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Francis Hofstein
Érès | « Essaim »
2008/1 n° 20 | pages 73 à 79
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749208961
DOI 10.3917/ess.020.0073
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-essaim-2008-1-page-73.htm
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Blues en mineur
Francis Hofstein
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sont gens sans terre, et quand, bien obligés, ils la travaillent, c’est dans l’es-
poir de lui échapper, ce dont le blues est un moyen, blues comme plaisir,
blues pour séduire et pour améliorer l’ordinaire, blues au singulier, sans
autre objet que la vie qu’il chante pour l’embellir et donner au chanteur et
à ceux qui l’écoutent quelques raisons de la vivre, de la poursuivre, de la
supporter.
Murmure venu du silence comme un cri, entendu comme un appel qui
reçut nom en réponse, il est cette parole qui veut tout dire et qui se heurte
aux limites du corps sur lequel elle s’appuie. Il le faut libre pour que, au-
delà de toute réflexion, dans une retenue, une censure d’ailleurs différentes
selon qu’il s’agit d’un homme qui s’habille en parlant, ou d’une femme qui
se met à nu quand elle parle, quelque chose surgisse de l’indicible et tente
de donner forme au déni d’humanité dont les camps nazis se firent le labo-
ratoire.
Domestication et gestion d’un cheptel humain importé par besoin de
main-d’œuvre d’un côté, volonté pensée, programmée et organisée de
purifier l’univers de toute présence juive de l’autre, il n’y a pas de com-
mune mesure entre le lieu de l’esclavage nord-américain et le lieu de l’ex-
termination allemand. Il y a même opposition entre l’introduction
irréfléchie de noirs sur un continent où leur présence nouvelle rimera avec
racisme, et la mise en œuvre de l’éradication des juifs sur les critères
raciaux définis par les idéologues nazis. Là, des hommes ne se contentèrent
pas de détruire des corps, mais perpétrèrent infiniment le meurtre de la
lettre, cette lettre qui anime l’homme dans sa corporéité même.
Comment alors reprendre langue, retrouver la parole et, surtout, sur-
tout, la faire entendre ? Ni les livres du retour des camps, ni le blues
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structure et parfois un sens. Puis il l’a donné au monde, mais alors plus
musique que chant. Sollicités pour enregistrer, les chanteurs de blues quit-
taient les champs de coton et leurs baraques en planches pour la ville, et,
loin de leur public et de leur milieu essentiellement noir, se retrouvaient
dans une chambre d’hôtel ou une arrière-boutique aménagée en studio
d’enregistrement par les chasseurs de talents d’une compagnie phonogra-
phique certes intéressés voire touchés par le blues, mais blancs. Face à leur
couleur, leur regard, leur écoute d’une part, leur étrangeté au monde d’où
venait le chanteur d’autre part, une censure s’imposait, consciente, obliga-
toire, nécessitée par les différences entre les deux mondes, et inconsciente,
protectrice, défensive, pour échapper au racisme des deux sociétés. Sur une
structure musicale inchangée, dans une tonalité qui n’était ni perçue ni
reçue pareillement des deux côtés de la frontière, venaient d’autres paroles
qui permettaient au chant de sortir de son ghetto, plus ou moins expurgé
mais d’autant plus vif qu’il usait de métaphores qui ne disaient le sexe, la
violence et la mort qu’aux initiés.
C’est ainsi que le blues, né dans le cœur et l’âme d’hommes qui ne
s’appartenaient pas, s’est affranchi, et, la ligne passée, est devenu syno-
nyme de tristesse, de mélancolie et d’échec. D’expression globale d’une
communauté dont, journal, catharsis et poème, il traduisait les sentiments,
répercutait les faits et gestes, la douceur comme le meurtre, la tendresse
comme les tornades et la misère, il s’est, en s’universalisant, rétréci au mal
d’amour et centré sur ce grand problème de l’homme qu’est la femme.
Sa présence dans le blues ne date pas de ce passage, puisque dans
toutes ses réalités comme en support métaphorique idéal pour dire les
conflits et les problèmes liés aux différences de sexe, de génération, de cou-
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Parce que sans corps propre, passés de la propriété d’un maître à une
économie de survie qui les mettait à la merci des possédants, de leur peur
et de leur dégoût comme de leur bienveillance et de leurs désirs, ils n’exis-
taient pas. Ils n’étaient rien ou presque, non pas ce rien équivalent à une
castration qui, selon Sophocle, amène Œdipe à devenir un homme, mais
un rien qui est pur corps, sans visage distinguable des autres visages.
Vécus comme un ensemble de corps sans corporéité, exacts êtres pour la
mort, dans un au-delà d’une castration dont la menace était réelle, ils
étaient sang, chair et larmes, entre transparence outrageante et symboles
sexuels contraints à l’exploit et donc à la vantardise, au risque d’être tués
pour un regard. Mais si leur vie, dehors, était sans valeur, dedans, ils
avaient une voix, un texte, et donc une existence, à partir de laquelle, entre
dicible et indicible, dans la répétition, quelque chose s’inventait que le
dehors finit par qualifier d’art, authentifiant le blues comme une coupure
dans la culture.
Or, dans la société blanche et chez les noirs qui en avaient adopté les
valeurs et, par exemple, identifiaient le blues à l’esclavage et en refusaient
la mémoire et l’héritage, son irruption sonnait comme une transgression.
Érotique et entraînant, truffé d’humour et de mots d’esprit même quand il
s’édulcorait pour atteindre au moins ceux à qui la religiosité, le purita-
nisme ou le racisme ne fermaient pas totalement les oreilles, il charriait
trop d’étrangeté, trop d’altérité pour que ses inventeurs en tirent plus
qu’un statut symbolique.
Il était impossible de leur en dénier la paternité, mais non de les ame-
ner à renoncer à ses bénéfices, en ne les sortant pas de leur milieu d’origine.
Autodidactes, souvent illettrés, comme Big Joe Williams qui signait d’une
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