Vous êtes sur la page 1sur 210

1

2
3
BETTY CAVANNA

BIENTÔT SEIZE ANS

LA vie paraît bien compliquée à la gentille Cécile


Fergy qui vit seule avec son père dans une propriété des
environs de Bordeaux. Les moindres choses semblent
redoutables à cette fille timide qui doute d’elle-même,
se croît délaissée par ses camarades de collège et se
réfugie trop volontiers dans les rêveries. Pourtant elle a
des dons, de grandes ambitions...
Voilà qu’un jour on lui confie pour quelque temps
la garde d’un magnifique chien de race: Vicky. Cécile
s’attache à ce nouvel ami, l’élève et le dresse
parfaitement, jusqu’au jour funeste où 1’on veut le lui
reprendre. Alors notre timide va surprendre tout le
monde et, pour conserver son cher Vicky, elle fera
preuve d’une assurance et d’une audace dont elle se
croyait Lien incapable...

Bibliothèque Hachette 14

4
DANS LA MÊME COLLECTION

LOUISA M. ALCOTT
La Filleule du docteur March

PAUL-JACQUES BONZON
La Ballerine de Majorque

ANDRÉ DHÔTEL
Le Pays où l'on n'arrive jamais

RENÉ GUILLOT
Prince de la Jungle

BERNARD PIERRE
Une Victoire sur l'Himalaya

*
A. de SAINT-EXUPÉRY
Terre des Hommes

5
Betty Cavanna

BIENTÔT SEIZE ANS


Illustrations de d’Abert Chazelle

HACHETTE 14

6
© Librairie Hachette, 1958.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

7
TABLES DES MATIERES

I 9
II 24
III 36
IV 46
V 58
VI 73
VII 84
VIII 94
IX 101
X 110
XI 115
XII 123
XIII 134
XIV 143
XV 154
XVI 167
XVII 178
XVIII 192
XIX 205

Imprimé en France
BRODARD&TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
-2867-1-7-6974-
Dep.leg.6648-3e tr. 58

8
CHAPITRE PREMIER

VÊTUE d'une longue robe de soirée qui avait appartenu à


sa mère, Cécile se contemplait dans la grande glace fêlée
depuis longtemps reléguée dans un coin de la mansarde.
Pendant un moment, la jeune fille resta immobile, observant
son image, puis elle s'inclina légèrement et murmura d'une
voix grave :
« Oui, Jean-Pierre, je vous accorde bien volontiers cette
danse. »
Mais n'était-ce pas un peu trop cérémonieux? « Oui,
Jean-Pierre, reprit-elle. Entendu! » Non, cela n'allait pas
mieux! Cette fois, c'était beaucoup trop familier. On ne devait
pas répondre ainsi à un jeune homme qui vous invitait à
danser, même si on le connaissait bien.
« Avec plaisir! » dit-elle enfin.

9
Voilà! Parfait! C'était assurément la meilleure formule,
surtout si elle était accompagnée d'un aimable sourire.
Satisfaite d'elle, Cécile éleva alors le bras gauche comme pour
appuyer la main sur l'épaule d'un cavalier imaginaire, puis elle
se mit à fredonner un air de valse, se dressa légèrement sur la
pointe des pieds et commença à tournoyer.
Malheureusement, il n'y avait pas beaucoup de place dans
la mansarde qui servait de débarras. Des malles, des caisses,
des meubles 'délabrés s'entassaient tout autour de la pièce, ne
laissant qu'un étroit passage devant la grande glace. Un rayon
de soleil passait à travers les vitres troubles, et chaque
mouvement de la jeune fille y faisait danser une myriade de
grains de poussière.
Cécile renonça bientôt à valser sur un si petit espace et
elle s'arrêta de nouveau devant la psyché pour admirer sa robe.
Mais elle fronça les sourcils en apercevant son dos mince, trop
généreusement dévoilé par le décolleté. Dieu merci! les jeunes
filles d'aujourd'hui ne portaient plus des tenues semblables
pour aller danser, mais de jolies robes mi-longues, ne
dégageant que la naissance des épaules. Et là-dessus, Cécile se
mit à songer à sa propre robe — celle qu'elle comptait aller
acheter le lendemain —, la première robe à danser qu'elle ait
eu envie de posséder.
Il fallait que ce fût la plus belle de toutes, jaune ou vert
pâle, en tout cas d'une teinte fraîche et printanière. Et cette
splendide robe ferait de Cécile Fergy, petite collégienne de
quinze ans, une jeune fille totalement différente. Cette
nouvelle Cécile ne serait plus ni timide ni gauche. On la
remarquerait au cours de la soirée dansante organisée pour le
surlendemain par le professeur de culture physique du collège;
elle danserait merveilleusement, elle serait très entourée, elle
aurait autant de succès que son amie Anne. Et même si elle
n'avait pas tout à fait autant de succès, elle espérait bien qu'elle

10
ne resterait pas dans son coin, à faire tapisserie, avec un
sourire figé sur les lèvres.
« Oh, oui! je l'espère! » murmura-t-elle avec ferveur.
En se rapprochant du miroir, elle examina son visage d'un
regard critique. Elle avait de beaux yeux, c'était indéniable, de
grands yeux bruns bordés de longs cils noirs. Ses cheveux lui
donnaient moins de satisfaction : ils n'étaient ni châtains ni
blonds, mais d'une teinte intermédiaire, et pas très souples.
Tirés en arrière, ils durcissaient un peu les traits de sou fin
visage, encore pâli par les longs mois d'hiver.
Soudain, Cécile fut prise d'inquiétude. Et si Jean-Pierre
ne la faisait pas danser? Après tout, il n'y avait aucune raison
pour qu'il s'occupât spécialement d'elle, ce soir-là. Sauf le fait
qu'ils se connaissaient depuis des années, qu'ils avaient joué
ensemble dans les champs, bâti des huttes d'Indien,
collectionné des insectes ou des timbres, et que Jean-Pierre,
qui habitait de l'autre côté de la colline, prenait parfois le
même autobus que Cécile pour se rendre au collège de
Libourne, à six kilomètres de là.
Mais si Jean-Pierre ne l'invitait pas à danser, qui donc le
ferait? se demanda-t-elle. Certainement pas Jacques Martin
qui ne semblait pas avoir beaucoup de sympathie pour elle. Ni
Thierry De-lauze, qui préférerait sans aucun doute s'occuper
de son amie Anne. Cécile passa en revue le groupe de garçons
qui fréquentaient les grandes classes du collège mixte, mais
elle n'en découvrit pas un seul qui fût susceptible de venir à
son secours. Sa gorge se serra, et son image dans le miroir, si
séduisante l'instant d'avant, lui parut soudain ridicule. Elle eut
beau relever ses cheveux à deux mains sur le sommet de sa
tête, rien n'y fit. Cela n'eut pour résultat que d'amincir encore
son visage juvénile.

11
Soudain, un coup de klaxon la fit sursauter, et elle laissa
retomber ses cheveux sur ses épaules. Si son père n'était pas
dans les environs, elle allait être obligée de descendre pour
accueillir le visiteur qui s'annonçait. Mais il lui était
impossible de se présenter dans cet accoutrement! En hâte,
elle commença à dégrafer sa robe, tout en s'approchant de la
fenêtre pour jeter un coup d'œil dehors.
Une longue auto noire était arrêtée devant la porte du
jardin, et Cécile constata avec soulagement que son père se
dirigeait déjà vers elle. En temps ordinaire, la jeune fille se
serait contentée d'observer avec amusement M. Philippe
Bonneval qui extirpait péniblement son long corps maigre de
dessous le volant, mais aujourd'hui son attention se porta sur
un second occupant, assis à l'arrière de l'auto — le plus
magnifique chien qu'elle eût jamais vu. C'était un colley.

12
Les doigts de Cécile cessèrent de tripoter les agrafes de la
robe. Elle s'agenouilla devant la fenêtre basse, nettoya de la
main un coin de vitre poussiéreuse et s'approcha pour mieux
voir. Le chien avait maintenant sauté hors de l'auto et il se
tenait immobile sur un coin de pelouse. La tète haute, son
pelage sable et blanc luisant au soleil, il humait l'air printanier.
« Rita! » cria M. Bonneval.
Le chien obéit et revint vers son maître. Maintenant
Cécile avait complètement oublié ses inquiétudes pour la
soirée dansante. Toute à son admiration, elle ne quittait plus le
colley des yeux.
Rita avait vraiment l'air d'une grande dame venant en
visite. Elle foulait le sol du jardin d'une patte aristocratique, et
Cécile l'imaginait même s'inclinant légèrement à droite et à
gauche pour accueillir les hommages. Naturellement, c'était un
des chiens de M. Bonneval. Celui-ci possédait le plus beau
chenil de la région, et de temps à autre il lui arrivait d'amener
un ou deux chiens pour les laisser quelques jours en pension
chez le père de Cécile. Mais jamais encore une aussi splendide
bête! Jamais un colley d'allure aussi royale!
« Rita! » murmura Cécile d'une voix émue.
C'était un peu ridicule de sa part, elle le savait. Tout à
l'heure, sans doute, elle pourrait caresser le chien et enfoncer
ses doigts dans son pelage soyeux, mais, pour l'instant, il lui
suffisait de le contempler et de prononcer son nom pour être
plongée dans le ravissement.
Le colley disparut derrière l'auto, et l'attention de Cécile
revint alors vers les deux hommes. M. Fergy, son père, portait
une salopette, des bottes crottées, et il avait l'air affreusement
négligé à côté de M. Bonneval, toujours tiré à quatre épingles.
La voix de son père était trop sourde pour que l'on pût
entendre ce qu'il disait, mais celle de l'éleveur de chiens était
beaucoup plus haute, ce qui permit à la jeune fille de saisir

13
quelques mots et de comprendre qu'il était question de Rita.
Ardemment, elle souhaita que le colley restât longtemps en
pension chez eux.
Tout à coup, Cécile frémit en voyant son père faire un
geste de la main vers la maison. N'invitait-il pas M. Bonneval
à entrer pour quelques minutes? Il en était bien capable! Le
manque de confort et le mauvais état de la maison rurale où il
vivait avec sa fille étaient en effet les moindres soucis de M.
Fergy, alors qu'ils causaient le désespoir de Cécile. Son père
allait sans doute faire entrer le visiteur dans la cuisine, car
c'était la seule pièce encore chauffée en cette saison de l'année.
Et en bas, dans la cuisine, au-dessus du gros fourneau, il y
avait justement du linge qui séchait! Le linge de Cécile, qu'elle
avait lavé l'après-midi même! D'un bond, elle se redressa,
courut vers la porte et descendit l'escalier quatre à quatre.
Elle arriva en bas juste à temps. A peine avait-elle fini de
débarrasser le séchoir que les deux hommes pénétraient dans
la cuisine. Prise au piège, Cécile se retourna vers eux, en
cachant derrière son dos le linge encore humide. Puis soudain,
mais trop tard, elle se souvint de sa robe.
Très gênée, elle baissa les yeux en rougissant, et elle
aperçut alors ses socquettes bleues qui émergeaient de la
longue robe soyeuse. Elle entendit le petit rire de M.
Bonneval.
« Bonjour, Cendrillon! » lui dit-il.
Il y avait tant de gentillesse dans la voix de ce grand
homme maigre que, miraculeusement, la jeune fille se sentit
réconfortée. Elle releva la tête, esquissa un sourire.
« Les chaussures ne vont pas, murmura-t-elle. Je fais du
trente-neuf.... »
Cette fois, M. Bonneval rit de tout cœur.
« On vous croirait déguisée pour le carnaval! dit-il. Pas
vrai, Francis? »

14
Seulement alors, les yeux de Cécile rencontrèrent ceux de
son père, momentanément voilés par une ombre de
mélancolie. Il la regardait, et en même temps il semblait
regarder derrière elle, loin dans le passé. Ce n'était pas Cécile
qu'il voyait dans cette robe de bal, mais la jeune femme qui
l'avait portée autrefois....
« C'est une robe de maman », lui dit Cécile, comme s'il
avait pu l'ignorer. Puis elle se mit à balbutier : « ... J'étais en
train de l'essayer.... Parce qu'il me faut une robe pour la soirée
dansante du collège.... Je voulais voir comment elle m'irait....»
Sous le regard de son père, Cécile avait de nouveau perdu
toute assurance, et elle ne songeait plus à plaisanter avec M.
Bonneval. Son seul désir était de remonter au plus vite dans la
mansarde pour y enlever sa robe. Elle n'aurait pas imaginé que
la vue de celle-ci rappellerait tant de choses à son père.
Mais, comme elle hésitait, une phrase de M. Fergy la
ramena brutalement dans le présent.
« Déguisée pour le carnaval? » disait-il en répondant
à la réflexion de M. Bonneval. « A mon avis, elle aurait plutôt
l'air d'un épouvantail à moineaux! »
Bien que son père eût parlé sur un ton de rudesse
affectueuse, ces mots frappèrent péniblement la jeune fille.
Elle se mordit les lèvres, puis, évitant le regard du visiteur,
elle se glissa vers la porte.
« Je vais aller me changer •», murmura-t-elle.
Tandis qu'elle gravissait l'escalier, elle entendait les voix
des deux hommes qui continuaient à bavarder dans la cuisine.
« Cécile est une grande fille, maintenant! disait M.
Bonneval. Vous l'avez vexée, j'en suis certain!
— Je l'ai vexée? répliquait son père avec un accent de
surprise. Mais non, voyons! C'est une enfant un peu bizarre,
voilà tout. Elle est très timide. Pas du tout comme
Marguerite.... »

15
Des larmes d'humiliation emplirent les yeux de Cécile.
Voilà que son père lui cherchait des excuses! « Très timide!
Pas du tout comme Marguerite... », avait-il dit. Et le pire, c'est
qu'il avait raison. Pour autant que Cécile pouvait s'en souvenir,
sa mère était toujours sûre d'elle, confiante, souriante. Sa voix
était chaude et vive, ses yeux brillants. Ah! sa mère n'était pas
timide, elle!
Au passage, elle se débarrassa du linge humide sur une
table du premier étage, puis elle remonta dans la mansarde.
Elle retira sa robe, la plia soigneusement et la rangea dans la
malle où elle l'avait découverte.
« Pas du tout comme Marguerite!... » Ces mots
résonnaient tristement dans sa tête et ramenaient le doute en
elle. De nouveau, elle vit l'avenir sous les couleurs les plus
sombres. Jamais elle ne trouverait, pour les huit mille francs
promis par son père, la robe qui ferait d'elle une nouvelle

16
Cécile Fergy. Jean-Pierre ne l'inviterait pas à danser, et même
s'il s'y décidait, elle ferait des faux pas et serait la risée de
tous! Elle serait incapable de soutenir une conversation avec
son cavalier sans bredouiller ou dire des bêtises. Oui, ce serait
une affreuse soirée! Et cela, parce qu'elle ne ressemblait pas
du tout à sa mère, parce qu'elle était une enfant bizarre et
timide!...
Presque à contrecœur, elle retira alors du fatras la petite
mallette de voyage qui avait justifié sa venue dans la
mansarde, et elle souffla sur la poussière qui la recouvrait. Au
même moment, elle entendit la voix de M. Bonneval dans le
couloir du bas :
« J'ai voulu que Rita soit dans les meilleures conditions
possibles pour avoir ses petits, disait-il. Voilà pourquoi je vous
la confie. Si j'avais pu me dispenser de ce voyage à
Toulouse.... »
Cécile déposa la mallette sur le sol, puis elle passa
rapidement sa jupe et son sweater. Elle ne s'accorda pas un
seul regard dans la glace, mais s'approcha de la fenêtre et
s'accroupit tout contre la vitre, le menton touchant les genoux.
Rita était toujours dans le jardin, près de la clôture, et elle
observait quelques poulets qui picoraient un peu plus loin, sur
le terre-plein dénudé qui s'étendait devant la grange. Le soleil
qui déclinait à l'horizon baignait d'une chaude lumière
les champs déjà verts, la terre rougeâtre des vignes
encore sans feuilles, et les grands arbres dont les branches
étaient couvertes de bourgeons roux et jaunes. Là-bas, de
l'autre côté de la petite rivière, la masse sombre des pins se
découpait sur le couchant.
Peu à peu, la jeune fille se rasséréna. Elle resta longtemps
devant la fenêtre, observant Rita, et elle éprouvait un tel plaisir
à la contempler qu'elle ne songeait même plus à la scène
pénible de tout à l'heure. Quel joli tableau formait ce colley,

17
debout près de la barrière, la tête haute, avec son pelage doré
qui tranchait sur l'herbe d'un vert profond. Cécile eut soudain
envie de le dessiner, mais à peine cette idée l'avait-elle
effleurée qu'elle l'écarta. Plus tard, oui, quand elle aurait étudié
la peinture à l'Ecole des beaux-arts, mais pas maintenant! Elle
se souvenait encore du jour où elle avait voulu dessiner le chat
de Jean-Pierre. Elle le voyait bien, ce chat, exactement comme
il était, mais quand elle avait essayé de le jeter sur le papier, ce
n'était plus du tout le même. En dépit des encouragements de
son professeur de dessin qui avait vanté son coup de crayon,
Cécile n'avait pas été satisfaite d'elle-même. Non, elle ne se
risquerait pas à dessiner Rita. Une si magnifique bête méritait
mieux qu'une caricature.
Elle resta donc là, immobile, jusqu'à ce que le soleil eût
disparu derrière la colline. Elle vit M. Bonneval remonter dans
son auto, faire demi-tour, franchir le petit pont sur la rivière et
disparaître enfin dans le chemin montant qui rejoignait la
grand-route. Puis elle aperçut son père qui s'approchait de
Rita, la flattait de la main et l'emmenait vers la grange.
Cécile se décida enfin à redescendre. Il se faisait tard, et
plusieurs tâches l'attendaient encore. Elle devrait repasser ce
soir même son linge qui n'était pas complètement sec; il lui
faudrait préparer le dîner, se laver les cheveux, revoir ses
leçons.... Avec un soupir, elle se redressa, quitta la mansarde
et s'engagea dans l'escalier. Au même instant, la voix de son
père retentissait dans le couloir. « Cécile! — Oui, papa! »
Subitement consciente de son retard, elle descendit quatre
à quatre l'escalier. M. Fergy se tenait sur le seuil de la cuisine,
les poings aux hanches, contemplant d'un œil mécontent le
fourneau où rien ne cuisait.
« Où donc étais-tu fourrée, Cécile?

18
« OU DONC ÉTAIS-TU FOURRÉE, CÉCILE?

19
— Là-haut, dans la mansarde. J'étais allée chercher la
mallette....
— La mallette? Pour quoi faire?
— C'est après-demain la soirée dansante au collège. Et
tu m'as permis d'aller passer le week-end chez Anne.... »
Cela paraissait incroyable à Cécile que son père eût pu
oublier un événement de cette importance.
« Ah oui! » se contenta-t-il de grommeler.
Cécile jeta un coup d'œil à la pendule. Son père était un
homme aux habitudes régulières, il aimait manger à heures
fixes.
« Je prépare tout de suite le dîner, reprit-elle. Les
pommes de terre sont déjà pelées. Mais je ne pensais pas....
— Il serait temps d'apprendre à penser! Je sais que ce
n'est pas très facile pour toi, sans personne pour tenir la
maison. Mais Mme Morin vient tous les matins faire le
ménage, il ne te reste que le dîner....
— Je regrette, papa! » murmura Cécile toute contrite,
car elle savait fort bien que son père se donnait beaucoup de
mal pour exploiter seul son petit domaine, et qu'il attendait
avec impatience le repas du soir.
« Tu passes ton temps à rêvasser! poursuivit M. Fergy.
Tu es montée dans la mansarde quand Bonneval était là.... Il
ne t'a pas fallu une heure pour découvrir cette mallette! »
Cécile s'affairait déjà devant le fourneau.
« Je regrette, papa, répéta-t-elle. Mais je regardais le
colley par la fenêtre! » A ces mots, le visage de M. Fergy se
radoucit. « Belle bête, n'est-ce pas?
— Oh oui! magnifique! Restera-t-elle longtemps chez
nous?
— Deux ou trois mois. Elle attend des petits d'un jour à
l'autre. »
Cela, Cécile le savait déjà.

20
« Oh ! comme ce sera gentil de les élever ! s'écria-t-elle.
— Ces chiots seront certainement splendides, déclara
son père. Rita est la plus belle bête du chenil Bonneval. Elle a
remporté trois grands prix dans des expositions canines. »
II alla prendre son pot à tabac sur une étagère et bourra
longuement sa pipe, tout en observant du coin de l'œil Cécile
qui préparait rapidement le dîner.
« Et pour les premiers jours, ajouta-t-il, nous pourrons
peut-être prendre les chiots dans la maison.
— Oh oui! approuva Cécile. Nous les installerons ici,
dans la cuisine. Il y fait chaud.... »
En hâte, elle jeta la nappe sur la table de bois blanc, retira
du placard les assiettes et les couverts. Avec soulagement, elle
constatait que son
père ne s'occupait plus d'elle, mais songeait à Rita. Il
balançait son corps robuste sur sa chaise, et pendant plusieurs
minutes il fuma en silence.
« Oui, reprit-il enfin. Il y a une grande caisse dans la
grange. Nous la mettrons ici, derrière le fourneau.... »
Mais les pensées de Cécile avaient déjà pris une autre
direction. Si son père avait complètement oublié la soirée
dansante du surlendemain, se disait-elle, n'avait-il pas
également oublié l'argent promis pour sa robe? Et cette robe, il
la lui fallait à tout prix! Cécile sentit qu'elle ne pourrait songer
à rien d'autre, même pas aux futurs chiots de Rita, tant que
cette question brûlante ne serait pas réglée.
« Papa! dit-elle soudain. A propos de l'argent que tu m'as
promis pour ma robe....
— Ta robe? Quelle robe? fit-il d'un air surpris. —• Oh!
papa, tu sais bien! Ma robe pour aller danser! Je t'en ai déjà
parlé il y a près d'un mois, et tu m'as dit que tu me l'offrais.
Anne et sa mère doivent venir l'acheter demain avec moi.
— Si je te l'ai promise, c'est entendu. Combien te faut-il?

21
— Tu avais parlé de sept à huit mille francs.... •» Ces
mots furent durs à dire pour Cécile. Elle savait en effet que les
finances de son père étaient toujours un peu gênées au
printemps, mais elle ne pouvait pas renoncer. Il lui fallait
absolument une jolie robe pour sa première soirée dansante.
« Si c'est une robe habillée, crois-tu que tu auras souvent
l'occasion de la mettre? »
Cécile s'aperçut qu'en posant cette question son père
regardait fixement la déchirure au coude de son sweater. Elle,
soudain, elle devina que ce ne devait pas toujours être chose
facile pour un homme de s'occuper seul d'une grande fille
comme elle. En souriant avec gentillesse, elle répondit :
«. Non, je ne la porterai sans doute pas très souvent. Mais
il me la faut. »
M. Fergy la regarda encore pendant quelques secondes,
puis il se leva et, sans un mot, quitta la pièce. Cécile se sentit
horriblement angoissée, et il lui sembla qu'une éternité
s'écoulait avant que son père ne revînt dans la cuisine, en
tenant à la main quelques billets qu'il lui tendit.
« Voilà! dit-il simplement.
— Oh! merci! » s'écria Cécile avec un indicible
soulagement, et en acceptant l'argent comme s'il s'était agi
d'une fortune.
M. Fergy l'observa avec une curiosité amusée. « Mais en
échange, reprit-il, je te demanderai quelque chose....
— Bien sûr, papa! Quoi donc?
— Tâche d'avoir un peu plus de tête à l'avenir. Ça me
ferait plaisir. »
Cécile se mordit les lèvres en rougissant. « Mais oui,
papa, dit-elle. J'essaierai.
— Et je voudrais te dire encore une chose....
— Quoi donc? fit-elle avec inquiétude.

22
— Pardonne-moi si je t'ai vexée, tout à l'heure, devant
Bonneval. Je voulais simplement te taquiner un peu, sans
penser à mal....
— Oh! ce n'est rien! dit-elle avec générosité. Je savais
bien que je n'avais pas l'air d'un épouvantail à moineaux! »
Tout souriant, M. Fergy se leva. Il alla vider sa pipe sur le
rebord de la fenêtre, la fourra dans sa poche, puis il revint vers
sa fille et lui tapota affectueusement l'épaule.
« Bon! dit-il. Toutes nos affaires sont réglées. Et
maintenant, si nous dînions? »

23
II

LES classes du vendredi parurent interminables. Cécile se


tortillait sur sa chaise, tandis que la matinée avançait
lentement. De temps à autre, elle griffonnait un mot pour
Anne sur un bout de papier et le lui faisait passer.

Que penses-tu du jaune?... Ou du vert?... Et


pourquoi pas une robe bleue?...

Et Anne répondait par un billet :

Surtout pas bleue ! Cela fait grisâtre aux. Lumières !

Cécile élimina le bleu.


Toutes les filles de la classe étaient malades d'impatience,
et pas seulement Cécile. A midi, au réfectoire, elles ne
parlèrent que de leurs robes pour la soirée du lendemain. Des

24
garçons, il n'en fut pas question : tout d'abord parce qu'ils
déjeunaient aux tables voisines, et aussi parce qu'ils ne
jouaient qu'un rôle secondaire dans toute l'affaire.
Au dessert, Cécile repoussa sa portion de gâteau au
chocolat sans y toucher. Sa voisine, la grosse Françoise
Reymond, qui était au régime, la regarda avec envie, mais
Cécile ne remarqua pas son air implorant, car elle écoutait la
conversation des autres filles.
« Maman dit toujours qu'il faut s'habiller selon son type,
déclarait Anne Lavignac sur un ton catégorique. Pour moi, par
exemple, elle dit que je dois porter des teintes pastel, jamais
des couleurs vives....
— Ma mère, elle, me laisse choisir toute seule nies
vêtements », interrompit Mireille Santoul.
Mireille était une grande fille, aux dents un peu
proéminentes, au rire chaleureux. Bien qu'elle ne fût pas
spécialement jolie, elle savait se mettre en valeur, et, dans les
discussions, s'arrangeait toujours pour avoir le dernier mot.
D'habitude, ses remarques imposaient un certain respect.
« Elle te le permet? Tu en as, de la chance! » lui dit avec
envie la petite Marie-Claude Mayoux, la plus jeune des trois
sœurs Mayoux qui habitaient une vieille maison de l'autre côté
du pont de l'Isle. Puis, tout aussitôt, elle éclata de rire. « Moi,
reprit-elle, je porte d'abord les robes de Jacqueline, puis celles
de Christiane! Je me demande bien quand j'aurai enfin une
robe neuve, rien qu'à moi!... »
Cécile la regarda avec un étonnement admiratif. Non
seulement Marie-Claude osait avouer cela en public, mais elle
en riait! Quel heureux caractère! Elle serait certainement l'une
de celles qui s'amuserait le mieux à la soirée dansante, quelle
que fût sa robe. Cécile l'envia de savoir se contenter de son
sort, avec tant de bonne humeur, au lieu de se consumer dans
des désirs irréalisables.

25
« Moi, reprenait déjà Anne, je compte me coiffer à la
page. J'ai vu justement un très joli modèle de coiffure dans un
journal de modes de maman. »
Et Cécile devina aussitôt que toute la tablée adopterait la
même coiffure que la charmante Anne Lavignac, dont le bon
goût ne faisait de doute pour personne.
Après le déjeuner, quand les jeunes filles quittèrent le
réfectoire, Cécile tenta de se rapprocher d'Anne, mais la
grande Mireille la devança. Elle saisit Anne par le bras, lui
murmura quelque chose à l'oreille et l'entraîna rapidement.
Cécile n'osa se joindre à elles sans y être invitée, et elle
descendit seule l'escalier, avec le désagréable sentiment d'être
tenue à l'écart.
Depuis plusieurs mois, déjà, cette impression de solitude
grandissante la faisait souffrir. Il lui semblait maintenant que
la plupart de ses amies d'autrefois s'éloignaient d'elle. Peut-
être la trouvaient-elles trop enfant, trop timide? Cécile n'en
savait rien, mais elle s'apercevait à mille détails que les autres
devenaient différentes d'elle, dans leur façon de s'habiller, de
se tenir en public, de parler avec assurance, et surtout dans la
nature même de leurs préoccupations. Parfois elle en souffrait,
parfois aussi elle en prenait fièrement son parti et trouvait
même plaisir à vivre dans ce demi-isolement qui lui permettait
de rêver à son aise.
Après avoir pris son livre d'histoire et sa grammaire
latine dans son casier du hall, elle se dirigea vers la salle de
classe. Déjà elle avait retrouvé son sourire, car elle songeait
qu'elle allait passer trois jours chez les parents d'Anne. Au
fond d'elle-même, pourtant, elle s'étonnait un peu qu'Anne
l'eût invitée. Cette année, elles n'avaient pas été aussi liées
d'amitié que par le passé. Anne n'avait-elle pas fait cela pour
se faire pardonner de l'avoir un peu délaissée?

26
Mais immédiatement Cécile écarta cette idée. Anne et
elle se connaissaient depuis leur tendre enfance, et l'amitié de
leurs parents remontait au temps où la mère de Cécile vivait
encore, et où son père n'avait pas encore quitté Libourne pour
le petit domaine rural qu'il exploitait maintenant. Quoi de plus
naturel que Mme Lavignac voulût aider Cécile à choisir sa
robe, et qu'Anne l'invitât à passer le week-end chez elle?
Dans le couloir du bas, elle croisa Claudine Mary, qui
présidait le « Comité des Fêtes » et était chargée, avec Cécile
et quelques autres, de décorer le gymnase où aurait lieu la
soirée dansante. Pourras-tu être là demain matin à neuf
heures? » lui demanda Claudine, d'un air important. « Comme
il y a beaucoup de travail, nous devrons nous y prendre de
bonne heure.

27
— J'y serai », répondit Cécile. Puis elle ajouta, sans
nécessité : « Je passe d'ailleurs le week-end chez Anne. »
Claudine Mary n'était au collège que depuis quelques
mois, et elle ignorait donc les raisons profondes de l'amitié
entre Cécile et Anne. Aussi ses yeux s'arrondirent-ils de
surprise. Indiscutablement, Cécile avait monté dans son
estime, car elle se rapprocha d'elle et lui demanda sur un ton
beaucoup plus aimable :
« Que porteras-tu demain soir?
— Je ne sais pas encore, répondit Cécile. Tout à l'heure,
j'irai faire un tour dans les magasins, pour une robe. »
Mais au même instant, Mlle Gardin, le professeur
d'histoire, criait : « En rangs ! » ce qui mit fin à la
conversation.
Cécile s'installa à sa place et se mit à regarder par la
fenêtre. Puis elle fit un effort pour assimiler ce que le
professeur était en train de leur expliquer, mais elle ne tarda
pas à y renoncer et regarda de nouveau par la fenêtre.
Il en fut de même tout l'après-midi.
A quatre heures, Mme Lavignac les attendait en auto
devant la porte du collège.
« Montez vite, mes filles! cria-t-elle à Cécile et à Anne.
Je bloque la circulation!... »
Dès que les jeunes filles eurent pris place dans la voiture,
Mme Lavignac démarra et se dirigea vers le centre de la ville.
« Eh bien, voyons! reprit-elle. Je dois faire quelques
courses, mais la robe de Cécile passera d'abord! Où pourrions-
nous aller? »
Mme Lavignac était un peu plus petite que sa fille, mais
elle avait comme elle de beaux cheveux et un teint très clair.
Elle était vive dans ses paroles et ses gestes, et elle avait
l'habitude de porter de ridicules petits chapeaux qui lui allaient

28
d'ailleurs très bien. Cécile trouvait qu'elle avait beaucoup
d'allure.
« Si nous allions aux Galeries? suggéra Anne.
— Oh non! intervint rapidement Cécile. Je n'ai que huit
mille francs à dépenser.... »
Mme Lavignac lui jeta un bref regard.
« Eh bien, essayons d'abord chez Georgette. Juste pour
voir si nous trouvons quelque chose. Il y a aussi cette nouvelle
petite boutique près de la bibliothèque.... Ah! bien sûr,
Libourne n'est pas Bordeaux! »
Cécile parut soudain inquiète.
« Allons ! voyons ! lui lança Mme Lavignac. Nous
trouverons bien quelque chose qui te plaise! Et en ce qui
concerne le prix, huit mille francs suffiront amplement pour
une jolie petite robe. »
Aussitôt, le visage de Cécile se rasséréna.
Il n'y avait rien qui allât chez Georgette. Mme Lavignac
poussa les deux jeunes filles vers la porte et quitta la boutique
sans cérémonie. Cécile se félicita d'être accompagnée par la
mère de son amie car, pour sa part, elle se serait peut-être
laissé séduire par l'une des robes — en particulier celle en
organdi rosé. Elle la regrettait tout de même un peu.
« Et cet organdi rosé?... » murmura-t-elle timidement,
tandis qu'elles se dirigeaient vers les Galeries.
« Mauvaise qualité, trancha Mme Lavignac. D'ailleurs,
cela fait trop vieux pour une fille de ton âge. »
Aux Galeries, la vendeuse leur présenta trois robes
différentes. La première était en popeline de soie rosé, et
Cécile la trouva merveilleuse.
« Pas pour toi, ma petite, trancha Mme Lavignac. Elle
irait à Anne, peut-être, mais, toi, elle ne te flatterait pas. »

29
Pas pour toi, ma petite », trancha Mme Lavignac.

30
Cécile rougit en se rappelant tardivement les taches de
rousseur qui parsemaient son front et son nez.
La vendeuse leur montra alors une robe en piqué blanc.
« Voilà quelque chose de charmant, dit Mme Lavignac.
Essaie-la!
— Mais moi aussi j'ai une robe blanche! objecta Anne.
— Ça ne fait rien », répliqua sa mère. Pourtant, Cécile
savait fort bien que cela déplaisait à Anne, et elle refusa de
l'essayer.
La troisième robe était en taffetas écossais avec des
manches ballon et un petit nœud de velours autour du cou.
Dans l'écossais, il y avait du bleu nuit, du rouille, du marron et
du blanc.
Mme Lavignac la prit des mains de la vendeuse et la tint
devant Cécile.
« Voilà qui ira parfaitement bien avec ton teint et tes
yeux! » déclara-t-elle.
Quand elle entra dans le salon d'essayage, Cécile n'était
pas du tout enchantée par l'écossais. Cela n'aurait pas l'air
d'une robe de bal! Et de l'écossais, elle en avait porté la moitié
de sa vie! Pourtant, quand elle eut enfilé la robe, se fut
recoiffée et eut jeté un coup d'œil dans la glace, elle
commença à se dire que Mme Lavignac avait peut-être raison.
« Elle te va tout à fait bien, constata Mme Lavignac.
Assortie avec tes cheveux et tes yeux. Tourne-toi!... Elle
tombe parfaitement. Quel est son prix? »
La robe ne coûtait que six mille neuf cents francs.
Pendant qu'on emballait son acquisition, Cécile
contemplait avec un peu de regret la robe en piqué blanc, mais
quand elle quitta le magasin elle se trouva très satisfaite. Avec
les onze cents francs qui restaient, et les mille francs que
Cécile avait conservés depuis son anniversaire, Mme Lavignac
suggéra d'aller acheter des chaussures bleues, assorties au bleu

31
de l'écossais. Après quoi, Mme Lavignac fit quelques courses
pour elle-même, puis ramena les deux jeunes filles à la
maison.
Cécile avait toujours aimé venir chez les Lavignac. Leur
maison était confortable et gaie, et quand Cécile y pénétrait,
venant de la ferme de son père, elle avait l'impression d'entrer
dans un autre monde. Ce soir-là, tout de suite après le dîner,
elle accompagna Anne dans sa chambre où elles déployèrent
leurs robes pour les admirer et les essayer. Puis chacune
essaya celle de l'autre. Après quoi, elles s'assirent sur leur lit et
se firent les ongles avec une petite trousse de manucure. Elles
ne cessaient pas de bavarder, et plus tard, quand elles furent
couchées, elles continuèrent à parler et à pouffer de rire. Mme
Lavignac dut même venir frapper deux fois à la porte pour les
faire taire. La première fois, ce fut un avertissement, la
seconde, un ordre :

32
« Allons! Silence! Il est plus de onze heures. Dormez
vite, les filles! »
Mais même après qu'Anne se fut endormie, Cécile resta
longtemps éveillée. Dans son agitation, elle se jugeait
maintenant capable des choses les plus extraordinaires : elle se
voyait déjà à la soirée, dans sa belle robe, charmante, vive, très
entourée. Non seulement Jean-Pierre, mais aussi tous les
autres garçons demandaient à danser avec elle. Elle virevoltait
sur la piste, elle disait des choses drôles, spirituelles.... Elle
était devenue la véritable Cécile Fergy, celle qu'elle sentait au
fond d'elle-même, et non celle que tous avaient connue jusqu'à
présent.... Ah! quel triomphe! quelle magnifique soirée!...
Le lendemain matin, elle se retrouva dans la réalité. En
hâte, elle prit son petit déjeuner puis courut jusqu'au collège
pour aider à décorer la salle. Pendant ce temps, Anne se
rendait chez le coiffeur.

33
La décoration du gymnase ne plut guère à la jeune fille.
Elle estima que les couleurs choisies étaient vulgaires et
criardes, mais cela ne l'empêcha pas de travailler avec ardeur
et de proposer diverses modifications qui furent adoptées. Per-
chée au sommet de son échelle, elle chantonnait joyeusement.
Elle était pleinement heureuse.
Lorsqu'elle retourna chez les Lavignac, elle trouva Anne
dans le hall d'entrée qui raccrochait justement le téléphone.
« Que penses-tu de ça? s'écria Anne sur un ton de
ravissement. Thierry Delauze vient de me demander s'il
pouvait m'accompagner à la soirée! »
Cécile eut l'impression de recevoir une douche glacée.
« Comme c'est gentil de sa part! » parvint-elle à répondre
avec un sourire contraint. Mais c'était une bien fâcheuse
nouvelle. Jusqu'à présent, il avait été entendu que M. Lavignac
conduirait lui-même les deux jeunes filles à la soirée, dans son
auto.
« Naturellement, tu peux venir avec nous, ajouta Anne.
J'ai dit à Thierry que tu passais le week-end à la maison.
— Non, merci, répliqua Cécile. Mais il faudra que je
parte avant vous, à cause de la décoration de la salle. »
. Puis une nouvelle inquiétude lui vint : comment
rentrerait-elle? Elle ne tenait pas à revenir en compagnie
d'Anne et de Thierry. Impossible! Et d'autre part, elle ne
voulait pas demander à M. Lavignac de se déranger pour elle
seule. Alors, quoi?
Une sorte de panique la prit, elle chercha désespérément
une solution à ce problème qui surgissait soudain et lui
paraissait redoutable. Elle pourrait peut-être dire qu'elle était
fatiguée et s'en aller au milieu de la soirée? Ou encore, prendre
Jean-Pierre à l'écart, lui expliquer bien franchement sa
situation et lui demander.... Non! c'était trop humiliant pour
elle. Peut-être quelqu'un lui proposerait-il de la raccompagner,

34
à la dernière minute? Mais elle n'y croyait pas. Il ne lui
resterait qu'à partir toute seule pour faire ce long chemin dans
la nuit.
« Ah! si j'avais su! » pensa-t-elle amèrement. Pourquoi
avoir accepté de venir passer ces trois jours chez Anne! Si elle
était restée chez son père, Jean-Pierre, qui habitait à proximité,
l'aurait très certainement accompagnée à l'aller comme au
retour. Mais maintenant, c'était trop tard!

35
III

EN BASANT les murs, Cécile se dirigeait maintenant vers


le collège. Elle était partie de très bonne heure, en prétendant
qu'il lui fallait encore donner un dernier coup de main à la
décoration de la salle. Mme Lavignac n'avait pas soulevé
d'objections au fait qu'elle s'en allât toute seule, car la nuit
n'était pas encore venue. Mais la jeune femme avait parlé du
retour. Et, comme Anne déclarait que Thierry les
raccompagnerait : « Inutile, dit son père. J'irai vous chercher
en auto. — Oh non! papa. J'aurais l'air d'un bébé!
— Tu es encore un bébé, répliqua M. Lavignac. Allons!
Ne discutons pas! »
Rouge d'indignation, Anne se précipita dans sa chambre,
et elle ne cessa de rager pendant tout le temps qu'elle
s'habillait.
« De quoi aurai-je l'air? Que vais-je bien pouvoir dire à
Thierry? demanda-t-elle à Cécile.

36
— Eh bien, dis-lui simplement la vérité! »
répondit Cécile qui, en son for intérieur, était ravie par la
décision de M. Lavignac.
La soirée était douce, sans vent. Cécile longeait d'un pas
rapide un grand jardin aux arbres déjà verdissants, lorsqu'un
coup de klaxon retentit derrière elle et qu'une auto se rangea le
long du trottoir.
Une voix familière appela :
« Cécile! Je te ramène chez toi? •»
C'était le docteur Harpin, le vétérinaire.
Cécile s'approcha de l'auto.
« Non, merci, docteur. Je ne rentre pas ce soir. Je vais à la
soirée dansante.... »
Le docteur contempla sa belle robe, puis il eut un petit
sifflement admiratif.
« Oh! très bien! dit-il en souriant. J'allais justement chez
toi. C'est pourquoi je me suis arrêté.
— Vous allez chez nous? répéta Cécile, en songeant
immédiatement à Rita.
— Oui, ton père m'a téléphoné. Votre colley va avoir des
petits. Bonne soirée, Cécile!
Et il démarra rapidement.
Le collège était encore désert lorsque Cécile y arriva. Elle
parcourut les longs couloirs sonores qui sentaient le plâtre,
croisa trois garçons de sa classe qui se morfondaient dans un
coin, puis elle se rendit dans le vestiaire des filles où elle se
débarrassa de sa veste. Après quoi, elle attendit patiemment.
Peu à peu, les autres filles arrivèrent par petits groupes,
toutes très excitées et bavardant avec animation. Une demi-
heure plus tard, le vestiaire semblait une volière en folie. On
riait, on s'exclamait joyeusement, on se bousculait pour
s'approcher du miroir fixé au mur. Cécile allait d'une fille à
l'autre, admirant les robes de ses amies et faisant valoir la

37
sienne. A deux reprises, elle se recoiffa et se poudra le nez.
Chaque fois que la porte s'ouvrait, le vacarme redoublait
d'intensité, puis il s'y mêla le son lointain du pick-up qui jouait
les premières danses, et les jeunes filles quittèrent alors le
vestiaire pour gagner le gymnase somptueusement décoré.
Eh bien, ce ne fut pas du tout ce que Cécile attendait. Nul
ne semblait s'amuser beaucoup, à l'exception de trois ou quatre
garçons qui avaient dû faire quelque plaisanterie et riaient sous
cape, à l'écart, dans un coin. Les filles étaient toutes groupées
d'un côté de la salle et restaient là, les bras ballants, ne sachant
que faire, un peu gênées dans leurs beaux atours. La plupart
des garçons étaient de l'autre côté, rassemblés autour du gros
tourne-disques et ils bavardaient à mi-voix.
Deux ou trois couples se risquèrent enfin sur la piste. Puis
plusieurs filles se mirent à danser entre elles, espérant décider
ainsi les garçons à sortir de leur réserve.

38
Mais ces courageuses tentatives n'entraînèrent pas les
hésitants, et, à la danse suivante, la piste resta déserte.
Cela ne pouvait continuer ainsi. On vit M. Pié-rard, le
surveillant général, discuter à mi-voix avec Mlle Miller, le
professeur de culture physique, organisatrice de la soirée. Puis
tous deux se dirigèrent vers le pick-up, et, quelques instants
plus tard, éclataient les joyeux accents d'une farandole.
« Bonne idée! s'écria Marie-Claude. Viens, Cécile!
Viens, Françoise!... »
Et elle tendit les mains à ses deux amies. Presque toutes
les filles se joignirent à elles, formant un grand cercle au
milieu de la piste. Mais il fut plus difficile de décider les
garçons à entrer dans la farandole. Si quelques-uns se
laissèrent volontiers entraîner, la plupart d'entre eux
rechignaient, se faisaient prier ou refusaient net en alléguant
qu'ils ne savaient pas danser. Pourtant, au bout de quelques
minutes, l'atmosphère se réchauffa, et au disque suivant la
glace était rompue.
Cécile dansa tout d'abord avec René Germain, un grand
garçon très grave, presque solennel, qui ne prononçait pas un
mot.
« Vous dansez bien, lui dit enfin Cécile, l- — Merci »,
répondit-il.
Et ce fut tout. La fois suivante, Cécile dansa avec une
amie, puis elle se retrouva seule le long du mur, et dut laisser
passer plusieurs danses sans que personne s'occupât d'elle. A
un moment, son cœur tressaillit lorsqu'elle vit Jean-Pierre
traverser là piste en se dirigeant vers elle, mais ce n'était qu'un
faux espoir : Jean-Pierre s'arrêta devant Marie-Claude et fit un
plongeon grotesque devant elle pour l'inviter.

39
Avec nervosité, Cécile suivit des yeux le couple qui
s'éloignait, et elle souhaita ardemment que quelqu'un la fît
danser. Ce quelqu'un se présenta : ce fut de nouveau René
Germain. Il se tenait si raide en dansant que Cécile était
persuadée que tout le monde les observait en se moquant
d'eux. La conversation ne fut pas plus brillante que la première
fois, et, quand la danse se termina, René Germain ramena
Cécile à sa place, lui fit une courbette et s'éloigna sans avoir
ouvert la bouche.
Là-dessus, Cécile se rendit au vestiaire pour s'y repoudrer
le nez. Elle y trouva cinq ou six filles qui, déçues de n'avoir
guère remporté de succès mondains, s'étaient réfugiées là pour
papoter à leur aise. Comme Cécile refermait son poudrier,
Anne et Marie-Claude apparurent sur le seuil, bras dessus,
bras dessous, riant très fort, et échangeant leurs impressions
sur leurs divers danseurs.

40
« Une véritable catastrophe, ce Daniel, pas vrai?
— Oh oui! Mais René Germain, lui, est formidable! Il
danse si bien!... »
Puis elles aperçurent Cécile.
« Hé! que fais-tu là? s'écria Marie-Claude. Reviens vite
t'amuser avec nous! »
Ce n'était peut-être pas très gentil pour les autres filles
qui s'étaient réfugiées dans le vestiaire, mais Cécile se sentit
réconfortée de n'être pas classée dans la catégorie des
délaissées.
« Tu as dansé tout à l'heure avec René Germain, lui dit
Anne, lorsqu'elles redescendirent. Il ne danse pas mal, n'est-ce
pas?
— Non, pas mal », reconnut Cécile.
Et elle s'en voulut amèrement de ses idées stupides.
Pourquoi s'était-elle imaginé que tout le monde se moquait
d'elle? Pourquoi n'avait-elle pas échangé un mot avec René
Germain? A coup sûr, il devait maintenant la juger très
ennuyeuse, et il ne la ferait plus danser !
Lorsqu'elles rentrèrent dans le gymnase, Thierry Delauze
se détacha d'un groupe de garçons et s'élança vers Anne pour
l'entraîner sur la piste. Au même moment, un garçon maigre et
rougissant se plantait devant Marie-Claude.
« Vous voulez d...d...danser? balbutia-t-il.
— Bien sûr, Maurice! » répliqua aimablement la jeune
fille.
Et en s'éloignant au bras de son cavalier, elle fit une
petite grimace malicieuse à Cécile.
Restée seule sur le seuil de la salle, Cécile eut un instant
de panique. Elle n'osait pas traverser la piste pour aller
retrouver les filles, groupées de l'autre côté, elle ne voulait pas
non plus regagner le vestiaire. Soudain une voix familière lui
fit tourner la tête.

41
« Nous dansons, Cécile?
— Jean-Pierre! Oh oui! avec plaisir!...
Puis elle ne put s'empêcher de rougir en comprenant que
sa réponse avait exprimé un trop grand soulagement.
Jean-Pierre eut un bon rire. Il se rejeta un peu en arrière
et posa sur elle ses yeux bleus au regard vif.
Que se passe-t-il, petite abandonnée? demanda-t-il. Vous
faisiez tapisserie? »
Cécile se ressaisit immédiatement.
« Bien sûr que non! Je revenais juste du vestiaire.... »
Elle aurait aimé que Jean-Pierre cessât de la considérer
comme une enfant. Pour cela, elle devait faire preuve
d'aisance, parler et rire comme les autres filles, éblouir son
cavalier par sa conversation brillante.... Oui, mais que dire?
Enfin, elle se décida, au prix d'un gros effort :

42
« Charmante soirée, n'est-ce pas? »
Jean-Pierre, qui, malgré toute son attention, accumulait
les faux pas, ne répondit que par un grognement indistinct.
« Vous aimez la danse? reprit-elle sur un ton d'aimable
mondanité.
— Non, pas beaucoup », grogna-t-il.
Nouveau silence. Cécile commença à s'alarmer. Il fallait
à tout prix trouver un sujet de conversation.
« Savez-vous que M. Bonneval nous a amené un autre
chien? lui dit-elle. C'est un colley. Il est magnifique. Papa dit
que c'est le plus beau chien que M. Bonneval ait jamais eu. »
Jean-Pierre ne répondit rien.
« Elle s'appelle Rita, c'est une chienne, poursuivit
courageusement Cécile, et elle va avoir des petits. Elle les a
peut-être déjà eus, à l'heure qu'il est.... En venant ici, j'ai
rencontré M. Harpin qui se rendait justement chez nous.... »

43
Elle s'interrompit pour reprendre son souffle.
Jean-Pierre suivait des yeux Marie-Claude. Il n'avait pas
écouté un seul mot.
« Vraiment sympathique, cette Marie-Claude!
marmonna-t-il. Avec elle, ce pauvre Maurice paraît tout
ragaillardi.... Il en oublie même sa petite taille! »
Cécile renonça. Cela ne servait à rien : elle n'avait pas le
don de mener une conversation, elle n'avait aucun don, aucune
personnalité, elle n'avait rien du tout! Pendant toute sa vie,
songea-t-elle, elle resterait à l'écart. Elle ne comptait pas!
Soudain, elle faillit trébucher.
« Hé là! vos pieds! gronda Jean-Pierre.
— Oh! pardon! » murmura-t-elle.
Mais elle était furieuse. Pour un peu, elle aurait répliqué :
« C'est votre faute, maladroit! » Elle l'aurait dit un an
auparavant, elle se serait disputée avec Jean-Pierre, pour rire.
Mais ce temps était déjà loin.
Et soudain, elle eut une violente nostalgie des années
passées, de ses jeux d'enfant dans le jardin, le long de la
rivière. Elle se souvint du jour où Jean-Pierre lui avait appris à
plonger, elle le revit, lui offrant pour quelques sous une
sauterelle d'une espèce particulièrement rare et insistant
jusqu'à ce qu'elle eût accepté....
Allons, bon! Voilà qu'elle songeait à des sauterelles au
beau milieu d'une soirée dansante! Ce n'était pas étonnant
qu'elle ne remportât pas de succès dans la société!
Le disque était terminé. Jean-Pierre la raccompagna vers
le groupe de jeunes filles.
« Merci, Cécile, dit-il. A tout à l'heure.
— Jean-Pierre! »
Elle s'accrocha à son bras, sentant soudain qu'un espoir
secrètement nourri au cours de la soirée allait sans doute
s'évanouir.

44
« Quoi? fit-il en ramenant les yeux vers elle.
— Jean-Pierre! Vous savez que je suis chez les
Lavignac. Anne est venue ici avec Thierry, et j'ai pensé que
peut-être... que peut-être.... »
Elle ravala son orgueil et poursuivit :
« ... Que vous pourriez peut-être revenir avec nous jusque
chez Anne, à la fin de la soirée....
— Qui? Moi? fit-il, au comble de l'ahurissement. Qu'est-
ce que j'irais faire par là-bas? Vous oubliez que j'habite à
l'opposé? J'ai d'ailleurs promis à mon père de rentrer
directement à la maison. »
Et il s'éloigna pour se perdre dans le groupe de garçons
qui entouraient le pick-up. Cécile se retrouva seule.
Anne passa devant elle, pouffant de rire à une plaisanterie
que Thierry lui soufflait à l'oreille. En tournant la tête, elle
aperçut Cécile et lui fit un petit signe de main.
« Tu t'amuses? lui cria-t-elle.
— Oh! merveilleusement! » répondit Cécile en arborant
le sourire exigé par les circonstances.

45
IV

A PARTIR de ce moment-là jusqu'à la fin de son séjour


chez les Lavignac, Cécile ne désira plus qu'une seule
chose: retourner à la maison. Elle se forçait à sourire et à dire :
«C'était merveilleux » quand quelqu'un lui parlait de la soirée
dansante, mais elle avait bien du mal à cacher sa profonde
déception.
Le lundi matin, lorsqu'elle retourna à l'école, elle se sentit
un peu soulagée. Elle fut heureuse de retrouver sa classe et la
routine habituelle, mais dans l'après-midi, ce fut à peine si elle
put tenir en place, tant il lui tardait de revenir chez elle.
Sans cesse, elle s'efforçait de chasser de son esprit les
souvenirs de cette pénible soirée pour ne plus songer qu'à
l'avenir.
Il lui parut que l'autobus mettait un temps interminable
pour parcourir les quelques kilomètres jusqu'au carrefour où
s'embranchait le large chemin menant à la ferme. Ce n'était
qu'un chemin très ordinaire qui descendait lentement jusqu'à

46
une ligne d'arbres, à trois cents mètres de la grand-route. A
droite, des vignes; à gauche, des champs fraîchement labourés,
où l'on brûlait des tas de mauvaises herbes dont l'acre odeur
emplissait l'air. Oui, ce bout de chemin était parfaitement
banal, et pourtant Cécile le contempla avec ravissement quand
elle fut descendue du car.
Avec sa mallette qui battait contre ses jambes, elle courut
jusqu'aux arbres. A cet endroit-là, le chemin obliquait sur la
gauche et descendait plus rapidement dans le vallon. Ce fut là
que Cécile s'arrêta pour regarder la ferme.
Au-dessous d'elle coulait la petite rivière, bordée de
saules. Le chemin la franchissait sur un pont puis remontait
légèrement vers la jolie maison blanche aux tuiles rouges,
pour s'arrêter devant la barrière du jardin. Sur la gauche, on
apercevait la lourde masse de la vieille grange. Tout était
calme. Tout semblait simple, solide, invulnérable.
« Ah! je suis contente! » murmura Cécile.
Elle était infiniment heureuse d'être de retour. Tout en
descendant vers la maison, elle s'étonnait d'avoir voulu partir.
Il lui tardait de revoir son père. Sans doute, il la questionnerait
sur la soirée dansante, mais elle lui répondrait : « J'ai passé
une très agréable soirée », et il n'insisterait certainement pas
beaucoup pour obtenir d'autres détails. Elle rangerait sa robe
neuve dans un placard, et sa vie reprendrait comme
auparavant, comme si elle n'était jamais partie.
Soudain, lorsqu'elle eut franchi le pont, elle aperçut
l'arrière d'une voiture parquée de l'autre côté de la barrière.
Elle la reconnut : c'était celle du docteur Harpin. Que se
passait-il? Rita était-elle malade?
Inquiète, elle courut jusque dans le jardin, déposa sa
valise et ses livres par terre, et elle s'apprêtait à se diriger vers
la grange lorsque la porte de la maison s'ouvrit. Son père
apparut sur le seuil. Il n'était pas rasé et semblait fatigué.

47
D'UN BOND ELLE S'ÉLANÇA VERS LA CUISINE.

48
« Tiens! c'est toi? dit-il. Bonsoir, ma fille.
— Papa, que se passe-t-il?
— Rita a un empoisonnement du sang. J'essaie
d'atteindre Bonncval au téléphone.... »
Sa voix était lasse. Il s'approcha de Cécile qui restait
immobile, lui caressa la joue, puis s'éloigna vers la grange.
Après l'avoir suivi des yeux, Cécile reprit sa valise et pénétra
dans la maison. Au même instant, le téléphone sonnait. Cécile
décrocha.
« C'est M. Bonneval? demanda-t-elle. Cécile à
l'appareil.... Papa vous appelait au sujet de Rita.... Il est
retourné à la grange, je vais aller le chercher....
— Qu'est-ce qui ne va pas? »
La voix, à l'autre bout du fil, semblait chargée
d'inquiétude, et Cécile se décida à communiquer elle-même la
fâcheuse nouvelle :
« Rita a un empoisonnement du sang. Papa et le docteur
Harpin sont auprès d'elle. Je ne sais rien de plus, mais papa
semble très ennuyé. Voulez-vous que je l'appelle? »
II y eut un silence, puis la voix répondit :
« Non, inutile, ma petite. Dites-lui simplement de faire de
son mieux. Si votre père et le meilleur vétérinaire de la région
ne peuvent sauver Rita, personne d'autre ne le pourra. »
Cécile raccrocha. Ce fut alors qu'elle distingua un bruit
bizarre qui semblait venir de la cuisine. Elle tendit l'oreille, le
bruit parut devenir plus fort pour un instant, et elle entendit
comme de faibles piaillements. D'un bond elle s'élança vers la
cuisine, poussa la porte et vit d'où cela provenait :
vers la grange. Après l'avoir suivi des yeux, Cécile reprit
sa valise et pénétra dans la maison. Au même instant, le
téléphone sonnait. Cécile décrocha.

49
D'UN BOND ELLE S'ÉLANÇA VERS LA CUISINE.

50
« C'est M. Bonneval? demanda-t-elle. Cécile à
l'appareil.... Papa vous appelait au sujet de Rita.... Il est
retourné à la grange, je vais aller le cher-cheiy...
— Qu'est-ce qui ne va pas? »
La voix, à l'autre bout du fil, semblait chargée
d'inquiétude, et Cécile se décida à communiquer elle-même la
fâcheuse nouvelle :
« Rita a un empoisonnement du sang. Papa et le docteur
Harpin sont auprès d'elle. Je ne sais rien de plus, mais papa
semble très ennuyé. Voulez-vous que je l'appelle? »
II y eut un silence, puis la voix répondit :
« Non, inutile, ma petite. Dites-lui simplement de faire de
son mieux. Si votre père et le meilleur vétérinaire de la région
ne peuvent sauver Rita, personne d'autre ne le pourra. »
Cécile raccrocha. Ce fut alors qu'elle distingua un bruit
bizarre qui semblait venir de la cuisine. Elle tendit l'oreille, le
bruit parut devenir plus fort pour un instant, et elle entendit
comme de faibles piaillements. D'un bond elle s'élança vers la
cuisine, poussa la porte et vit d'où cela provenait : dans une
grande caisse placée devant le fourneau, quatre bébés chiens
s'agitaient et piaulaient plaintivement pour réclamer leur
nourriture.
Cécile s'agenouilla à côté de la caisse pour admirer les
nouveau-nés qui entremêlaient leurs petits corps frissonnants.
L'un d'eux, plus robuste que les autres, tentait de soulever sa
tête et poussait des « Yip! yip! » déchirants.
La jeune fille rabattit la couverture sur eux, mais se garda
de les toucher.
« Pauvres petits! murmura-t-elle, tout émue. Allons! ne
pleurez pas! votre mère va guérir!... »
Puis elle se résigna à les abandonner, et se dirigea vers la
grange pour transmettre à son père le message de M.
Bonneval. Quand elle revint, les chiots étaient calmés et ne

51
poussaient plus que de petits gémissements confus, bien au
chaud sous la couverture. Cécile entreprit alors machinalement
de faire son travail de tous les soirs. Elle mit la table, pela les
pommes de terre, coupa des tranches de jambon, prépara
l'omelette et moulut le café. Tous ses gestes étaient précis,
mesurés, rapides, et elle avait l'impression un peu puérile que
si elle effectuait soigneusement sa tâche, cela porterait
bonheur à Rita.
Mais l'heure avançait. Bientôt le soleil se coucha, et
Cécile comprit qu'elle ne pouvait plus long- temps se bercer
d'illusions enfantines. Il ne suffisait pas de souhaiter quelque
chose pour que cela se réalisât; on ne jouait pas à cache-cache
avec le destin. Debout devant la fenêtre, Cécile regarda la
grange, là-bas, de l'autre côté du jardin. Il était six heures et
demie, son père ne revenait toujours pas.
Elle se remit au travail, prépara la purée et rinça quelques
assiettes qui restaient du déjeuner. Les chiots avaient fini par
s'endormir. Dévorée d'inquiétude, Cécile allait et venait entre
le fourneau et la fenêtre, espérant chaque fois voir apparaître
son père, puis elle se laissa tomber sur une chaise et attendit,
ayant perdu tout espoir.
A sept heures, elle rajouta un peu de lait à la purée qui
commençait à se dessécher sur un coin du fourneau, mais à
peine avait-elle commencé à la tourner qu'un bruit de moteur
la fit bondir vers la fenêtre. Dans l'ombre, elle entrevit l'auto
du vétérinaire qui franchissait le petit pont et s'engageait
lentement dans la montée.
Puis la porte s'ouvrit. Avant même que son père n'eût
prononcé un mot, Cécile sut que Rita était morte.
M. Fergy prit place à table, mais presque aussitôt il
repoussa son assiette. Cécile, qui l'observait à la dérobée,
comprit qu'il était très fatigué.

52
et en même temps profondément désolé de n'avoir pu
sauver Rita. Bien qu'elle se sentît plus proche de son père
qu'elle ne l'avait jamais été, Cécile se garda de lui poser des
questions et expédia rapidement son dîner. Les chiots s'étaient
de nouveau réveillés et s'agitaient frénétiquement sur leur
couverture.
« Qu'allons-nous faire d'eux? » demanda enfin Cécile.
Son père tourna les yeux vers la caisse.
« Les pauvres! soupira-t-il. C'était pourtant une belle
portée! »
C'était une belle portée! Pourquoi cet imparfait? se
demanda Cécile, qui insista :
« Ne pourrions-nous pas les élever? »
Une faible lueur d'intérêt apparut dans les yeux de son
père.
« Hélas! dit-il. Ils n'ont que trois jours, Cécile! J'ai bien
peur que nous n'ayons guère de chances!
— Mais pourquoi n'essaierions-nous pas? »
La voix de Cécile s'était faite implorante. Certes, les
chiots n'étaient pas très beaux pour l'instant, avec leur poil ras,
marbré de rosé et de blanc et leurs longues pattes maigres.
Cécile n'avait pas encore eu le temps de s'attacher à eux, mais
ils étaient là, bien vivants, et sans doute deviendraient-ils un
jour aussi beaux que leur mère.
Papa! s'écria-t-elle. Nous ne pouvons pas les laisser
mourir! »
Avec un soupir, M. Fergy se leva pour aller prendre dans
la caisse l'un des chiots qu'il examina attentivement. Il le
tourna et le retourna dans ses larges mains, lui tâta la nuque,
les pattes, passa l'index sur son échine maigre.
« Oui, ça donnerait une belle bête! murmura-t-il comme
pour lui-même. Bien constitué, les yeux et les oreilles bien
placés.... Si nous pouvions les élever....

53
— Essayons de les nourrir au biberon! » proposa Cécile.
Son père secoua la tête.
« Impossible. Ils sont encore trop jeunes. La seule chose
à faire serait de tenter de les alimenter au compte-gouttes....
— Où y en a-t-il un? Dans l'armoire à pharmacie?
— Oui, va le chercher. »
Quand Cécile redescendit, son père faisait réchauffer un
peu de lait sur le fourneau, et il y ajoutait quelques gouttes de
citron.
« Tu devrais aller chercher la bouillotte, dit-il, et deux ou
trois vieilles bouteilles de bière. Nous les remplirons d'eau
chaude et les placerons autour des petits pour qu'ils n'aient pas
froid cette nuit. »

54
Cécile lui apporta ce qu'il demandait. Puis elle fit bouillir
le compte-gouttes, et observa son père quand il entreprit
d'alimenter les chiots. Cela dura très longtemps, mais les petits
chiens finirent par absorber une bonne quantité de lait. Après
quoi, Cécile les installa au milieu des bouillottes qu'elle avait
préparées.
« Voilà! fit-elle avec un soupir de satisfaction.
Maintenant, ils vont être bien.
— N'aie pas trop d'espoir, lui dit son père. C'est un dur
travail, et nous n'avons pas une chance sur dix. Si Rita leur a
transmis sa maladie nous ne les sauverons pas. Et même si ce
n'est pas le cas, ce ne sera pas une tâche facile, car il faut les
alimenter toutes les deux heures, jour et nuit.
— Eh bien, nous nous relaierons! dit-elle bravement.
Nous mettrons le réveil dans ma chambre, puis dans la tienne.
Et si c'est nécessaire, je pourrais me dispenser d'aller au
collège, cette semaine. »
Mais son père ne l'entendait pas ainsi.
« Tu ne manqueras pas le collège, lui répliqua-t-il. Et je
ne veux pas non plus que tu te prives de sommeil. Mais nous
nous débrouillerons, sois tranquille! »
Ils discutèrent longuement, puis finirent par tomber
d'accord : Cécile commencerait à minuit; à deux heures, ce
serait au tour de son père, puis Cécile reprendrait à quatre
heures.... Tout alla fort bien à minuit, mais à quatre heures, la
jeune fille eut le plus grand mal à se tirer du lit : ses yeux se
refermaient malgré elle, ses pieds étaient glacés, elle dormait
debout. Les chiots surexcités et affamés lui glissaient des
mains, se tordaient en tous sens, recrachaient le lait.... Quand
elle se recoucha, l'aube était proche, et Cécile avait perdu une
bonne part de son enthousiasme.
Et cela continua ainsi, nuit et jour, toutes les deux heures.

55
Elle dormait debout.

56
Accablée de fatigue, Cécile avait l'impression que les
chiots ne cessaient pas de manger. A peine un repas était-il
terminé que l'autre recommençait! Mais M. Fergy, lui,
reprenait espoir, car au bout de deux jours de ce régime, les
petits chiens étaient toujours vivants.
Puis, le jeudi après-midi, comme elle revenait de
Libourne, elle ne trouva plus que trois chiots dans la caisse.
Anxieusement, elle se mit à la recherche de son père qu'elle
retrouva dans la serre, et il confirma ses craintes.
« Console-toi, Cécile! lui dit-il. Rappelle-toi que si nous
en sauvons un seul, ce sera déjà bien beau. Seul, le plus
robuste a des chances de survivre.... »
« Seul, le plus robuste.... » Elle entendait encore ces mots
tandis qu'elle retournait vers la maison. Elle avait la gorge
serrée, ses yeux s'étaient emplis de larmes. C'était la dure loi
de la vie, elle le savait, mais elle se refusait à l'admettre.
Quand elle rentra dans la cuisine, les petits chiens étaient
réveillés et piaulaient lamentablement. Cécile leur prépara une
ration plus abondante qu'à l'ordinaire, puis elle s'approcha
d'eux et les menaça du doigt.
« Tâchez de devenir très forts, c'est compris? leur dit-elle
sévèrement. Allons! Mangez! »

57
V

ET LES petits chiens mangèrent. A la fin de la semaine on


put commencer à les nourrir au biberon, ils se mirent à téter
goulûment, leur appétit se développa. De jour en jour, leur
peau devenait moins luisante, elle se couvrit d'un léger duvet,
ils perdirent bientôt leur aspect peu engageant pour se
transformer en petites boules soyeuses.
Cécile ne cessait de parler d'eux à ses amies de l'école.
Non que cela les intéressât particulièrement, mais la jeune fille
trouvait là un excellent prétexte pour rester à l'écart des petites
histoires de ses compagnes. Elle avait adopté une attitude
réservée, pensive, et affectait de ne plus prêter l'oreille aux
conversations qui bourdonnaient autour d'elle.
« Si nous allions au cinéma, samedi après-midi? »
proposait Marie-Claude à Anne.
Et celle-ci répliquait :

58
« Excellente idée! Invitons Mireille! »
Mais maintenant nulle n'aurait dit : « Invitons Cécile. »
Peu lui importait, après tout. Elle avait ses chiens pour se
consoler. Peu lui importait également le fâcheux souvenir de
la soirée dansante. Elle avait la conviction que cette soirée tant
attendue avait été pour elle un terrible échec, et que plus
jamais les autres filles — celles qui savaient briller dans la
société — ne lui demanderaient de participer à quoi que ce fût.
Elle ne s'attardait plus au sortir de l'école, et ne songeait qu'à
aller retrouver ses chiens.
En mai, le jour même où les chiots atteignaient leur
sixième semaine, Jean-Pierre vint prendre place auprès de
Cécile, dans le car de quatre heures trente.
« Salut! lui dit-il aimablement. On ne vous voit plus
souvent, ces derniers temps. Que vous arrive-.t-il? »
Cécile ne put s'empêcher de rougir. Maintenant, elle se
sentait gênée devant Jean-Pierre, car elle n'avait pas oublié ses
piteux débuts dans le monde.
« A moi? répondit-elle. Rien du tout. Mais j'ai été très
prise à la maison.
— Que se passe-t-il? Votre père est-il malade?
— Non, mais nous avons beaucoup de travail, à cause
des petits chiens.
— Combien en avez-vous?
— Trois, murmura Cécile.
— Trois? Ils doivent commencer à être grands!»
Cécile était toute surprise que Jean-Pierre parût
s'intéresser à ses chiens. Lorsqu'elle lui avait parlé d'eux, au
cours de la sauterie, il ne l'avait même pas écoutée.
« Et quel âge ont-ils? reprit-il.
— Six semaines aujourd'hui.
— J'ai bien envie d'aller les voir, avant de rentrer chez
moi. »

59
Cécile ne put cacher son étonnement. « Aujourd'hui? fit-
elle.
— Eh bien, oui! Pourquoi pas aujourd'hui? » Quand ils
furent descendus du car et s'engagèrent dans le chemin
qui menait à la ferme, Cécile remarqua avec un peu de dépit
que Jean-Pierre ne lui proposait pas de porter ses livres. Or,
quelques jours auparavant, elle l'avait vu, dans la rue du
collège, qui transportait la lourde serviette de Marie-Claude.
Aussi marcha-t-elle rapidement vers la maison, entraînant à sa
suite le garçon qui aurait sans doute eu envie de flâner comme
autrefois. Elle ne s'arrêta même pas au détour du chemin pour
contempler le vallon. Dans la descente, elle courut presque, et
quand elle atteignit le portail, elle était tout essoufflée.
« Les petits chiens sont dans la maison? demanda
Jean-Pierre.

60
— Non, plus maintenant. Nous les avons mis à présent
dans la basse-cour, derrière la grange.»
Et elle l'y mena directement.
Jean-Pierre se pencha par-dessus le treillis qui entourait
la litière des petits chiens, et il prit en main l'une des boules de
laine. Il plissa les yeux, sourit, émit un sifflement admiratif.
« Oh! fameux! s'exclama-t-il. On n'en voit pas comme ça
tous les jours! »
Cécile qui l'observait ne put s'empêcher de sourire, elle
aussi.
« Oui, ils sont mignons, dit-elle. Et regardez donc celui-
ci.... »
Elle se baissa pour prendre un second chiot.
Jean-Pierre l'admira également.
« Comment s'appellent-ils?
-— Celui-ci s'appelle Sonny, répondit-elle. Cet autre
Vicky et le troisième Suzy. C'est une chienne. »
Jean-Pierre reposa Vicky et il prit Sonny des mains de
Cécile. Au même instant, M. Fergy apparaissait à l'angle de la
grange.
« Tiens! Bonjour, Jean-Pierre! s'écria-t-il. On ne t'a pas
vu souvent, ces derniers temps! »
Cécile fut un peu embarrassée par la phrase de son père.
Cela ne laissait-il pas supposer que Jean-Pierre leur avait
manqué? A elle, surtout?
« Bonjour, monsieur, répondit Jean-Pierre. Quels
magnifiques petits chiens vous avez là! »
M. Fergy s'approcha, pénétra dans la basse-cour.
« Oui, dit-il. Mais quelle source d'ennuis! Cécile et moi,
nous ne cessons plus de jouer à la bonne d'enfant! Elle vous a
raconté nos misères? ».
Jean-Pierre secoua négativement la tête.

61
M. Fergy entreprit alors de lui dépeindre ce qu'avait été
leur vie depuis des semaines. Pendant ce temps, Cécile,
accroupie auprès de la litière, laissait les petits chiens
mordiller ses doigts à travers le grillage. Elle était contente
d'entendre son père parler de leur tâche ardue, contente surtout
d'avoir gagné la partie, bien que certaines nuits c'eût été
affreusement pénible de se réveiller et de se tirer du lit. Mais
elle sentait que ce souci commun les avait beaucoup
rapprochés, son père t-t elle.
« Le repas de quatre heures du matin était le pire!
expliquait M. Fergy. Une nuit, môme, j'étais si fatigué que je
n'ai pas entendu le réveil. Mais Cécile, elle, n'a jamais laissé
passer l'heure. Pas une seule fois!... »
La jeune fille était flattée que son père parlât maintenant
d'elle comme d'une grande personne, cl non plus comme d'un
enfant. Mais en même temps elle remarquait que Jean-Pierre
n'écoutait que distraitement les explications de M. Fergy. Par
politesse, il lançait bien de temps à autre quelque : « Oh! là! là
* ou quelque : « J'imagine que c'a été dur! », mais ses yeux
erraient de tous côtés et il semblait avoir peine à tenir en place.
Cécile n'imagina pas un seul instant qu'il était peut-être tout
simplement ennuyé par les longs discours sans grand intérêt
pour lui, et qu'il attendait impatiemment le moment où M.
Fergy retournerait à ses affaires, pour le laisser seul avec son
amie. Elle fut persuadée que Jean-Pierre avait bâte de
retourner chez lui. Avec un peu d'irritation, elle se releva et
marcha de long en large dans la basse-cour, jusqu'au moment
où son père, ayant enfin terminé son récit, lui cria avant de
s'éloigner :
« Tu devrais leur donner un peu d'eau fraîche, Cécile! »
Elle hésita un instant, s'attendant que Jean-Pierre prît
congé d'elle. Mais il la suivit, tandis qu'elle allait rincer
l'écuelle et la remplissait d'eau fraîche. Puis il revint avec elle

62
jusqu'à la porte de la basse-cour. Cécile ne comprenait pas
pourquoi il restait là; elle était embarrassée, ne savait que lui
dire.
« Eh bien, au revoir! » lança-t-elle soudain.
Une expression de surprise passa dans les yeux de Jean-
Pierre, mais il n'insista pas pour rester.
« Salut! répondit-il. A bientôt.... »
Et, en sifflotant, il s'éloigna, coupant à travers champs,
vers la maison de ses parents.
Quand Cécile fut rentrée dans sa chambre, elle poussa un
profond soupir de soulagement. Puis elle se demanda
fugitivement si Jean-Pierre n'était pas venu la voir pour
renouer leur ancienne amitié. Ah! comme elle regrettait les
jours d'autrefois, ces longues journées paisibles, où ils jouaient
ensemble dans les champs ou le long du ruisseau, heureux,
joyeux, sans arrière-pensées, sans que rien les séparât! Elle se
demanda aussi ce que ferait Jean-Pierre cet été, pendant les
grandes vacances.... Mais non! il ne viendrait plus jouer avec
elle, c'était bien fini! S'il avait fait aujourd'hui une brève
apparition, c'était uniquement par politesse. Il ne s'intéressait
plus à elle, c'était certain.
Pourtant, pendant toute la journée du lendemain, elle se
sentit plus heureuse, parce que Jean-Pierre était venu voir ses
chiens. C'était un vendredi, une belle journée chaude et
ensoleillée. Cécile aimait tout spécialement le vendredi, tout
d'abord parce que la semaine finissait le lendemain, et aussi
parce que le cours de dessin avait lieu ce jour-là. La plupart
des élèves avaient horreur du cours de dessin. Elles écoutaient
distraitement les conseils que leur donnait Mlle Maurel, le
professeur, puis pouffaient de rire en contemplant leurs
pitoyables esquisses.

63
Eh bien, an revoir ! » lança-t-elle soudain.

64
« Le dessin? Oh! la barbe! » grognaient les filles, chaque
vendredi.
Et devant ses camarades, Cécile n'osait trop avouer
qu'elle adorait le dessin, et que ce cours était pour elle le plus
agréable de toute la semaine.
Elle admirait beaucoup Mlle Maurel, jeune professeur
nouvellement nommé au collège et qui n'avait que six ou sept
ans de plus que ses élèves. Elle était charmante, avec ses
cheveux bruns bouclés, ses yeux noisette et son sourire. Cécile
aimait également l'odeur particulière de la classe de dessin,
cette odeur de peinture et de papier. Elle frémissait
d'impatience dès qu'elle franchissait le seuil de la salle. Et
jamais elle n'était aussi heureuse qu'un crayon ou un pinceau à
la main, devant une grande feuille de papier vierge. Alors, elle
se sentait capable de grandes choses.
Cécile ne se rappelait même plus depuis quand elle avait
rêvé de devenir peintre, mais ce désir était intimement lié au
souvenir lointain de sa mère qui peignait avec un réel talent.
Elle la voyait encore, assise devant son chevalet dans la pièce
qu'elle avait aménagée en atelier. Et Cécile se revoyait aussi,
gamine de cinq ans, installée par terre, un crayon à la main,
tentant avec ardeur de copier ce que peignait sa mère.
Et maintenant, bien des années plus tard, elle restait
fidèle à ce vœu qu'elle avait formulé enfant : « Je serai moi
aussi une artiste! » Mais elle ne l'avait encore confié à
personne. C'était un secret, un rêve trop personnel pour qu'elle
se risquât à le divulguer.
Ce vendredi-là, le professeur de dessin était en retard.
Personne ne semblait le déplorer, à l'exception de Cécile qui
toutefois ne le montrait pas. Les filles étaient entrées dans la
salle, les unes restaient debout, les autres s'étaient assises à
leur place et bâillaient. Quand Mlle Maurel arriva enfin, les
élèves se mirent au travail en rechignant, et sans cesser de

65
jeter des coups d'œil éplorés vers les fenêtres, car il faisait un
temps splendide.
Cécile, elle, ne se laissait pas distraire. Après avoir
achevé son travail, elle se mit à faire de petits croquis dans la
marge de son dessin. En quelques coups de crayon, elle campa
des petits chiens se battant, sautant, endormis dans un coin, et
elle essaya de rendre leurs mouvements charmants et
maladroits et surtout leur gaieté. Mais elle n'y parvint qu'à
demi.
Mlle Maurel passa derrière elle.
« Vous aimez dessiner les chiens? lui dit-elle.
— Oui, répondit Cécile. Nous en avons trois à la maison.
Mais je voudrais qu'ils aient l'air aussi polissons qu'en réalité,
et je n'y arrive pas! »
Mlle Maurel se mit à rire.

66
« C'est très difficile, dit-elle. Pourtant, vos essais sont
assez bons. Il y a du mouvement. Vous devriez les dessiner
d'après nature, et non de mémoire. Apportez-moi ce que vous
aurez fait, cela m'intéressera. »
Elle tapota sur l'épaule de Cécile et passa à l'élève
suivante.
Cécile garda les yeux baissés sur son dessin, mais elle se
demandait si Anne et Claudine, assises non loin d'elle, avaient
entendu la flatteuse réflexion du professeur. Puis elle leur
lança un timide coup d'œil. Ce fut pour s'apercevoir que ses
deux camarades étaient en grande conversation. Elles faisaient
semblant de travailler, mais chuchotaient sans arrêt.
« ... Avant hier, à la surprise-party chez Mireille, entendit
Cécile. Oui, Jean-Pierre avait accompagné Marie-Claude.... Tu
ne le savais pas?... »
Cécile baissa la tête derrière son carton à dessin pour
cacher sa rougeur subite. Du coup, elle oublia les louanges de
Mlle Maurel, elle ne songea plus qu'aux paroles d'Anne. On
avait dansé chez Mireille, et elle, Cécile, n'avait pas été
invitée! Et Jean-Pierre avait accompagné Marie-Claude! Donc,
sa visite de la veille ne signifiait rien, Jean-Pierre n'était venu
la voir que par politesse, par charité peut-être!...
On ne l'avait pas invitée. C'est qu'elle n'était qu'une fille
insignifiante, n'intéressant personne, une rien du tout!
Machinalement, elle enleva les punaises qui fixaient son
dessin sur le carton, puis elle inscrivit son nom en haut, dans
le coin de droite. Cécile Fergy. Même son nom lui paraissait
stupide !
« Tu viens, Cécile? »
Anne l'attendait sur le seuil, à la fin de la classe. Elles
avaient maintenant le cours de mathématiques.
« Un instant! » dit Cécile.

67
A son grand soulagement, Anne s'éloigna. Cécile la suivit
à distance, dévorée par l'envie de la rejoindre, puis elle passa
le reste de l'après-midi dans un état de complète indifférence.
Tout d'abord, elle se blâma elle-même : elle était trop timide,
elle méritait bien qu'on la laissât de côté. Puis elle commença
à se chercher des excuses : c'est qu'elle vivait loin d'ici, dans
une ferme. Ses vêtements étaient moins élégants que ceux des
autres filles. Elle était désavantagée par le fait qu'elle avait eu
le malheur de perdre sa mère. Personne ne l'aidait, personne ne
la conseillait.
Elle s'apitoya ainsi sur son sort jusqu'à ce qu'elle fût
rentrée chez elle. Alors elle se ressaisit, loin de cette école qui
lui pesait, et reprit confiance en elle-même. Rapidement, elle
monta dans sa chambre, se changea, enfila ses Mue jeans, et se
précipita vers la basse-cour pour aller voir ses chiens.
Elle les emmena tous trois dans la prairie au bord de la
rivière et les regarda folâtrer dans l'herbe. Sonny essayait en
vain d'attraper un papilIon, et il zigzaguait comiquement sur
ses pattes encore incertaines, tandis que Suzy l'encourageait
par de frénétiques glapissements. Vicky, lui, était resté auprès
de Cécile, et il tentait de faire des acrobaties sur ses pieds, ce
qui se terminait chaque fois par une culbute. Follement
amusée par leurs pitreries, la jeune fille oubliait déjà à demi la
blessure d'amour-propre qu'elle venait de subir. A un moment,
elle se renversa dans l'herbe, et les trois chiots s'élancèrent
vers elle, mordillant ses doigts, grimpant sur son estomac ou
s'embrouillant les pattes dans ses cheveux.
« Aïe! » cria Cécile en se redressant.
Effarouchés, ils s'écartèrent d'elle, mais elle les reprit
dans ses bras et les pouponna. Puis elle les déposa de nouveau
dans l'herbe, se coucha cette fois sur le ventre et les observa
tandis qu'ils allaient explorer le bord du ruisseau. Suzy décou-
vrit un gros insecte noir et elle s'affaira autour de lui, sans trop

68
oser le toucher mais aboyant avec fureur. Vicky, lui, lança un
regard méprisant à sa sœur et il trottina d'un air important vers
le pont, tandis que Sonny, fatigué par sa chasse au papil" Ion,
venait se coucher contre Cécile et se mettait à mâchonner le
bas de ses blue jeans.
« Cécile! » appela soudain M. Fergy.
La jeune fille se redressa.
« Je suis ici, papa! répondit-elle.
— Tu ferais mieux de rentrer les petits. Il commence à
faire frais. »
Un « plouf ! » retentit au même moment du côté du pont.
Cécile se retourna, mais n'aperçut plus que Suzy et Sonny.
Alarmée, elle se leva d'un bond et se précipita vers le pont
d'où elle aperçut Vicky qui se débattait dans la petite rivière
gonflée par les dernières pluies. Aussitôt, Cécile dévala
jusqu'au bas de la berge, elle pataugea dans l'eau sans même
avoir pris le temps de retrousser ses pantalons, et elle repêcha
le petit chien qu'elle serra contre sa poitrine.
« Que t'est-il arrivé, mon Vicky? Tu es tombé du
pont?...»
Vicky tremblait de froid et se blottissait contre elle.
Après avoir rappelé les deux autres chiens, Cécile retourna en
courant vers la maison.
Son père l'attendait à l'entrée du jardin.
« Que s'est-il passé? demanda-t-il en fronçant les
sourcils.
— Vicky est tombé à l'eau. Il a dû perdre l'équilibre....
— Donne-le-moi vite! Je m'occupe de lui. Pendant ce
temps, rentre les deux autres. »
Quand Cécile revint à la maison, elle trouva son père qui
frictionnait Vicky avec une serviette éponge. Le petit chien
était toujours frissonnant, il vacillait sur ses pattes.

69
QUE T'EST-IL ARRIVÉ, MON VICKY?

70
« Donne-moi une demi-cuillerée à café de vieux marc! »
dit M. Fergy.
Cécile obéit, et elle aida son père à verser l'alcool entre
les dents serrées du chien qui s'étrangla et en recracha un peu.
Puis M. Fergy le maintint un long moment au-dessus de la
cuisinière, après quoi il l'enveloppa dans une couverture et
l'installa dans la caisse où les chiots avaient été élevés les
premiers jours.
« Que faisais-tu donc quand il est tombé à l'eau? »
demanda alors M. Fergy.
Cécile était en train de retirer ses chaussures détrempées.
« Rien, répondit-elle.
— Rien! répéta son père sur un ton sarcastique.
Evidemment, tu ne faisais rien !
— Je veux dire que... que j'étais là. Mais je ne regardais
pas à ce moment.
— Tu ne te rends peut-être pas compte que l'eau est
encore très froide en cette saison?
— Oh si! fit Cécile, qui essuyait justement ses pieds
glacés.
— Un chien de six semaines peut fort bien mourir à la
suite d'un bain dans l'eau froide. L'ignores-tu ? Quand je pense
que je me suis donné tant de mal pour les élever, et que cinq
minutes d'inattention de ta part risquent de tout gâcher!...
Allons! Tâche de ne plus être dans les nuages, ma petite! Je te
l'ai dit plus d'une fois. »
Cécile baissa les yeux.
« Je me suis donné tant de mal! » avait dit son père.
Oubliait-il donc ce qu'elle avait fait, elle? Oubliait-il donc ces
nuits où elle s'était tirée du lit bien chaud pour donner le
biberon aux chiots? Voilà de nouveau qu'il lui parlait comme à
une enfant ! L'espèce de camaraderie qui s'était formée entre
eux semblait avoir disparu d'un seul coup. Cécile en fut

71
profondément blessée. Après tout, un accident pouvait arriver
à n'importe qui!
Mais, en même temps, elle devait reconnaître qu'elle
avait été « dans les nuages », comme il le lui avait reproché.
Elle était restée étendue dans l'herbe sans trop se préoccuper
des petits chiens. Et si Vicky mourait, ce serait sa faute à elle,
et à personne d'autre! Ecrasée par le brusque sentiment de sa
responsabilité, elle ramassa en hâte ses socquettes et ses
chaussures mouillées, puis elle s'enfuit dans sa chambre.

72
VI

ON ÉTAIT enfin aux grandes vacances. Assise dans le car


qui la ramenait chez elle, après la dernière classe du soir,
Cécile songeait avec joie aux longues semaines paisibles qui
l'attendaient à la ferme. Elle ne s'était pas attardée avec les
autres, à la sortie du collège. Après être allée acheter le gros
bloc de papier à dessin dont elle avait depuis longtemps envie,
elle avait couru pour attraper le car de quatre heures trente, et
maintenant, les yeux mi-clos, le visage caressé par le vent
tiède qui entrait par la vitre baissée, elle se laissait bercer par
d'heureuses rêveries.
Ce dernier mois avait été une véritable torture pour elle.
Plus encore que par le passé, elle s'était sentie étrangère à ses
compagnes de classe, et n'avait pas fait le moindre effort pour
se rapprocher d'elles. A plusieurs reprises, Anne lui avait bien
fait quelques avances, mais comme Cécile n'y répondait pas,
elle s'était rabattue sur Marie-Claude.

73
ELLES RESTA IMMOBILE,LES YEUX CLOS.

74
Bien qu'elle souffrît au fond d'elle-même de sa timidité et
de son isolement, Cécile cherchait à se persuader que tout cela
lui était indifférent. Ces mois d'été seraient bien agréables à la
ferme, se disait-elle. Après tout, elle n'avait besoin de
personne pour aller se promener. Et elle avait ses chiens !
A son grand soulagement, Vicky avait fort bien supporté
son bain dans la rivière. Pendant une nuit et une journée,
Cécile et son père avaient vécu dans l'inquiétude, mais,
énergiquement soigné, le petit chien avait échappé à la
pneumonie que l'on aurait pu redouter, et il s'était vite remis.
Les trois chiens avaient grandi. C'étaient maintenant de
beaux petits colleys, et non plus de grosses boules laineuses.
Leur museau s'était allongé, leur pelage prenait une teinte d'un
jaune doré, et, chaque jour, ils gagnaient en sveltesse et en
élégance.
Suivant les conseils de Mlle Maurel, Cécile avait essayé
de les dessiner, cherchant particulièrement à rendre leur
vivacité et leur espièglerie. Puis, un après-midi, elle avait
décidé d'apporter quelques dessins à son professeur. Mais elle
avait dû attendre longtemps avant de la trouver seule dans sa
classe.
Sa patience avait été récompensée.
« Ils sont splendides! s'était écriée Mlle MaureL Vous
êtes décidément très douée pour le dessin!
— Oh! ce n'est pas encore ça, avait protesté modestement
la jeune fille. Je crois que je pourrais mieux faire.... »
Mais elle était très fière de ses dessins. Et, encouragée
par son professeur, elle avait résolu de se mettre très
sérieusement au travail pendant les vacances.
Il lui tardait de commencer. Pendant que le car roulait sur
la route, elle caressait du bout des doigts le bloc de papier
qu'elle venait d'ache^ ter, et elle brûlait d'entreprendre dès ce
soir une nouvelle étude, plus soignée que les précédentes.

75
Mais quand elle arriva à la maison, elle eut la désagréable
surprise de s'apercevoir que Mme Morin, la femme de
ménage, n'était pas venue ce jour-là. Il lui fallut donc faire les
lits, balayer, laver la vaisselle et préparer le dîner.
Elle ne put donc mettre son projet à exécution,
Le lendemain matin, après avoir rapidement expédié son
travail, Cécile décida de partir en pique-nique avec les chiens.
Elle fourra dans un sac son matériel de dessin et quelques
sandwiches, puis elle alla chercher les trois colleys et s'éloigna
avec eux le long de la rivière.
Au bout d'un kilomètre environ, elle atteignit un bois de
pins où elle pénétra. Les chiens, surexcités, couraient de tous
côtés pour explorer le sous-bois, mais elle les rappela
sévèrement à l'ordre :
« Vous ne savez pas où je vais, leur dit-elle. Restez
auprès de moi! »
Bientôt, elle déboucha dans une petite clairière, bordée
d'un côté par la rivière. Ce coin caché, où nul ne venait jamais,
avait été, les années précédentes, sa retraite favorite.
« Nous y voilà! » dit-elle aux chiens.
Elle déposa son panier au pied d'un arbre et s'assit sur le
moelleux tapis d'aiguilles de pin. Puis, presque aussitôt, elle
renonça à déballer son matériel de dessin et se renversa en
arrière, faisant le lézard au soleil. Elle retroussa les jambes de
ses bine jeans, se débarrassa de ses sandales et resta immobile,
les yeux clos, respirant avec délices la chaude odeur des pins.
En la voyant ainsi, les trois petits chiens cessèrent de folâtrer
dans la clairière et vinrent, l'un après l'autre, se coucher
auprès de leur maîtresse.
Elle fut réveillée par la langue râpeuse de Vicky qui lui
léchait le nez. D'une petite tape sur le museau, elle le repoussa,
puis elle le saisit à deux mains, l'éleva au-dessus d'elle et
plongea son regard dans ses longs yeux en amande, à l'expres-

76
sion contrite. Mais Suzy et Sonny, s'éveillant, eux aussi,
exigèrent à leur tour qu'elle s'intéressât à eux, et, pour attirer
son attention, se mirent à mordiller ses oreilles et à tirailler ses
cheveux.
« Aïe! Finissez! » cria-t-elle.
Mais elle riait en même temps. Aussi le jeu continua-t-il
jusqu'à ce qu'ils fussent tous à bout de souffle.
Cécile décida alors de se mettre enfin au travail. Après
avoir retiré du panier son bloc à dessin et ses crayons, elle
s'installa, le dos appuyé à un arbre. Mais presque aussitôt, ses
yeux se détournèrent de la feuille blanche pour contempler les
eaux calmes de la rivière qui coulait auprès d'elle.
Et, de nouveau, elle se laissa aller à la rêverie. Puis, au
bout d'un moment, elle se dit qu'il était temps de déjeuner. Les
trois chiens se groupèrent autour d'elle, happant les morceaux
de sandwiches qu'elle leur lançait. Tout en mangeant, Cécile
leur parlait, parfois les grondait :
« Suzy! tu es goinfre!... C'était la part de Sonny, et tu la
lui as volée!... Bas les pattes!... Regarde un peu Vicky! Lui, il
sait se tenir à table!... »
Puis elle craignit que Suzy et Sonny ne fussent jaloux de
Vicky, et elle leur donna à tous deux un morceau
supplémentaire.
Assis sur son arrière-train, Vicky observait sa maîtresse,
et lorsqu'il s'aperçut qu'elle accordait aux deux autres une
faveur spéciale, ses oreilles se dressèrent de surprise. Cécile
tenta de retenir cette expression d'étonnement indigné, mais
lorsqu'elle voulut la fixer sur le papier, son crayon fut
incapable de reproduire une nuance aussi subtile.
Elle dessina encore pendant un moment, paresseusement,
puis se décida à rentrer à la maison. Rien ne pressait. Elle
aurait le temps de dessiner pendant ces longues journées d'été,
ces journées calmes, sans complications, sans soucis. Son père

77
serait trop pris par les divers travaux de la ferme pour se
soucier de ce qu'elle pourrait bien faire.
Elle venait de tourner au coin du champ de blé qui
s'étendait derrière la grange lorsqu'elle aperçut Jean-Pierre, en
salopette, qui travaillait dans la cour, et, un peu plus loin,
l'auto noire de M. Bonneval. Surprise, elle s'arrêta un instant,
puis elle siffla ses chiens et se dirigea vers la maison.
Lorsqu'elle traversa la cour, Jean-Pierre s'interrompit
dans son travail.
« Salut, Cécile ! lui cria-t-il.
— Bonjour », répondit-elle.
Elle devinait que Jean-Pierre s'attendait qu'elle marquât
quelque étonnement, s'arrêtât auprès de lui et lui demandât ce
qu'il faisait ici. Mais elle poursuivit son chemin sans lui poser
de question. Un peu plus loin, elle vit son père et M.
Bonneval; chacun d'eux tenait un gros chien en laisse, et ils
suivaient le chemin qui menait au chenil.
« Tiens! La voilà! » dit son père.
M. Bonneval remit la laisse de son chien aux mains de M.
Fergy, puis il se hâta vers Cécile et les trois petits colleys. Il
ramassa Suzy qui était la plus proche de lui, la considéra un
instant avec attention, puis la reposa par terre avec un petit
sifflement admiratif. Après quoi, il examina Sonny.
M. Fergy observait la scène en souriant. Il lança un coup
d'œil à sa fille, mais celle-ci regardait les chiens. M. Bonneval
s'était maintenant accroupi au milieu du chemin et caressait
Vicky.
« Beau résultat! » dit-il avec satisfaction et en relevant les
yeux vers Cécile.
Le sourire de M. Fergy s'accentua.
« Oui, dit-il. C'est bien mon avis. »

78
M. Bonneval redressa son long corps maigre, et Cécile
entendit craquer ses articulations.
« A moins que je ne me trompe, dit-il, ils seront aussi
beaux que Rita. Peut-être même plus beaux. Qui sait? »
Plus beaux que Rita! Cécile n'en crut pas ses oreilles, et
son expression dut le montrer car M. Bonneval se mit à rire.
« Vous n'en êtes pas persuadée, Cécile? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle. Rita était déjà si
belle!... »
Mais M. Bonneval n'écouta pas sa réponse. Il frappa sur
l'épaule de son ami.
« Je vous félicite, Francis, lui dit-il. Aucune autre
personne, à ma connaissance, n'aurait aussi bien réussi.

79
— Il faut remercier Cécile autant que moi, répliqua M.
Fergy. Nous nous sommes partagé la tâche, et ce n'était pas
toujours drôle, en particulier la nuit! »
M. Bonneval se tourna alors vers la jeune fille et s'inclina
cérémonieusement devant elle.
« Ma chère Cécile, lui dit-il, je vous remercie du fond du
cœur. »
Puis les deux hommes se dirigèrent vers la grange, suivis
par Cécile. Vicky, Sonny et Suzy gambadaient devant elle,
intrigués par les deux
gros chiens que M. Fergy tenait en laisse, et flairant avec
une égale curiosité les chaussures et les pantalons du visiteur.
Ils reniflaient et aboyaient, les yeux brillants, leur queue
battant avec la régularité d'un métronome. Sur le seuil de la
grange, M. Bonneval se retourna pour les observer, les mains
dans les poches de son veston de tweed, un sourire aux lèvres.
« Les petits chiens élevés avec des enfants, dit-il, sont
toujours plus dégourdis que ceux qui grandissent dans un
chenil. »
Jean-Pierre, qui sortait justement de la grange, entendit sa
remarque et ne put s'empêcher de lancer un clin d'œil moqueur
à Cécile. M. Fergy présenta le jeune garçon à son visiteur :
« Jean-Pierre Bressac, dit-il. Le fils d'un de nos voisins,
qui veut bien venir me donner un coup de main pour quelque
temps. »
C'était bien ce qu'avait deviné Cécile. Ainsi, Jean-Pierre
viendrait chaque jour à la ferme! Sans un mot, elle se glissa le
long du mur pour ramener les trois chiens dans leur niche.
Suzy et Vicky consentirent assez facilement à passer derrière
le grillage, mais ce coquin de Sonny qui avait aperçu un poulet
s'était lancé à sa poursuite en aboyant joyeusement, et restait
sourd aux appels de sa maîtresse.

80
Quelle idée d'embaucher Jean-Pierre ! » s'écria-t-elle.

81
Finalement, ils furent tous trois installés dans leur cage,
pourvus de nourriture et d'eau fraîche. Cécile retourna alors
vers la maison, mais elle passa par la porte de derrière, car M.
Bonneval et son père avaient pris place dans les fauteuils de
jardin, au pied du perron. Comme toutes les fenêtres étaient
ouvertes, elle entendait des bribes de conversation tandis
qu'elle se lavait et changeait de vêtement.
« ... J'aimerais bien vous les laisser pendant l'été »,
disait M. Bonneval.
Cécile crut tout d'abord que M. Bonneval parlait des deux
gros chiens, mais soudain elle comprit qu'il s'agissait des trois
chiots. En effet, son père répondait :
« Pourquoi pas? Ils auront six mois à la fin septembre....
— A ce moment-là, ils auront pris le bon départ, dit
l'éleveur. Je pense que je garderai le plus beau, et que je
vendrai les deux autres.... »
D'un bond, Cécile se précipita vers la fenêtre, et elle la
ferma avec un « bang! » qui ébranla toute la maison.
« Hé! Cécile! attention aux vitres!» cria son père.
Mais elle ne voulait plus rien entendre! C'étaient ses
chiens à elle! Elle les avait sauvés, nourris, élevés.... Et voilà
que M. Bonneval parlait de les reprendre, de les vendre! Puis
elle se calma peu à peu. Septembre était encore loin, bien des
choses pouvaient arriver d'ici là. Peut-être son père et M.
Bonneval ne trouveraient-ils pas d'acheteurs. Peut-être aussi
lui laisserait-on le plus beau, pour l'hiver, après avoir vendu
les deux autres? Mais oui, cela s'arrangerait, elle garderait
Vicky jusqu'au printemps suivant....
Mais bientôt la colère la reprit, une colère froide, qui
grondait en elle et faisait battre lourdement son cœur.
Longtemps, elle resta assise sur le bord de son lit, regardant
droit devant elle, les poings serrés, ses pieds nus s'agitant
nerveusement sur le plancher. Elle entendit Jean-Pierre crier «

82
Au revoir! » et s'éloigner en sifflant; un peu plus tard, elle
entendit démarrer l'auto de M. Bonneval. Puis la porte d'entrée
claqua, et les pas de son père résonnèrent dans le couloir du
bas.
Cécile se décida alors à descendre pour préparer le dîner.
Elle alluma le gaz, mit des pommes de terre à cuire, prit dans
le tiroir un grand couteau pour couper quelques tranches de
rôti froid. Mais à peine avait-elle commencé que son père
apparut sur le seuil, une serviette de toilette autour du cou.
Alors, la fureur de Cécile explosa :
« Quelle idée d'embaucher Jean-Pierre! s'écria-t-elle. Et
moi? Je ne sers à rien? Je ne compte pas? Je n'ai aucun droit
ici?... »
Le grand couteau à découper claqua sur le dallage. Avant
que M. Fergy fût revenu de sa stupeur, Cécile était passée
devant lui comme un ouragan et était remontée dans sa
chambre dont elle ferma la porte à toute volée.
En bas, M. Fergy restait figé sur place, ne comprenant
toujours pas ce qui arrivait. « Bizarre! se disait-il. J'étais
pourtant persuadé qu'elle aimait bien ce gamin!... Bizarre! »
Là-bas, dans la grange, les trois petits chiens, qui avaient
dû flairer quelque lapin en maraude, se mirent à aboyer
frénétiquement.

83
VII

QUELQUES jours plus tard, le facteur remit à Cécile un


paquet qui lui était adressé, et dont l'étiquette portait le nom
d'un libraire de Libourne. Dévorée de curiosité, la jeune fille
n'attendit même pas d'être rentrée dans la maison pour défaire
l'emballage. Le paquet contenait deux beaux livres. L'un, dont
la jaquette représentait une jeune tille à côté d'un magnifique
colley, s'intitulait Lassie chien fidèle; l'autre était un recueil de
nouvelles sur les chiens, illustré de dessins à la plume. Sur la
page de garde du premier, on pouvait lire ces mots, tracés
d'une grande écriture anguleuse :

Pour Cécile,
en témoignage de mon admiration.
Philippe Bonneval.

84
« Mon admiration pour quoi? » se demanda-t-elle au
premier instant. Ah oui! bien sûr! pour la façon dont elle avait
aidé son père à élever les chiots. Du plat de la main, elle
caressa les jaquettes glacées. Les livres avaient une odeur
fraîche et propre, si différente de celle de ceux qu'elle
empruntait parfois à la bibliothèque du collège que Cécile ne
put s'empêcher de les porter à ses narines pour les sentir avec
un réel plaisir.
Comme c'était gentil de la part de M. Bonneval !
Elle regarda alors les illustrations des deux livres, en
particulier les dessins à la plume, les comparant avec ses
propres essais. Ces dessins dénotaient plus de métier, sans
aucun doute, mais elle trouva qu'ils manquaient parfois un peu
de mouvement. L'artiste n'avait pas dû avoir la chance de
posséder d'aussi beaux modèles que les siens. Très satisfaite
de cette constatation, elle ramassa le papier d'emballage, le
reste du courrier, et revint en courant vers la maison.
Elle aurait aimé montrer le cadeau à son père, mais il
était dans les champs. Pourtant Jean-Pierre était là, travaillant
devant la grange, et Cécile ne résista pas au désir de lui faire
admirer ses livres.
« Joli! » fit-il en s'essuyant les mains à son pantalon
avant d'oser toucher aux volumes. « Vous me les prêterez
quand vous les aurez finis?
— Bien sûr! dit-elle, flattée. Dans deux ou trois jours.... »
/ Puis elle le laissa là pour s'acquitter de ses tâches
matinales qui consistaient à faire la toilette des chiens et à leur
donner de l'exercice. Après avoir déposé ses livres dans un
coin de la grange, elle s'occupa tout d'abord des deux gros
chiens, ensuite des colleys. Quand tout fut terminé, elle décida
de retourner à la clairière près du ruisseau, son refuge secret.

85
Cette fois, elle n'emmena que Vicky, laissant à regret les
deux autres, car tous trois ensemble devenaient de plus en plus
difficiles à surveiller. Dans leur exubérance juvénile, ils
couraient comme des fous de tous côtés et risquaient de faire
des dégâts dans les cultures.
Vicky était le plus obéissant. De semaine en semaine, sa
stature et sa personnalité se développaient. Ses yeux en
amande brillaient de compréhension quand Cécile lui lançait
quelque commandement, et il se tortillait timidement quand
elle le félicitait.
Ce matin-là, il parut au comble du ravissement lorsqu'il
quitta la ferme avec sa jeune maîtresse. Il la précéda en
gambadant dans le chemin qu'il connaissait déjà par cœur, puis
il se coucha à son côté, après qu'elle se fut installée sur le tapis
d'aiguilles de pin, au bord de la clairière.
Pendant plus d'une heure, il régna un silence complet.
Cécile lisait; Vicky s'était endormi. Enfin il s'éveilla, se dressa

86
sur ses pattes et s'étira longuement. Un long moment il resta
immobile, indécis,, regardant du côté du ruisseau, puis il
s'approcha de Cécile et lui passa sa langue chaude sur la joue.
Absorbée par sa lecture, Cécile lui glissa machinalement
un bras autour du cou et l'attira vers elle. Mais Vicky perdit
l'équilibre, tomba sur elle, et tous deux roulèrent sur le sol. Ils
se débattirent, luttèrent l'un contre l'autre, puis s'apaisèrent.
Cécile prit alors la tête du chien entre ses deux mains et lui dit
gravement, comme si elle cherchait à se faire comprendre de
lui :
« Tu m'appartiens, Vicky! Tu es mon chien, comme
Lassie était le chien de Ronny, dans mon histoire. Et si l'on
t'emmène, tu reviendras, pas vrai? »
Mais en même temps qu'elle prononçait ces mots, elle
doutait que Vicky pût jamais accomplir l'exploit de Lassie,
revenant du nord de l'Ecosse jusqu'au petit village du
Yorkshire où vivait son jeune maître. Non, jamais Vicky ne
pourrait franchir des montagnes et des rivières, jamais il ne
pourrait retrouver son chemin jusqu'à elle. Seule, l'imaginaire
Lassie était capable de choses semblables.
Elle chercha alors à se consoler en se disant que M.
Bonneval déciderait peut-être de garder Vicky. Si c'était le cas,
il accepterait peut-être de le laisser longtemps à la ferme. Mais
cette solution n'était pas vraiment satisfaisante, parce que
provisoire. Et d'ailleurs, pouvait-on prévoir quel serait le choix
de l'éleveur?
A la fin de l'après-midi, lorsqu'elle retrouva son père, elle
lui demanda avec espoir :
« Si M. Bonneval décide de garder Vicky, crois-tu qu'il
nous le laisserait encore pour l'hiver?
— Peut-être », grommela M. Fergy sans grande
conviction.

87
Pour Cécile, ce « peut-être » signifiait « non ». Quittant
alors son père qui se reposait dans un fauteuil de jardin, elle
retourna à la grange, s'accroupit auprès de la cage, passa ses
doigts à travers le grillage et contempla mélancoliquement les
trois petits chiens qui s'amusaient à les lécher et les mordiller.
Lorsqu'elle revint lentement vers la maison,
M. Fergy la suivit des yeux, et il la rappela au moment où
elle gravissait le perron.
« Cécile! »
Elle se retourna sur le seuil.
« Où étais-tu donc toute la journée? demanda-t-il.
— Je me promenais le long de la rivière.
— Toute seule?
— Avec Vicky. »
M. Fergy fronça légèrement les sourcils.

88
« As-tu songé à désherber la cour, comme tu me l'avais
promis? »
L'arrivée des livres avait fait oublier cette tâche à Cécile.
« Non, papa, dit-elle. Je le ferai demain. »
Le lendemain matin, elle se mit de bonne heure au
travail, et vers midi tout était presque fini. Avant le déjeuner,
M. Fergy sortit sa vieille auto du garage pour aller faire
quelques courses en ville.
« Tu m'accompagnes? » proposa-t-il à Cécile.
Il attendit qu'elle fût allée se laver les mains, puis il
s'engagea dans la montée, et bientôt ils débouchaient sur la
grand-route. Avec plaisir, Cécile sentit le vent caresser son
visage brûlant. Elle était un peu lasse, mais contente d'elle-
même.
« Le désherbage est presque terminé, dit-elle au bout d'un
moment.
— Je l'ai vu. Bon travail! »
A Libourne, Cécile resta dans l'auto tandis que son père
effectuait ses achats. Soudain, elle aperçut Marie-Claude qui
sortait de la pâtisserie voisine, un cornet de glace à la main.
Elle s'approcha, toute souriante.
« Tiens! Cécile! Il fait chaud, pas vrai?
— Oui, il fait chaud.... »
C'était l'occasion d'inviter Marie-Claude à venir passer
l'après-midi à la ferme. Elle en eut envie, car elle sentait
soudain qu'elle menait là-bas une vie trop solitaire, sans amie
avec qui bavarder. Mais elle ne se décida pas à prononcer ces
mots.
« Quoi de neuf? » reprit Marie-Claude.
Cécile fit la moue.
« Rien, dit-elle. Ce ne sont pas des vacances bien
amusantes.
— Tu peux te baigner, là-bas?

89
— Oui, bien sûr. Et je pensais justement.... » Mais elle
ne termina pas sa phrase. M. Fergy revenait vers l'auto, les
bras chargés de paquets. « Bonjour, Marie-Claude! lança-t-il.
— Bonjour, monsieur. Je pense que vous devez avoir
beaucoup de travail à votre ferme!
— Oh oui! un travail fou. Si vous veniez nous voir, un
de ces jours? »
Cécile se tortilla sur son siège. Pourquoi son père
prenait-il l'initiative d'inviter Marie-Claude? Cela avait l'air de
dire qu'elle, Cécile, avait besoin de compagnie. Au fond,
c'était vrai, mais Marie-Claude n'avait pas à le savoir.
« J'irai vous voir avec grand plaisir », répondit la jeune
fille.
M. Fergy s'installa au volant.
« Et pourquoi ne viendriez-vous pas tout de suite? reprit-
il. Profitez de l'occasion! Vous irez vous baigner cet après-
midi avec Cécile. Et comme Jean-Pierre a travaillé dur, cette
semaine, je lui donnerais congé, il irait avec vous.... »

90
Cécile sentit ses mains se crisper; son sourire se figea sur
ses lèvres. Oh ! si seulement son père avait pu se taire!
« Jean-Pierre Bressac? dit Marie-Claude, sans cacher sa
surprise.
— Lui-même en personne. Il m'aide à réparer le tracteur.
C'est un bon mécanicien! »
Puis il se pencha par-devant Cécile et ouvrit la portière.
C'était un homme aux décisions rapides. <t Alors, vous
venez?
— J'aimerais bien, répondit Marie-Claude, hésitante.
Mais comment reviendrai-je?... Et je n'ai pas mon maillot de
bain! »
M. Fergy avait réponse à tout :
« Je vous conduirai jusqu'au carrefour pour le car de six
heures. Et Cécile vous prêtera son vieux maillot. Tu l'as
encore, Cécile?
— Oui, murmura la jeune fille. Mais il est
affreux.
— Ça ne fait rien, dit Marie-Claude en riant. J'accepte
volontiers. »
Pendant qu'elle allait téléphoner à des voisins pour qu'ils
avertissent ses parents, Cécile restait silencieuse, le visage
fermé. Son père, au contraire, paraissait fort satisfait de lui. Il
tirait de courtes bouffées de sa pipe et observait sa fille en
souriant.
« C'est ce qui te manque, dit-il enfin. Tu as besoin
de te trouver parfois avec des jeunes de ton âge. Je n'aime
guère que tu passes ton temps toute seule, à te promener le
long de la rivière. »
Quand ils furent arrivés à la maison, Cécile conduisit
Marie-Claude dans sa chambre, puis elle alla chercher au
grenier son vieux maillot de bain, d'un bleu fané, celui qu'elle

91
portait l'année précédente. Lorsqu'elle redescendit, elle trouva
son amie qui feuilletait le recueil d'histoires de chiens.
« Tu as de beaux livres! dit Marie-Claude.
— C'est M. Bonneval qui me les a offerts, expliqua
fièrement Cécile.
— Ça me plairait de les lire.
— Eh bien, je te les prêterai.... Mais après Jean-Pierre. Je
les lui ai déjà promis. »
Marie-Claude déposa le volume à côté de l'autre, sur le
rebord de la fenêtre.
« Parfois, j'ai envie d'écrire des livres, dit-elle
rêveusement. Ou du moins, j'aimerais travailler dans une
maison d'édition.... Ma tante Hélène travaille chez un éditeur
de Bordeaux, le savais-tu? »
Soudain, elle se pencha en avant et montra du doigt le
dos du volume d'histoires de chiens.
« Tiens! C'est justement chez cet éditeur qu'elle est
employée!
— En quoi consiste son travail?
— Elle est la secrétaire de la directrice artistique, dit
Marie-Claude. C'est intéressant. Elle s'occupe des couvertures,
des dessins, des photographies.... Elle rencontre des tas
d'artistes, quoi!
— Peut-être connaît-elle celui qui a fait les dessins de ce
livre?
— Possible. Ça ne m'étonnerait pas.
— Moi aussi, j'ai fait pas mal de dessins cet été, dit
Cécile. Des croquis de mes petits chiens. Oh! seulement pour
m'amuser....
— Fais-les voir!
— Ce n'est pas très fameux. Ils ne t'intéresseraient pas. »

92
Mais Marie-Claude insista tant et si bien que Cécile finit
par tirer les dessins de son tiroir et les montra à son amie, l'un
après l'autre.
« C'est très bon! s'écria Marie-Claude. Je ne savais pas
que tu avais un tel talent! »
Cécile rougit de plaisir.
« Oh! fit-elle, je ne suis pas encore très forte.
— Mais si! mais si! Tes dessins sont aussi bons que la
plupart de ceux que l'on voit dans les livres, je te le jure! »
Oh! la douce musique des louanges! Du coup, Cécile
sentit renaître toute son affection pour Marie-Claude, et
quand, dans l'après-midi, Jean-Pierre vint les chercher pour
aller se baigner, elle insista pour que son amie prît le maillot
neuf.

93
VIII

LA-DESSUS, Marie-Claude fut invitée chez Anne qui, avec


ses parents, passait ses vacances au bord de la mer, et elle ne
put revenir à la ferme comme elle l'avait promis. Mais Cécile
ne s'en soucia guère, elle ne souffrit pas de se retrouver seule,
car elle consacrait maintenant tout son temps à dessiner ses
chiens. Elle travaillait avec une ardeur farouche, faisant
esquisse sur esquisse, stimulée par un ambitieux projet
qu'elle n'avait confié à personne.
Depuis plusieurs semaines, elle avait décidé qu'on
ne lui reprendrait pas Vicky. Par tous les moyens, elle le
conserverait. Mais comment y parvenir? Tout d'abord, le
problème lui parut sans issue, puis elle conçut un projet qui
l'enthousiasma et l'effraya en même temps par son audace.
C'était Marie-Claude qui, sans le vouloir, lui avait donné
cette idée. En effet, elle avait dit : « Tes dessins sont aussi

94
bons que la plupart de ceux qu'on voit dans les livres. » Cécile
avait été flattée par ce compliment, et elle n'avait cessé d'y
songer. « Et si c'était vrai? » s'était-ellc dit. Pourquoi un
éditeur ne lui achèterait-il pas ses dessins? Avec l'argent
gagné, elle pourrait alors acheter Vicky et le garder pour elle
seule.
Au début, ce ne fut qu'une idée fugitive, qui semblait
irréalisable, puis peu à peu le projet prit corps. Et un soir qu'ils
revenaient en auto de Libourne, elle décida courageusement de
le confier à son père.
« Papa, commença-t-elle timidement, tu te rappelles les
livres que m'a donnés M. Bonneval? »
M. Fergy, qui, selon son habitude, conduisait à tombeau
ouvert, se contenta de grogner.
« Tu te rappelles bien ce livre avec les dessins de chiens?
insista Cécile.
— Des dessins?... des chiens?... grommela-t-il en
fronçant les sourcils.
<— Mais oui, papa! Il y avait même un basset que tu as
trouvé très drôle!... »
M. Fergy donna un brusque coup de volant pour éviter
une voiture qui venait en sens inverse, puis il vira et s'engagea
à toute vitesse dans le chemin de la ferme.
« Ecoute, Cécile, dit-il, tu me parleras de ça une autre
fois, veux-tu?... Pour l'instant, je pense à tous nos ennuis.... »
Cécile savait fort bien ce qui préoccupait son père. Les
vendanges allaient commencer, et l'équipe de vendangeurs
faisait défaut au dernier moment; le tracteur était de nouveau
en panne; la toiture du poulailler menaçait de s'effondrer. Elle
renonça donc à s'expliquer et se consola en songeant que son
père aurait très certainement ri de son projet. Il lui faudrait
agir seule.

95
Elle était déjà souvent allée à Bordeaux qui, par le train,
n'est qu'à une bonne demi-heure de Libourne. Avec sa classe,
elle avait visité les musées de la ville, la magnifique place de
la Bourse et les allées de Tourny. Deux ou trois fois, Mme
Lavi-gnac l'avait emmenée avec Anne au Grand Théâtre,
réputé pour être le plus beau de France. Elle s'y était
également rendue à plusieurs reprises en auto, avec son père.
Mais jamais, jusqu'à présent, elle n'y était allée seule, et elle
éprouvait un petit frémissement d'inquiétude à l'idée de se
lancer dans une telle expédition.
Mais il le fallait! Elle commença donc à préparer son
voyage, tout en continuant à travailler avec ardeur. Vers la fin
des vacances, elle redoubla d'efforts et consacra tout son
temps au dessin. Avec Vicky, elle passait des journées entières
dans la clairière.
Jean-Pierre l'y surprit un après-midi. Soudain, il émergea
des broussailles, et Cécile sauta sur pieds, cachant son bloc à
dessin derrière son dos.
« Vous m'avez suivie! » lui lança-t-elle sur un ton de
reproche, dépitée qu'il eût découvert son refuge secret.
« Pas du tout! fit-il. J'ai seulement suivi le sentier que
vous avez tracé! »
Puis il remarqua qu'elle tenait les mains derrière son dos,
et il eut un rire moqueur :
« Ah! ah! Des secrets? »
Cécile rougit.
« Et pourquoi pas? riposta-t-elle avec défi.
— Vous allez me montrer ça, pas vrai?
— Jamais!
— Mais si! Faites voir!... »
En disant ces mots, Jean-Pierre fit un pas en avant. Alors,
obéissant à l'instinct primitif, Cécile tourna les talons et
s'enfuit.

96
CÉCILE TOURNA LES TALONS ET S ENFUIT.

97
Autrefois, elle battait Jean-Pierre à la course. ,Mais après
ces longs mois d'inaction, elle manquait d'entraînement. Au
bout de deux cents mètres à peine, elle haletait, son cœur
battait à se rompre. ,Vicky, lui, persuadé qu'il s'agissait d'un
jeu, courait joyeusement à son côté.
Soudain, comprenant que Jean-Pierre allait la rattraper,
elle s'arrêta net et fit face à son adversaire.
« Attention ! cria-t-elle furieusement. Vous n'oserez
pas.... »
Ni l'un ni l'autre ne remarqua que Vicky pointait
subitement les oreilles, mais lorsque Jean-Pierre fit un bond en
avant pour s'emparer du bloc à dessin, Cécile eut le temps
d'entrevoir le colley qui s'élançait vers lui avec un sourd
grondement.
« Vicky! » hurla-t-elle.
Son cri arrêta le chien dans son élan, juste au moment où
il allait planter ses crocs dans l'épaule du jeune homme. Seule,
la manche de sa chemise fut déchirée, et Vicky retomba sur le
sol. Il revint vers sa maîtresse en prenant un air confus.
« II ne vous a pas blessé? » demanda Cécile avec
inquiétude.
Jean-Pierre tâta son épaule.
« Non, ça va. Mais j'ai cru voir arriver un boulet de
canon! Vous imaginiez ça? »« 
La colère de Cécile tomba d'un seul coup. Brusquement,
elle tendit à Jean-Pierre son bloc à dessin.
« Voilà! dit-elle. Regardez, si vous y tenez. Je dessinais
Vicky, c'est tout! »
Jean-Pierre eut soudain l'air très embarrassé.
« Oh non! fit-il. Je voulais seulement vous taquiner.... »
Vicky se frottait maintenant contre les jambes de sa
maîtresse. Cécile lui tapota la tête du bout des doigts, puis

98
soudain elle s'accroupit auprès de lui et l'entoura de ses bras,
toute surprise encore qu'il fût si vaillamment venu à son
secours.
« Vous l'aimez bien, ce cabot? » demanda Jean-Pierre.
Elle approuva silencieusement, d'un signe de tête.
« J'aimerais bien pouvoir vous l'offrir, reprit-il d'une voix
subitement attendrie. Mais cela ne sert à rien de s'attacher à
quelque chose qui n'est pas à vous, qui ne sera jamais à
vous....
— Vicky sera un jour à moi! riposta-t-elle fièrement.
— Oui? » fit-il, d'un air sceptique.
Puis il se pencha vers elle, la prit par le bras et l'aida à se
relever. .« Ecoutez, Cécile! lui dit-il gentiment. Pourquoi êtes-
vous maintenant si bizarre? Nous nous entendions pourtant si
bien, l'été dernier ! Pourquoi êtes-vous si renfermée?... »
Elle s'écarta de lui.
« Je vais parfaitement bien, répliqua-t-elle sèchement.
— Bon! Eh bien, continuez! » fit-il en tournant les talons
pour reprendre le chemin de la ferme.
Cécile attendit qu'il se fût éloigné, puis le suivit à bonne
distance. Mais au moment de tourner à l'angle de la grange,
elle s'arrêta, en entendant la voix de son père.
« Eh oui! » disait-il, répondant probablement à une
remarque de Jean-Pierre, « eh oui! Je suis bien content qu'elle
retourne bientôt à l'école. Ça lui changera les idées. Elle s'est
tellement attachée à ce chien qu'elle en fera une maladie quand
on le lui reprendra ! »
Quelques jours plus tard, le collège rouvrit ses portes.
Mais si Cécile était présente en classe, ses pensées restaient à
la ferme, auprès de Vicky. Elle était distraite pendant les
cours, ne prêtait aucune attention aux bavardages de ses
compagnes, ne partageait plus leurs petites préoccupations.
Elle ne songeait qu'à son grand projet.

99
Une semaine après la rentrée, elle apporta ses dessins à
Mlle Maurel, et lui demanda ce qu'elle en pensait, mais sans
lui révéler ses intentions. Le professeur examina les dessins
avec intérêt.
« Ils sont très bons, lui dit-elle. Vous avez fait de grands
progrès. »
Cécile poussa un soupir de soulagement.
« Vraiment? insista-t-elle. Vous les trouvez bons?
— Ils sont excellents. »
Alors Cécile s'enhardit :
« Pensez-vous qu'ils soient aussi bons que ceux que l'on
voit dans les livres? Du moins dans certains livres?... »
Mlle Maurel n'hésita qu'un instant.
« Certainement ! dit-elle. Ils valent ceux de... certains
livres. »
Cécile resta grave, mais un éclair de joie passa dans ses
yeux, et quand elle quitta la salle de dessin, elle avait
l'impression d'avoir des ailes.
Forte de ce nouvel encouragement, elle décida de passer
à l'action le mercredi suivant. Ce jour-là, elle n'avait pas de
cours l'après-midi. Après le déjeuner, elle quitta aussitôt le
collège, son carton à dessin sous le bras, et elle courut jusqu'à
la gare pour attraper le train de 13 h 25.

100
IX

EN ARRIVANT devant la gare, elle fut prise d'une folle


envie de faire demi-tour. Elle flageolait sur ses jambes, son
cœur battait à se rompre, et elle fut sur le point de tout
abandonner, tant son entreprise lui paraissait soudain
irréalisable. Mais elle songea à Vicky, ce qui lui permit de sur-
monter sa brève défaillance.
Une fois dans le train, elle se sentit mieux. Par un effort
de volonté, elle parvint à se persuader qu'elle était maintenant
devenue quelqu'un d'important, une artiste connue, qui se
rendait à Bordeaux pour présenter ses dernières œuvres à son
éditeur. Elle se berça de cette réconfortante illusion jusqu'au
moment où le contrôleur lui demanda son billet. A la façon
désinvolte et amicale dont il lui adressa la parole, elle comprit
alors, avec dépit, qu'il ne la considérait pas comme une grande
personne. Elle n'était encore qu'une petite jeune fille, presque
une enfant! Tout le reste n'était que le fruit de son imagination.

101
Serrée dans son coin, près de la portière, elle se mit alors
à regarder le paysage avec une attention soutenue, pour
oublier l'inquiétude qui renaissait en elle. Mais tandis que ses
yeux se perdaient sur les vastes vignobles, puis étaient éblouis
par la Garonne étincelante au soleil, elle répétait machi-
nalement le petit discours qu'elle avait préparé pour la
directrice artistique de la maison d'édition :
« Bonjour, mademoiselle! Je suis une amie de Marie-
Claude, et j'ai pensé que vous seriez peut-être intéressée
par....»
Non, cela n'allait pas. C'était trop direct.
« ... J'ai fait quelques dessins, et j'aimerais vous les
montrer dans l'espoir qu'ils vous intéresseront peut-être pour
un de vos livres.... »
Non! La phrase était beaucoup trop longue.
« Voudriez-vous jeter un coup d'œil à mes dessins? J'ai
pensé que peut-être.... »
Chaque version était pire que la précédente, et une sorte
de panique s'empara de Cécile. Désespérément, elle chercha
autre chose, mais sans succès. Quand le train franchit la
Garonne sur le grand pont métallique, le martèlement des
roues parut scander moqueusement : « Voudriez-vous voir....
Voudriez-vous voir.... Voudriez-vous voir.... » Pour un peu,
Cécile se serait bouché les oreilles.
Enfin, le train s'arrêta en gare de Bordeaux-Saint-Jean.
Mêlée à la foule des voyageurs, Cécile gagna la sortie.
Elle se fit indiquer l'autobus qui la mènerait rue Fondaudège,
et vingt minutes plus tard elle pénétrait dans le hall d'un bel
immeuble commercial.
« Pourriez-vous me dire à quel étage travaille Mlle
Graves? demanda-t-elle au portier.
— Graves? Connais pas, grommela l'homme. Chez qui
travaille-t-elle? »

102
Cécile nomma l'éditeur. Le portier lui indiqua alors
l'escalier d'un coup de pouce.
« Quatrième étage, dit-il. Troisième porte à gauche. »
Une fois en haut, la jeune fille s'arrêta pour souffler, puis,
serrant son carton à dessin sous son bras, elle poussa
résolument la porte.
« Pourrais-je voir Mlle Graves? demanda-t-elle; à une
secrétaire installée dans l'antichambre. i
— Oui, elle vient d'arriver. Je vais la chercher. »
Quelques instants plus tard, une élégante jeune femme ouvrait
la porte d'un bureau et s'avançait en souriant vers la visiteuse.
« Mademoiselle Graves? demanda Cécile.
— Oui, c'est moi. Que désirez-vous?
— Je suis Cécile Fergy, une amie de Marie-Claude....
— Ah! oui? fit Mlle Graves, sans manifester un grand
intérêt.

103
— Marie-Claude m'a dit que vous étiez la secrétaire de
la directrice artistique, reprit Cécile. J'ai apporté quelques
dessins.... Voudriez-vous.... »
La jeune femme jeta un bref regard au carton à dessin,
puis ramena les yeux vers le visage inquiet de Cécile. Et elle
lui dit gentiment, comme si elle s'était adressée à un enfant :
« Vous voulez dire que vous apportez des dessins... faits
par vous? »
Cécile hocha la tête.
« Oui, dit-elle. J'ai pensé que peut-être.... »
Mlle Graves parut plutôt surprise.
« Mme Lindon, la directrice artistique, est très
occupée...», commença-t-elle. Puis, lisant sans doute la
détresse dans les yeux de Cécile, elle ajouta : « ... mais je vais
tout de même voir si elle peut vous recevoir.
— Merci! » murmura Cécile.
Elle prit place sur une banquette, dans un coin de
l'antichambre, serrant son carton à dessin de ses mains
légèrement tremblantes. Quelques minutes plus tard, Mlle
Graves entrouvrait la porte.
« Voulez-vous venir? » lui dit-elle en souriant.
Cécile se leva si brusquement que le carton lui échappa
des mains et tomba sur le sol. Toute rougissante, elle le
ramassa en bredouillant des excuses, puis elle suivit Mlle
Graves dans un long couloir qui se terminait par une porte
vitrée. La secrétaire poussa la porte, annonça : « Mlle Fer-gy!
» puis s'effaça pour la laisser entrer. Lorsque la porte se
referma derrière elle, Cécile eut l'impression d'être
définitivement coupée du reste du monde.
« Bonjour, mademoiselle, dit une voix. Asseyez-vous
donc. »
La voix était aimable, et Cécile se décida à relever les
yeux. La femme qui venait de lui adresser la parole était un

104
peu plus âgée que Mlle Graves. Elle portait une robe noire,
très stricte, et ses ongles étaient peints en rouge vif. Bien
qu'elle ne fût pas très jolie, elle semblait si sûre d'elle que ,
l'infortunée Cécile sentit grandir encore sa timidité. A deux ou
trois reprises, elle ouvrit la bouche pour parler, puis, y
renonçant, se contenta de déposer son carton à dessin sur la
table de la directrice. Celle-ci dénoua les attaches d'un côté,
tandis que Cécile s'escrimait avec des doigts tremblants sur
celles de l'autre. Avant qu'elle eût fini, la directrice avait déjà
dénoué les attaches du milieu.
Perdus dans le vaste carton, les dessins parurent
ridiculement petits à la jeune fille, et elle ne put supporter de
voir la directrice les examiner lentement, l'un après l'autre.
Elle laissa donc ses yeux errer sur les murs décorés de
gravures, sur les fenêtres, sur une pile de livres aux
couvertures multicolores, sur le plancher enfin....

105
Mais le temps passait. La directrice ne se décidait pas à
parler avant d'avoir regardé jusqu'au dernier dessin. Alors
seulement elle leva les yeux vers Cécile, avec un sourire
surpris.
« Ces chiens vous appartiennent? » demanda-t-elle.
Cécile se hâta d'approuver d'un signe de tête. Puis tout
aussitôt elle se corrigea :
« C'est-à-dire qu'ils vivent chez nous.... »
Et comme la directrice paraissait intriguée, la jeune fille
poursuivit :
« Ce sont des chiens du chenil Bonneval.... Mais on nous
les a confiés pour le moment. Ils sont élevés à la campagne,
dans la propriété de mon père. »
Elle rougit, confuse de s'être si mal expliquée. La
directrice parut très intéressée.
« En effet, dit-elle, j'ai souvent entendu parler des fameux
chiens de Bonneval. De ses colleys, en particulier.... »
Et toujours pas un mot des dessins! Pourquoi n'en parlait-
elle pas? se demandait Cécile avec angoisse. Ah! vite! que l'on
en finisse!
Ce sont de très beaux chiens, n'est-ce pas? reprit la
directrice.
— Oh oui! très beaux. Surtout Vicky.... Regardez : c'est
celui-ci. »
Elle se pencha en avant pour montrer du doigt le premier
dessin. La directrice l'examina de nouveau.
« Certaines de vos œuvres sont très... très vigoureuses,
dit-elle enfin, en semblant chercher ses mots. On sent que
vous aimez dessiner les chiens. Ils sont très vivants, ils ont
beaucoup de mouvement.... Avez-vous pris des leçons? »
Cécile secoua la tête.

106
« Non. J'ai travaillé toute seule, cet été. Et je me suis dit
que vous deviez parfois acheter des dessins pour illustrer vos
livres.... »
Le visage de la directrice s'éclaira soudain. Maintenant,
elle comprenait les raisons de cette étrange visite.
« Oui, dit-elle, mais nous procédons de façon inverse.
Quand nous avons retenu un manuscrit, nous le confions à un
artiste qui fait les illustrations d'après le texte et dans le format
voulu. Vous comprenez?
— Oui, je comprends, murmura Cécile.
— D'habitude, nous nous adressons à un artiste connu,
spécialisé dans ce genre de travail.... »
Ces derniers mots sonnèrent le glas de tous les espoirs
que pouvait encore nourrir la jeune fille.
« Oui, oui, je comprends, répéta-t-elle d'une voix sourde.
— Mais à l'occasion, poursuivit la directrice sur un ton
très aimable, il nous arrive de faire travailler un débutant.... A
condition qu'il ait un réel talent. Pourquoi n'iriez-vous pas aux
Beaux-Arts? L'école d'ici est excellente.
— Je compte bien y aller!
— Vous vous y plairez certainement. Je pense que vous
avez beaucoup de talent. Ce n'est pas souvent que je me risque
à dire des choses semblables, mais je suis persuadée que vous
réussirez dans cette carrière. »
Ce fut à peine si Cécile entendit ces louanges. Comme
dans un brouillard, elle vit la directrice refermer le carton à
dessin, en disant d'une voix emplie de sympathie :
« Revenez me voir quand vous aurez terminé vos études,
mademoiselle. C'est promis? J'espère que nous pourrons
travailler ensemble. »
Cécile murmura quelques remerciements confus, puis,
sans même prendre la peine de renouer les attaches de son
carton, elle s'enfuit de ce bureau où elle étouffait. Pour

107
l'instant, peu lui importait qu'elle eût du talent! Peu lui
importait que la directrice eût été compréhensive et gentille!
La seule chose qu'elle désirait, c'était de s'échapper au plus
vite, de se retrouver dans la rue, de retourner à la gare!...
Quand elle fut dehors, elle éprouva une si merveilleuse
sensation de soulagement qu'elle en oublia tout le reste, et ne
se rendit même pas compte qu'elle venait de perdre Vicky.

108
Revenez me voir quand vous aurez terminé vos études,
mademoiselle. »

109
X

CETTE impression de soulagement dura chez Cécile tout


le temps du retour. Certes, elle savait qu'il s'agissait là d'un
sentiment superficiel, elle savait aussi qu'elle avait
complètement échoué, mais, pour le moment, elle n'était que
trop heureuse d'en avoir terminé avec cette rude épreuve. Ah!
qu'il était bon de respirer de nouveau librement et de retrouver
tous ces paysages familiers qui la réconfortaient!
Elle s'engagea d'un pas rapide, presque joyeux, sur le
chemin de la ferme, mais lorsqu'elle eut dépassé le rideau
d'arbres et se trouva au sommet de la pente, elle aperçut en
bas, à l'entrée du jardin, la longue auto noire de M. Bonneval,
et un peu plus loin son père qui revenait de la grange, avec les
trois chiens gambadant autour de lui.
Elle s'arrêta net, brusquement saisie d'un sentiment de
révolte. Ah non! qu'on ne lui reprenne pas les chiens

110
aujourd'hui! Après ce qui venait de lui arriver, c'était un
comble !
Puis, tout aussitôt, sa révolte se transforma en désespoir.
Rien ne s'arrangeait, rien ne s'arrangerait jamais! L'avenir lui
fit peur; elle sentit qu'elle n'aurait pas le courage de rencontrer
M. Bonneval et d'apprendre sa décision au sujet des chiens. En
se dissimulant derrière les arbustes qui bordaient le chemin,
elle courut jusqu'au bas de la colline et se glissa dans la vieille
cabane abandonnée qui se dressait là, de l'autre côté de la
rivière. Une fois à l'intérieur, elle laissa tomber son carton à
dessin sur le sol, puis, se cachant le visage dans ses mains, elle
éclata en sanglots. Vicky était perdu!
Elle avait perdu toute chance de le racheter à M.
Bonneval! Fini, son rêve de le conserver pour toujours! Elle se
sentait le cœur brisé à l'idée qu'elle ne le reverrait plus jamais,
mais en même temps elle n'avait pas le courage d'aller lui dire
adieu.
« Vicky ! Vicky ! » appelait-elle, au milieu de ses larmes.
Mais la cabane était bien trop loin de la ferme pour que le
chien pût entendre. D'ailleurs, il devait être parti maintenant,
avec les deux autres. L'auto devait les emporter, très loin, pour
toujours....
Au crépuscule, Cécile finit par s'apaiser. Elle sortit de la
cabane et vint s'asseoir au bord du ruisseau, se laissant
pénétrer par le calme du soir. Seul le crissement des grillons
troublait le silence. Bientôt, elle se pencha en avant, plongea
les deux mains dans l'eau fraîche, les passa sur son visage
brûlant. A deux reprises, elle recommença, et cela lui fit du
bien.
Lentement, elle se ressaisissait. Son accès de désespoir
était passé, et elle comprenait maintenant qu'il lui fallait
affronter la réalité, accepter l'inévitable, ne plus se réfugier
dans des rêves, mais regarder courageusement vers l'avenir.

111
Un peu plus tard, quand elle se décida enfin à revenir
vers la maison, l'auto de M. Bonneval avait disparu. Son père
n'était plus dans le jardin. On n'entendait plus les chiens
aboyer, comme d'habitude. La ferme semblait abandonnée,
dans le crépuscule de cette douce journée d'octobre. Cécile
songea soudain qu'il lui faudrait préparer le dîner, et elle
pressa le pas.
Du perron, elle aperçut son père qui feuilletait un journal,
debout à la fenêtre de la cuisine. Il grommela un « Bonsoir ! »
lorsqu'elle pénétra dans la petite pièce, mais il ne se retourna
même pas et poursuivit sa lecture tandis qu'elle mettait de l'eau
à bouillir sur le gaz.
Au bout d'un moment, Cécile ne put retenir la question
qui lui brûlait les lèvres :
« Papa! Et les chiens? murmura-t-elle.
— Sonny a été vendu à un chenil de Toulouse, répondit-
il, toujours sans se retourner. Suzy, elle, est expédiée à un
éleveur de Bayonne.
— Et Vieky? demanda-t-elle vivement.
— Pour le moment, Vicky reste chez nous. » Cécile
poussa un tel soupir de soulagement que
son père se retourna.
« Pour le moment ! répéta-t-il.
— Oui, papa. J'ai bien compris. »
Elle se sentit submergée par une immense vague de joie.
Certes, il ne s'agissait là que d'un bref sursis, mais c'était déjà
presque trop beau pour y croire. Elle n'en espérait plus autant.
Dès qu'elle eut mis en train le dîner, elle se précipita vers la
grange et jeta les bras autour du cou du colley.
« Je suis si contente! lui dit-elle. Oh! Vicky! Je suis si
contente!... »
Le chien parut également ravi de la voir. Il frotta son
museau froid sur la joue de Cécile et posa les pattes sur ses

112
épaules. Un peu désorienté par la disparition de son frère et de
sa sœur, il devait éprouver un plus grand besoin d'affection de
la part de sa maîtresse.
Ce soir-là, M. Fergy décida que Vicky passerait
désormais la plupart de son temps en liberté. Après le dîner, il
alla le chercher pour le ramener à la maison, et, tandis qu'il lui
brossait le poil, il commentait ses qualités.
« Regarde donc ses pattes de devant! disait-il à Cécile.
Droites comme des colonnes! Et la ligne de son dos! Et son
poitrail! Ah! M. Bonneval ne s'est pas trompé en le
choisissant! Ce sera un chien magnifique. »
Accroupie sur le dallage, Cécile suivait des yeux les
mouvements de son père.
« Et sa tête! poursuivait M. Fergy. Et ce museau bien
rond, qui se rétrécit entre les yeux! Et ces oreilles! Regarde
comme elles s'agitent quand je siffle....
•— Penses-tu qu'il serait primé dans une exposition
canine?
— Son père et sa mère l'ont été plusieurs fois. Et, à mon
avis, Vicky les surpasse encore. »
En écoutant parler son père, Cécile commença à voir
Vicky sous un autre jour. C'était son compagnon, son ami
qu'elle adorait, mais elle savait maintenant, ne se révoltant
plus contre cettepensée, que M. Bonneval le lui reprendrait un
jour. Et cette séparation ne serait que trop justifiée, car Vicky
était né pour un grand destin.
« Nous pourrons commencer bientôt son entraînement,
dit son père.
— Son entraînement?
— Oui, lui apprendre à bien se tenir, à marcher en laisse,
à obéir aux commandements classiques. Tu pourrais
grandement m'aider, si tu le veux. »

113
Cécile accepta bien volontiers. Elle observa son père qui
faisait travailler le chien, puis elle essaya d'imiter sa technique.
Et elle s'aperçut rapidement que Vicky lui obéissait mieux. Ce
fut également l'avis de M. Fergy.
« Après tout, c'est très naturel, dit-il. Il sent que tu es sa
maîtresse, et il connaît mieux ta voix que la mienne. »
Dès le lendemain matin, Vicky fut laissé libre d'aller et
venir à sa guise. Il accompagna Cécile jusqu'à l'arrêt de
l'autobus; quand elle revint, à cinq heures, il était là, sur le
chemin, qui l'attendait, et il l'accueillit avec de folles
démonstrations de joie. A partir de ce jour, il l'accompagna
régulièrement, à l'aller comme au retour. Bien qu'elle se fût
résignée à la prochaine séparation, Cécile ne pouvait
s'empêcher de se dire en secret que Vicky était tout à elle.

114
XI

UNE fois que le sort de Vicky parut définitivement réglé,


Cécile cessa de vivre dans ses rêves, et elle reprit conscience
de ses devoirs d'écolière. Elle se rapprocha de ses amies
qu'elle avait presque complètement délaissées, au cours des
derniers mois, et elle s'aperçut avec surprise que celles-ci
avaient changé d'attitude à son égard. Peut-être était-ce dû au
fait qu'elle n'était plus dévorée par le désir de ressembler aux
autres, de les imiter en toutes choses. Distraite par ses
préoccupations, elle avait moins songé à sa propre personne,
et, du même coup, s'était en partie guérie de sa timidité. Aussi
ses amies paraissaient-elles l'estimer davantage que par le
passé.
Le premier trimestre s'écoula rapidement. Après les
vacances de Noël, les élèves de seconde, sous la direction de
quelques professeurs, commencèrent à préparer la
traditionnelle fête du collège, organisée chaque année au

115
bénéfice des colonies de vacances. Le spectacle devait
comporter une partie musicale, des danses, et une comédie de
Labiche, interprétée par Jean-Pierre, Marie-Claude, Anne et
quelques autres. Mlle Maurel, qui s'était chargée des décors et
des costumes, suggéra à ses élèves de lui présenter des projets
d'affiche. Ce fut celui de Cécile qui remporta tous les
suffrages, et la jeune fille eut la joie de voir son affiche
recopiée à une vingtaine d'exemplaires pour être placardée
chez divers commerçants de la ville. A la fin de janvier, le
collège tout entier ne vivait plus que dans l'attente du grand
événement.
Cécile voyait rarement Jean-Pierre. Il était pris après la
classe par les répétitions, et elle par les décors. Un jeudi matin,
cependant, il vint à la ferme pour rapporter un livre que M.
Fergy lui avait prêté, et il surprit Cécile en bigoudis, qui
repassait son linge dans la cuisine.
« Salut! » fit-il en apparaissant sur le seuil.
Cécile se retourna d'un bond, portant les deux mains à
ses cheveux, comme pour les cacher.
« Ah! je vous prends sur le fait! dit-il en riant.
Charmants, ces bigoudis ! Ça vous va bien !
— Vous auriez pu frapper! » répliqua-t-elle en
rougissant.
Et elle se remit à repasser. Jean-Pierre pénétra dans la
pièce, les mains aux poches, il contourna la table pour se
trouver face à la jeune fille, puis se laissa tomber sur une
chaise.
« Encore une semaine de répétitions! soupira-t-il. Quand
ce sera fini, j'irai me coucher pour huit jours. Je suis claqué !
— Oh! mon pauvre garçon! fit-elle railleuse-ment.
— Bon, ça va! grogna-t-il. Ne vous moquez pas de moi.
Je n'ai pas voulu vous vexer en admirant vos bigoudis. Allons!
Ne soyez pas fâchée! »

116
« Salut ! » fit-il en apparaissant sur le seuil.

117
Elle consentit à sourire. Après tout, Jean-Pierre était un
ami d'enfance, et il pouvait se permettre de plaisanter. Pour
lui, elle n'était certainement pas une jeune fille comme les
autres, comme Marie-Claude, par exemple.
« Oui, je suis claqué! reprit-il. On n'en finit pas de
répéter. Mais je pense que tout sera au point!... »
Pendant un moment, ils parlèrent de la fête du collège qui
devait avoir lieu le mercredi suivant.
Puis soudain, Jean-Pierre montra la porte d'un
mouvement de tête.
« A propos, dit-il, je viens de rencontrer votre père. Il m'a
annoncé que vous le traîniez de force à la fête ! »
Cécile se sentit un peu irritée. Pourquoi son père disait-il
des choses semblables alors qu'il avait très volontiers accepté
de venir? Cherchait-il à donner l'impression que sa fille n'était
encore qu'une enfant, incapable de sortir seule en soirée? Ou
qu'elle n'avait trouvé personne d'autre pour l'accompagner?
« S'il vient, répliqua-t-elle, c'est surtout parce qu'il veut
vous voir sur scène, et vous siffler si vous bafouillez! »
Jean-Pierre éclata de rire.
« C'est justement ce qu'il m'a dit! »
Puis, redevenant sérieux, il ajouta :
« Au fond, votre père est enchanté de venir, mais il ne
voudrait l'avouer pour rien au monde.
— Croyez-vous?
— Oui, j'en suis certain. C'est un très chic type, votre
père. Au premier abord, il paraît peut-être un peu rude, mais
c'est seulement de la timidité. »
Cécile lui lança un regard reconnaissant. « II n'est
malheureusement pas très bavard ! soupira-t-elle.
— Avec vous, peut-être. Mais avec moi, ça va très bien. »
Les éloges de Jean-Pierre poussèrent Cécile à mieux
observer son père. Et, bien qu'il fût comme tous les jours,

118
solidte, silencieux, vêtu de façon négligée, elle le vit avec des
yeux nouveaux et l'en aima davantage.
Le soir de la fête, il faisait assez froid. Après le dîner,
qu'ils prirent très tôt, M. Fergy se rasa dans la cuisine puis il
alla s'habiller. Mais quand il redescendit de sa chambre, prêt à
partir, Cécile vit qu'il avait mis un gros pantalon de drap et son
veston de tweed au lieu du complet bleu marine qu'elle
espérait lui voir porter. Cela lui donnait un air un peu «
campagnard », pensa-t-elle, mais elle se garda de critiquer son
choix.
Ils roulèrent en silence jusqu'à la ville. Cécile se
demandait ce que ses camarades de classe penseraient de son
père, elle se demandait aussi s'il apprécierait le spectacle, et
ces deux questions la tracassaient à un tel point qu'elle avait
presque hâte que tout cela fût terminé.

119
Mais une fois qu'ils eurent pris place dans la salle du
théâtre municipal où avait lieu la fête, Cécile se sentit mieux.
Tout s'était bien passé jusqu'à présent. Ils n'avaient pas
rencontré beaucoup de personnes de connaissance, et la seule
fois où elle avait présenté son père, celui-ci s'était fort
aimablement comporté.
Quand le rideau se leva, elle oublia toutes ses inquiétudes
et se laissa captiver par le spectacle. A la fin de la première
partie, elle applaudit frénétiquement, comme le reste de
l'assistance, puis quand les lumières se rallumèrent, elle cligna
des yeux, éblouie, retrouvant avec regret la réalité. Son père,
qui lui aussi avait vigoureusement applaudi, semblait pourtant
moins enthousiaste qu'elle.
« Pas mal, pas mal... », dit-il.

120
Il commença à s'agiter sur son fauteuil, regarda autour de
lui.
« J'ai envie de fumer, reprit-il. Sortons un peu d'ici. »
Cécile le suivit. Ils passèrent dans le couloir, empli d'une
foule bruyante, descendirent dans le hall.
Au passage, ils croisèrent Marie-Claude qui, sans
s'arrêter, cria à son amie :
« Formidable, pas vrai?
— Formidable! » répondit Cécile.
Un peu plus loin, ils aperçurent le docteur Har-pin, le
vétérinaire, qui, traînant derrière lui sa grosse épouse, se
frayait péniblement un passage jusqu'au bar.
« Bonsoir, docteur! lança M. Fergy d'une voix forte.
— Bonsoir! répliqua l'autre. Tout va bien, à la ferme?
— Comme sur des roulettes! S'il ne faisait pas ce temps
de cochon.... »
Deux ou trois personnes tournèrent la tête vers lui, et
Cécile, gênée, se hâta de l'entraîner plus loin.
Mais ce fut pour tomber sur Mlle Maivel qui s'avança
vers eux, souriante.
« Bonsoir, Cécile, dit-elle. On vient encore de me faire
des compliments pour votre affiche !
— C'est un de tes professeurs? » murmura M.
Fergy à l'oreille de sa fille.
Et comme Cécile, gênée, s'embrouillait dans les
présentations, le professeur de dessin intervint :
« Je suis Mlle Maurel, dit-elle. Vous avez une fille qui est
remarquablement douée pour le dessin. Je suppose que vous le
savez?
— Vraiment? fit M. Fergy.
—. Quoi! N'avez-vous pas vu son affiche? s'écria le
professeur sur un ton d'aimable reproche. Il y en a dans tous
les coins de la ville! »

121
Le père de Cécile parut un peu embarrassé.
« Je ne crois pas les avoir vues, avoua-t-il. Vous savez,
je sors assez peu de ma ferme.... »
Cécile frémit. Voilà que son père s'exprimait comme un
bon campagnard!
Mais Mlle Maurel ne parut pas s'en apercevoir. Elle
hocha la tête en souriant.
« Ah! Les pères! soupira-t-elle. Tous pareils! Ils ne
connaissent même pas leurs enfants. Mais je compte aller vous
voir pour vous parler de votre fille. Si cela ne vous dérange
pas trop, pourrai-je venir un de ces jours? »
Quelles pouvaient bien être les raisons de cette visite? se
demanda Cécile. Elle eut le temps d'entendre son père
répondre d'un air ravi : « Mais oui, venez! Nous en serons très
heureux... », puis ils furent entraînés par la foule qui refluait
vers la salle, car l'entracte prenait fin.
« Charmante, cette demoiselle! dit M. Fergy comme pour
lui-même.
— Qui donc? demanda Cécile en regardant autour
d'elle.
— Ta Mlle Maurel.
— Oh oui! Et très gentille aussi! »

122
XII

CE SOIR-LA, Jean-Pierre revint avec eux. Cécile et son


père venaient de prendre place dans leur auto rangée à
proximité du théâtre lorsque Jean-Pierre et quelques
camarades passèrent sur le trottoir. Avant que Cécile ait
pu intervenir, M. Fergy passa la tête par la portière pour
appeler le jeune garçon. « Je te ramène, veux-tu? »
Jean-Pierre lança un regard à ses camarades qui déjà
s'éloignaient, puis il accepta. Cécile se serra auprès de son
père pour qu'il pût s'asseoir à l'avant.
« C'était réussi, pas vrai? » demanda-t-il fièrement.
M. Fergy, qui faisait ronfler son moteur pour le
réchauffer, ne semblait pas désireux d'engager la conversation.
Ce fut Cécile qui répondit à sa place :
« Oui, vraiment. Très réussi!
— Et avez-vous remarqué le coup, au second acte?
reprit Jean-Pierre très excité. J'ai eu un trou de mémoire.... Le

123
souffleur a répété quatre fois ma réplique, et moi, je restais là,
sans l'entendre.... Ah! c'est terrible, le trac! »
II bavarda ainsi jusqu'au moment où M. Fergy le déposa
devant la maison de ses parents.
« Merci de m'avoir raccompagné », dit Jean-Pierre en lui
serrant la main.
Puis il se tourna vers Cécile.
« Je vous vois, demain?
— Demain? Mais c'est jeudi!
— Avez-vous oublié la sauterie chez Anne, de cinq à
sept?
— Ah oui! c'est vrai, dit Cécile. Mais je... je ne pense
pas pouvoir y aller. »
Jean-Pierre parut se contenter de cette réponse vague.
Il courut jusqu'à sa maison, et sur le seuil se retourna
pour crier : « A bientôt!
— A bientôt! » répondit Cécile d'une voix qu'elle
s'efforça de rendre joyeuse.
Mais quand leur auto quitta la grand-route pour s'engager
dans le chemin de la ferme, Cécile se sentait un peu
abandonnée.
Le lendemain matin, afin de distraire ses pensées de la
sauterie où elle n'irait pas, Cécile entreprit de ranger la
mansarde, avec l'aide de Mme Morin, la femme de ménage.
Ce n'était pas un petit travail! Mais elle s'y mit
courageusement, après avoir enfilé une vieille salopette et
noué ses cheveux dans un foulard.
Vicky l'avait suivie jusqu'au haut des escaliers. Toutefois,
il ne parut pas goûter le désordre et la poussière qui régnaient
dans la pièce, et il obéit immédiatement lorsque sa maîtresse
lui ordonna d'aller prendre l'air au jardin.

124
CÉCILE LES EXAMINA L'UNE APRÈS L'AUTRE.

125
« Ce n'est pas un travail pour messieurs, lui dit-elle.
Après déjeuner, nous irons nous promener ensemble, veux-
tu?»
Puis elle commença à déplacer des valises, piles de vieux
journaux, livres, lampes cassées et mille autres épaves
disparates qui encombraient la mansarde. Mais son ardeur se
ralentit lorsqu'elle arriva à un paquet de dessins et de toiles
peintes par sa mère. Elle s'accroupit alors sur le plancher et les
examina l'une après l'autre, à la lumière de la fenêtre. Le
dessin en était si ferme et les couleurs si fraîches que la jeune
fille les contempla avec ravissement. En comparaison de ces
tableaux, ses propres essais lui parurent maladroits et puérils.
Puis elle reprit courage. Non, sans doute, elle ne peindrait
jamais comme sa mère... mais c'est qu'elle était différente
d'elle. Et elle peindrait à sa façon!
Quand elle retourna une toile représentant un bouquet de
zinias aux vives couleurs, elle ne put s'empêcher d'appeler
Mme Morin.
« Oh! Regardez! s'écria-t-elle. N'est-ce pas beau? »
La vieille femme de ménage hocha la tête.
« Sûr que c'est beau ! reconnut-elle. Pourquoi ne
l'accrocheriez-vous pas en bas dans la grande salle? Ça
l'égaierait un peu. »
Cécile réfléchit un instant à cette suggestion. Elle se
demandait un peu ce que son père en penserait. Jusqu'à
présent, par une sorte d'accord tacite, ils avaient toujours évité
de décorer les pièces avec ces tableaux conservés au grenier.
Ils étaient trop vivants, ils rappelaient trop douloureusement la
jeune femme disparue. Mais maintenant pourtant, après tant
d'années, les souvenirs s'étaient estompés, et, pour Cécile, ces
tableaux redevenaient simplement des œuvres d'art,
indépendantes de leur auteur. Brusquement décidée, elle
dévala les escaliers, la toile sous le bras.

126
Elle la plaça sur l'étroite corniche qui surmontait la
cheminée maintenant condamnée de la grande salle, et tout
aussitôt l'éclat des zinias fit paraître plus ternes et plus sales
les murs et les boiseries. Néanmoins, Cécile la laissa là, car il
lui eût semblé presque sacrilège de lui faire réintégrer le
dépotoir du grenier.
Pendant l'hiver, on ne venait guère dans la grande salle. Il
y faisait trop froid. La cuisine était alors le centre de la
maison. Ce fut trois semaines plus tard, le premier jour de
mars, que Cécile devait rouvrir la porte de cette pièce. Et
c'était pour y introduire une invitée qui avait certes annoncé sa
visite, mais tombait à l'improviste : Mlle Maurel.
Celle-ci était d'une élégance qui semblait vraiment
déplacée à la ferme. Elle portait un deux-pièces noir, des
chaussures aux talons hauts, et ses cheveux étaient
soigneusement peignés. Quand l'auto s'était arrêtée devant le
jardin, Cécile était allongée au soleil, sur le perron, caressant
Vicky couché auprès d'elle. Trop tard pour aller se donner un
coup de peigne et faire un brin de toilette! Elle était prise!
Mais Mlle Maurel ne parut pas remarquer l'accoutrement
de son élève. Elle lui dit gentiment bonjour, puis, apercevant
Vicky qui se dressait sur ses pattes, elle s'exclama :
« Oh! le magnifique colley! »
Cécile, flattée, tourna les yeux vers son chien, mais avant
même qu'elle ait pu répondre, Mlle Maurel poursuivait :
« Vous n'allez pas me dire que c'est un de ces petits
chiens que vous aviez dessinés l'année dernière !
— Si, c'en est un. Mais il a grandi. Il va bientôt avoir un
an. »
Puis la jeune fille se souvint de ses devoirs.
« Voulez-vous entrer? » proposa-t-elle à la visiteuse.
Comme chaque fois qu'un étranger venait à la ferme,
Cécile était péniblement affectée par l'état de délabrement de

127
la vieille maison. Dans le couloir du bas, la peinture se
craquelait sur les murs; un des barreaux de la rampe d'escalier
était distordu. Cécile n'osa pas faire entrer Mlle Maurel dans la
cuisine, et elle dut se résigner à l'introduire dans la grande
salle.
La première chose qu'elle vit — et que remarqua
également le professeur de dessin — ce fut le tableau des
zinias. Ses fraîches et vives couleurs formaient un contraste
choquant avec la tapisserie fanée, et faisaient ressortir le
mauvais état de la pièce.
« Oh! Quelle jolie chose! » s'écria Mlle Maurel en
s'arrêtant devant le tableau.
« C'est ma mère qui l'a peint », murmura Cécile en
suivant son regard.
Très à son aise, le jeune professeur examinait la grande
salle.
« Et quelle charmante vieille maison ! reprit-elle. Avec
ces grands placards et ces fenêtres basses, vous pourriez
aménager une très jolie pièce, ici! »
Elle s'approcha de la cheminée condamnée et tapota le
plâtre du doigt.
« Evidemment, poursuivit-elle, il faudrait rouvrir la
cheminée et l'élargir, pour en faire quelque chose dans le style
rustique, par exemple.... »
Elle surprit le regard de Cécile et parut un peu confuse.
« Oh! excusez-moi! dit-elle. J'oublie que je ne suis pas
chez moi!... »
Mais Cécile n'était nullement offensée.
« Pensez-vous que l'on puisse tirer quelque chose de cette
pièce? » demanda-t-elle, en regardant autour d'elle d'un air
découragé. « Elle est si laide! Si vous pouviez me conseiller....

128
« C'est ma mère qui l'a peint », murmura Cécile.

129
— Cette pièce n'est pas laide, Cécile! Elle a de belles
proportions. Mais je ne me sens pas autorisée à vous faire des
suggestions. Je pense simplement que si j'étais ici chez moi....
— Que feriez-vous à ma place? » insista la jeune
fille, comme son professeur hésitait.
« Eh bien, je commencerais par arracher la tapisserie,
pour peindre les murs et les boiseries en une même couleur, un
jaune Champagne, par exemple. Je demanderais à votre père
s'il ne pourrait pas rouvrir cette cheminée. Ce ne serait pas très
difficile. J'enlèverais ces doubles rideaux qui prennent trop de
lumière, et je mettrais aux fenêtres de petits rideaux blancs. A
part la cheminée, vous pourriez faire tout cela vous-même!
— Oui, je le ferai peut-être cet été, approuva Cécile,
songeuse.
— Cet été? Que va-t-on faire cet été? » demanda M.
Fergy en apparaissant sur le seuil.
Puis il aperçut Mlle Maurel et s'arrêta net, un peu
embarrassé. Le jeune professeur s'avança vers lui en souriant,
la main tendue.
« Bonjour, monsieur, dit-elle. Je pense que vous allez me
gronder, car je suis en train de mettre un tas d'idées dans la
tête de votre fille. Pardonnez-moi! Mais je ne peux pas résister
à l'envie de restaurer de vieilles maisons, quand j'en trouve
une aussi jolie que celle-ci. Au fond, j'aurais dû devenir
décoratrice d'intérieur, plutôt que professeur de dessin! »
M. Fergy regarda autour de lui avec curiosité.
« Quelles sortes d'idées? demanda-t-il.
— Je lui disais qu'il faudrait rouvrir cette cheminée. Ce
serait très joli. »
Cécile vit son père s'avancer vers la cheminée condamnée
et sonder le mur à petits coups de poing.
« Possible, possible... », grommela-t-il.

130
La jeune fille lança un regard de connivence à Mlle
Maurel.
« Pourrais-tu t'en charger, papa? demanda-t-elle.
— Possible! » répéta-t-il.
Puis il se tourna vers le jeune professeur.
« A propos, mademoiselle, je crois que vous désiriez
m'entretenir d'une question™.. »
Cécile comprit alors qu'elle était de trop, et elle quitta la
pièce pour aller flâner dans la prairie en compagnie de Vicky.
Elle devinait fort bien de quoi il serait question en son
absence. Mlle Maurel dirait à M. Fergy que sa fille était douée
pour le dessin et lui conseillerait de l'orienter dans cette voie.
Cela n'avait toutefois rien de nouveau pour Cécile, car depuis
bien longtemps déjà elle avait l'intention d'aller à l'Ecole des
beaux-arts.
Mais ce qui la surprit vivement, ce fut la réaction
inattendue de son père, après cette conversation. Il évoqua la
question au cours du dîner, et, tout en parlant, il semblait
regarder sa fille avec des yeux nouveaux, comme s'il eût été
soudain presque impressionné par elle.
« Ton professeur est d'avis que tu devrais poursuivre tes
études de dessin, dit-il. Tu as beaucoup de talent, m'a-t-elle
expliqué.... »
Il fit une pause, puis ajouta à mi-voix :
« ... Comme ta mère, peut-être. »
Cécile se montra étonnamment sûre d'elle-même.
« J'ai toujours espéré aller aux Beaux-Arts, dit-elle
simplement. A condition que tes moyens me le permettent....
— Eh bien, je tâcherai de m'arranger », répondit-il en
souriant.
Pendant un moment il resta silencieux, tirant à courtes
bouffées sur sa pipe.

131
« A propos, reprit-il, ton professeur m'a dit que tu avais
fait quelques dessins des petits chiens, il y a déjà un certain
temps. J'aimerais les voir, si tu les as encore. »
En constatant que son père s'intéressait à ses œuvres,
Cécile se sentit transportée de joie. Pourtant sa voix resta
calme.
« Oh! ce n'est pas très fameux, dit-elle. Mais je vais
quand même te les montrer, si ça t'amuse....
Ils sont dans ma chambre. »
Quand elle redescendit, elle étala les dessins sur la table
devant son père qui les examina longuement, l'un après l'autre.
De temps à autre, il souriait ou hochait la tête.
« Pas mal! Pas mal!... » murmura-t-il.
C'était de sa part le plus bel éloge. Cécile regarda par-
dessus son épaule, jusqu'à ce qu'il eût terminé. Puis elle revint
à sa place, et soudain, sans trop savoir comment, elle se trouva
en train de lui raconter son équipée à Bordeaux, chez l'éditeur.
« Je sais que c'était ridicule, termina-t-elle. Mais j'aurais
tant voulu garder Vicky! »
En entendant prononcer son nom, le chien se dressa et
traversa la cuisine pour s'approcher de sa maîtresse. Il leva une
patte de devant et gronda sourdement pour attirer son
attention. Cécile embrouilla ses doigts dans son épaisse toison.
« Tiens! dit le père. Ça me rappelle que j'ai justement
reçu une lettre de Bonneval aujourd'hui.... »
Cécile ne bougea pas. Ses doigts se crispèrent légèrement
sur le cou du chien, tandis que ses yeux devenaient plus
graves.
« Oui? fit-elle faiblement.
— Où donc ai-je bien pu fourrer cette lettre? » grommela
son père en fouillant dans ses poches.
Mais il eut beau toutes les retourner, il ne la retrouva pas.

132
« Peu importe! reprit-il. Bonneval me dit en gros qu'il a
renoncé à son idée de présenter Vicky dans les expositions
canines de printemps. Il pense qu'il vaut mieux le réserver
pour cet automne. »
Cécile ne comprit pas très bien le sens de cette dernière
phrase. « Le réserver pour cet automne?» Cela signifiait-il que
M. Bonneval allait reprendre dès maintenant Vicky, ou qu'il le
laisserait encore quelque temps à la ferme?
« II attendra qu'il ait terminé sa croissance », ajouta M.
Fergy, répondant ainsi à la question que sa fille n'osait pas
formuler.
« C'est-à-dire...? murmura-t-elle.
— C'est-à-dire que Vicky restera chez nous jusqu'à ce
que Bonneval ait décidé de s'occuper tout spécialement de
lui.»
Cécile se sentit revivre et elle poussa un profond soupir.
Sa main rebroussa lentement les poils sur la nuque de Vicky,
puis les lissa.
« C'est parfait! » dit-elle en essayant de ne pas trop
montrer l'immense soulagement qu'elle éprouvait.

133
XIII

CÉCILE tint à célébrer le premier anniversaire de Vicky.


C'était un peu enfantin, et elle ne l'aurait avoué à personne,
mais le jour où son chien eut un an, elle lui fit cadeau d'un os
en caoutchouc et l'emmena se promener le long de la rivière,
jusqu'à la clairière où elle n'était pas retournée depuis
l'été précédent.
Vicky accepta courtoisement le présent. Il saisit
délicatement l'os entre ses crocs blancs, puis le déposa sur le
sol pour le flairer. Comme il y retrouva l'odeur de sa
maîtresse, il parut l'apprécier, l'agrippa entre ses pattes de
devant et se mit .à le mordiller.
« Tu pourrais tout de même dire merci! » lui fit
remarquer Cécile.
A la fin de sa première année d'existence, Vicky était
devenu encore plus beau que Rita, sa mère. Il avait hérité de sa
grâce, de sa pureté de lignes et de son maintien parfait, mais il

134
possédait quelque chose en plus. Sous son élégance aristo-
cratique, il cachait une charpente osseuse et musculaire de
premier ordre. Il aimait courir, pour le seul plaisir de se donner
du mouvement, et il dévorait l'espace d'un galop souple et
puissant qui rappelait celui de ses ancêtres les loups.
Cécile était aussi capable que son père de déceler toutes
les qualités physiques de Vicky, d'admirer la perfection de ses
lignes et la splendeur de son corps en mouvement. Mais il
avait encore, à ses yeux, une qualité qui surpassait de loin
toutes les autres : c'était le chien le plus intelligent qu'elle eût
jamais connu.
Dès sa plus tendre enfance, Vicky avait appris à obéir à la
voix de sa maîtresse, et même à deviner parfois ce qu'elle
pensait. A force de les avoir entendus, il comprenait de
nombreux mots, commandements, louanges ou blâmes. Il
suffisait que Cécile fronçât les sourcils pour qu'il se précipitât
vers elle, tout confus, et vînt frotter son nez sur le revers de sa
main. Quand Cécile riait, il était en joie, et sa queue s'agitait.
Et quand il comprenait d'après les intonations de Cécile qu'il
avait accompli quelque prouesse dont elle était fière, il
saisissait la main de sa maîtresse entre ses puissantes
mâchoires et, en grondant férocement, il faisait semblant de la
mordre, tout en se gardant bien de lui faire le moindre mal.
A mesure que Vicky grandissait, Cécile sentait se
resserrer le lien qui les unissait. Cela l'effrayait même un peu
qu'il fût capable d'interpréter les expressions de son visage et
de deviner ses changements d'humeur. Il manifestait pour elle
une telle adoration que la jeune fille pouvait difficilement
accepter cette idée qu'il ne lui appartenait pas.
Parfois, elle en venait même à souhaiter que M. Bonneval
lui reprît Vicky dès maintenant, au lieu de le laisser à la ferme
pour un second été. Puis elle s'en voulait de cette pensée, car il
était indéniable que la vie à la campagne faisait le plus grand

135
bien au chien et lui permettait de développer pleinement ses
qualités. Dans son propre intérêt, Vicky devait rester ici,
même si cela devait rendre la séparation encore plus dure par
la suite.
Pour se distraire des pensées qui la préoccupaient, Cécile
se remit avec ardeur au dessin, puis, un peu plus tard, décida
de repeindre le living-room, comme le lui avait suggéré Mlle
Maurel. Un après-midi, après les cours, elle alla voir le jeune
professeur dans sa classe.
Mlle Maurel était en train de ranger les étagères de la
salle de dessin. Elle accueillit son élève avec un aimable
sourire.
« Bonjour, Cécile. Entrez donc!
— Je ne vous dérange pas?
— Bien au contraire! Je suis enchantée d'être dérangée.
Ce n'est pas un travail bien agréable que je fais là! »
Cécile entra dans la salle et referma la porte derrière elle.
Puis elle tendit à son professeur la poignée de prospectus de
marques de peinture qu'elle apportait.
« Voilà, dit-elle. Je veux repeindre notre salle de séjour,
comme vous me l'avez conseillé. Mais je ne sais trop comment
m'y prendre.
— Ça ne m'étonne pas! » répliqua Mlle Maurel en
souriant.
Tout aussitôt elle redevint sérieuse. « C'est un gros
travail, reprit-elle. Etes-vous patiente?
— Pas très! Mais je tâcherai de l'être! »
Mlle Maurel alla s'installer à l'une des longues tables
pour examiner les échantillons de teintes.
« Si le plâtre est en bon état, dit-elle, je vous conseillerai
la peinture à l'huile. Cela coûtera un peu plus cher, mais ce
sera plus joli et plus durable.

136
Cécile se remit avec ardeur au dessin.

137
— Aucune de ces teintes ne me plaît, objecta Cécile.
— Eh bien, achetez du blanc, et teintez-le vous-même.
— Mais si je gâche tout?
— N'ayez crainte. Je vous aiderai à faire le mélange. »
Cécile ne put toutefois entreprendre ce long et pénible
travail avant le début des grandes vacances. Elle enleva alors
de la pièce tous les meubles aisément transportables, couvrit
les autres de vieux journaux et commença à arracher la vieille
tapisserie. Son père ne lui offrit pas de l'aider. Timidement, un
soir, elle lui rappela sa promesse de rouvrir la cheminée
condamnée. Elle savait certes qu'il avait beaucoup de travail
en cette saison de l'année, mais espérait quand même qu'il
consentirait à lui donner un coup de main.
Elle se trompait. M. Fergy repoussa carrément sa
suggestion.
« Ne m'ennuie pas avec ça! dit-il. J'ai beaucoup trop à
faire actuellement. Ce n'est pas le moment pour des travaux
d'intérieur. »
Cécile fut très déçue. Dans son ardeur, elle aurait aimé
que la remise en état de la salle de séjour passât avant toute
autre chose. Mais elle se consola en songeant que son père
n'avait pas dit non.
Jean-Pierre venait la voir de temps à autre, et il la trouvait
généralement perchée sur son escabeau, s'évertuant à arracher
quelque lambeau particulièrement résistant de la vieille
tapisserie. Cécile était si occupée qu'elle n'avait même plus le
temps de se disputer avec lui, ou de s'irriter s'il lui lançait une
plaisanterie. Le résultat fut que leur ancienne amitié sembla
renaître peu à peu. Cécile sollicita même les conseils de Jean-
Pierre.
« Si vous étiez à ma place, lui demanda-t-elle un jour,
que feriez-vous pour ces fenêtres?

138
— Toile émeri. »
Les connaissances techniques de Cécile n'allaient pas très
loin.
« Quoi? fit-elle. De la toile...?
— Toile émeri, ou du papier de verre. Vous en trouverez
chez le marchand de couleurs. Vous choisissez le numéro qui
convient. Vous frottez un bon coup. Et hop! Ça va vite. Après
quoi, vous avez une surface bien nette que vous pouvez
repeindre.
— Ça va vite? » demanda Cécile qui savait maintenant,
par expérience, que rien ne se faisait rapidement dans ce genre
de travail.
« Bah! Assez vite, concéda-t-il. Mais ça ne vous
prendrait pas plus de deux à trois jours, en travaillant dur. »
Quand il revint, une semaine plus tard, la tapisserie avait
complètement disparu, et le nettoyage des fenêtres était en
bonne voie.

139
« Oh! ne vous montrez pas! s'écria Cécile en l'apercevant.
Je vous en veux terriblement de m'avoir lancée dans cette
histoire. Sans vous, j'aurais tout simplement mis une couche
de peinture sur l'ancienne... et j'aurais déjà fini! »
Mais son sourire démentait son accent indigné.
Jean-Pierre se contenta d'avoir un petit rire moqueur, puis
il resta là, appuyé au canapé recouvert de journaux, et
bavardant avec Cécile. Pourtant il semblait distrait,
contrairement à son habitude, et Cécile se demanda bientôt s'il
n'avait pas quelque idée de derrière la tête. Finalement, il se
décida :
« Vous souvenez-vous d'Edouard Joly? » Cécile cessa de
gratter sa fenêtre, chercha à se souvenir.
« C'est un de mes cousins, reprit Jean-Pierre. Il était venu
passer quelques jours chez nous, il y a cinq ou six ans....

140
— Ah oui! Doudou! » s'exclama-t-elle.
Et elle retrouva aussitôt l'image de cet Edouard Joly, que
l'on appelait Doudou : un garçon de petite taille et très gros,
plus âgé que Jean-Pierre, dont la voix muait et qui ne cessait
de faire des plaisanteries stupides.
« II vient nous voir pour le prochain week-end, reprit
Jean-Pierre.
— Ah oui? » fît Cécile en se demandant toujours ce qu'il
attendait d'elle.
« Et je me disais, poursuivit-il, que je devrais un peu le
sortir, le distraire....
— Ah! je comprends. Mais les distractions ne sont pas
nombreuses par ici. A part la baignade....
— Je pensais à samedi soir, expliqua-t-il. Mon père lui
prêterait peut-être son auto, car il vient d'avoir son permis....
Nous pourrions prendre Marie-Claude au passage et aller
tous ensemble au théâtre. Il y a une tournée qui donne une très
bonne comédie. »
Cécile fut incapable de cacher sa surprise. « Ensemble?
répéta-t-elle. C'est-à-dire?
— Vous, Marie-Claude, Edouard et moi, expliqua Jean-
Pierre. Cela vous plairait-il?
— Bien sûr! s'écria-t-elle, ravie. Mais il faut d'abord
que j'en parle à mon père. »
Le soir même, elle lui posait la question.
« Papa, dit-elle, le cousin de Jean-Pierre doit venir dans
quelques jours. Il nous mènerait en auto au théâtre, samedi
soir.... Si tu es d'accord ! »
Distrait, M. Fergy acquiesça tout d'abord machinalement,
puis soudain il comprit avec retard ce que venait de lui dire sa
fille.
« Quoi? fît-il. Qui donc?... Où irez-vous? »
Cécile répéta patiemment.

141
« Qui conduira? demanda le père.
— Edouard Joly, le cousin de Jean-Pierre. Nous
emmènerions aussi Marie-Claude. »
M. Fergy ne dit pas non. Mais il considéra sa fille en
fronçant légèrement les sourcils.
« Avant que vous ne partiez, dit-il enfin, je tiens à faire la
connaissance de ce garçon.
— Entendu, papa! » répliqua Cécile, un peu embarrassée
et amusée tout à la fois.
Puis, comme elle venait de préparer le dîner de Vicky,
elle se dirigea vers la grange. Elle siffla, et le chien apparut au
coin de la maison, se mit à sauter autour d'elle en aboyant.
« Couché! couché! cria Cécile. Tu vas tout me faire
renverser! »
Debout sur le seuil de la maison, son père la suivit des
yeux en souriant.

142
XIV

LE SAMEDI soir, Cécile avait depuis longtemps terminé sa


toilette, mais elle était encore dans sa chambre quand l'auto
s'arrêta devant la maison. Un peu intimidée par la présence de
cet Edouard Joly dont elle ne conservait plus qu'un vague
souvenir, elle se garda de se montrer à la fenêtre. Elle entendit
la voix de Jean-Pierre qui saluait son père, puis une autre voix,
plus grave, qui disait : « Bonsoir, monsieur. » Mais il fallut
que son père criât à plusieurs reprises : « Allons! Cécile!
Dépêche-toi! » pour qu'elle se décidât à descendre. Pendant
quelques instants, quand elle eut fran-
chi le seuil, elle crut qu'il s'agissait d'une méprise. Non!
ce grand jeune homme bien découplé, vêtu d'un élégant
costume de sport, ne pouvait être le Doudou qu'elle avait
connu autrefois. Pourtant, lorsque Jean-Pierre eut fait les
présentations et que le nouveau venu lui eut serré la main, elle

143
retrouva dans ses yeux et son sourire quelque chose qui
réveilla ses souvenirs.
« Je ne vous aurais jamais reconnu! » avoua-t-elle.
Edouard se mit à rire.
« II est vrai que j'ai un peu maigri!
— Un peu? s'écria Jean-Pierre. Il a perdu près de cent
kilos!
— Moi aussi, j'étais petit et gros, intervint M. Fergy. Et
j'en ai beaucoup souffert, jusqu'au jour où je me suis enfin
décidé à grandir. Cela me rendait timide et renfermé.... »
Cécile regardait son père avec étonnement. Timide, lui?
Elle ne l'aurait jamais imaginé.
« Non, ce n'est pas drôle! » reconnut Edouard.
Ils bavardèrent ainsi pendant quelques minutes, puis
Jean-Pierre jeta un regard à sa montre.
« Si nous partions? » proposa-t-il.
Cécile connut un autre moment pénible lorsqu'il lui fallut
prendre place entre les deux jeunes gens, à l'avant de la
voiture. Elle avait oublié qu'elle serait seule avec eux jusqu'à
Libourne et devrait soutenir la conversation.
Mais ils se mirent à parler entre eux, par-dessus sa tête,
d'un air important. Cécile n'avait pas grand-chose à dire. De
temps en temps, elle murmurait un « oui » ou un « non » ; une
seule fois, elle intervint pour poser une question, mais
généralement il s'agissait de sujets qui ne l'intéressaient pas.
Ils attendirent un instant dans l'entrée sombre et fraîche
de la maison des Mayoux. Soudain Marie-Claude apparut dans
une robe blanche et leur souhaita aimablement la bienvenue.
Elle serra la main d'Edouard, puis demanda :
« Voulez-vous vous asseoir un instant, ou bien préférez-
vous que nous partions tout de suite? »
Cécile admira l'aisance avec laquelle son amie jouait la
maîtresse de maison. Ah! elle n'était pas timide, elle!

144
Jean-Pierre consulta sa montre, puis, après une brève
discussion, ils décidèrent de se rendre immédiatement au
théâtre. Quand ils y arrivèrent, la nuit était complètement
venue. Cécile et son amie attendirent dans le hall brillamment
illuminé, pendant que les deux jeunes gens allaient prendre les
billets.
« Où Jean-Pierre a-t-il déniché cet Edouard? chuchota
Marie-Claude. Il a l'air très bien, ce garçon?
— C'est son cousin, répondit Cécile. Autrefois, il était
gros... affreux! Quelle surprise en le revoyant!... »
Ils se firent des politesses pour le choix des places, puis
Cécile se retrouva assise entre Edouard et Marie-Claude.
Bientôt, le rideau se leva.
Après le spectacle, quand ils quittèrent le thâtre, Cécile
mit un moment avant de revenir à la réalité.
« Pour terminer dignement la soirée, je vous offre un jus
de fruit, annonça Jean-Pierre. Qu'en dites-vous? »
Edouard tourna les yeux vers Cécile qui ne répondait rien
et restait immobile au bord du trottoir.
« Allons! allons! fit-il en riant. Redescendez sur terre!
Voulez-vous boire quelque chose? »
Cécile se réveilla de son rêve.
« Oh oui! avec plaisir, dit-elle. J'ai soif!... »
Et elle les suivit à la terrasse d'un grand café où ils
s'installèrent. Brusquement, Cécile se sentit devenir vive et
gaie. Elle parlait avec Edouard de la pièce qu'ils venaient de
voir, et elle avait l'impression de le connaître depuis des
années — ce qui était à la fois faux et vrai. Il semblait
s'intéresser à elle, et adoptait à son égard une attitude de frère
aîné, mi-grave, mi-ironique, qui la ravissait. Par la suite,
Cécile ne put se rappeler à quels propos ils avaient tant ri tous
les quatre, d'abord au café, ensuite sur le chemin du retour.

145
UNE LUEUR D'INTÉRÊT S'ÉTAIT ALLUMÉE DANS LES YEUX
D'EDOUARD.

146
Mais elle avait en tout cas une certitude : c'est que cette
soirée avait été extrêmement agréable.
Il fut convenu que le lendemain après-midi ils iraient se
baigner dans la petite rivière, près de la ferme. Cécile n'aurait
su dire si c'était elle ou l'un des autres qui avait fait cette
suggestion, mais elle se souvenait d'avoir dit en riant : « Vous
m'excuserez pour la maison.... C'est un véritable chantier! Je
suis en train de repeindre la salle de séjour! »
Une lueur d'intérêt s'était allumée dans les yeux
d'Edouard.
« Tiens! tiens! avait-il dit. Ça tombe bien! Je vais
justement entreprendre mes études d'architecte à la rentrée.... »
Le lendemain, il insista pour examiner les lieux, pendant
que Marie-Claude était allée passer son maillot dans la
chambre de son amie.
« Fameux! s'exclama-t-il avec admiration. Vous avez fait
un drôle de travail !
— Et du travail fignolé! » fit ironiquement observer Jean-
Pierre qui était à côté de lui. « A cette vitesse-là, elle en a pour
six mois! »
Edouard s'était approché de la cheminée condamnée.
« Je compte la rouvrir, expliqua Cécile. Du moins, je
l'espère.... Quand papa trouvera un moment de libre....
— Si je peux revenir la semaine prochaine, je vous
donnerai un coup de main, dit Edouard.
— Vraiment? Oh oui! tâchez de revenir!
— Je ne sais trop si ce sera possible. Dans quelques
jours, je dois commencer un stage chez un architecte de
Bordeaux.
— Il vaut mieux qu'il ne revienne pas chez nous,
intervint Jean-Pierre. Nous ne pouvons plus le nourrir.... Il
mange trop ! »

147
Agilement, il évita l'amicale bourrade que lui lançait son
cousin, puis il rejoignit Marie-Claude qui descendait au même
instant, et tous deux partirent en courant vers la petite rivière.
Cécile les suivit, plus lentement, avec Edouard,
répondant aux questions que celui-ci lui posait sur ses projets
d'installation de la grande salle.
« Je parie que vous êtes douée pour le dessin! » dit-il
soudain.
Cécile le regarda avec surprise.
« Oui. Qui vous l'a dit?
— Je le vois à vos mains.
— Mes mains? fit-elle. Mais elles sont très ordinaires!
Ce ne sont pas des mains d'artiste! » Délicatement, il lui
saisit le poignet et examina sa main.
« Je n'ai jamais vu un peintre avec des mains fines et
élégantes, expliqua-t-il d'un air grave. Vous, vous avez des
mains d'artisan. C'est exactement ce qui convient. »
Et brusquement Cécile, mise en confiance, se trouva en
train de lui confier tous ses projets d'avenir. Elle sentait chez
le jeune homme une ambition semblable à la sienne. Lui aussi,
il voulait entrer à l'Ecole des beaux-arts, mais dans la section
d'architecture. Depuis de longues années, lui aussi, il s'était
décidé pour ce métier, et n'avait jamais varié. Cécile savait
qu'il la comprendrait parfaitement.
L'après-midi passa vite — trop vite ! Ils nagèrent et
jouèrent dans le bassin que formait la rivière au-dessus d'un
petit barrage de dérivation, puis ils s'étendirent sur la rive, au
soleil, tout en continuant à bavarder avec animation. Cécile fut
désolée quand l'heure du départ arriva.
« Je tâcherai de venir vous donner un coup de main! » lui
promit encore Edouard, lorsqu'il eut repris place au volant de
l'auto.
« Oui! Tâchez de venir! » répondit Cécile.

148
Hélas! elle devait vainement renouveler ce vœu au cours
des semaines suivantes. Son père était toujours aussi occupé.
Deux ou trois fois, elle fit allusion à la cheminée, car elle ne
pouvait commencer à repeindre la pièce avant que ce travail
de maçonnerie ne fût effectué. Mais M. Fergy s'irrita de son
insistance.
« Ne me tarabuste pas! lui dit-il enfin. Je le ferai quand
j'aurai le temps, et pas avant! »
Cécile errait maintenant dans la maison comme une âme
en peine. Pour se distraire, elle faisait de nouveaux croquis de
Vicky, ou bien elle allait se baigner avec Marie-Claude ou
quelque autre amie. Elle se mourait d'impatience. Au début de
septembre, le travail qui lui tenait tant au cœur était toujours
inachevé. La rentrée des classes approchait; bientôt, Cécile
n'aurait plus le temps.
Un samedi après-midi, elle était allongée sur la rive,
après avoir nagé, lorsque Jean-Pierre surgit auprès d'elle. Il
était en maillot de bain.
« Salut, Cécile! dit-il. Il fait une telle chaleur que j'ai eu
envie de venir faire trempette....
— L'eau est tiède, répondit-elle d'une voix somnolente.
Ce n'est pas bien agréable.... »
Mais Jean-Pierre n'en sauta pas moins dans la rivière où il
nagea pendant un bon moment. Après quoi, il remonta sur la
rive, s'étendit auprès de Cécile et ferma les yeux.
« Oh! là là, j'ai sommeil... », murmura-t-il.
Il bâilla à deux ou trois reprises, et quelques minutes plus
tard il était endormi.
Au bout d'un long moment, Cécile se sentit oppressée par
le silence chaud de l'après-midi; elle se redressa sur un coude,
regarda autour d'elle. Une mouche se promenait sur le nez de
Jean-Pierre, et le jeune homme tressaillit dans son sommeil, fit
la grimace. Un papillon, sortant du bois, vint voltiger au-

149
dessus des herbes jaunies, cherchant vainement une fleur. La
rivière coulait paresseusement, sans bruit. Le temps lui-même
semblait s'être arrêté, à bout de souffle, et Cécile retrouva
soudain cette pénible impression d'attendre anxieusement elle
ne savait trop quoi.
Vicky releva la tête pour regarder sa maîtresse, comme
s'il avait deviné son trouble. Elle arrondit les lèvres, siffla
presque sans bruit, et le chien rampa lentement jusqu'à elle.
Cécile passa son bras autour de son corps, le caressa un
moment, puis tout à coup elle se sentit incapable de supporter
plus longtemps la vague angoisse qu'elle éprouvait, et elle
sauta sur pied.
« Jean-Pierre! Je rentre à la maison! »
Les yeux de Jean-Pierre s'ouvrirent. Il s'étira, se redressa.
« Comme vous voudrez, répondit-il. Un petit plongeon
avant de partir?

150
— Allons-y! »
Jean-Pierre s'avança sur la planche et plongea. Cécile
l'imita, mais elle se rendit fort bien compte que son plongeon
n'était pas aussi réussi que celui de son camarade. A trois
reprises, elle recommença, mais sans plus de succès.
Finalement, Jean-Pierre lui tendit la main pour l'aider à
remonter sur la rive. De sa main libre, elle rejeta en arrière ses
cheveux ruisselants, puis elle passa sa robe sur son maillot, et
ils revinrent tous deux vers la maison.
Soudain, ils entendirent un appel lointain.
« C'est papa ! murmura Cécile. Il me cherche.... ».
Un terrible pressentiment lui serra le cœur. Et elle ne se
trompait pas, car, au détour du chemin, elle aperçut, devant la
porte du jardin, la longue auto noire de M. Bonneval.
« II est venu! dit-elle d'une voix sourde. Il est venu...
pour Vicky! »

151
Le chien était resté en arrière et il grattait frénétiquement
le sol, pour attraper un mulot réfugié dans son trou. Cécile
l'appela. Quand il l'eut rejointe, elle s'accroupit à côté de lui,
enfouit son
visage dans sa toison soyeuse, puis elle se redressa et
marcha rapidement vers la maison, avec Vicky qui gambadait
autour d'elle.
Jean-Pierre la quitta au coin de la grange pour retourner
chez lui, en coupant à travers champs. Cécile savait qu'il
comprenait sa peine, mais elle lui fut reconnaissante de n'avoir
pas tenté de la consoler. Ce départ de Vicky, elle s'y attendait
depuis des mois, elle s'y était préparée. Même si, sur le
moment, le choc avait été rude, elle s'était déjà ressaisie, et se
sentait capable de supporter l'épreuve.
Elle trouva les deux hommes dans le couloir de la
maison. M. Bonneval jetait un coup d'œil à l'intérieur de la
grande salle. Quand Cécile entra, il se retourna vers elle et lui
dit :
« Vous faites là du beau travail, ma petite! Ça fera une
très gentille pièce quand tout sera terminé! »
Cet éloge ne toucha guère Cécile, mais elle se força à
sourire et à remercier.
« Allez-vous peindre les murs? reprit le visiteur.
— Oui, je peindrai les murs et les boiseries de la même
couleur. Je me suis décidée pour un ocre clair, très légèrement
rosé. »
Comme elle sentait que son père l'observait, elle
cherchait à bannir toute émotion de sa voix.
« Un ocre clair? dit M. Bonneval. Un peu comme le fond
de teint que les femmes se mettent sur la figure?
— Oh! mais vous êtes bien renseigné! » s'écria-t-elle.

152
M. Fergy se mit à rire. Il tenta lui aussi de lancer une
plaisanterie, puis il s'arrêta net, les yeuj toujours fixés sur sa
fille.
« Vous êtes venu pour reprendre Vicky! » dit-elle
calmement à M. Bonneval.
Ce n'était pas une question, mais une constatation,
l'énoncé d'une certitude.
« II a atteint l'âge adulte, répondit l'éleveur. Je vais
maintenant le préparer pour les expositions d'automne.
— Vicky vient de se promener avec moi le long de la
rivière, et il a besoin d'un bon coup de brosse. Pouvez-vous
attendre quelques minutes? »
La tranquille assurance de Cécile parut dissiper la gêne
manifeste des deux hommes. Elle comprit qu'ils avaient
redouté une pénible scène d'adieux, et qu'ils étaient soulagés
de voir qu'elle acceptait avec calme la séparation. Quand elle
passa sur le perron pour brosser le chien, elle sentit qu'elle
aurait la force de dominer son profond chagrin, et elle en
éprouva une sorte de fierté.

153
XV

CE SOIR-LA, après le dîner, M. Fergy tint absolument à


essuyer la vaisselle que venait de laver sa fille. Et comme
elle protestait : « Laisse-moi faire! grommela-t-il. Je peux bien
te rendre ce petit service! »
Ni l'un ni l'autre ne parlait de Vicky, mais Cécile devinait
fort bien que son père était presque aussi affecté qu'elle par
son départ. La conversation languissait, était entrecoupée de
longs silences, puis elle reprenait péniblement, bien que
chacun fît l'impossible pour l'animer. Après la vaisselle, M.
Fergy fit sa ronde habituelle autour de la ferme, et il retrouva
Cécile assise sur les marches du perron, dans le
crépuscule tiède.
« Si nous allions en ville, au cinéma? proposa-t-il.
— Non merci, papa, répondit-elle. Je n'y tiens guère, ce
soir. Mais vas-y, toi, si tu en as envie.... »
Sans un mot, M. Fergy rentra dans la maison en faisant
voler le rideau de coton qui voilait la porte. Cécile sentit sa

154
présence, derrière elle, dans le couloir. Puis elle l'entendit
ouvrir la porte de la grande salle. Brusquement sa voix
retentit:
« Dis donc, Cécile!...
— Oui? fît-elle sans se retourner.
— Viens une minute, s'il te plaît! » Cécile se redressa et
rentra dans la maison.
« Je pensais à ta cheminée », dit M. Fergy, en brandissant
sa pipe vers la cheminée condamnée. « Je me disais que mon
travail pouvait maintenant un peu attendre, et que nous
pourrions entreprendre ça demain matin. Si tu te charges de
nettoyer la pièce et de déblayer les plâtras, je veux bien faire le
gros travail.
— C'est très gentil de ta part, papa. »
Dans la voix de Cécile, il n'y avait pas l'enthousiasme
qu'elle aurait éprouvé la veille, mais elle chercha tout de même
à montrer à son père qu'elle appréciait son bon mouvement.
Elle savait fort bien qu'il avait toujours autant de travail, et
que, s'il lui offrait soudainement de l'aider, c'était pour la
consoler du départ de Vicky.
Ils rouvrirent la cheminée le lendemain matin, et ce fut
plus facile qu'ils ne l'avaient cru. A midi, tout était terminé, et
il ne resta plus à Cécile qu'à nettoyer la pièce. Elle brûlait
maintenant de se mettre immédiatement à la peinture. Ce
serait un long et pénible travail, elle le savait, il faudrait deux
couches, peut-être même trois, mais cela ne l'effrayait pas.
Dans la quinzaine qui suivit, elle travailla plus de six
heures par jour. Elle peignait lentement, avec application, sans
rien négliger. Dès la première couche la pièce changea
d'aspect, parut plus vaste, plus accueillante. M. Fergy lui-
même, habituellement indifférent à ce genre de choses, vint
plusieurs fois encourager sa fille et ne cacha pas son
admiration.

155
« Maintenant que la cheminée est rouverte, dit-il, nous
pourrons nous installer ici pendant l'hiver. Avec un grand feu de
bois, ce sera très agréable. »
Tout en travaillant, Cécile imaginait déjà la pièce terminée.
Les petits rideaux blancs étaient prêts. Elle placerait le fauteuil
de son père devant la cheminée; les petites chaises recouvertes
de tapisserie n'étaient pas des plus belles, mais elle s'en
contenterait. Un joli secrétaire Louis XVI, qui avait appartenu à
sa grand-mère, donnerait un peu de cachet à l'ensemble. A cet
agréable tableau, il ne manquait qu'une chose : Vicky étendu
devant le feu.
Quand Cécile commença à passer la seconde couche, elle
prit soin de fermer la porte à clef derrière elle, et demanda à son
père de ne pas la déranger.
« Je ne veux pas que tu revoies cette pièce avant que tout
soit terminé, lui expliqua-t-elle en souriant. Tu n'y entreras que
lorsque le plancher sera ciré, les rideaux pendus aux fenêtres et
tous les meubles en place. »
II lui obéit scrupuleusement, tout en espérant que Cécile,
passionnée par ce nouveau travail, oublierait peu à peu Vicky.
Mais il ne savait pas que chaque jour, lorsqu'elle traversait le
jardin pour aller à la rencontre du facteur, sa fille voyait le
colley bondir joyeusement devant elle, et qu'elle devait parfois
fermer les yeux un instant pour tenter de chasser cette image.
Un matin, au courrier, Cécile trouva une lettre qui l'invitait
à prendre livraison d'un colis en gare de Libourne. Tout d'abord,
elle crut qu'il s'agissait d'une méprise, et elle montra le mot à
son père. Mais celui-ci téléphona à la gare et, ayant reçu
confirmation, ils partirent tous deux en auto vers la fin de
l'après-midi.
C'était un énorme colis, entouré de toiles, placé dans une
caisse à claires-voies. M. Fergy et l'employé de la gare eurent
toutes les peines du monde à le faire entrer à l'arrière de l'auto.

156
« QU'EST-CE QUE ÇA PEUT BIEN ÊTRE? » DEMANDAIT
CÉCILE, SUREXCITÉE. 

157
« Qu'est-ce que ça peut bien être? demandait Cécile,
surexcitée.
— Aucune idée, répondait son père. Une baignoire? Une
cuisinière?...
— Papa ! ne plaisante pas !
— Que veux-tu que je te dise? Une maison de poupée?
Un fauteuil?... »
Au retour, M. Fergy conduisit avec une extrême lenteur
pour éviter les cahots, mais il était en vérité aussi impatient
que sa fille de savoir ce que contenait le mystérieux colis. Dès
qu'ils eurent débarqué la caisse dans le jardin, il entreprit de
l'ouvrir. Cécile tournait autour de lui, tirant sur une planche,
arrachant les toiles d'emballage et les papiers.
C'était bien un fauteuil, comme l'avait deviné M. Fergy,
un charmant fauteuil au dossier haut, aux bras incurvés,
recouvert d'un tissu glacé aux couleurs vives. Au dos, on avait
fixé une enveloppe, adressée à Cécile : elle contenait la carte
de visite de M. Bonneval avec ces mots :

Pour Cécile, en la remerciant de tout ce qu'elle a fait


pour Vicky.

Chose étrange! Cécile fut ravie que M. Bonneval lui eût


offert un aussi magnifique cadeau, mais en même temps elle
se sentit toute triste. Ce fauteuil irait fort bien devant la
cheminée de la salle de séjour. Mais ce n'était qu'un objet, une
chose inanimée. Ce n'était pas un être vivant, que l'on pût
aimer tendrement.... Ce n'était pas Vicky!
Rapidement, elle chassa ces vains regrets et tendit la carte
de M. Bonneval à son père.
« Comme c'est gentil de sa part! s'exclama-t-elle.
Vraiment, il n'aurait pas dû....

158
— Si! Il te devait bien cela! interrompit M. Fergy. Il a
parfaitement raison. Vicky, c'est ton œuvre! »
Puis, un peu gêné d'avoir révélé aussi nettement sa
pensée, il empoigna les débris de la caisse et les emporta
derrière la maison.
Cécile termina le living-room trois jours avant la rentrée
des classes. Mme Morin passa le plancher à la paille de fer, et
Cécile le cira avec soin. Dans le grenier, elle dénicha une paire
de vieux chenets qui n'étaient peut-être pas des œuvres d'art
mais faisaient assez bon effet dans la cheminée, et elle plaça
sur eux trois grosses bûches. Elle remplit les placards, aida
Mme Morin à laver les vitres, et elle accrocha enfin les
rideaux empesés aux fenêtres, en éprouvant les sentiments de
fierté d'une bonne ménagère.
Elle rangea au grenier le tapis démodé qui décidément ne
s'accordait pas avec le mobilier et la peinture des murs, et elle
disposa à sa place quelques petits tapis et carpettes aux
couleurs plus attrayantes. Enfin, tout fut terminé, à son entière
satisfaction.
Ce jour-là, M. Fergy avait dû aller à Bordeaux pour
affaires. Dévorée par le désir de faire admirer son œuvre,
Cécile téléphona à Marie-Claude et lui demanda de venir la
voir à bicyclette.
« J'ai d'ailleurs quelques conseils à te demander, ajouta-t-
elle. Tu pourras m'aider.... »
Marie-Claude se laissa facilement convaincre. Elle arriva
vers deux heures de l'après-midi et elle s'extasia devant la
nouvelle installation de la pièce.
« Magnifique! » soupira-t-elle en se laissant tomber dans
le petit fauteuil. « On dirait une maquette d'une revue
d'ameublement.... Franchement, c'est magnifique! »

159
Magnifique ! » soupira-t-elle en se laissant tomber dans le
petit fauteuil.

160
Cécile resta sur la réserve, car elle savait que Marie-
Claude avait le compliment facile. Mais au fond d'elle-même,
elle était enchantée. Maintenant, elle n'aurait plus jamais
honte, quand elle ferait entrer un visiteur dans la maison.
« Que pourrais-je mettre sur le dessus de cheminée?
demanda-t-elle à son amie. Il y faut quelque chose... une
statuette ou n'importe quoi d'autre.
— D'abord, possèdes-tu une statuette?
— Non. »
Marie-Claude réfléchit un instant. « Des chandeliers?
suggéra-t-elle. -— Je n'en ai pas non plus.
— Eh bien, montons au grenier, décida Marie-Claude.
J'adore fouiller dans les greniers, on y fait toujours des
découvertes. »
Cécile avait l'impression qu'il n'y avait pas grand-chose
dans son grenier, mais Marie-Claude y dénicha pourtant une
vieille soupière en grès qu'elle redescendit fièrement.
« Ce sera parfait pour des fleurs, dit-elle.
— Oui, fit Cécile. Mais nous n'avons toujours rien pour
la cheminée!
— Continuons! »
Elles firent enfin une découverte intéressante en fouillant
dans le haut du placard de l'office.
Marie-Claude avait apporté quelques zinias de son jardin
pour les offrir à son amie « à l'occasion de la pendaison de
crémaillère », et Cécile désirait les placer dans un vieux vase
blanc qu'elle avait rangé elle ne savait trop où. Finalement,
elle le distingua au milieu du fatras qui encombrait le haut du
placard.
« Ah! s'écria-t-elle. Le voilà! »
Marie-Claude se dressa sur la pointe des pieds.
« Et cette pile d'assiettes? demanda-t-elle.

161
— Celles-là? Elles devaient être à ma mère, je suppose.
Nous ne nous en servons pas, car elles sont trop épaisses, trop
rugueuses....
— Trop rugueuses? répéta Marie-Claude intriguée. Fais-
les voir! »
Cécile souffla sur la poussière qui recouvrait l'assiette de
dessus, puis elle la tendit à sou amie.
« Ah oui! je vois! fit celle-ci en riant. Le dessin est en
relief, ce n'est pas pratique pour manger dedans.... Mais les
couleurs sont vraiment jolies! Combien en as-tu? »
Cécile compta les assiettes.
« Cinq, répondit-elle. Deux sont assorties, les trois autres
différentes.
— Et pourquoi ne les placerions-nous pas sur la
cheminée? •» suggéra Marie-Claude en tenant l'assiette à bout
de bras pour la contempler à distance.
Cécile fit la moue.
« Quoi? Ces vieux machins?... »
Puis elle prit une autre assiette et l'examina.
« Les couleurs sont jolies, reconnut-elle. Ce doit être de
la terre cuite émaillée. »
Marie-Claude transporta les cinq assiettes dans l'évier
pour les rincer, et les couleurs resplendirent, brusquement
ravivées, sous le vernis.
Un peu plus tard, quand les cinq pièces de céramique
eurent été disposées sur le dessus de cheminée, Cécile dut
reconnaître que l'effet décoratif était des plus heureux.
« Je n'aurais jamais songé à cela, avoua-t-elle. Mais c'est
une excellente idée. »
Marie-Claude plaça le vase de zinias sur le secrétaire
ouvert; après quoi elle alla accrocher sur le mur d'en face le
petit tableau peint par la mère de Cécile.

162
« Et voilà! dit-elle avec satisfaction. Maintenant, c'est
parfait! »
Cécile approuva.
« Tu as su mettre la dernière touche; j'avoue que pour ma
part je commençais à être à court d'idées.
— Oh! je n'ai fait que reprendre des idées de ma mère,
répondit modestement Marie-Claude. Pour toi, bien sûr, c'est
différent.... Tu vis seule avec ton père.... »
Elle s'arrêta, brusquement embarrassée. Mais Cécile
sourit, toutefois avec un peu de mélancolie.
« C'est vrai, reconnut-elle. Il est parfois dur de vivre dans
une maison... sans femme! »
Puis, craignant d'avoir l'air de s'apitoyer sur son sort, elle
expliqua sa pensée en ajoutant :
« ... Sans personne pour vous dire si vous êtes bien
coiffée, si votre robe vous va....
— Pas seulement ça! reprit Marie-Claude. Ton père est
bien gentil, mais je ne le vois pas te donnant mille petits
conseils pour la vie courante, comme le fait notre mère.... Par
exemple, comment se tenir en société, comment se comporter
à l'égard des garçons.... Des tas de petites choses utiles,
quoi !
— Ta mère te dit tout ça? s'exclama Cécile avec une
surprise quelque peu naïve.
— Mais bien sûr!
— Et quels autres conseils te donne-t-elle encore?
— Oh! je ne sais plus. Un jour, par exemple, comme je
devais aller chez une amie, elle m'a dit qu'il fallait toujours
apporter quelque chose, quand on était invité. Elle dit qu'on
ne doit pas songer seulement à son propre plaisir, mais aussi à
celui des autres. Je pense qu'elle a tout à fait raison. »

163
Cécile se souvint alors de la réflexion de Jean-Pierre au
cours de la soirée dansante, alors qu'ils regardaient Marie-
Claude et son cavalier, le petit Maurice. « Elle est vraiment
sympathique! avait-il dit. Avec elle, ce pauvre Maurice se sent
tout ragaillardi! il en oublie même sa petite taille!... » Oui,
c'était sans doute pour cette raison que tout le monde aimait
Marie-Claude, parce qu'elle ne songeait pas seulement à elle,
mais aussi aux autres, parce qu'elle leur apportait quelque
chose, sa confiance, sa gaieté, son entrain.... Cécile n'avait
jamais pensé à cela. Elle regarda curieusement son amie.
« Mais moi, dit-elle, je me sens toujours si gauche, si
intimidée.... »
Marie-Claude pouffa de rire.
« Moi aussi, bien souvent! Toutes les filles!

164
— Toutes les filles? Vraiment?
— Mais oui!
— Même Anne?
— Anne aussi, je suppose. » Cécile insista :
« Et n'es-tu pas intimidée quand tu parles à des garçons?
— Autrefois, je l'étais Je faisais des efforts pour
paraître brillante, pour dire des choses intelligentes,
spirituelles.... Mais ils n'aiment pas ça.
— Et qu'aiment-ils alors? »
Marie-Claude fronça les sourcils, réfléchit un instant.
« Eh bien, dit-elle, ils aiment qu'on les écoute parler et
que l'on soit simple et gaie. Si vous êtes timide avec eux, ils se
sentent eux-mêmes embarrassés. »
Cécile contemplait son amie avec admiration.
« Ah! tu en sais, des choses! » soupira-t-elle.
Marie-Claude parut tout étonnée.
« Moi? fit-elle. Mais je ne sais rien de plus que toi.
Même moins, peut-être! Ignorerais-tu par hasard que tu
remportes plus de succès que moi? »
Soudain elle regarda sa montre.
« Oh! mais il est tard! s'écria-t-elle. Il faut que je file! »
Quand Marie-Claude se fut éloignée, en poussant sa
bicyclette dans la montée, Cécile revint s'asseoir sur les
marches du perron, et elle resta longtemps là, songeuse. Et si
son amie avait dit vrai? se demandait-elle. Cette gêne, cette
timidité qui la paralysaient trop souvent ne seraient-elles pas
seulement le produit de son imagination? Et le meilleur moyen
d'en sortir n'était-il pas de s'oublier soi-même pour penser
davantage aux autres?
Cécile, était incapable d'exprimer clairement ce qu'elle
ressentait, après sa conversation avec Marie-Claude, mais ces
idées toutes nouvelles ne cessaient de tourner dans son esprit.
Elle ne fut tirée de sa songerie que par l'arrivée de son père.

165
Alors, sans permettre à celui-ci de ranger l'auto, elle le prit par
la main et le conduisit aussitôt dans la grande salle pour lui
faire admirer son œuvre.

166
XVI

ILS passèrent la soirée dans leur nouvelle pièce. M. Fergy


lisait son journal, mais il ne pouvait s'empêcher, de temps à
autre, de jeter un coup d'œil émerveillé autour de lui. A
un moment, comme Cécile avait surpris son regard, il
lui adressa un sourire et dit à mi-voix :
« Du beau travail, ma petite! Ça aurait plu à ta mère, j'en
suis certain! »
Cécile était assise dans son fauteuil avec un roman
d'aventures que Jean-Pierre lui avait prêté, mais elle ne
parvenait pas à concentrer son esprit sur les extravagantes
péripéties de l'action. Elle n'était pas encore habituée à cette
pièce, à la couleur des murs, à son ameublement transformé, et
cela lui donnait l'impression un peu gênante qu'elle n'était pas
ici chez elle.
Bientôt, M. Fergy laissa tomber son journal sur ses
genoux et il alluma sa pipe.

167
Non ! Je ne -veux pas d'autre chien, papa ! »

168
« Il faudrait une petite table ici, dit-il en montrant la place
libre devant la cheminée. Nous pourrions peut-être aller voir à
Libourne ou à Bordeaux, chez un antiquaire.... »
Il jeta son allumette dans la cheminée, puis il allongea les
jambes et contempla ses chaussures tout en tirant de courtes
bouffées de sa pipe. C'était sa pose habituelle. Mais Cécile,
qui l'observait, sentit qu'il y avait comme une légère ombre sur
le contentement qu'il manifestait. On eût dit qu'il lui manquait
quelque chose. Enfin, il se décida à reprendre la parole.
« ... Et je me disais aussi, poursuivit-il sans regarder sa
fille, je me disais aussi que nous pourrions peut-être acheter un
chien. Quand Bonneval aura une nouvelle portée de chiots, il
acceptera certainement de nous en vendre un. »
Cécile baissa les yeux sur son livre. Puis au bout d'un
moment de silence, elle murmura :
« Non! Je ne veux pas d'autre chien, papa! Ce ne serait
plus pareil ! »
Lorsqu'elle se coucha, ce soir-là, elle fut heureuse à la
pensée de retourner le lundi suivant au collège. Cela
l'occuperait, lui changerait les idées, l'empêcherait de songer à
Vicky. Mais elle était également contente de retrouver ses
amies, ses professeurs, son travail. C'était bien la première fois
de sa vie qu'elle attendait la rentrée avec impatience! Avant de
s'endormir, elle décida qu'elle mettrait sa belle robe jaune pour
ce grand jour.
Le 1er octobre, il faisait un temps splendide : le soleil
brillait dans le ciel bleu, l'air était frais, et seules les feuilles
rouges des vignes annonçaient l'automne. Pourtant
l'enthousiasme de Cécile ne faiblit pas lorsqu'elle eut pris
place dans le car matinal. Tous les écoliers qu'elle rencontra en
cours de route semblaient avoir fait, comme elle, une grande
toilette à l'occasion de la rentrée : ils étaient presque tous

169
habillés de neuf, tondus de frais, bien lavés. Le collège lui-
même paraissait plus accueillant qu'à l'ordinaire.
Comme le car arrivait de bonne heure, Cécile eut le
temps d'aller faire un tour dans la classe de dessin où elle
trouva Mlle Maurel qui passait sa blouse blanche.
« Je viens vous dire que j'ai fini de repeindre notre living-
room, annonça fièrement Cécile à son professeur. J'ai
l'impression que c'est très réussi. C'est à vous que je le dois.
— Mais pas du tout! protesta Mlle Maurel. Je suis
contente que vous ayez terminé. Avez-vous rouvert la
cheminée? »
Cécile lui décrivit l'aménagement de la pièce.
« II me tarde de contempler ce chef-d'œuvre! s'exclama
en riant le jeune professeur. Si vous le voulez bien, j'irai vous
voir un après-midi, au cours de la semaine prochaine.
— Je voulais justement vous le demander », répondit
Cécile.
Elle se sentait tout heureuse quand elle se retrouva dans
les longs couloirs, emplis par l'animation du premier jour. Des
élèves circulaient en tous sens, riaient, s'interpellaient
gaiement. Cécile, qui allait maintenant entrer en première,
considérait tout ce petit monde avec un sentiment de
supériorité mêlé de sympathie.
Le mois d'octobre s'écoula rapidement. Cécile travaillait
avec une ardeur toute nouvelle, et elle y trouvait plaisir. Le
seul moment pénible de ses journées était celui du retour à la
maison. Lorsqu'elle descendait du car et s'engageait dans le
chemin, elle avait toujours l'impression que Vicky allait surgir
comme autrefois. Elle le revoyait, bondissant vers elle, elle
croyait encore entendre les joyeux aboiements par lesquels il
la saluait.... Hélas! il n'en était rien! Le chemin s'étendait,
désert, devant elle, et seul le vent d'automne troublait le
silence.

170
Un soir, en rentrant, elle rencontra le facteur qui lui remit
une lettre adressée à son père. Immédiatement, elle reconnut
l'écriture caractéristique de M. Bonneval. Elle courut jusqu'à la
ferme et se mit à la recherche de son père qu'elle découvrit
enfin dans le cellier, où il mettait du vin en bouteilles.
« Papa! » s'écria-t-elle, à bout de souffle.
M. Fergy releva un instant la tête.
« Oui? Que se passe-t-il?...
— Une lettre de M. Bonneval!... Il doit nous parler de
Vicky.... Lis-la vite! Vite!... »
M. Fergy boucha une dernière bouteille, la déposa dans
un casier, puis il prit la lettre que lui tendait sa fille et passa
sur le seuil. Sans se presser, il déchira le bord de l'enveloppe.
Cécile trépignait d'impatience.
« Vite, papa! Je suis sûre qu'il a dû gagner un prix!... »
Lorsque M. Fergy déplia la lettre, une carte s'en échappa
et tomba sur le sol. Cécile se baissa pour la ramasser, mais elle
avait déjà deviné ce dont il s'agissait.
« Une invitation ! s'exclama-t-elle. Pour une exposition
canine, à Bordeaux!... »
Son père parcourait la lettre, sans dire un mot Cécile ne
tenait plus en place.
« Que dit-il, papa?
— Une seconde! Tu la liras toi-même!...
— Est-ce que Vicky va bien?
— Quoi? Vicky? Oui, il va très bien.... Laisse-moi au
moins terminer!
— Mais que dit-il de lui? »
M. Fergy lui tendit enfin la lettre.
« Tiens, dit-il. Bonneval nous invite à l'exposition canine
de Bordeaux, où nous pourrons voir Vicky. C'est gentil de sa
part. »

171
Mais cette fois, Cécile n'écoutait plus. Elle lut
entièrement la lettre, puis revint au passage où M. Bonneval
disait :

Vicky va très bien. Il semble parfois un peu


mélancolique, mais c'est probablement dû au fait qu'il doit
s'adapter à la vie dans un chenil après avoir vécu à la
campagne, en liberté. Vous l'avez si bien dressé qu'il répond
parfaitement bien à tous les commandements de Gerbaud....

Cécile releva les yeux.


« Qui est Gerbaud, papa?
— C'est l'assistant de Bonneval. Il s'occupe du dressage
des bêtes. »
Cécile lut la tin de la phrase : ... mais pour ma part, je
suis un peu déçu par son caractère.
« Son caractère? s'écria-t-elle avec indignation. Qu'est-ce
qu'il a de mal, le caractère de Vicky? Que veut-il dire par-là? »
M. Fergy haussa les épaules.
« II dit ce qu'il veut dire, grommela-t-il. Ce n'est pas
toujours facile de reprendre en main un chien qui a vécu à la
campagne. Cela demande du temps. »
Cécile reprit sa lecture.
« Et ils l'ont déjà montré deux fois dans des expositions!
dit-elle fièrement. Deux fois!
— Oh! de petites expositions locales, sans
importance, expliqua son père. A Bordeaux, ce sera autre
chose ! »
II allait rentrer dans le cellier lorsque Cécile le retint.
« Papa! Nous irons, n'est-ce pas?
— Mais bien sûr! répondit-il en souriant. Je ne voudrais
pas manquer ça pour tout l'or du monde. »

172
Cécile s'éloigna lentement. Elle descendit le sentier
jusqu'à la porte du jardin, jeta sur la pelouse ses livres
d'écolière, puis soudain se mit à courir comme une folle vers
la rivière. L'air frais fouetta son visage et fit voler ses cheveux.
Elle respirait à pleins poumons, et se sentait soudain légère,
légère, comme si elle allait s'envoler!
Elle reverrait Vicky! Jamais elle n'aurait cru qu'elle
éprouverait une telle joie, car elle avait fait depuis des
semaines un terrible effort pour l'oublier, et avait cru y
parvenir. Elle allait revoir Vicky! Vicky s'avançant fièrement
devant le jury de l'exposition, devant les spectateurs, Vicky
remportant un triomphe mérité!
Mais pourquoi M. Bonneval disait-il qu'il était
« un peu déçu par son caractère » ? C'est qu'il ne
connaissait pas bien Vicky, c'est qu'il ne le comprenait pas!

173
Fallait-il qu'il soit stupide, cet homme!... Puis elle se souvint
du fauteuil qu'il lui avait offert, et elle eut honte d'avoir porté
sur lui un jugement aussi défavorable. Elle poursuivit alors
plus lentement sa route le long de la rivière, et peu à peu son
exaltation s'apaisa.
Soudain, elle aperçut Jean-Pierre qui revenait à travers
champs vers la maison de ses parents. Désireuse de partager
son immense joie avec quelqu'un, elle mit les mains en porte-
voix autour de sa bouche et l'appela.
Jean-Pierre s'arrêta, se retourna, puis se dirigea vers elle.
Mais, incapable d'attendre, Cécile s'élança à sa rencontre.
« Devinez la bonne nouvelle! lui cria-t-elle. Je vais
bientôt revoir Vicky! Dans une exposition, à Bordeaux!... »
Les chiens et les expositions canines n'étaient pas le fort
de Jean-Pierre. Il préférait les matches de football. Mais quand
Cécile lui eut tout expliqué, il eut la politesse de sembler
participer à son enthousiasme.
« Epatant! dit-il. C'est pour quand?
— L'exposition? Samedi 21 novembre. Exactement dans
deux semaines et quatre jours. »
Le visage de Jean-Pierre s'assombrit subitement.
« Le 21 novembre? Mais c'est à cette date qu'a lieu la
soirée organisée par les anciens élèves du collège! Les élèves
de première et de philo sont invités! L'aviez-vous oublié?
— Oh! zut! s'écria Cécile. Moi qui devais justement
décorer la salle des fêtes!... »
Puis elle haussa les épaules. « Tant pis ! Je travaillerai
vendredi soir, et ça ira.
— Mais ne pourrez-vous pas revenir à temps pour la
soirée? insista le jeune homme. Votre exposition ne va tout
de même pas durer toute la nuit! »
Si Cécile avait été moins agitée, elle aurait deviné
l'inquiétude qui altérait la voix de Jean-Pierre.

174
« EXCUSEZ-MOI!... EXCUSEZ-MOI! » DISAIT-ELLE D'UNE
VOIX ENTRECOUPÉE.

175
« Je n'en sais rien, répondit-elle. Après tout, qu'importé?
Je me moque pas mal de ne pas aller à cette fameuse soirée!
— Oh! » s'exclama-t-il, offusqué. Cécile le regarda avec
étonnement.
« Eh bien, quoi? demanda-t-elle. Qu'avez-vous à rugir
comme ça? »
Jean-Pierre détourna la tête et ne répondit rien.
« Je serais volontiers allée à cette soirée, reprit-elle, un
peu confuse. Mais vous devriez comprendre que cette
exposition a beaucoup plus d'intérêt pour moi....
— Je comprends, je comprends! » grommela le jeune
homme.
Il se baissa soudain pour ramasser un caillou et le lança
furieusement dans la rivière.
Cécile allait de surprise en surprise.
« Mais voyons! dit-elle gentiment. Qu'est-ce qui ne va
pas? Pourquoi faites-vous cette tête? »
Jean-Pierre la regarda avec un air de dignité offensée.
Puis sa fureur éclata :
« Je fais cette tête, cria-t-il, parce que j'espérais que vous
me feriez l'honneur de m'accompagner à cette soirée! Voilà
tout! C'est clair? Non? »
Son accès de colère était si inattendu que Cécile mit
quelques secondes avant de sentir le comique de la situation.
Mais alors, elle fut prise d'une crise de fou rire qu'elle tenta
vainement de réprimer.
« Excusez-moi!... Excusez-moi! disait-elle d'une voix
entrecoupée. Mais c'est si drôle!... Je ne savais pas qu'on
pouvait inviter une jeune fille d'une façon aussi galante!... En
hurlant!... C'est trop drôle!... »
Jean-Pierre rougit, sa mâchoire se crispa, et Cécile
comprit soudain qu'elle l'avait blessé dans son amour-propre.

176
Impulsivement, elle s'avança vers lui et posa la main sur son
bras. Maintenant elle était grave.
« Excusez-moi, lui dit-elle. Je n'avais pas l'intention de
vous vexer....
— Vous ne m'avez pas vexé », répliqua dignement Jean-
Pierre en reculant d'un pas.
Mais Cécile sentait fort bien qu'il ne disait pas la vérité. Il
était profondément mortifié par sa propre maladresse, par le
fou rire qui avait accueilli son invitation. C'était par trop
stupide. Il ne fallait pas qu'il s'en allât fâché !
« J'aimerais beaucoup aller à cette soirée avec vous, lui
dit-elle. Mais si! cela me ferait le plus grand plaisir.... Et je
vous promets de faire l'impossible pour être de retour à temps
samedi soir. »
Instantanément, Jean-Pierre se rasséréna. Il eut même un
rapide sourire.
« Alors, ça va! dit-il. Nous en reparlerons, voulez-vous?
Maintenant, il faut que je rentre. Bonsoir! »
Et il s'éloigna à travers champs. Cécile le suivit un
moment des yeux, puis elle fit également demi-tour et retourna
chez elle en chantonnant.

177
XVII

C'ÉTAIT le matin du grand jour! Prête depuis plus d'une


demi-heure, Cécile attendait dans le jardin, auprès de l'auto, et
elle commençait à s'impatienter car son père ne se décidait pas
à descendre de sa chambre. Elle venait de l'appeler une
nouvelle fois lorsqu'il apparut enfin sur le seuil. Cécile
l'accueillit par un cri de surprise amusée :
« Oh! papa, ce que tu es chic aujourd'hui!... »
En effet, à l'occasion de ce voyage à Bordeaux,
M. Fergy avait particulièrement soigné sa toilette.
Des pieds à la tête, il était équipé de neuf. En entendant
l'exclamation de sa fille, il sourit, flatté, puis s'approcha d'elle,
les mains aux poches, et la contempla avec une admiration non
dissimulée.
€ Et toi aussi, répondit-il, tu es bien élégante, mon bébé!
— Mon bébé? » fit-elle en riant.

178
Il y avait des années que son père ne l'avait plus appelée
ainsi.
« Mais oui, dit M. Fergy. Tu es encore un bébé, au
fond.... Bien que tu veuilles maintenant jouer les grandes
personnes.... »
II ouvrit la portière d'un geste cérémonieux, fit monter
Cécile, puis il contourna la voiture pour prendre place au
volant. Quand l'auto se fut engagée dans la montée, Cécile se
retourna pour jeter un dernier regard à la maison; après quoi,
elle consulta sa montre.
« Nous sommes en retard! fit-elle observer.
— Aucune importance, répondit son père. Ce matin, ce
ne sont que les éliminatoires, les finales n'auront lieu qu'en fin
d'après-midi. Nous ne manquerons rien, sois tranquille! »
Pendant un moment, il conduisit en silence, puis, lorsqu'il
eut viré pour s'engager sur la grand-route, il tourna légèrement
la tête vers sa fille.
« Tu m'as l'air bien gaie, ces jours-ci! lui dit-il. Est-ce
parce que tu vas danser ce soir avec Jean-Pierre? »
Cécile ne put s'empêcher de rougir.
« C'est parce que je vais revoir Vicky, bien sûr!
— Allons! allons! fit son père en riant. Reconnais qu'il y
a un peu des deux ! Tu es enchantée de retrouver Vicky, je
m'en doute, mais ça ne te déplaît pas non plus d'aller à cette
soirée. N'ai-je pas raison?
— Oui, il y a un peu des deux, admit Cécile en souriant.
Mais bien d'autres choses encore!...»
Et c'était vrai. Depuis quelque temps, elle vivait dans la
joie. Au collège, chez elle, tout semblait s'être transformé.
Alors qu'elle avait été jusqu'à présent repliée sur elle-même,
oppressée par un pénible sentiment de solitude, elle
s'apercevait soudain que le monde n'était pas hostile ou
indifférent, comme elle l'avait cru. Elle avait enfin compris

179
qu'elle avait des amis fidèles, son père, Marie-Claude, Jean-
Pierre — et qu'elle pouvait compter sur eux. Elle n'était plus
Cécile la timide, qu'un rien effarouchait, mais une jeune fille
confiante en elle, qui se savait capable de tenir sa place au
milieu des autres.
Son père paraissait avoir deviné le brusque; changement
qui s'était opéré en elle, car, pendant! tout le trajet, il bavarda
avec une animation joyeuse, inhabituelle chez lui.
Ils arrivèrent à Bordeaux vers onze heures. Après avoir
réussi à parquer l'auto dans une rue déjà encombrée, ils se
dirigèrent à pied vers le grand hall d'exposition, au voisinage
de la place des Quinconces. Difficilement, ils se frayèrent un
passage à travers la foule qui s'était amassée auprès des portes.
Des groupes de visiteurs entraient ou sortaient; on voyait
passer des éleveurs avec des chiens en laisse.
« Mon Dieu! que de monde! » soupirait Cécile, tandis
qu'elle progressait lentement, poussée par son père qui la
tenait aux épaules.
A l'intérieur, c'était une véritable cohue. Il y faisait très
chaud, le vacarme était assourdissant. Des aboiements de
chiens dominaient la rumeur des conversations. Des
spectateurs s'interpellaient. On- se bousculait pour s'approcher
des boxes ou de la piste centrale, lieu des éliminatoires.
« Nous ne retrouverons jamais Vicky dans cette foule!
gémit Cécile.
— Mais si! Courage! Le chenil Bonneval est là-bas au
fond! »
Avec beaucoup de peine, ils parvinrent enfin à l'endroit
réservé aux chiens de M. Bonneval. Mais la plupart des boxes
étaient vides, à l'exception de deux, et Cécile ne reconnut pas
les colleys qu'ils contenaient.

180
C'était Vicky!

181
« Vicky doit être déjà devant le jury! » cria son père qui
la saisit de nouveau par les épaules et tenta de gagner le centre
de la salle.
Quelle mêlée! Quel tapage! Vicky devait détester cela,
pensa la jeune fille. Elle voulut le dire à son père, mais celui-ci
n'écoutait pas. Il se dressait sur la pointe des pieds, cherchant à
repérer Vicky, puis il fonçait de nouveau en avant, écrasant
des pieds, bousculant des visiteurs. Un instant, Cécile entrevit
trois bull-terriers que l'on emmenait, puis un cocker.... Mais un
remous de foule la rejeta en arrière. Son père la rattrapa par le
bras et l'entraîna.
« Je n'ai jamais vu autant de monde! dit-elle, toute
haletante.
— Allons! viens vite! gronda M. Fergy. Courage! Je ne
tiens pas à manquer Vicky!... »
Et Cécile le suivit bravement.
« Nous y voilà! » dit-il enfin, au moment même où Cécile
apercevait la tête d'un colley qui paradait devant le jury.
C'était Vicky! Il se dressait sur la piste, à côté de cinq
autres chiens, et il était tenu en laisse par un petit homme
maigre et voûté, aux yeux bleu vif, qui ressemblait à un
jockey.
? murmura-t-elle.
— Si, c'est lui. »
Mais déjà Cécile n'avait plus d'yeux que pour Vicky.
Comme il était beau ! Le plus beau de tous, indiscutablement!
Elle aurait voulu se précipiter vers lui pour le serrer dans ses
bras. Elle aurait voulu crier « Vicky! » pour le voir arracher sa
laisse des mains de Gerbaud et bondir joyeusement vers elle....
Mais elle eut la force de ne pas bouger et de rester silencieuse
à côté de son père.

182
Celui-ci regarda le brassard numéroté que portait
Gerbaud, puis il reporta les yeux sur son programme, acheté à
l'entrée.
« Vicky, fils de Rita, appartenant à M. Bon-neval », lut-il
lentement.
Maintenant les chiens tournaient en rond, au pas, devant
le jury. Les yeux de Cécile brillaient en suivant Vicky, mais
elle examinait également les autres chiens pour bien se
persuader de la supériorité du sien.
Soudain, elle tira son père par la manche.
« Papa! A qui appartient ce chien?
— Lequel?
— Numéro 73. »
M. Fergy consulta de nouveau son programme. « Numéro
73 ?... Sonny, fils de Rita... appartenant à M. Fougaroux, de
Toulouse... », lut-fl.
II siffla doucement entre ses dents. « Eh bien, fit-il. Sais-
tu quel est le rival de ton chien? C'est Sonny, son propre frère!
— J'en étais presque sûre! s'écria Cécile. Je l'ai reconnu à
sa façon de marcher.... Mais comme il a grandi! »
M. Fergy se mit à rire.
« Vicky a grandi, lui aussi! Oublies-tu que Sonny nous a
quittés depuis un an?
— Et on l'a ramené de Toulouse pour cette exposition?
— Bien sûr! Les chiens de race voyagent beaucoup. »
Cécile contempla de nouveau Vicky, puis Sonny. Sans
aucun doute, ils étaient presque aussi beaux l'un que l'autre, de
même stature, avec le même poil brillant et soigné. Elle lança
un bref regard à son père et vit qu'il fronçait légèrement les
sourcils. Lui aussi, certainement, il comprenait soudain,
comme elle, que la bataille serait dure. Le cœur de la jeune
fille se serra à cette pensée.

183
Au même instant, M. Bonneval surgit derrière eux. M.
Fergy se retourna pour le saluer, puis il montra la piste d'un
mouvement de tête.
« Alors, quoi? grommela-t-il, mécontent. Depuis quand
fait-on concourir ensemble deux chiens de la même portée? »
M. Bonneval haussa les épaules.
« Je n'y suis pour rien, répliqua-t-il. Fougaroux s'est
rendu compte qu'il avait fait une belle acquisition, et il a tenu à
présenter Sonny. »
Puis il ajouta en plaisantant :
« Cela nous permettra de voir si votre choix a été bon!
— Si mon choix a été bon? s'exclama M. Fergy. Mais
c'est vous-même qui avez choisi Vicky parmi les trois! »
M. Bonneval se mit à rire.
« Voyons! voyons! fit-il. Oseriez-vous prétendre
maintenant que vous ne m'avez pas fortement influencé?»

184
Cécile fut incapable de garder plus longtemps le silence.
« Vicky est le plus beau, affirma-t-elle. J'en suis
absolument certaine.
— C'est également mon avis », répondit l'éleveur,
redevenant sérieux.
Mais Cécile restait inquiète. Elle allait s'avancer au
premier rang lorsque son père la retint.
« Ne te montre pas! lui souffla-t-il. Si Vicky te voit, il
risque de perdre sa forme!... »
Comme M. Bonneval s'était retourné pour parler avec
quelqu'un d'autre, Cécile put glisser à l'oreille de son père :
« Je connais Vicky mieux que lui! C'est le plus beau! Il
doit gagner!... »
M. Fergy ne répondit rien. Il se contenta de serrer
doucement le bras de sa fille, tandis que son visage restait
grave, impénétrable.

185
De nouveau leur attention se concentra sur la piste.
Cécile élimina rapidement les quatre autres colleys, mais elle
fut bien obligée de constater que Vicky et Sonny étaient égaux
en beauté. Le bruit avait couru que l'on présentait des frères de
la même portée, et les gens se pressaient plus nombreux
encore autour de la piste pendant que les membres du jury
mettaient à part les deux chiens pour les comparer.
« C'est le moment capital! murmura M. Fergy. Ils vont
choisir le meilleur des deux! »
Lorsque Gerbaud fit marcher Vicky de long en large,
Cécile ne quitta plus son chien des yeux. Elle avait soudain
l'impression que le regard de Vicky n'était plus aussi brillant
qu'autrefois, et qu'il trahissait une sorte de lassitude. Etait-ce
vrai? ou bien se l'imaginait-elle? N'était-ce pas M. Bonneval
qui lui avait mis cette ridicule idée en tête?
Elle n'en savait trop rien, mais ses mains se crispaient,
toutes moites. Maintenant, c'était au tour de Sonny. Lui, il
faisait preuve de plus d'entrain. Les yeux de Cécile
s'attristèrent. Non, Sonny n'était pas plus beau que Vicky, il
était moins bien charpenté, son poil était moins fourni, mais il
risquait de plaire davantage car il avait plus de vivacité, plus
de charme peut-être....
Brusquement, il lui parut qu'elle trahissait son cher Vicky
en pensant des choses semblables. Aucun chien n'avait plus de
charme que Vicky! Impossible! Et elle en eut l'absolue
certitude.
A ce moment, elle vit l'un des membres du jury
s'agenouiller devant les deux colleys placés côte à côte et tâter
alternativement leur échine et leur poitrail.
« II examine leur cage thoracique, dit à mi-voix M.
Fergy. C'est là que Vicky aura l'avantage, puisqu'il a vécu à la
campagne. »

186
Cécile se rassura un peu, mais son inquiétude revint
lorsque les présentateurs furent invités à faire « travailler »
leurs chiens et à montrer comment ils réagissaient aux ordres,
en battant des oreilles, se figeant en position d'attente ou se
couchant. Les réponses de Sonny furent si vives, si rapides,
que celles de Vicky parurent un peu lentes en comparaison.
Les juges prirent quelques notes dans leurs carnets puis
ils retournèrent derrière leur table et se concertèrent un long
moment à voix basse. Soudain l'un d'eux prit une petite
cocarde sur la table et se dirigea vers le centre de la piste.
Alors Cécile ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, tout le monde applaudissait autour
d'elle... et Gerbaud tenait la cocarde au bout des doigts! Vicky
avait gagné!
« Oh! Comme j'ai eu peur! » souffla Cécile.
Son père la regarda en souriant.
€ Oui, dit-il. Vicky est mieux bâti, c'est ce qui a emporté
la décision. Mais je dois reconnaître que je ne suis pas
entièrement satisfait de lui. Qu'a-t-il donc? Il se contente
d'obéir aux ordres, mais sans y mettre le moindre
empressement, sans faire d'effort.... »
M. Bonneval se retourna vers eux, et il paraissait plus
préoccupé que content.
« Cela qualifie Vicky pour la finale, leur expliqua-t-il. Il
a tout ce qu'il faut pour être vainqueur, mais malheureusement
il ne se montre pas à son avantage. Non, il ne se montre
vraiment pas à son avantage! »
Puis s'adressant à Cécile :
« Voulez-vous voir Vicky dans son box? lui demanda-t-
il.
— Oh oui! s'il vous plaît! »

187
Les deux hommes la précédèrent, frayant un passage pour
elle dans la foule; ils traversèrent la piste, maintenant envahie
par les spectateurs et tournèrent à gauche, dans une longue
allée bordée de boxes. Toute frémissante d'impatience, Cécile
dépassa alors son père, et soudain elle aperçut Gerbaud et
Vicky, tout au bout de l'allée.
« Vicky! » cria-t-elle, incapable d'attendre plus
longtemps.
Sa voix claire domina le tumulte, à l'instant même où
Gerbaud allait faire entrer la bête dans son box. Vicky s'arrêta
net, ses oreilles battirent, puis il échappa à Gerbaud, s'élança
dans l'allée comme un ouragan et se jeta sur Cécile avec une
véritable frénésie. Elle faillit être renversée par la bête
hurlante qui ne cessait de bondir autour d'elle et cherchait à lui
lécher le visage et les mains.

188
« Vicky! » cria-t-elle.
Elle se baissa et tenta de saisir le chien entre ses bras
pour l'immobiliser, mais Vicky ne voulait pas se calmer, et il
se mit à tourner autour d'elle à toute vitesse en lançant une
longue clameur par laquelle il cherchait à faire comprendre
mille choses à sa chère maîtresse.
Les deux hommes contemplaient silencieusement ce
spectacle, en attendant que la joie délirante du colley se fût un
peu apaisée. Cécile parvint enfin à saisir la tête du chien entre
ses mains, et elle lui parla d'une voix basse et douce :
« Allons, Vicky! Du calme, mon Vicky!... Tu m'aimes
toujours, pas vrai?...»
Elle agissait comme si elle eût été seule avec son chien
dans le vaste hall; elle ne voyait plus personne et ne surprit pas
le regard qu'échangèrent M. Bonneval et Gerbaud. Mais elle
entendit tout de même l'éleveur qui disait à son père :

189
« J'ai eu le tort de le laisser trop longtemps avec vous!
— Trop longtemps avec Cécile! » rectifia doucement M.
Fergy.
Puis ils se turent et considérèrent encore la jeune fille et
le chien.
« Et voilà pourquoi il a manqué d'entrain sur la piste!
reprit enfin M. Bonneval. N'est-ce pas votre avis, Gerbaud? »
Il disait cela sans amertume, mais d'une voix où il n'y
avait plus trace de la confiance qu'il avait manifestée
jusqu'alors.
Gerbaud hocha la tête.
« Oui, c'est bien possible, reconnut-il. Ce sont des choses
qui arrivent parfois. Il y a des chiens qui ne veulent jamais
accepter qu'un seul maître. Rien à faire pour le& reprendre en
main. »
M. Bonneval s'approcha du colley et lui souleva la tête.
« Tu es le plus beau chien que j'aie jamais élevé, lui dit-il
lentement, mais j'ai bien peur que tu ne fasses jamais tes
preuves! Pourtant, j'aurais bien voulu que tu deviennes un
grand champion!... »
Entre ses doigts, il serra gentiment le long museau de
Vicky, puis il retira sa main et, se tournant vers Gerbaud, il lui
demanda avec un sourire attristé :
« Croyez-vous sincèrement que nous réussirons un jour à
faire quelque chose de lui? »
Avant que Gerbaud n'ait pu répondre, Cécile avait sauté
sur pied, les yeux étincelants.
« Vicky est un champion ! affirma-t-elle. Il a tout ce qu'il
faut pour gagner.... Il mérite de gagner!... »
Puis elle s'adressa à Gerbaud :
« Peut-être fera-t-il mieux cet après-midi.... Oui ! Il fera
mieux, j'en suis certaine. Maintenant qu'il m'a vue.... »
Mais Gerbaud secoua la tête.

190
« Il aura encore moins de chances maintenant
qu'auparavant. Et tout à l'heure, déjà, ce n'était pas très
fameux. J'ai vu plusieurs fois des chiens comme lui. Ils sont
tout feu tout flamme pour une seule personne. Et pour les
autres : zéro ! »
Les yeux de Cécile s'emplirent de larmes. Elle détourna
la tête.
« Aux expositions de Bayonne et de Limoges c'a été la
même chose, poursuivait Gerbaud. Il a gagné, bien sûr, mais il
n'avait pas de concurrents très sérieux. Il obéit à mes ordres,
parce qu'il a été bien dressé, mais sans y mettre la moindre
ardeur. Il est distrait, indifférent, on dirait qu'il s'ennuie. Il n'a
qu'une chose en tête, c'est vous! »
Il pointa le doigt vers Cécile.
« II ne pense qu'à vous! reprit-il. Rien qu'à vous! »
Cécile sentait le corps chaud de Vicky pressé contre ses
jambes. De la main, elle caressait doucement sa nuque
soyeuse. Et brusquement, sans qu'elle eût réfléchi, des paroles
lui vinrent aux lèvres :
« Laissez-moi le présenter cet après-midi! demanda-t-elle
sur un ton suppliant à M. Bonneval. Avec moi, il fera de son
mieux.... Avec moi, il gagnera! »

191
XVIII

LES trois hommes tournèrent en même temps les yeux


vers Cécile. M. Fargy paraissait stupéfait; Gerbaud se grattait
la joue d'un air songeur; quant à M. Bonneval, il semblait à la
fois amusé et intéressé par la proposition de la jeune fille.
Finalement l'éleveur eut un petit rire, puis il demanda : «
Qu'en pensez-vous, Gerbaud? Ça pourrait marcher. »
Soudain, M. Fergy retrouva la parole. « Ne soyons pas
ridicules! gronda-t-il. Elle est bien trop jeune!
— Elle est jeune, oui! répliqua Gerbaud. Mais le chien
travaillera bien mieux avec elle. J'en mettrais ma main au
feu.»
Gerbaud parlait lentement, tout en observant Cécile qui
se sentait gênée par le regard scrutateur de ses petits yeux bleu
vif. Pendant un instant, elle crut que sa timidité allait revenir et
effacer la confiance qu'elle éprouvait en elle-même. Ses doigts

192
se crispèrent nerveusement dans la toison de Vicky. Mais elle
ne faiblit pas, ne retira pas son offre.
« Je voudrais essayer, papa! dit-elle en s'efforçant de
cacher le tremblement de sa voix. Vicky le mérite! »
M. Bonneval se tourna alors vers son ami.
« Tout dépend de vous, Francis!
— Papa! je t'en supplie....
— Elle n'a jamais présenté de chien en public! objecta
M. Fergy. Elle ne saura pas s'y prendre....
— M. Gerbaud me dira comment faire!
— Combien de temps nous reste-t-il? » demanda
M. Bonneval.
Le père de Cécile consulta sa montre. Puis il hocha la tête
en soupirant, et tous comprirent qu'il capitulait.
« II nous reste un peu plus de trois heures, dit-il. Faites
comme vous voudrez. Mais moi, je ne réponds de rien! »
Ce furent les trois heures de travail les mieux remplies
que Cécile eût jamais passées. Dès que son père et M.
Bonneval l'eurent laissée seule avec Gerbaud, celui-ci entreprit
de lui expliquer comment il fallait se comporter sur la piste et
faire travailler le chien en se conformant aux instructions des
membres du jury. Après quoi, il lui confia Vicky.
« Allez-y! maintenant, lui dit-il. Vous êtes devant le
jury.»
Alors elle promena le chien au bout de sa laisse; elle le fit
courir de long en large ou en rond; elle le présenta ensuite
dans l'attitude classique : pattes de devant réunies, corps
légèrement cambré, tête haute. Elle siffla, et Vicky agita ses
oreilles en la regardant d'un air interrogateur. Obéissant
promptement à ses ordres, il sauta, courut, virevolta ou se
figea sur place en posture d'attente.

193
A un moment, Gerbaud poussa un profond soupir, et
Cécile tourna les yeux vers lui avec inquiétude. Mais le petit
homme se contenta de murmurer :
« C'est parfait, mademoiselle! Il n'a jamais travaillé
comme ça, avec moi! »
Ils n'eurent pas le temps d'aller déjeuner. Vers deux
heures, M. Fergy revint avec des sandwiches, et tous trois
mangèrent debout, appuyés au box du chien.
Immédiatement après le frugal repas, Gerbaud se remit à
la tâche.
« Vous n'aurez pas grand-chose à faire, dit-il pour
rassurer son élève qui semblait devenir nerveuse. Réglez-vous
sur les autres, si vous vous embrouillez un peu. Si vous
entendez mal ce que dit l'un des juges, n'hésitez pas à le faire
répéter. Même si vous n'êtes pas absolument parfaite, cela ne
diminuera pas les chances de Vicky. Car lui, il est parfait! »
Une demi-heure avant l'entrée en piste des finalistes, M.
Bonneval ramena Vicky dans son box. L'éleveur semblait
calme, et il se mit à rire en constatant l'état d'énervement de la
jeune fille.
« Ne vous inquiétez pas, ma petite! dit-il à Cécile. Après
tout, ce n'est pas une affaire de vie ou de mort. Nous courons
notre chance, voilà tout. »
Et il lui tapota affectueusement l'épaule.
Mais Cécile restait grave. Bien qu'elle fût encore toute
surprise par sa propre témérité, elle était résolue à surmonter
sa crainte pour permettre à Vicky de triompher. Avec une
sorte d'anxiété, elle écoutait la conversation des trois hommes,
et elle s'étonnait qu'ils fussent si maîtres d'eux, si placides.
Non? elle ne les comprenait décidément pas!

194
Puis M. Bonneval entraîna son père à l'écart, et Cécile se
trouva privée de son dernier soutien en ces instants critiques.
Gerbaud était très aimable, très encourageant, mais ce n'était
au fond qu'un étranger pour elle!
Il lui parut alors qu'un sac de plomb était attaché à chacun
de ses membres, que la crainte la rivait au sol. Quand Gerbaud
lui passa son brassard numéroté, elle frémit.
« Quatre-vingt-sept!... parvint-elle à murmurer d'une voix
faible. Est-ce un bon numéro?
— Le sept porte chance », affirma Gerbaud.
Mais Cécile n'entendit même pas sa réponse, car elle
essayait désespérément de maîtriser le tremblement qui la
gagnait tout entière. Elle crut un instant que ses genoux
allaient fléchir.

195
Puis elle éprouva un soudain réconfort quand Gerbaud lui
glissa la laisse de Vicky dans la main. C'était tout de même
quelque chose de familier, cette laisse! elle pouvait s'y
accrocher, se laisser traîner par le chien....
Brusquement, Cécile se retrouva sur la piste. Elle vit
passer devant elle la plupart des vingt finalistes, et elle estima
qu'une dizaine de chiens n'avaient pratiquement aucune
chance. Mais quelques concurrents lui parurent très
dangereux, en particulier un berger allemand, un chien
esquimo, un danois magnifique et dédaigneux, ainsi qu'un
énorme saint-bernard.
Gerbaud resta auprès d'elle aussi longtemps qu'il le put,
lui murmurant des encouragements à l'oreille. Puis il dut se
retirer, et sa place fut prise par un petit homme maigre qui
tenait en laisse un briard. En surprenant le regard que lui lança
son voisin, Cécile eut la désagréable impression qu'il la
trouvait ridiculement jeune, mais elle fut vite réconfortée

196
quand elle vit ses yeux s'attarder sur Vicky et qu'elle y lut une
franche admiration.
Les trois membres du jury prenaient des notes dans leurs
carnets. Soudain, l'un d'eux dut donner un signal car les
éleveurs se mirent à tourner autour de la piste avec leurs
chiens en laisse. Vicky suivit naturellement le mouvement,
entraînant Cécile dans la ronde.
Elle concentra alors toute son attention sur son chien, qui
avançait d'une allure souple, levant parfois la tête vers elle.
« Brave petit! » lui souffla-t-elle.
Déjà elle se sentait mieux, sa respiration redevenait plus
régulière, plus profonde. Elle ne songeait plus à elle-même,
elle oubliait les spectateurs
groupés autour de la piste. Seul Vicky comptai!.
« Quoi qu'il arrive, tâchez de toujours placer le chien
entre vous et le jury! » lui avait recommandé Gerbaud.
Elle prit soin de suivre ce conseil, en même temps qu'elle
surveillait les membres du jury, dans l'attente d'un nouvel
ordre de leur part. Peu après, ils invitèrent les concurrents à se
mettre en ligne devant eux. Lorsque Cécile s'immobilisa, elle
commença à distinguer les visages dans la masse jusqu'alors
indistincte de la foule qui s'entassait derrière les barrières. Elle
n'aperçut ni son père, ni M. Bonneval, mais elle vit Gerbaud
qui lui souriait et battait silencieusement des mains. Tout allait
bien.
Les juges examinaient maintenant chaque chien, l'un
après l'autre et leur tâtaient l'échiné et les côtes pour apprécier
leur ossature. Vicky les laissa faire sans broncher, mais quand
ce fut terminé, il leva la tête vers sa maîtresse et ses yeux sem-
blèrent l'interroger. Elle hocha doucement la tète.
« Brave petit! » dit-elle de nouveau.

197
Ensuite, les éleveurs durent, à tour de rôle, faire courir
leur chien sur toute la largeur de la piste et le ramener vers eux
à leur commandement. Les juges étudiaient chaque bête
séparément, la suivaient des yeux, puis prenaient encore des
notes.
Le cœur de Cécile commença à battre lourdement. Elle
aurait tant voulu deviner ce que pensaient ces trois hommes!
N'ayant aucune base de comparaison, elle ne voyait pas en
effet comment Vicky pourrait être jugé supérieur à ces autres
chiens, appartenant aux races les plus diverses. A ses yeux,
naturellement, il était le plus beau de tous, mais elle se rendait
fort bien compte qu'il s'agissait là d'une opinion personnelle,
qui pouvait ne rien signifier.
Les juges se mirent alors à se concerter à voix basse et à
comparer leurs notes, tandis que les éleveurs s'agitaient autour
de leurs chiens, les caressant ou les grondant. Cécile, elle,
restait parfaitement calme, avec Vicky immobile à côté d'elle,
la tête levée vers sa maîtresse et agitant doucement la queue.
Au bout de quelques minutes, les juges parurent tomber
d'accord, et le plus âgé des trois, un vieux monsieur à la
moustache blanche, appela la propriétaire de l'esquimo, une
petite femme maigre, avec un énorme grain de beauté sur la
joue gauche. Elle s'avança, suivie de son chien. L'homme qui
présentait le danois fut également invité à s'approcher du jury.
Soudain, Cécile sursauta en entendant crier son numéro :
« Le quatre-vingt-sept, s'il vous plaît! »
Elle rejoignit les deux autres, et, de nouveau, les chiens
sélectionnés durent déployer tous leurs talents. Mais cette fois
tout parut très aisé à Cécile. Vicky réagit brillamment à ses
ordres. Quand il fit claquer ses oreilles, puis se figea en
position d'attente, un murmure admiratif monta de la foule, et
il y eut même quelques applaudissements.

198
... UNE PETITE FEMME MAIGRE, AVEC UN ÉNORME
GRAIN DE BEAUTÉ SUR LA JOUE.

199
Seuls, les juges conservaient un visage impénétrable,
tandis qu'ils procédaient à un nouvel examen des trois chiens.
Sans trop savoir pourquoi, Cécile sentait que le danois était un
spécimen particulièrement remarquable; il avait une attitude
orgueilleuse, presque arrogante, et, lorsqu'il se déplaçait, ses
longs muscles faisaient onduler sa peau avec des reflets
soyeux. A côté de lui, l'es-3uimo paraissait quantité
négligeable; il était petit et râblé, d'aspect presque sauvage.
Mais en voyant la façon dont les juges le considéraient, Cécile
comprit que c'était également un très bel animal.
La jeune fille attendit avec calme. Sa nervosité, si grande
tout à l'heure au moment où elle était entrée dans la piste, avait
maintenant complètement disparu. Elle n'éprouvait plus de
timidité, ni de crainte sur l'issue du concours. La présence de
Vicky auprès d'elle avait agi comme un puissant stimulant.
Sans doute n'avait-elle pas senti tout de suite le réconfort qu'il
lui apportait, mais à présent elle connaissait la cause (Je cette
joie profonde qui l'envahissait : Vicky et elle s'étaient enfin
retrouvés!
Ce fut à peine si elle s'aperçut que le président du jury
avait pris sur la table une petite coupe d'argent. Brusquement,
elle le vit qui se dirigeait vers elle en souriant et lui tendait la
coupe.
Les spectateurs applaudirent à tout rompre lorsqu'elle
reçut le trophée. Elle parvint à murmurer : « Merci!...
merci!...» mais, quoique très émue, elle ne fut nullement
surprise par ce résultat, car elle avait toujours eu, au plus
profond d'elle-même, la conviction que Vicky gagnerait.
Maintenant, elle n'avait plus qu'une hâte : quitter la piste,
échapper à tous ces regards fixés sur elle. Dès que le président
lui eut adressé quelques mots de félicitations, elle balbutia un
remerciement puis tourna aussitôt les talons et s'élança vers la
sortie, en traînant Vicky derrière elle. Du regard, elle chercha

200
anxieusement son père et M. Bonneval, et elle les aperçut
soudain qui l'attendaient, en compagnie de Gerbaud, derrière
la barrière.
« Bravo! bravo! » criait Gerbaud. .Cécile sentit qu'elle
tremblait maintenant de tout son corps. Sans un mot, elle
tendit la coupe à
M. Bonneval, mais elle garda en main la laisse de' Vicky
tandis qu'ils revenaient tous ensemble jusqu'au box du colley.
Les trois hommes la félicitèrent, chacun à sa manière :
« Je suis fier de toi, mon enfant ! dit son père en lui
tapotant doucement la joue.
— Et voilà! s'écria Gerbaud. N'avais-je pas prédit que
vous vous en sortiriez brillamment, made-, moiselle? »
Quant à M. Bonneval il lui lança sur un ton taquin :
« Quel sang-froid, Cécile! Quelle magnifique
indifférence! On pourrait croire que vous êtes habituée à
gagner des coupes sept fois par semaine! »

201
Cécile leva les yeux vers lui.
« C'est Vicky qui a gagné, répliqua-t-elle gravement. Pas
moi! J'ai toujours su qu'il devait gagner.
— Avec vous à son côté! intervint Gerbaud. Pas avec
moi. Et pas tout seul! »
M. Bonneval jeta un regard scrutateur au petit homme.
« Etes-vous bien sûr de ce que vous dites là, Gerbaud? lui
demanda-t-il.
— Sûr et certain, monsieur! Ce n'est pas pour
rien que j'ai passé deux mois avec ce chien! »
Les yeux de Cécile s'emplirent d'indignation. Elle allait
protester, défendre Vicky, lorsqu'elle surprit sur le visage de
l'éleveur une expression qui l'arrêta net. M. Bonneval regardait
maintenant son père.
« Eh bien, Francis, dit-il lentement, je ne vois qu'une
seule solution à tout cela : votre fille et ce chien doivent rester
ensemble. Ils sont faits l'un pour l'autre, comme nous l'avons
toujours su. »
Cécile eut comme un éblouissement. Non! c'était
impossible! Cela ne pouvait signifier que... que....
Mais déjà elle voyait Vicky courir la tête haute et la
queue au vent à travers les champs; elle le voyait franchir le
petit pont et s'élancer le long de la rivière; elle le voyait qui
accourait joyeusement vers elle lorsqu'elle descendait du car....
Elle sentait sa langue chaude lui lécher les mains, lorsqu'ils se
reposaient après une folle randonnée-Un espoir démesuré
grandit en elle, mais brusquement, quand elle releva la tête,
elle aperçut la coupe d'argent entre les mains de l'éleveur.
Alors, elle murmura des bouts de phrase sans suite, des mots
qu'elle avait entendu dire à son père :
« Non, non, ce n'est pas possible.... Vicky est un chien
d'exposition.... Il a hérité de sa mère.... Il remportera d'autres
prix encore.... « 

202
Les mains crispées, elle parlait avec peine, tant il lui était
dur de renoncer.
« La place de Vicky n'est pas chez nous!... Nous n'avons
pas le droit de garder un tel chien à la ferme.... Ce ne serait pas
chic!... Il doit continuer sa carrière, gagner d'autres prix,
devenir célèbre.... Sa place n'est pas à la campagne, vous le
savez bien!... »
Mais M. Bonneval secoua doucement la tête.
« S'il retourne dans un chenil, dit-il, Vicky continuera à
se ronger de chagrin. Gerbaud a raison, ma petite. Ce chien
vous appartient! »
Puis une lueur malicieuse passa dans ses yeux.
« ... Il vous appartient, mais à une condition! reprit-il. J'ai
trop le sens des affaires pour ne pas mettre une petite
condition, même à des cadeaux! Il vous appartient si votre
père veut bien vous permettre de présenter Vicky pour moi

203
dans des expositions, mettons une ou deux fois par an, et s'il
continue à l'entraîner pour défendre les couleurs du chenil
Bonneval. »
Il ramena les yeux vers son ami.
« Qu'en pensez-vous, Francis? » demanda-t-il.
M. Fergy eut un sourire ravi.
« Ce que j'en pense? Que voulez-vous que j'en pense?
C'est oui, bien sûr! »

204
XIX

SUR le chemin du retour, M. Fergy décida de fêter cette


mémorable journée en s'arrêtant pour y dîner dans l'un des
meilleurs restaurants de la région. Vicky fut autorisé à les
accompagner dans la salle, et il resta sagement assis à côté de
sa maîtresse. A chaque instant, des clients qui passaient près
de leur table s’exclamaient : « Oh! le beau chien! » et Cécile
se sentait si ficBe, si heureuse, qu'elle pouvait à peine manger.
Quand ils arrivèrent à la ferme, la nuit était déjà tombée
depuis longtemps. Dans la lumière des phares, ils aperçurent
Jean-Pierre qui attendait sur le perron. M. Fergy ne put retenir
un petit rire.
« Le pauvre garçon! murmura-t-il. Il doit être sur des
charbons ardents! »
Jean-Pierre les accueillit d'une façon assez cavalière
lorsque l'auto stoppa devant la porte du jardin. Il se contenta
de crier :

205
« FORMIDABLE! » DIT JEAN-PIERRE.

206
« Enfin! vous voilà! Je vous croyais déjà dans le fossé! »
Puis, en s'approchant, il aperçut Vicky, et toute trace de
mauvaise humeur disparut alors de son visage.
« Hé là! que vois-je? que vois-je? s'exclama-t-il
gaiement.
— Il revient pour toujours! » lui annonça Cécile en
descendant de voiture.
Après quoi, laissant à son père le soin de donner de plus
amples explications au jeune homme, elle s'élança vers la
maison pour aller se changer.
Quand elle redescendit de sa chambre, elle trouva Jean-
Pierre seul dans le living-room. Mais quelques instants plus
tard, son père apparaissait sur le seuil, portant un grand paquet
plat enveloppé de papier.
« Avant que tu ne partes, dit-il avec un air embarrassé, je
tiens à te remettre cela, Cécile. Quand je... l'ai fait faire, je ne
savais pas que nous ramènerions Vicky à la maison. C'était
pour te consoler. »
Et il lui remit le paquet.
Toute surprise, la jeune fille posa sur son père un regard
interrogateur. Elle était incapable d'imaginer ce que cela
pouvait être.
« Un cadeau? demanda-t-elle enfin. Pour moi?... »
Son père fit « oui » de la tête, et Cécile se dirigea alors
vers la table pour y déposer le paquet. Elle défit les ficelles,
commença à enlever le papier d'emballage....
« Oh! papa », s'écria-t-elle.
C'étaient trois de ses dessins de Vicky, dans des cadres de
bois clair.
« Je les ai volés dans ton tiroir pour les faire encadrer,
confessa son père. Comme je te l'ai dit, je ne savais pas que
nous reviendrions ici avec l'original....

207
— C'est trop gentil, papa! c'est trop gentil!... » s'exclama
Cécile, tout en sentant fort bien que ces mots n'exprimaient
que faiblement ce qu'elle ressentait soudain. Et elle s'élança
vers lui pour l'embrasser sur les deux joues.
Jean-Pierre en profita pour prendre l'un des cadres, et il le
tint à bout de bras, en clignant des yeux, tel un connaisseur.
« Formidable! dit-il. On croirait l'œuvre d'un artiste
professionnel. Cécile, vous êtes vraiment très douée!
— Bien sûr, qu'elle l'est! » répliqua M. Fergy en
souriant.
Puis brusquement, il changea de thème de conversation :
« A propos, dit-il, comment irez-vous en ville?
Attendrez-vous le car de neuf heures, ou préférez-vous que je
vous y mène en voiture?
— Je vous remercie, mais c'est inutile, répond : f le jeune
homme d'un air digne. Mon père me prête son auto.
J'ai obtenu mon permis de conduire la semaine
dernière!»
Cécile s'empressa de passer son manteau, puis elle alla
encore une fois embrasser son père et lui murmura à l'oreille :
« Merci! merci mille fois! » Après quoi, elle passa dans le
couloir, s'accroupit auprès de Vicky et lui jeta les bras autour
du cou.
« Hé là! grommela Jean-Pierre, mécontent. Il est temps
de partir! A moins que vous ne préfériez rester ici avec votre
chien?... »
Cécile se redressa d'un bond.
« Je ne sais trop que choisir, répliqua-t-elle en riant. Les
deux me tentent également....
— Ah! les femmes! » soupira Jean-Pierre en
échangeant un regard avec M. Fergy.
Puis il prit Cécile par la main.
« Allons! Venez! »

208
Quand ils arrivèrent, la soirée dansante battait déjà son
plein dans la salle des fêtes du collège. Les accents de la
musique, la sourde rumeur des voix et les rires se répercutaient
dans les longs couloirs sombres. Cécile alla accrocher son
manteau au vestiaire des filles et se recoiffa rapidement devant
le miroir fêlé. Soudain elle constata qu'elle avait oublié son
bâton de rouge. Tant pis!; Elle se mordit les lèvres pour en
aviver la couleur, puis s'élança vers la grande salle pour y
retrouver Jean-Pierre, Marie-Claude et ses autres amis.

Imprimé en France
BRODARD&TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
-2867-1-7-6974-
Dep.leg.6648-3e tr. 58

209
210

Vous aimerez peut-être aussi