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LASSIE ET JOE

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LASSIE ET JOE

C'EST dans une bergerie isolée des Hautes


Terres d'Ecosse que nous trouvons aujourd'hui
Lassie, la chienne fidèle, et Joe, son grand ami. Ils
sont là en exil, éloignés de leur village natal par le
duc de Rudling, légitime propriétaire de Lassie, qui,
jaloux de leur affection mutuelle, a pris la
chienne en grippe et ne veut plus la voir.

Dans ce pays sauvage, parmi les légendes


effrayantes que se content les bergers, Lassie et son
jeune maître rencontrent des aventures étranges.
Dangers imaginaires et dangers réels se resserrent
autour d'eux. Fantômes et voleurs rôdent autour de la
bergerie.

L'alliance de Joe et de Lassie saura-t-elle


surmonter tous les obstacles qui se dressent sur leur
chemin ? Laquelle l'emportera, de l'obstination du
duc de Rudling ou de la leur ?

Au moment où la balance semble pencher, la


rupture d'une digue vient bouleverser toutes les
prévisions. Et la raison des hommes, une fois de
plus, se trouve en défaut devant le flair d'un chien.

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DANS LA MÊME COLLECTION

DANS LA L’IDEAL BIBLIOTHÈQUE ROSE

LASSIE CHIEN FIDÈLE


(Eric Knight)
LASSIE DANS LA TOURMENTE
(Suzanne Pairault, d'après I.G. Edmonds)
LASSIE ET LES LINGOTS D'OR
(Suzanne Pairault, d'après Steve Frazee)
LASSIE DONNE L'ALARME
(Suzanne Pairault, d'après Steve Frazee)
LASSIE DANS LA VALLÉE PERDUE
(Suzanne Pairault, d'après Doris Schroeder)
LASSIE CHEZ LES BÊTES SAUVAGES
(Suzanne Pairault, d'après Steve Frazee)
LE FILS DE LASSIE
(Hélène Commin)

DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE

LA RÉCOMPENSE DE LASSIE
(Suzanne Pairault, d'après Dorothea J. Snow)
LASSIE DANS LE DÉSERT
(Suzanne Pairault, d'après George S. Elrick)
LE TRESOR DE LASSIE
(Serge paillet)

DANS LA GALAXIE

LASSIE CHIEN FIDÈLE (Eric Knight)

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Les personnages de Lassie, de Joe et Sam
Carraclough, du duc de Rudling et sa petite-fille
Priscilla, ont été créés par Eric Knight dans son roman :

LASSIE, CHIEN FIDÈLE

paru dans la même collection.


Ils ont été utilisés ici avec l'aimable autorisation
de Mrs. Jere Knight.

© LIBRAIRIE HACHETTE, 1957


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays

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SUZANNE PAIRAULT

LASSIE
ET JOE
ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE

HACHETTE
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TABLE

I. Tentative de dressage 9
II. Le ciel s'obscurcit 19
III. Ensemble 27
IV. Vers le nord 36
V. Le pays du silence 49
VI. Lassie s'impose 59
VII. Des nouvelles de Greenall Bridge 72
VIII. Le dernier agneau 84
IX. Lassie, chien de police 95
X. Sans elle ! 103
XI. Ce que le duc n'avait pas prévu 113
XII. Deux Ecossais 126
XIII. Lassie retrouve une ancienne connaissance 137
XIV. Une digue rompue 147
XV. Joe suit Lassie 159
XVI. Lassie avait raison 169
XVII. Le plus beau métier du monde 179

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TENTATIVE DE DRESSAGE

LASSIE, allongée devant la porte du cottage, leva la tête et tourna vers


la barrière ses grands yeux d'or. « Oui, Lassie, c'est monsieur le duc », dit
Mme Carraclough.
Elle aussi reconnaissait le bruit caractéristique de la canne d'épine du
duc de Rudling, propriétaire du domaine : tap, tap... tap,... tap, tap... tap...,
absolument comme s'il marchait sur trois pieds. Il ne quittait jamais cette
canne, qui, depuis l'apparition de sa goutte, lui servait tout autant à assurer
son équilibre qu'à marquer son autorité. (Mais de cela, bien entendu, il
n'eût jamais voulu convenir !)
Aujourd'hui, cependant, le pas du duc n'était pas seul sur la route. Un
autre pas, plus léger, peut-être un pas de femme, résonnait à côté du sien.
Mme Carraclough se demanda si c'était celui de Miss Priscilla, petite-fille
du propriétaire, arrivée la veille pour passer les vacances au château. Si
c'était elle, Joe regretterait de manquer sa visite.... Pour lui, les vacances ne
commençaient qu'à midi.
Elle n'eut pas le temps de se poser plusieurs fois la question. Bientôt
deux silhouettes, tournant le coin de la haie, apparurent derrière la barrière.
Près du grand corps maigre du duc, encore droit malgré son âge, se tenait
un très petit homme grêle, aux yeux bridés, au teint jaune.

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« Le Japonais ! pensa Mme Carraclough. Ce professeur au nom
extraordinaire qui est l'hôte du château depuis quelques jours.... »
Regardant l'étranger avec un peu de méfiance, elle s'avança à la
rencontre du duc.
« Bonjour, madame Carraclough, dit celui-ci.
— Bonjour, monsieur le duc. Beau temps pour la promenade, n'est-
ce pas ? »
Elle parlait haut, illustrant ses paroles d'un geste qui désignait le
soleil; elle savait que le duc était sourd et n'aimait pas qu'on s'en aperçût.
« Très beau, oui.... Voici le chien dont je vous parlais, professeur
Okigashawa.
— Il est remarquable », dit le Japonais d'une étrange voix saccadée.
Lassie, en effet, étendue de tout son long devant la porte, se montrait
pleinement à son avantage. Son épaisse fourrure blanche, noire et feu,
dûment brossée et lustrée par Joe, brillait au soleil; sa queue magnifique
balayait les dalles avec la nonchalance d'un éventail.
« Eh bien, Lassie, tu ne viens pas me dire bonjour ? » demanda le
duc.
Très lentement, avec l'expression d'une reine qui accède au désir d'un
sujet, Lassie se leva et se dirigea vers lui. Le duc se baissa pour la caresser.
« Alors, il faut que je te prie pour que tu te déranges ! gronda-t-il. Tu
ne pourrais pas venir sans que je sois obligé de t'appeler !
— Lassie sait qu'elle est une dame, dit Mme Carraclough en
souriant. Elle attend que les messieurs fassent le premier pas.
— Elle a raison, sacrebleu ! C'est ainsi que doit se conduire une
vraie dame ! Mais je ne suis pas un monsieur comme les autres, moi — je
ne devrais pas l'être pour Lassie, tout au moins. Je l'autorise à habiter chez
vous, c'est entendu, mais elle fait quand même partie de mes chenils ! »
Mme Carraclough se mit à rire.
« Oh ! Lassie sait bien qui vous êtes, monsieur le duc, dit-elle. Pour
un autre, elle ne se dérangerait pas du tout !
— Hum ! » fit le duc, que ces égards condescendants ne
satisfaisaient qu'à demi.
Mme Carraclough jugea bon de changer la conversation. « Et Miss
Priscilla est bien arrivée ? demanda-t-elle, toujours en haussant la voix.
— Ne criez pas ainsi, dit le duc, je vous entends. Priscilla est très
bien arrivée, merci. Oh ! vous ne tarderez pas à la voir ! Pour le "moment,

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elle est à l'écurie, elle avait hâte de retrouver son cheval.... Joe doit
être en vacances, lui aussi ?
— Il y sera demain; c'est le dernier jour d'école. Je me demande ce
que je vais faire de lui pendant ces deux mois ! soupira Mme Carraclough.
Un garçon de treize ans et demi n'est pas facile à occuper, on ne peut pas le
garder à la maison comme une fille....
— Si vous croyez que les filles y restent, à la maison ! dit le duc, à
qui Priscilla donnait souvent du fil à retordre. Bah ! Ils s'occuperont tous
les deux; ils iront chasser et pêcher ensemble. Je ne m'inquiète jamais
quand Priscilla est avec Joe.
— Merci, monsieur le duc », dit Mme Carraclough. Le duc se
retourna vers le Japonais.
« Excusez-moi, mon cher ami, je bavarde.... Nous allons faire un tour
dans les bois, madame Carraclough. Je voudrais emmener Lassie. »
Mme Carraclough jeta un coup d'œil à la grande horloge qui occupait
le fond de la salle.
« Onze heures, dit-elle, oui, vous avez le temps. Mais je vous
préviens, monsieur le duc, qu'avant midi elle vous faussera
compagnie; vous savez qu'elle n'a jamais manqué de se trouver devant
l'école aux douze coups sonnants, au moment de la sortie de Joe. »
Le duc sourit : il avait son idée. Il regarda Lassie, qui, assise à côté
de lui se laissait gracieusement gratter le. crâne, sans perdre pour cela une
parcelle de sa dignité. ,
« Une bête vraiment royale ! pensa-t-il. J'ai déjà eu de beaux chiens,
mais comme celui-ci, jamais.... Elle a beau approcher de ses cinq ans, il
faudra que je l'envoie à l'exposition de Londres. Avec sa prochaine portée,
peut-être : c'est toujours joli de voir une belle chienne entourée de ses
petits.... »
Comme si elle lisait dans sa pensée, Lassie leva vers lui ses yeux
dorés et agita doucement la queue. Elle avait assez d'expérience pour juger
les hommes; les chiens, d'ailleurs, se trompent rarement dans leur
appréciation des humains. Elle savait que le duc était de ceux en qui on
peut avoir confiance; il avait beau faire la grosse voix, tempêter à ses
heures, il n'était pas de ces êtres méprisables qui vous donnent un coup de
pied au moment où on ne s'y attend pas ou qui accrochent une laisse à
votre collier pour vous tramer comme un jouet ridicule. Il savait caresser
un chien; ses longs doigts noueux cherchaient immédiatement,

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derrière les oreilles, la petite place où le grattement procure la
sensation la plus agréable,
« Tu viens te promener avec moi ? » demanda-t-il.
Elle comprit, se leva, et agita la queue un peu plus fort. Le duc se
sentit heureux comme si un ami venait de lui dire une chose
particulièrement aimable.
« Elle commence à me connaître, madame Carraclough ! déclara-t-il.
Ne vous inquiétez pas si elle n'est pas là quand vous vous mettrez à table;
vous savez que je déjeune plus tard que vous.
— Cela m'étonnerait bien qu'elle ne soit pas là, fit Mme Carraclough
en souriant.
— C'est ce que nous verrons ! » dit le duc à mi-voix.
Ils quittèrent le cottage et se dirigèrent vers le bois, Lassie trottant
sagement à côté des deux hommes.
« Cette brave Mme Carraclough s'imagine toujours que je ne suis pas
capable de me faire obéir de Lassie ! dit le duc au Japonais. Elle sera bien
surprise, tout à l'heure, en ne la voyant pas revenir à l'heure dite.... La
chienne m'appartient; on a un peu trop tendance à l'oublier.
— Elle est très attachée aux Carraclough ? demanda le professeur
Okigashawa.
— Surtout à leur fils Joe. Je la leur ai achetée il y a deux ans; Sam
Carraclough, le père, travaillait alors à la mine. Pour la déshabituer d'eux,
je l'ai envoyée dans mon château de Rudling, en Ecosse. Eh bien, croyez-
moi si vous voulez, professeur, la chienne s'est enfuie; elle a fait plus de six
cents kilomètres seule, sans autre guide que son instinct, pour venir à
Greenall Bridge retrouver le petit !
— Et elle y est arrivée ? C'est un cas extraordinaire, dit le Japonais.
— Oui, cela doit vous intéresser, vous qui faites des travaux sur
l'intelligence des animaux.... Finalement, pour avoir le chien, j'ai du
prendre toute la famille; j'avais un gardien de chenil qui ne me donnait pas
satisfaction, j'ai mis Sam Carraclough à sa place. Remarquez que je n'ai pas
fait une mauvaise affaire : Carraclough s'y connaît, j'ai en lui un excellent
gardien. Mais avouez que c'est un peu fort !
— Quand vous désirez quelque chose, il faut toujours que vous
l'obteniez, n'est-ce pas ? demanda Okigashawa.
— Oui, je n'admets pas l'échec. C'est un trait de famille et j'ai bien
peur que ma petite-fille en ait hérité ! » dit le duc.
Il avançait lentement, appuyé sur sa canne d'épine; le Japonais et la

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chienne, poliment, ralentissaient le pas pour rester à son niveau.
Lassie aurait préféré se promener avec Sam ou mieux encore avec Joe, qui
fonçait à travers les taillis, sautait les haies et faisait toutes sortes de choses
amusantes. Mais, en chienne bien élevée, elle se mettait à la portée de celui
qu'elle accompagnait.
Le duc prit une allée qui s'enfonçait sous les arbres. La verdure
encore tendre laissait filtrer de longues flèches de soleil, de sorte qu'un filet
d'or semblait tendu sur tout le sous-bois. L'air frais caressait délicieusement
le poil de Lassie qui trottait, nez au vent, humant de toutes ses forces les
merveilleuses odeurs de lièvre et de lapin qui l'entouraient.
Un colley n'est pas à proprement parler un chien de chasse, mais il
n'en est pas moins sensible à tous les signes de la nature, et le flair de la
chienne était exceptionnel.
Elle n'essayait pas de poursuivre le gibier; elle savait que cela ne se
faisait pas. Toute petite, déjà, quand Sam l'emmenait dans les bois, il
s'amusait parfois à la mettre sur la piste d'un lièvre, mais dès qu'elle voulait
s'élancer, il la rappelait.
Une seule fois dans sa vie, alors qu'elle était perdue dans des régions
sauvages, loin des hommes qui distribuent la nourriture,

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elle avait chassé pour ne pas mourir de faim. Mais tout cela était
ancien, très ancien; Lassie, avec sa mémoire de chien, en avait oublié les
circonstances; il ne lui restait que le souvenir d'une chair tiède, mélangée
de poils, qu'on pouvait manger si on n'avait rien d'autre /à se mettre sous la
dent. La vie avait changé depuis lors : chez les Carraclough, Lassie avait
tous les jours une bonne soupe, avec du foie de bœuf haché et quelquefois
un bol de lait. L'odeur des lièvres restait pour elle un plaisir, mais elle
n'avait plus besoin de leur donner la chasse pour se nourrir.
Ils marchaient depuis une demi-heure, lorsque le duc tira sa montre.
« Midi moins vingt ! annonça-t-il. Il va falloir que je commence à
faire attention. Je serais trop vexé, professeur, si après ce que j'ai dit à
Mme Carraclough la chienne me quittait pour aller chercher Joe !
— Mais êtes-vous sûr de pouvoir l'en empêcher ? demanda le
Japonais.
— Je pourrai si je le veux, dit le duc. Vous voyez : elle n'y pense pas
encore. A partir de maintenant je vais la surveiller continuellement, lui
parler : je la rappellerai immédiatement si elle fait mine de s'éloigner. Il
faut arriver à ce que l'heure passe sans qu'elle ait le temps de penser à Joe.
-— Oui, c'est un moyen, approuva Okigashawa. A condition
toutefois que l'impulsion affective ne soit pas la plus forte....
— Impulsion affective ! sottises ! dit le duc en haussant les épaules.
Je connais assez les chiens pour être capable de prendre un ascendant sur
celui-ci. Rien que la voix, tenez; vous n'imaginez pas, Okigashawa, quelle
influence a sur les animaux une voix qui a l'habitude du commandement !
— Je n'en doute pas, mais....
— Voulez-vous tenir le pari ? proposa le duc. Si Lassie m'échappe, je
vous donnerai un de ses petits; si je réussis....
— Je ne parie jamais, dit le Japonais; un homme de science ne fait
de paris qu'avec la nature. Mais j'avoue que votre expérience m'intéresse
particulièrement; il s'agit, en somme, de créer un conflit dans le cerveau de
cette chienne....
— Il s'agit de lui apprendre à m'obéir, voilà tout ! coupa le duc.
Viens, Lassie, viens ici, ma belle.... Là, au pied, c'est cela.... Excusez-moi,
mon cher ami, si je vous parle à bâtons rompus, mais je ne veux pas
manquer cette expérience. Perdre la face devant les Carraclough, cela,
jamais ! »
La chienne le suivit docilement quelques instants. Tout à coup, elle
leva la tête dans la direction du village. Le duc, voyant le mouvement, se
pencha vers elle et la flatta de la main.

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« Au pied, Lassie, au pied, mon bon chien.... Regardez l'heure,
Okigashawa, je vous prie; je ne veux pas la quitter des yeux.
— Midi moins le quart, dit le Japonais.
— C'est probablement le moment où elle devrait partir pour se
trouver à l'école à midi. Nous allons avoir quelques minutes difficiles,
après quoi tout ira bien. Beau, Lassie, tout beau, mon chien.... »
Lassie gémit faiblement, comme pour indiquer qu'elle obéissait à
contrecœur, mais elle ne s'écarta pas. Le Japonais pensa que l'expérience
avait des chances de réussir.
Ils continuèrent à marcher lentement. Lassie donnait de temps à autre
des signes d'inquiétude. Elle poussait un gémissement plaintif, mais ses
velléités de désobéissance n'allaient pas plus loin.
« Vous voyez, professeur ? dit le duc. Tant que je la tiens ainsi sous
mon emprise, sans la quitter des yeux un instant, nous ne risquons rien....
Lassie, bon chien, oui, bon chien, reste ici....
— Midi moins cinq, dit le Japonais.
— Ah ! ah ! fit le duc. Dans cinq minutes, Joe sortira de l'école, et
Lassie ne sera pas là....
— Oui, je commence à croire que vous avez gagné », dit le
professeur.

*
**

Un peu plus tôt, comme la demie de onze heures allait sonner,


l'instituteur de Greenall Bridge avait fermé son livre.
« Je vous réservais cette surprise, dit-il aux élèves. Je vous fais
cadeau d'une demi-heure de liberté. Profitez bien de votre été, revenez-moi
pleins de santé et d'ardeur au travail. Bonnes vacances à tous, mes
enfants!»
Les élèves, enchantés de l'aubaine, se répandirent dans la cour. Joe
Carraclough, sorti un des premiers, se mit en route avec un de ses
camarades qui habitait du côté du château.
« Lassie sera étonnée de ne pas te trouver ! fit remarquer ce dernier.
— Je vais probablement la rencontrer en chemin. A moins qu'elle ne
soit en retard, ce qui m'étonnerait ! ajouta-t-il en riant.
:— Tu as de la chance d'avoir ce chien, dit l'autre.

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— Oui, j'ai de la chance », dit Joe gravement.
D'autres garçons avaient des chiens et les aimaient, mais Joe se
rendait compte qu'entre Lassie et lui existait une affection différente. Pour
lui, Lassie n'était pas une bête, c'était quelqu'un de sa famille; à l'école, il
avait de bons camarades, mais son chien était vraiment un ami.
Le chemin bifurqua, et les deux enfants se séparèrent. Joe se dirigea
vers le domaine du duc, qui se trouvait à deux kilomètres environ du
village.
Une fois les dernières maisons dépassées, on continuait à remonter la
rivière, qui bientôt s'étranglait entre deux collines, puis un vallon
apparaissait sur la gauche, on apercevait dans le lointain la silhouette du
château. C'était là, à l'entrée du parc, que se trouvait le cottage.
Mais, avant d'y arriver, Joe entendit un bruit de galop sur la terre
sèche. Un cheval apparut au tournant d'une allée.
« Miss Priscilla ! » s'écria joyeusement le jeune garçon.
Priscilla approcha en galopant, puis arrêta net son cheval exactement
à la hauteur de Joe — un peu pour lui montrer les progrès qu'elle avait faits
depuis l'année précédente. Son grand-père l'ennuyait parfois avec ses
leçons; il exigeait qu'elle se tînt à cheval comme un officier de la cavalerie
royale — mais le résultat en valait la peine. La fillette, en culotte courte,
ses cheveux blonds flottant autour de son petit visage toujours un peu pâle
(« Ces écoles qui coûtent les yeux de la tête, on n'y nourrit même pas les
enfants ! » disait Mme Carraclough), avait vraiment grande allure.
« Joe, s'écria-t-elle. Oh ! je suis contente de vous voir ! Je viens de
chez votre mère : elle m'a dit que vous étiez à l'école et j'avais l'intention de
vous guetter à la sortie. Vous avez fini plus tôt que d'ordinaire, n'est-ce
pas?
— L'instituteur nous a fait cadeau de la dernière demi-heure,
expliqua Joe.
— Bonne idée ! Ecoutez, Joe, je vais chercher grand-père et son ami
dans le bois; ils ont emmené Lassie. Venez avec moi à leur rencontre; j'ai
déjà averti votre mère que je vous mettrais en retard. Je marcherai au pas et
nous pourrons bavarder.
— Entendu ! » dit le jeune garçon.
Ils commencèrent à se raconter des histoires de classe : tous deux
étaient sensiblement du même âge et Priscilla s'intéressait à l'école de
Greenall Bridge comme Joe à la pension aristocratique où le duc faisait
élever sa petite-fille. Puis ils commencèrent à échafauder des projets de
vacances. Les deux mois qui

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s'étendaient devant eux leur semblaient trop courts pour tout ce qu'ils
avaient l'intention de faire.
« Nous remonterons la rivière en péchant et nous irons jusqu'au
barrage, dit Joe.
— J'emmènerai Speed, mon cheval, et je vous apprendrai à monter,
dit Priscilla.
— Mais est-ce que votre grand-père permettra ?...
— Je ne lui demanderai pas la permission; c'est le meilleur moyen
d'éviter qu'il me la refuse ! » dit Priscilla en riant.
Elle rejeta la tête en arrière d'un geste décidé qui fit voler ses
cheveux au vent. Le duc ne se trompait pas en disant que l'obstination était
chez les Rudling un trait de famille....

*
**
Pour la dixième fois, le duc venait de demander l'heure au professeur
Okigashawa, qui répondait avec le flegme de sa race, sans même esquisser
un sourire.
« Midi ? vous avez bien dit midi ?
— Midi moins une, corrigea le Japonais.

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— Je crois que... Lassie, Lassie, au pied, ma belle !... Oui, je crois
que cette fois, professeur....»
A ce moment, un groupe apparut à quelque distance, au débouché
d'une petite clairière noyée de soleil. Le duc reconnut Priscilla à cheval.
« Priscilla ! Voilà qui va corser l'expérience ! dit-il. Maintenant, je
suis sûr de la chienne; vous verrez qu'elle ne bougera pas, Okigashawa. »
II se pencha vers Lassie et lui parla de plus près, la flattant
continuellement de la main pour lui faire mieux sentir sa présence.
« Tout beau, ma Lassie, tout beau.... Ne bouge pas, mon bon chien....
C'est Priscilla, que tu connais.... Là, là, belle Lassie.... »
Mais Priscilla, en apercevant son grand-père, éprouva le désir
d'exhiber de nouveau ses talents équestres; elle lança Speed au galop de
façon à l'arrêter net devant le duc, comme elle l'avait fait pour Joe.
« Regardez, grand-père ! » cria-t-elle.
Malheureusement, ce que Lassie avait vu, ce n'était pas Priscilla,
c'était Joe. Ou, plus exactement, elle ne l'avait pas vu, mais senti — senti
avec ces antennes mystérieuses qui font percevoir aux animaux tant de
choses que nous ne percevons pas.
Avoir Joe devant elle et ne pas le rejoindre, c'était au-dessus des
forces de Lassie. Du coup, elle oublia tout, le duc cessa d'exister pour elle.
Il n'y eut plus que Joe, rien que Joe.
Echappant au duc, elle bondit et s'élança vers la clairière.
Le cheval au galop aperçut le chien qui fonçait; il prit peur et fit un
écart. Priscilla, surprise, tenta de le reprendre en main et n'y parvint pas;
elle fut projetée hors de sa selle et tomba lourdement sur le talus.

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II

LE CIEL S'OBSCURCIT

SANS s'occuper du cheval affolé qui se cabrait dans la clairière, les


deux hommes et Joe s'élancèrent vers Priscilla. Sous le choc, la fillette
avait perdu connaissance; elle gisait dans l'herbe, le visage très pâle et les
yeux fermés. Joe, arrivé le premier, s'agenouilla près d'elle et lui prit la
main, qu'il s'effraya de trouver molle et inerte.
« Elle est morte ! s'écria le duc. Priscilla, répondez-moi ! Priscilla !
Elle s'est tuée sur le coup.... Regardez, elle-ne respire plus.... Priscilla !
— Permettez, dit le professeur Okigashawa en s'avançant. Je suis
docteur en médecine », expliqua-t-il en écartant le duc, qui s'obstinait à
secouer sa petite-fille par le bras pour la faire revenir à elle.
Posément, sans se presser, il commença par prendre le pouls de
Priscilla et déclara qu'elle vivait, puis il l'ausculta et vérifia différents
réflexes.
« Que faites-vous ? demanda le duc hors de lui. Elle vit ? vous êtes
sûr qu'elle vit ? »
Okigashawa se releva et épousseta délicatement les genoux de son
pantalon.
« Elle vit, répéta-t-il. Et elle n'a pas de fractures graves, c'est tout ce
que je puis dire pour le moment.
— Alors pourquoi reste-t-elle ainsi ? Il faudrait de l'eau pour lui
bassiner les tempes,.... De l'eau, tu entends ! » cria le duc à Joe.

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Celui-ci se rappela qu'il y avait un ruisseau à quelque distance. Il y
courut, trempa son mouchoir, revint en tenant le linge mouillé dans le
creux de ses deux mains.
« Donne », dit le duc.
Il bassina lui-même le visage de sa petite-fille. Priscilla poussa un
gémissement et ouvrit les yeux, puis regarda autour d'elle avec étonnement,
comme si elle ne savait pas où elle se trouvait.
« Priscilla, dit le duc, c'est moi, grand-père.... Vous me
reconnaissez?»
La fillette reprenait connaissance peu à peu. Une expression
malicieuse reparut sur son visage.
« Bien sûr, dit-elle, je vous reconnais ! Mais je ne suis pas morte,
grand-père; pourquoi tremblez-vous de la sorte ?
— Je ne tremble pas, sacrebleu ! dit le duc en se relevant. Où avez-
vous pris que je tremblais ?
— J'ai dû l'imaginer. Speed n'a pas de mal, au moins ? » demanda-t-
elle en regardant de tous les côtés.
Le duc avait oublié Speed. Celui-ci, une fois libéré du poids de la
fillette, avait commencé par s'emporter et était allé s'abattre dans une allée
voisine, puis, calmé par sa chute, était revenu paisiblement vers le petit
groupe. Un de ses genoux était écorché et saignait.
« J'ai honte, dit Priscilla. C'est si bête, d'être tombée !
— Ce n'est pas votre faute, dit le duc. C'est cette chienne de malheur
qui.... »
II jeta un regard furieux autour de lui, cherchant Lassie qui,
prudemment, demeurait à distance.
« Emmène-la ! ordonna-t-il à Joe. Emmène-la tout de suite, que je ne
la voie plus ! Elle a de la chance que je n'aie pas mon fusil : je l'aurais
abattue sur place !
— Grand-père ! protesta Priscilla.
— C'est tout ce qu'elle mérite ! insista le duc avec force. Une bête
qui n'est pas capable d'obéir, qui saute à la tête des cavaliers, qui me
couronne un cheval et qui manque de tuer ma petite-fille....
— Grand-père ! répéta Priscilla un peu plus haut.
— Ne vous énervez pas, Priscilla. Vous recommencez à pâlir. Vous
n'allez pas vous évanouir de nouveau, j'espère ? Regardez-la, professeur....
— Elle serait mieux dans son lit », dit le Japonais. Le duc se tourna
vers Joe.
« Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit ? tonna-t-il.

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La fillette reprenait connaissance

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Emmène cette chienne, emmène-la tout de suite, ou sinon....
— Je pensais... que je pourrais peut-être vous aider à transporter
Miss Priscilla, dit Joe.
— On ne te demande pas de penser ! Naturellement, tu vas nous
aider, il faut faire un brancard. Tiens, donne-moi ce bâton; je vais ôter ma
veste, nous passerons le bâton et ma canne dans les manches....
— Mais vous avez besoin de votre canne, monsieur le duc, dit le
jeune garçon.
— Tu te figures que je ne peux pas marcher sans elle ? Décidément,
tu es aussi bête que ta chienne ! »
« C'est ma chienne, maintenant ! » pensa Joe tristement. Il s'approcha
pour aider le duc, mais celui-ci le repoussa.
« Renvoie d'abord cet animal ! Jette-lui des pierres, fais ce que tu
voudras, mais qu'elle s'en aille ! Quand je la vois, je me sens capable de
faire un malheur ! »
Joe se pencha vers Lassie, lui désigna le chemin par lequel il était
venu et répéta plusieurs fois :
« A la maison, Lassie ! à la maison ! »
La chienne le regarda, navrée d'être ainsi renvoyée, puis, comprenant
qu'il fallait obéir, s'éloigna lentement.
Avant de s'enfoncer dans les taillis, elle se retourna à trois reprises
pour s'assurer que Joe ne changeait pas d'avis. Mais Joe ne la regardait
même pas; portant une des extrémités du brancard, tandis que le Japonais
portait l'autre, il s'appliquait uniquement à protéger Priscilla des secousses
de la route. Le duc, mal en équilibre sans sa canne, clopinait derrière eux.
Alors, sans comprendre, mais son cœur de chien étreint par une
tristesse inconnue, Lassie se mit à trotter vers la maison.

*
**
Autour de la table familiale, les Carraclough se regardaient en
silence. Aucun d'eux n'avait beaucoup d'appétit, ce soir-là, et la cuisine de
Mme Carraclough était loin de remporter son succès accoutumé.
En sortant du chenil, Sam Carraclough était allé jusqu'au château
prendre des nouvelles de Priscilla. Mme Roberts, la femme de charge, lui
avait dit que la fillette allait mieux; le médecin de Greenall Bridge, qui
était venu dans l'après-midi, avait confirmé que ce ne serait rien : quelques
jours de repos, et tout rentrerait dans l'ordre.
Sam avait demandé alors si le duc, malgré tout, était encore fâché
contre Lassie.

22
« Fâché ? Vous voulez dire qu'il est furieux ! répondit Mme Roberts.
Le palefrenier lui a demandé comment l'accident était arrivé : il ne pouvait
comprendre cet écart de Speed, qui est une bête douce et habituée à la
selle. Le duc a répondu que Speed n'y était pour rien, que c'était Lassie qui
s'était jetée a sa tête. Il a ajouté que d'ailleurs cela n'arriverait plus, car il se
débarrasserait de la chienne.
— Vous ne croyez pas qu'il pense à la faire abattre ? » demanda
Carraclough.
La femme de charge haussa les épaules.
« Vous le connaissez, dit-elle; avec lui on ne peut jamais savoir.... »
Sam ne répéta pas à sa femme et à Joe ce que lui avait dit Mme
Roberts. Mais pendant le souper il posa tout à coup sa fourchette et regarda
Lassie, qui s'était allongée devant le fourneau comme elle le faisait tous les
soirs.
« Non, murmura-t-il comme pour lui-même, le duc aime trop les
chiens pour abattre une bête comme celle-là.... »
Joe devint très pâle.
« Abattre Lassie ! répéta-t-il. Je sais bien que ce matin il a dit que s'il
avait eu son fusil.... Mais il parlait sous le coup de la colère; il ne pouvait
pas dire cela sérieusement, n'est-ce pas ? »
Sam Carraclough secoua la tête.
« Je ne sais pas, Joe. Je ne pense pas qu'il irait jusque-là, mais après
ce qui s'est passé il faut s'attendre à une réaction dure. Le duc n'est pas
mauvais au fond, mais il est emporté, tu le sais, il ne peut souffrir qu'on lui
résiste.... »
Joe repoussa sa chaise avec violence.
« S'il croit que je le laisserai faire ! articula-t-il. Je défendrai Lassie,
moi !
— Tu oublies que Lassie appartient au duc; il a le droit d'en faire ce
qu'il lui plaît.
— Pas de la tuer ! dit Joe.
-— Malheureusement si : même de la tuer », dit Sam.
Le jeune garçon serra les poings.
« Un chien ne devrait appartenir à personne ! jeta-t-il avec désespoir.
Ce n'est pas un objet, c'est un être vivant qui a le droit de choisir ceux qu'il
aime! Lassie nous préfère au duc, c'est pour cela qu'il lui en veut, sa
jalousie le rend injuste....
— Tu as peut-être raison, mais nous n'y pouvons rien », soupira
Mme Carraclough.

23
Elle aussi regardait Lassie et pensait : « Pauvre bête ! » Mais elle
avait une autre crainte, dont elle ne parlait pas : c'était que le duc renvoyât
son mari. Elle se rappelait le temps où Sam travaillait à la mine; il y avait
souvent du chômage; pendant des jours, des semaines, on se demandait ce
qu'on mangerait le lendemain. Joe l'avait oublié, Sam aussi, peut-être — les
hommes vivent toujours dans le moment présent —, mais elle ne
l'oublierait jamais.
Perdre Lassie, ce serait un chagrin, sans doute, mais leur vie à tous
trois valait encore plus que la vie du chien....
Sam s'efforçait de réconforter son fils.
« II ne faut pas mettre les choses au pire, lui dit-il. Le duc se
contentera peut-être de vendre Lassie.... Oui, quand j'y pense, c'est
probablement ce qu'il fera.
— Vendre Lassie,... répéta Joe.
— Il faut être raisonnable, mon petit. Le duc la vendra peut-être à
quelqu'un qui l'aimera et la rendra très heureuse.
— Elle ne sera jamais heureuse loin de nous ! dit le jeune garçon en
secouant la tête.
— Elle s'ennuiera un peu au début, puis elle finira par s'habituer.
— En tout cas, ce n'est pas la peine de nous tourmenter d'avance, dit
Mme Carraclough. Va te coucher, Joe, cela vaudra mieux. »
Le jeune garçon obéit. Quand il eut disparu, sa mère se tourna vers
Sam.
« Tu crois vraiment qu'il se contentera de la vendre ? demanda-t-elle.
— J'ai dit cela pour tranquilliser Joe, avoua Sam; je savais
qu'autrement il ne dormirait pas de la nuit. Mais je connais le duc; je crois
qu'en colère il est capable de n'importe quoi, quitte à le regretter toute sa
vie.... »

*
**

Le duc, à la même heure, se préparait à s'installer au chevet de sa


petite-fille pour y passer la nuit. Le médecin avait affirmé qu'il n'y avait
pas de danger, mais Priscilla était encore un peu fiévreuse et agitée; le duc
avait déclaré qu'elle nC'devait pas rester seule et n'admettait pas l'idée
qu'un autre que lui pût la veiller.
« Que faites-vous, grand-père ? demanda la fillette en le

24
voyant commencer ses préparatifs. Je n'ai besoin de personne, je
vous assure.
— On ne vous demande pas votre avis, répondit le duc. Les malades
doivent faire ce qu'on leur commande.
— Mais votre invité ?
— Je descendrai dîner avec le professeur et je remonterai ensuite
auprès de vous.
— Mais puisque je vous dis que je me sens très bien ! » Le duc,
sans l'écouter, continua à arranger des oreillers
dans un fauteuil et disposa un tabouret pour allonger sa jambe
goutteuse.
« Grand-père, je vous assure..., commença Priscilla.
— Taisez-vous et essayez de dormir. »
Priscilla, voyant qu'il s'obstinait à rester, préféra engager la
conversation.
« Est-ce que Joe est venu prendre de mes nouvelles ? demanda-t-elle.
— Son père est venu; Mme Roberts me l'a dit.
— J'espère qu'on l'a rassuré.... Pauvre Joe ! il avait l'air
bouleversé de me voir tomber.
— Il pouvait l'être ! gronda le duc. Tout cela est de sa faute, en
somme. Si cette stupide chienne ne s'était pas précipitée pour le
rejoindre....
— Pourquoi dites-vous : « cette stupide chienne », quand vous
savez très bien qu'elle ne l'est pas ?
— Ne me parlez pas de cette bête, Priscilla, je vous en prie. Elle a
manqué vous tuer, cela suffit. Ne venez pas encore prendre sa défense.
— Je la prends parce que c'est juste. Ce n'est pas la faute de Lassie si
je suis tombée.
— C'est la mienne, peut-être ? dit le duc, qui sentait de nouveau la
colère l'envahir.
— Justement, dit Priscilla. Pourquoi avez-vous emmené
Lassie dans les bois ? Pour être sûr qu'elle n'irait pas- chercher Joe!
— Alors c'est moi qui.... C'est trop fort ! » s'écria le duc en se levant
brusquement et en se mettant à marcher de long en large dans la chambre.
Heureusement le gong du dîner résonna. Mme Roberts vint
remplacer le duc au chevet de la fillette pour permettre à celui-ci de remplir
ses devoirs de maître de maison.
Il était si furieux que, même devant l'hôte étranger, il trouvait
difficile de garder son calme. Okigashawa repartait le lendemain et le duc

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aurait voulu que cette dernière soirée, malgré les événements, ne fût
pas trop maussade. Mais il ne pouvait s'empêcher de parler de ce qui le
préoccupait.
« Je me demande ce que je vais faire de cette chienne, commença-t-
il. Je vous assure, Okigashawa, que je regrette de ne pas avoir eu mon
fusil! je l'aurais abattue sur le coup.
— Vous auriez eu grand tort, dit le Japonais. Ce chien est vraiment
remarquable.
— Tellement remarquable qu'il a failli causer la mort de ma petite-
fille !
— Je ne suis pas de votre avis, dit le professeur. Le cheval n'aurait
pas dû s'effrayer; si la jeune fille avait été moins novice, elle l'aurait
redressé sans difficulté. Vous avez. tenté une expérience, mon cher duc,
vous avez délibérément couru un risque. Si l'expérience a mal tourné, la
chienne ne peut en être rendue responsable.
— Vous allez dire que c'est ma faute, vous aussi !» dit le duc que la
colère étranglait.
Le Japonais s'inclina gracieusement.
« Excusez-moi, j'étais loin d'une pareille pensée. Je disais seulement
qu'à mon avis votre colley est unique. Vous savez que je m'occupe
d'étudier les ondes électriques du cerveau chez l'homme et les animaux afin
de mesurer leur intelligence; je suis sûr que cette chienne doit avoir un
tracé absolument exceptionnel. »
Le duc leva brusquement la tête.
« Cela vous intéresserait, professeur, d'étudier les ondes électriques
de Lassie ?
— Certainement, dit le Japonais.
— Eh bien, si vous la voulez, je vous la donne. Vous repartez
demain, vous n'avez qu'à l'emmener; vous la mettrez dans un chenil à
Londres jusqu'au départ de l'avion de Yokohama.
— Mais je ne voudrais pas..., cette chienne a certainement beaucoup
de valeur....
— Puisque je ne demande qu'une chose : ne plus la voir ! Elle vous
intéresse; moi, je n'en veux pas : nous sommes d'accord. La question est
réglée, n'en parlons plus. »
Le duc, enchanté de sa décision, détourna la conversation et
interrogea le Japonais sur ses voyages. Le dîner terminé, il s'excusa et
remonta chez Priscilla, mais devant la porte il trouva Mme Roberts qui
sortait sur la pointe des pieds. La fillette était endormie et il valait mieux la
laisser en paix.

26
III

ENSEMBLE !

LE LENDEMAIN matin, Sam Carraclough se rendit au chenil comme


de coutume. Joe aurait voulu l'y accompagner; il le faisait souvent pendant
les vacances, car il adorait s'occuper des chiens. Mais son père jugea
préférable de ne pas l'exposer à rencontrer le duc, pendant quelques jours
tout au moins.
Celui-ci, en effet, vint au chenil vers la fin de la matinée. Il était
accompagné du professeur Okigashawa, déjà en tenue de voyage : son train
partait dans l'après-midi.
« Comment va Miss Priscilla, monsieur le duc ? demanda Sam.
— Mieux, beaucoup mieux, merci; elle se lèvera demain pour
déjeuner.
— Ah ! je suis bien heureux », dit Carraclough.
Le duc fit le tour du chenil. En arrivant devant le box où se
trouvaient les trois derniers petits de Lassie, il s'arrêta subitement.
« L'acheteur de Glascow doit bien revenir mardi, n'est-ce pas ?
— Oui, monsieur le duc, mardi matin à dix heures.
— S'il s'intéresse aussi aux colleys, vous lui direz que ceux-ci sont à
vendre. »
Sam n'en croyait pas ses oreilles. Ces trois chiots, les plus beaux de
la portée, qu'on espérait bien voir primer à l'exposition d'octobre !
« Mais, monsieur le duc..., commença-t-il.
— Plaît-il ? fit le duc en se retournant d'un air hautain.

27
— Monsieur le duc..., ces chiens..., nous comptions sur eux pour
l'exposition de Londres....
— Je ne veux plus de colleys, dit le duc sèchement. C'est une race
stupide et je les déteste. J'aurai des Gordon, des Lave-rack, des cockers,
des levrettes — oui, des levrettes, pourquoi pas ? — mais des colleys, plus
jamais ! »
Sam resta interdit. Au moment de franchir le seuil du chenil, le duc
se retourna.
« A propos, Carraclough,... quand vous reviendrez cet après-midi, je
vous prie d'amener Lassie. Mettez-lui son collier et une laisse. Le
professeur Okigashawa l'emmène par le train de six heures.
— Le professeur..., répéta Sam stupéfait.
— Oui, elle est à lui maintenant; il s'intéresse à son cerveau ! En tout
cas, il l'emmène à Yokohama.... N'oubliez pas, Carraclough, une bonne
laisse ! Elle restera dans un chenil à .Londres jusqu'au départ de l'avion.
C'est entendu, n'est-ce pas, Sam ?
— Oui, monsieur le duc... », balbutia le gardien.
« Que va penser Joe ? se demandait-il. A Yokohama ! Et avec cet
individu qui vous regarde comme s'il avait envie de vous ouvrir pour voir
ce que vous avez dans le ventre.... Il s'intéresse au cerveau de Lassie,
paraît-il !
« Si encore on la vendait en Europe, dans un pays civilisé.... mais là-
bas ! »
En rentrant au cottage pour déjeuner, il se demanda comment
annoncer la nouvelle. Puisqu'il fallait le faire, le plus tôt était le mieux. A
peine la porte ouverte, prenant un ton aussi détaché que possible, il
commença :
« Le duc a pris sa décision, pour Lassie.... »
Joe, qui lisait devant la fenêtre, jeta son livre sur la table et se leva.
« Alors ? » interrogea-t-il.
Mme Carraclough sortit de la cuisine. Sam se racla la gorge et
détourna la tête d'un air embarrassé.
« Il la vend, dit-il enfin.
— A qui ?
— Au professeur japonais. »
La nouvelle était si inattendue que Mme Carraclough et Joe restèrent
un instant silencieux.
« Le professeur désirait donc avoir un colley ? demanda Mme
Carraclough.

28
— Il s'intéresse aux chiens, dit Sam. D'après ce que j'ai compris, il
mesure leur intelligence en captant les ondes électriques de leur cerveau.
— Il fait des expériences sur eux ! » s'écria Joe.
Son père ne répondit pas. Lui-même éprouvait devant le professeur
une impression étrange. Ce petit homme l'effrayait avec ses yeux bridés,
son calme, son air de lire au fond de vous tout en restant lui-même
impénétrable. On avait l'impression de se trouver devant un habitant d'une
autre planète, un être qu'on ne pouvait juger comme on jugeait les gens du
pays.
Mme Carraclough avait la même appréhension que lui.
« Oh ! non, non, Sam, pas cela ! dit-elle. Pas le Japonais ! »
Sam inclina la tête sans répondre.
« C'est impossible ! reprit-elle. J'ai toujours eu peur de- ces gens-là,
je les crois capables de toutes les atrocités. On dit qu'à la guerre il vaut
mieux être tué que de tomber entre leurs mains....
— Puisque celui-ci est l'ami du duc, ce n'est sans doute pas un
méchant homme.
— Mais c'est un savant, pour qui rien ne compte en dehors de ses
expériences ! Oh ! Sam, on dit qu'il y en a qui ouvrent des chiens tout
vivants, qui leur ôtent le cœur et les poumons.... Le duc ne peut pas
permettre cela pour Lassie !
— Je ne veux pas, moi ! fit Joe, les poings serrés.
— Mais comment pouvons-nous l'empêcher ? » dit son père avec un
geste d'impuissance.
Aucun d'eux ne songeait à se mettre à table. Seule, Lassie, ignorante
du sort qui la menaçait, se dirigea vers la cuisine, humant la bonne odeur
de viande qui sortait du four, Mme Carraclough, si parfaite ménagère
d'habitude, ne pensait même pas que son rôti risquait de brûler.
« Oui, comment l'empêcher ? répéta-t-elle. Si le duc l'exige, nous
serons bien obligés d'obéir.... Il faudrait que lui-même change d'avis.
— Il n'aura pas le temps, dit Sam, le professeur part à six heures. Le
duc m'a dit d'emmener Lassie en retournant au chenil. »
Le cœur de Joe battit plus fort. S'il voulait sauver Lassie, il devait
agir tout de suite. La seule chance qu'il eût était de parler au duc. A cette
seule pensée, il sentait son sang se glacer dans ses veines, mais il était prêt
à le faire, si le salut de Lassie était à ce prix.
« J'irai voir le duc après le déjeuner, annonça-t-il à ses parents.
— Il ne te recevra pas, dit sa mère.

29
— J'insisterai. S'il le faut, je demanderai à Mme Roberts de me
conduire chez Miss Priscilla; je lui parlerai d'abord.
— Et même si tu vois le duc, que lui diras-tu ? demanda Mme
Carraclough.
— Je lui dirai qu'il ne peut pas faire cela; que lorsque on a un chien
comme Lassie, on ne le sacrifie pas pour faire des expériences.
— Il te répondra qu'il est résolu à s'en débarrasser. Sur ce point-là,
je ne crois pas que tu puisses le convaincre.
— Je lui montrerai qu'il y a d'autres moyens; il pourrait par exemple
l'envoyer en Ecosse.
— Tu seras bien fort si tu arrives à le persuader ! soupira Mme
Carraclough.
— N'importe, je trouve qu'il a raison d'essayer, dit Sam. A sa place
j'en ferais autant. Peut-être qu'avec l'appui de Miss Priscilla....
— En ce cas, déjeunons vite », dit sa femme.
Le rôti était un peu brûlé, les pommes de terre s'effritaient dans leur
plat, mais aucun d'eux n'y fit attention. Ils ne pouvaient penser qu'à la
tentative de Joe et se demandaient, le cœur serré, si elle avait des chances
de réussir.

*
**

Au château, le duc déjeunait pour la dernière fois en face du


professeur Okigashawa. Avec une politesse tout orientale, le Japonais le
remercia de son hospitalité et lui déclara qu'il n'oublierait jamais Greenall
Bridge.
« J'aurai d'ailleurs votre beau chien pour m'y faire penser, ajouta-t-il.
— Hum... oui... évidemment », fit le duc.
Depuis le matin, il se sentait mal à l'aise. Priscilla allait mieux, tout
danger était écarté, il aurait dû se sentir heureux — et pourtant il n'en était
rien. A la vérité, le duc n'avait pas la conscience tranquille.
Il n'avait pas osé annoncer à sa petite-fille la décision prise au sujet
de Lassie. Il savait trop bien qu'elle jetterait les hauts cris et le supplierait
de n'en rien faire. Peut-être pleurerait-elle; or, devant les larmes de
Priscilla, le duc perdait pied à tout coup. Mieux valait la mettre devant le
fait accompli : lorsqu'elle descendrait le lendemain, Lassie et son nouveau
maître seraient loin....

30
Cependant, le duc n'était pas satisfait. En regardant Okigashawa, il
lui trouvait soudain un air étrange. Ses travaux, en quoi consistaient-ils au
juste ? Le professeur lui avait raconté qu'il captait les ondes électriques
issues du cerveau pour les mesurer.... A première vue, cela paraissait
inoffensif, mais à supposer que les ondes ne lui donnassent pas tous les
renseignements voulus, ne serait-il pas tenté d'aller les chercher plus loin,
jusque dans le cerveau même ? Le duc avait prouvé sa bravoure sur les
champs de bataille, mais il avait horreur des opérations et des scalpels. Un
instant il imagina Lassie attachée sur une table, le crâne ouvert, des pinces
sortant de tous les côtés. L'idée lui fut si pénible qu'il frissonna.
« Vous avez froid, mon cher ? demanda le Japonais avec sollicitude.
— Moi ? Oh non, pas du tout. Je pensais... ou plutôt je ne pensais
rien. Cela ne vous arrive pas, à vous, de ne pas penser ?
— On a l'impression de ne pas penser, mais en réalité la fonction du
cerveau ne s'arrête jamais », déclara Okigashawa.
« II en sait trop long sur le cerveau ! pensa le duc. Malgré lui, il doit
toujours chercher à en apprendre davantage.... Jamais je ne serai tranquille
en sachant cette chienne entre ses mains. Je ne veux plus la voir, c'est
entendu, mais il y a des choses qu'un gentleman ne peut pas faire. Livrer
une bête à la vivisection pour s'en débarrasser me semble précisément une
de ces choses-là.... »
« Vous croyez toujours ne penser à rien ? demanda le Japonais.
— A rien, absolument », répondit le duc.
Pour la première fois, il éprouvait envers son invité un sentiment
d'antipathie. Malgré les efforts qu'il faisait pour se rassurer, il trouva son
café amer; il ne prêtait à la conversation qu'une oreille distraite. Il
s'apprêtait à monter voir Priscilla quand Mme Roberts vint lui dire que le
petit Carraclough le demandait.
« Le petit Carraclough ? Que me veut-il ?
— Je n'en sais rien, monsieur le duc. Je lui ai dit que vous ne le
recevriez probablement pas. »
Le duc fronça les sourcils, hésitant. Ce gamin, évidemment, venait le
supplier de garder Lassie. Il était bien décidé à ne pas céder, mais que
risquait-il à lui dire quelques, mots ?
« Faites-le entrer dans mon bureau, madame Roberts, je viens tout de
suite. »
Le pauvre Joe, en l'attendant, avait grande envie de tourner

31
«. Vous m'envoyez à la bergerie avec Lassie.

32
les talons; quand il entendit le « hum ! » du duc derrière la porte, il
eut l'impression qu'il allait défaillir. Puis il se rappela que le duc écoutait
toujours son père, parce que celui-ci lui parlait en face. Il se raidit et fit
appel à tout son courage. Heureusement, le duc ne lui laissa pas le temps
d'entamer la conversation.
« Tu viens me parler de Lassie, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur le duc, dit Joe.
— Je t'ai déjà dit hier que je ne voulais pas la garder. Tu sais que je
ne reviens pas sur ma parole.
— Ce n'est pas cela, monsieur le duc. Vous ne voulez plus de
Lassie; elle est à vous, c'est votre droit.... Mais vous ne pouvez pas la
donner pour servir à des expériences !
— Hum ! » Ce que disait Joe correspondait trop à la pensée du duc
pour qu'il n'en fût frappé. « Et comment sais-tu qu'elle doit servir à des
expériences ? demanda-t-il.
— C'est ce que fait le professeur, n'est-ce pas ?
— Il étudie les ondes cérébrales avec un appareil enregistreur; cela
n'a rien de dangereux. On le fait même sur les hommes.
— Mais comment être sûr qu'il s'arrêtera là ? demanda le pauvre
Joe. Les savants ne pensent jamais qu'à la science. Et un Japonais,
monsieur le duc ! Maman dit que dans une guerre il vaut mieux être tué
que d'être prisonnier des Jaunes.
— Ta mère n'en sait rien ! coupa le duc. D'abord le professeur
Okigashawa n'est pas un Jaune; c'est un de mes amis. En somme, que
voulais-tu me proposer ? demanda-t-il sur un ton radouci.
— Eh bien, je pensais..., puisque vous ne voulez plus de Lassie....
C'est sûr, vous ne voulez plus d'elle, n'est-ce pas ?
— Absolument sûr.
— En ce cas, vous pourriez peut-être l'envoyer très loin, en Ecosse,
par exemple. »
Le duc ricana.
« Merci ! Pour qu'elle fasse comme la dernière fois ! Je l'y ai déjà
envoyée, en Ecosse, tu l'oublies.... Elle s'est échappée, elle a traversé la
moitié du pays... et, en fin de compte, elle est revenue à Greenall Bridge ! »
Joe reste déconcerté. Ici, le duc avait raison : Lassie s'était échappée
une première fois, elle recommencerait sans doute.... Pourtant, Joe
s'enhardit du fait que le duc consentait à l'écouter : il n'en espérait pas
autant.
« Si vous l'envoyiez... dans une de vos bergeries, par exemple ?
suggéra-t-il. Les colleys sont de très bons bergers,

33
l'instituteur nous l'a dit. Je suis sûr que là-bas elle s'habituerait et ne
chercherait plus à partir.
— J'en suis beaucoup moins sûr que toi, rétorqua le duc. Je me
croirais tranquille, et au bout de plusieurs semaines ou de plusieurs mois,
que verrais-je ? Lassie installée devant le cottage! Non, non, je n'en courrai
pas le risque une seconde fois....
— Si vous n'aviez pas peur qu'elle s'en échappe, accepteriez-vous
d'envoyer Lassie à la bergerie ? demanda Joe.
—• Sans doute; ce n'est pas une mauvaise idée. Mais je ne veux pas
qu'elle revienne !
— Alors, je connais le moyen, dit Joe hardiment.
— Voyons-le un peu, ton moyen.
— Vous m'envoyez à la bergerie avec Lassie... simplement pour la
durée des vacances. Je pourrai rendre des services, aider les bergers....
Vous pensez bien, monsieur le duc, qu'avec moi elle ne cherchera pas à
s'enfuir ?
— A ce moment-là, certainement, mais après ?
— Après, elle sera habituée à la bergerie; elle y aura sa place avec
les moutons et les autres chiens. »
Le duc réfléchit. Au fond, la proposition de Joe le tentait : elle le
débarrassait de Lassie tout en libérant sa conscience. Mais le gamin
tiendrait-il jusqu'au bout ? Il le regarda avec plus d'attention.
« Tu sais qu'à la bergerie la vie est dure, presque sauvage ? dit-il. Les
bergers n'ont pas le temps de faire de petits plats comme ta mère.... Ils n'ont
pas de table, pas même de lit.... On ne peut leur parler, car ils sont muets
comme des carpes.
— Moi non plus, je ne suis pas bavard, dit Joe.
— Tu serais prêt à dormir sur la paille, à te nourrir de bouillie
d'avoine, à te lever et à te coucher avec le soleil ?
— Certainement. »
Le duc sourit. La crânerie du gamin lui plaisait. Après tout, pourquoi
ne pas essayer ?
« Eh bien, c'est entendu, dit-il. Garde-la, ta chienne, je vais
m'arranger avec le professeur. Mais tiens-toi prêt, j'ai un camion qui part
pour l'Ecosse dans deux jours, je veux qu'il vous emmène, toi et Lassie. Et
surtout, dis-toi bien que tu es responsable d'elle : si elle revenait, avec ou
sans toi, vous auriez tous les deux affaire à moi ! »
Joe se trouva dehors sans savoir comment. Il prit sa course vers le
cottage, tandis que le duc, soulagé, allait annoncer à Okigashawa son
nouveau projet.

34
— Que voulez-vous ? Il n'y a pas moyen de les séparer, ce garçon et
son chien ! expliqua-t-il.
— J'ai toujours pensé qu'au dernier moment vous ne me donneriez
pas Lassie, dit le Japonais.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que vous y tenez vous-même plus que vous ne voulez le
dire.
—' Je tiens à Lassie, moi ! »
Le duc était furieux. Mais il ne pouvait vraiment pas changer d'avis
pour la troisième fois depuis vingt-quatre heures....

*
**

Au cottage, on commença par se réjouir du succès remporté par Joe.


Mais à l'idée de voir son fils s'éloigner pour tout l'été, Mme Carraclough se
tourmenta.
« Dans ce pays perdu ! avec des gens qui ne' voient jamais personne !
— Il va avoir quatorze ans, ce n'est pas un bébé, dit Sam.
— Heureusement encore que j'ai fini de lui tricoter ce chandail
bleu ! dit Mme Carraclough. Avec son pantalon de velours, il aura chaud,
même là-haut. Il faudra aussi que je lui donne la grosse couverture grise. »
Sam Carraclough sourit. Puisque sa femme commençait à prévoir les
détails, elle avait déjà accepté l'idée du départ.
Joe, lui, était comme grisé par sa victoire. Mais le soir, une fois
couché, il commença à comprendre ce que sa décision signifiait pour lui.
Il avait fait tant de projets pour ces vacances ! Il devait s'occuper du
chenil avec son père, pêcher, se promener avec Miss Priscilla.... Elle lui
avait même promis de le laisser monter Speed.... Apprendre à monter à
cheval ! le rêve de toute sa vie !
Au lieu de cela, qu'avait-il délibérément choisi ? Le départ pour un
pays inconnu, la vie au milieu de gens qui ne le connaissaient pas, qui le
regarderaient peut-être comme un intrus....
Mais au moment où il allait s'apitoyer sur son propre sort, il se
souvint de ce qu'aurait pu être celui de Lassie. Du coup il ne regretta plus
rien. L'important était fait, le danger était passé : le professeur Okigashawa,
à l'heure qu'il était, roulait en wagon vers Londres.... Lassie ne servirait pas
à ses expériences.
Pour le reste, on aurait le temps d'aviser.

35
IV

VERS LE NORD

LE CAMION roulait maintenant à bonne allure, Lassie, installée entre


le conducteur et Joe sur le siège avant, semblait déjà habituée à ce nouveau
mode de locomotion comme si elle l'avait pratiqué toute sa vie.
La veille au soir, Joe s'était endormi tard, pensant à ce monde
inconnu dans lequel il allait vivre. Comment les bergers les accueilleraient-
ils, lui et Lassie ? La vie rude ne lui faisait pas peur, au contraire; ce qui
l'inquiétait, c'était le contact avec des étrangers qui n'avaient aucune raison,
en somme, d'éprouver pour lui de la sympathie. Il avait entendu dire que
les Ecossais n'aimaient pas les Anglais : était-ce vrai ? Si on parlait mal de
l'Angleterre, que répondrait-il ? Et lui, du moins, ne partait que pour deux
mois, mais Lassie qui devait rester à- la bergerie, comment s'en
arrangerait-elle ? Joe avait affirmé au duc quelle aimerait les moutons,
mais au fond il n'en était pas bien sûr....
« Ce qu'il faudrait, se disait-il, c'est que d'ici deux mois le duc ait
changé d'avis et me permette de la ramener à Greenall Bridge.... Ce n'est
pas impossible : il est si capricieux !... Oui, mais il est entêté aussi : il ne
veut jamais reconnaître qu'il a eu tort... Il faudrait que Priscilla s'en
mêlât.... Le fera-t-elle ? »
Quand la voiture arriva, Joe était prêt, vêtu du chandail bleu, ses
habits de rechange roulés dans la couverture grise qui, avec un sac à dos,
constituait tout son bagage. Il embrassa sa mère et sentit contre sa joue le
visage mouillé de Mme Carraclough.

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« Prends bien soin de toi, Joe ! » lui recommanda-t-elle.
Lassie était parfaitement heureuse. Une promenade avec Joe, que
pouvait-on souhaiter de mieux ? Le conducteur avait d'abord décidé de
la mettre à l'intérieur du camion, sur la paille. Mais dès qu'elle vit Joe
prendre place sur le siège, elle s'enleva d'un bond et s'installa à côté de
lui.
« A la bonne heure, elle sait ce qu'elle veut ! fit le conducteur en
riant. On m'avait bien dit que ce n'était pas un chien comme les autres....
Tiens, mets-la au milieu, entre nous; comme ça elle ne risquera pas de
tomber dans les virages. Attention seulement qu'elle ne me gêne pas
pour manœuvrer.... Non, c'est parfait....'Eh bien, en route! »
: Dès que le camion eut démarré, Joe sentit sa mélancolie fondre
comme par enchantement : l'attrait de l'aventure l'emportait sur tout le
reste. Son conducteur n'était pas beaucoup plus âgé que lui : dix-neuf ou
vingt ans à peine; sans doute était-il depuis peu au service du duc. Son
accent et ses manières dénotaient un homme du Sud; en effet, dès le
départ, plus bavard que ne l'étaient généralement les habitants de
Greenall Bridge, il apprit à Joe qu'il s'appelait Harry et venait du Devon,
« le plus beau comté de l'Angleterre », affirmait-il.
, Joe doutait qu'il existât en Angleterre une région plus belle que
son Yorkshire natal, mais il n'exprima pas son doute, de peur de
contrarier Harry. Celui-ci continua la conversation avec entrain :
« Tu vas à Glenmuir pour combien de temps ? demanda-t-il.
— Toutes les vacances », répondit Joe. Harry émit un petit
sifflement.
« Toutes les vacances ! Oh ! le duc te fera sans doute revenir
avant.... Il a le caractère difficile, mais il n'est pas méchant au fond.
— Ce n'est pas lui qui m'y force, c'est moi qui ai demandé à y
aller.
— Pas possible ! Tu es donc fou ?
— Pourquoi cela ? demanda Joe.
— On voit bien que tu n'as jamais vu de bergers. Ce ne sont pas
des hommes comme les autres : d'être toujours seuls, ça finit par les
rendre un peu dingos. Même entre eux, je suis sûr qu'ils n'échangent pas
trois mots dans la journée.... On peut essayer de causer avec eux, c'est
comme si on voulait causer avec des murs. Moi, si je passais deux mois
à Glenmuir, je reviendrais piqué, c'est certain ! »
Ne pas parler devait en effet être pour Harry une rude

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épreuve. Tout en conduisant son camion avec maestria, il raconta à
Joe toute sa vie. Son père voulait lui apprendre à mener les chevaux,
comme lui, mais il avait vite compris que l'avenir était à l'automobile;
c'est pourquoi il avait demandé à être mis en apprentissage chez un
mécanicien. Maintenant il gagnait bien sa vie; à Greenall Bridge il
conduisait le tracteur; il était capable de faire certaines réparations lui-
même, ce qui évitait des frais. « Ça ne te dit rien, à toi, les machines ?
demanda-t-il à Joe.
— Oh ! si ! répondit le jeune garçon avec conviction.
— Alors, regarde bien celle-ci, fit Harry en riant, parce qu'à
Glenmuir tu n'en verras pas d'autre jusqu'à ce que je vienne te chercher!»
Son ironie finissait par décourager le pauvre Joe, qui serra plus fort
le bras qu'il tenait autour de Lassie. La chienne leva la tête vers lui et lui
passa amicalement sa langue sur la joue.
Cendrant plusieurs heures, ils roulèrent à travers un paysage
familier, fait de landes et de plateaux; ça et là de petites fermes au toit
rouge égayaient la verdure. Puis soudain tout changea; les
agglomérations se rapprochèrent les unes des autres; la terre, les maisons
prirent une teinte noirâtre, comme autour de la mine de Greenall Bridge.
« Est-ce qu'il y a du charbon par ici aussi ? demanda le jeune
garçon.
— Encore bien plus qu'à Greenall Bridge ! répondit son
compagnon. L'endroit où nous nous arrêterons pour déjeuner est un
port d'exportation pour la houille. On en expédie tous les jours je ne sais
combien de milliers de tonnes. »
Ils traversèrent une grande ville que Joe trouva laide et sale. Puis
une large rivière apparut; tout le long de ses berges s'alignaient
d'énormes tas de charbon que des grues chargeaient sur des bateaux.
« Je connais une petite auberge sur le port, annonça Harry. En
déjeunant nous regarderons travailler les grues, c'est amusant. »
Joe était enchanté d'avoir un compagnon aussi jeune, capable de
s'intéresser aux mêmes choses que lui. Harry trouva bientôt son auberge;
il arrêta le camion et sauta à terre, suivi de Joe et de Lassie. Les deux
jeunes gens se mirent à rire en voyant que la chienne ne semblait pas
approuver leur choix : elle posait les pattes avec précaution sur le pavé
noirâtre et éternuait pour chasser la poussière de charbon qui lui
pénétrait dans les narines.
« Une vraie princesse, cette Lassie ! dit Harry. Ne t'inquiète

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La chienne lui passa amicalement sa langue sur la joue.

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pas, va, je connais l'endroit, tu auras tout de même une bonne
pâtée.... »
A l'auberge, en effet, la patronne s'extasia sur la beauté de la chienne.
« Viens donc voir ! cria-t-elle à son mari, toi qui aimes les chiens, je
suis sûre que tu n'as pas souvent vu un colley comme celui-là !
— Il n'est pas à vendre ? questionna l'homme. Moi qui
cherche justement un chien de garde....
— De toute façon, il ne serait pas dans nos prix, déclara la femme.
Mettez-vous à table, les garçons; je vais donner une écuelle d'eau au chien,
puis je lui ferai sa soupe pendant que vous commencerez à manger. »
Harry et Joe s'installèrent devant la fenêtre; on leur servit des œufs au
lard avec un grand bol de café. Tout en déjeunant, ils s'amusèrent à
regarder charger les bateaux. Puis Harry déclara qu'il fallait se remettre en
route s'ils voulaient arriver avant la nuit : en quittant Glenmuir il lui
faudrait encore deux bonnes heures pour arriver au château de Rudling qui
était le but de son voyage.
« Vous ne coucherez donc même pas ce soir à Glenmuir ? demanda
Joe.
— J'espère que non : répondit Harry. Je ne couche pas dans une
hutte quand je peux faire autrement. Je te laisserai avec les bergers et je
continuerai tout droit vers le nord.
— Ah ! » fit Joe un peu déçu.
Ils remontèrent en voiture. Au bout de quelque temps les usines se
raréfièrent, le pays devint moins noir. Des collines se succédaient, serrées
l'une contre l'autre comme les moutons d'un troupeau.
« C'est joli, par ici, dit Joe. Est-ce que 'c'est l'Ecosse ?
— Pas encore, mais nous y serons bientôt. »
C'était la première fois que Joe passait d'un pays dans un autre. Il fut
un peu surpris de constater que rien ne marquait la frontière : avant comme
après, le paysage était exactement le même. D'après ce 'qu'il avait lu, il ne
pensait pas que l'Angleterre et l'Ecosse se ressemblassent à ce point.
Naturellement, il garda ses réflexions pour lui; il aurait eu trop peur
que Harry se moquât de son ignorance. Harry, lui, était déjà allé plusieurs
fois en Ecosse; il trouvait que c'était un beau pays, mais les gens y étaient
trop réservés pour son goût.
« Dans le Sud, nous sommes plus gais, dit-il. Si tu voyais les fêtes,
chez moi ! »
Quand il entamait ce sujet, il ne s'arrêtait plus. Joe n'était même pas
obligé de lui donner la réplique; il en profitait pour regarder le paysage de

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tous ses yeux. Lassie somnolait, la tête appuyée sur les genoux de
son maître.
Plus loin, on traversa encore des villes. Le camion cahota sur de gros
pavés, l'atmosphère se chargea de poussière de charbon. On aurait pu
croire qu'on revenait en Angleterre.
« Ce sont les hauts fourneaux, expliqua Harry. Le jour, ce n'est rien,
mais si tu passais ici la nuit ! A voir ces énormes brasiers, on se croirait
dans les forges du diable ! »
Ils obliquèrent vers l'est, et de nouveau ce fut la campagne, une
campagne boisée mais déserte, où les villages se faisaient de plus en plus
rares.
« C'est comme cela, à Glenmuir ? demanda timidement Joe.
— Oh ! non, pas du tout, tu verras : là-bas c'est tout à fait sauvage. »
« Plus sauvage qu'ici ! » pensa Joe.
Au bout d'un moment, la fatigue aidant, il s'assoupit. Tout à coup un
choc l'éveilla en sursaut; ouvrant les yeux, il s'aperçut que le camion était
arrêté. Harry sautait à terre, proférant une bordée de jurons comme Joe n'en
avait jamais entendu.
« Qu'est-ce qui se passe ? demanda le jeune garçon.
— Nous avons crevé, pardi ! Sur une route comme celle-ci, on
pouvait s'y attendre.... C'est ça qui va nous faire gagner du temps ! Moi qui
voulais être à Glenmuir avant la nuit....
— Et nous n'y serons pas ?
— Ça m'étonnerait... Enfin, je vais toujours essayer. » Joe, à part lui,
souhaitait qu'on ne pût rattraper le temps
perdu; ainsi Harry coucherait à Glenmuir et Joe n'y serait pas seul
pour sa première nuit. A mesure que le soir tombait, il recommençait à
éprouver un peu de nostalgie.
Malgré tout, il descendit de voiture et se mit en devoir d'aider Harry.
Celui-ci avait rangé le camion au bord de la route et tirait du coffre les
outils dont il avait besoin.
« Cherche-moi une grosse pierre pour caler le cric », ordonna-t-il à
Joe.
Des pierres, ce n'était pas ce qui manquait.... Tout en roulant vers le
camion la plus grosse qu'il put trouver, Joe jeta un coup d'œil sur le
paysage qui l'entourait : à perte de vue des collines couvertes d'herbe rase,
semée, ça et là, d'énormes rochers et de grosses touffes de bruyères et
d'ajoncs. Pas un Village en vue, pas trace de passants ni d'animaux sur la
route ni sur les collines.

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« Ce n'est pas gai, ici ! murmura Joe.
— Tu ferais mieux de t'y habituer, ricana son compagnon. Ici, ça
commence à ressembler à Glenmuir.... »
Joe frissonna. Puis ses yeux se posèrent sur Lassie; elle avait sauté à
bas du camion, elle aussi, et, assise non loin des deux hommes, aspirait à
pleins poumons la brise du soir qui gonflait sa fourrure.
« Elle ne s'en fait pas, elle ! dit Harry avec humeur. C'est à cause
d'elle, pourtant, que nous sommes ici.... Si je n'avais pas été obligé de faire
le détour par Glenmuir, je serais monté tout droit à Rudling par la grande
route et je n'aurais pas crevé ! »
Le changement de roue prit plus longtemps que Harry ne le pensait;
quand il eut terminé, le soleil était déjà bas à l'horizon. Le jeune homme
rangea ses outils dans le coffre, puis regarda le ciel et haussa les épaules.
« Nous sommes encore loin de Glenmuir, n'est-ce pas ? questionna
Joe.
— C'est ce que j'étais en train de me dire. Et je n'ai pas envie de
rouler la nuit sans pneu de secours, surtout sur ces routes où il ne passe
jamais personne. Si nous crevions de nouveau, je me demande comment
nous nous en sortirions.
— Que faire, alors ? demanda Joe.

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— D'ici une heure nous arriverons au village de Lochan; il y a une
auberge. Je suis d'avis d'y passer la nuit; en arrivant je réparerai mon pneu
et demain matin nous pourrons partir tranquilles. Je te laisserai à Glenmuir
et j'arriverai au château pour déjeuner. »
Ils remontèrent et le camion démarra. A mesure que le soir baissait,
le pays prenait un aspect de plus en plus sauvage : toujours des landes, des
bruyères, des rochers. De temps à autre, un petit lac, reflétant les derniers
rayons du jour, avait l'air d'un bijou rosé serti dans la terre brune.
On ne voyait nulle part ni une maison,..ni une fumée, ni un être
vivant, quel qu'il fût. Harry lui-même se taisait, comme gagné par la
tristesse du paysage.
La nuit était presque tombée lorsqu'ils arrivèrent à Lochan. C'était un
groupe de maisons grises, au milieu desquelles l'auberge se distinguait par
des volets peints en vert et une branche de bruyère suspendue au-dessus de
la porte.
Harry arrêta le camion; les deux garçons mirent pied à terre et se
dirigèrent vers l'auberge. Lassie, arrêtée au milieu de la route, ne semblait
pas disposée à les suivre.
« Viens, Lassie ! appela Joe. Allons, viens, on va manger !
— On dirait qu'elle a peur, fit remarquer Harry. Est-ce qu'elle
est toujours farouche dans les endroits qu'elle ne connaît pas ?
— Mais non; vous avez vu comme ce matin elle faisait fête aux
patrons de l'auberge. Je ne sais pas ce qui lui prend.... Allons, viens,
Lassie ! » dit Joe en retournant sur ses pas et en la prenant par le collier.
La chienne se laissa faire, mais visiblement sans enthousiasme.
La salle de l'auberge était basse et enfumée; une longue table de
chêne en occupait le centre. De chaque côté, sur deux bancs de bois,
quelques hommes buvaient en fumant leur pipe.
« Entrez donc, les garçons », dit l'un d'eux, tandis qu'une jeune fille
aux nattes blondes sortait de la cuisine et s'avançait vers les voyageurs.
Un peu intimidés, les deux jeunes gens firent un pas en avant. Mais
cette fois encore Lassie, arc-boutée sur ses quatre pattes, tenta d'opposer
une résistance. Comme Joe impatienté tirait sur son collier, elle lui jeta un
regard suppliant, puis résista plus fort et montra les dents.
Comment son maître ne comprenait-il pas ? Parmi les hommes qui se
trouvaient là, il y en avait un qui représentait une menace. Cet homme —
le petit maigre, qui se tenait tout au bout de la table — Lassie l'avait connu
jadis. Elle ne se rappelait ni où ni comment, elle savait qu'il était mauvais,

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voilà tout. Son odeur, qu'elle percevait nettement parmi toutes les
odeurs humaines qui remplissaient la pièce, suffisait à la mettre en garde.
Elle se serait fait tuer plutôt que d'approcher de lui.
La jeune fille, heureusement, conduisit les voyageurs de l'autre côté,
près d'un vieil homme au visage tanné qui se recula pour leur faire place.
« Vous voulez manger ? leur demanda-t-elle.
— Oui, manger... et coucher aussi, dit Harry. Nous avons eu une
panne sur la route, et je ne veux pas continuer sans avoir réparé mon pneu.
— Vous allez loin ? » demanda leur voisin, dont les épais sourcils
blonds et les yeux bleus rappelaient ceux de la jeune fille. (C'était
évidemment son père et le propriétaire de l'auberge.)
« D'abord à cinquante ou soixante kilomètres d'ici — puis dans le
nord, au château de Rudling. »
Le petit homme maigre placé au bout de la table fit un geste et se
pencha en avant. Lassie poussa un grognement sourd.
« Tais-toi donc, Lassie ! » dit Joe.
Le vieil homme regarda la chienne. « C'est une belle bête que vous
avez là, dit-il, foi de Mac Bane ! Elle a l'air encore un peu sauvage; vous
venez de l'acheter, peut-être ?
— Non, dit Harry, elle appartient au duc de Rudling. Elle n'a pas
l'habitude de voyager, voilà tout. »
Joe, lui, se demandait ce qui arrivait à 1 Lassie. Pourquoi la chienne se
comportait-elle ainsi ? Pourvu qu'elle n'allât pas manifester la même
hostilité aux bergers de Glenmuir !
« Sers la soupe à ces garçons, Nell, dit l'aubergiste. Et n'oublie pas le
chien; il doit avoir faim, ce pauvre animal. »
Un autre des buveurs se pencha pour admirer Lassie.
« Ce n'est pas souvent qu'on trouve une bête comme celle-là, déclara-
t-il. On voit qu'elle sort d'un grand chenil; regardez-moi son poil, comme il
brille.... Venez donc voir ça, monsieur Gordon, vous qui vous y connaissez
en chiens. »
Le petit homme maigre, à qui il venait de s'adresser, fit mine de se
lever, puis se rassit. Mais à ce seul mouvement Lassie, grondant de
nouveau, montra les dents avec une hostilité si évidente que Joe la reprit au
collier.
« Je ne sais pas ce qu'elle a, balbutia-t-il, habituellement elle est très
douce....

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— C'est le voyage, affirma péremptoirement Harry. Je sais ce que
c'est; un jour j'ai ramené un chien de Rudling à Greenall Bridge; cette
pauvre bête était tellement affolée que j'ai dû l'attacher dans le camion; elle
aurait sauté sur la route.
— Oui, c'est certainement cela », approuva le vieux Mac Bane.
Cependant il ne paraissait pas convaincu. Joe l'était moins encore.
Lassie, il en était sûr, ne se fût pas comportée ainsi sans raison.
De toute évidence, c'était à ce petit homme maigre qu'elle en voulait.
Mais pourquoi ? Le plus singulier était que le visage de cet homme, à Joe
aussi, rappelait quelque chose.... Dans la pénombre de la salle, il le
distinguait mal, mais il aurait juré qu'il ne le voyait pas pour la première
fois.
« J'allume la lampe, père ? » demanda Nell.
Mac Bane hésita. En bon Ecossais, il était économe; pourquoi
dépenser du pétrole quand on n'y est pas absolument obligé ?
« Les messieurs n'y verront pas pour manger la soupe, insista la
jeune fille.
— Bon ! » soupira Mac Bane. « Sers-les d'abord, tu allumeras
après », ajouta-t-il pour gagner quelques minutes.
Nell posa devant les voyageurs deux bols de soupe, puis alla
chercher un tison à la cuisine et s'avança vers la suspension accrochée au
centre de la salle. Joe voulait profiter de la lumière pour mieux regarder le
petit homme maigre et essayer de le reconnaître. Mais, au moment précis
où la lampe s'allumait, celui-ci se leva, de sorte que son visage se trouva de
nouveau dans l'ombre.
« Vous allez déjà vous coucher, monsieur Gordon ? demanda
l'aubergiste.
— Oui, dit l'homme, je pars tôt demain matin.
— Une affaire de grains, comme toujours ?
— Comme toujours. Allons, bonsoir. »
II se dirigea vers la porte, en faisant un détour pour ne pas passer
près de Lassie, mais personne, sauf Joe, ne remarqua la manœuvre.
Joe avait tressailli. Cette voix aussi, il était sûr de l'avoir déjà
entendue.... Mais où ? Il avait beau se creuser la tête, il ne retrouvait pas de
Gordon dans sa mémoire. Un fournisseur du château, peut-être : d'après ce
qu'il venait de dire l'homme devait être marchand de grains....
Mais pourquoi Lassie le haïssait-elle de la sorte ?

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Joe avait tressailli.

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A peine l'homme sorti, Joe sentit, contre sa jambe, le corps de la
chienne se détendre; elle restait en alerte, mais le danger s'était éloigné.
Elle mangea de bon appétit la pâtée et but l'eau que Nell lui apporta
dans une écuelle. Les hommes, qui avaient fini de boire, s'approchèrent
d'elle pour la caresser; elle se laissa faire sans mot dire, avec l'air de
majesté condescendante qui lui était coutumier.
« Maintenant qu'elle a mangé, elle s'apprivoise, dit l'un d'eux. La
magnifique bête ! C'est vous qui la soignez ? demanda-t-il à Joe.
— Oui, c'est lui, et je vous assure qu'elle le connaît ! renchérit
Harry, qui, sa faim apaisée, retrouvait son entrain habituel. Savez-vous
qu'une fois, pour le retrouver, elle a fait toute seule plus de six cents
kilomètres à pied... je veux dire à pattes ! depuis le château de Rudling
jusqu'à Greenall Bridge....
— Toute seule ? répéta un des hommes d'un air de doute.
— Toute seule, parfaitement ! On l'avait emmenée en voiture,
comme aujourd'hui, mais sans Joe; alors elle n'a pas voulu rester et
elle s'est sauvée.... Et elle ne s'est pas trompée de chemin ! »
Le vieux Mac Bane retira sa pipe de sa bouche. « Attendez un peu....
Quand donc a-t-elle fait cela ? demanda t-il.
— Il y aura deux ans à l'automne, répondit Joe.
— Ça, c'est trop fort ! dit Mac Bane. Parce que cet automne-là,
justement, je promenais un peintre — M. Freeth, tu te rappelles, Nell ?
Nous étions en bateau sur le lac quand nous avons vu un chien que je ne
connaissais pas, un grand colley comme le vôtre.... Il filait tout droit vers la
rive, puis en voyant qu'il ne pouvait pas traverser, il a cherché à faire le
tour.... Si c'était celui-ci, hein ? Et vous dites qu'il allait vous retrouver en
Angleterre ?
— Mais oui, dit Joe.
— Ah bien, répéta Mac Bane, ah bien, pour un chien, c'est un
chien.... Tu entends, Nell ? Il faudra que je raconte ça demain à tout le
village. Pour le moment, vous voulez vous coucher, je pense, mes garçons?
— J'aurais voulu d'abord réparer mon pneu, dit Harry.
— Je ne vous le conseille pas ce soir; demain matin vous y verrez
beaucoup mieux », dit Mac Bane qui pensait à économiser sa lampe.
Harry céda d'autant plus aisément qu'il tombait de sommeil.
L'unique chambre de l'hôtel étant occupée par M. Gordon, on installa
les deux jeunes gens sur le foin, dans la grange; ils s'y endormirent bientôt
d'un profond sommeil, Lassie roulée en boule contre le flanc de Joe.
Ils avaient décidé de se lever à l'aube : Joe s'était promis, pendant
que Harry réparerait son pneu, d'essayer de voir de plus près le petit

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homme maigre que Lassie détestait si étrangement. Mais il faisait encore
nuit noire quand il fut réveillé par la chienne qui donnait des signes
d'inquiétude. La cherchant à tâtons dans l'obscurité, il constata qu'elle
n'était plus couchée, mais assise; un grondement bas sortait de sa gorge.
Prêtant l'oreille, le jeune garçon entendit un bruit léger dans la cour
de l'auberge. Il se traîna à plat ventre vers l'ouverture par laquelle on
déchargeait le foin et jeta un coup d'œil au-dehors. La porte de la maison
était ouverte, un homme descendit à pas de loup, portant une lanterne, et
s'avança vers le portail de la cour. Le flair de Lassie ne l'avait pas trompée;
l'homme, bien reconnaissable à sa silhouette que découpait la lueur de la
lanterne, était Gordon.
« Il part avant nous.... Chercherait-il à éviter que nous le voyions ? »
se demanda Joe.
Harry, heureusement, n'avait pas prononcé le nom de Glen-muir.
D'ailleurs, il n'y avait pas de champs à la bergerie : un marchand de grains
n'avait rien à y faire....
Car Joe, se fiant à l'instinct de Lassie plus encore qu'à son intuition
vague, préférait ne pas retrouver cet homme sur son chemin.

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V

LE PAYS DU SILENCE

IAN MACFIE, le plus âgé des trois bergers de Glenmuir, sortit de la


cabane où ses camarades et lui passaient la nuit. Enveloppé de sa
houppelande, il avait l'air, avec sa barbe blanche et ses yeux bleus
transparents, d'un Père Noël débonnaire. Lentement, il s'approcha du foyer
formé de deux pierres plates et tira de sa poche deux silex qu'il frappa
délicatement l'un contre l'autre. Bientôt la flamme crépita joyeusement
sous la marmite où cuisait la bouillie d'avoine du déjeuner.
Les moutons dormaient encore, serrés laine contre laine pour éviter le
froid de la nuit, toujours vif au nord de l'Ecosse. Dans un hangar fermé, au
bout de l'enclos, se trouvaient les brebis avec leurs agneaux nouveau-nés.
Les cinq chiens, en apercevant lan, vinrent se grouper autour de lui
pour recevoir leur ration matinale. Le vieux berger la leur distribua sans
parler, mais en veillant à ce qu'il n'y eût pas d'injustice. L'un d'eux surtout,
Billy, un grand colley brun, semblait enclin à s'adjuger plus que sa part,
mais un claquement de langue de lan le rappelait bientôt à l'ordre.
Les deux autres bergers sortirent à leur tour de la cabane; le premier
était barbu comme lan; le second qui pouvait passer pour jeune, n'ayant
guère dépassé la cinquantaine, avait le visage rasé, mais également grave et

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impassible. Sans échanger un mot, tous trois s'assirent sur des pierres
plates autour du foyer et commencèrent à manger leur bouillie.
Lorsqu'ils eurent fini, Sandy, le benjamin, ouvrit enfin la conversation.
« Ils ne sont pas là », dit-il.
lan fit « non » de la tête.
« Ils arriveront peut-être ce matin. »
Même signe, affirmatif cette fois.
« S'ils ne venaient pas du tout, ce serait mieux. » grogna Dan, le
troisième berger, en se levant pour partir.
« Où allez-vous aujourd'hui ? » demanda lan.
Dan désigna un point de l'horizon.
« La Pierre Levée ? »
Le berger inclina la tête.
« Moi, près du lac », dit Sandy.
Au mot de lac, lan parut s'animer.
« Il y aura des champignons », prononça-t-il.
Sandy acquiesça d'un geste, puis appela deux des chiens et commença
à rassembler ses moutons. Dan attendit que le premier troupeau fût sorti de
l'enclos, après quoi il réunit le sien et se mit en route à son tour. Resté seul,
lan rangea les écuelles du déjeuner, puis alla s'acquitter de sa tâche, qui
consistait à soigner les brebis et les agneaux.
Tandis qu'il était dans le hangar, un bruit de moteur se fit entendre sur
la route; Billy, le colley brun, qui était resté avec lui, se mit à aboyer avec
violence. lan n'en acheva pas moins ce qu'il faisait; rien au monde ne valait
la peine qu'on se dérangeât de son travail.
Quand il sortit du hangar, un camion était arrêté devant l'enclos; deux
jeunes gens, escortés d'un colley blanc et feu, sautaient à terre. lan,
lentement, s'avança à la rencontre des arrivants.
Billy, le poil hérissé, regardait d'un air furieux ce chien inconnu, cet
intrus qui se permettait de poser les pattes sur son domaine. Lassie, pour lui
prouver qu'elle ne le craignait pas, lui montra les dents.
« Paix, Lassie ! » ordonna Joe.
Harry, très à l'aise, s'approcha du vieux berger et lui tendit la main. lan
la serra sans mot dire, tout en jetant un regard perçant de ses yeux bleus
vers Joe, qui se tenait derrière son compagnon.
« Nous sommes en Retard, hein ? dit le jeune chauffeur avec
désinvolture. C'est que nous avons été obligés de coucher à Lochan : nous
avons crevé en route. Un accident qui ne risque pas de vous arriver »,
ajouta-t-il en riant.

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lan ne répondit pas; il regardait toujours Joe, qui s'avança et tendit la
main à son tour.
« Ugh ! » fit le vieillard. C'était moins une parole qu'un grognement,
mais Joe comprit que ce grognement voulait être aimable, et serra
cordialement les doigts noueux du berger.
« Vous ne vous êtes pas inquiété ? continuait Harry. C'est qu'il n'y a
pas moyen de vous avertir, dans votre bled ! Nous sommes partis ce matin
aussi tôt que nous avons pu, mais il fallait que je répare.... C'est ennuyeux,
parce que je ne m'arrête pas ici, moi, je vais à Rudling, au château.... »
Sans prêter la moindre attention au jeune chauffeur, lan se tourna vers
Joe.
« Tu as mangé ? articula-t-il avec lenteur.
— Oui, dit Joe, avant de quitter l'auberge.
— Ugh ! » fit le vieux berger.
Harry jeta un coup d'œil à Joe. « Vous voyez, avait-il l'air de dire, je
vous avais prévenu, que voulez-vous tirer de ces gens-là ? »
II se dirigea vers le camion et commença à décharger les affaires de
son camarade : la couverture grise avec les vêtements, puis le sac. « Où va-
t-il coucher ? » demanda-t-il à lan.
Celui-ci, sans répondre, se dirigea vers la cabane et ouvrit la porte.
Chacun des angles était occupé par un tas de paille; trois de ces tas,
évidemment, servaient de lits aux bergers. lan désigna du doigt le
quatrième, sur lequel Harry laissa tomber ses paquets.
« Et voilà ! dit le jeune homme à Joe. Ça me fait quelque chose de te
laisser, mais je suis obligé de filer tout de suite. »
Joe le reconduisit jusqu'au camion; Harry sauta sur le siège et remit le
moteur en marche, puis fit un petit signe de la main.
« J'espère que tu survivras, dit-il en manière d'encouragement. Moi,
rien que de les voir, j'en ai la chair de poule. »
Joe ne partageait pas son avis. Le berger n'était pas bavard, c'était vrai,
mais il avait un bon visage honnête et ouvert, auquel toutes ses rides
n'arrivaient pas à donner une expression morose. Ses petits yeux bleus,
comme les lacs épars dans la lande, semblaient concentrer toute la lumière
du soleil.
« Je crois que je l'aimerai », pensait le jeune garçon en revenant vers la
cabane.
« Est-ce que je peux vous aider ? » demanda-t-il à lan.
Celui-ci secoua négativement la tête.

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« II faut me dire ce que je dois faire, insista Joe. Ma chienne gardera
les moutons, mais moi non plus je ne veux pas être inutile. D'ailleurs, je
m'ennuierais, si je ne faisais rien. Je pense qu'à cette heure-ci les troupeaux
sont déjà dehors ? »
lan fit signe à Joe de le suivre et se dirigea vers le hangar. La porte
ouverte, le jeune garçon aperçut une trentaine de brebis, chacune flanquée
d'un agneau pareil à une grosse boule de laine blanche.
« Qu'ils sont mignons ! s'écria-t-il. Est-ce qu'on peut les caresser ? »
II s'agenouilla et prit un des agneaux dans ses bras; la petite bête,
aussitôt, essaya de téter un des boutons de sa veste.
« II me prend pour sa mère, regardez ! » s'écria Joe en riant.
Se retournant, il aperçut dans l'embrasure de la porte le vieux lan qui
souriait, appuyé sur un bâton.
Le berger avait beau ne plus avoir une seule dent, son sourire était
extraordinairernent gai et jeune. Joe sentit que désormais sans qu'il fût
besoin de paroles, la glace était rompue entre eux.
Il n'en était pas de même dans l'enclos, où, restant à distance
respectueuse l'un de l'autre, Lassie et Billy s'examinaient mutuellement
sans aucune sympathie. Lassie, sachant qu'elle n'était pas chez elle, ne
manifestait pas ses sentiments, mais la proximité du "colley brun ne lui
disait rien qui vaille.
Quant à Billy, il était tout simplement furieux. Que venait-elle faire là,
cette inconnue ? On n'avait pas l'habitude, à la bergerie, de recevoir des
visites. S'il avait pu s'approcher d'elle par-derrière et lui donner un bon
coup de dent, il l'aurait fait sans hésiter. Mais il n'osait pas, à cause de lan
dont le bâton avait vite fait de couper court à une querelle.
En sortant du hangar, Joe trouva le berger en train d'examiner Lassie.
« Beau chien », dit lan en hochant la tête. Puis, comme avec un effort :
« Pourquoi êtes-vous ici tous les deux ? » interrogea-t-il.
Joe, se sentant en confiance, raconta toute l'histoire. lan l'écoutait en
silence, appuyé sur son bâton. En arrivant au moment où il avait décidé de
venir à Glenmuir avec Lassie, la voix du jeune garçon se troubla un peu. A
sa grande surprise, il s'aperçut que lan, lui aussi, semblait ému.
Ne connaissant rien de la vie du berger, Joe ne pouvait pas
comprendre. Mais lan n'avait pas toujours vécu dans ce désert; tout jeune,
il s'occupait du bétail dans une ferme, il s'était marié et avait eu deux
enfants. Une épidémie lui ayant ôté d'un coup toute sa famille, il avait senti
qu'il ne pouvait plus supporter le contact

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des hommes et avait préféré vivre dans la lande avec ses moutons.
La vue de Joe ravivait pour lui bien des souvenirs, à la fois doux et
pénibles. Et à entendre le jeune garçon lui parler aussi ouvertement,
comme à un vieil ami, il sentait une émotion étrange gonfler sa poitrine. Il
aurait voulu lui souhaiter la bienvenue, lui dire un mot d'amitié.
Mais, quand on n'a pas parlé pendant cinquante ans, il est difficile de
recommencer en cinq minutes. lan se contenta de pousser un petit soupir et
se pencha pour caresser Lassie.
Billy, qui se tenait près d'eux, grogna en regardant la chienne.
« II est jaloux ? demanda Joe. Attendez, je vais le caresser, lui aussi,
pour lui montrer qu'on ne fait pas de différence. »
Mais quand le jeune garçon s'avança vers Billy, celui-ci se déroba. Il
était clair que le maître de Lassie ne possédait pas sa sympathie. Joe voulut
insister; Billy montra les dents.
« Prends garde, Billy ! » dit lan en menaçant le chien de son bâton.
Joe se demandait ce que les bergers pouvaient bien faire toute la
journée. Sans qu'il eût posé la question, lan lui fournit la réponse en allant
chercher une brassée de gros joncs avec lesquels il

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commença à tresser une nasse.
« Voulez-vous m'apprendre ? » demanda Joe.
lan lui plaça quelques joncs en étoile dans les mains, puis commença à
tresser lui-même très lentement, pour que le jeune garçon le regardât faire.
Il ne prononçait pas un mot, se bornant à secouer la tête quand Joe ne s'y
prenait pas comme il faut.
« Harry avait raison, pensa le jeune garçon, on n'est pas communicatif,
à la bergerie ! »
Au bout de deux heures environ, lan se leva et alla chercher une
écuelle de lait de brebis qu'il plaça devant Joe avec une galette d'avoine.
C'était évidemment tout ce qu'il y aurait pour déjeuner. Lassie reçut pour sa
part des débris de galette arrosés de lait et d'eau; comme toujours, elle
regarda son maître avant de manger et, sur un signe de lui, attaqua sa pâtée.
« Bon, cela ! » approuva lan.
La chienne trouvait bien que cette soupe n'avait pas le bon goût de
viande et de graisse auquel elle était accoutumée, mais elle avait faim et
après tout ce n'était pas mauvais quand même. Exactement ce que pensait
Joe au même instant, en trempant sa galette dans l’écuelle comme il le
voyait faire au berger.
« Si vous savez de quel côté sont les moutons, proposa-t-il à lan après
le repas, je pourrais aller les chercher et aider à les ramener avec Lassie. »
lan fit un effort pour parler.
« Sandy est près du lac », dit-il en désignant des bouleaux qu'on
apercevait dans le lointain. Puis il entra dans la cabane et en sortit avec un
panier qu'il tendit à Joe.
« Pour les champignons », expliqua-t-il.
Joe le remercia, appela Lassie et se mit en route. Il était heureux de
prendre un peu de mouvement après ces longues heures d'immobilité. Le
paysage était austère, mais grandiose. Joe commença à gravir la colline à
laquelle la bergerie était adossée; du sommet, on découvrait la lande
immense, faite de rochers et d'herbe rase, avec de petits lacs .entourés de
bouleaux. Sur la gauche, une autre colline était couronnée d'un château en
ruine; autrefois, des hommes avaient donc habité ici ! Plus loin, près du
lac, Joe distingua une niasse blanche qui semblait se mouvoir dans la
lande.
« C'est le troupeau de Sandy, murmura-t-il. Viens, Lassie ! »
Il dévala la pente en courant, suivi de la chienne qui bondissait
joyeusement dans la bruyère.

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Le lac était loin; il leur fallut une bonne heure avant d'arriver près du
troupeau. Comme ils approchaient, deux chiens, un bâtard jaune et un
griffon, se précipitèrent au-devant d'eux en aboyant de toutes leurs forces.
« Bonnie ! Hops ! » appela le berger.
Lassie, comme toujours, se tenait sur la défensive. Elle ne s'étonnait
pas que ces chiens lui fussent hostiles; à Greenall Bridge ne regardait-elle
pas de la même façon tous ceux qui, passant sur la route, se hasardaient à
franchir la barrière du cottage ?
Mais, ce qui la bouleversait, c'étaient les moutons. Jamais elle n'en
avait vu autant, rassemblés et broutant de compagnie. Et soudain ce
troupeau réveillait dans sa cervelle de chien civilisé on ne sait quel instinct
ancestral de bergère; au milieu d'eux elle se sentait heureuse, comme une
bête qui se retrouve dans son élément.
Elle regarda Joe pour voir ce qu'il allait faire; il se dirigeait vers le
berger et lui tendait la main.
« C'est moi Joe, dit-il, et voilà ma chienne Lassie.
— Un beau chien ! dit Sandy avec conviction.
— J'espère qu'elle s'entendra avec les vôtres. D'ordinaire, elle est très
gentille, affirma Joe. Mais qu'est-ce qu'elle fait ? » ajouta-t-il avec surprise.
Un des moutons s'était écarté du troupeau et s'avançait en broutant
vers la rive du lac, Lassie, plus prompte que Bonnie, s'élançait pour lui
barrer la route. Elle se plaça entre l'imprudent et la berge, puis, mordillant
les jambes du mouton, l'obligea à reprendre la direction du troupeau.
« C'est une vraie bergère ! » dit Sandy qui regardait la chienne avec
une admiration évidente.
« Mais je rie comprends pas,... elle n'a jamais gardé de moutons....
— Ça ne fait rien; ils ont ça dans le sang », dit le berger. Joe se
réjouissait déjà de voir Lassie s'adapter aussi vite.
Mais Bonnie et Hops n'étaient pas du même avis. En voyant
l'étrangère ramener le mouton, ils jugèrent que cette intruse s'occupait de
ce qui ne la regardait pas. D'un commun accord, ils l'encerclèrent : Bonnie
se glissa entre elle et le mouton et la repoussa, tandis que Hops ramenait
l'égaré vers le troupeau en lui mordillant les jambes comme l'avait fait
Lassie.
« Ils sont jaloux, pensa Joe. Mais comme c'est merveilleux qu'elle
sache garder les moutons sans avoir jamais appris ! »
La sympathie que Sandy éprouvait pour Lassie rejaillissait sur Joe;
déjà le berger était presque disposé à regarder le jeune garçon comme un
des leurs. Sandy n'était pas comme lan, il s'était toujours occupé de

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moutons; tout petit, déjà, il trottait avec son père derrière le troupeau,
encourageant le chien de la voix et le remplaçant à l'occasion.
Il montra à Joe son panier, dans lequel se trouvaient déjà quelques
champignons, puis désigna de la main les bouleaux qui s'élevaient de
l'autre côté du lac. Joe comprit que là-bas ils en découvriraient
certainement d'autres. En effet, au bout d'un moment, les deux paniers
étaient pleins.
« Nous les mangerons pour souper, dit Joe. Est-ce toujours lan qui fait
la cuisine ?
—- Toujours », dit Sandy.
Le soleil baissait, il était temps de regagner la bergerie. Chemin
faisant, Joe demanda à Sandy s'ils restaient à Glenmuir même pendant
l'hiver.
« Oh oui ! dit Sandy.
— Vous n'avez pas froid ?
— On allume du feu.
— Mais que faites-vous toute la soirée quand la nuit tombe très tôt ?
— On se couche.
— A quelle heure ? »
Pour Sandy, les heures d'horloge ne signifiaient pas grand-chose; il
réfléchit un instant et répondit :
« Quand le feu s'éteint. »
Joe voulait poser encore une question, qui le préoccupait depuis son
arrivée. Comment faisaient les bergers pour communiquer avec le reste du
monde ? Comment avaient-ils appris, par exemple, que le duc l'envoyait à
Glenmuir ?
Il posa la question à Sandy, qui expliqua :
« Au village il y a la poste. Quand on a quelque chose à nous dire, on
écrit une lettre; le directeur de la poste allume un feu le soir et nous allons
chercher ce qu'on a écrit.
— Et si c'est vous qui avez quelque chose à dire ? »
Sandy parut .surpris : qu'auraient-ils pu avoir à dire, eux ? Quand le
duc voulait vendre des moutons, il les envoyait chercher; il envoyait aussi
récolter la laine après la tonte. En dehors de cela, personne ne s'occupait
des bergers.
« Je me demande, dit Joe, comment j'aurai des nouvelles de mes
parents.
— Tu sais lire ? demanda Sandy.
— Naturellement ! A mon âge !

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— Moi je ne sais pas, dit le berger, mais lan sait; c'est lui qui lit les
lettres.
— Et Dan ?
— Dan a appris, mais il a oublié. »
Ils avaient quitté le bord du lac et suivaient maintenant un chemin
tracé à travers la lande. A un moment le chemin bifurqua; l'un des tronçons
allait tout droit vers le château en ruine que Joe avait déjà remarqué; l'autre
serpentait entre les collines. Sandy, aidé par les chiens, poussa les moutons
vers ce dernier. Lassie profitait de ce que les deux autres étaient occupés
pour s'en donner à cœur joie.
« Est-ce que l'autre chemin ne serait pas plus court ? » demanda Joe.
Le berger parut mal à l'aise.
« II ne faut pas passer par là, dit-il.
— Pourquoi donc ?
. — A cause du château.
— Qu'a-t-il donc, ce château ? On n'a pas le droit d'en approcher ? Il
appartient à quelqu'un ?
— Non, à personne,... à personne de vivant », dit Sandy en baissant la
voix.

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Il n'avait pas envie de continuer la conversation. Mais c'était mal
connaître la curiosité d'un garçon de treize ans. « Alors ?... insista Joe.
— Alors.... Hops ! Bonnie ! allons, vite ! »
Les chiens poussèrent le troupeau en avant, Sandy pressait le pas,
comme s'il avait hâte de quitter ces parages. Il houspillait ses chiens, qui
harcelaient les moutons; le martèlement des pas du troupeau faisait comme
un bruit de pluie sur la terre sèche. Quand ils se furent un peu éloignés, le
berger reprit son allure paisible.
« Je voudrais savoir... pour le château, insista Joe.
— On te le dira, promit Sandy. Mais pas maintenant, pas ici. »
Joe se retourna : le château, en effet, semblait sinistre au soleil
couchant, avec ses trois pans de mur écroulés dressant leurs ombres contre
le ciel rouge.
A Glenmuir, ils trouvèrent Dan qui venait de ramener son troupeau.
On fit entrer toutes les bêtes, puis on ferma l'entrée de l'enclos au moyen de
gros fagots d'épines.
« Pourquoi fermez-vous ainsi ? demanda Joe. Craignez-vous que les
moutons se sauvent, ou bien qu'on vous en prenne ?
— On ne sait pas, dit Dan. Des moutons, on peut les prendre.
— Mais qui ? Puisqu'il n'y a personne :
— Personne de vivant », dit Saridy pour la seconde fois. Joe se
rappela le château; maintenant il n'était plus bien
sûr d'avoir envie de connaître cette histoire. Avec la tombée de la nuit,
cette lande sauvage prenait un aspect quelque peu terrifiant. A ce moment
il eût bien préféré être avec ses parents à Greenall Bridge —• ou même à
Lochan, comme la veille, avec l'irritant mais sociable Harry....
En silence, avec leurs gestes lents, les bergers faisaient les préparatifs
du souper. lan avait allumé le feu; Sandy et Dan nettoyaient les
champignons et les coupaient en morceaux dans une terrine. Joe prit un
couteau pour les aider. Puis lan plaça la poêle sur le feu; une bonne odeur
de lard grillé se répandit dans l'air. Le berger y jeta les champignons et
commença à les tourner avec un bâton écorcé qui servait de cuiller.
Quand ce fut prêt, on s'assit autour du feu; lan distribua les écuelles et
chacun commença à manger sans mot dire. On n'avait pas allumé de
lampe: les bergers n'en possédaient pas. Une grosse lanterne à chandelle de
suif, accrochée dans la cabane, leur suffisait dans les cas très rares où un
mouton avait besoin d'eux pendant la nuit.
Heureusement, Joe avait faim; les champignons étaient délicieux, et à
treize ans l'appétit l'emporte facilement sur tout le reste.

58
VI

LASSIE S'IMPOSE

CHAQUE SOIR, pendant le souper, les chiens se rapprochaient et


faisaient cercle autour des quatre hommes, attendant leur part du repas.
Lassie se tenait tout près de Joe, la tête appuyée sur ses genoux, mais il
avait soin de ne rien lui donner, pour ne pas faire de jaloux.
Depuis huit jours qu'ils étaient arrivés, le jeune garçon se sentait
parfaitement heureux. La vie à Glenmuir l'enchantait; il aimait tout ce qui
l'entourait : les moutons, le paysage sauvage et harmonieux, l'air pur des
Hautes Terres. Le silence de ses compagnons ne lui pesait pas; il les
appréciait davantage de jour en jour, surtout lan et Sandy.
La seule chose qui le préoccupât, c'était Lassie. Elle aussi aurait pu
être heureuse à Glenmuir, si on l'avait laissée vivre comme ses ancêtres, en
véritable chien de berger. Mais ses congénères ne le permettaient pas. Dès
le second jour, lorsqu'elle avait voulu aider Bonnie et Hops à ramener le
troupeau de Sandy, les deux chiens ne s'étaient pas bornés à manifester leur
jalousie comme la première fois, ils s'étaient jetés sur elle et Sandy avait dû
intervenir.
« Ils ne veulent pas. Je ne peux pas les forcer, avait-il dit.
— Mais pourquoi ?... demanda Joe.
— Je ne sais pas. Personne n'en sait rien. »
Le vieux lan, lui, savait. Depuis l'arrivée de Billy à la bergerie, trois
mois plus tôt, les chiens considéraient celui-ci comme leur chef. Or Billy,

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dès le premier jour, avait détesté Lassie, peut-être parce qu'elle était
la seule qu'il pût considérer comme une rivale. Les autres suivaient Billy,
voilà tout.
Ils n'étaient pas les seuls; Dan, qui avait une préférence pour le
colley brun (il demandait toujours à lan de le lui donner comme chien de
troupeau), prenait également Lassie en grippe, lan n'essayait pas de le faire
changer d'avis : il savait que le cœur des hommes et celui des animaux sont
des instruments délicats, que l'on ne peut toucher sans risquer de les
fausser pour toujours.
Il songeait à tout cela pendant le souper, en regardant Joe et Lassie.
Tout à coup Billy, qui se trouvait derrière la chienne, la poussa pour
prendre sa place. Lassie, peu disposée à lui céder, résista et grogna
sourdement. Le grand colley brun grogna aussi.
« Paix, Billy ! » ordonna le vieux lan.
Joe passa un bras autour du cou de Lassie : le poil de la chienne était
hérissé, ses muscles tendus.
« Tais-toi, ma Lassie, tais-toi, murmura-t-il. Ils ne te connaissent pas
encore, mais ce seront de bons amis, tu verras. »
Le vieux lan hocha la tête. « Non, pensait-il, entre ces deux-là, il y a
quelque chose qui ne va pas.... Deux belles bêtes, pourtant, quoique Lassie
soit encore plus fine et plus racée.... »
Tandis qu'il songeait, la soirée s'était avancée; il faisait maintenant
presque noir. Le feu s'éteignait peu à peu; on ne voyait plus que les pipes
des trois bergers qui brillaient dans l'obscurité.
« J'ai vu de la lumière, ce soir », dit Sandy en regardant vers la
colline.
Dan tourna la tête et regarda.
« IL n'y en a plus », dit-il.
Joe crut qu'ils parlaient de la lune. « Mais ce n'est pas le moment !
dit-il étonné. La nouvelle lune n'a lieu que dans plusieurs jours....
— Non, dit Sandy, pas la lune.
— Quoi donc, alors ?
— Le château.
— Le château en ruine ? Mais comment y aurait-il de la lumière,
puisque personne n'y habite ?
— Personne de vivant », dit le vieux lan à son tour. C'était la
troisième fois que Joe entendait cette réponse. Il
se rappela l'étrange attitude de Sandy, le soir de son arrivée, et sentit
un frisson lui courir le long de l'échiné. « Tu lui as raconté l'histoire ?
demanda Dan.

60
— Pas encore, dit Sandy.
— lan devrait... peut-être....
— Ugh ! » fit lan en retirant sa pipe de sa bouche.
Les deux autres comprirent qu'il allait parler et se rapprochèrent. Ils
connaissaient l'histoire par cœur, mais, au moment de l'entendre, ils
éprouvaient toujours la même émotion. C'est que le vieux lan, le taciturne,
pouvait quand il le voulait raconter mieux que quiconque; dans sa jeunesse
il avait été l'un des conteurs les plus réputés de sa région. C'étaient
seulement ses malheurs qui l'avaient réduit au silence. Maintenant la
présence de Joe le ranimait, il se croyait revenu aux jours heureux où pas
une noce ne se célébrait dans le pays sans qu'on le priât de venir distraire
les convives.
« II y a bien longtemps de cela, commença-t-il, c'était au temps où
notre reine Mary (Dieu ait son âme !) était prisonnière de sa cousine, la
méchante reine Elizabeth. Un jour, quelques-uns de ceux qui étaient restés
fidèles se réfugièrent dans le château du comte de Glenmuir, le dernier du
nom. C'était un homme vil et cupide, pour qui rien ne comptait que l'or.
« II accepta cependant de donner l'hospitalité aux partisans de la
reine. Toute la soirée ceux-ci ne parlèrent que de Mary, qui courait grand
danger entre les mains de sa cousine; ils se proposaient de la délivrer à
l'aide d'une petite troupe qu'ils avaient réussi à réunir.
« Glenmuir faisait semblant de les approuver, mais tout en les
écoutant il songeait à l'argent que pourrait lui rapporter leur capture. Quand
ils furent endormis, il les fit tous prisonniers et les livra à Elizabeth.
— Maudit soit-il ! prononcèrent gravement Dan et Sandy.
— Elizabeth, poursuivit lan, fit mourir notre reine. Le jour de son
exécution, le comte de Glenmuir était dans son château, à table, et buvait
avec ses amis. Or voilà que tout à coup on entendit dans l'air un sifflement
de hache, et la tête de Glenmuir roula sur la table, au même instant que
celle de la reine qu'il avait trahie.
« Certains disent que c'est un ami de la reine, présent dans
l'assistance, qui a tranché la tête du comte. Cela, nous ne le saurons jamais.
Ce qui est sûr, c'est que, quand on a voulu l'enterrer, sa tête avait disparu,
et personne ne l'a jamais retrouvée. Tant qu'il ne l'aura pas, il ne pourra pas
reposer en paix.
— Vous l'avez vu, lan ? demanda Joe.
— Moi, non, mais d'autres l'ont vu.
— Et c'est pour cela qu'on ne doit pas aller du côté du château ?

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— C'est un endroit maudit », articula gravement le vieux berger.
Joe n'était pas un garçon superstitieux : son père, depuis longtemps,
lui avait appris ce qu'il fallait penser de ces vieilles légendes. Malgré tout,
il trouvait assez déplaisante la pensée de cet homme sans tête se promenant
dans les ruines de son château. Pour se rassurer, il tâta contre lui, dans
l'obscurité, le corps chaud et vigoureux de Lassie.
Les pipes s'étaient éteintes, l'heure du coucher était arrivée. Les trois
bergers se levèrent et se dirigèrent vers la cabane, tandis que les chiens
prenaient leurs postes pour la nuit : les conducteurs près de leurs
troupeaux, Billy devant le hangar aux brebis.
« Et Lassie, où dois- je la mettre ? avait demandé Joe le premier soir.
— Devant notre porte; elle ne sera pas loin de toi », dit lan. Les
bergers avaient tellement l'habitude de l'obscurité qu'ils
se dirigeaient sans hésiter chacun vers sa paillasse. Joe dut tâtonner
pour trouver la sienne; une fois qu'il s'y fut étendu, il trouva la paille plus
douce qu'il ne pensait.
Pourtant, ce soir-là, il ne parvenait pas à s'endormir. Sa grosse
couverture lui semblait mince comme un drap : on eût dit que la nuit était
plus froide que les autres. De plus — à cause de ce froid sans doute — les
bergers tenaient la porte de la cabane hermétiquement fermée; il en
résultait une odeur épaisse, mélange de sueur d'homme et de suint de
mouton, qui prenait Joe à la gorge et l'empêchait de respirer. Il y avait bien
une fente entre les planches, presque à ras du sol, mais Sandy, avant de se
coucher, avait soin de la boucher avec sa veste.
Joe sentit le découragement l'envahir. Il songea à son lit de Greenall
Bridge, à sa mère, à Priscilla qu'il ne verrait pas de tout l'été. Pour la
première fois, il eut l'impression d'être seul, séparé par des lieues de tout le
reste du monde.
Tout à coup, il sentit qu'on le touchait à l'épaule; malgré lui, il songea
au comte de Glenmuir. Il se rencogna, claquant des dents, n'osant avancer
la main de peur de rencontrer un cou sans tête. Puis soudain il se rassura;
c'était Lassie, qui, ayant écarté la veste de Sandy, s'était coulée par la fente
des planches pour venir le retrouver sur sa paillasse. Elle se glissa tout
contre lui, le réchauffant de sa chaleur, et lui passa sa bonne langue sur les
joues.
« Reste ici, ma Lassie », murmura-t-il en l'entourant de son bras.
Cinq minutes plus tard, il était endormi.

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Le lendemain, il s'éveilla dès l'aube. Se souvenant de ce qui lui était
arrivé, il chercha Lassie pour la renvoyer; on ne devait pas savoir qu'elle
avait couché dans la cabane. Mais la main ne rencontra que la paillasse;
Lassie, comme si elle avait compris s'était déjà glissée dehors.
A la lumière du matin, rien n'avait plus le même aspect que la veille.
Les bruyères rosés, humides de rosée, luisaient gaiement au soleil levant.
La bouillie d'avoine chantonnait doucement dans la marmite.
« C'est drôle, dit naïvement Joe en recevant son écuelle, à la maison,
quand j'étais petit, maman voulait me donner de la bouillie d'avoine et je ne
l'aimais pas; ici je la trouve délicieuse. Comment la faites-vous donc ? »
A la surprise de tous, le vieux lan se mit à rire; son amour-propre de
cuisinier était flatté.
« C'est l'air des collines », déclara-t-il.
Devant l'hostilité que Hops et Bonnie manifestaient à Lassie, Sandy
avait déconseillé à Joe de l'accompagner au pâturage. Le jeune garçon en
était navré : que dirait le duc en apprenant que Lassie ne s'entendait pas
avec les autres chiens ? Consentirait-il même à la laisser à la bergerie ? lan,
à qui Joe confiait son

63
inquiétude, l'exhortait à la patience : avec le temps tout pouvait
s'arranger. Quant à Dan, il était évident qu'il ne souhaitait la présence ni du
jeune garçon, ni du chien. Un jour, même, Joe l'avait vu essayer de lancer
un coup de pied à Lassie, en murmurant :
« Je me demande ce que tu es venue faire ici, toi !... »
Lassie avait esquivé le coup de pied, mais Joe n'avait pas oublié le
geste. C'était pour lui un autre sujet d'inquiétude : tant qu'il serait à
Glenmuir, la chienne ne risquait rien, mais qu'arriverait-il une fois qu'il
serait parti ?
Comme d'habitude, ce matin-là, le jeune garçon aida lan à préparer la
nourriture des brebis, qui bêlaient déjà pour réclamer leur pitance. Mais
quand ils pénétrèrent dans le hangar, le vieux berger poussa un grognement
et s'arrêta net sur le seuil.
« Qu'y a-t-il ? » demanda Joe.
lan désigna du doigt une des brebis, qui, le cou tendu vers la porte,
bêlait lamentablement.
« Qu'a-t-elle ? interrogea le jeune garçon. Et où donc est son
agneau ?
— Parti ! dit lan.
— Parti ? Mais il marchait à peine ! Vous voulez dire que...
qu'on l'a volé ? »
Le berger hocha la tête sans répondre.
« Mais ce n'est pas possible ! s'exclama Joe, comment le ' voleur
serait-il entré ? Les chiens étaient dans l'enclos, Billy devant la porte du
hangar....
— Billy ! » appela lan.
Le colley brun s'approcha silencieusement, lan lui souleva le museau
et examina sa gueule.
« Que regardez-vous ? demanda Joe. Vous ne pensez pas que Billy
aurait pu dévorer l'agneau?
— Cela arrive quelquefois, dit lan. Un chien peut devenir fou tout
comme un homme. J'en ai vu moi-même, il y a longtemps.... Mais pas des
colleys. »
Joe remarqua que sa voix tremblait. Il fronçait les sourcils, toutes les
rides de son visage concentrées autour de ses yeux :
« C'est la seconde fois... », murmura-t-il.
Depuis cinquante ans qu'il était berger, jamais rien d'anormal ne
s'était produit dans son troupeau. Mais quelques jours avant l'arrivée de
Joe, un premier agneau avait disparu, une femelle de mérinos australien, la
race qui chaque année faisait primer la bergerie du duc de Rudling.

64
Dan et Sandy, sans hésiter, avaient accusé du méfait le comte de
Glenmuir. Le comte ne pouvait plus manger puisqu'il n'avait plus de tête,
mais la légende disait qu'à certaines fêtes il régalait ses anciens amis, morts
comme lui depuis des siècles.
Le vieux lan se défendait de croire à toutes ces choses. Mais il avait
beau chercher, il ne trouvait pas d'autre explication. Le plus étrange était
que, le lendemain du premier vol, il y avait eu de la lumière dans les
ruines, comme si vraiment les seigneurs festoyaient là-haut.
La veille encore, Sandy avait vu cette lumière.... Et voilà maintenant
qu'un nouvel agneau était parti,... cette fois encore un mérinos...,
« Qu'allez-vous faire, lan ? demanda Joe.
— Je ne sais pas encore. Pour le moment je n'ai pas le temps d'y
penser : il faut nourrir les brebis. »
Il leur distribua l'herbe hachée mêlée de tourteaux qu'on donnait à
celles qui allaitaient. La mère privée de son petit commença par refuser la
nourriture; lan dut l'alimenter de force, en lui fourrant la pâtée dans la
bouche avec ses doigts.
« Deux agneaux disparus ! pensait-il. Que dira le duc ? Que je suis
trop vieux maintenant pour avoir la responsabilité de sa bergerie.... Et il
aura raison, puisque je ne suis pas capable d'empêcher ces vols.... »
Joe, le voyant préoccupé, n'osait pas lui adresser la parole. Pas plus
que lan, il ne pouvait comprendre que les chiens n'eussent pas .donné
l'alarme. Et Lassie ! Lassie dont le flair n'était jamais en défaut !
• Soudain il songea que Lassie avait dormi près de lui dans la cabane.
Avec cette atmosphère à couper au couteau, il était impossible même à un
nez comme le sien de percevoir une odeur extérieure. Quelqu'un aurait
donc pu venir sans que la chienne le signalât.
Mais les autres.... Bonnie, Hops ? Et Billy, un colley ! spécialement
chargé de veiller sur le hangar !
Las de se perdre en conjectures, Joe se mit à penser à tout ce qu'il
avait vu et entendu depuis la veille. Maintenant, au grand jour, l'histoire du
comte sans tête lui donnait envie de sourire; il s'en voulait de s'être laissé
impressionner par une vieille légende. Pour bien se prouver qu'il ne
craignait rien, il résolut de monter au château avec Lassie le jour même,
Que dirait Sandy en apprenant qu'il était allé rendre visite au terrible
Glenmuir ?
Un peu plus tard, suivi de la chienne qui trottait sur ses talons, il se
dirigea vers le château. En plein jour, celui-ci ne

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paraissait pas bien terrible : quelques pans de mur écroulés, envahis
par .les broussailles, rien de plus.
Arrivé au pied de la colline, le jeune garçon, en sifflotant, entreprit
l'ascension. Mais au bout d'un moment, à sa grande surprise, il s'aperçut
que Lassie ne le suivait pas. Elle s'était assise par terre et le regardait.
« Lassie ! appela-t-il. Eh bien, Lassie ! »
Comme la chienne ne bougeait pas, il retourna en arrière et la prit par
le collier. Elle résista, s'arc-boutant des quatre pattes et manifestant
visiblement sa répugnance à aller plus loin.
« Mais qu'est-ce qui te prend ? dit Joe. Allons, viens, je le veux. »
Quand il lui parlait sur ce ton, Lassie se sentait obligée d'obéir. Mais
elle se laissa traîner de mauvaise grâce le long de la pente. Soudain elle
s'arrêta de nouveau, raidie, les babines retroussées.
« Qu'y a-t-il, Lassie ? Est-ce que tu deviens folle ? » demanda Joe
d'une voix moins assurée.
Il était évident que la chienne avait peur. Et ce qu'elle redoutait se
trouvait là-haut, dans le château.
Les histoires de la veille revinrent à l'esprit de Joe. Une bête pouvait-
elle voir ce que lui-même ne voyait pas ? Le comte de Glenmuir, par
exemple....
Lassie, les yeux levés vers lui, le regardait. « Tu ne sens donc pas le
danger ? » semblait-elle dire. Elle le sentait, elle, sans pouvoir l'expliquer,-
comme elle l'avait senti quelques jours auparavant à Lochan.... Et le danger
était le même....
Joe, se reprochant son manque de courage, fit un pas en avant. Lassie
gémit, se cramponna au sol. Puis d'un recul brusque, elle échappa à la main
du jeune garçon.
Cette fois la bravoure de Joe l'abandonna d'un coup. Il tourna les
talons, laissant tomber le panier qu'il portait, et dévala à la suite de la
chienne les contreforts de la colline. Tous deux ne s'arrêtèrent qu'à bonne
distance du château.
Le troupeau de Sandy était visible au loin dans la plaine. Joe,
ruminant sa mésaventure, se dirigea vers lui. La frayeur qu'il venait
d'éprouver lui semblait maintenant absurde. Chacun sait bien que les
hommes sans tête ne se promènent pas dans les châteaux, même quand ils
ont commis un crime. S'ils doivent subir un châtiment, c'est ailleurs, dans
un autre monde....
Mais alors pourquoi Lassie avait-elle eu peur ?
Et le panier ! le panier qu'il avait oublié ! Il avait beau

66
Qu'y a-t-il, Lassie ? Est-ce que tu deviens folle ! »

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se raisonner, il n'avait pas le cœur de retourner sur ses pas pour le
reprendre.
Sans parler de sa tentative manquée, il annonça au berger le vol de
l'agneau. Pour Sandy, l'affaire était déjà jugée. Le fait que cette fois encore
on avait pris un agneau de race prouvait bien que celui-ci était destiné à
régaler de grands seigneurs !
Pour détourner la conversation, Joe attira l'attention de Sandy sur les
chiens, dont l'attitude ne se modifiait guère. Bonnie et Hops acceptaient
que Lassie vînt au pâturage avec son maître, mais dès qu'elle faisait mine
de s'occuper du troupeau, ils la rappelaient aussitôt à l'ordre en grognant et
en montrant les dents.
« Ils n'ont pas l'air de s'habituer à elle, dit Joe tristement.
— C'est la faute de Billy, expliqua Sandy. Billy est le dernier venu,
mais c'est lui qui commande aux autres.
— Pourquoi cela ?
— On ne sait pas. Il y a toujours un des chiens qui est le chef.
— Mais qui le choisit? Est-ce lan, ou un de vous deux?
— Oh non, pas nous. Ce sont les chiens qui décident. Souvent,
quand il en arrive un nouveau, ils se battent; si le nouveau est le plus fort et
si en même temps c'est un bon berger, les autres lui obéissent.
— C'est ce qui c'est passé pour Billy ?
— Oui, dit Sandy.
— Vous croyez que, sans lui, les autres chiens auraient bien
accueilli Lassie ?
— Je le crois.
— Et vous pensez que Billy est jaloux de Lassie ?
— Certainement. »
Joe obligea Lassie à marcher près de lui. La chienne, ne comprenant
pas pourquoi on la privait de sa plus grande joie, trottait la tête basse sur
les talons de son maître. De temps à autre elle faisait mine de s'écarter,
mais Joe la rappelait impitoyablement.
Ils n'avaient pas trouvé de champignons ce jour-là; il fallut donc se
contenter pour souper de galette et de bouillie d'avoine. Joe ne s'en
plaignait pas : il était déjà accoutumé à ce menu frugal qu'assaisonnait la
faim.
Ce soir-là, d'ailleurs, à la bergerie, personne ne pouvait penser à autre
chose qu'à l'agneau. Dan et Sandy, que l'émotion rendait loquaces,
parlaient du comte défunt. Après avoir omis de se manifester pendant des
années, le voilà maintenant qui

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donnait deux dîners à quinze jours d'intervalle ! Cela présageait
quelque chose d'extraordinaire, peut-être de grands malheurs dans le pays.
Ian ne parlait pas : il réfléchissait.
Pendant ce temps, du côté des chiens, la situation tournait au drame.
Profitant de ce que lan ne le surveillait pas,. Billy s'était adjugé la part du
lion : ayant englouti sa propre pâtée, puis prélevé une bonne moitié de celle
de Hops, il s'apprêtait maintenant à en faire autant pour celle de Lassie. Il
était temps, en vérité, que cette intruse comprît qui était le chef !
Malheureusement pour lui, Lassie n'avait aucune intention de se
laisser faire. Voyant Billy s'approcher de son écuelle, au lieu de s'écarter
comme l'avait fait Hops, elle se retourna et montra les dents. Le grand
colley brun montra les siennes, puis s'avança davantage. Tout à coup,
sournoisement, il sauta sur Lassie et la mordit à l'épaule.
Un instant plus tard, la bataille était engagée. Les deux adversaires,
se lançant l'un sur l'autre, échangèrent un grand coup de dents, puis
s'écartèrent et se jetèrent de nouveau à l'attaque. Les quatre autres chiens,
faisant cercle autour d'eux, les regardaient sans se mêler à la lutte.
Au bruit du combat, les hommes se retournèrent.
« C'est encore cette chienne ! dit Dan. La voilà qui s'en prend à Billy,
maintenant !
— C'est peut-être Billy qui a commencé; je voyais bien qu'il la
cherchait, dit Sandy.
— En tout cas, il va lui donner une leçon. Une autre fois, elle se
tiendra tranquille ! »
Le premier mouvement de Joe avait été d'appeler Lassie, mais il
comprit qu'en la distrayant de la bataille, il risquerait de donner l'avantage
à Billy. lan, lui non plus, ne tenta pas d'intervenir. Il empêchait les chiens
de se battre aussi longtemps que c'était possible, mais il savait qu'une fois
le combat engagé, il fallait le laisser se poursuivre jusqu'au bout.
Joe se borna donc à serrer les poings, en faisant des vœux pour la
victoire de la chienne.
Ce n'était pas la première fois que Lassie se battait; si à Greenall
Bridge elle n'en avait guère l'occasion, au moment de sa grande aventure,
par contre, elle avait dû à plus d'une reprise livrer bataille à des ennemis.
Cette fois-ci le combat était sérieux, car elle avait affaire à un adversaire de
sa force. Billy, lui aussi, était un colley, et un colley de belle taille; son
poitrail était même plus large que celui de Lassie. D'autre part l'air des
montagnes et le régime frugal ne lui avaient pas permis d'engraisser; c'était
une bête toute en muscle, faite pour l'attaque.

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Lassie avait pour elle sa souplesse, cette rapidité qui faisait d'elle la
meilleure chienne de course de la région. Elle avait aussi la pureté de sa
race, son courage indomptable, cette volonté de vaincre qui l'aurait fait
lutter jusqu'à la mort, s'il l'avait fallu.
Elle fonçait sur Billy comme pour l'attaquer de front, puis, se
détournant, filait le long du corps du colley brun, lui lançant au passage de
longs coups de dent qui lui déchiraient la chair. C'est ainsi que se battent
les colleys : comme deux cavaliers qui en champ clos se précipitent l'un
vers l'autre et se croisent en échangeant un coup de lance. Entraînés par
leur élan, les deux chiens se dépassaient; lorsque Billy se retournait pour
faire face, Lassie était déjà prête, les yeux brillants, les babines découvrant
des dents menaçantes.
Dans ces intervalles on aurait pu les arrêter, mais lan savait que cela
ne servirait à rien; tant qu'il n'y avait pas de vainqueur, les chiens
reprendraient la lutte.
« Vas-y, Billy ! » murmura Dan.
Le combat durait depuis longtemps; Joe commençait à craindre que
Lassie ne fût sérieusement blessée. Car Billy, lui non plus, n'épargnait pas
son adversaire; sur son pelage brun les blessures ne se voyaient pas, mais
en plusieurs endroits les poils blancs de Lassie étaient rougis et collés par
le sang. Les forces des deux lutteurs étaient presque égales; on pouvait
croire qu'ils finiraient par s'entretuer. La nuit tombait rapidement, et la
bataille risquait de se poursuivre dans les ténèbres.
Mais en un instant tout changea. Lassie, au lieu de filer le long de
son adversaire comme elle le faisait jusqu'alors, se lança hardiment sur lui,
poitrine contre poitrine. Sous le choc, tous deux roulèrent dans la
poussière; pendant un moment on ne distingua plus qu'un mélange confus
de poil sombre et de .poil clair. Quand le groupe emmêlé s'immobilisa,
Billy était étendu sur le sol et Lassie le tenait à la gorge. En serrant les
mâchoires, elle aurait pu l'étrangler, si elle avait voulu.
Alors, sans lâcher prise, elle leva les yeux vers Joe. S'il avait dit : «
Tue! » elle aurait tué. Mais même dans la fureur du combat elle n'oubliait
pas les liens qui la rattachaient à son maître. Elle ferait ce qu'il lui
commanderait, rien de plus, « Tu peux la rappeler, dit lan. C'est fini. » Joe
appela Lassie; Billy se releva, mais n'essaya pas de ' reprendre la lutte.
Il comprenait qu'il était battu.
Lassie s'approcha de Joe, qui, à la lueur du feu, examina ses
blessures. Celles-ci, heureusement, n'étaient pas très profondes : la
chienne, en les léchant, les soignerait mieux que personne.

70
Le jeune garçon s'étonnait que lan, qui aimait ses chiens, ne fît pas
de même pour Billy. Mais le vieux berger devina la question tacite et
expliqua:
« Billy est humilié : il ne faut pas s'occuper de lui ce soir. »
Le colley brun, en effet, ne tenta même pas d'achever la pâtée que
Lassie avait abandonnée. Il s'éloigna du groupe et alla de lui même prendre
son poste de garde devant la porte du hangar.
Les bergers savaient que désormais il ne s'attaquerait plus à Lassie.

71
VII

DES NOUVELLES DE GREENALL BRIDGE

LES MOUTONS de Sandy rentraient du pâturage. Si par extraordinaire


un voyageur était passé par la lande, il eût remarqué, parmi les chiens qui
conduisaient le troupeau, un grand colley blanc et feu, qui semblait adorer
son travail. C'était Lassie, bondissant joyeusement derrière les bêtes,
ramenant les égarés et stimulant les paresseux.
Depuis sa victoire sur Billy, la situation de la chienne à Glenmuir
n'était plus la même. Non seulement Hops et Bonnie ne s'opposaient plus à
ce qu'elle conduisît leurs moutons, mais, au moment de la soupe, c'était elle
maintenant qui occupait la première place : Billy ne tentait même pas de la
lui disputer.
« C'est Lassie qui commande, maintenant, expliqua Sandy à Joe.
Jamais plus les chiens n'obéiront à Billy.
— Mais est-ce qu'il n'essaiera pas de reprendre l'autorité ? demanda
le jeune garçon.
— Pas de lui-même; il faudrait que quelqu'un l'y excite. * Joe resta
songeur. Ce quelqu'un pourrait être Dan, qui depuis
la victoire de Lassie semblait la détester encore davantage. Il
imaginait très bien le berger, après son départ, excitant Billy contre sa
rivale, un jour où il sentirait que l'avantage était du côté du colley brun.
« Vous prendrez soin de Lassie, Sandy, quand je ne serai plus là ?»
dit-il à son compagnon.
Il faillit ajouter : « Vous me donnerez de ses nouvelles,

72
n'est-ce pas ? » Mais il se souvint à temps que les bergers n'écrivaient
jamais : Sandy ne savait même pas lire !
Quelques jours après la disparition de l'agneau, le vieux lan, malgré
son âge, avait fait huit milles à pied pour se rendre au village de Gourie, où
se trouvait le receveur des postes.
Devant la gravité des circonstances, le receveur avait téléphoné au
duc à Greenall Bridge. Celui-ci avait recommandé au berger, si le fait se
reproduisait, d'avertir le jour même la police du comté, qui ferait une
enquête sur place.
« La police ! avait dit lan. La police à Glenmuir ! Ce serait un
déshonneur pour la bergerie ! »
Le vol ne s'était pas renouvelé, mais les bergers y pensaient toujours.
Ce soir-là, pour la centième fois, Sandy reparlait à Joe de l'agneau disparu.
« Le meilleur du troupeau ! se lamentait-il. Je soignais la mère
comme la prunelle de mes yeux.... Personne en Ecosse n'a d'aussi beaux
mérinos : le duc les a fait venir d'Australie, nous ne vendons jamais que les
mâles, nous gardons les femelles pour la reproduction.
— Et cet agneau-là était une femelle ?
— Mais oui.... C'est à croire que le comte le fait exprès ! » Joe ne
répondit pas : il était inutile d'essayer d'ôter de la
tête de Sandy que c'était le comte qui avait emporté l'agneau.
Quand ils arrivèrent à la bergerie, lan avait déjà préparé le souper.
Depuis l'arrivée de Joe, le vieillard s'était transformé : non seulement il
parlait, mais il riait souvent.
Le jeune garçon s'étonnait de constater que les bergers savaient tant
de choses. Aucun d'eux, pourtant, n'était allé à l'école, même lan; mais il
avait tant observé, tant réfléchi, qu'il s'était créé comme une science à lui. Il
pensait à des choses auxquelles personne ne pensait jamais; au
commencement du monde, à la manière dont s'étaient faites la lande, les
plantes et les bêtes. Il racontait là-dessus toutes sortes de légendes, mais il
ne les prenait pas à la lettre comme Dan et Sandy; il savait que c'étaient des
symboles et s'efforçait d'en découvrir le sens.
Ce soir-là, comme les bergers achevaient de souper, Sandy déclara
qu'il voyait de la lumière sur la colline.
« Le château ? demanda Joe.
— Non, répondit Sandy : Gourie.
— Alors, dit lan, c'est la poste. Des nouvelles pour toi, peut-être,
Joe. Tes parents répondent à la lettre que j'ai portée en allant voir le
receveur. »
Des nouvelles ? Le jeune garçon tendit la main, comme s'il

73
« Le meilleur du troupeau ! » se lamentait-il.

74
s'attendait déjà à recevoir une lettre. Mais lan lui expliqua que
celle-ci — si c'en était une — avait dû arriver dans la journée à Gourie et
qu'on ne pourrait aller la chercher que le lendemain.
« Si ce n'est pas une lettre, qu'est-ce que cela pourrait être ?
demanda Joe.
— Si le duc a un ordre à donner, il téléphone au receveur, qui nous
fait le signal, et un de nous va à Gourie.
— Quand il nous a annoncé ton arrivée, c'est moi qui y suis allé !
dit Sandy avec fierté, comme si ce fait exceptionnel était resté gravé dans
son souvenir.
— Demain, ce sera moi, déclara Joe. Est-ce que le chemin est
difficile ?
— Pas du tout : une fois sur la grand-route, on n'a qu'à marcher
tout droit. »
Joe était enchanté à la pensée de recevoir une lettre. S'il avait pu
prévoir qu'il irait à Gourie le lendemain, il en aurait écrit une, lui aussi,
pour la mettre à la poste. Maintenant, il était trop tard; il faisait nuit, on ne
peut pas écrire sans lumière. Mais il emporterait du papier et écrirait sa
lettre là-bas.
Le lendemain, en partant pour le pâturage, Sandy lui montra la
route de Gourie. C'était d'abord une piste assez mal tracée, mais visible
malgré tout dans la bruyère.
« Viens, Lassie, nous allons faire une belle promenade ! » appela
Joe,
La chienne regrettait un peu de quitter ses moutons. Mais puisque
Joe s'éloignait, elle n'hésitait pas : c'était lui qu'elle devait suivre.
Au bout d'un moment, la piste déboucha sur la grand-route. Joe en
profita pour marcher plus vite.
« Nous allons chercher des nouvelles de Greenall Bridge, Lassie ! »
disait-il à la chienne.
Lassie esquissait quelques gambades. Du moment que Joe était
content, cela suffisait pour qu'elle le fût.
Ils arrivèrent à Gourie. C'était un très petit village — beaucoup plus
petit que Lochan — simplement composé d'une dizaine de maisons de
pierre grise sans étage. L'une d'elles possédait une grande fenêtre, sorte de
vitrine où s'entassaient des objets hétéroclites : épicerie, chaussures,
légumes, tabac.
Joe entra pour demander où était la poste. Un homme se leva du
comptoir.

75
« C'est ici ! dit-il. Tu es sans doute Joe Carraclough, de Glenmuir,
pour qui une lettre est arrivée hier ? »
Joe comprit que l'arrivée d'une lettre était un événement à Gourie.
«Oui, c'est moi », répondit-il.
L'homme prit une clef et ouvrit le tiroir qui servait de caisse. « Je
l'avais bien enfermée ! » dit-il en clignant de l'œil.
Joe prit la lettre et l'ouvrit aussitôt. Elle était de sa mère, mais son
père avait ajouté quelques lignes. Ils lui disaient que tout allait bien à
Greenall Bridge; on s'ennuyait de lui, c'était tout. On lui demandait
d'envoyer de ses nouvelles et de celles de Lassie.
« II faut tout de même que je te dise, ajoutait Mme Carraclough, que
le duc est de très mauvaise humeur. Miss Priscilla va bien; elle ne se
ressent plus de sa chute; mais le vol des agneaux, que m'a rapporté Mme
Roberts, a beaucoup contrarié le duc. Tu sais combien il est injuste quand il
a une idée en tête : il prétend maintenant que tout cela est la faute de
Lassie. Tantôt il dit qu'elle porte malheur, tantôt que non seulement elle
n'est bonne à rien, mais qu'elle gâte les autres chiens du troupeau. Ton père
lui a fait remarquer que le premier vol avait eu lieu avant votre arrivée; il a
seulement haussé les épaules. Alors ton père, un peu irrité (avoue qu'il y
avait de quoi ! ) lui a dit qu'en pareil cas il ferait mieux de vous rappeler
tous les deux à Greenall Bridge. Le duc s'est mis en colère et a déclaré que
tout le monde se liguait contre lui, mais qu'il tiendrait bon et ne reverrait
Lassie de sa vie. »
Joe releva la tête, indigné. Comment ! même de loin le duc ne
désarmait pas ! il trouvait encore moyen de calomnier Lassie ! Depuis la
victoire de la chienne sur Billy, Joe s'était moins inquiété à son sujet;
parfois même, sans oser le dire, il espérait que tout ^'arrangerait et que le
duc leur permettrait de rentrer ensemble. Ce que lui écrivait sa mère
détruisait d'un coup cet espoir.
Le reste de la lettre, heureusement, le réconforta. Mme Carraclough
s'inquiétait de mille détails concernant le bien-être de son fils. On disait
qu'il faisait très froid en Ecosse : son chandail bleu était-il suffisant ? De
toute façon, elle lui en commençait un autre; Miss Priscilla, qui s'ennuyait,
lui avait proposé de l'aider : elle faisait une manche pendant que Mme
Carraclough tricotait le dos. ,
« Je me moque bien du duc ! pensa Joe. J'ai mes parents, j'ai Miss
Priscilla.... »
Rasséréné, il éprouva le désir de faire partager sa joie à quelqu'un. A
ce moment, il s'aperçut que le receveur essayait de

76
faire la conquête de Lassie en lui tendant un morceau de sucre qu'il
venait de tirer d'un bocal.
« C'est inutile, dit Joe en souriant. Elle ne vous connaît pas; elle
n'acceptera rien de vous si je ne lui dis pas de. le faire.
— Une bête bien dressée ! dit le receveur avec admiration. Elle vient
du chenil du duc, n'est-ce pas ? »
Joe avait envie de répondre : « Elle est à moi ! » ce qui eût été
presque vrai. Mais un scrupule d'honnêteté l'arrêta; légalement, la chienne
appartenait au duc de Rudling.
« Vous connaissez le duc ? demanda-t-il.
— Bien sûr ! dit le receveur. Toute la lande par ici est à lui;
autrefois il venait tous les étés pêcher dans ses lacs. Je connais Miss
Priscilla aussi; quelle jolie petite fille c'était ! Elle doit être grande,
maintenant ?
— Elle a treize ans et demi, comme moi.
— Treize ans et demi ! presque une jeune fille ! Mais je suis là à
bavarder; dis plutôt à ce pauvre chien de prendre mon morceau de sucre; il
en bave d'envie, le malheureux !
— Prends, Lassie », dit Joe.
La chienne ne se le fit pas répéter deux fois; elle happa le morceau de
sucre et remercia le receveur d'un grand balancement de queue.
« Elle est superbe ! dit celui-ci. Est-ce que le duc a l'intention de la
laisser à la bergerie ?
— Oui, je crois,... dit Joe en rougissant.
— C'est dommage, une bête pareille ! Ils ont un colley brun qui est
beau aussi, mais les autres ne sont pas des chiens de race. »
Joe demanda ensuite au receveur l'autorisation d'écrire sa réponse sur
un coin de table. Le brave homme l'installa aussi confortablement qu'il le
put et se mit à fumer sa pipe devant la porte en observant Joe de loin.
« Comme tu écris vite ! remarqua-t-il. Je n'ai jamais vu personne
écrire aussi vite.... Je suis sûr qu'à l'école tu es toujours premier ?
— Pas toujours, répondit Joe modestement, mais pas dernier non
plus. »
Le receveur se mit à rire. Puis, comme une cliente entrait acheter un
peloton de fil, il désigna le jeune garçon en train d'écrire.
« C'est le jeune homme de Glenmuir, celui qui vient de recevoir une
lettre. Il vient de Greenall Bridge, chez le duc de Rudling.

77
— Pas possible ! dit la cliente. Et ce beau chien, c'est aussi au duc ?
— Bien sûr ! Personne d'autre n'en a d'aussi beaux ! »
affirma le receveur avec autorité.
Joe avait beau écrire vite, il mit longtemps à achever sa lettre. Il avait
tant de choses à dire ! La vie à Glenmuir, la bergerie, les troupeaux, la
légende du comte sans tête, le vol de l'agneau, le combat des chiens et la
victoire de Lassie....
Pendant qu'il écrivait, trois ou quatre acheteurs vinrent chercher
différents objets dans la boutique. A chacun, le receveur raconta la même
histoire; chacun à son tour admirait et caressait Lassie. Le bonhomme
n'était pas seulement épicier, cordonnier, buraliste et directeur des postes; il
remplissait aussi l'office de gazette; c'était lui qui rassemblait les nouvelles
et les répandait ensuite dans .le pays.
La lettre enfin terminée, Joe acheta un timbre, puis un morceau de
pain et du fromage. C'était bien commode : tout se trouvait dans le même
magasin. Le receveur, qui venait de se faire un pot de thé, lui en proposa
une tasse, que Joe accepta avec plaisir. Puis le jeune garçon chercha ce qui
pourrait faire plaisir aux bergers; il se décida pour des œufs, friandise rare
à la bergerie. Le receveur lui en vendit six, que Joe fit envelopper dans de
la paille pour être sûr de ne pas les casser en route.
Au retour, le trajet lui parut plus long qu'à l'aller; il était fatigué et
marchait moins vite. En quittant la grand-route pour la piste, il craignait
de"*se tromper de direction; il avait bien pris des repères à l'aller, mais
fallait-il contourner ce petit lac par la droite ou par la gauche ? Lassie,
heureusement, n'hésita pas; elle s'engagea sur le chemin de droite, et Joe la
suivit.
Le chemin passait à quelque distance du château en ruine qu'on
apercevait à contre-jour, dressant vers le ciel sa façade démantelée.
« II faudra pourtant que nous allions chercher notre panier, Lassie,
dit Joe à la chienne. Demain, peut-être.... Mais cette fois je t'attacherai avec
une corde pour être bien sûr que tu ne me fausseras pas compagnie ! »
Comme il regardait le château, il lui sembla tout à coup y apercevoir
une faible lueur. Ce n'était pas même une lumière, plutôt un tremblement à
peine coloré, qui se déplaçait ça et là, apparaissant tantôt à une fenêtre,
tantôt à une autre.
« Qu'est-ce que cela peut-être ? se demanda Joe. Quelqu'un qui visite
le château ? Non, je rêve, moi aussi,... ce sont les histoires de Sandy qui me
tournent la tête.... »

78
« Comme tu écris vite ! » remarqua-t-il.

79
En effet, un peu plus loin, il se retourna et constata que la lueur avait
disparu. Joe pensa qu'elle provenait du soleil couchant : à Greenall Bridge,
certains soirs, on eût dit que le château entier était en feu.
Il n'y pensa plus et continua sa route. A Glenmuir, lan et Sandy
l'attendaient impatiemment; tous deux, maintenant, le considéraient un peu
comme leur fils, et sans lui la journée leur avait paru longue.
A la vue des œufs, les bergers manifestèrent une joie d'enfants.
« lan va pouvoir nous faire un gâteau ! dit Sandy en passant la langue
sur ses lèvres.
— Mais vous n'avez pas de four ? dit Joe.
— On va en faire un, tu vas voir ! »
Avec rapidité il alla chercher des pierres plates et les disposa dans un
trou carré dont Joe ne s'était jamais expliqué l'usage, puis il rassembla des
branches sèches et alluma du feu dans le trou. lan, pendant ce temps, battait
sa pâte avec la dextérité d'un vrai cordon bleu.
Joe était enchanté d'avoir trouvé quelque chose qui leur fît plaisir à
tous.
Pendant que le gâteau cuisait, il s'assit près du feu et commença à
rêver. 11 aurait bien voulu relire sa lettre, mais la lueur du feu n'était pas
suffisante. Pour la première fois, il regretta qu'il n'y eût pas de lampe à
Glenmuir.
Il avait beau essayer de se rappeler exactement chaque phrase écrite
par sa mère, il ne pouvait, y parvenir. Ce que le duc disait de Lassie, par
exemple.... Aller jusqu'à insinuer qu'elle gâtait les autres chiens ! S'il avait
pu la voir conduire le troupeau... ou encore se battant avec Billy !
Peut-être le duc regrettait-il de ne pas l'avoir donnée au professeur
japonais ? Heureusement, celui-ci était loin : de ce côté Lassie ne courait
plus aucun risque. Mais qu'il s'en était fallu de peu ! A la pensée de ce qui
aurait pu arriver, le pauvre Joe frissonnait encore. lan sortit son gâteau du
four. En le voyant, Sandy battit des mains.
« II n'a jamais été aussi réussi ! » déclara-t-il.
Le fait est que le gâteau, doré à point, répandait une odeur
savoureuse. Les quatre convives lui firent largement honneur; lan, pour
l'arroser, sortit un vieux flacon de whisky qu'il gardait sous sa paillasse.
Les bergers ne buvaient jamais d'alcool; le flacon était destiné au cas où
quelqu'un tomberait malade, mais pour une fois on pouvait bien faire
exception. Chacun reçut

80
un fond de bol du liquide doré, qui répandait un parfum étrange.
« C'est fort ! » dit Joe en faisant la grimace.
Les bergers se mirent à rire; leur gosier à eux était moins sensible,
étant tanné par l'âge et par le grand air.
lan versa une seconde rasade à la ronde, puis annonça qu'il était
temps de se coucher. Le whisky s'ajoutant à la fatigue de la journée, Joe
s'endormit comme une masse.
A présent Lassie n'entrait plus la nuit dans la cabane, mais restait
dans l'enclos comme les autres chiens. De temps à autre un bruit léger
l'éveillait; c'était Hops, Bonnie ou un des autres gardiens qui circulait au
milieu du troupeau. Les moutons avaient l'habitude de dormir serrés les uns
contre les autres et il arrivait qu'un plus gros risquât d'étouffer un plus
petit; c'était aux chiens d'empêcher ces incidents en surveillant les
dormeurs.
Cette nuit-là, longtemps après le coucher des bergers, Lassie s'éveilla
et dressa la tête : elle humait dans l'ombre une odeur anormale, Au bout
d'un instant elle comprit que l'odeur émanait d'un homme qui, marchant à
pas feutrés sur la lande, avançait doucement dans la direction de l'enclos.
Lassie commença à gronder sourdement. A sa grande surprise, aucun
des autres chiens ne l'imita. Lassie hésita : le code des chiens de berger
exige que chacun ait son rôle et s'y cantonne; elle se demandait si elle
devait intervenir, alors que les autres ne le faisaient pas. Aboyer
inutilement la nuit est une faute, elle le savait. Peut-être cet homme était-il
connu de Hops et de Bonnie ?
Il s'approcha de la clôture; il se dirigeait vers l'extrémité ou se
trouvait le hangar des brebis. Pourtant Billy, gardien du hangar, restait
silencieux, lui aussi. Etait-il donc normal que cet individu rôdât la nuit
autour de la bergerie ?
Lassie, maintenant, distinguait mieux son odeur. Ou plus exactement
elle la reconnaissait,... car cette odeur ne lui était pas étrangère. Elle l'avait
déjà sentie autrefois, dans des circonstances oubliées, mais toujours
douloureuses,... elle l'avait retrouvée quand Joe avait voulu la faire monter
de force au château....
Non, cette odeur-là, elle en était sûre, ne pouvait rien signifier de
bon!
La chienne, ramassée sur elle-même, grondait toujours du fond de la
gorge. L'homme s'approcha de la palissade, tout près du hangar, et passa un
bras à travers les interstices des planches.

81
Lassie s'apprêtait à bondir quand elle vit Billy s'avancer vers
l'étranger en remuant la queue.
Celui-ci déplaça une planche et se glissa par l'ouverture; il caressa
Billy, qui se frottait contre ses jambes, puis, toujours sans bruit, se dirigea
vers la porte du hangar.
Lassie n'y comprenait rien. Son instinct l'eût portée à sauter à la
gorge de l'inconnu. Mais il y avait Billy, Billy à qui le hangar était
confié.... Qu'est-ce que tout cela voulait dire ?
Lorsque les chiens éprouvent ce que nous appelons un cas de
conscience — et pour Lassie c'en était un ! — ils n'ont d'autre ressource
que de recourir à l'homme. Ils savent que chez leur maître se trouve une
sagesse suprême, à laquelle ils pourront s en remettre en toute sécurité. Ce
que Lassie ne savait pas, Joe le savait certainement. Elle se dirigea vers la
cabane et se coula par la fente qu'elle connaissait bien.
Joe, dans son sommeil, sentit une présence à ses côtés; s'éveillant à
demi, il tâtonna autour de lui et reconnut Lassie. Il crut d'abord que la
chienne avait froid et venait se réchauffer dans la cabane; il chercha à
l'entourer de son bras, mais Lassie ne se tenait pas tranquille. Elle
gémissait doucement et s'efforçait d'attirer l'attention de son maître.

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« Sois sage, Lassie, chuchota Joe. Tais-toi, tu vas éveiller tout le
monde. »
Lassie continua à gémir et tira la manche de son chandail.
« Ce n'est pas l'heure de jouer », dit le jeune garçon d'un ton
somnolent. '
Comme Lassie insistait, il la repoussa du coude. Le peu de whisky
qu'il avait bu — le premier de sa vie — lui donnait la sensation d'avoir la
tête remplie de pierres. Il ne pouvait penser à rien; il ne se demandait
même pas ce que voulait Lassie; il ne souhaitait qu'une chose : reprendre
son sommeil interrompu.
« Reste ou va-t'en, mais laisse-moi dormir ! » murmura-t-il d'une
voix lointaine.
Il se retourna, poussant Lassie du bras; quelques instants plus tard, il
recommençait à ronfler, le visage enfoui dans sa paillasse.
Lassie le regarda un instant, puis sortit de la cabane. Puisque Joe ne
lui ordonnait rien, elle devait agir seule, c'était clair. Au moment où elle
regagnait l'enclos, elle vit que la porte du hangar était ouverte; l'inconnu en
sortit, suivi de Billy; il referma doucement la porte et se dirigea vers le trou
de la palissade. Il portait un agneau dans ses bras.
Un voleur ! Cette fois, Lassie n'hésita plus : elle bondit. Bonnie et
Hops, entraînés par l'exemple, s'élancèrent derrière elle. Billy se jeta sur
Hops, mais au moment où l'homme franchissait la palissade, Lassie lui
planta ses crocs dans l'épaule.
Une douleur intolérable à la patte lui fit lâcher prise: elle retomba en
arrière, gémissante, tandis que le voleur replaçait la planche et s'enfuyait
dans la nuit.

83
VIII

LE DERNIER AGNEAU

LE LENDEMAIN matin, tout le monde s'éveilla tard à la bergerie. Les


trois hommes, eux non plus, n'avaient pas l'habitude de prendre de l'alcool,
et la petite fête de la veille provoquait chez tous une somnolence
inaccoutumée. Le vieux lan, qui ouvrit les yeux le premier, dut secouer
Sandy et Dan et les avertir que le jour était levé. Tandis que la bouillie
cuisait, ils se passèrent le visage à l'eau froide pour chasser le reste de
sommeil.
« Les chiens doivent se demander ce qui nous arrive ! dit Joe en
riant. Tiens, mais... où est Lassie ? »
Un gémissement plaintif lui répondit. La chienne, couchée dans un
coin de l'enclos, semblait incapable de se lever; en voyant Joe s'approcher
d'elle, elle remua faiblement la queue, souleva sa tête fine et la laissa
retomber sur le sol.
« Elle est malade ! s'écria le jeune garçon. Je me le rappelle
maintenant : elle est venue me trouver cette nuit; je n'ai pas compris ce
qu'elle voulait. Mon Dieu ! lan, que faut-il faire ? »
Le vieux berger s'était approché à son tour. Il se pencha et tâta le
museau de Lassie.
« Elle a la fièvre, déclara-t-il.
— Mais qu'est-ce que cela peut bien être ? demanda Joe. Croyez-
vous que notre course d'hier ait pu la fatiguer ?
—La fatiguer, elle, Lassie ? » Le vieux berger sourit. « Tu oublies
qu'elle a traversé toute l'Ecosse pour aller te rejoindre !

84
«  Elle est malade ! » s’écria le jeune garçon.

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LASSIE ET JOE

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— Alors, elle a mangé quelque chose qui ne lui convenait pas ?
—• Une saleté, sans doute, dit Dan. Il y a des chiens qui avalent tout
ce qu'ils .trouvent.
— Pas Lassie ! protesta Joe.
— Il y en a même qui en meurent, appuya Dan méchamment. J'ai
perdu un chien comme cela; il avait mangé une belette crevée.
— Si c'était cela, dit lan, elle chercherait à vomir. Les chiens se
débarrassent l'estomac en avalant des touffes d'herbe », expliqua-t-il à Joe.
Tout en parlant, il s'était agenouillé à côté de la chienne et
commençait à la palper avec douceur. Joe reprit courage : le vieux berger
semblait s'y connaître si bien : il allait sûrement guérir Lassie ! Dan et
Sandy, qui s'étaient rapprochés, suivaient l'examen avec attention.
Soudain, comme lan lui soulevait la patte, Lassie poussa un
gémissement.
« C'est là? demanda le berger. Nous allons voir; n'aie pas peur; je ne
te ferai pas de mal. »
Lassie avait une telle confiance qu'au lieu de retirer sa patte elle la
tendit. lan poussa une exclamation.
« Regardez ! » dit-il.
Entre les orteils, à l'endroit où la chair est le plus tendre, un énorme
clou était fiché. La chienne avait dû chercher à l'extirper elle-même avec
ses dents, car le poil était tout mouillé, mais elle n'y était pas parvenue.
« Donne-moi la pince, Sandy », demanda lan.
Avec la pince, il fut facile d'arracher le clou. Tandis que Lassie
léchait consciencieusement sa patte blessée, lan examina l'objet avec
attention.
« Où a-t-elle pu attraper ce clou ? demanda Joe. Elle ne l'avait pas
hier soir, c'est certain.... Et comment a-t-elle pu l'enfoncer ainsi jusqu'à la
tête ?
— Elle ne l'a pas enfoncé, dit lan. On le lui a enfoncé. Quelqu’un
qui est assez familier avec les chiens pour connaître leur endroit le plus
sensible.... »
Presque malgré lui, il regarda Dan. Mais celui-ci n'avait pas quitté la
cabane pendant la nuit. D'ailleurs, malgré son antipathie envers Lassie, le
berger était incapable d'une telle lâcheté.
Tout à coup, lan se frappa le front, se releva avec une agilité dont on
ne l'aurait pas cru capable et courut, plutôt qu'il ne marcha, vers le hangar.
Quand il reparut, son visage était bouleversé.
« Encore un... murmura-t-il. L'avant-dernier....

87
— Le comte de Glenmuir ! » dit Dan en jetant un regard du côté du
château.
Sandy hocha la tête. « Un revenant ne blesserait pas un animal, dit-il.
— C'est donc le voleur qui a blessé Lassie ? demanda Joe.
— Probablement. Elle a peut-être tenté de l'empêcher d'entrer....
— Elle a cherché à m'éveiller, en tout cas, dit Joe en rougissant, car
il se sentait responsable de n'avoir pas écouté la chienne. Mais je ne
comprends pas pourquoi elle n'a pas aboyé....
— Les autres non plus n'ont pas aboyé, dit Dan. Cela prouve bien
qu'il n'est entré personne.
— Sauf si c'est quelqu'un qu'ils connaissent, dit Sandy.
— Mais qui connaitraient-ils ? Aucun d'eux n'a jamais quitté
Glenmuir.
— Excepté Billy », dit lan.
Dan prit la défense du colley brun.
« Billy est un excellent gardien ! Tu disais toi même que tu n'avais
jamais eu d'aussi bon chien. Maintenant.... »
II regardait Lassie. Joe comprit qu'il faisait allusion à l'arrivée de la
chienne.
Tous restaient indécis, ne sachant que faire. On ne songeait même
pas à emmener les troupeaux au pâturage. Enfin lan se décida.
« Cette fois, déclara-t-il, nous devons prévenir la police. Vas-y,
Sandy, tu marches plus vite que moi. Dan se chargera de tes moutons. »
II en avait les larmes aux yeux, le pauvre lan, d'être obligé d'appeler
la police. Mais le duc l'avait ordonné, et, d'ailleurs, que pouvait-on faire
d'autre ? Des mérinos australiens, il ne restait plus qu'un agneau; celui-là
devait être sauvé à tout prix.
Sandy prit son bâton et se mit en route. Dan rassembla les deux
troupeaux et siffla les quatre chiens. Joe lui proposa de l'aider, mais Dan
refusa; Joe, d'ailleurs, préférait rester, pour soigner Lassie.
Celle-ci continuait à lécher sa patte pour nettoyer la plaie. Elle
poursuivit longtemps ce manège, puis vers la fin de la matinée, jugeant le
traitement suffisant, elle se souleva sur les trois autres pattes et posa
délicatement la blessée sur le sol. Elle ne ressentait plus aucune douleur.
Levant la tête, elle renifla : elle distinguait encore dans l'enclos
l'odeur haïssable de son ennemi. L'endroit par lequel il s'était enfui gardait
un relent plus prononcé; Lassie jeta un regard à Joe comme pour lui dire de
la suivre et se dirigea vers la planche déclouée de la clôture.

88
Billy, qui se tenait sur le seuil du hangar, lui montra les dents de loin.
Mais elle ne s'occupait plus de Billy; puisqu'il avait failli à sa mission,
c'était à elle, désormais, de prendre la direction des affaires. Suivie de Joe
qui la regardait avec attention, elle s'approcha de la planche, la poussa de la
patte et du nez. La planche résista, mais Joe, en poussant à son tour,
s'aperçut qu'elle était disjointe,
« lan, appela-t-il, venez voir ! La palissade a été déclouée ! »
Le vieux berger approcha, et, soulevant la planche, l'ôta sans
difficulté.
« C'est par ici qu'on est entré, déclara-t-il.
— Mais les chiens ? demanda Joe.
— Billy n'aboyant pas, il est normal que les autres l'aient imité. Mais
lui... pourquoi ? C'est un bon gardien, pourtant ! Non, je n'arrive pas à
comprendre.... »
Lassie s'était faufilée par l'ouverture de la clôture et attendait Joe.
Les traces de l'homme étaient encore perceptibles dans l'herbe rase : Joe
n'avait qu'à la suivre, elle le retrouverait bientôt.

89
Quelques jours auparavant, elle fuyait devant cet homme, sachant
qu'il ne pouvait rien apporter de bon. Mais à présent c'était différent : il
avait volé un mouton; il l'avait blessée. Entre elle et lui, désormais, la
guerre était ouverte. Et Lassie n'était pas de ceux qui reculent devant le
combat !
« Regardez-la, dit Joe. On dirait qu'elle me fait signe de la suivre.
— Oui, elle sait quelque chose, dit lan. Mais seuls, nous ne pouvons
rien faire. Pourvu que la police arrive à temps !
— Croyez-vous que les policiers pourront suivre les traces ?
— S'ils arrivent aujourd'hui même, certainement : Lassie les
guidera. Mais s'ils attendent jusqu'à demain.... Avec le vent, les odeurs se
dispersent vite....
— Voulez-vous que j'aille aussi à Gourie leur dire de se dépêcher ?
proposa Joe.
— C'est inutile : Sandy les ramènera. Nous n'avons qu'à attendre.»
La journée se passa tristement. lan pensait à l'agneau disparu, à celui
qui restait encore. Sur celui-là reposait désormais tout l'espoir de
l'exposition à laquelle le duc tenait tant.
« S'il lui arrive quelque chose, pensait lan, ce seront les voleurs, et
non pas le duc de Rudling, qui remporteront tous les prix à Londres.... Car
le moyen de prouver que les mérinos qu'ils présenteront ont été volés ?
J'aurais dû marquer les agneaux, au moins après la disparition du
premier.... Ils étaient si beaux, tous les quatre ! Mais je ne suis plus qu'un
vieux fou, bon à rien, et si le duc me chasse il aura raison.... »
Tout en songeant tristement, lan jetait de temps à autre un coup d'ceil
dans la direction de Billy.
« Vous vous demandez toujours pourquoi il n'a pas donné l'alarme ?
interrogea Joe.
— Oui, je ne comprends pas.... Il y a des chiens qui ne sont pas sûrs,
qui peuvent avoir des défaillances. Mais celui-ci, j'aurais juré.... Quand je
l'ai acheté, je me suis dit : « Voilà un chien « qui l'emportera sur tous les
nôtres ! » II faut croire que je suis trop vieux, que je ne m'y connais plus....
— Ne dites pas cela, lan ! protesta Joe. Expliquez-moi plutôt
pourquoi, Billy se taisant, les autres devaient faire comme lui.
— C'est un code d'honneur qu'ils ont entre eux, et auquel ils ne
manquent jamais. Vous voyez que Lassie, elle non plus, n'a pas aboyé. Elle
est venue vous trouver parce qu'elle devinait

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qu'il se passait quelque chose d'anormal. Mais elle savait bien que ce
n'était pas son rôle de donner l'alerte.
— Si seulement j'avais fait attention à ce qu'elle voulait ! Mais je
dormais trop bien... », dit Joe rougissant de nouveau en pensant que ce
sommeil de plomb était dû surtout au whisky de la veille.
L'après-midi s'écoula sans que Sandy revînt. Sans doute les policiers
de Gourie étaient-ils en tournée : le berger avait dû attendre leur retour
pour les mettre au courant des événements.
A la tombée du jour, Dan ramena les troupeaux; lan prépara la
bouillie d'avoine et ils s'assirent en silence. Aucun des trois n'avait envie de
parler. Après le repas, Joe lava les écuelles, puis revint prendre place près
des deux bergers.
« Devons-nous attendre Sandy ? demanda-t-il.
— C'est mutile; il ne viendra sans doute que demain matin.
— Alors, la trace sera effacée.... Nous aurions" mieux fait de la
suivre dès aujourd'hui.
— Nous ne pouvions pas abandonner la bergerie pour courir la
campagne.
— Et le dernier agneau ? dit Joe tout à coup. Si le voleur revenait
cette nuit ? Nous ferions mieux de le prendre avec nous dans la cabane.
— Le voleur ne reviendra pas, dit Dan. Il n'osera jamais venir deux
nuits de suite.
— Ce n'est pas sûr, dit lan. Il sait peut-être que Sandy est allé
prévenir la police. En ce cas, il pensera que c'est sa dernière chance d'avoir
l'agneau.
— Ce que je me demande, moi, dit Joe, c'est pourquoi le voleur n'a
pas pris plusieurs moutons du même coup, au lieu de revenir au risque de
se faire surprendre !
— Il ne peut en porter qu'un à la fois, expliqua lan. Il a besoin de
son autre main pour tenir le museau de l'agneau et l'empêcher de bêler.
— Alors, nous prenons celui-ci dans la cabane ? » demanda Dan.
lan pensait qu'il valait mieux agir autrement. Ils entreraient dans la
cabane comme pour se coucher, mais ils ne dormiraient pas et monteraient
la garde derrière la porte. De là, par une nuit claire comme celle-ci, ils
pouvaient parfaitement surveiller tout l'enclos. Si le voleur entrait par le
même passage que la veille, lan et Dan le laisseraient pénétrer dans le
hangar et attendraient qu'il sortît pour l'attaquer par-derrière avec leurs
gourdins.

91
« Et moi aussi ! dit Joe.
— Mais s'il a un revolver ? objecta Dan.
— Nous ne lui laisserons pas le temps de s'en servir. Nous nous
placerons de chaque côté de la porte et nous l'assommerons dès qu'il
sortira. »
Le plan semblait bon : Dan, d'ailleurs, était persuadé que le voleur ne
reviendrait pas cette nuit-là. Tous trois entrèrent dans la cabane et se mirent
en faction derrière la porte.
« Prenons Lassie avec nous, dit lan; le voleur doit se méfier d'elle
puisqu'il l'a blessée. Ne la voyant pas, il pensera qu'elle est immobilisée par
sa blessure.... Et nous verrons ce que fait Billy ! » ajouta-t-il à mi-voix, car
l'attitude du chien l'intriguait par-dessus tout.
Joe avait l'intention de veiller avec les bergers. Mais au bout de peu
de temps il sentit le sommeil l'envahir.
« Je vais m'asseoir un moment et fermer les yeux, se dit-il, ensuite
cela ira mieux. »
A peine était-il assis qu'il s'endormit, la tête appuyée contre la porte.
Un bruit léger l'éveilla en sursaut. Il ne comprit pas tout d'abord ce
qui se passait : les deux bergers, debout, avaient l'œil collé à une fente du
bois; lan d'une main, tenait Lassie au collier, tandis que de l'autre il lui
maintenait la gueule fermée. La chienne cherchait à se libérer et se
débattait sans bruit; Joe la calma d'une caresse.
« Chut ! » murmura lan.
Joe regarda, lui aussi, par une fente. La planche disjointe de la
palissade était ôtée; une silhouette mince, le chapeau rabattu sur les yeux,
se glissait par l'ouverture. Le voleur était revenu ! Le cœur de Joe battait à
grands coups dans sa poitrine.
Stupéfait, il vit Billy s'avancer vers l'homme, qui le flatta de la main
comme lui-même venait de faire pour Lassie. Puis, le chien sur ses talons,
l'étranger se dirigea vers le hangar.
lan fit signe à Dan de se tenir prêt; tous deux avaient empoigné leurs
gourdins. A peine l'homme entré, ils devaient sortir de la cabane, traverser
la cour à pas de loup et se placer devant la porte du hangar pour le frapper
à la sortie. Joe tenait Lassie au collier, prêt à la lâcher sur le voleur au
moment où les bergers l'attaqueraient.
Malheureusement, Billy, comme s'il se doutait du piège, ressortit du
hangar aussitôt. Les deux hommes hésitèrent un instant : le chien n'allait-il
pas alerter le voleur avant qu'ils eussent traversé la cour ? Cette seconde
d'hésitation gâcha tout : quand

92
ils se ressaisirent il était trop tard : l'inconnu, portant le dernier
agneau, sortait à son tour du hangar.
En apercevant les bergers, il courut jusqu'à la planche manquante et
disparut dans la nuit.
« II faut le suivre ! dit lan. Joe, lâche la chienne, qu'elle nous montre
la trace. Reste ici, Dan, avec les autres chiens. »
Ils s'enfoncèrent dans l'ombre, Joe suivant Lassie; lan, malgré son
âge, parvenait à ne pas se laisser distancer. Le voleur était déjà loin, mais la
chienne, sans hésiter, se dirigea vers la colline où s'élevait le château en
ruine.
« Le château ! murmura lan. Voilà qui explique la lumière dont
Sandy avait si peur....
— Cela vous est égal, à vous, lan, de monter là-haut ? demanda
Joe.
— Pour retrouver mon agneau, j'irais en enfer affronter Satan lui-
même ! » déclara lan avec force.
Arrivée au pied de la colline, Lassie s'engagea dans le sentier qui
serpentait à travers les ronces.
« Tiens-la, Joe, chuchota le vieux berger. Nous ne sommes pas
armés, et il l'est peut-être. Nous devons voir sans être vus : c'est notre seul
moyen de reprendre l'agneau. Quand nous saurons où l'homme se cache, je
resterai en sentinelle et tu iras prévenir Dan d'envoyer la police au château
dès son arrivée. »
Joe acquiesça de la tête; il prit Lassie par le collier et tous trois
avancèrent lentement, retenant leur souffle, jusqu'à l'ancienne poterne.
L'intérieur du château, lui aussi, était envahi par les broussailles. Il ne
restait plus trace de toits, de planchers ni de plafonds; ce n'était qu'un
fouillis de ronces entourant des pans de mur en ruine. Doucement, sans
bruit, les deux hommes et le chien se coulèrent à travers les fourrés. Tout à
coup ils aperçurent une faible lumière.
« II est dans la grande salle, chuchota lan à l'oreille de Joe. Viens de
ce côté; il y a une ouverture qui donne dans la galerie. Par là, nous
pourrons le voir. »
Ils se glissèrent le long de la galerie et parvinrent jusqu'à l'ouverture.
De là, en effet, on voyait parfaitement tout l'intérieur de la grande salle : au
centre les ronces étaient moins touffues, comme si on avait récemment
dégagé le terrain. L'homme était assis sur une pierre, leur tournant le dos;
une lanterne était posée à côté de lui. Il tenait l'agneau sur ses genoux et
s'efforçait de lui faire boire du lait qu'il avait dans une écuelle. Mais
l'agneau, habitué à téter sa mère, effrayé de

93
se trouver en ce lieu inconnu, détournait obstinément le museau.
Tout à coup lan s'aperçut que Billy les avait suivis. Il eut un geste de
contrariété et voulut saisir le chien au collier, mais Billy, lui échappant,
pénétra dans la grande salle et se dirigea tout droit vers le voleur.
Celui-ci, entendant du bruit, se retourna; la lanterne posée sur le sol
éclaira son visage en face. Et soudain Joe le reconnut. C'était l'homme qu'il
avait rencontré à l'auberge de Lochan, le soir où il s'y était arrêté avec
Harry : celui contre qui Lassie avait manifesté une si évidente hostilité,
celui qu'on appelait Gordon...,
Mais en réalité il ne s'appelait pas Gordon du tout ! Maintenant que
Joe le voyait en pleine lumière, aucune hésitation n'était possible. Cet
homme, c'était Hynes, l'ancien chef de chenil du duc de Rudling ! Hynes
que le duc avait renvoyé pour donner sa place au père de Joe !
Tout s'expliquait, à présent : l'animosité de la chienne, qui avait
toujours détesté Hynes, — la crainte qu'avait celui-ci d'être reconnu,
puisqu'il se cachait sous un faux nom.
« Ce Hynes est capable de tout ! » avait dit un jour M. Carraclough
en parlant de son prédécesseur.
Il ne se trompait pas, puisque Hynes était devenu un voleur....

94
IX

LASSIE, CHIEN DE POLICE

EN VOYANT le visage du voleur à la lumière de la lanterne, le vieux


lan, lui aussi, l'avait reconnu. Ce n'était pas la première fois que cet homme
venait à Glenmuir. lan l'y avait déjà vu, trois mois plus tôt... lorsqu'il
cherchait un chien et que l'homme était venu lui proposer Billy !
Comment se méfier, à ce moment-là ? Le vendeur se disait
recommandé par Mac Bane, l'aubergiste de Lochan. Il se donnait pour un
éleveur; d'ailleurs, en causant avec lui, on voyait bien qu'il s'y connaissait
en races et en bêtes. Le chien qu'il proposait était magnifique, le prix
avantageux. lan en avait même marqué de l'étonnement, mais l'homme lui
avait raconté qu'il était obligé de se défaire de son chenil parce qu'il allait
en Amérique retrouver son frère, établi là-bas....
Avec quelle facilité lan s'était laissé jouer ! Toute cette histoire, il le
comprenait maintenant, n'était qu'un coup monté pour introduire le chien
dans la bergerie. Billy appartenait au voleur depuis longtemps, peut-être;
celui-ci l'avait dressé et la bête était attachée à lui.
Nul doute qu'il eût préparé son affaire de longue date; peut-être
même était-il entré plusieurs fois dans l'enclos la nuit avant de se risquer à
commettre un premier vol. lan se le rappelait à présent, c'était peu de temps
après l'arrivée de Billy qu'on avait commencé à voir de la lumière au
château et que Dan et Sandy avaient évoqué ces vieilles histoires de
fantômes....
Au fond, lan était plutôt soulagé de constater que Billy

95
n'était pas un mauvais chien; que sa seule faute était d'appartenir à un
mauvais maître. lan aimait les bêtes et se trompait rarement sur leur
compte; il lui en eût coûté de reconnaître que cette fois son jugement s'était
trouvé en défaut.
Le berger pensa tout cela dans un éclair, sans oublier le danger
présent. Car la situation était critique : Billy, qui avait rejoint le voleur,
allait sans doute l'avertir qu'il était épié. Guidé par le chien, le malfaiteur
risquait de débusquer ses poursuivants avant l'arrivée de la police. Et s'il
était armé ? si, se voyant découvert, il cherchait à se débarrasser des
témoins de son vol ?
lan pensa aussitôt à mettre Joe à l'abri. Il s'approcha et lui toucha le
bras; il voulait lui faire signe de retourner à la bergerie. Mais le jeune
garçon, trop absorbé par ce qu'il venait lui-même de découvrir, ne prêta pas
la moindre attention à son geste.
A travers les broussailles, tous deux épiaient le visage du voleur.
Hynes (puisque il faut maintenant lui donner son véritable nom) avait
d'abord paru mécontent de voir Billy.
« Que viens-tu faire ici ? gronda-t-il. On t'a chassé, ou bien.... »
II jeta autour de lui un regard soupçonneux. Billy, au lieu de
s'avancer, cherchait à attirer l'attention de son maître vers la galerie où se
dissimulaient lan et Joe.
« Ah ! je comprends ! » ricana Hynes.
Posant l'agneau sur le sol, il suivit Billy, qui se dirigeait vers la
cachette. lan constata avec soulagement qu'il n'était pas armé; s'il avait eu
un revolver, il l'aurait sorti avant de commencer sa recherche.
Quelques instants plus tard, Hynes, écartant les broussailles,
découvrait le berger et le jeune garçon, celui-ci tenant toujours Lassie.
« Le vieux ! ricana-t-il en tirant lan par la manche. Et le gamin
aussi... avec cette sale bête ! » ajouta-t-il en jetant un regard de haine à la
chienne qui lui montrait les dents. « Décidément, tout le monde s'est donné
rendez-vous au château. Vous n'avez donc pas eu peur de rencontrer le
comte de Glenmuir ? » ajouta-t-il ironiquement en regardant le berger.
« Je n'ai pas besoin d'aller chercher le comte de Glenmuir pour voir
un malfaiteur et un lâche ! répondit lan en se redressant. Et je vous prie de
me rendre non seulement cet agneau, mais tous les autres le plus tôt
possible, ou sinon....
— Sinon quoi ? demanda Hynes avec insolence. Est-ce que vous
vous imaginez que j'ai peur de vous ?

96
— Je n'ai pas peur de vous non plus ! » riposta lan qui s'échauffait.
Il disait vrai : il avait toujours été brave. Ah ! s'il n'avait pas eu près de
quatre-vingts ans !
« Vous allez me faire le plaisir de partir d'ici, gronda Hynes en
marchant sur lui. Et d'emmener ce garçon et cette vermine de chienne....
— Vermine vous-même, Hynes ! » cria Joe.
En entendant prononcer son nom, le visage du malfaiteur se
contracta : sans doute espérait-il encore que le jeune Carraclough ne l'avait
pas reconnu. La main levée, il fit un pas vers le garçon. Voyant ce geste,
Lassie, d'un mouvement brusque, échappa à Joe et sauta à la gorge de
Hynes. Billy, à son tour, bondit sur la chienne. Celle-ci se sentant attaquée
par-derrière, se retourna et fit face à l'assaillant. Hynes, délivré par
l'intervention de Billy, courut vers l'agneau, qui restait planté là où il l'avait
mis, poussant de temps à autre un bêlement de détresse.
lan comprit que le voleur avait l'intention de saisir sa proie et de
s'enfuir avec elle.
« L'agneau ! » s'écria-t-il en s'élançant vers lui.
Joe, plus alerte, l'avait devancé. Rapide comme l'éclair, il bondit en
avant, se jeta à terre et saisit Hynes par une jambe. Celui-ci tenta de lui
décocher un coup de pied, mais Joe le tenait solidement, se laissant secouer
sans lâcher prise. lan, les rejoignant, s'efforça en vain de reprendre l'agneau
à Hynes, qui le serrait contre lui; le pauvre animal, terrorisé, bêlait
lamentablement.
Entre les deux chiens se livrait une lutte sans merci. Hérissés, les
yeux injectés de sang, ils se lançaient l'un contre l'autre en échangeant des
coups de dents meurtriers. Billy avait vite remarqué que Lassie, ce soir-là,
était plus faible du côté gauche (c'était celui de sa patte blessée) et
l'attaquait obstinément de ce côté. Lassie, cependant, avait commencé par
avoir le dessus : c'est que Billy, se rappelant sa précédente défaite, avait
peur de la chienne, tandis qu'elle ne le craignait pas.
Hynes, risquant un coup d'œil vers eux, se rendit compte de la
situation.
« Vas-y, Billy ! cria-t-il, vas-y, tu l'auras ! »
Stimulé par la voix de son maître, Billy reprit courage et attaqua avec
plus de force. Lassie saignait abondamment; sa patte blessée commençait à
la faire souffrir; par moments des lueurs rouges dansaient devant ses yeux.
Elle continuait à se battre : elle ne cesserait pas tant qu'il lui resterait un
souffle de vie. Mais peu à peu elle se sentait faiblir. lan et Joe, de leur côté,
maintenaient Hynes à grand-peine. Joe aurait voulu se relever pour le saisir
à la gorge par-derrière, mais il craignait, s'il le lâchait un instant, que le

97
voleur ne parvînt à terrasser lan. Il se cramponnait de toutes ses
forces à la jambe de Hynes, évitant les ruades de son mieux, s'efforçant de
saisir l'autre jambe pour faire tomber le malfaiteur.
Tout à coup, un bruit de moteur se fit entendre au-dehors : une
voiture approchait du château.
« La police ! » pensa lan.
Joe eut la même pensée et desserra un peu son étreinte. Hynes en
profita pour l'envoyer, d'un coup de pied, rouler dans les ronces. Quand il
se releva, des pas précipités sonnaient sur la terre sèche — non pas du côté
par où ils étaient montés, mais à l'opposé, où un autre sentier s'ouvrait dans
la broussaille.
lan et Hynes s'immobilisèrent. Les chiens eux-mêmes avaient
interrompu la lutte et haletaient, le poil ébouriffé, chacun surveillant son
adversaire de crainte d'une surprise.
Plein d'espoir, Joe leva les yeux dans la direction d'où venaient les
pas. Il s'attendait à voir paraître, avec les casques de la police, le bon
visage souriant de Sandy.
Mais l'homme qui se montra n'avait pas de casque, et il ne souriait
pas, loin de là ! Grand et fort, taillé en hercule, il avait l'apparence d'un
marchand de bestiaux enrichi. Son visage rougeaud exprimait une colère
qui ne tarda pas à se changer en stupéfaction, tandis que son regard allait
de Hynes à lan, puis à Joe, enfin aux deux chiens.
Hynes, serrant toujours l'agneau sous son bras, époussetait ses
vêtements en ricanant.
Le nouveau venu se dirigea vers lui.
« Je comprends maintenant, dit-il, pourquoi tu ne m'as pas attendu en
bas comme d'ordinaire. Qui sont ces hommes ? les bergers du duc de
Rudling ?
— Oui, les bergers ! dit lan en s'avançant avec fierté. Les bergers qui
défendent leur troupeau contre les voleurs !
— Trêve de balivernes ! interrompit l'homme. Je ne suis pas
monté jusqu'ici pour discuter avec vous, mais pour chercher mon agneau.
Donne-le-moi, Gordon, je le porterai moi-même. »
Hynes lui tendit l'agneau sans mot dire; à voir leur attitude
réciproque, le nouveau venu était évidemment son chef.
lan fit un geste pour reprendre son agneau, mais l'homme lui assena
sur le bras un coup qui lui fit lâcher prise. Joe n'osa pas intervenir; il se
rendait compte qu'un vieillard et un garçon de treize ans ne pouvaient rien
contre deux hommes dans la

98
force de l'âge, dont l'un était un colosse. Il se retourna pour chercher
Lassie des yeux, mais elle avait disparu.
« Tout est perdu ! » pensa-t-il avec désespoir.
Ils n'avaient plus maintenant aucune chance de reprendre l'agneau —
• encore moins de retrouver les autres. lan, la tête basse, ruminait son
humiliation et sa rage. L'inconnu et Hynes souriaient en le regardant.
« Nous n'allons pas passer toute la nuit ici, dit le premier. Viens,
Gordon, je te ramène jusqu'à Lochan, si tu veux. A moins que tu préfères
continuer la conversation passionnante que j'ai interrompue....
— J'aimerais que vous emmeniez aussi Billy, dit Hynes. C'est
un bon chien, je ne veux pas le perdre.
— Tiens, dit l'homme, au fait, qu'est donc devenu l'autre ? Il y avait
deux chiens ici quand je suis arrivé, à moins que je n'aie eu la berlue. Est-
ce que Billy lui aurait réglé son compte ?
— Elle a eu peur! fit Hynes en haussant les épaules, très content au
fond de constater que la chienne n'était plus là.
— Ce n'est pas vrai ! protesta Joe, les yeux brillants de colère.
— En tout cas, elle vous a bien lâchés ! ricana Hynes.
— Allons, viens, interrompit l'autre en se dirigeant vers la brèche
par laquelle il était arrivé. La voiture est en bas; j'ai laissé le moteur en
marche, tu sais que j'ai quelquefois du mal à démarrer. »
Comme pour lui donner un démenti, le ronronnement du moteur, qui
en effet n'avait pas cessé de se faire entendre, s'arrêta brusquement.
L'homme fronça les sourcils.
« Qu'est-ce qui se passe ? dit-il. Je n'ai pas mis assez de ralenti, sans
doute. Il va falloir prendre la manivelle, mon brave Gordon ! »
II avança d'un pas, puis s'arrêta net. On entendit des pieds
lourdement chaussés gravir le sentier.
L'homme fit brusquement volte-face.
« Par ici, Gordon ! » jeta-t-il en se précipitant du côté opposé.
Mais avant qu'il atteignît l'ouverture, deux hommes débouchèrent de
la galerie. Le premier portait le casque de la police; le second était Sandy,
qui souriait. A leur côté trottait Lassie, boitant un peu, mais la tête haute et
la queue triomphante.
« Malheur ! » grommela l'homme en posant l'agneau.
Il porta la main à sa poche pour y chercher son revolver. Mais il était
trop tard; le policier, qui tenait le sien braqué sur lui, ne lui laissa pas le
temps d'achever son geste.

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Hynes, tentant de s'enfuir par l'ouverture opposée, se heurta à un
second policier qui montait, revolver au poing.
« Je crois que nous arrivons à temps ! » dit celui-ci.
lan avait couru vers l'agneau et le ramassait, s'assurant qu'il n'avait
pas de mal. Les policiers passèrent les menottes aux deux malfaiteurs.
« Nous sommes refaits, Gordon, dit le colosse. Dommage, c'était le
dernier ! Celui-là parti, le duc- pouvait toujours essayer d'avoir le prix à
Londres....
— Tandis que maintenant vous serez obligés de rendre les autres !
dit lan. Ce que je voudrais savoir, par exemple, c'est pour le compte de qui
vous commettiez ces vols. »
L'homme se retourna avec hauteur.
« Comment, pour le compte de qui ? gronda-t-il. Est-ce que j'ai l'air
d'un salarié, moi ? »
Un des policiers s'était approché et le regardait avec attention.
« Je connais cet homme, dit-il. Il s'appelle Strong; il a un élevage de
moutons du côté de Dumfries. Il n'a pas mauvaise réputation dans le pays;
jamais je n'aurais cru....
— Cru que je volerais, vous voulez dire ? interrompit Strong avec
violence. Mais c'est la faute du duc de Rudling, pas la mienne ! Pourquoi
aurait-il seul tous les prix et tous les honneurs ? Je lui avais demandé de me
vendre une de ses brebis mérinos : c'est une race australienne qu'on ne peut
actuellement se procurer ici, même à prix d'or. Je l'aurais croisée avec un
de mes béliers et j'aurais couru ma chance, tout comme le duc.... Mais il a
refusé, pour être le seul à envoyer à Londres des agneaux de cette race
! Je me suis juré que j'aurais ma revanche.... Et j'ai bien
failli l'avoir ! ajouta-t-il en se redressant.
— Le bien mal acquis ne profite jamais, prononça sentencieusement
le policier. Quant à votre complice....
— Mon complice ? dites mon employé ! interrompit l'éleveur avec
dédain.
— En tout cas, ce Gordon, je crois.... » Ici ce fut Joe qui interrompit.
« II ne s'appelle pas Gordon, monsieur l'agent; je le connais, il
s'appelle Hynes ; il dirigeait le chenil du duc, qui l'a renvoyé pour mettre
mon père à sa place.
— Voilà donc pourquoi il s'y connaissait si bien en chiens !
murmura lan.
— Tout cela s'éclaircira devant le tribunal, dit le policier.
Pour nous, il ne nous reste plus qu'à emmener ces deux individus en
prison....

100
— Et mon chien ? » demanda Hynes. Le policier se gratta la tête.
« C'est vrai,... le chien ! dit-il avec embarras. Nous ne pouvons ni le
mettre en prison ni nous en charger.... Le mieux serait peut-être de
l'abattre; qu'en pensez-vous, lan ?
— Abattre un colley comme celui-ci ! Vous n'y pensez pas ! dit lan.
Non, laissez-le-moi, c'est une bonne bête, je m'occuperai de lui. D'ailleurs,
le duc l'a acheté; il lui appartient. »
Joe poussa un soupir de soulagement. Il n'aurait pas trouvé juste que
Billy payât les méfaits de Hynes.
« Je vous remercie, dit celui-ci à lan. Vous avez raison : c'est un bon
chien et je le regrette. »
La petite troupe redescendit le sentier du château. En bas se trouvait
la voiture de la police; Hynes et Strong y montèrent avec les agents; l'autre
policier alla chercher la voiture de Strong, qui devait aussi être conduite à
Gourie.
« Ne craignez rien : vous aurez vos autres agneaux dans quelques
jours », promirent les policiers à lan.
En retournant à la bergerie, Sandy raconta à ses compagnons les
événements de la journée. Au poste de Gourie, il n'avait pas trouvé de
policiers; ceux-ci n'étaient rentrés que dans la soirée. Ils avaient décidé de
l'accompagner aussitôt à Glenmuir pour monter la garde autour de la
bergerie, en cas de retour du voleur. Mais la voiture avait eu une panne, de
sorte qu'ils n'étaient arrivés à Glenmuir qu'à une heure avancée de la nuit.
A leur arrivée, Dan, en quelques mots, les avait mis au courant de la
situation.
Il leur avait dit qu'Ian et Joe poursuivaient le malfaiteur;
malheureusement il ne pouvait leur indiquer dans quelle direction ils
étaient partis.
Comme ils hésitaient sur le meilleur plan à adopter, un chien, hors
d'haleine, était arrivé à la bergerie. C'était Lassie, galopant de son mieux
sur ses trois pattes valides. Elle était allée tout droit à Sandy et l'avait tiré
par le bas de sa veste, lui marquant nettement qu'il devait la suivre.
« Elle est blessée ! s'était écrié Sandy. Regardez : son poil est plein
de sang ! Mon Dieu ! qu'est-il arrivé ? »
Sans perdre de temps, les policiers étaient remontés en voiture, tandis
que Sandy, guidé par Lassie, leur montrait le chemin. Arrivés au bas du
château, ils y avaient aperçu de la lumière.

101
« Vous n'avez pas pensé que c'était le comte de Glenmuir, Sandy ?
demanda Joe non sans malice.
— J'y ai bien pensé, avoua Sandy. Mais, ma foi, j'avais trop
peur pour vous deux; ma peur à moi ne venait qu'en second ! »
Deux des hommes avaient suivi Lassie par un des sentiers tandis que
le troisième, contournant le château, montait de l'autre côté pour couper la
retraite aux malfaiteurs. En bas de la pente, celui-ci avait trouvé la voiture
de Strong; c'était lui qui avait arrêté le moteur avant de commencer à gravir
la côte; il avait mis la clef de contact dans sa poche pour empêcher les
voleurs de s'enfuir si par hasard ils leur échappaient.
« C'est donc Lassie qui les a fait prendre ! dit lan en caressant la
chienne. Brave Lassie ! elle a compris qu'elle nous serait plus utile en
allant chercher du secours qu'en restant près de nous.
— Et cet affreux Hynes qui disait qu'elle nous avait abandonnés !
fit Joe avec indignation. Je vous assure qu'à ce moment-là j'ai eu
envie de lui sauter à la gorge !
—• Moi, avoua lan, j'en ai eu envie dès que je l'ai vu avec l'agneau
dans les bras. Plus jeune, je n'aurais pas résisté à la tentation. Mais je n'ai
plus mes soixante ans, hélas ! »
Cette fois, c'était sans amertume que lan faisait allusion à son âge;
maintenant que tout était arrangé, il ne se considérait plus comme trop
vieux ou bon à rien. Si on lui avait demandé à quoi il pensait, il aurait
répondu qu'il espérait bien désormais continuer à diriger sa bergerie jusqu'à
cent ans, sinon davantage.
Ce soir-là, il attacha Billy devant la cabane et chargea
solennellement Lassie de garder le hangar à sa place. On ne risquait plus
rien, mais il fallait faire comprendre à Billy qu'il avait mal agi; en lui
rendant peu à peu ses droits on l'encouragerait à bien faire. lan, comme on
voit, avait d'excellents principes sur l'éducation des chiens — des principes
qu'il ne serait peut-être pas mauvais parfois d'appliquer aussi aux
hommes....

102
X

SANS ELLE !

DEPUIS quelques jours les soirées devenaient de plus en plus fraîches;


on commençait à sentir, sur les Hautes Terres d'Ecosse, l'approche de
l'automne. Joe pensait que les vacances toucheraient bientôt à leur fin. Tout
en se réjouissant de revoir ses parents, il savait qu'il regretterait la bergerie
et les bergers, surtout lan.
Il pensait surtout à Lassie. Etant donné le rôle qu'elle avait joué dans
la capture des voleurs, il espérait de tout son cœur que le duc la rappellerait
à Greenall Bridge en même temps que lui. De plus en plus, en effet, il
redoutait de la laisser à la bergerie, où Dan, malgré les événements, ne
désarmait pas. Dan s'était attaché à Billy dès son arrivée à Glenmuir, peut-
être parce que c'était le plus beau chien qu'il eût jamais eu, et il continuait à
le défendre. Joe devinait qu'après son départ le berger s'efforcerait d'écarter
Lassie pour rendre à Billy ses prérogatives d'autrefois. Entre ces deux
ennemis, que deviendrait la pauvre Lassie ?
« Mais le duc me laissera l'emmener,... pensait Joe. Il ne peut plus
dire qu'elle n'est bonne à rien, maintenant ! »
Cette certitude le réconfortait et lui permettait de jouir pleinement de
ses derniers jours de vacances. Depuis les moments dramatiques du mois
précédent, la vie s'écoulait à Glenmuir comme un songe. lan avait eu la joie
de retrouver les agneaux disparus; ils avaient été bien soignés chez Strong,
qui pensait les envoyer à l'exposition de Londres sous son propre nom et
tenait à les présenter en bonne forme.

103
Joe constata avec indignation que les brebis, après s'être tant
lamentées de la perte de leurs petits, semblaient à peine les reconnaître.
« C'est comme cela chez les bêtes, expliqua lan. Les mères aiment
leurs petits tant qu'elles les allaitent; pendant cette période elles seraient
capables de donner leur vie pour eux, mais ensuite elles les oublient vite.
— Même les chiens ? demanda Joe, qui plaignait tant Lassie
lorsqu'on lui était ses petits après qu'elle avait fini de les nourrir !
— Oui, même les chiens, dit lan.
— Ils sont fidèles à leur maître, pourtant ! » lan réfléchit un instant.
« Je pense que c'est parce que le sentiment qu'ils éprouvent envers
leurs petits n'est que de l'instinct, tandis que celui qu'ils éprouvent envers
leur maître est de l'amour.
— Vous devez avoir raison », dit Joe, pensif.
La sagesse du berger le surprenait toujours. De tout l'été, Joe n'avait
pas ouvert un livre, mais il ne le regrettait pas; il avait l'impression d'en
avoir appris davantage avec lan que dans tous les livres du monde. Il savait
maintenant une foule de choses sur la terre et le ciel, sur le vent, les étoiles,
les animaux, des choses que peut-être l'instituteur lui-même ne savait pas !
Et ces choses-là lui semblaient plus importantes que tout le reste.
« Tout de même, dit-il au berger, vous pensez que Billy oubliera
Hynes, n'est-ce pas ?
— Oui, s'il ne le revoit pas. Et je ne crois pas que Hynes se risque
jamais à revenir dans ce pays ! »
Naturellement, on parlait souvent à la bergerie du vol et des voleurs.
Joe trouvait extraordinaire qu'un homme jusque-là honnête, comme Strong,
pût voler dans l'espoir de gagner un prix.
« Vous ne savez pas ce que c'est qu'un éleveur qui a la passion des
bêtes, dit lan. Il s'était mis dans la tête d'avoir des moutons de cette espèce,
et comme il n'y avait pas d'autre moyen....
— On dirait que vous l'excusez, lan !
— Moi, excuser un voleur ! non, je comprends ce qu'il éprouvait,
voilà tout.
— Si vous voulez mon avis, dit Joe, je crois que dans un cas pareil,
le duc serait capable d'en faire autant ! »

*
**

Un beau jour, les habitants de la bergerie venaient d'achever le repas


du soir et faisaient leurs préparatifs pour la nuit. Lassie,

104
maintenant, allait d'elle-même se poster devant le hangar dont elle
avait la garde. Depuis quelque temps, lan laissait Billy l'y accompagner.
Billy ne semblait plus en vouloir à Lassie d'occuper la première place; non
seulement les deux chiens ne se battaient plus, mais il semblait exister
entre eux une camaraderie plus forte qu'entre tous les autres. lan avait
expliqué à Joe la raison de ce phénomène : c'est que Lassie et Billy étaient
de la même race; maintenant qu'ils ne se haïssaient plus, ils se rappelaient
que tous les colleys du monde sont un peu cousins.
Les autres chiens prenaient leur place accoutumée; Dan avait éteint
le feu, comme il le faisait chaque soir, et se dirigeait vers la cabane. Tout à
coup Lassie se mit à grogner.
« Qu'est-ce qui se passe ? dit Sandy. Nous ne risquons pas que le
voleur revienne; il est en sûreté derrière de bons verrous. »
Bientôt tous les chiens se joignirent à Lassie; ce fut un véritable
concert d'aboiements, où la grosse voix de Billy dominait toutes les autres.
Puis, à travers la palissade, on aperçut une lueur mouvante, tandis qu'un
bruit de moteur se faisait entendre dans le lointain.
« Une voiture ! » dit lan avec inquiétude.
Il ne venait pas souvent de voiture à Glenmuir, même pendant la
journée; que pouvait bien vouloir celle-là en pleine nuit ?
« Est-ce que vous allez ouvrir ? demanda Joe.
— Certainement, répondit le berger; c'est probablement un voyageur
égaré qui cherche sa route. Nous ne pouvons pas le laisser errer sans la lui
indiquer. »
La voiture tourna; bientôt la lumière des phares, pénétrant entre les
planches de la palissade, illumina tout l'enclos. Quelques moutons,
effrayés, se mirent à bêler; comme pour leur répondre un klaxon retentit
joyeusement; puis la voiture s'arrêta devant la bergerie.
« C'est un camion », dit Sandy.
Un homme avait sauté à terre et s'avançait vers la porte qu'Ian
entrouvrait avec précaution.
« Ne tirez pas ! dit une voix enjouée, cette fois ce n'est pas un
voleur ! Eh bien, vous ne me reconnaissez pas ?
— Harry ! s'écria le vieux berger en ouvrant la porte toute grande.
— Lui-même, pour vous servir.... J'arrive tard, mais c'est que je suis
venu de Greenall Bridge d'une seule traite; je ne me suis arrêté qu'une fois,
pour déjeuner et donner à boire à mon moteur.... On ne vous a pas
prévenus parce que ce n'était pas la

105
peine : je ne risquais pas de vous manquer, puisque vous ne bougez
jamais !
— C'est le duc qui vous envoie ? demanda lan.
— Naturellement ! J'aime les voyages, mais je vous le dis bien
franchement : je ne penserais jamais à venir ici pour mon plaisir ! Parlez-
moi de la côte sud, ça oui : il y a des fleurs, des villas; on voit arriver les
bateaux de France....
— Et qu'est-ce qu'il veut, le duc ? insista le vieux berger.
— Ce qu'il veut ? Quelle question ! Il veut me faire remporter le
colis qu'il m'a fait apporter au début des vacances. En un mot, je viens
chercher Joe.... Il est là, n'est-ce pas ?
— Mais oui, Harry ! s'écria gaiement Joe en s'avançant pour lui
serrer la main.
— Ah, te voilà ! Je ne te voyais même pas, dit Harry; il fait noir
comme dans un;four dès qu'on sort de la lumière des phares ! Dis donc, tu
as eu des aventures, à ce qu'on m'a raconté; tu n'as pas eu le temps de
t'ennuyer ?
— Je ne me serais pas ennuyé même sans cela, dit Joe.
— Bon, bon, chacun ses goûts.... Avoue que tu ne seras pas
mécontent malgré tout de revoir Greenall Bridge ! Mais, dites-moi, je n'ai
pas l'intention de repartir ce soir.... Est-ce qu'il y aurait moyen de me caser
quelque part dans un coin ?
— Vous pouvez dormir avec nous dans la cabane, dit lan.
— Ah ! tant mieux : je meurs de sommeil ! A dire vrai je meurs
aussi de faim; vous ne m'en voudrez pas trop si je m'invite à partager votre
souper ?
— Nous avons déjà soupe, dit le berger.
— Comment, déjà ? Mais il est à peine huit heures !
— Nous mangeons aussitôt que nous avons rentré les moutons. »
La figure de Harry s'allongea.
« Alors je n'ai plus qu'à souhaiter qu'il reste quelque chose de votre
dîner : un bout de viande, du jambon, n'importe quoi, avec peut-être un
verre de bière....
— Venez, dit lan, nous ne vous laisserons pas mourir de faim. Mais
est-ce que vous ne devriez pas aller d'abord éteindre vos phares ?
— Je reconnais bien là l'économie, vertu nationale de
l'Ecosse ! dit Harry en riant. Vous avez raison; je vais aller éteindre,
mais donnez-moi au moins une lanterne pour que je retrouve la porte au
retour; je ne suis pas comme vous, moi, je n'y vois pas dans l'obscurité.
— Je vais aller avec vous », proposa Joe.

106
Les deux jeunes gens sortirent ensemble et Harry éteignit ses phares.
Tout en revenant vers l'enclos, le chauffeur, qui trébuchait à chaque pas
malgré l'aide de son compagnon, chuchota à Joe :
« Et tu as pu supporter ça ! Je mourrais s'il me fallait rester ici
seulement quarante-huit .heures !
— Je m'y suis trouvé très bien, déclara Joe.
— Ce n'est pas possible ! Moi, j'avais le cœur gros rien que de
penser à toi. Je me disais : « Est-ce que le duc ne va pas bien-« tôt se
décider à le rappeler en pays civilisé ? » Je sais bien que ça ne me regarde
pas, mais j'ai de la sympathie pour toi.... On a été copains, pas vrai,
pendant le dernier voyage ? J'espère que ce sera la même chose cette fois-
ci....
— J'en suis sûr ! » affirma le jeune garçon.
Sandy, pendant ce temps, apportait des brindilles au foyer pour
rallumer le feu.
« Vous avez raison, dit Harry, une flambée ne fera pas de mal; il ne
fait pas chaud ce soir.
— Oh ! ce n'est pas pour le froid ! dit Sandy.
— Pour quoi, alors ?
— Pour faire cuire votre bouillie d'avoine. Vous disiez bien que
vous n'aviez pas soupe ? »
Harry fit la grimace.
« De la bouillie d'avoine, comme les bébés ?
— C'est ce que nous mangeons, nous.
— Elle est excellente, Harry, je vous assure, intervint Joe. Moi non
plus, je ne l'aimais pas à la maison, mais ici....
— Enfin, vous avez tout de même bien deux œufs, une tranche
de jambon ?
— Rien de tout cela, dit lan en secouant la tête. Un morceau de
fromage de brebis, si vous voulez....
— Ma foi, j'aime encore mieux ça que la bouillie ! Que cela ne vous
empêche pas d'allumer le feu, Sandy, ça nous réchauffera.... Ah ça, mais
vous êtes donc de fer, pour supporter cette température ? »
Joe était mécontent de voir Harry dédaigner de la sorte le souper que
les bergers lui offraient de bon cœur. Pour une fois, il aurait bien pu
manger sa bouillie et faire semblant de la trouver bonne !
Mais Harry, quoique bon garçon, ne brillait pas par le raffinement
des manières.
« Fameux, le fromage ! C'est vous qui le faites ?
— C'est lan, dit Sandy.

107
— Eh bien, je suis connaisseur, pourtant, mais je peux vous garantir
que je n'en ai jamais mangé d'aussi bon ! »
Le compliment flatta le vieux berger, qui, depuis l'arrivée de Harry,
s'était renfermé dans son mutisme.
« Je suis heureux qu'il vous plaise », dit-il modestement.
Harry se régala de fromage, puis but de l'eau à la cruche, comme les
bergers. L'eau, qui venait d'une source voisine, était délicieusement pure,
mais le jeune homme ne sembla pas l'apprécier.
« J'aimerais mieux un pot de bière, déclara-t-il. Qu'en dis-tu, Joe? »
De nouveau, Joe craignit que Harry ne vexât les bergers. Il tenta de
détourner la conversation.
« A quelle heure voulez-vous partir demain matin, Harry ? demanda-
t-il.
— Vers six heures, je pense, dit Harry. Cela nous donnera tout notre
temps pour déjeuner en route.
— Très bien; nous serons prêts. Je dis « nous », car, après ce qui
s'est passé, je pense que vous emmenez aussi Lassie ? »
Harry leva les deux mains.
« Ah non, dit-il, pas Lassie ! Le duc m'a dit de venir te chercher, toi,
mais tout seul.
— Il n'a pas parlé de Lassie ?
— Il en a parlé, au contraire et avec insistance : il m'a bien
recommandé de la laisser à Glenmuir.
— Il ne sait donc pas que c'est elle qui a fait prendre les voleurs ?
— Le duc sait que c'est la police qui a arrêté Hynes et l'autre type.
— Mais c'est Lassie qui est allée chercher Sandy et les agents !
N'est-ce pas, lan ?
— Joe a raison, dit le vieux berger. Sans Lassie, les voleurs
emportaient le dernier agneau et nous n'aurions jamais revu les autres.
— Eh bien, Joe racontera ça au duc si ça l'amuse. Mais le duc n'y
croira pas ! »
Dans son coin, Dan étouffa un ricanement. Joe comprit que, s'il la
laissait à Glenmuir, le berger, encouragé par l'animosité du duc, rendrait la
vie dure à la chienne.
« Lassie est mon chien à moi, et je ne veux pas la quitter, murmura-t-
il.
— Ce n'est pas vrai, dit triomphalement Harry. Lassie appartient au
duc; tu m'as dit toi-même qu'il l'avait achetée à ton père !

108
Ah ! non, pas Lassie ! »

109
— Il l'a achetée, mais il nous l'a laissée. Elle a toujours habité au
cottage avec nous, pas chez le duc.
— Ça n'a rien à voir; s'il l'a achetée, elle est à lui. C'est à lui de
décider ce qu'il veut en faire. »
Joe ne trouva pas de réponse. Sa mère aussi, au début de l'été, lui
avait dit : «  Lassie appartient au duc.... »
« En tout cas, je ne partirai pas sans elle », fit-il à mi-voix.
Harry haussa les épaules.
« Ne fais pas l'enfant ! dit-il d'un ton supérieur. Tu sais bien que pour
toi la question ne se pose pas, tu dois rentrer à Greenall Bridge et reprendre
tes études.
— Je n'irai pas à Greenall Bridge sans Lassie, répéta Joe; une fois
là-bas, je m'arrangerai avec le duc.
— C'est ça ! et c'est moi qui me ferai attraper ! Si tu crois que je me
risquerai à désobéir au duc ! Il n'est pas commode, quand il est en colère.
— Il vous a dit, dit en toutes lettres, de ne pas emmener Lassie ?
— Tu veux savoir ce qu'il a dit ? Très bien, je vais te le répéter.... Il
a dit : « Harry, vous allez partir pour Glenmuir « chercher cet écervelé de
petit Carraclough; les vacances vont « finir et je ne veux pas qu'il manque
le début de l'école. Bien « entendu, vous laisserez la chienne où elle est, je
n'en veux ici « pour rien au monde. Cette bête-là ne m'a jamais fait avoir
que « des ennuis.... »
— Alors, ça ne compte pas pour lui que les voleurs soient arrêtés et
qu'on ait retrouvé les agneaux ?
—• Vous savez comment est le duc : quand il a une idée dans la tête,
la reine elle-même pourrait lui dire le contraire, il ne l'écouterait seulement
pas.
— Mais enfin, vous savez bien, vous, Harry....
— Ce que je sais, moi, n'a aucune importance. Moi, je suis Harry, le
chauffeur du camion; je peux croire ce que je veux, ça ne changera rien. Ce
n'est pas moi qui commande, c'est le duc.
—- Même s'il vous dit de faire quelque chose que vous trouvez mal ?
— Ça n'a rien de mal de laisser un chien dans un endroit où on sait
qu'il sera bien soigné.
— C'est mal de le séparer de moi ! s'écria Joe. D'ailleurs, cela m'est
égal, vous pouvez faire ce que vous voudrez, obéir au duc comme une
marionnette, moi, en tout cas, je n'obéirai pas !
—- Qu'est-ce que tu feras, alors ?

110
— Je resterai ici !
— Et l'école ? Tu veux donc perdre une année ? Tu crois que cela
fera plaisir à tes parents ?
— Alors vous emmènerez Lassie ! » répéta Joe, obstiné.
Le feu allumé par Sandy touchait à sa fin. Harry se leva
paresseusement.
« Allons dormir, dit-il, sinon demain on me retrouvera gelé.... Tu n'as
pas beaucoup de bagages, je suppose?
— Je n'en ai pas; je ne partirai pas.
— Ne me casse pas la tête ! » dit Harry.
Joe ne ferma pas l'œil de la nuit. Il sentait maintenant plus que jamais
qu'il ne pouvait pas abandonner la chienne. Elle ne serait pas heureuse à
Glenmuir, elle n'y resterait pas. Il ne se rappelait donc pas, le duc, qu'une
fois déjà il avait voulu séparer Lassie de Joe; elle avait traversé toute
l'Ecosse et un bon morceau de l'Angleterre pour venir le rejoindre.... Dans
quel état elle était arrivée, la pauvre bête ! Maigre, le poil terne, les yeux
vitreux, respirant à peine.... Pendant plusieurs jours, on avait désespéré la
sauver....
Si on les séparait de nouveau, elle partirait encore, c'était certain.
Mais cette fois, Joe ne le permettrait pas ! Il ne voulait pas voir Lassie
recommencer à courir les routes toute seule, au risque d'être volée ou de
recevoir le coup de fusil d'un chasseur.... Non, si elle restait, il resterait; il
écrirait la vérité à ses parents, et eux le comprendraient. Ils seraient désolés
à cause de l'école — ils tenaient tellement à ce que Joe fît de bonnes
études! — mais ils comprendraient tout de même....
Joe entendait Harry se tourner et se retourner sur sa paille. Le jeune
homme n'avait pas l'habitude de coucher à la dure.
« Tant pis pour lui ! pensa Joe avec rancœur. Je croyais que c'était un
ami, mais je vois maintenant que pour lui une seule chose compte : ne pas
déplaire au duc.... »
Le matin, Joe se leva le premier. Il sortit dans l'enclos et alla trouver
Lassie, qui montait la garde avec Billy devant le hangar.
« Tu sais qu'on veut nous séparer ? lui dit-il tristement. Mais nous ne
nous laisserons pas faire, n'est-ce pas ? »
Lassie se dressa vers lui et il plongea jusqu'au fond de ses yeux d'or.
« Oui, toi tu ne mens pas, murmura-t-il. Je sais que tu m'aimes et je
t'aime aussi.... Contre cela ils ne peuvent rien, quoi qu'ils fassent.... »
Sandy se leva à son tour et commença à allumer le feu.
Voyant Joe s'approcher, il essaya quelques paroles de consolation.

111
« Ne te tourmente pas, Joe. Nous la soignerons bien, je te le
promets.»
Joe tressaillit.
« Je reste avec elle, répéta-t-il.
— Tu ne peux pas faire ça, dit Sandy. Tu dois retourner chez tes
parents et reprendre tes études. C'est ça ton travail, à toi; celui de Lassie,
maintenant, c'est de garder le hangar.
— Billy peut très bien le faire seul. Il le faisait avant; depuis que
Hynes est en prison il redevient un très bon chien.
— Tu ne peux pas faire ça, répéta Sandy en hochant la tête.
— Je le ferai quand même ! »' dit Joe.
Il se tut, car lan sortait de la cabane à son tour, suivi de Harry qui se
frottait les yeux et paraissait de fort méchante humeur.

112
XI

CE QUE LE DUC N'AVAIT PAS PRÉVU

PENDANT le déjeuner, personne ne parla. Harry lui-même s'abstint de


réflexions déplacées sur la bouillie d'avoine, qu'il avala sans dire un mot.
Dès qu'il eut fini, il se leva et déclara qu'il allait mettre son moteur en
marche : la route était longue, plus tôt on partirait, mieux cela vaudrait.
D'autant plus que lui, Harry, devait se lever de bonne heure le lendemain
pour transporter à Londres les bagages de Miss Priscilla qui retournait à
l'école.
« Range tes affaires, dit-il à Joe, et rejoins-moi au camion.
— Avec Lassie ? » demanda le jeune garçon. Harry s'impatienta.
« Ne recommence pas. Tu sais bien que ce n'est pas possible. Tu
t'arrangeras avec le duc; s'il veut que je revienne la chercher, je reviendrai.
— Mais, Harry....
— C'est extraordinaire, à ton âge, de ne rien comprendre ! » Harry
haussa les épaules et s'éloigna. Joe se retourna vers lan.
« Vous m'approuvez, vous, lan, j'en suis sûr. N'est-ce pas que je ne
peux pas partir sans Lassie ? »
Le vieux berger hocha la tête.
« Je comprends que c'est dur, oui.... On s'attache à un chien comme à
une personne. Même Hynes, quand on l'a emmené en prison, avait de la
peine pour le sien....

113
— Alors, vous trouvez que j'ai raison ? Je ne peux pas accepter que
le duc me sépare de Lassie ? »
Le visage de lan prit une expression grave.
« Non, Joe, tu n'as pas raison.... Je ne sais pas comment te
l'expliquer, je vais essayer. Il ne s'agit pas de juger le duc; cela, c'est affaire
entre lui et sa propre conscience.... Ce que tu dois regarder, c'est ton devoir
à toi, rien de plus. Lassie appartient au duc, tu le sais; il a le droit d'en faire
ce que bon lui semble. Et il ne lui fait pas de mal en le laissant ici. C'est
vrai, n'est-ce pas ?
— Bien sûr. Seulement....
— Tu ne peux pas rester ici, toi, Joe. Comme Harry te le disait hier,
tu dois reprendre tes études; tu te rends bien compte que c'est très
important pour toi. La preuve, c'est que le duc lui-même y a pensé et t'a
envoyé le camion pour que tu sois à l'école le jour de la rentrée.
— Si le duc veut s'occuper de moi, il pourrait penser d'abord à ne
pas me faire de peine !
— Je t'ai déjà dit que tu n'avais pas à juger le duc. Tes parents, eux
aussi, tiennent beaucoup à ce que tu rentres à l'école en temps voulu.
— Tout s'arrangerait si Harry consentait à emmener Lassie.
— Il ne peut pas, Joe. Harry est au service du duc. S'il le
mécontentait, il risquerait de perdre sa place.... Tu ne le voudrais pas, j'en
suis sûr.
— Il pourrait ramener Lassie jusqu'au dernier village, de là elle
trouverait bien son chemin toute seule. Nous arriverions à Greenall Bridge
sans elle et le duc serait content.
— Et la parole que tu as donnée, Joe ? » Le jeune garçon baissa la
tête.
« Alors, vous croyez que....
— Je crois qu'il faut partir, Joe, je prendrai soin de Lassie, ne
t'inquiète pas.
— Vous ne laisserez pas Dan donner sa place à Billy ?
— Je te le promets. D'ailleurs, tu ne la quittes pas pour toujours.
Aux vacances prochaines, tu pourras revenir la voir.
— Aux vacances prochaines ! Toute une année !
— Quand tu en auras quatre-vingts, comme moi, une année te
paraîtra bien courte », dit lan.
Joe réfléchissait. Il se rendait bien compte qu'il ne pouvait pas rester
à Glenmuir. Ce qu'il aurait voulu, c'était qu'Harry acceptât d'emmener
Lassie.... Mais si le jeune homme perdait sa place comme le disait lan ? S'il
n'en retrouvait pas d'autre ?

114
Au temps du grand chômage, quelques années auparavant, Joe avait
vu des familles sans travail; même chez lui, à ce moment-là, on ne
mangeait pas toujours à sa faim. C'était pour cela que son père s'était vu
forcé de vendre Lassie au duc, qui en offrait un prix considérable....
« Vous avez raison, lan », dit-il.
Il se détourna et se réfugia auprès de Lassie. Celle-ci le regardait
comme si elle devinait ce qui se tramait contre eux; il avait l'impression
qu'elle le suppliait de ne pas le quitter. Il s'agenouilla près d'elle et enfouit
son visage dans la fourrure dorée.
« Nous ne pouvons pas faire autrement, Lassie, murmura-t-il. Mais je
reviendrai te chercher, je te le promets ! »
La porte de l'enclos s'ouvrit : le visage de Harry apparut.
« Alors, demanda-t-il, tu es prêt ? Si nous ne nous mettons pas en
route, nous ne serons pas là-bas avant minuit.
— Je viens », dit Joe.
Il se leva. Lassie voulait le suivre, mais il lui fit signe de rester là où
elle était.
« Ne bouge pas, Lassie, ne me regarde pas; ça te ferait trop de peine.
Couche, là, oui, bon chien.... »
Sans se retourner vers elle, il alla serrer la main des trois bergers.
« Je vous remercie, dit-il, vous avez été si bons pour moi.... Je
garderai toujours le souvenir de ces vacances. »
Les trois hommes étaient visiblement émus. Pendant ces deux mois
ils s'étaient attachés à Joe et avaient fini par le regarder comme l'un des
leurs. Pour lan surtout, c'était plus qu'un visiteur, c'était un peu un fils qui
s'éloignait; il sentait sa gorge se serrer, comme au temps des chagrins de sa
jeunesse. Il n'avait pas l'habitude de faire de longs discours, il savait mal
exprimer ses sentiments, mais ce qu'il éprouvait creusait jusqu'au plus
profond de lui-même.
« II faudra revenir, Joe, dit-il simplement. Tant que l'un de nous trois
sera en vie....
— J'espère bien que l'an prochain nous serons encore là tous les
trois ! » dit Sandy en riant.
Joe s'installa sur le siège avant, à côté de Harry. Celui-ci desserra son
frein, et le camion commença à rouler sur la piste.
« Au revoir ! » cria Joe une dernière fois.
Un peu plus loin, il se retourna encore, croyant entendre un
aboiement. Mais le bruit du moteur couvrait tout; il ne put même pas se
rendre compte s'il avait bien entendu ou non. Un instant

115
il songea à prétexter un oubli pour forcer Harry à retourner à la
bergerie. Mais à quoi bon ? Le plus dur était fait; il ne fallait pas
recommencer les adieux.
Harry toussota.
« II ne faut pas m'en vouloir, Joe, dit-il. Ce n'est pas ma faute,... je
l'aurais bien emmené, moi, ton chien. Seulement....
— Je sais », dit Joe.
Un long moment encore ils roulèrent en silence. Joe emplissait ses
yeux de ce paysage maintenant familier : les longues ondulations couvertes
de bruyère, les petits lacs d'un gris sombre et brillant que dominait un
bouquet de bouleaux. Comme c'était beau, tout cela ! Même sans Lassie, il
aurait été heureux d'y revenir.... Maintenant qu'il l'y avait laissée, il savait
qu'il ne cesserait de penser à l'Ecosse.
« Raconte-moi l'histoire du voleur, dit tout à coup Harry à qui le
silence pesait. On m'en a parlé à Greenall Bridge, mais je grille de savoir
les détails. Il paraît que les bergers ont commencé par mettre les vols sur le
compte d'un fantôme !
— Si vous aviez vécu dans ce pays, vous sauriez qu'on finit par y
croire à toutes sortes de choses, dit Joe vexé pour ses amis. Moi-même, les
premiers jours, j'avais une drôle d'impression en passant près du château.
— C'est vrai qu'un pareil désert a de quoi vous détruire la cervelle,
dit le chauffeur. Ces trois vieux me font l'effet d'être à moitié fous....
— Ils ne sont pas fous du tout ! protesta Joe. Je voudrais bien savoir
seulement le quart de ce que sait lan !
— Comment peut-on savoir tant de choses quand on reste à la même
place ?
— On réfléchit », dit Joe un peu sèchement.
Harry ne voulait pas se disputer; il voyait toute une journée de route
s'étendre devant lui et ne se souciait pas de la passer dans le silence.
« Alors, demanda-t-il, tu me racontes l'histoire du voleur ?
— Pas maintenant, dit Joe. Je vous la raconterai à Greenall Bridge.
— Bon, bon, comme tu voudras. »
Harry pressa sur l'accélérateur et le camion roula plus vite. Bientôt
les premières maisons grises de Lochan se profilèrent à l'horizon.
« Si nous entrions prendre un pot de bière à l'auberge ? proposa
Harry. Ça ferait descendre cette affreuse bouillie. »
Joe n'avait pas envie de boire, mais il ne voulut pas contrarier son
compagnon. L'auberge, à cette heure matinale, était déserte; ils n'y
trouvèrent que la fille de Mac Bane, Nell, qui essuyait

116
des verres derrière le comptoir.
« Vous nous reconnaissez, Miss Nell ? demanda aimablement
Harry.
— Oh oui, dit la jeune fille en rougissant; je me rappelle très bien
que vous êtes passés au début de l'été, avec un beau chien,... Lassie, n'est-
ce pas? Vous ne l'avez pas amené cette fois-ci ?
— Non, il passe l'hiver à Glenmuir.
— A Glenmuir ? Là où il y a eu ce vol dont tout le monde a parlé ?
Vous savez que le voleur était un client de l'auberge. Il se donnait pour un
marchand de grains et se faisait appeler Gordon ! Mais, quand j'y pense, il
était là le soir où vous êtes passés....
— Et vous ne vous rappelez pas comme la chienne était bizarre ?
Elle l'avait bien reconnu, elle !
— Elle le connaissait donc ?
— Bien sûr ! Vous avez dû apprendre que le voleur avait été chef de
chenil chez le duc de Rudling ?
— Si on avait compris ce qu'elle voulait dire ce soir là ! » fit la jeune
fille.
Elle leur apporta deux pots de bière, et tout en buvant Harry lui
raconta l'histoire du vol tel qu'il l'avait entendue à Greenall Bridge. Son
récit comportait bien des inexactitudes que Joe aurait pu corriger, mais le
jeune garçon n'en prit pas la peine. Il pensait à la soirée qu'ils avaient
passée à Lochan avec Lassie, lors de leur voyage d'aller, alors qu'il pouvait
encore espérer que deux mois d'exil suffiraient à apaiser le duc et que
celui-ci l'autoriserait à ramener la chienne.
Harry, en loyal camarade, essayait de le faire participer à la
conversation.
« Mon camarade vous raconterait cela mieux que moi, dit-il à Nell. Il
a tout vu, lui !
— Tu étais à Glenmuir au moment du vol ? » questionna la jeune
fille avec curiosité.
Joe inclina la tête, mais ne répondit pas. Il n'avait pas envie de
raconter l'histoire, maintenant que Lassie n'était plus là.

*
**

Lassie obéissant à l'ordre reçu, était restée couchée devant le hangar.


Elle comprenait bien que Joe se préparait à partir

117
et pensait que d'un instant à l'autre il allait l'appeler pour le suivre.
Les yeux fixés sur la porte, elle balayait le sol de sa queue, attendant
impatiemment le signal.
En voyant le battant se refermer et les trois bergers rentrer dans
l'enclos, elle commença à sentir qu'il se passait quelque chose d'anormal.
Elle se leva et se dirigea vers lan.
« Couche, Lassie ! » dit celui-ci.
Cette fois, la chienne n'obéit pas, mais s'avança vers les trois
hommes. A ce moment elle entendit le bruit du camion qui démarrait.
Un instant elle resta comme figée sur place, le museau dressé vers
l'extérieur. Elle comprenait que Joe partait, et qu'il partait sans elle !
Poussant un aboiement plaintif, elle se jeta contre la porte, mais
celle-ci, dont les bergers avaient eu soin de fermer le loquet, résista.
Désespérée, Lassie se retourna vers lan. Des trois bergers, c'était lui qu'elle
préférait; peut-être sentait-elle obscurément que c'était lui qui aimait le
mieux Joe. Lui, certainement, allait tout arranger....
Le vieux berger semblait ému, il se pencha et flatta le poil soyeux de
la chienne.
« II est parti, Lassie, expliqua-t-il. Vois-tu, il nous manquera bien, à
nous aussi.... Mais il faudra essayer de nous entendre.... »
Le ton de sa voix suffisait : Lassie avait compris qu'il ne pouvait rien
pour elle.
Affolée, elle se mit à tourner autour de l'enclos, cherchant une issue.
Elle s'acharna contre la planche qui avait servi de passage au voleur, mais
la planche avait été solidement reclouée et ne céda pas.
« Lassie ! appela lan. Lassie, viens ici, mon bon chien ! »
Lassie n'écoutait pas, mais continuait à tourner en rond, sautant par-
dessus les brebis lorsque celles-ci lui barraient le passage. Les trois
bergers, décontenancés, la regardaient.
« Elle devient folle, dit Dan.
— Si j'essayais de lui donner quelque chose qu'elle aime : du lait,
par exemple ? proposa Sandy.
— Essayons », dit lan.
Sandy remplit une écuelle et la présenta à Lassie, mais la chienne la
renversa d'un coup de patte sans même lui donner un regard.
« Pourvu qu'elle ne se laisse pas mourir de faim ! dit le berger. Il y a
des chiens qui le font, quand on les sépare de leur maître. »

118
Lassie poursuivait son idée. Elle avait compris maintenant qu'il
n'existait pas d'issue à l'enclos, et, prenant son élan, elle essayait de
franchir la palissade. Mais celle-ci était trop haute : chaque fois la chienne
retombait en gémissant.
« Pauvre Lassie ! dit lan.
— Il va falloir l'attacher, dit Dan.
— Oui, dit le vieux berger, tout au moins pendant que nous
ouvrirons la porte pour faire sortir les troupeaux. Donne-moi une corde,
Sandy.
— Est-ce qu'elle ne la rongera pas ? demanda celui-ci.
— Je la surveillerai. »
lan fixa la corde au collier de Lassie, qui, à sa grande surprise, se
laissa faire sans résistance. La chienne avait vu Dan déverrouiller la porte,
et une lueur d'espoir pointait au fond de son cerveau.
Elle était attachée, c'est vrai : elle savait ce que signifie une corde.
Mais elle savait aussi qu'on peut glisser la tête hors d'un collier.
L'important, c'est de ne pas attirer l'attention, pour ne pas être surveillée de
trop près et rattrapée avant d'avoir pris ses distances.
« Elle se calme », dit Sandy.
Dan ouvrit la porte et commença à faire sortir ses moutons.
« Dans quelques jours, tu iras de nouveau avec eux, Lassie, dit lan.
Aujourd'hui nous restons ensemble, tous les deux. »
II se pencha pour la caresser. La chienne frémit, mais ne bougea pas.
lan se releva, admirant comme chaque matin le spectacle de ce fleuve de
laine blanche qui semblait couler de l'enclos.
Ce fut le moment que choisit Lassie. D'un mouvement brusque, elle
recula, tendit la corde, arracha la tête hors de son collier. Puis, bondissant
par-dessus les moutons, elle franchit la porte.
« Lassie ! » cria lan.
Abritant ses yeux de la main, il scruta la lande du regard. Loin, très
loin déjà, une masse fauve apparaissait et disparaissait parmi les bruyères.
« Elle est partie, dit simplement le berger.
— Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda Sandy.
— Elle suivra le camion à Ja trace, dit Dan. Comme elle ne pourra
pas le rejoindre, elle reviendra.
— A moins qu'elle ne recommence ce qu'elle a déjà fait et n'aille
seule jusqu'à Greenall Bridge....
— Pauvre Lassie ! » répéta lan.

119
« Lassie ! » cria lan.

120
*
**

Au sortir de Lochan, la route était droite, mais mauvaise; le camion


cahotait dans des ornières. Harry, assoupi par la bière qu'il avait bue,
conduisait mollement, sans se presser.
Tout à coup, un regard jeté dans le rétroviseur lui fit froncer les
sourcils.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » murmura-t-il.
Très loin derrière eux sur la route, il apercevait un point jaune qui se
déplaçait dans la poussière. C'était une bête •— un chien, à en juger par
son allure — qui venait dans sa direction.
« Par exemple ! » grommela-t-il encore.
Joe avait remarqué son regard et son étonnement.
« Qu'avez-vous vu, Harry ? » demanda-t-il.
Comme Harry ne répondait pas, il se pencha hors du camion et,
regardant en arrière, vit ce qu'avait vu le chauffeur.
« Lassie ! » s'écria-t-il.
Harry avait repris son sang-froid.
« Qu'est-ce que tu lui veux, à Lassie ? demanda-t-il avec aplomb. Ne
te penche pas comme ça : tu vas tomber, c'est ridicule.
— Lassie... c'est elle.... Elle qui nous suit là-bas sur la route ! Elle
s'est échappée, certainement, et elle cherche à nous rejoindre! Elle
gagne du terrain... je la vois, oui, c'est elle! Ralentissez, Harry, elle va
s'épuiser, ralentissez, je vous en prie.... »
Au lieu de ralentir, Harry appuya sur l'accélérateur. Le camion bondit
sur le terrain inégal.
« Tu es fou ! déclara-t-il. Si tu t'imagines que lan et les autres vont la
laisser partir ! Tu penses tellement à cette chienne que tu la vois partout....
— Mais vous-même vous avez bien vu qu'il y a un chien qui nous
suit !
— D'abord je ne suis même pas sûr que ce soit un chien. Et en tout
cas ce n'est pas Lassie.
— Pourquoi accélérez-vous, alors ? Ralentissez pour qu'il nous
rattrape; on verra qui a raison.
— Jamais de la vie, j'ai perdu bien assez de temps comme cela ! dit
Harry qui regrettait amèrement sa halte à Lochan. Il faut nous dépêcher si
nous voulons être ce soir à Greenall Bridge. »
Le camion bondissait sur la route : entre lui et la bête la distance
augmentait. Après l'avoir vue distinctement, Joe n'apercevait plus qu'un

121
point jaune qui s'effaçait peu à peu dans le lointain.
« Je ne veux pas ! cria-t-il. Je ne veux pas qu'elle aille à Greenall
Bridge toute seule, comme elle l'a déjà fait ! Elle est arrivée presque
mourante.... Vous n'avez pas le droit, Harry !
— Je n'ai pas le droit d'écouter des sottises, voilà tout », dit Harry en
accélérant encore.
Joe cherchait à lui arracher le volant. « Arrêtez, Harry ! répétait-il,
arrêtez, ou sinon.... »
Le chauffeur ne l'écouta pas et augmenta encore son allure. Joe
regarda la route; s'il sautait du camion en marche, il risquait de se casser un
bras ou une jambe, et alors, que deviendrait Lassie ? Il imagina la pauvre
bête usant ses dernières forces à suivre ce camion qui la distançait de plus
en plus. L'idée lui fut tellement intolérable qu'il oublia tout : lan, le duc,
Greenall Bridge, ses parents. Il ne pensait plus qu'à Lassie.
Tout à coup un petit pont apparut sur la route. Joe se rappelait ce
petit pont; il était étroit, sans parapet et mal consolidé, les voitures ne
pouvaient le franchir qu'au pas. Au-dessous coulait un ruisseau profond
bordé de broussailles épaisses.
« Une fois là, je sauterai ! » se dit Joe.
Ce qu'il escomptait arriva : Harry ralentit pour s'engager sur le pont.
Au beau milieu Joe prit son élan, bondit dans le ruisseau et se dissimula
dans un fourré.
« Joe ! cria Harry. Joe, tu es fou ! »
Ne pouvant stopper au milieu du pont, il acheva de passer, gara le
camion au bord de la route, puis revint sur ses pas en courant.
« Joe, cria-t-il, penché sur le pont, ne sois pas stupide ! Même si c'est
ton chien, je ne le prendrai pas, je t'ai déjà dit que je ne voulais pas arriver
à Greenall Bridge avec lui.... Quand il verra qu'il ne peut pas nous
rattraper, il retournera tout tranquillement à la bergerie.... Joe! où es-tu? »
Joe l'entendait, mais se gardait bien de répondre. Harry supposa qu'il
avait eu le temps d'aller jusqu'au premier tournant de la route et qu'il était
en train de courir au-devant de Lassie.
Grommelant à cause du temps perdu, bien résolu d'ailleurs à ne pas
céder, il remonta dans le camion et fit demi-tour en direction de Lochan.
C'était ce qu'attendait Joe; il sortit des broussailles, et apercevant un
sentier qui semblait parallèle à la route, s'y engagea résolument.
Harry constata bientôt que la route était vide. Pas de doute :

122
Joe, cria Harry. Joe, tu es fou !

123
ce garçon de malheur s'était caché dans les buissons, il allait falloir
l'en déloger ! Harry revint donc près du pont, gara son camion et, furieux,
commença l'exploration des broussailles, en se promettant de donner une
raclée à Joe dès qu'il aurait mis la main sur lui.
« C'est que je n'ai pas de temps à perdre ! pensait-il, il faut que je sois
à Greenall Bridge demain matin, le duc m'a bien recommandé de venir
prendre les bagages de Miss Priscilla à sept heures.... Si je n'y suis pas, il
est capable de m'écharper ! »
Joe, pendant ce temps, continuait à suivre son sentier. Il ne voulait
pas regagner la grand-route, de peur d'y être découvert par Harry, mais de
temps à autre il s'arrêtait et appelait doucement Lassie, sûr que, si elle
l'entendait, elle saurait bien trouver le sentier et venir le rejoindre.
Après une heure de recherches, Harry se convainquit enfin que Joe
n'était pas caché près du pont. Il remonta sur son siège, retourna le camion
une troisième fois et se remit en route vers Lochan.
« Si je ne trouve pas le garçon, pensait-il, en tout cas je trouverai
cette diablesse de chienne — car c'était bien elle qui nous suivait, j'en suis
sûr ! Elle m'aidera à retrouver Joe, après quoi, en roulant toute la nuit,
j'arriverai malgré tout à Greenall Bridge avant sept heures. Quant au chien,
je le laisserai à Lochan, les bergers viendront l'y chercher. »
II fit le trajet lentement, fouillant du regard les deux côtés de la route.
Rien à l'horizon, ni garçon, ni chien. Une fois il eut un espoir, un homme et
un animal venaient à sa rencontre; mais en approchant il vit que c'était un
paysan conduisant un mouton. Il arriva enfin au village et entra à l'auberge.
Nell était toujours seule dans la salle.
« Excusez-moi, mademoiselle, dit-il, mais n'auriez-vous pas vu mon
camarade ?
— Quoi ? vous l'avez perdu ? demanda-t-elle en riant.
— Oui... c'est-à-dire non... enfin, l'avez-vous vu? » La jeune fille
secoua la tête.
« Et le chien... Lassie... vous ne l'avez pas vu non plus ?
— Je croyais que vous ne l'aviez pas emmené ?
— Non... c'est-à-dire si... enfin, il n'est pas passé devant la maison ?
— Certainement pas, dit Nell, je l'aurais vu par la fenêtre. D'ailleurs,
voici le père Scott qui travaille depuis ce matin à casser des pierres sur la
route. Vous n'avez pas vu passer un grand chien fauve, monsieur Scott ?

124
— Non, rien du tout. »
Harry ignorait une chose : c'est que Lassie, guidée par son instinct,
cherchait à éviter les agglomérations. A l'entrée de Lochan elle avait
bifurqué et pris un sentier de traverse qui contournait le village. En
rejoignant la route, elle avait retrouvé la trace du camion et poursuivi son
chemin.
L'arrêt des deux jeunes gens à Lochan lui avait permis de gagner du
terrain; le mauvais état de la route jouait également en sa faveur. La vue
des chiens est courte; Lassie n'avait pas aperçu le camion au moment où
Harry et Joe la voyaient, mais son flair l'avait avertie qu'elle approchait du
but. Puis le camion avait repris de l'avance; elle avait tenté de forcer son
allure, mais en vain. Alors elle avait baissé le nez vers la route et continué
à longues foulées égales, toutes ses forces tendues vers Joe....
Tout à coup elle entendit, sur la droite de la route, une voix lointaine
qui appelait : « Lassie ! »
Elle reconnut la voix, et, levant la tête, chercha à déterminer la
direction. Un second appel retentit : aussitôt, quittant la route, elle
s'enfonça dans la lande, sans se douter que quelques instants plus tard le
camion de Harry, retournant à Lochan, lui aurait coupé le chemin.
« Lassie ! » entendit-elle pour la troisième fois.
Elle s'arrêta et répondit par un aboiement joyeux. Puis, s'élançant
vers la voix, elle vit Joe au tournant du sentier.
Le duc n'avait pas prévu que Lassie, en dépit de tout, arriverait à
rejoindre son maître....

125
XII

DEUX ÉCOSSAIS

PENDANT un long moment, les deux amis furent tout à leur joie. Joe
s'était assis au bord du fossé et Lassie lui léchait affectueusement la figure,
tandis qu'il ne se lassait pas de la caresser.
« Tu m'as retrouvé, ma Lassie, murmurait-il. Maintenant ils pourront
faire ce qu'ils voudront : je ne te quitterai plus, plus jamais ! »
Au bout d'un moment, pourtant, le sens des réalités lui revint.
Qu'allaient-ils faire tous les deux ? Ils ne pouvaient pas retourner à
Glenmuir, où tout serait à recommencer : le duc, furieux, renverrait Harry
chercher Joe, en lui recommandant plus que jamais de ne pas emmener la
chienne. Non, c'était à Greenall Bridge qu'ils devaient aller. Une fois là, il
faudrait affronter le duc : celui-ci exigerait peut-être de nouveau le renvoi
de Lassie, mais du moins Joe pourrait tenter de la défendre.
A Greenall Bridge, mais comment? Joe avait entendu passer le
camion qui rebroussait chemin vers Lochan : Harry se trouvait donc encore
dans les parages. Pourtant mieux valait ne pas tenter de le rejoindre : Harry
certainement, refuserait de prendre Lassie, et Joe, cette fois, était bien
résolu à ne pas repartir sans elle.
« Je ne sais pas ce que nous ferons, dit-il à la chienne, mais du
moment que nous sommes ensemble, cela m'est égal ! »
A cet instant, il entendit de nouveau le bruit d'un moteur,

126
venant cette fois de la direction opposée. Il attendit que la voiture fût
passée, puis se rapprocha de la route et regarda. C'était bien le camion de
Harry. Il revenait de Lochan et poursuivait sa route vers le sud.
« II part, Lassie ! il part sans nous ! »
Quand le camion eut disparu à l'horizon, Joe éprouva malgré tout une
impression de solitude. Maintenant il devenait urgent de prendre une
décision : son sort et celui de Lassie étaient entre
ses mains.
Evidemment, ils pouvaient continuer la route à pied, mais quelle
distance y avait-il jusqu'au prochain village ? Le pire, c'était que Joe
commençait à avoir faim — Lassie aussi, sans doute. Mieux valait
retourner à Lochan, où du moins ils étaient connus.
« Viens, Lassie, nous allons voir les Mac Bane ! » Lassie regarda son
maître avec adoration et se mit à trotter à son côté. L'aventure lui semblait
magnifique : être seule avec Joe sur cette belle route, dans cet air frais plein
d'odeurs délicates de gibier.... Peut-être qu'on allait chasser ? Elle ne voyait
pas de fusil, mais il arrivait que Carraclough l'emmenât dans les bois sans
intention de tirer, pour le seul plaisir de la voir relever
des traces.
En arrivant au village, Joe se dirigea vers l'auberge. Cette fois, Nell
n'était plus seule dans la salle; le vieux Mac Bane s'y trouvait aussi, avec sa
femme et cinq ou six hommes du village. Ils devaient discuter une affaire
importante, car chacun voulait donner son avis et la conversation semblait
fort animée.
Joe poussa doucement la porte et entra dans la salle. Nell poussa un
grand cri :
« Seigneur ! les voilà ! »
Aussitôt toute le monde s'approcha de Joe et de Lassie et les entoura;
on les regardait, on les touchait comme pour s'assurer de leur réalité. Joe,
d'abord, n'y comprit rien, puis il devina que Harry, en revenant au village,
avait dû signaler sa disparition. « Qu'est-ce que tu as donc fait ? demanda
la jeune fille. Ce n'est pas bien, d'avoir ainsi quitté ton ami ! Il nous a dit
qu'il t'avait cherché partout; il ne pouvait pas attendre davantage, car il doit
être chez le duc de Rudling demain matin à sept heures.
— Oui, pourquoi t'es-tu sauvé ? dit sévèrement Mac Bane. Pour ne
pas retourner à l'école, hein ?
— Mais pas du tout ! s'écria Joe indigné. Est-ce Harry —
mon compagnon de route — qui vous a dit cela ?
— Oui, c'est lui, dit Mac Bane.

127
— En ce cas il a menti ! dit Joe. J'aime mon école, je suis enchanté
d'y retourner. Seulement....
— Seulement tu aimes mieux y rentrer quelques jours plus tard,
hein? Il paraît que tu ne voulais pas quitter Glenmuir, que tu préférais les
moutons aux livres de classe.... Tu n'as pas honte, quand tu as la chance de
pouvoir faire des études ?
— Mais, monsieur Mac Bane... », commença le jeune garçon.
L'aubergiste ne l'écoutait même pas.
« Sans compter, acheva-t-il, que tu n'y gagnes rien : le jeune homme
nous a dit que si tu revenais ici il fallait te renvoyer à Glenmuir; il
reviendra t'y chercher dans quelques jours.
— Monsieur Mac Bane, je vous jure que c'est faux ! dit Joe.
— Alors pourquoi t'es-tu sauvé, au lieu de partir tranquillement avec
ton ami ? »
Joe s'approcha de Lassie, la prit par le collier, et regardant la salle
d'un air de défi :
« Parce qu'il ne voulait pas emmener ma chienne ! » déclara-t-il.
Tous les hommes, intrigués, se rapprochèrent. Harry, évidemment,
ne leur avait pas parlé de Lassie. Seule Nell s'exclama :
« Je me doutais bien que cette affaire n'était pas claire ! Le jeune
homme n'avait pas l'air de dire la vérité, on aurait cru qu'il inventait son
histoire en la racontant. Dis-nous ce qui s'est passé, toi, demanda-t-elle à
Joe.
— Oh ! c'est bien simple, dit le jeune garçon. Vous savez que je
tiens beaucoup à Lassie....
— Et tu as raison, appuya Mac Bane.
— Eh bien, le duc de Rudling (mon père est chef de son chenil) a
dit à Harry de venir me chercher, mais de laisser ma chienne à Glenmuir.
J'ai supplié Harry de l'emmener quand même, en lui disant que là-bas je
m'arrangerais avec le duc, mais il n'a pas voulu.... Je suis parti malgré tout,
mais Lassie s'est échappée et nous a suivis. Quand je l'ai aperçue sur la
route et que Harry, au lieu de s'arrêter, a au contraire marché plus vite....
— Tu as sauté ? demanda Nell, les yeux brillants.
— Oui, j'ai sauté. Je ne voulais pas que Lassie traverse l'Ecosse une
seconde fois comme elle l'a déjà fait. Si vous aviez vu dans quel état elle
est arrivée! Je ne voulais pas... et je suis sûr que j'ai bien fait ! » appuya
Joe avec énergie.
Mac Bane se grattait la tête.
« Ma foi, déclara-t-il, je ne peux pas dire que je te donne

128
tort. On n'abandonne pas une bête comme celle-là sur la route.
Pourquoi ton ami n'a-t-il pas voulu s'arrêter ?
— Parce qu'il avait peur de perdre sa place en désobéissant au duc.
— Il est donc bien méchant, le duc de Rudling ? questionna Nell.
— Il n'est peut-être pas méchant au fond, reconnut Joe, mais quand
il se met en colère je crois qu'il serait capable de tuer quelqu'un !
— Et tu n'as pas peur de lui désobéir, toi ? » Joe secoua la tête.
« Je ne sais qu'une chose, c'est que je veux retourner à Greenall
Bridge — et avec Lassie !
— Mais comment feras-tu ? demanda Nell. Si on va te
chercher à Glenmuir, on laissera le chien cette fois encore, c'est évident.
— Je ne retournerai pas à Glenmuir, dit Joe.
— Où iras-tu alors ?
— Chez moi, à Greenall Bridge, avec ma chienne.
— Tu as de l'argent pour prendre le train ? » Joe secoua la tête.
« J'irai à pied. Lassie l'a déjà fait seule, nous le ferons à deux, voilà
tout. »
Mac Bane ôta sa pipe de sa bouche et frappa sur l'épaule de Joe si
vigoureusement que le jeune garçon tituba.
« II me plaît, à moi, ce gamin ! déclara-t-il. Je suis de son avis; il ne
doit pas retourner à Glenmuir.
— Toi, dès qu'il s'agit de chiens, tu te laisses toujours
influencer, dit sa femme. Ne pousse pas cet enfant à faire une sottise. Tu ne
vois pas qu'il est prêt à partir à pied ?
— Laissez-moi réfléchir un peu », dit Mac Bane.
Nell, pendant ce temps, s'approcha de Joe et lui demanda s'il avait
mangé.
« Pas depuis ce matin — et nous sommes partis à six heures ! soupira
le jeune garçon.
— Je vais demander à mon père si je peux te donner quelque chose,
et à la chienne aussi. Tu n'as pas d'argent, je suppose ?
— Voilà tout ce que j'ai, dit Joe en sortant quelques pièces de sa
poche.
— Ce n'est pas beaucoup, dit Nell, mais je vais essayer de
m'arranger. »
Elle alla trouver Mac Bane, qui discutait devant la porte de l'auberge
avec les voisins, Les uns disaient qu'on devait

129
« Il me plaît, à moi, ce garçon », déclara Mac Bane.

130
renvoyer Joe à la bergerie si on ne voulait pas s'attirer des ennuis
avec le duc; les autres — c'étaient les plus nombreux — étaient touchés par
l'histoire de Lassie et déclaraient qu'il fallait les aider tous les deux, le
maître et le chien.
« Les aider, bien sûr, disait Mac Bane. Je le ferais de grand cœur, si
ça ne coûtait rien. Mais.... »
On se mit à rire, car l'économie de Mac Bane était proverbiale, même
en Ecosse où cette vertu compte de nombreux adeptes. A ce moment Nell
s'approcha de son père.
« Papa, dit-elle, le garçon et son chien ont faim, ils n'ont pas mangé
depuis ce matin. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
— Cela dépend de ce qu'il a, dit Mac Bane sans hésiter. Si sa poche
est bien garnie, tu peux faire frire des œufs avec de la saucisse et entamer
le gros fromage qui est dans la cave.
— Il n'a pas grand-chose,... mais tout de même de quoi acheter du
pain.
— Eh bien, donne-leur du pain... et un bol de soupe aux légumes ! »
ajouta généreusement Mac Bane en pensant que les légumes du jardin ne
leur coûtaient rien.
Nell s'éloigna en riant sous cape. Elle versa à Joe un grand bol de
soupe, en ayant soin de mettre au fond une bonne tranche de lard fumé.
Puis elle prépara avec des restes une pâtée substantielle pour la chienne.
Tous deux se mirent à manger de bon appétit.
« Mange le lard d'abord », recommanda Nell au jeune garçon.
Joe obéit sans comprendre. Un moment plus tard Mac Bane, rentrant
dans la salle, le trouva en train d'avaler sa dernière bouchée.
« II me semble qu'il y avait du lard, dans cette soupe ! dit-il d'un ton
soupçonneux.
— C'est un reste d'hier, qui commençait à rancir, dit Nell.
— Hum!... Ce n'est pas que je veuille te priver, expliqua Mac Bane à
Joe, mais le lard coûte cher. »
Joe comprit, et jeta à Nell un regard de reconnaissance.
Après la soupe, la jeune fille lui donna encore une grosse tranche de
fromage, puis un morceau de pudding qui restait du souper de la veille.
« II est bon, votre pudding ! dit Joe. Il y avait longtemps que je n'en
avais pas mangé.... Ma mère en fait de très bons aussi », ajouta-t-il.
Mac Bane, pendant ce temps, était allé trouver sa femme dans la
cuisine.

131
« Tu as l'air préoccupé, Jock, remarqua-t-elle.
— C'est que je pense à ce garçon. Je voudrais tellement faire
quelque chose pour lui et sa chienne....
— Tu peux facilement faire quelque chose, dit la femme. Tu n'as
qu'à lui prêter de l'argent pour aller prendre le chemin de fer et rentrer chez
lui. Une fois là-bas, ses parents arrangeront l'affaire du chien. »
Mac Bane fit un saut en arrière.
« De l'argent ! dit-il, comme tu y vas ! On voit bien que ce n'est pas
toi qui tiens les cordons de la bourse !
— L'argent ne sera pas perdu, Jock, tu peux en être sûr. Le père te le
renverra par la poste dès que le petit sera arrivé.
— Comment pourrais-je en être sûr ?
— Je m'y connais en caractères; d'après ses manières et sa façon
d'agir, ce garçon vient d'une bonne famille. Si tu lui rends service, les
parents ne voudront pas te faire de tort. »
Mac Bane n'était pas convaincu.
« Ils me paieront, je veux bien, mais en attendant, il faut que je fasse
l'avance !
— Ecoute, Jock, le prix d'un billet ne doit pas être tellement
énorme....
— Tu oublies le chien. Il lui faut un billet, à lui aussi. Un animal de
cette taille ne peut pas voyager dans un panier. »
A l'idée de Lassie dans un panier, Mme Mac Bane se mit à rire. Son
mari ne put s'empêcher de l'imiter, mais cela ne suffit pas à le faire changer
d'avis au sujet du voyage.
« Ce que je voudrais, expliqua-t-il à sa femme, c'est trouver un
moyen de les aider sans avoir à débourser l'argent »
Mme Mac Bane hocha la tête.
« Jock, Jock, dit-elle, j'ai bien peur que le jour où il s'agira d'entrer en
paradis ton avarice ne te joue un mauvais tour.... »
Mais Mac Bane avait son idée. Il savait que Mac Gregor, le
charbonnier de Lochan, devait aller la semaine suivante chercher du
charbon dans une mine anglaise proche de la frontière. Si on pouvait le
décider à partir un peu plus tôt, il emmènerait Joe et son chien jusque-là.
La difficulté consistait à persuader Mac Gregor, qui, fort économe
lui-même, ne faisait jamais ses voyages de ravitaillement qu'au dernier
moment, comme s'il espérait toujours que dans l'intervalle, le charbon
arriverait tout seul.

132
Mais, avec Mac Bane, il avait affaire à forte partie. L'aubergiste,
allant flâner du côté de l'entrepôt de Mac Gregor, feignit de rencontrer
celui-ci par hasard.
« Tiens, Mac Gregor! dit-il. Ça me fait penser,... est-ce que je ne te
dois pas un pot de bière ?
— Un pot de bière, Mac Bane ? dit le charbonnier en
dressant l'oreille.
— Oui,... ça remonte à assez longtemps, au moment où tu m'as livré
mon charbon l'hiver dernier. Je t'avais promis un pot de bière, et tu n'es
jamais venu le boire.
— Ma foi, ça se pourrait bien, dit Mac Gregor, ravi à l'idée de boire
un pot gratis. En tout cas, tu es honnête homme, Mac Bane, car je l'avais
complètement oublié.
— Eh bien, puisque nous nous sommes rencontrés, pourquoi ne pas
venir le boire tout de suite ?
— Tout de suite, c'est impossible, mon commis est malade, mais
tout à l'heure, dès que j'aurai fermé mon entrepôt.
— Entendu ! »
Mac Bane alla ensuite trouver son ami Scott, le casseur de pierres, et
l'invita également à prendre un pot de bière dans la soirée, à certaines
conditions qu'il lui expliqua. Scott, enchanté, car Mac Bane n'était pas
prodigue de sa bière, accepta avec empressement.
L'aubergiste rentra chez lui en se frottant les mains. Il trouva Joe
assis dans la cuisine de l'auberge, aidant Mrs. Mac Bane et Nell à écosser
des pois.
« Tiens, tiens, le garçon se rend utile, à ce que je vois ! dit-il
joyeusement. Tu souperas avec nous ce soir, gamin, ce sera le prix de ta
peine.... »
Mrs. Mac Bane et Nell échangèrent un regard surpris devant cette
générosité à laquelle elles n'étaient pas accoutumées.
« J'ai idée, continua Mac Bane en s'adressant à Joe, que je vais te
trouver un moyen de transport pour aller jusqu'à la frontière anglaise
demain matin.
— Vrai ? dit le jeune garçon en souriant. Et Lassie aussi ?
— Naturellement, Lassie aussi ! Je ne suis pas le duc de Rudling,
pour vouloir te séparer de ta chienne !
— Et quel est ce moyen de transport, papa ? demanda Nell.
— Tu le sauras tout à l'heure. »

133
A la nuit tombée, Mac Gregor, ayant fermé son entrepôt, vint boire le
pot de bière promis. Plusieurs hommes étaient déjà en train de boire, les
uns de la bière, les autres du whisky. Au bout d'un moment, Scott, le
casseur de pierres, arriva à son tour.
« Un pot de bière, Scott ? Et raconte-nous les nouvelles de la
journée, dit Mac Bane. Est-il passé beaucoup de monde ?
— Pas plus que d'ordinaire, dit Scott d'un ton détaché.
Quelques belles voitures, qui allaient sans doute vers les châteaux du
nord.... Il y en a même une qui s'est arrêtée; le chauffeur m'a demandé de
lui donner un coup de main pour changer un pneu qui perdait. Ça devait
être des propriétaires de mines, car ils parlaient du prix du charbon....
— Le prix du charbon ? Ils ne parlaient pas de le baisser, par
hasard ? demanda Mac Gregor soudain intéressé.
— Si, justement, il paraît qu'il y a une baisse à Morland et dans les
mines avoisinantes. Il s'agirait d'une espèce de prime, pour activer la vente
et liquider le charbon qui se trouve actuellement dans les réserves. Ça m'a
semblé important : ils parlaient de plusieurs shillings ! Mais ce n'est pas
pour longtemps : seulement une semaine.
— Une semaine ! Et quand est-ce que cela a commencé ? demanda
Mac Gregor.
— Ma foi, je n'ai pas posé de questions; je n'avais pas à me mêler à
leur conversation, n'est-ce pas ? D'après ce qu'ils disaient, ce devait
être lundi ou mardi dernier.... Il paraît que ce charbon à prix réduit s'enlève
comme des petits pains au sortir du four.... »
Mac Gregor ne tenait plus en place. Mac Bane s'amusait beaucoup; il
devinait ce que pensait le charbonnier. S'il allait à la mine assez tôt, il avait
encore une chance de profiter de la baisse. Grand avantage pour lui,
puisque rien ne l'obligeait à revendre son charbon au-dessous du prix
habituel.
« Dommage, Mac Gregor, dit sournoisement l'aubergiste. Tu dois
descendre la semaine prochaine, je crois ?
— Non, non, pas la semaine prochaine, s'empressa de dire Mac
Gregor. C'est cette semaine que je dois aller à la mine. Demain ou après-
demain.... Plutôt demain, je crois.
— Mais qui te gardera l'entrepôt ? Je croyais que ton commis était
malade ?
— Oh ! je n'ai besoin de personne. Je fermerai l'entrepôt, voilà tout.
Le charbon, ce n'est pas comme une épicerie, il ne vient pas du monde
toute la journée. »

134
La partie était gagnée : Mac Bane était sûr maintenant que Mac
Gregor partirait le lendemain. Il serait furieux, en arrivant à la mine,
d'apprendre que cette histoire de prime ne contenait pas une once de vérité.
Mais après tout on ne lui faisait aucun tort, puisqu'il achèterait son charbon
au prix habituel et le revendrait de même.
« Si tu descends demain, Mac Gregor, dit Mac Bane au bout d'un
moment, je vais te demander quelque chose; ce serait de transporter jusqu'à
la frontière un jeune garçon et son chien qui couchent chez moi ce soir.
— Pourquoi ne prennent-ils pas le train ?
— Parce qu'ils n'ont pas d'argent pour le billet.
— Et tu veux que moi, je les transporte pour rien ?
— Cela ne te coûtera rien non plus, Mac Gregor, puisque de "toute
façon tu descendrais à vide.
— Rien, comme tu y vas ! On use plus d'essence quand on est
chargé.
— Ils ne pèsent pas beaucoup plus de cent livres à eux deux : le
poids d'un sac de charbon !
— Je n'ai aucune raison de faire ça pour rien, dit Mac Gregor
obstiné. D'abord c'est encourager le vice. Pourquoi ce garçon et son chien
se promènent-ils sur les grands routes ? »
Mac Bane comprit que le charbonnier ne céderait pas.
« Ecoute, Mac Gregor, dit-il, ce garçon doit rejoindre son école :
c'est très important, les parents y tiennent beaucoup. Le père est chef de
chenil chez le duc de Rudling. Je suis sûr qu'il te dédommagera de ta peine.
»
Mac Gregor hésita. Evidemment, il n'avait rien à débourser, et si les
parents se montraient reconnaissants....
« Tiens, dit Mac Bane pour le décider, emmène-le, et au retour tu
boiras un whisky à mon compte. »
Cette fois, le charbonnier consentit. Mac Bane rayonnait de
satisfaction. Quand la compagnie se fut dispersée, il rentra dans la cuisine
en se frottant les mains.
« Tout est arrangé, dit-il à Joe, vous partez demain, toi et Lassie. En
attendant, j'espère que la patronne nous a fait un bon souper ! Qu'y a-t-il ce
soir, Nell ?

— De la soupe aux choux, dit Mrs. Mac Bane, et Nell a fait des
crêpes. »

135
Toutes deux craignaient un peu d'être grondées pour cette
extravagance, généralement réservée aux clients de marque, mais Mac
Bane était si content du succès de sa ruse qu'il ne protesta même pas.
La seule chose qui le tracassait un peu, c'était ce verre de whisky
qu'il avait promis à Mac Gregor. En y réfléchissant après coup, il se disait
qu'il aurait pu éviter cette dépense tout en obtenant le même résultat.

136
XIII

LASSIE RETROUVE UNE ANCIENNE CONNAISSANCE

LE CAMION roulait à grande allure dans la direction du sud. C'était un


énorme camion, beaucoup plus grand que celui de Harry;
malheureusement, servant toujours à transporter du charbon, il était
couvert d'une couche de poussière noire qui collait aux vêtements et vous
pénétrait dans la gorge. Mac Gregor y était trop habitué pour en être
incommodé, Joe s'efforçait de ne pas y faire attention, mais Lassie,
installée sur le siège entre les deux hommes, ne cessait d'éternuer. Joe
retrouvait au passage tous les pays qu'ils avaient traversés à l'aller. Après la
lande des hauts plateaux, ils pénétrèrent dans une région pittoresque et
boisée, puis dépassèrent de nouveau des villes noires, emplies de
l'atmosphère des hauts fourneaux.
« C'est par ici que vous allez chercher votre charbon ? demanda
Joe à Mac Gregor.
— Non, ici tout le charbon est pris par l'industrie. Moi je vais à
Morland, de l'autre côté de la frontière anglaise; c'est plus loin,
évidemment, mais c'est une petite mine, et le charbon y est moins cher. Les
gens de Lochan ne sont pas très exigeants pour la qualité, ajouta-t-il, le
charbon de Morland est assez bon pour eux. Pensez que quand j'étais petit
on se chauffait encore à la tourbe ! Ce ne coûtait rien, la plupart des
gens avaient une tourbière sur leurs terres, mais ça ne chauffait pas
beaucoup non plus....
— A la bergerie de Glenmuir, dit Joe, on se chauffe à la

137
tourbe pendant l'hiver; pour la cuisine on ajoute un peu de bois.
— Oh ! des bergers ! » fit Mac Gregor avec une moue exprimant son
mépris pour ces hommes qui ne consommaient pas de charbon.
Mac Gregor ne parlait pas autant que Harry. Cependant il se montrait
agréable et de bonne humeur. Pendant la nuit, il avait réfléchi; il s'était dit
que les parents de Joe récompenseraient certainement le service rendu. Il
pouvait même faire mieux que de transporter le garçon et son chien jusqu'à
Morland : une fois là-bas il s'arrangerait pour les faire conduire plus près
encore de Greenall Bridge. De la mine, des camions partaient dans toutes
les directions : ce serait bien extraordinaire qu'il n'y en eût pas un qui allât
de ce côté.
« Tu comprends, expliqua-t-il à Joe, à Morland je connais tout le
monde. Je m'arrangerai bien pour te faire emmener un peu plus loin ! »
Tout allait donc pour le mieux, et Joe n'avait qu'à se laisser conduire.
Quand il ne causait pas avec Mac Gregor, il s'abandonnait au plaisir de
faire un petit somme. Quant à Lassie, elle n'ouvrait même pas les yeux,
mais si Joe se penchait pour la toucher de la main, elle remuait la queue en
dormant pour le remercier de sa caresse.
Ils arrivèrent enfin à la frontière. Joe commençait à avoir faim, mais
il n'osait pas le dire. Il avait pourtant dans son sac un paquet que lui avait
remis Nell au moment du départ; il s'était dit que lorsque Mac Gregor
s'arrêterait pour déjeuner, il resterait dans le camion et partagerait ses
provisions avec Lassie; de cette façon le charbonnier ne se croirait pas
obligé de les inviter. Mais Mac Gregor ne semblait nullement disposé à
faire une halte.
« C'est à cause de la prime, expliqua-t-il à Joe : plus tôt nous
arriverons, plus j'aurai des chances d'en profiter. »
Joe, pensant qu'il ne serait pas poli de manger seul devant Mac
Gregor, se résigna à attendre. Mais le temps lui parut long; il poussa un
soupir de soulagement lorsque le charbonnier, prenant une route sur la
gauche, déclara qu'on approchait de Morland.
Depuis quelque temps, ils se trouvaient de nouveau dans une région
de mines : la route était couverte de cette poussière noire que Joe
connaissait bien. Autour des villages sombres et bas s'élevaient d'énormes
tas noirs qui dépassaient le faîte des maisons. Joe faillit dire qu'il n'aimait
pas ce pays, mais il craignait de vexer Mac Gregor, qui, de par son métier,
considérait peut-être une mine de charbon comme le plus bel endroit du
monde.
« A Greenall Bridge, nous avons aussi une mine, dit-il. C'est

138
là que je suis né : mon père y travaillait avant d'entrer chez le duc.
— Ah ! Et combien vend-on le charbon là-bas ?
— Je ne sais pas, avoua Joe. On l'apporte à la maison; c'est le duc
qui paie.
— Je ne parle pas du détail, dit Mac Gregor, mais du prix de gros à
la sortie de la mine; c'est celui-là qui m'intéresse. »
En arrivant au bourg de Morland, ils eurent la surprise de le trouver
très animé. La place était couverte de monde; des baraques dressées sur des
tréteaux offraient aux acheteurs des objets variés, depuis des ustensiles de
cuisine jusqu'à des vêtements, des chaussures, même des fleurs artificielles
et des tableaux dans des cadres dorés.
« C'est la foire de septembre, dit Mac Gregor à Joe. Il faut d'abord
que j'aille à la mine, mais tout à l'heure, en revenant, nous irons nous
promener sur la place. C'est très amusant, tu verras ! On y fait souvent de
bonnes affaires. D'ici là, j'aurai sûrement arrangé un moyen de transport
pour toi, de sorte que tu n'auras à te tourmenter de rien. »
Ils arrivèrent devant une baraque qui marquait l'entrée du terrain de
la mine. Un homme sortit et s'avança à la rencontre du camion.
« Tiens, Mac Gregor ! dit-il avec surprise. On ne vous attendait pas
avant dix jours au moins.
— Je me suis dépêché à cause de la prime, dit Mac Gregor avec un
clin d'œil malicieux.
— La prime ? répéta l'homme. Quelle prime ?
— Eh bien, la baisse dont profitent ceux qui emportent vos réserves.
— Qu'est-ce que vous me racontez là ? dit l'autre en fronçant les
sourcils. Ma parole, Mac Gregor, vous avez bu trop de whisky en
route ! De quoi diable parlez-vous ?
— On m'a dit que le propriétaire de la mine voulait liquider ses
réserves, dit Mac Gregor, et qu'il consentait une diminution de plusieurs
shillings aux acheteurs pendant toute la semaine.
— Une diminution ! fit l'homme en riant. Pas de danger : on parle
quelquefois d'augmenter le charbon, mais de le baisser, jamais !
— Enfin, cette histoire des réserves....
— Vous l'avez rêvée, Mac Gregor, ou ceux qui vous l'ont racontée
se sent moqués de vous. Pendant qu'ils y étaient, ils

139
auraient aussi bien pu vous dire qu'on donnait le charbon pour rien !
— C'est trop fort ! fit Mac Gregor furieux. Pourtant Scott a bien
dit.... »
Il se rappelait maintenant dans quelles circonstances il avait entendu
parler de cette prime. D'abord, Mac Gregor l'avait invité à boire un pot
gratis, chose bien étonnante de la part de ce vieux grigou. Il avait aussi
invité Scott : Mac Gregor avait remarqué que le casseur de pierres ne
payait pas sa bière. Toute cette histoire n'était-elle qu'un coup monté entre
les deux ?
« Mais pourquoi... ? » se demanda-t-il.
Tout à coup, il comprit. Mac Bane voulait se débarrasser du garçon
et du chien, qui lui coûtaient cher à nourrir. Il s'était arrangé pour lui faire
avancer son voyage et lui confier Joe et Lassie.
Ah ! il l'avait bien roulé, le chenapan ! Et le garçon avec son air
innocent, participait sans doute à la farce ? Eh bien, il allait voir !
« Alors, que faisons-nous, Mac Gregor ? demanda l'employé
goguenard. Vous chargez votre camion, ou vous préférez attendre la
baisse? »
Mac Gregor éclata.
« Je charge, naturellement ! Vous ne pensez pas que je vais repartir à
vide ? Mais attendez, avant d'entrer il faut que je me débarrasse de mes
colis. Allons, tous les deux, en bas, et vite ! Je n'ai plus le temps de
m'occuper de vous, il faut que je pense à mes affaires.
— Mais vous aviez dit, monsieur Mac Gregor,... commença Joe.
— J'avais dit que je te conduirais à Morland. Eh bien, tu y es, à
Morland ! Tu n'as qu'à retourner au bourg que nous venons de traverser. Tu
peux même aller à la foire, si ça te chante. En tout cas, pour moi, c'est
fini!»
Joe voyait bien que le charbonnier enrageait de manquer la prime sur
laquelle il comptait, mais il ne pouvait comprendre pourquoi Mac Gregor
semblait l'en rendre responsable. De toute façon il fallait obéir et
descendre. Sautant à bas du camion, Joe appela Lassie, qui le suivit.
« Merci tout de même, monsieur Mac Gregor, dit-il. Je regrette bien
que vos affaires ne s'arrangent pas comme vous l'espériez....
— Laisse mes affaires tranquilles et occupe-toi des tiennes,
galopin!» jeta Mac Gregor en s'éloignant.

140
Joe et Lassie reprirent à pied la route du village. Lassie était joyeuse
de s'ébrouer un peu après toutes ces heures d'immobilité, mais Joe se
sentait envahi de sombres pensées. Qu'allaient-ils devenir, maintenant, sans
argent, sans personne qui les aide ? Les pièces qui lui restaient, il les avait
remises à Mac Bane la veille au soir, en paiement des deux repas et de la
nuit qu'il avait passée dans la grange. Il ne savait même pas à quelle
distance de Morland se trouvait Greenall Bridge,... cent cinquante ou deux
cents kilomètres peut-être ? Il leur faudrait bien quatre ou cinq jours pour
arriver à destination. Et comment rester tout ce temps sans nourriture ?
Joe se rappela soudain que ce soir-là, au moins, ils avaient de quoi
manger. Mieux valait profiter pour cela de ce qui restait de lumière.
Entre la mine et le village il trouva un chemin ombragé de buissons,
un peu à l'écart de la route. Il s'assit et tira de sa poche le paquet que lui
avait remis Nell.
A, sa grande surprise, lorsqu'il ouvrit le paquet, quelques pièces
roulèrent dans la poussière. C'étaient celles qu'il avait remises la veille à
Mac Bane. L'aubergiste, malgré son amour de l'économie, était au fond un
brave cœur; il avait eu scrupule à priver l'enfant de ses derniers shillings et,
conseillé par sa femme, avait glissé les pièces dans le paquet de Nell.
« Quel bonheur ! s'écria Joe. Nous ne sommes plus sans rien, Lassie !
Nous pouvons demander à l'auberge qu'on nous laisse coucher dans la
paille, et demain, avant de partir, nous achèterons du pain.... »
II se sentait très soulagé, car la pensée de la nuit était ce qui le
tourmentait le plus. Il avait entendu dire par son père que la police
ramassait les gens qui dormaient dans les fossés et les emmenait en prison
pour vagabondage. Qu'aurait dit M. Carraclough s'il lui avait fallu venir
chercher son fils dans un cachot ? Sans compter qu'on ne met pas les
chiens en prison et que Joe se trouverait encore séparé de Lassie !
La découverte des pièces lui rendit son appétit, et il mangea de bon
cœur sa part des provisions préparées par Nell. Outre du pain et de la
saucisse, il trouva dans le paquet deux grosses pommes, qui calmèrent sa
soif en attendant mieux. Il y avait bien un ruisseau au bord du chemin,
mais il était si noir que Lassie elle-même rie se risqua pas à y tremper la
langue.
Une fois restaurés, les deux amis regagnèrent le bourg et se mirent en
quête d'une auberge. A la première où Joe s'adressa, on lui rit au nez.

141
« De la place, aujourd'hui ? Tu n'y penses pas ! Tu vois bien que c'est
la foire....
— Mais dans une grange, ou bien a l'écurie....
— Nous n'avons ni grange, ni écurie.
— Dans le garage, alors ? »
Au regard que lui jeta l'hôtelier, Joe comprit qu'on le soupçonnait de
chercher à voler dans les voitures. Rouge de honte, il s'éloigna sans ajouter
un mot.
Dans deux autres auberges, on lui fit la même réponse.
« Je crois qu'il faut nous résigner à coucher dehors, Lassie, soupira-t-
il. Nous sortirons du bourg et nous irons dans la campagne, en espérant
qu'on ne nous découvrira pas. Demain matin, nous demanderons notre
chemin et nous nous mettrons en route pour Greenall Bridge. »
En attendant, ils avaient le temps de faire un tour sur la place et de
regarder les boutiques. Les étalages, éclairés par de petites lampes que les
marchands avaient allumées à la tombée de la nuit avaient pris un aspect de
fête. Au milieu de la foule on se sentait moins isolé, même sans connaître
personne.
Tout à coup, Joe vit avec surprise Lassie se diriger vers une

142
roulotte située à l'extrémité du marché. Un des côtés de la roulotte
était ouvert et laissait voir un étalage de poteries vernissées, les unes
brunes, les autres d'une belle couleur rouge ou jaune.
« Lassie ! appela-t-il, qu'est-ce que tu fais ? »
Mais au moment où Lassie approchait de la roulotte, une voix joviale
s'écria :
« Ma parole ! c'est Sa Majesté ! »
Et, le potier, un petit homme rougeaud, quitta son étalage pour
s'avancer vers la chienne, tandis que celle-ci le saluait à sa façon en
remuant la queue.
Stupéfait, Joe s'avança à son tour
« Sa Majesté est à toi ? je veux dire, cette chienne ? demanda
l'homme
— Mais oui, dit Joe en le regardant sans comprendre
— Excuse-moi, mais... depuis combien de temps?
— Depuis toujours. C'est mon père qui l'a élevée.
__ Etrange ! dit le petit homme. Elle a donc toujours été à
toi ? Pourtant, c'est bien Sa Majesté ! fit-il en se grattant la tête.
D'ailleurs, elle m'a reconnu, elle aussi.... Elle ne t'a jamais quitté ?
__ Une seule fois, il y a deux ans. On l'avait emmenée en
Ecosse et elle a fait plus de six cents kilomètres seule pour venir me
rejoindre.
— Alors, je comprends tout ! » dit le potier
II raconta à Joe que deux ans plus tôt, précisément, alors qu'il
circulait dans la région avec sa roulotte, il avait trouvé la chienne affamée
sur la route. Il lui avait donné à manger et elle l'avait suivi pendant
quelques jours. Mais elle n'avait jamais cessé de garder ses distances, c'est
pourquoi il l'avait surnommé « Sa Majesté ». Et quand il avait bifurqué à
l'est, elle n'avait pas voulu le suivre et avait continué, seule, sa route vers le
sud.
« Mais pendant ces quelques jours je peux dire qu'elle m'a sauvé la
vie ! ajouta le potier. J'ai été attaqué par des bandits, et sans elle je n'aurais
jamais réussi à les mettre en fuite. Ils m'ont tué une petite chienne que
j'avais, ajouta-t-il tristement, et depuis je n'ai jamais voulu avoir d'autre
chien, quoique je me sente quelquefois bien seul sur les routes.... »
II poussa un soupir, puis, revenant à Joe :
« Ainsi, tu habites Morland ? demanda-t-il.
— Oh non, dit Joe, j'habite bien plus loin dans le sud, à Greenall
Bridge. Est-ce que vous connaissez ?
__ Greenall Bridge, je vois où c'est.... Je ne suis jamais allé

143
jusque-là, mais dans ma tournée je passe toujours à Ransay, ce n'est
pas loin.
— Non, dit Joe, Ransay est au-dessus de Greenall Bridge, sur la
colline.
— Alors, reprit le potier, tu es peut-être ici en visite chez des
parents? Excuse mon indiscrétion, mais d'abord que je me présente :
Rowlie Palmer, potier ambulant. Je suis associé avec mon frère Mark : il
fabrique les pots et moi je les vends : bonne combinaison, comme tu vois.
— Moi, dit le jeune garçon, je m'appelle Joe Carraclough, mon père
est chef de chenil chez le duc de Rudling, à Greenall Bridge. Je viens de
passer l'été avec ma chienne Lassie, dans une bergerie du duc, à Glenmuir,
près de Lochan. Maintenant il faut que je retourne à l'école.
— Tu as juste le temps ! remarqua le potier. Tu prends le train
demain matin, probablement ? »
Le petit homme avait l'air sympathique; Joe, spontanément, lui
raconta comment il avait faussé compagnie à Harry qui refusait d'emmener
son chien.
« Ma foi, je t'approuve ! dit Rowlie. Mais alors, si je comprends bien,
tu ne connais personne ici.... Comment vas-tu passer la nuit ? Un jour de
foire tu ne trouveras de place dans aucune auberge.
— Nous irons dans la campagne et nous dormirons sous un buisson,
dit Joe.
— Ne fais pas cela ! dit le potier, il peut y avoir de mauvaises bêtes
et de mauvaises gens. Tiens, écoute-moi, je vais te soumettre une idée. Je
couche dans ma roulotte, moi, et il y a bien de la place pour deux. Ce
soir, quand on éteindra les lumières, ce qui ne va pas tarder, je sortirai de
Morland, tu viendras avec moi et nous nous arrêterons un peu plus loin sur
la route. Entendu ?
— Mais je ne voudrais pas,... dit Joe.
— Je t'ai dit que Lassie m'avait sauvé la vie. Je t'avoue que je
n'espérais pas avoir jamais l'occasion de m'acquitter de ma dette.
— Eh bien, j'accepte.
— Entre t'asseoir dans la roulotte avec Lassie; j'aurai bientôt fini, tu
vois, il n'y a presque plus personne. »
II retourna à son étalage et se mit à chantonner :

Des bols, des pots,


Solides, incassables !
Pour toutes les tables,
Des bols, des pots !

144
Pendant ce temps, Joe, installé dans la roulotte, à la lumière d'une
petite lampe à essence, admirait l'ordre et la propreté de cet étrange logis.
Rowlie aimait son intérieur et cela se voyait; il y avait une place pour
chaque chose et chaque chose était à sa place.
« Comme ce doit être amusant, pensait le jeune garçon, de s'en aller
sur les routes au gré de sa fantaisie, sans dépendre de personne ! »
Au bout d'un moment, Rowlie revint ; Joe l'aida à ranger ses pots et à
relever le côté de la roulotte qui formait étalage. Tout cela lui semblait
merveilleusement ingénieux. Il fit compliment à Rowlie de son installation.
« Oui, dit le potier, j'aime être libre, je ne pourrais pas souffrir
d'avoir un vrai magasin et de vivre dans une ville. Tandis que je vais où je
veux, comme je veux : du moment que je vends mes pots, je ne demande
rien d'autre. »
II attela sa jument, Bess, qu'il avait attachée derrière la roulotte, puis
fit monter Joe sur le siège à côté de lui et la petite troupe sortit du village.
A quelque distance de Morland, Rowlie arrêta la roulotte au bord du
chemin, détela le cheval et le fit boire, puis lui donna son sac d'avoine.
« Bess d'abord! déclara-t-il. Maintenant, à nous.... Je parie que tu n'as
pas soupe ?
— Oh si, nous avions emporté des provisions de Lochan.
— Mais tu mangerais bien encore un morceau, n'est-ce pas ? Ne dis
pas non, à ton âge, on a de l'appétit. J'avais préparé un ragoût à midi, il en
reste bien assez pour nous tous. »
II alluma un réchaud et fit chauffer le ragoût, qui était succulent.
Tout en mangeant, il raconta à Joe sa première rencontre avec Lassie et la
façon dont elle avait attaqué les bandits alors qu'il allait succomber à la
force.
« Tu vois que tu peux accepter mon hospitalité, dit-il. De toute façon,
c'est moi qui reste l'obligé de Lassie. Ecoute : j'y ai pensé tout à l'heure
pendant la route.... Je t'ai dit que ma tournée me conduisait jusqu'à Ransay;
je n'avais pas l'intention d'y aller si tôt, mais en somme, je peux aussi bien
commencer par là. Veux-tu que je t'y conduise ? Nous avons trois jours de
route; dame, Bess n'est pas une Cadillac ! mais au moins cela ne te coûtera
rien.
— Etes-vous bien sûr que cela ne vous gênera pas ? demanda Joe.
— Je t'ai dit que j'étais libre comme l'air. Vendre mes pots ici ou là,
qu'est-ce que cela peut bien me faire ?

145
— Et je ne peux pas payer ma nourriture. J'ai quelques shillings, tout
juste de quoi acheter du pain.
— Ne^ parle pas de cela. Je suis toujours seul : pour une fois que j'ai
la chance d'avoir un compagnon....
— Alors, merci de tout cœur. Mais si vous allez à Ransay, pourquoi
ne pas pousser jusqu'à Greenall Bridge ? Mes parents seront heureux de
vous connaître, j'en suis sûr.
— C'est joli, Greenall Bridge ?
— C'est magnifique ! dit Joe avec enthousiasme. Le village et la
mine se trouvent dans un vallon; la propriété du duc de Rudling, où nous
habitons, est un peu plus loin; entre les deux, il y a une petite rivière avec
un pont, c'est pour cela que l'endroit s'appelle Greenall Bridge. Et puis,
plus haut dans la vallée, il y a un lac, formé par le barrage qu'on a fait pour
alimenter l'usine; mon père nous y emmènera pêcher, vous verrez,
c'est merveilleux !
— Nous parlerons de cela plus tard, dit Rowlie. Pour le moment il
faut nous coucher; tu en as sans doute besoin, et moi aussi, après cette
journée de foire. Je vais mettre mon matelas par terre, tu coucheras dessus
et moi sur le sommier. Lassie sera très bien sous la roulotte; elle y a déjà
dormi autrefois, avec ma petite chienne Toots.... »
Comme toujours, à ce souvenir, Rowlie s'attrista. Il y avait déjà deux
ans qu'il avait perdu Toots, mais il n'était jamais arrivé à s'en consoler, et
chaque soir, en se couchant dans sa roulotte, il éprouvait un serrement de
cœur en pensant qu'elle n'était plus là.

146
XIV UNE DIGUE ROMPUE

AVEC Rowlie Palmer, on ne s'ennuyait pas en voyage. Il avait


toujours une anecdote à raconter, une observation originale à partager avec
Joe. Celui-ci pensait qu'il serait en retard pour la rentrée de l'école, mais
que cela en valait la peine. Jamais, peut-être, il n'aurait de nouveau
l'occasion de voyager de cette façon.
Non seulement Bess n'avançait pas vite, mais lorsqu'on traversait un
village il était impossible de ne pas s'arrêter. Du plus loin qu'elles
apercevaient la roulotte du potier, les ménagères accouraient au-devant de
lui :
« C'est Rowlie ! voilà Rowlie ! »
Bon gré, mal gré, il fallait déballer la marchandise et montrer les
nouveautés fabriquées depuis l'année précédente.
On approchait maintenant de Ransay, et Joe commençait à éprouver
l'impatience de revoir ses parents. Pendant tout le voyage, il n'avait pas
pensé que ceux-ci pouvaient être fâchés contre lui. Maintenant, au moment
de les retrouver, il se posait la question, non sans un peu de remords.
Qu'est-ce que Harry avait bien pu raconter là-bas ? Joe s'était déjà
aperçu que le jeune homme songeait moins à respecter la vérité qu'à se
donner le beau rôle. Certes, M. et Mme Carraclough ne croiraient jamais,
eux, que Joe s'était sauvé pour ne pas rentrer à l'école.... Mais
approuveraient-ils sa conduite ? Joe n'en était pas absolument sûr....
De toute façon, il allait le savoir bientôt. La roulotte gravissait
lentement la côte de Ransay; Rowlie avait décidé qu'ils achèteraient des

147
provisions au village et s'arrêteraient pour les manger un peu plus loin. Le
potier, sur l'insistance de Joe, avait accepté d'aller jusqu'à Greenall Bridge.
« Vous verrez quel bon dîner vous aurez ! promit le jeune garçon.
Personne au monde ne réussit les tartes comme maman ! »
II connaissait assez Mrs. Carraclough pour savoir que, même fâchée
contre son fils, elle ferait bon accueil à son invité.
Rowlie improvisa à ce sujet une petite chanson :

Nous allons chez des gens charmants,


Le père de Joe et sa maman....

Il s'interrompit pour agiter les rênes sur le dos de la jument, ce qui


était le seul stimulant physique qu'il se permît à son égard.
« Va donc, Bess ! Tu marches comme une tortue, ma belle ! Ce n'est
pas parce que tu vas chez un duc qu'il faut prendre une allure de
princesse!»
Joe se mit à rire, tandis que Rowlie reprenait sa chanson :

Ses tartes, je vous le dis,


Sont les meilleures du pays....

Au sommet de la côte, la roulotte pénétra dans la grande rue de


Ransay. Ils y trouvèrent des boutiques et achetèrent les provisions dont ils
avaient besoin.
« Nous mangerons au bord du plateau, si vous voulez bien, dit Joe.
De là, on voit déjà Greenall Bridge.
— Tu aimes beaucoup Greenall Bridge, n'est-ce pas ?
demanda Rowlie.
— J'y suis né, répondit Joe. Quand on habite un endroit depuis
aussi longtemps.... »
Rowlie sourit : quatorze ans ne lui semblaient pas, à lui, une période
si considérable. Mais il comprenait Joe, car, quoique nomade, il était lui-
même très attaché à son village, à son frère, au petit atelier où se
fabriquaient ses pots.
Ils roulèrent quelque temps sur le plateau; la route, plantée d'arbres,
entourée de champs encore verdoyants, avait un aspect riant qui enchantait
Joe.
« A Greenall Bridge; c'est encore plus beau ! » assurait-il.
Ils arrivèrent au bord du plateau, et tout d'abord Rowlie éprouva une
déception. Car, vu de cette hauteur, le village de Greenall Bridge, serré
autour de la mine, n'avait rien de particulièrement

148
séduisant. Entre les toits rouges ternis par le charbon se dressaient
ces énormes monticules noirs, tas de scories et de poussier, que Joe avait
trouvés si laids le long de la route. Mais ici, la splendeur du souvenir
effaçait tout; les tas noirs eux-mêmes semblaient noyés de poussière dorée.
« Regardez, dit-il à Rowlie, cette grande maison entourée d'arbres,
c'est mon école.... Elle est belle, vous savez; il y a deux corps de bâtiment:
les garçons d'un côté, les filles de l'autre. Le clocher pointu, c'est l'église,
l'office a lieu le dimanche à dix heures. Le duc v va en voiture avec Miss
Priscilla. Tout au bout, à gauche, c'est la maison que nous habitions
autrefois.... »
Rowlie essayait de découvrir le château, mais n'y parvenait pas.
« On ne le voit pas d'ici, expliqua Joe. Regardez là-bas, du côté de la
rivière, cette vallée entre deux collines. Le château se trouve dans un creux,
juste après l'étranglement de la vallée; la route qui y mène longe le bord de
l'eau.
— Je vois, dit Rowlie. En effet, ce doit être très joli dans ce vallon.
— Autrefois, dit Joe, la rivière était large : c'est pour cela que vous
voyez ce grand pont. Quand on a construit le barrage, elle est devenue
beaucoup plus petite.... C'était il y a longtemps, je n'étais pas encore né.... »
Pendant tout le repas, il ne parla que de Greenall Bridge. Rowlie,
gentiment, écourta le déjeuner; lui qui aimait bien faire un somme en
laissant Bess digérer son avoine, il la remit en route dès qu'ils eurent
terminé.
« Tu te reposeras tout à l'heure, ma belle ! promit-il. Nous trouverons
bien, près du cottage de Joe, un pré où je pourrai te dételer.
— Pas un pré, mais trois, quatre, dix ! » s'écria Joe.
Ils descendirent la côte et traversèrent le village de Greenall Bridge.
Joe salua plusieurs personnes au passage; c'étaient d'anciens voisins du
temps où son père travaillait à la mine. Il aurait bien aime faire un détour
pour montrer son école à Rowlie, mais l'impatience de revoir ses parents
l'emporta; il se promit seulement d'y revenir avant que le potier reprît sa
tournée.
Au sortir du village, ils prirent une route boisée qui longeait la
rivière. Ils traversèrent une passe étroite entre deux collines, puis celles-ci
s'écartèrent, un large vallon apparut sur la gauche. Au centre, entouré de
bâtiments divers, se dressait la masse imposante du château.
« C'est ici ! » dit Joe.
Il aurait voulu tout embrasser : les haies, l'herbe du chemin, la

149
barrière blanche qui annonçait de loin l'emplacement du cottage. Puis
un corsage rouge apparut derrière la barrière et il ne vit plus que ce
corsage.
Lassie, le précédant, avait déjà poussé du nez la porte à claire-voie.
Elle manqua renverser Mme Carraclough, qui rentrait chez elle avec sa
lessive sèche sur les bras.
« Lassie ! toi ici ! Alors Joe n'est pas loin ! » s'écria-t-elle.
Quelques instants plus tard elle serrait son fils contre sa poitrine. La
belle lessive toute propre gisait pêle-mêle dans la terre humide du sentier.
Mais cela n'avait pas d'importance, puisque Joe était revenu !
« Comme tu as grandi, Joe ! Et grossi ! Le régime des Hautes Terres
te convient, à ce que je vois.... Mon Dieu, que tu es brun ! il y a donc tant
de soleil, là-haut ? »
Tout à coup elle fronça les sourcils.
« Mais... comment es-tu revenu? demanda-t-elle.
— C'est vrai, dit Joe, j'oubliais. Rowlie, Rowlie, venez
vite!»
Le potier apparut à la barrière. En voyant son bon visage rouge et
ouvert, Mme Carraclough sourit.
« C'est vous, monsieur, qui nous ramenez Joe ?
— Oui, dit le jeune garçon, nous sommes venus avec Bess et la
roulotte. Mais nous te raconterons tout cela, maman. Il faut que tu invites
Rowlie, car depuis trois jours je suis son hôte. Tu peux lui donner mon lit,
je coucherai en bas sur le canapé.
— Ne crains rien, nous nous arrangerons, dit sa mère. Mais j'ai hâte
d'entendre ton histoire; Harry nous a raconté comment tu lui avais faussé
compagnie....
— Oui, parce qu'il ne voulait pas emmener Lassie ! dit Joe avec
indignation.
— C'est ce qu'il nous a dit. Ton père et moi avons bien compris que
tu ne veuilles pas la laisser sur la route. Mais le duc est furieux, ajouta
Mme Carraclough soudain soucieuse, et nous nous demandons comment
arranger tout cela. Il faut en discuter dès maintenant avec ton père. Entrez
dans la maison, tous les deux, je vais prévenir Sam et lui demander de
rentrer aussitôt que possible. »
Joe fit donc à Rowlie les honneurs du cottage. Le potier se récria
d'admiration; dans la maison tenue par Mme Carraclough il retrouvait
l'ordre et la propreté qu'il s'efforçait de faire régner dans la roulotte. Mais
ici tout était plus joli, plus raffiné; des

150
rideaux de mousseline ornaient les fenêtres, la table était recouverte
d'une nappe à fleurs.
« Une femme a décidément du bon, pensa le potier. Il faudra que je
songe à me marier un jour ! »
Cette pensée, sans doute, l'égaya, car il commença aussitôt à
composer une nouvelle chanson :

II fait si bon
Dans la maison....

Il n'eut pas le temps de la continuer. Mme Carraclough revenait,


ramenant son mari qu'elle avait rencontré à mi-chemin du chenil. Sam
Carraclough, après avoir remercié Rowlie, alla avec lui dételer Bess et la
conduire dans le pré qui bordait leur jardin. Pendant ce temps, Joe racontait
à sa mère, avec force détails, tout ce qui s'était passé depuis son départ de
Glenmuir.
« Alors le duc est vraiment fâché ? demanda-t-il.
— En voyant Harry revenir seul, il est entré dans une de ces colères
que tu connais. Le pauvre Harry a cru qu'il allait lui casser sa canne sur le
dos, pour le récompenser d'avoir aussi bien exécuté ses ordres !
Heureusement, il devait partir de très bonne heure le lendemain, pour
transporter à Londres les bagages de Miss Priscilla. Habituellement, elle
part en chemin de fer, mais cette année, son grand-père lui a permis
d'emporter en pension une partie du mobilier de sa chambre. Les enfants
sont gâtés, dans ces pensions ! ajouta Mme Carraclough d'un air
désapprobateur.
— Alors Miss Priscilla est partie ?
— Oui, samedi matin. Harry est revenu hier soir. Il doit repartir
bientôt pour Glenmuir, car tout le monde est persuadé que tu es retourné à
la bergerie. »
Le soir, devant le souper préparé par Mme Carraclough — et qui
dépassait toutes les promesses de Joe ! — on discuta sérieusement. Les
Carraclough eussent trouvé préférable que le duc ne vît pas Lassie avant
que sa colère fût un peu tombée. Ce n'était pas difficile : il suffisait de
garder la chienne enfermée au cottage.
Mais il y avait Joe, qui devait retourner à l'école dès le lendemain :
en fait, la classe était déjà commencée. Il était impossible de laisser ignorer
son retour au duc.
« Non, ne lui parlez pas de moi, je vous en prie ! supplia le jeune
garçon. Il me demandera où est Lassie, et je serai forcé de mentir....

151
— Tu diras que tu ne sais pas où elle est, et je la cacherai si bien que
ce sera vrai, dit sa mère.
— De toute façon, cela ne peut être évité, dit M. Carraclough. Harry
doit repartir demain matin pour Glenmuir.
— Demain matin! Alors il faut le prévenir ce soir....
— Si on pouvait avertir Harry sans rien dire au duc ! » soupira Joe.
Cela semblait impossible. Mais, un moment plus tard, on entendit un
bruit de moteur sur la route. C'était justement le camion de Harry qui
venait de faire faire une révision au garage en prévision de sa course du
lendemain. M. Carraclough sortit sur la route et l'arrêta.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda Harry de mauvaise humeur, car
la perspective de ce nouveau voyage dans le Nord ne l'enchantait guère.
« Ma femme voulait vous demander de venir prendre un verre de
bière, dit Sam.
— Je n'ai pas le temps, dit Harry. Quand je pense que je dois encore
partir à six heures demain matin !
— Même avec un morceau de tarte ?
— Ah ! s'il y a une tarte de Mme Carraclough, je ne résiste plus, dit
le jeune homme. Mais en quel honneur?... Vous avez donc des invités »,
ajouta-t-il en hésitant sur le seuil, car il avait honte de se présenter en
bleu de travail devant des étrangers.
« Allez, allez, c'est quelqu'un que vous connaissez », dit M.
Carraclough en le poussant en avant.
Harry fit un pas, puis s'écria : « Joe ! »
Tous deux restèrent en face l'un de l'autre, ne sachant que dire, Harry
avait envie d'éclater en reproches véhéments, mais la présence des parents
de Joe l'en empêcha : peut-on faire un esclandre chez des gens qui ont
l'amabilité de vous inviter ?
« Je regrette beaucoup, Harry, dit Joe. Ça m'ennuyait bien de vous
jouer un pareil tour. Mais, que voulez-vous, je ne pouvais pas partir sans
Lassie.... »
Entendant prononcer son nom, la chienne quitta le coin du feu et
s'avança majestueusement dans la salle.
« Ah ! tu as trouvé moyen de la ramener tout de même ? Je me
demande bien comment ! fit Harry.
— Il va vous le raconter. Mais mettez-vous d'abord à table », dit
Mme Carraclough.
La glace fut bientôt rompue : Rowlie et Harry, tous deux gais et
exubérants, ne tardèrent pas à créer une atmosphère joyeuse qui dissipa

152
toutes les difficultés. Harry, qui savait maintenant qu'il n'aurait pas besoin
de se lever tôt le lendemain,
resta fort tard chez les Carraclough. Il ne semblait même plus en
vouloir à Lassie et la caressait de bon cœur. Au moment de partir,
seulement, il parut perplexe.
« Qu'est-ce que je vais dire au duc ? soupira-t-il. Il se fâchera s'il me
voit encore à Greenall Bridge demain matin. Quant à aller le trouver ce
soir, j'avoue que je n'en ai pas le courage....
— Il me semble que ce serait à Joe d'aller lui parler, dit M.
Carraclough.
— Oh ! papa ! supplia Joe.
— Pourquoi en charger le pauvre Harry, qui n'est pour rien dans
l'affaire ? Je ne te blâme pas de ce que tu as fait, mais tu dois en subir les
conséquences. Oui, c'est à toi d'aller annoncer ton retour au duc.
— Est-ce que... est-ce qu'il faut que j'y aille ce soir?
demanda le malheureux Joe.
— Je crois que cela peut attendre jusqu'à demain. Le duc descend
vers onze heures; tu n'auras qu'à te rendre au château en sortant de l'école.
— S'il est juste envers Lassie, tout m'est égal, dit Joe. Mais s'il
commence à parler de l'envoyer au Japon pour servir à des expériences....
— Prends la résolution de ne pas t'emporter, et reste calme jusqu'au
bout, quoi qu'il te dise, recommanda sa mère. Pense que tout notre avenir
dépend de lui.
-— J'essaierai », promit Joe.
Harry parti, on fit les préparatifs du coucher. Mme Carraclough mit
ses plus beaux draps au lit de Joe, qu'elle destinait à Rowlie; pour le jeune
garçon, elle arrangea une couchette sur le canapé de la salle. Le canapé
était un peu court pour Joe, mais cela n'avait pas d'importance : il en avait
vu d'autres à Glenmuir !
Tout le monde fut bientôt couché. Mais la pensée de voir le duc le
lendemain empêchait Joe de trouver le sommeil. Que pourrait-il lui dire ?
Le duc, bien sûr, voudrait savoir ce qu'il avait fait de Lassie. De toute
façon, il finirait bien par découvrir qu'elle était au cottage. Et s'il trouvait
un nouveau professeur Okigashawa pour la lui donner ?
Lassie, voyant qu'il ne dormait pas, vint se coucher à côté de lui. La
lueur mourante du feu brillait dans ses poils : elle avait l'air d'une princesse
de conte, habillée de ses cheveux d'or.
« Ma Lassie... », murmura Joe.
Il ferma enfin les yeux, et la chienne s'endormit à son côté.
Tout à coup, Lassie, dans ce sommeil léger qu'ont les chiens,

153
« Mais alors nous serons noyés ? » dit Joe.

154
perçut un bruit anormal. C'était comme un glissement lointain, un
bruit doux, mouillé, et pourtant menaçant. Elle se dressa pour écouter : le
bruit venait de la vallée. Il augmentait, se rapprochait d'eux.
Comme toujours, devant cette menace inconnue, la chienne se tourna
vers l'homme. Elle poussa du nez la main pendante de Joe, après quoi,
voyant qu'il ne s'éveillait pas, elle posa une patte sur sa poitrine.
« Lassie... », balbutia Joe.
Puis tout à coup, il se rappela qu'une fois déjà elle avait tenté de
l'éveiller ainsi : c'était la nuit où le voleur était venu à la bergerie. Il s'assit
dans son lit : Lassie se dirigea vers la porte, renifla, gémit doucement
« Qu'est-ce que c'est ? » dit le jeune garçon.
Il se leva et alla aussi jusqu'à la porte. Au moment d'ouvrir il hésita,
pensant encore au voleur. Mais il n'y avait pas de voleurs à Greenall
Bridge; d'ailleurs, avec Lassie, il ne risquait rien.
Devant la porte il n'y avait personne. Seulement on entendait au loin
comme un grondement de torrent, un bruit qui rappelait celui de la mer.
Le jeune garçon fit quelques pas devant le cottage. Le bruit se
précisa : on aurait dit qu'un ruisseau coulait sur la route. Il voulut aller
jusqu'à la barrière et s'aperçut que le sol était mouillé. Pourtant, il ne
pleuvait pas; levant les yeux, il aperçut le ciel plein d'étoiles.
La peur le prit; il se précipita dans la maison.
« Papa ! » appela-t-il.
M. Carraclough apparut au sommet de l'escalier.
« Je ne sais pas ce qui se passe, dit Joe. Il y a de l'eau sur la route et
dans le jardin; on dirait que cela monte.... »
Sam Carraclough descendit et suivit Joe devant la porte. Le sol, en
effet, était mouillé. L'eau arrivait de la vallée et refluait dans la direction du
château.
« Rentre, Joe, dit-il d'une voix brève. Habille-toi le plus vite que tu
pourras, je vais éveiller ta mère et Rowlie. Je crains qu'il ne se passe
quelque chose de grave.
— Quoi donc ? demanda Joe.
— C'est le début d'une inondation. La digue de l'usine a dû céder; le
lac commence à se déverser dans la vallée.
— Mais alors nous serons noyés ? dit Joe.
— Nous pouvons nous échapper. Seulement il n'y a pas de temps à
perdre. »

155
II monta éveiller sa femme et Rowlie et leur dit en quelques mots ce
qui se passait.
« Allez au château avec Joe et Lassie, dit-il. Emmenez votre cheval,
Rowlie.
— Et toi ? demanda sa femme.
— Moi, il faut que j'aille au chenil. Tu ne voudrais pas que je me
sauve en laissant noyer mes chiens ? »
Quand ils sortirent sur la route, ils avaient déjà de l'eau jusqu'à la
cheville. Le courant était fort et les poussait vers le château.
La grande bâtisse était entièrement plongée dans l'obscurité; tout le
monde, évidemment, dormait sans se douter du danger. Les volets du rez-
de-chaussée étaient fermés, la porte de la cuisine aussi.
« II faut appeler », dit Rowlie.
Ils crièrent, mais personne ne bougea.
« Mon Dieu, dit Mme Carraclough, que faire ? L'eau monte;
regardez, la voilà qui atteint le perron. Et mon mari qui ne revient pas !
ajouta-t-elle avec angoisse en essayant de scruter les ténèbres.
— Vous êtes là ? » dit une voix.
C'était Carraclough qui arrivait avec les chiens. Il avait trouvé le
chenil déjà envahi par l'eau; les animaux épouvantés commençaient à
hurler, enfermés dans leurs boxes. Sam avait ouvert les portes, et les chiens
l'avaient suivi.
« Ils ne s'éveillent pas ? dit-il. Attendez ! »
II prit une pierre et la lança dans une fenêtre du premier étage, où
couchaient le duc et Mme Roberts.
Bientôt une voix furieuse s'éleva :
« Vous n'avez pas fini, garnements ? Vous êtes ivres, je pense ! Je
vous apprendrai, moi, à venir casser mes vitres ! »
Le duc apparut à la fenêtre; on distinguait dans la nuit son pyjama
blanc. Il tenait sa carabine à la main.
« Monsieur le duc, c'est nous ! cria Sam. Venez vite, ouvrez-nous, la
vallée est inondée ! »
Mais le duc, naturellement, n'entendait pas; il apercevait seulement
des silhouettes dans les ténèbres.
« Si vous ne partez pas, je tire ! » fit-il, menaçant.
Carraclough poussa rapidement sa femme, Rowlie et Joe dans
l'embrasure de la porte, où la carabine du duc ne pouvait pas les atteindre.
« II est capable de tirer ! dit-il. Si seulement nous pouvions

156
éveiller Mme Roberts ! Mais elle est un peu dure d'Oreille, elle
aussi.»
Les imprécations du duc, heureusement, avait réussi à éveiller la
femme de charge. Elle accourut à la fenêtre derrière lui.
« Mme Roberts, cria Sam, c'est moi, Carraclough ! Descendez nous
ouvrir; il y a une inondation; il faut prendre des mesures immédiates.
— Une inondation ! Seigneur Dieu ! » s'écria Mme Roberts. Le duc
tourna sa colère contre elle.
« Qu'est-ce qui vous prend, madame Roberts ? Vous n'allez pas vous
évanouir parce que quelques imbéciles ont jeté une pierre dans les
carreaux? »
En criant à tue-tête, elle lui expliqua ce qui se passait.
« Comment, dit-il, une inondation ? C'est trop fort ! D'où cela
provient-il ? Il faut qu'ils aient ouvert le barrage, là-haut, ou laissé se
produire une fuite ! Cela ne se passera pas ainsi, madame Roberts, je me
plaindrai à Londres, j'irai jusqu'à la Chambre des Lords, s'il le faut !
— En attendant, habillez-vous, monsieur le duc », dit Mme
Roberts en le poussant vers sa chambre.
Elle passa rapidement une robe et vint ouvrir aux Carraclough. On
entendait l'eau clapoter autour du perron; elle atteignait déjà la deuxième
marche.
« II faut éveiller les domestiques, dit Mme Roberts. Allez-y,
Carraclough, vous êtes plus leste que moi. »
Tout le monde pénétra dans le hall, sauf Rowlie, qui ne voulait pas
quitter Bess.
Les domestiques affolés descendirent de leurs chambres.
Carraclough leur avait expliqué ce qui se passait : une digue avait dû se
rompre, et l'eau du barrage se déversait dans la vallée.
« Alors le village est inondé aussi ? demanda la cuisinière qui y avait
sa famille.
— Probablement, mais le village est en plaine, l'eau y monte moins
rapidement qu'ici, où nous sommes resserrés entre deux collines.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ? gémit une jeune femme de chambre.
— Ne pas s'affoler, Gladys, répondit Mme Roberts avec
autorité. Le château est solide, grâce à Dieu !
— Est-ce que nous ne ferions pas mieux d'essayer de gagner la
colline ? » demanda une voix.
Sam réfléchit. C'eût peut-être été mieux, en effet, car qui

157
pouvait dire si l'eau ne monterait pas plus haut que le château même?
Mais dans l'obscurité, avec ce courant, on risquait d'être emporté par un
remous.
« Non, dit-il, restons ici. »
Le duc sortit de sa chambre. Même en ces circonstances dramatiques,
il gardait son air de grandeur et d'autorité. Il avait revêtu le costume qui
convenait le mieux à la situation : culotte de tweed et bottes de chasse.
« Ah ! Carraclough, dit-il, vous avez pensé aux chiens, je vous
félicite. Et les chevaux ? s'est-on occupé des chevaux ?
— Miller est allé aux écuries.
— Ce n'est pas suffisant, il faut être plusieurs, vous savez que les
chevaux sont peureux. Allez-y, Harry, et vous, Tom. Amenez les chevaux
sur le perron. Est-ce qu'on a pensé à téléphoner au village ? »
Sam Carraclough se reprocha de ne pas y avoir pensé, sans doute
parce qu'il n'avait pas l'habitude de faire usage du téléphone. Le duc se
dirigea vers son bureau et décrocha l'appareil. Mme Roberts prit le second
écouteur : elle savait qu'au téléphone le duc n'entendait à peu près rien.
Au bout d'un moment, tous deux raccrochèrent. « La ligne est coupée
», dit le duc.
Se retournant, il trébucha presque sur Joe, qui s'était rapproché de
l'appareil.
« Joe Carraclough ! s'écria-t-il d'une voix tonnante. Et Lassie !
ajouta-t-il encore plus fort en reconnaissant la chienne. Vous vous figurez
donc que vous pouvez venir me braver ici, sous mon propre toit ? »
Sam Carraclough intervint.
« Monsieur le duc, dit-il, vous réglerez cette affaire plus tard. Il me
semble que c'est guère le moment de....
— De me faire la leçon ? non, certainement ! hurla le duc, hors de
lui. Et je ne remettrai pas cela à plus tard, non, Sam Carraclough ! C'est
maintenant que je veux régler cette affaire, comme vous dites.... Pour
commencer, je ne veux plus voir ces.... »
Un cri général lui coupa la parole. Comme pour répondre à son vœu,
l'électricité venait de s'éteindre; l'eau avait atteint le transformateur et noyé
la ligne. Au milieu de la crue qui montait, le château était maintenant
comme une arche aveugle, dont les habitants se cherchaient à tâtons dans
les ténèbres.

158
XV

JOE SUIT LASSIE

Au PETIT JOUR, les habitants du château, réfugiés au premier étage,


mesurèrent l'étendue du désastre. Là où la veille encore s'étendait une riche
propriété, il n'y avait plus qu'une étendue d'eau brunâtre, agitée de remous
et de tourbillons, à la surface de laquelle flottaient des cadavres d'animaux
et des débris de toute sorte.
Le cottage et les communs du château avaient entièrement disparu,
ainsi, bien entendu, que la roulotte de Rowlie. Celui-ci, avec son heureuse
nature, se consolait en pensant qu'il était assuré; surtout, il avait sauvé
Bess, qui, depuis la mort de sa petite chienne Toots, représentait, avec son
frère Mark, tout ce qu'il possédait de famille.
Mme Carraclough était moins philosophe.
« Mon beau tapis de table, disait-elle, mes draps, mes couvertures,
tout cela gâté, pourri, perdu ! Même si l'inondation ne dure pas longtemps,
nous ne pourrons plus nous servir de rien.... Et mes poules et mes lapins
noyés !
— Tu devrais déjà être contente que nous ayons sauvé notre vie ! »
répondait son mari. («Si nous la sauvons », ajoutait-il à part lui, car l'eau
montait toujours. »)
Le duc donnait l'exemple de l'optimisme. Il allait et venait, parlait
haut, jetant des ordres, se félicitant d'avoir sauvé ses chevaux et ses chiens.
Le sauvetage des chevaux n'avait pas été sans difficulté; pour commencer,
ils ne voulaient ni gravir le perron, ni pénétrer dans le hall du rez-de-
chaussée. Plus tard,

159
l'eau ayant envahi celui-ci, il fallut se réfugier au premier; l'escalier
était en pierre et les marches très larges, mais les chevaux en avaient peur
et eussent préféré se laisser noyer.
On vit alors quel merveilleux homme de cheval avait été le duc;
prenant les bêtes une à une, les conduisant doucement, les flattant de la
main, il parvint peu à peu à les faire monter au premier étage. Il rendit le
même service à Bess, que Rowlie ne parvenait pas à entraîner dans cette
aventure indigne d'une honnête jument.
Oui, le duc se comportait vraiment en chef, et même ceux qui avaient
souffert de son caractère ne pouvaient s'empêcher de l'admirer. Ce qui le
soutenait, lui, c'est que son cœur n'était pas là, mais à des lieues de
Greenall Bridge, aux environs de Londres. Après le sauvetage des chevaux,
Carraclough l'entendit murmurer :
« Dieu merci, Priscilla est en sûreté au pensionnat ! »
Une fois le jour levé, on observa avec anxiété la montée de l'eau.
Quoique moins rapide que pendant la nuit, la crue continuait toujours. Le
duc mesura la hauteur au-dessus d'une des fenêtres; il ne dit rien, pour ne
pas effrayer les femmes, mais il calcula que si l'inondation continuait de la
sorte, avant la fin de la journée le château aurait entièrement disparu.
« Comment se fait-il que personne ne vienne à notre secours ?
demanda Mme Roberts.
— Personne ne sait ce qui nous arrive, dit Harry. Vous voyez bien
que le téléphone est coupé.
— Mais celui de l'usine ne l'est pas, et là-haut ils ont bien vu que la
digue est rompue !
— Ce qui se passe sans doute, dit Sam, c'est que le village de
Greenall Bridge est inondé, lui aussi, et qu'on est trop occupé à organiser
les secours pour penser à venir jusqu'ici. »
Le duc eut un haut-le-corps. Qu'on lui fît du mal, il savait le
supporter, mais qu'on ne s'occupât pas de lui !
« Ne craignez rien, ils viendront », assura-t-il.
On se demanda d'où les secours arriveraient et comment les
sauveteurs se procureraient des bateaux. Il n'y en avait plus à Greenall
Bridge, la rivière ayant cessé d'être navigable depuis la construction du
barrage. Pourrait-on en faire venir de Back Bay, qui était le port de, mer le
plus rapproché ? Il y avait aussi les pompiers d'York, qui possédaient des
bateaux pneumatiques spécialement construits pour les sauvetages.
Le temps passait, et on commençait à avoir faim. La nuit, on n'avait
pensé qu'à se mettre en sûreté; personne n'avait songé

160
que le château devrait soutenir un siège. La cuisinière se désolait en
pensant aux jambons et aux bocaux de conserves qui se trouvaient dans la
réserve au rez-de-chaussée. Pour aller les chercher maintenant, il aurait
fallu une cloche à plongeur !
La faim irritait les esprits, les femmes devenaient de plus en plus
nerveuses. Une jeune servante s'écria tout à coup :
« C'est le déluge ! c'est certainement le déluge ! Dieu nous l'envoie
en punition de nos péchés !
— Vous vous trompez, Gladys, pendant le déluge il pleuvait,
rétorqua Mme Roberts avec dignité. Et pensez à vos péchés sans nous les
jeter à la figure, je vous prie. »
On sentait qu'il fallait faire quelque chose. Harry et le jeune valet de
chambre, Tom, se présentèrent devant le duc.
« Nous sommes bons nageurs tous les deux, dit Harry; nous
voudrions essayer de gagner à la nage la route qui monte vers la colline. De
là nous tâcherions d'arrêter une voiture pour aller à Ransay chercher du
secours.
— C'est très bien, mes garçons, dit le duc, mais songez que le
courant est rapide; vous pouvez être emportés ou fracassés contre les
rochers.
— Nous pouvons essayer =», dit Harry.
Les deux jeunes gens se mirent à l'eau; tous les autres, penchés aux
fenêtres, les regardaient avec angoisse. Lassie aboyait furieusement,
comme pour les empêcher de partir.
Son instinct ne la trompait pas, car au bout d'une centaine de brasses,
Tom revint en arrière, déclarant que le courant était trop fort. Harry alla
plus loin, mais fut pris dans un tourbillon dont il ne se tira qu'à grand-
peine. Quand on le hissa par la fenêtre, la jeune Gladys, qui avait dansé
avec lui au bal de Greenall Bridge, s'évanouit sur le parquet; Mme Roberts
la rappela à elle en lui administrant deux gifles.
L'exaspération allait en grandissant. Le duc marchait de long en large
dans le corridor, puis revenait à la fenêtre et mesurait la hauteur de l'eau.
Elle menaçait à présent d'envahir le premier étage.
« II faut monter au second », dit-il.
Ce qui le préoccupait, c'étaient les chevaux. Il avait réussi à leur faire
gravir l'escalier de pierre, mais celui-ci était en bois et beaucoup plus étroit.
Le duc comprit que c'était impossible.
« Nous les hisserons avec la poulie », dit-il à Miller.
Cette poulie, accrochée au toit, était utilisée pour monter au grenier
les meubles trop volumineux pour passer par l'escalier. Personne, certes,

161
n'avait jamais imaginé de s'en servir pour des chevaux ! Mais le duc
ne s'embarrassait pas d'objections semblables. Il envoya chercher des
cordes au grenier et fit confectionner une sorte de palan que l'on fixa
autour du corps du premier cheval; puis on poussa celui-ci par la fenêtre,
tandis que le duc l'encourageait du geste et de la voix.
Le pauvre animal se débattait, agitant désespérément de longues
jambes grêles. Les cordes, tirées par deux hommes vigoureux, l'enlevèrent
dans le ciel, puis il disparut par la trappe du grenier.
« Au second, maintenant », dit le duc.
On hissa ainsi tous les chevaux, même Bess. Quand ce fut terminé, le
premier étage était sous l'eau. Rassemblés sous les combles, les rescapés
échangeaient des regards d'angoisse.
Soudain, un aboiement de Lassie attira Joe vers une fenêtre.
« Regardez ! cria-t-il ! voilà quelqu'un ! »
Tout le monde se précipita; en effet, à l'entrée de la vallée, deux
barques venaient d'apparaître. Elles semblaient avoir du mal à manœuvrer;
par instants, saisies par un remous, elles tournaient sur elles-mêmes comme
si elles voulaient rebrousser chemin; on craignait presque de les voir
disparaître. Néanmoins, elles avançaient; bientôt on distingua quatre
hommes qui, penchés sur les avirons, souquaient avec vigueur. Un
minuscule canot bondissait derrière une des barques.
« Sauvés, nous sommes sauvés ! cria Gladys.
— En tout cas, dit le duc, on s'occupe de nous, c'est déjà quelque
chose. Je regrette d'avoir laissé mes lorgnettes dans mon bureau; j'aimerais
savoir si ce sont des hommes de la police ou des civils.
— L'important, c'est que ce soit quelqu'un ! » riposta un peu
vivement Mme Carraclough.
La barque approcha enfin du château. Celui qui la dirigeait portait
l'uniforme de la police; les autres étaient des sauveteurs bénévoles.
L'agent jeta une corde par la fenêtre : Carraclough et Rowlie la
saisirent et l'arrimèrent solidement à l'appui de la croisée. Puis on en fit
autant pour la seconde : les quatre hommes, l'un après l'autre, sautèrent
dans la pièce.
Le duc s'avança solennellement. Ce fut au policier qu'il s'adressa,
comme au représentant d'une autorité inférieure à la sienne, certes, mais
dont il reconnaissait néanmoins la valeur.
« Je vous remercie, dit-il en lui tendant la main. Comment se fait-il
que depuis cette nuit nous n'ayons encore vu personne ?
— Ah ! monsieur le duc, vous n'imaginez pas ce qui se passe

162
au village ! dit l'agent. La mine a été envahie tout de suite,
naturellement; par bonheur il n'y a pas d'équipes de nuit en ce moment,
mais les deux gardiens de fond sont noyés, il y en a un qui laisse quatre
enfants, c'est horrible.... Tous les habitants du village sont réfugiés sur
leurs toits; il faut les sauver un à un. Au début nous n'avions que ces deux
barques, qu'on a pu amener de Back Bay sur des camions.... Ce n'est pas
qu'on ne pensait pas à vous, mais il fallait aller au plus pressé; le château
est certainement plus solide que les maisons du village....
— Et maintenant ? demanda le duc.
— Maintenant la brigade fluviale du district est arrivée avec
tout son matériel : on peut donc aller beaucoup plus vite....
— Alors vous vous êtes souvenus de notre existence, dit le duc avec
ironie.
— Ce n'est pas seulement cela, monsieur le duc; il y avait aussi la
question de la passe. Vous savez, l'endroit où la vallée se rétrécit avant de
déboucher dans la plaine ? A cet endroit-là, le courant est si fort que nous
pensions ne pas pouvoir passer. Sans ces trois hommes, dont l'un a déjà
navigué sur des rapides et nous a montré la manœuvre, nous ne serions
jamais arrivés jusqu'ici. »
Les sauveteurs, pendant ce temps, causaient avec le personnel du
château, avide d'apprendre toutes les nouvelles. « Cet agent, si j'osais, je
l'embrasserais ! soupira Gladys.
— Si vous faites cela, vous pouvez vous considérer comme
renvoyée », dit Mme Roberts.
Au milieu de la joie générale, seule Lassie donnait des signes
d'inquiétude. Depuis l'arrivée des hommes, elle se comportait de façon
étrange; elle allait et venait de son maître à la fenêtre et poussait par
moment une sorte de gémissement étrange, mi-plainte, mi-hurlement.
« Vous avez remarqué ce chien ? dit l'agent. C'est curieux; on dirait
qu'il veut communiquer quelque chose....
— Ce chien est fou, n'y faites pas attention, dit le duc. Emportez
cette bête, Carraclough, je ne vois pas pourquoi elle est ici.... Comment
pensez-vous organiser le transport ? » demanda-t-il à l'agent.
Celui-ci réfléchit.
« Voyons, interrogea-t-il, combien êtes-vous ?
— Quatorze personnes en tout, plus....
— Quatorze personnes, avec nous quatre cela fait dix-huit. Très
bien, tout le monde pourra tenir dans les barques; j'avais pris le canot à tout
hasard, mais je préfère ne pas l'employer.

163
— Et les animaux ? demanda le duc.
— Les animaux ? répéta l'agent.
— Oui : mes chiens et mes chevaux.
— Monsieur le duc, dit l'agent, croyez-vous que je pourrais mettre
un seul cheval dans cette barque en même temps que neuf personnes ?
— Vous avez raison, dit tristement le duc, je crois que pour les
chevaux il n'y a rien à faire, sinon à souhaiter que la crue ne monte pas
jusqu'à eux. Pour les chiens, c'est une autre affaire : il n'est pas
question de les laisser. Par Dieu ! j'aimerais mieux rester moi-même !
— C'est que... vous en avez beaucoup, monsieur le duc », dit l'agent.
Le duc trouvait qu'il en avait très peu, au contraire. Et c'était encore
une chance que beaucoup d'entre eux fussent absents : onze à l'exposition
de Londres, quatre chez un châtelain du voisinage qui les avait empruntés
pour chasser....
« II m'en reste tout juste huit; si vous trouvez que c'est beaucoup !
Carraclough a risqué sa vie pour les sauver; ce n'est pas pour les
abandonner alors que nous nous en allons tous.
— Mais, monsieur le duc, tous les chiens savent nager.... Ils
arriveront bien à....
— La question ne se pose pas, trancha le duc. Ou vous emmenez
tout le monde — chiens y compris — ou vous ne m'emmenez pas non
plus ! »
II tourna le dos et recommença à marcher de long en large. L'agent
s'irrita aussi.
« Eh bien, qu'il fasse ce qu'il veut.... S'il tient à rester avec ses chiens,
qu'il reste ! Tout ce que je sais, moi, c'est que j'emmène les autres.... »
Carraclough s'approcha à son tour.
« Croyez-vous vraiment que les chiens surchargeraient les bateaux ?
demanda-t-il.
— J'en ai peur, dit l'agent.
— Les barques paraissent grandes, pourtant.
— Ce n'est pas une question de place. Là-bas, au village, on a pu
mettre dans chacune jusqu'à douze personnes. Seulement, il y a cette passe
à franchir. Si vous saviez ce que c'est, vous comprendriez que j'aime
mieux ne pas être gêné aux entournures.
— Et si vous aviez un passager de moins ? » L'agent hésita.
« Naturellement, un homme, ça représente le poids de quatre chiens.
Mais je ne vois pas.... »
Carraclough s'avança vers le duc.

164
« Monsieur le duc, dit-il, vous pouvez ordonner d'embarquer tout le
monde. Ne vous inquiétez pas pour les chiens : on les emmènera.
— Comment cela ? Vous voyez bien que cet imbécile ne veut rien
savoir ! Si je me tire de là, Carraclough, j'irai voir le préfet de police et je
le ferai révoquer.... Vous dites qu'il se déciderait à prendre les chiens ?
— Oui, monsieur le duc. S'il n'y a pas assez de place pour tout le
monde, je resterai, voilà tout.
— Pourquoi vous ? Les chiens sont à moi.
— Mais c'est à moi que vous les avez confiés, n'est-ce pas ?
— Les chiens m'appartiennent. Tant que je suis en vie, c'est moi qui
commande ici. Je partirai le dernier, ou pas du tout. »
L'agent, de son côté, réfléchissait. Le duc avait beau l'irriter, il ne
pouvait s'empêcher d'admirer son courage et cherchait à lui donner
satisfaction.
« Il y aurait peut-être un moyen, dit-il à Rowlie, ce serait d'utiliser le
canot. En y plaçant les chiens, le duc consentira à embarquer. Si, au
moment de franchir la passe, nous nous trouvons en danger, ma foi, j'aurai
toujours la ressource de

165
couper la corde.... J'aime bien les bêtes, moi aussi, mais que voulez-
vous, c'est mon devoir de penser aux hommes d'abord.
— Je crois que c'est une bonne idée », dit Rowlie.
On commença à charger les bateaux. Sous la double autorité du duc
et de l'agent, l'embarquement se fit en bon ordre. Seule Lassie continuait à
se montrer agitée; on voyait que quelque chose l'inquiétait. Joe se
demandait ce qui la troublait ainsi; elle aurait dû être heureuse puisqu'ils
étaient tous ensemble. Mais elle ne pouvait se tenir tranquille et gémissait
continuellement.
Quand elle vit les Carraclough s'embarquer, elle parut d'abord se
calmer et sauta dans la barque avec ses maîtres.
« Pas ici, dit le duc. On a dit : les chiens dans le canot. Il n'y a aucune
raison pour ne pas la traiter comme les autres. Mettez-la dans le canot,
Carraclough.
— C'est inutile, monsieur le duc, dit Sam Carraclough. Elle ne
voudra pas quitter Joe.
— Est-ce qu'il me faudra toute ma vie obéir aux caprices de cette
chienne ? explosa le duc. Dans le canot, j'ai dit ! »
II essaya de faire descendre Lassie en la tirant, mais ne put y
parvenir.
« Si elle ne monte pas dans le canot, je ne partirai pas ! » déclara-t-il.
Carraclough, à part lui, pensait qu'en fait de caprices, le duc ne le
cédait en rien à la chienne.
« Si c'est le poids que vous craignez, monsieur le duc, dit-il, voici le
moyen de tout arranger. »
Et il allait sauter lui-même dans le canot, quand l'agent l'arrêta.
« Nous sommes moins chargés que je ne pensais, dit-il. Que tout le
monde, chiens y compris, monte dans les barques, et n'en parlons plus ! »
Le duc enrageait de n'avoir pas eu gain de cause, mais il n'osa pas
retarder le départ et les deux barques, l'une suivant l'autre, se mirent en
route.
Dans le grenier où on les avait parqués, près de la trappe qui avait
servi à les faire monter, les chevaux comprirent qu'on les abandonnait. L'un
d'eux, plus intelligent que les autres, s'approcha de l'ouverture. L'eau était
maintenant toute proche; il prit son élan et sauta. Les autres, un à un, le
suivirent.
Ils commencèrent à nager vers le bord. Derrière le château, les
remous étaient moins violents que le matin; là où Harry et Tom avaient
échoué, les chevaux réussirent. Non sans peine,

166
mais victorieux, ils abordèrent au fond du vallon, et, n'ayant plus
d'écurie à rejoindre, s'égaillèrent dans la campagne.
De leur côté, les barques s'éloignaient aussi du château. Mme
Carraclough étouffa un sanglot à la pensée qu'elle passait au-dessus de son
cottage; elle ne pouvait croire que tous les objets tant chéris, tant soignés
par elle, reposaient au fond de cette eau brune.
Puis les bateaux tournèrent vers la droite. Ils se trouvaient à l'endroit
le plus large de la vallée; d'un côté il y avait la passe, vers laquelle ils se
dirigeaient; de l'autre, le haut de la gorge et le barrage, d'où l'eau continuait
à couler inlassablement.
Au moment où l'on vira, l'inquiétude de Lassie parut redoubler. Joe
ne parvenait pas à la maintenir; elle lui échappait et courait le long du plat-
bord en gémissant; tout à coup elle se mit à aboyer, tournée vers le haut de
la vallée.
« Fais-la taire, Joe, garde cette chienne près de toi ! » ordonna le duc.
Joe essaya de maîtriser Lassie, mais ne put y arriver.
« M'as-tu entendu, Joe ? Si tu ne m'obéis pas, je la jette à l'eau.
— Je voudrais bien, monsieur le duc, mais.... »
Les bateaux approchaient de la passe. Lassie, dressée à l'arrière,
commença à hurler.
« Qu'a-t-elle donc ? demanda Mme Roberts impressionnée. Elle sent
le danger, c'est certain. Peut-être ne devrions-nous pas essayer de franchir
cette passe ? Nous aurions mieux fait de rester au château....
— Taisez-vous, madame Roberts, dit le duc, vous êtes aussi sotte
que Gladys. Cette chienne est folle comme elle l'a toujours été, voilà tout. »
Mais Joe, lui aussi, était inquiet. Il était sûr que le manège de Lassie
avait un sens et il s'efforçait de le comprendre. La chienne, évidemment,
voulait l'avertir de quelque chose — mais de quoi ? Ce qui la préoccupait
ne se trouvait pas du côté de la passe, mais à l'opposé, dans la direction du
barrage.
« II reste quelqu'un à sauver ! s'écria-t-il tout à coup. Oui, j'en suis
sûr, c'est cela que Lassie veut nous dire ! Regardez-la, monsieur le duc !
— Sottises ! dit le duc.
— Ce ne sont pas des sottises ! Quelqu'un est en danger, et Lassie le
sent !
— Tu vois bien que nous sommes tous ici, petit imbécile ! dit le duc.
Entre nous et le barrage, il n'y a pas d'habitation,

167
seulement une maison isolée abandonnée depuis des années. Où
veux-tu qu'il y ait quelqu'un à sauver ? Dites-lui de se taire, Carraclough. »
Carraclough était intrigué par l'attitude de la chienne. Mais il n'en
voyait pas la raison, et, jugeant qu'il fallait obéir au duc, fit signe à Joe de
se taire.
Tout à coup Lassie sauta d'un bond dans le canot, qui était resté
attaché à l'arrière de la barque, et, courant autour de la petite embarcation,
se mit à hurler plus fort.
L'agent lui-même hésitait. Si vraiment quelqu'un se trouvait en
danger, n'était-il pas imprudent de franchir la passe ? Une fois de l'autre
côté, il serait difficile de revenir....
Le duc lui frappa sur l'épaule.
« Allez, lui dit-il, allez, mon ami. La seule chose à faire maintenant,
c'est d'atteindre la terre ferme.
— Non, non et non ! » cria Joe avec violence.
Avant que son père eût eu le temps de l'en empêcher, il sauta dans le
canot. Puis, tirant son couteau de sa poche, il attaqua la corde qui
maintenait l'embarcation.
« Joe, que fais-tu ? » dit sa mère.
Elle voulait s'élancer, mais ses voisins l'empêchèrent de se lever, de
crainte de faire chavirer le bateau. Celui-ci vira pour se placer au milieu du
courant afin de franchir la passe; un heurt tendit la corde, qui se rompit.
« Joe ! Joe ! cria Mme Carraclough.
— Arrêtez ! » dit Sam Carraclough aux rameurs.
Le duc lui-même fit un geste. Mais il était trop tard : la barque,
happée par le courant, filait vers la passe; on ne pouvait plus la ramener en
arrière, on avait assez de mal à maintenir la direction pour ne pas se briser
contre les rochers.
Joe, resté seul, chercha les avirons qui se trouvaient dans le fond du
canot et les ajusta aux tolets, puis ramant de toutes ses forces, il commença
à remonter vers le barrage, dans la direction que lui indiquait Lassie.

168
XVI LASSIE AVAIT RAISON

LES deux barques avaient disparu; Joe était seul maintenant dans ce
canot gros comme une coque de noix, ramant de toutes ses forces contre
le courant qui l'entraînait vers la passe. Il ne savait ni où il allait ni ce
qu'il cherchait : il suivait Lassie, rien de plus.
Dès l'instant où Joe avait pris le canot, la chienne avait cessé de
s'agiter; assise sagement à l'avant, elle semblait diriger l'embarcation
vers un but connu d'elle seule. Sa présence suffisait à rassurer le jeune
garçon : il était sûr que Lassie ne se trompait pas.
Il rama ainsi pendant longtemps; il pensait qu'il devait se
rapprocher du barrage et se demandait si c'était là que Lassie voulait
l'emmener. Mais soudain elle quitta sa place à l'avant et se planta sur la
droite du canot, comme pour indiquer à Joe qu'il fallait tourner de ce
côté. Là, dans un creux de la vallée, se trouvait la maison abandonnée
dont avait parlé le duc.
« La maison ! J'aurais dû y penser, se dit Joe. Peut-être est-elle de
nouveau habitée ? »
II rama avec plus de vigueur, malgré les remous nombreux à cet
endroit. A mesure qu'il avançait, Lassie semblait plus impatiente et plus
joyeuse; elle semblait lui dire qu'on approchait du but.
Joe, tournant le dos à l'avant du canot, ne voyait pas la maison vers
laquelle il se dirigeait, mais tout à coup un cri le fit tressaillir.

169
« Joe ! criait une voix qu'il lui sembla reconnaître. Joe ! Joe ! par
ici!»
Il se retourna. La maison était entièrement submergée par la crue;
il n'en restait que la cheminée, à laquelle une forme humaine était
cramponnée. Cette forme, Joe ne l'identifia pas tout d'abord; il était si
loin de s'attendre à la trouver là ! Mais la voix ne pouvait pas le tromper;
il l'aurait reconnue entre mille; c'était la voix de Priscilla !
« Miss Priscilla ! cria-t-il à son tour sans même chercher à
comprendre, ne voyant que la situation désespérée où elle se trouvait.
J'arrive, Miss Priscilla, tenez bon ! »
Il s'aperçut bientôt qu'il lui était difficile d'approcher de la fillette.
Autour de la maison les eaux formaient une sorte de tourbillon, large de
plusieurs mètres, qui menaçait de happer le canot. Joe essaya de
contourner ce tourbillon pour aborder la maison par-derrière.
« Courage ! répétait-il, courage, ne lâchez pas ! »
On voyait que Priscilla n'en pouvait plus. Depuis combien de
temps était-elle sur ce toit ? se demanda Joe. Il ne comprenait pas
comment elle se trouvait dans cette vallée, au lieu d'être au pensionnat
comme le croyait le duc. Mais l'inondation avait commencé pendant la
nuit; maintenant on était au milieu de la journée. Pauvre Priscilla ! Elle
n'avait plus rien de la brillante fillette que connaissait Joe; ce n'était plus
qu'une pauvre petite chose recroquevillée, trempée, luttant
désespérément contre la mort.
« Vite, Joe! gémit-elle. Tout va s'effondrer, je le sens.... Vite, vite,
je vous en supplie!»
La cheminée à laquelle elle se cramponnait commença à s'incliner
sur le côté. N'écoutant plus sa prudence, Joe rama résolument vers la
maison. Le canot, saisi par le tourbillon, commença à tourner en cercle;
il devenait impossible de conserver une direction quelconque : tout ce
qu'on pouvait espérer, c'était de ne pas chavirer. Malgré ses efforts, Joe
ne parvenait pas à se rapprocher de la maison, dont le séparait un
énorme remous.
La cheminée oscilla davantage; le visage de Priscilla prit une
expression de terreur. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais à ce
moment, la cheminée s'abattit, l'entraînant dans sa chute.
Joe ressentit un choc violent, comme si quelqu'un repoussait
brusquement le canot. Lassie avait sauté à l'eau et nageait vers la fillette
qui s'efforçait de se maintenir à la surface.

170
A ce moment, Joe sentit que ses rames rencontraient moins de
résistance; on eût dit que l'effondrement de la maison avait englouti en
même temps le tourbillon qui l'encerclait. Joe rapprocha le canot, et
Priscilla, que Lassie avait happée par une manche, put s'agripper au
bord.
Restait maintenant à la hisser, car elle était à bout de forces,
incapable de faire elle-même le rétablissement nécessaire. Joe se pencha
et tenta de la soulever par les épaules. Le canot bascula, resta en
équilibre sur un des plats-bords, puis, d'un seul coup, s'abattit sur eux.
Le jeune garçon, bon nageur, ne perdit pas la tête. Il rattrapa le
canot et, s'y accrochant de la main droite, passa le bras gauche autour
des épaules de Priscilla, que Lassie soutenait de l'autre côté. La fillette
gardait assez de conscience pour ne pas se cramponner à Joe et
l'empêcher de nager, mais elle ne pouvait l'aider en rien, ses oreilles
bourdonnaient, il lui semblait qu'elle allait s'évanouir.
Autant que Joe pouvait en juger, ils se trouvaient à une centaine de
mètres de la terre ferme. Lentement, ménageant ses forces, le jeune
garçon commença à se diriger de côté. Le canot, qu'il poussait devant
lui, retardait son avance, mais il craignait, s'il l'abandonnait, de ne plus
pouvoir soutenir Priscilla. Celle-ci semblait maintenant avoir perdu
connaissance; Joe lui maintenant la tête hors de l'eau tandis que Lassie la
tirait par la manche.
Le jeune garçon essaya de prendre un point de repère pour voir s'il
avançait, mais la colline se brouillait devant ses yeux, il ne voyait qu'un
fouillis de verdure. Il avait l'impression de nager sur place, de se heurter
à un mur liquide qui l'écartait impitoyablement de son but.
« Tiens bon, ma Lassie ! » murmura-t-il, encourageant la chienne
pour s'encourager lui-même.
Malgré ses efforts, le courant l'entraînait peu à peu vers la passe.
C'était là sa plus grande frayeur; l'eau, à cet endroit, avait la violence
d'un torrent; elle les soulèverait comme des fétus et les précipiterait
contre les roches. Toucher terre avant était l'unique moyen de salut.
Il fit un effort démesuré et sentit qu'il gagnait du terrain. Reprenant
courage, il rassembla toutes ses forces. Oui, on approchait, il en était
sûr!
Soudain, avec terreur, il se sentit saisir par-derrière. C'était un
arbre emporté par la crue, qu'il n'avait pas vu et qui, le gagnant de
vitesse, s'abattit sur lui. Joe aperçut au-dessus de

171
lui des branches dressées, dégoutantes d'eau, il se débattit au
milieu des feuilles, puis il reçut un coup sur la tête et lâcha prise, coulant
à pic.
En le voyant disparaître, Lassie, sans hésiter, lâcha Priscilla et
saisit Joe. Maintenant que son maître était en danger, elle ne s'occupait
plus que de lui. Elle le prit par l'épaule et le maintint hors de l'eau,
oubliant la fillette qui, soutenue par les branches, restait à la surface.
Moitié nageant, moitié traînée par l'arbre qui continuait à descendre le
courant, la chienne parcourut encore une centaine de mètres. Puis l'arbre
buta contre une souche et s'arrêta.
Lassie, à ce moment, sentit que la terre était proche. Résolument,
elle s'écarta de l'arbre, et, portant Joe, se mit à nager dans la direction du
salut. Quand ses pattes rencontrèrent enfin un sol ferme, elle traîna le
jeune garçon sur la pente et le déposa hors de l'atteinte de l'eau.
Alors seulement elle se souvint de Priscilla.
Lassie était épuisée elle-même, haletante, les yeux injectés de
sang. Mais, tant qu'il restait quelqu'un à sauver, son instinct l'emportait
sur sa conservation même. Elle retourna à l'eau, s'y jeta et nagea vers
l'arbre.
Quand Joe, un moment plus tard, revint à lui, il vit Priscilla
étendue à côté de lui sur la terre sèche; Lassie, assise devant eux, les
regardait.
Il comprit ce qui s'était passé, et, attirant à lui la tête de la chienne,
enfouit son visage dans le poil mouillé.
« C'est toi, ma Lassie, qui nous a tirés de là ! murmura-t-il. Oh !
mon bon chien, comme j'ai raison de tant t'aimer ! »
II s'occupa ensuite de la fillette, qui semblait sans connaissance. Il
s'assura qu'elle respirait encore, puis la retourna pour lui faire rendre
l'eau qu'elle avait avalée et lui frotta vigoureusement les bras et les
jambes pour la réchauffer.
Priscilla ouvrit les yeux et fondit en larmes.
« Joe, vous m'avez sauvée ! dit-elle.
— Ce n'est pas moi, dit Joe, c'est Lassie. Mais comment vous
sentez-vous, Miss Priscilla ? Nous devrions peut-être nous mettre
en route, si nous ne voulons pas être pris par la nuit. Votre grand-père et
mes parents sont à Ransay, avec tout le personnel du château, il faut
essayer de les rejoindre.
— Je me sens faible, mais je marcherai quand même s'il le faut.

172
— Reposez-vous encore un peu, dit Joe, et dites-moi comment vous
vous trouvez ici. »
Priscilla passa la main sur son front pour relever les mèches trempées
qui se collaient à son visage.
« C'est vraiment stupide,... dit-elle. En arrivant à la pension avant-
hier soir, j'ai trouvé la maison fermée. Une épidémie de rougeole s'était
déclarée dans le quartier et la directrice avait écrit à toutes les élèves pour
les avertir que la rentrée était retardée, mais la lettre ne m'est pas parvenue.
Miss Moore n'a même pas voulu me laisser coucher là, de peur de la
contagion; elle m'a pris une chambre à l'hôtel, en me disant de télégraphier
à grand-père et de partir pour Greenall Bridge dès le matin.
— Votre grand-père n'a pas reçu ce télégramme, dit Joe.
— Mais je ne l'ai pas envoyé ! J'ai pensé que ce serait beaucoup
plus amusant d'arriver sans prévenir et de surprendre grand-père.
Quand je suis allée à la gare, il n'y avait plus de train pour Greenall Bridge,
mais il y en avait pour Alton, la gare qui dessert l'usine et le barrage. Je
suis donc partie pour Alton, je pensais que, de là, je me ferais conduire en
taxi jusqu'au château.
« A Alton, il n'y avait pas de taxis. Je n'avais pas envie de passer la
nuit dans cette affreuse auberge et j'ai décidé de faire la route à pied. On
m'a dit que, d'Alton au château, il y avait une quinzaine de kilomètres; je
suis bonne marcheuse et pouvais

173
facilement arriver à Greenall Bridge avant l'heure où grand-père va
se coucher.
« Seulement j'ai commencé par me tromper de chemin; j'ai voulu
prendre un raccourci et me suis égarée dans les bois. Alors j'ai décidé de
revenir sur mes pas et de longer la vallée; ainsi je ne risquerais pas de me
tromper, puisque je n'avais qu'à suivre la rivière jusqu'au chemin du
château.
« Tout à coup, j'ai eu l'impression que la rivière faisait beaucoup de
bruit; je me suis demandé pourquoi, car il n'a pas plu depuis longtemps.
Puis mes pieds se sont mis à clapoter sur la route. J'ai eu peur, j'ai couru,
mais il me semblait que l'eau me poursuivait.... En arrivant à la maison
abandonnée, comme elle se trouvait sur un petit tertre, j'ai pensé que j'y
serais en sécurité. Mais l'eau a continué à monter, alors je suis grimpée sur
le toit, puis le toit lui-même a été recouvert; il ne restait plus que la
cheminée. A ce moment-là, j'étais déjà beaucoup trop fatiguée pour essayer
de gagner le bord à la nage. Je me serais certainement noyée, si vous....
— Quelle nuit vous avez dû passer ! dit Joe avec compassion. Au
château, c'était déjà terrible, mais du moins nous étions tous ensemble,
tandis que vous !
— Il ne faut plus y penser, dit la fillette en se frottant les yeux
comme pour effacer la vision d'épouvanté. Où faut-il que nous allions, Joe?
A Ransay ?
— Oui, mais je crois que nous en sommes assez loin. Pourrez-vous
marcher jusque-là ?
— Je ne sais pas; je vais essayer. »
Ils prirent un raidillon pour gravir la colline. Au sommet, Priscilla se
retourna pour contempler la vallée inondée.
« C'est terrible ! dit-elle avec un frisson. Penser que nous étions là-
bas....
— C'est fini, heureusement ! dit Joe. Mais vous avez l'air épuisée....
Je me demande si je ne ferais pas mieux de vous laisser là et d'aller
chercher du renfort à Ransay.
— Non, non, ne me quittez pas ! supplia Priscilla. Je peux encore
avancer, allons. »
Un peu plus loin, ils traversèrent un bois, puis émergèrent en terrain
découvert. Quelques chevaux broutaient librement dans les prés.
« Si nous pouvions prendre un de ces chevaux ! soupira la fillette.
Regardez-les, Joe, ils sont beaux, on ne dirait pas des bêtes de labour....
Celui-là, le grand bai, ressemble à mon

174
Speed ! Oh ! Joe, dites-moi, j'espère que les chevaux ne sont pas... ?»
Joe ignorait le sort des chevaux, mais pensa qu'il devait rassurer
Priscilla.
« Ne vous inquiétez pas, ils sont en sûreté », dit-il.
Priscilla regardait toujours le grand bai.
« Speed ! Speed ! » appela-t-elle tout à coup.
A la surprise de Joe, le cheval leva la tête et hennit.
« C'est bien lui ! C'est Speed ! s'écria la fillette. Et ce sont tous les
chevaux de grand-père ! Il n'y a que le vilain petit, là-bas, que je ne
reconnais pas.... »
Le « vilain petit », c'était Bess, qui, après avoir échappé à la noyade,
avait suivi ses camarades d'occasion à travers la campagne.
Trouvant l'herbe à leur convenance, ils s'étaient mis à brouter
paisiblement, comme des animaux dont l'intelligence ne dépasse pas le
moment présent.
La rencontre était providentielle. Joe hissa Priscilla sur Speed et prit
celui-ci par le bridon qu'on lui avait mis pour le sortir de l'écurie. Les
autres, voyant Speed s'éloigner, le suivirent. Lassie, qui semblait déjà
remise de ses fatigues, les escortait en trottant joyeusement.

*
**

Après avoir réussi à franchir la passe, les barques avaient traversé le


village inondé et abordé au-dessous de Ransay. Des voitures attendaient les
rescapés pour les conduire au bourg, où des abris, des aliments chauds et
des vêtements de rechange avaient été préparés pour eux.
Sam Carraclough commença par refuser de suivre les autres;
maintenant que tout le monde était sain et sauf, il voulait reprendre la
barque et retourner chercher Joe. Mais le sauvetage des habitants de
Greenall Bridge n'était pas terminé; beaucoup d'entre eux attendaient
encore sur leurs toits. La police déclara qu'on ne pouvait immobiliser une
barque pour une seule personne — surtout lorsque cette personne avait déjà
un canot.
La mort dans l'âme, les Carraclough remontèrent donc à Ransay. On
les conduisit à l'auberge, où une bonne soupe chaude les attendait. Mais ni
le père, ni la mère ne purent en avaler une gorgée.
Sam s'occupa des chiens, qui réclamaient, eux aussi, leur

175
Autour de la maison les eaux formaient une sorte de
tourbillon.

176
177
pitance. Mme Carraclough, assise derrière la vitre, scrutait la rue
dans l'espoir de voir apparaître son fils.
Le duc, une fois restauré, sortit sur le seuil de l'auberge. Soudain on
l'entendit pousser un cri :
« Mes chevaux ! »
Un groupe de chevaux, en effet, se profilait dans le lointain, à
l'extrémité de la route. A cette distance, personne ne les aurait reconnus.
Mais le duc ne s'y trompait pas.
« Les braves bêtes ! elles m'ont retrouvé ! » murmura-t-il.
Puis, tout à coup :
« Mais c'est Joe ! Joe et Lassie ! Et qui donc est monté sur Speed ?
Non... non... je deviens fou... cela ne se peut pas.... »
M. et Mme Carraclough, accourant au nom de Joe, arrivèrent à temps
pour le soutenir.
Quelques instants plus tard, devant la cheminée de l'auberge, le duc
serrait dans ses bras sa petite-fille épuisée, trempée, sanglotante, mais
heureuse.
Quand il la lâcha enfin, ce fut pour se tourner vers Joe.
« Toi aussi, dit-il, viens que je t'embrasse !
— Vous ne m'en voulez donc plus, monsieur le duc ?
demanda Joe avec malice.
— T'en vouloir ? Quand tu me ramènes Priscilla ! Demande-moi
tout ce que tu voudras, je te le donnerai....
— Eh bien, monsieur le duc, dit Joe, je vous demande de vous
réconcilier avec Lassie ! »
Sans hésiter, le duc s'avança vers la chienne.
« Merci à toi aussi, Lassie », murmura-t-il.
Il se pencha brusquement. Et le personnel du château contempla avec
stupéfaction ce spectacle incroyable : le duc de Rudling embrassant Lassie!

178
XVII

LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE

Au COTTAGE, ce jour-là, on mettait les petits plats dans les grands.


L'inondation, malgré sa violence, n'avait pas duré longtemps; l'eau,
trouvant une issue dans la plaine, avait fini par s'écouler vers la mer. On
avait réparé la digue, le lac s'emplissait de nouveau et l'usine recommençait
à tourner.
La plupart des meubles du cottage avaient pu être sauvés, et, dûment
astiqués par Mme Carraclough, reprenaient peu à peu leur aspect
d'autrefois. Quant à ce qui était irrémédiablement perdu, le duc avait tenu à
le remplacer à ses frais — « et mieux que l'ancien ! » avait-il recommandé.
De sorte que l'intérieur des Carraclough était, s'il est possible, encore plus
gai et plus agréable qu'auparavant.
Rowlie avait retrouvé sa roulotte et était reparti pour de lointaines
tournées. Joe avait regagné son école, Priscilla attendait la réouverture de
la sienne. Et elle avait promis de venir avec son grand-père prendre le thé
au cottage !
Mme Carraclough avait naturellement confectionné quelques-unes de
ces tartes dont elle avait le secret. Elle y avait ajouté un plum-cake, des
galettes salées et de petits pains au fromage.
« Tu crois que ce sera assez ? demanda Joe inquiet.
— Mais, Joe, il y en a pour dix ! assura sa mère.
— Dix personnes ordinaires, peut-être, mais le duc et Miss
Priscilla....

179
— Les ducs ne mangent pas plus que les autres ! dit
Mme Carraclough en riant. Je n'ai jamais entendu dire que les titres de
noblesse vous dilataient l'estomac ! »
Joe, vexé, ne fit plus d'observations et aida sa mère à mettre le
couvert. Sam Carraclough, revenu un peu plus tôt que de coutume, se rasa
pour la seconde fois de la journée et inonda ses cheveux d'eau de lavande
pour effacer l'odeur du chenil.
« Comme si les chiens sentaient mauvais ! » dit Joe, indigné.
Lui, de son côté, avait brossé et étrillé Lassie. Pour finir, il avait
passé sur son poil un peu d'huile de lin pour lui donner du brillant.
« Tu es encore plus belle qu'il y a deux ans ! » lui murmura-t-il à
l'oreille, ne se doutant pas que son amour pour Lassie lui dictait là un
compliment qui va droit au cœur du sexe féminin.
Le duc et Priscilla arrivèrent enfin. On se mit à table et le goûter
commença.
Le duc se montra enchanté des tartes de Mme Carraclough; il lui
demanda la recette pour sa cuisinière, qui ne les réussissait pas comme elle.
Il se servait si copieusement que Mme Carraclough se demanda si elle ne
s'était pas trompée et si les titres de noblesse ne vous dilataient pas
réellement l'estomac. Mais naturellement elle était ravie de voir un
connaisseur comme lui faire honneur à sa pâtisserie !
« II va falloir penser à l'avenir de ce garçon, dit le duc en désignant
Joe. A quoi le destinez-vous, Carraclough ?
— Ma foi, dit Sam, je pense qu'il doit d'abord finir son école; après
cela nous tâcherons de lui trouver un bon métier.
— Mais je ne veux pas qu'il s'arrête à l'école supérieure, dit le duc.
Rappelez-vous ce que je vous ai dit, je prends toute son instruction à ma
charge. Voyons, qu'aimerais-tu devenir, Joe?
— Eleveur de chiens, répondit Joe sans hésiter.
— Ne dis pas de bêtises ! dit le duc.
— Ce ne sont pas des bêtises. Papa élève des chiens, et il n'y a pas
de plus beau métier au monde.
— Ton père n'a pas eu la chance de pouvoir faire des études. Sans
cela, il aurait choisi un autre métier, n'est-ce pas, Carraclough ? »
Joe ne laissa pas à son père le temps de répondre. « Mais moi, dit-il,
j'aime les chiens; je n'ai envie que de m'occuper d'eux. »
Le duc s'impatienta.
« Tu peux élever des chiens par-dessus le marché, avec

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l'argent que tu gagneras ailleurs. Comme moi, par exemple.
— Non, dit Joe, vous regardez cela de trop loin. Vous
envoyez vos chiens aux expositions, vous êtes content quand ils remportent
des prix, mais vous ne les connaissez pas vraiment, et c'est cela qui compte
quand on les aime.
— Tu es trop bête, à la fin ! » dit le duc.
Priscilla toucha doucement la manche de son grand-père. Il lui avait
promis de ne pas se mettre en colère et fit un effort pour se contenir.
« Bien, on te cherchera quelque chose dans cette branche-là, dit-il
d'un ton radouci. Tu étudieras les sciences naturelles et ensuite on verra.
J'espère qu'avec l'âge tu finiras par comprendre.
— Une tarte, monsieur le duc ? proposa Mme Carraclough.
— Vous voulez me faire mourir d'indigestion, à ce que je vois ! dit
le duc en prenant la tarte. Mais, après tout, il faut bien mourir de quelque
chose. Et à mon âge....
— Ne parlez pas de votre âge, monsieur le duc, personne n'y pense.
— Au fond, vous avez raison, le mieux est peut-être de ne pas y
penser... quand les douleurs ne vous y forcent pas! » ajouta-t-il avec une
grimace.
Lassie s'approcha de lui et posa sa tête sur ses genoux.
« C'est drôle, dit le duc, on dirait qu'elle m'aime ! »
II jeta autour de lui un regard triomphant. Il avait donc réussi à se
faire aimer de Lassie, ce qu'il cherchait en vain depuis si longtemps ! Il lui
semblait que rien au monde n'aurait pu lui donner un plus grand plaisir.
« Tu es vraiment la meilleure des chiennes, dit-il en la grattant
délicatement derrière les oreilles, à l'endroit qu'elle affectionnait. Soignez-
la bien, madame Carraclough, j'ai l'impression qu'elle nous porte bonheur!»
Joe et Priscilla, se rappelant ce qu'il disait naguère, échangèrent un
coup d'œil amusé. Le duc devina ce qu'ils pensaient et se racla la gorge
avec embarras.
« Hum !... Serait-il tout à fait indiscret de prendre encore une
dernière tarte, madame Carraclough ? » demanda-t-il.

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