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BLUES EN MINEUR

Francis Hofstein

Érès | « Essaim »

2008/1 n° 20 | pages 73 à 79
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749208961
DOI 10.3917/ess.020.0073
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Blues en mineur

Francis Hofstein

Le blues apparaît dans le monde noir américain à l’aube du XXe siècle.


Il est l’aboutissement d’un long processus de métabolisation de sons, de
musiques et de chants d’origines diverses, et il cristallise en une composi-
tion unique un ensemble de cultures hétérogènes habitant et traversant son
lieu d’émergence, la population noire du sud-est des États-Unis d’Amé-
rique, celle de l’État du Mississippi notamment. Profondément enraciné
dans le quotidien de cette communauté, il est chant plus que musique, un
chant solitaire qui exprime un groupe dont il est en même temps l’expres-
sion. Mais il ne se connaît pas d’auteurs, ces passeurs d’origine dont la
société blanche, détentrice du pouvoir, n’a que faire, et que le monde noir,
clos, garde en son sein.
Il est d’abord sans passé, sans autre généalogie que celle que lui
construiront ses admirateurs et ses biographes, puisant dans les mémoires,
les recherches et les rares archives les histoires, les images et les souvenirs
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nécessaires à sa constitution. Il y manque bien sûr la musique, cet univers
sonore toujours en délicatesse avec une réalité sur laquelle elle ne laisse pas
de traces quand ne s’interpose pas entre elle et le monde une intervention
humaine, mécanique, matérielle, comme le furent les premiers enregistre-
ments dits de blues dans les années 1920, ou orale, lorsque amateurs et
chercheurs se mirent à interroger les inventeurs encore vivants d’un mode
musical qui, avec le concours du jazz, de la musique religieuse noire et de
la musique paysanne blanche, a changé radicalement le cours de la
musique populaire mondiale.
Fabuleux destin que, bien que responsables de leur invention, n’ima-
ginèrent pas ses premiers acteurs. Ils ignorèrent de même la dépossession
dont ils furent longtemps victimes, hommes invisibles, sans droits poli-
tiques, économiques et musicaux, vendant leurs compositions et leurs
enregistrements pour quelques dollars et un peu d’alcool, et laissés le plus
souvent dans l’ignorance des résultats de la publication de leur œuvre. Ils
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sont gens sans terre, et quand, bien obligés, ils la travaillent, c’est dans l’es-
poir de lui échapper, ce dont le blues est un moyen, blues comme plaisir,
blues pour séduire et pour améliorer l’ordinaire, blues au singulier, sans
autre objet que la vie qu’il chante pour l’embellir et donner au chanteur et
à ceux qui l’écoutent quelques raisons de la vivre, de la poursuivre, de la
supporter.
Murmure venu du silence comme un cri, entendu comme un appel qui
reçut nom en réponse, il est cette parole qui veut tout dire et qui se heurte
aux limites du corps sur lequel elle s’appuie. Il le faut libre pour que, au-
delà de toute réflexion, dans une retenue, une censure d’ailleurs différentes
selon qu’il s’agit d’un homme qui s’habille en parlant, ou d’une femme qui
se met à nu quand elle parle, quelque chose surgisse de l’indicible et tente
de donner forme au déni d’humanité dont les camps nazis se firent le labo-
ratoire.
Domestication et gestion d’un cheptel humain importé par besoin de
main-d’œuvre d’un côté, volonté pensée, programmée et organisée de
purifier l’univers de toute présence juive de l’autre, il n’y a pas de com-
mune mesure entre le lieu de l’esclavage nord-américain et le lieu de l’ex-
termination allemand. Il y a même opposition entre l’introduction
irréfléchie de noirs sur un continent où leur présence nouvelle rimera avec
racisme, et la mise en œuvre de l’éradication des juifs sur les critères
raciaux définis par les idéologues nazis. Là, des hommes ne se contentèrent
pas de détruire des corps, mais perpétrèrent infiniment le meurtre de la
lettre, cette lettre qui anime l’homme dans sa corporéité même.
Comment alors reprendre langue, retrouver la parole et, surtout, sur-
tout, la faire entendre ? Ni les livres du retour des camps, ni le blues
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échappé des plantations ne sont une réponse à la destruction de l’humain.
Ils en découlent comme d’une source où se mêlent résurgence et point
d’origine, mais ils ne la réparent pas. Ils sont une reprise d’humanité, un
retour de la lettre dans la culture écrite comme dans la culture orale, un
moyen de réinsertion du corps dans les corps sociaux. Ils disent moins la
douleur que l’impossible, comme le réussit Paul Celan, réel d’une écriture,
d’une poésie qui défie l’imaginaire, et comme s’en approchent, dire sans
dire, le chant, les blues de Robert Johnson. Au prix, l’un et l’autre, de leur
vie. Parce que toute guérison est un passage par la mort, où, au-delà du
symbolique, se rencontre un réel de la castration, et parce que la vie est un
état, une condition que l’on ne choisit pas et qui ne devient un objectif que
lorsque vivre confine à l’impossible.
Peut-être en était-ce ainsi pour ces nègres marqués du sceau d’une cas-
tration imaginaire mais vécue, quand, après la guerre de Sécession, après
l’abolition de l’esclavage, les noirs libérés se retrouvèrent au moins aussi
misérables qu’avant. Sous l’emprise d’une ségrégation rigoureuse, ouverte
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et officielle dans le sud, feutrée et masquée dans le nord, ils demeuraient


en exil dans leur propre pays, en même temps effacés, annulés, et affichés,
exhibés par leur couleur, sous-hommes sans autre patrie que les mots.
Ceux du blues et de leur musique. Là, et là seulement, le noir dit je, un je
qui n’oblige pas le nous mais qui l’appelle, et qui donne un nom à ce
quelque chose de noir dont la diffusion va emprunter les voies et les lois
du marché et du profit. S’il n’y a qu’un espace blanc, dont les valeurs ont
cours partout, il n’y en a pas moins un espace noir, à la fois inclus, puisque
soumis aux mêmes règles et identifiable à l’ensemble du pays, et exclu, tant
sont étanches les frontières invisibles qui enferment le noir dans des inter-
dits illégaux mais brutalement appliqués. Face au blanc, il est en miroir, en
négatif, en identité non identique, d’où persiste un questionnement sur
l’humanité du noir, à qui même les croyants hésitèrent à accorder une âme,
avant que les lois n’imposent sa présence dans la société américaine.
Dans l’espace noir cependant, où la communauté de langue et donc de
culture avait permis la séparation entre représentation et vécu de la mort,
l’existence se jouait comme partout ailleurs, avec ses joies et ses souf-
frances, ses bonheurs et ses violences, ses succès et ses échecs, tantôt dans
l’oubli, tantôt dans la crainte de la suprématie blanche, dont la présence
lourde traverse la musique noire, aussi insensible aux frontières que toutes
les autres musiques qu’elle absorbe autant qu’elles la pillent.
Ainsi John Lennon, laissant tomber du haut de sa gloire de Beatles,
plus blatte que cétoine, qu’avant Elvis, il n’y avait rien. Il est vrai que les
quatre garçons dans le vent n’ont pas comme Elvis Presley lui-même et
comme les Rolling Stones qui doivent leur nom de scène à une composition
de Muddy Waters, musicien charnière de la brève histoire du blues, respect
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et reconnaissance pour la musique noire. Capturée en Afrique, transportée
avec la cargaison de bois d’ébène qu’emportaient à fond de cale vers les
Amériques les bateaux négriers, vendue avec les rescapés, elle parvient au
nouveau monde disparate, morcelée, souillée, et c’est avec ces traces que
quelque chose d’elle commence.
Un rythme, une couleur se maintiennent dans une lente maturation
qu’alimente un milieu à la fois fermé et ouvert, blancs sans limites et noirs
esclaves si loin si proches, musique des plantations tantôt interdite tantôt
encouragée et bientôt singée, musique qui ne cessera de nourrir un monde
blanc dans lequel elle n’aura longtemps droit de cité qu’à la condition de
se blanchir. Un dilemme que les musiciens n’hésiteront pas à affronter, par
nécessité de survie autant que par choix, acceptant en même temps que
leur musique garde sa vérité et prospère cachée et qu’elle apparaisse dans
la lumière blanche et s’en trouve modifiée.
Comme le jazz, les negro-spirituals et le gospel, le blues a mis son
ordre dans un drame dont il faisait partie, et il lui a donné une forme, une
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structure et parfois un sens. Puis il l’a donné au monde, mais alors plus
musique que chant. Sollicités pour enregistrer, les chanteurs de blues quit-
taient les champs de coton et leurs baraques en planches pour la ville, et,
loin de leur public et de leur milieu essentiellement noir, se retrouvaient
dans une chambre d’hôtel ou une arrière-boutique aménagée en studio
d’enregistrement par les chasseurs de talents d’une compagnie phonogra-
phique certes intéressés voire touchés par le blues, mais blancs. Face à leur
couleur, leur regard, leur écoute d’une part, leur étrangeté au monde d’où
venait le chanteur d’autre part, une censure s’imposait, consciente, obliga-
toire, nécessitée par les différences entre les deux mondes, et inconsciente,
protectrice, défensive, pour échapper au racisme des deux sociétés. Sur une
structure musicale inchangée, dans une tonalité qui n’était ni perçue ni
reçue pareillement des deux côtés de la frontière, venaient d’autres paroles
qui permettaient au chant de sortir de son ghetto, plus ou moins expurgé
mais d’autant plus vif qu’il usait de métaphores qui ne disaient le sexe, la
violence et la mort qu’aux initiés.
C’est ainsi que le blues, né dans le cœur et l’âme d’hommes qui ne
s’appartenaient pas, s’est affranchi, et, la ligne passée, est devenu syno-
nyme de tristesse, de mélancolie et d’échec. D’expression globale d’une
communauté dont, journal, catharsis et poème, il traduisait les sentiments,
répercutait les faits et gestes, la douceur comme le meurtre, la tendresse
comme les tornades et la misère, il s’est, en s’universalisant, rétréci au mal
d’amour et centré sur ce grand problème de l’homme qu’est la femme.
Sa présence dans le blues ne date pas de ce passage, puisque dans
toutes ses réalités comme en support métaphorique idéal pour dire les
conflits et les problèmes liés aux différences de sexe, de génération, de cou-
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leur et de statut économique et social, la femme court la vie du blues et
nourrit la chronique dont il est le véhicule et l’expression. Cependant, son
importance dans les paroles du blues devenu citadin est le signe d’un
déplacement du noir dans la société blanche, annonce de la reconnaissance
d’une musique singulière en marche vers l’universel, et, concomitant, d’un
appauvrissement, parce que échappe au blues ce que l’on pourrait appeler
le moi noir, ce noyau dense et compact de totale adéquation entre le dedans
et le dehors du chanteur.
Malgré la réprobation d’une partie de la population noire à l’égard du
blues, taxé de musique du diable, ses interprètes, qui bien souvent partici-
pent activement aux offices religieux, sont tout à fait insérés dans leur com-
munauté. Quelles que soient leurs qualités, et même quand ils espérèrent
ou crurent pouvoir en vivre et échapper à leur condition métayère ou
ouvrière parce qu’ils avaient eu l’opportunité d’un enregistrement et par-
fois des disques pour en témoigner, ils étaient des amateurs, que leur talent
musical distinguait mais ne séparait pas de leur milieu de vie.
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Parce que sans corps propre, passés de la propriété d’un maître à une
économie de survie qui les mettait à la merci des possédants, de leur peur
et de leur dégoût comme de leur bienveillance et de leurs désirs, ils n’exis-
taient pas. Ils n’étaient rien ou presque, non pas ce rien équivalent à une
castration qui, selon Sophocle, amène Œdipe à devenir un homme, mais
un rien qui est pur corps, sans visage distinguable des autres visages.
Vécus comme un ensemble de corps sans corporéité, exacts êtres pour la
mort, dans un au-delà d’une castration dont la menace était réelle, ils
étaient sang, chair et larmes, entre transparence outrageante et symboles
sexuels contraints à l’exploit et donc à la vantardise, au risque d’être tués
pour un regard. Mais si leur vie, dehors, était sans valeur, dedans, ils
avaient une voix, un texte, et donc une existence, à partir de laquelle, entre
dicible et indicible, dans la répétition, quelque chose s’inventait que le
dehors finit par qualifier d’art, authentifiant le blues comme une coupure
dans la culture.
Or, dans la société blanche et chez les noirs qui en avaient adopté les
valeurs et, par exemple, identifiaient le blues à l’esclavage et en refusaient
la mémoire et l’héritage, son irruption sonnait comme une transgression.
Érotique et entraînant, truffé d’humour et de mots d’esprit même quand il
s’édulcorait pour atteindre au moins ceux à qui la religiosité, le purita-
nisme ou le racisme ne fermaient pas totalement les oreilles, il charriait
trop d’étrangeté, trop d’altérité pour que ses inventeurs en tirent plus
qu’un statut symbolique.
Il était impossible de leur en dénier la paternité, mais non de les ame-
ner à renoncer à ses bénéfices, en ne les sortant pas de leur milieu d’origine.
Autodidactes, souvent illettrés, comme Big Joe Williams qui signait d’une
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croix les disques et les programmes que lui présentaient les spectateurs de
ses concerts européens, et bien qu’inscrits dans une transmission où se
reconnaissaient maîtres et élèves, ils n’avaient de place et de valeur que
marchande. Ainsi, la plupart des bluesmen du Sud qui firent l’expérience
du disque dans les années 1920 et 1930, Son House, Skip James, Mississippi
John Hurt, Tommy Johnson ou encore Blind Willie McTell et Sleepy John
Estes, pour ne citer que ceux-là, retournèrent bien vite à leurs occupations
familières, musique comprise, et n’en sortirent que trente ou quarante ans
plus tard, redécouverts grâce à ces mêmes disques par eux oubliés, mais
qui enchantaient une nouvelle génération de passionnés plus largement
ouverts à l’altérité, avancée de l’histoire aidant, que leurs parents et
grands-parents.
Raconter sa vie, son histoire et ses malheurs, outre la jouissance que
cela procure, est un moyen de séduire d’autant plus efficace que cela se fait
en rythme et en chanson, et que le chanteur n’hésite pas à se moquer de lui-
même, gouaille, plaisanterie, saillies par où passent dans la complicité avec
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le public les frustrations communes, tandis que se manifeste une violence


que la musique proprement dite canalise. Le blues alors, même quand il dit
la souffrance, est heureux. Il est ce bonheur qui amène de l’oubli à ceux qui
se fondent à son chant et qui donne du prix à ceux qui le jouent et, soir
après soir, toujours neufs, ne cessent de le recomposer.
Il y a identité entre le joueur de blues et ses auditeurs, et il n’est là plus
question de malheur, mais d’un divertissement qui, le temps de la
musique, abolit ce qui lui est extérieur. C’est aussi l’objet du blues, et il
n’est en cela pas différent des autres musiques en adhésion avec leur milieu
d’invention. Il répond à un besoin dont il fait l’offre qui en crée la
demande, mais avec ceci de particulier qu’il n’appartient d’abord à aucune
tradition, à aucune culture close. Il n’a pas de passé, seulement une incu-
bation dans un abîme dont il sort sans forme et sans nom jusqu’à ce que ses
premiers interprètes lui donnent le leur et prennent la responsabilité invo-
lontaire de son existence et de ses formalisations.
L’identification entre noir et blues débute alors, mais ne prend force
qu’avec le regard blanc, un regard autre, qu’il aime, déteste, approuve,
apprécie ou rejette. Ce regard a l’avantage de nommer, de donner consis-
tance et statut au blues, mais extrayant ses interprètes de leur environne-
ment, il a le désavantage de les dévaluer, noirs dans un monde de valeurs
blanches, et contraints, dans une nouvelle forme d’exil, de se conserver
entier dans la haine de l’autre sans l’endosser. Faisant jouer les défenses qui
leur avaient permis de ne pas transformer leur mauvaise image en mauvais
objet et de garder, souvent au prix de leur destruction, une intégrité que le
blues armait de son double statut d’art et de divertissement. Même déva-
luée, c’était leur identité que la vision romantique de leurs re-découvreurs
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des années soixante allait parer d’autres atours, au moment où le blues, qui
ne tire son souffle et sa vigueur que de la vie et doit être réinventé à
mesure, connaissait le déclin.
Aujourd’hui, son terreau de naissance n’existe plus, ses grands inter-
prètes sont morts ou silencieux, et jamais plus il ne sera ce qu’il a été. C’est
sans gravité, et il n’y a pas de quoi se lamenter, sombrant dans une tris-
tesse, une dépression ou une mélancolie dont il est devenu synonyme, sans
que se démêlent avoir le blues, qui revient à dire que ça ne va pas, et le
chanter, où s’affirme la présence de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir
bon à la vie.
Avec le blues, triste ou joyeux, le chanteur, ainsi que ceux qui acceptent
qu’il les représente, remporte une victoire sur le sort. Il ne vainc pas la
mort, mais, dans cette esthétique de la perte qui caractérise doublement le
blues, il en épouse la pulsion.
Le blues, comme le jazz, est une musique qui, n’attendant rien de
l’autre, se satisfait de sa différence, et, ne cédant rien du désir qui l’animait,
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s’épanouit dans l’ouverture et l’accueil. Construit sur de la destruction et


sur un déplacement de la révolte, radicalement autre de par les conditions
de son émergence, le blues bat au cœur de nos dualités pulsionnelles et
réunit les contraires dont Freud a usé pour bâtir la psychanalyse.
Riche de tous les riens qui le constituent, il est de l’autre pour l’autre,
quand bien même cet autre le repousserait. Trop humain, il impose au
chanteur le refus de renoncer à sa pleine humanité, et il l’amène à faire le
deuil de la reconnaissance de l’autre. Au deuil de l’avoir répond alors une
jouissance de l’être, dans la loi de l’humain.
Objet mouvant qui, sans changer de structure, se déplace selon qu’il
résulte d’un travail de deuil, où la perte est acceptée sans retour, ou d’un
travail de renoncement où, bien que nécessaire ou judicieuse, la perte est
contrainte et ne va pas sans regret ni révolte, le blues ne choisit pas son
humeur. Comme il les contient toutes, il les joue et en joue, dans une tona-
lité et des accents, touchants, poignants, qui donnent à croire qu’il est
essentiellement triste ou mélancolique, alors que son expression, sa facture
transcendent le malheur, et que l’émotion qu’il dégage et le plaisir qu’il
procure sont sources de bonheur. Il y a trop de corps, trop de sujet, trop de
présence pour que la mélancolie soit plus qu’une image ou un reflet.
D’ailleurs, la mélancolie n’est belle qu’en chanson ou en poème, où
s’exprime un tourment que le moi surmonte et magnifie. Et elle ne connaît
pas l’humour, qui a besoin du recours, de l’appui d’un narcissisme non
régressif pour se déployer. L’humour n’est pas seulement une réaction de
défense et il ne se contente pas de lever répressions et refoulements : il
signifie une distance dans le moi entre ce qui lui est interne, homogène et
ce qui lui est externe, hétérogène, et il dit l’autre en moi. Altérité bienvenue,
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à l’opposé de toutes les revendications minoritaires-communautaires qui
agitent notre société où, dans la confusion entre différent et mauvais objet,
prolifère le déni de ce que le renoncement à la promotion de sa différence
est source d’autant plus de liberté que se savoir autre pour soi permet de
l’être pour l’autre, même s’il ne s’en aperçoit pas.
Travail de psychanalyste, dont, risquons l’analogie, le champ est com-
parable à celui du blues contemporain : un vaste corpus de savoir, beau-
coup de pratiquants, plus de maîtres, un environnement peu favorable, pas
assez de différence entre imitation, vol, contrefaçon et reprise vivifiante,
quand, fort de sa structure solide et de ses libertés langagières, le blues
peut se ranger parmi les arts qui, comme y parviennent les poètes et quel-
quefois les psychanalystes, donnent le pouvoir, au moins temporaire, de
sortir la souffrance de l’abîme.

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