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PIERRE VERY

LES HÉRITIERS D'AVRIL

DOMINIQUE, dit « Grand Chef », et ses


deux inséparables : Noël et Ali, dit « Baba au
Rhum », aiment les énigmes et les aventures.
Où se trouve l'incalculable fortune de feu
Guillaume Avril ? Pourquoi a-t-il caché, voilà
plus de quarante ans, son testament sous une
lame de parquet, dans une vieille tour ? Où se
trouve cette tour ? Pourquoi Guillaume Avril a-
t-il enregistré jadis ces révélations sur un
disque de phonographe ? Pourquoi une moitié
de ce disque a-t-elle disparu, rendant le
message indéchiffrable?
Tels sont les problèmes que Dominique,
Sherlock Holmes en herbe, parviendra
finalement à résoudre au terme d'une enquête
qui se révélera fertile en péripéties plus
surprenantes les unes que les autres.

3
GEORGES BAYARD
PIERRE VÉRY

LES HÉRITIERS
D'AVRIL
ILLUSTRATIONS DE JACQUES POIRIER

HACHETTE

4
168

DU MÊME AUTEUR
dans la même collection

SIGNÉ : ALOUETTE

© Librairie Hachette, 1960.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

TOUS LES PERSONNAGES DE CE ROMAN SONT FICTIFS

5
A Rémo FORLANI

Très amicalement P. V.

6
TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
LE TESTAMENT D'AVRIL

I. SEIZE NOËL EN JUILLET 8


II. NOËL, « GRAND CHEF » ET « BABA AU RHUM » 12
III. LA LETTRE DU SOLDAT WILKINS 17
IV. LE TESTAMENT AUX PETITS POIS 25
V. LE SECRET DU DISQUE 31
VI. L’HOMME DU CAIRE 36

DEUXIÈME PARTIE
LA TOUR DE L'ABBAYE

I. LA TOUR MAGNE, A NIMES 43


II. LE MANOIR DE TROMPE-RENARD 49
III. LES DISTRACTIONS DE FEU GIOVANNI ANGELINO 54
IV. VENISE... EN FRANGE 60
V. « OUS UNE LAME DU PARQUET » 64
VI. LES DEUX LARRONS 71
VII. L’OISEAU DE NUIT 75

TROISIÈME PARTIE
LA FORTUNE D'AVRIL

I. « JE SOUPÇONNE TOUT LE MONDE... » 84


II. BESNARD?... LOUGUEREAU?... OU JUSSIEAUME? 90
III. LE COFFRE ESPAGNOL 99

Imprimé en France BRODARD & TAUPIN


Imprimeur-Relieur Paris-Coulommiers 25.1-13 - I - 9 - 2332
Dép.lég. 2126-3e tr. 60

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CHAPITRE PREMIER

SEIZE NOËL EN JUILLET

E N CE DÉBUT de juillet 1960, une belle lumière faisait briller les toits de Paris, la
surface de la Seine, les feuillages.
Mais, dans ce salon d'attente, au rez-de-chaussée de ce vieil immeuble de l'étroite rue
du Pont-de-Lodi, dans le sixième arrondissement, il faisait sombre et triste.
Un homme jeune et une très vieille femme étaient assis près d'une muraille au papier
déteint. Parfois, la vieille, femme levait vers le plafond craquelé un regard suppliant, poussait
de profonds soupirs et marmonnait comiquement on ne savait quoi, en italien.
En face d'eux, sur l'autre muraille, un ŒIL semblait les surveiller. Il était peint au
milieu d'une grande affiche et avait bien trente centimètres de diamètre.
En demi-cercle autour de l'ŒIL, on pouvait lire :
VOIT TOUT SAIT TOUT ENTEND TOUT
ALLIE LE FLAIR AU TACT

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Ce qui semblait indiquer que l'ŒIL, non seulement voyait (ce qui est normal pour un
œil), mais encore possédait des oreilles invisibles, puisqu'il « entendait », — un cerveau
invisible, puisqu'il « savait », — un nez invisible, puisqu'il avait du « flair », — et des doigts
invisibles, puisqu'il était capable de « tact ». Il ne lui manquait, en somme, que la parole!
Au sommet de l'affiche, en hautes majuscules, on lisait :
AGENCE EUREKA
RECHERCHES ENQUETES FILATURES
CELERITE ET DISCRETION

Enfin, tout en bas de l'affiche, à côté de la photographie d'un quinquagénaire au visage


gras :

Directeur : JULIEN LOUGUEREAU, DÉTECTIVE PRIVÉ

L'homme et la femme tenaient chacun un numéro. L'homme : le numéro 9. La femme :


le numéro 10.
Ils ne se connaissaient pas et se lançaient des regards inquiets, tout en s'efforçant de
surprendre, à travers la mince cloison, la conversation qui se déroulait dans la pièce contiguë.
On ne percevait que des bribes de phrases incompréhensibles, mais brusquement le ton monta
et ils sursautèrent en entendant :
« Une fortune énorme, dites-vous, monsieur Louguereau ?
— Une fortune fabuleuse, madame. Malheureusement, j'ai le regret de vous dire que
cette fortune n'est pas pour vous. Vous n'avez aucun droit à l'héritage de Noël Jean Guillaume
Avril. »
La dame qui avait le numéro 8 et se trouvait dans le bureau du détective arrivait de Guimpe-
sur-Lot.
Elle était profondément déçue, ne voulait pas renoncer à espérer.
« Ce n'est pas possible, monsieur Louguereau!
Les pièces d'état civil que je vous ai apportées prouvent que je suis une descendante de la
famille
Avril.
— Hélas ! non, madame. J'en suis navré pour vous, je le répète. Votre arrière-
arrière-grand-mère portait les prénoms de Marguerite, Caroline, Zulma — mais non celui de Noëlle.
— C'est une erreur, un oubli d'un secrétaire de mairie! gémit la dame. Depuis tout ce temps,
vous pensez.... Mais elle s'appelait Noëlle. Forcément! Comme mon grand-père. Comme, mon
père. El comme moi. Puisque c'est de tradition dans la famille! Vous pensez bien que je ne me
serais pas donné la peine de faire le voyage depuis Guimpe-sur-Lot — plus de six cents kilomètres —
si.... »
Le détective se borna à esquisser un geste vague en répétant :
« Désolé, madame. »
Il sortit de son bureau et il appela :
« Numéro 9. »
Le numéro 9 avait un visage ouvert, d'aspect sympathique, mais, pour l'instant, il semblait
partagé entre l'angoisse et la colère.
« Qu'est-ce que vous me voulez? cria-t-il dès qu'il fut eu tête-à-tête avec Louguereau. De quoi
est-ce que l'on m'accuse encore?
— Mais de rien, monsieur Jussieaume. De rien du tout.
— Inutile de vous moquer de moi ! Je suis innocent, je vous dis! In-no-cent, vous
comprenez le français, non? Je n'étais pour rien dans ce cambriolage. Ah! je les retiens, ces
messieurs de la banque Saint-Privat! Trois années de prison, pour leur avoir rendu service!
Pour avoir ouvert leur coffre-fort! J'aurais mieux fait de me couper la main! »
Il disait vrai. Il n'avait rien fait, que rendre service.

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Ouvrier serrurier d'une habileté extrême, il était parvenu, à la demande de la banque
Saint-Privat et après l'échec de plusieurs de ses collègues, à ouvrir un coffre dont la serrure
était détraquée. En bon artisan, il en avait été tout fier et il avait ri de bon cœur lorsque le
directeur lui avait dit : « C'est une chance pour la société, mon ami, que vous soyez honnête.
Vous feriez un redoutable cambrioleur! »
Le malheur avait voulu qu'un mois plus tard, une nuit, cette même banque fût
cambriolée.
Une somme considérable avait été dérobée.
A cette heure-là, Jussieaume dormait paisiblement chez lui. Mais comment le prouver?
On l'avait soupçonné, accusé.... Et l'on découvrit chez lui une grosse liasse de billets
de banque (cachée là à son insu par les cambrioleurs, pour l'accabler).
Cinq années de prison!
Sa mère, veuve, était à l'hôpital, gravement malade. Le chagrin, s'ajoutant à la
maladie, l'avait emportée.
En prison, l'excellente conduite de Jussieaume lui avait valu de voir la durée de sa
peine réduite à trois ans. Il venait d'être rendu à la liberté, il y avait de cela une dizaine de
jours seulement.
C'est alors qu'il avait reçu cette convocation du détective, sans commentaires, sans la
moindre précision sur son objet. Il s'était naturellement cru menacé de nouveau.
« On ne m'accuse de rien? Alors pourquoi m'avez-vous fait venir? Pour m'inviter à
dîner, peut-être?
— Mais je vous invite très volontiers, monsieur Jussieaume!
— Ah! dites, si vous avez l'intention de....
— Calmez-vous, mon ami. Evidemment, je m'en rends compte maintenant, j'aurais
mieux fait de vous mettre au courant, depuis deux mois que je m'occupe de votre cas, mais....
— Mon cas?
— Oui, mais vous étiez en prison. Vous faire espérer une bonne nouvelle alors que
je n'étais pas sur de ne pas me tromper eût été inutilement cruel. J'ai préféré vous
réserver le plaisir de la surprise. Je n'ai été fixé définitivement, en ce qui vous concerne,
qu'avant-hier.
— La surprise? Quelle surprise? Je ne comprends rien à ce que vous dites.
— Eh bien, cher monsieur, voici l'affaire, en quelques mots. Il y a deux mois et
demi, j'ai été chargé par un notaire parisien, maître Festalin, de rechercher les ayants droit
à l'héritage du sieur Noël Jean Guillaume Avril, mort au champ d'honneur le 8 septembre
1914. Soit il y a maintenant quarante-six ans. En raison du laps de temps écoulé depuis
ce décès et de la dispersion de la famille Avril, mes enquêtes n'ont pas été commodes. Je
n'avais pour me guider qu'un fil bien ténu : il existe dans la famille Avril une tradition qui
veut que tous ses membres portent, en tête de leurs prénoms, celui de Noël (ou Noëlle — s'ils
sont du sexe féminin) en mémoire du plus lointain ancêtre connu : un Noël Avril, né en 1792.
Il ne s'est pas trouvé moins de seize Noël ou Noëlle Avril actuellement vivants. J'ai eu à
déterminer les authentiques et les faux. Cela a été long. Mes dossiers sont à présent complets.
Et j'ai la joie de vous annoncer, cher monsieur Noël Bernard Jus-sieaume, que vous êtes, par
votre mère, née Avril, l'un des heureux élus qui vont avoir à se partager une fortune d'environ
cinq millions de francs — si ce n'est davantage.

*
**

Après le départ de Jussieaume, Louguereau reçut la candidate numéro 1.0, une


Piémontaise volubile venue de Domodossola, gare frontière à la sortie du tunnel du Simplon.

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Elle avait apporté, elle aussi, des copies de documents d'état civil, et même des lettres
anciennes, toutes jaunies. Leur confrontation avec les pièces réunies par Louguereau réduisit
vite à néant ces prétendues « preuves » de filiation. S'il ne payait pas de mine, Louguereau
n'en était pas moins fort au courant des ficelles de son métier.
« Je suis désolé, madame, mais votre grand-oncle maternel ne s'appelait pas Noël. Je
n'y puis rien! »
Pendant ce temps, la secrétaire introduisait dans le salon d'attente toute une fournée de
nouveaux candidats : les numéros 11, 12, 13 et 14.
Tous prirent sagement place contre le mur en face de l'ŒIL, sauf le numéro 12 : un
homme d'une soixantaine d'années, aux vêtements râpes, maigre, long comme un jour sans
pain. Il avait un visage dramatique et comique en même temps. Un visage de clown lugubre!
Il considéra l'GEIL haineusement, comme s'il se fût trouvé en présence d'un ennemi
mortel, puis il lança d'une voix caverneuse :
« L'ŒIL, était dans la tombe et regardait Caïn! - C'est de Victor Hugo! dit après un
instant de stupeur le numéro 11, une vieille dame qui avait l'air d'une Anglaise un peu
caricaturale. J'ai appris cela autrefois dans l'école. » Elle se reprit : A l'école. » Elle fit une
petite inclination de tête : « Je suis Mrs. Grayfield, de Londres.
— Noëlle? demanda l'homme.
— Noëlle, yes. Noëlle Armande Grayfield. Ma rnère était une demoiselle....
— Avril?
— Avril, yes. »
Instantanément l'homme prit une pose très « mousquetaire », fit le geste théâtral de
balayer le parquet avec un imaginaire chapeau à plumes et déclama :
« Est-ce toi, chère Elise? O jour trois fois heureux!...
— Mais, fit la vieille dame ébahie, je ne m'appelle pas Elise et c'est la première fois
que je vous vois !
— C'est un vers de Jean Racine, expliqua avec condescendance le numéro 12.
Esther. Acte premier. Scène I. »
Et il se présenta :
« Noël Sébastien Alexandre Ducluzaud. Comédien. Ma mère était également une
demoiselle Avril.
— Comme c'est passionnant! fit l'Anglaise. Comédien, vraiment?
— Spécialisé dans la tragédie. J'ai joué tous les grands premiers rôles
dramatiques : Othello, Hamlet, Hernani, Oreste. Âh! si vous m'aviez vu jouer Oreste!... •»
En une seconde, il se composa un masque convulsé. Il tordit ses bras, jetant le gauche
devant sa face horrifiée tandis que le droit semblait, au-dessus de son crâne, faire tournoyer un
lasso. Il frappa du pied le parquet, ses jambes se recroquevillèrent, le transformant en une
sorte de nain contrefait. Et il vociféra, en faisant interminablement siffler les s et rouler les r :
« Pourrr qui sssont cces ssserrpents qui sssif-flent sssurrr vos têtes? »
Cela à l'indicible effarement de deux nouveaux venus que la secrétaire venait, à la
môme seconde, d'introduire : un homme d'une quarantaine d'années d'aspect fort important,
accompagné d'un petit garçon de treize ans. Ce dernier ne put s'empêcher de s'esclaffer et
Mrs. Grayfield dut se mordre les lèvres pour ne pas faire de même. C'était vraiment un très
mauvais comédien que ce Ducluzaud!
Cependant, fort satisfait de la sensation qu'il avait produite, il se rasseyait, dans une
pose royale, en annonçant :
« Jean Racine. Andromaque. Acte cinquième. Scène V. »

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CHAPITRE II

NOËL, « GRAND CHEF » ET « BABA AU RHUM »

DANS LE BUREAU de Louguereau, la vieille femme italienne, ayant appris qu'elle


n'avait pas droit à l'héritage, gémissait, se répandait en supplications, jurant ses grands dieux
et prenant à témoin la Madone. Finalement, elle se retira en mâchonnant sur le compte du
détective des « appréciations » qu'il ne put comprendre, mais dont il devina aisément qu'elles
n'avaient rien de flatteur. Il haussa les épaules : il en avait entendu d'autres!
« Si vous voulez bien passer dans mou bureau, madame », dit-il à Mrs. Graytield, qui
se dressa.
Mais la secrétaire la devança, chuchota quelques mots à l'oreille de Louguereau. Ce
dernier jeta un regard aigu au monsieur important et, écartant l'Anglaise d'un geste négligent
— comme on chasse une mouche —, il se hâta vers le nouveau venu.
« Oh! » fit Mrs. Grayfield, outrée par ce favoritisme et ce manquement à la galanterie.
« Tous mes respects, monsieur de Saint-Aigle, disait Louguereau d'un ton frisant
l'obséquiosité. C'est pour moi un immense honneur de vous recevoir dans ces modestes
locaux. »
M. de Saint-Aigle : un archi-millionnaire, un magnat de la grande presse, un homme
qui était à tu et à toi avec le Tout-Paris!
Le détective toucha affectueusement la joue du gamin.

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« Voici donc votre jeune Noël. Très charmant enfant! Je n'en suis que plus heureux
d'avoir à lui annoncer une grande nouvelle. Figure-toi, mon petit bonhomme, que tu es un de
ceux que maître Festalin m'avait donné mission de rechercher!
— Réellement? Vous croyez? jeta M. de Saint-Aigle.
— Je ne crois pas, j'affirme! rectifia Louguereau. Et j'affirme parce que je sais
sûr!»
Le gamin, déçu déjà par l'aspect terriblement banal de la pièce, l'était davantage
encore par la vue de ce détective aux traits insignifiants. Quoi, c'était là un « déchiffreur
d'énigmes », un «maître du mystère » ?... Certes, il ne s'était pas attendu, naïvement, à le voir
coiffé d'un casque colonial, comme Sherlock Holmes et jouant rêveusement du violon tout en
vous transperçant d'un regard d'acier! Ni portant redingote, chapeau haut de forme, monocle
et canne à pomme de cristal, comme Arsène Lupin! Mais enfin, il espérait quelque chose
d'insolite et de fascinant.... Or rien de tout cela. Ce détective avait l'allure d'un brave père de
famille amoureux de ses pantoufles — et il ne fumait même pas la pipe!
« L'agence Eurêka, poursuivait pompeusement Louguereau, ne fait confiance qu'aux
preuves irréfutables. C'est pourquoi je suis en mesure de vous certifier, monsieur de Saint-
Aigle, que cet enfant est indiscutablement l'un des héritiers de la fabuleuse fortune de Noël
Jean Guillaume Avril. Si vous voulez bien passer dans mon bureau....
— Pardon! protesta Mrs. Grayfield, je suis arrivée avant ce monsieur.
— Je n'en ai que pour quelques minutes, madame, et je sais que le temps de M. de
Saint-Aigle est extrêmement précieux.
— Oh! shocking! s'exclama l'Anglaise, écarlate. Mon temps aussi est précieux. Je
suis Mrs. Grayfield, j'arrive de Londres et....
— Mrs. Noëlle Armande Grayfield? coupa interrogativement Louguereau
avec un subit intérêt.
— Yes.
— Eh bien, madame, fit le détective avec un visage brusquement épanoui, j'ai le
plaisir de vous annoncer à vous aussi que vous êtes une authentique héritière de feu
Guillaume Avril! » II désigna Noël de Saint-Aigle : « Ce jeune garçon est le fils de votre frère
Noël Arthur.
— Mais alors, il est mon neveu! fit-elle, médusée et ravie.
— Hé oui! votre neveu.
— C'est merveilleux! Je voyais très rarement mon famille : j'ai été toujours élevée
dans l'Angleterre, vous comprenez? »
Elle se précipitait vers le gamin :
« Bonjour, mon neveu. Vous permettez? » Elle le saisissait dans ses bras, l'embrassait
fougueusement.
Puis elle se ruait sur M. de Saint-Aigle, l'étrei-gnait à son tour.
« Bonjour, Arthur. Comme vous avez changé! A votre avantage.... Vous avez rajeuni!
— Je ne suis pas Arthur Avril, fit en riant M. de Saint-Aigle, après cette
accolade inattendue.
— Je ne comprends pas! Si votre fils est mon neveu....
— Je ne suis pas le papa de Noël. Seulement son père adoptif. »
On eût dit que cette pièce si triste et sombre était tout égayée et éclairée par ces propos
et ces embrassades. Il y régnait soudain une atmosphère familiale et l'ŒIL lui-même, comme
attendri, semblait sourire sur son affiche.
Dans le bureau de Louguereau, le premier mot de Noël fut :
« Mes parents.... Vous les avez retrouvés?
— C'est-à-dire, mon petit, fit le détective avec douceur, je n'ai pu retrouver que leur
trace.

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— Mais..., demanda l'enfant avec angoisse, ils sont vivants?
— Hélas! ils sont morts tous les deux, il y a treize ans. Un accident d'automobile.
Tu venais juste de naître. »
Sous l'effet de la tristesse, le mince visage de Noël avait minci encore.
« C'est alors, poursuivit d'une voix douce le détective, que tu as été confié à
l'Assistance publique. Mais, tu vois, par la suite le Ciel a tout arrangé au mieux en te
procurant la tendresse de M. et Mme Saint-Aigle.
— Dites, monsieur, fit Noël avec timidité, ma maman, est-ce que vous savez
au moins son prénom ?
— Bien sur! Véronique. »
Véronique : c'était donc là tout ce que l'enfant saurait jamais de sa mère, le seul trésor
qu'il garderait dans son cœur.
Véronique, Arthur : deux prénoms, sans même de visage à mettre dessous....
« Cette fortune de Guillaume Avril, demanda M. de Saint-Aigle, davantage pour faire
diversion que par curiosité, a-t-on idée de son importance ?
— Enorme! Autant que je sache par le notaire, elle est de l'ordre de cinq millions.
J'entends : des millions de 1910! »
La stupeur du magnat de la presse étonna Noël.
D'AVRIL
M. de Saint-Aigle, il le savait, était lui-même très riche.
Ils lui expliquèrent qu'un franc 1910 représentait, comme valeur d'échange, environ
cinq fois un franc 1960.
« Cinq fois! fit Noël, cinq fois cinq millions, cela fait vingt-cinq millions !
— Hé oui! Et avant la création des francs I960, ces cinq millions de francs 1910
auraient représenté deux milliards et demi!
— Deux milliards et demi! répéta l'enfant, abasourdi.
— Mieux que cela! intervint Louguereau. Cette fortune est représentée par des titres
au porteur. Supposez, monsieur de Saint-Aigle, qu'il s'agisse de valeurs dont la cote a monté,
comme on est en droit de l'espérer. Ce ne serait plus vingt-cinq millions de nos francs actuels
que....
— Cela peut signifier cinquante... cent millions! » acheva M. de Saint-Aigle, lui-
même effaré par l'énormité de ce chiffre.

*
**

Les numéros 13 et 14 ne se révélèrent pas comme étant d'authentiques descendants de


la famille Avril.
Le 13, qui venait de Clinchamps-sur-Orne dans le Calvados, partit furieux en déclarant
qu'il « porterait plainte ».
Cela fit hausser les épaules à Louguereau.
Le 14 arrivait de Villeneuve-lès-Avignon, la voix toute parfumée d'accent provençal.
Il prit sa déconvenue avec la souriante philosophie méridionale :
« Je n'avais guère d'espoir. »
Mais à quelque chose malheur est bon. Il n'était jamais venu à Paris; il allait profiter
de l'occasion pour réaliser son grand rêve : monter à la tour Eiffel. Ainsi, il n'aurait pas fait le
voyage pour rien!
En revanche, le numéro 12, c'est-à-dire le vieux comédien Noël Sébastien Alexandre
Ducluzaud, héritait, comme le serrurier Jussieaume, comme Mrs. Grayfield et comme le petit
Noël de Saint-Aigle.

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Lorsqu'il apprit la chose, il demeura d'abord muet de saisissement. Puis il éclata d'un
rire d'ogre.
« Ha, ha, ha!... La tête des bons petits camarades! Ils disaient : « Fini, le père
Ducluzaud! Au « magasin des accessoires, la vieille baderne! » Je vais leur faire voir, à ces
blancs-becs! »
II s'était mis à arpenter le bureau à longues enjambées — comme le plateau d'un
tbéâtre —, eu vociférant :
« Je vais louer une salle et je monterai Hamlet pour ma rentrée. Hamlet, parfaitement,
monsieur le détective! Puis Roméo et Juliette! »
II s'était rué hors de la pièce, la bouche pleine de tirades en vers et en prose qui
voulaient jaillir toutes à la fois.
Peu après, le long de la Seine, devant les étalages des bouquinistes, les amateurs de
vieux livres se retournaient sur ce bonhomme dégingandé qui gesticulait en jetant vers le ciel
des alexandrins et ils hochaient la tête avec tin sourire indulgent.

*
**

Louguereau se trouvait maintenant en présence d'un nouveau venu : le numéro 16, le


dernier des postulants à l'héritage.
Il se nommait Eayoum, Noël, Méhémet, Omar.
C'était un individu chafouin, au teint olivâtre, au cheveu crépu planté si bas qu'il
semblait n'avoir pus de front. Grec, turc, arménien, syrien, libanais, égyptien? On ne savait....

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Il arrivait d'Orly, venant du Caire où il dirigeait — prétendait-il — un bureau d'import-export
servant vraisemblablement de façade à des entreprises peu avouables.
Il était descendu à l'hôtel Sainte-Geneviève et du Parthénon, rue de la Montagne-
Sainte-Geneviève, dans le cinquième arrondissement.
Il considérait d'un œil rusé Louguereau, qui semblait fort irrité.
« Enfin, monsieur Fayoum, il me semble que je me suis exprimé clairement. Dois-je
vous répéter une fois de plus....
— Inutile! coupa Fayoum, j'ai parfaitement compris. Vous contestez l'authenticité
des documents que je vous apporte.
— Je vais plus loin! lança le détective. Je prétends que ces documents sont falsifiés.
Ce sont des faux et il me serait aisé de le prouver en justice.
— C'est une opinion et je serais en droit de me vexer, répliqua paisiblement
Fayoum, car vous m'accusez, en somme, d'être un malhonnête homme.
— Je veux bien admettre que votre bonne foi a été abusée, dit Louguereau, qui avait
peine à se contenir. Mais cela ne change rien au fait que vous n'avez aucun droit à
l'héritage de Guillaume Avril.
— C'est votre dernier mot? glissa fielleusement Fayoum. Vous ne désirez pas
réfléchir encore avant de vous arrêter à cette conclusion?
— C'est tout réfléchi!» fit Louguereau, outré.
Il se dirigea vers la porte de son bureau et l'ouvrit grande, signifiant ainsi au singulier
visiteur que l'entretien était terminé.
Fayoum verdit.
« Ah! c'est comme ça! grogna-t-il en franchissant le seuil. Mais je n'ai pas l'intention
de me laisser faire! Nous nous reverrons, monsieur Louguereau. Nous nous reverrons.
— Pour ce qui est de nous revoir », fit le détective, goguenard, en montrant Y ŒIL
peint sur l'affiche, « dites-vous bien que... j'ai un œil sur vous! »
Fayoum lui lança un regard de reptile et partit en claquant la porte.
Dans le seizième arrondissement, cependant, Noël de Saint-Aigle avait retrouvé ses
deux grands amis : Dominique Dulac, dit Grand Chef, quatorze ans et demi, et Ali, dit Baba
au Rhum, quinze ans.
Dominique était le fils d'un restaurateur de la rue Duban qui s'était fait une réputation
dans les spécialités nord-africaines : couscous, méchoui, chiche-kebab. Ali travaillait à la
plonge dans ce restaurant, c'est-à-dire qu'il lavait la Vaisselle. Dominique l'avait d'abord
surnommé Ali-Baba. Puis Ali-Baba au Rhum. Finalement, il n'était resté que Baba au Rhum.
Dominique allait en classe au même cours que Noël : l'Institution Ludovic, rue du
Ranelagh. Les deux gamins étaient aussi inséparables que le pouce et l'index. Les grandes
vacances venaient de commencer : aussi ne se quittaient-ils plus.
« Ou...i! admit Dominique avec une moue comique lorsque Noël leur eut tout raconté,
ces millions, c'est formidable. Mais, au fond, l'argent ce n'est pas intéressant. Ton père va aller
toucher tranquillement ta part chez le notaire et il la placera à ton nom dans une banque. Et
qu'est-ce qu'il y aura de changé pour toi? Rien!... Ce qui est passionnant, c'est l'aventure!... Et
ça, ce n'est pas de l'aventure! »
II était à des millions de lieues de se douter que cette affaire, d'héritage allait les
entraîner tous les trois dans la plus extraordinaire, la plus palpitante, mais aussi la plus
dangereuse de toutes les aventures.

16
CHAPITRE III

LA LETTRE DU SOLDAT WILKINS

« DONC, madame, messieurs, vous héritez.... »


Mrs. Grayfield, Ducluzaud, Jussieaume et Noël de Saint-Aigle se trouvaient réunis
dans l'étude de maître Hippolyte Festalin, rue de Tournon, dans le sixième arrondissement. M.
de Saint-Aigle et Louguereau assistaient à l'entretien.
« Vous héritez, reprit le notaire. A moins que.... » L'inquiétude rida tous les fronts. «
A moins, bien entendu, que le testateur n'ait disposé différemment de ses biens! Il en avait le
droit : aucun de vous n'est héritier en ligne directe. Toutefois, Guillaume Avril étant décédé
en état de célibat, il semble que vos chances....
— Pour être fixés, mon cher maître, coupa impatiemment le vieil acteur, ne
croyez-vous pas que le mieux serait que vous ouvriez le testament?
— Remarque infiniment judicieuse, monsieur Ducluzaud, riposta ironiquement
maître Festalin d'un ton pincé. L'ennui est que... je ne possède pas ce testament!
— Vous ne l'avez pas? Où est-il?
— Je n'en ai pas la moindre idée!
— Comment?
— Mais j'ai bon espoir qu'incessamment nous aurons tous éclaircissements à ce
sujet. Grâce à un disque de phonographe.
— Un disque?

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— De phonographe, oui, sur lequel Guillaume Avril a enregistré lui-même
l'indication du lieu où il a caché le testament.
— Quoi? Il l'a caché? Et il a indiqué la cachette sur un disque? Curieuse idée!
— Si le défunt a usé d'un procédé aussi singulier, fit sèchement maître Festalin, nous
devons lui faire l'honneur de croire que ce ne fut pas sans raisons majeures. »
II se tourna pour ouvrir un petit coffre-fort dans lequel il prit une enveloppe.
« La lettre que voici, madame, messieurs, m'a été délivrée par le facteur le. 2 mai
dernier, soit il y a un peu plus de deux mois. Or, elle a été expédiée le 20 septembre 1914! Et
nous sommes en 1960!
— What! Elle aurait mis, pour vous parvenir....
- Quarante-six ans, madame Grayiield. Près d'un demi-siècle! Cette date du 20
septembre 1914 est authentifiée par le cachet de la poste, à côté duquel se trouve cette
mention : Poste aux Armées. La lettre était adressée à mon père, maître Augustin Festalin, qui
est décédé depuis dix ans maintenant et fut, avant moi, le titulaire de cette charge de notaire.
Je précise que mon père entretenait des relations d'amitié avec Guillaume Avril et s'occupait
de ses intérêts. »
Saisi d'une quinte de toux, maître Festalin versa précipitamment dans un peu d'eau une
cuillerée de potion et l'absorba.
« Excuse: une petite crise d'asthme! » Il reprit : « Cette lettre a été rédigée durant la
guerre 1914-1918, au front, par un certain John Wilkins, infirmier dans l'armée britannique.
On l'a retrouvée récemment, coincée entre une boite aux lettres et la muraille d'un bureau de
poste dont on démolissait la façade pour le reconstruire. Notez que, pour extraordinaire que
cela soit, ce cas est loin d'être unique. Les faits divers en relatent d'analogues. »
Il feuilleta un énorme registre somptueusement relié en maroquin, sur les pages
duquel étaient collées quantité de coupures de presse.
« Je suis friand de faits divers insolites. Ht j'en ai noté deux, précisément, qui vont
vous intéresser.»
II lut:

Charleroi, 19 juin 1956. Avec trente-huit an* de retard, la poste belge vient de
distribuer une quarantaine de lettres dans plusieurs villages proches de (Charleroi. Ces
lettres, adressées par des soldats belges à leurs familles pendant la guerre I91k-1918, avaient
été découvertes ces jours derniers dans le grenier d'un ancien passeur dans le Limbourg hol-
landais. L'administration des postes hollandaises puis celle des postes belges les ont
acheminées vers leurs destinataires (1).

Il tourna quelques pages.


« Mais voici mieux :

Naples, 7 mai 1955, Une carte postale a mis cinquante-deux ans pour aller de
Palerme, en Sicile, à Castellamare près de Naples. Affranchie avec un timbre de 2 centimes
suivant le tarif de, l'époque, la carte, expédiée en 1903 à Mlle (Pristina Lammana, alors âgée
de 17 ans, est arrivée à destination hier (1) !
(1)
(2) Authentique.

Maître Festalin referma le registre.


« Je remettrai tout à l'heure à chacun de vous une traduction de cette lettre, qui est
rédigée en anglais, naturellement. Pour l'instant, je vais vous exposer brièvement l'essentiel de
son contenu.

18
« Wilkins était affecté à une ambulance de campagne. Outre les blessés anglais, il eut
à s'occuper d'un lieutenant français. Ce dernier était si gravement atteint qu'il expira au bout
de quarante-huit heures en dépit des soins qui lui furent prodigués. Le décès survint dans la
nuit du 8 au 9 septembre 1914. Ce lieutenant n'était autre, vous l'avez deviné, que votre oncle
et grand-oncle Guillaume Avril. »
Un silence.
« Avant de rendre le dernier soupir, Guillaume Avril a parlé. Wilkins était à son
chevet. Par bonheur pour vous tous, Wilkins comprenait tant bien que mal le français. Dans
les phrases, entrecoupées de gémissements, qui s'échappaient de la bouche du mourant, il put
démêler ceci : Guillaume Avril avait fait un testament olographe. Quand cela? On ne sait. Ce
testament, il avait pris la précaution de le cacher. En quel lieu? On l'ignore. Tout ce que
Wilkins put saisir avec certitude, c'est que la cachette se trouvait dans un bâtiment très ancien,
sous une lame de parquet, quelque part dans l'Ile-de-France. Pourquoi Guillaume Avril avait-
il fait choix d'une cachette aussi romanesque? J'ai envisagé toutes sortes d'hypothèses. J'avoue
qu'aucune ne m'a satisfait. La plus vraisemblable est qu'il avait des ennemis désireux de
détruire à tout prix ce précieux document. Pour une pareille somme, que ne feraient pas des
coquins ?
— C'est un vrai roman-feuilleton! » s'exclama Jussieaume.
Noël de Saint-Aigle était tellement passionné par cette histoire mystérieuse qu'il en
avait perdu le souffle.
« Wilkins, poursuivit le notaire, comprit en outre que Guillaume Avril avait adressé à
maître Augustin Festalin, mon père, un deuxième exemplaire du testament, également
olographe, le 6 septembre 1914 — quelques heures seulement avant d'être blessé. Mais
Guillaume Avril avait appris presque aussitôt après que la voiture du vaguemestre chargée du
courrier avait été bombardée et incendiée. Le document ne parviendrait donc jamais à mou
père. C'est pourquoi, au moment de mourir, il avait supplié que l'on informât mon père de
l'existence d'un double de ce testament, ainsi que du disque qui en révélait la cachette.
— Pardon, maître, fit timidement Mrs. Grayfield, cela signifie quoi, un testament
olo.... Comment avez-vous dit? Olo....
— I see. Thank you very much.
— « Sous une lame du parquet dans un bâti-« ment très ancien dans l'Ile-de-
France! » répéta le vieux comédien. Espérons que le disque enregistré par l'oncle Guillaume
nous donnera plus de détails! Au fait, où est-il ce disque? J'espère que vous n'alliez pas nous
dire que vous l'ignorez! Ce serait un comble!
— Rassurez-vous. Guillaume Avril en a informé Wilkins, qui l'a mentionné dans
sa lettre. Le disque se trouve à deux pas d'ici, rue Monsieur-le-Prince., chez un certain Louis
Gabriel Besnard dont le père, Antoine Besnard, fut également un ami de Guillaume Avril. »
Tous les héritiers poussèrent un profond soupir de soulagement. Sauf Ducluzaud, qui
vociféra :
« Mais alors, mon cher maître, depuis doux mois que vous avez reçu la lettre du brave
tommy, vous y êtes allé, rue Monsieur-le-Prince! Vous avez entendu le disque! Vous savez où
est caché le testament! Vous nous faites languir à plaisir!
— Evidemment, je suis allé rue. Monsieur-le-Prince! Mais je n'ai pas entendu le
disque. Pour la raison que Louis Gabriel Besnard était absent pour deux mois.
— Allons bon! »
Chaque fois que l'on avait l'impression de toucher au but, on voyait brusquement
celui-ci reculer.
« Enfin, vous avez essayé de le joindre?
— Bien entendu. Mais il se trouve qu'il est un poète, doublé d'un sportif et d'un grand
amoureux de la mer. Il est allé avec son épouse écrire des poésies et faire de la navigation à

19
voile et de la pêche sous-marine en Méditerranée, un jour ici, le lendemain ailleurs.
Impossible de le joindre, provisoirement.
— Poète, ça c'est bien! grommela le vieux comédien, mais faire de la pêche sous-
marine!... Moi qui ai le mal de mer rien qu'à regarder une carte postale représentant l'océan!
— Toujours est-il, reprit le notaire après un imperceptible haussement d'épaules,
que la femme de charge de M. Louis Gabriel Besnard m'a appris que, précisément, il
conservait pieusement une collection de disques ayant appartenu à son père. Ces disques
sont soigneusement rangés dans une armoire....
— Fermée à clef, naturellement? ricana Ducluzaud.
— Fermée à clef, naturellement, monsieur Ducluzaud.
- Je l'aurais parié! Et vous allez voir que cette clef a été emportée par Besnard... qui
l'aura cachée dans une grotte sous-marine... sous un tombereau d'algues... sous la garde
d'une pieuvre géante! jeta l'incorrigible comédien. Ou dans une amphore, dans la cale d'une
galère phénicienne engloutie par cinq cents mètres de fond en l'an trois cent avant Jésus-
Christ! Et, pour tout arranger, nous allons apprendre que Besnard, son épouse et leur bateau à
voiles se sont perdus corps et biens! Il nous restera la ressource de faire draguer la Mé-
diterranée et d'engager quelques régiments d'bommes-grenouilles ! Et, s'ils ne trouvent rien,
de nous adresser à un serrurier pour faire ouvrir l'armoire! Au fait — le vieux comédien se
tourna vers Jussieaume —, vous l'êtes, vous, serrurier. C'est le Ciel qui vous envoie!
- Ne comptez pas sur moi pour ouvrir quoi que ce soit! lança Jussieaume avec
amertume.
---- Je puis conclure? demanda le notaire d'un ton glacé.
— Je vous en prie, maître!
— Trop aimable! Nous sommes le 12 juillet. Le retour de M. Besnard ne saurait donc
plus tarder. Je vous convoquerai dès que je serai avisé de son arrivée. »
Il se dressa.
« Pardon, maître, intervint M. de Saint-Aigle, cette fortune, vous savez au moins où
elle est en dépôt? Dans une banque, je présume?
— Ce serait trop commode! jeta Ducluzaud.
Pour tout arranger, Guillaume Avril l'aura enterrée dans une île déserte!
— Ce n'est pas impossible! fit sarcastiquement maître Eestalin. Le fait est que, si
étrange que cela soit, on n'a aucune idée de l'endroit où Guillaume Avril a mis en sûreté sa
fortune. Seul, le testament nous le dira.
— Parbleu! fit le vieux comédien. Cette histoire est vraiment d'une simplicité.... »
D'un tiroir, le notaire tirait des feuillets dactylographiés. Il en remit un exemplaire à
chacun des héritiers.
« Outre la traduction de la lettre de Wilkins, voici des documents qui vous apprendront
tout ce que M. Louguereau a pu découvrir sur la famille Avril. Il ne lui a pas été possible de
remonter au-delà de 1792. Je suppose, ajouta-t-il un peu dédaigneusement, que vous êtes
assez mal informés de vos ascendants? »
II était vrai qu'ils en ignoraient tout.
« Moi, dit fièrement le notaire, je puis remonter la lignée des Eestalin jusqu'en 1622,
sous Louis XIII.
— Vous êtes notaire : cela facilite, fit Ducluzaud. Mais figurez-vous qu'en
1622, justement, naissait un de mes ancêtres qui, sans vouloir vous froisser, a fait plus de
bruit dans le monde que tous les vôtres réunis!
— Ah bah! s'ébahit le notaire. Et... on peut savoir qui il était?
— Un certain Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, auteur et comédien. Je puis
vous en citer un autre — entre mille : un certain William Shakespeare, auteur et

20
comédien lui aussi, qui fit à cette planète l'honneur d'y naître, en 1564. Ma vraie
« famille », maître, ce sont ceux-là! Les comédiens....
— Mais eux ne vous lèguent pas de millions, que je sache?
— Ils m'ont légué tellement mieux! L'amour du beau. L'idéal. La flamme. Faire le
don incessant du meilleur de soi-même.... Vivre dans la fièvre. Brûler, à toute heure du jour et
de la nuit. Mais je m'égare! Un avocat sait ce que c'est que « brûler » : les avocats sont des
comédiens, en leur genre. Tandis que les notaires....
— Je pourrais vous répondre : Que savez-vous des notaires, cher monsieur? »
M. de Saint-Aigle intervint pour faire dériver cette discussion qui tournait à l'aigre.
« Une question, peut-être indiscrète, maître. Les conditions insolites de toute cette
affaire : cette lettre de Wilkins, cette cachette mystérieuse, ce disque, tout cela ne fait-il pas
songer à l'œuvre d'un mauvais plaisant?
— Un poisson d'Avril, s'esclaffa Ducluzaud.
— C'est une honte! protesta Mrs. Graytield, pourpre d'indignation. Les Anglais
sont des gentlemen, ils ne font pas des plaisanteries avec les morts. Je suis sûre que John
"Wilkins a écrit la vérité.
— J'ai songé à une farce, bien sûr, avoua le notaire. Mais il y a ce timbre à date
sur l'enveloppe de Wilkins. Et c'est un fait qu'un M. Bes-nard existe bu n à l'adresse indiquée
et possède une collection d'anciens disques ayant appartenu à son père.
— Quand même!... Vous n'avez pas hésité à engagé de gros frais pour financer les
recherches sans attendre de connaître le disque....
— Et cela vous paraît léger, surtout de la part d'un notaire?
- Grands dieux, non, maître! Mais j'avoue pourtant que je m'étonne....
— Deux choses au moins sont certaines, voyez-vous, monsieur de Saint-Aigle,
répondit maître Festalin. Guillaume Avril est mort en brave, au champ d'honneur, pour la
patrie. Et il était grand ami de mon père. Si mon père avait reçu le pathétique message du
soldat Wilkins, il n'aurait pas hésité à remuer ciel et terre pour retrouver les héritiers de son
ami et accomplir ses dernières volontés. Même en estimant qu'il y avait quatre-vingt-dix-neuf
chances sur cent pour qu'en définitive tout cela ne fût qu'une farce lugubre et inconvenante! A
cette centième chance, il aurait donné sa chance ! ("est ce que j'ai fait. Par respect pour le
héros mort et par piété envers deux dispa rus qui s'étaient fait mutuellement le don
merveilleux de l'amitié. »
Un silence étonné suivit cette déclaration faite avec gravité mais sans emphase. Puis
on entendit des claquements de mains : le comédien qui applaudissait! 11 se précipita vers
maître Festalin.
« Je vous prie d'accepter mes plus humbles excuses, mon cher maître, pour les sottises
que je me suis laissé aller à vous dire tout à l'heure. Je comprends à présent qu'un notaire aussi
peut savoir ce que signifient les mots brûler, idéal, donner le meilleur de soi-même ! »
Cependant que l'Anglaise s'exclamait :
« Wonderful! Splendid! Vous êtes un homme magnificent, maître Festalin. »
Après quoi Ducluzaud prit la tète du petit groupe vers le palier en braillant des
alexandrins de sa composition :
Venez, très chers parents, et courons au café Célébrer tous en chœur ce beau conte de
fées!
Louguereau sourit au notaire.
« Quels grands enfants, ces acteurs! »
Un moment plus tard, la sonnerie du téléphone retentit.

21
« Allô? Oui, ici maître Festalin. A qui ai-je l'honneur?... »
Il sursauta.
« Oh! mais parfaitement.... Parfaitement.... Eh bien, vous me donnez là une
heureuse nouvelle, cher monsieur.... »

*
**

Au plus proche débit de boissons, les héritiers fêlaient le grand événement ainsi que
Ducluzaud les y avait invités. Ils se confiaient mutuellement le rêve que chacun allait enfin
pouvoir réaliser grâce à cet héritage providentiel.
Celui de Ducluzaud, on le sait, était de louer un théâtre et d'y monter les grandes
œuvres dramatiques du répertoire classique.
Plus modeste était le rêve de Jussieaume : installer un atelier de serrurerie et travailler
à une invention qui mûrissait depuis bien longtemps dans son esprit ingénieux : une serrure de
sûreté d'un type absolument révolutionnaire, susceptible de décourager les cambrioleurs les
plus astucieux.
Mrs. Grayfield, qui s'occupait à Londres d'enfants pauvres, d'orphelins, se réjouissait à
la pensée de pouvoir offrir à ses petits protégés de joyeuses vacances ensoleillées, à la
campagne ou au bord de la mer.
Quant au jeune Noël de Saint-Aigle, qui, lui, ne caressait aucun projet particulier, il
s'était plongé dans l'examen des documents que leur avait remis le notaire pour leur permettre
de faire connaissance avec les représentants défunts de leur famille.

22
Ces documents débutaient par un arbre généalogique grâce auquel on pouvait
remonter, de branche en branche — d'Avril en Avril! — jusqu'en 1792, cent soixante-sept
années en arrière (1).

(1) Voir cet arbre généalogique à la fin du volume.

Maître Festaliii avait fait suivre ce tableau de notes biographiques. Les deux plus
importantes concernaient l'ancêtre des Avril le plus reculé que l'on ait pu découvrir : celui qui,
le premier, s'était prénommé Noël, puis cet Avril aventureux (Noël Benjamin Jérémie), qui
avait fait fortune en Amérique. Voici ces deux notes :

NOËL AVRIL (1792-1892)

Enfant trouvé, le 5 avril 1793, sous le porche de l'église Saint-,]alien-le-Pauvre, à


Paris. Age présumé : un peu plus de trois mois. Né, par conséquent, vers la Noël 1792. De
ces deux dates était venue l'idée du nom que lui avait donné la commission des Hospices :
Noël AVRIL. Etait emmailloté dans de beaux langes. Selon toute vraisemblance, fils
d'aristocrates. Parents sans doute disparus durant la période angoissante qui avait suivi les
violences de septembre 1792. On supposait que l'enfant avait été recueilli par quelque fidèle
servante, laquelle, par la suite, redoutant une dénonciation, l'avait abandonné.
Mis en apprentissage chez un chaudronnier, rue du Hasard — actuellement : rue
Thérèse.
Début de 1807 : âgé de quinze ans à peine, Noël Avril s'enrôle sous les drapeaux du
grand empereur. Reçoit le baptême du feu à Friedland aux côtés d'une certaine Hosa de
Versailles, vivandière, qui l'avait pris sous sa protection. 1809 : il est à Saragosse : il
participe à la funeste campagne d'Espagne. Première blessure, légère.
Puis on le retrouve à Wagram : seconde blessure, également légère. 1812 : il fait
partie de la plus grande armée du monde, dont les triomphes devaient s'achever en déroute
dans les immensités neigeuses de la Russie.
1813 : il est à Leipzig. 1815 : il est à Waterloo, sapeur au 6" léger et brave la mort
avec une témérité qui stupéfie ses compagnons d'armes, tous des braves cependant. Troisième
blessure, reçue comme il sauvait la vie du capitaine Gaston Conort. Il laisse une jambe dans
l'affaire mais y gagne d'être décoré sur le champ de bataille par le général Georges Ninaud.
Epouse en 1818 la demoiselle Pompon, Paméla, Victoire, de qui il aura trois enfants,
dont une fille. Il leur donne à tous pour premier prénom : Noël (ou Noëlle) par superstition,
estimant que ce prénom lui a porté chance dans les périls. (D'où : la tradition du prénom
Noël, par la suite.)
S'était juré de vivre jusqu'à cent ans. A tenu parole en ne décédant que le 31
décembre 1892.

NOËL BENJAMIN JEREMIE (1855-1910)

Epouse la demoiselle Fouine, Emmeline, Marguerite, qui lui donne un enfant : Noël
Jean Guillaume Avril.
En 1894, Benjamin Jérémie part pour les Amériques. Il participe, en 189(>, à la ruée
des chercheurs d'or vers les placers du Kiondyke et arrache en peu de temps à cet Eldorado
une fortune énorme qu'il fait ensuite fructifier dans le commerce des porcs. Décède à
Chicago à l'âge de 55 ans.
Noël de Saint-Aigle en était là de sa lecture quand la silhouette austère de maître
Festalin parut au seuil du débit. Derrière lui se tenait le détective.

23
« Madame, messieurs, M. Louis Gabriel Bcsnard me fail savoir qu'il vient à l'instant
de regagner son domicile. Je lui ai exposé notre affaire. Il nous al tend et va nous montrer la
collection de disques. Nous allons enfin connaître le texte enregistré par voire oncle. »
Or, se faisant tout petit dans un angle de la salle, était assis, de dos par rapport à nos
liéros et les épiant dans une glace, l'aspirant héritier Fayoum, l'homme du Caire.
Il leur emboîta discrètement le pas vers la rue Monsieur-le-Prince, toute proche.

24
CHAPITRE IV

LE TESTAMENT AUX PETITS POIS

«JE SAVAIS, dit Louis Gabriel Besnard, que, vers « 1913, mon père s'était diverti à
enregistrer des disques avec quelques amis, après un joyeux déjeuner. »
II alla prendre, dans un tiroir, un disque soigneusement enveloppé.
« Voici celui qu'a enregistré mon père. Je vais vous le faire entendre d'abord, par
curiosité. Ce n'est qu'une plaisanterie, je vous préviens! »
Cela n'intéressait en rien nos héros, frémissants d'impatience. Mais la courtoisie leur
faisait un devoir d'acquiescer.
M. Besnard père avait chanté un pot pourri de refrains coupés de « A bas Guillaume II
et vivent les pommes de terre frites! » de « Taïaut, taïaut, taïaut! » et autres manifestations
d'un cerveau légèrement surchauffé par les vapeurs de vins capiteux.
Besnard montra ensuite une table chargée de disques :
« Mon père y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Ils ne représentaient pas
seulement pour lui l'essentiel du répertoire de la chanson depuis 1900 jusqu'à 1913, mais,
surtout, toute sa jeunesse ! »
Près de Besnard se tenait son épouse : une jeune femme ravissante et rieuse.
« Comme vous voyez, j'ai trié ces disques. Voici tous ceux qui, par chance, ont
conservé l'étiquette indiquant de quel enregistrement il s'agit. Celui que vous recherchez n'en
fait évidemment pas partie. »

25
Une soixantaine de disques n'avaient plus d'étiquette : pour connaître le texte qui y
était gravé, il allait falloir les entendre tous.
« En comptant une moyenne de cinq à six minutes pour chaque face -- mettons au
maximum un quart d'heure par disque, dit Besnard, ces soixante disques représentent... eh
bien, ma foi, une quinzaine d'heures d'écoute!
— Vous calculez très mal, Louis, intervint sa femme en riant, vous ne seriez plus
reçu au certificat d'études! Premièrement, il n'y a pas lieu d'écouter entièrement les
disques. Lorsqu'il s'agira de l'enregistrement d'une chanson célèbre, nous la reconnaîtrons
immédiatement. Et, en ce cas, inutile de passer l'autre face du disque. A supposer que, par
malchance, nous ne tombions qu'en dernier sur le disque cherché, nous en avons tout au
plus pour une heure.
— Tu as raison, fît Besnard. Je suis bête à manger du foin.
— Oh! Louis! Vous êtes poète : c'est tout à fait différent! Mais....
— Mais tu estimes que le résultat est le même? s'esclaffa-t-il.
— Je veux dire que vous êtes un rêveur! » C'était curieux, ce tutoiement de lui à elle
et ce vouvoiement d'elle à lui. Cela manquait étrangement de naturel. Peut-être lui disait-elle «
vous » par admiration, parce qu'il était poète? Ou peut-être jouaient-ils un jeu aux régies
secrètes?
Des filets de pêcheurs pendaient des plafonds, comme des rideaux; quantité de houles
do verre, fanaux, sextants, boussoles étaient posés sur des étagères parmi des spécimens en
miniature de voiliers, bricks, goélettes à deux ou trois ponts. Accrochées aux murailles, des
longues-vues, des ancres, des roues de gouvernail entre des toiles représentant des tempêtes,
des levers et des couchers de soleil sur l'océan: sur des îles, sur des caps, sur des baies. Et des
photographies de villes et de paysages exotiques. Sous des vitrines, profusion d'objets allant
de l'art chinois à l'art polynésien en passant par l'arl nègre. Le plateau d'une grande table était
constitué par une plaque de verre enfermant des étoiles de mer, des hippocampes, des coraux,
des coquillages. Enfin, sur des rayonnages, s'alignaient des collections d'anciens récits
d'expéditions autour du globe.
Tous ces symboles de l'antique rêve d'évasion qui ne cessera jamais de tourmenter
l'humanité s'harmonisaient à merveille avec l'aspect physique de Louis Gabriel Besnard : un
homme trapu, puissant et souple, au visage buriné éclairé par de surprenantes prunelles bleu
pastel, comme délavées par la contemplation des lointains horizons. Bon vivant mais « soupe
au lait », on le devinait capable de colères aussi brusques et redoutables que des tempêtes.
Il était déconcertant de penser qu'un poète se cachait sous cette rude écorce!
On attaqua la collection. L'exquise Mme Besnard plaçait les disques sur un
électrophone avec un soin infini.
Tour à tour ressuscitèrent les triomphes de Dranem, Fragson, Bérard, Yvette Guilhert,
Dona, Vincent Hyspa, Dominique Bonnaud, Mayol. On souriait à entendre ces grosses
facéties qui avaient tant amusé la France, de 1913 qui avait le rire facile et ces valses, ces
javas, ces ma/urkas qui faisaient fureur dans les bals musette et les guinguettes :

C'est la valse brune


Des chevaliers de la lune....

Sur les bords de la Riviera


Où murmure une brise embaumée....

Je t'ai rencontrée simplement


El tu n'as rien fait pour chercher à me plaire!

26
« Ah! soupira le poète, tout cela bruit dans le souvenir comme autant de feuilles
mortes....
— Hé, oui! Hé, oui! » faisaient mollement les héritiers, le notaire, le détective
pensant aux millions et se disant : « Très joli tout ça! Très touchant! Mais le disque? Notre
disque! Pourvu qu'il soit ici ! »
Soudain jaillit cette phrase énigmatique :
On se place en un point distant de 52 mètres de l'arbre situé au sommet de l'angle
ABC.
Déjà Louguereau notait à la volée : « 52 mètres. Arbre. Sommet angle ABC. »
On mesure l'angle A B C, sachant que A B C égale 19 degrés.
« De plus en plus simple! Pas compliqué pour un sou, l'oncle Guillaume! » grommela
Ducluzaud, cependant que l'élcclrophone continuait d'arracher à la plaque de-cire des
indications mystérieuses :
On plante verticalement un bâton qui dépasse la surface du sol de 2 mètres.
« Un bâton, maintenant!
— Taisez-vous, voyons, Ducluzaud ! » Louguereau notait : « Un bâton. 2 mètres. »
Lorsque l'ombre portée par le bâton sur le sol mesure 5 mètres cinquante, calculer..,.
« L'âge du capitaine! » jeta le comédien en ricanant.
Calculer la hauteur de l'arbre et déterminer l'angle que forme la direction du soleil
avec la verticale.
Ils se considéraient, médusés.
Ils le furent bien davantage par la suite.
Dans foui triangle rectangle -- nasillait maintenant le disque — le carré de
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés de l'angle droit.
« Le théorème de Pythagore! Il nous fait un cours de géométrie ! »
Là-dessus, la voix ânonna la table de multiplication :

27
2 fois 2 : 4. 3 fois 3 : 9. 4 fois 4 : 16. Leur stupeur devint de l'ahurissement quand la
voix se mit à chanter, horriblement faux, ce poème-abracadabrant :

Euclide, mon verre est vide!


Ah! verse! Verse! Verse encore,
Verse à pleins bords,
Mon cher Euclide,
Ce doux liquide
Que j'adore!...
A la santé de, Pythago-o-o-ore!

« Il se moque de nous! »
On entendit deux mains qui claquaient l'une contre l'autre, puis :
Récréation! La classe est finie! Déguerpissez, bande de petits cancres!
« J'y suis! fit Besnard. Un des meilleurs amis de mon père était répétiteur. Il est
devenu, par la suite, un très éminent professeur d'électronique, puis membre de l'Académie
des sciences. C'est sûrement lui qui a enregistré ce disque! Ce n'était que pour l'amusement
d'entendre leurs voix, n'est-ce pas! »
De nouveau, ce fut la série des romances, hachées de grincements, car nombre de
disques étaient rayés.
Sois bonne, ô ma chère inconnue Pour qui j'ai si souvent chanté....
Reviens, veux-tu? Ton absence a brisé ma vie. A la consternation générale, le
dernier disque lança, sur un rythme sautillant — et comme ironique en la circonstance :

Je suis aimé d'une petite,


Une Annana une Annana une Annamite.
Elle est belle, elle est charmante,
C'est comme un oiseau qui chante.
Je l'appelle ma p'tile bourgeoise!
Ma Tonkiki ma Tonkiki ma Tonkinoise.

« Bien ce que je pensais! lil amèrement Jus-sieaume. Toute cette histoire n'est qu'une
farce. Le soldat Wilkins était un mauvais plaisant.
— 11 y a une autre explication, dit Louguereau. Le disque de Guillaume Avril a bel et
bien existe-mais il a disparu! »
Tous les regards se tournèrent vers Louis Gabriel Besnard. Est-ce que par hasard le
poète, alléché par les millions...?
Il serra les mâchoires et ses prunelles se foncèrent :
« Voudriez-vous insinuer que....
— Attendez, Louis! jeta Mme Besnard. Ce vieux carton à chapeau, au fond de
l'armoire....
--- C'est vrai, je l'avais oublié. »
Le carton à chapeau était plein de disques brisés. Il y avait des morceaux de toutes les
dimensions, de toutes les formes.
On plaça les moins abîmés sur l'élcctrophone en les maintenant. On put ainsi cueillir
au vol quelques bribes d'anciennes chansons :

En revenant de la revue...,
Matcliiche....

28
Alors que l'on désespérait pour tout de bon, un mot magique monta, prononcé par une
voix lente, chargée de mélancolie :
Estament
Puis un autre mot :
Avril
« Cette fois, c'est sûrement le bon! »
Ce disque, gravé sur une seule face, était brisé par le milieu. En limant, en rognant, on
parvint à y adapter, tant bien que mal, un autre demi-disque : un enregistrement de Draneni.
On les fixa ensemble sur un disque complet, alin de pouvoir faire tourner le tout, vaille que
vaille, et acquérir la certitude que c'était bien là le disque cherché.
Naturellement, les sillons ne correspondaient pas. El la ligne de cassure faisait
dérailler le saphir. On parvint néanmoins à saisir : Moi, Noël — puis, sur l'autre demi-face, la
voix ironique de Dranem : Ah! les p'tits.... De nouveau, la voix lente et triste : Avril, né —
puis Dranem : tits pois, Puis : estament et encore : tits pois; puis nord-est, puis : légume.
Ah! les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois.
C'est un légume très tendre! ne put s'empêcher de fredonner le grave maître Festalin.
Etrange mariage que ce mélange de dernières volontés et de légumes frais, ce
testament aux petits pois!
On arrêta là l'expérience : inutile de faire rayer davantage par le saphir la précieuse
moitié de disque, déjà difiicilement audible.
« Je vais faire établir une matrice, dit le notaire. Nous ne connaîtrons que la moitié du
texte enregistré par Guillaume Avril. Espérons qu'elle nous permettra, par recoupements et
déductions, de reconstituer le texte complet.
— Ali! si Tom était ici! soupira Mrs. Graylield.
— Tom?
— Un de mes cousins, qui est sergent de ville à Edimbourg. Il adore déchiffrer les
messages secrets. Il sera un jour un grand détective à Scot-land Yard, certainement.

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— En attendant, je suis là! fit jovialement Lou-guereau. Les déductions, c'est mon
rayon, figurez-vous! Faites-moi confiance. »
Noël de Saint-Aigle ne dit rien, mais il pensait à son ami Dominique Dulac, qui était
imbattable pour le déchiffrement des documents mystérieux.
Ce serait merveilleux si Dominique arrivait à la solution avant Louguere.au!

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CHAPITRE V

LE SECRET DU DISQUE
QUATRE JOURS plus tard, dans la matinée, les héritiers reçurent une nouvelle
convocation du notaire.
Celui-ci leur montra solennellement un disque tout neuf, établi à l'aide du demi-disque
enregistré jadis par Guillaume Avril.
Tous les visages devinrent radieux.
Mais Louguereau avait une expression lugubre. « Ne vous réjouissez pas trop vite :
nous ne sommes pas encore tirés d'embarras.
— Ce disque, vous le savez, expliqua le notaire, va nous fournir seulement la moitié
du texte de votre défunt oncle, c'est-à-dire un texte coupé, à chaque tour, parfois dans le corps
d'un mot, par un silence représentant la seconde moitié de ce tour. Ce matin, avant de
prendre livraison du disque, M. Louguereau et moi l'avons écouté. Je dois, à mon profond
regret, vous prévenir que le texte fragmentaire que nous avons entendu demeure fort
obscur et pose des points d'interrogation tels qu'il faudra tout le génie déductif de M.
Louguereau pour les résoudre. Vous allez en juger vous-mêmes. »
II plaça le disque sur un électrophone. Et l'on entendit :
A onze heures du.... 2 février.... neuf cent frei.... moi, Noël.... Avril, né.... mai 89....
estament.... gle nord-est.... our de l'Abbé.... Si l'averti.... abri.... retrouvé l'ad.... Simone....
fiancée.... que le Ciel.... tout le bonh.... n'aurai pas.... donner.
Les héritiers étaient consternés.
« Aucune indication de localité!

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— Cela revient à chercher une aiguille dans une meule de foin — ou un trèfle à quatre
feuilles dans le Sahara !
— Jamais on ne le retrouvera, ce testament!
— Ah! si mon cousin Tom était ici, soupira encore Mrs. Graytield.
— Que diable, faites-le venir, votre cousin Tom. s'il est si fort! » grogna le détective
agacé. Puis il s'apaisa : « Je n'ai pas l'honneur de .m'appeler Sherlock Holmes, ni Tom,
mais nous allons quand même essayer d'y voir clair. »
Il plaça sur la table une feuille de papier : « J'ai reproduit ici ce texte en consacrant une
ligne à chaque sillon du disque. J'ai numéroté chaque sillon et j'ai fait suivre chaque ligne de
tirets — deux ou trois —, en me fondant sur le rythme d'élocution, tantôt rapide, tantôt ralenti
adopté par votre oncle Guillaume. J'ai fait cela à vue de nez, évidemment! Mais un disque de
78 tours contenant, dans ses premiers sillons — les plus longs, par conséquent - une moyenne
de six syllabes seulement, les risques d'erreur sur un demi-sillon ne peuvent guère excéder
une syllabe, en plus ou en moins. Ces tirets représentent les syllabes qui nous manquent et
qu'il va s'agir de déduire de ce qui précède ou de ce qui suit. Examinons la chose ensemble,
voulez-vous? »

Déjà un peu réconfortés par le côté méthodique de ce préambule, tous se penchèrent


avec curiosité sur le texte.
Il était disposé comme suit :

« Mais c'est enfantin! » s'exclama Noël.


M. de Saint-Aigle et tous les autres le considérèrent avec stupeur, sauf Louguereau, dont
les yeux devinrent rieurs.
Pour les messages mystérieux, les enfants ne craignent personne! On t'écoute, Noël.
— C'est-à-dire, balbutia le gamin après un examen plus attentif du document, j'ai l'impression
que le début est facile. La fin aussi. Mais le milieu....
— Bien de ton avis, dit le détective. Le milieu, c'est le chiendent! »

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Il posa sur la table une deuxième feuille. « Voici le résultat d'une, première
interprétation à laquelle je me suis livré. »
Promenant son doigt sous chaque ligne, il lut :

Il s'interrompit pour commenter : « Jusqu'ici, cela va tout seul, nous avançons en


pleine lumière. Les prénoms « Jean Guillaume » correspondent au nombre de syllabes en
blanc. « Le dix-sept » aussi. Or le 17 mai 1889 est précisément la date de naissance de votre
oncle. Mais, pour la suite.... »
Il se remit à promener son doigt lentement sous chaque ligne du document :

« Nous voilà bien avancés! jeta amèrement Ducluzaud. Il ne nous manque, en somme,
que trois indications — mais quelles indications! Le nom de cet Abbé ou de cette Abbaye. Le
nom de la localité où se trouve cette tour ou cour. Enfin, le nom de la fiancée de Guillaume
Avril, cette Simone qui a épousé... on ne sait qui! Autrement dit, nous ne savons rien!
— C'est, en effet, convint maître Festalin, une série de malchances diaboliques qui a voulu
que ce disque se soit brisé par le milieu et que les trois mots indispensables se trouvent
enregistrés précisément sur la moitié du disque qui a été détruite.
— Détruite... Détruite, qu'en savez-vous? grommela soupçoimeusement le vieux
comédien. Et c'est vite dit, que de dire: malchances diaboliques! Le diable, si puissant qu'il

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soit, n'a pas le pouvoir de briser des disques. Du moins, je ne l'ai jamais entendu raconter!
Il lui faut pour cela... un complice!
— Eh bien, le hasard! Il ne vous est jamais arrivé d'avoir un geste maladroit?
— Si, mais il n'en dépendait pas une fortune!
— Vous voulez dire que l'on a volé ce demi-disque? Qui l'aurait pu?
— Pourquoi pas Louis Gabriel Besnard?
- Absurde! jeta Louguereau. Si Besnard l'avait voulu, dès qu'il a été informé de cette
affaire par maître Festalin, ce n'est pas une moitié du disque qu'il aurait fait disparaître, c'est le
disque tout entier. »
C'était évident.
« L'un d'entree nous, lorsque nous cherchions dans le carton à chapeau, l'autre jour, a-
t-il pu repérer avant les autres la seconde moitié du disque et la subtiliser? poursuivit le
policier. C'est invraisemblable. »
Des regards méfiants se tournaient cependant vers Jussieaume (on savait qu'il sortait
de prison!) et le pauvre serrurier allait protester violemment quand on frappa à la porte.
« M. Besnard demande à être reçu d'urgence, annonça une secrétaire. Il a à faire
une communication d'une extrême importance. Vite! Qu'il entre!
— Voilà! jeta tout de go Louis Gabriel Besnard sans même prendre ie temps de saluer
qui que ce fût. Cette nuit, mon appartement a été cambriolé!
— Quoi?...
- Ma femme et moi sommes allés passer la soirée d'hier chez des amis à Barbizon.
Après le diner : partie de billard. Après le billard : échecs.
Après les échecs, souper, vers une heure du malin. De fil en aiguille, nous ne sommes
rentrés à Paris que tout à l'heure. Et je viens de découvrir que ma porle était ouverte et ma
vieille bonne — qui couche à l'appartement — ligotée et baillonnée dans son lit. L'agression a
eu lieu peu après minuit. »
L'émotion avait rendu muets les héritiers, jusqu'à Ducluzaud qui ne songeait plus du
tout à citer des tirades de théâtre.
« Avez-vous constaté que l'on ait volé quelque chose? demanda Louguereau.
— A ma connaissance, rien. Mais nous avons retrouvé, éparpillée à travers la
pièce, la collection de disques que j'avais soigneusement rangée dans l'armoire l'autre jour,
après votre départ. Plusieurs - dont celui qu'avait enregistré mon père — ont été
piétines. Même le vieux carton à chapeau a été vidé. Indubitablement, quelqu'un d'autre
que vous porte un vif intérêt à cette histoire de testament et de millions.,
— Comment l'individu s'est-il introduit chez vous? En fracturant la porte?
— Pas du tout! Il l'a gentiment ouverte, sans abîmer la serrure, avec une fausse
clef. Oh! c'est un gaillard qui a de la délicatesse... et du doigté! Un peu sans gêne,
simplement! Il a négligé de refermer la porte en se retirant! »
Jussieaume sentit de nouveau des regards se poser sur lui à la dérobée.
« Ah ! non, cria-t-il, ça ne va pas recommencer !
Vous n'allez pas me soupçonner sous prétexte que je suis serrurier — et que je sors de
prison. Comme si ce n'était déjà pas assez de malheur, d'avoir été victime d'une erreur
judiciaire!
— Il a raison, dit le détective. Mais calmez-vous. Jussieaume. Personne ne vous
accuse. Dites-moi, monsieur Bcsnard, votre bonne reconnaîtrait-elle son agresseur?
— Absolument pas question: le visage de l'homme était entièrement voilé
par un foulard dans lequel étaient percés deux trous pour les yeux.
— Mais les cheveux? Des cheveux très noirs, un peu crépus, plantés très bas? Je vous
demande cela parce que je suspecte quelqu'un.

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— L'individu portait un feutre enfoncé si profondément qu'il rejoignait le foulard.
Impossible de voir ses cheveux. Ajoutez à cela l'affolement de la pauvre femme : elle est
incapable de fournit-la moindre précision.
— Avez-vous alerté la police?
— Pas encore. Je suis accouru ici tout de suite. Mais je vais prévenir le commissaire.»

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CHAPITRE VI

L'HOMME DU CAIRE
« TEST TERRIBLE! gémissait Mrs. Grayfield. Ce bandit va arriver au testament
avant nous.
Peut-être est-il déjà en sa possession?
— Certainement pas, madame, la rassura Louguereau. Primo. Il est invraisemblable
qu'il soit parvenu à trouver chez M. Besnard cette seconde moitié du disque que nous y avons
tous cherché vainement. Et l'eût-il même trouvée qu'il n'a pas pu y trouver l'autre moitié :
maître Festalin l'avait emportée pour la confier au fabricant de disques. Au fait, maître, pas
d'indiscrétions à redouter de ce côté-là, j'espère?
— Je réponds de cet industriel comme de moi-même.
— Parfait. Donc : ou bien le cambrioleur en a été pour ses frais (ce dont je suis
convaincu) ou bien il connaît le nom de la localité et celui de la fiancée — que nous ignorons.
Mais il ignore le lieu de la cachette : une « tour » ou « cour » — de « l'Abbé » -- ou de «
l'Abbaye ». Et il lie sait rien non plus de l'emplacement précis de cette cachette : l'angle nord-
est. »
A l'écouter, calme et précis comme un général prenant ses dispositions avant la
bataille, ils reprenaient espoir.
« Tout d'abord, monsieur Besnard, je vais vous donner connaissance du texte que nous
possédons, ainsi que de la première interprétation que j'en ai faite. C'est bien le moins, fit-il en
souriant : nous ne vous avons causé que trop de soucis déjà et vous êtes, en somme, un allié! »
Besnard lut le texte énigmatique.

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« Bien, dit Louguereau. A présent, une question. Selon vous, pourrait-on retrouver
l'une des personnes qui se sont diverties un jour, avec M. votre père, à enregistrer des
disques? Elles ont peut-être entendu Guillaume Avril enregistrer le sien. Si l'une d'elles
pouvait, par chance, se rappeler le nom de la localité où se trouve cette tour, ou cour.... »
Besnard hocha négativement le front. « Le professeur d'électronique est décédé. .le me
rappelle que mon père m'a dit qu'on outre deux de ses amis, de tout jeunes mariés qui avaient
chacun une gentille voix, parait-il, ont enregistré un duo. Cette romance si sentimentale, vous
savez :
Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné Garde en son cercle étroit nos
promesses encloses
« Malheureusement, j'ignore ce qu'ils sont devenus. Je n'ai même jamais su leur
identité. — De toute manière, intervint maître Festalin, je ne crois pas que cette piste
puisse conduire à la solution, monsieur Louguereau.
Pourquoi donc?
C'était une réunion fort joyeuse, après un excellent déjeuner. Ces jeunes gens
s'amusaient. Vous m'accorderez que les questions de testament ne s'évoquent pas dans une
ambiance de réjouissances mais, bien plutôt, dans la solitude et le recueillement. A mon avis,
ce ne fut pas ce jour-là que Guillaume Avril procéda à l'enregistrement de son disque.
— C'est juste, vous avez sûrement raison, maître. Examinons un autre point.
Il me semble que nous devrions pouvoir résoudre le problème posé par les huitième et
neuvième sillons :

« S'agit-il d'une tour ou d'une cour? » Noël leva timidement un doigt. « Nous t'écoutons, mon
garçon.
— C'est sûrement une cour, monsieur.
— Ah! oui? Explique!
— La cachette est dans l'angle nord-est. Or, une tour c'est rond! Ça n'a pas d'angles!
Tandis qu'une cour, c'est généralement carré, ou rectangulaire.
— Zéro! fit en souriant l'inspecteur. Il y a des tours carrées, des tours hexagonales,
octogonales!
Nous ne pouvons que poser un premier principe : toutes les tours rondes sont à
éliminer. »
Noël, une seconde fois, leva un doigt.
« Nous t'écoutons, Noël.
— Je crois maintenant que ça n'est pas une cour, monsieur, mais sûrement une
tour.
— Tu changes vite d'avis! Donne tes raisons.
— Une cour, c'est en plein air : il y pleut. Le testament serait vite devenu illisible.
— Re-zéro! fit le détective, souriant de plus belle. Suppose que le testament soit
enfermé dans un coffret de métal... peut-être même soudé....
— C'est vrai! admit piteusement Noël.

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— A moi la première manche », dit le détective. Mais presque aussitôt Noël éclata de
rire.
« Zéro pour vous, monsieur Louguereau! Je m'excuse, mais c'est moi qui ai raison. Le
testament est caché dans une tour et non pas dans une cour. Forcément.
— Tiens, tiens! Et pourquoi?
— A cause de la lettre de l'infirmier Wilkins!
— Hein? Qu'est-ce que la lettre de Wilkins....
— Elle dit : « .Vous une lame de parquet dans un bâtiment très ancien. » D'abord,
une cour — ce n'est pas un bâtiment. Et surtout....
— ... Ce n'est pas l'habitude, de poser des parquets dans les cours! acheva
Lougucreau. Argument irréfutable. Nous l'avions tous oubliée, cette lettre! Bravo, Noël! A toi
la seconde manche. »
Entre le déchiffreur d'énigmes et l'enfant, cela devenait presque un amusement, dont
l'enjeu — des millions! — se fût effacé devant l'excitation de la recherche.
« Deuxième point à élucider, reprit le détective. S'agit-il d'une « tour de l'Abbé » ou
d'une « tour de l'Abbaye » ? Mes préférences vont à l'Abbaye, provisoirement. Pour la
commodité des recherches. Des abbayes avec une tour, il ne doit pas en exister tellement,
dans l'Ile-de-France., si vaste soit-elle. Je vais adresser une lettre circulaire à tous les
syndicats d'initiative de la région. Peut-être allons-nous recevoir incessamment la bonne
réponse? »
Les yeux des héritiers brillaient.
C'était déjà comme s'ils voyaient se dresser dans le lointain la silhouette massive de
cet le tour, un peu écroulée sûrement, couronnée d'herbes folles, de lierres, de ronces, d'une
végétation hantée de lézards se chauffant au soleil et d'oiseaux chantant dans la lumière.
Louguereau se dirigea vers la porte.
« Chaque seconde vaut son pesant d'or. Célérité et Discrétion : c'est la devise de
l'agence Eurêka ! »
Au seuil, il se retourna :
« A propos de discrétion, je n'ai pas besoin de vous recommander à tous la plus grande
prudence. Si les investigations de la police, au sujet de votre cambrioleur, donnent un résultat,
ayez la bonté de nous en informer, monsieur Besnard. Comptez sur moi. »
Sans se soucier de l'ascenseur, le détective attaqua la descente de l'escalier avec la
fougue, et l'agilité d'un adolescent.

*
**

Lorsque les héritiers, quelques minutes après Louguereau, quittèrent l'étude à leur
tour, ils ne s'attendaient certes pas à y être rappelés le soir même par téléphone ou
pneumatique.
Par courtoisie, Besnard avait été convoqué, lui aussi — puisqu'il était un « allié ».
Mme Besnard l'avait accompagné.
Il déclara à cette occasion que les recherches policières n'avaient abouti à aucune piste.
Pas le moindre indice, pas la moindre empreinte digitale. Le cambrioleur avait pris la
précaution de mettre des gants.
Mais un fait d'une extrême gravité, plus inquiétant encore que le cambriolage chez
Besnard, venait de se produire, annonça le notaire.
Comme Armande Grayfield regagnait son hôtel, dans la paisible et étroite rue Jacob,
un homme dissimulé sous un porche lui avait brutalement arraché son sac à main, puis avait

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détalé à toutes jambes. De saisissement, Mrs. Grayfield n'avait même pas eu la présence
d'esprit d'appeler au secours. Aussi bien, la rue était déserte et déjà l'homme avait disparu
dans la rue de l'Echaudé. Il n'avait eu, ensuite, qu'à traverser le boulevard Saint-Germain pour
se perdre dans le dédale des petites rues situées derrière la station de métro Mabillon.
Outre des papiers d'identité, un passeport et une centaine de francs, ce sac à main
contenait le texte de la première moitié du disque, que Mrs. Grayfield avait eu la légèreté de
copier au dos d'une enveloppe, comme une banale adresse de coiffeur ou de couturière!
S'il s'agissait d'un pickpocket qui n'en avait qu'à l'argent de la vieille dame le mal
n'était pas très grand.
Mais il y avait tout lieu de craindre que l'individu fût le même que le visiteur nocturne
de Louis Gabriel Besnard.
« Et moi qui vous avais recommandé la prudence! fit rageusement Louguereau.
Promener dans son sac à main un texte qui vaut peut-être cent millions : c'est de
l'inconscience! Vous auriez mieux fait de l'apprendre par cœur. Ou alors de vous faire escorter
par votre fameux cousin Tom! »
Sentant Mrs. Grayfield au bord de la crise de larmes — ou de la crise de nerfs !— il
se radoucit : « Comment était votre agresseur?
— La rue était mal éclairée, je n'ai pas bien distingué ses traits.
-- Faites un effort, madame. Cet homme u'cst-il pas petit, un air sournois, le cheveu
très brun et planté bas?
— C'est cela, cria Mrs. Grayfield; je me rappelle maintenant. J'ai eu l'impression
qu'il n'avait presque pas de front.
Fayoum! grogna Louguereau. Ce ne peut être que lui. Et c'est sûrement lui aussi qui a
visité votre appartement, monsieur Besnard.
— Fayoum? Qu'est-ce que c'est?
— Un coquin. Un certain Méhétnet Omar Fayoum, disant venir du Caire,
prétendant faussement se prénommer Noël et être un descendant Avril. Il avait l'impudence
de faire valoir « ses « droits » à l'héritage. Je n'ai eu aucune peine à lui démontrer que les
papiers d'état civil qu'il m'apportait étaient falsifiés. Il a quitté mon bureau en me disant : «
Nous nous reverrons! » et en me jetant un regard qui en disait long sur ses intentions. »
Un silence angoissé suivit.
« Si Fayoum possédait déjà la seconde moitié du disque, reprit Louguereau, il connaît
maintenant le texte complet. 11 n'a plus qu'à faire un petit voyage en Ile-de-France : le
testament lui apprendra où sont les millions... et vous, vous n'aurez qu'à leur dire adieu! S'il ne
possédait pas la seconde moitié du disque, eh bien, il en sait à présent autant que nous, mais
pas davantage.
— Il faut porter plainte, le faire arrêter. Seulement, où le retrouver?
— Facile! dit Louguereau. Il est descendu à l'hôtel Sainte-Geneviève et du
Parthénon, rue de la Montagne-Saule-Geneviève.
— J'appelle le commissariat! » fit vivement maître Festalin.
Louguereau le stoppa d'un geste.
« Cela nous avancera à quoi? On arrêtera Fayoum. Soit! Et puis?... 11 n'a laissé
aucune empreinte chez M. Besnard; la bonne est incapable de le reconnaître et nul ne l'a vu.
En ce qui concerne l'agression contre Mrs. Graylicld, elle n'a pas eu de témoins. Fayoum
niera, criera à l'erreur....
__Mrs. Grayfield le reconnaîtra! Son témoignage.... »
Haussement d'épaules du détective.
« Fayoum produira sans peine, croyez-moi, des faux témoins qui certifieront qu'au
moment de l'agression il se livrait avec eux à d'innocentes occupations, bien loin de la rue
Jacob, à l'autre bout de Paris. Et on le relâchera, forcément.

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— En tout cas, tant qu'il sera en prison, il ne pourra pas courir à la cueillette aux
millions ! cria Ducluzaud, hors de lui.
— Un complice s'en chargera pour lui. »
Ils n'avaient pas pensé à cela! Le découragement s'empara d'eux.
Besnard serrait les poings, ses mâchoires contractées lui donnaient l'air d'un bull-dog.
« Je me môle de ce qui ne me regarde pas, mais si je le tenais, ce Fayoum.... »
Il saisit le détective par les revers de son veston, le secoua rudement :
« Il ne pèserait pas lourd! »
Lougucreau se dégagea avec un sourire mi-figue, mi-raisin.
« Je ne crois pas que ce soit la bonne méthode, dit-il. Croyez-moi. Il s'agit d'être plus
intelligents que lui. Et plus rapides.... » II eut un rire bref : « Dommage que votre cousin Tom
ne soit pas ici, Mrs. Grayfield, lui qui est si subtil! Il nous serait précieux! »
On le sentait piqué au vif, professionnellement.
« Mais faites-moi confiance : je le battrai, ce Fayoum! Foi de Louguereau, je le
battrai! Je le « coifferai au poteau. »
Le lendemain matin, Noël de Saint-Aigle raconta à Dominique la mésaventure de Mrs.
Grayfield. Il lui montra aussi le texte du demi-disque et l'interprétation qu'en avait faite
Louguereau : il n'y avait plus de raison de garder le secret.
La réaction de « Grand Chef », lorsqu'il eut pris connaissance du document, fut de
bondir vers la porte.
« Où vas-tu?
— A la papeterie, chez la mère « Poil-aux-« Yeux ».
— Acheter du chewing-gum-ballon?
— Tu es fou? Je vais acheter un carnet.

40
— Pour quoi faire?
— Pour noter mes déductions, tiens! Et tenir le journal de mon enquête. Je vais
m'occuper de cette affaire. Et je le battrai, l'homme du Caire! Et Louguereau aussi, je le
battrai, tu entends, Noël? Je les battrai tous les deux. C'est moi qui la gagnerai, la course au
trésor! »

*
**

Au début de l'après-midi, Fayoum rentra dans sa chambre, rue de la Montagne-Sainte-


Geneviève.
Tout de suite, sa méfiance fut mise en éveil.
« On dirait bien que.... »
Il examinait de très près un tiroir de table, puis la porte de l'armoire.
Deux cheveux qu'il avait collés là, tels des scellés invisibles, ne s'y trouvaient plus.
« Pas de doute : j'ai eu un visiteur, en mon absence! »

41
DEUXIEME PARTIE

LA TOUR DE L'ABBAYE

42
CHAPITRE PREMIER

LA TOUR MAGNE, A NIMES

« J'AI UNE IDÉE! » cria Grand Chef.


Sous les yeux de Noël et Baba au Rhum, il avait bien relu cinquante fois le document
incomplet, tout en ébouriffant sa tignasse. « Quelle idée?
— Voilà : qu'est-ce qui me prouve que ce texte est le vrai texte?
— Oh! écoute, protesta Noël, puisque je l'ai entendu!
— Toi, tu l'as entendu — mais pas moi!
— Quand même! fit Noël, vexé, je suis capable de recopier dix lignes, non?
— Tu n'as pas recopié. Et Louguereau non plus. Vous avez interprété.
— Interprété?
— Bien sûr! Vous avez interprété en mots, sur du papier, des sons qui étaient
gravés sur un disque et que votre oreille a entendus. Mais rien ne garantit que votre
interprétation soit la bonne.
— Je ne comprends pas.
— Prends ce calepin et écris ce que je vais te dire. »
II dicta :
« La corde de pendu. » Noël écrivit.
« Ça y est? Passe-moi le calepin. » A son tour, Dominique écrivit, rapidement. Puis il
rendit le carnet à Noël. « Lis! » Et Noël lut : « L'accord de deux pendus.

43
— Tu as compris, maintenant? L'accord de deux... et la corde de.... Des mots
qui se prononcent presque de la même manière, mais qui sont différents et qui n'ont pas du
tout la même signification! Tiens, ça me rappelle doux vers de Victor Hugo :

Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,


Galamment, de l'arène à la tour Magne, à Nîmes!

Baba au Rhum était tellement stupéfait qu'il en éclata de rire!


« J'en connais deux autres, également de Victor Hugo, dit Noël.

Au bois du Jinn, s'entasse de l'effroi.


Oh! Bois du gin, cent tasses de lait froid!

— Il avait du temps à perdre, Victor Hugo! fit Baba au Rhum, s'esclaffant de plus
belle.
— Conclusion? fit triomphalement Dominique. Loreille et l'œil — la
prononciation et l'orthographe —, ça fait deux ! Louguereau a écrit les mots qu'il a cru
entendre, mais son oreille a pu Je tromper.
— C'est vrai, fit Noël, médusé. D'autant plus que c'était un vieux disque,
tout rayé et que le son était mauvais.
— Il faut absolument que je l'entende moi aussi, décida Dominique. Où est le disque?
— Chez le notaire, ou chez Louguereau. »
Le grave maître Festalin étant fort impressionnant et risquant de ne pas prendre au
sérieux la requête de Dominique, détective en culottes courtes, ils préférèrent se rendre
d'abord chez Louguereau. Aussi bien, Dominique brûlait de curiosité de pénétrer dans 1' «
antre du maître de l'agence Eurêka ».
Louguereau achevait de dépouiller un énorme courrier.
Sur sa table, des guides de la grande région parisienne, quantité de brochures et de
dépliants de syndicats d'initiative.
A la vue du trio enfantin, il sourit.
« Enchanté de faire votre connaissance, mon cher collègue », dit-il à Dominique
lorsque Noël lui eut exposé l'objet de leur visite. D'emblée, la frimousse ouverte, l'œil vif et
l'air déterminé de Grand Chef lui avaient été sympathiques.
Il montra l'amas de lettres :
« Les premières réponses des syndicats d'initiative.
— La tour, vous l'avez trouvée, monsieur? » demanda Noël.
Le détective leva les bras au ciel.
« Si vite, ce serait trop beau! Jusqu'ici, aucune tour de l'Abbé ». Par ailleurs, on me
signale des abbayes, mais sans tour. Et beaucoup de tours. Mais sans abbaye.
— Pas une seule abbaye avec tour?
— Si, quand même. Cinq. Mais une avec une tour ronde. A éliminer.
— Reste quatre.
— Tu comptes comme un cerveau électronique! Quatre, effectivement. Deux avec
une tour carrée, une avec une tour hexagonale et une avec une tour octogonale. Je vais aller
les visiter. Maintenant, Dominique, explique-moi pourquoi tu voudrais entendre ce
disque. »
Dominique exposa sa théorie sur l'orthographe et la phonétique, le piège des mots
entendus par rapport avec les mots écrits.

44
« Mes compliments! fit Louguereau. J'ai aussi pensé à cela et j'ai demandé
précisément à maître Festalin de me confier le disque. Je l'ai passé une vingtaine de fois. Je
l'ai même fait écouter par ma secrétaire, et par ma femme, et par ma bonne! »
II ouvrit les bras.
« Résultat : néant! Je vais te le faire entendre. Peut-être auras-tu plus de chance que
moi. Tu représentes l'œil neuf.... Plus exactement, l’oreille neuve.
— A propos d'œil, monsieur, hasarda Dominique, il y a une chose qui me
ferait plaisir... mais alors un plaisir!... Seulement, vous ne voudrez pas!
— Dis toujours!
— Votre affiche, avec l'ŒIL au milieu. Je la trouve sensationnelle. Ça vous
priverait beaucoup de m'en donner une? Je la piquerais au mur, dans ma chambre!
— Rien de plus facile. Si, un jour, tu montes une agence, toi aussi, tu me feras
cadeau d'une de tes affiches. Echange de bons procédés! » plaisanta Louguereau.
Ensuite, Dominique put écouter le fameux disque. Une fois.... Deux fois.... Cinq
fois....
« Eh bien, mon cher collègue, demanda Louguereau, tu as une idée? »
Dominique avoua que non.
« Plus j'y songe, dit-il, et plus je suis tracassé par le fait que cette histoire est à ce point
compliquée.
— Compliquée est le moins qu'on puisse dire!
— Cette tour.... Ce disque.... Guillaume Avril semble avoir agi littéralement
comme s'il était fou!
— Exactement.
— Mais il ne l'était pas! Pas fou pour un sou, a dit maître Festalin.
— Alors?
— Alors je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il doit y avoir à tout cela une
explication extrêmement simple. Une petite clef de rien du tout. Et que si ou découvrait cette
clef, tout deviendrait aussitôt d'une clarté....
— Hum!... » fit Louguereau, sceptique.
Le téléphone sonna. L'appel émanait de maître Festalin.
« Par exemple! Ce toupet! » tonna presque aussitôt le détective.
Le notaire lui apprenait que l'agresseur de Mrs. Grayfield venait de retourner à cette
dernière l'argent, le passeport et les papiers d'identité que contenait son sac à main. Et même
le texte du demi-disque! Evidemment, le voleur l'avait recopié!
« II se moque bien de nous, le gaillard! Et du côté Besnard, rien de nouveau, mon cher
maître? Le voleur ne lui a pas, par hasard, adressé une lettre pour s'excuser du sans-gêne de sa
visite nocturne ?
— Rien de neuf, dit le notaire. Je l'ai su par Mme Besnard. Son mari a été obligé de
s'absenter pour quelques jours. Il y a eu un coup de tempête en Méditerranée et son bateau,
qu'il avait prêté à des amis, a subi des avaries.
— Pas de chance! » fit le détective, avec une totale indifférence.
Il avertit le notaire qu'il allait se rendre aussitôt après le déjeuner dans l'Ile-de-France
où il avait à visiter plusieurs abbayes avec tours, plus ou moins carrées.
Avant de partir, il prit dans un placard une de ses affiches et la tendit à Dominique :
« Pour vous, mon cher collègue. En souvenir....
— Si vous aviez une minute, est-ce que je pourrais entendre le disque une dernière
fois, monsieur? demanda le gamin.
— L'obstination est la première des qualités du bon détective ! » fit Louguereau en
souriant.

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Il plaça lui-même le disque sur l’électrophone et, comme Dominique, ferma les yeux
pour mieux écouter.
Mais, lorsque ce fut fini :
« Je pourrais le passer un million de fois que je ne serais pas plus avancé! » fit-il,
découragé.
Ils descendirent tous ensemble et Louguereau les quitta sur le trottoir.
« C'est un brave type, hein? dit Noël. Drôlement malin, avec ses airs de débarquer de
son village.
— Ouais,... fit Dominique brusquement songeur. Malin.... Malin.... Peut-être
pas si malin que ça! » II baissa la voix pour confier : « Je crois que j'ai une idée. Mais alors,
une idée sensationnelle!»
Sur un ton mystérieux, il demanda : « En écoutant le disque, quand on entend : Si
l'aveni... vous n'avez rien remarqué?
— Non!
-— Pourtant je n'ai pas rêvé! Dites-le tous les deux, vous. Dites une phrase complète.
Par exemple : « Si l'avenir le permet. »
— Mais pourquoi?
— Dites toujours! »
A tour- de rôle, Noël et Baba au Rhum prononcèrent :
« Si l'avenir le permet.
— J'avais raison! fit Dominique. Je n'avais pas réalisé sur le moment mais c'est
sûrement ça !
— Tu avais raison? En quoi?
— Vous venez de dire : Si l'avenir le permet d'une seule traite.
— Tiens, bien sur! Ce sont des mots qui sont liés. Pas moyen d'y loger un point, ni
une virgule.
— Tu crois ça!... Eh bien, à force d'écouter, j'ai fini par m'apercevoir que Guillaume
Avril a marqué un petit temps d'arrêt — moins que rien, mais j'en suis sûr! entre si et l'aueni.
Conclusion?

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— Je ne sais pas », avoua Baba au Rhum, dépassé par ces subtilités.
Mais Noël s'écria :
« Tu veux dire qu'il faut admettre une ponctuation entre si et l'aveni? Un point, ou un
point et virgule, ou une virgule?...
— Exactement. Tu vois la déduction?
— Ben... non!
— Ça crève les yeux, mon vieux! Cela veut dire que si n'est pas lié à l'aveni. Et que,
par conséquent, c'est.... C'est?... »
Il fit une pause pour les laisser deviner.
Ce fut Baba au Rhum qui trouva :
Ça veut dire que le nom du pays où se trouve la tour ne se termine pas à la fin du sillon
précédent et que.... » II hésita, comme ébloui par sa découverte.
« Vas-y, Baba! Tu y es!
— Et que le nom du pays finit par si, firent, ensemble cette fois, Noël et Baba au
Rhum.
— Parfaitement! approuva Dominique. Supposons, pour prendre un exemple, que
ce nom soit Luzancy (je dis ce nom-là parce que mon parrain y habite.) Ça donnerait :

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— Ça ne colle pas ! fit Noël.
— Pourquoi?
— Le sillon qui suit commence par abri. Comment arranges-tu ça?
— Simple comme bonjour! »
Dominique s'assit sur un banc. Il ouvrit le fameux carnet tout neuf, à spirale, aux
belles feuilles blanches, acheté chez la mère Poil-aux-Yeux. La première page portait ce
titre soigneusement calligraphié : JOURNAL DE MON ENQUETE ET DE MES
DEDUCTIONS. Il traça rapidement quelques lignes :

« Mon interprétation est même meilleure que celle de Louguereau. Elle prouve que
Guillaume Avril savait que quelqu'un connaissait la cachette et retrouverait sûrement le
testament. Tandis que, d'après l'interprétation de Louguereau, Guillaume Avril s'en serait
remis au hasard, ce qui ne tient pas debout.
— Tu es vraiment formidable, Grand Chef! Dommage que tu ne l'aies pas dit à
Louguereau.
— Hé, si j'y avais pensé assez vite!... Je le lui dirai quand il sera de retour de sa
tournée des abbayes.
—- Mais, pendant ce temps-là, ce Fayoum qui a volé le sac à main de Mrs.
Grayfield.... »
Dominique haussa une épaule avec une expression fataliste.
« S'il connaît le texte complet du disque, tu peux être sûr qu'il a déjà le testament — et
peut-être même les millions. Sinon, il est logé à la même enseigne que nous. »
II referma le carnet d'un geste résolu.
« Pas une seconde à perdre : je passe à l'action!
— Qu'est-ce que tu vas faire?
— Potasser un guide de l'Ile-de-France. Noter tous les noms de pays qui se terminent
par « si » ou« sy» ou « cy ».
— Et après?
— Après? Je réfléchirai. Et je ferai un plan.
— Un plan?
— De bataille ! »

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CHAPITRE 11

LE MANOIR DE TROMPE-RENARD

Minuit.
Un homme longeait furtivement la grille du manoir de Trompe-Renard, en
Dordogne.
Cela se passait un jour et demi après la visite de Dominique, Noël et Baba au Rhum à
Louguereau.
Le manoir se dressait, solitaire, au sommet d'une colline couronnée d'épais bois de
pins.
A mi-hauteur de la colline, le gros bourg d'Aluze dormait.
La lune était dans son premier quartier. Sous sa pâle lueur, dans cette paisible vallée
du Périgord, les silhouettes élancées des peupliers d'Italie qui bordaient les deux rives de la
Vézère faisaient songer à des chevaliers aux armures d'argent.
L'homme portait de grosses moustaches noires et une barbe noire très fournie. Des
lunettes à verres fumés cachaient ses yeux. Il tenait une grande valise en toile, d'autant plus
légère qu'elle était vide.
Escalader la grille ne fut pour lui qu'un jeu.
Pas le moindre chien de garde. Même pas un roquet!
Pénétrer à l'intérieur du manoir lui fut plus aisé encore : des échelles étaient appliquées
le long d'échafaudages qui s'élevaient contre la muraille en vue d'importantes réfections. Il

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pensa, avec un ricanement intime, que l'on ne saurait montrer plus de complaisance à l'égard
des cambrioleurs! C'était réellement très imprudent de la part de la propriétaire du manoir : la
veuve Isabelle Angelino. On n'a pas idée, quand on est une dame âgée, de vivre toute seule,
sans gardien, sans personnel, au sommet d'une aride colline, à plus de cinq cents mètres de la
plus proche localité. « II ne faut pas tenter le diable, madame Angelino! »
A la hauteur du deuxième étage, l'homme s'introduisit dans le bâtiment le plus
simplement du monde, : par une fenêtre grande ouverte. Elle donnait sur un salon-
bibliothèque.
Dire que tant de voleurs, de par le monde, s'imposaient de véritables exploits
d'alpinistes, parfois au péril de leur vie, dans l'espoir de s'approprier un maigre butin, alors
que l'on pouvait entrer ici comme dans un moulin et rafler une fortune fabuleuse cachée là
depuis près d'un demi-siècle!
Ainsi, quelqu'un avait été plus prompt que Grand Chef et Louguereau..., Qui?... Quel
visage se dissimulait sous ces lunettes à verres fumés, sous ces moustaches et cette barbe
vraisemblablement postiches? Celui de Fayoum?... Ou bien s'agissait-il d'un nouveau venu,
d'un outsider de dernière minute qui avait maintenant toutes chances de gagner la course au
trésor? En ce cas, de qui tenait-il les informations, ignorées de ses concurrents, qui l'avaient
conduit dans ce coin perdu du Périgord, à mi-chemin entre la grotte de Lascaux et Les Eyzies,
la capitale de la préhistoire?...
L'homme alluma une torche électrique, poussa une porte, se trouva sur un palier.
Il gravit un escalier à pas de loup. Ne pas réveiller la veuve Angelino. Les personnes
âgées ont le sommeil si léger....
Il atteignit les combles.
C'était là!
D'après les renseignements qu'il possédait, les titres étaient entassés dans un ancien
coffre espagnol qui devait se trouver dans le grenier. Une porte seulement séparait l'homme
des millions de Guillaume Avril. Une dérisoire épaisseur de planches.
C'était trop beau! Trop facile! L'homme, une seconde, ressentit une vague inquiétude.
Il posa sa main sur la porte : ce n'était pas pour l'ouvrir, c'était — superstitieusement — pour «
toucher du bois » (en l'occurrence, du bon vieux bois de chêne qui ne pouvait que porter
chance!)
Ce fut avec un soulagement puéril qu'il constata que cette porte, fort épaisse, était en
outre pourvue d'une énorme serrure et fermée à clef.
Enfin, une difficulté!...
Difficulté qui n'en était d'ailleurs pas une pour lui.
Il tira de sa poche une tige métallique se terminant eu crochet. Il tâta délicatement la
serrure. Après quelques sollicitations, le pêne céda avec un léger claquement.
Le souffle rendu court par l'émotion, l'homme entra dans le grenier, en courbant
instinctivement le front de crainte de heurter une poutre basse ou de sentir sur son visage une
toile d'araignée : il avait horreur de ce contact.
Mais il ne courait pas ce risque. Le plafond était haut. Extrêmement haut. Et même
bien plus qu'extrêmement haut : infiniment haut! Il était constellé de clous dorés du plus bel
effet décoratif, qui n'étaient autres que les étoiles! Et là-haut le croissant lunaire brillait
doucement. Le « plafond », c'était le ciel! Là où eût dû se trouver un grenier s'étendait une
longue terrasse bordée d'une plate-bande de terre rapportée où s'épanouissaient des rosés et
des hortensias!
« Je me suis trompé d'escalier. »
Reprenant l'immense valise qui lui donnait un air de commis voyageur extrêmement
insolite à cette heure, l'homme redescendit.

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Sur la pointe des pieds il traversa plusieurs pièces. L'une d'elles, il s'en aperçut juste à
temps, était la chambre à coucher de Mme Isabelle Ange-lino! La vieille dame reposait
paisiblement.
II trouva enfin un autre escalier.
Seulement — nouvelle découverte non moins stupéfiante —, cet escalier le mena non
pas sous le ciel (il y avait un plafond) mais devant un arc-en-ciel! La pièce était une immense
volière. Sur des perchoirs, quantité d'oiseaux de toutes espèces et de toutes couleurs
dormaient. L'homme promena avec ahurissement le rayon de sa torche sur cet arc-en-ciel.
Où et comment dénicher ce maudit coffre, au cœur de la nuit, dans cet immense
manoir?
A force de fureter, il ne découvrit pas moins de quatre coffres. Bien qu'aucun ne fût de
style espagnol, il les ouvrit. L'un contenait, couchées dans du sable, des bouteilles de vin
vieux. Un autre, des jambons noircis de cendre et ensevelis dans du gros sel. Le troisième,
toute une collection de robes du siècle dernier, des châles, des coiffes, des dentelles
anciennes. Le quatrième, la collection du Supplément illustré du Petit Journal soigneusement
classée par années depuis l'origine : 1889. « Ce n'est pas possible, il doit y avoir un autre
escalier. »
De fait, il trouva ce troisième escalier. Il était étroit, eu colimaçon, avec une rampe
tarabiscotée en bois sculpté.
A la dixième marche, le barbu eut l'idée d'allumer sa torche électrique. Bien lui en prit.
Un pas de plus et il tombait dans le vide. L'escalier ne menait à rien! Il s'arrêtait net, à un
mètre quatre-vingts du plafond, inexplicablement inachevé.
Et, à l'autre bout de la pièce, il y avait un autre escalier plus stupide encore! Il s'élevait
jusqu'à un palier après lequel il redescendait, puis remontait encore, puis redescendait de
nouveau, tout cela pour se terminer par une sorte de plate-forme absurde, à un mètre au-
dessus du sol! Un escalier style « montagnes russes » !
« Une vraie maison de fous! »
Le barbu fut tenté de revenir à la chambre de la vieille dame et de la contraindre sous
la menace à le conduire au coffre espagnol. Mais si Isabelle Angelino s'obstinait à ne pas
parler, que ferait-il? La tuer? Pour rien au monde! D'abord, il répugnait à l'assassinat.
Secondement, les suites n'auraient pas manqué de se révéler redoutables pour lui.
Et si le coffre avait été transporté hors du manoir, comment le retrouver après que la
vieille dame serait morte? Non. Il fallait employer la ruse. Il prit le parti de battre,
provisoirement, en retraite après avoir caché sa valise dans une armoire.
Une dernière surprise lui était réservée, plus exaspérante encore que les précédentes.
Comme il traversait une immense salle très obscure, il sentit soudain le parquet se
dérober sous ses pieds et il tomba dans l'eau glacée d'une piscine! Après quelques brasses
désordonnées, il put sortir du bassin sans encombre, mais totalement écœuré par ce bain
imprévu.
Que pouvait bien faire d'une piscine la vieille dame? On se la représentait mal
s'exerçant au crawl ou au plongeon!
Trempé de la tète aux pieds, il se retrouva sur les échafaudages et s'enfonça dans le
parc, en éternuant.
Lorsqu'il eut escaladé la grille, un mince fantôme blanc s'écarta d'une fenêtre près de
laquelle il s'était tenu dissimulé derrière une tenture. C'étail Mme Isabelle Angelinio, en robe
de chambre. Elle tremblait de tous ses membres. Quand l'homme avait ouvert sa porte, elle ne
dormait pas; elle écoutait depuis un moment, en grelottant de terreur sous ses couvertures, le
pas de l'inquiétant visiteur passant de pièce en pièce.

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« II est parti, chuchota-t-elle à un interlocuteur invisible. Non, ne me laisse pas,
Giovanni, je me mettrais à crier et je m'évanouirais. Que dis-tu?... Oui, j'aurais dû t'écouter,
prendre un chien de garde, tu as raison, Giovanni. Comment?... Ce que ce bandit a caché dans
l'armoire?... Il faut que j'aille voir?... Oui, oui, je vais voir. » Elle se rendit à l'armoire : « Une
valise, Giovanni. Que peut-il y avoir dedans? Une bombe? Une machine infernale? » Elle
ouvrit la valise : « Elle est vide, Giovanni. L'homme va sûrement revenir pour cambrioler.
Que faire, mon Dieu, que faire? Je dois prévenir la gendarmerie?... Mais comment? J'ai fait
supprimer la ligne téléphonique. Oui, je sais bien, Giovanni, là encore j'ai eu tort de ne pas
t'écouter. Que veux-tu, je me disais : « II ne sert « jamais, ce téléphone, à quoi bon continuer
de « payer un abonnement? » Désormais, je t'écouterai en tout, mais ne me gronde pas, je t'en
supplie! Quoi?... Il faut que je coure à la gendarmerie! Maintenant?... Toute seule, en pleine
nuit, à travers ces bois? Tu n'y penses pas! Ce bandit qui rôde.... Et ils sont peut-être
plusieurs.... Oh! non, non, Giovanni! Il le faut? Tu me l'ordonnes? Bien, Giovanni, je vais
t'obéir. Oh ! comme je suis punie de ne pas t'avoir écouté! »
Elle rentrait dans sa chambre, passait fébrilement une robe, mettait des chaussures, un
manteau, enserrait ses cheveux dans une écharpe dont elle nouait les extrémités sous son
menton.
« Ne me quitte pas, surtout, Giovanni. »
Mais lorsqu'elle ouvrit la porte sur la nuit de la lande le cœur lui manqua. Appuyée au
chambranle, elle se prit à sangloter à petit bruit.
« Je ne peux pas, Giovanni, j'ai trop peur. Pardonne-moi. Je vais m'enfermer dans
l'étable avec la chevrette. Ce misérable n'aura sûrement pas l'idée de venir me chercher là. J'y
resterai jusqu'à l'aube. Et demain matin, quand les ouvriers arriveront.... Comment dis-tu?
Demain c'est jour férié, les ouvriers ne viennent pas.... C'est juste. Eh bien, demain à l'aube,
dès qu'il fera clair, dès qu'il fera un tout petit peu clair, je courrai à la gendarmerie, je te le
jure! »

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Elle traversa la cour en trottinant, pénétra dans une étable basse et étroite; une forme
blanchâtre bougea et émit un faible bêlement.
« Ce n'est que moi, Casbah. Giovanni et moi. Tais-toi. Ne me trahis pas, pour l'amour
de Dieu. »
Elle s'assit sur une botte de paille et flatta de la main la chevrette.
Le reste de la nuit s'écoula sans incident.
A l'aube du lendemain, elle se précipita à travers le parc.
Sans même refermer la grille, elle s'apprêtait à courir vers le bourg d'Aluze pour
alerter la gendarmerie, comme elle l'avait promis à Giovanni.
A cet instant, la silhouette effrayante du barbu aux lunettes noires surgit de derrière un
pin et se dressa devant elle.

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CHAPITRE III

LES DISTRACTIONS DE FEU GIOVANNI ANGELINO

LA VIEILLE DAME crut que son cœur cessait de battre.


« Je m'excuse de me présenter de si bonne heure, madame Angelino, dit l'inconnu avec
une courtoisie qui ne faisait qu'accentuer son caractère terrifiant, mais je viens pour une
affaire extrêmement urgente. »
II montra d'un geste vague son costume fripé, ses cheveux en désordre.
« Pardonnez aussi ma tenue négligée. J'arrive de Paris en voiture, j'ai roulé toute la
nuit. » (En fait, pour éviter de remplir une fiche de voyageur dans un hôtel, iï avait dormi au
milieu des pins, près de son automobile.)
« Mais votre vêtement est tout humide », observa-t-elle (non sans malice, malgré sa
terreur, car elle avait entendu l'homme, durant la nuit, tomber dans la piscine). « Vous avez eu
de la pluie en cours de route?
— Des trombes d'eau, vers Limoges. Ma voiture est à toit ouvrant et ce toit était
bloqué : impossible de le refermer.
— Mon pauvre monsieur, s'apitoya-t-elle, vous auriez pu prendre une bronchite ou
tout au moins un gros rhume! » Puis, s'efforçant de paraître naturelle : « Ce sont les gens du
Limousin qui doivent être contents!
— Pourquoi? fit-il interloqué. Parce que je me suis trempé?

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— Vous plaisantez! Pour les cultivateurs cet orage est une bénédiction.
Songez qu'ici nous n'avons pas eu une goutte d'eau depuis trois mois. Tout est grillé par le
soleil. Si vous voyiez le pauvre maïs, il fait pitié. Les vaches n'ont presque pas de lait, il leur
faudrait manger du vert. »
L'homme ricana. Il poussa la porte de la grille.
« J'ai oublié de prendre mon pain, hier soir, bredouilla la vieille dame. Je vais en
chercher. Si vous voulez bien m'attendre, je suis de retour dans dix minutes.
— Je suis désolé, madame, mais, je le répète, l'affaire qui m'amène ne saurait
souffrir le moindre retard. Je dois rentrer à Paris aussitôt après. Je ne vous retiendrai que
quelques instants.
— Mais, monsieur.... »
D'autorité, il l'avait prise par le bras, la faisait rentrer dans le parc. Force fut à la vieille
dame de l'accompagner.
Ils passèrent près d'une étrange construction, haute d'environ deux mètres et longue de
trois, devant laquelle se dressait la statue d'un homme jeune tenant un compas et une équerre.
« Mon défunt mari, Giovanni Angelino, dit la dame. Il était architecte. Cette
construction représente la « Maison de l'Avenir » telle qu'il l'imaginait vers 1910. »
Cette maquette tarabiscotée était bien la construction la plus saugrenue que l'on pût
concevoir. Le « style 1900 » s'y mêlait de la manière la moins harmonieuse du monde à un «
style, futuriste » très abracadabrant et puérilement compliqué.
« C'est moi qui l'ai fait construire, en mémoire de lui d'après ses plans », dit la vieille
dame. Elle soupira : « Mon mari avait énormément de talent. S'il avait vécu, il aurait réalisé
des choses merveilleuses. »
Mais les conceptions architecturales de Giovanni Angelino étaient bien le cadet des
soucis de l'homme barbu. Il entraîna la dame dans le manoir, tout en déclarant :
« Je suis envoyé par maître Hippolyte Festalin, un notaire parisien dont le père
s'occupait des intérêts du regretté Noël Jean Guillaume Avril.
— Oh! parfaitement. J'ai très bien connu ce pauvre Guillaume. Excusez-moi,
monsieur, je vous montre le chemin. »
En passant près de la piscine qui était en forme de coquille Saint-Jacques et bordée de
naïades et de tritons « style 1900 », l'homme ne put retenir une grimace.
« Vous êtes une fervente de la natation, madame?
— Nullement, monsieur. Au fait, monsieur?...
— Thomas Dufief.
— Merci. Personne ne s'est jamais baigné dans cette piscine, monsieur Dufief. C'est
une idée de mon mari. Je l'ai fait installer à sa demande.
— Curieuse idée!
— N'est-ce pas? Giovanni avait des idées très originales. »
Ils traversèrent une autre pièce.
« Ces escaliers qui ne mènent nulle part, encore une idée de M. Angelino, sans doute?
demanda le barbu.
— Oui, précisément. A un moment donné il a eu la marotte des escaliers. C'est d'un
effet très amusant, n'est-ce pas?
— Follement amusant! Mais je ne lui aurais pas donné ma maison à décorer! »
S'efforçant de dissimuler sa panique sous un sourire, la vieille dame guidait
l'inquiétant visiteur.
« Par ici, je vous prie, monsieur. Le petit salon où je me tiens d'ordinaire est là. M.
Angelino va être ravi de vous voir. »
Le barbu sursauta.
« Hein?... M. Angelino? Il va être ravi? Mais puisqu'il est.... »

56
La veuve ouvrait la porte et annonçait :
« Un monsieur nous arrive de Paris, Giovanni.
M. Thomas Dufief. Il nous est envoyé par un notaire. »
Puis elle présenta cérémonieusement :
« Mou mari, M. Giovanni Angelino. »
Elle désignait un canapé en forme d'S, à deux places se faisant vis-à-vis, de ce genre
que l'on appelle une causeuse.
Or, la causeuse que montrait la veuve était vide!...
« Par exemple! pensa le barbu avec un saisissement, je savais que sa cervelle était
dérangée, on m'avait prévenu à Aluze. Mais à ce point-là!... »
« M. Angelino dit qu'il est enchanté de faire votre connaissance, monsieur Dufief »,
assura la vieille dame.
Médusé, le barbu pivota rapidement sur lui-même. Non! il n'y avait personne dans le
salon. Hormis lui et la veuve : personne!
« Comment dis-tu, Giovanni?... faisait cependant la vieille dame. Mais bien sûr,
voyons! » Elle se tourna vers le barbu : « M. Angelino dit qu'il compte bien que vous
accepterez une tasse de café. Cela vous réchauffera, après cet orage. »
L'expression ahurie de l'homme lui arracha un petit rire.
« Oh! je comprends! Comme tout le monde. vous vous dites que je suis folle. Ne
vous excusez pas, c'est tellement normal! Mon mari est mort.... Hélas! je le sais bien, qu'il est
mort, le pauvre. Le 10 novembre 1918, à la veille de l'armistice. Il y aura bientôt quarante-
deux ans. Mais : mort — qu'est-ce que ce mot signifie? La mort n'existe pas, monsieur Dufief.
On a tort de dire : « Ceux que « nous avons perdus.... Ceux qui nous ont quit-« tés.... Ceux
que nous pleurons! » II n'y a pas lieu de pleurer; nous ne les avons pas perdus, ils ne nous ont
pas quittés! Bien au contraire, ils veillent sur nous. Giovanni ne me quitte jamais. »
Elle souriait vers le canapé vide.
« Le soir, nous nous asseyons sur cette « caqueteuse » (Je sais que l'on nomme cela
une causeuse, mais je préfère le vieux mot de « caqueteuse », je le trouve plus joli). Je lis les
journaux à Giovanni. Il s'intéressait beaucoup à la politique. Moi, je n'y comprends rien, il
m'explique. Mais vous restez debout! M. Angelino vous prie de vous asseoir, monsieur
Dufief. »
Totalement décontenancé, l'homme s'assit dans un fauteuil tandis que la veuve prenait
place sur un des sièges de la « caqueteuse ». Et elle parlait, parlait pour étourdir sa peur, pour
gagner du temps, en priant le«Ciel que quelqu'un survienne :
M. le curé, ou un de ses fermiers, ou le jardinier, ou l'entrepreneur chargé des
réfections du manoir.
« Pour en revenir à Guillaume Avril, enchaîna le barbu....
— Il était le meilleur ami de mon mari, monsieur Dufief. Je me rappelle encore, en
1913, cet après-midi que nous avons passé avec des camarades chez un ami commun : M.
Antoine Besnard. Nous avons chacun enregistré un disque pour le plaisir d'entendre nos voix.
Giovanni et moi étions jeunes mariés. Nous avons enregistré un duo sentimental :

Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné


Garde en son cercle étroit nos promesses encloses.

Tenez, le disque est là-bas, sur le phonographe. De loin en loin nous nous le passons,
Giovanni et moi.... Guillaume, lui, en enregistrant son disque, a parlé de son testament, le
pauvre. Il était toujours triste. Il faut vous dire, monsieur Dufief, qu'il avait été tellement déçu
par Simone. Simone Clairac, ma sœur cadette. Elle est morte maintenant. Ils devaient
s'épouser. Malheureusement Guillaume, étant allé aux Etats-Unis, y a été retenu près de trois

57
ans par ses affaires et lorsqu'il est revenu il a trouvé Simone mariée. Que voulez-vous : elle
était si jeune! Lorsqu'ils avaient échangé leurs promesses, elle n'avait que dix-sept ans; une
enfant!... Elle a cru que Guillaume n'avait jamais pensé sérieusement à l'épouser, qu'il l'avait
oubliée. »
Le barbu se contenait, songeant que ce doux délire allait lui faciliter la conduite des
opérations.
La veuve prêta l'oreille :
« Que dis-tu, Giovanni?... Oui, tu as raison, je suis sotte ! M. Angelino me fait
remarquer que je vous fais perdre un temps précieux, monsieur Dufief, avec mon bavardage,
vous qui avez effectué ce long voyage! »
Elle s'efforçait de détourner son regard du visage du barbu, mais il y était
irrésistiblement ramené par l'aspect singulier des moustaches. Elles s'étaient légèrement
décollées à la suite de son bain forcé, puis mises de travers durant le sommeil de l'homme et il
n'y avait pas pris garde.
« M. Angelino demande à quel sujet ce notaire vous a envoyé à nous. Que pouvons-
nous pour vous être agréables? »
Le barbu tendit un papier.
« Voici une lettre de maître Festalin m'accréditant auprès de vous et vous exposant
l'affaire.... (C'était lui-même qui avait rédigé ce billet en contrefaisant l'écriture du notaire.)
Ainsi que vous le constaterez, je suis mandaté par lui pour vous prier de me remettre....
— Mais certainement, monsieur Dutief, fit-elle sans même lire la lettre. Que
dois-je vous remettre? »
Il tressaillit de joie. « Une fameuse chance, que cette vieille dame ait la cervelle
dérangée! Elle ne va faire aucune difficulté. »
« II s'agit simplement, dit-il, de me remettre la fortune de Guillaume Avril, que maître
Festalin doit répartir entre les héritiers légitimes.
--- La fortune de Guillaume Avril? Je ne comprends pas! dit-elle.
— Voyons, voyons, fit-il, subitement au bord de la panique. A la veille de la guerre
de 1914, monsieur votre mari, rappelé sous les drapeaux, est bien venu, de Paris, vous
installer dans ce manoir, pour votre sécurité?
— Certainement, monsieur.
— Et Guillaume Avril, qui allait lui-même partir pour l'armée, vous accompagnait
tous les deux?
— C'est exact. Hélas! nous ne devions jamais le revoir !
Eh bien, ce fut à cette occasion que Guillaume Avril vous confia sa fortune.
— Sa fortune? répéta-t-elle encore, effarée. Quelle fortune? » Elle regarda vers l'autre
siège, vide, de la caqueteuse : « Guillaume t'avait confié sa fortune, Giovanni, et tu me l'as
caché? » Elle prêta l'oreille et sourit : « Aussi je me disais.... » Puis, au barbu : « Le notaire
fait confusion, monsieur Dufief. Mon mari est catégorique. Jamais, au grand jamais,
Guillaume Avril ne nous a confié sa fortune, ni en totalité ni en partie.
— Par exemple! C'est un peu fort! gronda le barbu. Vous avez l'audace de
prétendre.... »
Mais de nouveau la prudence l'incita à se contenir :
« Cette fortune, chère madame, est représentée par des titres au porteur. Elle se trouve
dans un vieux coffre espagnol que.... »
Elle le coupa.
«Coffre espagnol? Ah! mais naturellement! Que ne l'avez-vous dit tout de suite! Oui,
oui, oui, je le revois très bien ce coffre. Guillaume l'a effectivement apporté et laissé ici. »
Le barbu soupira d'aise. Tout s'arrangeait!

58
« Seulement... », reprit la veuve.
Le barbu se remit à trembler.
« Seulement, quoi?
— Seulement nous ignorions qu'il contenait la fortune de Guillaume. Nous pensions
qu'il y avait enfermé.... Quoi donc, déjà, Giovanni?... Oui, c'est cela! Des lettres, des livres
rares, des souvenirs rapportés de ses longs voyages. Ah! c'est mal, de sa part, de ne pas nous
avoir informés! »
II était totalement invraisemblable que Guillaume Avril eût confié une fortune, aussi
énorme à Angelino et à sa femme sans leur révéler la nature du contenu du coffre.
Simplement, ce « léger détail » était sorti de la mémoire de la vieille dame! Peu importait :
l'essentiel était qu'elle se rappelât l'existence du coffre!
Le barbu se dressa.
« Et... où se trouve ce coffre? »
Son sang se glaça dans ses veines.
« C'est que,... répondait la veuve, je ne sais plus!
— Comment, vous ne savez plus?
— Nous n'y attachions guère d'importance, n'est-ce pas, dès lors que le pauvre
Guillaume n'était plus de ce monde et qu'il n'avait laissé aucun enfant. Ah! quel malheur....
— Enfin, ce coffre, vous ne l'avez pas vendu? cria le barbu, blême.
— Certainement pas ! fit la vieille dame, offensée. Nous ne nous serions jamais
permis....
— Donc il est dans le manoir?
— Assurément, il est ici!
— Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait peur, madame! Allons, soyez bien
calme, rappelez vos souvenirs. Ce coffre n'avait-il pas été rangé dans un grenier?
— Dans un grenier, c'est cela. Mais ce grenier n'existe plus. Il a été transformé en une
terrasse fleurie.

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— Je sais, lâcha étourdiment le barbu.
— Comment, vous savez?
— Je sais... que vous faites exécuter des travaux très importants, se rattrapa-t-il.
— Ah! on vous l'a dit?
— Il suffit de voir ces échafaudages!
— C'est vrai!
— Donc, ce coffre a été déplacé. -— C'est cela. Il a été déplacé.
— Où l'avez-vous fait mettre?
— C'est que, justement.... Je ne sais plus!
— Cherchez, fit-il, les tempes baignées d'une sueur froide. Vous ne pouvez pas
ne pas vous rappeler.... Songez aux héritiers! »
Les traits de la vieille dame se crispèrent dans l'effort qu'elle faisait pour se
remémorer....
Une fois de plus elle se tourna vers le siège vide de la caqueteuse.
« Giovanni, aide-moi! Toi qui as toujours eu si bonne mémoire.... »
Malgré lui, le barbu s'était lui aussi tourné vers le siège vide, comme s'attendant,
follement, à entendre la voix du fantôme!
Le visage de la veuve exprima le désespoir.
« Giovanni non plus ne se rappelle pas.
— Enfin ce n'est pas possible! vociféra le barbu fou de rage.
— Il y a si longtemps de cela, monsieur! Et il y a eu tant de bouleversements dans ce
manoir depuis quarante ans! Comprenez : de temps à autre, il vient à Giovanni l'idée d'une
nouvelle transformation. Une chose ou une autre, qui l'amuse. Il me dit par exemple :
«Isabelle, si nous remplacions le « deuxième grenier par une volière, ce serait plus « gai, tu ne
trouves pas?» Ou bien : «Si nous faisions installer une piscine? » II m'explique comment il
voit la chose. Avant de connaître Giovanni je travaillais chez un architecte dont j'étais la
secrétaire, un peu la collaboratrice. De sorte que je suis capable d'établir des plans sur les
indications de Giovanni. Je convoque un architecte de Périr gueux et il réalise les plans. Bref,
de transformations en transformations, le manoir ne ressemble plus du tout à ce qu'il était il y
a quarante ans. Il n'y avait d'ailleurs aucun scrupule à avoir : construit vers 1890, il était très
laid. C'était uniquement à cause de sa situation que mon mari l'avait acheté : on a une vue
splendide sur la vallée de la Vézère. Nous avons dallé certaines caves et les avons agencées en
salles de séjour pour l'été : il fait si chaud l'été, en Périgord! Nous en avons comblé d'autres
sous lesquelles se produisaient des éboulements. On a supprimé des couloirs pour en créer
d'autres ailleurs. On a ouvert des fenêtres, condamné des portes, abattu Dieu sait combien de
cloisons pour en édifier d'autres. Giovanni m'a laissé une fortune considérable et nous n'avons
malheureusement aucun héritier. Alors, puisque ces innovations amusent mon Giovanni, je ne
vais pas le contrarier pour si peu, n'est-ce pas? D'autant que les défunts manquent terriblement
d'occupations, et plus encore de distractions! »
Atterré, le coquin à la fausse barbe sentait ses jambes se dérober sous lui et ses
pensées tournoyer vertigineusement.
« De sorte que le coffre espagnol..., balbutia-t-il d'une voix blanche.
— Est quelque part dans le manoir, la chose est certaine, monsieur Dufief. Il ne peut
être nulle part ailleurs. Mais où...? Où... Enseveli dans quelle cave condamnée, muré derrière
quelle cloison, enfermé derrière quel coffrage? Pour le retrouver il faudrait jeter bas tout le
château, pierre après pierre! Ah! mon Dieu! Pourquoi Guillaume ne nous a-t-il pas prévenus?
Quel malheur! Quel malheur! »

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CHAPITRE IV

VENISE... EN FRANCE
« ALORS, Grand Chef? demanda Noël, tes recherches avancent?
— Hé! alors... alors... alors!... » bougonna Dominique repoussant rageusement le
carnet à spirale intitulé : JOURNAL DE MON ENQUETE ET DE MES DEDUCTIONS. «
Alors, non! je n'avance pas! »
C'était un début d'après-midi, dans le somptueux appartement de M. de Saint-Aigle,
avenue du Maréchal-Franchet-d'Esperey. Trois jours s'étaient écoulés depuis la visite de
Dominique, Noël et Baba au Rhum à Louguereau. Partant de l'idée que le nom de la localité
d'Ile-de-France où se trouvait la tour de l'abbaye se terminait vraisemblablement par : si, ou
«y, ou cy, Dominique avait dressé une liste d'après le guide de l'Ile-de-France.
« Naturellement, dit-il, j'ai éliminé les localités dont la syllabe finale comporte un z ou
un s qui se prononce z. Exemple : Vélizy. Juvisy, etc. Combien crois-tu qu'il y a de pays dans
l'Ile-de-France qui se terminent par si, ou ci, ou cy?
— Une vingtaine? » hasarda Noël.
Dominique poussa vers lui son carnet.
Son recensement s'établissait comme suit :
Pour la Seine : Drancy, Issy (-les-Moulineaux), Le Plessis (-Robinson). Total : 3.
Pour la Seine-et-Marne : Boissy (-aux-Cailles), Boissy (-le-Châtel), Bussy (-Saint-
Georges), Bussy (-Saint-Martin), Chessy, Crécy, Crézancy, Croissy (-Beaubourg), Sussy,

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Héricy, Luzancy, Moussy (-le Neuf), Moussy (-lé-Vieux), Quincy (-Voisins), Saacy, Torcy,
Trocy, Ussy. Total : 18.
Pour la Seine-ct-Oise : Bois (-d'Arcy), Boissy
(-l'Aillerie), Boissy (-la-Rivière), Boissy (-Saint-Léger), Boissy (-Sans-Avoir) Boissy
(-le-Cutté), Boissy (-Saint-Antoine), Boissy (-sous-Yon), Cham-bourcy, Chaussy, Croissy
(Moulin-dé-), Jarcy, Loissy (-lé-Sec), Marcoussis, Malassis, Massy, Men-necy,
Montmorency, Moussy, Le Plessis (-Mornay), Le Plessis (-Chenet), Poissy (Carrières-sous-)
Poissy, Quincy (-sous-Sénart), Le Raincy, Roissy (-en-France), Sucy. Total : 27.
Pour l'Aisne : Brécy, Brézancy, Coincy, Corcy, Torcy. Total : 5.
Pour l'Eure : Pacy (Saint-Aquilin-de-), Pacy. Total : 2.
Pour l'Oise : Le Plessy, Acy. Total : 2.
« 3+18+27+5+2+2 égale : 571 fit amèrement Dominique. Et encore, il n'y a pas les
noms de villages, hameaux, lieux-dits, etc.
— Eh bien,... fit Noël. Espérons que Louguereau....
— Louguereau, je lui ai téléphoné ce matin. Il rentrait justement de sa tournée des
abbayes.
— Résultat?
— Néant.
— Alors, il n'y a plus qu'à abandonner.
- Abandonner? Pas question! rugit Grand Chef.
— Qu'est-ce qu'on peut faire? Tu as un plan? -— Pas encore. Mais j'ai la machine.
— La machine?
— La machine à faire des plans! » Gravement, Dominique se toucha le front, de
l'index.
« Mon cerveau! Et je me demande si Lougue-reau ne s'est pas trompé. Et si nous ne
nous trompons pas tous. Suppose....
— Quoi?
— Qu'il n'y ait aucune abbaye dans l'affaire?
— Tu veux dire que ce serait la tour de l'Abbé?
— Même pas! Ni abbé ni abbaye.
— Impossible! Le document....
— Justement : le document!... Depuis que nous nous sommes mis en tête une
interprétation de ce document, nous tournons en rond. Comme si nous nous étions posé à
nous-mêmes des pièges. Comme si nous nous étions mis des œillères. Il faut effacer tout ça.
Oublier ces mots qui nous égarent.
— Je ne comprends pas!
— C'est pourtant simple. Au lieu de la tour de l'Abbaye, ou la tour de l'Abbé, suppose
que ce soit... la tour de la Baie?
— La tour de la Baie! fit Noël, médusé. Ça alors! je n'y aurais jamais pensé.
Mais... une baie dans l'Ile-de-France....
— Ce n'est sûrement pas ça. Je l'ai dit uniquement pour te faire saisir mon
raisonnement. Il faut partir du principe que nous ne sommes sûrs d'aucun mot. Reprendre
toutes ces syllabes. Les assembler de manière à former d'autres mots. Pour voir.... »
II ouvrit le carnet à la page où il avait recopié les fragments de texte révélés par le
demi-disque.
Il enfouit son visage dans ses paumes.
Et il murmurait :
« Estamanglenordestourdelabésilaveni.... » C'est absurde, je le sais bien! Mais c'est
notre seule chance.... « Silaveniabriretrouvélad.... »

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II cherchait à « désosser » ces mots-pièges, à leur retirer non seulement tovite
ponctuation, toute orthographe, mais tout sens, avec l'espoir de voir soudain jaillir de ces
assemblages nouveaux un mot inattendu, qui avait toujours été là, qu'ils avaient toujours eu
sous les yeux mais que nul n'avait soupçonné! Le mot lumineux, le « Sésame, ouvre-toi » qui
fournirait la solution.
Espoir bien faible.
L'espoir du désespoir, en quelque sorte!
Sur ces entrefaites Barnabe, le maître d'hôtel, vint informer Noël que M. de Saint-
Aigle avait à lui parler. Noël quitta la pièce.
Alors il se passa quelque chose qui aurait bouleversé Baba au Rhum s'il avait été là.
Dominique, soudain, cessa de réciter, comme une litanie, comme une incantation, le texte
mystérieux : « Eslamanglenorestourdelabésilaueniabriretrouvé-lad.... » pour pousser un
gémissement en balançant la tête de droite et de gauche, désolément :
« Je n'y comprends rien! Je ne trouve pas. Je ne trouverai jamais! »
Grand Chef, l'infaillible Grand Chef, s'avouait vaincu !
Noël rentra, à la fois enthousiaste et navré.
« Mon père — enfin, M. de Saint-Aigle... — me dit qu'il n'aime pas du tout nous voir
jouer aux détectives, que ce n'est pas de notre âge et que c'est dangereux. Et il m'annonce qu'il
va m'emmener en vacances. En Italie. Rome, d'abord. Puis Naples.
— Tu as de la chance, fit Dominique. L'Italie, c'est si joli! C'est encore plus beau que
sur les cartes postales! Mais demande à ton père de te montrer Venise. Venise, il n'y a pas
plus beau! Je me rappelle : les petits ponts, les canaux, la place Saint-Marc couverte de
pigeons. Et pas une auto, pas un fiacre, même pas un vélo — à cause de ces ponts qu'il y a
partout! Pas une roue, pas une seule, jamais! Tu ne peux pas imaginer comme ça fait drôle! A
Venise, les milliardaires — même les rois! — sont obligés d'aller à pied, comme les
clochards! Il y a les gondoles, bien sûr, mais elles ne vont pas partout.
— Et les enterrements?
— En gondoles, mon vieux! Il y a une île qui sert de cimetière.
— Quand est-ce que tu y as été, en Italie?
— Moi? Jamais!
— Tu viens de dire : Je me rappelle...,
— J'ai vu un film sur Venise, il y a un an. Un documentaire. Avec un commentaire
qui expliquait bien tout. Tu aurais juré que tu y étais.
— Je pourrais demander à mon père de nous emmener tous les trois, avec Baba au
Rhum, suggéra Noël. Ou tous les deux seulement, si Baba au Rhum doit travailler au
restaurant chez tes parents.
— Tais-toi, Noël! fit Dominique d'une voix sourde.
— Quoi? Il est très gentil, mon père, tu sais; je suis certain qu'il dirait oui. Naples,
c'est très beau aussi. Et il y a le Vésuve.
— Tais-toi! répéta Dominique d'un ton suppliant. Tais-toi.
— Qu'est-ce que tu as? »
L'expression de Grand Chef venait de changer subitement. Le regard fixe, comme
halluciné, il balbutiait :
« Si la veni — a bri... si la ve ni — a bri.... »
Et soudain, dans un cri :
« J'ai trouvé! »
II s'était dressé et exécutait la danse du scalp.
« Venise!... J'ai trouvé! L'agence Eurêka, ce n'est pas Louguereau, c'est moi! Ha, ha,
ha!... Je sais où elle est, la tour! Et l'abbaye! Parce que je me trompais, tout à l'heure, quand je
disais qu'il n'y avait peut-être pas d'abbaye. Il y en a une.

63
— Qu'est-ce qui te prend? Elle n'est pas à Venise, quand même, cette tour!
— Si, mon vieux! Elle est à Venise! Eiitin : à Venise,... en France! A Venise,...
dans l'Ile-de-France! »
Frénétiquement, il décapuchonnait tin stylo-bille, jetait à la volée quelques mots sur le
carnet à déductions.
« Ça « colle » parfaitement. Et le nom de la localité se termine bien par cy. La solution
nous crevait les veux. Une solution bête comme chou.
Bête comme la tour Magne, à Nîmes, simple comme l'œuf de Christophe Colomb : le
tout était d'y penser. Je te l'avais bien dit, que je les « coif-« ferais au poteau », Louguereau et
Fayoum!
— Qu'est-ce que tu racontes? Venise... dans l'Ile-de-France? »
Dominique tendit le calepin à Noël, qui lut :

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CHAPITRE V

« SOUS UNE LAME DU PARQUET... »

UNE MINUTE plus tard, M. de Saint-Aigle était informé.


« Ça m'est revenu tout d'un coup, expliqua Dominique. Le documentaire du film que j'ai
vu parlait de trois Venise. La vraie — celle qui est en Italie. Puis Bruges, en Belgique....
— Que l'on appelle la Venise du Nord, coupa M. de Saint-Aigle.
— C'est ça, monsieur. Parce qu'il y a des canaux. Et la troisième à cinquante
kilomètres de Paris, Crécy, que l'on appelle la Venise de la Brie parce qu'elle est située sur le
Grand Morin qui se divise en je ne sais pas combien de bras. Et il y a des tours à la pelle, à
Crécy! »
II ouvrit le guide de l'Ile-de-France qui ne le quittait plus et il lut :

De la double ligne de fortifications, sur l'emplacement desquelles -se trouvent de. belles
promenades, subsistent d'assez nombreux vestiges et une dizaine de tours assez bien
conservées sur les 99 qui défendaient la ville au Moyen Age.

— 99 tours! L'endroit idéal pour cacher un testament! » plaisanta M. de Saint-Aigle.


Il forma au téléphone le numéro de Louguereau.
« Crécy, fit le détective, j'ai appelé le syndicat d'initiative : il n'y existe ni abbaye ni tour
de l'abbaye. Je suis allé à La Chapelle-sur-Crécy, où se trouvent la chapelle Sainte-Marie qui

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fut érigée en collégiale en 1202 et l'église Notre-Dame de La Chapelle, du xm". Là, aucune
tour. Je suis également allé au hameau de La Malnoue, à 25 kilomètres de Crécy. Il y a une
abbaye du xn6 siècle — mais là non plus, pas la moindre tour. Néanmoins, je ne saurais trop
féliciter mon collègue Dominique. Sa découverte est plus que curieuse : troublante. Elle
mérite des investigations approfondies. »
M. de Saint-Aigle appela maître Festalin.
Le notaire fut de l'avis de Louguereau.
« Je convoque les héritiers pour que nous nous rendions de toute urgence à Crécy. »
Crécy-en-Brie.... Crécy-en-Brie.... Crécy-en-Brie....
Ce nom chantait dans le cœur de chacun des héritiers lorsque, moins de deux heures
plus tard, ils poussèrent, l'un après l'autre, la porte de l'étude.
Puis survinrent Louis Gabriel Besnard et son épouse. Leur curiosité était piquée par
les surprenants rebondissements de cette course au testament. Besnard était précisément rentré
dans la matinée de Villefranche-sur-Mer.
« Votre bateau n'a pas trop souffert de la tempête? demanda un peu ironiquement
Ducluzaud.
— Suffisamment.
- Ça ne lui arriverait pas s'il n'allait pas sur l'eau! » jeta le vieux comédien qui, on le
sait, n'avait pas le pied marin.
Dominique était le centre de l'admiration générale. Ses parents étaient pourpres de
fierté.
Certes, pas plus que M. de Saint-Aigle, M. Dulac n'était content de voir son rejeton
jouer les détectives. Mais le moyen de n'être pas flatté de tant de compliments? C'est pourquoi
il avait décidé de participer à l'expédition à Crécy, son restaurant se trouvant livré aux peintres
pour trois jours en vue de l'annuelle remise à neuf.
Ducluzaud secouait comme le levier d'une pompe le bras de Dominique en
paraphrasant Corneille :

Tu es jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées


La valeur n'attend point le nombre des années.
Tes pareils à deux fois ne se font point connaître
Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de [maître!

Après quoi, il alluma un cigare italien très noir, extrêmement long et mince, troué
d'une paille et, soufflant une bouffée d'une fumée qui répandit une odeur nauséabonde, il
ajouta, aussi fièrement que s'il eût été lui-même l'auteur de ces vers célèbres :
« Le Cid. Acte II. Scène deuxième.
— Si vous le voulez bien, mesdames et messieurs, en voiture... pour Venise! » lança
tout guilleret le grave maître Festalin.
Le groupe s'était réparti en quatre voitures. Dans sa Cadillac conduite par un chauffeur
à superbe casquette bleu marine, M. de Saint-Aigle emmenait Mrs. Grayiield et le notaire.
Louguereau, dans sa 208, transportait Ducluzaud et Jussieaume. Louis Gabriel Besnard et son
épouse roulaient dans un cabriolet deux places Mercedes 300 S. L. qui fascinait Dominique,
Noël et Baba, tous trois tassés à l'arrière d'une modeste fourgonnette deux chevaux au volant
de laquelle se tenait M. Dulac, ayant à côté de lui sa femme. Cette fourgonnette servait à «
faire les halles » le matin et à rapporter viandes, volailles, légumes, l'indispensable semoule
et, parfois, à livrer des repas en ville. Un panneau publicitaire, sur l'un de ses flancs, pro-
clamait :

EDMOND DULAC

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SPECIALITES NORD-AFRICAINES
SON COUSCOUS SON MECHOUI
SON CHICHE-KEBAB

et, sur l'autre flanc, un deuxième panneau, involontairement comique, disait :

EDMOND DULAC
SES CORNES DE GAZELLE!
SON TURBAN DU PACHA!
ET TOUTES LES FRIANDISES DE L'ORIENT...

Ce véhicule étant le moins rapide, la caravane réglait sa vitesse sur lui.


Par les « jours » de la portière arrière, les trois gamins ne lâchaient pas du regard la
Mercedes qui, si Besnard l'avait souhaité, eût pu « s'envoler », les laissant tous littéralement
sur place, même la Cadillac! Elle pouvait monter jusqu'à 300 au compteur!
Une petite heure de route amena la caravane à Crécy-en-Bric.
Au syndicat d'initiative on ne put, fort aimablement, que leur confirmer la réponse
faite par écrit à Lougucreau. A Crécy il n'y avait ni abbaye, ni tour de l'Abbaye, ni tour de
l'Abbé... ni tour de la Baie.
Décontenancés, ils entreprirent d'explorer l'aimable localité aux rues tortueuses, toutes
parfumées d'Histoire. Crécy est comme tendrement enserrée dans les bras du Morin, que l'on
appelle des brassets, si pittoresques avec les perspectives des murs plongeant dans l'eau. De
petits escaliers abrités par des auvents donnent accès à des barques.
Mais, de ces beautés, de ces charmes, nos héros ne voyaient autant dire rien.
Ils questionnaient des gens originaires de Crécy, des personnes âgées de préférence.
Avaient-ils entendu parler d'une bâtisse (qui ne ressemblait peut-être que de très loin à une
tour) à laquelle une tradition populaire sans doute tombée en désuétude à présent attachait, il y
avait de cela une cinquantaine d'années, la désignation de « tour de l'Abbaye » ou « tour de
l'Abbé » ?
Partout, réponses négatives.
« Pourtant, ce ne peut être qu'ici! » gémissait Dominique.
Ce fut alors, à l'instant du plus profond découragement, que se dénoua l'énigme.
Le mérite en revint cette fois encore à Grand Chef qui continuait à questionner les
gens, avec la rage du désespoir.
Une femme nonagénaire, qui tricotait près de sa fenêtre, lui donna la solution tant
cherchée.
La bonne vieille grand-mère était terriblement sourde.
Et elle fournit la solution précisément parce qu'elle était sourde! Parce qu'elle avait
mal entendu la question!
« Si je connais une tour de l'Abbaye? fit-elle. Je pense bien, mon petit! Tiens : ou
l'aperçoit d'ici, juste devant toi, tout là-bas entre les arbres. C'est elle. »
Le cœur de Grand Chef battait de façon désordonnée et il avait la gorge soudain
comme bloquée, incapable d'avaler sa salive.
La bonne vieille eut un rire gentil :
« Tous les amoureux la connaissent. C'est là qu'ils se donnent leurs rendez-vous! »
Grand Chef imagina Guillaume Avril prenant, lui aussi, vers 1912, de romanesques
rendez-vous dans la tour avec Simone, cette fiancée de dix-sept ans qu'il ne devait jamais
épouser parce qu'elle manquait de foi, de confiance, de patience....

67
« Moi aussi, dans mon jeune temps, continuait la bonne vieille tout égayée par cette
évocation, j'y venais retrouver mon fiancé. Comme tous les autres nous y avons gravé nos
prénoms : Eusèbe et Juliette, autour d'un cœur percé d'une flèche. Mon Dieu!... J'avais dix-
huit ans.... Parce que, moi aussi, j'ai eu dix-huit ans, figure-toi. Quand j'y pense, j'ai du mal à
le croire! »
Attendrissante « Juliette » de quatre-vingt-dix ans dont le « Roméo » se prénommait
prosaïquement Eusèbe!
« Pourquoi on l'appelle la tour de l'Abbaye? (Dominique remarqua qu'elle avait une
façon bizarre de prononcer le mot « abbaye ».) Eh bien, c'est rapport à l'abbaye, tiens! Si tu y
vas, tu la verras, l'abbaye. Elle est au-dessus de la porte d'entrée de la tour. (« Une abbaye au-
dessus d'une porte d'entrée! se dit Grand Chef; elle ne sait plus ce qu'elle dit! ») — Cette
abbaye, on l'a mise là à cause de l'empereur Napoléon I er. Il paraît qu'étant de passage à Crécy
il y serait monté, une fois, dans cette tour, vers 1810. Longtemps après, un homme qui ne
jurait que par Napoléon parce qu'il avait fait le coup de feu dans beaucoup de batailles sous
ses drapeaux — un demi-solde, comme on disait — l'a mise là, l'abbaye, au-dessus de la
porte. En souvenir. Parce que Napoléon aimait énormément les abbayes, tu comprends? Il en
mettait partout. »
« Elle radote! se disait Grand Chef. Où a-t-elle pris que Napoléon aimait les abbayes
au point d'en « mettre partout? »
Or Grand Chef se trompait. La bonne vieille ne radotait pas le moins du monde.
La tour se trouvait à un bon kilomètre de Crécy, à deux pas du Morin.
A une centaine de mètres il y avait une charmante auberge fréquentée par des peintres
et des pêcheurs à la ligne.
Lorsque, en voiture, Dominique et ses compagnons parvinrent au pied du monument,
le même cri de stupeur leur échappa.
Ce n'était ni tour de l'Abbaye, ni tour de l'Abbé, ni tour de la Baie qu'il fallait
comprendre!

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Au-dessus de la porte était sculptée grossièrement dans la pierre une gigantesque
abeille, œuvre du demi-solde. En effet, de même que la fleur de lis était l'emblème des rois de
France, Napoléon Ier avait choisi pour symbole l'abeille et faisait parsemer d'abeilles ses
manteaux de cérémonie. « II en mettait partout! » comme disait la vieille. Voilà pourquoi la
brave femme prononçait si bizarrement le mot abbaye! C'était abeille qu'elle disait!
LA TOUR DE L'ABEILLE!...

*
**

Au premier étage, la vue du plancher totalement effondré lit frémir nos héros. Si le
testament avait été caché là, il fallait renoncer à tout espoir de jamais le retrouver.
Dans la salle du second étage il y avait deux points noirs au-dessus de la porte :
c'étaient deux énormes araignées. Trois chauves-souris pendaient du plafond, tête en bas,
comme clouées aux poutres par les pattes. Une chouette se tenait dans un creux de muraille,
aussi immobile que si elle eût été de pierre, contemporaine de cette massive tour carrée du xr
siècle. Au bruit, les araignées disparurent prestement dans leurs repaires, les chauves-souris et
la chouette filèrent à l'extérieur par une fenêtre haute et étroite en partie encombrée de lierre.
Sur les murailles, gravés dans la pierre ou tracés au fusain, quantité de prénoms
jumelés et de dates. Le regard de Dominique chercha « Juliette-Eusèbe », mais ne les trouva
pas. Egalement, grande abondance d'inscriptions, certaines désobligeantes : « La fille Chanut
a une perruque! » « Marcellin le boucher vend des vaches tuberculeuses! » ou spirituelles
dans le genre de : « Zut pour celui qui le lira! »
Le parquet était fait de planches rugueuses fixées aux poutres par des clous de
forgeron à grosse tête plate. Certaines planches s'incurvaient, d'autres faisaient le bombé;
beaucoup, mangées des vers, étaient recouvertes d'une poudre jaunâtre extrêmement fine.
D'autres, enfin, s'étaient effondrées et leurs voisines étaient sur le point de faire de même : il
fallait les contourner prudemment si l'on ne voulait pas dégringoler jusqu'au sol et s'y briser
bras et jambes.
Louguereau s'orienta.
« Ici le nord. Là le midi. L'angle nord-est, c'est là-bas. Pourvu que le testament soit ici!
— Mais bien sûr, il est ici. Tout concorde! protesta Ducluzaud. Ne soyez pas
pessimiste. »
II faillit lancer : « Au fond, vous êtes tellement vexé de vous être fait damer le pion
par un gamin que vous préféreriez presque qu'il se soit trompé! » Mais c'eût été bien
gratuitement méchant et injuste.
Une sueur d'angoisse rendait tous les fronts luisants.
« Sous une lame du parquet... », disait le disque.
« A toi l'honneur, garçon! fit Louguereau à Grand Chef. Tu l'as bien mérité. Regarde
toi-même si tu la trouves, la planche truquée. »
II ne venait, par la fenêtre, entre les feuillages, qu'une lumière avare. Louguereau
alluma une lampe électrique.
« Je t'éclaire.... »
Dominique se courba, tàta, puis s'agenouilla, tâta encore. D'abord en vain. Puis :
« J'ai l'impression... », fit-il soudain.
Il sortit de sa poche un couteau, introduisit la pointe de la lame dans une rainure, à une
vingtaine de centimètres de la muraille.

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Penchés au-dessus de lui, haletants, ils suivaient le moindre de ses gestes.
Il exerça une pression de bas en haut.
« II me semble que ça bouge. »
II mit la pointe de la lame dans la rainure qui bordait l'autre côté de la planche....
Nouvelle pression.
« Ça vient!... » lança Dominique d'une voix étranglée par l'émotion.
L'extrémité de la planche bascula, démasquant un creux rectangulaire.
« Ah!... s'exclamèrent-ils tous ensemble.
— Par exemple! Ça alors!... » fit le détective, médusé.
Dans le rectangle reposait une large enveloppe, sans suscription.
« Le testament! » balbutia maître Festalin.
Mais, comme une vague recouvre une autre vague, la montée de joie qui les avait
submergés fut, en quelques secondes, balayée par un déferlement de déception et d'amertume.
Dans l'enveloppe, point de testament!
Elle n'était cependant pas vide.
Mais c'était pire qui si elle eût été vide!
Elle contenait une moitié de disque — cette deuxième moitié qu'ils avaient tant
cherchée, vainement, chez Louis Gabriel Besnard. Une feuille était repliée sur ce demi-
disque. Et sur cette feuille avaient été tracées ces lignes sarcasliques :
A l'intention des héritiers de Noël Jeun Guillaume Avril, pour qu'ils possèdent le
disque complet enregistré par leur cher grand-oncle à héritage et le conservent à titre de
souvenir de famille!
Comble de l'ironie, on avait ajouté :
A l'intention de Julien Louguereau, le plus illustre détective des temps modernes, le
texte intégral du disque - - qu'il est bien incapable de trouver tout seul!
Suivait ce texte :

70
Les héritiers demeuraient là, paralysés par la stupeur, n'osant même pas se regarder
mutuellement, pour ne pas voir, sur les visages des autres, le désespoir qui était peint sur leur
propre visage.
Quelqu'un les avait devancés. Jamais, jamais ils n'entreraient en possession du
fabuleux héritage. Et leur cœur, à chacun, était comme brisé!
Oh! ils ne regrettaient pas cet argent pour lui-même.
Non.
Mais Ducluzaud voyait disparaître, s'évanouir comme des fantômes brillants tous les
personnages de tragédie, les héros fabuleux dans leurs merveilleux costumes, qu'il aurait tant
aimé incarner sur une scène : le Cid, Roméo, Hamlet, Hernani, l'Aiglon, Cyrano de
Bergerac....
Jussieaume songeait à ce moderne atelier de serrurerie qu'il ne monterait jamais....
Quant à Mrs. Grayfield, elle répétait, dans une sorte de sanglot : « Mes pauvres
petits.... Mes pauvres petits.... » Elle pensait à ces enfants misérables de la banlieue de
Londres auxquels elle avait rêvé d'offrir des vacances ensoleillées.
« Le bandit! grognait Louguereau, écarlate de rage impuissante. Le bandit! Ce ne peut
être que Fayoum ! »

71
CHAPITRE VI

LES DEUX LARRONS

C'ÉTAIT Fayoum, en effet, qui était venu avant eux dans la tour. Trois nuits plus tôt.
Et pourtant l'homme aux lunettes noires et à la barbe postiche qui, la nuit d'après,
s'était introduit, ainsi que nous le savons, dans le manoir de Trompe-Renard à la grande
terreur de Mme Isabelle Angelino, cet homme-là n'était pas Fayoum!
Voici ce qui s'était passé.
Trois nuits plus tôt, donc, vers dix heures du soir, la silhouette chafouine de Méhémet
Omar Fayoum s'était dressée au pied de la tour, dans l'encadrement de l'antique porte
surmontée d'une abeille. Lorsqu'il avait pénétré, une torche électrique à la main, dans la salle
du deuxième étage, lui aussi il avait dérangé les locataires de ce lieu abandonné : les
araignées, les chauves-souris, la chouette.
Dans l'angle nord-est il avait tâté le parquet, soulevé le morceau de planche. Il n'avait
pu retenir une exclamation sourde en retirant de la cachette une enveloppe toute jaunie portant
cette suscription : Ceci est mon testament. Noël Jean Guillaume Avril.
Il se tenait de dos par rapport à la fenêtre.
Avec un ricanement il avait alors sorti de sa poche une autre enveloppe, plus grande,
et l'avait déposée dans la cachette.
Cette enveloppe, toute préparée, contenait la deuxième moitié du disque et les phrases
sarcastiques que l'on sait. Fayoum pouvait s'offrir sans risque le luxe insolent de révéler le
texte complet du disque à Louguereau et aux héritiers — si ja-

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mais leurs recherches les conduisaient ici! — puisque ce texte ne menait qu'à la
cachette du testament et que ce testament, qui indiquait où se trouvait la fortune, était
désormais en sa possession.
Ayant remis la planche en place, il était revenu au centre de la pièce, il avait décacheté
fébrilement l'enveloppe jaunie. Outre le testament, elle contenait une lettre de Guillaume
Avril à l'intention du père de maître Hippolyte Festalin.
« Parfait! Parfait!... » répétait Fayoum avec une jubilation croissante au fur et à mesure
qu'il avançait dans sa lecture.
Mais celle-ci à peine terminée, il avait eu un horrible sursaut :
« Ravi de vous rencontrer, monsieur Fayoum! » lançait une voix railleuse. Qui ajoutait
aussitôt, d'un ton féroce : « Haut les mains! Haut les mains, vite! »
Dans l'embrasure de la fenêtre se dressait un individu portant lunettes à verres fumés,
fortes moustaches et barbe épaisse. Se retenant à de grosses tiges de lierre, il semblait aussi à
l'aise que dans un fauteuil! Il braquait sur Fayoum le canon d'un revolver de fort calibre.
L'homme du Caire, tout frémissant d'un frênetique désir de fuite, jeta un regard furtif
vers la porte.
« Pas un mouvement ou je tire! » intima le nouveau venu.
En même temps, avec une souplesse d'acrobate, il sautait dans la pièce. Il prit des
doigts de Fayoum la lettre et le testament.
« Bien mal acquis ne profite jamais! Je confisque. »
II palpait les vêtements de Fayoum, que la rage rendait verdâtre.
« Tu ne te formaliseras certainement pas si je visite tes poches. Un revolver. Je
confisque. Un couteau à cran d'arrêt. Je confisque aussi. Avec ces joujoux, tu risquerais de
blesser quelqu'un ou même de te blesser! Pas d'autres armes prohibées susceptibles de te faire
dresser contravention? Vous pouvez baisser les bras, monsieur Omar Fayoum — ou autre
chose! — du Caire — ou d'ailleurs !
— Qui êtes-vous?
— Sûrement pas un ami qui te veut du bien!
— Comment êtes-vous arrivé ici?
— Mon Dieu, je ne vois aucun inconvénient à t'avouer que je t'ai suivi depuis Paris. A
partir du moment où tu as volé le sac à main de Mrs. Grayfield, j'ai compris que tu étais le bon
chien qui me mènerait au gibier. Je ne t'ai plus lâché. Quand je t'ai vu prendre le train ce soir,
à la gare de l'Est, je me suis dit : « Nous brûlons! » J'ai horreur du train, je préfère la voiture,
mais tous ces millions valent bien un petit sacrifice!
— C'est vous qui vous êtes introduit dans ma chambre, rue de la Moiitagne-Saiute-
Geneviève?
— Tu avais remarqué? Compliments! Oui, c'est moi. Tu ne te gênes pas pour
t'introduire chez d'honorables particuliers, n'est-ce pas! Dans l'appartement de Besnard,
par exemple! Au fait, explique-moi un peu où tu as trouvé la deuxième moitié du disque?
C'est sans importance maintenant, mais la curiosité n'est pas toujours un défaut, n'est-
ce pas?
- Je l'ai trouvée chez Besnard.
Tiens ! Curieux cela ! Mais où exactement chez Besnard?
— Dans la collection de disques de son père.
— Tu m'intrigues! »
Fayoum se ressaisissait peu à peu; il eut un sourire de faluité.
« Ceux qui ont cherché cette deuxième moitié du disque l'ont eue entre les mains. Elle
était là. Ils l'ont touchée. Mais aucun ne l'a vue!

73
— Elle était dans le carton à chapeau?
— Non! dit Fayoum.
— Tu m'intrigues de plus eu plus!
— Eh bien, il y avait une trentaine de disques qui avaient conservé leur pochette
d'origine et leurs étiquettes. Par le rond au centre de la pochette on pouvait lire
le titre de la chanson enregistrée et le nom de l'artiste : Mayol, Dranem, etc. Naturellement,
ces disques-là, personne n'a eu la curiosité de les examiner d'un peu plus près. Grave
négligence! La deuxième moitié du disque de Guillaume Avril s'était glissée,
précisément, dans une de ces pochettes qui contenait un enregistrement d'Yvette Guilbert.
— Bravo! Mais comment avais-tu appris l'existence de ce disque et que l'on avait des
chances de le trouver chez Besnard?
— Par maître Festalin !
— Quoi?
— Un jour, il est venu dans un café proche de son étude annoncer aux héritiers
que Besnard venait de rentrer à Paris et se tenait prêt à leur montrer la collection où se
trouvait le disque enregistré par Guillaume Avril.
— Tu étais dans ce café! Tu espionnais!
— J'ai toujours été curieux. Mais je me faisais tout petit : j'ai toujours été discret!...
Bref, je n'ai plus eu qu'à....
— Aïe! »
Du tranchant de la main, Fayoum avait assené un coup extrêmement violent sur le
poignet du barbu dont, par sa volubilité, il était parvenu à endormir un peu la vigilance. Le
revolver sauta des doigts de l'inconnu. Aussitôt après, Fayoum lui décocha de toutes ses
forces un coup de poing au creux de l'estomac.
Mais, sans qu'il pût comprendre grâce à quelle parade la chose arriva, son poing ne
parvint pas à destination. En même temps, le bras de Fayoum était saisi par le barbu, d'une
prise telle que l'homme du Caire tomba à genoux en hurlant.
« Ne te débats pas si tu ne tiens pas à avoir le bras cassé! l'avertit charitablement son
adversaire. Le judo a ses avantages et ses inconvénients, que veux-tu! » 11 le lâcha : «
Relève-toi. »
Fayoum se remit debout en grimaçant.
A la même seconde il reçut à la nuque une « droite » fulgurante qui lui fit voir, en fait
d'héritage, cent millions de chandelles. Projeté en avant par la violence du coup, il donna
l'impression comique d'un homme qui court, crâne baissé, vers une muraille comme s'il
voulait faire semblant de la défoncer d'un coup de tète! Après avoir heurté la pierre, il tomba,
tel un bourdon qui s'est assommé contre une vitre. Et il ne bougea plus.
Dans l'aventure, il avait lâché sa lampe électrique et son pied l'avait heurtée
violemment, la projetant à l'autre bout de la salle. Le barbu alluma une puissante torche
électrique qu'il avait apportée.
Il ramassa le revolver, le mit dans sa poche, puis il prit connaissance du testament et
de la lettre.
« Trompe-Renard! murmura-t-il. Un joli nom! Et la Dordogne est une région
ravissante! »
II plaça soigneusement les deux documents dans son portefeuille.
Fayoum ne bougeait toujours pas.
Le barbu se pencha, le secoua, l'examina mieux :
« Mais.... Mais.... Ou dirait.... »
II était devenu soudain extrêmement soucieux.
« Ah! l'animal! J'ai tapé fort, bien sûr, mais de là à.... Jamais je ne me serais attendu....
C'est le choc contre la muraille, évidemment. »

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Des rides profondes traversaient son front. Bouleversé par cet événement imprévu, il
s'affolait.
« Allons, allons, pas de panique, surtout! »
Machinalement, dans son portefeuille, il reprit le testament. Il le considérait
pensivement puis regardait Fayoum, puis le testament et encore Fayoum. Soudain son
expression changea : sa décision était prise. En quelques secondes il vida les poches de
Fayoum : portefeuille, mouchoir, des clefs, un canif, un peigne, des pièces de monnaie. Il
détacha la montre-bracelet. Etait-ce bien tout? Ah! non! Les boutons de manchettes. Puis, au
dos du veston, la marque du tailleur. Etait-ce bien tout, cette fois? Tout ce qui eût pu aider à
l'identification.
« Quelle catastrophe! Quelle catastrophe! » murmurait-il, accablé.
Il chargea sur son épaule l'homme du Caire et ii descendit lourdement l'escalier.
Comme il parvenait en bas, une silhouette féminine surgit. C'était l'épouse du barbu.
A la vue de son fardeau, elle retint à grand-peine un cri.
« II n'est pas mort? » gémit-elle.
Quelques minutes plus tard, l'homme barbu déposait doucement Fayoum parmi des
roseaux au bord du Grand Morin longé à cet endroit d'une végétation foisonnante.
« Pauvre bougre!... Ce n'est pas de chance! »
Au loin, dans la perspective miroitante de l'eau, les silhouettes d'autres tours se
profilaient, semblant mener une ronde de vieilles pierres vénérables.
« Viens, dit l'homme. Nous allons rentrer à Paris, prendre la voiture et partir
immédiatement pour la Dordogne.
-— La Dordogne? répéta sa femme, effarée.
— Les millions sont là-bas, dans un château : le manoir de Trompe-Renard. »
Le couple s'évanouit rapidement entre les arbres.
Or, une dizaine de minutes après leur départ, Fayoum ouvrit les yeux!
L'homme barbu l'avait cru mort, mais il n'était qu'évanoui. La fraîcheur de la nuit et
l'humidité du sol l'avaient ranimé.
Il passa une main sur son front : il avait affreusement mal à la tète. Mais, au bout d'un
moment, il se sentit mieux.
Il se dressa péniblement.
Il pivota lentement sur lui-même, comme cherchant à s'orienter. Puis il se mit en
marche, coupant droit à travers un pré, d'un pas d'abord flageolant mais qui allait
s'affermissant.
Il tournait le dos à la tour de l'Abeille.

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CHAPITRE VII

L'OISEAU DE NUIT

« COQUIN! Coquin de Fayoum! » rugissait Louguereau.


Les autres le suivaient tandis qu'il courait vers l'auberge proche de la tour.
Il appela téléphoniquement l'hôtel Sainte-Geneviève et du Parthénon. On lui apprit
que Fayoum n'avait pas reparu depuis quatre jours. Il avait laissé" ses bagages : un costume de
rechange, du linge, une valise. L'hôtelier était étonné. Un peu inquiet, même. Fayoum lui
devait une semaine de location de chambre.
« Quatre jours, répéta amèrement le détective. Il a les millions maintenant. - Pas sûr!
fit Dominique.
— Comment, pas sûr?
— Il sait où se trouve la fortune. Mais ce n'est peut-être pas commode de s'en
emparer? »
Louguereau haussa les épaules.
« Ce que j'en dis, insista Dominique, ce n'est pas par intérêt, je n'ai droit à rien et ça
m'est bien égal, l'argent! Mais.... »
Ce qui le révoltait, c'était de n'avoir pas eu le dernier mot, de s'avouer vaincu.
« On pourrait examiner les lieux. Fayoum a peut-être laissé des indices....
De la cendre de cigarette' et une allumette? ironisa Louguereau. Sherlock Holmes en
conclurait : c'est du tabac d'Orient qui a été offert à Fayoum au Caire, par un capitaine au long
cours arrivant de Hong-Kong. La cigarette a été allumée avec une allumette-bougie achetée à

76
Lausanne chez un buraliste qui boite de la jambe gauche. Et Sherlock Holmes en déduirait
que Fayoum a pris le train pour Madrid! Allons, tu rêves debout, mon bonhomme. S'il y a une
chance de le rattraper quelque part, c'est à Paris. Restez si vous le voulez, mesdames et
messieurs, moi je rentre à Paris.
— M. Louguereau a raison », dit M. de Saint-Aigle.
Dominique se serait donné des coups de poing. Evidemment, Fayoum n'avait eu aucun
mérite à l'emporter sur lui. Tandis que Grand Chef parvenait à la solution par le seul secours
de son cerveau, Fayoum ne s'était pas creusé la cervelle, lui; il avait volé le disque.
Ah! si seulement Grand Chef s'était souvenu plus tôt de ce film sur Venise....
Il en aurait pleuré, le pauvre gamin!
« lîn route! » dit le notaire avec accablement.
Ils se dirigèrent vers les voitures.
« Tu viens, Dominique? » tit M. Dulac.
Mais Dominique ne voulait pas quitter Crécy. // ne parvenait pas à se résigner à
s'éloigner de cette tour au pied de laquelle son génie déductif l'avait conduit.
« Tu m'as entendu, Dominique? On s'en va! »
Dominique, demeuré en arrière, ne bougeait toujours pas.
Mme Dulac s'était installée dans la fourgonnette, et M. Dulac se tenait près d'une
portière ouverte, une main posée sur le volant.
Baba au Rhum, désemparé de voir Grand Chef si malheureux, était demeuré à mi-
chemin entre son camarade et la fourgonnette.
« Tu obéis, Dominique, ou s'il faut que j'aille te chercher? » gronda M. Dulac.
Déjà les moteurs des autres véhicules tournaient.
Un grand élan jeta Dominique vers ses parents.
« Je vous en supplie, restons! Restons encore un peu.... Je voudrais examiner la pièce,
dans la tour.
— Mais qu'est-ce que tu espères, mon pauvre petit?
— Je ne sais pas, avoua Dominique. Mais jusqu'ici, qui est-ce qui a tout trouvé? Ce
n'est pas Louguereau. C'est moi!
— C'est vrai, ça, fit orgueilleusement Mme Dulac.
— Restons encore un peu, papa, implora Grand Chef. Rien que cet après-midi....
— Ecoute, Edmond, intervint Mme Dulac indulgente, si ça lui fait tellement plaisir à
ce petit.... Il l'a bien mérité ! Et puis, au restaurant, nous avons les travaux. Ça nous ferait
du bien de respirer un peu d'air frais, dans l'herbe, au bord de l'eau, au lieu de ces odeurs de
peinture qui me donnent la migraine. »
Dominique regardait sa mère avec gratitude.
« Bon, bon! fit Dulac. Mais alors restons jusqu'à jeudi. Ça nous permettra de couper à
la corvée d'anniversaire chez tes amis de Chaville : ils ne savent que parler de maladies;
quand je les quitte, j'ai envie d'entrer à l'hôpital! »
II se tourna vers les autres voitures qui démarraient.
« Nous restons, cria-t-il. Bonne route ! »
Noël lui aussi aurait bien voulu rester, mais il dut se contenter de faire au revoir de la
main à Dominique et à Baba au Rhum.

*
**

Entraînée par Grand Chef, toute la famille Dulac était revenue dans la salle du
deuxième étage de la tour.

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Dominique tira de sa poche l'accessoire indispensable du parfait enquêteur : une
loupe! Il se mit à étudier les lieux méthodiquement. On le vit se baisser, ramasser au pied
d'une muraille de menus objets.
« Des fragments de verre, dit-il.
— Belle découverte! plaisanta le père.
— Ils sont très bombés. Ils ne peuvent provenir que d'un verre de montre.
— Ou d'une paire de lunettes.
— Sûrement pas, papa. Ils sont biseautés. Les verres de lunettes ne le sont jamais.
— Il est formidable, ce petit! ne put s'empêcher de s'exclamer la mère.
— Bon, dit le père, admettons qu'il s'agit d'un verre de montre. A quoi cela t'avance-t-
il?
— Il n'y a pas longtemps que ces fragments de verre sont ici, dit Grand Chef. Deux ou
trois jours, pas davantage.
- A quoi le vois-tu? s'étonna le père.
Tiens! A la poussière! dit la mère. C'est une déduction enfantine !
— Bravo, maman! Il n'y a en effet pas de poussière dessus. » II examina mieux un
fragment : « On dirait.... »
Le lieu était sombre, même près de la fenêtre en partie masquée par le lierre.
« Tu n'aurais pas une allumette, papa? »
M. Dulac fit flamber une allumette.
« Cette petite tache brune : on dirait du sang! Comme si quelqu'un s'était blessé....
Dommage qu'il ne fasse pas assez clair, j'aimerais bien étudier le mur. »
II enveloppa les fragments de verre dans son mouchoir aussi soigneusement que
s'il se fût agi
de diamants.
M. Dulac bâillait à se décrocher la mâchoire. « Au quatrième bâillement il sera
exactement midi! fit en riant Mme Dulac.
— C'est mon estomac, je le sens dans mes talons! dit M. Dulac. Nous allons
déjeuner à l'auberge et pendant que je prendrai un apéritif, Ali sautera à Crécy acheter
une lampe électrique pour la suite de ton enquête, Dominique. »
Un moment plus tard, lorsque Baba au Rhum les rejoignit à l'auberge :
« Je viens d'apprendre deux choses à Crécy, annonça-t-il. Quand j'ai payé l'électricien,
il m'a dit : « A la bonne heure, petit gars, toi, au moins, « tu les paies, les lampes électriques!
» Je lui ai dit : « Pourquoi vous me dites ça? » II m'a dit : « Parce qu'hier soir un individu est
entré dans le magasin et a volé une lampe électrique. Ma mère était seule. Elle est très âgée.
Le malfaisant a eu le temps de se sauver. »
— Et la deuxième, chose? » demanda Dominique.
La serveuse apportait un succulent pâté de campagne dans une terrine.
« Mangeons! lit jovialement M. Dulac. J'ai une faim de loup.
— La deuxième chose, dit Baba au Rhum, c'est une femme, dans la rue. Elle racontait
à une autre qu'un homme s'était jeté ce matin sur son petit garçon et lui avait volé un pain.
— Je n'ai pas l'impression que ça puisse me servir pour mon enquête! lit
Dominique en riant.
— C'est bien mon avis, dit M. Dulac. Ce pâté est fameux, il faudra que je demande la
recette au chef. »
Car M. Dulac, bien qu'il nourrît sa clientèle exclusivement de spécialités nord-
africaines, détestait le couscous, le chiche-kebab et le méchoui! En bon Charcutais, il n'aimait
que le pâté, le cassoulet, le boudin, les andouillettes, le bœuf en daube bien mijoté, les
escargots, les grenouilles et les haricots !

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Après un bon café, Grand Chef reprit ses investigations dans la tour.
Il promenait le rayon de la lampe sur la partie de la muraille au pied de laquelle il avait
trouvé les fragments de verre et il scrutait à la loupe chaque centimètre carré.
« Oh! fit-il soudain, des cheveux!
— Des cheveux? s'effara Mme Dulac.
— Cinq ou six. Sur le mur. Des cheveux d'homme.
— A quoi le vois-tu? demanda le père.
— Cette question ! A la longueur, fit la mère.
— Bravo, maman! dit Dominique. Ils sont collés ensemble par.... » II regarda mieux :
« Par du sang. »
Les cheveux rejoignirent dans son mouchoir les fragments de verre.
Grand Chef réfléchissait. Son père, sa mère et Baba au Rhum se gardaient
d'interrompre sa méditation.
« Supposez qu'on se soit battu ici? fit enfin le gamin. Je vois la scène ainsi : deux
hommes luttent. La tête de l'un heurte violemment le mur. L'homme s'effondre. Dans sa chute
les aspérités de la pierre, qui est rugueuse, lui ont arraché quelques cheveux. Sur le plancher,
le verre de sa montre-bracelet se brise et le coupe au poignet ou à la main.... Un peu de sang
est resté sur un fragment de verre. »
Les laissant pétrifiés d'émerveillement pour cette «, reconstitution » à partir d'indices
si frêles, Grand Chef entreprit d'explorer minutieusement la salle. Dans un endroit plus
obscur, la surprise lui arracha un cri.
« Venez voir! »
II montrait sur le parquet une torche électrique abîmée. Il ne restait rien du verre
protecteur ni de l'ampoule, ils avaient été écrasés. Le boîtier était cabossé.
« Pas de doute, il y a eu de la bagarre ici, pas plus tard qu'il y a deux ou trois nuits.
— Pourquoi la nuit? s'étonna Mme Dulac.

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— Voyons, Estelle, à cause de la lampe électrique! fit doctoralement M. Dulac.
Déduction enfantine, ma chère amie!
— Bravo, papa! » dit Dominique.
M. Dulac fut très fier de cette approbation. Voilà qu'il devenait détective lui aussi!
« Continuons, dit-il tout échauffé, ne perdons pas notre élan!
— Donc, dit Dominique, deux hommes se sont introduits ici, de nuit. Deux
complices, évidemment. Ils volent le testament et ils mettent le demi-disque à sa place, pour
nous narguer.
— Ensuite, ils se sont battus pour ne pas avoir à se partager la fortune, acheva le père.
C'est classique !
Bravo, papa! dit encore le fils.
— En somme, c'est facile comme tout, de faire des déductions! dit le père avec un
enthousiasme de néophyte. Dominique, je t'achèterai un microscope pour l'étude des
empreintes digitales, raclures sous les ongles, poussières et tout ce qui s'ensuit! »
Grand Chef avait sorti son mouchoir. Il y reprenait les cheveux collés par du sang, les
examinait de nouveau à la loupe.
« Bruns,... légèrement crépus....
— Fayoum!... dit Baba au Rhum.
— Fayoum! répétèrent le père et le fils avec satisfaction.
— Pas forcément, objecta la mère. Ça peut être un complice de Fayoum, qui est du
même pays que lui et qui a la même nature de cheveux.
— Très juste! » dit M. Dulac.
Toute la famille s'y mettait ! Tous devenaient détectives!
« Supposez maintenant..., fit Dominique. Je dis cela en l'air, mais supposez que
l'individu qui a volé une lampe électrique hier et celui qui a volé un pain ce matin soient le
même homme, et que cet homme porte une ecchymose au crâne et une petite coupure au
poignet ou à la main? Ce serait formidable, non?
— Ce serait un des deux complices? Mais pourquoi rôderait-il dans le pays puisque le
testament s'est envolé? »
Le gamin ouvrit les bras en un geste d'ignorance.
« Si on pouvait le retrouver, il aurait sans doute des choses passionnantes à nous
raconter. En tout cas, conclut-il sarcastiquement, pour un détective qui « sait tout, voit tout et
entend tout », j'ai l'impression que M. Louguereau a eu tort de repartir si vite!
— Je ne crois pas que le voleur de la lampe et le voleur du pain aient quoi que ce soit
à voir avec cette histoire de testament, dit M. Dulac. Mais tout est possible.... Dans le doute,
pas d'hésitation. A la gendarmerie, et au trot! Il faut signaler cet oiseau de nuit qui a laissé ici
sa lampe électrique, le verre de sa montre et une pincée de ses cheveux. »

*
**

« Tu ne te couches pas, Grand Chef? »


La nuit achevait de tomber. Dans l'auberge où ils avaient déjeuné, les époux Dulac et
les deux gamins avaient dîné puis pris possession de leurs chambres. On avait donné aux
enfants une chambre à deux lits jumeaux.
Dominique se tenait près de la fenêtre grande ouverte.
« Qu'est-ce que tu regardes? demanda encore Baba au Rhum.
— La tour. »
Cette tour moussue dont la porte, surmontée d'une abeille, s'ouvrait béante sur le
mystère....

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Dominique était envoûté par cette haute et massive silhouette au sommet de laquelle,
doucement, la nuit enroulait ses écharpes de deuil tandis que la rivière, l'attaquant au pied, la
ligotait de ses écharpes de brouillard.
Quelles énigmes, encore, eût pu abriter cette ruine ?
Quelle clef, quels indices, quelle piste le jeune détective pouvait-il encore espérer
surprendre?
Ses secrets, Dominique les avait tous arrachés à la tour de l'Abeille !
Elle n'était rien de plus, désormais, qu'un entassement énorme de pierrailles —
vénérables, certes, mais qui n'avaient plus de mystères à révéler —, plus rien à faire
qu'écouter les tendres confidences des fiancés, le chant des oiseaux, le glissement soyeux des
couleuvres au soleil et, la nuit, le passage griffu des mulots et des rats, l'appel lugubre des
chats-huants et des chouettes.
Sous la fenêtre, un jeune homme et une jeune fille passèrent. Ils venaient de la tour.
« Ce bonhomme m'a fait une peur! disait la jeune fille.
— Quoi! protesta d'un ton faraud le jeune homme bombant comiquement ses
pectoraux, avec moi tu n'as pas à avoir peur, Caroline!
— Bien sûr, Arthur! acquiesça gentiment sa compagne. Mais il avait une allure
si bizarre! Et il parlait tout seul.... »
Brusquement, Dominique fut secoué d'un frisson.
« Je me demande, disait Caroline, ce qu'il racontait à propos du mois d'avril.... »
Avril!.,.
Au même instant, Grand Chef ne put retenir un cri sourd.
Au deuxième étage de la tour de l'Abeille une lâche de lumière venait de passer devant
la fenêtre!
« Vite, Baba au Rhum! Vite!... »
Cinq minutes plus tard, sommairement vêtus, les deux gamins et les époux Dulac
accompagnés de l'aubergiste et de son iîls aîné, ces derniers armés de fusils chargés à
chevrotines, surprenaient au deuxième étage de la tour un homme aux traits tirés, au visage
bleui par une barbe de quatre jours. Il tenait une lampe électrique. De sa poche de veste,
dépassait un gros quignon de pain. Il avait un air hébété et bredouillait des mots sans suite. Il
était petit, avec un visage chafouin, le cheveu brun et crépu.
« Monsieur Fayoum! » appela Dominique.
L'individu le regarda vaguement.
Son attitude n'était pas agressive. Il se laissa approcher sans difficulté. Pour ainsi dire
comme s'il ne les voyait pas.
Point de montre-bracelet à son poignet. Mais Grand Chef constata avec une flambée
d'orgueil qu'il avait une coupure sur le dessus de la main et une forte ecchymose noirâtre à la
naissance des cheveux. Ainsi, toutes les déductions de Dominique étaient justes! Toutes!...
Fayoum, poursuivant son monologue incohérent, promenait le rayon de sa lampe
électrique sur le parquet, sur les murs, au plafond.
« Vous avez été blessé, dit Dominique. Qui vous a frappé? »
Fayoum attacha de nouveau sur lui son regard vide. Il ne semblait pas comprendre.
« Le coup l'a rendu amnésique ou je ne sais quoi de ce genre, dit le gamin. Il ne se
rappelle plus ce qui s'est passé et il revient ici, d'instinct, pour chercher le testament, sans
peut-être même savoir au juste ce qu'il cherche! »
Dominique se mit à parler lentement, doucement, comme on parlerait à un
somnambule.
« Vous vous appelez Fayoum. Omar Fayoum. Vous êtes venu ici pour prendre un
testament. Le testament de Guillaume Avril. Avec un complice. C'est cela, n'est-ce pas? »

81
II répétait avec une inlassable patience :
« Testament. Guillaume Avril. Des millions. Des millions de francs. »
II prit Fayoum par la main. L'autre se laissa docilement conduire dans l'angle nord-est.
Dominique souleva la planche, démasqua la cachette.
« Testament.... Avril.... »
Les traits de l'homme s'animèrent alors et il proféra à son tour avec une sorte de
sourire douloureux :
« Testament.
— Ce testament, vous l'avez lu. La fortune d'Avril, où est-elle? Vous le savez.
— Fortune, dit Fayoum.
— Oui. Fortune. Où est-elle? »
A cet instant, Mme Dulac poussa un cri de terreur, en désignant la fenêtre.
Une seconde ils aperçurent dans l'encadrement de cette fenêtre un homme porteur de
fortes moustaches et d'une barbe fournie. Cramponné de la main gauche aux tiges du lierre, il
braquait de la droite un revolver sur Fayoum.
Il n'eut pas le temps de faire usage de son arme. Ensemble, l'aubergiste et son fils
avaient tourné vers lui le canon de leurs fusils.
L'homme disparut.
L'aubergiste se précipita à la fenêtre. Mais il ne vit personne : le mystérieux individu,
avec une agilité de chat, avait contourné la tour pour se mettre à l'abri des chevrotines.
Maintenant, il devait descendre en toute hâte.
« Vite, Emile, en bas! cria l'aubergiste à son fils. Moi, je le guette d'ici. »
Le jeune homme se rua dans l'escalier.

82
Quelques instants plus tard, l'aubergiste crut apercevoir au sol la silhouette du barbu. Il
tira. La détonation fit un bruit énorme dont les écbos se répercutèrent longuement et auxquels
vinrent se joindre les écbos d'une seconde détonation puissante : à son tour, son fils avait tiré,
d'en bas.
« Il est touché? cria l'aubergiste par la fenêtre.
— Manqué, répondit l'autre. Il a filé dans le sous-bois. »
Mme Dulac voulut entraîner son fils et Baba au Rhum.
« Allons-nous-en. Ce misérable aurait pu tuer Dominique! Rentrons à l'auberge.
— Mais puisqu'il est parti, maman.
— Il peut revenir.
-— Son coup est manqué; il ne reviendra pas.
— N'importe. J'ai eu trop peur pour toi. Si je te perdais, mon petit.... Ce ne sont pas
les millions qui te rappelleraient à la vie. Allons-nous-en.
— Mais, maman, ce n'est pas possible! Juste au moment de, savoir.... De tout savoir!»
Dominique revenait à Fayoum, reprenait ses interrogations.
« Le testament.... Où est-il? Rappelez-vous....
— Coffre,... dit Fayoum.
— Hein?... Coffre? Quel coffre? » Tous retenaient leur souffle.
« Espagnol, dil Fayoum.
— Quoi? Votre complice est Espagnol?
— Château.
— Un château? Où ça?
— Trompe-Renard.
— Quoi?
—- Dordogne. Coffre.
— Que je suis bête! fit Dominique. Ce n'est pas le château qui est espagnol, ni le
complice. C'est le coffre! »
II se tourna vers Fayoum. « Coffre espagnol, c'est cela?
— Coffre espagnol », répéta l'homme qui ajouta : « Aluze. » Et répéta : «
Dordogne. »
La solution, cette fois, ils la tenaient. Complète. Intégrale.
La fortune de Guillaume Avril était enfermée dans un coffre espagnol, au château de
Trompe-Renard, à Aluze en Dordogne.
A présent, oui vraiment, la tour de l'Abeille n'avait plus rien à apprendre à Dominique.
Si, pourtant....
Une chose encore — capitale! — le nom de l'agresseur de Fayoum, qu'il fût ou non
son complice.
« L'homme qui vous a frappé et qui a emporté le testament, qui est-ce?
— Coffre espagnol, dit encore Fayoum.
— Oui. Nous savons. Mais l'homme? Celui qui vous a frappé? Vous comprenez?
Frappé! Son nom? »
Fayoum secoua la tête négativement.
« Vous ne le connaissez pas? »
Fayoum continuait de faire non de la tête.

83
TROISIÈME PARTIE

LA FORTUNE D'AVRIL

84
CHAPITRE PREMIER

« JE SOUPÇONNE TOUT LE MONDE »


(Journal de Grand Chef)

Manoir de Trompe-Renard
Jeudi 23 juillet 1960.
11 heures du matin,

Ceci est la suite du Journal de mon enquête et de mes déductions sur l'affaire de
l'héritage de Guillaume Avril.
Pour y voir clair, il faut de la méthode. J'ai donc décidé une fois pour toutes de
souligner en vert les QUESTIONS que je me poserai, ainsi que mes SOUPÇONS et mes
HYPOTHESES. En bleu, les INDICES et les PISTES que je pourrai découvrir. Kl en rouge
mes DEDUCTIONS.
Je dis : les SOUPÇONS, parce que d'ores et déjà j'en ai peut-être un, de soupçon. Et un
formidable!
J'ai également décidé de noter tout ce que j'observerai. Pour un vrai détective il n'y a
pas de détails insignifiants. Deuxièmement, ce sera un peu comme si je faisais des devoirs de
vacances. Noël est très fort en Français. Moi je suis nul. Bonne occasion d'améliorer mon
style ! C'est bien la première fois que ça va m'amuser, de faire des devoirs de vacances !

85
Allons bon.... Encore : Le cher anneau d'argent que vous m'aviez donne.... Quatre fois
par jour elle le passe, son disque, Mme Angelino. J'aime encore mieux les coups de marteaux,
de pioches et les grincements des scies des ouvriers!
Ils démolissent tout pour retrouver ce fameux coffre. La vieille dame ne sait comment
se faire pardonner d'avoir oublié ce qu'il est devenu.
Soit dit en passant, pour jouer à cache-cache, un château en démolition, c'est
sensationnel! Ce que l'on peut s'amuser Noël, Baba au Rhum et moi.
Et Casbah. J'allais oublier Casbah! C'est la chevrette. Baba l'a apprivoisée. Ils se
comprennent très bien tous les deux. Forcément, entre compatriotes! Elle est d'Afrique du
Nord comme lui. Elle ne le quitte plus. On se cache et elle nous cherche.
Trois jours que nous sommes ici. Nous avons débarqué le lendemain du jour où j'ai
failli recevoir le baptême du feu dans la tour de l'Abeille, quand le barbu a fait son apparition
à la fenêtre.
La tête des héritiers, chez maître Festalin, quand je leur ai raconté cette aventure, le
lendemain malin!
Louguereau était vexé. Depuis, Ducluzaud n'arrête pas de se moquer de lui. Ce matin
encore il lui a dit :
« Je vous plains, monsieur Louguereau : vous devez bien mal dormir! »
Louguereau ne s'est pas méfié :
« Pourquoi donc?
— Tiens! A cause de votre Œil qui « voit tout, « sait tout, entend tout! » Vous ne
pouvez dormir que d'un œil! »
Pour se venger, Louguereau ne m'appelle plus que : « notre Sherlock Holmes national
». Si ça peut le consoler!...
Tiens, tiens, y aurail-il du nouveau? En bas, j'entends l'entrepreneur qui
appelle. De ma fenêtre je vois tout le monde se précipiter. Des ouvriers apportent une
grande caisse. Le coffre espagnol?...
Quelques minutes plus tard.
Ce n'était qu'une malle du temps des diligences, pleine d'une collection de fossiles.
Ce qui serait superbe, ce serait que je le trouve, moi, le coffre espagnol, par
déductions. Mais ce n'est pas à coups de déductions qu'on mettra la main dessus, c'est à coups
de pioche.
Cela me donne une idée. (Preuve que j'ai raison de tout noter : les idées viennent eu
écrivant.)
Je pose un PRINCIPE : il me parait invraisemblable que Mme Angelino n'ait pas su
que ce coffre contenait des millions. Deuxième PRINCIPE : // est encore plus inadmissible
que, le sachant, elle ait oublié ce qu'est devenu ce coffre, si folle soit-elle. (Je souligne en
rouge.)
C'est le moment de poser une QUESTION (je souligne en vert).
QUESTION : Et si cette excellente Mme Angelino nous jouait à tous la comédie?
Si oui, POURQUOI?
Deux REPONSES : Ou bien Mme Angelino veut garder la fortune de Guillaume Avril
pour elle.
Ou bien elle se méfie de nous, nous prenant pour des complices du barbu.
(Ce sont là des HYPOTHESES : je souligne en bleu.)
Au manoir nous sommes toute une tribu : Mme Angelino, maître Festalin,
Louguereau, Mrs. Grayfield, Jussieaume, Ducluzaud, M. de Saint-Aigle, mes parents, Noël,
Baba au Rhum, moi, et les époux Resnard qui sont venus par curiosité. Plus une femme de
ménage et une cuisinière qu'on a engagées. (Je ne compte pas l'entrepreneur et une demi-
douzaine d'ouvriers.) Au total, seize personnes.

86
Je devrais dire dix-sept personnes à cause du défunt Angelino. Ce fantôme est plus
encombrant à lui seul que tous les vivants réunis!
A table, il a sa chaise en face de celle de sa veuve. Elle ne va pas jusqu'à lui servir de
la nourriture dans une assiette, mais elle lui parle : «Hélas! non, Giovanni, on n'a pas encore
retrouvé ce coffre. Comment dis-tu? Le petit cellier que nous avons condamné en 1943, sous
l'occupation allemande, parce que le terrain s'effondrait? On l'a examiné : il n'y avait rien. »
Ou bien : « Tu avais raison de te méfier de ce sauternes, Giovanni. Il commence à se casser. »
C'est au point qu'on est tenté en levant son verre, de dire : « A votre santé, monsieur
Angelino! » Ou de s'excuser quand on bouscule un siège vide : « Oh! pardon, monsieur
Angeliiio, je ne vous avais pas vu! »
A propos de déjeuner, la cloche sonne.
Je descends.

Même jour. Après-midi.

Encore une fausse alerte : on a trouvé un autre coffre. Malheureusement, ce n'était


qu'une maie. Dans le temps, cela servait de pétrin et de huche à pain, paraît-il.
J'ai parlé à Noël et à Baba du SOUPÇON qui m'est venu.
C'est au sujet du barbu.
Quand Mme Angelino nous a appris qu'il s'était introduit une nuit dans le manoir puis
s'était présente le lendemain matin et était reparti sans lui faire de mal, Louguereau a déclaré :
« II avait l'intention de revenir, mais notre arrivée a ruiné ses plans.
— Oui, en un sens, a répliqué Besnard. Mais d'un autre côté, il n'aurait pas pu faire
effectuer les recherches auxquelles vous procédez. Il est possible qu'il rôde dans les parages et
qu'il épie, prêt à agir dès que vous aurez découvert le coffre. Peut-être même a-t-il fait
engager un de ses complices parmi les ouvriers? »
Or, moi, voici le SOUPÇON qui m'est venu. (Je souligne en vert.)
Si le faux barbu se trouvait, non pas à l'extérieur du manoir, mais à l'intérieur?
« Tu ne parles pas sérieusement? m'a dit Noël. Où se cacherait-il? Et comment
mangerait-il?
— Où il se cacherait? Dans une chambre! Et il mangerait avec nous, à table, tout
bêtement! »
Noël n'osait pas comprendre où je voulais en venir, tellement cela lui coupai I le
souffle.
« Tu ne veux quand même pas dire que, le barbu, ce serait... ce serait l'un de nous?
— Pourquoi pas?
— Impossible. Quand il a voulu tirer sur Fayoum, dans la tour, les autres
étaient tous rentrés à Paris.
— Oui, mais ils avaient eu largement le temps de revenir à Crécy dans l'après-midi,
en auto ou par le train.
— Tiens, c'est vrai! Tu soupçonnes quelqu'un?
— Je soupçonne tout le monde, par principe. Toujours pas tes parents! Ni M. de
Saint-Aigle!
— Bien sûr que non. Ni Mrs. Grayfield. Ni Mme Besnard. On les voit mal
avec une barbe, démolissant Fayoum d'un coup de poing puis grimpant le long de la tour!
— Ni maître Festalin : c'est un vieux monsieur, il n'aurait jamais pu, a dit Baba au
Rhum.
— Je l'élimine aussi. Bien qu'il ne faille pas se fier aux apparences.

87
— Restent Louguereau, Ducluzaud, Jussieaume et Besnard, a conclu Noël.
Louguereau travaille pour nous. Et lui non plus n'est ni fort ni acrobate : il est trop lourd et
trop mou.
— Je l'élimine surtout parce qu'il est trop bête! J'élimine aussi Ducluzaud : il est
toujours dans la lune.
— Alors Jussieaume, le serrurier? Ou Besnard, chez qui était le disque?
— Ça ne peut pas être lui, a dit Baba au Rhum : il fait des poésies!
— Poète.... Poète.... C'est bien joli, a dit Noël. N'empêche, qu'il est sportif et fort
comme un taureau!
— Sans compter que.... Qu'est-ce qu'il est venu faire ici, Besnard, hein? ai-je ajouté.
Ça l'intéresse rudement, cette histoire de millions, je trouve. Et ce voyage-éclair qu'il vient de
faire dans le Midi - prétend-il -- à cause de son bateau — soi-disant prêté à des amis et qui
aurait eu des avaries! comme par hasard, juste au moment où le barbu arrivait au manoir de
Trompe-Renard. C'est louche, non?
— Bref : suspect n° 1 : Besnard? Et suspect n° 2 : Jussieaume?
— Il ne faut pas s'emballer. En tout cas, monsieur Louis Gabriel Besnard, j'ai le regret
de souligner votre nom en vert. Sur ce, ouvrez l'œil, tous les deux. Et motus!... »

Vendredi 24 juillet I960. Fin après-midi.


Toujours pas de coffre espagnol.
Et rien de particulier à signaler.
Naturellement, les premiers jours, Noël, Baba au Rhum et moi l'avons cherché dans
tous les coins, ce coffre. Et puis nous avons renoncé.
Papa s'ennuie de Paris et de son restaurant où 011 lui installe un bar tout neuf, une
nouvelle broche électrique pour rôtir le méchoui et où on refait la plonge.
Sorti de ses fourneaux, papa ne vit plus! Tandis qu'au milieu de sou peuple de clients
il se fait l'effet d'un empereur dans son palais!
Maman s'efforce d'être naturelle, mais je sens bien qu'elle est impressionnée par le fait
de vivre dans un château. Elle surveille son vocabulaire, prend goût au thé — elle qui détestait
le thé! — et ce matin, à table, elle a employé l'imparfait du subjonctif.
Ducluzaud et Besnard se récitent des poèmes, parlent de la verte douceur des soir-s
sur la Dordogne avec l'air de boire du lait.
Jussieaume passe son temps à réparer des vieilles serrures détraquées, pour ne pas «
perdre la main ». Tous le tiennent un peu à l'écart : je sens qu'ils le soupçonnent encore, parce
qu'il a été en prison. Il s'en rend compte et il en souffre. C'est injuste et, au fond, il est très
gentil. Enfin, il a l'air très gentil....
M. de Saint-Aigle et maître Festalin font des bridges avec Mrs. Grayfield et Mme
Angelino.
Louguereau fouine un peu partout avec l'air de réfléchir, mais l'inspiration ne paraît
pas venir vite !
Près de la grille d'entrée du manoir, il y a une statue de M. Angelino à côté d'une petite
construction baroque. Cette construction, nous a dit Mme Angelino, représentait pour son
mari la maison de l'avenir, telle qu'il l'imaginait.
Tous les matins, Mme Angelino va renouveler des fleurs dans des vases, devant cette
statue.
Soit dit en passant, il se faisait de drôles d'idées sur les constructions de l'avenir, M.
Angelino! S'il ressuscitait, il serait bien surpris en voyant les maisons vraiment modernes que
l'on bâtit de nos jours!
Dommage que l'on ne puisse pas entrer dans cette maisonnette pour poupées, ou pour
les nains de Blanche-Neige. Ce serait amusant quand on joue à cache-cache.

88
Mais l'unique porte est cimentée et il n'y a pas de feuêlres : elles sont seulement
dessinées dans la pierre, au burin.
A propos du défunt M. Angelino, je me demande quelles histoires de revenants Mrs.
Graytield va encore nous raconter ce soir. Elle y croit dur comme fer, aux revenants. Elle
prétend qu'elle les « apprivoise » — qu'elle a une espèce de fluide qui les met en confiance :
ils lui disent leurs peines et, comme c'est bourré de maisons hantées, en Angleterre, paraît-il,
c'est inouï ce qu'elle en a consolé, des fantômes, Mrs. Grayfield. Maman et Mme Angelino
raffolent de ses histoires!
Mrs. Grayfield trône dans un fauteuil, maman se fait toute petite sur une chaise basse,
Mme Angelino occupe, bien entendu, un des deux sièges de la caqueteuse (personne ne doit
s'asseoir sur l'autre : c'est la place préférée du cher défunt Giovanni!) Et ça commence :
« Tenez, madame Angelino, dit Mrs. Grayfield, une fois, je me rappelle, à Exeter dans
le comté de Devon.... J'étais en week-end chez une amie, Lady Evelyti Mac Murray. Nous
avions bavardé jusqu'à une heure avancée de la nuit. Je me retire enfin. Et voilà-t-il pas que,
dans le couloir, je me trouve nez à nez — si je puis dire! — avec.... Devinez avec qui? Non,
ne cherchez pas. vous ne trouveriez pas! Avec un amour de fantôme de jeune fille qui pleurait
toutes les larmes de son corps! La pauvrette m'a révélé qu'elle avait été décapitée sur le billot
par ordre de Guillaume le Conquérant ! Etc., etc. »
Et on n'a pas le droit de rire! Après, dans sa chambre, maman a peur : elle regarde sous
le lit, dans les placards, derrière les tentures.
La cloche....
Il faut que je descende pour le dîner.

Même jour.
9 heures du soir.
Ça n'a pas manqué! Ce soir, pour nous remettre du fantôme de la jeune fille de
l'époque de Guillaume le Conquérant, nous avons eu droit au fantôme d'une dame en costume
d'écuyère, qui récitait des tirades dans la Chambre bleue de l'auberge du Lion-Rouge, à
Stratford-sur-Avon dans le comté de Warwick. Elle aurait confié à Mrs. Grayfield qu'elle
avait appartenu à la troupe de comédiens de Shakespeare.
Aussitôt voilà Ducluzaud qui se met à déclamer des passages d'Othello!
J'ai demandé la permission de monter me coucher.

Minuit et demi.
Pour du nouveau, voilà du nouveau!
Je viens de voir le barbu!
Je ne dormais pas, je réfléchissais dans le noir. J'ai entendu un grincement très léger,
en bas. J'ai bondi à la fenêtre. Et j'ai aperçu un individu avec une barbe et des lunettes noires.
Il sortait du château en catimini. Je l'ai filé de loin.
Au début c'a été commode : je me glissais d'un massif à un autre. Malheureusement, à
cent mètres des bâtiments, il y a des chênes, et c'est plein de taillis épais. Pas de lune. Je ne
voyais plus rien.
J'ai perdu la piste. Je n'ai pas osé insister. Soyons franc : j'ai eu peur!
J'ai guetté longtemps, ensuite, d'abord près de la porte du manoir, puis dans le
vestibule, puis à la fenêtre de ma chambre.
Rien !
Où allait le barbu? Pour quoi faire? Et surtout, qui est-il?
Mystère !
N'empêche que j'avais vu clair une fois de plus! Le barbu se cache bel et bien dans le
manoir.

89
Deux heures du matin -- même nuit.
Je viens de surprendre un pas furtif dans l'escalier.
Un homme. Il montait à l'étage supérieur. Je me suis précipité. Je n'ai pas pu
l'apercevoir : il avait déjà alleint le palier et tourné dans le couloir.
Pendant que je montais, il y a eu un bruit de porte qui s'ouvrait, 1res doucement.
Je suis arrivé à temps pour voir la porte se refermer.
C'était la porte de la chambre de Louis Gabriel Besnard.
Le barbu, ce serait donc lui?

90
CHAPITRE II

BESNARD?... LOUGUEREAU?... OU JUSSIEAUME?...

(Journal de Grand Chef — Suite)

MEME NUIT.
Trois heures quarante-cinq.

Louguereau !
Je me trompais : le barbu, ce n'est pas Besnard, c'est Louguereau!
Qui aurait pu imaginer une chose pareille?
Je viens d'être réveillé par un nouveau grincement, en bas. De ma fenêtre j'ai reconnu
Lougue-reau. Sans barbe ni lunettes cette fois.
Je l'observe. Il se dirige vers le chantier des ouvriers, il fouille dans une boîte. Il prend
des outils.
Maintenant, il s'éloigne vers la grille du parc.
A quatre heures du matin!!!
Je fonce à sa poursuite.
Je devrais prévenir mon père, M. de Saint-Aigle, M. Besnard, je sais bien. Pas le
temps! Tant pis.... Je laisse le calepin dans le tiroir de ma table de nuit. Si je ne devais pas
revenir et qu'on me trouve mort dans les parages, on saura qui est mon assassin.

Même nuit.
Cinq heures et demie, matin.

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Je ne suis pas mort! Mais quelle peur!
Je filais Louguereau. Lorsque je l'ai vu tourner à droite avant d'arriver à la grille du
manoir, j'ai compris que j'étais le dernier des sots!
Le coffre espagnol....
Il y a longtemps que j'aurais dû deviner où Mme Angelino l'avait caché.
Dans la maison de l'avenir.
Louguereau y a pensé avant moi.
II est allé droit à la maisonnette, il a sorti de sa poche un marteau et un ciseau à froid
dont il a enveloppé la tête de chiffons et il a attaqué le ciment fixant la petite porte.
J'avais réussi à me. faufiler tout près, derrière un gros figuier.
Sous la lune comme projecteur, l'ombre de la statue de Giovanni Angelino s'allongeant
près de celle de Louguereau, comme l'ombre d'un complice faisant le guet, la vision de cet
homme attaquant à une telle heure cette maquette de maison biscornue faisait penser à une
scène de cinéma dans un film de mystère.
Louguereau a eu vite fait de desceller la porte.
Il braque le rayon de sa lampe électrique vers l'intérieur.
Et qu'est-ce qu'il aperçoit?
Rien!...
D'où je me tenais, je n'en revenais pas.
Louguereau non plus.
Nous étions tellement sûrs que le coffre était là!
Louguereau a mâchonné des gros mots et il est reparti, rapidement.
Si rapidement qu'il a oublié de ramasser le chiffon enroulé autour du ciseau à froid et
qui s'en était détaché.
J'ai attendu qu'il s'éloigne. Puis j'ai pris le chiffon. Pièce à conviction!
Mais comme j'allais m'éloigner à mon tour, Lou-guereau, que je croyais loin, reparaît!
Il m'a aperçu.
J'étais perdu.
Il a ricané :
« Notre Sherlock Holmes national! Toujours sur la brèche, je vois. On en perd même
le sommeil. »
Mon cœur tapait, tapait....
Brusquement, Louguereau a changé de figure et braqué sur moi un revolver.
« Haut les mains! »
Les bras levés, j'ai reculé. Quelque chose m'a arrêté : c'était la maison de l'avenir. Mes
genoux tremblaient, je ne pouvais pas arriver à les empêcher de trembler.
Perdu pour perdu, j'ai voulu crâner.
« Vous aussi, monsieur Louguereau, le coffre espagnol vous empêche de dormir! »
Alors, il a mis le canon de son revolver dans sa bouche.
Ce n'était qu'une pipe!
Il s'est approché.
« A l'aube, je demanderai du ciment aux ou-
vriers et je reviendrai sceller cette porte. Sinon, Mme Angelino me traînerait devant
les tribunaux pour vandalisme et dégradation de chef-d'œuvre architectural! »
Je n'étais toujours pas rassuré, mais j'avais moins peur.
« Je ne savais pas que vous fumiez la pipe, monsieur Louguereau.
— Je ne la fume pas. Il n'y a pas de tabac, mais cela occupe la bouche et aide à fumer
moins de cigarettes. Et puis, ajouta-t-il en souriant, cela fait tellement « détective » — si j'en
crois les romans! »

92
J'ai ri.
Il a allumé une cigarette, m'a tendu le paquet.
« Je n'ai jamais fumé, monsieur Louguereau.
— Tu as bien raison ! »
Il a posé une main sur mon épaule.
« Si tu étais chic, tu ne raconterais à personne que tu m'as surpris dans cette
occupation... légèrement ridicule!
— D'accord, monsieur Louguereau. Mais au fait, pourquoi être venu de nuit,
sans prévenir les autres?
— Cette question ! Si mon hypothèse s'était révélée juste, quel triomphe! Je vous
battais, mon cher « collègue » ! A moi les lauriers, enfin ! Mais si elle était fausse — comme
c'est malheureusement le cas - - mieux valait que personne ne fût au courant. Je n'aurais pas
fini d'en entendre, des plaisanteries d'un goût douteux de la part de Duclu/aud!
— C'est juré, monsieur Louguereau. Cela restera un secret entre nous. »
Nous sommes rc>ntrés en bavardant, en camarades, presque en collègues tout de bon,
échangeant des considérations « professionnelles », des hypothèses sur Mme Angelino : était-
elle une folle, ou une roublarde? Louguereau a allumé une autre cigarette. Cette fois je lui en
ai demandé une, pour goûter. Ça m'a donné un peu mal au cœur.
Au manoir, comme nous allions nous séparer, Louguereau a fouillé dans ses poches de
veste, puis a eu un vague haussement d'épaules.
Je lui ai tendu le chiffon qui avait enveloppé le ciseau à froid.
« Ce ne serait pas ça que vous cherchez?
— Oui, justement. C'était pour le reprendre que j'étais revenu à la maison de l'avenir.»
1l a pris le chiffon en souriant.
« Bravo, mon cher collègue. Rien ne vous échappe. »
Je me recouche : je tombe de sommeil. Pourvu que je ne rêve pas du barbu!...
P.S. - - A propos du barbu, j'allais oublier....

93
En revenant de la maison de l'avenir j'ai ouvert la bouche à plusieurs reprises pour
révéler à Louguereau que le barbu se cache au château et que je l'avais surpris dans le parc au
début de la nuit. Et que, selon moi, c'est Besnard. Finalement, j'ai préféré garder ma
découverte pour moi, provisoirement. Par un reste de méfiance. Je pense maintenant que j'ai
eu tort. Le barbu a prouvé dans la iour de l'Abeille qu'il n'était pas homme à reculer devant un
crime. S'il tuait quelqu'un, je serais responsable en me taisant. Je n'ai donc pas le droit. Après
le petit déjeuner je préviendrai discrètement Louguereau, M. de Saint-Aigle et maître Fes-
talin. Je ne dirai rien à papa. Il le dirait à maman. Elle me verrait déjà mort et serait capable
d'en faire une maladie.
P.S. — Réflexion faite, je pense que je dois tout de même prévenir papa.

Samedi 25 juillet.
Neuf heures et demie, matin.

Au petit déjeuner, Besnard nous a dit qu'il avait souffert d'une rage de dents une bonne
partie de la nuit et qu'il était descendu à l'office prendre de l'aspirine. Cela expliquerait
pourquoi je l'ai surpris remontant l'escalier vers deux heures du matin.
CONCLUSION : Le barbu, ce n'est vraisemblablement ni Besnard, ni Louguereau.
DONC : ce serait Jussieaume. (Je souligne en rouge).

Même jour.
Onze heures, matin.
J'ai eu du flair en ne parlant pas du barbu à Louguereau (ni à personne) ce matin après
le petit déjeuner.
Parce que je crois de nouveau que le barbu, c'est bien Louguereau et qu'il m'a roulé,
cette nuit, en me jouant la comédie du sentiment et de l'amour-propre professionnel.
Je n'ai aucune PREUVE. Mais j'ai fait une DEDUCTION.
A cause d'un mot bizarre de Louguereau — très bizarre, même — que je viens de me
rappeler.
C'était dans la tour de l'Abeille. Nous étions tous réunis autour de la cachette du
testament. Je me revois encore soulevant le morceau de lame de parquet, les autres penchés
au-dessus de moi. En apercevant la grande enveloppe qui contenait la moitié de disque, nous
avons tous cru, naturellement, qu'elle renfermait le testament. Dans l'émotion nous n'avons
trouvé à dire que : « Ah ! »
Sauf Louguereau!
Qui a grogné : « Par exemple! Ça, alors!... »
Sur le moment je n'y ai pas pris garde. Maintenant que cela me revient, ça me paraît
plus que louche.
Soyons LOGIQUE :
Nous nous attendions tous à trouver une enveloppe. Ce qui nous aurait paru
stupéfiant, c'eût été son ABSENCE et non pas sa PRESENCE.
Or les paroles et le ton de Louguereau ont été ceux d'un homme stupéfait de voir une
enveloppe dans cette cachette!
Comme si Louguereau s'attendait à trouver la cachette vide. Comme s'il avait eu des
raisons de penser qu'elle était vide.
HYPOTHESE. (Je souligne en vert.)
A) Fayoum s'introduit le premier dans la tour, s'empare du testament, met à sa
place — à notre intention — une « enveloppe-poisson d'Avril » avec un mot se moquant de
Louguereau, « le plus grand détective des temps modernes ».

94
B) Survient Louguereau, qui filait Fayoum. Mais il ne surprend Fayoum qu'après
l'échange des deux enveloppes. Fayoum a déjà refermé la cachette et n'a plus en
mains que le testament.
C) Louguereau assomme Fayoum, lui prend le testament et file, sans avoir l'idée de
jeter un coup d'œil à la cachette. A quoi bon? Il la croit vide.
D'où sa stupeur, par la suite, quand nous avons découvert l'enveloppe déposée
ironiquement par Fayoum : « Par exemple! Ça, alors!... »

Même jour.
Quatre heures après-midi.
Je n'y comprends plus rien!
Le barbu, ce n'est pas Louguereau.
Barbu égale Hesnard!
Je viens de tenter une expérience.
Par chance, j'avais apporté ici l'affiche de l'agence Eurêka dont Louguereau m'avait
fait cadeau à Paris. Sur cette affiche il y a une photo de Louguereau. Je l'ai découpée et
maquillée. J'ai dessiné, avec un morceau de charbon.de bois, des lunettes à verres fumés, des
moustaches et une barbe. C'est inouï ce que ça peut changer une physionomie! J'ai été montrer
mon travail à Mme Angelino, alors qu'elle était seule dans le petit salon.
« L'homme barbu qui vous a tellement effrayée, madame, est-ce que cette
photographie ne vous le rappelle pas? »
Elle a mis ses lunettes, étudié longuement la photo.
« Non. Ce n'était pas ce genre de visage.
— Il n'y a même pas une petite ressemblance? - Du tout. Il était moins large. Des
lèvres moins épaisses. Des traits moins affaissés, surtout. Plus marqués. Plus durs. »

95
Elle a montré la photo à son cher fantôme :
« Qu'en pensez-vous, Giovanni? »
Puis :
« Giovanni est de mon avis. Ce n'était pas cet individu. Ce serait plutôt.... Auriez-vous
un crayon, jeune homme? »
Je lui ai passe mon bout de charbon. Elle a fait des retouches sur la photo.
Je ne sais pas dessiner, mais cela se rapprocherait plutôt de ce genre de visage », a-t-
elle dit. Je lui ai recommandé le secret absolu.
Au fait, l'homme de la photographie, qui est-ce? » a-t-elle demandé. J'ai menti :
Je ne sais pas. C'est une photo que j'ai trouvée dans un vieux magazine. C'était juste
pour essayer de me faire une idée de la tête que peut bien avoir ce barbu!
Cela ne tenait guère debout, mais ça lui a suffi comme explication : les fous ne sont
pas exigeants sur la logique!
Je me sentais des jambes de flanelle et en même temps des envies de me mettre à
danser le rock and roll !
Après les retouches apportées par Mme Ange-lino, un visage dur, énergique se
dégageait de la photographie.
Le visage du sportif Louis Gabriel Besnard!

Samedi 25 juillet.
Après-midi.

Papa m'inquiète. Depuis hier, il a changé du tout au tout. Lui qui se traînait comme
une âme en peine, il est devenu tout frétillant. Il a des conciliabules avec Baba au Rhum, ils
complotent avec des mines de conspirateurs. Ce matin, ils ont fait en fourgonnette une petite «
promenade » (a dit papa) qui a duré plus de deux heures. Qu'est-ce qu'ils mijotent? J'ai essayé
de tirer les vers du nez de Baba. Je me suis fâché, je lui ai dit qu'il ne serait plus mon
lieutenant s'il ne parlait pas. Exactement comme si je sifflais!...
Maman ne sait rien non plus. Elle aussi s'inquiète.
Pourvu que papa n'ait pas l'idée de s'amuser à jouer les détectives! Il n'est pas doué
pour ça. Et je ne me pardonnerais jamais s'il attrapait un mauvais coup.

Même jour. Soir.


Je suis de plus en plus inquiet. Au dîner, papa a annoncé solennellement : « Demain, je
vous promets une surprise. » Je n'aime pas ça du tout!
Dimanche 26 juillet. Après-midi.
Ouf! Je respire!
La « surprise » promise par papa, on a su ce que c était au déjeuner : un couscous....
Hier, papa a été à Brive acheter de la semoule, des pois chiches, des raisins secs, de la
sauce piquante et ce matin il nous a préparé en cachette un couscous avec Baba au Rhum.
En nous servant, il avait l'air de célébrer le culte! Et Baba au Rhum était grave comme
un enfant de chœur! Tout le monde s'est régalé.
Papa, lui, n'en a mangé qu'une bouchée sous prétexte qu'il n'avait pas faim.
Comme je le connais bien, j'ai été le surprendre ensuite à la cuisine : il était en train de
déguster un boudin long comme ça et un cassoulet « du tonnerre ! »

Lundi 27 juillet.
11 heures et demie — Nuit.
Je suis toujours vivant! Mais je reviens de loin.

96
Je peux dire que ma peur de l'autre nuit, près de la maison de l'avenir, n'était rien à
côté de celle que je viens d'avoir.
Il s'est passé quelque chose de terrible.
Et quand je pense à qui je dois d'être encore en vie.... C'est un comble.
Cet après-midi, j'explorais les taillis du fond du parc en me demandant ce que pouvait
y fabriquer le barbu — quel que soit son nom — l'autre nuit. Cela m'a fait penser que la pile
de ma lampe électrique était usée. Sans lampe électrique, pas de détective! J'ai été à Aluze en
acheter une autre — en cas....
Or cette nuit, vers onze heures moins le quart, j'ai encore entendu grincer la porte
d'entrée du manoir. Je n'ai vu personne mais, par acquit de conscience, je suis descendu et, de
fil en aiguille, je me suis retrouvé dans ces fameux taillis.
Et voilà que, sans que j'aie rien remarqué, ni bruit de pas ni craquement de branchages,
une poigne s'abat sur ma nuque tandis qu'une voix murmure :
« La curiosité est toujours punie! »
Jussieaume!
« Eteins ta lampe ! Et ne t'avise pas de ci'ier si tu tiens à la vie. »
J'ai éteint ma lampe et je me suis tu. J'aurais été bien incapable de crier!
Il ne me lâchait pas. Au contraire, sa main resserrait son étreinte autour de mon cou.
Sans en avoir l'air, il était aussi fort que Louis Gabriel Besnard. Une pression de plus et...
adieu, Dominique! : En un éclair, j'ai repensé à mes parents, à Noël, Baba au Rhum, à une
punition que le professeur de français au cours Ludovic m'avait donnée juste avant les
vacances et que je n'avais pas faite. Recopier lisiblement (je suis bon premier pour écrire
illisible!) le poème : La Mort du Loup, d'Alfred de Musset
En fait de poésie, c'était plutôt Le Loup et l'Agneau, de La Fontaine, que j'étais en train
de jouer, au naturel!
Jussieaume m'entraînait dans les fourrés, de plus en plus loin du manoir. Il chuchotait :
« Je le savais, que tu guettais, mon petit bonhomme. Parce que moi aussi je guette,
figure-toi. Le barbu se cache dans le manoir. Je l'ai vu. Et je sais que tu l'as vu. »
(Là, je dois dire, il m'a coupé le souffle! Où voulait-il en venir?)
« Mais, a-t-il ajouté, je ne sais pas plus que toi qui est le barbu. »
Brusquement, il s'arrête tout près d'un énorme chêne.
Il écoute. Il murmure :
« Tu as entendu?
— Non! Quoi?
— Un pas. »
J'ai l'oreille fine, je savais bien qu'il n'y avait rien à entendre.
Et puis, le barbu, j'étais sûr maintenant que c'était lui.
« Donne-moi ta lampe. Sans l'allumer, surtout. »
J'obéis.
Jussieaume accroche la lampe à une branche basse du chêne. Il me fait placer derrière
le tronc. Il ordonne :
« Plus un mouvement. »
Long silence.
« Il vient...- »
Je n'entendais toujours aucun bruit. A quoi bon cette comédie?
Jussieaume chuchote encore : « Quand je te toucherai l'épaule, tu crieras : «
N'approchez pas ou j'appelle au secours! Je « hurle! Je sais qui vous êtes : vous êtes le barbu»
En même temps j'allumerai la lampe. Reste bien derrière le tronc d'arbre, surtout. »

97
Encore quelques instants.
Cette fois, il m'a semblé entendre un craquement.
Jussieaume me louche l'épaule. Je crie, comme il m'avait dit de faire. A la même
seconde, Jussieaume allume la lampe.
Il y a eu deux détonations très sèches, coup sur coup et l'ampoule de la lampe
électrique a volé en éclats.
Deux balles en plein dans le tronc d'arbre. Heureusement pour moi, il était gros!
Jussieaume s'était jeté par terre.
11 a bondi sur le barbu.
« Je te tiens, bandit! »
II y a eu dans le noir des chocs mous de coups de poing, des halètements. Je n'osais
pas bouger.
Brusquement, Jussieaume tombe à la renverse avec un cri de douleur et le barbu
détale.
«Il m'a passé une clef de judo à la gorge, m'a dit Jussieaume. J'ai bien cru que tout
était fini pour moi. Viens, vite.... »
Nous rentrons au manoir au triple galop. Nous tirons tout le monde du lit, tambour
battant. Eh bien, personne ne manquait à l'appel! Et tous donnaient bien l'impression de
gens réveillés en sursaut.
(Entre parenthèses, mes parents m'ont passé un de ces « savons » : « Tout cela va mal
tourner; ces millions ne nous concernent pas; nous aimons mieux te ramener à Paris vivant
que mort », etc. Avec tout ça, je n'y comprends décidément plus rien !
Le barbu, si ce n'était ni Be.snard, ni Lougue-reau, ni Jussieaume?
P.S. — J'ai attribué le poème : La Mort du Loup à Alfred de Musset.
Ne serait-il pas plutôt d'Alphonse de Lamartine?

98
Alphonse? Alfred?...
Je penche pour Alfred.

Mardi 28 juillet. Matin.


Je viens de demander à Noël. Il certifie que La Mort <lu Loup n'est nj d'Alphonse de
Lamartine ni d'Alfred de Musset, mais d'Alfred de Vigny. C'est toujours un Alfred. J'étais sur
la bonne voie!
Au manoir il règne à présent une atmosphère de terreur.
« Quel malheur que mon cousin Tom ne soit pas ici! » répèle sans cesse Mrs.
Graytield. Tout le monde épie tout le monde. L'air devient irrespirable.
Sauf pour Mme Angelino. Elle, pourvu qu'elle bavarde avec son Giovanni....
Ah! ils en ont de la chance, les fous!

99
CHAPITRE III

LE COFFRE ESPAGNOL
(Journal de Grand Chef — Fin)

JEUDI 30 JUILLET.
11heures matin.

Formidable! Fantastique!
On tient le barbu!
Et grâce à qui?
A la compatriote de Baba au Rhum.
Casbah !
Casbah la chevrette!
C'est le cas de dire que quand on voit le loup (d'Alfred de Vigny) on voit la chèvre (de
M. Se-guin) !
Comme je l'ai déjà expliqué, Baba au Rhum et Casbah étaient devenus des
inséparables. 11 lui parlait en arabe. Je suppose qu'elle bêlait en arabe! Elle le suivait partout,
elle mangeait dans sa main.
Ce matin, plus de Casbah!
Baba appelait... appelait.... Rien! Nous voilà lancés tous les trois à la recherche de la
chevrette. De taillis en taillis, nous arrivons assez loin du manoir. Trois cents mètres peut-être.
Tout à coup nous entendons un bêlement. Mais bizarre, très étouffé. Comme s'il venait de

100
dessous terre. Et il en venait bel et bien! Nous avons fini par découvrir, à flanc de colline,
dans des broussailles, l'entrée d'un souterrain. Baba appelle, la chèvre répond plaintivement
mais ne vient pas.
« Elle a dû se prendre dans des ronces ou tomber dans un trou, ou elle est bloquée par
un éboulement. »
Noël, Baba et moi nous entrons dans ce bovau.
J'avais allumé ma lampe électrique, je marchais en tête. Nous arrivons à une fourche.
Droite? Gauche? Nous prenons à droite. Presque tout de suite, nous parvenons à une grotte.
Rien dedans. Et impossible d'aller plus loin.
Machine arrière. Nous repartons dans le boyau de gauche.
Au fond, une deuxième grotte.
La chevrette était là.
Mais pas seule....
Avec Mme Angelino!
La pauvre femme était liée par une grosse corde à d'énormes racines. Elle était
bâillonnée et gémissait sourdement. Casbah léchait ses mains qui étaient attachées derrière
son dos.
Or, Mme Angelino, nous venions juste de la quitter, toute fraîche et rosé, en train de
bavarder fantômes avec Mrs. Grayfield, dans le petit salon du manoir !
Et cette autre Mme Angelino était séquestrée dans ce trou depuis des jours. Cela se
voyait à son état pitoyable, à ses vêtements souillés, ses cheveux emmêlés, son visage
déformé par la fatigue et la peur. Près d'elle il y avait une cruche, des restes de nourriture dans
une casserole, des bouts de pain.
J'allais trancher ses liens quand nous avons entendu du bruit près de l'entrée du
souterrain. Nous n'avons eu que le temps de filer nous cacher dans la première grotte.
Un homme et une femme sont passés dans le souterrain tout près de nous; ils ont été
vers la prisonnière dans la grotte du fond.
Je me suis approché et je les ai vus.
C'était le barbu... et la deuxième Mme Ange-lino!
L'homme était tellement hors de lui que sa voix faisait penser à des aboiements.
« Tu sais où il est, le coffre espagnol, vieille comédienne! Tu t'es assez moquée de
nous depuis dix jours! J'en ai assez.... Surtout avec ce maudit gamin qui fourre son nez
partout, et ce serrurier trop curieux lui aussi. Je te jure que tu vas parler! Dénoue son bâillon,
Margot! »
L'autre Mme Angelino a retiré le bâillon.
« Pour la dernière fois : où est le coffre? »
La séquestrée, complètement épuisée et presque morte de terreur, n'a pu que pousser
des gémissements.
« Tu l'auras voulu! a crié le barbu. Remets-lui son bâillon, Margot! »
C'était hallucinant, de voir face à face ces deux femmes qui se ressemblaient comme
deux gouttes d'eau.
A nous trois, que pouvions-nous faire? Je me suis glissé hors du souterrain. Dix
minutes après, j'étais de retour avec tous les hommes du manoir, tenant des gourdins, des
tisonniers, des serpes. Un ouvrier s'était chargé de courir à Aluze pour alerter la gendarmerie.
Noël et Baba nous attendaient près de l'entrée du souterrain. Besnard a lancé des sommations :
«. Sortez! Vous êtes pris. Rendez-vous! »
Pas de réponse.
On les aurait bien enfumés, mais il y avait la séquestrée.
Alors, attendre tranquillement que la faim les fasse sortir de ce trou?
Besnard n'est pas patient.

101
« Je vais les débusquer de là-dedans, a-t-il dit.
— Ne faites pas cela. L'homme est armé! a crié Jussieaume. J'en sais quelque chose
— et Dominique aussi!
— Il n'osera pas tirer : il ne tient pas à faire connaissance avec la guillotine », a
répliqué Besnard.
Il y a eu, dans la grotte du fond, un combat terrible. Le barbu était d'une souplesse
incroyable et il avait un de ces « punches » ! Il était aussi fort que Besiiard! Et la femme,
toutes griffes dehors, était une vraie furie! Pour l'obliger à se tenir tranquille, Besnard a dû se
résoudre à lui assener un direct qui l'a jetée à terre.
Le barbu en a profité pour se précipiter dans le souterrain. Il a jailli de dessous terre
comme un sanglier hors de sa bauge.
Mais à la sortie tout le monde l'attendait, en demi-cercle. Les compagnons terrassiers,
maçons, menuisiers s'étaient joints à nous.
La vue de ces rudes gaillards, poings serrés sur des barres à mines, des masses, et
même des haches, l'a douché!
Et les gendarmes qui arrivaient au galop!
« C'est bon! J'ai perdu. »
II a arraché sa barbe et ses moustaches. Enfin, on a su qui était le barbu.
M. Julien Louguereau, directeur de l'agence Eurêka!
Qui aurait pu deviner que ce quinquagénaire mou, ce « plein de graisse » comme disait
Noël, était si fort et si leste? Je me suis rappelé en frissonnant la nuit de la maison de
l'avenir : je l'avais échappé belle!
Et la fausse Mme Angelino n'était autre que l'épouse légitime de Louguereau, qui
nous jouait la comédie depuis notre arrivée!
En deux mots, voici ce qui s'était passé :
Après s'être emparé du testament dans la tour de l'Abeille et avoir laissé Fayoum pour
mort, le détective était venu à Aluze en auto avec sa femme. (Nous, pendant ce temps-là, nous
pensions naïvement qu'il faisait la tournée des abbayes d'Ile-de-France !)
Désespérant de savoir par la vraie Mme Angelino où se trouvait le coffre, soit qu'elle
mentît en assurant qu'elle l'avait oublié, soit qu'effectivement elle ne s'en souvînt plus,
Louguereau n'avait vu qu'une solution : kidnapper la vieille dame et la remplacer par sa
femme, grimée par lui à la perfection.
Elle avait pu ainsi faire procéder, de démolitions en démolitions, à la recherche du
coffre sans que personne songe à s'en étonner.
Elle avait eu d'autant moins de mal à tromper son monde que Mme Angelino vivait
seule, ne sortait pour ainsi dire jamais et ne voyait que fort peu de gens.
La nuit, les deux complices apportaient dans la grotte de la nourriture à leur
prisonnière et s'efforcalent de lui arracher le secret de la cachette du coffre.
Voilà pourquoi, parbleu, la femme de Lougue-reau s'était bien gardée de reconnaître le
barbu sur la photo de son mari que j'avais maquillée et pourquoi elle m'avait aiguillé sur
Besnard. Je m'étais littéralement jeté dans la gueule du loup! Et je leur avais du même coup
révélé que j'étais sur leur piste.
Tous étaient stupéfaits de découvrir que le coupable était Louguereau. Mais le plus
bouleversé était maître Festalin.
« Vous! Vous, Louguereau! répétait-il. Vous en qui j'avais une confiance absolue!
Vous qui aviez fait jusque-là honnêtement votre travail de détective, tant pour la recherche
des héritiers que du testament. Comment une pareille chose est-elle possible !
— C'est difficile à expliquer, a dit Louguereau, et je ne cherche pas à me blanchir. J'ai
effectivement fait avec le plus grand scrupule mon métier de détective jusqu'au moment où, à
force de filer Fayoum ou de le faire filer par ma femme, cet animal m'a conduit à la tour. Là,

102
ce fut bien involontairement que je l'ai assommé d'un coup de poing alors qu'il voulait me
reprendre le testament, et fuir. C'est à cet instant-là que tout a commencé. Essayez de vous
représenter ma situation, de comprendre mon état d'esprit. A mes pieds, cet homme inanimé,
que je croyais mort.... Entre mes doigts, le testament.... Ce document dont nul au monde ne
connaissait la teneur et qui me donnait le secret de la cachette aux millions, qui met-lait à
portée de ma main une fortune fabuleuse.... Songez à ce que sont, en réalité, les besognes d'un
pauvre bougre de détective privé : perpétuelles enquêtes sordides en vue de renseignements
sur les situations de fortune, filatures fastidieuses, odieuses.... Cette tentation, soudain,... ce
moyen qui m'était brusquement fourni de sortir de tout cela, de commencer une autre vie....
— Quand même!... Quand même! faisait maître Festalin. Comment un honnête
homme peut-il descendre aussi bas?
— Je vais tout vous avouer, a dit alors Louguereau. Mon passé n'a pas été brillant.
Etant plus jeune, j'ai eu de mauvaises fréquentations, j'ai commis des délits, j'ai eu maille
à partir avec la justice. Par la suite, je me suis ressaisi, je suis redevenu un honnête homme.
Mais j'avais beau faire de mon mieux pour effacer mon passé, ce passé me suivait comme un
voleur. Et il a bondi sur moi et m'a ressaisi à la seconde même où ces millions me sont montés
à la tête! J'ai cessé d'être le Louguereau que vous connaissiez pour redevenir le Louguereau
d'autrefois. »
Maman s'est précipitée vers lui :
« Vous êtes un monstre! Un monstre! Si mon fils n'est pas mort, ce n'est pas votre
faute. L'autre nuit, vous avez tiré deux coups de revolver sur lui. Sur un enfant! Vous avez pu
faire cela....
— Non, madame, a dit Louguereau avec un pauvre sourire. Je n'ai pas tiré sur
Dominique. J'ai tiré sur la lampe électrique ! J'avais deviné qu'elle était accrochée à une
branche, parce qu'elle était trop haut pour sa taille et qu'elle bougeait : le vent faisait remuer la
branche! J'étais sûr que c'était un piège; que Dominique était à l'abri derrière le chêne et qu'il
ne risquait rien. »
Pendant ce temps-là, deux gendarmes avaient sorti Mme Angelino (la vraie) du
souterrain. Elle a eu une crise de nerfs : la faiblesse, les mauvais traitements, l'émotion
surtout; elle se débattait, délirait.
On l'a portée sur son lit.
Un médecin est venu. Redoutant un accident cardiaque, il lui a fait des piqûres pour
l'apaiser et soutenir son cœur.
Nous sommes maintenant réunis au complet dans le grand salon-bibliothèque. Même
les gendarmes et le couple Louguereau, menottes aux poignets, sont là.
J'écris à toute vitesse sur mon carnet. Ils se demandent ce que j'écris. Surtout
les gendarmes.
Ils ont tous l'air de figures de cire, qui me font songer au musée Grévin.
Ne pas oublier que nous ignorons toujours où peut être le coffre espagnol.
Mme Angelino pourra parler d'ici une petite demi-heure. Si son cœur tient. Et si elle
sait où est le coffre....
Tout d'un coup, j'ai comme des impatiences dans les jambes. Je ne peux plus rester
dans ce salon, avec tous ces muets. Je ne peux plus rester en place. Il faut que je bouge. J'ai
subitement besoin d'être seul. Je me sens tout triste, tout malheureux, comme un vaincu....

Même jour.

11 heures 15 matin.
J'ai quitté le salon-bibliothèque et je me suis enfermé dans le petit salon. Et là, j'ai
compris pourquoi j'étais si abattu.

103
Jusqu'ici, j'ai tout trouvé — la tour, le manoir, tout! mais c'est comme si je n'avais rien
trouvé !
Le coffre.... Cette fortune qui a fait de Louguereau un bandit....
Je ne les ai pas trouvés! J'ai échoué!
Une idée absurde me trotte par la cervelle. Je me dis : Est-ce que le raisonnement, les
déductions ne devraient pas réussir là où les terrassiers et les maçons n'y sont pas parvenus?
Une tête, c'est plus intelligent qu'un bec de pioche, non?
Le médecin fait la navette entre la chambre de la malade et le salon-bibliothèque. Le
cœur a tenu. Mme Angelino va mieux. D'ici un quart d'heure elle sera en état de parler.
J'ai déjà noté dans mon carnet que je considérais comme inadmissible,
invraisemblable quelle ne sache pas où est le coffre! CONCLUSION : Elle a joué la comédie
aux bandits. Elle s'est fait passer pour plus folle qu'elle n'est afin de sauver le dépôt sacré de
Guillaume Avril, qui était le meilleur ami de son mari. Elle aurait préféré se laisser assassiner
ou mourir de faim dans ce trou sous la terre plutôt que de lâcher son secret!
Je suppose que ce coffre, elle l'a caché. Voilà longtemps, vraisemblablement. Elle a
imaginé une cachette si astucieuse que personne ne l'a soupçonnée jusqu'ici.
Mais moi? Moi, Grand Chef?...
Ce que le cerveau de la vieille dame a inventé, est-ce que mon cerveau ne devrait pas
pouvoir l'inventer aussi?
Je me mets à la place de cette femme âgée et solitaire. Je suppose que j'aie à cacher ce
précieux coffre.
Où est-ce que je le cacherais?
Je me parle tout haut, à moi-même : « Grand Chef, tu as un quart d'heure pour
trouver!... Moins, peut-être! Le médecin vient de passer. Mme Angelino est beaucoup plus
calme, dit-il. Grand Chef, tu ne disposes que de dix minutes pour trouver. Pour la gloire! Pour
ta satisfaction. Grand Chef, si tu as deux sous de génie, c'est le moment où jamais de le
montrer!
« Pense à Edgar Poe. Rien que par le raisonnement, après avoir lu de vieux journaux,
il est parvenu à élucider, des années après, une affaire criminelle dont la police américaine
n'avait jamais pu trouver la solution (1).

(I) Edgar POE : Le Mystère de Marie Roget.

« Allons, notre « Sherlock Holmes national », un petit effort!


« Où aurais-tu caché le coffre, TOI?
« Sous la piscine? Bien compliqué.... Sous les marches de ces escaliers qui ne mènent
à rien? Totalement grotesque.
« Le médecin vient encore de repasser. Dans cinq minutes, on va pouvoir interroger
Mme Angelino. Tu as cinq minutes pour résoudre le pro-hlème, Grand Chef, pas une de
plus!... »
Une minute plus tard.

J'AI TROUVE LE COFFRE ESPAGNOL!!!

Même jour.
Midi.

C'est le souvenir d'une nouvelle d'Edgar Poe qui m'a fait trouver. Une histoire de lettre
que la police cherchait vainement chez un ministre (1). Elle m'avait tellement passionné que
je l'ai bien lue une dizaine de fois. J'en savais par cœur des passages :

104
Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur. Peut-être le
mystère est-il un peu trop clair, un peu trop évident....
Le préfet n'a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste
sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu de l'apercevoir.
Plus je réfléchissais, plus je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa
lettre, avait eu recours à l'expédient le plus ingénieux du monde, qui était de ne pas même
essayer de la cacher!
La meilleure manière de cacher une chose : ne pas la cacher! Pour la rendre «
invisible », la mettre en plein sous les yeux de tous!

(1) Edgar POE : La Lr.tlre uolée.

Alors j'ai regardé autour de moi, dans ce petit salon où Mme Angelino avait l'habitude
de se tenir. J'ai regardé....
Et j'ai VU!...
Je me suis levé. J'ai ouvert mon couteau de poche.
Quelques fils de soie et un cordonnet à trancher; en dix secondes, le mystère était
résolu!
Je suis revenu dans le salon-bibliothèque où tous continuaient à attendre et j'ai lancé
ma bombe :
« Mesdames et messieurs, j'ai deviné où est le coffre! »
Ah! ça valait d'être vu!...
« Vous êtes un génie, mon petit. Quel malheur que vous ne soyez pas Anglais! s'est
écriée Mrs. Grayfield. Vous feriez une carrière magniiique à Scotland Yard! Quand vous
viendrez en Angleterre, mon cousin Tom sera fier de vous serrer la main. »
Tous m'ont suivi — même le couple Louguereau — dans le petit salon.
LA CAQUETEUSE!
La cachette, c'était ça!
Ce coffre, nous l'avions tous, à chaque instant, eu sous les yeux. Nous nous étions
assis dessus! Et personne ne s'en était douté parce que nous pensions à une cachette
compliquée, inaccessible, et non à un objet à la portée du premier venu. Et aussi parce que
nous imaginions un de ces immenses coffres du temps jadis, à ferrures énormes, presque aussi
hauts qu'une table!
En réalité, il était long mais étroit, profond seulement d'une trentaine de centimètres et
très léger.
Mme Angelino avait imaginé de lui faire poser quatre pieds et un dossier en forme d'S
couché. Elle avait ensuite complètement tendu le coffre d'un joli tissu, puis elle y avait fixé
des coussins! Et voilà! le tour était joué.
Le coffre était fermé à clef. Pour l'ouvrir sans l'abîmer, il a fallu le concours de
Jussieaume, le serrurier. Le pauvre, pendant qu'il essayait des clefs, des bouts de fil de fer
recourbés, ses doigts tremblaient comme s'il avait eu quarante de fièvre.
Finalement, il a réussi. Le coffre était bourré de titres d'une valeur de cinq cents francs
1907 chacun.
Mais alors il s'est passé quelque chose d'extraordinaire. Leurs mines, à tous, s'étaient
subitement allongées. Ils étaient comme pétrifiés, comme si la foudre venait de tomber à leurs
pieds!

105
Il y a quelqu'un qui s'est mis à rire! Mais d'un rire amer....
Louguereau!
« Des fonds russes! Des fonds russes! Et dire que c'est pour cela que je suis devenu un
coquin, presque un assassin! Des fonds russes!... »
Noël, Baba ni moi ne comprenions.
On nous a expliqué que la Russie, sous le règne du tsar Nicolas II, avait émis en
France un emprunt dans lequel des quantités de Français avaient placé leurs économies. Mais,
en 1917, la révolution russe avait renversé le tsar et le nouveau gouvernement n'avait pas
voulu reconnaître les dettes et obligations du précédent régime. De sorte que tous les Français
qui avaient souscrit n'avaient jamais revu un franc!
Si bien que les millions de l'oncle Guillaume valaient exactement zéro sou zéro
centime!
« Quelle folie ! Quelle folie ! répétait M. de Saint-Aigle. Placer toute sa fortune en
fonds russes! On ne met pas tous ses œufs dans le même panier! »
Dommage! Ils étaient très beaux, ces titres, avec des mots en russe : roubles, kopecks,
etc. J'ai demandé la permission d'en prendre un et de le garder en souvenir : personne ne m'a
répondu.
Ducluzaud, totalement abruti, a fait une citation, d'une voix de somnambule :

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?

Il a voulu, comme à son habitude, annoncer le nom de l'auteur, le titre de la pièce, le


numéro de l'acte, la scène. Il a bafouillé : « Racine... Heu! non! Corneille.... Heu! non! » II ne
se rappelait plus !
Il songeait aux représentations théâtrales qu'il ne monterait jamais. Et Jussieaume à
l'atelier de serrurerie qu'il n'ouvrirait jamais. Mrs. Graytield était la plus affligée : elle

106
songeait à tous les petits enfants pauvres de la banlieue de Londres, auxquels elle avait rêvé
d'offrir du soleil,... de la santé,... de la joie.... Noël, lui, naturellement, ne pensait pas à grand-
chose, l'argent ne l'intéresse pas plus que moi. Mais je me mettais à la place des trois autres
héritiers dont les beaux espoirs s'étaient envolés, définitivement, comme en fumée.
Il y avait pourtant une autre chose qui me tracassait. Une énigme qui continuait de
m'échapper, un mystère exaspérant, qui me narguait!
Cette histoire invraisemblable du testament caché dans la tour, puis du disque
enregistré pour indiquer la cachette.... Cette histoire qui ne tenait pas debout. Depuis le
premier jour, j'avais la conviction qu'il DEVAIT exister une explication toute simple.
C'est Louguereau qui me l'a donnée.
« Entre collègues, je dois bien ça à notre
« Sherlock Holmes national ». Cette explication est en effet d'une simplicité
enfantine. Elle tient en un mot : Contrairement à ce que nous avons tous cru, le disque n'a
pas été enregistré APRES que Guillaume Avril a eu caché son testament, mais AVANT. »
Avec la permission des gendarmes, Louguereau a pris deux documents dans son
portefeuille.
« Voici le testament de Guillaume Avril et une lettre de sa main qui y était jointe. »
Maître Hippolyte Festalin a lu, tout haut, cette lettre, destinée à son père, d'une voix
que l'émotion rendait de plus en plus tremblante.

Crécy-en-Brie, le 6 septembre i91b. Nuit.

Mon cher Maître,

Je me trouve en ce moment bloqué à Crécy avec quelques éléments d'une unité


britannique auprès de laquelle j'avais été envoyé en mission. Nous nous attendons à être
attaqués d'un moment à l'autre par des forces allemandes très supérieures en nombre et en
armement. Aucun d'entre nous ne peut dire s'il verra le soleil se lever demain malin.
Je me suis avisé d'une négligence impardonnable que j'ai commise : je suis parti pour
cette guerre sans faire mon testament. On n'est pas plus sot! J'ai pourtant deux excuses : ma
jeunesse (quand on est jeune, on se croit immortel!) et le fait que je ne connais aucun des
membres éloignés de ma famille : mon père avait depuis longtemps cessé tout rapport avec
eux.
J'ai pensé que, si le destin voulait que je meure, il serait injuste et absurde que ma
famille fût frustrée de ma fortune. Je vous ai donc adressé hier soir un testament écrit de ma
main. Hélas! en tentant de passer sous le feu ennemi, la voiture du vaguemestre a été frappée
par un obus et incendiée. Nous sommes coupés de tout contact avec l'extérieur. Je viens de
rédiger un double de mon testament. J'y joins la présente lettre. Je vais cacher lettre et
testament, sous même pli, dans la tour de l'Abeille, près de Crécy, au pied de laquelle nous
sommes retranchés.
Pourquoi, me direz-vous, cacher mon testament dans cette antique tour? D'abord,
dans les circonstances présentes, que pourrais-je faire d'autre? Et puis — ne souriez pas! —
cette tour est liée pour moi à des souvenirs très chers, encore que douloureux. Peut-être
n'avez-vous pas oublié que je vous ai fait un jour confidence d'une amère déception
sentimentale. J'étais épris d'une jeune fille : Simone Clairac, de Crécy-en-Brie. Je l'avais
connue à l'occasion de vacances à Crécy. Je rêvais de faire d'elle ma femme, un jour. Mais
elle en a rencontré un autre et elle m'a oublié!
Eh bien, c'était dans celle lour, alors que j'avais dix-huit ans et elle dix-sept, que nous
nous retrouvions parfois. Nous faisions des projets d'avenir, nous rêvions, je récitais des
poèmes. Et — jugez comme nous étions enfants! — j'avais imaginé d'aménager une cachette

107
dans le plancher de cette lour! Nous déposions là des messages romanesques à l'intention
l'un de l'autre. De sorte que cette vénérable tour nous servait de boîte aux lettres et de posle
restante.
Mais, me direz-vous encore, pourquoi déposer un testament dans une cachette où il
court le plus grand risque de n'être jamais retrouvé?
Tout bonnement parce que je viens de me rappeler qu'en février 1913, il y a un an et
demi, me trouvant à Paris avec de bons camarades chez un ami commun, M. Antoine
Besnard, 60, rue Mon-sieur-le-Prince, à Paris, nous nous sommes divertis à enregistrer nos
voix sur des disques de phonographe. Certains ont chanté, d'autres débité des plaisanteries.
Moi, j'ai eu l'idée saugrenue de dédurer d'un ton solennel que j'avais déposé mon testament
dans cette lour. Testament, je le répète, qui n'existait pas! Tout cela n'était qu'un jeu.
Mais il se trouve que me voilà engagé dans une aventure qui n'a rien d'un jeu. Et que,
près de mourir peut-être, je me trouve à Crécy, précisément. Et précisément au pied de cette
tour!
Je me suis toujours défendu contre toutes superstitions, mon cher maître, mais le
moyen de me refuser à voir là un troublant concours de «signes»?
Antoine Besnard aura sûrement conservé ces disques. Et qui sait? — peut-être un
jour le Ciel inspirera-t-il à quelqu'un qui entendra ma déclaration l'idée de venir jusque dans
cette vieille tour rechercher mon testament?
A la grâce de Dieu....
H va sans dire que si la mort m'épargne, je vous adresserai dès que possible une autre
copie de ce testament.
Je vous prie d'agréer, mon cher maître.... Etc.

« Comme vous le voyez, reprit Louguereau, le disque n'a pas été enregistré PARCE
QUE le testament avait été au préalable caché dans la tour (ce qui eût été absurde) mais au
contraire le testament a été caché dans la tour PARCE QUE le disque annonçant qu'il s'y
trouvait avait été enregistré auparavant. J'espère que notre « Sherlock Holmes national » est
content? »
Un silence pesant suivit.
Tous rêvaient maintenant sur cette aventure où Ton avait pensé voir l'œuvre d'un
mauvais plaisant ou d'un fou et qui, en fait, était une touchante histoire où se mêlaient, dans
l'ombre de la mort, le souvenir, les regrets....
Un pas rompit ce silence.
Le médecin entrait.
« Mme Angeliuo se sent beaucoup mieux. La voici. Elle a tenu à descendre pour vous
révéler elle-même où elle a caché le fameux coffre espagnol. »
Au même instant, le regard du médecin tomba sur le coffre ouvert, sur le tas de titres
russes. Sa bouche s'arrondit.
« Par exemple!... »
Quelques secondes plus tard, Mme Angelino entrait à son tour.
Elle a eu la même réaction.
« Oh!... Vous l'avez trouvé! C'était pourtant une bonne cachette! »
Puis elle a remarqué les mines affligées. Le nojaire lui a appris que les titres ne
valaient plus rien.
« Je le savais! a-t-elle fait. Mais vous n'avez pas tout vu! »
Elle a retiré les titres du coffre. Elle les jetait sur le parquet, par brassées, avec ce rire
si jeune qu'elle a gardé :

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« Il y avait encore ceci, que Guillaume nous avait montré, à Giovanni et à moi.... »
Quand elle a eu retiré les derniers titres, tout le fond du coffre s'est mis à flamboyer,
comme si le soleil avait été enfermé dedans.
Des diamants!
Les titres russes reposaient sur un lit de diamants splendides. Certains étaient presque
comme des noisettes! Il y en avait de quoi remplir un grand panier pour aller aux fraises!
On se serait cru chez Ali-Baba!
Jussieaume et Ducluzaud se sont mis à rire nerveusement, de surprise,
d'émerveillement et de joie.
Mrs. Grayfîeld était tellement bouleversée qu'elle n'arrivait plus à trouver ses mots en
français quand elle a expliqué à Mme Angelino ce que ces diamants représentaient pour elle.
Alors, il s'est passé quelque chose de tout à fait inattendu.
« Des enfants pauvres? a répété Mme Angelino. C'est vrai : il y a des enfants! Et dire
que je l'avais oublié! »
Son expression était devenue pensive.
« Chère madame, a-t-elle dit enfin, je viens de comprendre que j'ai été jusqu'ici une
impardonnable égoïste. Je ne vivais que pour moi seule, en tête-à-tête avec mes souvenirs. Et
vous me rappelez qu'il y a le présent, les vivants! J'ai dépensé depuis des années, pour
transformer sans fin ce manoir, des sommes considérables qui auraient pu être employées à
donner du bonheur à ceux qui en sont privés. »
Puis elle a regardé dans le vide, vers le coffre, vers cette « caqueteuse » sur laquelle, si
longtemps, une place avait été réservée au cher fantôme d'An-gelino. Elle s'est mise à sourire.
« Qui, Giovanni, a-t-elle murmuré, vous avez raison. La maison de l'avenir : c'est une
idée merveilleuse!... »
Et de nouveau à Mrs. Grayfîeld :
« Si vous le voulez bien, chère madame, je suis prête à joindre ma fortune à la vôtre
pour la consacrer à votre œuvre. Et je mets de tout mon cœur le manoir à votre disposition
pour y recevoir des enfants. Beaucoup d'enfants, afin que l'on n'y entende plus que des jeux,

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des cris de joie et des rires. J'avais fait de Trompe-Renard la maison du passé. Trompe-
Renard sera désormais la maison de l'avenir. Qu'est-ce que l'avenir — sinon les enfants? »
Tout le monde était très ému.
Même le grave maître Festalin a dû tousser pour se donner une contenance.
Quant à maman, elle s'est approchée d'une fenêtre, comme pour regarder au-dehors.
Mais elle faisait semblant.
Je la connais bien, maman!
J'étais sûr qu'elle avait des larmes aux yeux.

Seulement, elle ne voulait pas qu'on la voie pleurer…

Dernière heure.

Sur proposition de Ducluzaud, les quatre héritiers ont offert à mes parents le
cinquième des diamants puisque j'en suis F« inventeur », comme on dit.
Papa et maman ont refusé, bien entendu.

Dernière minute.
Les héritiers ont décidé que, dans ces conditions, ils feraient monter pour maman un
diadème, comme pour une reine.
Maman a bien ri.
« Une reine! J'aurais bonne mine!
Et papa, pensant à son restaurant :
« Merci beaucoup. Mais que ferions-nous d'un diadème? Nous avons déjà le Turban
du Pacha!

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Ego judges and punishes. Love forgives and heals.

We do not need to learn anything, because our souls already know everything.
To learn means to remember.

The recipe for abundance is: love yourself, be grateful and let the Universe work for you.

When we hurt someone else, we hurt ourselves.


When we love someone else, we love ourselves.
In the Oneness, every action belongs to everyone.

Sometimes we can communicate more by being silent than talking.


Sometimes we can do more by doing nothing than trying to do something.

When you are at peace with your past, you are at peace with yourself.

What is visible is impermanent, what is invisible is permanent.

Happiness doesn’tt come from expensive things, it comes from living ones own passions.

By living in the present, you heal your past and your future.

Only the total and unconditional acceptance of yourself makes you able to love and to be
loved by others.

The less you judge, the more you love.

Living with faith creates heaven on earth.

Forgiveness frees the forgiver.

To live in harmony with oneself is the basis of a wonderful life.

When you follow your passions, you never get lost.

The language of the heart is a universal language with no boundaries.


The language of the heart never changes.
The language of the heart can be understood by everyone, everywhere.

What belongs to time, disappears with time.


What belongs to the Spirit is forever.

We are all One.


We all come from the same Source of Love and Light.

A failure becomes a victory when we learn from it.

A lack of respect for others is also a lack of self-respect.

Forgiveness is the key that unlocks the heart.

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Whatever you do to make things happen, everything happens at the perfect time.

By forgiving, you let go of your past and allow your future to arrive.

Unconditional love energy is our divine heritage.

When we recognize our Divine Nature, we understand that fear is an illusion created by our
minds.

Everything is possible in the name of Love, even miracles.

Self-acceptance doesn 't mean that we stop trying to improve ourselves, it does mean that we
value and unconditionally love ourselves.

Heaven is a state of consciousness.

Love is the cause, the meaning and the purpose of everything.

Peace and bliss can be found in the space of emptiness within oneself.

What we see in our physical reality, is only a small part of what we really are.

Everything you think you need to learn, you already know.


Everything you are looking for, you have already found.

Love is joy: the joy of giving and the joy of receiving.

Here and Now is the endless beauty of every moment of life.

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L'ego juge et punit. L'amour pardonne et guérit.

Nous n'avons pas besoin d'apprendre quoi que ce soit, car nos âmes savent déjà tout.
Apprendre signifie se souvenir.

La recette de l'abondance est : aimez-vous, soyez reconnaissant et laissez l'Univers


travailler pour vous.

Lorsque nous blessons quelqu'un d'autre, nous nous blessons nous-mêmes.


Quand nous aimons quelqu'un d'autre, nous nous aimons nous-mêmes.
Dans l'Unité, chaque action appartient à chacun.

Parfois, nous pouvons communiquer davantage en gardant le silence qu'en parlant.


Parfois, nous pouvons faire plus en ne faisant rien que d'essayer de faire quelque
chose.

Lorsque vous êtes en paix avec votre passé, vous êtes en paix avec vous-même.

Ce qui est visible est impermanent, ce qui est invisible est permanent.

Le bonheur ne vient pas de choses chères, il vient de vivre ses propres passions.

En vivant dans le présent, vous guérissez votre passé et votre avenir.

Seule l'acceptation totale et inconditionnelle de vous-même vous rend capable d'aimer


et d'être aimé par les autres.

Moins vous jugez, plus vous aimez.

Vivre avec foi crée le paradis sur terre.

Le pardon libère le pardonneur.

Vivre en harmonie avec soi-même est la base d'une vie merveilleuse.

Lorsque vous suivez vos passions, vous ne vous perdez jamais.

Le langage du cœur est un langage universel sans frontières.


Le langage du cœur ne change jamais.
Le langage du cœur peut être compris par tout le monde, partout.

Ce qui appartient au temps, disparaît avec le temps.


Ce qui appartient à l'Esprit est pour toujours.

On ne fait qu'un.
Nous venons tous de la même Source d'Amour et de Lumière.

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Un échec devient une victoire quand on en tire des leçons.

Un manque de respect pour les autres est aussi un manque de respect de soi.

Le pardon est la clé qui ouvre le cœur.

Quoi que vous fassiez pour faire bouger les choses, tout arrive au bon moment.

En pardonnant, vous abandonnez votre passé et permettez à votre avenir d'arriver.

L'énergie d'amour inconditionnel est notre héritage divin.

Lorsque nous reconnaissons notre nature divine, nous comprenons que la peur est une
illusion créée par notre esprit.

Tout est possible au nom de l'Amour, même les miracles.

L'acceptation de soi ne signifie pas que nous arrêtons d'essayer de nous améliorer, cela
signifie que nous nous valorisons et nous aimons inconditionnellement.

Le ciel est un état de conscience.

L'amour est la cause, le sens et le but de tout.

La paix et la félicité peuvent être trouvées dans l'espace de vide en soi.

Ce que nous voyons dans notre réalité physique n'est qu'une petite partie de ce que
nous sommes réellement.

Tout ce que vous pensez devoir apprendre, vous le savez déjà.


Tout ce que vous cherchez, vous l'avez déjà trouvé.

L'amour est joie : la joie de donner et la joie de recevoir.

Ici et maintenant, c'est la beauté infinie de chaque instant de la vie.

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