eut
vite trouvé des compagnons de jeu. De son côté, oncle Georges,
passionné de la voile, était ravi d'avoir enfin quelqu'un pour
l'accompagner.
« Dommage que tu sois bientôt obligée de retourner chez
toi! lui dit-il un jour. J'aurais volontiers engagé le bon petit
matelot que tu es. Je parie que tes camarades seront bien
surprises quand tu leur apprendras que tu as appris à manœuvrer
un voilier.
— Je ne pourrai pas le leur dire, laissa échapper Tessa qui,
aussitôt après, porta la main à sa bouche.
— Et pourquoi pas? demanda oncle Georges avec
étonnement. C'est pourtant la vérité !
— Oui, répondit Tessa, mais nous avons fait un pari...
— Vous avez parié qu'aucune de vous ne parlerait de ses
vacances? demanda l'oncle Georges, de plus en plus surpris.
— Quelque chose de ce genre... Je ne peux pas t'expliquer.
Sois gentil, ne me pose plus de questions ! »
A la fin d'un après-midi, le temps changea brusquement
alors qu'ils se trouvaient sur le lac. D'énormes nuages noirs
montèrent au ciel. Le vent tomba d'un seul coup, et ils eurent
toutes les peines du monde à regagner la côte. Ils ne réussirent
pas à atteindre le petit appontement particulier de l'oncle
Georges, et durent accoster, trois kilomètres plus à l'ouest. Peu
après qu'ils eurent quitté le bateau, l'orage éclata.
« Nous avons encore eu de la chance ! fit remarquer l'oncle
Georges. Un orage sur le Chiemsee risque d'être dangereux. -
Pas possible? fit Tessa. Sur un si petit lac? Que peut-il donc
vous arriver?
— Toutes sortes de difficultés. Estime-toi heureuse de
n'avoir pas connu cela. »

106
Ils étaient encore à bonne distance de la maison lorsque,
subitement, de véritables trombes déferlèrent sur eux. Ni Tessa
ni l'oncle Georges n'avaient emporté d'imperméable, de chandail
ou de veste, et tous deux ne portaient que shorts et chemises
légères. Aussi arrivèrent-ils à la maison trempés jusqu'aux os. Ils
furent étonnés que tante Eva ne vînt pas à leur rencontre, quand
oncle Georges ouvrit la porte. Les enfants étaient déjà couchés,
on les entendait chanter là-haut dans leur chambre. Mais tante
Eva restait invisible.
« Eva! appela oncle Georges. Eva! où es-tu donc? » Puis il
regarda Tessa avec inquiétude. «J'espère qu'elle n'est pas sortie
sous la pluie pour venir à notre rencontre? »
Mais tante Eva était à la maison. Ils la trouvèrent dans sa
chambre à coucher, allongée sur le lit. Son visage était brûlant
de fièvre, et elle se tordait de douleur.

107
« Je ne sais pas ce que j'ai! gémit-elle péniblement. J'ai si
mal au ventre... ici, à droite... de terribles élancements...
— C'est l'appendicite! s'écria Tessa. Moi aussi, je l'ai
eue... Il faut l'opérer! »
Sans prendre le temps de se changer, l'oncle Georges
téléphona au médecin. Vingt minutes plus tard, une ambulance
venait chercher tante Eva pour la conduire à l'hôpital. Tessa
avait réuni en hâte quelques affaires dans une valise.
Après son départ, Tessa et son oncle purent enfin songer à
eux-mêmes. L'un après l'autre, ils prirent une douche chaude et
passèrent des vêtements secs.
« J'espère que nous n'aurons pas attrapé froid, dit l'oncle
Georges. Si tu nous faisais un peu de thé? Ce serait une bonne
idée?
— Je ne sais pas », dut avouer Tessa.
L'oncle Georges ne fit aucun commentaire, mais il lui
montra comment on s'y prenait.
Après avoir bu le thé brûlant, tous deux se sentirent mieux.
Oncle Georges voulait envoyer Tessa se coucher, mais elle
refusa.
« J'aime mieux attendre, pour savoir comment va tante Eva
», dit-elle.
Ils attendirent ensemble jusqu'aux environs de minuit. Puis
le médecin, qui connaissait l'oncle Georges, lui téléphona : tante
Eva avait déjà été opérée, tout s'était bien passé.
« Quelle chance! s'écria Tessa. Si l'on avait attendu, il y
aurait peut-être eu des complications, n'est-ce pas?
— Je suis désolé pour toi, dit l'oncle Georges. Cela
tombe au mauvais moment, juste pendant tes vacances...
— Oh! ça ne fait rien! L'essentiel, c'est que tante Eva
guérisse vite !
- Le médecin pense que tout ira bien. Mais elle devra rester
au moins quinze jours à l'hôpital. Je crains, Tessa, que nous ne
soyons obligés de te renvoyer chez toi...

108
— Pourquoi donc?
— Que pourrions-nous faire d'autre? Quoique cela me
fasse de la peine, je ne vois pas d'autre solution. Micki et Mausi
iront dans un home d'enfants, tandis que toi...
— Non! je n'en ferai rien! déclara Tessa avec résolution.
Si je reste ici, je peux parfaitement m'occuper de Micki et de
Mausi.
— Accepterais-tu de le faire?
— Évidemment! Et pour le ménage aussi, je me
débrouillerai, tu verras! Ce ne sera pas aussi parfait qu'avec
tante Eva, mais ça ira quand même.
— Je pourrais demander à Mme Schneider, dit oncle
Georges, de te donner un coup de main, elle accepterait peut-
être... C'est une très gentille dame. Elle travaillait
auparavant comme femme de ménage, mais elle a cessé de le
faire, car son fils gagne maintenant très bien sa vie.
— Oui, tu pourrais le lui demander », dit Tessa.
Ils eurent de la chance. Mme Schneider accepta de les aider
jusqu'à la guérison de tante Eva. Elle vint donc chaque matin à
huit heures pour faire le ménage, préparer le déjeuner, et après
elle aidait Tessa à ranger la cuisine.
Ainsi, tout alla au mieux. Chaque matin, Tessa se rendait à
la plage avec Micki et Mausi. Certes, elle ne pouvait plus jouer
avec les enfants de son âge ou pratiquer la natation, car elle
devait veiller sur les deux petits. Mais elle y renonçait
volontiers, tout heureuse de se voir confier, une responsabilité.
L'après-midi, après le départ de Mme Schneider, Tessa
lavait le linge des enfants ou elle repassait. Elle ne l'avait la il
que rarement chez elle, cependant elle y réussit mieux qu'on ne
l'aurait cru. Elle se donnait beaucoup de mal. En outre, avant
que Micki et Mausi eussent terminé leur sieste, elle préparait
déjà la table pour le dîner.
Quand l'oncle Georges rentrait, il l'aidait à coucher les

109
petits, puis ils allaient jouer au volant ou au croquet dans le
jardin, derrière la maison. Il n'était plus question de faire du
bateau.
Parfois, oncle Georges rentrait assez tard. C'est qu'il était
allé rendre visite à sa femme, après la fermeture du bureau.
Chaque fois, il disait à Tessa combien tante Eva était heureuse
qu'elle soit restée, et lui-même n'était pas avare de louanges.
« Je n'aurais jamais pensé, disait-il, qu'une fillette comme
toi pût être aussi vaillante ! »

110
CHAPITRE XIV

L'ART DE LA PÂTISSERIE

ENFIN arriva le jour où tante Eva devait quitter l'hôpital.


Tessa était ravie. Elle songea à faire une bonne surprise à sa
tante.
Après le déjeuner, quand Mme Schneider fut partie cl que
les deux enfants eurent été couchés, Tessa se mit à l'œuvre, avec
l'intention de faire un cake aux raisins, que l'oncle Georges
aimait particulièrement. Plusieurs fois elle avait regardé
comment s'y prenait tante Eva.
Avec soin, Tessa fit ses préparatifs. Elle prit une demi-litre
de beurre dans le réfrigérateur, le déposa sur la fenêtre, au soleil;
elle pesa de la farine et du sucre, versa

TESSA LA FANFARONNE

111
un demi-paquet de levure dans la farine, et alla chercher
des raisins secs et du citron. Puis, elle entreprit de battre les
œufs en neige avec le sucre. Entre-temps le beurre s'était un peu
ramolli. Elle le mit dans un plat et commença à le battre de
toutes ses forces. C'était un travail si pénible que Tessa en eut
bientôt la sueur au front. Son bras était déjà à moitié engourdi
sans que le beurre se décidât à mousser. Mais elle ne renonça
pas. Elle battit avec acharnement et fut enfin satisfaite de son
œuvre.
Restait le plus difficile. Il fallait mélanger prudemment le
beurre et les œufs. Tessa fit de son mieux, mais elle ne put
tourner assez vite, de sorte que la masse fit des grumeaux. Peut-
être ne le remarquerait-on pas? espéra-t-elle. Rapidement, elle y
ajouta la farine, ce qui donna une belle pâte jaune d'or. Il n'y
avait plus qu'à y jeter les raisins secs. Voilà! c'était fait...
Avec un papier beurré, Tessa enduisit le moule; elle y
versa la pâte, puis son gâteau dans le four électrique. La cuisine
ressemblait à un champ de bataille, et il lui fallut une bonne
demi-heure pour tout remettre en ordre. Après quoi, elle
entrouvrit la porte du four. La pâte montait, une délicieuse odeur
se répandait dans la cuisine. Tessa regarda la pendule. Le gâteau
devrait rester dans le four encore trois bons quarts d'heure.
Soudain, elle eut une idée. Pourquoi ne mettrait-elle pas
au-dessus de la porte d'entrée une grande pancarte avec cette
inscription : Bon retour! Tante Eva en serait certainement très
touchée.
Tessa monta dans sa chambre. Elle avait apporté sa boîte
de peinture, mais où trouverait-elle un carton assez grand? Elle
redescendit et bouleversa la cave. Finalement, elle découvrit un
carton à vêtements qui convenait. Elle y découpa un morceau
aux dimensions voulues. Puis elle y dessina les lettres au
crayon, mais dut s'y reprendre à trois fois pour

112
les espacer régulièrement. Elle y parvint enfin. Alors, elle
dessina en noir le contour des lettres, et peignit le reste du carton
en blanc.
Elle eut aussi l'idée d'aller cueillir des fleurs dans le jardin
pour en faire une guirlande. Elle assembla un énorme bouquet,
mais ne réussit pas la guirlande, car les fleurs ne voulaient pas
tenir. Il fallut un bon moment à Tessa pour comprendre qu'elle
n'y arriverait pas. Alors elle rejeta les fleurs qu'elle avait
froissées dans son travail, et mit les autres dans un vase.
Entre-temps la pancarte avait séché. En tirant la langue,
Tessa commença à peindre les lettres. Elle fut très fière de son
travail. Il ne lui restait plus qu'à fixer la pancarte au-dessus de la
porte. Elle la saisit avec précaution et se dirigea vers l'entrée.
En passant devant la cuisine, elle sentit une odeur bizarre.
Elle s'immobilisa. Ses yeux s'agrandirent... Une odeur de brûlé?
Non, pas possible!... Elle regarda sa montre-bracelet.
Catastrophe! elle avait laissé le gâteau une demi-heure de trop
dans le four ! Abandonnant la pancarte, elle se rua dans la
cuisine, rabattit la porte du four, se brûla les doigts, hurla sa
douleur et alla décrocher un torchon.
Lorsqu'elle eut enfin ramené le gâteau à la lumière du jour,
elle connut un instant de désespoir. Avec horreur, elle
contempla cette masse noirâtre qui ressemblait plutôt à un bloc
de charbon qu'à un cake. En étouffant un sanglot, elle se laissa
tomber sur une chaise de cuisine. Ratée, sa belle surprise! Tout
son travail avait été inutile. Elle se mit à pleurer à chaudes
larmes.
Elle ne se leva même pas en entendant s'ouvrir la porte
d'entrée.
« Tessa? Où es-tu donc? cria l'oncle Georges.
— Moins fort ! lui conseilla tante Eva. Les enfants doivent
dormir... »

113
Elle commença à battre de toutes ses forces.

114
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Tessa pleurait encore quand ils pénétrèrent dans la cuisine.
Tante Eva la regarda avec consternation.
« Mais, voyons, Tessa? que t'est-il donc arrivé? demanda-t-
elle. Pourquoi pleures-tu? Quelle est cette curieuse odeur ?
— Le beau gâteau ! » gémit Tessa.
Tante Eva vit alors la surprise qui lui était destinée.
« Ah! voilà! dit-elle avec soulagement. Je craignais déjà
qu'il ne te fût arrivé quelque chose de grave! »
Et elle tourna le bouton du four que Tessa, dans son
affolement, avait oublié de refermer.
« Ce n'est pas ma faute ! » sanglota Tessa.
Tante Eva la prit dans ses bras.
« Voyons, ma chérie, pas la peine de pleurer! Nous savons
que tu voulais me faire plaisir... et un semblable accident peut
arriver à tout le monde.
— Mais à moi, il ne me serait rien arrivé, tante Eva, si...
si... s'il n'y avait pas eu cet homme.
— Quel homme? demanda oncle Georges.
— L'homme à la porte d'entrée! »
Tessa ne sut même pas d'où avait pu surgir brusquement
cette idée.
« Un homme à la porte d'entrée? demanda tante Eva. Et
que voulait-il donc? »
D'un revers de main Tessa essuya ses larmes.
« Je crois qu'il venait mendier... Je lui ai dit : « II n'y a
personne à la maison ! » Alors il a dit : « Tant mieux ! »
Naturellement, j'ai essayé de lui claquer la porte au nez, mais il
a réussi à pénétrer dans le couloir. Je lui ai dit plusieurs fois qu'il
n'y avait personne, que je ne pouvais rien lui donner!... Mais il
ne voulait toujours pas partir... Il a dit : « Laisse-moi regarder
moi-même, je trouverai « bien quelque chose. » J'avais une peur
terrible...
— Mais c'est épouvantable! s'écria tante Eva très émue.
Pauvre enfant! Vois-tu, Georges, je te dis toujours...

116
— Laisse Tessa raconter elle-même, interrompit oncle
Georges. A-t-il pénétré dans les pièces?
— Non. Rien que dans le couloir. Je ne voulais pas le
laisser entrer... j'avais tellement peur qu'il vole quelque chose.
Il essayait toujours de me convaincre. Puis, lorsqu'il a vu que ça
ne prenait pas avec moi... il a marché droit sur moi... il a voulu
m'écarter...
— Et toi? qu'as-tu fait alors?
— J'ai attrapé la canne d'oncle Georges et je lui en ai
donné un grand coup sur le nez. Il a poussé un juron puis il a fait
demi-tour et il s'est sauvé.
— Oh! grands dieux! des choses semblables peuvent-
elles être possibles! s'écria tante Eva. En plein jour! Ne faudrait-
il pas avertir la police, Georges?
— Bien sûr que si, Eva. Comment était cet homme? Te
souviens-tu?
— Euh... non, fit Tessa.
— Voyons! tu lui as pourtant parlé... tu devrais avoir
remarqué ses vêtements.
— Oui, attendez un peu ! » Tessa posa le doigt sur son
nez. « II avait un drôle de chapeau, un vieux chapeau de feutre
gris, aux bords déchiquetés... vous voyez? et une veste de
drap vert complètement fané... Oui, c'est ça. Elle était
verte, par-dessous il portait une chemise à carreaux et il avait
aussi une ceinture avec une boucle de cuivre tout à fait
curieuse. Oui, je m'en souviens parfaitement.
— Mais de visage, comment était-il? » Tessa haussa les
épaules.
« Il avait une tête... euh... du genre pleine lune. Au début, il
avait l'air gentil, mais ensuite il s'est fâché et j'ai pris peur. Il
n'était pas rasé, non plus, et il avait le menton hérissé de poils
gris. »
Epuisée, tante Eva se laissa tomber sur une chaise.

117
Il n'était pas rasé non plus.

118
« C'est vraiment terrible! murmura-t-elle. J'en ai la
tête qui tourne...
— Calme-toi donc, lui dit l'oncle Georges, il ne s'est rien
passé de grave. Il est probable que ce gaillard ne reviendra
plus se montrer par ici.
— Tu crois?
— Certainement pas. Et maintenant voilà ce que je vous
propose : je vais faire un bon café pour nous tous. Nous avions
d'ailleurs apporté un gâteau, Tessa! une belle tarte aux pommes.
Pendant ce temps vous allez réveiller les enfants, n'est-ce pas ?
et nous passerons un agréable moment ensemble.
— J'ai déjà tout préparé pour le dîner, dans la salle de
séjour, dit Tessa.
— Oui, notre Tessa est une vraie perle! fit remarquer
l'oncle Georges. Tu ne peux pas savoir comme elle a été
vaillante pendant toute ton absence.
— Oh! si, je sais. Et dès ce soir j'écrirai à Irène pour lui
dire combien tu nous as été utile, Tessa.
— Oh! je t'en supplie, ne lui parle pas de mon gâteau, ni
de ce mendiant...
— Certainement pas ! Je connais trop bien Irène. Si elle
entendait parler de cet inquiétant vagabond, elle te ferait
immédiatement rentrer à la maison... Or, tes vacances vont
seulement commencer tout de bon. »
Tessa eut un soupir de soulagement. Allons! cette fois
encore, elle s'en était bien tirée!

119
CHAPITRE XV

L'HOMME A LA VESTE VERTE

LES QUINZE JOURS suivants passèrent fort


agréablement et sans le moindre incident. Tessa était gâtée
comme encore jamais de sa vie, elle était parfaitement heureuse
et n'avait pas mis longtemps à se consoler de son gâteau
carbonisé. Elle avait tout de même trouvé un peu étrange que
son oncle et sa tante aient accepté, sans la moindre
difficulté, son histoire de vagabond.
Il était certain que, chez elle, personne ne l'aurait crue!...
mais chez elle, on la traitait toujours injustement, s'imaginait-
elle!

Elle fut très surprise lorsque, deux jours avant son départ,
l'oncle Georges lui dit :

120
« A propos, Tessa, le brigadier Schenkel te demande de
passer le voir le plus tôt possible au poste de police.
— Pour quoi faire? demanda Tessa avec étonnement.
— Une simple formalité. Je crois qu'ils ont attrapé
l'homme.
— L'homme? Quel homme?
— Voyons, Tessa! ce mendiant, évidemment, qui voulait
pénétrer ici. J'avais signalé l'affaire à la police.
— Oh! catastrophe! » s'écria Tessa.
L'oncle Georges interpréta mal son exclamation.
« Lu n'as pas besoin d'avoir peur, Tessa. Cet homme ne
peut plus rien te faire. D'ailleurs, le brigadier Schenkel m'a
promis de ne pas t'ennuyer inutilement. Il comprend fort bien
que toute cette affaire t'ait donné un choc. »
Lessa se creusa la tête pour trouver un moyen d'échapper,
mais elle n'eut aucune idée.
« Je ne veux pas aller au poste de police! fut tout ce qu'elle
put dire.
— Je pense aussi, Georges, dit tante Eva, que c'est un peu
trop lui demander que d'y aller toute seule. Pourquoi ne
l'accompagnerais-tu pas? Le mieux serait de vous y rendre tout
de suite, et cette pénible affaire serait réglée.
— Non ! cria Tessa. Non, je vous en supplie ! » L'oncle
Georges se mit à rire.
« Oh! voyons! pourquoi une vaillante petite fille aurait-elle
peur de la police? Non, je ne comprends pas.
— Je n'ai pas peur... seulement, je n'y tiens pas. »
Rien n'y fit. L'oncle Georges adopta la suggestion de Tante
Eva, et, dans la soirée, il emmenait Tessa au poste de police.
« Veux-tu que j'entre avec toi? lui demanda-t-il lorsqu’ils
arrivèrent sur le seuil.

121
— Non, je t'en prie, oncle Georges, je me débrouillerai
bien toute seule... Ne va pas croire que j'aie peur... mais c'est
tout de même très désagréable.
— Je te comprends parfaitement, Tessa. Alors, je t'attends
ici. »
Le brigadier Schenkel était un homme robuste, au visage
rouge, aux yeux bleu faïence. Il accueillit cordialement Tessa et
l'invita à s'asseoir.
« Alors, dit-il, tu es Thérèse Brandt? »
Tessa approuva d'un signe de tête.
« En visite chez ton oncle, M. Georges Lauer, habitant la
commune? »
— Oui », dit Tessa qui, de sa vie, ne s'était jamais
sentie aussi mal dans sa peau.
Le brigadier parcourut du regard un procès-verbal posé sur
son bureau.
« Selon la déclaration que tu as faite, reprit-il, le 3 de ce
mois, vers trois heures de l'après-midi, un homme aurait sonné à
la porte de votre villa, 17, rue des Cigognes, et...
— Je n'ai fait aucune déclaration! protesta Tessa. Je
ne suis encore jamais venue ici!
— C'est exact. Mais ton oncle est venu à ta place.
Voudrais-tu lire ce procès-verbal et me dire si tout concorde? »
Lorsque Tessa vit, noir sur blanc, son histoire mensongère,
elle éprouva une véritable angoisse. Elle aurait bien aimé dire
que tout cela était faux, mais elle ne l'osa pas. Oncle Georges se
serait certainement mis en fureur si elle l'avait ainsi ridiculisé, et
tante Eva, qui avait toujours été si gentille pour elle, aurait été
extrêmement déçue sur son compte.
« Est-ce que ces déclarations correspondent à la réalité?
demanda le brigadier Schenkel.
— Euh... oui, je crois, répondit Tessa d'une voix faible.

122
« Que signifie ce « je crois » ? Tu devrais pourtant savoir !
— C'est qu'il y a déjà quinze jours de cela, monsieur le
brigadier !
— Crois-tu que tu pourrais reconnaître l'homme?
— Le reconnaître?... » Tessa ravala sa salive. « Euh...
oui, c'est possible... »
Le brigadier appuya sur un bouton, et peu après un jeune
policier apparut sur le seuil.
« Je vous en prie, Mùller, dit le brigadier, amenez-moi le
prisonnier ici. Vous savez? ce vagabond sans papiers... »
Tessa se rassura. Elle avait été vraiment trop bête de se
laisser intimider! L'homme qu'elle avait décrit n'existait pas.
Donc, elle ne pouvait pas le reconnaître. Soudain, toute l'affaire
lui parut très drôle.
Mais lorsque le policier revint en amenant le vagabond, la
bonne humeur de Tessa s'évanouit d'un seul coup. Elle resta
bouche bée. En effet, l'homme était exactement semblable au
portrait qu'elle en avait fait dans son imagination. Il portait un
chapeau de feutre gris, aux bords déchiquetés, une veste verte
complètement fanée, et il ne lui manquait même pas la ceinture
avec la boucle de cuivre. Or, Tessa savait pourtant qu'elle n'avait
jamais vu cet homme! Il lui était totalement inconnu. a Est-ce
bien lui? » demanda le brigadier, tandis que le vagabond
observait Tessa avec anxiété.
Tessa secoua énergiquement la tête.
« Oh! non! certainement pas.
— Je t'en prie, essaie donc un peu de te souvenir.
— Je ne l'ai jamais vu », affirma Tessa.
Le brigadier plissa le front, son visage devint encore plus
rouge.
« Ta description correspond pourtant exactement!
grommela-1-il. Un chapeau de feutre aux bords déchirés, une
veste verte en mauvais état, une ceinture avec une boucle

123
de cuivre... Ces touffes de poils gris au menton... Non! je
me refuse à croire qu'il s'agisse d'un hasard!
— Moi-même, j'en reste complètement baba, dit Tessa.
Mais ce n'était pas lui.
— Pourtant, on a prouvé que cet homme avait erré dans la
ville, le 3 de ce mois, et qu'il avait mendié à diverses portes !
— Possible, mais qu'est-ce que j'y peux?
— Tu persistes donc à dire que tu ne l'as jamais vu?
— C'est vrai, monsieur le brigadier. Je ne le connais pas.»
Le brigadier Schenkel lança au prisonnier un regard
courroucé.
« On peut dire que cette fois encore tu as eu de la chance!
gronda-t-il. Allons! Emmenez-le! »
Avec un large sourire le vagabond s'inclina devant Tessa.
« Que le Ciel vous bénisse, ma petite demoiselle, lui dit-il
sur un ton obséquieux. Oui, c'est une chance pour moi d'avoir
rencontré quelqu'un qui aime la vérité! »
Tessa ne sut trop si elle devait en rire ou en pleurer.

124
CHAPITRE XVI

LÉGENDES HINDOUES

L'HISTOIRE du vagabond qu'elle avait inventé de toutes


pièces, et qui soudain s'était dressé devant elle en chair
et en os, cette histoire avait donné à Tessa un choc salutaire.
C'avait été une désagréable expérience, et le pire c'est
qu'elle ne pouvait en parler à personne. Tante Eva et oncle
Georges auraient certainement été très déçus par elle; Suzanne
et ses parents se seraient à coup sûr indignés. Tessa prit donc la
décision de ne plus j’iinais se mettre dans une situation
semblable. A partir de maintenant, elle ne dirait plus que la
vérité!
Il est facile de prendre une bonne résolution, mais,

125
hélas! beaucoup plus difficile de s'y tenir. Tessa ne tarda
pas à le constater.
Le jour de la rentrée, la première classe fut un cours de
littérature avec Mme Dohmer. Ce matin-là, Tessa avait perdu
son temps à préparer son cartable, et, une fois de plus, elle arriva
en retard au lycée. Pas trop tard, heureusement, car la porte de
sa classe n'était pas encore fermée. Mme Dohmer était déjà
debout à sa chaire, et Tessa eut juste le temps de se glisser à sa
place.
Après leur avoir dit bonjour, le professeur demanda aux
fillettes où elles avaient passé leurs vacances. Toutes voulurent
parler en même temps, à l'exception de Tessa qui n'ouvrit pas la
bouche. Elle songeait en effet que ses camarades devaient
encore croire à son fameux voyage aux Indes.
« Eh bien, Thérèse, dit enfin Mme Dohmer, tu ne nous
racontes pas, toi aussi, ce que tu as fait ? »
Avant que Tessa n'ait pu ouvrir la bouche, Rita répondit :
« Elle était aux Indes! Un maharajah l'avait invitée! »
Tessa foudroya son amie du regard, car elle comprenait
fort bien que Rita essayait de lui jouer un mauvais tour.
« Oui, madame, répondit-elle avec aplomb. Les autres
peuvent bien en mourir de jalousie... n'empêche que je suis allée
aux Indes!
— Vraiment? fit Mme Dohmer très impressionnée. C'est
passionnant !
— As-tu vu de vrais éléphants? demanda Erika.
— Bien sûr! répliqua Tessa. Et pas un seul, mais des
centaines! Je suis même montée sur l'un d'eux, un énorme
éléphant blanc.
— Alors, dit Mme Dohmer, tu vas certainement nous faire
une rédaction très intéressante. J'ai justement demandé à M.
Bodinger de me laisser la seconde heure pour vous permettre de

126
me conter vos souvenirs de vacances. Erika, voudrais-tu aller
chercher les cahiers d'exercices en classe? »
Erika se leva d'un bond, alla ouvrir l'armoire et déposa sur
le bureau la pile de cahiers.
« Distribue-les vite, dit Mme Dohmer. Ne perdons pas de
temps. Je voudrais que vous me fassiez une rédaction sur ce
thème... eh bien, voyons... Mon plus passionnant souvenir de
vacances. »
Pendant que la plupart des autres restaient indécises,
inquiètes, mâchonnant leur porte-plume ou regardant en l'air,
Tessa commençait déjà à travailler avec entrain.
« Quand je pense à mes vacances aux Indes, écrivait-elle,
je ne sais vraiment pas par où commencer. Chaque jour
m'apportait de nouvelles aventures. Mais le plus passionnant, ce
fut d'être invitée à suivre le maharajah à la chasse au tigre!... »
Tessa écrivait sans arrêt. Il ne lui avait jamais été difficile
d'inventer des histoires, et elle avait d'ailleurs lu plusieurs livres
sur les Indes. Mais tout à coup, alors qu'elle en était au moment
le plus palpitant (le tigre blessé à mort venait de mordre la
trompe de son éléphant!), elle laissa tomber le porte-plume au
milieu d'une phrase. Elle venait de se souvenir de ses bonnes
résolutions. Ne s'était-elle pas juré de ne plus raconter
d'histoires? Et la voilà qui recommençait!
Sans achever la phrase, elle entama un nouveau
paragraphe:
« Je pourrais raconter tout cela sur mon voyage aux Indes,
poursuivit-elle, je pourrais même raconter d'au très aventures, et
je crois que ce serait une rédaction très intéressante, mais elle a
un gros défaut : il n'y a pas un mot de vrai là-dedans! Le
maharajah qui m'aurait invitée n'existe pas, c'est pourquoi il n'a
pas pu m'envoyer de billet d'avion, c'est pourquoi je ne suis
jamais allée aux Indes. En vérité, nous aurions dû cette année
passer nos vacances à Grado sur l'Adriatique, mais cela n'a pas
marché, et je suis tout

127
simplement allée rendre visite à mon oncle et à ma tante au
bord du Chiemsee. Les souvenirs que j'en ai rapportés ne sont
certainement pas aussi passionnants que mes aventures
imaginaires aux Indes, mais c'était tout de même très beau. »
Tessa réfléchit un petit moment, puis elle raconta
comment, avec son oncle, ils avaient fait de la voile sur le lac et
avaient été surpris un soir par un violent orage.
Lorsque les cahiers d'exercices eurent été ramassés, Tessa
se sentit mieux qu'elle ne l'avait été de sa vie. C'était un
merveilleux sentiment que d'avoir avoué la vérité. Mais à l'égard
de ses amies elle conserva le silence.
« Elles n'ont qu'à bisquer un peu, pensa-t-elle. C'est tout de
même mieux que si elles se moquaient de moi! »
Pendant la récréation, elle raconta de façon fort imagée son
voyage aux Indes, tandis que les autres écoutaient, captivées.

128
Aucune d'elles, naturellement, n'avait jamais vécu d'aventures
aussi affolantes que cette Tessa !
« Et qu'as-tu donc rapporté de là-bas? voulut savoir la
petite Hannelore, sa voisine de table.
— Rien du tout, répliqua froidement Tessa. Vous savez
que j'y suis allée en avion, et l'on n'a le droit de prendre qu'une
toute petite valise.
— Quel dommage ! soupira Renate.
— Tu dois quand même avoir rapporté des photos? dit
Rita qui semblait être la seule à ne pas trop croire aux histoires
de Tessa. Ou bien, avais-tu oublié d'emporter ton appareil ?
— Bien sûr que je l'avais, dit Tessa, mais dès le premier
jour j'en ai fait cadeau à quelqu'un... à ce petit cornac, vous vous
rappelez? Celui qui m'a sauvé la vie lorsque par mégarde j'avais
marché sur la queue d'un serpent à sonnettes! »
Rita dut s'avouer battue. En effet, quand Tessa était lancée
dans ses récits imaginaires, il était presque impossible de la
prendre en flagrant délit de mensonge. En un tournemain, elle
inventait de nouvelles explications et de nouvelles histoires.
Trois jours plus tard, le professeur rendit les rédactions
faites en classe.
« C'est très bien dans l'ensemble, dit Mme Dohmer, et j'ai
pu donner beaucoup de bonnes notes. Mais le meilleur devoir
est, sans aucun doute, celui de Thérèse. Cette fois, elle s'est
véritablement surpassée. »
Tessa rougit quand Mme Dohmer lui rendit son cahier.
Effectivement, elle lui avait donné 18 sur 20. Tessa fut très
fière, et elle se dit que son père en serait ravi.
Mais elle n'imagina pas qu'on pût lui envier cette bonne
note. Aussi fut-elle très surprise quand, à la sortie du lycée, Rita
s'écria :
« Non! c'est trop fort! Je n'aurais jamais cru que Mme
Dohmer soit aussi injuste! Il est trop facile de raconter des
choses intéressantes quand on est allé en vacances aux lndes !

129
— Ce n'est pas joli, la jalousie! répliqua Tessa d'un air
méprisant.
— Allons protester, toutes ensemble! proposa Rita.
— Je ne te comprends pas, lui dit alors Renate. Pourquoi
te fâches-tu? Moi, je trouve très bien que Tessa ait récolté un
18!
— C'est injuste! répliqua Rita, qui ne s'apaisait toujours
pas.
— Moi, je te donne raison, déclara Erika. Je n'ai pas voulu
dire tout ce que je savais, parce que vous prétendez toujours que
je cafarde, mais... mais... »
Erika hésita à poursuivre.
« Eh bien, vas-y donc! lança Tessa. Que n'as-tu pas
voulu dire?
— Que tu n'as jamais été aux Indes ! Je le sais !
— Ça, c'est un peu fort! Est-ce que tu m'aurais suivie par
télévision?
— Pas la peine! Mais ma mère a rencontré la tienne, et
celle-ci lui a dit que tu étais allée tout bonnement chez une tante
au bord du Chiemsee !
— Et après ?
— Tu oses encore crâner? s'écria Rita indignée. Ta
rédaction était un tissu de mensonges, depuis a jusqu'à z\ et si
Mme Dohmer l'avait su, elle ne t'aurait certainement pas donné
un 18 !
— Je ne comprends pas du tout pourquoi tu t'énerves à ce
point, lui dit tranquillement Tessa. Mme Dohmer le savait
parfaitement.
— Quoi? tu prétends lui avoir dit que tu as raconté des
blagues?
— Pas question de blagues! répliqua Tessa. Là-dessus elle
ouvrit son cahier, et lut à haute voix le passage suivant : « Nous
étions très loin sur le lac, lorsque je vis soudain une masse de
nuages noirs qui s'élevaient rapidement dans le ciel. Rentrons

130
immédiatement, Tessa! me dit oncle Georges. Un orage sur le
Chiemsee risque d'être dangereux... » Tessa laissa retomber son
cahier. «Eh bien, qu'en dis-tu? demanda-t-elle. Depuis quand le
lac Chiemsee n'est-il plus en Bavière mais aux Indes?
— Tu nous as donc toutes menées en bateau? s'écria Rita.
— Et comment ! puisque vous êtes assez sottes pour croire
tout ce que l'on vous raconte! On a quand même le droit de faire
travailler un peu son imagination, non ? »
Rita était si furieuse qu'elle en aurait pleuré, mais,
juste à ce moment, la cloche annonça la fin de la récréation.

131
CHAPITRE XVII QUAND

ON A TROP CRIÉ AU LOUP...


PENDANT le cours de mathématiques de M. Bodinger,
Tessa n'eut pas de chance. Elle dut aller au tableau pour
résoudre un problème sur les intérêts composés. Malgré tous ses
efforts, elle n'y parvint pas. « C'est regrettable, lui dit M.
Bodinger. Très regrettable pour toi. J'ai justement l'intention de
vous faire faire demain une interrogation écrite, et tu aurais bien
besoin d'obtenir enfin une bonne note. Tu as déjà raté ta
composition du trimestre dernier, et si cela ne va pas mieux, je
serai forcé, à mon grand regret, de marquer très insuffisant sur
ton bulletin. »

132
La première pensée de Tessa fut de simuler une nouvelle
fois la maladie. Mais, malheureusement, Franz venait
maintenant tous les soirs à la maison, et elle était certaine qu'il
découvrirait la supercherie comme il l'avait déjà fait lors de sa
dernière crise de « flémingite ». Il ne lui restait donc qu'une
seule possibilité : apprendre!
Tout de suite après le dîner, elle s'approcha de son père
pour lui glisser à l'oreille :
« Dis donc, papa, toi qui es dans les affaires... tu dois t'y
connaître dans les calculs d'intérêts composés? Pas vrai ?
— Évidemment, Tessa! Pourquoi! cette question?
— Parce que nous avons demain une interrogation écrite
là-dessus, et je n'y ai encore rien compris. »
Le père hocha la tête.
« Alors, il est grand temps que tu étudies dans ton livre,
Tessa!
— Impossible. Il faut que quelqu'un m'explique.
— Alors, tâche de trouver ce quelqu'un.
— Oh! papa, ne sois pas si... tu comprends ce que je veux
dire? Je t'en prie, aide-moi! »
M. Brandt se laissa attendrir, et lorsque Tessa eut passé
deux heures avec lui, elle fut persuadée que celui-ci en savait
davantage que le professeur Bodinger sur les calculs d'intérêts
composés. Ses explications avaient fait la lumière dans son
esprit, et ce soir-là, quand elle alla se coucher, elle savait qu'elle
pourrait affronter l'épreuve.
En effet, le lendemain matin, elle résolut tous les
problèmes comme en se jouant. Elle calculait, calculait, sans se
rendre compte que sa voisine Hannelore prenait des airs de plus
en plus désespérés. Son attention ne fut attirée que lorsqu'un
bout de papier glissa vers son cahier. Hannelore lui envoyait ce
message : « Sais-tu faire les problèmes? Moi, je n'y comprends
rien; S. O. S. »

133
Tessa n'hésita pas une seconde. Elle poussa un peu plus sur
la droite son cahier de calcul, de sorte qu'Hannelore pût
facilement copier. Toutes deux terminèrent presque en même
temps.
« Merci, Tessa! chuchota Hannelore tandis qu'on ramassait
les cahiers. Tu m'as sauvée de la catastrophe. »
Tessa oublia son travail dès qu'il eut été remis. Elle était si
certaine d'avoir résolu tous les problèmes qu'elle ne leur accorda
plus une seule pensée. Ce fut seulement huit jours plus tard que
M. Bodinger leur rapporta les cahiers corrigés.
Lorsque Tessa ouvrit le sien, elle fut frappée de stupeur. «
Satisfaisant » avait écrit M. Bodinger, à côté de la note de 14 sur
20. Pourtant, elle n'avait pas fait une seule faute !
Invraisemblable !
« Tessa, imagine-toi que j'ai un 18! chuchota Hannelore
rayonnante.
— Fais voir ! »
Elles comparèrent leurs cahiers et constatèrent que leurs
solutions concordaient exactement. Or, malgré cela, Hannelore
obtenait un 18 et Tessa seulement un 14. Tessa en eut presque le
souffle coupé. Elle leva le doigt.
« Qu'y a-t-il? demanda M. Bodinger.
— Pardon, monsieur, mais vous devez vous être trompé,
dit-elle. Vous m'avez donné un 14, et pourtant toutes mes
réponses sont bonnes.
— Oui, je sais, répondit M. Bodinger.
— Il doit y avoir une erreur, insista Tessa. J'ai tout fait
juste... Hannelore a exactement les mêmes solutions...
— C'est précisément pour cela, déclara M. Bodinger.
Tiens-tu vraiment à ce que je m'explique d'une façon plus
claire?
— Quoi? Vous croyez, monsieur, que... que j'ai copié?
— Eh bien, que penserais-tu d'une fille qui, la veille, n'a
pas la moindre idée des calculs d'intérêts composés,

134
et qui le lendemain trouve toutes les réponses justes,
exactement comme sa voisine ?
— Mais il faut me croire, monsieur! Je n'ai pas copié!
— Je regrette, Thérèse, mais tu parviendras difficilement à
me convaincre. D'ailleurs, pourquoi t'énerves-tu? Quatorze, c'est
déjà une très bonne note. Je trouve que tu t'en tires assez bien,
cette fois encore. Si je t'avais surprise à copier, tu aurais eu un
zéro. »
Les larmes montèrent aux yeux de Tessa qui se rassit et
baissa la tête, sans plus rien dire. A côté d'elle, Hannelore avait
rougi puis pâli. Elle avait été si contente de son 18, et
maintenant tout était perdu! Mais elle ne voulait pas, elle ne
pouvait pas laisser Tessa être accusée injustement.
« Monsieur, dit-elle d'une voix tremblante, Tessa n'a pas
copié, j'en suis certaine.
— C'est très gentil de ta part, Hannelore, de vouloir
aider Tessa, mais... »

135
Hannelore fit un effort héroïque : « C'est moi qui ai copié,
monsieur!
— Ma chère Hannelore, je t'ai toujours prise pour une
gentille fille, mais maintenant tu vas tout de même un peu trop
loin. On ne doit pas exagérer la fidélité envers ses amis. C'est
de la solidarité mal placée que d'avouer quelque chose que l'on
n'a pas fait, même quand c'est pour aider sa meilleure amie.
— Mais c'est moi qui ai copié, monsieur, je vous l'assure.
— Ne te fatigue pas, Hannelore, je vous connais toutes
assez bien, et je sais qui triche dans cette classe. J'aime mieux
ne plus parler de cette affaire. Continuons notre cours. »
Hannelore était véritablement navrée. « Comme je
regrette, Tessa! dit-elle à la récréation. Ah! si j'avais su...
— Tu n'y es pour rien, répondit Tessa au bord des
larmes. M. Bodinger ne m'aime pas, voilà tout. »
Tessa était effondrée. Le soir, elle montra à son père son
cahier de mathématiques et la note de 14 sur 20. Puis elle lui
raconta l'histoire.
« N'est-ce pas une honte? demanda-t-elle. Hannelore a
copié et M. Bodinger ne veut pas me croire! Il prétend que c'est
moi, et pourtant ce n'est pas moi, tu le sais bien, papa? Tu
m'avais fait réviser tous ces problèmes. Je n'aurais jamais cru
que M. Bodinger pût être aussi injuste.
— Je regrette, Tessa, répondit M. Brandt, sache qu'en fin
de compte, on ne travaille pas pour les maîtres, mais pour soi-
même. Tu comprends, j'espère, qui est responsable de toute cette
affaire ?
— M. Bodinger.
— Non, toi-même! tu as probablement dû mentir si
souvent à ton professeur qu'il ne t'accorde plus aucune
confiance. »

136
Comme je regrette Tessa.

137
Tessa rougit jusqu'à la racine des cheveux.
« Oui, et que dois-je faire maintenant? demanda-t-elle,
désespérée.
— Rien du tout. Tu te contenteras de cette note, Tessa.
Évidemment, je pourrais aller trouver ton professeur et lui
expliquer cela, mais je n'y tiens pas. En effet, ton professeur ne
m'a jamais demandé de venir le voir quand il t'a surprise à lui
raconter des histoires. N'est-ce pas? »
Tessa baissa la tête.
« Allons, ne sois pas triste, ma petite, lui dit son père en lui
tapotant l'épaule. Les notes, ce n'est pas très important.
L'essentiel, c'est que tu aies compris ces problèmes. Tâche de
tirer une leçon de cette affaire. Si tu ne racontes plus de blagues
à M. Bodinger, il finira bien par remarquer que tu t'es corrigée.»

138
CHAPITRE XVIII

DE CATASTROPHE EN CATASTROPHE

Est NOVEMBRE, l'automne montra son visage glacial et


hostile. On rentra les meubles de jardin de la terrasse et on les
rangea dans la cave. Mme Brandt emballa pour de longs mois
les vêtements d'été et tira de ses placards les affaires d'hiver.
Les jours devenaient plus courts, les soirées plus longues, puis
on arriva à décembre, le mois de Noël.
Tessa avait fait une composition d'histoire particulièrement
bonne et M. Brandt lui glissa dans la main une belle pièce de
cinq marks, toute neuve.

139
Tessa en fut ravie, car elle n'avait encore presque rien mis
de côté .pour ses cadeaux de Noël. Comme chaque année elle
avait eu l'intention de faire des économies en vue de cette
grande fête, mais elle n'était pas allée bien loin.
Ces cinq marks étaient donc les bienvenus.
« Merci, mon cher papa, s'écria-t-elle en embrassant son
père sur les deux joues. Tu es décidément le meilleur de tous les
papa ! »
A ce moment, Mme Brandt sortit de la cuisine.
« Tessa, appela-t-elle, pourrais-tu aller me faire une
course?... Je ne sais pas ce qui est arrivé, mais nous n'avons plus
un gramme de beurre dans la maison !
— Avec plaisir, dit Tessa, et tout de suite. »
Elle glissa dans son petit porte-monnaie la pièce de cinq
marks ainsi que l'argent que lui remit sa mère pour le beurre,
puis elle prit le filet à provisions et descendit par l'ascenseur. La
crémerie où elle devait acheter le beurre se trouvait à cinq
minutes de là, dans une petite rue étroite et mal éclairée. En
sifflant, Tessa s'élança à travers la rue. C'était le crépuscule; les
lampadaires s'allumèrent tous d'un seul coup et de nombreuses
vitrines étaient déjà illuminées. Tessa trouva que cela sentait
terriblement Noël. Elle leva les yeux au ciel sans y découvrir
une seule étoile et pensa avec espoir : « Peut-être y aura-t-il de
la neige demain? »
Boum! en courant elle avait failli renverser une petite fille.
L'enfant avait des cheveux blonds et courts qui semblaient avoir
été coupés au bol, et elle pleurait à chaudes larmes.
« Est-ce que je t'ai fait mal? » demanda Tessa, inquiète.
L'enfant continua à sangloter. Tessa se pencha vers elle.
« Où as-tu mal? Dis-le! C'est grave, vraiment?
— Je... je n'ai pas mal, larmoya la petite fille.
Alors, pourquoi pleures-tu? demanda Tessa, surprise.
— Parce que... j'ai perdu mon argent... et si je rentre.

140
sans argent à la maison, ma maman me battra ! Et alors je
n'aurai rien pour Noël... Pourtant ce n'est pas ma faute...
— Oh! malheur! combien avais-tu? demanda Tessa.
— Cinq marks, dit la petite fille qui retourna la poche de
son manteau. Maman avait mis l'argent au fond, avec la liste des
commissions. La liste est toujours là, mais l'argent est parti.
— En es-tu bien sûre? Il est peut-être ailleurs?
— Non. J'ai cherché partout... ma maman va me battre!
— Mais non, voyons, dit Tessa en essayant de la rassurer,
ça s'arrangera.
— Oui, mais avant-hier j'ai déjà perdu quelque chose, et
ma maman s'est terriblement fâchée; je suis sûre qu'elle me
battra. Je n'ose plus rentrer à la maison...
— Veux-tu que je t'accompagne? » demanda Tessa.
La petite fille secoua sa tête aux cheveux raides.
« Ça ne servira à rien. Quand tu seras partie, ma maman
me battra quand même. »
Tessa fut incapable de supporter le chagrin de la fillette.
« Ecoute, lui dit-elle, en souriant, j'ai de l'argent. Tiens !
prends ces cinq marks et fais tes commissions. Comme ça, ta
mère ne remarquera rien. »
Les larmes de la fillette cessèrent de couler presque
instantanément.
« Quoi? demanda-t-elle, tu m'en fais cadeau? c'est pour de
vrai? »
Tessa posa les cinq marks dans la main de la fillette et lui
referma les doigts dessus en disant :
« Oui. Mais tiens-les bien, et tâche de ne plus les perdre.
C'est de la part du père Noël ! »
Là-dessus, elle poursuivit sa route en courant.
Elle était d'excellente humeur, car elle avait fait une bonne
action. Sans doute, ces cinq marks lui manqueraient beaucoup,
mais il y avait quand même de jolis cadeaux qui coûtaient moins
chers. D'ailleurs, elle avait encore dix

141
marks dans sa tirelire, et cela suffirait certainement. Son
père comprendrait fort bien pourquoi elle avait donné l'argent à
l'enfant.
Lorsque Tessa rentra à la maison, Mme Brandt lui prit des
mains le beurre et la monnaie dès qu'elle eut franchi le seuil.
Puis Tessa pénétra gaiement dans la salle de séjour où se
trouvaient son père et Suzanne.
« Écoutez-moi ça, leur dit-elle, il faut que je vous raconte
quelque chose. Imaginez-vous que...
— Plus tard, dit son père, Suzanne tient à discuter tout de
suite une certaine question avec toi.
— Avec moi ? »
Suzanne prit sa sœur par la main.
« Voilà, dit-elle. Papa et moi nous avons réfléchi à ce que
nous voulions offrir à maman pour Noël. J'ai eu une excellente
idée. Nous pourrions acheter une belle pièce de toile pour en
faire nous-mêmes un service de table. Moi, je ferais la nappe, toi
les serviettes. Je sais, évidemment, que c'est un peu cher pour
toi, mais j'ai pensé qu'il te suffirait de me donner les cinq marks
que tu as reçus de papa. N'est-ce pas une bonne idée?
— Les... les cinq marks? balbutia Tessa.
— Oui, dit le père. Je pensais que tu aurais songé par toi-
même à utiliser cet argent pour des cadeaux de Noël...
— Oui, bien sûr,... mais... c'est que...
— Tu ne vas pas prétendre que tu as déjà perdu cet argent?
dit Suzanne en riant. Nous ne te croirions pas, Tessa!
— Je ne l'ai pas perdu.
— Dans ces conditions, dit le père, donne-le à Suzanne et
tout sera réglé. Cela ne te fera pas de mal d'aller une fois de
moins au cinéma. »
Tessa lutta contre elle-même. Elle regarda alternativement
son père et Suzanne qui, tous deux, l'observaient avec une ironie
bienveillante. Soudain, elle comprit qu'ils ne croiraient pas son

142
histoire de la petite fille qui avait perdu son argent. Il était
parfaitement inutile de leur en parler. « C'est que je comptais
offrir à maman quelque chose d'autre! dit-elle, en remarquant
fort bien que son accent manquait de conviction.
— Tes cadeaux, on les connaît! répliqua Suzanne en
riant. Non, non, donne-moi ces cinq marks pour le service de
table et cela fera le plus grand plaisir à maman.
— Très bien, dit Tessa, tu les auras.
— Alors, je peux aller acheter le tissu demain ?
— Entièrement d'accord. »
Pendant toute la soirée Tessa se creusa la tête pour savoir
où elle pourrait trouver les cinq marks promis à Suzanne. Elle
ne voulait pas toucher à sa tirelire car elle avait un besoin encore
plus pressant des dix marks qu'elle contenait pour acheter des
cadeaux à son père et à Suzanne. Ce fut seulement après s'être
couchée qu'elle eut une inspiration. En se rendant au lycée elle
passait toujours devant une grande librairie où l'on vendait aussi
des livres d'occasion. L'année précédente Renate y avait acheté
un atlas. Pourquoi n'essaierait-elle pas d'y vendre quelques-uns
de ses vieux livres ?
Aussitôt Tessa sauta du lit et bouleversa sa bibliothèque.
Dans le coin le plus reculé, elle découvrit trois livres de contes
de fées qu'elle avait reçus de sa marraine quelques années
auparavant, et qu'elle n'avait plus touchés depuis longtemps.
Pour ces trois livres elle obtiendrait assurément cinq marks, et
personne ne remarquerait leur disparition. Tessa fourra ses livres
dans sa serviette puis elle se recoucha et s'endormit, débarrassée
de tous soucis.
Le lendemain, à la sortie du lycée, elle se sépara de Ri ta et
Renate pour se diriger vers la boutique qui portait l'enseigne, :
Pendant un moment, elle resta hésitante devant une caisse
de livres exposés sur le trottoir jusqu'à ce qu'une jeune fille
brune s'avançât vers elle.

143
« Tu cherches quelque chose? demanda-t-elle.
- Non, répondit Tessa, je voudrais vendre des livres. » La
vendeuse ne s'étonna pas.
« Montre-les-moi, dit-elle. Je suppose que tu as besoin
d'argent pour Noël. N'est-ce pas?
- C'est vrai, dit Tessa soulagée de voir que tout se
passait si bien. Voici mes livres. »
La vendeuse examina d'un œil critique les trois livres, les
couvertures qui n'étaient plus très propres, les coins cornés, et
elle les feuilleta.
« Combien en voudrais-tu? demanda-1-elle enfin.
— Je n'y connais rien. Dites-moi combien vous m'en
offrez.
— Non, c'est toi qui dois dire combien tu en veux.
— Comment pourrais-je savoir ce qu'ils valent? »

144
La vendeuse sourit.
« Je comprends que cela ne soit pas très facile, mais j'ai
reçu des instructions. Dis-moi combien tu en veux et je te dirai
si nous pouvons te le donner, ou non.
— Il me faut cinq marks. » La vendeuse plissa le front.
« Cinq marks ! mais c'est beaucoup !
— Si je n'ai pas cinq marks pour ces livres, je préfère ne
pas les vendre, dit Tessa, devenant audacieuse.
— Attends un instant, je vais demander à M. Schulze. » La
vendeuse disparut et Tessa resta, le cœur battant,
devant l'étalage. Une minute plus tard, la vendeuse
revenait. « C'est entendu, dit-elle. Par exception, tu auras tes
cinq marks. Encore une question : ces livres
t'appartiennent-ils?
— Naturellement! affirma Tessa. Pensez-vous que je
vende des livres appartenant à d'autres ?
— C'est déjà arrivé ! »
La vendeuse remplit une fiche qu'elle tendit à Tessa.
« Va remettre cela à la caisse, et tu auras ton argent. »
La caissière déposa cinq pièces d'un mark sur la petite
plaque de caoutchouc rouge.
« S'il vous plaît, dit Tessa, n'auriez-vous pas plutôt une
pièce de cinq marks? Je préférerais.
— Je vais voir... oui, en voilà une... Alors, contente?
— Oui. Mille fois merci. »
Heureuse et soulagée, Tessa rentra chez elle.
« Je t'en prie, Tessa, voudrais-tu venir un instant dans ma
chambre? lui dit Suzanne après le déjeuner. Je vais te montrer
quelque chose. »
Suzanne ferma la porte à clef, puis, avec des airs
mystérieux, elle tira un gros paquet de son armoire et déballa
une magnifique pièce de toile bleu ciel.
« Cela te plaît-il? demanda-t-elle.

145
— Épatant! dit Tessa enthousiasmée. Ça t'a coûté cher?
— Une somme folle. Donne-moi maintenant tes cinq
marks. »
Tessa tira son porte-monnaie de la poche de sa veste.
« Les voilà », dit-elle en remettant la pièce à sa sœur.
Suzanne lui caressa rapidement la joue.
« Ah ! je savais bien que je pouvais compter sur toi. Dès ce
soir, nous la couperons, tu veux? »
Tessa était persuadée que tout s'était merveilleusement
arrangé, mais voilà que, peu de jours après, un nouveau danger
surgit.
« Tessa, lui dit sa mère, je suis en train de préparer un colis
de Noël pour tante Eva, oncle Georges et les enfants. As-tu déjà
réfléchi à ce que tu veux leur offrir?
— Je pensais... euh... leur envoyer un dessin? Peut-être un
voilier?
— Oncle Georges en serait certainement ravi. Mais pour
Micky et Mausi j'ai songé à quelque chose d'autre. Tu as
toujours ces jolis livres de contes que tu ne lis plus? Pourquoi ne
les offrirais-tu pas aux petites?
— Des livres de contes ? répéta Tessa en dissimulant mal
son effroi.
— Mais oui. Ou bien regrettes-tu de t'en séparer?
— Voyons ! ne sois pas si avare, Tessa ! intervint son
père. Va vite chercher ces livres... Tu es maintenant trop grande
pour lire des contes de fées.
— Oui, bien sûr, dit Tessa, je ne veux pas les garder...
Mais c'est que... je les ai prêtés à Renate...
— A Renate? demanda Suzanne. Lit-elle encore des
contes de fées?
— Parfois, le soir, elle doit faire la lecture à ses petites
sœurs, et voilà pourquoi...
— Fort bien, dit M. Brandt. Alors tu demanderas dès
demain à Renate de te rendre ces livres. Entendu?

146
— Oui, papa. »
Tessa ne savait plus comment s'en tirer. Elle était furieuse
contre elle-même. Pourquoi avait-elle affirmé qu'elle avait prêté
ces livres à Renate? Il aurait été plus habile d'aller dans sa
chambre, de faire semblant de les chercher et de dire ensuite
qu'ils avaient disparu. Il ne serait certainement venu à l'idée de
personne qu'elle les avait vendus. Mais maintenant il était trop
tard. Il lui fallait absolument rentrer en possession de ces livres.
Ce fut un difficile travail, effectué à l'aide d'une lime à
ongle, pour retirer cinq marks du cochonnet en faïence qui lui
servait de tirelire. Tessa y passa une bonne demi-heure.
Lorsqu'elle eut reposé le cochon sur l'étagère, elle lui lança un
regard attristé. Elle eut même l'impression qu'il était devenu plus
maigre. Maintenant il ne contenait plus que cinq marks. Mais,
cela suffirait. L'essentiel, c'était de récupérer les livres.
Ce ne fut pas aussi simple qu'elle le croyait. Lorsque, le
lendemain matin, elle entra dans la boutique et demanda ses
livres, la vendeuse brune parut surprise et dit :
« Oui, tes livres de contes sont encore là, ma petite... mais
pourquoi tiens-tu maintenant à les racheter?
— J'ai changé d'idée, répondit Tessa. Tenez, voici cinq
marks, rendez-les-moi, s'il vous plaît.
— Cinq marks? Non, ils coûtent sept marks cinquante.
— Je vous les ai pourtant vendus cinq marks !
— C'est exact. Mais nous devons aussi faire notre
bénéfice, ma petite, tu dois le comprendre. Nous les avons payés
cinq marks et maintenant ils coûtent sept marks cinquante.
Voilà!
— Je n'ai pas assez d'argent, avoua Tessa, effondrée.
— Je regrette, dit la vendeuse. Pour cinq marks, ne
veux-tu pas acheter un autre livre?
- Non, je tiens à reprendre les miens. » Avec un
haussement d'épaule la vendeuse se détourna

147
Ils coûtent sept marks cinquante.

148
pour aller s'occuper d'une autre cliente. Tessa resta là;
abandonnée, désespérée. Finalement, elle prit une résolution.
Elle rejoignit la vendeuse et la tira par la manche. « S'il vous
plaît, murmura-t-elle, je vous apporterai les sept marks
cinquante... Mais promettez-moi de ne pas vendre ces livres en
attendant...
— Jusqu'à quand ? demanda la vendeuse.
— Demain, je reviendrai après le lycée... avec l'argent.
— C'est bon. Je les mets tout de suite de côté. »
De retour à la maison, Tessa reprit sur l'étagère sa tirelire,
et cette fois le reste de l'argent y passa. Tessa n'avait certes
besoin que de deux marks cinquante, mais cela ne rimait à rien
de laisser dedans le peu d'argent qui restait. En soupirant, elle
fourra le tout dans sa poche.
Lors de sa nouvelle visite chez le bouquiniste tout se passa
fort bien. Tessa paya sept marks cinquante et elle récupéra ses
trois recueils de contes.
Mme Brandt ne parut pas très enthousiaste quand Tessa
déposa les livres sur la table de la cuisine.
« Ma foi! on ne peut pas dire qu'ils soient très beaux! fit-
elle remarquer, mais je crois que Micky et Mausi ne seront pas
si difficiles. »
Tessa ne put étouffer un gros soupir. Pourquoi fallait-il
donc que sa mère ait eu l'idée baroque d'offrir précisément ces
livres aux enfants de tante Eva! Mais du moins, Tessa espérait
qu'elle était maintenant sortie de sa délicate situation.
Or, l'après-midi, après que Suzanne et que son père furent
partis au bureau, Mme Brandt dit soudain à sa fille :
« Tessa, va donc chercher ta tirelire. »
Tessa tressaillit.
« Pourquoi donc, maman? »
Mme Brandt la regarda avec un peu d'étonnement.
« Eh bien, je pense qu'il est temps d'en retirer l'argent.
— Pour quoi en faire ?

149
— Tu as sans doute l'intention d'offrir un cadeau à
Suzanne et à papa, pour Noël ?
— Oui, mais...
— Combien contient ta tirelire? Dix marks, n'est-ce pas?
— Oui, je crois.
— Ce n'est pas mal, Tessa. Tu peux déjà faire quelques
achats.
— Je pensais, plutôt, fabriquer quelque chose moi-même...
— Il te faudra quand même des matériaux et tu ne les
auras pas pour rien. Allons, ne fais pas la sotte et va
chercher ta tirelire. »
Tessa resta figée sur place puis, se décidant soudainement
elle dit :
« Ce n'est pas la peine, maman, il n'y a plus rien dedans.
— Que signifie cela? Tu l'as déjà vidée?
— Oui, maman.
— Quand donc? Et à quoi as-tu employé cet argent? »
Tessa resta silencieuse.

150
« Tessa! dit sa mère, il était entendu que tu économiserais
cet argent pour Noël. Comment as-tu pu y toucher sans nous en
parler, à ton père ou à moi? Non, vraiment, je ne te comprends
pas !
— J'en ai eu besoin.
— Et pour quoi, s'il te plaît?
— Il m'est impossible de répondre.
— Fort bien, si tu ne veux pas parler. Moi, je n'ai
aucune envie de me mettre en colère. Ce soir tu donneras des
explications à ton père. Pour l'instant, va dans ta chambre. »
Tessa obéit. Une fois dans sa chambre, elle se mit à
pleurer. Elle était complètement désespérée et ne savait
comment sortir de cette situation. « Pourquoi ai-je toujours une
telle malchance? Oui, pourquoi? » se demandait-elle.
Pendant le dîner on ne parla pas de l'affaire, et Tessa
commença déjà à espérer que sa mère ne l'avait tout de même
pas trahie. Mais lorsqu'elle se leva et voulut aider sa mère à
desservir, M. Brandt intervint.
« Tessa, dit-il, j'ai appris que tu voulais me dire quelque
chose.
— Oui, papa, parvint-elle à dire péniblement.
— Tu as pris tes économies dans ta tirelire? Quelle idée
t'est passée par la tête? Ignorais-tu que tu aurais dû nous en
demander la permission, auparavant ?
— Papa, mais... j'ai eu besoin de cet argent... un besoin
urgent.
— J'aimerais savoir pourquoi!
— Je ne peux pas le dire, papa.
— Tu vas me le dire sur-le-champ, sinon...
— Je ne peux pas! s'écria Tessa. Cela ne servirait à rien.
D'ailleurs, vous ne me croiriez pas!
— Essayons quand même. Allons ! raconte !
— Eh bien, voilà, commença Tessa d'une voix hésitante.
Le soir où tu m'as donné les cinq marks... tu te rappelles? j'ai dû

151
aller faire les courses pour maman, et j'ai rencontré dans la
rue une petite fille qui avait perdu son argent. Elle pleurait et
elle avait peur d'être battue par sa mère. Alors je lui ai donné
mes cinq marks. Quand je suis rentrée à la maison, Suzanne m'a
demandé mon argent pour le cadeau de maman. Je ne l'avais
plus. Alors, le lendemain, je suis allée vendre mes livres de
contes. Pour cinq marks. Ensuite, maman m'a demandé ces
livres pour les envoyer à Micky et Mausi. Alors j'ai pris cinq
marks dans ma tirelire et j'ai voulu racheter les livres. Mais ils
coûtaient maintenant sept marks cinquante. Alors j'ai pris la
seconde pièce de cinq marks dans la tirelire et j'ai racheté les
livres pour les donner à maman. Maintenant il n'y a plus rien
dans la tirelire. Mais les deux marks cinquante qui restaient, je
les ai toujours. »
M. Brandt regarda longuement sa fille.
« Tessa, dit-il enfin, si cela s'est passé ainsi, pourquoi ne
nous l'as-tu pas dit tout de suite?
— Parce que je savais très bien que vous ne me croiriez
pas.
— Tu veux donc dire que tu n'as aucune confiance en
nous?
— Si, papa... Mais c'est vous qui n'avez aucune confiance
en moi. Vous croyez toujours que je mens. Je reconnais que je
raconte parfois des blagues, mais le plus souvent je dis quand
même la vérité et vous ne me croyez jamais...
— C'est qu'avec toi il est plutôt difficile de faire la
différence. Ne crois-tu pas que tu en es responsable? »
Tessa approuva d'un signe de tête, et resta silencieuse. «
Comment s'appelle donc la petite fille à qui tu as donné
l'argent! demanda Suzanne.
- Justement, je ne le sais pas !
- Je pourrais passer demain chez le bouquiniste et
demander si cette histoire de livres est exacte? proposa
Suzanne. Quelqu'un doit bien s'en souvenir.

152
Alors je lui ai donné nies cinq marks.

153
— Non, dit M. Brandt, c'est inutile. Je n'ai pas besoin de
preuves. Je crois Tessa. Je suis obligé de la croire, si je ne veux
pas supposer que c'est une mauvaise enfant.
— C'est la vérité, papa, tu peux en être certain.
— Alors, c'est très bien, Tessa. N'en parlons plus. »
Après cela, Tessa aurait dû se sentir heureuse, mais elle
ne l'était pas. Elle ne savait trop si son père la croyait
vraiment ou s'il avait voulu l'humilier. Elle ne voyait aucun
moyen de le convaincre de sa sincérité.

154
CHAPITRE XIX

SINGERIES..

LES BELLES journées qui précédèrent Noël furent, cette


fois, pour Tessa, moins agréables que les autres années.
Ses parents se comportaient pourtant exactement comme
d'habitude, mais Tessa ne pouvait se débarrasser de la pénible
impression qu'ils l'aimaient un peu moins qu'auparavant. Elle ne
trouvait guère de secours du côté de Suzanne, car celle-ci
n'avait pas beaucoup de temps à lui consacrer. Franz Tillman
était vraiment le seul qui fût aimable et gentil pour Tessa, mais
elle ne parvenait pas à bavarder cinq minutes avec lui sans qu'il
fût aussitôt accaparé par Suzanne. Tessa se sentait très
malheureuse. Au lycée, également, tout était changé. Il
suffisait à

155
Tessa d'ouvrir la bouche pour que ses camarades de classe
lui tombent dessus. Sans arrêt on plaisantait sur son prétendu
voyage aux Indes. Tessa devait reconnaître qu'il était
parfaitement inutile d'essayer de donner des explications. Les
autres ne la croiraient quand même pas. Pour comble de
malheur, son amie Renate, avec laquelle elle s'entendait le
mieux, tomba malade. Elle attrapa une forte angine et, en raison
du danger de contagion, Tessa n'eut même pas l'autorisation de
lui rendre visite.
Depuis le début de l'année scolaire, Tessa partageait avec
Renate la responsabilité du matériel scolaire. Toutes deux
devaient veiller que les cartes fussent accrochées en temps voulu
dans la classe. Maintenant que Renate était malade, Tessa aurait
dû chercher une autre partenaire, mais elle n'en avait aucune
envie. Elle préférait, pendant les récréations, disparaître dans la
salle des cartes et rester seule.
Un jour, M. Bodinger, qui donnait aussi un cours de
sciences naturelles, la chargea d'apporter en classe le singe
empaillé. Depuis bien longtemps il était dans un coin de la salle
des cartes. Tessa eut du mal à le transporter jusqu'à l'étage
supérieur. Elle n'enleva la housse qui le recouvrait que
lorsqu'elle l'eut déposé sur la chaire du professeur.
Mais elle n'en crut pas ses yeux : le singe portait sur la face
un masque en papier qui, indubitablement, devait représenter M.
Bodinger. Il n'y manquait même ni les lunettes ni la barbiche !
La classe entière s'esclaffa bruyamment. Ce singe accroupi
sur la chaire, avec le visage du professeur, était vraiment par
trop comique! Tessa ne put s'empêcher de rire avec les autres.
« Attention, il arrive! » cria Rita, depuis la porte.
Aussitôt, Tessa essaya de faire disparaître le masque, mais
il était attaché derrière les oreilles, et elle n'en eut pas le temps.

156
La classe fit le silence, épouvantée. Involontairement,
Tessa rentra la tête dans les épaules dans l'attente du coup de
tonnerre qui allait tomber sur elle.
Or, chose étonnante, M. Bodinger ne se mit pas en colère.
« C'est une idée vraiment originale, dit-il simplement.
Allons, Tessa, ne te dérange pas pour moi. Enlève-moi ça! )>
Tessa réussit enfin à ôter le masque de la face du singe.
Elle voulut le jeter dans la corbeille à papiers.
« Non, donne-le-moi, Thérèse », demanda M. Bodinger.
Il déposa le masque devant lui, l'observa quelques instants
avec un visage impénétrable, puis il entama son cours comme
s'il ne s'était rien passé.
A la récréation suivante, Tessa fut entourée par toutes les
filles. Pour la première fois depuis longtemps elle concentrait de
nouveau l'intérêt sur elle.
« Ça, alors, Tessa, c'était du tonnerre! s'écria Hannelore
enthousiaste.
— Oui, pas à dire... je ne t'aurais pas crue capable d'un
coup pareil ! » reconnut Rita.
Erika hocha la tête, mi-admirative, mi-effrayée. « Quelle
audace! murmura-1-elle. Tu es vraiment un drôle de numéro.
— Mais pourquoi pensez-vous que c'est moi qui ai mis ce
masque ? demanda Tessa, stupéfaite.
— Et qui serait-ce d'autre? s'écria Rita. Tu étais toujours
seule dans la salle des cartes...
— Oui, c'est évident, reprit Hannelore. Tu as voulu te
venger de M. Bodinger... A cause du jour où il t'avait donné un
14, alors que tu méritais mieux. »
Tessa tenta de protester :
« Vous vous trompez! ce n'est pas moi.
- Ne sois pas stupide, lui dit Rita. Reconnais-le. Après
tout, il n'y a pas de mal.
- Et si je vous disais...

157
— Il vaut mieux que tu ne nous dises rien, interrompit
Erika. Puisque nous savons...
— Si ce n'était pas toi, Tessa, demanda Hannelore, qui
donc aurait pu faire ce coup? Tu devrais au moins avoir ta petite
idée là-dessus. »
Tessa fut incapable de résister plus longtemps à la
tentation.
« Eh bien, il est possible que je le sache, répondit-elle d'un
air mystérieux.
— Alors, parle! Qui l'a fait? demanda Rita.
- Je ne voudrais pas vous mener en bateau..., dit Tessa.
— Alors... c'était toi?
— Même si c'était moi, je ne vous le dirais certainement
pas! Je n'ai aucune confiance en vous.
— Tu nous insultes! s'écria Rita. Quand aurions-nous
jamais rapporté?
— Si vous ne le savez plus, tâchez d'y réfléchir,
dit Tessa, profitant de son avantage. Vous m'avez déjà mise
dans le pétrin plusieurs fois, moi je m'en souviens.
— Oui, parce que tu nous avais raconté des histoires!
Allons! reconnais donc que c'est toi qui as fait le coup!
— Peut-être bien que oui... peut-être bien que non. J'ai
peur d'en avoir trop dit.
— En tout cas, reprit Hannelore, c'était sensationnel,
Tessa! Cela valait la peine de voir la tête de M. Bodinger! Ce
masque était d'une ressemblance!...
— Hé oui!... ou bien on sait dessiner, ou bien on ne sait
pas, répondit Tessa d'un air condescendant. Mais, je vous en
prie, donnez-moi votre parole d'honneur de n'en parler à
personne, oui? Vous savez que j'aurais une histoire du tonnerre
si M. Bodinger l'apprenait.
— Évidemment!... Pour qui nous prends-tu?... Nous
serons muettes comme la tombe! » crièrent les filles en même
temps.

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En fait, elles avaient toutes la ferme résolution de ne pas
dire un mot de cette histoire. Et pourtant, le lendemain, tout le
lycée la connaissait. Des filles appartenant à d'autres < classes
interpellaient Tessa, dans la cour, pour lui en parler, et celle-ci
n'avait pas le courage de les détromper. C'était si agréable de se
sentir admirée par toutes!
Mais Tessa devait payer cher ce triomphe obtenu par
fraude. En troisième heure de la matinée, elles avaient
mathématiques, et, quand il entra en classe, M. Bodinger avait
un visage qui n'annonçait rien de bon.
« Thérèse Brandt, lève-toi! dit-il aussitôt que les élèves
eurent pris place. J'ai deux mots à te dire. »
Tessa se leva, le visage empourpré.
« II m'est venu aux oreilles, reprit le professeur, que c'est
toi qui avais eu l'idée de cette plaisanterie stupide avec le singe.
Pire encore, j'ai appris que tu avais l'audace de t'en vanter!
— Non, s'écria Tessa, ce n'est pas moi qui l'ai fait!
Vous pouvez me croire !
— Voudrais-tu être alors assez aimable pour me dire
comment il se fait que tout le lycée en parle ?
— Ça, je n'en sais rien, monsieur.
— Mais moi, je sais. Non seulement tu l'as raconté à tes
camarades de classe, mais tu t'en es vantée publiquement dans la
cour. Oseras-tu prétendre le contraire?
— Je... je... Non, je vous en supplie, monsieur, croyez-
moi! Ce n'est pas moi la coupable!»
Le professeur s'adressa à toute la classe :
« Thérèse vous a-t-elle dit que c'était elle qui avait attaché
le masque sur la tête du singe? Oui ou non? »
Les élèves de la cinquième A restèrent silencieuses, très
embarrassées. Aucune n'osait intervenir en faveur de Tessa,
aucune ne voulait non plus aggraver son cas.
« Vous ne voulez pas répondre ? demanda le professeur.

159
C'est bon. Je suis donc amené à penser que vous avez
toutes participé à cette stupide plaisanterie, et je prendrai les
mesures nécessaires.
— Monsieur, vous vous trompez! protesta Tessa. Les
autres n'ont rien à voir dans cette affaire. Absolument rien!
— Mais toi, si? C'est toi qui l'as fait, pas vrai?
— Non, non, je vous assure. Je... je l'ai seulement raconté,
comme ça, pour me vanter... Je ne pouvais pas imaginer que...
— Cela suffit, merci, Thérèse. Tu peux maintenant
ramasser tes affaires et rentrer chez toi. Tu diras, s'il te plaît, à
ton père que je désire le voir, si possible avant le conseil de
discipline qui réglera ton sort. »
Tessa regarda le professeur avec des yeux épouvantés.
Mais il ne fit plus du tout attention à elle. Alors elle sentit que
tout était perdu. Machinalement, elle fourra ses affaires dans sa
serviette et quitta la classe.
Lorsqu'elle se trouva dans la rue, elle constata qu'il

160
était à peine dix heures du matin. Qu'allait-elle faire
maintenant? Rentrer chez elle? Elle n'osait pas paraître sous les
yeux de sa mère. Elle n'osait pas imaginer ce que dirait son père
quand il apprendrait cette histoire. M. Bodinger était dans un
état de fureur froide tel qu'on ne l'avait encore jamais vu. Elle
serait renvoyée du lycée, c'était sûr ! Personne ne pouvait plus
rien pour elle.
Désespérée, Tessa traîna sans but dans les rues. Puis,
soudain, elle eut une inspiration. Il n'y avait qu'un seul être au
monde qui la comprendrait : Franz Tillman. Peut-être ne la
croirait-il pas, car elle lui avait souvent raconté des histoires, à
lui aussi, mais il essaierait très certainement de venir à son
secours. Oui, mais où pourrait-elle le trouver? A cette heure il
ne devait pas être chez lui. Était-il à l'hôpital? A l'université?
Tessa décida de risquer sa chance à l'université. Elle
connaissait ce grand édifice, pour être souvent passée devant
quand elle se rendait à la piscine municipale. Parfois, elle avait
vu en sortir des groupes de jeunes gens, bavardant et riant, mais
c'était aujourd'hui quelque chose de beaucoup plus
impressionnant de pénétrer soi-même dans ce solennel édifice.
Lorsque Tessa, ayant traversé le jardin, se dirigea vers
l'entrée principale, elle se sentait très émue. Une fois dans le
grand hall d'entrée, elle jeta un coup d'œil inquiet autour d'elle.
Personne en vue, ni d'un côté ni de l'autre. Sur un tableau noir
étaient fixés de nombreux papillons. Tessa en déchiffra
quelques-uns, mais cela ne lui apprit pas grand-chose. Hésitante,
elle poursuivit son chemin.
Partant du hall d'entrée, deux grands escaliers en arc de
cercle conduisaient à une galerie supérieure d'où partaient, de
tous côtés, d'interminables couloirs sombres. Tessa se
découragea. Comment pourrait-elle trouver Franz Tillman dans
cet immense bâtiment, au milieu de centaines et de centaines
d'inconnus ?

161
Au même instant, une sonnerie retentit, exactement comme au
lycée. Tessa entendit un piétinement sourd dans toutes les salles,
des portes s'ouvrirent, des étudiants se déversèrent dans les
couloirs, quelques groupes traversèrent le hall d'entrée...
C'était maintenant ou jamais, pensa Tessa, qui se précipita
sur une jeune fille aux yeux bleus et aux cheveux blonds coupés
court.
a Excusez-moi, je vous en prie, balbutia-t-elle, je cherche
quelqu'un... un étudiant. Il s'appelle Franz Tillman.
— Dans quelle faculté? demanda la jeune fille.
— Fa... faculté? Je ne sais pas ce que c'est.
— Quelles études fait-il?
— Ah! bon. Il est étudiant en médecine, de quatrième
année.
— Attends un peu », dit la jeune fille, en cherchant du
regard autour d'elle. Puis elle appela : « Gisèle! »

162
Une autre étudiante se détacha d'un groupe de jeunes gens
et se dirigea vers elles.
« Écoute, Gisèle, dit la blonde, cette petite-là cherche un
étudiant en médecine. Comment s'appelle-t-il déjà?
— Franz Tillman, répondit Tessa.
— Ah! oui, je le connais; il est en quatrième année, dit la
prénommée Gisèle.
— Saurais-tu par hasard où il se trouve maintenant? »
Gisèle haussa les épaules.
« Pas la moindre idée. Peut-être au restaurant universitaire?
Au même instant, Tessa aperçut Franz. Il flânait avec un
groupe d'étudiants à travers le grand hall.
Sans même songer à remercier les deux jeunes filles, Tessa
s'élança vers lui en criant :
« Franz! »
Mais elle glissa sur le dallage luisant, et atterrit
littéralement dans les bras de Franz Tillman. Toutes les
personnes présentes se mirent à rire. Quant à Franz, il parut
légèrement embarrassé.
« Eh bien, que t'arrive-t-il encore comme catastrophe?
demanda-1-il non sans un peu d'irritation.
— Franz, je t'en supplie, il faut m'aider! Il est arrivé
quelque chose d'épouvantable ! »
Franz haussa les sourcils.
« Oh! oh! Une nouvelle blague de mademoiselle?
— Oui, mais... je n'y étais absolument pour rien. Ce sont
les autres qui m'ont monté la tête. Je n'aurais jamais eu cette
idée toute seule!...
— Eh bien, calme-toi un peu, ma petite, et cherchons un
coin tranquille où tu pourras tout me raconter depuis le
commencement. »
Franz Tillman se tourna vers ses amis qui l'observaient
avec amusement.

163
Pendant que Tessa racontait son histoire...

164
« Partez les premiers, leur dit-il, je vous suis. J'ai une
petite affaire à régler auparavant. »
II saisit le bras de Tessa et, en suivant l'un des couloirs, il
la mena jusqu'à un renfoncement, devant une fenêtre, où se
trouvait un banc de pierre.
« Assieds-toi, dit-il. Alors, que s'est-il passé? Mais pas de
mensonges, n'est-ce pas ? »
Pendant que Tessa racontait son histoire, Franz Tillman
resta totalement silencieux. Ce fut seulement quand elle eut
terminé qu'il reprit la parole.
« Vilaine histoire ! constata-1-il.
— Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire,
maintenant? gémit Tessa.
— Tu dois envoyer ton père voir M. Bodinger, exactement
comme celui-ci te l'a dit. Il n'y a pas d'autre solution.
— Mais si papa apprend ça! Déjà il ne m'a pas crue à
propos des cinq marks, tu le sais bien !
- Oui, mais je ne vois pas d'autre possibilité.
— Franz! je t'en supplie, je t'ai rendu service, une fois, pas
vrai? Je t'en supplie, ne me laisse pas tomber!
— Je ne vois pas du tout ce que je pourrais faire pour toi.
— Si! Va voir M. Bodinger! Dis-lui si tu veux que...
que... que tu es mon père!
— Allons, allons, Tessa! fit Franz en riant. Ne t'est-il pas
encore venu à l'idée qu'il faudrait un jour te décider à dire la
vérité? D'ailleurs, M. Bodinger ne me croirait pas si je lui disais
que je suis ton père. Je suis beaucoup trop jeune !
— Alors, dis-lui qui tu es. Après tout, nous sommes
amis, n'est-ce pas? Tu ne cesses de le répéter. Tu as donc le droit
de te soucier de moi !
— Je ne suis pas ton père, et c'est ton père qu'il veut voir.
— Mais tu pourrais quand même parler à M. Bodinger!

165
Pour commencer, je veux dire... Ensuite, s'il tient encore à
voir papa... Eh bien, je serai forcée de le lui dire...
— Ecoute-moi, Tessa. Que ferai-je donc si ton respectable
professeur m'annonce que tu es mise à la porte du lycée ?
— Il faut justement l'empêcher de prendre cette décision,
Franz! Tu dois lui expliquer comment tout cela est arrivé... Lui
dire que je voulais seulement me vanter. C'était
parfaitement stupide de ma part, je le sais maintenant, mais...
mais les autres m'avaient si méchamment traitée à cause de
mes petits mensonges, que je voulais enfin avoir ma revanche
sur elles. Tu comprends, Franz? Je n'ai absolument pas pensé
que cette folle histoire se saurait! Tu me crois au moins, Franz !
— Oui, répondit-il, je te crois entièrement. J'ai également
cru à ta stupide histoire avec la pièce de cinq marks. Je me suis
même querellé avec Suzanne à ton sujet, sache-le! Mais, même
si je te crois, cela ne servira à rien.
— Si! Tu es la seule personne qui puisse peut-être
convaincre M. Bodinger.
— Non, Tessa, dit Franz, c'est impossible. Mais je vais
parler à ton père, si tu veux. Je t'épargnerai au moins ce premier
choc... Pourtant, je ne le ferai qu'à une condition...
— Tu vas me promettre sur l'honneur de ne plus jamais
raconter de mensonges, à partir d'aujourd'hui. Tu m'as bien
compris? Tu vas me promettre de toujours dire la vérité, même
si tu as fait quelque bêtise... De dire la vérité, même si elle n'est
pas précisément flatteuse pour toi. Tu comprends ? Tu vas enfin
cesser de raconter ces ridicules histoires à dormir debout et tous
ces petits mensonges. C'est tout de même lamentable! Tu es
pourtant une chic fille! Une fille comme toi n'a vraiment pas
besoin de se livrer à de telles vantardises! Je t'en prie, Tessa,
promets-le-moi! Donne-moi ta main. »
Tessa laissa échapper un profond soupir.

166
« Tu ne dois pas pouvoir comprendre, Franz, dit-elle. Je ne
le fais vraiment pas exprès... Ça me vient tout naturellement, je
me sens entraînée...
— Non! je n'accepte pas cette excuse de ta part. Tu es
assez grande pour savoir ce que tu fais. On n'a pas le droit de se
laisser entraîner par quoi que ce soit. Alors, promets-le-moi!
Jure-le, Tessa!
— Je le jure », dit solennellement Tessa, en frappant
dans la main de Franz.

167
CHAPITRE XX

LA PROMESSE DE TESSA

TESSA s'arrangea pour ne pas rentrer chez elle plus tôt que
d'habitude. Elle s'efforça de prendre des airs dégagés, et
personne ne remarqua l'état d'angoisse dans lequel elle se
trouvait.
Les Brandt n'avaient pas encore fini de déjeuner lorsqu’'on
sonna à la porte de l'appartement. Tessa se leva pour aller
ouvrir. Elle faillit se trouver mal en songeant que c'était peut-
être déjà une lettre du lycée. Pourtant, sur le seuil, ce ne fut pas
un postier qu'elle vit, mais une petite fille aux cheveux blonds
ébouriffés et qui semblaient avoir été taillés au bol.

168
« C'est toi? s'écria Tessa toute surprise.
— Oui, répondit la petite fille. Maman a dit... » Seulement
alors, Tessa s'aperçut que la petite fille n'était pas
seule, mais accompagnée de sa mère, une agréable jeune
femme.
« Je suis vraiment très confuse, dit celle-ci. C'est bien toi
qui as donné l'autre jour de l'argent à ma petite Monette? pas
vrai? Je serais venue plus tôt, mais il ne m'a pas été facile de te
retrouver.
— Ah! oui? Vous n'auriez pas dû vous donner ce mal,
madame, répondit Tessa. Je vous assure que je n'y songeais déjà
plus, à cet argent.
— A qui parles-tu donc, Tessa? cria Mme Brandt, du fond
de la salle de séjour.
— Ce n'est rien, maman... Je reviens tout de suite...
— Si cela est possible, j'aimerais bien voir ta mère,
insista la jeune femme. En effet, toute cette histoire est
terriblement gênante pour moi. »
Mme Brandt apparut dans le couloir, sa serviette à la main.
« Oui? Qu'y a-t-il donc? demanda-t-elle. Tessa aurait-elle
fait de nouveau quelque bêtise ?
— Oh! pas du tout, madame!... Permettez-moi de me
présenter : Mme Brenner. Nous habitons dans la rue de la
Tour... »
Les deux femmes se serrèrent la main.
« Votre Tessa vous a certainement raconté, dit Mme
Brenner, qu'elle a donné l'autre jour cinq marks à ma petite
Monette?... Monette est encore très enfant, comprenez-vous ? et
elle s'est vraiment imaginé que je la battrais si elle rentrait à la
maison sans l'argent. Le plus beau, c'est qu'elle ne l'avait pas
perdu. C'était ma faute : j'avais bien mis la liste de commissions
dans sa poche, mais j'avais oublié d'y ajouter l'argent.
Naturellement, j'ai pensé qu'elle s'en apercevrait chez l'épicier et

169
qu'elle reviendrait aussitôt à la maison. Mais voilà qu'elle
est revenue avec les courses faites, et son filet plein! Il n'a pas
été commode de lui faire raconter toute l'histoire. Et ensuite, je
n'ai naturellement pas su qui avait bien pu lui donner l'argent.
J'ai questionné de tous côtés, mais personne n'avait rien vu.
Enfin, j'ai raconté cette histoire à la vendeuse de la papeterie, et
elle m'a dit : « C'est sans doute Tessa Brandt. » Puis elle nous a
décrit votre fille, et Monette a dit : « Oui, ça lui ressemble! »
Voilà pourquoi nous sommes venues seulement aujourd'hui.
Voici les cinq marks. Puis-je les rendre à Tessa?
— Je vous en prie! dit Mme Brandt. C'est vraiment trop
aimable de votre part...
— Tiens, Tessa ! et encore merci, dit Mme Brenner en lui
remettant la pièce. Je suis enchantée de pouvoir enfin te rendre
cet argent, car mon mari et moi nous nous sentions un peu
gênés. J'espère seulement que Tessa n'a eu aucun ennui à la suite
de cette affaire ?
— Non, non, naturellement pas, affirma Mme Brandt.
— Alors, j'en suis ravie. Je peux vous dire, madame, que
vous avez réellement une excellente fille. De nos jours, on ne
trouve pas facilement quelqu'un qui soit prêt, si vite, et si
généreusement, à porter secours aux autres. »
Lorsque Tessa et sa mère rentrèrent dans la salle de séjour,
Suzanne et M. Brandt avaient terminé leur repas.
« Imagine un peu qui était là ! » commença Mme Brandt.
Son mari l'interrompit :
« D'ici, dit-il, nous avons entendu. Il est donc inutile de
tout nous raconter. »
Puis il se tourna vers Tessa.
« Eh bien, approche un peu, ma petite. On dirait que nous
avons été injustes à ton égard, n'est-ce pas?
— Je n'avais pas menti? papa...

170
— C'est exact. Mais aussi tu as mis bien longtemps avant
de te décider à nous dire la vérité. Si tu persistes à croire que tu
as bien agi en vendant tes livres et en vidant ta tirelire...
— Non, pas du tout, papa, dit rapidement Tessa. Je sais
bien que j'ai eu tort. Et je... je l'ai terriblement regretté.
— Tant mieux! Peut-être cette expérience t'aura-1-elle
appris que l'on a finalement plus de chance en disant la vérité
qu'en racontant des histoires. Tu as maintenant récupéré
tes cinq marks... Et je dois dire que cette fois encore tu t'en
tires à bon compte. »
Tessa prit son courage à deux mains.
« Papa, dit-elle, il est arrivé quelque chose d'autre...
Quelque chose de bien pire! Je ne voulais pas vous en parler,
mais Franz m'a conseillé... J'étais allé le voir, il m'a promis de
causer avec toi parce que... parce que...
— Tessa! Tâche, je t'en prie, de parler clairement, dit M.
Brandt. Que s'est-il passé? Pourquoi es-tu allée voir Franz?
Que t'a-t-il promis? »
Pour la seconde fois de la journée, Tessa raconta l'histoire
du singe à la face masquée et de sa folle vantardise. Mais cette
fois elle y ajouta le récit de sa conversation avec Franz.
« Vous ne pouvez pas savoir comme je suis désolée! dit-
elle enfin. Et je ne peux absolument pas comprendre comment
j'ai pu être aussi stupide!..; Diras-tu à M. Bodinger que je ne
suis pas coupable, papa?
— J'espère qu'il me croira! répondit M. Brandt en
prenant un air soucieux.
— Et s'il ne te croit pas? Si je suis renvoyée du lycée?
— Nous aurons le temps d'y songer si l'on en arrive là.
— Je regrette terriblement, papa, murmura Tessa, dont les
yeux bleus s'emplirent de larmes.
— Il est parfaitement inutile de pleurer maintenant, fit

171
remarquer M. Brandt. Ce n'est pas ainsi qu'on pourra
réparer cette ridicule histoire.
— M'en veux-tu beaucoup ? demanda Tessa en sanglotant.
— Non, ma petite. Je suis seulement peiné à la pensée que
ma propre fille éprouve tant de peine à respecter la vérité.
— Je ne mentirai plus jamais, papa! Plus jamais! Je l'ai
déjà juré à Franz... Et je te le jure à toi, maintenant.
— J'en suis ravi. Tessa. Où habite donc M. Bodinger?
— Pourquoi? Veux-tu lui rendre visite chez lui?
— Naturellement. Il vaudrait mieux que j'éclaircisse
immédiatement cette affaire. N'est-ce pas également ton avis? »
Tessa noua ses deux bras autour du cou de son père.
« Ah! fit-elle, tu es vraiment le meilleur papa qu'il y ait au
monde ! »
L'après-midi ne fut pour Tessa qu'une interminable et
anxieuse attente. Mais elle ne se sentait pas aussi malheureuse
qu'elle l'avait craint. Son père ne l'avait pas grondée, au
contraire il avait fait preuve de compréhension. Cela, elle ne s'y
serait pas attendue. Suzanne non plus ne s'était pas moquée
d'elle et sa mère s'était gardée de dire un mot de toute l'affaire.
Tessa espérait que son père téléphonerait du bureau pour
lui donner le résultat de son entretien avec le professeur. Mais le
téléphone resta muet, et Tessa dut prendre patience jusqu'à ce
que M. Brandt et Suzanne fussent rentrés à la maison, le soir.
Elle s'élança à la rencontre de son père.
« Alors, papa, qu'a dit M. Bodinger? demanda-t-elle.
— Demain, tu dois aller le trouver dans la salle des
cartes, un quart d'heure avant le début du cours.
— Est-ce qu'il t'a cru, papa? » M. Brandt haussa les
épaules.
Il semble, Tessa, dit-il, que tu aies un peu trop abusé de sa
patience avec tes mensonges, au cours des deux dernières
années.

172
- Cela signifie que je serai mise à la porte du lycée?
— Voyons, Tessa! ne t'énerve pas ainsi! intervint
Suzanne, cherchant à consoler et à rassurer sa sœur. S'il voulait
te renvoyer, il n'aurait pas besoin de causer avec toi.
— C'est aussi mon opinion, dit à son tour Mme Brandt.
Pas vrai, Théo? Tu ne crois pas sérieusement qu'elle sera
renvoyée? »
De nouveau, M. Brandt haussa les épaules.
« Je n'en ai pas la moindre idée », répondit-il.
Mais Tessa comprit qu'il en savait davantage qu'il n'en
voulait dire.
Cette nuit-là, Tessa dormit très mal. Tous les mensonges,
petits ou gros, qu'elle avait faits dans sa vie, lui revinrent à la
mémoire. Et, soudain, ils lui parurent tous terribles. Pourquoi
donc avait-elle imaginé de telles histoires? Pourquoi avait-elle
tant menti? On pouvait comprendre que M. Bodinger eût enfin
perdu toute patience ! Comment par-

173
viendrait-elle à le convaincre qu'elle était décidée à se
corriger?
Avec effroi, elle se représenta ce que serait sa vie si elle
devait quitter le lycée. Elle ne verrait plus ses vieilles amies, ni
Renate, ni Hannelore, ni Rita. Elle sentit alors combien elle
tenait à ses camarades de classe, bien qu'elle se fût souvent
querellée avec elles. Peut-être aussi ses parents refuseraient-ils
de la garder à la maison — une idée effrayante ! Elle dut avouer
que tout le monde avait été bon pour elle, mais qu'elle n'avait
jamais su le reconnaître. Elle s'était toujours sentie tenue au
second rang, après Suzanne; or, sa sœur avait quand même huit
ans de plus qu'elle! c'était une grande personne! Il était donc
naturel que ses parents aient fait une différence entre elles deux.
Elle-même, Tessa, ne se laisserait pas non plus traiter comme un
bébé quand elle aurait vingt ans !
« Oh! pourvu que cette fois encore tout s'arrange! souhaita-
t-elle ardemment. Je promets de me corriger, de changer, si tout
finit bien !.... Plus jamais je ne raconterai de blagues... Jamais,
jamais... Plus jamais de toute ma vie. Ça, je le promets!»
Et sur ces bonnes résolutions, elle s'endormit enfin.
Le lendemain matin, elle se trouva à huit heures moins
vingt devant la salle des cartes. Elle était encore fermée à clef, et
elle dut attendre M. Bodinger dans le couloir. Enfin, elle le vit
s'avancer vers elle.
« Bonjour, monsieur, dit-elle d'un air très embarrassé.
— Bonjour Thérèse », répondit M. Bodinger dont le
visage resta impénétrable.
Il ouvrit la porte de la salle des cartes et fit entrer Tessa.
« Alors? demanda-t-il, qu'as-tu donc à me dire?
— J'ai menti, monsieur, répondit Tessa très contrite.
— C'est donc toi qui as mis le masque sur la tête du singe?
demanda le professeur.

174
— Non! Mais j'ai fait comme si c'était moi... Je voulais
crâner devant les autres. Je sais que c'est terriblement
stupide de ma part, mais, je vous en supplie, il ne faut plus m'en
vouloir.
— Je n'aurais jamais imaginé que tu étais coupable si tu ne
l'avais pas déclaré toi-même! fit remarquer M. Bodinger.
— Je sais que tout cela est ma propre faute. Même l'autre
fois, avec ce travail de mathématiques que nous avons fait en
classe... Mais je n'avais pas copié, absolument pas!
— Peux-tu me le prouver?
— Pour le travail en classe, oui ! Vous avez certainement
dû remarquer que j'avais maintenant compris les calculs d'intérêt
composés!
— Et pour l'affaire du singe? Ton père m'a déjà dit qu'il
était convaincu de ton innocence. Mais as-tu une preuve ?
— Non. Aucune. »
Tessa était si accablée qu'elle n'osait pas relever les yeux;
elle ne put donc voir que le professeur souriait légèrement.
« Eh bien, cette fois, tu auras quand même eu de la chance,
dit M. Bodinger. Mais si je peux te donner un bon conseil : il est
dangereux de trop compter sur sa chance.
— De la chance? répéta Tessa étonnée, en relevant la tête.
Vous appelez cela de la chance?
— Oui. Car je savais depuis le début que ce ne pouvait
être toi la coupable. Nous avions en effet prêté ce singe au
lycée de garçons, et ce sont les élèves de cet établissement qui
se sont permis cette petite farce. »
Tessa tarda à comprendre.
« Ah! voilà! dit-elle enfin. Vous le saviez... depuis le
début!... mais alors pourquoi avez-vous donc... »
Elle s'interrompit au milieu de sa phrase, craignant que M.
Bodinger ne la trouvât insolente.

175
« Parce que je voulais te donner une leçon, Thérèse,
répondit le professeur. Pour cette seule raison. Pour être plus
précis : je voulais t'aider à maîtriser ton penchant à la vantardise
et au mensonge, ou plus exactement, à contrôler ton
imagination. Les petits enfants aiment raconter des histoires
imaginaires, je le sais, et l'on ne doit pas prendre cela trop au
tragique. Mais, peu à peu, il faut quand même commencer à se
montrer raisonnable, n'est-ce pas, Thérèse?
— Oui, je sais, répondit Tessa. C'est ce que je me suis dit
après avoir réfléchi. Je me suis conduite très bêtement. Non
seulement dans cette histoire du singe...
— L'important, c'est que tu t'en rendes compte, dit le
professeur. J'ai conclu hier avec ton père un accord. T'en a-t-il
parlé?
— Non, monsieur.
— Nous nous sommes mis d'accord pour croire désormais

176
tout ce que tu nous diras. Comprends-tu ce que cela
signifie? Nous ne douterons plus jamais de ta parole, Thérèse. Il
dépend uniquement de toi de ne pas nous décevoir une nouvelle
fois.
— Je ne raconterai plus jamais d'histoires, monsieur! »
Lorsque Tessa, quelques minutes plus tard, eut laissé M.
Bodinger, elle se sentait plus heureuse qu'elle ne l'avait encore
jamais été de sa vie.
Elle resterait au lycée! M. Bodinger l'avait crue; son père
aussi lui faisait de nouveau confiance... c'était merveilleux! Une
nouvelle vie commençait pour elle, sans tricheries, sans
mauvaise conscience. Elle était si joyeuse qu'elle entra dans la
classe en dansant.
« Tessa! s'écria Rita. Que t'arrive-t-il?
— Tu as l'air vraiment bien réjouie! dit Hannelore. Que
s'est-il passé?
— Je suis heureuse! cria Tessa. Tout est arrangé!
Imaginez-vous que M. Bodinger m'a fait des excuses!... »
Subitement, elle porta la main à sa bouche.
« Non! non! n'écoutez pas! ce n'est pas vrai! reprit-elle
vivement. Il ne s'est pas excusé, bien sûr! Pourquoi l'aurait-il
fait? C'est moi qui me suis excusée de m'être conduite si
bêtement. Je n'avais pas attaché le masque sur la tête du singe.
Ce sont les garçons du lycée qui l'ont fait, et M. Bodinger le
savait depuis le début. Maintenant tout est arrangé. Il m'a dit —
et c'est la vérité vraie! — qu'il ne douterait plus jamais de ma
parole. Qu'en dites-vous?
— Attendons un peu pour voir, Tessa, répondit Rita,
attendons qu'il te surprenne lors de ton prochain mensonge...
— Vous ne verrez jamais cela! Jamais! Plus jamais! »
proclama Tessa, avec une conviction absolue.
Ce que personne ne croyait vraiment possible se réalisa.
Tessa tint parole. Elle cessa de raconter des histoires

177
imaginaires, de se vanter, de tricher. Par crainte d'être de
nouveau tentée, elle apporta plus d'attention à tout ce qu'elle
faisait. Le matin, elle quittait la maison à temps pour ne pas
arriver en retard au lycée; elle faisait ses devoirs avec le plus
grand soin, elle réfléchissait à tout ce qu'elle entreprenait. De la
sorte, elle ne trouvait plus la moindre occasion d'être amenée à
mentir.
Et lorsque, plus tard, peu avant Noël, il lui arriva une
véritable catastrophe (elle avait oublié de fermer un robinet dans
la salle de bain, et ne s'en aperçut que lorsque la baignoire avait
déjà débordé!), même cette fois-là, elle ne perdit pas de temps à
chercher une explication ou une excuse, mais déclara
carrément : « C'est ma faute. J'avais oublié. »
Bien sûr, sa mère la gronda, mais ce fut beaucoup moins
pénible pour Tessa, que si, pour s'excuser, elle avait inventé
quelque invraisemblable histoire.
Et cette année-là, sous l'arbre de Noël, il y eut la bicyclette
tant désirée. Pour Tessa, ce fut le plus beau Noël de sa vie. Non
seulement à cause de la bicyclette, mais parce qu'elle sentait que
tout était devenu plus beau depuis qu'elle s'était corrigée. Elle
savait que ses parents l'aimaient et étaient fiers d'elle. Suzanne
et Franz étaient maintenant devenus ses meilleurs amis.
Oui, la vie était merveilleuse!

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