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LE LIEN FAMILIAL DANS LA PROBLÉMATIQUE ALCOOLIQUE

Isabelle Tamian

De Boeck Supérieur | « Psychotropes »

2017/1 Vol. 23 | pages 59 à 87


ISSN 1245-2092
ISBN 9782807391338
DOI 10.3917/psyt.231.0059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2017-1-page-59.htm
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Le lien familial
dans la problématique alcoolique
The family connection in the alcoholic problem
Isabelle Tamian
Psychologue clinicienne, docteur en psychologie
CMP d’addictologie
12 rue des Élus – F 51100 Reims
E-mail : tamian.isabelle@wanadoo.fr

Résumé : Il s’agit ici d’envisager la dimension familiale de


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l’alcoolo­dépendance à travers des repères conceptuels émanant
à la fois de travaux d’obédience psychanalytique et systémique.
La théorie du lien en psychanalyse appliquée au groupe familial
permettra de penser la problématique du sujet alcoolodépendant.
Seront également définies la notion de codépendance mise au jour
dans le dysfonctionnement familial alcoolique ainsi que différentes
règles familiales dysfonctionnelles permettant de saisir la dyna-
mique du système familial alcoolique. Une vignette clinique rendra
compte du travail effectué avec les familles dans une institution de
soins en addictologie.
Abstract: This article considers the family dimension of alcohol
dependence through conceptual references emanating from works
on both psychoanalytic and systemic obedience. The theory of a
link in psychoanalysis is applied to the family group, as part of the
problematic of the alcohol-dependent subject. The notion of co-
dependence is updated in relation to alcoholic family dysfunction
and various dysfunctional family rules are defined, allowing a grasp
of the dynamics of the alcoholic family system. A clinical vignette
reports on work with families in an addiction care facility.

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Le lien familial dans la problématique alcoolique

Mots clés : alcool, entourage, famille, accompagnement, psycha-


nalyse, codépendance, thérapie systémique
Keywords: alcohol, entourage, family, accompaniment, psycho-
analysis, co-dependency, systemic therapy

Introduction

L’alcoolisme fut longtemps considéré comme un problème individuel


et sa dimension familiale abordée sous l’angle de l’atavisme et/ou de
l’hérédité. À partir des années 1970, cette dimension a été progressive-
ment abordée sous l’angle relationnel comme un problème de la famille.
L’accompagnement de l’alcoolodépendant et de son entourage a permis
d’observer le phénomène de « codépendance ». Cette notion de codé-
pendance rend compte du fait que les proches d’une personne dépen-
dante de l’alcool adoptent des comportements spécifiques de recherche
de solutions et d’adaptations aux difficultés. Il s’agit pour elles, d’une
part, de préserver la cellule familiale, voire de rechercher un meilleur
équilibre, et, d’autre part, d’aboutir à ce que ces comportements pré-
sentent une similitude avec le comportement de dépendance alcoolique
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lui-même.
Ainsi, la clinique et les études ont montré, d’une part, que beaucoup
de personnes présentant une alcoolodépendance connaissent des pro-
blèmes familiaux et que, d’autre part, ces problèmes peuvent contribuer
à la poursuite de l’alcoolisation ou favoriser la rechute. Le travail avec
l’entourage du patient, par les enjeux thérapeutiques qu’il comporte,
permet dans les pratiques de soin en institution spécialisée d’aborder et
de penser l’articulation entre les souffrances psychiques individuelles et
la souffrance familiale, ainsi que de considérer le sujet porteur du symp-
tôme également comme le « haut-parleur » 1 de la souffrance familiale.
Tout d’abord, nous questionnerons la souffrance de l’entourage
confronté à l’alcoolisation d’un de ses membres. Ainsi, nous aborderons
la problématique alcoolique en fonction du groupe familial dans lequel
est offerte la réactivation des processus psychiques liés au vécu affectif
et imaginaire de ses membres.

1. Selon le mot de J.-C. Kaufmann cité par A. Ruffiot, A. Ruffiot (1981). La thérapie
familiale psychanalytique. Paris, Dunod, p. 49.

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Nous reprendrons le vécu de la famille en le situant explicitement


dans le contexte de la dépendance, composante fortement structurante
du sujet alcoolodépendant dont les alcoolisations engendrent des per-
turbations familiales. Ainsi, nous tenterons de percer la contradic-
tion apparente entre les allégations de l’alcoolodépendant à propos de
­l’attachement à ses proches et le recours à l’alcool, à la fois organisateur
et perturbateur des relations familiales. En effet, les travaux des psy-
chiatres, des psychanalystes et des systémiciens (P. Fouquet, J. Clavreul,
L. Cassiers, J.-P. Roussaux) ont non seulement accueilli l’expression
d’une souffrance collective mais aussi mis en évidence la circularité des
jeux relationnels et la fonction stabilisante du symptôme alcool, et le
rôle que l’entourage peut jouer dans la persistance ou la résolution du
comportement d’alcoolisation.
Nous illustrerons notre étude par la présentation d’une situation
familiale rendant compte de notre pratique clinique face à la probléma-
tique alcoolique.
Enfin, pour terminer, nous tenons à préciser que pour nous, le terme
« familial » vient qualifier les relations entre les individus dans la famille.
Ce travail ne prétend pas être exhaustif mais propose plutôt d’in-
diquer les repères conceptuels pour aborder le problème de la prise
en charge familiale face à des sujets présentant une problématique de
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dépendance.

La famille

Traditionnellement en France, la famille est considérée comme ayant


été construite sur un modèle hiérarchique obéissant à un ordre patriar-
cal qui permettait de coordonner les intérêts des membres de la famille.
À ­l’inverse, la « famille moderne » 2 devenue progressivement individu­
aliste et relationnelle a subi des évolutions sociétales faisant de l’individu
la cellule de base de la société. De ce point de vue, « la famille dit la
société dans laquelle elle est prise » 3. Elle est un groupe spécifique com-
posé majoritairement de membres liés dans des modalités d’alliance,
de filiation et de fraternité qui dépend de l’organisation du système de
parenté, c’est-à-dire d’une hiérarchie, des places prédéterminées, du
père, de la mère, de l’enfant, et des liens entre ces places également

2. J. Goody (2001). La famille en Europe. Paris, Seuil, p. 209.


3. A. Roucoules (2008). « Introduction », in J. Aïn (dir.). Familles : explosion ou évo-
lution (p. 12). Toulouse, Erès.

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préétablis. « La famille paraît d’abord comme un groupe naturel d’indi-


vidus unis par une double relation biologique : la génération, qui donne
les composants du groupe ; les conditions de milieu que postule le déve-
loppement des jeunes et qui maintiennent le groupe pour autant que les
adultes générateurs en assurent la fonction 4. »
De la famille centrée autrefois sur le patrimoine à transmettre se
dégage la considération d’une sphère privée familiale faite d’amour
conjugal et de naissance de « l’enfant du désir » prise dans les moda-
lités du lien des membres de la famille dans leurs relations familiales
et extrafamiliales. « Du fait du déclin de l’institution familiale se mani-
festent au grand jour les paradoxalités privées de la vie de famille 5. »
Elle est généralement beaucoup moins institutionnalisée et beaucoup
plus « intimisée », et se définit sur un projet commun en privilégiant
l’avenir. Sa taille s’est progressivement réduite au cours du développe-
ment de nos sociétés, jusqu’à la famille nucléaire (père, mère, enfant),
noyau qui actuellement tendrait à se déstructurer du fait de la fréquence
des séparations conjugales.
Ainsi, la famille nucléaire et/ou élargie au milieu d’origine est un des
plus puissants systèmes auxquels appartient un individu après l’apparte-
nance à la société. Pour les démographes, il s’agit d’un groupe constitué
par des individus ayant un lien de parenté habitant ensemble pendant un
laps de temps plus ou moins grand, groupe qui peut se faire, se défaire et
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se refaire. Pour Yvonne Castellan 6, la famille est une réunion d’individus
unis par les liens du sang, vivant sous le même toit ou dans un même
ensemble d’habitations et partageant une communauté de services. Mais,
selon Francine André-Fustier 7, la famille est un groupe qui forme une
entité particulière avec ses propres lois de fonctionnement. Elle est sou-
mise aux lois symboliques qui régissent tout groupe humain dont elle
constitue une sorte de proto-groupe. Son objectif étant le bonheur, mais
aussi la transmission de la vie, de la langue, de la civilisation. Ce n’est
pas une somme d’individus mais un ensemble organisé, caractérisé par
des liens d’alliance, de filiation, de consanguinité. Ces liens sont régis
par les interdits fondamentaux du meurtre et de l’inceste.

4. J. Lacan (1938). « La famille », Encyclopédie française, p. 41.


5. P. Gutton (2008). « L’illusion familiale et ses paradoxes », in J. Aïn (dir.). Familles :
explosion ou évolution (p. 204). Toulouse, Erès.
6. Y. Castellan (1993). Psychologie de la famille. Toulouse, Privat.
7. F. André-Fustier (1997). « L’approche psychanalytique de la famille à l’épreuve
de l’institution », Parents/Famille/Institution-Approche groupale d’orientation psy-
chanalytique, Université Lumière-Lyon 2, Les publications du Centre de recherches
sur les inadaptations, pp. 5-49.

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Dans la logique systémicienne, la famille est définie par rapport au


comportement de chacun des membres et de l’interaction de ses com-
portements entre eux. La famille est une totalité différente structurelle-
ment de la somme de ses parties. Les systémiciens vont définir la famille
comme un système, c’est-à-dire un ensemble d’individus en interaction
gouvernés par une série de règles implicites et explicites, se référant à des
valeurs attribuant parfois à certains de ses membres des rôles spécifiques,
soutenant collectivement un mythe, une image d’un idéal familial. « Les
membres sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance qui peut se
manifester par des liens de loyauté entre générations (filiation) et dans
un même système de génération (la fratrie, le couple) pouvant rendre les
espaces personnels (d’autonomisation) difficiles à préserver 8. »
Philippe Caillé n’hésite pas à souligner les difficultés de définir
aujourd’hui ce qu’est une famille vu l’étendue de l’éventail de configu-
rations stables qui réunissent des adultes et des enfants dans un lien de
filiation biologique ou juridique. Il soutient que l’ensemble du tissage
interrelationnel familial et des rôles attribués à chacun de ses membres
permet de développer un « absolu relationnel » ou « récit fondateur », ou
encore ce qu’il nomme le « plus-un » du système familial qui contribuera
à son identité. Selon lui, une des fonctions essentielles de la famille serait
de fournir « un terreau émotionnel suffisamment riche pour permettre à
ses membres de se créer une identité propre » 9. Pour Michel Delage 10,
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fidèle aux théories de l’attachement, une famille constitue toujours une
base de sécurité : la famille est le lieu dans lequel chaque nouvel arrivant
au monde trouve à exprimer et réguler ses émotions et à les mentaliser,
quelle que soit la configuration de cette famille.
Dans une optique psychanalytique, Alberto Eiguer 11 parle du
« nous » qui touche à l’identité commune des membres d’une même
famille et qui rejoint les notions de « corps familial ». Il souligne que
ce « nous » acquiert une autonomie par rapport aux « je » des indivi-
dus formant une famille. Différentes dimensions impliquées dans le
lien intersubjectif entre les membres d’une famille renvoient aux places
symboliques qu’ils vont occuper. Selon lui, la famille est forte du fait
qu’elle bâtit un collectif où les lignes imaginaires et symboliques sont

8. E. Goldbeter-Merinfeld (2011). « Nouvelles configurations familiales », Cahiers


critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 47(2), p. 6.
9. Ibid., pp. 7-8.
10. M. Delage (2005). « La thérapie du couple et de la famille revisitée à travers la
théorie de l’attachement », Thérapie familiale, 26(4), pp. 407-425.
11. A. Eiguer (2011). « Le sens de la famille, le nous et le lien », Cahiers critiques de
thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 47(2), pp. 39-52.

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Le lien familial dans la problématique alcoolique

nombreuses et enchevêtrées, créant ainsi un réseau trans-subjectif qui


construit ce nous familial.
Mais la famille ou plutôt l’espace familial, quelle que soit sa confi-
guration, est un espace tensionnel, creuset d’attentes plurielles au car-
refour de celles de chacun de ses membres. Au gré des dynamiques
inter- et intra-individuelles, des fluctuations psychiques individuelles et
groupales, va se constituer un point d’externalité plus ou moins négatif.
Il est fréquent que le parcours de la famille soit amené à se confron-
ter à des mouvements pulsionnels âcres et violents, une violence dont
­l’essence est psychique et qui se manifeste de manière insidieuse en
s’infiltrant dans des situations courantes. Face à un risque de délitement
des liens vont intervenir des professionnels indispensables à un travail de
libération. L’approche psychanalytique vient éclairer ce qu’il en est de
ces mouvements psychiques qui conditionnent la qualité des liens et des
relations au sein de la famille.
Pour aider les familles fragilisées, il est nécessaire de prendre du
temps pour redéfinir les nouvelles places des uns et des autres, et pour
travailler sur la mentalisation de ce qui demeurait impensable, voire
irrepré­sentable, ainsi que sur l’élaboration des liens afin d’arriver à
un apaisement émotionnel. Selon Serge Héfez 12, le rôle du thérapeute
face aux souffrances familiales serait d’aider au développement et à la
concrétisation par l’expression d’une « rêverie familiale ». Il s’agirait
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donc pour le thérapeute familial de comprendre et de soutenir ce qui aide
les familles à rester ensemble, à « fabriquer de la famille ».

La théorie du lien en psychanalyse appliquée


au groupe familial

Si, d’un côté, la famille résulte de constructions sociales variables selon


les époques et selon les cultures, d’un autre côté, elle apparaît comme
une réponse à la nécessité qu’éprouvent les humains d’être liés. Il a été
montré combien le besoin absolu de relation génétiquement déterminée
est perceptible dès la naissance dans l’intensité du regard du nouveau-né.
Michel Delage distingue la relation de l’interaction et du lien en remar-
quant qu’il ne suffit pas d’être en relation pour être lié, la relation se
définissant à partir d’échanges durables possédant un caractère qualitatif

12. S. Hefez (2008). « Au nom du père », in J. Aïn (dir.). Familles : explosion ou évolu-
tion (pp. 147-157). Toulouse, Erès.

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 Isabelle Tamian

(relations sociales, professionnelles, de voisinages, amicales, amou-


reuses, relations bonnes ou mauvaises, stables ou instables).
L’interaction concerne les comportements observables entre des
individus en train de communiquer ici et maintenant. Il situe des dif-
férences de niveaux dans la famille entre le niveau communicationnel
et interactionnel, et le niveau relationnel qu’il distingue nettement du
niveau des liens inscrivant les partenaires de la famille dans un ensemble
où se mêlent les réalités psychiques des uns et des autres, et où se défi-
nissent des places reliant chacun au symbolique. La famille représente
bien au-delà d’un ensemble d’individus en relation, elle répond à une
nécessité de constituer un espace privé qui préserve l’intimité, la proxi-
mité de ceux qui la constituent, elle « signifie l’existence d’une réalité
invisible à l’origine d’un espace virtuel, d’un entre plusieurs qu’on peut
nommer l’espace intime de la famille, et qui fait de celle-ci une singu-
larité à laquelle chacun est lié par une appartenance où s’entrecroisent
ses inclinations affectives et son inscription dans les structures de la
parenté » 13.
Il est nécessaire de différencier le lien de la relation d’objet afin de
rendre compte de la spécificité du lien. Le lien concerne les relations dans
leurs dimensions d’appartenance. La famille, premier groupe d’apparte-
nance, est régie par des liens spécifiques : liens d’alliance ; liens consan-
guins ; liens de filiation ; liens avunculaires (le lien de la mère à sa famille
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d’origine, et donc le lien de l’enfant à la famille de la mère) ; liens généa-
logiques ; liens du groupe familial avec l’extérieur. Dans la famille, les
liens narcissiques 14 et les liens objectaux s’entremêlent et contribuent à
la solidité de la relation dans la famille. Le narcissisme familial 15 permet
à chaque membre de la famille de construire son propre narcissisme en
assise sur ses liens d’appartenance et participe à l’image que la famille
en tant que groupe a d’elle-même, le « soi familial » 16. « Être en lien sup-
pose non seulement d’aller au-delà de son narcissisme propre, mais aussi
de le mettre au service de “l’être avec l’autre” pour chercher les points

13. M. Delage (2010). « Psychanalyse et système. Comment penser les pratiques thé-
rapeutiques de la famille à la lumière de ces deux modèles ? », Cahiers critiques de
thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 45(2), p. 137.
14. Les liens narcissiques sont mobilisés par notre orientation vers le semblable, à
l’indiffé­renciation et à ce qui est constant.
15. Le narcissisme familial est dominé par l’investissement narcissique commun à toute
liaison humaine, résidu du narcissisme primaire, toujours en quête du semblable.
16. A. Eiguer (1984). « Le lien d’alliance, la psychanalyse et la thérapie de couple », in
A. Eiguer, A. Ruffiot et al., La thérapie psychanalytique du couple (pp. 1-83). Paris,
Dunod.

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Le lien familial dans la problématique alcoolique

communs dans lesquels nous allons trouver le narcissisme de l’autre


et fonder ainsi un narcissisme partagé où le lien sera reconnu comme
unique, identique à lui-même, et l’étayage de l’identité de chacun 17. »
Selon Alberto Eiguer, les membres de la famille construisent un nous
qui touche leur identité commune et qui s’enracine dans leur inconscient.
« Si le nous familial peut se formuler, c’est parce qu’il acquiert une auto-
nomie par rapport au je des individus formant une famille 18. » Il qualifie
ce nous de spécifique, imprédictible et non déductible au vu des particu-
larités psychiques des sujets familiaux. Le trans-subjectif introduit une
nuance, en laissant en suspens la notion d’individu, « le nous et tous les
miens » 19.
En psychanalyse, Wilfred Bion 20 est le premier à avoir développé
une théorie du lien qu’il définit comme la relation du sujet avec une fonc-
tion plutôt qu’avec l’objet qui le favorise. Il distingue un lien intrapsy-
chique – lien entre la pulsion et la représentation, entre des représentations
différentes, entre la pensée et l’affect, entre le sujet et sa propre capa-
cité de penser – et le lien interpersonnel. En Argentine, Ernest Pichon-
Rivière 21 développe de son côté une théorie du lien. Il affirme qu’« il n’y
a pas de psychisme en dehors du lien à l’autre ». Le lien est une structure
complexe qui inclut le sujet, l’objet et leur mutuelle interaction à tra-
vers des processus de communication et d’apprentissage, dans un cadre
intersubjectif. Ceci vient rappeler la sociologie interactionniste d’Erving
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Goffman 22 pour qui l’individu se constitue à l’intérieur d’un réseau de
liens et appartient à celui-ci. Pour Alberto Eiguer 23, le lien suppose une
dimension intra- et intersubjective, il est le fruit d’une interaction com-
portementale et fantasmatique entre deux psychés qui s’influencent réci-
proquement. Le lien « je-tu » est celui de l’intersubjectivité.
René Kaës 24 s’attache à penser avec la psychanalyse ce qui spécifie
une approche du lien et parle de configuration du lien dans un ensemble

17. A. Eiguer (2008). « Une psychanalyse pour une famille en changement », Familles,
Toulouse, Erès, p. 21.
18. A. Eiguer (2011). « Le sens de la famille, le nous et le lien », Cahiers critiques de
thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 47(2), p. 40.
19. Ibid., p. 48.
20. W.-R. Bion (1959, 1989). « Attaque contre les liens », Nouvelle revue de psychana-
lyse, 25.
21. E. Pichon-Rivière (1971, 2001). El Proceso Grupal, Buenos Aires, Nueva Visión.
22. E. Goffman (1967). Les rites d’interaction. Paris, Les Éditions de Minuit.
23. A. Eiguer (2011). « Le sens de la famille, le nous et le lien », op. cit., pp. 39-52.
24. R. Kaës (2005). « Pour inscrire la question du lien dans la psychanalyse », Le divan
familial. Les liens familiaux aujourd’hui, 15(2), pp. 73-94.

66 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

particulier qu’est tout groupe, et par conséquent le groupe familial qu’il


distingue du lien en tant que lieu d’une réalité psychique. Il définit le
lien comme la réalité psychique inconsciente spécifique construite par
la rencontre de deux ou plusieurs sujets. Les effets de réalité que consti-
tue l’irréductible altérité de l’autre dans le lien engagent à comprendre
cette autre réalité psychique produite dans le lien, « la réalité incons-
ciente commune, partagée et différente pour chacun des partenaires d’un
lien » 25. Le lien s’organise sur les tensions entre trois composantes :
le commun, le partagé, le différent. Le commun est la substance psy-
chique qui unit les membres d’un lien (un trait, un espace, un désir, un
fantasme, des espaces oniriques, des idéaux, des signifiants communs).
Le commun suppose la perte des limites individuelles de ses membres,
une certaine indifférenciation. Le partagé correspond à la part ou à la
place complémentaire de chaque sujet dans un fantasme, une alliance,
un contrat un système défensif qui désormais les lie entre eux dans un
espace, un processus psychique partagé. Le différent prend en considéra-
tion l’écart dans le lien entre les sujets au point où leur différence révèle
ce qui ne peut être entre eux commun ou partagé. « Dans le groupe, nous
n’avons pas seulement affaire à une altérité en terme de l’Un ou du Deux
pour penser l’autre, mais à une altérité plurielle que j’exprime comme le
rapport à plus d’un autre 26. »
Ce lien est compris comme ce qui, dans la relation entre deux ou
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plusieurs personnes, n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais appartient
à l’un et l’autre ensemble. Ce qui fait que les individus sont liés, c’est
précisément quelque chose qui ne peut être différencié entre eux, et qui
les conduit à être les uns et les autres constitutifs d’un ensemble qui en
même temps les constitue. On peut dire que le lien se construit et ne dure
que grâce au refoulement « de ce qu’il ne faut pas savoir » qui permet
de maintenir la face cachée des choses grâce aux collusions et pactes
inconscients, qui seront particulièrement à l’œuvre dans la « codépen-
dance » des familles alcooliques.
René Kaës 27 distingue à propos du lien les états du lien et les struc-
tures du lien. Les états du lien correspondent à ces liens immédiats et sup-
posent un état d’indifférenciation primaire nécessaire à la transmission
directe des états émotionnels inconscients qui constituent la dépendance
originaire à travers le soin, le bain sonore et langagier, le soutien et le
maintien prodigués par le groupe familial au nourrisson. Cette recherche

25. Ibid., p. 74.


26. Ibid., p. 77.
27. Ibid., pp. 73-94.

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Le lien familial dans la problématique alcoolique

de la dépendance originaire se manifeste ensuite dans les groupes et


donc dans le groupe familial par « la quête impérieuse de l’ambiance » 28
faite des affects, des émotions, du sensoriel qui circulent en deçà du
langage. Les structures du lien correspondent à une différenciation des
membres les uns par rapport aux autres, assurant l’écart nécessaire à la
transmission et permettant la séparation. Selon René Kaës, le « pacte
dénégatif » 29, qui est un accord inconscient sur ce qui doit rester incons-
cient, non dit, non représenté, est nécessaire à l’organisation du lien et au
maintien d’une communauté d’intérêts dans les relations entre les sujets.
Il est à l’œuvre dans la famille avec sa première polarité qui organise le
lien sur des représentations inconscientes visant à satisfaire les désirs,
et son autre polarité, défensive, par laquelle le lien s’organise sur ce qui
sera refoulé, dénié ou rejeté. Ainsi, le lien met en jeu la rencontre entre
deux psychismes, il met en jeu l’identification réciproque, il renvoie au
narcissisme et il représente aussi un investissement objectal.
Au sein du fonctionnement familial, les liens narcissiques et libidi-
naux s’entrecroisent sans cesse. Lorsque les liens narcissiques envahissent
la scène au détriment des liens libidinaux témoignant d’un déséquilibre,
cela correspond à une fragilité familiale. Un fonctionnement régressif
familial s’installe. Le fonctionnement dominant des liens narcissiques
dans la famille provoque une tendance vers l’indifférenciation des liens
et une grande souffrance. Ces positions narcissiques familiales s’opèrent
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soit sur le mode fusion-rupture, soit sur des modes pervers narcissiques
(idéalisation, dénigrement, confusion des générations). Selon Christiane
Joubert, les deuils non faits dans les lignées entraînent une prévalence
des liens narcissiques dans la famille et un fonctionnement dans l’indif-
férenciation, ce qui renvoie aux problématiques de la transmission psy-
chique inconsciente entre les générations, la référence à deux lignées
généalogiques, liée à leur histoire transgéné­rationnelle.
Dans la famille, les sens collectifs donnent un sens à la vie de cha-
cun. Cela se cristallise dans les perspectives réalisées en commun. Le
sens constitue l’un des piliers du nous et participe à faire l’existence de
cet objet qu’est la famille. Si le sens devient une affaire collective, c’est
parce que les membres de la famille se trouvent en relation intersub-
jective et tissent un maillage psychologique. « La famille se donne un
sens, c’est sa force et sa fragilité. Sa force parce que, grâce au sens, elle

28. C. Joubert (2004). « Psychanalyse du lien familial », Le Divan familial, 12(1),


p. 166.
29. R. Kaës (2005). « Pour inscrire la question du lien dans la psychanalyse », op. cit.,
p. 87.

68 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

se définit et se projette dans l’avenir ; sa faiblesse, parce qu’elle vacille


quand le doute s’installe 30. »

Le dysfonctionnement familial alcoolique


Notion de codépendance

Le concept de codépendance est né aux États-Unis dans les années 1980


et visait au départ l’entourage de l’alcoolique ; il s’est étendu par la suite
aux relations malsaines ou dysfonctionnements familiaux face à l’émer-
gence d’une théorie systémique ainsi qu’à une professionnalisation des
intervenants. Melody Beattie dans son ouvrage princeps en propose la
définition suivante : « L’individu codépendant est celui qui s’est laissé
affecter par le comportement d’un autre individu et qui se fait une obses-
sion de contrôler le comportement de cette autre personne 31. »
En fait, la notion de codépendance prend son origine dans la prise
de conscience que la dépendance n’est pas un phénomène qui touche la
personne dépendante uniquement, mais également son entourage fami-
lial, quand l’organisation de la vie familiale se fait autour et en fonction
des conduites alcooliques du buveur.
Elle participe à l’idée – que certains n’hésitent pas à qualifier
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d’exces­sive – que les conduites d’alcoolisation engagent une « maladie
familiale », c’est-à-dire que lorsqu’une personne est devenue dépendante
de l’alcool, elle génère chez les proches des comportements spécifiques
d’adaptation aux difficultés, et notamment que les préoccupations liées à
l’alcool envahissent tous les aspects de la vie du conjoint au détriment de
son propre épanouissement : « La femme de l’alcoolique met au point un
véritable arsenal de stratagèmes afin de pallier à la vie chaotique que lui
impose son mari. Elle se doit de gérer la vie de la famille et de l’adapter
au rythme des alcoolisations 32. »
À force de vouloir aider l’autre et pallier les difficultés induites par
son alcoolisation en endossant à sa place le maximum de responsabilités
de manière à maintenir l’unité familiale, le partenaire déresponsabilise
le buveur en le désignant comme « malade » alcoolique et participe, par
cette déresponsabilisation, au maintien et à la persistance des conduites
d’alcoolisation. Autrement dit, en subissant les conséquences de la

30. A. Eiguer (2011). « Le sens de la famille, le nous et le lien », op. cit., p. 52.
31. M. Beattie (1987, 2011). Vaincre la codépendance. Paris, Pocket, p. 49.
32. A. Rigaud, Codépendance, à propos de la femme de « l’alcoolique » et de son mari.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 69
Le lien familial dans la problématique alcoolique

dépendance à l’alcool de son partenaire alcoolique, le conjoint déve-


loppe des mécanismes de codépendance qui participent à l’homéostasie
du système conjugal et contribuent à la pérennité du fonctionnement du
couple. Le lien se construit fréquemment sur la sécurité et la stabilité
du membre dit sain et le « non-alcoolique » reste le seul à supporter les
excès du conjoint. L’alcool s’impose en dénominateur commun tant il se
situe à la fois du côté du conjoint souffrant de la maladie alcool, du côté
du couple, en renvoyant à un comportement de codépendance qui favo-
rise la poursuite de l’alcoolisme du conjoint, et également parce qu’il
nourrit la crise en conviant ses auteurs à des excès paroxystiques.
Du côté du partenaire buveur, l’angoisse fondamentale de sépara-
tion alimenterait des mécanismes de codépendance : « j’accepte tout
plutôt que de te voir me quitter ». C’est le cas du conjoint qui assimile
la position de victime et s’arrange pour que toute la vie conjointe tourne
autour de sa souffrance. Il peut ainsi exercer un pouvoir sur les décisions
en possédant un art de la maîtrise de la relation, que l’on peut qualifier
de relation d’emprise qui implique la domination à travers son action
d’appropriation de l’autre. « L’emprise est en dernière analyse, une ten-
tative d’assujettir l’autre aux fins de rendre le lien figé et de soulager à
tout jamais de l’angoisse d’incomplétude 33. » Et chez le malade alcoo-
lique, le recours au produit introduirait un plaisir infantile régressif et
engendrerait la mise à distance des affects tout en permettant au sujet
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d’être physiquement présent dans la relation, en demeurant en retrait des
initiatives concernant la vie familiale.
Un concept émergé du milieu Al-Anon 34 est celui de « co-­
alcoolisme », qui est employé souvent à la place de celui de « codépen-
dance » tant le glissement de l’un à l’autre persiste chez les auteurs et ne
fait pas l’objet d’un consensus parmi les soignants. Ce concept demeure,
encore imprécis dans ses limites : « Ainsi pensons-nous que le terme
générique de codépendance est flou et suscite l’éclatement davantage
que la précision 35. »
Alors que des études américaines mettent davantage l’accent sur le
rôle de victime ou de personne en souffrance chez le co-alcoolique, en
insistant sur la dimension individuelle de la maladie alcoolique au détri-
ment du symptôme familial, J.-P. Roussaux, qui a développé ce concept

33. A. Eiguer (1989). Le pervers narcissique et son complice. Paris, Dunod.


34. Groupes familiaux pour adultes s’adressant aux membres de la famille et aux
proches d’alcooliques, basés sur le programme des Alcooliques Anonymes.
35. D. Tordeurs, P. Jane, A. Kinappe et al. (2002). « Qu’est-ce que le coalcoolisme ? »,
Alcoologie et addictologie, 24(4), p. 304.

70 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

depuis 1982 et le qualifie volontiers de concept « mou » 36, c’est-à-


dire aux origines diverses et obscures, et susceptible de connaître une
extension outrancière et pour lequel les références scientifiques sont
peu nombreuses, propose la définition suivante pour caractériser cette
relation particulière concernant l’alcoolique et son co-alcoolique, en
évoquant un comportement actif de la part du co-alcoolique : « Agir en
sorte que se perpétue l’alcoolisation en voie d’installation ou déjà ins-
tallée, d’un proche désigné par son symptôme comme l’alcoolique 37. »
En effet, les personnes co-alcooliques présentent des comportements
qui permettent à l’alcoolique de maintenir sa consommation d’alcool,
en le protégeant des conséquences néfastes de ses consommations et en
préservant le pseudo-équilibre de vie mis en place : « Le co-alcoolique,
c’est celui ou celle qui permet, le plus souvent involontairement, que
l’alcoolique puisse continuer à vivre sa vie personnelle, conjugale ou
professionnelle, sur le même mode 38. » Il empêche l’alcoolique de se
heurter aux limites imposées par la réalité extérieure en lui facilitant
la vie : « Le co-alcoolique glisse une main protectrice entre la tête de
l’alcoolique et le mur de la réalité 39. » Le co-alcoolique, plein de sollici-
tude, favorise sans en être conscient le développement de l’alcoolisation
de son conjoint.
Devant la honte éprouvée, il se présente comme celui qui a sacri-
fié sa vie pour le bien de son partenaire. L. Israël décrit cette situation
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clinique à travers le choix du conjoint du co-alcoolique et propose une
sorte de portrait-robot de la femme de l’alcoolique, y remplissant le rôle
idéal féminin selon les canons conventionnels et qualifié par la suite
par certains auteurs de tableau caricatural aux simplifications hâtives.
Par identification à la mère qui n’a été qu’épouse dans la sollicitude, la
« matrone caritative », le futur conjoint choisit une femme, un homme
qui lui-même deviendra alcoolique. Cette description de l’épouse de
l’alcoolique l’inscrit avec son conjoint dans un destin auquel il leur est
impossible d’échapper et permet d’expliquer la répétition : « Il s’agit
d’une relation privilégiée à la mère, mère qui elle-même, était l’élé-
ment dominateur du couple parental 40. » Selon J.-P. Roussaux, ce type

36. J.-P. Roussaux et al. (1996, 2000). L’alcoolique en famille. Bruxelles, De Boeck
Université, p. 66.
37. Ibid., p. 146.
38. J.-P. Roussaux (1989). « L’alcoolique et son conjoint », in Alcoolismes et toxicoma-
nies. Bruxelles, De Boeck Université, p. 55.
39. Ibid.
40. L. Israël, N. Charpentier (1972). « La femme de l’alcoolique », Confrontations
psychiatriques, 18, p. 132.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 71
Le lien familial dans la problématique alcoolique

d’épouse dominatrice et autoritaire s’appuie sur une image maternelle


puissante. Il la répertorie sous le terme du « conjoint dominateur » parmi
les différents modèles de conjugalité qu’il décrit. Il distingue par ailleurs
quatre autres configurations :
–– « Le connaisseur ès alcoolisme » : il s’agit du conjoint qui a été
confronté à l’alcoolisme d’un proche, dans sa famille d’origine et
qui entretient un mode de relation à l’alcool qui oscille du rejet à la
banalisation, que ce soit pour lui ou pour son conjoint.
–– « Le mariage dans la sollicitude », où la femme est avant tout mater-
nante pour son conjoint considéré comme un enfant de plus. C’est
une femme de devoir, préoccupée par son rôle de bonne mère et
de bonne épouse ; la place de l’homme à la maison l’indiffère et
elle délaisse le domaine de la sexualité conjugale. « Le désir d’un
homme les inquiète et les effraie 41. »
–– « Le surinvestissement d’activités extraconjugales » : c’est le cas
de certains couples où la femme s’alcoolise face à l’absence du
mari, qui est davantage tourné vers sa vie professionnelle et sociale,
­l’essentiel de ces investissements se fait à l’extérieur. La vie rela-
tionnelle au sein du couple et de la famille est très pauvre en affects.
–– Et enfin, « le mariage de la dernière chance », où la dépendance
du co-alcoolique au conjoint est particulièrement accrue et remonte
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dans le passé à une rupture (deuil, séparation). Le conjoint vient
combler un manque et peu importe s’il est alcoolique.
On voit ainsi que, dans un couple alcoolique-co-alcoolique, se
développe un phénomène de pseudo-complémentarité et que ce jeu de
codépen­dance génère à la fois de la souffrance conjugale et des béné-
fices secondaires quant à la place que chacun occupe en tant que sujet,
et qui rend la situation acceptable. Mais quand survient un événement
qui bouscule l’équilibre précaire de la dynamique conjugale le conjoint
se décidera à s’orienter vers une consultation car il aura atteint un point
de limite : « Les conjointes d’alcooliques consultent dans la rupture,
rupture provoquée par un événement, un acte insoutenable commis par
l’autre et qui vient tout à coup donner un sens à des années de silence où
elles ont caché, nié l’évidence 42. »

41. D. Hers, M. Derely, J.-P. Roussaux (1989). « La thérapie de l’alcoolisme par le
couple », in Alcoolisme et toxicomanies. Bruxelles, De Boeck Université, p. 62.
42. S. Fanello, B. Louet-Borg, P. Kiritze-Topor et al. (2002). « Conjoints de patients
alcoolodépendants », Alcoologie et adddictologie, 24(2), p. 114.

72 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

Alcoolisme et fonction familiale

L’observation clinique nous invite le plus fréquemment à considérer


l’aspect familial dans la prise en charge d’un patient alcoolique car il est
démontré que la famille joue un rôle considérable dans la problématique
de l’alcoolisme. Différents auteurs systémiciens se sont investis dans
l’analyse de ce lien à établir entre alcoolisme et famille (J.-P. Roussaux 43,
P. Steinglass 44) et n’hésitent pas à parler de ce « pouvoir des autres » 45
comme une dimension caractéristique de l’alcoolisme. Peter Steinglass
qualifie ces familles de « familles alcooliques », désignant celles pour
qui s’est opérée la réorganisation familiale autour de l’alcool générant
dans la dynamique familiale un dysfonctionnement alcoolique.
Les réactions de rejet ou d’étouffement de la part des différents
membres de la famille à l’égard du patient alcoolique soutiennent égale-
ment ce rôle de l’entourage. Il s’agit de l’entourage immédiat d’un malade
de l’alcool (conjoints et enfants dans la majeure partie des cas ou enfants
adultes), ce premier cercle familial correspondant à la famille nucléaire
et étant le noyau souffrant en prise directe avec le buveur. Ces enfants de
parents « qui boivent » ou ces adultes ayant vécu dans une famille sous
l’emprise de l’alcool gardent les traces de leur passé inscrites dans leur
façon d’être (le syndrome des « adultes ex-enfants d’alcooliques ») et
développent le plus souvent un comportement de codépendant assuré par
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la transmission où pointe l’angoisse déjà éprouvée face à cette maladie.
En effet, le codépendant cherche longtemps à arranger, à excuser,
puis la pathologie s’aggravant, il fait preuve de plus en plus d’abnégation
mais aussi de ressentiment, en endossant de plus en plus de responsabili-
tés et de rôles. La complexité des jeux relationnels de codépendance fait
qu’un climat d’incertitude et d’angoisse s’installe dans ce vécu projectif
toujours centré par rapport à l’autre qui vient exprimer une quête déses-
pérée du lien.
Toutefois, ce concept reste très utile dans le traitement et la prise en
charge de l’alcoolique et de son entourage, quelles que soient les diffé-
rences des réponses d’une famille à l’alcoolisme d’un de ses membres.
C’est un outil didactique qui permet d’exposer clairement aux familles
d’alcooliques les difficultés qu’ils sont eux-mêmes susceptibles de

43. J.-P. Roussaux et al. (1996, 2000). L’alcoolique en famille, op. cit.


44. P. Steinglass (1976). « Experimenting with treatment approaches to alcoholism
1950-1975. A review », Family Process, 15, pp. 93-123.
45. D. Tordeurs, P. Janne, C. Reynaert, J.-P. Roussaux (2001). « Quand la femme alcoo-
lique dit : “j’ai mal à ma famille...” », Psychotropes, 7(2), p. 52.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 73
Le lien familial dans la problématique alcoolique

rencontrer dans leur vie avec un alcoolique. C’est également un concept


psychologique qui permet d’attirer l’attention des professionnels sur
l’entourage de l’alcoolique et concevoir ainsi un traitement spécifique
contre « la maladie de la perte de soi » 46, considérée en tant qu’« entité
morbide » 47 par certains auteurs. La codépendance serait dans cette
conception un faisceau de traits de personnalité retrouvé de façon habi-
tuelle chez la plupart des membres de famille dépendante. Par exemple,
la culpabilité de ne pas assez « entourer » celui qui est souffrant du symp-
tôme alcool au détriment de sa propre souffrance physique et psychique.
On définira la personne codépendante comme ayant tendance à gérer les
problèmes de l’autre, à le protéger, à faire sienne sa souffrance, tout cela
en secret, par crainte du jugement d’autrui.
Cette codépendance a été mise en lien avec des émotions telles que
la peur, la honte, l’imprévisibilité, l’instabilité et le doute et apprendre à
les nommer peut faire prendre conscience des impacts de la dépendance
sur le système familial. Il s’agit de modifier son mode de communication
en s’appuyant sur le ressenti, c’est-à-dire ne pas être en accusation de
l’autre afin de reconnaître sa codépendance.
La codépendance prenant naissance dans la famille d’origine, le
milieu familial n’a pas reconnu ce que Melody Beattie 48 appelle les
caractéristiques naturelles d’un enfant : sa valeur, sa vulnérabilité, son
imperfection, sa dépendance et son immaturité. Un attachement de type
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insécure est souvent remarqué chez les enfants de parents dépendants
représentant un type d’attachement négatif caractérisé par l’ambivalence
des enfants à l’égard des figures d’attachement et correspondant à des
perturbations dans leur développement psychoaffectif. Des problèmes
cognitifs, des difficultés relationnelles et une faible estime de soi peuvent
en découler. L’individu développe alors des attitudes et des comporte-
ments de survie construisant ainsi sa propre dynamique de codépen-
dance.
On estime qu’au moins 5 à 7 personnes souffrent de la codépen-
dance quand il y a une personne dépendante de l’alcool dans une famille.
En effet, les rôles joués par les membres de la famille sont modifiés, les
hiérarchies intrafamiliales sont perturbées. Devant l’abandon du rôle de
parent du dépendant, c’est l’autre qui doit assurer le manque et endosser
des rôles qui ne lui sont pas destinés. Une des dynamiques rencontrées
au sein de certaines familles de parents dépendants est la parentification,

46. J.-P. Roussaux et al. (2000). L’alcoolique en famille, op. cit., p. 69.


47. Ibid., p. 67.
48. M. Beattie (1987, 2011). Vaincre la codépendance, op. cit.

74 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

soit l’inversion des rôles face aux distorsions de la fonction parentale.


L’enfant face à l’alcoolisation du parent est amené à jouer un ou plusieurs
rôles parmi sept rôles principaux correspondants chacun à une dyna-
mique spécifique (liste de Sharon Vegscheider, thérapeute et membre des
Al-Anon 49) : le héros chargé d’afficher à l’extérieur de sa famille par le
biais de sa réussite que tout va bien, le sauveteur, précocement parentifié,
le bouc émissaire avec le risque de passage à l’acte et de prises de subs-
tances psychoactives à l’adolescence, le clown, l’enfant invisible qui se
réfugie dans un monde imaginaire, le petit roi, devenant souvent tyran-
nique, ou l’enfant déficient intellectuel manifestant sa douleur à vivre en
sacrifiant son intelligence. L’enfant s’identifie à la position parentale qui
fait défaut dans le système parental ; il est dès lors défini par les besoins
de l’un ou de l’autre des parents et se trouve pris dans un conflit de
loyauté envers eux. La parentification est un frein à la socialisation car
l’enfant est placé dans une situation où il se sent forcé d’endosser préma­
turément un rôle parental et d’assumer des responsabilités d’adulte. Il
sacrifie son enfance au profit de l’équilibre familial. Par conséquent, la
vie sociale est souvent réduite à cause des manques du dépendant ou du
renoncement des autres membres de sa famille. La famille s’enferme
dans un silence essayant de dissimuler ainsi le problème. « Ce sont les
familles sans crise qui s’obligent à l’harmonie à tout prix, qui répriment
l’ébauche de tout désaccord, qui sont aussi celles qui génèrent le plus de
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maladies somatiques et au sein desquelles un événement de santé risque
le plus de se chroniciser 50. » Paradoxalement, ce n’est que le jour où
l’entourage aussi peut s’intéresser à autre chose et prendre de la distance
par rapport à cet alcoolisme que le patient devient libre de prendre lui-
même en main sa situation.
Ainsi, lorsque l’alcoolique exprime le souhait de s’abstenir de
consommer de l’alcool, tout l’équilibre de la famille est perturbé, qui
se retrouve sans liant alcool stabilisateur. La famille est confrontée à
des conséquences négatives et l’alcoolique devenu abstinent se heurte
aux dommages qu’il a causés à sa famille et à lui-même. L’abstinence
va conduire à une redistribution des rôles dans la famille à travers l’éla-
boration de nouvelles règles de fonctionnement et il s’agira de donner

49. Les groupes « Al-Anon » (Alcoholic Anonymous), créés par l’association Alcoo­
liques Anonymes (A.A.), qui, en France en 1962, ont pris en compte l’entourage du
malade alcoolique, sachant que ces rencontres avec les familles étaient institution-
nalisées aux États-Unis depuis 1950.
50. C. Reynaert et al. (2006). « Autour du corps souffrant : relation médecin-patient-
entourage, trio infernal ou constructif ? », Cahiers critiques de thérapie familiale et
de pratiques de réseaux, 36(1), pp. 110-111.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 75
Le lien familial dans la problématique alcoolique

un soutien au changement opéré dans la famille et d’aider celle-ci à


se réorganiser. De ce fait, l’arrêt de la consommation d’alcool justifie
la nécessaire prise en charge de l’entourage conjointement à celle de
l’alcoo­lique.

Approche systémique de l’alcoolodépendance

Par la théorie des systèmes, la famille est envisagée sous la forme d’un
système, c’est-à-dire que l’ensemble de la famille est affecté par les
compor­tements de chacun de ses membres. Un changement de com-
portement d’un des membres de la famille provoque un changement
de compor­tement d’un autre ou de plusieurs (processus de rétroaction)
selon un phénomène circulaire. Tout système familial est composé de
personnes en étroites relations circulaires et interdépendantes. Elles sont
unies par les liens du sang, les alliances et par certaines conventions et
valeurs. Selon Paul Watzlawick 51, dans une famille, le comportement
de chacun des membres est lié au comportement de tous les autres et en
dépend.
Dans l’approche systémique, l’alcoolisme est perçu comme un
symptôme qui se développe au moment où le système familial doit faire
face à des perturbations qui mettent en péril son équilibre et ses règles de
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fonctionnement. Il représente l’expression des difficultés interrelation-
nelles au sein du système familial. Les problèmes d’alcool d’un individu
se développent dans un certain contexte relationnel, incluant les relations
familiales. La dépendance à l’alcool est ainsi considérée comme une
maladie qui n’affecte pas uniquement l’individu mais la totalité du sys-
tème familial : relation conjugale, fonctions parentales, relations avec la
famille d’origine (parents, frères et sœurs) et relations professionnelles.
L’alcoolisme d’un des membres de la famille affectera les autres qui
développeront des comportements de défense, de protection, de survie.
Chacun de ses membres va tenter de se protéger au mieux des violences
inhérentes à la consommation (violence en acte, en parole, par négli-
gence ou manque de sécurité…). Sa conduite majore l’anxiété familiale
et provoque la survenue de crises. « Les répercussions négatives relevées
sont, entre autres, la présentation de symptômes de stress et d’anxiété
chez les membres non alcooliques de la famille, un plus haut niveau de
violence intrafamiliale 52. »

51. P. Watzlawick (1967, 2014). Une logique de la communication. Paris, Seuil.


52. A. Seneviratne, J.-B. Daeppen (2009). « Implication de la famille dans le traitement
de l’alcoolodépendance », Alcoologie et addictologie, 31(4), pp. 283-284.

76 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

La situation d’alcoolisation implique toujours les proches de


l’alcoolo­dépendant et nécessite une perception circulaire du phénomène
permettant de découvrir la fonction stabilisatrice du symptôme, la tra-
duction de la souffrance collective et le rôle joué par l’entourage dans le
maintien ou la résolution du problème. Au même titre que la dépendance
à l’alcool d’un individu est à l’origine de dysfonctionnements familiaux,
les difficultés familiales engendrent à leur tour des alcoolisations. Ainsi,
la famille est le système « malade » auquel la thérapie doit s’appliquer
et l’alcoolique devient le patient identifié, c’est-à-dire le révélateur d’une
dynamique particulière qui englobe toute la famille. « Une unité systé-
mique où l’un des membres est étiqueté comme “pathologique” crée des
modes de communications spécifiques à cette pathologie 53. » En effet, le
symptôme d’alcoolisation apparaît fonctionnel au sein du couple ou de
la famille, il empêche le changement, il maintient les règles internes à la
famille. L’alcoolisme va venir protéger la famille d’un danger menaçant
en maintenant l’homéostasie et en permettant de sauvegarder l’organisa-
tion familiale initiale.
Par ce rôle stabilisateur, l’alcoolisme acquiert une fonction adap-
tative qui va permettre au système familial de résister au changement,
résistance renforcée par les différents membres qui entretiennent incon-
sciemment la dépendance de l’alcoolique dans un souci de préserver
la stabilité du système familial. Il s’agit de maintenir les conséquences
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bénéfiques que ses prises d’alcool ont sur le système et d’en masquer
ainsi l’importance et finalement empêcher sa remise en question.
Dans leur fonction homéostatique du système, les relations fami-
liales s’organisent autour du maintien des liens du buveur avec ses
conduites d’alcoolisation : « Au sein de cette dynamique familiale, l’en-
tourage du buveur est invité dans une danse où le but prioritaire devient
la conservation par le buveur du lien privilégié qu’il a établi avec son
usage de l’alcool 54. »
Le système est ici la famille dont l’alcool fonctionne comme un
principe organisateur, voire constitue un pivot organisationnel, c’est-
à-dire que toutes les activités familiales sont effectuées en fonction de
la recherche ou de l’évitement de l’alcool. L’abus d’alcool prend place
non seulement dans les rituels familiaux mais aussi dans le fonction-
nement de la vie quotidienne fait de comportements prédictibles pour

53. A. Robert, R. Bavoux (1997). « Approche systémique des situations d’alcooli­


sations en consultation d’alcoologie », Alcoologie, 19(2), p. 118.
54. J.-F. Croissant (2004). « Famille et alcool, et les enfants !? », Thérapie familiale,
25(4), p. 547.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 77
Le lien familial dans la problématique alcoolique

l’ensemble de la famille venant rassurer paradoxalement ces familles


qui sont intolérantes à l’aléatoire. Le système à transaction alcoolique
est représenté par une spirale de répétitions, de recommencements. Plus
la personne alcoolodépendante perd le contrôle sur ses consommations
et leurs effets, plus elle doit prendre le contrôle sur les conduites et les
sentiments de ceux qui composent son environnement. Elle va établir
des coalitions avec l’un ou l’autre des enfants engendrant des tensions
émotionnelles, la cohésion des décisions parentales devient incertaine,
amplifiant l’insécurité et le laisser-aller, et on assiste à une altération des
compétences parentales.
Ces familles disposant d’une homéostasie fragile ont pendant l’im-
prégnation alcoolique d’un des leurs des comportements pathogènes très
stéréotypés, avec un renforcement de la fixité des rôles dont la significa-
tion s’enchaîne sur celle des périodes sobres consistant à « jouer » leurs
problèmes non résolus, voire même y apporter une espèce de solution.
« Les périodes d’ébriété sont donc aussi des espèces de catharsis qui sou-
lagent les tensions intrafamiliales sans pour autant conduire à la rupture,
mais non plus à une solution véritable 55. » Mais ceci menacerait, en cas
de réalisation effective, la stabilité de la famille, déjà en équilibre pré-
caire. Les membres de la famille mettent en acte des règles dysfonction-
nelles intriquées et complémentaires, et une distribution inconsciente des
rôles stabilisateurs se met en place, à l’insu même des protagonistes,
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assurant la pérennité du système. Ces règles relationnelles rigides ont
un coût pour chacun de ses membres et empêchent l’adaptation au cycle
développemental de chacun ; la famille constituant un lieu d’expérimen-
tation de l’individuation, de narcissisation, d’identification et de conso-
lidation de la personnalité.
Dans le cadre d’un modèle de compréhension des dynamiques
familiales sous dysfonctionnement alcoolique, quatre règles familiales
dysfonctionnelles issues des travaux de Sharon Wegscheider-Cruse 56 ins-
pirés par le courant humaniste de thérapie familiale de Virginia Satir ont
été répertoriées :
1) La règle de déni ou de minimisation : une organisation des croyances
pouvant aller jusqu’au déni, destinée à conserver, construire ou ren-
forcer une vision du monde ou un cadre de référence. Elle s’appuie
sur une programmation linguistique, cognitive et émotionnelle, des

55. L. Cassiers (1989). « Fonction familiale de l’alcoolisme », Alcoolismes et toxico-


manies, op. cit., p. 13.
56. S. Wegscheider-Cruse (1981, 1990). « Another Chance: Hope and Health for the
Alcoholic Family », Science and Behavior Books.

78 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

jeux relationnels complexes. « Cette règle peut imposer sa propre


logique et devenir la nouvelle réalité partagée 57. » Les attitudes
sont celles de la banalisation, de la rationalisation, du repentir, de
la menace, de la séduction, de la confusion hiérarchique. Les méca-
nismes cognitifs consistent à sélectionner, distordre, exclure, modi-
fier certains stimuli perceptifs ou leur signification et ainsi amoindrir
l’impact des conclusions. Ces mécanismes créent une dissociation
entre le niveau de compréhension émotionnelle et le niveau cognitif,
ceci va se traduire par des rationalisations, des scenarii à conclusion
optimiste. Certains enfants renoncent à comprendre, perdent leur
appétit de savoir ; leur lien de confiance envers leur esprit et leurs
intuitions. La confusion devient une des clés pour masquer la réalité.
Cette règle profondément ancrée et cette impression fugace d’être
utilisé alimentent une méfiance envers les personnes qui devraient
être dignes de confiance et envers soi-même.
2) La règle de silence : le silence vis-à-vis de l’extérieur est à la fois
une conséquence et une cause. Comme les autres règles, il fait partie
d’un processus de causalité circulaire. Se taire est la conséquence
des pressions familiales ; le sujet est dominé par la honte et par la
loyauté vis-à-vis du parent et de l’image de la famille.
3) L’isolement : cette règle est favorisée par celle du silence car ne
pas échanger en confiance crée artificiellement une solitude et l’iso-
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lement social protège du regard de réprobation ou d’apitoiement.
Partager avec d’autres des activités sociales en dehors de la famille
chez des enfants vivant avec un ou des parents qui boivent peut avoir
des effets thérapeutiques.
4) Une métarègle de rigidité : elle renforce les trois premières règles
en leur imposant un caractère durable. Chaque membre de la famille
lié par ces règles contribue au maintien du contrôle du dépendant
sur le système en ne nommant pas ses besoins, en restant isolé, en
faisant silence sur les conséquences des épisodes problématiques
des alcoolisations.
L’alcool assume donc une fonction paradoxale capable de réunir des
positions contradictoires pour le sujet et les relations dans la constella-
tion familiale. Il infiltre tous les aspects de la vie psychique et les patterns
relationnels du système familial.
Parfois même ces règles se transmettent sur au moins trois géné-
rations, voire plusieurs générations, car elles ne sont pas explicites et

57. J.-F. Croissant, « Famille et alcool, et les enfants !? », op. cit., p. 549.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 79
Le lien familial dans la problématique alcoolique

proviennent des mythes familiaux. Il s’agit de la transmission des rituels


familiaux 58 et autres modalités relationnelles qui procurent le sentiment
de continuité, d’appartenance et en font un « marqueur » de l’identité
familiale. Ceci concourt à la perpétuation des rôles et comportements dys-
fonctionnels intergénérationnels du système alcoolique. Pour faire face à
tous ces déséquilibres, chacun s’installe dans un ou plusieurs rôles. Le rôle
peut être vécu et investi comme un vrai Moi, bien qu’il ne corresponde
pas à l’identité car il n’est pas permanent et demeure fonctionnel. Ces
nouvelles règles, nouveaux rôles et patterns vont s’imposer activement
et rétroactivement à tout le groupe, vont prévaloir sur un certain nombre
de besoins des membres de la famille et servir d’éléments équilibrants du
système familial. Celui-ci s’organise à son insu et avec la participation
de chacun autour de la préoccupation alcool jusqu’à devenir ce que les
associations d’entraide appellent une « maladie familiale » 59. Un système
familial avec un membre alcoolique manifeste des « répétitions agies »
en lieu et place d’un défaut de paroles, de symbolisation, de « l’impos-
sible à penser » derrière le voile du symptôme. Tout se passe comme si
on assistait à la transmission d’une carence de liaison dans une forme
de télescopage des générations. Il s’agirait de l’émergence d’un système
familial plurigénérationnel fondé sur le manque, c’est-à-dire du manque
comme principe organisateur du système familial et transmissible d’une
génération à l’autre. « L’expérience clinique s’oriente vers l’angoisse de
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séparation et la transmission transgénérationnelle du manque 60. »
La difficulté centrale dans les familles avec addiction est le manque
de distance émotionnelle, mais ce manque se manifeste dans toute rela-
tion avec l’extérieur, avec les autres membres du système familial et avec
soi-même avec un degré de tension et d’angoisse chronique proche de la
fusion émotionnelle où baigne le système familial empêchant de définir
clairement la relation entre chacun. Tout fait bloc d’un seul tenant. « Tout
le système glisse dès lors vers des alternatives binaires, inlas­sablement
menacées du choix : tout ou rien. Si on s’attache à son conjoint, on perd
ou rejette ses parents 61. » Ce faible degré de différenciation de chaque
membre est caractéristique des systèmes familiaux à transaction alcoo-
lique, traduisant le concept de codépendance en tant que menace du
narcis­sisme défaillant des acteurs du système.

58. Les rituels familiaux sont constitués par un ensemble de comportements anciens
répétitifs, qui sont mis en acte de façon systématique.
59. J.-F. Croissant, « Famille et alcool, et les enfants !? », op. cit., p. 548.
60. V. Anastassiou (2003). « Les distorsions de la fonction parentale dans le système
alcoolique », Alcoologie et addictologie, 25(3), p. 192.
61. L. Cassiers (1989), « Fonction familiale de l’alcoolisme », op. cit., p. 20.

80 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

Selon Gregory Bateson 62, la relation symétrique dans laquelle les


partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, se carac-
térise par l’égalité et la minimisation des différences. Il propose en 1971,
dans un article princeps et dans une description quasi structurale, une
théorie du comportement alcoolique qui englobe, d’un point de vue
systé­mique, la relation du sujet à lui-même et à son entourage. Chaque
être humain doit s’individualiser ou se différencier dans ce qu’il appelle
un « self » (concept de la différenciation de soi de Bowen 63), c’est-à-dire
garder une certaine distance émotionnelle afin de sauvegarder son indivi-
dualité qui peut être sacrifiée à la dominance de l’autre, généralement la
mère, lorsque cette distance émotionnelle fait défaut. Selon lui, l’alcoo-
lique provient d’une telle famille où règne le paradoxe d’une fausse auto-
nomie et individuation, une indifférenciation avec la famille d’origine
qui peut être marquée par une attitude de « super-indépendance » au déni
de tout attachement à l’égard des parents, « répondant au fond à une sorte
d’éthique familiale qui semble nécessaire au maintien du système » 64.
La dimension de dégagement, de démarcation, aboutit rapidement
à renforcer les systèmes de dépendance intrafamiliaux, y compris dans
les situations de rupture apparente des liens. C’est ce qui conduit à faire
de ces troubles des conduites des pathologies du lien témoignant peu ou
prou d’un achoppement du travail de séparation-individuation. « Nous
pensons que les conduites addictives résultent de l’abolition de l’altérité
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et de la temporalité, sous la pression de l’angoisse de séparation alimen-
tée par l’apparition de conduites centrifuges au sein du système familial
(tentatives d’autonomisation, comportements de différenciation) ; cer-
tains ou la majorité de ses membres présentent alors des distorsions de
leur fonctionnement relationnel en rapport à des modes d’attachement
insécure 65. »

Vignette clinique : Famille E.

Au Centre d’addictologie médico-psychologique de Reims, nous inter-


venions en tant que psychologue dans le cadre d’entretiens familiaux
menés au sein d’un dispositif appelé « Accueil Situation-famille ».

62. G. Bateson (1977). « La cybernétique du soi, une théorie de l’alcoolisme », in Vers
une écologie de l’esprit. Paris, Seuil.
63. M. Bowen (1996). La différenciation de soi. Paris, Esf.
64. L. Cassiers, « Fonction familiale de l’alcoolisme », op. cit., p. 12.
65. V. Anastassiou (2008). « Quinze ans de pratiques familio-systémiques en alcoo­
logie », Thérapie familiale, 29(2), p. 68.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 81
Le lien familial dans la problématique alcoolique

Le dispositif fonctionnait en binôme, deux psychologues recevaient une


famille dans une sorte d’extra-territorialité, c’est-à-dire en dérivation des
autres modalités de soins proposées l’institution. C’est un dispositif des-
tiné à se démarquer d’une prise en charge médicale afin de répondre à
la dimension de l’aspect familial et dans un projet d’élargir la prise en
charge du patient alcoolodépendant. Il va agir, premièrement, en tant
qu’espace contenant de la crise, de l’angoisse, de la colère ou de la vio-
lence et, deuxièmement, comme une élaboration par la mise en mots
de représentations renvoyant à l’élaboration des projections qui ont été
faites sur les membres de la famille. Lors du premier entretien, il est
annoncé que le dispositif propose cinq séances d’environ une heure pour
un suivi s’échelonnant sur quatre à cinq mois, ceci dans un souci constant
de ne pas faire évoluer le suivi vers une thérapie familiale. Les théra-
peutes pouvaient ainsi agir comme des Moi-auxiliaires, médiateurs de
paroles et le dispositif permettait le transfert dans ses effets bienfaisants
afin que les consultants puissent retrouver des capacités adaptatives et
dépasser un épisode de crise et de blocage. Il s’agissait d’un cadre théra­
peutique solide et fiable pour contenir les demandes et les angoisses de
la famille afin de laisser au transfert le temps de jouer son rôle de res-
tauration narcissique par le sentiment qu’il peut donner à chacun d’être
écouté, respecté. Ce type de dispositif nous paraît opérant pour permettre
le réaménagement du lien entre le patient et la famille. Cette consultation
familiale enclenche la relation famille-institution en réduisant le morcel-
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lement d’une prise en charge de mode individuel au sein de l’institution.
Dans ce contexte, nous recevons en entretien familial Olivier, la qua-
rantaine, alcoolique accompagné de ses parents et revenu vivre chez eux.
D’emblée, celui-ci prend la parole, un discours qui ressemble à une leçon
apprise où émane peu de subjectivation. Il semble réciter des événements
extérieurs à sa vie. Son visage reste figé, son regard fixe sans la moindre
émotion. Il parle de son addiction à l’alcool en termes de quelque chose
dont il a besoin pour le faire vivre et vibrer. Ses parents l’écoutent bien-
veillants mais manifestement dépassés par la situation. Monsieur se
présente comme un homme concret dans la maîtrise apparente, il veut
comprendre. Il a lu des articles sur la dépression et ­s’applique à stimu-
ler son fils. Madame discrète contraste avec une attitude autoritaire au
téléphone.
Au deuxième entretien familial, Olivier paraît plus détendu et laisse
pointer un léger sourire mais son attitude se rigidifie dès que ses parents
parlent de lui. Monsieur se montre très pragmatique et parle en termes
d’efficacité thérapeutique, soulignant par là que nous n’aidons pas beau-
coup son fils. Il nous fait part des articles qu’il a lus sur les addictions.

82 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

Il s’étonne qu’un projet thérapeutique tel qu’une cure en clinique de


désintoxication ne soit pas proposé à son fils. Il semble attendre que
l’institution soit pourvoyeuse d’une démarche de soins qu’il tente de
dicter plus ou moins, désignant son fils comme le porteur de symptôme.
Il nous apparaît que cette famille reste unie telle une forteresse qu’on ne
peut pas attaquer de front. En effet, la cellule familiale paraît obéir à une
forme de rigidité qui maintient les différents membres entre eux qui n’est
pas sans rappeler la « métarègle de rigidité » de S. Wegscheider-Cruse
permettant d’entretenir le dysfonctionnement alcoolique.
Le père relate sa carrière professionnelle en tant que responsable
des stocks dans une entreprise. Olivier, après un BTS commercial, a tra-
vaillé dans la vente de serrures de coffres-forts. Mais très vite cela n’a
pas tenu et quand il a appris qu’il était embauché, il est allé se saouler.
Ses conduites d’alcoolisations viennent non pas par dépit mais après
une réussite qu’il ne s’approprie pas comme la sienne, correspondant à
l’idéal du moi du père. Nous voyons là une voie professionnelle choisie
par identification au père et dans un enfermement d’un avenir trop vite
tracé, correspondant au désir du père et surtout ne laissant pas de place à
l’expression d’un choix. Olivier nous fait part qu’il aurait aimé devenir
coiffeur. Nous pensons également que quelque chose semble verrouillé
dans cette famille comme un secret bien gardé, symbolisé par les serrures
et les coffres forts.
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Au fil des entretiens Olivier prend des initiatives et semble sortir
de sa torpeur. Nous apprenons qu’il a une fille, qu’elle est en vacances
chez lui et que tous les matins, il se lève pour l’emmener au centre aéré.
Un certain apaisement familial semble advenir et le nœud du conflit se
déplace sur l’espace thérapeutique. En effet, les parents attaquent le
cadre en permanence, la durée des entretiens leur paraît trop courte avec
une impression de ne pouvoir tout dire. Le père sollicite son fils pour
aller faire du vélo ensemble manifestant par là la recherche d’un moment
privilégié avec lui bien qu’il semble douter de l’arrêt des consommations
chez Olivier. Celui-ci refuse prétextant que son frère aîné a fait beau-
coup de VTT et semblant vouloir se différencier de cette place de privi-
légié que son frère a toujours occupée auprès du père. Nous apprenons
qu’Olivier par sa place de fils cadet a toujours été beaucoup plus proche
de sa mère. Ceci vient se manifester dans l’organisation des vacances
estivales. La mère déclare que cela ne lui fait rien de ne pas partir en
vacances mais, en fin d’entretien, elle avouera que si Olivier et son père
partent ensemble à la montagne, alors elle les accompagnera. La problé-
matique de séparation semble au cœur de la relation mère-fils qui laisse
peu de place à l’existence d’une relation de couple entre les parents.

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 83
Le lien familial dans la problématique alcoolique

Une nouvelle alcoolisation massive d’Olivier avec hospitali­


sation apportera un déploiement à l’expression de la colère du père et
de l’inquiétude de la mère. Ils diront qu’ils ne savent plus quoi faire
et défendent le fait que leur fils est incapable de s’en sortir seul. Nous
apprendrons plus tard qu’Olivier se serait alcoolisé en ayant appris par
sa fille qu’elle partait vivre avec sa mère loin de la ville où il réside.
Il manifeste l’envie de prendre un appartement et de partir loin de ses
parents. À cela Monsieur menace la famille de « tout quitter pour ne
plus les voir », vendre sa maison et partir à la montagne, manifestant un
état de révolte et de saturation. Madame ne dit rien, comme oubliée dans
cette histoire familiale. Il y a là une manifestation de la place de chacun
et de l’impossibilité pour les parents de constituer une alliance stable
face à leur fils favorisant son autonomie. Le père en menaçant de quitter
sa famille vient ainsi signifier à son fils de s’occuper de sa mère en met-
tant en difficulté son désir de prise d’indépendance. Finalement, la situa-
tion évoluera favorablement pour Olivier qui obtiendra seul un logement
social, son père ayant refusé de se porter garant pour son appartement et
pour la première fois nous assistons à une cohésion du couple parental
assis devant nous l’un près de l’autre.
Mais les parents se disent inquiets devant le déménagement de
leur fils et manifestent leurs doutes devant la prise d’indépendance de
celui‑ci. « Il est comme un retraité, il ne fait rien », dira son père. Il en
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vient même à dénigrer la nouvelle orientation professionnelle d’Olivier
qui va entreprendre une formation de chauffeur de taxi, choisie pour
« l’indépendance » de la profession. Sa mère également en vient à agir
en téléphonant à son ex-belle-fille pour l’avertir qu’Olivier s’était réal-
coolisé lors du précédent exercice du droit de visite alors qu’il devait
repasser devant le juge aux affaires familiales. Elle s’en excuse devant
son fils mais soutient que c’est pour le bien de sa petite fille.
À l’issue de ces entretiens familiaux, les choses ont bougé pour
Olivier qui vit seul désormais et adresse une demande de suivi en psycho­
thérapie, exprimant là un désir d’avancer dans une démarche d’indivi-
duation.
Proposer un lieu d’accueil et d’écoute de la famille, c’est permettre
de reprendre ce qui achoppe dans le groupe familial et de réélaborer du
lien subjectivant dans l’accompagnement des familles en souffrance par
rapport à l’alcool. C’est ainsi leur apprendre à instaurer une relation de
sujet à sujet s’étayant sur une reconnaissance mutuelle en reconnaissant
l’altérité et la différenciation de chacun. Le travail de médiation auprès
des familles permet d’accorder du temps à la parole et à l’écoute des

84 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Isabelle Tamian

membres de la famille en introduisant une dynamique des échanges afin


de les aider à sortir de la rigidité du présent et accorder une importance à
la fluidité du devenir. Ce qui supposerait un travail sur la durée dans un
accompagnement modulable en fonction des demandes et des ressources
des participants.

Conclusion

Nous retiendrons en conclusion une interrogation autour de notre pra-


tique clinique qui vient inscrire notre travail dans un mouvement de
recherche et de compréhension autour de l’interaction de la probléma-
tique de la dépendance à l’alcool dans l’histoire du lien familial. Cela a
constitué notre fil d’Ariane pour illustrer les liens entre une clinique du
sujet et les interactions sociales et familiales au sein même de la ques-
tion du besoin de dépendance et du désir d’autonomie. Et nous pouvons
penser que c’est le sens attribué à son ambivalence qui nous fait exister
en tant que sujet humain.
Nous avons souhaité appréhender l’écoute du familial face à l’alcoolo­
dépendance et nous avons voulu montrer qu’instaurer de la parole, insti­
gatrice de lien, c’est amener la famille à découvrir ce qui fait lien de
réciprocité dans leur parcours familial de « familles alcooliques » et à
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envisager la famille comme un élément médiateur du rapport du sujet à
ses événements de vie. En effet, travailler avec la famille, c’est ramener
la notion d’altérité et permettre un travail de subjectivation de chacun à
travers le processus de différenciation entre les membres qui la consti-
tuent à travers les générations.
Réanimer une réflexion par le chemin de l’écriture, c’est aussi trans-
mettre la solitude singulière du travail d’élaboration autour de ces « ren-
contres cliniques », constitué par notre activité d’écoutant. Accompagner
une famille, ce n’est pas uniquement tenter une médiation qui se conten-
terait d’offrir une paroi de résonance aux conflits, mais c’est offrir un
appui par l’écoute de la parole de sujets en souffrance dans la quête de
l’origine de leur lien.

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Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 85
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