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CINQ JEUNES FILLES
A MAJORQUE
Par GEORGES G.-TOUDOUZE

*
LES CINQ JEUNES FILLES qui constituent
l'équipage de l'Aréthuse interrompent leur croisière
pour effectuer un dramatique sauvetage au large des
îles Baléares.
Le garçon qui leur doit la vie les met en
relations avec un richissime yachtman et sa nièce
Morgane, qui mènent grande vie et organisent de
somptueuses festivités,
Mais les jeunes filles, qui n'ont pas les yeux
dans leurs poches, relèvent des faits troublants : par
exemple les nombreux va-et-vient d'un hors-bord
ultra-rapide et d'un hélicoptère transportant un fret
mystérieux.
Elles se trouveront, bien malgré elles, mêlées à
de dangereuses aventures.

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GEORGES G.-TOUDOUZE
de l'Académie de Marine
Grand Prix des Écrivains de la Mer 1956

CINQ JEUNES FILLES


A MAJORQUE
ILLUSTRATIONS DE HENRI FAIVRE

HACHETTE
288

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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :

Cinq jeunes filles sur “L’Aréthuse” 1954


Cinq jeunes filles à Venise 1955
Cinq jeunes filles à Capri 1957
Cinq jeunes filles chez les pirates 1958
Cinq jeunes filles aux Açores 1959
Cinq jeunes filles dans l'Atlantique 1960
Cinq jeunes filles sur la Tamise 1961
Cinq jeunes filles en Armorique 1962
Cinq jeunes filles et L'or des Canaries 1963
Cinq jeunes filles et Le viking 1964
Cinq jeunes filles à Majorque 1965
Cinq jeunes filles face à Interpol 1966
Cinq jeunes filles aux périls de l'archipel 1967

© Librairie Hachette, 1965


Tons droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS 7

I. L'ETRANGE AVENTURE 9
II. LA SURPRENANTE INVITATION 19
III. DANS L'ENGRENAGE 33
IV. OUI... OU NON? 47
V. LE CHOIX DES RIVALES 51
VI. LE MATCH 58
VII. RENCONTRES 69
VIII. LE CONSEIL INTERROMPU 79
IX. UN SOIR SUR L’ARÉTHUSE 87
X. LA REVELATION 96
XI. L'HEURE DRAMATIQUE 102
XII. DANS LA TORNADE 112
XIII. VERS L'INCONNU 116

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AVANT-PROPOS

PARMI les ouvrages d'histoire, les récits de voyages, les romans et le


pièces de Georges Gustave-Toudouze, la série des Cinq Jeunes Filles constitue
une suite à part consacrée par l'auteur à exalter l'appel que la mer adresse sans
cesse à la jeunesse.
Descendant d'une famille du Finistère qui, en plusieurs générations
successives, a donné alternativement des sauveteurs d'une part et d'autre part
des peintres, des graveurs, des écrivains, des architectes et des statuaires, G.
G.-Toudouze résume en ses écrits les deux caractères puisqu'il est à la fois
marin et artiste.
Fondateur en 1899 de la Ligue maritime, avec ses deux amis Jean
Charcot et La Ronciers, et chef technique du Service cinématographique de la
Marine nationale pendant la guerre 1914-1918, correspondant de guerre
maritime en 1939 et membre de l'Académie de Marine, il est un de ces Bretons
dont Michelet écrivait : « Ils ne séparent pas la mer de la patrie elle-même. »
Ancien membre de l'Ecole française archéologique d'Athènes et professeur de
l'Enseignement supérieur des Beaux-Arts, il a longuement voyagé sur terre et
sur mer et aime à évoquer paysages et œuvres d'art au milieu desquels il a
toujours vécu.

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En imaginant les personnages de cinq jeunes Françaises, trois Bretonnes,
une Bourguignonne et une Parisienne, en les dotant de leurs brevets de
navigation et en les conduisant de la Méditerranée à l'Atlantique et à la mer du
Nord parmi des péripéties souvent dramatiques, il a voulu appeler l'attention de
tous les jeunes sur les leçons de discipline, de courage, d'initiative et
d'endurance que la navigation en mer donne à tous ceux et à toutes celles qui la
pratiquent. Il place donc, à chaque volume nouveau de cette série, ces jeunes
héroïnes dans les circonstances d'une existence aventureuse, passionnante,
utilisant ses souvenirs personnels et ceux des pêcheurs bretons ses compatriotes
avec qui il a toujours vécu en grande intimité. Il fait ainsi défiler de volume en
volume les diverses régions maritimes et, autour des Cinq Jeunes Filles dont il
se plaît à dessiner les caractères, il fait agir des personnages transposés
d'hommes et de femmes rencontrés par lui au cours de ses voyages personnels.
Le but qu'il cherche à atteindre est d'attirer la jeunesse vers cette admirable
école de sang-froid et de vie enthousiaste qu'est la navigation plaisancière.

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CHAPITRE PREMIER

L'ÉTRANGE AVENTURE

« A TOI, à gauche... Le gros qui... le gros...


« — Tais-toi, bavarde. »
La voix volontairement baissée de Marguerite Trévarec, malgré l'accent
autoritaire, n'arrête pas Anne Marolles qui, très énervée, continue : Là... Là... Il
va mordre, je te dis... »
Mais la phrase est coupée net, car, sur les lèvres de la petite blonde, les
cinq doigts nerveux et la paume de Paulette Montrachet étouffent les mots
malencontreux. Et les trois camarades, l'une muette par force, les deux autres
attentives et les prunelles luisantes, demeurent immobiles, agenouillées côte à
côte au ras du rocher qui plonge à pic dans la mer.
En contrebas, dans l'épaisseur du vitrage clair qui clapote à chaque allée et
venue d'une houle lente et légère, d'agiles formes fugaces vont et viennent,
virevoltant prudemment autour de l'hameçon appâté d'une ligne coulée à cinq ou
six mètres de profondeur.

9
Sous la chaude caresse d'un soleil encore très haut dans l'ouest, une attente
anxieuse se prolonge jusqu'à ce que, brusquement, Marguerite se rejette en
arrière d'un souple coup de rein qui la met debout, tandis qu'à deux mains elle
arrache de l'eau soudain agitée un gros poisson frétillant qu'elle envoie à trois
pas sur le sol en criant à tue-tête :
« Ça y est!... Le cinquième... Exactement l'insolent qui mordillait ma
boette depuis dix minutes. »
Les deux autres amies se sont relevées en même temps avec une
exclamation de joie, et Paulette déclare :
« Hurrah pour la cinquième prise... Le compte y est : nous avons chacune
la nôtre pour le souper de ce soir...
- Et le plus beau de l'affaire est qu'ils sont tous à peu près de la même
taille », constate Anne qui ne garde aucune rancune de la manière un peu
brusque avec laquelle sa brune compagne l'a contrainte au silence nécessaire
pour assurer le succès de la pêche.
Sans répondre, Paulette attire un panier d'osier plat sur lequel reposent,
encore agités de soubresauts, quatre autres poissons qui sont en effet à peu près
de même taille. Elle décroche de l'hameçon la nouvelle capture, l'étend à côté
des précédentes, recouvre la nasse d'une serpillière trempée d'eau de mer, et
annonce :
« Pêche terminée... Ravitaillement assuré... A présent, repos, je propose à
l'équipe, ayant de rallier le bord, une dégustation de sandwiches et la
contemplation du paysage : il en vaut la peine... »
Un grand geste circulaire embrasse toute l'étendue dans un mouvement
d'admiration que souligne le ton si ardent et si chaleureux que les deux autres
compagnes restent là debout un moment immobiles, toutes trois pareilles dans
leur costume d'expédition de pêche : les mêmes culottes corsaire, les mêmes
tricots de bord à raies bleues et blanches et manches courtes, et les mêmes mou-
choirs noués à la diable, Marguerite sur ses boucles châtaines, Anne sur sa
chevelure blonde et Paulette sur ses cheveux noirs coupés court. Jolies toutes les
trois et de grâces différentes dans l'éblouissement de la lumière solaire et le
miroitement éclatant de la mer qui enveloppe l'îlot de rocs et de sable, long de
quelques centaines de pas. Sur l'une des pointes a mordu profondément le
grappin du canot-moteur en acajou ciré qui a amené en ce lieu désert la petite
troupe hardie1.

1. Cinq jeunes Françaises, venant de régions différentes; la première de


Saint-Malo, où elle est née descendante du découvreur du Canada Jacques
Cartier, deux autres, jumelles rigoureusement semblables, descendantes des
Vénètes du Morbihan, une Parisienne et la dernière, fille de la Bourgogne que la
lecture de l'Odyssée a passionnée, se sont associées pour passer leur brevet de
navigation, construire et fréter pour elles seules une goélette qu'elles ont appelé
l'Aréthuse. Unies à la fois par une même volonté de courir le monde en libres

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filles de la mer et par un esprit de discipline consentie volontairement, elles sont
parties à l'aventure, et Georges Gustave-Toudouze, en Breton épris de l'Océan,
s'est fait l'historien de toutes les péripéties dramatiques ou gaies qui leur arrivent
à Corfou, à Venise, à Capri, chez les pirates, aux Açores, dans l'Atlantique puis
aussi sur la Tamise, en Armorique, aux Canaries, aux îles Féroë et qui les
montrent chaque fois courageuses, entreprenantes, gaies et remarquablement
manœuvrières dans les moments les plus dramatiques et les plus émouvants.

Vers le nord-ouest, des silhouettes rocheuses et découpées se dessinent


assez lointaines, éclairées dé-ci, dé-là plus ou moins nettement par le rayon-
nement intense du soleil. Tandis que, à quelques encablures et non loin d'un cap
à haute dentelure, une goélette toute blanche, voiles carguées, tire un peu sur la
chaîne d'ancre qui la tient à ce mouillage de fortune.
Dans la direction de cette élégante apparition plaisancière, au milieu d'un
chaos de petites îles basses, Paulette tend le doigt, et sur un ton d'orgueil elle
prononce :
« Est-elle fine et belle notre Aréthuse se détachant sur cette immense toile
de fond que développent les deux îles Ibiza et Fermentera avec pour arrière-plan
tout l'archipel des Baléares!... »
L'approbation énergique de Marguerite Trévarec a pour réplique une
manière de plainte murmurée par Anne Marolles :
« Les Baléares! Les Baléares que j'aurais bien aimé voir de plus près,
moi... Les Baléares que Martiale Cartier ne nous laisse regarder que de loin
puisqu'elle se borne à nous faire mouiller pour quelques heures au large des
derniers rochers, avant de repartir vers la Méditerranée orientale... Les Baléares
que l'on dit si belles et que tant de gens viennent visiter de tous les pays du
monde... »
Le rire aigri de Paillette Montrachet coupe la tirade un peu gémissante de
la jolie blonde avec cette riposte lancée à voix éclatante :
« Mousse... mousse de l'Aréthuse,... Bien qu'aux Féroés et aux Canaries,
tu aies accompli un bon amatelotage qui devrait faire de toi maintenant l'émule
de notre ancienne camarade de bord, ta sœur Manette dont tu es la remplaçante,
tu conserves encore trop d'heureux souvenirs de ta primitive éducation
mondaine. Oublie donc que tu es la fille cadette du seigneur Marolles, le roi
fameux de la haute couture parisienne. Et loge-toi dans la cervelle que tu es une
des cinq vagabondes de la mer, lancées dans une navigation de hasard, au gré de
la capitaine Martiale Cartier de Saint-Malo, digne héritière du découvreur du
Canada aux temps héroïques du bon François 1er.
- Mais je le sais,... je le sais,... et je m'en réjouis! » proteste Anne sur un
ton ironiquement plaintif.
Marguerite Trévarec rit aux éclats, et la taquine Paulette continue sur un
mode autoritaire que démentent son nez gentiment retroussé et la lueur
moqueuse de ses prunelles noires :

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« Si tu le sais, prends sur toi de renoncer à ton goût pour les stations
balnéaires genre Trouville ou Saint-Tropez. Les cinq matelots de la libre
Aréthuse n'ont rien à faire sur les plages à miladys et à casinos pour bals et
soirées comme le sont certainement ces Baléares autour desquelles les journaux
du monde entier battent la réclame... Et puis, silence dans les rangs, mousse...
Ramasse la pêche dans le panier, et embarquons dans le canot pour rallier le
bord, car, demain matin au point du jour, appareillage pour la pleine liberté et
pour le large de la Méditerranée. »
Mais plus calme que sa bouillante camarade, Marguerite intervient,
montrant la goélette mouillée à sept ou huit encablures :
« Pas encore, Paulette. Tu oublies que notre capitaine, plongée dans la
mise à jour du livre de bord, et ma sœur Geneviève, négligeant ses travaux de
médecin pour développer nos dernières bobines de cinéma, nous ont déclaré
que, voulant travailler en paix, elles nous interdisaient de rallier le bord avant
qu'elles n'aient hissé à la barre de misaine le pavillon de partance. »
La petite brune joint les talons, rectifie la position et porte la main à son
front en salut militaire :
« Entendre c'est obéir... Marguerite, tu es la sagesse en personne. Dans ce
cas, nous n'avons plus qu'à nous asseoir sur ce sol dénudé et à y jouer les trois
Robinsonnes en attendant le signal-Anne, passe-moi les sandwiches qui sont
dans le sac... »
Cinq minutes après, les deux matelots et le mousse de l'Aréthuse, installés
sur le sable, dévorent à belles dents leurs provisions, cependant que le soleil
encore très chaud baisse lentement. Puis, dans une pose de repos abandonné,
Paulette Montrachet qui ne peut jamais se taire pousse un long soupir, étend ses
deux bras et déclare :
« Ah! Mes choutes, quelle tranquillité... quel calme merveilleux... Ah!
Douceur du silence... et de la paix sous le ciel bleu, au bord de la mer
endormie... »
« Aaah!... Aaah!... »
A la même seconde, un épouvantable hurlement éclate, monte et se
prolonge en une atroce clameur de souffrance et de détresse, cependant qu'à
quelques mètres de l'îlot, gronde un furieux bruit d'eaux entrechoquées.
Clameur si déchirante et vacarme si brutal que les trois amies restent
d'abord littéralement figées dans leur pose de paisible bavardage. Mais aussitôt,
d'une même réaction, elles se dressent toutes les trois et demeurent stupéfaites,
les prunelles élargies, tandis que l'horrible cri, à la fois douleur et terreur, retentit
encore une fois et se prolonge.
A vingt mètres du rivage, la surface de la mer, si tranquille, s'est
brusquement crevée, laissant surgir une forme humaine qui se débat à grands
gestes frénétiques. Et dans un subit envol d'écume blanche, elle semble vouloir
s'arracher de la profondeur de l'eau en luttant contre une force invisible
paraissant la retenir et l'attirer par en bas.

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Avant que les trois jeunes Françaises aient eu le temps de comprendre et
d'esquisser un geste, l'apparition qui vient de sortir de la mer, s'y enfonce de
nouveau dans un tourbillon sous les cercles duquel se déroulent les péripéties
dramatiques d'une lutte sous-marine incompréhensible.
Puis, immédiatement, elle reparaît, hurlant de nouveau, recommence ses
furieux débats. Elle présente, quelques secondes, la forme d'un être humain
revêtu entièrement et casqué de caoutchouc ruisselant, retombe de toute sa
hauteur et redisparaît dans un jaillissement d'écume.
Mais cette fois toutes trois ont compris :
« Un chasseur sous-marin qui se noie, crie Marguerite Trévarec d'une
voix étranglée.
- Moi je vais à son secours », répond Paulette Montrachet.
Inquiétée par les mouvements désordonnés de l'eau agitée en larges
cercles tourbillonnants, Marguerite veut retenir sa camarade :
« Non, non... Prends garde... il se passe quelque chose de terrible là-
dessous.
- Raison de plus pour y aller voir », riposte la petite brune qui se dégage
d'un coup d'épaule et, avec son mépris habituel du danger, se jette tête baissée à
la mer, se fiant à son adresse de nageuse expérimentée et à la liberté de
mouvements que lui laisse sa tenue légère.

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Comme elle disparaît dans son rapide plongeon, Marguerite à son tour se
lance à l'eau tandis qu'Anne, devenue très pâle, beaucoup moins entraînée que
ses deux amies aux surprises de la mer, reste immobile, saisie d'une angoisse
impossible à surmonter.
Sous cette surface, si calme quelques minutes auparavant, le drame
continue de se dérouler dans une bousculade d'eaux furieusement battues. Sou-
dain, les têtes et les épaules des deux hardies camarades resurgissent, et, entre
elles, le corps abandonné du plongeur vêtu de caoutchouc et complètement
inerte.
D'un même mouvement qui dit leur adresse et leur force de nageuses
expérimentées, toutes deux atteignent le rebord des roches basses formant l'îlot
et, aidées par Anne qui s'est ressaisie, hissent sur le sol la victime de cet étrange
accident. Mais aussitôt un même cri leur échappe. Car, accroché férocement par
l'une de ses lourdes pinces jaune et noire à la cheville gauche du malheureux et
par l'autre à son jarret, un énorme crabe tourteau, de taille très au-dessus de l'a
moyenne, tenaille les chairs déchirées de sa victime et tranche jusqu'aux os,
faisant jaillir deux jets de sang. Tandis que bras rigides, visage révulsé sous
l'ouverture du casque et bouche ouverte, le blessé demeure complètement
immobile, peut-être noyé...
« Croche entre deux eaux par le dormeur 1 qui l'a tiré au fond, s'écrie
Marguerite accoutumée dans son Morbihan natal à ces rencontres tragiques :
vite, Paulette, ton couteau. »

1. Le gros crabe qui atteint souvent des tailles et poids considérables et est
dangereusement armé, se nomme « dormeur » en Bretagne parce qu'on le trouve
embusqué, immobile pendant des heures, sous les rochers.

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Joignant le geste à la parole, la Bretonne a déjà arraché le lourd couteau
de gabier de la gaine que la petite brune porte toujours à son ceinturon, et,
s'agenouillant, de deux coups rapides, elle tranche le nerf qui commande
chacune des deux pinces du crustacé et, le retournant sur le dos pattes en l'air,
elle le jette dans un creux de rocher, désarmé et impuissant à se retourner.
Puis elle se penche sur le malheureux plongeur, posant l'oreille contre la
poitrine et aussitôt elle se redresse :
« Le cœur bat faiblement... Il est plus qu'aux trois quarts étouffé par l'eau
qu'il a avalée... Anne, prends le canot à moteur, et à plein gaz va chercher ma
sœur Geneviève et sa trousse. Et toi Paulette, en attendant le toubib, aide-moi à
essayer la respiration artificielle, autrement dans cinq minutes il n'y a plus
personne. »
Déjà, reprenant tout son sang-froid, Anne a couru à l'embarcation, arraché
le grappin, lancé le moteur, et elle file à toute vitesse en direction de la goélette
toujours immobile à son mouillage. En même temps que Marguerite, courbée
sur l'infortuné, commence les premières tractions aidée par Paulette qui
prononce entre haut et bas :
« Dis, ma Gaït, on va le sauver, hein?
- Toi et moi, certainement pas... mais j'ai vu Faïk remettre d'aplomb des
noyés déjà plus morts que celui-ci 1. »

1. Gaït et Faïk, diminutifs en langue bretonne des prénoms Geneviève et


Marguerite.

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Et dans le cadre devenu dramatique de cet îlot désert et du crépuscule qui
approche, les choses se déroulent avec une extraordinaire rapidité. Courbées sur
la victime qu'elles ne parviennent pas à ranimer, Marguerite et Paulette voient
soudain se dresser devant elles Geneviève, qui, sans un mot, les écarte toutes
deux, se penche à son tour sur l'inconnu -, donnant sa trousse ouverte à sa sœur
et, sans d'abord se soucier des cruelles plaies saignantes de la jambe blessée,
s'occupe, par un bouche à bouche, de rappeler à la vie le plongeur agonisant.
Lutte longue, difficile, adroitement menée pendant d'interminables minutes par
le jeune médecin de l’Aréthuse. Cependant, très lentement, la goélette s'est
prudemment rapprochée de l'îlot sous la main de sa capitaine. Trouvant une
profondeur suffisante, Martiale Cartier stoppe, laisse tomber l'ancre et est
amenée à son tour à terre par Anne.
Alors, s'aidant les unes les autres presque sans mot dire, les camarades de
l’Aréthuse, obéissant aux phrases courtes de Geneviève Trévarec, livrent une
bataille de secouristes adroites et tenaces... Enfin Geneviève se relève. L'homme
vient, sous ses mains, de reprendre à demi conscience et a poussé les premiers
gémissements, cependant que Marguerite et Martiale ont posé deux pansements
de fortune sur la jambe cruellement déchirée. Remettant dans son étui la
seringue dont elle vient de se servir, Geneviève prononce à mi-voix :
« Sauvé de la noyade, mais impossible de le bouger d'ici avant demain
matin. Capitaine, organisons pour lui une couchette sur ce roc et une garde, car
avec la dose que je viens de lui injecter il dormira jusqu'au jour. »
Avec cette tranquillité d'entraide et de discipline qui fait la parfaite
entente entre le capitaine responsable, les deux jumelles Trévarec, Paulette
Montrachet et Anne Marolles, presque sans autre échange de paroles que des
phrases brèves, se comprenant à demi-mots, l'équipage de la goélette agit
promptement aux dernières lueurs du jour. Et quand le soleil atteint la limite de
l'horizon, baignant la mer heureusement toujours très calme de cette teinte que
les météorologistes ont baptisée « la lumière verte », tout est prêt sur le rocher,
théâtre de ce drame inattendu.
Le blessé a été étendu sur une couchette installée dans un creux de sable.
Et, revenant de la goélette par le canot-moteur, Paulette Montrachet dépose à
terre tout un chargement d'objets qu'elle a rapportés du yacht : un matelas
pneumatique, des couvertures, un fanal électrique à pile; elle se met au garde-à-
vous, porte les doigts de sa main droite au front, et déclare :
« Sauf le respect que je te dois, cap'taine, la garde de nuit c'est moi qui
vais la prendre. Toi, tu ne dois pas quitter le bord quand l’Aréthuse est mouillé
dans un site qu'on ne connaît pas. Le toubib Faïk vient de mener à bien la
résurrection du plongeur inconnu et fortement malmené qui va dormir comme
un petit ange maintenant qu'elle l'a piqué avec je ne sais quelle drogue: elle est
fatiguée et doit dormir pour le cas où on aurait besoin d'elle. Gaït et Anne le

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mousse se partageront les quarts de nuit, et moi je suis la sentinelle à terre : ça te
va? »
Toujours amusée par les reparties de celle qui est le gavroche de la
goélette, Martiale Cartier lui tire gentiment l'oreille. Et, donnant à la brunette le
sobriquet que lui valent à la fois son âge de fraîche émoulue des examens
scolaires, sa langue volontiers piquante et son origine bourguignonne de fille de
Dijon, elle acquiesce en riant :
« Entendu, Moutarde, nous rallions le bord toutes les quatre et te laissons
la garde du blessé, à condition qu'à la première alerte tu appelles à coups de
sifflet celle qui sera de quart. »
Puis soudain, remarquant dans la pénombre quelques objets que la petite
vient de déposer sur le sol, elle interroge :
« Mais qu'est-ce que c'est que ce matériel que tu as apporté là? »
Paulette, rectifiant de nouveau la position suivant son habitude, répond :
« Cela, cap'taine, c'est le grand fait-tout du bord, le fourneau trépied et la
bonbonne de butagaz pour camping. Quand vous serez rembarquées à bord,
vous quatre, je remplirai la marmite d'eau de mer, j'allumerai le réchaud et je
mettrai à cuire pendant les vingt minutes d'ébullition nécessaires le féroce fauve
de la mer qui est là-bas sur le dos les pattes croisées pour justifier son surnom de
« poing clos ». Lorsque M. le blessé se réveillera demain matin, il aura faim et il
se vengera de son agresseur en le mangeant à la croque au sel. Je suis pour la
justice immanente et la peine du talion, moi! »
La tirade est si drôlement débitée que les quatre autres camarades de
l’Aréthuse, qui sont à bout de nerfs après les émotions de cette fin de journée,
partent du même éclat de rire tout en montant dans le youyou qui, barré par
Marguerite, les conduit jusqu'à l'élégant petit bâtiment oscillant doucement sur
son ancre. Tandis que, joignant le geste à la parole, Paulette saisit le lourd
crustacé que les nerfs tranchés de ses deux pinces si dangereuses rendent
inoffensif, et d'un geste vengeur le plonge dans le récipient.
Puis, après un regard au blessé lourdement endormi par les piqûres de
Faïk, elle arrange matelas pneumatique et couvertures pour passer la nuit. Et
soudain elle se retourne; un bêlement résonne derrière elle, en même temps
qu'elle reçoit un coup de tête dans les jambes, car, ramené silencieusement en
youyou par Anne, un biquet se frotte à elle affectueusement :
« Ton cher fils Corfou a réclamé le droit de passer la nuit avec toi », jette
plaisamment le mousse qui repart vers le yacht à toute vitesse.
Et Paulette, enchantée de la surprise, rend tendrement ses caresses au petit
chevreau qui est la mascotte de l’Aréthuse depuis qu'elle l'a arraché au couteau
de boucher qui allait l'assassiner dans l'île grecque de Corfou dont l'animal porte
le nom en mémoire.
Tous deux jouent silencieusement, et attendant la fin des minutes prévues
pour la cuisson du crustacé, que la jeune fille enlève de l'eau bouillante et
dépose sur un rocher plat, en disant à voix basse :

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« Cette fois ça y est, mon bonhomme, tu es à point..., tu vas passer la nuit
bien tranquillement à te refroidir..., et demain matin tu seras mangé par celui que
tu voulais couler dans ton trou et dévorer au fond de l'eau. »
Un moment la petite demeure debout, les deux poings sur les hanches,
contemplant avec une émotion intense la majesté de la nuit à présent venue. La
voûte du ciel se déploie, illuminée par des milliers d'étoiles scintillantes au
milieu desquelles se dessine le ballet solennel des constellations que, en sa
qualité de timonier de la goélette, elle reconnaît et détaille. Sous ces lueurs qui
flamboient de tous côtés, la mer respire à longues ondulations, secouée par
moments de rapides clapotis.
Alors, baissant les yeux, Paulette regarde longuement dans la pénombre la
silhouette élégante de cette Aréthuse qu'elle aime d'une tendresse si passionnée.
La coque et le gréement se dessinent en lignes un peu floues, et soudain, à la
vergue du grand mât, s'allume le fanal électrique blanc, qui, réglementairement,
signale la position du bâtiment au mouillage. Certaine que tout est en ordre à
bord et que l'une de ses camarades a pris le premier quart de nuit, Paulette
Montrachet jette un dernier regard sur la forme immobile du blessé qui dort
pesamment sous l'abri d'une couverture, et, attirant son fidèle chevreau Corfou,
qui se pelotonne contre elle, la jeune Bourguignonne, pour qui l'amour de son
bateau et de la mer est devenu sa grande raison de vivre, s'étend sur sa couchette
improvisée et s'endort tranquillement sous l'étincellement de la voûte céleste.
Mais, au bout d'un temps qu'elle est incapable de calculer, frappée d'un
bruit inattendu, elle se redresse à demi, inquiète du blessé dont elle a la garde, et
elle tend l'oreille...
Alors elle comprend que sous un spasme de fièvre évidemment dû à sa
blessure, le plongeur arraché à la noyade s'est un peu agité sans se soustraire
cependant au sommeil qui l'écrase. Et dans le silence profond de la nuit,
quelques mots balbutiés répètent un nom de femme :
« Morgane... Ah!... Morgane... »

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CHAPITRE II

LA SURPRENANTE INVITATION

L'HOMME, qui dormait pesamment depuis de longues heures nocturnes sur


la couchette improvisée, revient lentement à lui. Engourdi par la souffrance,
assommé par l'injection calmante faite à son insu, il continue de demeurer
immobile. Puis, le sang reprenant dans ses artères une course régulière, il
soulève ses paupières avec peine, cherchant à comprendre où il est. Dans le
grand lointain du ciel au-dessus de lui, les étoiles disparaissent, éteintes par la
lueur de plus en plus éclatante qui monte de l'est, tandis qu'à ses oreilles
parviennent les frais clapotis de la mer qui s'éveille.
Comme il veut reprendre ses sens, il essaie de se soulever sur ses coudes
et laisse échapper un bref gémissement sentant la douleur aiguë mordre de
nouveau sa jambe gauche. Dans un instantané réveil de sa mémoire, il revit
soudain l'horrible aventure, l'attaque foudroyante l'attirant vers lés profondeurs

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au milieu desquelles il jouait à fouiller la roche sous-marine en plongée et l'af-
freuse sensation d'étouffement par l'entrée brutale de l'eau dans ses poumons.
Alors, l'angoisse du drame dans lequel il a perdu conscience le ressaisit à
la gorge et une exclamation rauque lui échappe en même temps qu'il veut se
relever dans une brusque détente du cœur battant et des muscles tendus.
Si étouffé qu'il soit, ce cri de réveil du blessé fait sursauter Paulette que la
fraîcheur humide du matin avait fini par engourdir après de longues heures
d'insomnie attentive. Et se reprochant d'avoir dormi malgré elle en dépit de sa
volonté de sentinelle, le jeune matelot léger de l'Aréthuse se dresse d'un bond et
se détache en apparition inattendue sous la lumière de l'aurore naissante.
Il y a un brusque silence, tous deux se regardant avec la même
incompréhension dans la soudaineté de ce double réveil, tandis qu'au côté de sa
jeune maîtresse le chevreau Corfou se secoue de toute son échine en laissant
échapper un bêlement plaintif. Mais, tout de suite, se reprenant avec son sang-
froid et sa vivacité ordinaires que rien ne déconcerte jamais quelles que soient
les circonstances, Paulette se penche vers le rescapé du drame de la veille qu'elle
voit avec émotion revenir à lui, d'une manière presque normale.
Ne sachant que faire pour aider seule à ce réveil, elle se tourne vers la
goélette mouillée à deux encablures de l'îlot et, avec le sifflet d'argent pendu à
son cou, lance les trois brèves notes du signal d'alerte convenu la veille au soir
avec Martiale.
Immédiatement, dans la pénombre nocturne dissipée rapidement par
l'aurore, sur le pont du petit bâtiment se dressent, en réponse, les silhouettes des
quatre camarades demeurées à bord. Il y a une brusque précipitation. Capitaine
et matelots sautent ensemble dans le youyou-moteur qui déborde à toute vitesse
cap sur l'îlot.
Paulette a eu juste le temps de soulever avec précaution la tête du blessé et
déjà Geneviève s'agenouille aux pieds de l'homme respirant bruyamment; de la
trousse ouverte, tendue par sa sœur, elle tire une seringue toute préparée par
avance et fait une nouvelle piqûre sous les regards inquiets de Martiale et
d'Anne hésitantes à intervenir.
Au moment où l'aurore se fait plus éclatante et inonde de lumière les îlots,
la mer et la goélette, les paupières du blessé se relèvent complètement, et les
prunelles élargies aperçoivent avec une expression stupéfaite les cinq jeunes
visages féminins penchés sur lui avec anxiété.
Vision si inattendue qu'elle produit sur le pauvre garçon une impression
d'extraordinaire surprise.
Un flot de sang commence à monter aux pommettes livides. Largement
déchiré la veille au soir par la jeune doctoresse, le vêtement caoutchouté de
plongeur laisse voir sous le tricot réglementaire les battements de plus en plus
rapides de la poitrine à l'impulsion du cœur. Les lèvres se recolorent, laissant
échapper quelques syllabes mal articulées. C'est le retour complet à la vie avec
la conscience retrouvée.

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Au signe de Geneviève, unissant leurs efforts. Martiale et Marguerite
redressent le buste du malheureux, tandis que Paulette et Anne roulent en
coussin une couverture sous ses épaules. Brusquement, dans une détente
involontaire, la jambe gauche du blessé se replie, lui arrachant une plainte
douloureuse, et Geneviève a juste le temps d'arrêter ce faux mouvement, de
dégager le tendon d'Achille et le jarret ensanglantés par les tranchants des deux
pinces du crabe agresseur. Elle remplace le premier pansement hâtif de la nuit
précédente par une nouvelle compresse dont la brûlure arrache au malheureux
un cri et un sursaut de douleur. Il essaie de se dresser à demi dans une manière
de défense instinctive et en même temps ses yeux, cette fois largement ouverts,
parcourent avec une expression de vie largement retrouvée, le paysage marin et
le bâtiment de plaisance. Puis il dévisage une à une les cinq infirmières
bénévoles, figures pour lui absolument inconnues et dont il ne comprend ni la
présence ni l'intervention. Et d'une voix hésitante il prononce quelques mots
incohérents et, pour les cinq amies, tout à fait incompréhensibles.
Mais devant le silence de ses compagnes, Paulette se souvient qu'avant
d'arriver dans les eaux de l'archipel des Baléares, ne sachant que faire pendant la
durée de son quart, elle s'est amusée à travailler le lexique espagnol placé en tête
de son Guide Bleu. Et, ayant comme toujours toutes les audaces, elle essaie de
prononcer une phrase fabriquée de son propre cru et elle balbutie péniblement :
« Bue... nos... buenos dias... senor caballero... buenos... que desea Usted
senor? 1 »

l.« Bonjour, seigneur cavalier, que désirez-vous? »

Tout en parlant avec autorité, la petite brune voit les traits de son
interlocuteur se transformer en une espèce de bizarre rire à la fois surpris et
moqueur. S'estimant comprise elle veut recommencer sa phrase :
« Buenos dias... senor caballero... »
Et elle s'interrompt soudain, sa phrase laborieuse coupée net : à voix un
peu rauque, le blessé articule, avec le plus parfait accent des gamins de Paris :
« Cela ne vous ferait rien de me parler français? »
Question si ahurissante que les cinq amies demeurent parfaitement
déconcertées. Mais l'intrépide Paulette éclate d'un fou rire et sans rien perdre de
son extraordinaire sang-froid, riposte crânement :
« Si, cela me fera plaisir. Tout en me surprenant beaucoup, car je ne
pouvais pas me douter en débarquant sur ce caillou que le plongeur espagnol
découvert par nous dans une position malencontreuse allait, pour s'expliquer,
parler français aussi bien que nous cinq.
— Mais je suis français. Moi! Absolument français!... Pas espagnol du
tout! s'exclame le blessé qui semble revenu de son aventure et de sa noyade de la
soirée précédente. « Français... Français-Français! »

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Trois fois il répète le mot, la voix s'enrouant comme s'il se débattait dans
une étrange colère montante. En même temps les joues s'empourprent
complètement sous un flot de sang... Puis soudain la face redevient livide et
l'homme retombe lourdement en arrière.

« Syncope », prononce brièvement Geneviève Trévarec à qui sa sœur tend


un flacon d'éther débouché dont l'odeur acre monte tandis que la doctoresse le
place sous les narines du malheureux Français, et elle ajoute à voix contenue :
« Impossible de garder cet homme ici. Il faut le ramener à terre n'importe
où... Au plus près-Là où je pourrais trouver du secours. »
A la même seconde, Anne qui a jeté autour d'elle des regards angoissés
s'exclame :
« Des bateaux... deux... trois bateaux qui passent là-bas. »
Marguerite s'est redressée et aperçoit à quelques encablures trois pinasses
à moteur qui, montées chacune par trois ou quatre pêcheurs, semblent lentement
inspecter les chenaux des îlots :
« C'est peut-être lui qu'on cherche... Comment faire comprendre qu'il est
là?
- Signaux à bras! crie Paulette. C'est la langue internationale. »
En trois bonds, la petite brune escalade le rocher le plus proche, arrache
son foulard de tête et avec son adresse de timonière entraînée à cette mimique en
usage dans toutes les marines du monde, elle dessine des deux bras le signal

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d'appel tout en jetant à pleine gorge de longs cris aigus répétant les brèves et les
longues des mots d'alarme.
Il y a quelques minutes d'hésitation, puis des cris répondent
immédiatement des trois pinasses et, dans un même élan, les légères
embarcations arrivent droit à l'îlot sur le sable et les galets duquel leurs coques
s'immobilisent en grinçant et une douzaine d'hommes basanés sautent à terre en
parlant tous à la fois avec des exclamations disant ensemble la surprise et la
satisfaction.
Bien que Français et Baléares soient incapables de se comprendre, la
situation est ici trop claire pour qu'il y ait la moindre hésitation. Le blessé est
évidemment connu des arrivants qui parlent tous ensemble en gesticulant,
comprennent, sinon ce qui s'est passé, du moins ce qu'on attend d'eux, et se
penchent sur l'homme qui a de nouveau perdu connaissance. Quelques ordres
brefs jetés par le patron d'une des embarcations, et quatre pêcheurs saisissent
l'évanoui à pleins bras et le portent en courant dans la pinasse la plus proche; ils
embarquent précipitamment et débordent à plein gaz filant droit vers une terre
mal distincte, suivis d'une deuxième barque de pêche. La troisième reste
accostée laissant sur le roc un petit homme coiffé d'une casquette à ancre
d'argent qui reste seul en face des cinq amies avant que celles-ci aient eu le
temps de se ressaisir devant la brusquerie de cette arrivée, et de cet enlèvement
inattendu avec ce départ en trombe.
Resté seul avec deux compagnons, l'Espagnol, que sa coiffure désigne
comme le représentant d'une autorité locale, s'avance, trois doigts à la visière de
sa casquette en salut, et, souriant de la manière la plus aimable du monde,
prononce une longue phrase dans une langue qui est évidemment du castillan
émaillé et renforcé de mots plus ou moins spéciaux à l'archipel des îles Baléares.
Comme, tout en parlant, il montre successivement de la main la goélette
immobile à son mouillage, des objets de campement sommaire et regarde avec
une mine interrogative tour à tour chacune des quatre camarades, Martiale
Cartier commence en parlant exprès avec lenteur ce qu'elle pense devoir être une
réponse à cette évidente suite d'interrogations.
Mais avant qu'elle ait terminé ses phrases, le visage de l'Espagnol s'est
éclairé du plus large sourire et, coupant la parole à la capitaine, il saisit tour à
tour les mains des cinq Françaises et les serre, en donnant des marques de
l'accueil le plus chaleureux.
Puis enfin, dans un français laborieux et hésitant mais empreint de la plus
vive cordialité, il commence toute une série de phrases entrecoupées, quand il ne
peut pas faire autrement, de mots espagnols véhéments et se présente lui-même
avec sa qualité de fonctionnaire local :
« Senor don Pablo de Escuderos... Capitaine du port... Ibiza... heureux et
honoré... vous accueillir dans mon pays... »
Et de nouveau c'est une large tournée de poignées de main et de phrases
au cours desquelles le petit fonctionnaire de l'île la plus méridionale des

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Baléares dépense tout ce que sa mémoire peut lui fournir de mots français et
d'exclamations enthousiastes.
Au bout de quelques instants, la conversation à laquelle se mêlent les
deux compagnons du senor Pablo, prend un tour peu à peu plus clair, chacune
des cinq amies y participant de son mieux, si bien que les choses finissent par
s'expliquer tant bien que mal. Le blessé sauvé et soigné par la doctoresse
Geneviève Trévarec est en effet un Français installé depuis plusieurs semaines
dans l'île d'Ibiza où il se livre à des travaux savants et est fort aimé de la
population. La veille au soir, il a revêtu sa tenue de plongeur et est parti, à sa
coutume, pour une expédition. Comme au lever du jour il n'avait pas reparu, le
capitaine du port et plusieurs pinasses sont partis à sa recherche et l'ont enfin
découvert entre les mains de ces Françaises à qui le senor de Escuderos
multiplie de nouveau les compliments et les remerciements. En même temps
qu'il comble ses interlocutrices de félicitations, il déclare qu'il 'compte bien
recevoir dans son port la belle goélette dont le nom d'Aréthuse l'enchante par sa
sonorité musicale. Autant que la grâce et l'énergie de son équipage féminin le
pénètrent d'admiration. Il annonce qu'il rentre à Ibiza afin d'assurer dans l'hôpital
de l'île les soins dont le blessé a si grand besoin, mais il attend sans retard la
visite du beau bateau de plaisance français. Après une nouvelle série de
poignées de main et une dernière suite d'hommages empressés, le senor Pablo
remonte dans sa pinasse et disparaît en direction de l'île d'Ibiza.
Autour de Martiale Cartier, les deux jumelles Trévarec, Paulette
Montrachet et Anne Marolles, restent cinq minutes complètement étourdies par
la rapidité et la suite de complications qui se sont produites depuis la veille au
soir. Elles se regardent passablement interdites jusqu'à ce qu'enfin, rangeant les
différents objets sortis de sa trousse médicale, Geneviève Trévarec pose
tranquillement cette question :
« Et alors, capitaine, qu'est-ce que nous allons faire à présent? Car, avec ta
permission, je ferme mon cabinet médical improvisé, arrête mes consultations
chirurgicales et me mets en congé non payé jusqu'à nouvelle rencontre de clients
inattendus, sur terre ou sur mer. D'accord? »
La phrase et l'interrogation rompent le silence que la volubilité trépidante
du senor Pablo avait imposé aux camarades un peu étourdies par la succession
précipitée des événements et toutes se remettent à parler à la fois :
« Bien entendu, nous rembarquons : qu'est-ce que nous pourrions faire
maintenant sur ce caillou plus pelé qu'un trottoir de bitume à mesure que le
soleil tombe d'aplomb sur nous.
— Oui, oui, clame Paulette à tue-tête, à bord et en route pour le large. »
Mais Anne esquisse une timide protestation :
« Comment? au large?... Nous n'acceptons pas l'aimable invitation de ce
petit homme à casquette décorée d'une si belle ancre? J'ai si grande envie de
visiter les Baléares, moi... Ce serait une occasion pourtant. »

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Mais Martiale pose la main sur l'épaule de la petite blonde et répond
tranquillement :
« Tu les verras une autre fois, mousse, tu oublies que nous sommes en
route en direction de l'archipel pour une belle randonnée à la voile et en pleine
mer...
— A la voile et en pleine mer, oui, oui », jettent ensemble et sur le même
ton d'ardeur enthousiaste Paulette et les deux jumelles, dans un même élan
d'impatience, leurs prunelles brillant à la fois de la même passion.
Mais Anne Marolles essaie encore de discuter :
« Pourtant, capitaine, tu veux repartir sans avoir des nouvelles du pauvre
bonhomme que nous avons repêché... Un Français, un compatriote, qu'est-ce
qu'il va devenir? »
L'objection est en elle-même si juste que Martiale Cartier après une brève
hésitation répond :
« Tu as raison, ma petite fille, je n'étais venue faire escale de vingt-quatre
heures à cette extrême sud de l'archipel espagnol et sans y prendre terre que pour
profiter de ce calme plat pour mettre un peu d'ordre à bord. Après le coup de
vent qui nous a suivies depuis le passage de Gibraltar, nous avions besoin de
respirer un moment à l'abri, et tes camarades et moi n'avions qu'une idée :
reprendre et poursuivre notre route vers la Méditerranée orientale. Seulement, en
effet, puisque le hasard a fait de nous des sauveteurs et que le temps demeure à
la bonace absolue, je consens à rester jusqu'à demain à ce mouillage où
l'exubérant don Pablo viendra vraisemblablement nous apporter des nouvelles de
notre rescapé...
- Bravo, crie Anne; vive la capitaine... pas vrai, vous toutes? »
Trois approbations répondent auxquelles Martiale coupe court par cet
ordre :
« Oui, mais attention, j'ai jeté l'ancre cette nuit bien près de rochers qui ne
me plaisent guère par leur mine sournoise et que j'ai mal vus en approchant dans
la nuit tombante. Par prudence, écartons-nous et changeons de mouillage. A
bord, toutes, et tout de suite. Vous quatre, ramassez dans le youyou ce que nous
avons apporté sur ce caillou comme matériel pour la nuit de garde.
- Et naturellement sans oublier ce personnage si bien cuisiné par moi et
qui va nous fournir un magnifique plat de résistance comme nous n'en avons
pas vu depuis longtemps », proclame Paulette qui, se penchant vers l'extrémité
de l'îlot, tire à elle d'une main la manne d'osier contenant les cinq poissons
péchés la veille au soleil couchant et de l'autre soulevant le gros crabe arraché
par Marguerite et elle-même du malheureux à demi noyé. Traînant son
butin jusqu'aux pieds de Martiale, la petite brune annonce :
« II pèse au moins trois kilos, ce dormeur-là. Pas étonnant que notre
compatriote ait manqué aller au fond avec une paire de pinces pareilles crochées
dans son jarret. Regardez-moi cette bête : c'est un vrai monstre et qui va nous
faire le plus succulent des déjeuners... »

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Quelques minutes de rapides va-et-vient entre la terre et la goélette et les
cinq Françaises se réinstallent avec un soupir de soulagement sur leur navire.

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« Regardez-moi cette bête-là. »

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Là, sans plus s'occuper ni du soleil qui monte de plus en plus ardent au
zénith, ni de la succession d'îlots et d'écueils qui s'étendent vers le sud,
prolongation désordonnée des terres insulaires développées au nord, chacune des
cinq reprend la besogne habituelle qui lui est confiée pour la vie ordinaire du
bord.
Tout en travaillant, Anne ne peut se tenir de déclarer :
« C'est commode, tout de même, cette Méditerranée qui n'a pas de marée :
on ne court pas le risque de s'échouer comme dans la mer du Nord ou dans
l'Atlantique.
— A propos d'Atlantique, interrompt Paulette, dis-moi, Gaït Trévarec, toi
qui es l'érudite de l'Aréthuse et la savante en toutes choses, « Morgane » c'est
bien un nom de femme de chez toi en Bretagne? »
Sans cesser de lover le câble qu'elle tient entre ses mains, Marguerite
s'étonne :
« Drôle de question... Nom de femme... oui, si on veut... mais guère
répandu... nom de fée plutôt... Viviane la fée de la Terre et Morgane la fée de la
Mer sont les deux compagnes mythologiques de l'enchanteur Merlin... Pourquoi
cette question saugrenue, Moutarde? »
Paulette se gratte la tête d'un doigt :
« Parce que cette nuit, pendant que je veillais, le blessé a gémi et deux
fois a prononcé « Morgane, Morgane ». Je n'ai pas compris pourquoi... et toi?
-— Moi non plus, bien sûr, répond la Bretonne : comme tu dormais à
moitié tu as dû comprendre de travers.
— Possible, fait la petite brune : dans le délire, les gens disent n'importe
quoi. En attendant j'ai fini ma besogne, et j'étouffe de chaleur, permission de
piquer une tête et de faire une « pleine eau » avec le mousse qui n'en peut plus,
n'est-ce pas, cap'taine, tu veux bien? »
Martiale, qui, avec Geneviève, travaillait au moteur, se retourne
brusquement :
« Ah! non, par exemple... Interdiction absolue. L'histoire de cette nuit
montre que les eaux de par ici sont trop mal fréquentées. Toi et Anne, hissez
l'ancre au bossoir. Faïk, mets en route à petite vitesse machine arrière. Gaït,
veille aux têtes de roches entre deux eaux pendant que je tiens la barre. »
Comme à l'ordinaire, fidèles à leur rigoureuse discipline librement
consentie, matelots et mousse de la goélette obéissent sans mot dire. Et très len-
tement, sous la main de sa « maîtresse à bord après Dieu » qui a saisi les
poignées de la roue de barre, la fine et docile Aréthuse se dégage peu à peu des
écueils émergés ou immergés qui l'entourent. Suivant les indications brièvement
jetées de la voix et de la main par Gaït dressée tout debout sur le porte-haubans
de tribord, Martiale bientôt fait virer son navire, s'éloigne des parages dangereux
et, parvenue à un mille de terre environ, ordonne :

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« Moteur stop... mouille à l'avant... et escale pour l'après-midi, puisque je
l'ai promise au senor Pablo dont le reste du nom m'échappe absolument. »
Anne Marolles ne peut retenir, comiquement désappointée :
« Supplice de Tantale... Il est dit que je continuerai à ne voir les fameuses
îles Baléares que de loin. »
Taquine à sa coutume, Paulette Montrachet riposte :
« Tu n'auras même pas cette joie, pauvre mousse... car savante par ma
récente exploration des pages du Guide Bleu, j'ai le regret de t'informer que les
terres à portée de vue là-bas ne sont même pas les Baléares, mais tout
bonnement leur avant-garde Fermentera et Ibiza, autrement dit l'archipel des îles
Pityuses... qui, si cela peut te consoler, est d'ailleurs extrêmement pittoresque...
sans compter qu'elle nous a fourni pour le livre de bord une excellente page
d'aventure, n'est-ce pas, capitaine? »
Aventure que, en effet, les cinq camarades n'arrêtent pas de commenter
durant tout le repas servi, grâce au calme plat, sur le pont du yacht et terminé par
une nouvelle plaisanterie de Paulette Montrachet. Car, ayant achevé d'extraire
toute la chair comestible de l'une des énormes pinces du crabe, pièce de
résistance du repas, la petite brune lève bien haut l'arme redoutable à la carapace
rouge et noire, au tranchant acéré comme un couteau et elle présente ce débris
menaçant du « dormeur » en annonçant : « Mademoiselle Marguerite Trévarec,
archiviste des collections conservées à bord de l'Aréthuse, je vous offre cette

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arme spectaculaire enlevée à un fauve de la mer et vous invite, au nom de l'équi-
page entier, à lui donner place d'honneur dans les vitrines de notre musée... »
« Vrrroum... vrrroum... vrrroum...! » Un long vrombissement monte
soudain de l'horizon, d'abord assez lointain puis se renforçant de seconde en
seconde et faisant lever les cinq têtes sur le pont du yacht.
Et, grossissant avec une rapidité extrême, un hélicoptère à la carlingue
peinte en rouge éclatant surgit et dessine une série de crochets, montant et
descendant en plein ciel et donnant l'impression que l'équipage de l'appareil
cherche quelque chose au-dessus de l'archipel des Pityuses.
Martiale Cartier a saisi ses lorgnettes et avec curiosité examine les
manœuvres de l'hélicoptère tout en les décrivant à ses camarades groupées
curieusement autour d'elle.
« Pourquoi a-t-il l'air de danser comme cela, ce grand insecte en robe de
cardinal? interroge Paulette qui, suivant son habitude, ne peut retenir ni sa
langue ni ses plaisanteries. Tiens... mais... mais... il descend sur nous, cet
acrobate?
- Qu'est-ce qu'il peut nous vouloir? » commence Geneviève à qui
Marguerite n'a pas le temps de donner la réplique, car l'appareil arrivant dans
une glissade extraordinairement bruyante, dessine à une centaine de mètres au-
dessus de la goélette deux cercles complets, puis, jetant plus aigu encore le cri
de son moteur, remonte presque verticalement vers le ciel bleu et repart aussitôt
à une allure vertigineuse vers le point de l'horizon d'où il est apparu si brus-
quement.
En même temps, Anne Marolles saute en arrière dans un recul effaré et
crie :
« Mais il nous bombarde! »
A la même seconde, tombant verticalement vers le pont, un objet brillant
arrive en sifflant et avec un choc sourd s'immobilise aux pieds de Paulette qui
n'a pas eu le temps de reculer. Il y a quelques secondes de stupeur, mais, se
reprenant la première, Geneviève Trévarec se penche, ramasse la manière de
petite boîte carrée qui vient de heurter brutalement les planches du pont; et la
tenant sur ses deux paumes ouvertes, la toubib du petit bâtiment offre l'étrange
objet à son chef en lui disant gravement :
« Courrier du jour apporté par avion... recommandé à domicile, capitaine,
à toi l'honneur.»
Un moment interdite autant que ses compagnes, Martiale reprend aussi
son calme, saisit l'objet mystérieux, l'examine, le retourne, constate qu'il ne porte
aucune inscription, ni aucune adresse et déclare posément :
« Si inattendue que soit cette façon de distribuer le courrier, comme il est
certain que cet objet nous est bien destiné, je ne commets vraisemblablement
aucune indiscrétion en l'ouvrant... et dans le cas contraire vous êtes toutes les
quatre témoins que je cède aux circonstances... Paulette, ton couteau...
— Coupe-papier d'occasion... voilà l'outil, capitaine... »

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Quelques instants de silence, cinq visages attentifs et curieux. Et, forcée à
la pointe de l'arme, la boîte métallique craque tout le long de la soudure qui la
ferme et s'ouvre, livrant aux doigts de Martiale une fiche de carton blanc
couverte de quelques lignes d'écriture. Après un bref mouvement de surprise qui
lui fait dresser les sourcils, la responsable de la goélette commence de lire tout
haut en articulant posément les syllabes :
Phileas T. W. Freeman, apprenant à l'instant l'émouvant sauvetage de
son ami Claude Morizel et désirant remercier les auteurs de cette réussite,
enverra demain à quinze heures sa vedette qui embarquera les cinq vaillantes
demoiselles françaises de Z'Aréthuse et les amènera prendre le five o'clock à
bord de son steam-yacht La Sorcière-des-Eaux mouillé en rade de l'île
Majorque.
Bien lentement articulés, les mots sont tombés un à un de la bouche de la
capitaine qui, relevant les paupières, examine les visages de ses camarades et lit
dans leurs yeux la même expression de profonde surprise devant l'extraordinaire
document lancé du haut du ciel sur le pont de la goélette au mouillage.
« Qu'est-ce que c'est que cette histoire? commence Martiale.
— Et d'où vient cette extravagance? continue Geneviève.
— Qui est pourtant une invitation bien en règle, poursuit Marguerite.
— Et rédigée dans les termes les plus amicaux », termine Anne.
Mais Paulette proteste :
« Invitation? je veux bien. En règle? si vous voulez... Mais distribuée par
un bien singulier facteur... et envoyée vraiment à la manière d'un caillou... Je
sais bien qu'il nous suffit de paraître quelque part pour qu'aussitôt il se trouve
des inconnus pour nous inviter d'urgence à venir nous exhiber en bêtes
curieuses, pour manger, boire ou danser... Mais ici l'olibrius qui nous invite au-
jourd'hui a découvert une nouvelle formule...
- Le fait est, approuve la capitaine, que tout est bizarre en ceci... D'abord
son prénom : Phileas...
— Un prénom de rat de bibliothèque, coupe Paulette.
— T. W. Freeman, continue Martiale.
— Ce qui, traduit de l'anglais, donne : « L'Homme libre », singulier nom
de famille, interrompt Marguerite Trévarec.
- Et plus singulier encore, poursuit la commandante de YArethu.se, ce
nom de bateau : La Sorcière-des-Eaux.
- Un magnifique nom pour un bateau pirate, reprend Paulette qui ajoute :
C'est d'ailleurs ce que je trouve de mieux dans ce billet parce qu'il est en rapport
avec la couleur locale des îles Pityuses, repaires jadis des pirates vandales et des
corsaires barbaresques. Mais je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas une
raison suffisante pour que nous acceptions une invitation aussi cavalière et aussi
cavalièrement présentée... Nous allions partir au large, il n'y a aucune raison
pour que nous ne partions pas. Par conséquent, moi qui, vous le savez toutes,
n'aime ni le monde ni les réceptions, je propose de répondre par la mise en

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route immédiate; il y a justement une jolie petite brise qui se lève... en haut toute
la toile, bonsoir à M. Phileas et avant partout! »
Mais à la stupeur de la petite brune, les trois protestations vigoureuses du
mousse et des deux jumelles répondent à sa sortie véhémente.
« Tu exagères, mademoiselle de Bourgogne, riposte Geneviève,
l'invitation est étrange mais polie; nous n'avons aucune raison de la refuser d'une
telle manière.
- D'autant, appuie Marguerite, que voilà l'occasion de savoir qui est la
victime sauvée par nous.
— Et que si tu n'aimes pas les invitations à terre, achève Anne, nous
sommes invitées sur un bateau de luxe, ce qui au lieu de te déplaire doit au
contraire attirer la passionnée de navigation que tu es... »
Et comme, pas convaincue du tout, la petite brune veut répliquer, Martiale
tranche en riant :
« Trois voix contre toi, ma pauvre Moutarde... plus la mienne, ce qui fait
quatre... Comme le veut le règlement de notre navire, les décisions de l'équipage
sont prises à la majorité absolue, donc la question est tranchée, qui que puisse
être M. Phileas T.W. Freeman qui nous attend demain à bord de son bâtiment en
rade de Majorque, nous acceptons son invitation. »
Mais la tenace Paulette ne veut pas se tenir pour battue; elle rectifie la
position, joint les talons, porte trois doigts à son front et déclare gravement :
« Comme le veut le règlement, je m'incline devant la majorité, mais,
comme l'Aréthuse ne saurait demeurer seule dans ce mouillage mal connu, avec
ta permission, cap'taine, je prendrai le quart et resterai à bord pendant que vous
irez prendre en rade de Majorque la tasse de thé, le verre de whisky et les petits
gâteaux qui vous seront offerts par M. Phileas Homme libre. »
La triple protestation des deux jumelles et d'Anne Marolles salue la
prétention émise par la petite Bourguignonne.
Et, feignant une sévérité de commande que dément le rire de ses yeux et
de ses lèvres, Martiale Cartier avance de deux pas, prend le lobe de l'oreille
gauche de sa subordonnée entre le pouce et l'index et ordonne :
« Mille regrets de ne pas partager votre avis, matelot léger Paulette
Montrachet native de Dijon, dite Moutarde... L'invitation adressée par le sieur
Phileas Freeman, ce noble inconnu, porte en toutes lettres qu'elle vise à la fois
l'équipage entier de l’Aréthuse en cinq personnes... par conséquent demain, à
quinze heures de relevée, portant toutes notre tenue de sortie n° 1, vous voudrez
bien vous tenir à votre rang fixe!... et attendre l'embarcation qui doit venir nous
prendre...»
Jouant le jeu à sa mode comique ordinaire, Paulette répond par la formule
qu'elle emploie à tout bout de champ avec son ironie de pince-sans-rire :
« Entendre, c'est obéir! »

32
En même temps Anne Marolles prend le bras de son amie et, la tête
blonde touchant la tête brune, elle murmure en moquerie gentille :
« Je te l'avais bien dit que je les visiterais, les îles Baléares, et toi avec
moi... »

33
CHAPITRE III

DANS L'ENGRENAGE
EMERGEANT de l'escalier du carré sous cette même lumière éclatante qui,
comme la veille, inonde les îlots épars des Pityuses et la mer toute frémissante
sous la chaleur solaire, Martiale Cartier apparaît sur le pont de son navire et jette
un long regard autour d'elle.
La capitaine a revêtu la tenue presque militaire qu'elle affectionne chaque
fois qu'il lui faut paraître en public à titre de commandante de son bâtiment : la
jupe courte de flanelle blanche, la vareuse de molleton bleu marine avec les
boutons timbrés de l'ancre en relief, la pointe de linon blanc à la poche de
poitrine, la cravate régate bleue sous le col rabattu empesé et sur sa coiffure aux
ondes châtain clair, la casquette de toile blanche à visière vernie qu'entouré un
mince galon d'or. Tenue qu'elle porte avec une aisance élégante et qui rehausse
la grâce fine de son visage aux traits réguliers et aux yeux vert de mer, marque
originelle des filles de Saint-Malo.
Un sourire éclaire son visage quand elle voit ses quatre camarades
affairées à terminer la préparation nécessaire pour assurer la sécurité de
l’Aréthuse, destinée à demeurer seule à ce mouillage tenu par hasard depuis
quarante-huit heures. A l'avant, Paulette Montrachet vérifie la tenue de l'ancre de
bossoir et assure le repli des deux focs. Anne Marolles inspecte les câbles qui
maintiennent le youyou sur son berceau au milieu du pont. Geneviève Trévarec

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ferme à clef le capot du moteur et sa sœur Marguerite rabat et fixe les volets des
panneaux vitrés éclairant le carré.
Satisfaite, la capitaine prononce à haute voix claire :
« Quatorze heures trente passées, la vedette annoncée arrivera à quinze
heures. Rassemblement de l'équipage. »
Avec la même prestesse, les deux jumelles, le matelot léger et le mousse
s'alignent sur le flanc tribord de la lisse portant tous les quatre le même uniforme
: la jupe courte de toile blanche plissée, la blouse marinière de toile blanche avec
le grand col bleu à quartiers et à petits filets blancs de la marine française,
largement ouvert sur le tricot rayé bleu et blanc; et sur les quatre têtes, l'une
blonde, l'autre brune et les deux identiques des jumelles avec leurs reflets roux,
les mêmes bérets à pompon rouge et blanc marqué Aréthuse. Tenues de
permissionnaires pour descente à terre et que différencient seulement les
pochettes du même bleu pour les deux jumelles et de teintes plus claires au gré
de Paulette et d'Anne.
Elles sont là toutes quatre talons joints avec une rectitude de garde-à-vous
qui leur vaut l'approbation de leur chef.
« Repos... Vous allez donner à notre hôte inconnu la meilleure idée de ce
qu'est un équipage féminin dans la marine de plaisance française... Merci. »
Reprenant immédiatement leur liberté d'allure et terminant leurs
préparatifs en vérifiant les étuis en toile cirée qui enveloppent et protègent la
misaine et la grand-voile ferlée, Faïk, Gaït et Anne donnent un dernier tour aux
drisses amarrées sur leurs taquets. Cependant que Paulette va tranquillement à la
cage fermée à clef qui abrite le biquet Corfou, déverrouille le panneau et fait
sortir le petit animal au collier duquel elle fixe une laisse.
Martiale ne peut retenir une exclamation :
« Non, mais dis donc, tu ne vas pas emmener ton pauvre bestiau avec toi,
je pense? »
Se redressant, Paulette esquisse un salut militaire sans lâcher la laisse de
son favori qui ne demanderait qu'à gambader et elle répond gravement :
« Pardon excuse, cap'taine. Mais mon fils Gorfou est la mascotte de
l’Aréthuse... et puisque nous sommes invitées en personnages officiels... avec ta
permission, je demande à le présenter avec nous. »
Martiale se met à rire et répond :
« Mais, mauvaise tête, qui te dit que notre hôte inconnu aime les animaux
à bord?
- Eh bien, moi, je les aime, riposte le diable à quatre de la goélette, et je
n'aime pas les gens qui n'aiment pas les bêtes parce que les bêtes, cela vaut
souvent beaucoup mieux que les gens... D'ailleurs tu partages absolument mon
opinion,... C.Q.F.D.... ce qu'il fallait démontrer, comme le répétait à tout bout de
champ mon professeur de mathématiques au lycée de Dijon.»
Martiale n'a pas le temps de répondre, car, montée à l'avant en mousse
attentif, Anne Marolles annonce à tue-tête :

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« Attention, tribordais et babordais! La vedette annoncée arrive à cent à
l'heure... sinon davantage...
— Ma parole, s'exclame Geneviève, mais c'est un hors-bord lancé à fond
de train! »
Surgissant de très loin sur la mer à peine onduleuse, l'embarcation qui
soulève deux moustaches d'écume blanche sous son étrave se rapproche en effet
à une vitesse étonnante, puis prend du tour, dessine un large demi-cercle et,
stoppant son puissant moteur, vient accoster la goélette laissant flotter à son
mâtereau d'arrière un large pavillon dont la figure inconnue accroît encore
l'étonnement des Françaises. Sur l'étamine bleu clair se détache un croissant d'or
encadré par deux étoiles d'argent dont, timonière experte dans la connaissance
de tous les drapeaux que l'on peut rencontrer sur mer, Paulette Montrachet mur-
mure :
« A quel diable de pays peut bien appartenir ce... ^
Mais la petite brune ne peut pas terminer sa phrase, car l'un des trois
hommes aux yeux noirs, au teint basané et à l'impeccable uniforme blanc qui
forment l'équipage, se dresse à la barre, salue en touchant du bout des doigts sa
coiffure enroulée en turban et articule, en une langue incompréhensible, une
phrase évidemment d'invitation soulignée d'un geste d'accueil.
Très intriguée par l'étrangeté de cette arrivée, Martiale Cartier, surmontant
sa surprise, franchit le bastingage de l’Aréthuse et embarque à bord de la
vedette, imitée par le reste de l'équipage, Corfou compris. Et tout aussitôt, avant
qu'aucune des cinq amies ait pu articuler un mot, le moteur repart à grand fracas;
et la chaloupe, traînant derrière elle son singulier pavillon national tout raidi par
le vent de la course et un profond sillage d'écume blanche, file à toute vitesse
vers l'horizon du nord.
Dans le vacarme saccadé habituel aux hors-bord qui ne permet pas aux
cinq camarades d'échanger une syllabe et leur laisse seulement la possibilité de
se consulter du regard, sur tribord défilent les silhouettes des îles du groupe des
Pityuses, Formentera et Ibiza. Puis surgissent les masses plus hautes, plus larges,
de terres qui sont évidemment Minorque et Majorque violemment éclairées par
les feux du brûlant soleil de l'après-midi.
Sans ralentir la vitesse de sa course, le barreur à l'aspect exotique met le
cap sur les lignes grandissantes d'une vaste baie qui se creuse en demi-cercle et
dont les détails de rochers, d'arbres et de nombreuses maisons se précisent à
mesure que la rapide vedette poursuit sa course à toute allure.
« Majorca! » prononce le timonier tendant le doigt vers la côte qui
infléchit de plus en plus sa courbe. Mais alors, à deux bons milles de terre, sur le
miroir étincelant de la Méditerranée endormie, se distingue un navire immobile
au mouillage. Et l'homme articule de la même voix rauque à la prononciation
maladroite :
« Steam-yacht... »

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Vers le bâtiment se dessine rapidement la coque noire longue d'une
quarantaine de mètres, le liston d'or courant en-dessous du bastingage et deux
mâts de parade sans agrès n'encadrant aucune cheminée, tandis que deux fortes
chaînes de bossoir le maintiennent immobile, la vedette continue de filer à
pleine vitesse. Puis, lorsque cette course précipitée permet aux Françaises d'exa-
miner en détail ce navire aux formes un peu insolites, la chaloupe ralentit sa
course de hors-bord, elle longe le flanc bâbord du grand navire de plaisance,
défile plus lentement en contrebas du tableau d'arrière sur lequel le soleil fait
briller les lettres d'or du nom Sorcière-des-Eaux, et accoste sans heurt une
échelle de coupée descendue à tribord.
Prenant sur elle de ne manifester aucun étonnement, et d'un coup d'œil
ordonnant le même calme à ses camarades, Martiale Cartier passe sur le plateau
en caillebotis et, la main sur la rampe, gravit posément les marches de l'escalier.
Suivie de son équipage en apparence aussi calme qu'elle-même, la jeune
commandante de l'Aréthuse débouche sur un pont impeccablement briqué et très
dégagé au moment où, au-dessus d'elle, à la corne de l'artimon, un coup de brise
déploie largement un pavillon bleu à croissant et étoiles d'argent identique, en
beaucoup plus grand, à celui de la vedette. Et comme toutes cinq restent là un
peu interdites tout de même en voyant de chaque côté quelques matelots du
même type exotique immobiles au garde-à-vous, une voix claire et haute, en un
français que ne dénature aucun accent, prononce :
« Mesdemoiselles, veuillez être les très bienvenues à bord du bâtiment
dont je suis le maître souverain sous mon pavillon personnel. Et agréez
l'expression de ma gratitude pour avoir sauvé d'une mort affreuse un imprudent
de qui le travail m'est aussi utile que son amitié m'est agréable. Soyez
convaincues, je vous prie, qu'en obligeant de la sorte Phileas T. W. Freeman
vous n'avez point rendu service à un ingrat mais que, bien au contraire, vous
vous êtes assuré toutes mes cordialités les plus empressées. »
Debout dans un costume de léger molleton blanc et tenant à la main une
casquette de yachtman sans insigne, l'homme qui achève cette phrase apparaît de
haute taille, les épaules carrées, dans l'attitude d'un chef accoutumé à l'usage de
l'autorité sans réplique. Portant une soixantaine d'années, le visage rasé de près
et un peu tanné par le vent de mer, ses yeux aux prunelles d'un bleu d'acier
passent, suivant les circonstances, d'une expression parfaitement courtoise de
mondain, aux duretés de l'autoritarisme et de la colère.
Bien qu'en son for intérieur, elle sente s'accroître la série de ses
étonnements, Martiale Cartier
conserve le sang-froid dont, en toutes les circonstances de ses navigations,
elle s'est fait une nécessité absolue de maintenir la possession afin de toujours et
partout soutenir et conduire ses camarades. Et de sa voix la plus posée elle veut
commencer une réponse dont elle n'a pas le temps d'articuler les premiers mots.
Car l'hôte étrange, qui vient d'accueillir ses invitées avec cette pompe assez
singulière, éclate soudain du plus inattendu des rires. Abandonnant son attitude à

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l'apparence solennelle, il jette sa casquette au hasard et, les deux mains tendues
largement ouvertes, il les offre en un geste de complète familiarité en s'excla-
mant :
« Ah ! non, non, non ! Je vous en prie, quittons la grimace et ne cherchez
pas à répondre à l'emphase de mon discours en vous présentant à moi avec une
gravité qui n'est pas de saison. Car figurez-vous que je vous connais très bien,
que je peux vous appeler chacune par votre nom, que je suis au courant de toutes
vos aventures, y compris celle de ce charmant petit animal qui est la mascotte de
votre navire. Ne prenez pas ces mines surprises et ne croyez pas que je sois
devin. Mais hier, lorsque le capitaine du port d'Ibiza m'a appelé au secours de
mon ami que j'ai fait transporter dans une clinique de Majorque, j'ai su par ce
brave petit fonctionnaire que mon blessé devait la vie aux jeunes matelots
féminins d'un yacht français nommé l’Aréthuse. Le nom du bateau m'a paru
original... et plus originale encore l'existence d'un équipage de jeunes filles
lancées sur la haute mer. Alors, comme les communications téléphoniques n'ont
pas été inventées pour rien et que j'ai de bons amis dans tous les ports français,
j'ai appelé Brest, Marseille, Boulogne, Nantes cl même Paris. Après deux heures
de conversation avec Saint-Malo, votre patrie, mademoiselle Cartier, j'ai appris
quantité de choses qui m'ont donné l'envie irrésistible de faire votre
connaissance à toutes cinq sans aucune espèce de délai...

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— Vous nous voyez très flattées, monsieur, veut commencer Martiale que
l'étrange yachtman interrompt sans l'écouter.
- Et voilà comment mon hélicoptère vous ayant porté mon invitation, et
mon hors-bord étant allé vous chercher à votre mouillage éloigné et trop discret
des îles Pityuses, j'ai la joie d'accueillir à mon bord la descendante du grand
marin découvreur du Canada... et ses compagnes autour du modeste five o'clock
qui vous attend sous cette tente-abri... »
Du geste autant que de la voix, le singulier hôte fait pénétrer ses invitées
sous un vélum tendu au pied du mât de misaine. Une table est là, entourée de
sièges pliants et chargée d'argenterie, de théières de porcelaine, de verres et de
flacons. Continuant de parler avec une loquacité toujours débordante, le maître
du beau navire de plaisance poursuit :
« Prenez ce fauteuil, mademoiselle Cartier. Et pour vous prouver que mes
divers correspondants de France m'ont bien renseigné, et ont tracé de vous les
meilleurs portraits, bien que vous soyez jumelles strictement pareille l'une à
l'autre que vos meilleurs amis s'y trompent souvent, paraît-il, mademoiselle le
docteur Geneviève Trévarec, veuillez prendre place à ma droite et mademoiselle
Marguerite Trévarec, archiviste de votre goélette, à ma gauche. Vous voyez que
je sais déjà vous distinguer exactement l'une de l'autre, n'est-ce pas? »
Deux frais éclats de rire saluent la méprise qui laisse son auteur interdit,
les deux réponses partant ensemble :
« Très exactement en effet, monsieur Freeman...
— Sauf que c'est justement le contraire...
— Geneviève le toubib de l’Aréthuse, c'est moi, fait Faïk avec un demi-
salut.
— Et Marguerite l'érudite du bord c'est moi », achève Gaït.
Malgré l'accueil empressé qu'il montrait si bien, le yachtman demeure
muet quelques secondes promenant ses regards de l'une à l'autre des deux sœurs,
ce qui laisse à Martiale amusée, comme toujours par cette méprise si fréquente,
le loisir de dire en riant :
« Ne soyez pas surpris par votre confusion, monsieur notre hôte : nos
deux amies sont si rigoureusement identiques que, dans leur Morbihan natal, les
membres de leur famille s'y trompent, et moi-même à bord il m'arrive de les
prendre l'une pour l'autre, en pleine manœuvre.
— Et moi aussi, approuve Paulette, qui ne peut jamais se taire longtemps.
— Moi également », ajoute Anne.
Ce bref échange de propos a si bien rompu la glace toujours inévitable au
début d'une rencontre improvisée, que Philéas Freeman veut trouver la revanche
de son quiproquo. Se tournant vers le matelot léger et le mousse, il s'écrie
gaiement :
« J'avoue... j'avoue et je m'excuse... Mais pour ce qui est de vous deux,
mesdemoiselles, j'ai été très bien renseigné et je vous reconnais sans vous avoir

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jamais vues. L'une, toute blonde, m'a été annoncée comme une jeune demoiselle
enthousiaste de la mer quoiqu'elle soit une terrienne de Bourgogne, et l'autre,
toute brune, comme arrivant droit de Paris. Cette fois, je suis sûr de moi! »
Et ce sont cinq rires qui partent autour de la table, tandis que Martiale
répond :
« Et sûr que, ici encore, c'est le contraire : le mousse Anne Marolles étant
la Parisienne et la brune Paulette Montrachet portant le nom d'un des grands crus
de sa Bourgogne... »
Cette fois, le yachtman s'amuse lui-même de sa double déconvenue et la
prenant en grande gaieté, il attire à lui le petit biquet qui se tient immobile à côté
de son amie préférée, et, le caressant d'une tape, il s'écrie :
« C'est trop fort... Je me trompe quatre fois sur quatre... mais au moins
avec ce gracieux petit animal, qui est tout seul de son espèce, je ne commettrai
pas d'erreur. Et c'est bien la mascotte Corfou dont un de mes interlocuteurs m'a
parlé comme du joujou vivant de la goélette Aréthuse? »
Caresse et phrases qui valent à l'hôte des cinq camarades un long regard
reconnaissant de Paulette dont cette affirmation affectueuse pour son favori a
conquis immédiatement l'amitié.
La conversation devenant tout à fait familière et presque cordiale, Phileas
Freeman veut engager ses invitées à commencer le goûter abondant et varié qui
charge la table. Lorsque soudain, venant du fond de la baie de Majorque distante
de deux milles marins, un vrombissement lointain commence de ronronner puis
s'amplifie de seconde en seconde avec ce vacarme particulier aux hélicoptères
dans le tournoiement de leur hélice.
Les six convives ont levé la tête en même temps et le yachtman prononce
quelques mots que le bruit grandissant empêche de comprendre... Tout de suite,
exactement comme un oiseau de haut vol, l'appareil que les matelots de
l’Aréthuse reconnaissent à sa coque rouge, arrive en trombe au-dessus du steam-
yacht, coupe son moteur et, descendant avec une extrême adresse de manœuvre,
se pose sur l'avant du bâtiment. Sautant de la carlingue et brandissant au-dessus
de sa tète une raquette de tennis, une grande jeune fille aux cheveux d'un blond
tirant sur le roux, vêtue d'un short de sport et d'un chemisier largement échancré
qui lui laisse les bras nus jusqu'aux épaules, accourt en quelques bonds et, se
dressant en athlète victorieuse, les yeux étincelants, elle crie à tue-tête :
« Je suis en retard... Ne me grondez pas, daddy ... mon adversaire se
débattait comme un démon et je voulais absolument... gagner le dernier set...
C'est fait, la victoire est à moi... et je meurs de soif! »
Phileas Freeman se lève, le visage illuminé par un sourire d'extrême
tendresse, et, s'adressant à ses invitées, il annonce :
« Une victorieuse est toujours excusée, n'est-ce pas, mesdemoiselles? J'ai
le plaisir de vous présenter Miss Morgane, ma nièce. »

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Sans paraître entendre la voix de son oncle, l'arrivante a couru à la table,
saisit au hasard un verre plein et le porte à ses lèvres en criant d'une voix un peu
étranglée :
« Wisky ou limonade. Tant pis... Excusez-moi tous, j'ai la gorge en feu... »
Elle vide le gobelet d'une suie lampée, la tête un peu penchée en arrière.
Puis elle regarde autour d'elle et s'exclame :
« Je vous demande pardon... J'ai cru que j'allais tomber. Si vous saviez ce
que c'est que de se battre au tennis pendant deux heures de rang sous ce soleil
tropical quand on est toute seule contre cinq adversaires qui se renouvellent sans
cesse devant une pauvre petite malheureuse époumonée et la gorge desséchée!
vous ne m'en voudriez pas d'arriver en retard comme une impolie!... »
Parlant toutes ensemble en mêlant leurs approbations de politesse,
capitaine et matelots ont à peine le temps d'articuler quelques syllabes car,
toujours aussi emportée, la jeune athlète poursuit à toute vitesse :
« Non, non, ne vous défendez pas... c'est moi qui suis en faute. C'est moi
qui aurais dû vous accueillir à la coupée parce que, ce matin, daddy m'a expliqué
qui vous êtes... m'a raconté tout ce que vous avez fait dans vos navigations que
ses correspondants lui ont communiqué au téléphone. Si bien que je vous
connais toutes les cinq... que je vous admire toutes les cinq... et que je vous aime
toutes les cinq, et vivent les marins de l'Aréthuse, mes amies de ce soir! »
Un nouveau verre est vidé d'un trait par la bouillante Morgane qui, dans
sa pétulance, semble faire une libation à la mode antique tout à fait dans le cadre
de cet archipel qui reçut aux temps anciens les visites des sportives de la Grèce
et de Rome.
Puis, sans cesser de parler, de questionner, de s'agiter, la jolie nièce de
Phileas Freeman, que son oncle ne quitte ni des yeux ni du sourire, s'installe
familièrement entre Marguerite et Paulette en obligeant ses voisines à piller avec
elle un grand plat de bonbons et de gâteaux, si bien qu'en dix minutes les
Françaises et les deux étrangers semblent être des amis de longue date.
Profitant d'un léger silence, Martiale Cartier, qui depuis un instant semble
intriguée, lève son regard vers la corne du mât d'artimon et demande :
« Pardonnez ma curiosité, commandant Freeman, mais je croyais que, à
bord d'un bâtiment, pouvait être frappé à la corne le seul pavillon national?
— Et celui que vous regardez ici, chère capitaine Cartier, bleu clair à
croissant d'or et étoiles d'argent, ne rappelle à votre souvenir aucun emblème
national d'aucune marine connue, n'est-ce pas? répond le yachtman. Vous avez
raison, d'être surprise, car ce pavillon inhabituel sur les cinq océans est celui du
nouvel Etat dont je suis légalement le maître absolu et le seul citoyen. »
Les Françaises, désorientées, se regardent les unes les autres, se
demandant si l'hôte si souriant ne se livre pas à une galéjade qui l'amuse lui-
même et fait sourire la jolie Morgane.

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Mais tout de suite Phileas Freeman les rassure d'une rapide explication.
De la manière la plus légale, il a relevé, à la limite extrême des eaux territoriales
des Etats-Unis, un îlot escarpé n'appartenant à personne sauf aux oiseaux de
mer. Il en a fait la déclaration aux autorités américaines, s'est porté acquéreur, a
payé les droits rubis sur l'ongle. Et, conformément à un article particulier d'une
des lois fédérales il a été reconnu dans toutes les formes le propriétaire indis-
cutable et indiscuté de ce minuscule territoire insulaire déclaré Etat indépendant
affilié aux Etats-Unis comme allié. Sur ce territoire il s'est bâti un palais dont il
est le souverain et qui a droit, à ce titre, à un pavillon national...
« Celui-là même que vous voyez flotter à la corne du navire qui vous
accueille en ce moment, constituant à lui seul la flotte entière de mon Etat,
royaume propriété de Freeman ou l'Homme libre... »
La capitaine de la goélette et les deux jumelles se regardent un peu
étonnées, mais Paulette que rien n'arrête jamais, se lève à demi sur son siège et,
prenant sa mine la plus respectueuse, demande :
« Mais, en ce cas, nous n'avons pas cessé un seul moment d'être impolies
depuis que nous avons embarqué sur La Sorcière-des-Eaux, nom magnifique!...
Ne devrions nous pas vous appeler Sire ou Votre Majesté? »
La question de la petite Bourguignonne est prise par Phileas Freeman
avec la gentillesse la plus joyeuse et il répond gaiement :
« Non, mademoiselle Montrachet. Je ne suis ni roi, ni empereur, ni prince,
ni commandant. Si vous voulez absolument m'affubler d'un titre, ayez
l'obligeance de m'appeler « Maître », c'est celui que me donnent mes matelots...
Braves gens que j'ai recrutés aux fins fonds de l'Afrique du Sud dans un canton
dont ils sont seuls à parler le dialecte inconnu du monde entier, sauf d'eux et de
moi. Ils ne savent aucune autre langue, ce qui est très commode et me permet
d'éviter les indiscrétions dans quelque port du monde qu'il me plaise d'accoster
pour mes affaires. »
L'explication a été donnée sur le ton le plus simple et le plus cordial, mais
dans l'accentuation très légèrement appuyée, les mots ont pris un sens qui
suscitent chez Martiale et chez les deux jumelles une petite gêne qu'elles ne
s'expliquent pas.
Gène d'ailleurs immédiatement dissipée par une intervention de Morgane
qui tend le doigt vers l'avant où deux ou trois matelots exotiques déchargent des
caisses tirées de l'hélicoptère.
« J'oubliais, daddy : entre deux parties de tennis j'ai appris qu'à l'aéroport
de Majorque on venait de débarquer des caisses à votre nom venant du Nord de
la France... J'ai aussitôt donné l'ordre qu'on les embarque sur l'hélicoptère et je
les ai apportées avec moi. Ai-je bien fait?
— Très bien, ma chère, et je vais les mettre en cale tout de suite. Mais
avez-vous pris le temps aussi de passer à l'hôpital? Gomment va notre blessé?

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— Aussi bien que faire se peut, répond Morgane, mais j'ai trouvé à son
chevet deux personnes qui me semblent bien empressées auprès de lui et que je
n'aime pas beaucoup ni l'une ni l'autre : la princesse Barbara d'Ascoleto et cette
petite péronnelle de Petula Thompson...
— Toujours jalouse, alors, ma nièce? » questionne moqueusement
Freeman.
Mais la jeune fille répond d'un ton un peu sec : « II n'est pas question
de jalousie là-dedans, mais Claude est lié à nous par contrat et il n'a pas besoin
que deux infirmières bénévoles viennent passer des heures auprès de son lit
d'hôpital... D'ailleurs il paraît, m'a dit le médecin chef, que son état est beaucoup
moins grave qu'il ne semblait au premier moment. Il va bientôt pouvoir nous être
rendu et continuer ses travaux. »"
Le yachtman de La Sorcière-dès-Eaux se tourne vers ses invitées :
« Ceci va vous intéresser et vous rassurer, mesdemoiselles. Car le Claude
en question est l'excellent professeur Morizel qui vous doit l'existence. Pour se
distraire des travaux que je lui ai confiés sur l'archéologie des Baléares, il a
éprouvé le besoin d'aller effectuer une exploration sous-marine sans aucun
rapport avec les besognes que je lui ai commandées. Sans vous, le pauvre garçon
aurait été dévoré tout cru par les crabes et les murènes des îles Pityuses.
Sauvetage que nous a raconté avec une emphase toute espagnole le capitaine du
port d'Ibiza, et dont je vous suis profondément reconnaissant... »

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Morgane se met à rire :
« Maintenant que ce garçon est tiré d'affaire et n'a plus, paraît-il, qu'un
mollet profondément entaillé, figurez-vous qu'il se souvient fort mal des
circonstances de son aventure... Il s'obstine à chercher dans sa mémoire ce qui
s'est passé réellement, parle avec enthousiasme de visages féminins qui lui sont
apparus comme dans un rêve...
— Visions dont je comprends maintenant qu'elles l'aient enthousiasmé,
prononce galamment le maître de La Sorcière-des-Eaux et nous sommes
enchantés Morgane et moi qu'une idée née dans le cerveau toujours inventif de
ma nièce, m'ait donné le vif désir de vous recevoir le plus vite possible à mon
bord et de nouer connaissance avec vous. »
De nouveau deux ou trois des camarades veulent prononcer quelques mots
de politesse comme il s'en échange entre convives se voyant pour la première
fois. Morgane qui paraît fort énervée interrompt un peu -brusquement :
« Mais au moins, Daddy, pendant que la fin de mon match me retenait à
terre, j'espère que vous avez mis ces demoiselles françaises au courant des
raisons qui nous rendaient vous et moi impatients de les recevoir ici et de
solliciter leur concours?
— Moi? se défend gaiement le yachtman, je n'aurais su le faire en votre
absence! Et si je vous approuve entièrement, je vous laisse tout le mérite de
votre invention, ma chère. »
Martiale lit sur le visage de ses camarades une marque d'étonnement qui,
chez Paulette, se traduit par un léger froncement de sourcils, précurseur d'une de
ces méfiances que la capitaine connaît fort bien. Aussi s'empresse-t-elle de
demander très courtoisement :
« Notre petit équipage de coureuses des mers manœuvrant une modeste
goélette de plaisance vous paraîtrait capable de rendre à ce puissant steam-yacht
un service quelconque?
— Service, oui, mais quelconque, non, proteste l'impétueuse Morgane
qui ajoute : très important au contraire,... et pour moi capital. D'ailleurs jugez-en.
»
Tout en attirant à elle d'un geste caressant le petit chevreau à qui, avec une
nervosité un peu machinale, elle offre un gâteau, elle jette en riant :
« Félicitations pour ce charmant compagnon que j'admire et que je trouve
délicieux! »
Phrase qui éclaire immédiatement le visage de Paulette; la petite brune
veut répondre, mais son interlocutrice ne l'écoute même pas et lance avec des
mots un peu saccadés :
« Vous savez, n'est-ce pas, que l'île de Majorque fut le séjour enchanté
dans lequel l'illustre pianiste polonais Frédéric Chopin et la célèbre romancière
française George Sand vécurent de longs mois en grands artistes enthousiasmés
par cette île de paradis?

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- Oui, mademoiselle, s'étonne Martiale : mais je ne vois pas le rapport
que...
— Le voici : un club local très actif organise une reconstitution faite de
scènes de la vie menée en ce lieu par le merveilleux compositeur et sa grande
amie. Rien que des artistes amateurs pour être les interprètes de cette fête qui
fera courir tous les fidèles des Baléares. Les rôles sont déjà distribués sauf celui
de George Sand. »
Geneviève Trévarec ne peut se tenir d'interrompre :
« Mais je ne vois pas vraiment...
— Vous allez voir, continue Morgane qui paraît s'énerver. Le rôle de
George Sand est en compétition entre sept ou huit concurrentes appartenant à
plusieurs nations différentes et sera confié à la victorieuse d'un match...
Naturellement vous nagez très bien toutes les cinq... »
Martiale, à qui cette conversation semble étrange et à bâtons rompus, se
met à rire :
« Anne et moi nous nageons honorablement, Paulette beaucoup mieux et
nos deux amies Trévarec, en bonnes filles du Morbihan, sont des championnes
remarquables. Mais encore une fois : quel rapport? »
Excitée par le sourire railleur de son oncle Phileas, Morgane jette
nerveusement :
« Comprenez, comprenez bien... c'est tout à fait ce dont j'ai l'absolu besoin
: des championnes de nage. Car ce match sera une lutte acharnée entre nageuses
sur le parcours Majorque-Minorque,... chacune escortée et soutenue par des
équipières comme il est fait dans les courses de bicyclette du Tour de France.
Or, je suis concurrente... je veux être George Sand,... j'ai besoin de trois équi-
pières.,. La plus inouïe des chances de rencontre vous a amenées à sauver de je
ne sais quel crabe, notre ami Claude Morizel... ce qui nous a mis à l'improviste
en rapport vous et moi. Si vous m'aidez, je serai victorieuse et j'incarnerai
George Sand... Nous sommes d'accord?... merci! »
Dans son enthousiasme exubérant, Morgane s'est levée, poussant devant
le chevreau Corfou une assiette de biscuits secs, elle tend les deux mains vers les
jumelles en un élan d'amitié chaleureuse. Et sans attendre aucune approbation,
car pour elle la chose est conclue, elle crie :
« J'étais sûre de vous par avance... demain, à la soirée du club je vous
présente au jury qui vous acceptera d'enthousiasme pour le match décisif... et
forward !... forward ! en avant! au match, dans huit jours je serai victorieuse! »
Comme il vient d'arriver dans toute cette conversation improvisée, les
deux Trévarec et Martiale veulent demander des explications, discuter, inter-
roger, mais Phileas Freeman ne leur laisse pas le temps. Très net, très autoritaire,
il jette :
« Entendu; tout va bien, la soirée du club a lieu demain soir à l'hôtel
Impérial, nous nous y retrouverons vous cinq et nous deux. »

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Elles vont à la carlingue.

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Sur l'avant du yacht, le vacarme du moteur de l'hélicoptère éclate de
nouveau, et, haussant le ton de toute sa voix dure, le yachtman déclare :
« Mon Aigle-Marin repart pour une course urgente. Il va vous remettre à
bord de l’Aréthuse où il vous reprendra demain. Vite, vite embarquez,
mesdemoiselles. »
Etourdies par le grondement de l'hélice qui tourne déjà à toute volée, les
cinq camarades et Corfou, sans avoir eu le temps de demander une explication,
sont conduites à la carlingue rouge qu'elles escaladent précipitamment.
Martiale Cartier, la dernière, a juste le temps de balbutier :
« Mais, cette soirée, monsieur Freeman? Quelle tenue devrons-nous...?
- La plus simple, capitaine, riposte Phileas à pleine voix pour dominer le
vacarme de l'hélicoptère... pour vous votre uniforme d'officier naturellement...
et pour ces jeunes filles, bien entendu, la robe décolletée et les gants de soirée...
Bon retour... à demain!
- A demain! » a crié Morgane en même temps avec un large geste du
bras.
Le grand appareil rouge s'est déjà enlevé, partant en direction des îles
Pityuses.
L'oncle et la nièce restent seuls sur le pont de leur steam-yaeht et se
sourient affectueusement.
Puis tout de suite, Morgane dont les prunelles brillent dans son visage
échauffé par la joie, prononce :
« Si la réputation de ces Françaises n'est pas exagérée, grâce à elles dans
huit jours, en présence de toute l'assistance, j'incarnerai George Sand!
— Et Frédéric Chopin, sourit Phileas, sera bien entendu ce cher Claude
Morizel? »
Morgane rougit un peu et répond tranquillement :
« S'il est guéri, pourquoi pas? »

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CHAPITRE IV

OUI... OU NON?...

LORSQUE l'hélicoptère repart à plein grondement vers l'île de Majorque,


capitaine et matelots se retrouvent sur le pont de la goélette et se regardent un
moment en silence. Tandis que le biquet, mascotte choyée du bord, visiblement
très satisfait de son lunch de gâteaux secs si abondamment servis, se glisse
paresseusement dans sa niche.
Martiale décoiffe sa casquette, secoue ses boucles courtes, s'assied sur les
panneaux du roufle, regarde l'une après l'autre ses compagnes et demande :
« Eh bien! que dites-vous de tout cela, vous autres?
— Moi, répond tout de suite Paillette qui n'attend jamais pour parler, je
trouve le bateau très beau, son nom de La Sorcière-des-Eaux bizarre, les
matelots exotiques assez inattendus. Quant aux deux patrons qui ont l'air d'aimer
beaucoup les animaux - - ce qui est à mes yeux une bonne note, —, ce doivent
être : lui un monsieur pas commode tous les jours, et elle une demoiselle
singulièrement exaltée. »
Il y a un tout petit silence, et Anne Marolles déclare un peu timidement :
« Moi je les trouve sympathiques, somme toute. »

48
Et Geneviève après une hésitation déclare :

« Très accueillants, bien entendu, mais... un peu déconcertants, n'est-ce


pas, capitaine? »
Déboutonnant sa vareuse à boutons dorés, Martiale prononce lentement :
« Plus que déconcertants... En réalité qui peuvent-ils bien être? »
Alors, remontant du carré où elle était descendue sans mot dire,
Marguerite reparaît tenant dans chaque main un volume relié, l'un en toile verte,
l'autre en cartonnage noir, et elle répond:
« Facile à savoir : l'Annuaire britannique des yachts et le who's who! le
fameux « qui êtes-vous•» international vont nous renseigner. »
Ouvrant le premier volume, la soigneuse archiviste de l’Aréthuse
feuillette et lit tout haut :

« Steam-yacht Sorcière-des-Eaux deux mâts à signaux, deux hélices,


double moteur atomique, propriétaire Phileas T. W. Freeman, inscrit aux
différents yacht-club d'Europe et d'Amérique, bat pavillon bleu à croissant d'or
et deux étoiles d'argent, reconnu aux U.S,A. comme marque autorisée du
possesseur d'une île indépendante.

— Impersonnel mais froidement exact... au moins en apparence,


prononce Geneviève qui ajoute : Que dit ton autre volume, Gaït? »
Ouvrant le second ouvrage, sa sœur reprend, après avoir trouvé la page
utile :

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« Voilà la lettre F :

Freeman (T. W. Phileas), propriétaire par reconnaissance des U.S.A. de


l'île Incognito, Etat privé affilié, homme d'affaires international, collectionneur
se donnant le titre de maître indépendant dans son île et le palais qu'il y occupe.
Possesseur du steam-yacht Sorcière-des-Eaux sur lequel il voyage avec un
équipage d'origine africaine, membre de divers clubs américains, mexicains,
anglais, allemands et français. Est inscrit à diverses banques de Grande-
Bretagne et de Suisse.

- Que te semblent ces renseignements, Faïk?


— Cela peut dire tout ce que l'on veut, répond la toubib de la goélette,
évidemment mal convaincue : ces ouvrages internationaux ne contiennent en
réalité que ce que les intéressés y inscrivent eux-mêmes en payant tant la ligne,
n'est-ce pas, capitaine? »
Martiale Cartier a pris son étui dans la poche de sa vareuse, sort une
cigarette, l'allume de son briquet, tire deux ou trois bouffées et répond :
« Ces deux dictionnaires disent exactement ce que nous avons vu et
entendu : la question est de savoir si nous devons ou non continuer les rela-tions
que le hasard nous a fait commencer... Comme à l'habitude et suivant nos
règlements d'association, je consulte le conseil de l'Aréthuse... Parlez
successivement en commençant par le mousse, naturellement. »
Sans hésiter une seconde, Anne Marolles déclare :
« Le bateau est magnifique. Le yachtman un peu brusque mais grand
seigneur à sa façon. La nièce est belle, enthousiaste. Le navire et ses pro-
priétaires semblent très en vue dans la grande société internationale et nous
sommes conviées à participer à une fête qui paraît devoir être élégante dans un
cadre splendide. Je suis d'avis de continuer les relations. »
Un coup de sifflet drôlement modulé par Pau-lette Montrachet, souligne
ironiquement la déclaration d'Anne et sans attendre que sa capitaine lui donne la
parole, le matelot léger lance :
« Naturellement... j'en étais sûre. Notre chère amie Anne, sous son
uniforme de mousse et malgré ses voyages précédents, continue d'être la fille ca-
dette du roi de la haute couture, notre grand artiste de la mode Marolles... Dès
l'instant qu'elle a entendu parler d'élégance, de robes décolletées et de gants de
soirée, elle est conquise... exactement comme ce gredin de Corfou était séduit
par une assiette de petits gâteaux... et elle dit oui d'enthousiasme... Eh bien! moi
je demeure sur mes positions... je voulais rester à bord, tu m'as obligée à te
suivre, capitaine, j'ai obéi... j'ai vu, j'ai écouté... et je renouvelle ma proposition :
profitons de la nuit qui tombe, hissons l'ancre et toute la toile et disparaissons
dans l'ombre de la nuit sans autre forme de procès : j'ai l'impression que cela
vaudra mieux... »

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Alors très tranquillement et par la plus extraordinaire des contradictions,
car elles sont d'ordinaire toujours d'accord, les deux Trevarec parlent ensemble :
« Moi je suis de l'avis de Paulette, prononce Geneviève : non!
- Moi je suis de l'avis d'Anne, déclare Marguerite : oui! »
Le rire de Paulette repart très haut et joyeux :
« Très inattendu! Deux contre deux et Neptune pour tous comme on
chantait dans je ne sais plus quel opéra-comique autrefois... Cap'tairie départage-
nous la cinquième voix !»
A la surprise de ses quatre camarades, accoutumées à la rapidité et à la
netteté des décisions de leur chef, Martiale Cartier les regarde une à une,
parcourt un instant des yeux le paysage des îles Pityuses sur quoi commence à
descendre le crépuscule; puis elle se lève, lance nerveusement sa cigarette à la
mer, ramasse sa casquette posée à côté d'elle, et d'une voix blanche et hésitante
— chez elle très surprenante —, elle annonce :
« Soupons d'abord... ensuite partageons-nous les quarts de nuit suivant
l'ordre habituel... et demain matin au lever du jour je donnerai mes instructions...
Paulette, à toi le premier quart. »
Une demi-heure après, la nuit achevant de tomber, la petite
Bourguignonne remonte la première sur le pont, s'installe auprès de la roue de
barre et s'absorbe dans de profondes réflexions tandis que dans l'obscurité la mer
bruit doucement. Un long moment passe, puis soudain la brunette murmure pour
elle-même :
« Somme toute, je me demande si je ne suis pas absurde en refusant d'aller
avec les autres à l'hôtel Impérial. »

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CHAPITRE V

LE CHOIX DES RIVALES

APRÈS s'être arrêtée un instant devant le buffet abondamment garni et


avoir choisi un sandwich au passage, Paulette Montrachet, dont le visage
toujours si expressif reflète un mélange d'ennui et de maussaderie, va s'asseoir
sur un divan, au fond d'un petit salon désert.
Et, de cet observatoire, elle regarde dans la grande salle voisine tourner
des toilettes, de couleurs variées et des smokings blancs au son d'un orchestre
dissimulé derrière les plantes vertes de l'hôtel Impérial.
Vêtue d'une simple mais très gracieuse robe de mousseline de soie bleu
pâle décolletée en carré, elle retire l'un après l'autre ses longs gants de suède
clair et les met nerveusement en boule sans s'apercevoir que, depuis un moment,
de l'ouverture d'une draperie voisine, un nouveau venu dont le visage et l'allure
marquent la trentaine la regarde avec attention. Puis soudain il vient à elle d'un
pas un peu hésitant et, mince et élégant dans son smoking d'été, s'incline devant
elle. Croyant à la politesse d'une invitation, la petite brune relève avec un
agacement visible son visage au nez gentiment retroussé, puis d'une voix sèche
elle fait :
« Excusez-moi, monsieur... mes regrets : je ne danse pas. »

52
Sans se démonter, le cavalier supposé sourit et répond aimablement :
« Cela se trouve bien... moi non plus je ne danse pas... mais en revanche
je cause volontiers si toutefois vous ne me trouvez pas indiscret, mademoiselle.»
Devant l'insistance qu'elle ne prévoyait pas, Paulette fronce les sourcils
sous ses cheveux noirs courts, elle se formalise et répond :
« Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur...
— Oh! que si, mademoiselle, répond le garçon en souriant sans se
froisser, car, moi, je ne connaissais pas votre nom il y a dix minutes, mais
je viens de l'apprendre et nous nous sommes rencontrés dans des circonstances
que je ne saurais oublier et qui furent telles que je voulais absolument me
présenter à vous.
— Je... je ne comprends pas... » articule la jeune fille peu disposée à
accepter la conversation au
cours d'une soirée qui lui déplaît et à laquelle elle n'est venue que
contrainte par Martiale et ses camarades.
« Accordez-moi une minute, mademoiselle, continue le jeune homme. Je
vous demande la permission de m'asseoir n'étant pas encore très solide sur une
jambe récemment blessée : je sors de l'hôpital de Majorque ce. soir pour la
première fois; vous comprendrez pourquoi quand je vous dirai que je suis
Claude Morizel... »
Frappée par le nom qu'elle a entendu sur le steam-yacht, Paulette a un
petit sursaut brusque et, presque malgré elle, demande :
« Comment?... vous êtes?... vous seriez?...
— Je suis, oui, mademoiselle, le maladroit plongeur sous-marin que vous
avez arraché à certain crabe dont mon jarret gauche porte les morsures. Elles
m'empêchent de rester encore longtemps debout et me privent de l'honneur que
j'aurais si volontiers sollicité : faire danser la jeune Française à qui je dois la
vie.»
Paulette rougit, quelques secondes déconcertée, mais avec son caractère
primesautier elle se ressaisit et, toujours rapide dans ses manières de faire face à
toutes les situations, elle se prend à rire. Tendant la main elle riposte gaiement :
« Vraiment très heureuse, monsieur... Non pas de savoir que vous ne
pouvez pas m'inviter à danser, divertissement que je n'aime pas du tout... Mais
bien de vous voir assis auprès de moi en dépit de votre boiterie, et de pouvoir
faire avec vous une connaissance autrement agréable que celle ébauchée entre
nous grâce à l'intermédiaire de ce fameux crabe...
— Animal féroce que je voudrais bien revoir maintenant, mademoiselle,
pour me rendre compte de ce qu'était cet agresseur.
— Impossible, monsieur...
— Et pourquoi donc, mademoiselle Montrachet?
- Parce que, monsieur Morizel, après votre enlèvement par vos amis de
l'île d'Ibiza, votre assassin, nous l'avons mangé sur place, mes camarades et moi.

53
Tout ce que nous pourrons vous offrir, ce sera sa grosse pince installée à présent
dans la galerie de l'Aréthuse parmi nos souvenirs d'aventures de voyages. »
L'entretien, si singulièrement commencé, a pris Tin tel tour que les deux
jeunes gens ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire quand, avec une mine mi-
figue mi-raisin, le rescapé des îlots Pityuses prononce :
« Voilà bien ma chance!... La vengeance étant un plat qui se mange froid,
je comptais dîner ce soir avec la chair de mon agresseur et je traverse cet
ouragan de boléros et de cha-cha-cha en me faisant maudire par danseuses et
danseurs, pour apprendre que, sans m'inviter, vous avez déjà déjeuné de mon
meurtrier! »
Paulette esquisse un petit salut de regret ironique :
« Lequel était savoureux à souhait... Vous me voyez désolée de n'avoir
pas su que nous aurions pu vous inviter à partager avec nous ce repas de...
crabophages qui était excellent. Si nous n'étions pas sur le point de reprendre la
mer, je me serais fait un devoir d'aller vous chercher moi-même un autre «
dormeur » ou « tourteau » comme vous le nommez sans doute en langage de
terrien, je '.pense.
- Et vous, vous ne parlez que marin, mademoiselle Paulette, en bonne
Bretonne adoratrice de -la mer que vous êtes...
— Exact... à ceci près que je suis Bourguignonne, née à Dijon, ce qui m'a
valu de mes camarades le sobriquet de Moutarde. Je n'ai été conquise par la mer
qu'après avoir traduit de ;bout en bout le texte de l'Odyssée d'Homère au cours
des heures de retenue, fruit de nies démêlés avec quelques-uns de mes
professeurs. »
Toujours très fière de ses aventures scolaires «encore peu éloignées, le
matelot léger de l'Aréthuse, trouvant sympathique l'interlocuteur inattendu, n'a
pu s'empêcher de continuer à pousser la conversation imprévue. Séduit par la
verve de la petite brune, Claude Morizel accepte tout de suite le jeu tandis que
dans la grande salle de danse les couples continuent de tourbillonner. Va-et-
vient que le jeune homme prend comme prétexte de l'entretien :
« Ces deux charmantes personnes, si curieusement identiques avec leurs
robes émeraudes et haut gantées de blanc au bras de leurs cavaliers, sont, m'a-t-
on dit, de votre équipage, mademoiselle? et auraient été par conséquent mêlées à
mon aventure, peut-être?
— Oui, monsieur, mais en d'autres costumes plus pratiques pour un
sauvetage. De nos deux jumelles interchangeables, l'une fut votre médecin,
l'autre votre infirmière, les deux sœurs Trevarec armoricaines authentiques,
elles, du Morbihan », explique Paulette qui ajoute : « et, pendant que nous y
sommes, ce petit tourbillon en mousseline rosé qui passe et repasse est notre
mousse et mon élève personnelle en navigation, Anne Marolles. Quant à notre
capitaine qui a eu cette chance d'être autorisée à conserver son uniforme d'offi-
cier, Martiale Cartier, elle est en ce moment avec les membres du comité qui
achèvent d'organiser le grand match de natation dont ici nous attendons le

54
programme. Et maintenant, chacun son tour, monsieur le questionneur. Si j'ai
bien compris la conversation hier, au cours de notre réception à bord de cette
superbe unité de plaisance, La Sorcière-des-Eaux, vous êtes parent du yachtman
Freeman? Et de cette jeune fille en robe blanche qui, aussi belle ce soir que nous
l'avons vue sportive hier, change sans cesse de cavalier et semble la reine du bal!
Miss... Miss... »
Sous le regard incisif des yeux noirs de la brunette qui guette
curieusement le visage de son interlocuteur, les prunelles de celui-ci s'allument
d'une flamme rapide. Et la voix de Claude soudain marquée par un léger
tremblement répond :
« Morgane... Miss Morgane... la nièce de Sir Phileas Freeman?... très
belle oui... et très sportive... non, non je ne suis pas parent... non, non... nous
sommes des amis... de grands amis... j'ai... fait leur connaissance en arrivant aux
Baléares... voici trois mois... alors que je venais de France... afin de préparer les
éléments d'une thèse sur l'histoire... et l'archéologie de ces îles magnifiques si
lourdes d'un immense passé. Ils étaient déjà là, vivant sur leur steam-yacht en
grande rade de Majorque-Sir Phileas est un homme très curieux... de nationalité
un peu imprécise... mais très riche et fort érudit aussi... grand connaisseur en
œuvres d'art... Le hasard nous a mis en rapport parce que les mêmes sujets nous
attirent... Et peu à peu des relations se sont nouées... Relations, vous vous en
doutez, très agréables... autant qu'intéressantes d'ailleurs, au point de vue
artistique bien entendu. »
Les regards du jeune homme vont à la belle silhouette blanche au milieu
des danseurs puis reviennent au petit visage aigu de Paulette sur lequel se
marque une curiosité légèrement ironique. Cette curiosité excite visiblement
Claude qui, presque malgré lui, poursuit une explication un peu énervée.
« Sir Freeman fait figure de boursier brassant de vastes affaires qui le
contraignent à s'absenter fréquemment pour voler en avion brusquement à
Rotterdam ou à Rome pour quelques jours de déplacements précipités, à moins
que ce ne soit au Caire ou à Londres, à Leningrad ou à Ankara... Toujours sans
prévenir personne... on apprend qu'il est parti à l'improviste et il revient im-
promptu... Ces magnats de la finance internationale sont des voyageurs
infatigables, mademoiselle, vous le savez?
- Je l'ai entendu dire », fait la Bourguignonne qui ne peut pas ne pas
répondre à l'interrogation et guette toujours son interlocuteur avec patience.
Attitude dont Morizel s'énerve davantage :
€ Dans les intervalles de ces allées et venues, ce bon Sir Phileas
s'intéresse de manière flatteuse à mes recherches sur les trésors de peinture, d'art
décoratif, d'orfèvrerie, de costumes anciens qui constituent le pittoresque des
bourgs et des villages Baléares dont, justement, je dresse un inventaire pour un
guide en préparation chez un éditeur parisien. Et chaque fois qu'avec un petit
avion personnel il disparaît à l'improviste pour quelques jours... il est remplacé
par Miss Morgane, aussi éclairée que son oncle dans ces questions.

55
— Et alors vous courez Majorque, Minorque et le reste de l'archipel en la
compagnie de Miss Morgane? » interrompt Paillette d'un ton qui fait semblant
d'être indifférent.
Claude, tombant dans le piège, avec une certaine naïveté, avoue en
souriant :
« D'autant que ravie d'échapper à la monotonie de tous les sports qu'elle
pratique, elle est une compagne charmante d'excursions artistiques. »
Très chaleureuse, la phrase est tombée dans un silence subit de l'orchestre
arrêté net au beau milieu d'un blues et un long brouhaha monte de la salle de bal,
souligné par trois clairs coups de cloche. Tandis que la voix d'un huissier
annonce :
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : ces messieurs du jury! »
D'un redressement brusque qui lui arrache une plainte douloureuse,
Claude Morizel oubliant sa jambe blessée s'est mis debout un peu chancelant.
Paulette s'est levée aussi pour le soutenir dans les quelques pas que le jeune
homme fait en se rapprochant avec une visible anxiété de la large baie au-delà
de laquelle danseuses et cavaliers se sont déjà groupés au pied d'une estrade. Sur
celle-ci ont paru une dizaine de personnages en tenue de soirée au milieu
desquels la petite brune voit, avec un sourire amusé, Martiale Cartier en son uni-
forme, sévère et élégant, de capitaine plaisancière.
Et tout de suite, le président de ce jury prononce à haute voix :
« Mes collègues et moi à l'unanimité avons décidé que, sur les dix
candidates inscrites pour le match proposé en défi pour désigner la meilleure
nageuse qui aura Fhonneur de représenter à notre fête le personnage historique
de la célèbre romancière française George Sand — la lutte finale sera livrée
entre trois candidates : Miss Petula Tomp-son, la princesse Barbara d'Ascoleto et
Miss Morgane Freeman! »
Une bruyante acclamation éclate, toute l'assistance criant, battant des
mains avec aussi quelques protestations de sportives déçues par la décision les
éliminant. Du geste, le président fait taire approbations et protestations afin
d'ajouter :
« Chacune des trois concurrentes désignées aura le droit de se faire
accompagner et soutenir dans l'épreuve qui se courra de Majorque à Minorque
par deux équipières de son choix. Maintenant, dans trois jours la lutte et que la
meilleure gagne! »
Le tumulte est immédiatement à son comble : les paroles de plus eu plus
hautes, les exclamations, les rires s'entremêlent, les danseuses et leurs cavaliers,
par groupes, discutant la décision du jury et entourant les uns les sportives
choisies et les autres, les candidates prenant plus ou moins bien leur défaite.
Cependant que Martiale avec les deux Trevarec et Anne Marolles dont les
toilettes soulèvent des murmures flatteurs au passage, veut rejoindre Paulette
aperçue à distance, avant qu'aucune d'elles ait eu le temps de prononcer un mot
ni de s'étonner du compagnon debout près de la petite brune, un mouvement

56
rapide se produit. Ecartant d'un geste autoritaire les groupes qui l'entourent et la
félicitent en même temps que ses deux concurrentes, Morgane s'est avancée d'un
pas rapide. Extrêmement belle dans sa robe de soirée, ses cheveux cuivrés
cerclés de rubans de soie blanche, le visage illuminé d'une joie errante et serrant
nerveusement dans ses doigts ses gants un peu froissés, la nièce de Phileas
Freeman vient droit au groupe immobile. Ses yeux aux reflets vert de mer
brillant plus encore que de coutume, elle jette d'une voix triomphante :
« Enfin, vous voilà, Claude! Je vous cherchais depuis le commencement
de la soirée... Où vous cachiez-vous donc, mon chevalier servant? Et vous,
mesdemoiselles les Françaises, comme je vous l'ai prédit hier, j'ai besoin de
deux d'entre vous pour être mes équipières... désignez-vous vous-mêmes, car
vous savez mieux que moi lesquelles de vous cinq sont de force à m'assurer la
victoire contre mes concurrentes. »
Sans attendre de réponse, Morgane Freeman s'est déjà retournée, et de sa
voix la plus éclatante elle lance :
« Chère princesse Barbara d'Ascoleto et vous, Miss Petula Tompson, mes
concurrentes, approchez! En l'absence subite de mon bon oncle Phileas envolé
ce matin en avion pour New York — ce qui le prive de vous offrir lui-même, à
la veille du grand combat entre nous trois et nos supporters, le toast de l'amitié
belliqueuse - - c'est moi que ce soin regarde... Serveurs de l'hôtel Impérial, faites
sauter les bouchons du Champagne français de la meilleure cuvée! Vous toutes
et vous tous, témoins dans trois jours de notre rencontre acharnée, choquez vos
coupes avec les nôtres et répétez avec moi : Pair plag, libre jeu loyal et que de
nous trois ce soit en effet la meilleure qui gagne! »
Couvrant les détonations des bouteilles décapuchonnées toutes ensemble,
trois frénétiques hourras poussés à pleine gorge par l'assistance joyeusement
énervée, roulent à travers les salons de l'hôtel. Et l'acclamation est
immédiatement couverte par l'orchestre qui entame de toutes ses cordes et de
tous ses cuivres l'air des « Toréadors » de Carmen, repris immédiatement en
chœur par l'assistance entière déchaînée. Un peu étourdies par le fracas de ce
vacarme improvisé que scandent les battements de mains rythmés à la mode
gitane, les cinq camarades de l'Aréthuse ont peu à peu reculé vers la grande
porte du hall, considérant que la fête va tourner à un désordre de plus en plus
bruyant.
Et Martiale, redevenant la maîtresse de son équipage, commande à mi-
voix :
« Nous n'avons plus rien à faire ici maintenant. Reprenez vos manteaux au
vestiaire et embarquons sur la vedette laissée à notre disposition par Sir
Freeman. Il nous faut bien une demi-heure pour regagner notre mouillage des
îles Pityuses. »
Disciplinées à leur habitude, les deux Trévarec et Anne passent sur le
terre-plein de l'escalier d'honneur et, pour protéger leurs robes de soirée,
s'enveloppent dans leurs capes de mer laissées au vestiaire.

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Seule, Paulette Montrachet a un mouvement d'hésitation, ses yeux noirs
vont chercher dans le
grand salon, parmi les couples qui sont de nouveau partis à danser, la
silhouette blanche de Morgane escortée de Claude Morizcl très empressé. Et
Martiale avec un sourire prend le bras de sa petite camarade en lui disant avec
une gentille moquerie :
« Dis donc, toi Moutarde, pour une jeune personne qui n'aime pas le bal et
que j'y ai amenée par ordre d'embarquement, qu'est-ce qu'il te prend? C'est toi
qui ne veux plus rentrer à bord à présent? »
Paulette a un petit rire et, jetant derrière elle un dernier regard, elle
s'enveloppe dans sa pèlerine de veilles nocturnes et répond à mi-voix :
« Si, si, je te suis, capitaine... parce que maintenant j'ai vu ce que je
voulais voir; comme auparavant, j'ai entendu ce que je voulais entendre. »

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CHAPITRE VI

LE MATCH

Sous SA GRAND-VOILE diminuée par trois tours de rouleau et son petit foc
bien bordé, l'Aréthuse avance au plus près, Martiale à la barre tenant sa route à
la vitesse la plus réduite possible. Comme toujours, très maniable et très
obéissante, la fine goélette, légèrement inclinée sur sa joue de tribord, monte
ainsi lentement au vent sous la main experte de sa capitaine. Tandis qu'à son
poste, sur Fétrave, Anne Marolles inspecte le large espace des mers qui sépare la
niasse de Majorque, la grande Baléare, de sa sœur insulaire Minorque, la petite
Baléare.
Grimpée à califourchon suivant son habitude sur la hune de misaine
qu'elle enserre entre ses deux genoux, Paillette Montrachet, sa lorgnette de
tirnonière aux yeux, examine alternativement la côte majorquaise que dominent
les remparts d'Alcudia, puis le littoral minorquais sur lequel se dressent les
maisons de Ciudadela. Elle regarde ensuite le mince sillage pétillant qui traîne
derrière le navire, puis sa montre au poignet; ses lèvres dessinent une petite
grimace satisfaite et, sa lorgnette pendue au cou, elle empoigne à deux mains la
plus proche manœuvre dormante.
Une rapide cabriole des épaules et des jambes fait glisser la
Bourguignonne tout le long du cordage serré à pleins doigts. Et elle arrive sur le
pont se recevant, souple comme un chat, sur ses pieds nus.

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Puis tout de suite elle court à l'arrière, salue de deux doigts à son front
sous le foulard de tête et déclare :
« Cap'taine, à mon rapport... Le bâtiment court à présent à environ égale
distance entre les deux côtes, laissant Alcudia sur son arrière et marchant à
vitesse réduite vers Ciudadela... donc approximativement à un peu plus de dix
milles du premier port et un peu moins de neuf milles du second... La route est
bonne... mais en ce moment la houle vient davantage du nord-ouest et tend à se
creuser. Les trois équipes de nageuses progressent régulièrement avec un peu
plus de difficultés à environ un mille et demi sur le flanc bâbord à nous avec des
risées de vent- plus marquées et quelques ressacs. Mission terminée.
- Merci, Moutarde : voilà un moment déjà que je sens la brise forcir.
Prends la barre à ma place : j'ai besoin d'examiner la carte. »
Sans répondre, d'un geste vif, la petite brune a saisi les poignées de la
roue de gouvernail; aucun frémissement de voiles ne marque ce changement de
main tandis que la jeune capitaine se courbe sur la carte marine barrée de coups
de crayons bleus et rouges qui dessinent les limites du champ offert au match en
cours.
Mais aussitôt une exclamation un peu étranglée échappe à Paulette qui a
sous les yeux l'habitacle de cuivre enfermant compas et instruments de
navigation :
« Cap'taine... Oh! cap'taine... le baromètre... regarde, le baromètre
dégringole à pic! »
Martiale Cartier a sursauté, et Anne qui a entendu accourt de l'avant en
criant de son côté :
« Là... au vent... la mer se met à friser. »
Une même inquiétude a saisi la « maîtresse à bord » après Dieu, le
mousse et le matelot léger : et toutes trois se regardent avec la même mine
subitement anxieuse. Il est à peine deux heures de l'après-midi et la grande
course engagée entre les trois rivales : la princesse Barbara, l'Anglaise Petulâ et
leur concurrente Morgane Freeman, sur le parcours de dix-neuf milles marins
entre les deux principales Baléares a débuté le matin par une mer doucement
caressée d'une brise légère sous un soleil radieux. Aussitôt le départ donné par
un coup de canon saluant la montée en tête des deux mâts des pavillons
espagnols marquant le point de départ d'un côté, et la future arrivée de l'autre,
les concurrentes se sont lancées à la mer chacune encadrée à droite et à gauche
par deux coéquipières chargées de les aider, de les guider au besoin et de leur
fournir en cours de lutte tout secours ou cordial nécessaire. Départ magnifique
de la plus haute allure sportive, qu'ont salué des centaines d'applaudissements et
de cris d'encouragement jaillis de la foule massée sur les remparts, les
esplanades et les maisons anciennes de la vieille cité romaine d'Alcudia, base de
départ de la course. En même temps, venus à la fois de Majorque et de
Minorque, des yachts, des canots automobiles se sont mis en marche chargés de
curieux et maintenus hors de la piste de course par des vedettes gardes-côtes.

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Les concurrentes sont ainsi protégées à l'intérieur de deux lignes de bouées
contre les incursions maladroites de supporters trop enthousiastes.
Afin de mieux voir ce qui se passe, Martiale est montée sur le porte-fanal
rouge de bâbord et de ce poste élevé elle distingue mieux les trois groupes de
nageuses : le trio de la princesse Barbara d'Ascoleto et de ses deux compatriotes
italiennes, toutes trois en maillot vert clair avec les bonnets de caoutchouc; le
second trio composé de Petulâ Tompson et de ses deux camarades anglaises en
maillots bleu ciel; et Morgane en maillot noir encadrée par les deux sœurs
Trevarec. Parties en trois groupes distincts à deux minutes d'intervalle, chacun
en bonification au chronomètre, les neuf nageuses se sont rapidement rejointes
en une lutte très serrée qui laisse passer en tête tantôt l'Italienne, tantôt la
Britannique et tantôt Morgane et ses deux Bretonnes dont, de sa position dans
les haubans, la capitaine de l'Aréthuse admire la souplesse et la cohésion.
Mais elle n'a pas le temps de surveiller plus longtemps les jouteuses si
ardemment lancées avec des crawls précipités et des coupes de plus en plus
rapides, car un grondement sourd et prolongé roule sur le détroit séparant le
point de départ et le point d'arrivée. Au-dessus des deux îles et venant du nord-
ouest, une énorme nuée noire s'élève avec une rapidité extraordinaire projetant
en éventail des masses sombres qui roulent sur elles-mêmes. Le sifflement d'une
rafale grossissante annonce l'arrivée en fureur subite d'un immense grain
inattendu. De la masse fuligineuse se déploient les couches successives de voiles
épais qui s'entassent les uns sur les autres, projetant une véritable nuit sous
laquelle la mer passe de sa couleur ordinaire, si fraîche et si pure, à l'apparence
d'une espèce de lac bitumineux. Mais dans la même seconde, du lourd vent de
cet orage incompréhensible, jaillit une immense flamme violacée accompagnée
d'une formidable déflagration, qui tonne, roule, repart et, rejetée par lés terres
voisines, redouble le plus extravagant des fracas.
Martiale a eu juste le temps de sauter sur le pont et de courir à la barre
afin d'aider Paulette à maintenir la goélette, étrave pointée vers l'orage qui se
précipite des hauteurs du ciel.
A la même seconde, de la nuée centrale flamboie avec un vacarme inouï
un gigantesque éclair qui pointe droit vers la mer dont les houles se hérissent en
ressacs livides. Et cette foudre d'une brutalité sans égale plonge droit son trait de
feu se divisant en trois branches qui frappent la mer en même temps.
« Le trident de Neptune », ne peut s'empêcher de crier Paulette d'une voix
étranglée.
Et Martiale balbutie en même temps : « La tropea... de la Méditerranée
occidentale. » Car dans cette furie déchaînée et dans cette étrange figure de
foudre frappant la mer, la capitaine de l'Aréthuse vient de reconnaître le plus
bref mais aussi le plus dangereux des phénomènes électriques de la région entre
Sicile et Gibraltar, le fulgurant « orage d'été » dont les éclairs poignardent les
eaux marines avec une rage qui semble en effet l'accès de colère démentielle du

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vieux dieu des Anciens, le maître suprême Poséidon, qu'a dressé dans toute sa
stature géante Virgile au chapitre VI de l’Enéide.
« Paulette, Anne, jette Martiale, mouillez le paratonnerre! »
Assourdie, aveuglée, le mousse s'est laissée tomber en se retenant à deux
bras à la niche dans laquelle grelotte le biquet Corfou affolé. Elle serait bien
incapable d'obéir, mais la petite brune, qui a déjà vécu en d'autres croisières ces
minutes effrayantes, vient de bondir seule au pied du grand mât et a fait glisser
le long de la coque le fil de cuivre partant de la flèche et permettant au fluide
d'aller se noyer, sauvant ainsi le gréement d'un inévitable incendie.
Puis, presque aussitôt, la fureur du ciel aussi effroyable qu'instantanée
s'évanouit encore plus vite qu'elle ne s'est manifestée. Les nuées noires qui
descendaient presque jusqu'à la surface de l'eau, se déchirent comme les
lambeaux d'un voile s'envolant en débris. Et à travers les trous de cette voûte
aussi brusquement disloquée qu'elle s'était formée en quelques instants, le ciel
bleu et le soleil reparaissent et baignent de lumière rassurante les milliers de
ressacs blancs et bouillonnants qui s'étaient formés entre les deux îles Majorque
et Minorque. Avec un soupir de soulagement et un cri de joie, Martiale Cartier
s'est redressée encore un peu haletante devant ce court et brutal accès de fureur
de la Nature, car son premier coup d'œil lui montre que tout cet orage déchaîné a
bien jeté la crainte et le désordre sur terre et sur mer mais n'y a pas produit le
désastre qui aurait pu s'ensuivre. Sur la mer qui se calme d'autant plus vite
qu'elle n'a pas eu le temps de grossir, les petits yachts, les vedettes, les chaloupes
portant les spectateurs du match ont bien été secoués, déroutés, repoussés de
droite et de gauche : aucun n'a chaviré.
A cet instant, un choc contre le plat-bord de la goélette : une embarcation
à moteur vient de heurter et, sautant sur le pont nu-tête, la chevelure en désordre
et les yeux effarés, un homme ruisselant d'un paquet de mer reçu au passage se
précipite en criant :
« Morgane? Morgane?... où est Miss Morgane? »
Comme toujours, quelles que soient les circonstances, Paulette
Montrachet se met à rire et, posant une main sur le bras du nouveau venu tout
tremblant, elle tend un doigt par-dessus l'étrave de son bâtiment et elle fait :
« Calmez-vous et regardez là-bas, monsieur Claude... il semble bien qu'il
n'y a rien de cassé, mais je crois prudent d'y aller voir... et si vous voulez venir
avec moi... Anne, mon petit moussaillon, reprends tes esprits et aide-moi à
passer le youyou par-dessus bord... avec ta permission, cap'taine, bien entendu,
sauf l'obéissance que je te dois. »
La petite Bourguignonne, agissant en même temps qu'elle parle, n'a même
pas attendu la réponse de son chef qui maintient toujours le navire dans le lit du
vent achevant de tomber. Le canot-moteur est passé du pont à la mer. Elle y
pousse Morizel un peu effaré, le suit et lance la moto-godille sans cesser de
parler à sa coutume incorrigible.

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Ne s'inquiétant aucunement du désordre qui règne parmi les autres
embarcations des spectateurs plus ou moins bouleversés, elle jette le léger canot
en acajou ciré et à toute vitesse file tout droit vers le groupe des nageuses dans
lequel s'est produit naturellement le plus complet désordre.
Et elle crie à tue-tête :
« Tenez bon, les sirènes, l’Aréthuse à la rescousse, cela va s'arranger.
- Vite, Paulette, vite, répond la voix un peu haletante de Marguerite... il
est juste temps. »
Cette fois, la brunette se tait. D'un coup de poignet, elle fait virer son
canot et le stoppe net au milieu des remous produits par les gestes désordonnés
des nageuses dont plusieurs poussent des cris inarticulés. Ayant perdu l'ordre
parfait avec lequel les trois groupes avançaient en cherchant à se dépasser les
uns les autres, les maillots verts, bleus et noirs sont mêlés dans une même confu-
sion au milieu de laquelle Geneviève Trevarec essaie de dégager la princesse
Barbara qui paraît avoir perdu connaissance. Marguerite, de son côté, soutient
une des coéquipières du groupe anglais qui, les yeux fermés, s'est abandonnée.
Paulette s'est dressée tout debout et elle s'exclame :
« Tonnerre à la toile!... Mais elles vont couler en se cramponnant les unes
aux autres!... en voilà des championnes de nage... Heureusement que nous
sommes là, nous, les filles de la mer. M'sieur Claude, maintenez le youyou en
place... moi, je fais le terre-neuve. »
Parfaitement à l'aise dans son short arrêté aux genoux et son tricot sans
manches, la petite Bourguignonne a déjà plongé dans un rejaillissement d'eau

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écumeuse, et tirant une coupe impeccable, elle rejoint le groupe des
concurrentes qui, complètement désemparées et perdant la tête, se débattent
maladroitement. Autour des deux Trevarec, maillots verts et maillots bleus des
Italiennes et des Anglaises se mêlent et se gênent. Tandis que les deux
Bretonnes s'efforcent de soutenir leurs compagnes de lutte, Paulette arrive à
toute vitesse et, confiante dans sa force et son entraînement, elle empoigne au
hasard une nuque ruisselante et gronde :
« Lâchez-vous donc, maladroites... ou vous allez couler ensemble... Vous,
les deux jumelles, prenez chacune votre bonne femme et droit à la grève. Vous,
Claude, faites cramponner les autres aux bordés du youyou pour qu'elles ne
boivent pas la goutte; je reviens les chercher. Faïk! Gaït! comme moi, droit à
terre,... chacune avec sa candidate à la noyade.
- Morgane! Où est Morgane?... »
C'est Morizel qui, debout dans le canot, cherche et appelle en vain.
« Hurrah!... Hurrah !... Hurrah! »
Du rivage où se brise un dernier ressac du coup d'orage, trois fois le cri
triomphant est parti que répètent immédiatement les échos de la falaise et que
saluent plusieurs centaines d'acclamations.
En même temps, à un second mât à côté du poteau-but portant le drapeau
espagnol, une large étamine monte toute bleu clair et sous la brise fait étinceler
le croissant d'or et les étoile» d'argent du pavillon que tous les habitants et les
baigneurs des Baléares connaissent pour le voir flotter depuis des semaines à la
corne du steam-yacht La Sorcière-des-Eaux...
Toute droite et svelte dans son maillot noir, ses boucles cuivrées
dépouillées du calot de caoutchouc étincelant au soleil, les deux bras largement
ouverts en un geste de joie enthousiaste, la belle nièce de Sir Phileas, face à la
mer, domine la foule accourue qui salue la triomphante :
« Morgane!... Morgane!... Morgane!... Vive Miss
Morgane Freeman! Gloire à la victorieuse! »
A la même seconde, les trois Françaises portant plus qu'elles ne les
soutiennent l'Italienne Barbara, la Britannique Tompson et une des coéquipières,
prennent terre et laissent les trois nageuses à demi évanouies sur le sable à des
amies qui s'empressent de leur prodiguer soins et réconfort. Cependant que
Paulette crie :
« Encore trois à tirer de la grande tasse... à nous, à nous la fin du
sauvetage! »
Sans faire attention qu'au lieu de porter secours aux dernières naufragées,
Claude a poussé le youyou sur la grève et sauté à terre, uniquement préoccupé
de la championne Morgane, les deux jumelles et la petite brune se sont rejetées à
la mer; elles se saisissent des trois dernières coéquipières passablement étourdies
par l'aventure et les ramènent sur le sable tandis qu'une nouvelle acclamation
salue ce dernier geste. Toutes trois alors, les deux Bretonnes et la
Bourguignonne, se regardent et Paulette déclare :

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« Six repêchages faits par nous trois? autrement dit deux pour chacune de
nous. S'il y a par ici un journaliste digne de ce nom, je pense qu'il va réclamer
pour nous à la plus proche société de sauvetage au moins trois médailles en
chocolat.
— Tiens tiens? Vous étiez donc là, Claude? coupe ironiquement
Morgane : au milieu de tout ce monde je ne vous avais pas vu...
— Et moi, je ne voyais que vous, Morgane! » La voix de Morizel a
tremblé un peu en murmurant cette phrase avec une manière de dévotion
admirative si marquée que la championne victorieuse rougit un peu en
se détournant.
Quelques secondes, cambrée dans son maillot noir que la chaleur du soleil
revenu sèche sur son buste encore ruisselant d'eau de mer, la triomphatrice de ce
match mouvementé regarde autour d'elle, écoute monter les applaudissements,
et, voyant à quelques pas sur le sable ses concurrentes revenues à elles, elle
marche droit à ses rivales el sportivement leur tend les deux mains :
« Excusez-moi, princesse Barbara, et vous aussi, Miss Petula, si j'ai
profité de vos embarras pour me dégager et gagner la course. En toute compé-
tition, la plus adroite doit se servir de tous les accidents que la chance lui
procure. J'ai fait ce que j'ai pu puisque le sort était contre vous. Ne m'en veuillez
pas, et ce soir au casino nous noierons cette déception dans les meilleurs double-
whiskies. »
Sans attendre la réponse, la belle créature dont les yeux étincellent de joie
se tourne vers les Françaises :
« Et vous cinq, merci, mes coéquipières et mes amies. Un dernier service :
donnez-moi la petite gloire, devant tout ce public assemblé, de me conduire
vous-mêmes avec votre Aréthuse jusqu'à notre steam-yacht à bord duquel mon
équipage a dû suivre à la jumelle les péripéties de ce qui, sans vous, aurait pu se
transformer en véritable drame. »
Encadrée par les deux Trévarec — comme elle ruisselantes dans leurs
maillots noirs —, Miss Freeman a déjà sauté à bord du youyou dans lequel
Paulette entraîne avec une bourrade ironique Claude Morizel en lui disant :
« Venez aussi avec nous, vous. Vous tenez à rester sur le sable tout seul?
Non, n'est-ce pas? Alors embarquez... et ne craignez rien, le canot est solide :
quand il y a de la place pour quatre il y en a pour cinq. »
Une poussée contre l'arrière pour remettre l'embarcation à flot malgré sa
surcharge, une cabriole de la petite brune qui retombe assise à côté de la moto-
godille, et cette phrase amusée:
« Ce qu'il y a de commode dans cette Méditerranée, comme il n'y a pas de
marée, c'est d'ignorer l'échouage en absence de jusant. »
Sous la force de la petite hélice, le youyou file déjà, salué par les
acclamations de la foule, tandis que le moteur lancé à plein gaz empêche toute
conversation par son crépitement. Si bien qu'en quelques instants, devant l'étrave

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coupant les houles courtes, se dresse et grandit rapidement la silhouette de la
goélette qui, sous les mains de Martiale et d'Anne, a mis en panne bout au vent.
Une brève manœuvre d'accostage; d'un bond souple Morgane a sauté sur
le plat-bord suivie par les deux jumelles et par Paulette qui, toujours un peu
railleuse, aide la maladresse de Claude gêné par son accident récent.
Quelques congratulations rapides, des tours de rouleaux libérant la
misaine et relevant la grand-voile, les écoutes virées et bordées : et l’Aréthuse
repart, voiles bien gonflées, en direction de la grande rade de Majorque sur
laquelle se profile au loin la masse de La Sorcière-des-Eaux au mouillage.
Avec un léger tangage, passé maintenant sur la joue de bâbord, le fin
bâtiment file à bonne allure, youyou à la traîne, toujours barré par Martiale.
Cependant qu'Anne a repris son poste à l'avant et que Gaït, Morgane et Faïk
parlent à la fois en camarades heureuses d'avoir gagné une belle partie.
Toujours préoccupée de son favori, Paulette a ouvert la niche et rendu la
liberté à Corfou, conservé prisonnier par prudence pendant le match. Le biquet
sort et remercie d'un bêlement aigu qui fait tourner la tête de Morgane :
« Ah! mon petit convive de notre five o'clock était là? Ce compagnon
mascotte est charmant.»
Une idée subite traverse l'esprit de la belle victorieuse qui poursuit :
« Il faut absolument que je vous laisse un souvenir de cette journée, mais
comme vous êtes cinq et que dans cette tenue je ne dispose que d'un seul objet
susceptible d'être offert, c'est à mon ami Corfou que je vais le donner. »
Elle a tendu le bras gauche et ce mouvement allume un rayon de soleil sur
un large bracelet d'argent massif que la nièce de Sir Phileas porte à mi-hauteur
du biceps. Des doigts de la main droite, elle fait jouer un ressort, détache
l'anneau ciselé et déclare gaiement :
« Voilà qui va faire un collier original autour du mince cou de mon jeune
ami; et il sera souvenir pour vous cinq à la fois. »
Le fermoir a déjà claqué sous la gorge du petit cabri sans que Morgane ait
consenti à écouter les remerciements de l'équipage, car le yacht vient d'arriver à
hauteur du beau navire de plaisance immobile sur son ancre. Un coup de barre
adroit et le bâtiment français accoste l'échelle de coupée sur le plateau de
laquelle la triomphatrice du match saute d'un bond et crie:
« Mon oncle n'est pas encore rentré de sa course à New York afin de vous
remercier, mais vous ne perdrez rien pour attendre. Je vous rends votre liberté en
vous disant ma reconnaissance pour votre aide. Si j'ai conquis la victoire, c'est à
vous que j'en dois la meilleure part. »
Dans une attitude sculpturale que souligne le maillot de bain, Morgane
saisit la rampe de l'escalier, monte deux ou trois marches et se retourne pour
lancer :
« Claude! Ces demoiselles vont avoir l'obligeance de vous reconduire à
votre ermitage de l'île d'Ibiza! Mais soyez sans crainte : en télégraphiant à notre
fournisseur ordinaire pour lui demander l'envoi immédiat de la robe sous

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laquelle je jouerai George Sand, je ne manquerai pas de lui ordonner de joindre
à son colis le costume complet de Frédéric Chopin. Dans la scène que nous
jouerons ensemble, la redingote 1830 vous siéra à merveille. Quant à vous, mes
amies, mes chères amies, je ne vous laisse retourner à votre mouillage à l'écart
de la grande rade trop fréquentée qu'avec une promesse formelle : l'Aréthuse ne
quittera pas les Baléares avant que vous ayez assisté à notre soirée Chopin-Sand
et apporté vos applaudissements. Aussi, à vous comme à Claude, je dis : à
demain pour le five o'clock à bord de La Sorcière-des-Eaux. »
En trois bonds, la jeune maîtresse du steam-yacht a disparu par la coupée
de son navire. Et. sous la main de Martiale, l'Aréthuse, débordant du flanc du
yacht trois fois plus gros qu'elle, a repris le vent, cap sur la plus importante des
îles Pityuses.
Au bout d'un moment, Claude, assis sur un bordage, demande à Paulette :
« Cette charmante et fantasque Miss Morgane a fait à votre joli
compagnon un cadeau très original. Me permettez-vous de l'examiner de plus
près, car ce collier me paraît très curieux. »
Sans attendre la réponse de la petite brune, le jeune homme plie le genou
et attirant à lui Corfou qui se laisse caresser gentiment, il palpe du bout des
doigts le bracelet transformé en collier, sur lequel il se penche avec une attention
d'archéologue très intéressé.

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« Curieuse pièce, n'est-ce pas? demande Marguerite qui ajoute : pièce un
peu lourde, me semble-t-il, mais qui paraît ancienne.
— Très ancienne, oui, répond le passager provisoire. Sir Phileas et sa
nièce ont la passion des objets de collection, et celui-ci est un bracelet que
j'estime à première vue pour une belle orfèvrerie allemande datant de la fin du
xvie siècle. »
Se relevant, Claude donne une tape amicale au jeune chevreau et ajoute :
« Redresse la tête, mon bonhomme : par la grâce de Miss Freeman, tu
portes à ton cou un joyau authentique et rare ayant appartenu vraisemblablement
à quelque haut chevalier de l'Ordre teutonique. »
Cette phrase amène entre Morizel et l'équipage de la goélette une
conversation au cours de laquelle se dessinent les portraits plus précis de Sir
Phileas et de sa nièce, l'un et l'autre grands amateurs d'art ancien à qui le savant
sert de guide au cours de promenades pleines d'intérêt dans les différentes îles de
l'archipel des Baléares.
« Car ces terres insulaires qui ont appartenu à plusieurs civilisations
successives, sont un extraordinaire musée présentant toutes les époques. Et si,
comme je me permets de l'espérer, vous pouviez prolonger votre escale en ces
lieux étonnants» ce serait pour mes amis Freeman et pour moi une grande joie
de vous voir toutes cinq associées aux prochaines excursions projetées à
Majorque, à Minorque et à Ibiza. »
Une manière d'intimité s'établit ainsi entre le jeune archéologue et
l'équipage du yacht aux regards duquel Claude prend figure d'un érudit raffiné.
Si bien que la traversée entre le mouillage du steam-yacht et l'archipel des
Pityuses paraît à tous les six très courte.
La goélette bientôt accoste au môle du petit port
où le jeune artiste désire prendre terre afin de regagner le logis qui lui sert,
a-t-il confié à ses nouvelles amies, de studieux cabinet de travail. Mais sur le
quai apparaît, courant à toutes jambes et agitant sa casquette de capitaine du
port, le petit don Pablo suivi de deux ou trois pêcheurs et de plusieurs femmes
aux costumes éclatants qui portent des corbeilles de fruits. Si bien que le pont du
yacht est littéralement pris à l'abordage avec de grandes exclamations et de
grands gestes par ces assaillants inattendus.
Des mains tendues, des accolades enveloppent le jeune Français qui
semble très populaire au milieu de ces braves gens qui l'accueillent en ami
retrouvé et chaleureusement aimé. Sans, bien entendu, que Martiale et ses
camarades, ignorantes de la langue espagnole, puissent faire autre chose que de
deviner les sentiments joyeux animant ces démonstrations.
Après quelques minutes, don Pablo reprend enfin la langue française pour
offrir les corbeilles de fruits à la capitaine et à ses matelots en souvenir du
sauvetage de Morizel.
Puis, lorsque celui-ci est reparti au milieu de tout un cortège bruyant, la
goélette déborde de nouveau et s'en va regagner à deux ou trois milles le

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mouillage isolé choisi et occupé par Martiale les jours précédents en raison de sa
pittoresque solitude.
Dès que l'ancre a été jetée, les camarades se mettent à exécuter les
manœuvres habituelles qui doivent assurer la sécurité nocturne. Tout d'un coup
Geneviève, achevant de rouler un câble, lance ironiquement à Paulette :
« Eh bien! Moutarde, toi qui étais si pressée ces soirs-ci de fuir cet
archipel et de gagner au plus vite le lointain de la Méditerranée orientale, tu ne
nous proposes plus de fuir à la faveur des ombres de la nuit vers des régions
moins mondaines et davantage à ton goût? »
Marguerite et Martiale qui aiment à taquiner leur petite camarade font
chorus tandis que, sans répondre d'abord, celle-ci enferme Corfou dans sa niche.
Alors elle se relève et d'un air détaché elle répond :
Non, j'ai changé d'avis... pour le moment tout au moins... »

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CHAPITRE VII

RENCONTRES

A LA BARRE de la moto-godille, Martiale Cartier tire deux ou trois bords


au ralenti afin de mieux examiner le paysage dominant toute la baie, et elle
prononce :
« Sauf erreur, cette vaste grève est bien en contrebas du sommet sur lequel
se dresse, en silhouette blanche, le monastère des chartreux de Valldemosa?
— Si ce n'est pas lui, plaisante à son habitude Paulette, si ce n'est pas le
monastère en question décrit pour notre gouverne par Miss Morgane et son
fidèle Claude Morizel, le paysage est joliment bien imité, et m'est avis que nous
pouvons accoster. »
Un demi-tour de barre, et, sous la main de sa capitaine, le canot-moteur de
l’Aréthuse touche doucement de son étrave le bord de la grève. Anne et Paulette
sautent à terre d'un bond, suivies plus lentement par les deux jumelles, tandis
que Corfou, toujours son collier d'orfèvrerie au cou, se précipite pour gambader
sur le sable. Toutes les quatre sont en tenues de sortie : pantalons et marinières
de toile blanche avec le grand col bleu et le béret à pompon rouge. Plus
posément, Martiale, en vareuse blanche à boutons dorés, rejoint son équipage et
elle regarde autour d'elle.
« L'endroit est calme à souhait. Nous allons laisser le canot à quelques
mètres du bord assuré par son grappin, et nous irons tranquillement, par le

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raidillon que j'aperçois là-bas, accomplir la visite émouvante que nos amis de La
Sorcière-des-Eaux nous ont recommandé d'effectuer en ce lieu vénéré de tous
les artistes. Gaït, relis-nous le passage du Guide Bleu. »
Marguerite Trévarec tire de sa vareuse une feuille détachée qu'elle lit tout
haut :
« Un village couleur de pain cuit, son clocher en forme de minaret, les
longs bâtiments d'ocré de la chartreuse, dominés par le campanile coiffé de cé-
ramiques vertes. Ici, dans ce décor, vécurent pendant de longs mois Frédéric
Chopin et. George Sand... Et le lieu est chaque année le bat de pèlerinage
d'innombrables visiteurs...
— Miss Morgane a raison, interrompt Geneviève : si nous voulons l'aider
comme elle nous l'a demandé, il nous faut aller nous recueillir là-haut. »
La capitaine approuve et répond :
« Montons donc sans attendre le fort de la chaleur. Vous deux, les petites,
amarrez solidement notre embarcation et rejoignez-nous vivement. »
Sans attendre de réponse, Martiale et les deux Trévarec, d'un pas souple et
allongé, entament la montée de la pente au milieu des rochers et des frondaisons.
Avec leur grande habitude de toutes ces manœuvres de sûreté, Paulette et Anne
renvoient le canot à quelques mètres du bord, déroulent la chaîne d'amarrage et
fixent le grappin solidement entre deux rochers :
« Là! mon bonhomme, plaisante l'éternelle bavarde, reste bien sagement
au bord de ce sable sans le moindre ressac et attends patiemment notre retour. Et
nous trois, au trot pour rattraper la compagnie de débarquement... »
Les deux camarades et le biquet n'ont pas atteint la première pente du
raidillon que, derrière, deux voix s'exclament :
« Ma parole, c'est Paulette en personne! En ce lieu! par quel miracle!
- Et Anne avec elle, avec Corfou en surplus? C'est invraisemblable! »
Sous le coup d'une complète stupéfaction les deux camarades se
retournent en sursaut, et toutes deux d'une même voix étranglée :
« Jean! Jean!... mon cher Jiji !. Jean Juilliard sûr cette grève! D'où sortez-
vous?
— Et Alcide Guilmain aussi! C'est fou! »
Quelques secondes d'ahurissement les tiennent immobiles face à face tous
les quatre. Puis, l'affection l'emportant sur la surprise, les mains se joignent et se
serrent d'une même étreinte avec des balbutiements confus. Jean articule :
« Vous, ici, aux Baléares! Votre carte datée de La Rochelle m'annonçait
le départ de l’Aréthuse pour le golfe de Guinée! »
La petite Bourguignonne riposte :
« Moi, je vous croyais bien au vernissage du Salon des beaux-arts ! »
Et quatre éclats de rire résonnent à pleine gorge, si haut et si clair qu'ils
font retourner Martiale et les jumelles à peine éloignées d'une centaine de pas et
qui, toutes les trois, non moins stupéfaites, reviennent en courant. Et tous

71
parleraient à la fois si, toujours calme, Martiale Cartier ne dominait ce tumulte
joyeux :
« Mais vous savez bien, Jean, et vous aussi, Alcide, que l’Aréthuse est un
bateau fantasque... il suffit qu'on la croie quelque part pour qu'elle se trouve
dans un endroit tout à fait inattendu. Revenez de votre stupéfaction : nous étions
bien parties pour la Guinée mais en passant devant Gibraltar notre bonne
goélette a estimé meilleur de nous amener ici en escale improvisée. Et pour
achever cette explication je vous dirai que vous nous trouvez en train
d'accomplir l'une des visites qui s'imposent à tous les touristes de cet archipel.
- Mais nous aussi, chère capitaine, répond Guilmain : seulement figurez-
vous que nous sommes ici en service commandé pour quelqu'un que vous
connaissez bien, ma chère Anne, notre ami M. Marolles, votre excellent père. »
La petite blonde a un sursaut violent de surprise :
« Mais mon père ignore absolument que nous sommes ici? »
Alcide se met à rire :
« Le roi des couturiers français n'en sait rien du tout, en effet, mais il
nous a envoyés ici, Jean et moi, à titre de metteurs en scène et de costumiers,
ayant reçu, d'un étranger fort original, commande de costumes 1830 en vue
d'une fête en hommage à Chopin... »
Cinq exclamations partant à la fois coupent la parole à Guilmain interdit,
et la voix aiguë de Paulette domine :
« Sir Freeman pour ne pas le nommer.
— Tiens, vous le connaissez? » ne peut s'empêcher de demander Jean.
Cette fois les cinq camarades s'amusent beaucoup.
« Non! Mais cela devient du plus haut comique, intervient Geneviève.
— Et nous allons de propos incohérents en propos incohérents, complète
Marguerite; nous aussi, nous faisons partie de la cérémonie en honneur de
Chopin.
— Et c'est pourquoi vous nous trouvez ici au pied du monastère des
chartreux, continue Martiale, en train de commencer cette manière de pèlerinage
que, si vous le voulez bien, nous allons faire ensemble, ce qui va nous permettre
de renouer, dans une rencontre bien inattendue, nos souvenirs amicaux
d'autres croisières. »
Cette fois les deux jeunes gens approuvent immédiatement Guilmain, qui
ajoute :
« Seulement, je vous en prie, montons vite là-haut, car nous y sommes
impatiemment attendus par Marc du Viguier et sa charmante femme. »
Cinq cris qui sont cette fois de stupeur, car il semble aux camarades de
l'Aréthuse que les deux jeunes gens aient littéralement perdu la tête :
« Marc ici? Manette ici? Mais vous vous moquez du monde! C'est de la
folie pure! »

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Jean Juilliard, de deux mots, explique :
« Mais si... C'est très simple. Ce matin, comme Alcide et moi nous allions
partir avec nos colis, Ercole Zanetti, le manager de notre cher Marc, nous a pris
à bord de l'avion avec lequel il part conduire Marc et sa femme dans une tournée
de concerts à Milan, Vienne, Bucarest et il nous a débarqués avec notre
chargement, puis a conduit pour une demi-heure Marc au couvent illustré par
Chopin d'où tous trois vont repartir sans délai. Alors si vous voulez les voir,
grimpons vite au couvent. »
Malgré la stupéfaction que leur cause ce nouveau rebondissement encore
plus compliqué que les autres, il n'y a pas une seconde d'hésitation : l'équipage
de l'Aréthuse tout entier et les deux jeunes gens, sans plus prononcer un mot,
sont déjà partis d'un pas accéléré.
Bravant l'essoufflement et les cailloux roulant sous leurs pieds, ils
atteignent, à la force du jarret, le petit village de Valldemosa et débouchent sur
une place dominée par l'église. Continuant à courir à perdre haleine, le groupe
franchit la porte féodale en ruine au-delà de laquelle, dans une manière de jardin
devenu sauvage, trois visiteurs apparaissent, devant qui une gardienne chargée
d'un lourd trousseau de clefs cliquetantes, ouvre une à une les portes des cellules
monacales.
« Marc! Manette! »
Devant les noms criés à tue-tête à la fois par Martiale, les Trévarec,
Paulette et Anne, le compositeur et sa compagne, toujours aussi ravissante dans

73
son élégante tenue de voyage, se sont retournés. Et c'est immédiatement une
véritable mêlée affectueuse d'embrassades au milieu des rires, des questions,
Marc et Manette étant naturellement stupéfaits de cette arrivée.
Mais déjà Ercole Zanetti levant les bras au ciel avec sa faconde
napolitaine crie à tue-tête :
« Per la madona di San Stéphane, vite, vite, nous avons un quart d'heure
pour retrouver l'avion. Vite, signer maestro, il faut partir... j'ai deux millions de
lires de location à Milan ce soir. »
La gardienne agite furieusement son trousseau de clefs, pressée
d'introduire ces Français trop bavards et d'appeler un nouveau groupe de visi-
teurs à leur place. Tout de suite, comprenant la mimique, Marc entre le premier,
suivi de sa femme puis de tous leurs compagnons. Tandis que dans la lourde
chaleur du soleil au zénith monte le parfum des orangers, des citronniers, des
seringas, des cyprès, la femme, guide obligatoire et payant, conduit le groupe
dans le couloir très frais le long duquel s'alignent les cellules des anciens char-
treux. Elle ouvre plusieurs portes et, avec la dernière, démasque une pièce dans
laquelle apparaît un vieux piano fatigué vers lequel elle tend la main en disant
d'une voix sèche et rocailleuse :
« El s<enor Frederico Chopin... »
L'apparition est si inattendue, le nom illustre sonne si singulièrement sur
ces lèvres minces le prononçant avec une si absolue indifférence de guide
engagée à l'année pour une besogne mécanique que Marc du Viguier ne peut
retenir un haut-le-corps avec une sourde protestation. Il répète lentement comme
une prière à mi-voix :
« Frédéric... Chopin. »
Et il entend monter à son côté un timide sanglot à demi étouffé cependant
qu'il sent sa main saisie et serrée nerveusement par les doigts gantés de Marie-
Antoinette aussi bouleversée qu'il l'est lui-même. Tant de grandeur au milieu de
tant de délabrement qu'accentuent de pauvres meubles modernes étriqués,
quelques objets disparates avec au mur des photographies dont l'une porte en
grands jambages cette signature : Paderewsky.
Derrière les deux époux étreints par la même émotion, le petit groupe des
Français et de l'Italien s'est immobilisé, tous muets et pénétrés par un égal
bouleversement.
Un grand silence tombe comme si, dans cette pièce à l'apparence minable,
tous et toutes voyaient passer lentement l'ombre souffrante et douloureuse du
sublime compositeur polonais.
Mais le cliquetis du trousseau de clefs soulignant l'impatience de la
gardienne brise l'enchantement. Marc jette un dernier regard sur le piano délabré
et la morne cellule, il prend le bras de Manette dont les yeux se sont emplis de
larmes. Et il murmure tout bas :
« Partons... C'est trop affreux, partons tout de suite. »

74
II entraîne sa femme le long de l'allée où se promenait voici plus d'un
siècle le maître des Préludes et des Nocturnes appuyé sur l'épaule de George
Sand, son inspiratrice.
Muets eux aussi, le peintre Juilliard et l'archéologue Guilmain mêlés à
l'équipage de l'Aréthuse suivent en descendant vers la place de Valldeinosa. Et
lorsque le groupe entier n'est plus qu'à quelques pas de la curieuse petite église,
par une rue de côté jaillissent trois coups de klaxon aussitôt traduits par un cri
d'Ercole Zanetti :
« La voiture! C'est l'heure, vite, vite, l'heure de l'avion. Embarquons et en
quatrième vitesse. Pronto!... pronto!... prontissimo, signor maestro ou ma
recette de Milan ce soir est perdue. »
Toute une bousculade d'embrassades et d'adieux auxquels le Napolitain,
agitant ses longs bras, met fin en poussant Marc et Manette dans l'automobile
que, grimpant à côté d'eux, il fait partir à fond de train dans un démarrage
cacophonique.
Quelques minutes, les compagnons, d'abord déconcertés par la fougue de
cet enlèvement, se retrouvent face à face. Et reprenant leur sang-froid, Jean et
Alcide commencent à descendre le raidillon caillouteux en compagnie de leurs
amies de l'Aréthuse si singulièrement retrouvées. Et les explications s'échangent
cette fois posément et clairement.
Martiale raconte l'aventure inattendue qui a mis l'équipage de la goélette
en relation avec Sir Freeman et sa nièce Morgane. Alcide explique que,
débarquant de l'avion, Jean et lui ont été porter leur colis et lettres d'introduction

75
à l'adresse donnée de l'hôtel Impérial. N'y trouvant personne, ils ont frété le taxi
qui, par la route de dix-sept kilomètres partant de Palma, leur a permis de
rejoindre pour quelques instants Marc du Viguier et sa femme au cours de leur
trop brève escale au couvent de Valldemosa.
Lente descente pendant laquelle les camarades de tant d'aventures
précédentes retrouvent une fois de plus la confiance affectueuse qui les lie en
toute amitié et le groupe débouche sur la large grève où attendent d'un côté le
taxi de louage des deux jeunes gens, et de l'autre le canot-moteur des cinq jeunes
filles.
Comme le biquet lassé de la promenade se secoue soudain et veut se
mettre à gambader, Alcide s'étonne :
« Ma parole ! Je n'y avais pas fait attention, mais ce démon de Corfou
porte à présent un bien beau faux col que je ne connaissais pas.
- Cadeau d'une belle dame, mon cher ami, plaisante Paulette, une très
belle dame et grande sportive dont ce jeune bandit a fait la conquête. On vous
racontera cela. »
Mais à la même seconde, à l'extrémité de la plage longue de trois bons
kilomètres, débouche un cheval lancé à fond de train dans une course éperdue et
que son cavalier semble incapable de contenir dans sa ruée folle. Sous le grand
soleil ardent, l'animal paraît en proie à une crise de démence, car il se débat en
hennissant. Et le coup de vent qui arrache un large chapeau de cowboy laisse
voir que le cavalier est une femme dont les boucles de cuivre brillent sous la
lumière ardente.
« Un cheval enragé ! crie Alcide. - Et la femme est perdue », répond Jean.
Mais sans hésiter, les deux amis, d'un commun accord, s'élancent à toutes
jambes pour tenter d'arrêter l'animal que sa cavalière cherche quand même à
dominer de ses genoux serrés et de ses bras tendus. Visiblement, de tout son
corps et de toute sa force, la jeune femme essaie de ralentir la course meurtrière
en faisant cabrer l'animal écumant. Manœuvre absurde, car la bête risque de se
renverser sur sa cavalière écrasée.
Coureur plus rapide que Jean, Alcide, avec la plus téméraire des
hardiesses, se jette en travers, saisit à deux mains la tête de l'animal ruisselant de
bave et, dans une irrésistible torsion, le prenant au mors et aux brides, l'oblige à
s'immobiliser avant de glisser lourdement sur le sable. Mouvement aussi
imprévu que désespéré qui arrache de sa selle la cavalière mais lui évite une
chute mortelle. Elle chancelle et va s'abattre quand Jean arrivant à son tour la
retient. Et tandis que le cheval à demi couché souffle bruyamment, les deux
Français soutiennent l'amazone haletante mais sauve.
Se trouvant ainsi à l'improviste, en face d'une créature bouleversée dont
les traits lui apparaissent à première vue splendides, Alcide Guilmain, fidèle à
son extrême correction habituelle et au calme étonnant qui est le sien dans toutes
les circonstances graves, s'incline à demi et déclare :

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« Excusez, mademoiselle, la brutalité de mon geste, mais si je n'avais pas
agi aussi rudement, cette bête enragée vous aurait certainement cassé la tête ou
les reins.
- Enragé est le mot, car votre monture était mordue au sang par cet affreux
animal », achève Jean, qui, ramassant le stick tombé à l'eau, fait sauter de la
croupe du cheval un énorme taon collé à son dos et l'écrase dans le sable d'un
coup de talon.
Comme, accourant sur les pas de leurs amis, les cinq matelots de
l'Aréthuse arrivent bouleversées par la rapidité et la violence de l'accident,
Martiale reconnaît avec stupeur l'amazone toute chancelante :
« Miss Morgane!
— Mes amies!... mes amies de l'Aréthuse! »
La nièce de Sir Freeman se montre une fois de plus la sportive entraînée
qu'aucun accident ne surprend. Elle se redresse de toute sa taille et, sur un ton
qui les étonne, elle déclare :
« Déjà l'autre jour en mer, mesdemoiselles, à la fin de cette course
nautique je vous ai dû la victoire... aujourd'hui je dois la vie à ces deux gentle-
men vos amis qui doivent être, je suppose, les deux envoyés de Paris dont j'ai
manqué l'arrivée à l'hôtel Impérial. Acceptez, tous et toutes, ma reconnaissance.
»
L'attitude de fierté calme et de maîtrise de soi-même de la jeune étrangère
est telle qu'une même surprise se peint sur les visages et Morgane se met à rire,
semblant beaucoup moins émue que ceux qui viennent de l'arracher à une mort
certaine.
Elle enlève lentement le gantelet de sa main droite, tend ses doigts effilés
à Alcide pour un remerciement d'une force presque virile et prononce :
« Monsieur vous êtes évidemment ou Jean Juilliard ou Alcide Guilmain
annoncés par la lettre que j'ai ouverte il y a une demi-heure; retenez que
Morgane Freeman n'oublie jamais rien de ce que l'on fait pour elle ni dans le
bien ni dans le mal. »
Un peu interdit malgré tout, quoiqu'il ne s'étonne jamais facilement,
Alcide accepte les doigts offerts en s'inclinant à demi et rend la poignée de main
énergique qui lui est ainsi accordée. Puis très exactement comme s'il ne s'était
rien passé d'extraordinaire et tandis que le cheval encore tout tremblant se
redresse, Morgane explique tranquillement :
« Mes chers amis, montez immédiatement avec moi au couvent des
chartreux. Claude Morizel vient de m'apprendre que, là-haut, le grand
compositeur français Marc du Viguier se trouve en pèlerinage. Je veux que,
toutes affaires cessantes, ce musicien admiré de partout, accepte de se joindre à
nous pour célébrer notre fête en mémoire de l'illustre Chopin. Venez, venez
tous!»

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A ce moment dans le ciel grandit un vrombissement. Avec autant de
tranquillité que sa singulière interlocutrice, Alcide lève le doigt vers le ciel et
montre une silhouette qui traverse l'azur et répond :
« Trop tard, mademoiselle : le maître du Viguier passe en ce moment là-
haut en direction de Milan où il sera tout à l'heure. »
Le visage de Morgane s'empourpre de colère; elle frappe du talon de sa
botte le sable et jette à voix sèche :
« Mil demonios! La splendide occasion perdue. Avec ce pauvre Claude on
arrive toujours trop tard partout! »
Geneviève Trévarec veut alors intervenir en proposant son secours
médical pour examiner sommairement les suites possibles de l'accident survenu
à Morgane, mais celle-ci se refuse à tout secours en disant avec autorité :
« Ah bah! laissez donc, j'en ai vu bien d'autres! et mon cheval est plus
malade que moi... ce qui ne va pas l'empêcher de repartir. »
Comme Martiale et Marguerite essaient encore de proposer leur aide, le
capitaine offrant à Miss Morgane de la ramener par mer au moyen du canot-
moteur jusqu'à Palma, la jeune fille éclate d'un de ses rires habituels de bravoure
:
« Du tout, du tout, je repars comme je suis venue sur le dos de mon brave
étalon qui va se faire pardonner ses fantaisies en me ramenant au port où mon
oncle m'attend. Mais, comme il faut absolument que nous causions tous
ensemble le plus rapidement possible, je vous demande de continuer la
promenade en mer que vous aviez certainement commencé à faire autour de
cette admirable baie... et dans trois heures je vous attends tous, mesdemoiselles
et messieurs, en rade à bord de la Sorcière-des-Eaux afin d'y établir le plan de la
fête évocatrice que je veux splendide et qui le sera certainement, grâce à votre
aide. »
Avant que personne ait pu répondre, saisissant la crinière de son cheval et
bondissant en selle avec une souplesse de cowboy, Morgane, recoiffée de son
grand chapeau et une étrange lueur combattive sur son beau visage autoritaire,
donne de l'éperon et repart au galop en criant :
« Arrivedere Ladies and Gentlemen. A bord de mon steam-yacht dans
trois heures! »
Le cheval a pivoté sur ses jambes de derrière en se cabrant de celles de
devant et avec un hennissement sonore il repart à fond de train comme il était
arrivé.
Dans le groupe des Français il y a une minute de stupeur immédiatement
suivie d'un brouhaha de conversations partant toutes à la fois. Mais Martiale
reprend son autorité en proposant :
« Si vous voulez mon avis, nous n'avons qu'à accepter l'invitation si
étrangement faite par cette extraordinaire personne. Et puisque nous sommes
tous réunis pour ce qui me paraît une nouvelle aventure, accordons-nous le

78
plaisir de cette promenade en mer si singulièrement amorcée. Au canot, et
embarquons toujours; la mer est belle, profitons-en. »
Pendant que les cinq camarades se mettent à dégager le grappin et à faire
accoster le canot-moteur, Jean et Alcide s'arrêtent encore un instant pour
regarder la cavalière fuyant à l'extrémité de la grève, et Jean murmure :
« Quel portrait on ferait de cette créature-là! »
Sans répondre à ce mot de peintre frappé dans sa vision d'artiste, Alcide
s'est arrêté. Il se penche sur le sol, ramasse le gantelet de daim à crispin que
Morgane a laissé tomber, le défroisse, le regarde un moment puis sans répondre
le glisse dans la poche intérieure de sa vareuse.

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CHAPITRE VIII

LE CONSEIL INTERROMPU

«MAINTENANT que nous sommes complètement au courant, vous, des


événements qui nous ont mis en rapport avec les Freeman, nous, de la
commande à la maison Marolles qui vous a conduits auprès de ces mêmes
Freeman, la question se pose de savoir ce que nous allons faire. Allons-nous
continuer nos relations avec ces yacht-men étrangers? ou allons-nous, d'un
commun accord également, trouver deux prétextes pour repartir, nous en
Méditerranée et vous à Paris? » Usant du petit ton calme et précis qui est le sien
lorsqu'elle débat un projet avec ses camarades, Martiale Cartier fait du regard le
tour de ses compagnons assis en cercle sur le sable de la grève et attend la
réaction en fixant principalement le visage d'Alcide Guilmain.
Sans se presser, celui-ci regarde un moment le paysage qui l'entoure, la
petite baie encaissée au bord de laquelle est mouillé le canot-moteur, l'ombre
douce et fraîche portée par les rochers. Puis il écrase sa cigarette sur un galet,
examine Martiale, les deux Trévarec, Anne et Paulette immobiles et enfin Jean
Juilliard qui, assis sur un bloc de cailloux, dessine sur son inséparable album. Et
enfin avec cette sorte de nonchalance qui lui est coutumière, le jeune ingénieur
répond :
« Ma chère capitaine, toutes choses égales d'ailleurs, comme l'écrivent
volontiers les mathématiciens je n'éprouve aucune peine à vous donner mon
avis. Il est évident que ce navigateur Sir Freeman, dont les manuels de yachting
ne disent pas grand-chose, cette Miss Morgane étrangement fougueuse et cet

80
écrivain français Claude Morizel arraché par vous à un crabe affamé, sont trois
personnages dont l'originalité est pour le moins singulière. Ce qui ne veut pas
dire qu'ils soient antipathiques à première vue. Mais personnellement je
n'apprécie pas beaucoup ce projet qui consiste à venir en ce lieu où les ombres
illustres ne devraient pas être dérangées, organiser une espèce de fête mondaine
de commémoration que personne ne leur a demandée, et je me dispenserai
volontiers d'y assister, laissant seulement sur place les costumes que notre
excellent ami Marolles, trop commerçant pour jamais refuser une affaire, a
chargé Jean et moi d'apporter à cet oncle et à sa nièce désireux de célébrer
Chopin et George Sand en ce lieu rendu fameux par leur séjour voici un siècle.
- Ce qui signifie, interrompt Geneviève Trévarec, que notre ami Alcide
est partisan d'une rupture polie, mais très nette avec le capitaine de La
Sorcière-des-Eaux. »
Alcide lève la main en signe de protestation : « Pas le moins du monde,
ma chère Faïk. D'abord parce que je m'en voudrais beaucoup de priver Gaït,
Anne et vous, d'une fête mondaine qui, si elle est réussie, pourra être émouvante.
Ensuite parce que toute réflexion faite, je suis curieux de voir de près cet
étranger dont le bâtiment porte un nom digne des anciens boucaniers.
- Et aussi, ne peut se tenir d'ironiser Paulette, de revoir la belle personne à
qui, voici quelques heures, vous avez sauvé la vie d'une manière si
dramatique...»
Guilmain se met à rire :
« Mais pourquoi pas, Miss Paulette Moutarde dont je retrouve avec joie
l'esprit frondeur.
— Par conséquent, reprend Martiale, votre avis est que, avec certaines
réticences, nous répondions à l'invitation qu'en repartant tout à l'heure sur sa
monture blessée, Miss Morgane Freeman nous a adressée : venir la rejoindre cet
après-midi même sur le yacht de son oncle. Comme nous avons l'habitude de
faire à bord de l’Aréthuse chaque fois qu'il y a une décision à prendre, et comme
nous l'avons déjà fait en recevant la première invitation de Sir Freeman, je mets
aux voix cette nouvelle décision : nous continuons les relations entamées au
cours de la première visite à bord du steam-yacht et de la coopération à la course
des nageuses. »
Les trois mains de Geneviève, de Marguerite, et d'Anne d'abord, puis un
peu plus lentement la main de Paulette se lèvent et Martiale prononce :
« Continuation des relations : adopté à l'unanimité. »
D'un geste brusque, Paulette s'est levée, elle court vers Jean Juilliard que
ses noires prunelles aiguës guettaient depuis un long moment et des genoux du
jeune dessinateur elle enlève l'album qu'elle brandit triomphalement en criant :
« Avec la double permission de l'auteur du dessin et de notre capitaine,
voici pour le journal de bord de YAréthuse, l'illustration du sauvetage de Miss
Morgane par Alcide Guilmain saisissant au passage un coursier emballé comme
l'Hercule de la fable jadis en pleine course la biche aux pieds d'airain... »

81
Mais le sifflet de la capitaine met immédiatement de l'ordre dans
l'équipage et ses invités. Dix minutes ne se sont pas écoulées que, Martiale à la
barre et Anne à l'avant, le canot-moteur de la goélette chargé des deux jumelles,
de Paulette, de Jean et d'Alcide, déborde de son mouillage provisoire. A
moyenne vitesse, remonte vers le large pour rejoindre la grande rade de
Majorque.
Navigation de près d'une heure au cours de laquelle les sept amis
continuent de parler avec toute l'affection qui les lie depuis tant d'aventures cou-
rues en commun. Soudain les conversations s'arrêtent, car à quelques encablures
commence à se dessiner très à l'écart en grande rade une haute silhouette noire
immobilisée par deux ancres de bossoir mouillées sur de fortes chaînes :
« Le steam-yacht La Sorcière-des-Eaux », annonce Martiale et une
même exclamation admi-rative échappe à Jean et à Alcide qui, arrivés à
Majorque, depuis quelques heures, n'ont point encore vu le navire des Freeman.
Augmentant sa vitesse, le canot-moteur de l'Aréthuse approche
rapidement du beau navire à la haute muraille, aux lignes élancées, aux deux
mâts à signaux et à la corne duquel se déploie l'étrange pavillon bleu au
croissant d'or et aux étoiles d'argent. Navire qui, grâce à son moteur atomique
dissimulé sous le pont dégagé, doit évidemment être un extraordinaire coureur
de mers avec son avant taillé en tranche-mer et les formes dégagées de son
arrière sous la voûte duquel se dissimulent deux puissantes hélices. Tandis que
ses doigts serrent contre ses genoux son biquet et jouent avec le beau collier
d'orfèvrerie, Paulette murmure à mi-voix :
« Si je n'avais pas l'Aréthuse que j'aime pardessus tout, je souhaiterais
commander un jour une unité pareille. »
Rapidement le canot-moteur de la goélette prend du tour et sous la main
de Martiale vient accoster à tribord l'échelle de coupée à laquelle Anne amarre
immédiatement la légère embarcation. Martiale qui se trouve en tête débouche la
première sur le pont de La Sorcière-des-Eaux et y est accueillie par une grande
exclamation :
« Capitaine Cartier et vous toutes mesdemoiselles et vous aussi messieurs
Guilmain et Juilliard annoncés par la lettre de la maison Marolles, voilà dix
minutes que le guetteur m'a averti de votre approche : soyez à mon bord les très
bienvenus. »
Nu-tête et sa carrure d'athlète soulignée par une légère vareuse de toile
blanche, Freeman est là, les deux bras tendus et largement ouverts, distribuant
de vigoureuses poignées de main. Tandis que son visage hâlé, aux prunelles d'un
bleu d'acier, multiplie les sourires d'accueil. En même temps, dans ce français
qu'il parle sans accent mais avec des tonalités un peu rauques, le maître du
splendide steam-yacht accumule les explications : car autour de lui, silencieux
sur leurs pieds nus, les matelots à type exotique de l'équipage vont et viennent
chargés de caisses et de colis qu'ils tirent de la carlingue rouge de l'hélicoptère
posé sur l'avant.

82
« Excusez-moi, je vous prie, j'ai honte de vous recevoir au milieu de ce
désordre. Mais, vous savez, avec les affaires que je mène chaque jour, je reçois à
l'improviste des envois que je dois mettre tout dé suite à fond de cale avant de
les transporter à mon prochain voyage dans mon île des Caraïbes, Et ce matin,
un avion venu de France et un autre d'Italie m'ont apporté des caisses urgentes
que mon hélicoptère n'arrête pas de décharger en les prenant sur l'aérodrome de
Majorque. Alors ce n'est plus un navire de plaisance que j'ai sous les pieds, c'est
un cargo. Aussi vous me voyez confus plus que je ne saurais le dire. »
Parlant très haut, très fort, avec des gestes qui semblent vouloir étreindre
et décharger lui-même les colis entassés, Sir Freeman rit à gorge déployée et,
prenant d'un geste familier le bras de Martiale Cartier, il continue :
« Mais venez, suivez-moi... par ici l'entrée du grand carré. Vous y êtes
attendus par Morgane et Claude qui ont toutes sortes de choses à vous montrer, à
vous expliquer. Ah ! Monsieur Guilmain, ma nièce m'a tout raconté : vous
m'avez sauvé celle qui est une terrible imprudente et sans laquelle la vie n'aurait
plus aucune valeur pour moi. Venez, venez tous et toutes par ici. »
Parlant toujours très fort et gesticulant avec une agitation qui semble bien
singulière chez cet homme grave et au faciès dur, il a ouvert une porte et
conduisant toujours Martiale, lui fait descendre une dizaine de marches et
annonce :
« Le grand carré de La Sorcière-des-Eaux et la reine de ce salon qui lui
est réservé : Morgane, ma nièce! »
Quittant le bras de Martiale, le yachtman a saisi Alcide à l'épaule et le
pousse en avant en clamant avec un gros rire :
« Ma chère, devant nous tous réunis, embrassez votre sauveur... votre
oncle et tuteur autorise et au besoin ordonne cette dérogation aux règles ha-
bituelles du grand monde. »
Et comme entre la jeune fille un peu déconcertée malgré sa hardiesse et
l'ingénieur surpris à l'improviste il y a quelques secondes de gêne, la voix de
Freeman tonne :
« Par ordre du commandant du bord, maître après Dieu de La Sorcière-
des-Eaux, vous deux : obéissez! »
Et le baiser ordonné et un peu hésitant s'échange, souligné par les
applaudissements des camarades de l'Aréthuse et de Jean Juilliard, cependant
que Claude Morizel approuve avec une réticence beaucoup plus visible.
Mais Sir Freeman entend briser court aux préliminaires d'une réunion qu'il
veut mener rondement en homme surchargé de besogne et accoutumé à voir tout
plier devant lui :
« Distribuez-vous les sièges. Sur cette table il y a du whisky d'Ecosse, du
gin d'Amérique, du cognac français à vos choix. Servez-vous et buvons au
travail que nous allons faire ensemble dans l'esprit que j'ai décidé pour répondre
à une idée à laquelle ma chère nièce tient de toute sa volonté... Volonté qui est
devenue naturellement la mienne. »

83
Encore le gros rire, puis sans laisser à personne le temps de prononcer un
mot, Freeman pose à plat d'un coup sec sur la table ses deux fortes mains, les
doigts bien écartés comme pour éliminer d'avance toute objection ou toute
réplique :
« Si j'ai mis au mouillage en grande rade de l'île Majorque des Baléares
mon navire, alors que j'achève en ce moment une tournée d'affaires d'une
importance capitale, c'est que Miss Morgane s'est éprise à la fois du culte de
l'illustre musicien Frédéric Chopin et d'une admiration sans borne pour la
célèbre George Sand dont elle connaît tous les livres par cœur. Quand elle a
appris par les guides et par les récits de Claude Morizel, ici présent, le séjour en
ce lieu de ces deux fameux artistes, Morgane a voulu donner, devant les nom-
breux hôtes de l'archipel une fête d'hommage au cours de laquelle elle se
réservera la joie d'incarner la romancière française avec, pour partenaire, un ami
qui figurera le compositeur polonais. Naturellement, à la fois quelque chose de
très simple et de très émouvant. Je ne sais pas exactement comment, moi, ce
n'est pas mon métier; mais en m'envoyant les costumes anciens dont nous avons
besoin, le fameux roi de la couture française Marolles m'a annoncé votre arrivée,
monsieur Jean Juilliard que je suis heureux de recevoir ici et maître incontesté
de mise en scène théâtrale... Monsieur Juilliard, en levant mon verre de scotch
en accueil à votre venue, je vous donne la parole : que nous proposez-vous? »
Jean, suivant son habitude, tout en écoutant d'une oreille les phrases du
yachtman, guettait avec sa curiosité de dessinateur l'oncle, la nièce et aussi
Claude présenté comme un écrivain d'art français. Surpris par l'interrogation
directe, et mal habitué à la brusquerie du navigateur étranger, le peintre et
graveur pris de court ne put que balbutier une réponse un peu vague :
« Si... si, je comprends bien, il s'agirait de... de réaliser une manière de
tableau vivant... et, à première vue, il me semble qu'on pourrait associer à... à
cette présentation... que je verrais comme une manière de défilé... Les habitants
des îles avec... leurs costumes anciens...
— Magnifique! s'exclame de toute sa force Sir Freeman, une réponse
étonnante... une compréhension merveilleuse... Tout de suite, développez cette
idée... Ah! par tous les démons de la mer je ne peux pas être tranquille un
moment. »
Sur un écran placé à l'extrémité du carré, une plaque rouge lumineuse
vient d'étinceler comme une flamme et coup sur coup trois fois s'allume et
s'éteint.
Repoussant d'un revers de main son verre à moitié plein sur la table, Sir
Freeman s'est dressé, une colère subite aux yeux et gronde :
« Damnée radio!... mes correspondants ne peuvent jamais me laisser en
repos quand je suis occupé. Excusez-moi tous et discutez entre vous... Je
reviens. »
Et d'un bond le maître du steam-yacht se précipite vers une porte qu'il
enfonce plutôt qu'il ne l'ouvre et disparaît dans une coursive.

84
L'hélicoptère à carlingue rouge s'élève verticalement.

85
Sortie tellement stupéfiante que les cinq de l'Aréthuse restent immobiles
et muettes tandis que Jean et Alcide se regardent avec stupeur.
Dans le silence, Claude Morizel a un petit rire moqueur et il ouvre la
bouche pour une réflexion qu'il n'a pas le temps de prononcer, Morgane lui
coupant sèchement la parole d'un geste autoritaire, puis se ressaisissant la jeune
fille feint une indifférence qu'elle ne ressent certainement pas et prononce avec
un embarras évident :
« Excusez, chères amies, cet incident et vous aussi que je me permettrais
d'appeler par vos prénoms puisque nous devenons collaborateurs, vous Jean et
vous mon sauveur Alcide. Vous ne sauriez croire à quel point mon oncle, qui est
en rapport constant d'affaires très importantes avec des correspondants de New
York à Istamboul, se trouve harcelé par ces appels radiophoniques vingt fois par
jour. Moi, je suis habituée, mais évidemment, pour vous, n'est-ce pas?... Que
cela ne nous empêche pas de continuer à travailler puisque justement nous
venons de mettre sur pied un commencement de plan... alors je vous en prie,
Jean, reprenez et développez ce que vous avez commencé à expliquer. »
Mais Juilliard n'a pas le temps de répondre, car la porte de la coursive
vient de se rouvrir aussi
Brutalement qu'elle s'était fermée. Et dans l'encadrement, la haute
silhouette de Freeman réapparaît.
Un Freeman devenu très pâle et dont les yeux clairs étincellent. Il s'avance
au milieu du carré et d'une voix brève et dure :
« Mes regrets à tous. Une affaire très g^ave parmi les plus importantes
que je mène de front en ce moment... L'affaire que je conduis depuis des mois
touche à son aboutissement et exige ma présence à cent lieues d'ici sans aucun
délai. J'ai le regret de rompre la séance que nous avions si bien commencée car
je pars immédiatement. Morgane et Claude mettront au point avec vous le projet
que nous venons d'élaborer. Mesdemoiselles de l'Aréthuse, messieurs Juilliard et
Guilmain, je vous rends votre liberté en ce moment, je vous remercie de votre
concours et vous prie de revenir ici demain travailler avec ma nièce. »
Devant cette mise en demeure, les sept Français salués chacun d'une
poignée de main vigoureuse regagnent la coupée et le canot de l'Aréthuse qui les
attend au bas de l'escalier.
Mais à peine le canot à moteur a-t-il couvert deux encablures que sur le
large pont de La Sorcière-des-Eaux il y a un grand mouvement.
D'une part à l'avant, l'hélicoptère à carlingue rouge s'enlève verticalement
et part à toute vitesse en direction de l'aérodrome de Majorque.
Puis sur le pont arrière, un hangar qui demeurait fermé s'ouvre par le
milieu en deux parties démasquant un petit avion noir et blanc qui doit être d'une
rare puissance et d'une rare vitesse. Sur cet appareil, deux ou trois des matelots
de La Sorcière-des-Eaux montent et s'installent. Derrière eux se profile la haute
silhouette de Sir Freeman. Près de lui, très visible dans la robe blanche dont les

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camarades de l'Aréthuse avaient remarqué l'élégance pendant la brève séance de
travail, s'avance Morgane.
A cette courte distance, aucun détail n'échappe à l'équipage du canot
moteur. Sur une poignée de main, l'oncle et la nièce se séparent, puis Freeman
escalade la carlingue qui se referme derrière lui. Laissant sur le pont de La
Sorcière-des-Eaux Morgane seule avec Claude, l'appareil, d'un type très
nouveau, part en décollage vertical avec un grondement de tonnerre, monte vers
le ciel bleu et disparaît en quelques secondes.

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CHAPITRE IX

UN SOIR SUR L’ARÉTHUSE

PAULETTE, une fois de plus je vous admire...


— Pas possible? mon ami Jean; et à quel propos je vous prie? »
Bien campée dans sa tenue de prédilection : la culotte corsaire et le tricot
rayé à manches raccourcies, les cheveux sous un foulard noué à la diable et les
pieds nus sur le plancher du pont, la petite brune s'arrête en riant, tenant en main
le bâton chargé d'une brique1 au moyen de laquelle elle achève de frotter
vigoureusement le bordage de tribord, et elle riposte :

1. Sur les yachts, le nettoyage du pont s'effectue au moyen d'une brique


fixée à un manche, d’où l'expression réglementaire « briquer le pont ».

« Je ne vois pas ce que présente d'admirable ma volonté de gratter


énergiquement le museau de mon Aréthuse dont je n'ai pas fait la toilette depuis
cinq jours. »
Jean Juilliard, assis contre le canon porte-amarre, continue de classer les
feuillets couverts de croquis qu'il remet en ordre et explique :
« Si, mon amie, je vous trouve admirable parce que, en héroïne du devoir
professionnel, vous avez abandonné votre chef et vos camarades parties avec la

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belle Morgane, le compagnon Alcide et ce guide plein de science Claude
Morizel, pour une nouvelle et passionnante excursion à travers Majorque.
— Excursion qui est la cinquième en cinq jours, alors que les quatre
premières m'ont suffi largement, répond Paulette qui reprend sa brique et frotte à
tour de bras la lisse. Je ne pouvais plus laisser davantage mon bateau tout seul à
l'ancre sans lui faire sa toilette. Ces galopades en tenue de sortie, qui à ma
grande surprise, paraissent plaire curieusement à ma capitaine, à nos deux
jumelles et naturellement à Anne toujours très femme du monde, ne sont pas de
mon goût. Je suis un marin, moi, et je reprends mon poste avec joie, pour le seul
plaisir de me retrouver à mon bord et d'y travailler. »
Puis avec cette mine de malice que Paulette prend volontiers en tournant
vers le peintre le retroussis léger de son nez et ses yeux moqueurs, elle ajoute :
« Et je remercie mon ami Jean Juilliard de m'avoir fait l'honneur de
m'accompagner au lieu de m'abandonner à la solitude avec le seul Corfou, en
cette rade des îles Pityuses où la pauvre Aréthuse dort au mouillage depuis que
tout son équipage circule à terre en escorte d'une très belle étrangère imaginant
de préparer une fête que je voudrais bien voir terminée pour reprendre enfin la
mer. »
Juilliard approuve avec un geste de tête :
« Moi aussi, comme vous Paulette, l'histoire dans laquelle sont engagées
nos amies ne me plaît qu'à-demi et c'est très volontiers que j'ai saisi le prétexte
de classer mes croquis pour rentrer dans le calme de notre chère goélette avec la
meilleure des camarades que j'aie à son bord. J'ajoute que j'ai dessiné tout cela
sans bien deviner à quoi mes griffonnages de paysans et de costumes vont servir
pour monter le tableau vivant dont ce diable à quatre pattes d'Alcide s'est
chargé... »
Paulette a une moue dubitative :
« Cette extraordinaire Morgane qui mène tout le monde à la baguette,
costumée en George Sand et accompagnée d'un Chopin sous les traits de Claude
à moins que ce ne soit sous ceux d'Alcide... Je ne vois pas très bien cela. Même
si l'ami Guilmain organise tout un défilé de paysans en costumes anciens des
Baléares, je n'arrive pas à imaginer ce que cela donnera... »
Sur cette expression d'incertitude, Paulette ramasse et range dans un coin
ses instruments de nettoyage, s'essuie le front d'un revers de main et, regardant
tout autour d'elle l'eau calme traversée par de folles risées, elle déclare :
« Je commence à en avoir assez de ce mouillage qui dure depuis une
semaine, d'autant que la mer aujourd'hui a une drôle de figure, vous ne trouvez
pas, Jean? »
Le peintre esquisse une moue :
« Oui, il me semble aussi, car il fait vraiment étouffant; mais je ne m'y
connais pas comme vous et tout ce que je peux dire c'est qu'il y a quelque part de
l'orage dans l'air. »

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Paulette s'est hissée sur les porte-haubans de tribord et, la main en éventail
sur les yeux, elle examine l'horizon avec méfiance.

« L'eau est pesante : un calme de mauvais augure. Et tout bleu qu'il soit,
ce ciel semble tissé d'une espèce de grisaille qui me déplaît. D'autant que de très
loin, j'ai l'impression qu'il existe quelque chose de noirâtre d'aspect assez
singulier... Et quel que soit l'agrément que puisse procurer à nos camarades une
cavalcade aux côtés de Miss Morgane, ayant évidemment comme de coutume
exhibé encore une toilette nouvelle pour le plaisir des yeux d'Alcide et de
Claude, je serais plus tranquille si l'équipage ne tardait pas trop à rallier notre
bonne Aréthuse... »
A la même minute, un grondement lointain commence de rouler vers les
falaises mal discernables de Majorque et de Minorque. Et presque aussitôt une
silhouette se dessine et se précise que les deux camarades distinguent en même
temps, lui au son grandissant, elle aux lignes très reconnaissables pour son œil
exercé :
« La grosse vedette de la Sorcière-des-Eaux qui vient à toute allure sur
nous, annonce Paulette.
— Avant que la journée soit finie? que peut-il se passer? » s'étonne Jean.
Tranchant de son étrave l'eau calme qu'elle rejette de droite et de gauche
en deux lourdes niasses d'écume blanche, la grosse embarcation qui sert de
chaloupe au steam-yacht des Freeman arrive droit vers le mouillage de la
goélette à sa vitesse accoutumée. Elle prend un large tour et laissant apercevoir à

90
l'arrière la barreuse tout debout au gouvernail, coupe son moteur et, dans un
dernier élan, vient se ranger au flanc de la goélette.
« Hurrah! hurrah! hurrah! »
Une grande exclamation joyeuse sonne, lancée par cinq ou six voix à la
fois, — celle de Martiale, des deux Trévarec, d'Anne saluant ensemble Paulette
et Jean debout à l'avant de l’Aréthuse. Tandis qu'un matelot indigène aidé par
Alcide et Claude saisit au passage les défenses de corde que Paulette, toujours
prudente, s'empresse de placer le long de son navire pour éviter le choc
d'accostage. Et la voix claire de Morgane crie à tue-tête :
« Puisque l'Aréthuse ne vient pas à nous, alors que nous avons besoin de
nos amis Paulette et Juilliard, c'est nous qui venons à elle! »
II y a un moment de confusion, tous et toutes parlant à la fois, et Martiale
passe la première pour faire à la visiteuse inattendue les honneurs de son propre
bord. Après quelques instants de propos joyeux, Morgane qui se trouve comme
toujours partout chez elle, donne une caresse à Corfou, s'assied sur le rouf dans
une pose qui met en valeur sa silhouette et sa tenue d'excursionniste. Et, prenant
la parole d'autorité, elle déclare :
« D'abord, mon amie Martiale, laissez-moi vous dire combien je trouve
délicieuse votre Aréthuse à bord de laquelle je suis heureuse de vous rendre
visite. Si je n'avais mon grand navire avec tout son confort je vous donne ma
parole que j'aurais joie à posséder un aussi joli et gracieux bateau que votre
goélette, et je vous envie toutes les cinq d'être les matelots d'un aussi élégant bâ-
timent. Vive l’Aréthuse et son équipage! Mais si je vous envahis ainsi à
l'abordage, il faut que vous sachiez, Paulette et vous Juilliard, que mon arrivée
est due à votre absence d'aujourd'hui parmi nous à Majorque. Nous avons eu une
décision à prendre brusquement et à l'unanimité. Alcide Guilmain, vous avez la
parole. »
Le jeune ingénieur, appuyé contre les porte-haubans, répond :
« Puisque le conseil est maintenant au complet, je répéterai qu'après ces
quelques jours de recherches le projet de Miss Morgane est au point en ce qui
concerne la partie spectacle. Nous avons tout ce qu'il faut pour organiser un
défilé devant Frédéric Chopin et George Sand en costumes 1830. Mais cette
manifestation d'hommage que présidera Miss Freeman sous les apparences de
l'illustre romancière assise à côté du grand compositeur, ne peut être une
pantomime muette. Tout ce défilé doit être soutenu par une série d'œuvres du
grand maître des Préludes soigneusement choisies et exécutées de manière
parfaite. »
Il y a une minute de silence approbatif, et, haussant le ton, Guilmain
tranche :
« A ma connaissance, personne ne pourrait oser interpréter une pareille
suite de chefs-d'œuvre et il n'existe qu'un moyen... Je vais partir ce soir pour
Paris, et tandis que vous continuerez ici à organiser la partie matérielle de cette
évocation, moi je rassemblerai les disques des œuvres de Chopin exécutées par

91
les plus grands pianistes de notre époque. Et je les rapporterai de toute urgence
avec le meilleur électrophone que je choisirai parmi ceux dont disposent les
ateliers de la Manufacture mécanique générale créés par mon père et mes frères.
L'électrophone Guilmain exécutera devant vous, Miss Morgane, et devant le
public rassemblé par vous, le plus magnifique concert qui répondra à vos désirs
et saluera les deux grandes mémoires que vous voulez honorer. »
Morgane s'est levée. Elle tend les mains à Alcide et, de sa voix chaude qui
tremble un peu, elle répond :
« Mon ami, mon ami, de tout mon cœur, de toute mon âme soyez
remercié. Grâce à vous, la fête dont j'ai rêvé, et pour la réalisation de laquelle
mon oncle m'a laissé le champ libre à tous les points de vue, va pouvoir se
réaliser. Merci et partez. »
Autour de la jeune fille les applaudissements crépitent et des phrases
d'approbations chaleureuses partent de tous côtés.
Mais, fougueuse comme à son habitude, Morgane Freeman coupe court à
tous les discours. Elle saisit Alcide par le bras, l'entraîne et, suivie de Claude
Morizel, fait passer le jeune ingénieur du pont de la goélette sur celui de la
vedette.
Alcide n'a même pas le temps de faire autre chose qu'un grand geste du
bras en signe d'adieu, car d'une secousse brutale la jeune fille lance le puissant
moteur, et la lourde embarcation part droit vers Majorque, laissant derrière elle
un long sillage d'écume blanche.
Sur le pont de l'Aréthuse, les cinq camarades et Jean Juilliard sont
demeurés muets de surprise devant tant de précipitation et s'entre-regardent
pendant une longue minute. Enfin Paulette laisse tomber de sa voix aiguë :
« Ce n'est pas une femme, cette Morgane, c'est un ouragan qui fonce à
cent nœuds à l'heure...»
Et comme Martiale commence une phrase, la petite brune coupe la parole
à sa capitaine par un grand éclat de rire. Regardant la maîtresse du bord dans sa
vareuse à galon d'or, les deux Trévarec et Anne dans leur tenue de sortie n° 1, en
blouse marinière et jupe de toile blanche, elle s'exclame :
« Mais vous êtes magnifiques toutes les quatre, de vraies gravures de
mode maritime à l'usage des régates internationales. Et même, ma parole, pour
sortir aujourd'hui avec cette demoiselle et ses deux cavaliers, vous aviez mis des
gants! »
De son geste affectueux, familier, Martiale saisit du bout des doigts
l'oreille de son matelot léger et répond :
« Et si, au lieu de te commander toi-même de corvée pour nettoyer le bord
tu étais venue avec nous, tu aurais bien été obligée de faire comme nous. Car, en
fait de promenade touristique à travers les deux îles, Morgane Freeman, que rien
n'arrête, nous a emmenés rendre visite en forçant toutes les portes avec son
extraordinaire audace, à toutes les autorités locales et à tous les propriétaires de
villas luxueuses afin d'inviter à sa soirée de gala la moitié des habitants de

92
l'archipel. - Journée diplomatique, ajoute Geneviève Trévarec, au cours de
laquelle s'est posée la question que nous venons de résoudre : la nécessité de
soutenir le défilé historique par un programme musical pour la réalisation
duquel c'est encore une fois notre brave ami Guilmain qui va sauver la
situation.»
Toute une série d'explications achèvent de mettre les choses au point et
Martiale conclut en disant :
« Grâce à ce qui vient de se passer, nous rentrons à bord avant la fin de la
journée. Et pendant qu'Alcide s'envole vers Paris et que Morgane, suivie de son
fidèle Claude, regagne sa Sorcière-des-Eaux, j'avoue que je ne suis pas fâchée
de rentrer sur l'Aréthuse terminer cette journée harassante... Autorisation de
remplacer la tenue de sortie qui exerce la verve de Paulette à notre encontre, et
dans quelques minutes rassemblement sur le pont autour de notre ami Julliard
qui va nous montrer toute la collection de ses dessins si bien croqués à la volée
pendant les quatre jours de nos allées et venues. »
Derrière leur chef, les deux jumelles et Anne ont disparu par l'escalier du
carré, laissant Paulette et Jean sur le pont.
La petite Bourguignonne s'amuse a railler gentiment la journée de corvée
mondaine à laquelle elle vient d'échapper. Et elle ajoute :
« Heureusement que dans cette bousculade, menée d'un tel train par la
fougueuse Morgane, la calme raison de notre ami Guilmain a fait le nécessaire
au point de vue musical. Car organiser un hommage à Chopin sans la
présentation d'une partition aurait été un joli fiasco... »
Juilliard se moque à son tour :
« Je ne vois pas très bien l'incarnation de Chopin et de George Sand
recevant l'hommage d'un cortège folklorique sans qu'il y ait au moins en coulisse
un simple piano... Un piano? Vous auriez peut-être pu le tenir, Paulette, car je
suis bien certain que dans ses nombreux diplômes au lycée de Dijon, mon amie
Moutarde a sûrement un premier prix de piano... »
Sous la taquinerie, Paulette a un brusque sursaut et une rougeur subite qui
surprennent le peintre. Et elle fait :
« Ah! taisez-vous, Jiji. Et soyez charitable en ne me parlant pas de l'un
des crimes que j'ai commis au cours de ma vie lycéenne...
— Un crime? Vous? Paulette? Vous plaisantez...
— Pas le moins du monde, affirme énergiquement la petite brune. A vous
je peux bien l'avouer. Comme j'ai fort peu d'oreille, j'étais assez mal vue par
le professeur de piano de mon lycée et cette excellente dame m'avait punie
plusieurs fois. Alors un jour, de mauvaise humeur, j'ai écrit sur mon cahier de
classe cette phrase horrible : le piano est d'ébène, ses touches sont d'ivoire et
son silence est d'or...
— Petite misérable! tu te vantes de cela dans le sanctuaire de Chopin?...
— Tu n'as pas honte, vraiment?...
— Quand tu devrais rentrer sous terre! »

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Les trois phrases sont parties en même temps et quand Paulette se
retourne elle se trouve en présence de Martiale et des deux jumelles qui, en
costumes de travail à bord, viennent de reparaître sur le pont et ont entendu
l'aveu de la jeune criminelle. Puis Anne montant à son tour lance :
« J'espère bien que pour ton insolence tu as récolté huit heures de
colle? » Paillette fait front à son habitude et réplique : « Non pas huit, mais dix...
- Pendant lesquelles tu as fait dix heures de déchiffrage, bien entendu?
reprend Martiale.
- Non, cap'taine, je les ai remplacées par la traduction du chapitre vi de
l'Odyssée,.. Et c'est ce jour-là que je me suis juré de devenir un marin comme
Ulysse, la plus grande de mes admirations. »
Autour de la brunette, les plaisanteries continuent, la capitaine les arrête
en disant :
« Rassure-toi, Paulette, ton affreux crime de jeunesse que tu nous avoues
aujourd'hui est pardonné, car nous savons bien que tu seras la première à être
bouleversée lorsque l'électrophone de notre ami Alcide viendra, dans un
unanime silence d'admiration, faire revivre le piano de Chopin dans la fête à
laquelle les circonstances nous ont fait prendre une part bien inattendue.»
A la même seconde, le dernier mot de Martiale Cartier est couvert par un
étrange grondement lointain qui fait tourner toutes les têtes vers la région Nord-
Est du paysage sur lequel se découpent, dans la fin du jour baissant lentement,
les silhouettes des îles Pityuses.
Et, redevenant instantanément le matelot attentif qu'elle est avec passion,
Paulette annonce :
« Attention, cap'taine, une heure avant que Miss Morgane vous ramène
toutes les quatre à bord, j'avais remarqué la mauvaise mine de l'horizon et je suis
d'autant plus heureuse que vous soyez rentrées et que nous nous trouvions au
complet, parce que, ou je me trompe fort, ou nous aurons cette nuit, venant du
nord-est, un orage qui risque d?être de la plus belle venue. »
Le ton et la netteté de l'avertissement font immédiatement changer tous
les visages. Un nouveau grondement lointain roule et se répercute longuement.
Martiale donne immédiatement des ordres :
« Notre mouillage indiqué par don Pablo, le petit capitaine du port d'Ibiza,
est bon et il n'y a aucune raison de n'y pas demeurer, seulement nous doublerons
la garde pour cette nuit de manière à être prêtes à démarrer au moteur, si cela
devenait nécessaire. »
Se tournant vers Juilliard, la capitaine demande :
« Si vous voulez bien, Jean, je profiterai de ce que, dans leur précipitation
de départ, Guilmain et Morgane ne vous ont pas ramené avec eux vers Majorque
où vous êtes logé à Palma. Je vous propose de passer la nuit avec nous et de
prendre le quart, vous et nous, deux par deux, ce qui sera une sécurité de plus...
vous êtes un vieux familier de notre Aréthuse...

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— Et ce ne sera pas la première fois, ma chère capitaine, que je ferai
exceptionnellement partie de l'équipage pour une nuit inquiétante. »

Pendant un long moment, guettant les lointaines masses noirâtres qui


rendent plus précipitée l'approche du soir, les cinq camarades de l'équipage et
Jean prennent toutes les dispositions qu'une longue accoutumance a rendues
aussi familières à Juilliard qu'à ses cinq amies.
Tout d'un coup, Anne, qui vient de lover un rouleau de cordage sur
l'étrave, regarde au loin devant elle et annonce :
« Tiens, cap'taine, voilà une embarcation à rames qui sort du port d'Ibiza
et qui fait cap sur nous.
- Une visite à cette heure? répond Martiale, certainement pas; un pêcheur
qui vient mouiller ou relever un filet. »
Mais Gaït qui, montée sur un porte-haubans, assurait une manœuvre
dormante insuffisamment serrée, approuve Anne :
« La petite a raison, le canot vient droit sur nous, il n'y a qu'un homme à
bord et qui rame vigoureusement comme s'il était pressé d'arriver. »
Cette fois, il n'y a plus aucun doute, l'embarcation, qui est un lourd canot
de pèche et qui semble assez maladroitement manœuvré, vient en direction de la
goélette. Et quand, parvenu à une encablure environ, le rameur qui paraît en
effet assez maladroit se retourne pour vérifier sa direction, Faïk, le reconnaissant
à la demi-clarté du soir, annonce :
« Mais c'est notre ami Claude Morizel, qui arrive là! »

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Le rameur, évidemment novice, a entendu l'exclamation portée par l'eau
calme. Il fait un grand geste, se courbe sur ses avirons et, augmentant sa vitesse
à force de bras, arrive à portée de la goélette que, dans un dernier élan, il vient
accoster par l'avant. Adroitement, Paulette lui jette un bout de filin pour lui
servir d'amarre et tourne le bout du cordage sur un taquet du bastingage. En
même temps l'arrivant se dresse, saute sur le pont, et, dans la lumière du soir
tombant, présente des traits si convulsés que toutes les cinq d'un même
mouvement font un demi-cercle avec des visages sur lesquels la surprise devient
de l'inquiétude.
Et Martiale ne peut s'empêcher d'interroger : « Vous, Claude, ici à cette
heure et dans cet état? Mais que venez-vous faire et que se passe-t-il? »
Alors le nouveau venu prononce d'une voix extraordinairement rauque :
« Il se passe que je vous apporte des informations : une vérité entière dont
vous ne connaissez rien. »

96
CHAPITRE X

LA REVELATION

A L'INSTANT même où Claude met le pied sur le pont, dans le lointain du


nord-est où doit se développer un orage à rebondissements successifs, roule un
sourd grondement.
« Cela ne va pas, quelque part là-bas, prononce Geneviève.
— Pourvu que cela ne vienne pas jusqu'à nous, répond Marguerite. Quand
je l'ai regardé en bas voici un instant, le baromètre enregistreur dessinait sur sa
bobine des petits crochets de mauvais augure. » Mais sans prêter attention aux
appréciations des deux jumelles, Claude Morizel dont la voix tremble un peu
demande :
« Excusez ma visite tardive et impromptue, ma chère capitaine, mais
avant tout je voudrais regarder de près le collier dont la fantaisie de Miss
Morgane a paré votre cabri. »
La question inattendue et le ton avec lequel elle est prononcée, étonne à la
fois Martiale et Paulette. Mais après une brève hésitation, celle-ci attire hors de
sa niche Corfou déjà à demi endormi, déboucle le collier et le tend au visiteur en
demandant :

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« II y a quelque chose qui ne va pas là-dedans? Moi, vous savez, je n'en
raffole pas de ce bibelot qui est bien lourd pour mon Corfou, et je ne le lui laisse
que pour ne pas vexer la donatrice en ayant l'air de dédaigner son cadeau. »
Sans répondre Claude a pris le collier en disant en manière d'explication :
« Je l'avais déjà regardé l'autre jour... mais insuffisamment et je voudrais
vérifier... »
Entre ses doigts le curieux tourne et retourne la lourde orfèvrerie, la palpe,
l'examine de très près sous les regards étonnés qui suivent sa mimique, Puis,
avec une expression ambiguë, il déclare :
« C'est bien ce que je pensais, je reconnais cet objet pour l'avoir tenu entre
mes mains lorsque je faisais le catalogue de la collection du comte autrichien
Lidermann. J'avais besoin de cette certitude et maintenant, en vous conseillant
de ne pas conserver ce joyau, je vais vous expliquer la raison de ma visite
tardive. »
Autour de Claude, les visages expriment une surprise sous la lumière
baissante du jour qui finit, et lui reprend, la voix devenue un peu rauque :
« Cet après-midi, après être allé reconduire Miss Morgane à son navire et
notre ami Guilmain à l'aérodrome, je suis rentré au port d'Ibiza dans la maison
où j'habite depuis trois mois que je travaille à mon ouvrage sur les Baléares. Et
là, sur ma table, j'ai trouvé un pli apporté, m'a-t-on dit, par un agent de police de
Palma. Ce pli contenait le document que voici, que j'ai relu trois fois avant de
comprendre... que je ne peux pas ne pas vous faire connaître mais que je n'ai pas
le courage de lire tout haut. Jean Juilliard, rendez-moi le service de le faire à ma
place. »
Le peintre, qui ne cache pas son étonnement, prend le feuillet offert et ne
peut retenir un sursaut si vif et si net que le cercle des cinq camarades se resserre
autour de lui dans une subite anxiété.
« Si, si, lisez, il le faut », insiste Morizel.
Et Jean, assurant sa voix qui tremble un peu, articule :

Ordre de mission. Demain matin jeudi 12 courant à huit heures,


l'inspecteur Claude Morizel, expert-juré dans les cadres de l'Interpol, se mettra
aux ordres du commissaire de première classa Clavijo arrivant de Barcelone à
bord de la canonnière Iberia chargée de saisir le steam-yacht Sorcière-des-Eaux
et de mettre au secret toute personne se trouvant à bord de ce navire. L'expert-
juré Morizel procédera, en vertu de ses fonctions, à l'inventaire détaillé et
complet de tous les objets de toute nature se trouvant à bord dudit bâtiment et se
tiendra à la disposition des deux commissaires de Scotlantf-Yard qui arriveront
de Londres dans la journée pour assurer la réquisition du navire et l'envoi du
personnel en Angleterre... »

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Les mots se sont succédé comme une série de coups de lame tranchante
hachant les phrases. Et comme Jean s'arrête un instant, Martiale ne peut
s'empêcher de lancer :
« Mais qu'est-ce que tout cela signifie?
- C'est de la folie vraiment », appuie Geneviève.
Mais Claude étend la main :
« Attendez, ce n'est pas tout. Continuez, Juil-liard. »
Et Jean reprend, les mots chevrotant un peu sur ses lèvres :

L'expert-juré Claude Morizel est informé que le propriétaire dut steam-


yacht Sorcière-des-Eaux, le sieur T.W. Freeman ou soi-disant tel, arrêté voici
trois jours à Londres au cours du cambriolage de la célèbre collection de Lord
Perkins, a passé des aveux complets : il est le chef mystérieux de la bande
internationale qui depuis plusieurs années vole dans tous les musées,
collections et églises d'Europe, et est le fournisseur de collectionneurs clan-
destins ou sans scrupules maintes fois signalés à l'attention publique. Signé :
par transmission par ordre de Scoiland-Yard et de l'Interpol, le commissaire
divisionnaire de Barcelone : Gonzalez.

Il y a une longue minute de silence complet. Puis, tenant toujours dans sa


main le collier retiré du cou de Corfou, Claude a un rire amer et il fait :
« La collection du comte Lidermann a été pillée voici deux ans par des
cambrioleurs demeurés inconnus et c'est au cou de votre biquet que je retrouve
le collier que j'ai décrit jadis dans mon catalogue. »
Et de nouveau un silence tombe, si complet que la turbulente Paulette
elle-même, dont Anne effarée a saisi le bras, ne trouve pas la force d'articuler un
mot. Enfin Martiale, qui est devenue très pâle, se ressaisit, de toute sa vigueur
accoutumée, et elle demande :
« Mais pourquoi nous apportez-vous tout ceci qui serait incohérent pour
nous si ce n'était pas une situation stupéfiante, et à quelle histoire affreuse
voulez-vous nous mêler? »
Claude reprend son rire saccadé :
« Je ne prétends vous mêler à rien du tout, capitaine Cartier, car je
n'oublie pas que c'est à vous et à vos camarades que je dus la vie lorsque je me
suis fait prendre stupidement par un animal féroce à qui vous m'avez arraché...
Et ce soir, figurez-vous qvie j'en arrive à regretter de ne pas être resté au fond de
l'eau ce jour-là, au lieu de me trouver pris par mes fonctions dans un traquenard
dix fois plus effrayant que ne l'étaient les pinces de cet horrible crabe. Pris, car
je ne peux pas ne pas obéir à l'Interpol dont je dépends...
— Comme policier... Nous ne nous serions jamais doutées de cela! » crie
Paulette qui ne peut plus se contenir.
Et Claude rit encore avec une amertume grandissante :

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« Non, Paulette, je ne suis pas un policier, détrompez-vous : je suis
expert-juré de l'Interpol depuis déjà plusieurs années. C'est-à-dire que mon rôle
consiste uniquement à identifier les objets relevant de ma compétence en
histoire de l'art, à fixer leur valeur et à les reconnaître dans le cas où ils se
trouvent avoir été dérobés dans les collections publiques ou privées. Mon rôle
s'arrête là, mais retenez que je suis agent assermenté, donc responsable en toutes
occasions. Et c'est à ce titre que ce soir, ayant depuis plusieurs jours des doutes
sur la qualité du collier offert par Miss Morgane Freeman à votre petit
compagnon familier, je viens ici de le reconnaître pour un joyau dérobé dans la
collection du comte Lidermann...
— Mais alors, intervient Marguerite, vous ne voulez tout de même pas
dire que ce joyau aurait été... volé... par la belle yachtwoman de La Sorcière-
des-Eaux?•»
Claude hésite un moment, puis, à mots lents, il prononce :
« Je n'affirme rien du tout : je constate seulement et j'obéis à mon ordre
de mission de ce soir... ordre qui ne me surprend qu'à demi, car depuis le jour
où, me trouvant aux Baléares pour mes travaux personnels, j'ai eu l'occasion
d'être présenté à l'oncle et à la nièce, j'ai toujours été frappé par l'insistance avec
laquelle tous deux m'interrogeaient sans cesse sur les nombreux objets d'art dont
s'enorgueillit l'archipel. Sir Freeman m'est toujours apparu comme
particulièrement compétent en ce qui concerne les retables, les émaux, les
céramiques, les bas-reliefs, les miniatures... et je comprends maintenant les
raisons profondes de cet intérêt. »
Anne interrompt :

100
« Vous n'allez tout de même pas prétendre qu'au milieu des préparatifs de
fête auxquels il vous avait associé avec nous, Sir Freeman combinait par en
dessous le cambriolage général des musées et églises de Majorque? »
Claude hoche la tète avec un air dubitatif :
« Je ne prétends rien du tout, mais l'ordre que je viens de recevoir
m'informe seulement que cet homme, auprès de qui nous avons vécu ensemble
vous et moi ces jours passés, vient d'être démasqué à Londres comme un
gangster dont l'adresse depuis longtemps se joue .de l'Interpol. Et malgré
l'émotion profonde que cet ordre nie cause, je devrai, demain matin,
perquisitionner sur La Sorcière-des-Eaux, quel que puisse être, à mon angoisse,
le résultat de cette opération, au détriment de Mlle Morgane. »
Il prend un petit temps et ajoute :
« Et comme je pensais bien avoir reconnu entre vos mains l'identité de ce
lourd objet d'orfèvrerie, je ne voudrais pas que demain matin les gens de
l'Interpol le trouvent au cou de Corfou trottant sur vos pas dans les rues de
Majorque. Vous, Paulette, et vous, capitaine, débarrassez-vous dès ce soir,
comme vous jugerez à propos, d'une pièce de musée susceptible de vous
procurer les pires ennuis. La reconnaissance que je vous dois à toutes les cinq
pour le courage avec lequel vous m'avez sauvé la vie sur ce récif que je vois là-
bas, non loin de votre mouillage, est la seule raison pour laquelle je suis venu,
malgré le caractère confidentiel de ce qui se prépare... »
De nouveau dans le lointain roulent les grondements de l'orage indistinct
qui doit secouer durement le golfe du Lion. Morizel regarde les ombres de la
nuit qui approche, il a un sourire gêné devant l'équipage silencieux, devant
Juilliard immobile. Et sans tendre la main à personne, dans la crainte évidente de
se voir refusé le geste amical d'usage, il dit :
« Encore une fois, excusez ma visite : je ne pouvais pas ne pas vous
prévenir de ce qui va se passer. »
Et sautant dans la barque accostée au flanc de la goélette, il saisit les
avirons et, à longs coups nerveux de pagaies, il repart vers le port d'Ibiza.
Sur la goélette, il y a plusieurs minutes d'immobilité complète et de
silence. Puis très bas, la voix d'Anne Marolles murmure :
« Elle est si belle, Morgane... Si pourtant elle n'était pas coupable? »
Mais très nette et de son ton de commandement le plus catégorique,
Martiale Cartier déclare :
« Rappelez-vous, toutes, et vous aussi, Jean, qu'à deux reprises
l’Aréthuse s'est trouvée avoir affaire à des aventurières dont les interventions
dans notre vie et dans l'existence même de notre bâtiment risquaient de nous
mettre en péril (1). Chaque fois, nous avons dû prendre une décision à l'égard de
ces personnes qui pouvaient être dangereuses pour notre sécurité, car notre règle
est absolue : filles libres sur la mer libre. Les propriétaires et matelots de
l'Aréthuse n'ont jamais été et ne seront jamais ni les complices des malandrins

101
qui écument le large et les côtes, ni les serviteurs des polices internationales qui
pourchassent les exploitants masqués des eaux littorales... »

(1) 1. Allusion à deux épisodes de Cinq Jeunes Filles à Capri et de Cinq


Jeunes Filles sur la Tamise (Bibliothèque Verte).

La capitaine malouine s'arrête un instant, puis elle ordonne :


« Je ne mets aucunement en doute tout ce que vient de nous révéler
Claude Morizel. C'est un honnête garçon et un agent strict de l'Interpol qui est
une force internationale sans reproche... Mais je ne comprends absolument rien à
ce qui vient de nous être raconté... Et quand je ne comprends pas, je veux
comprendre sans délai. Ce que nous allons faire ensemble immédiatement, et
vous, Jean, notre matelot surnuméraire dans tous les moments difficiles ou
dangereux, avec nous. Anne et Paulette, doublez l'ancre avec le second grappin
de bossoir, Faïk et Gaït, le youyou moteur à l'eau... »
Demi-dressée sur le bordage, la jeune capitaine termine :
« Malgré l'orage qui gronde toujours là-bas, tous les feux de Majorque,
aussi bien les signaux réguliers de navigation que les illuminations de la terre et
des maisons sont allumés à plein; par conséquent, aucune crainte de manœuvrer
à faux ni pour aller ni pour revenir. Donc embarquons tous les six et avant
partout... »
Sans un mot, Juilliard, les deux jumelles, Anne et Paulette passent à bord
du moto-godille et s'installent sur les bancs dans l'obscurité qui maintenant a
envahi toute la rade des îles Pityuses.
Martiale assure sa casquette au mince galon d'or et s'assied à la barre puis
lancé le moteur, et l'hélice se met immédiatement à tournoyer sous l'arrière.
Moins discipliné que ses jeunes compagnes accoutumées à obéir en
silence, le peintre ne peut se tenir de demander :
« Où nous emmenez-vous pour cette promenade nocturne, capitaine? »
Et le plus tranquillement du monde Martiale répond :
« Mais à bord de La Sorcière-des-Eaux, naturellement. »

102
CHAPITRE XI

L'HEURE DRAMATIQUE

DANS LE LUXUEUX CARRÉ de son grand steam-yacht, Morgane Freeman,


dans un élégant déshabillé du soir, va et vient comme pour calmer une certaine
agitation nerveuse qu'elle cherche à dominer. Un instant, par un hublot ouvert,
elle se penche, regardant la mer qui, légèrement phosphorescente, laisse passer
de longs halètements; elle examine, très visibles à deux milles de distance, les
traînées lumineuses qui marquent les boulevards et les immeubles de Majorque;
vers le nord-est, elle constate que le lointain orage grondant depuis plusieurs
heures demeure toujours à l'extrême horizon.
Puis elle referme le hublot avec un claquement sec, revient vers un socle
sur lequel, bien éclairé par la demi-douzaine de grosses ampoules électriques
plafonnantes du carré, un baromètre enregistreur déroule sa bobine, montrant le
trajet saccadé de la plume encreuse. Elle hausse les épaules avec un geste agacé.
Pour détendre un peu ses nerfs visiblement irrités, elle fait le tour de la
vaste pièce, regardant gravures et bas-reliefs qu'elle connaît pourtant de longue
date; finalement, elle vient s'asseoir devant la table sur laquelle se trouvent des
brochures illustrées. Enfin, prenant une résolution, la jeune fille écarte d'un geste
brusque ces papiers qu'elle dédaigne, fait une large place nette, et d'un tiroir sort
un paquet de cartes qu'elle jette à la volée.

103
« Une patience n'a jamais rien prouvé, murmure-t-elle entre ses dents,
mais comme ce soir je suis bien incapable de dormir elle m'amusera tout de
même. »
Elle passe légèrement son mouchoir sur ses tempes, puis, de ses longs
doigts aux articulations un peu durcies par la pratique des sports violents qu'elle
aime, Morgane bat le jeu de cartes avant de le disperser et de commencer la
répartition au résultat de laquelle elle espère trouver un apaisement à son
irritation intérieure. Sur son beau visage aux traits réguliers qu'encadrent les
boucles de sa courte chevelure aux tons de cuivre, une attention creuse un pli
des sourcils et pince les lèvres.
Quelques instants passent, et comme le résultat ne répond pas à l'attente
de la jolie joueuse énervée, celle-ci articule entre haut et bas :
« Décidément rien ne me réussit ce soir, je n'ai plus qu'à me tirer les cartes
quoique je n'y crois pas, bien entendu... »
Et après quelques passes qui ne donnent aucun résultat, Morgane se met à
rire :
« Voilà trois fois que la carte me répond la même chose : une visite
inattendue et un départ subit... C'est absurde : je ferais bien mieux d'aller
chercher le sommeil sur ma couchette. Eh bien, eh bien ! qu'est-ce qui arrive et
quel est ce vacarme? »
Au-dehors du carré, sur le pont du steam-yacht, des pas précipités, des
exclamations, des chocs sourds et le bruit d'une bousculade qui semble une
rapide et brutale bagarre.
Stupéfaite, mais réagissant immédiatement avec sa brusquerie et son
énergie habituelles, la jeune fille qui se sait seule à bord avec quatre ou cinq
matelots, les autres étant à terre au garage de l'hélicoptère, bondit vers la porte
qu'elle n'a pas le temps d'ouvrir, car le panneau heurté brutalement à l'extérieur
cède de lui-même, et le corps d'un des matelots exotiques de La Sorcière-des-
Eaux vient rouler sur le parquet en même temps que sur le pont mal éclairé un
groupe s'agite dans la pénombre.
Et de ce groupe s'élève la voix railleuse de Geneviève Trévarec :
« Excusez-nous, Miss Morgane... mais ma sœur et moi nous sommes
toutes les deux ceintures noires de judo et vos braves bonshommes ne com-
prennent pas le français...
— Alors, continue Marguerite, comme ils ne voulaient pas nous laisser
passer nous avons employé les grands moyens...
— L'équipage de l'Aréthuse chez moi à cette heure? »
Et Morgane qui n'y comprend rien se trouve en présence de deux de ses
matelots culbutés par les irrésistibles prises savantes des jumelles riant aux
éclats. Tandis qu'à côté des victorieuses l'éclairage venu du carré montre
Martiale encadrée d'Anne et de Paulette avec Jean Juilliard.
Quoiqu'elle ne veuille pas se montrer superstitieuse, Morgane ne peut
s'empêcher de murmurer :

104
« La visite inattendue annoncée par les cartes... »
Mais Martiale ne veut pas se perdre en explications, et de son ton le plus
net elle fait :
« Miss Freeman, la résistance de vos hommes est seule cause de cette
entrée brutale à votre bord et vous donne l'impression que, comme faisaient ici
les corsaires du temps jadis, nous vous prenons à l'abordage. Mais notre visite
nocturne a des motifs trop graves pour que nous perdions notre temps en phrases
inutiles. »
Pendant que les deux matelots malmenés par les Trévarec se replient, le
petit groupe des Français est entré dans le carré dont posément Jean Juilliard a
refermé la porte derrière lui.
Déjà, redevenue maîtresse d'elle-même et croyant à une plaisanterie d'un
goût un peu forcé, Morgane éclate d'un rire nerveux et prenant décidément la
chose pour un jeu, elle s'écrie :
« Mes amis... mes chers amis de l'Aréthuse, même arrivant à l'improviste
et même faisant une entrée aussi mouvementée, vous êtes comme toujours les
très bienvenus à bord de La Sorcière-des-Eaux... Quel que soit le ton très vif que
vous prenez pour me souhaiter le bonsoir... je reconnais bien là une de ces
surprises-parties dont vous autres Français vous savez si bien préparer les
plaisanteries. Vous arrivez à merveille : j'avais ce soir l'humeur la plus noire et
vous me causez une joie extrême. Asseyez-vous et bavardons... »
Devant les mines sévères qui ne se dérident pas, la jeune Freeman insiste
gaiement :
« Ah non! je vous en prie, maintenant que vous avez joué la farce avec
tant de brio, reprenez vos visages habituels et passons en toute amitié la soirée
que vous avez eu la bonne idée de me consacrer pour me distraire dans la
solitude où mon oncle me laisse tous ces jours-ci. »
Mais à la profonde surprise de la belle créature qui dans son élégant
déshabillé de soirée sans cérémonie croit recevoir des amis venus plaisanter la
réponse de Martiale arrive, glaciale :
« Détrompez-vous, Miss Freeman, il ne s'agit ici ni de galéjade ni d'une
moquerie qui serait vraiment trop risquée dans les circonstances présentes. »
Morgane rit de plus belle :
« Ah! ah! ah! Chère capitaine, vous êtes admirable de naturel dans ce rôle
de sévérité, et je me félicite à la pensée que dans notre soirée Chopin-Sand vous
allez pouvoir tenir autour de moi certainement les personnages d'un numéro que
vous vous amusez à venir me donner ici par avance, sans doute... »
Mais agacée de voir se prolonger un quiproquo dont la continuation irrite
sa brusquerie habituelle, Paulette fait deux pas en avant et jetant sur la table le
collier qui a trop longtemps paré le cou de son chevreau, la petite
Bourguignonne lance durement :

105
« Ah non, mademoiselle ! Cessez de jouer la comédie. »

106
« Ah non, mademoiselle, cessez de jouer la comédie alors que vous avez
déjà certainement compris pourquoi nous sommes ici ce soir tous ensemble... et
reprenez ce bijou que je n'ai accepté que par ignorance de la vérité... car mon
Corfou est un honnête chevreau que je n'aurais jamais dû laisser porter un joyau
volé! »
Sous la dureté de la phrase et la brutalité du dernier mot jeté par la petite
brune comme un soufflet en plein visage, les yeux vert de mer de Morgane
s'élargissent dans une stupeur qui les fait étinceler, tandis que ses joues
deviennent livides. Et la voix étranglée, elle répond :
« Quoi... quoi... qu'est-ce que vous dites; vous êtes folle? complètement
folle? »
Et la jeune fille lève le bras comme si, dans un sursaut de colère furieuse
sous l'insulte inattendue, elle allait de toute sa force frapper Paulette en plein
visage.
Mais la main levée ne retombe pas, car la voix glaciale et tranchante de
Martiale Cartier prononce :
« Oui, mademoiselle Freeman : volé... et vous le savez très bien... je
n'aurais pas prononcé de mot aussi vif que ma camarade... mais je le répète après
elle et avec elle...
— Et toutes ici, nous le répétons avec nôtre capitaine et avec notre amie »,
complète en même temps Geneviève Trévarec.
Morgane a reculé de deux pas; d'un geste convulsif de ses doigts, à deux
mains elle serre son front comme si elle chancelait sous un choc inattendu et elle
balbutie :
« Voyons, voyons... mais c'est insensé... c'est de la démence... ou c'est
vous qui perdez la tête ou c'est moi qui subis un cauchemar...
— Un cauchemar qui sera la réalité de demain matin lorsque, à huit
heures, dans ce même carré, les inspecteurs de la Sûreté espagnole et les agents
de l'Interpol arrêteront au nom de la loi la complice du chef de bande
international Freeman, propriétaire de cette Sorcière-des-Eaux au nom
significatif... »
C'est Marguerite Trévarec qui cette fois a prononcé ces mots sonnant en
coup d'assommoir.
Morgane a chancelé comme si sa tête se perdait, et Anne Marolles, restée
silencieuse, a eu un geste de pitié l'aidant à tomber sur un siège où elle demeure
très pâle, les yeux égarés. Si pitoyable que Jean Juilliard, resté témoin muet de
cette scène bouleversante, s'approche et tente d'expliquer :
« Mademoiselle Freeman, ne nous prenez pas, mes amies et moi, pour ce
que nous ne sommes pas; nous n'avons rien à voir ni avec la justice ni avec la
police, si grave que soit la situation dans laquelle vous vous trouvez. Mais,
informés par hasard du sort qui vous attend, nous avons simplement, en souvenir
des rapports amicaux poursuivis avec vous ces jours derniers, voulu vous éviter
la brutale surprise qui vous attend demain matin. Et si ma camarade Paulette n'a

107
pu contenir L'indignation de sa jeunesse en parlant trop vite et trop crûment, je
puis vous dire que notre venue ce soir a simplement pour but de vous avertir de
ce qui vous menace. »
Martiale Cartier insiste à son tour :
« Nous n'avons pas voulu qu'une arrivée inattendue de la police au lever
du jour vous apprenne la lourde accusation qui a jeté entre les mains des agents
de Scotland-Yard le parent avec lequel vous vivez. Certainement, étant ainsi
informée par nous, vous pourrez immédiatement intervenir de toute votre
affection pour contester ce qui est reproché à votre oncle... »
Sous toutes ces paroles dont le flot et l'apitoiement l'étourdissent et la
bouleversent à la fois, Morgane s'est ressaisie, et se redressant elle crie :
« Mais je ne comprends rien à ce que vous dites... L'Interpol, qu'est-ce que
c'est que cela? et la police pourquoi?... Je n'ai rien à faire avec la police, moi...
Des menaces... des accusations... mais pourquoi? à propos de quoi?... quelle
folie me racontez-vous là?... êtes-vous venus ici pour divaguer? »
Et brusquement, retombant en arrière, la jeune fille éclate en sanglots dans
une crise de nerfs qui lui tord les bras; son beau visage convulsé ruisselle sous
un lot de larmes au milieu de la stupeur qui étreint l'équipage de l'Aréthuse.
Geneviève, commandant du geste le silence de ses camarades, s'est
penchée sur la malheureuse et lentement, doucement, essaie de la calmer. Un
long moment se passe durant lequel Morgane reste crispée et balbutiante jusqu'à
ce qu'enfin elle se détende, rouvre les yeux, regarde autour d'elle avec égarement
puis murmure avec un sourire contraint :
« Je vous demande pardon... je ne comprends pas... que m'est-il arrivé et
pourquoi êtes-vous là autour de moi avec ces visages tristes et sévères? »
Et comme Martiale ouvre la bouche pour répondre Faïk Trévarec impose
silence à sa capitaine, fait reculer ses camarades et en praticienne accoutumée
par profession aux suites des crises de nerfs parvenues au paroxysme, elle
s'assied à côté de Morgane, lui prend les mains et, mot à mot, à voix toute
baissée, elle commence à parler. A phrases menues et comme elle ferait pour un
enfant malade, la Bretonne lentement remplace la brusquerie de la scène qui
s'est précédemment déroulée par un récit fait à mi-voix. Récit que Morgane suit
sans prononcer une syllabe jusqu'à ce qu'enfin un lourd soupir soulève sa
poitrine, laissant échapper ces mots entrecoupés :
« Mais c'est horrible... c'est inimaginable... mon oncle un criminel? je ne
comprends pas... je ne peux pas comprendre... Et moi... moi sa complice?... mais
c'est de la démence... et c'est vous... vous que je croyais mes amies qui venez me
l'apprendre?... »
L'adresse médicale de Geneviève, familière avec les soins à donner aux
crises de nerfs, est venue à bout de la situation au milieu du silence observé par
les autres témoins de cette douloureuse scène. Et Morgane répond enfin
posément à une question plus précise posée par Martiale.

108
La voix un peu sourde, tordant son mouchoir entre ses doigts, la jeune
fille explique :
« Si, si, il est mon oncle réellement, le propre frère de ma mère et en
vérité je ne le connais que depuis peu de temps. Je m'appelle de mon nom
véritable Dolorès, et mes parents à Tanger possèdent une entreprise importante.
Je menais là l'existence heureuse d'une jeune fille à qui rien ne manque ni
comme instruction ni comme vie mondaine. Voici quelques mois, lui, Sir
Freeman qui courait, paraît-il, depuis des années le monde pour des affaires
lointaines et mystérieuses, est arrivé à bord de ce navire au nom étrange qu'il a
ancré dans le grand port de Tanger au milieu des bâtiments cosmopolites
qui fréquentent ce port libre international. Et puis il s'est installé chez nous
en frère et beau-frère chaque jour plus familier. Autoritaire et plein de
fougue comme vous l'avez vu vous-mêmes ici, il a tout commandé. »
Le ton de Morgane est resté neutre et presque las. Puis brusquement il
s'élève :
« Un jour il a dit à mes parents qu'il comptait aller passer des semaines
pour ses affaires dans les grandes stations balnéaires de la Méditerranée, à
Venise, Cannes, Nice, Saint-Tropez, les Baléares en particulier. Partout il
donnerait des fêtes. Me trouvant belle et sportive et ayant besoin d'une femme de
sa famille pour diriger ses réceptions, il proposait de m'emmener avec lui
comme sa nièce, jouant le rôle de maîtresse de maison. Ayant pour domicile
flottant ce grand et luxueux bâtiment, il voulait me confier la conduite de toute
la vie mondaine qu'il entendait mener à bord et à terre. »

109
Les mots tombent un à un dans le silence et l'immobilité de Jean et de ses
compagnes. Et le récit se développe, racontant la série de manifestations
mondaines à grands succès que l'oncle et la nièce ont données successivement.
Adulée de tous, recevant de son oncle toilettes et bijoux, sous le nom original de
Morgane, imposé par Freeman, elle a mené, au milieu de ces fêtes, une existence
de reine, ne prêtant aucune attention aux affaires conduites par le yachtman sous
le couvert de ces mondanités incessantes et toujours distinctes, les unes des
autres. Elle a manifesté une indifférence absolue aux brusques et rapides allées
et venues que Freeman, se donnant le titre d'antiquaire, effectuait à chaque
instant. Et elle ne s'est jamais préoccupée de la rapidité avec laquelle à chaque
instant, des colis mystérieux et soigneusement clos, venaient s'enfouir dans les
cales du bâtiment et à d'autres moments en ressortaient avec les mêmes
précautions. Elle était là uniquement pour diriger en mondaine experte les five
o'clock et les dîners de gala, pour présider avec la meilleure grâce les soirées
données sur le pont ou dans les salons à terre, pour accueillir les visiteurs, pour
danser, pour flirter et pour se donner en spectacle à cheval, au tennis, au basket,
à la natation et même tenir son rôle dans des concerts, des saynètes où elle
remportait des succès des plus flatteurs. Et elle se tirait à merveille de cette vie
inimitable au milieu de laquelle elle se complaisait.
« Vie inimitable qui, à votre insu, servait de masque, d'écran, dissimulant
les activités frauduleuses de votre oncle, interrompt Jean Juilliard. Sans que
vous sachiez ce que contenaient les colis si bien camouflés qui venaient s'enfouir
dans les cales de La Sorcière-des-Eaux ou qui en ressortaient avec autant

110
d'adresse, les polices internationales commençaient à s'inquiéter du nombre
croissant d'œuvres d'art qui disparaissaient de musées, d'églises, de collections
privées ou publiques, et s'irritaient d'en perdre trop souvent la trace. Et
encouragés par l'impunité, nombre de beaux messieurs qui venaient si
galamment s'incliner devant vos charmes les soirs de réception, étaient trop
souvent les bénéficiaires des cambriolages réussis par les nombreux complices
de votre oncle... »
Sur cette phrase cruelle prononcée par le jeune peintre, le beau visage de
Morgane soudain s'empourpre de l'horreur que lui cause cette révélation. Et dans
un sanglot elle gémit :
« Mais c'est affreux... je ne me doutais pas... comment aurais-je pu
concevoir un secret aussi épouvantable... Mon oncle, ce grand seigneur partout
accueilli, partout fêté... un criminel soupçonné, surveillé... alors que moi si
heureuse, si confiante... je me livrais à tout ce qui était pour moi gaieté, bonheur,
fantaisie... »
La plainte est si vraie, si douloureuse, la sincérité si évidente et si
bouleversante que, spontanée à son habitude, Paulette d'un élan se jette aux
genoux de la malheureuse affaissée dans un fauteuil, la saisit aux épaules et
l'embrasse fougueusement en murmurant :
« Pardon, Morgane, pardon. Tout à l'heure, j'ai été avec vous d'une
brutalité dont j'ai honte... mais je ne pouvais pas deviner que vous étiez
ignorante de tout cet horrible trafic dont nous vous avons crue la hardie
complice... »
Martiale à son tour se penche et s'excuse :
« Nous avons été tellement bouleversés lorsque tout à l'heure nous avons
appris que demain matin, dans le plus grand secret, les policiers de la brigade
internationale prétendent venir perquisitionner à votre bord. »
Morgane s'est redressée la gorge subitement battante et elle s'exclame :
« C'est encore plus épouvantable que je ne le pensais et je vais être
déshonorée à jamais! Tous ces gens, ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens
devant lesquels et au milieu desquels toutes ces semaines-ci j'ai joué avec
sincérité le jeu que mon oncle n'avait eu aucune peine à m'imposer et qui, je
l'avoue, me plaisait à l'extrême. Et dire que demain toute cette foule venue de
vingt pays différents et pour qui j'étais le modèle de la grande mondaine, ne va
plus voir en moi qu'une simulatrice osant profaner les grands noms de Chopin et
de George Sand dans le pays même que magnifie leur souvenir... »
Et dans un grand cri elle jette :
« C'est à mourir de désespoir... »
A la même seconde, par les hublots passe l'éblouissement livide d'un
immense éclair, et une formidable détonation secoue le navire dont toute la
membrure gémit, tandis qu'éclaté le déchirement de la foudre et que, dans un
vacarme d'artillerie, le tonnerre roule avec le plus sauvage des hurlements.

111
Poussé par une violente rafale, l'orage jusqu'alors lointain vient d'arriver et s'abat
sur la rade de Majorque comme une bête féroce.
Et c'est le grand cri affolé de Martiale :
« L’Aréthuse... mon Aréthuse seule au mouillage... mon Aréthuse en
péril... Tous à bord tout de suite... avant que la tornade soit sur nous. »
Dans un même mouvement les deux jumelles, Paulette et Anne ont bondi
et Juilliard les imite.
« A bord! A bord! tout de suite au secours de l'Aréthuse! »
Oubliant tout ce qui n'est pas leur bateau en danger, les matelots de la
goélette et Jean avec elles se jettent en courant à la coupée du steam-yacht pour
retrouver leur canot et courir au secours de leur navire.
Cependant que Martiale Cartier dit à Morgane :
« Vous, ici, vous ne courez aucun risque... Moi je vais à mon bâtiment et
quand l'alerte sera passée demain matin, nous serons là pour vous apporter dans
votre confession le secours de notre amitié. »
Et comme un second éclair et un second grondement sourd déchirent la
nuit, les cinq camarades et Jean Juilliard dégringolent l'escalier de coupée,
sautent dans le canot-moteur que Paulette à la barre lance immédiatement à toute
allure à travers la rade que commence à balayer dans l'obscurité le souffle brutal
accourant du nord-est.

112
CHAPITRE XII

DANS LA TORNADE

AVEC UNE TRAITRISE que la baisse du baromètre laissait prévoir l'orage,


qui a longuement rôdé au large pendant les dernières heures du jour et le début
de la nuit, a tendu derrière l'archipel des Baléares une véritable embuscade. Et
arrivé très lentement par accumulation massive de ces nuages porteurs de
foudre, l'ouragan éclate avec la plus extraordinaire sauvagerie. La tornade s'abat
sur les îles de beauté et de fête surprises à l’improviste dans le calme ordinaire
d'une de ces soirées merveilleuses que Majorque, Minorque et les Pityuses ont
coutume de faire vivre à des milliers d'étrangers pour qui les nuits de l'archipel
sont d'une infinie douceur.
En même temps que la foudre illumine à coups répétés la horde des
nuages s'entassant les uns sur les autres, un vent sifflant et dur s'est levé qui
bouscule avec une brutalité sauvage le miroir des eaux dans lesquelles se
reflétaient les feux de milliers d'étoiles. Et cette surface, si miraculeusement unie
sur laquelle il filait à toute hélice, commence à soulever devant le canot-moteur
de l'Aréthuse des houles d'abord très lentes. Celles-ci, fouettées, dessinent des
creux encore paresseux mais qui peu à peu s'élargissent.
Plus d'étoiles au ciel nocturne, mais des rouleaux de nuages sous lesquels
la brave petite embarcation file de toute sa rapidité sous la main de Martiale qui
a pris la barre. Ses compagnes et Jean, serrés épaule contre épaule, baissent le

113
dos afin de diminuer la résistance des souffles grandissant à la marche du
youyou.
Les feux de position des îles et les éclairages des boulevards maritimes
continuent de donner à la capitaine les repères nécessaires pour se diriger vers le
mouillage des Pityuses où l'Aréthuse séjourne depuis sou arrivée dans l'archipel.
Les fulgurations électriques qu'échangent les nuages comme dans toute une série
de duels d'artillerie étincellent de toutes parts. Et c'est à ces lueurs, sous le
roulement du tonnerre, que Martiale achève de se guider apercevant enfin avec
un soupir de soulagement la haute mâture et l'élégante silhouette de son bâtiment
qui tangue et roule en tirant sur sa chaîne d'ancre.
Quelques minutes passent encore, et cette course forcenée s'achève au
moment où l'orage, jusqu'ici sec et uniquement formé de déflagrations et de
vacarme, lâche sur l'archipel les premiers rideaux de pluie.
Avec cette discipline qui fait la force du petit équipage, les cinq
camarades escaladent le bordage suivies de Jean qui, depuis ses précédentes
aventures, a pris lui aussi des habitudes de matelot presque aussi entraîné que
ses amies. Saluées par les bêlements plaintifs de Corfou prisonnier dans sa
niche, Paulette et Anne ont couru à l'avant pour s'assurer que les deux chaînes de
l'ancre et du grappin tiennent bon malgré les secousses que le déploiement de
l'orage impose à la goélette.
En même temps, sans en avoir reçu l'ordre tellement elles sont habituées à
ces manœuvres de surprise, les deux Trévarec s'entraidant ont immédiatement
assuré et mis à la mer l'extrémité du fil du paratonnerre qui était déjà,
heureusement, à sa place au grand mât et ne les a pas obligées à escalader les
enfléchures pour vérifier sa position. Il était d'ailleurs temps, car presque
aussitôt des étincellements dans le gréement prouvent que la pointe acérée fait
bien son office de protection dans le haut de la mâture.
Quant à Martiale, elle est allée tout de suite décapoter le moteur de
manière à pouvoir lancer immédiatement l'hélice si, par malchance, les ancres
venaient à céder. Puis les Trévarec, aidées par Jean, ont hissé le youyou à son
poste de mer au milieu du pont.
Anne et Paulette ont tiré de l'avant les vareuses cirées et les suroîts que
tous revêtent contre les rafales de pluie qui à présent passent par nappes
successives. Puis Martiale à son poste de barre et chacune des camarades
accroupie ou allongée sous le vent aux brusqueries incertaines et sous les grains
aux rafales irrégulières, l'équipage s'installe pour attendre que l'orage consente à
cesser l'épouvantable vacarme des tonnerres déchaînés et des éclairs qui ne
cessent de s'entrecroiser dans les hauteurs du ciel de cette nuit infernale.
Et une à une les heures passent dans l'assourdissement de l'ouragan, et le
rauquement des rafales qui, de temps en temps, continuent de faire ruisseler les
cataractes contenues dans l'épaisseur des nuages.

114
Comme à son habitude Paulette est incapable de se tenir tranquille même
en un moment où tangage, roulis et paquets de mer secouent la pauvre Aréthuse.
Elle se glisse auprès d'Anne Marolles et lui dit à l'oreille :
« Toi qui tenais tant à y faire séjour, aux Baléares, qu'est-ce que tu dis de
la charmante nuit qu'elles nous offrent tes îles de paradis? »
Lentement cependant, la fureur de l'orage semble vouloir se calmer, la
pluie ne passe plus que par grains, le vent qui hurlait à la rage se borne par
moments à siffler, et les houles, qui n'ont pas eu le temps de se lever réellement,
semblent s'amollir. Seuls les nuages continuent de se livrer, à coups de foudre,
une série de batailles dont les éclairs, à chaque instant, illuminent le ciel et la
mer.
Tout à coup, à l'avant où elle s'est rendue à quatre pattes pour inspecter la
tenue des chaînes d'ancres, Paulette s'arrête l'oreille en éveil, car un bruit
nouveau a retenu son attention : un bruit de moteur qui, quelque part dans
l'obscurité traversée de zigzags de foudre, vient d'attirer sa curiosité.
Le bruit d'un moteur pour elle à la fois inhabituel mais pourtant connu.
Se dressant contre le grand mât elle écoute avec surprise et aussitôt
revient vers l'arrière, et interrogeant Martiale elle fait :
« Dis donc, cap'taine, entends-tu ce moteur qui rôde par là? Cela me dit
quelque chose, à moi. Et à toi? »
La commandante de l’Aréthuse connaît l'ouïe excellente et les qualités
d'observation de sa petite Camarade. Elle écoute et après un instant :
« Tu as raison, Moutarde. Il me semble que je connais ce bruit-là.

115
— Nous l'avons entendu tous ces jours-ci, reprend Paulette, et il est assez
particulier pour que je ne m'y trompe pas... Seulement... seulement... ça me
paraît tellement extraordinaire à cette heure-ci étant donné ce qui s'est passé tout
à l'heure là-bas, que j'ai du mal à penser le reconnaître. »
Capitaine et matelot hésitent encore un moment puis Martiale prononce :
« Je suis de ton avis,... le moteur hors-bord de la grosse vedette de La
Sorcière-des-Eaux, n'est-ce pas? »
Paulette hoche la tête et d'un ton encore un peu dubitatif :
« Je n'osais pas te le dire, mais cet animal-là a une façon de tousser que je
reconnaîtrais entre mille. »
Epaule contre épaule, les deux jeunes filles tendent l'oreille plus
attentivement. Et le bruit s'amplifie...
Il grandit si vite et devient tellement net que les deux Trévarec ont
également levé la tête avec une même surprise. Elles aussi ont reconnu le son si
particulier du puissant hors-bord allant et venant pour le service du steam-yacht
de Sir Freeman.
A la même minute deux nuages recommencent à se bombarder à bout
portant, jetant l'un contre l'autre des véritables nappes de flammes qui illuminent
la mer et font briller les houles toujours dansantes sous les coups de vent.
Et dans cette illumination, lancée à toute allure avec son grondement qui
ressemble à celui d'un animal sauvage, la vedette de La Sorcière-des-Eaux surgit
éclairée de toutes parts avec, dressée debout à sa roue de barre, une silhouette
qui arrache aux quatre camarades le même cri de stupeur :
« Morgane! »
La vedette est si bien lancée et, de son étrave, tranche si brutalement les
vagues miroitantes sous les éclairs, qu'elle ne fait que passer sous une auréole de
feux entrecroisés.
Mais le cri des quatre amies a été entendu. La barreuse s'est légèrement
retournée en direction de l’Aréthuse. Sans quitter sa roue de la main gauche, elle
a levé la main droite en salut montrant en même temps la mer large ouverte
devant elle et d'une voix stridente qui s'entend très nettement dans le vacarme
des eaux et du ciel elle a crié :
« Aréthuse!... Aréthuse!... Hurrah! »
Puis immédiatement les foudres éteignant leurs étincellements,
l'extraordinaire vision disparaît dans la nuit retombée plus opaque et plus noire.
Et Martiale prononce d'une voix étranglée disant sa stupeur :
« Morgane qui se sauve dans la nuit! »

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CHAPITRE XIII

VERS L'INCONNU

Sous LE GRAND SOLEIL de midi qui plane au zénith, les rayons tombent
drus sur la mer endormie que balaie par moments une brève poussée de brise
sèche.
A bord de l'Aréthuse qui s'est écartée des îlots et des rochers sous-marins
au milieu desquels elle avait pris son mouillage depuis une douzaine de jours,
c'est l'activité ordinaire des préparatifs d'appareillage.
Dans un silence qui n'est rompu de temps à autre que par quelques mots
échangés brièvement à l'occasion d'un geste ou d'un mouvement, l'équipage
travaille, chaque membre à sa besogne.
Geneviève Trévarec achève de remonter le moteur dont elle a examiné,
nettoyé et graissé toutes les pièces une à une avec une minutieuse attention.
Préférant toujours les travaux qui l'obligent à se livrer à sa gymnastique
favorite dans les hauteurs du gréement, Paulette besogne depuis plus d'une heure
dans la hune du grand mât où elle a passé l'inspection de toutes les manœuvres
et de tous les cordages. Puis, satisfaite, elle s'est mise debout sur la vergue et se
retenant de la main gauche aux manœuvres dormantes, elle pose sa main droite
en éventail sur son front et très lentement, de ses prunelles noires aiguës, elle
fait minutieusement le tour de l'horizon, passant en revue les îlots et récifs par
lesquels se termine l'archipel des Pityuses, et qui depuis l'escale du premier

117
jour constituent le cadre dans lequel la goélette avait pris mouillage pour
quelques heures et est cependant demeuré près de deux semaines. Elle regarde
ensuite l'île d'Ibiza, va chercher plus loin vers le nord les silhouettes de
Minorque et de Majorque, pousse un drôle de petit soupir et se décide à redes-
cendre sur le pont qu'elle aperçoit en contrebas sous ses pieds nus. Les
manœuvres prises à deux mains et à deux genoux, la petite Bourguignonne se
laisse glisser tout le long du grand mât et arrive en souplesse sur l'étrave au
moment où Anne Marolles achève de recapuchonner la petite pièce d'artillerie à
signaux qu'elle vient de graisser avec soin. Et comme la blondinette fait une
figure maussade, la petite brune, regarde sa camarade comme elle en tenue de
nettoyage de bord et elle lui lance un peu ironiquement mais sans méchanceté :
« Fini, le costume de sortie qui te va si bien, ma choute, et qui te valait
des coups d'œil flatteurs des beaux sportifs de Majorque... Avec sa culotte
corsaire, ses chiffons gras et sa brosse à reluire, le mousse Anne Marolles a
repris son service en veille d'appareillage et, ne t'en déplaise, à mon avis tu es
aussi charmante ainsi que lorsque tu paradais à terre tous ces jours-ci...
— Attention toutes! Voilà le pacha qui rallie le bord !»
Debout sur l'étambot où elle dégageait le pavillon français hissé sur le
mâtereau d'arrière mais mal déferlé, Marguerite Trévarec vient de lancer l'alerte,
et aussitôt toutes quatre se rassemblent entre la misaine et le grand mât pour
accueillir le chef dont le canot-moteur lancé à vive allure fait cap sur le bâtiment
immobilisé par son ancre en position inhabituelle, à l'écart de son ancien
mouillage mais en eau plus profonde et en situation d'attente pour le départ
prochain.
Quelques minutes et dans un dernier élan le canot en acajou ciré, poussé
par son hélice de moto-godille, rejoint l’Aréthuse et s'immobilise bord à bord.
Toujours stricte en sa vareuse de capitaine et sous sa casquette de toile
blanche, Martiale Cartier enjambe le bastingage, répondant d'un geste aux quatre
saluts de l'équipage qui l'accueille.
Et derrière la capitaine, Jean Juilliard et Alcide Guilmain embarquent à
leur tour, tous deux le visage plus grave que de coutume.
Incapable de se contenir, Paulette lance d'une voix anxieuse :
« Et alors, cap'taine, quoi de nouveau...? »
Martiale ôte sa casquette et la jette d'un geste nerveux sur le rouf en
ripostant :
« Liberté de manœuvre absolue... Tout est fini pour nous... et nous
n'avons plus qu'à partir où il nous plaît de nous en aller sans plus avoir de
comptes à rendre à qui que ce soit... heureusement.
-Fini? demande Geneviève; mais fini comment? »
C'est Jean qui répond à la place de Martiale : « Fini, parce que La
Sorcière-des-Eaux a dérapé cette nuit partant en Angleterre et emportant
Claude Morizel qui va aller terminer là-bas sa besogne d'expert...

118
— Car, complète Alcide avec un rire amer, ce magnifique bâtiment où
nous étions si bien reçus est une espèce de caverne d'Ali-Baba chargée à couler
bas d'objets merveilleux dérobés dans vingt musées d'Europe. »
Et, accentuant son rire à la fois mordant et vexé, le jeune ingénieur ajoute:
« Ah! Il vient de nous en raconter, l'inspecteur de l'Interpol, et j'en ai
appris de belles sur le sieur Freeman à mon retour de Paris, ce matin. »
Un grand silence tombe sur le pont de l’Aréthuse, cependant que, entre
haut et bas, Geneviève Trévarec murmure :
« Mais alors, nous sommes dans un épouvantable pétrin, nous aussi...
- Pourtant nous étions vraiment bien incapables de deviner quoi que
ce soit », corrige Marguerite.
Martiale Cartier déboutonne sa vareuse et tout de suite rassure ses
compagnes :
« Soyez tranquilles. Le témoignage de Claude Morizel, qui a assisté à tout
le développement de nos rapports avec le gangster Freeman, nous a
complètement mises hors de cause, et nous sommes simplement invitées à
reprendre la mer dès que nous le voudrons, c'est-à-dire bien entendu tout de
suite. »
Mais la voix un peu hésitante de Paulette s'élève :
« Et... et Morgane alors?
- Elle qui est si belle! » murmure Anne avec une admiration qu'elle ne
cache pas.
Martiale Cartier hausse les épaules, et avec une pitié dans la voix répond :

119
« Morgane a disparu dans la tempête comme nous l'avons vue l'autre nuit,
s'enfuyant dans sa grosse vedette entraînée par le puissant moteur hors-bord...
— Et la pauvre fille a peut-être eu tort de s'enfuir ainsi dans la tourmente
au hasard de la nuit, dit Alcide puisque, d'après l'inspecteur de l'Interpol, sa
culpabilité devrait demeurer discutable.
— En effet, prononce Martiale, j'ai raconté à ce fonctionnaire toute la
scène entre Morgane et nous à laquelle l'éclatement de la tempête a mis fin
brusquement; et ce policier a paru m'entendre avec intérêt.
- D'autant, termine Jean Juilliard, qu'à la première perquisition, les
inspecteurs ont vu que Morgane s'était enfuie avec quelques objets personnels
seulement, en laissant bien en vue la garde-robe de luxe et les bijoux dont son
oncle l'avait parée. »
Un nouveau silence passe sur tout l'équipage, et Paulette demande :
« Mais alors, la chaloupe était une embarcation capable de tenir la haute
mer... et nous avons toutes vu que Morgane est un très bon marin... »
Mais Jean Juilliard déclare d'une voix très sourde :
« L'inspecteur de l'Interpol vient de nous dire que ce matin, au lever du
jour, la chaloupe hors-bord de La Sorcière-des-Eaux a été trouvée chavirée et
vide dans une anse de la côte du Maroc espagnol... »
Cette fois tous les visages deviennent sombres et pas un mot n'est
murmuré tandis que les regards des deux jeunes gens et des cinq jeunes filles
errent silencieusement sur l'étendue de la mer si douce à cette heure et qui dans
la nuit de tornade emportait à la lueur des éclairs une Morgane éperdue fuyant
dans l'ouragan la justice des hommes.
Puis enfin, d'une voix qu'elle veut très calme, Martiale Cartier prononce :
« L'escale involontaire aux Baléares n'est plus à cette heure qu'une page à
tourner sur le livre de bord. Toutes à vos postes et chacune à sa besogne. Toutes
les toiles en haut et cap au large pour notre voyage qui reprend. Après une
pareille secousse, Jean et Alcide, vous avez autant besoin que nous de respirer à
pleins poumons l'air libre de la haute mer. Avant partout! »
Pas un mot n'est échangé. Dans le silence absolu que rompt simplement le
cliquetis des rouleaux, grand-voile et misaine montent à bloc. Les deux jumelles
bordent les écoutes et en même temps, par les soins de Paulette et d'Anne, le
grand foc et le petit foc recevant la brise qui vient de se lever de l'ouest se
gonflent et s'arrondissent. Toute frémissante de la joie qui semble saisir sa
membrure et son gréement, l'Aréthuse s'inclinant doucement sur sa joue de
tribord prend son élan et, cap au sud, s'élance sur la Méditerranée dont les
vagues la caressent.
Et maintenant une heure, deux heures, trois heures passées dans cet
enivrement de la mer et du soleil, les cinq camarades et leurs deux amis ne
coupant que de quelques mots les longs silences d'une détente nerveuse qui leur
donne à tous les sept une prodigieuse sensation de repos et de bonheur, respirent
délicieusement presque sans parler...

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Soudain Paulette qui un instant s'est mise à l'avant, annonce :
« Tiens! Qu'est-ce qu'il veut celui-là? On dirait qu'il nous cherche? »
Du doigt tendu, la petite brune désigne un bateau surgi sur la mer jusqu'ici
déserte, un chebec à moteur battant le pavillon du port international de Tanger et
qui exécute en effet de singulières manoeuvres comme si son équipage voulait
inspecter l'Aréthuse en se rapprochant du yacht.
Un instant, Martiale, à qui cette inquisition déplaît, essaie de changer la
marche de son voilier en virant bord pour bord, mais cette tentative n'a d'autres
résultats que de faire virer le chebec cap pour cap.
Après un quart d'heure, les deux bâtiments se trouvent à portée de voix
tandis que l'équipage de l'arrivant donne à bras le signal d'arrêt auquel le navire
français est bien obligé d'obéir. Aussitôt, du chebec, un youyou se détache qui,
monté par deux hommes, arrive à l'aviron. Et, se dressant à l'arrière, l'un des
deux marins, dans un français approximatif, demande :
« C'est-y bien vous qu'on appelle le bateau français Aréthuse, n'est-ce
pas?»
Et sans attendre la réponse, l'embarcation étant maintenant bord à bord,
l'homme se penche et tend un paquet carré en disant :
« Sur le port de Tanger, ce matin il y a une femme voilée qui m'a dit : «
Voilà deux mille « pesetas pour que vous trouviez un bateau qu'on « dit
l’Aréthuse et que vous y donniez cette commission que voilà. » C'est fait,
bonsoir. »

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Le canot a rejoint le chebec qui s'éloigne, et Martiale qui a mis en panne
bout au vent regarde Paulette tenant entre ses mains et tendant ce paquet que
tous examinent avec surprise. La capitaine a pris l'objet et tout de suite elle a un
sursaut en lisant sur le plat, d'une grosse écriture, le nom Alcide Guilmain.
« Tiens! fait Jean, tu te fais envoyer ton courrier en pleine mer
maintenant? »
Mais la chose est si extraordinaire qu'aucune des amies ne répond, le
même étonnement se peignant sur les cinq visages, toutes devinant que quelque
chose de bouleversant va se passer. Guilmain a pris le paquet, lentement il
déchire le papier goudronné qui l'enveloppe et il retient mal une exclamation.
Car de cette enveloppe une photographie vient de sortir, celle d'une amazone
sous un chapeau de cowboy, accompagnée d'un papier couvert d'une large
écriture. Il y a un silence écrasant, la goélette restant immobile bout au vent sur
la mer qui remue à peine.
Et se reprenant par un acte de volonté qui le fait devenir très pâle,
Guilmain lit en articulant tout haut malgré lui :

L'expert Claude Morizel, ses policiers et personne autour de lui ne


croiront jamais à la véracité du récit de Dolorès, la nièce complice involontaire
du forban Freeman : alors il faut fuir à tout prix pour chercher une autre vie.
Adieu, Alcide, pour jamais; mais retenez que jusqu'à son dernier jour nul ne
pourra effacer votre image dans le cœur de celte que vous appeliez Morgane.

Pas un mot de personne. Simplement le petit bruit de la mer contre le


flanc de la goélette et le léger claquement des voiles détendues. Enfin Guilmain
pose la photographie et la lettre sur le panneau du rouf. De la poche intérieure de
sa vareuse il tire un paquet enveloppé de papier de soie qu'il déplie doucement et
en sort un gantelet d'amazone... que Jean reconnaît pour celui ramassé par son
ami sur le sable de la grève de Valldemosa. Alcide, avec un geste un peu trem-
blant, met le gantelet sur la lettre et la photographie; il replie les trois objets
ensemble en un rouleau.
Alors il regarde Jean qui, comprenant, ouvre, allume et tend son briquet.
Un geste précautionneux et Alcide transforme ce rouleau en une torche qui
s'allume et crépite. Quelques secondes passent. Portant cette torche enflammée,
Guilmain monte jusqu'au couronnement de la goélette. Là il attend que l'objet en
arrive à lui brûler les doigts et avec un geste d'autodafé douloureux il disperse
les cendres à la mer avec un mouvement de sacrificateur antique. Enfin, très
lentement, Guilmain se retourne et il redescend vers la roue de barre où Martiale
Cartier n'a pas bougé. Et il s'arrête...
Visage après visage il regarde son ami Jean Juilliard devenu livide, Faïk
et Gaït, Anne et Paillette et enfin Martiale, toutes les cinq, les yeux brillants des
mêmes larmes.

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Avec une étrange simplicité, Alcide articule posément :
« Et maintenant, chère capitaine, vers quelle nouvelle aventure votre
fantasque Aréthuse va-t-elle nous emporter?

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