Vous êtes sur la page 1sur 16

Texte intégral

Témoignage sur deux époques successives, l’une lumineuse et la seconde sombre,


qu’avait connues la place Beaubourg (qui jouxte) le Centre Culturel Georges Pompidou,
Paris.
Mohamed Jouili, interviewé par la Radio Monte-
Carlo

Préambule :
Dans le cadre de son émission intitulée «Notre retour à Paris », diffusée par la
radio Monte-Carlo, mon ami Chawki Amine m’avait interviewé. Lors de cet entretien j’avais
évoqué certains souvenirs qui remontent à l’époque où j’avais vécu dans le quartier’’ Rambuteau’’,
pendant la saison d’été. J’avais axé mon intervention sur le Centre Georges Pompidou :
Chawki Amine :
-Vous dites que ce Centre Georges Pompidou est votre seconde ville natale, où s'était
déroulée votre seconde naissance ?

Mohamed Jouili :
-Le centre culturel baptisé « Pompidou » qui porte le nom de l’ex président français, le
défunt Georges Pompidou, et que l’on appelle aussi le centre « Beaubourg » revêt chez moi une
importance bien particulière. C’est le lieu où ma seconde naissance a eu lieu, vraiment. C’est un
sentiment que j’éprouve et que j’ai vérifié à deux reprises. Ceci s’était vérifié après m’être éclipsé
pendant deux longues périodes, chacune d’elle avait duré six ans. Et à chaque fois, mon absence
durait six ans. La première fois couvre la période allant de 1980 à 1986 et la deuxième de 1995 à
2001. Chaque fois que je retournais à Paris après cette période d’absence, la première chose qui se
présentait à mon esprit, c’était de visiter urgemment le centre Pompidou. C’était comme
l’équivalent de mon comportement quand je rentrais en Tunisie, après mon séjour à Paris : pressé
d’urgence je me hâtais de rendre visite à ma ville natale, de Ben Guerdane, où vivait ma famille
paternelle. )

La seconde fois,

1
La seconde fois, un de mes amis remarqua le désir que j’éprouvais à
visiter le centre alors qu’il ne passait que quelques secondes de mon arrivée
à Paris, aussitôt après avoir placé mes valises à l’hôtel. Mon ami,
poète, avait vite saisi mon impatience car j’éprouvais un irrésistible élan
nostalgique pour ce lieu. Aussi le temps n’était-il pas pour l’attente et à
l’ajournement : aussi, l’ami m’avait-il pris dans sa voiture pour m’amener
à cet endroit. Il s’enthousiasma lorsqu’il m’avait vu emporté par une joie
immense, contemplant de loin les piliers bleus et rouges de ce centre. . Mon
compagnon s’attrista lorsqu’il avait aperçu un voile de mélancolie couvrir
mon visage lorsque mes pieds foulèrent la place vide et désertée, lors de cet
été : il y avait une vingtaine d’années, cette place « Beaubourg » était
peuplée d’artistes, des dramaturges, des comédiens et des amoureux de la
parole et de la discussion. Emu, je m’étais mis à réciter un poème de
Mahmoud Darwich :
C’était un poème tiré du recueil : « les oiseaux meurent à Jelil » :
Quand j’étais petit et beau

‘’La fleur était ma demeure


Et les ruisseaux étaient mes chères immenses mers
Après La fleur était devenue une brulante blessure
Et les ruisseaux étaient devenus une soif que rien ne désaltérait ’’

Je considérais que les ruisseaux, qui ruisselaient et qui coulaient, à


Beaubourg, s’étaient asséchés. Et les passants, venant de tout bord, de
toutes les extrémités du monde, éprouvaient désormais une soif brûlante
qui ne s’apaise plus ; eux qui venaient chercher les sources suaves pour
nourrir les racines de leur vie : ils trouvaient toutes les expressions
artistiques, esthétiques et culturelles, multiples variées, et émanant de
toute source humaine, quelle que fût l’origine : européenne, arabe,
américaine, du sud ou du nord de l’Asie.

Tel que je l’avais connu, en 1980, le centre Beaubourg était connu


par sa vaste place, sorte d’agora grecque : c’était un endroit qui réunissait
toute la jeunesse mondiale. Elle constituait une sorte de petite ville
cosmopolite en miniature : là, l’on pourrait écouter tous les genres
musicaux et où l’on observait tous les types de danse que vous ne pourriez
pas imaginer : vous assisteriez à tous les spectacles d’acrobatie
que montaient des équilibristes que vous ne verriez pas dans les arènes des
cirques les plus réputés célèbres. C’est comme si vous étiez en train
d’assister à une brève exposition dramatique, tantôt du genre comique,
tantôt du genre tragique. Tantôt, le comique provoquerait en vous un accès
de rire qui ne s’interrompait pas, tantôt, le tragique déclencherait en vous
une sorte de détresse qui ferait couler abondamment vos larmes. En outre,

2
si vous étiez hanté par les causes politiques, écologiques, humaines,
anciennes, récentes, futures et présentes, que subissaient les peuples
partout dans le monde, je vous conseillerais la place Beaubourg : dans cet
endroit se déroulaient les joutes oratoires, se tenaient les cercles de
discussion, s’élargissant même et devenant parfois une sorte de Parlement :
l’on condamnait, sans exception, certaines politiques pratiquées par
certains pays. Et, l’on proposait des solutions et des issues salutaires pour
les problèmes épineux qui se posaient à l’homme : à Nicaragua, au
Cambodge, à Djibouti et ailleurs dans tous les recoins les plus reculés du
monde…

Mais les débats sur les causes cruciales de l’humanité dans les
parlements qui s’organisaient, spontanément, d’habitude, à la fin de chaque
semaine et qui étaient supervisés par des intellectuels issus,
majoritairement, d’origine africaine, ne se préoccupaient pas seulement
des problèmes de l’heure présente, notamment celui du racisme qui
menace les émigrés légitimes, en France et ceux qui étaient dans un
situation non légitimes…

Pendant longtemps le gouvernement français avait fait preuve d’une


patience étonnante. Les intellectuels africains condamnaient la pratique
politique qu’exerçait la France envers leurs pays et leurs peuples .Ils
rappelaient à la mémoire les crimes commis par cette grande puissance
envers les africains, les algériens, les asiatiques et envers tout le monde.

Par le passé, la place Beaubourg était bien animée. Ces intellectuels


passionnés chérissaient cet endroit.

Mais, l’on avait appris que les habitants des alentours, ceux qui y
résidaient dans le voisinage, avaient beaucoup enduré des vacarmes qui se
produisaient, incessamment, et qui se faisaient entendre tous les jours.
Aussi avaient-ils porté plaintes aux mairies de Paris. Ils avaient même exigé
qu’un contrôle sévère soit exercé sur ces intervenants, sur ces artistes et
orateurs afin que ceux-ci modèrent un peu leur activisme et limitent un peu
l’étendue de leur action.
L’on prétendait même que les concernés avaient porté une action en
justice, inculpant aussi bien le laxisme du centre que celui de la mairie. Ils
avaient tenu fermement à ce que la place de Beaubourg soit vidée de ce
vacarme et qu’elle soit désencombrée des gens qui l’occupaient. Si bien que

3
cette place fut désertée par ces mêmes personnes qui la chérissaient.
Désertée par ces artistes, ces mélomanes, ces musiciens, ces acteurs
dramaturges, ces orateurs talentueux et ces intellectuels engagés. Certains
furent marginalisés coercitive ment, d’autres bannis délibérément par les
institutions officielles. Car ces derniers avaient tenu à descendre dans la
rue, rejoindre leur base, qui formait l’audience qui admirait l’originalité de
leur spectacle. Ils refusaient l’intermédiaire qui se placerait entre les
leaders meneurs et le vaste public, formant leur base. Cette manière d’agir
reflétait bel et bien la vision qu’ils concevaient de l’art et de la vie.

Combien ma déception fut-elle grande en1986, lorsque j’avais


constaté que le centre Beaubourg avait perdu son éclat et que la richesse
de celui-ci s’était dilapidée et s’était éclipsée. D’autant plus que maintes
personnes avec lesquelles je m’entretenais m’avaient appris que le centre
Pompidou se distinguait nettement des autres centres culturels connus dans
le monde. J’avais recueilli ce témoignage de la bouche de plusieurs
personnes appartenant à des pays différents, américains, européens et
asiatiques. J’avais débattu de ce thème avec ces personnes-là, lors de mon
retour à Paris après mon éclipse qui avait duré six ans.
J’avais perdu toute trace de ces artistes qui peuplaient la place
Beaubourg. Je n’avais trouvé aucun d’eux. Ces artistes qui avaient animé
activement ce lieu, par les spectacles qu’ils donnaient. Ces spectacles qui
avaient emporté l’enthousiasme entier et complet du public qui venait
nombreux jouir soit des savoureux chants, soit des jeux, soit encore des
sketchs plaisants.

Aucune trace ne subsista de ces orateurs qui attisaient l’honneur de


la foule, l’appelant à prendre conscience de sa réalité africaine et tiers-
mondiste. C’était des orateurs qui incitaient leurs compatriotes à travailler
laborieusement et à s’activer intensivement afin d’en finir avec les séquelles
aliénantes subsistant encore les effets néfastes de la période de
décolonisation. Ceux-ci incitaient ceux-là à combattre le néo-colonialisme
qui avait pris un nouveau visage et qui menaçait leur peuple de
dissolution et de disparition.
Je n’avais pas trouvé cette personne nègre-noire, anglo-saxonne, qui
avait pris l’habitude de venir sur la place Beaubourg, chaque fin de
semaine. Il venait de Londres à Paris, disait-il. Il organisait des discussions
portant sur l’avenir de l’Afrique et sur les émigrés venant de ce continent et
s’installant en Europe. Il axait le thème de la discussion sur le racisme, sur
le néo-colonialisme. Il était un habile et éloquent orateur. Il tenait ses
discours, empreints d’une tonalité et d’un accent africains, soit en langue
anglaise, soit en langue française. Il imitait les attitudes du leader
charismatique, Nelson Mandela. À vrai dire, il était bel et bien cultivé. Il

4
était un orateur habile et éloquent. Il produisait un effet magique et
bénéfique sur l’assistance. L’audience l’écoutait religieusement.

Seulement, il se comportait ostentatoirement, se prenant pour l’un


de ces grands leaders charismatiques africains : pour un Senghor, ou un
Lumumba, ou un Ahmed Sékou Touré. Il n’éprouvait aucune gêne à se
comparer à la personne de Mandela. Il disait : « Moi et Mandela nous
sommes d’un parfait accord qu’il incombe d’urgence d’éradiquer le racisme
partout où il sévit dans le monde, en commençant, prioritairement, par celui
qui infeste l’Afrique du sud ». Cette comparaison qu’il établissait entre sa
personne et celle de Mandela provoquait une réaction ironique chez
l’assistance qui l’écoutait, surtout chez nos frères de la communauté
sénégalaise, malienne, et chez ceux qui étaient originaires de l’Afrique
occidentale.

Durant ces discussions, c’était, aussi, l’occasion de tourner en


ridicule ces personnes orateurs, à prétentions ostentatoires, qui prenaient la
parole non pas pour enrichir le débat et l’approfondir mais pour mettre
leur talent en avant-scène et pour satisfaire leur égo en boursouflure et
mettre en exergue leur moi tuméfié

Pendant le déroulement de ces cercles de discussion, certains orateurs ne tenaient


pas leurs discours pour enrichir le débat et approfondir le contenu de celui-ci mais
c’était pour mettre en valeur leur talent discursif et placer leur propre personne, en
avant-scène. L’auditoire composée notamment de nos frères sénégalais, maliens et ceux
originaires de l’Afrique occidentale couvraient de ridicule cette attitude ostentatoire que
manifestaient ces orateurs.

J’avais pris part à ces prises de paroles, à ces joutes oratoires et à ces cercles de
discussions. Je donnais mon point de vue sur les causes humaines cruciales. J’exprimais
mon avis sur la guerre, sur le rapport de la religion à la politique et sur les problèmes
qui se posaient aux pays arabes. Ces genres de problèmes étaient soulevés par les
maghrébins. Et c’était à la place du centre Pompidou qu’ils les débattaient. Ils
saisissaient les occasions pour tirer au clair ce qui était confus dans la conscience de
l’auditoire. Ils essayaient de déciller les yeux, de dévoiler la vérité qui se cachait derrière
le discours propagandiste. Dans cette ambiance, régnait une sorte de tempérance
modératrice. Mais des fois, l’ambiance calme se dégénérait en échange conflictuel.
Surtout quand le thème engendrait l’allergie entre les parties opposées. La cause
palestinienne en était une. Le choix à suivre entre la voie capitaliste ou bien celle
socialiste en était une autre.
Mais, ce conflit n’atteignait jamais un état de violence et il ne dégénérait pas en
une agressivité. Cette conduite qui évitait une telle dérive ne s’expliquait pas par le refus
de recourir à la violence, quand il d’agissait de trancher un problème épineux. Mais

5
parce que ces débats houleux étaient mis sous contrôle de la police qui se tenait à
proximité. Les agents de la police surveillaient le comportement des intervenants. Ils
manifestaient leur bonne humeur, ils souriaient même et ils traitaient aimablement et
avec indulgence le public qui ne cessait de se mouvoir sur la place évoquée. Mais, ils
étaient équipés de leurs matraques et ils menaçaient d’intervenir quand la situation
l’exigeait. Ils n’hésiteraient pas d’intervenir pour faire régner le calme et pour imposer
l’autorité de la loi. Car la loi autorisait l’Etat d’user de la violence.

En 1986, après six années d’éclipse, à mon retour à Paris, je n’avais pas trouvé
ces personnes qui embellissaient la place Beaubourg, par les activités artistiques qu’elles
exerçaient, et par le vacarme qu’elles produisaient. De ces gens, il n’en restait que
quelques-uns qui se comptaient sur les bouts du doigt. L’un d’eux avait empli mon âme
d’une immense amertume : c’était un tunisien qui jouait de l’instrument musical, le
luth. Il était un luthiste autour duquel ses compatriotes tunisiens se réunissaient et se
mettaient à savourer les chants traditionnels tunisiens, arabes et orientaux qui
appartenaient au répertoire patrimonial. Ils l’applaudissaient et ils l’admiraient. Après
cet âge d’or, le luthiste, était devenu pâle, comme une fleur fanée, hâve, sa voix s’était
altérée ; ses vêtements s’étaient usés, devenus crasseux et sales, son visage s’était terni.
Sa coiffe rouge traditionnelle avait perdu son éclat .Il avait cessé de placer le jasmin et le
girofle ornemental, ce bouton floral, appelé souvent ‘’clou de girofle’’ à l’une de ses
oreilles. Il avait perdu sa prestance artistique : il était devenu un charlatan. Il maniait
son instrument musical avec énervement. Il se comportait en hystérique. Ses yeux
étaient exorbités. Il tenait des propos décousus, son discours n’était pas cohérent. Les
liens logiques qui devaient souder les différentes parties manquaient. Il attirait sur lui
l’ironie des passants, et la raillerie de l’assistance. Pourtant cette même assistance l’avait
l’admiré et l’avait l’applaudi, quand il avait connu ses heures de gloire. Auparavant,
ceux qui le chérissaient venaient jusqu’à à lui chercher l’apaisement en écoutant les
chants que ce luthiste tunisien donnait. Il leur permettait d’élire séjour et d’habiter le
monde poétiquement. Son chant était leur demeure, mieux encore leur patrie qu’ils
avaient laissée à mille lieues d’ici.

-Que savais-je sur celui-ci ?

-avait-il subi une cuisante déception qui l’avait maintenu dans un état
d’impuissance et d’infirmité mentale ?
Il était devenu dans un état si lamentable qu’il provoquait l’apitoiement des gens
sur son sort.
Mais son cas n’était pas unique. D’autres personnes avaient connu un sort
pareil : elles avaient émigré en France, ambitionnant d’amasser fortune et d’acquérir de
hauts diplômes, de respirer l’air pur de la liberté ; seulement, et contrairement à ce
qu’elles attendaient, et une fois qu’elles étaient là-bas, elles endureraient les affres de la
solitude, et elles rencontraient les difficultés que posaient les besoins urgents vitaux
quotidiens auxquels elles devraient faire face dans l’urgence pressante.
En somme, elles en furent déçues. L’époque n’était pas clémente envers elles,
l’espace de l’ailleurs ne leur pas accordé le festoiement dont elles rêvaient, ni même
l’accueil qui devrait les protéger si bien que du sommet de leur cimes, elles chutèrent
au plus bas de l’échelle de la dignité et au plus bas de l’étage social.

6
Une autre personne, elle, aussi, était artiste, originaire du
Maroc, avait connu un sort pareil à celui évoqué du tunisien.
Après mon absence qui avait durée six ans, j’avais revu cette
personne. J’avais constaté que ce jeune artiste marocain était
devenu si bien autre que ce qu’elle était, que le cœur en était
navré. Il y avait des années, cette place du centre Pompidou avait
vu l’étoile de cet artiste rayonner en ce lieu. À l’époque de sa
gloire, cet artiste dirigeait une troupe autour de laquelle un large
public arabe, dont la majeure partie était des maghrébins, faisait
cercle, le soir de chaque journée. Ce public venait écouter les
chansons de ‘’Nass-Al-Ghiwan’’ et d’autres chants aussi,
appartenant au répertoire marocain. Ce jeune marocain possédait
une voix rare d’une saveur étonnante, empreinte d’un agréable
léger enrouement un peu triste, d’une authenticité qui l’enracinait
dans une origine qui n’avait connu aucune altération. En outre, il
jouait de l’instrument musical, ‘’le banjo’’. Quand il le touchait
avec ses doigts, cet instrument commençait à s’exprimer, à
parler ; comme si, ce n’était pas de la fiction imaginaire mais de
la réalité tangible et concrète. Une mélodie musicale s’en
dégageait qui désaltérait la soif ressentie par l’âme endolorie. Une
mélodie qui émanait des cimes des montagnes de l’Atlas et des
vallées de celles-ci ainsi que de ses villages. Je me rappelais une
soirée pendant laquelle, la voix de ce jeune marocain s’éleva
chantante : « Ma bougie, je m’adresse à vous, je vous pose une
question, répondez à mes inquiétudes, pourquoi pendant les nuits,
vos larmes coulent-elles, et votre éclairage ne cesse-t-il pas de
rayonner généreusement ?». À peine avait-il achevé de fredonner
ce refrain qu’une dame d’origine marocaine, à fleur de l’âge,
vêtue d’un ‘’Kaftan’’, s’était mise à pleurer de chaudes larmes,
coulant sur ses joues, descendant jusqu’à son giron qui contenait
son fils. Ce beau spectacle offrait un tableau esthétique digne des
pinceaux d’un grand peintre. Aussi m’interrogeais-je : ces larmes
avaient-elles coulé sous le coup de l’émotion lorsque la dame en
question avait ressentie l’effet des vers chantés par le jeune
artiste ? Ou bien s’apitoyait-elle sur son propre sort ? Ou bien
encore souffrait-elle d’une douloureuse séparation en quittant ses
amies et ses parents proches, en une nuit, à destination de Paris,
dans l’espoir de trouver, en émigrant vers l’ailleurs, une vie
7
meilleure, digne d’être vécue. Aussi voyait-elle dans l’image de la
bougie qui se consumait et qu’évoquait la chanson de l’artiste une
ressemblance à son propre profil et à son propre destin : ce qui
provoquait, peut-être, en elle un mélange d’émotions qui
participaient à la fois de la jouissance et de l’amertume, de la vie
et de la mort. Mais, combien étaient nombreuses les bougies de ce
genre qui se consumaient pour éclairer la nuit des autres. Les
larmes de cette dame concentraient et réunissaient en elles toutes
ces genres de douleurs et ces types de souffrances et des peines
endurées par les uns, les unes et par les autres. Ce jeune artiste
accompagné de son groupe soulageait les peines de ces personnes
qui avaient connu un tel sort et qui avaient enduré de telles peines.
Il les rassemblait et les soudait les uns aux autres de sorte qu’il
faisait de son chant une patrie pour eux, de l’expression artistique
un salut, du mot qu’il proférait une montagne, un village, et de la
chanson écoutée une rivière, une mer. Personnellement, en jeune
tunisien que j’étais, je ne cessais de fréquenter cette troupe
musicale, d’origine marocaine. J’y allais presque tous les soirs, en
quête d’une partie de moi-même, de mon authenticité maghrébine
et arabe qui s’était effondrée depuis la chute du règne
d’Almohade remplacé par Les sultans Mérinides (de Banou-
Maryne), de Banou-Abdel-Wed, par les Hafsides puis par les
turcs, ensuite par la colonisation française.
Après six ans, j’avais rencontré ce jeune, en une soirée, à
Beaubourg. Il était seul, déserté de la masse des gens qu’il faisait
leur fête. Et même de la part de l’instrument musical, ‘’le Banjo’’.
Sa longue chevelure tombait sur son dos : cette chevelure qui
ondulait et dansait avec lui, aux temps où il donnait son spectacle
musical. Je l’avais retrouvé l’esprit hagard, le regard perdu, la
douleur emplissait son âme : il faisait, cette-fois-ci, face au vide, il
contemplait le néant. La nostalgie le tenaillait, il était privé de
tout. En sa psychologie, se mouvait un mélange de sentiments et
d’émotions tragiques qu’exprimaient ses yeux pâles ; l’éclairage
de la bougie, qui jadis rayonnait joyeusement, s’était éteint. Aussi
tout-était-il devenu sombre en lui et autour de lui. Je l’avais
salué, en lui serrant fortement la main. Il grelottait, ses doigts
s’agitaient. Il esquissa un sourire triste en me disant :
« -la vie est destinée à sa finitude, le ciel est serein ».
8
Je lui avais répliqué : « -où voyez-vous la sérénité, aujourd’hui, le
climat est nuageux, à Paris, il n’existe ni soleil, ni lune »
Il m’avait répondu : «- j’ai abandonné la lune et le soleil comme
j’avais abandonné mon père et ma mère, le jour où j’avais quitté le
Maroc pour venir ici »
Je lui avais dit : où sont-elles vos tresses ?et votre instrument de
musique, le ‘’ Banjo’’ ?
Et Je m’étais présenté à lui, en déclinant mon identité tunisienne.
Il me répondit sur un ton ‘’Ghiwanien’’ :
« Que notre Dieu / Seigneur peuple la maison de vos aimables
gens. Vous êtes un peuple agréable. Enchanté ».

Je lui avais rappelé la saison d’été de 1980 et les beaux jours vécus,
pendant cette période, à Beaubourg. Son visage se rembrunit et revêtit une
attitude négative, refusant ce monde d’iniquité, si versatile et si injuste .Il
m’informa que la fille fleur qui lui avait tenu compagnie tout le temps, ne se
séparant jamais de lui, tel l’instrument de musique, le Banjo, celle-ci l’avait
quitté : elle était partie et elle s’était retournée au Maroc, « laissant le
cheval seul, abandonné à son propre sort ». Puis, il se retint, prit sa peine en
patience, et il se mit à m’interroger sur ma situation actuelle et sur mes
études. Je l’avais informé que j’avais obtenu ma maîtrise en lettres et
langue arabes et que je m’étais retourné à Paris pour poursuivre mes
études. Il me conseilla de travailler assidûment, de m’éloigner de
l’ambiance régnante à Beaubourg, de déserter les milieux malfamés, de ne
pas s’enticher des spectacles des chants, de centrer mes efforts sur
l’obtention de mon Doctorat, puis de retourner, sans tarder, en Tunisie :
car, il craignait que je ne m’empêtre dans l’ambiance française dangereuse.
Ensuite, il m’adressa son adieu et me conseilla de prendre soin de moi-
même
Ce jeune marocain était toujours égal à lui-même tel que je l’avais
connu auparavant. Il était un authentique artiste. Il possédait une agréable
voix suave et mélodieuse, il était d’une sensibilité esthétique raffinée et
il éprouvait des sentiments hautement nobles. Il respectait sa promesse
quand il donnait sa parole. Il était une personne brave, de cette bravoure
qui était une vertu cardinale des hommes de la Montagne de l’Atlas. Il était
issu d’un milieu populaire pauvre de la ville marocaine ‘’Dar al-Baytha ‘’
(= ‘’la ville de la Maison Blanche’’). Son âme si sensible ressentait vivement
les douleurs, les souffrances et les peines qu’enduraient les gens de son

9
milieu, ses semblables, ces démunis, ces miséreux, ces damnés de la terre,
les habitants de sa région….
Le grand artiste possède un cœur à la dimension du disque et du
soleil et de la lune. Mais il suffit d’un rien, d’un léger nuage insuffisant à
arroser une parcelle de terrain, insuffisant à faire pousser une graine ou
une herbe, pour que le rayonnement solaire ou lunaire de l’artiste
s’obscurcisse et son éclat s’éclipse. Toutefois, je souhaitais que ce nuage soit
passé et que le soleil reprenne son rayonnement et que la lune recouvre son
éclat.
Que savait-on ? Peut-être cet ami, que je n’avais pas vu depuis ce
jour, avait résolu de de se retourner au Maroc et d’aller rejoindre la fille –
fleur, sa dulcinée et qu’ils seraient tout deux ensemble, à l’heure actuelle.

De toutes ces personnes qui avaient peuplé par leur vivante présence
la place Beaubourg, au début des années quatre-vingts, il n’en restait que
trois :
Un jeune vietnamien, qui s’appelait « Yama’ ’. Il chantait de la pop
music. Il continua à fréquenter cet endroit de temps à autre. Il abhorrait les
chants modernes et s’entichait pour les chants anciens. C’était ce qu’il
m’avait révélé.
La deuxième personne qui rivalisait était un jeune sénégalais. Celui-ci
était un habile orateur Il avait fait ses preuves pendant la première période
rayonnante de Beaubourg. Mais, pendant la seconde période, sombre, il
avait cessé d’exercer cette activité oratoire. IL m’avait tenu au courant de
cela, durant la saison d’été, de mon deuxième séjour à Paris. En 1980, il
était étudiant à Beaubourg. Quand je l’avais rencontré en 2000, il était
encore étudiant. Il continue d’être l’éternel étudiant. Il m’avait dit sur un
ton de badinage : « je mourrais étudiant ». Et moi de lui avais répliqué sur
un ton plaisant : « et tu serais ressuscité étudiant ». Ce jeune étudiant était
né dans la ville de Marseille. Ses parents étaient de religion musulmane. Il
était un habile orateur. Il possédait une vaste culture encyclopédique. Rien
ne lui échappait : ni le fait anodin, insignifiant, ni l’ample fait, grandiose,
qui se produisait, ici et là, partout dans le monde. Son âme était encline au
badinage. Il était toujours souriant ; Il riait souvent. Il rapportait des
anecdotes plaisantes tout le temps.
Il y avait une autre personne qui rivalisait avec celle-ci. Il s’agissait
d’un anglo-saxon, d’origine nigériane, africaine. Il venait de Londres,
disait-il. Il se plaisait, à toute occasion, à attirer la raillerie de l’assistance
sur sa propre personne. IL en esquissait un portrait caricatural. Avec des
mots, il en brossait un portrait charge. Ce qui le poussait à agir ainsi, c’était
cette sorte de rivalité qui l’opposait à son émule, l’autre étudiant, évoqué ci-
dessus : Son rival possédait à bien et à merveille, la langue anglaise et même
la langue française. Tandis que lui, ne maîtrisait que le français, mais

10
excellemment si bien qu’il lançait des défis à surpasser les français, natifs
de cette langue. Aussi, pendant les cercles de discussions, il se comportait en
connaisseur outrecuidant, imbu de sa science et de sa personne, en
confrontant son savoir linguistique à celui des français.
Quand j’avais rencontré cette personne, l’été dernier, à Paris, je lui
avais exprimé mon admiration pour sa vaste culture encyclopédique, pour
sa connaissance approfondie de la civilisation arabo-islamique. Il était
surtout une fine connaisseuse du corpus soufi, des mystiques selon le mode
« Tijania », africain.
À vrai dire, je m’étais préparé à le couvrir d’éloges. Car, l’on m’avait
appris qu’il chérissait les louanges qui mettaient en valeur ses mérites, ses
vertus et ses qualités. Ceci le contentait, l’enthousiasmait et l’encourageait à
continuer de narrer des anecdotes plaisantes d’autant plus que celles-ci
comportaient des clins d’œil qui valorisaient sa personne et à révéler son
outrecuidance. Car il était bel et bien imbu de lui-même.
Je lui avais proposé de participer à l’émission « votre valeur pèse de
l’or», diffusée par la chaîne télévisée d’ABU DHABI (ou ABOU
DHABI) Car, j’étais convaincu qu’il était capable de trouver des réponses à
toutes les questions qui lui seraient posées. Il s’ensuivra qu’il accumulerait
une fortune et retournerait en France, bien cossu. La trésorerie d’ d’ABU
DHABI ( ou ABOU DHABI) en sera bien vidée. Je m’attendais à ce qu’il
m’allait me répliquer : il craignait pour nous les arabes, qu’il en prendrait
toute la fortune que rapportait l’or noir (=le pétrole) aux pays du golfe.
Qu’il était capable d’accomplir cette action que les grandes puissances
n’étaient pas en mesure d’entreprendre.

Il était prompt à la répartie. Il me répondit sur un ton badin : c’était


qu’il craignait pour nous les arabes : il épuiserait notre provisions et nos
réserves en or noir (=il voudrait dire : le pétrole). Il en viderait et les coffres
et les caisses et retournerait à Paris : les grandes puissances occidentales
n’avaient pas pu accomplir une telle action, lui, seul, il en serait capable. Ce
n’était pas de la plaisanterie : ce fabuleux Monsieur m’avait informé que sa
communauté africaine, à Paris, l’avait intronisé Roi de l’Empire malienne.
Car cette communauté faisait partie de la gigantesque tribu qui s’étendait
du Niger, au Mali, au Burkina-Faso, jusqu’au Sénégal et à la Guinée, à
l’époque du Moyen-âge. Tous ces territoires formaient, jadis, un seul
Empire. Cette ancienne tribu gouvernait l’Empire Malienne. Si ces
Africains de Paris, qui faisaient partie de cette large tribu, voulaient
introniser ce fabuleux Monsieur en Roi/Seigneur, c’était parce qu’ils
descendaient de la lignée des rois qui avaient gouverné l’Empire

11
Malienne. Mon interlocuteur avait adressé une demande au gouvernement
français pour que celui-ci organise la cérémonie officielle de son investiture
en qualité de roi/seigneur sur ces territoires de la région africaine. À cette
cérémonie, il compterait inviter les présidents des pays arabes et ceux des
pays de l’Afrique. Il attendait que la réponse lui parvienne, sans trop
tarder, du gouvernement français.
En écoutant son discours, je lui avais dit : Majesté, le Roi. Vous avez
changé de position, de fond en comble. Dans le passé, vous souteniez que
vous abhorrez la propriété privée, le corporatisme, le système tribal, le
capitalisme, l’état socialiste et l’état libéral. Mais, aujourd’hui, vous
soutenez tout le contraire : vous êtes devenu un défenseur farouche de la
propriété privée et tout ce que le discours que vous tenez émet et qui vient
de me révéler et de m’éclairer sur vos nouvelles postures ou plutôt vos
impostures.
Il rétorqua en disant : vous n’avez pas saisi comme le monde a
beaucoup changé ! Vous continuez à vous comporter comme ces professeurs
universitaires et comme ces intellectuels africains qui avaient fait leurs
études à Paris. Ces gens-là sont coupés de la réalité, ignorant le
déroulement des événements qui ont transformé le monde. Ils ne sont pas
au courant des changements intervenus et des bouleversements advenus.
L’union des Etats soviétiques s’est effondrée. L’espoir en une ère socialiste
s’est révélé une fiction chimérique. Le parti communiste chinois s’est
transformé en une oligarchie capitaliste. Les musulmans fondés et forgés
par l’Angleterre et l’Amérique, en se servant d’eux et en les utilisant pour
faire combattre les soviétiques et dissoudre toute union des pays arabes,
ceux-ci ont fait volteface à ceux-là. L’expérience a montré que la
démocratie occidentale est une fausse monnaie courante. Le discours de la
ligue des droits de l’homme ne présente que des arguments spécieux. Ici, en
ces parages, l’animal vaut plus que l’homme : les droits du premier
prévalent, ceux du deuxième sont bafoués. L’animal en possède, l’homme
en est privé. Les modèles de démocraties que nous avons calqués sur ceux
de l’occident, se sont révélés inadéquats à notre réalité, ils ne conviennent
pas à nos sociétés. Autant, alors, revenir à nos anciens systèmes

Sans prendre au sérieux sa défense de la propriété privée, je lui


avais dit : …et la chance vous a légué le pouvoir que vous seriez le premier
roi qui inaugure ce nouveau système africain et auquel, à mon regret, je ne
serais pas assujetti.
Ce jeune était une personne gracieuse qui embellissait par sa
présence la place Beaubourg. Son originalité attirait l’intérêt des autres. Il
avait émigré à Paris pour changer un mode de vie qui l’asphyxiait et pour
améliorer une situation qui empirait. C’était ce qu’il m’avait dit.

12
Et malgré ses élucubrations intellectuelles dont la dernière
manifestation était sa défense de la propriété privée, ceci ne le privait pas
d’une certaine originalité et d’une certaine gracieuseté qu’il partageait avec
un autre qui méritait d’être cité, dans ce contexte :
Cet autre était, lui aussi, de descendance africaine. Celui-ci avait
attiré la curiosité et l’intérêt de l’assistance, tout ce public qui fréquentait la
place Beaubourg. Son aspect provoquait chez les autres le rire et
l’étonnement. Il était originaire du Congo-Zaïre. Il avait exercé le métier
de cuisinier. Il avait pris l’habitude de venir à la place Beaubourg chaque
fin de semaine, durant une vingtaine d’années. Il se vêtait d’un habit que
portait tout cuisinier. Il nouait un foulard blanc et se coiffait d’un bonnet de
la même couleur. Il se tenait dans la posture du chanteur et du joueur
d’un instrument de musique. Ses instruments de musiques n’étaient autres
que ses ustensiles de cuisine. Sa lyre ou sa harpe n’était autre qu’un
tournebroche qu’il attachait à son cou par une corde. Et les batteries qu’il
fixait de part et d’autre de ses cotés, à droite et à gauche, il les nouait
ensemble par un fil. Tout cet attirail musical était formé de ses ustensiles de
cuisine : des récipients, des vases, des bibelots et que sais-je encore.
Il fixait ces récipients en aluminium à deux poteaux (= deux
piquets), à droite et à gauche. Il les nouait et les attachait par le haut à
l’aide d’une corde à laquelle il suspendait des fourchettes, des cuillères et
des assiettes qui pendaient. Il avait orné d’une banane le poteau qui se
trouvait à gauche. Pour jouer avec son instrument de musique, il se servait
d’un coteau. Il utilisait aussi le tournebroche comme un instrument
musical. Il utilisait deux longues cuillères, celles qui servaient pour mijoter
une soupe, des légumes, de la viande, au fond des grandes marmites que
l’on trouvait dans les grands restaurants. Ce n’étaient pas donc des
instruments de musique de percussion électroniques mais bel et bien des
ustensiles de cuisine. Tantôt il avançait vers le public, tantôt, il reculait en
arrière. Il faisait le chanteur mais il se comportait en une personne
délirante qui divaguait. Quand il produisait des percussions sur les deux
batteries, il n’oubliait pas de toucher la banane, de temps en temps. Il
bastonnait en quelque sorte celle-ci ; il la fouettait à l’aide de la cuillère en
répétant par la bouche : « la banane ! La banane ! »

Tandis qu’il accomplissait ces gestes, son entourage


l’ovationnait, l’applaudissait et répétait certains fragments qu’il proférait.
C’était des fragments décousus, sans lien logique qui les soudait, ni sens qui
orientait leur direction. Mais ce non-sens leur conférait une saveur : c’était
une façon de lutter contre l’absurdité de l’existence et d’ironiser sur le
sort. C’était une prise de position qui dénonçait un état de fait absurde.

13
Comme je l’avais déjà noté, cette personne venait à la place
Beaubourg, chaque fin de semaine. Elle attirait sur elle, à la fois,
l’admiration, l’étonnement et le rire. L’on ne savait pas au juste à quel type
d’homme nous avions affaire : à un fou ou à un artiste.
Pendant les vingt dernières années écoulées, cet homme n’avait pas
changé. Il était resté égal à lui-même. Il chérissait le même lieu, toujours
accompagné de sa troupe. Il se plaçait à proximité de l’entrée principale du
centre culturel Pompidou qui comportait cinq étages bâtis en acier et en
cristal. Il avait, quasiment, conservé ses ustensiles et gardé ses engins. La
banane était restée fixée à sa place, suspendue au poteau d’où elle pendait.
Elle confirmait, en quelque sorte, l’identité de ce monsieur. Si bien que les
gens de son entourage le surnommaient « la Banane », ils lui appliquaient ce
surnom à titre de sobriquet. Le trait saillant, voire innovateur en lui,
résidait dans l’originalité et la bizarrerie les termes que contenaient ses
chansons qu’il proposait comme spectacle, à l’écoute du public. Ces termes
connotaient un penchant nihiliste, une tonalité ironique, un style railleur,
une dénonciation de l’aspect absurde de l’existence ; et ce chanteur
s’appliquait, de temps à autre, à renouveler le lexique des mots, devenus
répétitifs à l’oreille.
Enfin, il s’était mis à chanter :
« L’Afrique, l’Afrique
O l’Afrique, l’Afrique/
O La France, la France/
Oh la vieillesse, oh la jeunesse/ »

Aussi, percevait-on que cette innovation n’exigeait pas de sa part un


effort pénible à fournir, ni une élaboration esthétique sophistiquée à
entreprendre. Il ne se donnait pas la peine de déconstruire ce rapport
compliqué et inextricable qui liait la vieillesse à la jeunesse, l’Afrique à la
France : ce rapport entortillé qu’aucun sociologue, ou psychologue, ou
encore un politologue puisse débobiner ou défaire. Il est rebelle à toute
analyse qui prétendait le simplifier, tant celui-ci est un mélange chimique de
haine et d’amour, de fascination et de répulsion, d’appropriation et
d’ostracisme d’approbation et de désapprobation.
En 2001, ce même homme me paraissait pâle, prostré, ses traits
s’étaient beaucoup changés. Il était comme vidé de sa vitalité et de sa
vivacité. Son sourire s’était éteint, sa propension à la plaisanterie avait
cessé, sa créativité l’avait déserté.
Quand il s’était trouvé seul, je m’étais adressé à lui. Il était content
lorsque je lui avais appris que je m’étais intéressé assidûment à ses
activités, il y avait déjà une vingtaine d’années écoulées. Je lui avais rappelé
à la mémoire une chanson qu’il avait, peut-être, oubliée et qui débutait
ainsi :

14
« Et oui, et oui
Tout le monde est gentil
Mais Mais la banane »

Lorsqu’il chantait cette chanson, il se mettait en même tant à battre


les deux batteries, c’est-à dire les deux ustensiles de cuisine. Et quand il le
faisait, il prononçait le mot banane, celle-ci qui pendait du poteau en bois,
fixé à sa gauche, tantôt, il touchait celle-ci doucement, tantôt
énergiquement, comme s’il était dans un état second. Si bien que des
‘’bris’’ de morceaux se mettaient à s’éparpiller sur sa tête. En atteignant
cet état bizarre, il enlevait son bonnet et commençait sa tournée en se
dirigeant vers chaque individu formant avec d’autres le cercle de
l’assistance qui l’entourait pour que celui-ci lui verse, celui-là lui octroie, un
autre lui offre, chacun d’eux une pièce de monnaie d’argent.
Lorsque je lui avais rappelé à la mémoire cette chanson, il sursauta
de joie et jubila d’enthousiasme .Il m’avait dit : « tu as bien fait de me
rappeler cela. Tu as évoqué une chanson que je chérissais énormément. C’est
ma chanson qui ne vieillit jamais. Vraiment. »
Moi aussi, j’étais content que j’eusse provoqué en lui cette joie
immense. Puis nous nous étions engagés dans un entretien infini, dans une
longue discussion. J’avais commencé par analyser le début de sa chanson,
pour voir si ma vision ou mon point de vue correspondait ou concordait
avec le sien.
Je lui avais dit que sa chanson considérait que la personne humaine
est bonne, dans sa nature. Mais le problème résidait en ce que sa
subsistance lui avait compliqué l’existence. La banane symbolise ce fruit,
qui est cultivé au Congo, en Afrique, que l’on obtient difficilement, mais
aussi, il symbolise ce pain quotidien que l’on peine à arracher ; il
symbolise, aussi, La France, l’Afrique du nord : arracher son pain
quotidien, exige chez nous de pénibles efforts pour l’obtenir, comme chez
vous, il en serait du cas de la banane …

Il esquissa un sourire et m’a dit : « c’est exact ce que vous dites. Mais
ce que je vise déborde un peu ce que vos propos essaient de circonscrire. Mais
je vous accorde l’honneur d’achever la suite de ce que vous venez d’esquisser
et d’approfondir votre interprétation ». Il prononça ces mots en
l’accompagnant d’un éclat de rire. Il insinuait qu’il attendait de moi que
j’approfondisse mon analyse. Aussi lui avais-je dit : « à moins que votre
banane ne soit le symbole sexuel, selon une interprétation psychanalytique
simpliste, voire vulgaire. ». Il s’esclaffa de rire et m’interrogea : « Quel
métier exercez-vous ?». Je lui avais répondu que j’étais un professeur
universitaire. Il répliqua : « c’est un honneur ». Mais, j’avais, aussitôt,
rectifié : « seulement, j’étais encore élève dans les classes de l’enseignement

15
secondaire, lorsque j’avais entendu les propos que vous profériez ». J’avais
ajouté, aussi : « j’ai remarqué que vous abordez votre banane de deux
manières différents. Tantôt, vous la cajolez, vous la caressez et vous la
dorlotez, et tantôt, vous la battez, énergiquement, avec énervement, vous la
fouettez avec votre bâton ; à l’instar du rapport que nous entretenons avec la
vie. Des fois, nous l’amadouons, avec tact et diplomatie, et d’autres fois, nous
la brutalisons, nous nous mettons en colère contre elle, nous l’insultons
même. Notre rapport dualiste à la vie, votre comportement avec la banane,
en est un peu l’image : vous la brutalisez avec votre cuillère à en briser
l’échine (=dans le texte :’’le dos’’). Comme si vous étiez en train de prendre
votre revanche sur la vie qui était injuste envers vous ; puisque cette banane
symbolise la vie. Pourtant, à mon humble avis, je constate que la vie vous a
favorisé, elle était prodigue avec vous, durant toutes ces années : que vous
soyez à Paris, ce fait est en lui-même, un avantage, il est une récompense, un
confort, un privilège. À Paris, vous respirez l’air pur de la liberté. Des femmes
et des hommes admirent votre art que vous pratiquez à la place Beaubourg. Si
vous aviez présenté votre art dans un espace africain, soit situé dans le sud de
ce continent ou dans celui du nord, les gens de ces régions, vous auraient pris
pour un charlatan, un fou, un magicien/ un prestidigitateur, un aliéné mental.
Les garçons vous auraient asséné des coups de pierre. Les autorités politiques
de là-bas, vous auraient interné dans un asile psychiatrique, dans une
maison de santé pour aliénés mentaux. »
Il m’avait dit que ce que j’avançais-là était juste, vrai et exact, et qu’il
était heureux en apprenant que j’étais africain, que j’avais bien compris la
mission de son art, sa folie ; « car, l’art est folie ou ne le serait pas » avait –il
ajouté : « à Paris, j’ai forgé de solides amitiés ; j’ai connu des gens de tout
acabit : des hommes d’affaires, d’anciens ministres, de prestigieuses
personnalités européennes, de haut rang. Mais mon vrai capital humain, ce
sont vous, mes amis et mes pairs africains. Lorsque vous venez ici et vous
réussissez, c’est une réussite à nous tous : nous, hommes de l’ancienne
génération, nous étions venus, ici, en qualité d’ouvriers : nous étions des
éboueurs, des plongeurs dans les restaurants, des fossoyeurs, des cuisiniers,
des maçons … »
Et il continua sur cette lancée, tenant un long discours, savoureux, qui
avait révélé sa large culture, sa prise de conscience des problèmes qui se
posaient au continent africain dans ses régions soit celles du sud, soit celles
du nord … En somme : Une conscience tragique ! / FIN

16

Vous aimerez peut-être aussi