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DAVID HARVEY

VILLES REBELLES
Du droit à la ville
à la révolution urbaine

Traduit de l'anglais (États-Unis)


par Odile Démangé

ESSAI
BUCHET•CHASTEL
Titre original : Rebel Cities.
Front the right to the cily to the urban révolution
Première édition : Verso, 2012
© David Harvey

Pour la traduction française


© Libella, Paris, 2015

ISBN 978-2-283-02751-6
Pour Delfina
et tous les autres étudiants du monde
Préface

La vision d'Henri Lefebvre

Vers le milieu des années 1970, alors que j'étais à Paris,


je suis tombé en arrêt devant une affiche des Écologistes, un
mouvement extrémiste d'action de proximité dont l'objectif
était de créer un mode de vie urbaine plus soucieux de l'en-
vironnement. Cette affiche proposait une vision différente
de la ville, une image incroyablement gaie du vieux Paris
revitalisé par une vie de quartier animée, avec des balcons
fleuris, des places grouillantes d'adultes et d'enfants, des
petites boutiques et des ateliers ouverts sur le monde,
des cafés partout, des jets d'eau, des flâneurs qui déambu-
laient sur les bords de Seine, des jardins communautaires
par-ci par-là - mais peut-être ai-je inventé ce souvenir-ci - ,
du temps libre pour bavarder ou fumer la pipe - une habi-
tude qui n'avait pas encore été diabolisée, comme j'ai pu le
constater à mes dépens en assistant à une réunion de quar-
tier des Écologistes dans une salle complètement enfumée.
J'adorais cette affiche, mais elle s'est abîmée avec le temps
et a fini par être en si piteux état que j'ai été obligé de la
jeter, à mon grand regret. Elle me manque encore ! Si seu-
lement on pouvait la réimprimer !
Le contraste qu'elle offrait avec le nouveau Paris qui
commençait à sortir de terre et menaçait d'engloutir l'ancien
était spectaculaire. Autour de la place d'Italie, les immeubles

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VILLES REBELLES

géants semblaient décidés à envahir la vieille ville et à aller


serrer la main de l'affreuse tour Montparnasse. Le projet de
voie express rive gauche, les barres de HLM sans âme du
XIIIe arrondissement et des banlieues, la monopolisation
des rues par le commerce, la désintégration pure et simple
de ce qui avait été jadis une vie de quartier dynamique bâtie
autour du travail artisanal dans les petits ateliers du Marais,
les immeubles décrépis de Belleville, la superbe architecture
de la place des Vosges menaçant ruine. J'ai déniché une
autre image, un dessin de Jean-François Batellier, repré-
sentant une moissonneuse-batteuse qui écrase et avale tous
les vieux quartiers de Paris, laissant dans son sillage une
rangée parfaitement alignée de tours de HLM. Je l'ai utili-
sée pour illustrer mon livre The Condition of Postmodemity.
Paris traversait, de toute évidence, une crise existentielle
qui avait débuté au début des années 1960. L'ancien ne
pouvait pas durer, mais le nouveau paraissait vraiment trop
affreux, trop inhumain et dénué de sens pour pouvoir être
envisagé. Le film que Jean-Luc Godard a réalisé en 1967,
Deux ou trois choses que je sais d'elle, restitue magnifique-
ment la sensibilité de cette époque. Il raconte l'histoire de
femmes mariées et mères de famille qui se livrent quotidien-
nement à la prostitution, autant par ennui que par néces-
sité financière, avec, en toile de fond, l'invasion du capital
d'entreprise américain, la guerre du Vietnam - une affaire
autrefois bien française dans laquelle les Américains avaient
désormais pris le relais - , le développement vertigineux de
la construction d'autoroutes et de grands ensembles, et l'ar-
rivée dans les rues et les magasins de la ville d'un consu-
mérisme insensé. Le point de vue philosophique de Godard
me restait cependant étranger : une sorte de vision witt-
gensteinienne narquoise et nostalgique annonciatrice du
postmodernisme, dans laquelle il ne pouvait rien y avoir
de solide, que ce fût au centre de l'individu ou de la société.

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PRÉFACE

C'est en cette même année 1967 qu'Henri Lefebvre a


rédigé son essai majeur sur le « droit à la ville ». Ce droit,
affirmait-il, était tout à la fois vin cri et une demande. Le
cri était une réaction à la souffrance existentielle due à une
crise qui ravageait la vie quotidienne urbaine. La demande
relevait plutôt de l'injonction, celle de regarder cette crise
droit dans les yeux et de créer une vie urbaine différente,
moins aliénée, plus chargée de sens et plus ludique, mais
aussi, comme toujours chez Lefebvre, plus conflictuelle et
plus dialectique, ouverte à l'évolution, aux rencontres (aussi
bien redoutables qu'agréables) et à la recherche perpétuelle
d'une nouveauté inconnaissable1.
Nous sommes très forts, nous, les universitaires, pour
reconstituer la généalogie des idées. Nous pouvons ainsi
reprendre les écrits de Lefebvre de cette période et y déni-
cher un peu de Heidegger par-ci, de Nietzsche par-là, un
doigt de Fourier un peu plus loin, quelques critiques tacites
d'Althusser et de Foucault, sans oublier, bien sûr, l'inévitable
structure apportée par Marx. Rappelons que cet essai a été
écrit à l'occasion des célébrations du centenaire de la publi-
cation du premier volume du Capital, un détail qui, comme
nous allons le voir, n'est pas dénué de toute signification
politique. Mais il est des choses que nous autres universi-
taires n'avons que trop tendance à oublier : je veux parler
du rôle joué par la sensibilité qui se manifeste dans les rues
proches de chez nous, des inévitables sentiments de perte
provoqués par les démolitions, de ce qui se passe quand des
quartiers entiers, comme les Halles, sont réaménagés, ou

1. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune, Paris, Gallimard,


1965 ; Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968 ; L'Irruption, de Nanterre
au sommet, Paris, Anthropos, 1968 ; La Révolution urbaine, Paris, Gallimard,
1970 ; Espace et Politique (Le Droit à la ville, 11), Paris, Anthropos, 1973 ;
La Production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974.

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VILLES REBELLES

que de grands ensembles surgissent apparemment du néant,


sans parier de l'euphorie ou de la contrariété que suscitent
les manifestations autour de tel ou tel sujet, des espoirs qui
frémissent quand des groupes d'immigrés redonnent vie à
un quartier - ces fantastiques restaurants vietnamiens du
x n r arrondissement, au milieu des HLM - , ou du désespoir
sans fond qui accompagne la marginalisation, les répres-
sions policières et cette jeunesse oisive perdue dans l'ennui
insondable d'un chômage en hausse et du manque d'entre-
tien criant de banlieues sans âme qui finissent par se trans-
former en foyers d'agitation permanente.
Lefebvre était, j'en suis certain, profondément sensible
à tout cela - et pas seulement en raison de son évidente fas-
cination précoce pour les situationnistes et pour leur attache-
ment théorique à l'idée d'une psychogéographie de la ville, à
l'expérience de la dérive urbaine à travers Paris et au contact
avec le « spectacle ». Il lui suffisait certainement de franchir la
porte de son appartement de la rue Rambuteau pour que tous
ses sens soient en alerte. C'est pourquoi il me paraît extrê-
mement significatif que Le Droit à la ville ait été écrit avant
l'« irruption » (pour reprendre le terme que Lefebvre utili-
sera plus tard) de mai 1968. Son essai expose une situation
dans laquelle pareille irruption n'était pas seulement possible,
mais quasiment inévitable (Lefebvre y a d'ailleurs apporté sa
propre petite contribution à Nanterre). Et pourtant, le sujet
des racines urbaines du mouvement de 68 a été très négligé
par les récits ultérieurs de ces événements. J'ai dans l'idée
que les mouvements sociaux urbains qui existaient alors - les
Écologistes par exemple - se sont fondus dans cette révolte
et ont contribué à en façonner les revendications politiques
et culturelles par des voies complexes, bien que souterraines.
Et je soupçonne aussi, sans pouvoir en apporter la moindre
preuve, que les transformations culturelles de la vie urbaine
qui se sont produites ultérieurement, lorsque le capitalisme

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PRÉFACE

pur s'est masqué en fétichisme de la marchandise, en mar-


keting de niche et en consumérisme culturel urbain, ont joué
un rôle qui n'a rien d'innocent dans la pacification post-68
- j'en prendrai pour exemple le journal Libération, fondé par
Jean-Paul Sartre et d'autres, qui, à partir du milieu des années
1970, est petit à petit devenu culturellement radical et indi-
vidualiste, mais politiquement tiède, voire hostile à une vraie
politique de gauche et à un collectivisme digne de ce nom.
J'évoque tous ces points parce que si, comme on a pu le
constater au cours de la dernière décennie, l'idée du droit
à la ville a connu un certain retour en force, ce n'est pas
l'héritage intellectuel de Lefebvre qui peut l'expliquer (mal-
gré son importance potentielle). Ce qui s'est passé dans la
rue, au sein des mouvements sociaux urbains, est beau-
coup plus important. Grand dialecticien et critique imma-
nent de la vie urbaine quotidienne, Lefebvre me donnerait
certainement raison. Le fait, par exemple, que le curieux
téléscopage entre néolibéralisation et démocratisation au
Brésil dans les années 1990 ait entraîné l'inscription dans
la Constitution brésilienne de 2001 de clauses garantis-
sant le droit à la ville, doit être attribué au pouvoir et à
l'importance des mouvements sociaux urbains, notam-
ment à propos des questions de logement, dans la promo-
tion de la démocratisation. Si ce moment constitutionnel a
contribué à consolider et à encourager un sentiment actif
de « citoyenneté insurgée » (pour reprendre la formule de
James Holston), l'héritage de Lefebvre n'y est pour rien,
au contraire des luttes actuelles, pour déterminer qui est
appelé à définir les caractéristiques de la vie urbaine quo-
tidienne 1 . Et l'importante source d'inspiration qu'a repré-
sentée un élément comme les « budgets participatifs », dans

1. James Holston, Insurgent Ciàsenship, Princeton, Princeton Univeraity


Press, 2008.

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VILLES REBELLES

lesquels des citadins ordinaires participent à l'affectation


des budgets municipaux à travers un processus de prise
de décision démocratique, est intimement liée au nombre
considérable de gens en quête d'une réponse quelconque à
un capitalisme international qui engendre une néolibérali-
sation brutale et intensifie ses attaques contre la qualité de
la vie quotidienne depuis le début des années 1990. Il ne
faut pas s'étonner non plus que ce modèle ait été élaboré à
Porto Alegre au Brésil - haut lieu du Forum social mondial.
Lorsque, pour prendre un autre exemple, des mouvements
sociaux de toute nature se sont rassemblés au Forum social
des États-Unis à Atlanta en juin 2007 et, partiellement ins-
pirés par les réalisations des mouvements sociaux urbains du
Brésil, ont décidé de constituer l'Alliance pour le droit à la
ville - avec des sections actives à New York ou Los Angeles - ,
la plupart de leurs représentants ignoraient jusqu'au nom
de Lefebvre. Après avoir passé des années à se battre pour
résoudre leurs problèmes spécifiques (SDF, gentrification et
éviction, criminalisation des pauvres et des marginaux, etc.),
ils avaient fini par conclure, chacun de leur côté, que leurs
combats particuliers s'inscrivaient dans le combat pour la
ville en général. Ils se sont dit qu'ensemble, ils auraient plus
de chances d'obtenir un changement. Et si l'on observe ail-
leurs l'existence d'un certain nombre de mouvements simi-
laires, ce n'est pas simplement en vertu de quelque allégeance
aux idées de Lefebvre, mais précisément parce que ses idées,
comme les leurs, ont avant tout pris naissance dans les rues
et les quartiers des villes en souffrance. Une récente compi-
lation relève ainsi la présence active de mouvements pour le
droit à la ville - avec des orientations diverses, il est vrai -
dans plusieurs dizaines de villes à travers le monde 1 .

1. Ana Sugranyes, Charlotte Mathivet (éd.), Cities for AU: Proposais


and Expériences Totvards the Right to the City, Santiago du Chili, Habitat

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PRÉFACE

Que les choses soient claires : l'idée du droit à la ville


n'est pas issue au premier chef de je ne sais quelles fasci-
nations et marottes intellectuelles - bien que celles-ci ne
manquent pas, comme nous le savons. Elle émane essen-
tiellement des rues, des quartiers et s'exprime par un appel
au secours et à la subsistance d'individus opprimés en des
temps de difficultés extrêmes. Comment, donc, les univer-
sitaires et les intellectuels - aussi bien organiques que tra-
ditionnels, comme dirait Gramsci - réagissent-ils à ce cri
et à cette demande ? C'est ici que l'étude des réactions de
Lefebvre lui-même peut être utile, non parce qu'elles nous
offriraient des modèles à suivre - notre situation est très
différente de celle des années 1960, et les rues de Bombay,
de Los Angeles, de Sâo Paulo et de Johannesbourg n'ont
pas grand-chose à voir avec celles de Paris - , mais parce
que sa méthode dialectique d'enquête critique immanente
peut constituer une source d'inspiration pour réagir à ce
cri et à cette demande.
Lefebvre comprenait fort bien, surtout après son étude
sur La Proclamation de la Commune publiée en 1965, un
ouvrage qui se nourrissait en partie des thèses situationnistes
sur le sujet, que les mouvements révolutionnaires prennent
fréquemment, sinon toujours, une dimension urbaine. Cette
position l'a immédiatement mis en désaccord avec le Parti
communiste, pour qui le prolétariat industriel était la force
d'avant-garde du changement révolutionnaire. En commé-
morant le centenaire de la publication du Capital de Marx
par la rédaction d'un traité sur le « droit à la ville », Lefebvre
provoquait sans doute intentionnellement la pensée marxiste
conventionnelle, laquelle n'avait jamais accordé beaucoup

International Coalition, 2010 ; Neil Brenner, Peter Marcuse, Margit Mayer


(éd.), Ciliés for People, and Not for Profit: Critical Urban Theory and the
Right to the City, New York, Routledge, 2011.

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VILLES REBELLES

d'importance à l'urbain dans la stratégie révolutionnaire,


tout en mythologisant la Commune de Paris comme un
événement central de son histoire.
En invoquant la « classe ouvrière » comme l'agent du
changement révolutionnaire d'un bout à l'autre de son texte,
Lefebvre suggérait tacitement que la classe ouvrière révo-
lutionnaire était constituée de travailleurs urbains plutôt
qu'exclusivement d'ouvriers d'usine. Il s'agit, a-t-il observé
plus tard, de la formation d'un type de classe extrême-
ment différent - une classe fragmentée et divisée, dotée
d'objectifs et de besoins multiples, plus souvent itinérante,
désorganisée et fluide que solidement implantée. J'ai tou-
jours approuvé cette thèse, avant même d'avoir lu Lefebvre,
et certains travaux ultérieurs de sociologie urbaine - plus
particulièrement ceux de Manuel Castells, un ancien étu-
diant, dévoyé il est vrai, de Lefebvre - n'ont fait qu'ampli-
fier cette idée. Il n'en reste pas moins qu'une grande partie
de la gauche traditionnelle a toujours du mal à admettre le
potentiel révolutionnaire des mouvements sociaux urbains.
Elle les rejette fréquemment comme de simples tentatives
réformistes pour résoudre des problèmes spécifiques, et non
systémiques, et ne les considère donc pas comme des mou-
vements révolutionnaires ni comme d'authentiques mouve-
ments de classe.
Aussi peut-on déceler une certaine continuité entre la
polémique situationnelle de Lefebvre et le travail de ceux
d'entre nous qui s'efforcent aujourd'hui d'envisager le droit
à la ville dans une optique révolutionnaire, par opposition
à une perspective réformiste. La logique qui sous-tendait
la position de Lefebvre se serait plutôt intensifiée de nos
jours. Dans une grande partie du monde capitaliste avancé,
les usines ont disparu ou ont tellement diminué que la
classe ouvrière industrielle classique a été décimée. Le tra-
vail considérable et en constant essor, indispensable à la

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PRÉFACE

création et à l'entretien de la vie urbaine, se trouve confié


de façon croissante à une main-d'œuvre mal payée, précaire,
désorganisée et souvent employée à temps partiel. Ce qu'on
appelle le « précariat » a remplacé le « prolétariat » tradition-
nel. L'existence potentielle, de notre temps et dans notre
partie du monde du moins - par opposition à la Chine en
voie d'industrialisation - , d'un mouvement révolutionnaire,
doit tenir compte de ce « précariat » problématique et désor-
ganisé. Comment des groupes aussi disparates peuvent-ils
s'organiser pour donner naissance à une force révolution-
naire ? Tel est le problème politique majeur. Et une partie
de la tâche consiste à comprendre les origines et la nature
de leurs cris et de leurs demandes.
Je ne sais pas très bien comment Lefebvre aurait réagi à
l'affiche des Écologistes. Comme moi, il aurait sans doute
souri devant cette vision ludique, mais ses thèses sur la ville,
du Droit à la ville à La Révolution urbaine (1970), donnent
à penser que cette nostalgie d'un urbanisme qui n'a jamais
existé lui aurait inspiré un jugement critique. En effet, la
conclusion centrale de Lefebvre était que la ville que nous
avions connue et imaginée jadis était en train de dispa-
raître rapidement et ne pourrait plus jamais être reconsti-
tuée. Je suis du même avis que lui, mais j'aurais tendance
à être encore plus catégorique. En effet, Lefebvre ne décrit
guère les conditions de vie effroyables des masses dans cer-
taines de ses villes préférées du passé (celles de la Toscane
à la Renaissance). Pas plus qu'il ne s'attarde sur les condi-
tions de logement exécrables que connaissaient, en 1945,
la majorité des Parisiens qui habitaient des appartements
où ils gelaient en hiver et rôtissaient en été, avec des toi-
lettes sur le palier, dans des quartiers qui tombaient en
ruine - un problème qui réclamait des solutions urgentes
et auquel on a entrepris de remédier à partir des années
1960. Malheureusement, cette réfection, organisée de façon

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VILLES REBELLES

bureaucratique et mise en œuvre par un État français diri-


giste, sans une once de participation démocratique ni un
iota d'imagination et de fantaisie, n'a fait qu'inscrire de
façon durable les privilèges et la relation de domination
de classe dans le paysage physique de la ville.
Lefebvre constatait également que la relation entre l'ur-
bain et le rural - entre la ville et la campagne - subissait une
transformation radicale, que la paysannerie traditionnelle
était en voie de disparition et que l'urbanisation gagnait
le rural. Cette tendance s'accompagnait, cependant, d'une
part d'une nouvelle approche consumériste du rapport à
la nature (des week-ends et des loisirs à la campagne aux
banlieues arborées et tentaculaires), et de l'autre d'une
approche capitaliste productiviste qui voyait dans la cam-
pagne une source d'approvisionnement des marchés urbains
en produits agricoles, par opposition à l'agriculture pay-
sanne autarcique. Il pressentait également que ce processus
prenait une « tournure mondiale » et que, dans ces condi-
tions, la question du droit à la ville - interprétée comme une
chose distinctive ou comme un objet définissable - devait
céder la place à une question plus vague sur le droit à la
vie urbaine. Poursuivant sa réflexion en ce sens, il a éla-
boré plus tard la question plus générale du droit à la « pro-
duction de l'espace» (1974).
La disparition progressive du clivage urbain-rural s'est
produite à une allure différente selon les régions du monde,
mais il ne fait aucun doute que ce phénomène a pris la
direction prévue par Lefebvre. L'urbanisation chaotique
qu'a connue récemment la Chine en offre un bon exemple :
le pourcentage de la population résidant dans les régions
rurales a ainsi décliné, passant de 74 % en 1990 à seule-
ment 50 % environ en 2010, tandis que la population de
la municipalité de Chongqing s'accroissait de trente mil-
lions d'habitants au cours du dernier demi-siècle. Bien que

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PRÉFACE

l'économie globale compte encore de nombreux espaces


résiduels où ce processus est loin d'être achevé, la grande
masse de l'humanité se trouve de plus en plus entraînée
dans l'effervescence et les remous de la vie urbanisée.
Cela pose un problème évident : revendiquer le droit
à la ville revient, dans les faits, à revendiquer le droit à
quelque chose qui n'existe plus - si tant est qu'il ait jamais
existé. Qui plus est, le droit à la ville est un signifiant vide.
Tout dépend de la personne appelée à lui donner du sens.
Les financiers et les promoteurs peuvent le revendiquer,
et sont parfaitement en droit de le faire. Au même titre
que les sans-abri et les sans-papiers. Nous sommes bien
obligés d'aborder la question de l'identité de ceux dont
on affirme les droits, tout en reconnaissant que, comme
l'écrit Marx dans Le Capital, « entre droits égaux, la force
décide ». La définition du droit fait elle-même l'objet d'une
lutte, laquelle doit se dérouler en même temps que la lutte
pour sa concrétisation.
La ville traditionnelle a été tuée par le développement
capitaliste galopant, victime de la nécessité toujours renou-
velée de se débarrasser d'une suraccumulation de capital
qui conduit à une croissance urbaine infime et tentacu-
laire, quelles qu'en soient les conséquences sociales, envi-
ronnementales ou politiques. Notre tâche politique, suggère
Lefebvre, consiste à imaginer et à reconstituer un type de
ville tout différent à partir de l'écœurant gâchis provoqué
par un capitalisme d'urbanisation et de mondialisation pris
de folie. Ce qui exige la création d'un solide mouvement
anticapitaliste qui se fixe pour objectif central de transfor-
mer la vie urbaine quotidienne.
Comme l'histoire de la Commune de Paris avait suffi
à l'apprendre à Lefebvre, édifier le socialisme, le commu-
nisme ou, au demeurant, l'anarchisme dans une seule ville
est mission impossible. Les forces de la réaction bourgeoise

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VILLES REBELLES

n'ont aucun mal à cerner la ville, à couper ses voies d'ap-


provisionnement et à l'affamer, voire à l'envahir et à mas-
sacrer tous ceux qui résistent, comme cela s'est produit
à Paris en 1871. Ce n'est pourtant pas une raison pour
tourner le dos à l'urbain, en tant qu'incubateur d'idées,
d'idéaux et de mouvements révolutionnaires. Ce n'est que
lorsque la politique se concentrera sur la production et la
reproduction de la vie urbaine, conçue comme le proces-
sus central de travail où prennent naissance les impulsions
révolutionnaires, que l'on pourra mobiliser des luttes anti-
capitalistes susceptibles de transformer radicalement la vie
quotidienne. Lorsqu'on admettra que ceux qui construisent
et entretiennent la vie urbaine sont les premiers à pouvoir
revendiquer ce qu'ils ont produit, et qu'une de leurs reven-
dications porte sur le droit inaliénable de faire une ville
plus conforme à leurs vœux, alors seulement, nous pour-
rons élaborer une politique de l'urbain qui aura un sens.
« La ville est morte », semble dire Lefebvre, « vive la ville I »
La recherche du droit à la ville serait-elle donc celle
d'une chimère ? En termes purement matériels, certaine-
ment. Mais les luttes politiques sont animées par des visions
autant que par des données pratiques. Les groupes qui par-
ticipent à l'Alliance pour le droit à la ville sont formés de
locataires à faibles revenus appartenant à des communau-
tés de couleur qui luttent pour un type de développement
répondant à leurs désirs et à leurs besoins, de sans-abri qui
s'organisent pour défendre leur droit au logement et aux
services élémentaires, et de jeunes LGBT de couleur qui se
battent pour avoir droit à des espaces publics sûrs. Dans
le programme politique collectif élaboré pour la section de
New York, cette coalition a cherché à donner une défini-
tion plus claire et plus large du public susceptible d'obte-
nir concrètement accès à cet espace dit public et qui serait
également habilité à créer de nouveaux espaces communs

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PRÉFACE

de socialisation et d'action politique. Le terme de « ville »,


de « city » en anglais, possède une histoire emblématique et
symbolique profondément ancrée dans la quête de signi-
fications politiques. La cité de Dieu, la ville sur la col-
line, la relation entre cité et citoyenneté - la ville comme
objet de désir utopiste, comme lieu distinct d'intégration
au sein d'un ordre spatio-temporel perpétuellement mou-
vant - , tout cela lui prête une signification politique qui
mobilise un imaginaire politique déterminant. Mais le pro-
pos de Lefebvre, certainement de connivence ici avec les
situationnistes, ou au moins redevable à leur égard, est qu'il
existe déjà à l'intérieur de l'urbain de multiples pratiques
regorgeant elles-mêmes de possibilités alternatives.
Le concept d'hétérotopie de Lefebvre - radicalement dif-
férent de celui de Foucault - définit des espaces sociaux
liminaux de possibilité où « quelque chose de différent »
est non seulement possible, mais aussi fondamental pour
la définition de trajectoires révolutionnaires. Ce « quelque
chose de différent» ne relève pas forcément d'un plan
conscient, mais plus simplement de ce que les gens font,
sentent, perçoivent et expriment lorsqu'ils cherchent à don-
ner du sens à leur vie quotidienne. Ces pratiques créent
des espaces hétérotopiques un peu partout. Rien ne nous
oblige à attendre la « grande révolution » pour constituer
de tels espaces. La théorie de Lefebvre d'un mouvement
révolutionnaire suit le cheminement inverse : il s'agit pour
lui d'un rassemblement spontané se produisant dans un
moment d'« irruption » et où des groupes hétérotopiques
disparates voient soudain, ne fût-ce que fugacement, les
possibilités d'une action collective pour créer quelque chose
de radicalement différent.
Lefebvre symbolise ce rassemblement dans la quête
de centralité. La centralité traditionnelle de la ville a
été détruite. Mais une impulsion et une aspiration à sa

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VILLES REBELLES

restauration renaissent, encore et encore, produisant des


effets politiques majeurs, comme nous avons pu l'observer
récemment sur les places centrales du Caire, de Madrid,
d'Athènes, de Barcelone et même de Madison, dans le
Wisconsin, et plus récemment encore au parc Zuccotti de
New York. Existe-t-il d'autres manières et d'autres lieux
où nous puissions nous rassembler pour faire entendre nos
demandes et nos cris collectifs ?
C'est ici, cependant, que le romantisme révolutionnaire
urbain, que beaucoup attribuent aujourd'hui à Lefebvre
et qu'ils apprécient tant chez lui, se heurte à l'écueil de
son interprétation des réalités capitalistes et du pouvoir du
capital. Tout moment visionnaire alternatif spontané est
fugace ; s'il n'est pas saisi au vol, il s'évanouira inélucta-
blement - comme Lefebvre a pu le constater personnelle-
ment dans les rues de Paris en 68. Il en va de même des
espaces hétérotopiques de différence qui servent d'humus
au mouvement révolutionnaire. Dans La Révolution urbaine,
il a maintenu l'idée d'une hétérotopie (pratiques urbaines)
en tension avec l'isotopie (l'ordre spatial accompli et ratio-
nalisé du capitalisme et de l'État) ainsi qu'avec l'utopie en
tant que désir expressif, au lieu de la présenter comme une
alternative possible à l'isotopie.

La différence isotopie-hétérotopie, affirmait-il, ne peut se


concevoir correctement que d'une façon dynamique... Les
groupes anomiques façonnent les espaces hétérotopiques,
tôt ou tard récupérés par la praxis dominante.

Lefebvre était bien trop conscient de la force et du pou-


voir des praxis dominantes pour ne pas admettre que la
tâche ultime consiste à les éradiquer grâce à un mouvement
révolutionnaire bien plus vaste. Il faut renverser et rempla-
cer tout le système capitaliste d'accumulation perpétuelle,

22
PRÉFACE

en même temps que les structures de classe et de pouvoir


étatique centrées sur l'exploitation qui lui sont associées.
La revendication du droit à la ville est une étape sur la
voie de cet objectif. Elle ne pourra jamais être une fin en
soi, même si elle apparaît de plus en plus comme une des
voies les plus prometteuses.
Première partie

LE DROIT À LA VILLE
Chapitre 1

Le droit à la ville

Nous vivons à une époque où les idéaux des droits de


l'homme occupent le devant de la scène, politiquement
et éthiquement. On mobilise une grande énergie politique
pour les encourager, les protéger et en souligner l'impor-
tance dans l'édification d'un monde meilleur. Les concepts
en circulation sont cependant, pour l'essentiel, individua-
listes et fondés sur l'idée de propriété ; en tant que tels, ils
ne font rien pour remettre en question la logique de mar-
ché libérale et néolibérale dominante, ni les modes néoli-
béraux de légalité et d'action étatique. Dans notre monde,
après tout, les droits de propriété privée et le taux de profit
l'emportent sur toute autre considération de droit. Il arrive
pourtant qu'en certaines circonstances, l'idéal des droits de
l'homme prenne un visage collectif ; c'est le cas notamment
quand il s'agit de défendre les droits des travailleurs, des
femmes, des homosexuels et des minorités - un héritage du
mouvement ouvrier déjà ancien et, notamment, du mouve-
ment des droits civiques des années 1960 aux États-Unis,
un mouvement collectif qui a eu des répercussions mon-
diales. Ces luttes pour la défense de droits collectifs ont,
occasionnellement, obtenu des résultats majeurs.
Je m'intéresse ici à un autre type de droit collectif : le
droit à la ville dans le contexte du regain d'intérêt que

27
VILLES REBELLES

suscitent les idées d'Henri Lefebvre sur cette question et de


l'émergence dans le monde entier de mouvements sociaux
très divers qui revendiquent aujourd'hui ce droit. Comment,
alors, définir celui-ci ?
La ville, comme l'a écrit autrefois le célèbre sociologue
urbain Robert Park, constitue « la tentative la plus cohérente
et, dans l'ensemble, la plus réussie de l'homme pour recréer
le monde dans lequel il vit d'une manière plus conforme à
ses vœux. Mais, si la ville est le monde que l'homme a créé,
c'est également celui dans lequel il est désormais condamné
à vivre. C'est ainsi qu'indirectement, et sans percevoir très
clairement la nature de sa tâche, en créant la ville, l'homme
s'est recréé lui-même 1 . » Si Park a raison, la question du
type de ville que nous souhaitons est indissociable de celle
du type de personnes que nous voulons être, des types de
relations sociales que nous recherchons, des relations avec la
nature que nous apprécions, du mode de vie que nous dési-
rons, des valeurs esthétiques que nous professons. Le droit
à la ville dépasse donc largement le droit d'accès individuel
ou collectif aux ressources qu'elle incarne : il recouvre éga-
lement le droit de changer et de réinventer la ville d'une
manière plus conforme à nos vœux. Il s'agit, de surcroît,
d'un droit collectif davantage qu'individuel ; réinventer la
ville ne peut en effet se faire sans l'exercice d'un pouvoir
collectif sur les processus d'urbanisation. La liberté de nous
faire et de nous refaire, de faire et de refaire la ville, est,
à mon sens, un des droits de l'homme le plus précieux
et pourtant le plus négligés. Quelle est donc la meilleure
manière de l'exercer ?
Puisque, comme l'affirme Park, nous n'avons pas eu
jusqu'à présent une image parfaitement claire de la nature

1. Robert Park, On Social Control and Collective Behavior, Chicago,


Chicago University Press, 1967, p. 3.

28
LE DROIT À LAVITIF

de notre tâche, il peut être utile de nous demander tout


d'abord comment un processus urbain mû par de puis-
santes forces sociales nous a créés et recréés au cours de
l'histoire. En raison du rythme et de l'envergure considé-
rables de l'urbanisation ces cent dernières années, nous
avons été recréés à plusieurs reprises sans savoir ni pour-
quoi ni comment. Cette urbanisation spectaculaire a-t-elle
contribué au bien-être de l'homme ? A-t-elle fait de nous
des êtres meilleurs, ou nous a-t-elle suspendus dans un
monde d'anomie et d'aliénation, de colère et de frustra-
tion ? Sommes-nous devenus de simples monades ballottées
dans un océan urbain ? Au XXe siècle, les questions de ce
genre ont préoccupé des intellectuels très divers, tels que
Friedrich Engels et Georg Simmel, qui ont proposé des cri-
tiques pénétrantes des profils humains urbains qui appa-
raissaient alors en réaction à l'urbanisation rapide 1 . Nous
n'aurions aucun mal aujourd'hui à dresser la liste des formes
de mécontentement et d'angoisse, ainsi que d'excitation,
dues à des transformations urbaines encore plus rapides.
Chose curieuse, il semble pourtant que nous n'ayons aucune
envie de nous livrer à une critique systématique de ces évo-
lutions. Le tourbillon de changement nous emporte, alors
même que surgissent des questions évidentes. Que penser,
par exemple, des immenses concentrations de richesses,
de privilèges et de consumérisme que l'on observe dans

1. Friedrich Engels, Die Loge der arbeitenden KJasse in England, nach


einer Anschauung und authentischen Quellen, Leipzig, O. Wigand, 1843 [La
situation de la classe laborieuse en Angleterre : d'après les observations de l'au
teur et des sources authentiques, trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, Paris,
Éditions sociales, 1975] ; Georg Simmel, «The Metropolis and Mental
Life », in David Levine (éd.), On Individualism and Social Forms, Chicago,
Chicago University Press, 1971 ; Georg Simmel, Les grandes villes et la vie
de l'esprit, suivi de Sociologie des sens, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron et
Frédéric Joly, Paris, Payot & Rivages, 2013.

29
VILLES REBELLES

presque toutes les villes du monde, au milieu de ce que les


Nations unies elles-mêmes décrivent comme un « bidonville
global » en pleine expansion1 ?
Revendiquer le droit à la ville au sens où je l'entends ici,
c'est revendiquer une forme de pouvoir de façonnement
fondamental et radical sur les processus d'urbanisation, sur
la manière dont nos villes sont créées et recréées. Dès l'ori-
gine, les villes sont nées de la concentration géographique
et sociale d'un surproduit. L'urbanisation a donc toujours
constitué une sorte de phénomène de classe ; il faut bien
en effet que les surplus soient tirés de quelque part et de
quelqu'un, tandis que leur utilisation est habituellement
contrôlée par quelques-vins (une oligarchie religieuse, par
exemple, ou un poète guerrier aux ambitions impériales).
Cette situation générale se poursuit, bien sûr, sous le capi-
talisme, tout en relevant d'une dynamique légèrement dif-
férente. Le capitalisme repose, nous dit Marx, sur la quête
perpétuelle d'une plus-value (profit). Or, pour produire de
la plus-value, les capitalistes doivent produire un surproduit.
Autrement dit, le capitalisme produit en permanence le sur-
produit nécessaire à l'urbanisation. La relation inverse est
également vraie. Le capitalisme a besoin de l'urbanisation
pour absorber le surproduit qu'il produit en permanence.
D'où l'apparition d'un lien interne entre le développement
du capitalisme et l'urbanisation. On ne sera donc pas sur-
pris de constater que les courbes logistiques de l'essor de
la production capitaliste au fil du temps et de l'urbanisa-
tion de la population mondiale suivent un tracé largement
parallèle.
Observons de plus près l'activité des capitalistes. Ils com-
mencent la journée avec une certaine quantité d'argent et la

1. Mike Davis, Pianet of Slums, Londres, Verso, 2006 [Planète bidon-


villes, trad. Gobelin, Paris, Ab irato, 2005].

30
LE DROIT À LAVITIF

terminent avec une quantité plus importante (leur profit).


Le lendemain, il leur faut décider ce qu'ils feront de l'ar-
gent supplémentaire qu'ils ont gagné la veille. Les voilà face
à un dilemme faustien : réinvestir ce surplus pour gagner
encore plus d'argent, ou le dépenser en plaisirs divers. Les
lois impitoyables de la concurrence les obligent à réinves-
tir, car s'ils ne le font pas, un autre s'en chargera certai-
nement. Pour qu'un capitaliste reste un capitaliste, il doit
réinvestir constamment des surplus afin d'en dégager davan-
tage encore. Les capitalistes qui réussissent gagnent dans
l'ensemble suffisamment pour réinvestir dans l'expansion
tout en satisfaisant leur soif de plaisirs. Ce réinvestissement
perpétuel entraîile toutefois une expansion de la produc-
tion excédentaire. Et surtout, il entraîne une expansion à
un taux composé - d'où toutes les courbes logistiques de
croissance (argent, capital, production et population) qui
s'attachent à l'histoire de l'accumulation de capital.
La politique du capitalisme est affectée par le besoin
constant de trouver des terrains propices à la produc-
tion et à l'absorption d'un surplus de capital. Dans cette
entreprise, le capitaliste se heurte à un certain nombre
d'obstacles qui tendent à l'empêcher de poursuivre une
expansion continue et sans souci. En cas de pénurie de
main-d'œuvre et de salaires trop élevés, il va devoir mettre
au pas la main-d'œuvre existante (le chômage provoqué
par les progrès technologiques et les attaques contre le
pouvoir de la classe ouvrière syndiquée - telles qu'en ont
lancé Thatcher et Reagan dans les années 1980 - consti-
tuent deux recettes éprouvées) ou bien trouver une nou-
velle main-d'œuvre - grâce à l'immigration, à l'exportation
de capital ou à la prolétarisation d'éléments encore indé-
pendants de la population. Il faut également trouver de
nouveaux moyens de production en général, et de nou-
velles ressources naturelles en particulier. D'où une pression

31
VILLES REBELLES

croissante sur l'environnement naturel, censé fournir les


matières premières nécessaires tout en absorbant les iné-
vitables déchets. Les lois impitoyables de la concurrence
obligent également les capitalistes à élaborer constamment
de nouvelles technologies et de nouvelles formes d'organi-
sation ; en effet, ceux qui atteindront une productivité supé-
rieure pourront évincer plus facilement ceux qui emploient
des méthodes moins efficaces. Les innovations entraînent
de nouveaux désirs et de nouveaux besoins, tout en rédui-
sant le temps de rotation du capital et la friction de la dis-
tance. On assiste à l'élargissement du champ géographique
dans lequel le capitaliste peut rechercher librement davan-
tage de main-d'œuvre, de matières premières, etc. Si le
pouvoir d'achat n'est pas suffisant sur un marché existant,
il faut trouver d'autres débouchés en développant le com-
merce extérieur, en faisant la promotion de nouveaux pro-
duits et de nouveaux modes de vie, en créant de nouveaux
instruments de crédit et de nouvelles dépenses publiques
financées par la dette. Si, pour finir, le taux de profit reste
trop bas, la régulation étatique d'une « concurrence rui-
neuse », la monopolisation (fusions et acquisitions) et les
exportations de capitaux vers d'autres horizons sont autant
de solutions envisageables.
Pour peu que l'un ou l'autre des obstacles à la circulation
et à l'expansion continues du capital que nous venons d'évo-
quer se révèle incontournable, l'accumulation de capital est
bloquée et les capitalistes sont en situation de crise. Il leur
est impossible de procéder à un réinvestissement profitable
de leur capital, l'accumulation stagne ou cesse, et le capital
est dévalué (perdu) et peut même, dans certains cas, être
physiquement détruit. Il existe plusieurs formes possibles
de dévaluation. Les marchandises en surplus peuvent être
dévaluées ou détruites, la capacité de production et les actifs
peuvent perdre de la valeur et rester inemployés, l'argent

32
LE DROIT À LAVITIF

lui-même peut être dévalué en cas d'inflation. Et si crise


il y a, la main-d'œuvre risque bien sûr d'être dévaluée par
un chômage massif. Comment la nécessité de contourner
ces obstacles et d'élargir le champ d'une activité capitaliste
profitable a-t-elle pu alors servir de moteur à l'urbanisation
capitaliste ? J'affirme ici que cette dernière joue un rôle par-
ticulièrement actif - en même temps que d'autres phéno-
mènes, tels que les dépenses militaires - dans l'absorption
du surproduit que les capitalistes ne cessent de créer dans
leur recherche de plus-value1.
Prenons, pour commencer, l'exemple du Paris du Second
Empire. L'année 1848 a vu l'une des premières crises mani-
festes d'excédent simultané de capital et de main-d'œuvre
ne trouvant de débouché ni l'un ni l'autre. Cette crise,
qui a touché toute l'Europe, a frappé Paris avec une vio-
lence particulière, entraînant une révolution avortée menée
par les ouvriers au chômage et les utopistes bourgeois qui
voyaient dans une république sociale l'antidote à la cupi-
dité capitaliste et à l'inégalité. La bourgeoisie républicaine
réprima brutalement ce mouvement révolutionnaire, sans
réussir pour autant à résoudre la crise. D'où l'arrivée au
pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte qui, après un coup
d'État en 1851, se proclama empereur en 1852. Pour assu-
rer sa survie politique, l'empereur autoritaire réprima impi-
toyablement les mouvements politiques dissidents ; dans le
même temps, conscient de la nécessité de régler le problème
d'absorption du surplus de capital, il engagea un vaste pro-
gramme d'investissement dans les infrastructures, tant en
France qu'à l'étranger. Il se lança ainsi dans la construc-
tion de chemins de fer à travers toute l'Europe et jusqu'en

1. Pour un exposé plus complet de ces idées, voir David Harvey, The
Enigma of Capital, and the Crises of Capitahsm, Londres, Profile Books,
2010.

33
VILLES REBELLES

Orient et accorda son soutien à des chantiers aussi pha-


raoniques que celui du canal de Suez. En France, il déve-
loppa le réseau ferroviaire, construisit des ports, assécha des
marais, et j'en passe. Mais sa principale réalisation fut de
transformer toute l'infrastructure urbaine de Paris. À cette
fin, Napoléon m fit venir Haussmann à Paris et lui confia
la responsabilité des travaux publics en 1853.
Haussmann avait parfaitement compris que sa mission
d'urbanisation avait pour objectif de contribuer à résoudre le
problème de capital excédentaire et de chômage. La recons-
truction de Paris absorba des volumes considérables (pour
l'époque) de main-d'œuvre et de capitaux et, associée à la
répression autoritaire des aspirations des ouvriers parisiens,
joua un rôle majeur de stabilisation sociale. Haussmann
s'inspira des projets utopiques (des fouriéristes et des saint-
simoniens) de rénovation de Paris qui avaient fiait débat
dans les années 1840, à une grande différence près : il
modifia l'échelle de ces visions urbaines. Le jour où l'ar-
chitecte Hittorff vint lui présenter ses plans pour un nou-
veau boulevard, Haussmann les lui jeta au visage en disant :
« Quarante mètres ! Mais, monsieur, c'est le double, c'est le
triple qu'il nous faut. Oui, je dis bien le triple : cent vingt
mètres. » Haussmann avait une vision de la ville bien plus
vaste et bien plus globale : au lieu de se contenter de rapié-
cer le tissu urbain, il annexa les faubourgs et redessina des
quartiers tout entiers Qes Halles, par exemple). Se refu-
sant à procéder par étapes, il transforma la ville de fond
en comble, une méthode qui rendait nécessaire l'existence
de nouvelles institutions financières et de nouveaux ins-
truments de crédit élaborés sur le modèle saint-simonien
(le Crédit mobilier et la Société immobilière). Il contribua
ainsi dans les faits à résoudre le problème d'écoulement
de l'excédent de capital en mettant sur pied un système

34
LE DROIT À LAVITIF

keynésien d'amélioration de l'infrastructure urbaine finan-


cée par la dette.
Le système fonctionna à merveille pendant une quinzaine
d'années et entraîna non seulement la transformation des
infrastructures urbaines, mais aussi l'apparition d'un mode
de vie urbain inédit et d'un nouveau type de personnalité
urbaine. Paris devint la « Ville lumière », le grand centre
de consommation, de tourisme et de plaisirs (les cafés, les
grands magasins, l'industrie de la mode, les prestigieuses
expositions). Tout cela provoqua une mutation du mode de
vie urbain qui lui permit d'absorber d'importants excédents
grâce à un consumérisme grossier - qui scandalisait les tra-
ditionalistes tout en excluant les ouvriers. Mais l'année 1868
vit l'effondrement du système financier et des structures de
crédit poussés à leurs limites et de plus en plus spéculatifs,
sur lesquels reposait ce mode de vie. Haussmann fut des-
titué. En désespoir de cause, Napoléon m partit en guerre
contre l'Allemagne de Bismarck et fut vaincu. C'est dans
le vide qui suivit que surgit la Commune de Paris, l'un des
plus grands épisodes révolutionnaires de l'histoire urbaine
capitaliste. La Commune résultait à la fois d'une nostalgie
du monde urbain détruit par Haussmann - réminiscences
de la révolution de 1848 - et du désir de ceux qui avaient
été dépossédés par les travaux d'Haussmann de reprendre
possession de leur ville. Mais elle exprimait également des
visions progressistes conflictuelles de modernités socia-
listes alternatives, par opposition à celles du capitalisme de
monopole, l'idéal d'un contrôle hiérarchique centralisé - le
courant jacobin - se heurtant aux projets anarchistes décen-
tralisés de contrôle populaire - le courant proudhonien. En
1872, de violentes querelles au sujet des responsabilités des
uns et des autres dans l'échec de la Commune provoquèrent
entre marxistes et anarchistes une rupture politique radicale

35
VILLES REBELLES

qui, aujourd'hui encore, divise malheureusement une grande


partie de l'opposition de gauche au capitalisme1.
Avançons rapidement pour nous pencher sur la situation
des États-Unis en 1942. Le problème de l'écoulement des
surplus de capital, qui avait paru insoluble dans les années
1930 - en même temps que celui du chômage qui l'accom-
pagnait - , trouva une solution provisoire dans l'immense
mobilisation pour l'effort de guerre. Tout le monde s'in-
quiétait pourtant de ce qui se passerait au lendemain des
hostilités. Politiquement, la situation était dangereuse. Le
gouvernement fédéral dirigeait de facto une économie natio-
nalisée - avec une très grande efficacité, au demeurant - , et
les États-Unis étaient les alliés de l'Union soviétique com-
muniste dans la guerre contre le fascisme. De puissants
mouvements sociaux de tendance socialiste avaient vu le
jour en réaction à la crise des années 1930, et leurs sympa-
thisants participèrent à l'effort de guerre. Nous savons tous
ce qui en résulta : la politique du maccarthisme et la guerre
froide, dont les signes avant-coureurs étaient déjà nombreux
en 1942. Comme sous Napoléon m , les classes dominantes
de l'époque réclamaient évidemment une vigoureuse répres-
sion politique pour réaffirmer leur pouvoir. Mais comment
gérer le problème d'écoulement des surplus de capital ?
Une revue d'architecture publia en 1942 un très long
article consacré à l'œuvre d'Haussmann. Ce texte décri-
vait en détail les aspects convaincants de son entreprise
tout en cherchant à analyser ses erreurs. Cet article était
signé de Robert Moses, un urbaniste qui entreprit, au len-
demain de la Seconde Guerre mondiale, de réaliser dans
l'ensemble de la région métropolitaine de New York ce que

1. Cet exposé s'inspire de David Harvey, Paris, Capital of Modemity,


New York, Routledge, 2003 [Paris, capitale de la modernité, trad. M. Giroud,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2012].

36
LE DROIT À LAVITIF

Haussmann avait entrepris à Paris1. Autrement dit, Moses


modifia l'échelle à laquelle on pensait le processus urbain et,
grâce au système d'autoroutes et de transformations d'infra-
structure financées par la dette, à la suburbanisation et à la
reconfiguration non seulement de la ville mais aussi de toute
la région métropolitaine, il définit une méthode permettant
d'absorber le surproduit et, partant, de résoudre le problème
d'absorption de surplus de capital. Élargi à l'ensemble du
pays et appliqué, comme ce fut le cas, à tous les grands
centres métropolitains des États-Unis - nouveau changement
d'échelle - , ce processus a joué un rôle essentiel dans la sta-
bilisation du capitalisme mondial après la Seconde Guerre
mondiale - période durant laquelle les États-Unis pouvaient
se permettre d'alimenter toute l'économie du monde non
communiste par le biais de déficits commerciaux.
La suburbanisation des États-Unis n'a pas été une simple
affaire d'infrastructures nouvelles. À l'image du Paris du
Second Empire, elle a entraîné une transformation radicale
des modes de vie, imposant un type d'existence jusqu'alors
inconnu dans lequel les nouveaux produits - du pavillon de
banlieue au réfrigérateur et à la climatisation, sans oublier
les deux voitures par ménage et l'augmentation considé-
rable de la consommation de pétrole - ont largement par-
ticipé à l'absorption du surplus. La suburbanisation - en
même temps que la militarisation - a ainsi joué un rôle
essentiel dans cette absorption pendant les années d'après-
guerre. Mais ce phénomène a également eu pour consé-
quence de vider les centres-villes et de les priver de tout
fondement économique viable, générant ainsi ce qu'on a
appelé la « crise urbaine » des années 1960, définie par les

1. Robert Moses, « What happened to Haussmann », Architectural


Forum, vol. 77, juillet 1942, p. 57-66 ; Robert Caro, The Power Broker:
Robert Moses and the FaU of New York, New York, Knopf, 1974.

37
VILLES REBELLES

révoltes des minorités les plus touchées, principalement


afro-américaines, qui vivaient au cœur des villes et se sont
vues exclues de la nouvelle prospérité.
Les centres-villes n'ont pas été les seuls à se révolter. Les
traditionalistes, de plus en plus nombreux à se rallier aux
idées de Jane Jacobs, ont cherché à opposer au modernisme
brutal des vastes projets de Moses un autre type d'esthé-
tique urbaine centré sur le développement des quartiers
et sur la conservation historique, et finalement la gentri-
fication, des secteurs plus anciens. Mais à cette date, les
banlieues avaient déjà été construites, et la transformation
radicale du mode de vie que cela présageait s'accompa-
gnait d'une multitude de conséquences sociales, condui-
sant par exemple les féministes à faire de la banlieue et du
type d'existence qu'elle induisait la cible privilégiée de leurs
critiques. Cette situation a provoqué une telle crise que,
comme Haussmann avant lui, Moses est tombé en disgrâce.
Vers la fin des années 1960, on s'accordait généralement
à considérer ses solutions comme inadéquates et inaccep-
tables. Et si l'haussmannisation de Paris n'a pas été entière-
ment étrangère à la dynamique de la Commune, l'absence
d'âme de la vie banlieusarde a joué un rôle majeur dans
les spectaculaires mouvements de 1968 aux États-Unis :
mécontents, des étudiants blancs appartenant aux classes
moyennes sont entrés dans une phase de révolte, ont cher-
ché à s'unir à d'autres groupes marginalisés et se sont ral-
liés à la lutte contre l'impérialisme américain, pour créer
un mouvement qui visait à construire un monde nouveau,
incluant un nouveau type d'expérience urbaine - précisons
qu'une fois de plus, les courants anarchistes et libertaires se
sont opposés frontalement à ceux qui prônaient des solu-
tions hiérarchiques et centralisées1.

1. Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970.

38
LE DROIT À LAVITIF

La révolte de 1968 s'est accompagnée d'une crise finan-


cière. Partiellement mondiale, avec la fin des accords de
Bretton Woods, celle-ci trouvait également sa source dans
les établissements de crédit qui avaient alimenté le boom
immobilier des précédentes décennies. Cette crise s'est
aggravée à la fin des années 1960, jusqu'à ce qu'en défi-
nitive, l'ensemble du système capitaliste mondial traverse
une crise majeure. Sa première manifestation a été l'éclate-
ment de la bulle immobilière mondiale en 1973, suivie par
la faillite de la ville de New York en 1975. Les sombres
années 1970 étaient arrivées, il allait falloir trouver com-
ment sauver le capitalisme de ses propres contradictions.
Les enseignements du passé donnaient à penser que le pro-
cessus urbain jouerait forcément un rôle important dans
la recherche d'une issue. Comme l'a bien montré William
Tabb, la résolution de la crise des finances new-yorkaises
de 1975, orchestrée par une alliance malaisée entre pou-
voirs publics et établissements financiers, a ouvert la voie à
une réponse néolibérale : protéger le pouvoir de classe du
capital aux dépens du niveau de vie de la classe ouvrière,
tout en dérégulant le marché pour assurer son fonctionne-
ment. Restait à inventer la façon de restaurer la capacité
d'absorption des surplus que le capitalisme est condamné
à produire pour survivre1.
Faisons un nouveau bond en avant jusqu'à la conjonc-
ture actuelle. Le capitalisme international a joué aux mon-
tagnes russes, passant d'une crise et d'un krach régional à
l'autre (Asie de l'Est et du Sud-Est en 1997-1998, Russie
en 1998, Argentine en 2001, etc.) jusqu'à l'effondrement
mondial de 2008. Quel a été le rôle de l'urbanisation dans

1. William Tabb, The Long DefauU: New York City and the Urban Fiscal
Crisis, New York, Monthly Review Press, 1982 ; David Harvey, A Brief
Histoty cf NeoUberalism, Oxford, OUP, 2005.

39
VILLES REBELLES

ce phénomène ? Aux États-Unis, il était communément


admis, jusqu'en 2008, que le marché immobilier était un
facteur important de stabilisation de l'économie, surtout
depuis l'éclatement de la bulle Internet à la fin des années
1990. Le marché immobilier a absorbé directement une
grande partie du surplus de capital grâce à de nouvelles
constructions - de logements dans les centres-villes et dans
les banlieues, ainsi que de nouveaux espaces de bureaux - ,
tandis que la rapide inflation des prix de l'immobilier, sou-
tenue par une vague insensée de refinancement des crédits
hypothécaires à des taux d'intérêt historiquement bas, sti-
mulait le marché intérieur américain des biens de consom-
mation et des services. La stabilisation du marché mondial
a dû beaucoup à l'expansion urbaine et à la spéculation sur
le marché immobilier des États-Unis, un pays qui enre-
gistrait des déficits commerciaux colossaux à l'égard du
reste du monde, empruntant près de deux milliards de dol-
lars par jour pour alimenter son consumérisme insatiable,
sans parler des guerres d'Afghanistan et d'Irak financées par
la dette durant la première décennie du XXIe siècle.
Mais le processus urbain a connu un autre changement
d'échelle. En un mot, il s'est mondialisé. Nous ne pouvons
donc plus nous concentrer exclusivement sur les États-Unis.
Le boom du marché immobilier en Grande-Bretagne, en
Irlande, en Espagne et dans d'autres pays a contribué à ali-
menter la dynamique capitaliste sur des voies comparables
en de nombreux points à celle des États-Unis. L'urbanisation
de la Chine au cours des vingt dernières années, comme
nous le verrons au chapitre 2, présente un caractère radi-
calement différent, se concentrant sur la construction d'in-
frastructures. Son rythme s'est considérablement accéléré
après une brève récession autour de 1997. Durant ces deux
décennies, plus d'une centaine de villes ont dépassé le seuil
du million d'habitants, tandis que de petits villages, tel

40
LE DROIT À LAVITIF

Shenzhen, se transformaient en immenses métropoles de


six à dix millions d'habitants. L'industrialisation, limitée
d'abord aux zones économiques spéciales, n'a pas tardé à
se répandre vers toutes les municipalités désireuses d'ab-
sorber le surplus de capital d'origine étrangère et de réin-
vestir les gains dans une expansion rapide. De gigantesques
projets de construction d'infrastructures, barrages et auto-
routes par exemple - financés, là encore, intégralement par
la dette - transforment le paysage1. Des centres commer-
ciaux tout aussi gigantesques, des parcs scientifiques, des
aéroports, des ports à conteneurs, des centres de loisirs en
tout genre et d'innombrables nouvelles institutions cultu-
relles, sans compter les ensembles résidentiels fermés et les
terrains de golf, sont éparpillés dans le paysage chinois au
milieu de dortoirs urbains surpeuplés destinés aux effec-
tifs massifs de main-d'œuvre mobilisés depuis les régions
rurales appauvries qui fournissent les travailleurs migrants.
Comme nous le verrons, ce phénomène d'urbanisation a
eu des conséquences majeures sur l'économie mondiale et
sur l'absorption du surplus de capital.
La Chine n'est cependant que l'un des épicentres d'un
processus d'urbanisation qui touche aujourd'hui toute la
planète, en partie grâce à l'étonnante mondialisation des
marchés financiers qui exploitent leur flexibilité pour finan-
cer, grâce à la dette, une déferlante de projets urbains de
Dubaï à Sâo Paulo, de Madrid à Bombay et de Hong Kong
à Londres. La Banque centrale chinoise, par exemple, a été
active sur le marché hypothécaire secondaire des États-Unis,
tandis que Goldman Sachs était présent sur les marchés
immobiliers en plein essor de Bombay et que des capitaux

1. Thomas Campanella, The Concrete Dragon: Chma's Urban Révolution


and What it Means for the World, Princeton, NJ, Princeton Architectural
Press, 2008.

41
VILLES REBELLES

de Hong Kong venaient s'investir à Baltimore. Presque


toutes les villes du monde ont assisté à un boom de la
construction à destination des riches - d'un caractère sou-
vent désespérément similaire - , tandis qu'un flot de tra-
vailleurs migrants appauvris convergeait vers les villes, la
paysannerie rurale se trouvant dépossédée par l'industria-
lisation et la commercialisation de l'agriculture.
Cette période de prospérité de l'industrie du bâtiment
a été manifeste à Mexico, Santiago du Chili, Bombay,
Johannesbourg, Séoul, Taipei, Moscou et dans toute l'Eu-
rope - l'exemple le plus spectaculaire étant celui de l'Es-
pagne - , ainsi que dans les villes des principaux pays
capitalistes comme Londres, Los Angeles, San Diego et
New York, où les grands projets d'urbanisme mis en œuvre
en 2007, sous l'administration municipale du milliardaire
Bloomberg, ont été plus nombreux que jamais. Des pro-
grammes d'urbanisation surprenants, spectaculaires et à
maints égards d'une absurdité criminelle ont vu le jour au
Moyen-Orient, par exemple à Dubaï et Abou Dhabi, afin
d'absorber les surplus de capitaux produits par la manne
pétrolière de la manière la plus tape-à-l'œil, la plus sociale-
ment injuste et la plus écologiquement déraisonnable qu'on
puisse imaginer - avec, par exemple, une piste de ski d'in-
térieur en milieu désertique chaud. Nous sommes ici en
présence d'un nouveau changement d'échelle du processus
urbain, lequel rend difficile la compréhension du fiait que ce
qui se passe peut-être sur le plan planétaire est, dans son
principe, comparable aux processus qu'Haussmann avait
si habilement su mener à bien pendant un temps dans le
Paris du Second Empire.
Cependant, ce boom de l'urbanisation a dépendu, comme
tous les précédents, de la mise en place de nouvelles institu-
tions financières et de nouveaux dispositifs destinés à orga-
niser le système de crédit indispensable pour le soutenir.

42
LE DROIT À LAVITIF

Des innovations créées dans les années 1980, et plus par-


ticulièrement la titrisation et le packaging de crédits hypo-
thécaires locaux permettant de les vendre à des investisseurs
du monde entier, ainsi que la mise sur pied de nouveaux
organismes financiers chargés de favoriser un marché hypo-
thécaire secondaire et de détenir des obligations adossées
à des actifs, ont joué en l'occurrence un rôle essentiel. Les
avantages du système étaient nombreux : il permettait de
répartir les risques et offrait au surplus d'épargne un accès
plus facile au surplus de demandes de logements ; il faisait
également baisser, par le jeu de ses interconnexions, les
taux d'intérêt globaux - tout en assurant d'immenses for-
tunes aux intermédiaires financiers qui opéraient ces pro-
diges. Répartir les risques n'est cependant pas les éliminer.
D'autre part, la possibilité de répartir les risques aussi lar-
gement encourage localement des comportements encore
plus risqués, puisque le risque peut être transféré ailleurs.
Faute de mécanismes adéquats d'évaluation des risques, le
marché hypothécaire a échappé à tout contrôle, et ce qui
était arrivé aux frères Pereire en 1867-1868 et à la ville
de New York coupable de prodigalité extrême au début
des années 1970, s'est reproduit dans la crise des sub-
primes et de la bulle immobilière de 2008. Cette crise s'est
d'abord concentrée à l'intérieur et autour des villes améri-
caines - bien qu'on ait pu relever des signes comparables
en Grande-Bretagne - , avec des répercussions particuliè-
rement graves pour les Afro-Américains à faibles revenus
et pour les femmes chefs de famille des quartiers défavori-
sés. Elle a également affecté ceux qui, incapables de faire
face à la hausse vertigineuse du prix des logements dans
les centres urbains, particulièrement dans le sud-ouest des
États-Unis, ont déménagé en semi-périphérie des secteurs
métropolitains pour acheter des pavillons construits à des
fins spéculatives ; après avoir bénéficié d'un crédit à un taux

43
VILLES REBELLES

raisonnable, ils ont dû faire face à l'escalade des frais de


transport nécessaires pour rejoindre leur lieu de travail en
raison de la hausse du prix des carburants, et à des rem-
boursements d'emprunts exorbitants quand leurs taux d'in-
térêt ont été alignés sur ceux du marché. Cette crise, qui a
eu localement des effets désastreux sur la vie et les infras-
tructures urbaines - des quartiers entiers de villes comme
Cleveland, Baltimore et Détroit ont été ravagés par la vague
de saisies immobilières - , a menacé toute l'architecture du
système financier mondial et déclenché, qui plus est, une
récession de grande ampleur. Les parallèles avec les années
1970 sont, c'est le moins que l'on puisse dire, troublants
- y compris la réaction immédiate de la Réserve fédérale
américaine qui s'est lancée dans une politique d'argent bon
marché, dont on peut être presque assuré qu'elle provo-
quera tôt ou tard de fortes tendances inflationnistes, compa-
rables à celles qu'on a pu observer à la fin des années 1970.
La situation actuelle est cependant bien plus compli-
quée, et rien ne permet d'affirmer qu'une grave crise écono-
mique aux États-Unis puisse être compensée par une autre
région du monde (la Chine, par exemple). Les inégalités
géographiques du développement pourraient sauver une fois
encore le système d'un effondrement mondial généralisé,
comme cela a été le cas dans les années 1990, bien que ce
coup-ci, les États-Unis soient au cœur du problème. Mais
le système financier est également beaucoup plus étroite-
ment interconnecté dans le temps qu'il ne l'a jamais été1.
Au moindre déraillement, les transactions informatisées ins-
tantanées risquent de créer une importante divergence sur

1. Richard Bookstaber, A Démon of Our Otm Design: Markets, Hedge


Funds, and the Périls of Financial Innovation, New York, Wiley, 2007 ;
Frank Partnoy, Infections Greed: Houi Deceit and Risk Corrupted Financial
Markets, New York, Henry Holt, 2003.

44
LE DROIT À LAVITIF

le marché - elles ont déjà provoqué une incroyable volatilité


du marché des valeurs ; celle-ci conduira à une crise massive
exigeant que l'on repense entièrement le fonctionnement
du capital financier et des marchés monétaires, jusques et
y compris dans leurs rapports avec l'urbanisation.
Comme dans toutes les phases qui l'ont précédée, cette
expansion radicale très récente du processus urbain s'est
accompagnée d'extraordinaires transformations des modes
de vie. À l'image de la ville elle-même, la qualité de vie
urbaine est devenue une marchandise destinée à ceux qui
ont de l'argent dans ce monde où le consumérisme, le tou-
risme, les industries de la culture et de la connaissance, sans
oublier le recours constant à l'économie du spectacle, sont
désormais des éléments majeurs de l'économie politique
urbaine, même en Inde et en Chine. La tendance postmo-
derne à encourager la formation de niches de marché, tant
dans les choix de modes de vie urbains que dans les habi-
tudes de consommation ou dans les formes culturelles, prête
à l'expérience urbaine contemporaine une aura de liberté
de choix commercial, pourvu qu'on ait l'argent nécessaire
et qu'on puisse se tenir à l'abri de la privatisation de la
redistribution des richesses opérée par une activité crimi-
nelle en plein essor et des pratiques frauduleuses déloyales,
en plein développement partout. Les centres commerciaux,
les multiplexes et les mégastores prolifèrent - la produc-
tion de chacun d'eux est devenue un secteur lucratif-, tout
comme les fast-foods et les marchés d'artisans, les petites
boutiques, ainsi que le phénomène de « pacification par le
cappuccino », comme l'appelle finement Sharon Zukin. Les
lotissements de banlieue incohérents, ternes et monotones,
qui continuent à dominer dans bien des secteurs, trouvent
désormais eux-mêmes leur antidote dans un mouvement
de « nouvel urbanisme » qui vend de la communauté et du
mode de vie haut de gamme sous forme de produits de

45
VILLES REBELLES

promoteurs prétendument capables de réaliser des rêves


urbains. C'est un monde dans lequel l'éthique néolibérale
d'un individualisme possessif poussé peut devenir le modèle
de socialisation de la personnalité humaine. D'où un ren-
forcement de l'isolement individualiste, de l'angoisse et des
névroses au cœur même d'une des plus grandes réalisations
sociales - à en juger du moins par son envergure colossale
et par son caractère général - jamais élaborées dans l'his-
toire humaine pour exaucer nos désirs.
En même temps, les fissures du système ne sont, elles
aussi, que trop évidentes. Nous vivons de plus en plus
dans des villes divisées, fragmentées et déchirées par les
conflits. Notre vision du monde et notre définition du pos-
sible sont fonction du côté où nous nous trouvons et du
type de consommation auquel nous avons accès. Au cours
de ces dernières décennies, le virage néolibéral a replacé
le pouvoir de classe entre les mains des élites aisées1. En
une seule année, plusieurs gestionnaires new-yorkais de
fonds spéculatifs ont empoché trois milliards de dollars
de rémunération personnelle, tandis qu'en l'espace de ces
quelques dernières années, les bonus individuels des prin-
cipaux acteurs de Wall Street passaient de cinq millions
à près de cinquante millions de dollars, provoquant une
extravagante flambée des prix de l'immobilier à Manhattan.
Depuis son évolution néolibérale de la fin des années 1980,
le Mexique compte quatorze milliardaires et peut même se
vanter d'être la patrie de l'homme le plus riche du monde,
Carlos Slim, alors que dans le même temps les revenus
des pauvres stagnaient ou diminuaient. À la fin de 2009,
alors que le point culminant de la crise était dépassé, on
dénombrait cent quinze milliardaires en Chine, cent un

1. David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, op. cit. ; Thomas


Edsall, The New Politics of Inequalùy, New York, Norton, 2003.

46
LE DROIT À LA VIT I F

en Russie, cinquante-cinq en Inde, cinquante-deux en


Allemagne, trente-deux en Grande-Bretagne et trente au
Brésil, sans oublier les quatre cent treize des États-Unis 1 .
Les conséquences de cet écart croissant dans la distribution
de la richesse et du pouvoir sont gravées de façon indélébile
dans les formes spatiales de nos villes, lesquelles se trans-
forment de plus en plus en agglomérations faites de frag-
ments fortifiés, de quartiers résidentiels fermés et d'espaces
publics privatisés soumis à une surveillance constante. La
protection néolibérale des droits de propriété privée et des
valeurs qui les accompagnent devient une forme de poli-
tique hégémonique, qui touche jusqu'à la classe moyenne
inférieure. Dans le monde en développement en particulier,
la ville « se divise en plusieurs parties distinctes avec l'appa-
rition ostensible de nombreux "micro-États". Des quartiers
riches disposant de tous les services - établissements sco-
laires prestigieux, terrains de golf, courts de tennis et milices
privées patrouillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre - se
mêlent à des zones d'habitation illégale où l'eau n'est dis-
ponible qu'aux fontaines publiques, où les systèmes sani-
taires brillent par leur absence, où l'électricité est piratée par
une poignée de privilégiés, où les rues se transforment en
torrents de boue à la moindre averse et où la cohabitation
est la règle. Chaque fragment semble vivre et fonctionner
de façon autonome, s'accrochant obstinément à ce dont il
a pu s'emparer dans sa lutte quotidienne pour la survie2. »
Dans ces conditions, il devient bien plus difficile de sou-
tenir les idéaux d'identité, de citoyenneté et d'intégration

1. Jim Yardley et Vikas Bajaj, « Billionaires' Ascent Helps India, and


Vice Versa », New York Times, 27 juillet 2011.
2. Marcello Balbo, «Urban Planning and the Fragmented City of
Developing Countries », Tkird World Planning Review, vol. 15, n° 1, 1993,
p. 23-25.

47
VILLES REBELLES

urbaines, ainsi que la moindre politique urbaine cohé-


rente, déjà menacés par l'insatisfaction croissante que
suscite l'éthique néolibérale individualiste. L'idée même
que la ville puisse fonctionner comme un corps politique
collectif, comme un lieu à l'intérieur et à partir duquel
pourraient émaner des mouvements sociaux progressistes,
paraît, superficiellement en tout cas, de moins en moins
plausible. On relève pourtant toutes sortes de mouve-
ments sociaux urbains qui cherchent à surmonter ces phé-
nomènes d'isolement et à redonner à la ville une image
différente de celle que lui imposent les puissances des
promoteurs soutenus par la finance, le capital d'entre-
prise et des pouvoirs publics locaux de plus en plus férus
d'esprit d'entreprise. Des administrations urbaines rela-
tivement conservatrices elles-mêmes cherchent à expéri-
menter de nouvelles méthodes qui permettraient à la fois
de produire l'urbain et de démocratiser la gouvernance.
Existe-t-il une alternative urbaine et, le cas échéant, d'où
peut-elle venir ?
L'absorption du surplus par la transformation urbaine
présente cependant un visage encore plus sinistre. Elle
est en effet à l'origine de phases réitérées de restructu-
ration urbaine par la « destruction créatrice ». Ce phéno-
mène présente presque toujours une dimension de classe,
car ce sont généralement les pauvres, les défavorisés et ceux
qui sont exclus du pouvoir politique qui en souffrent les
premiers et le plus cruellement. Il est impossible d'éviter le
recours à la violence pour bâtir le nouveau monde urbain
sur les décombres de l'ancien. Haussmann a démoli les
vieux quartiers pauvres de Paris en employant des mesures
d'expropriation censées servir le bien public et a agi ainsi
au nom du progrès municipal, de la restauration de l'envi-
ronnement et de la rénovation urbaine. Il a délibérément
organisé l'expulsion d'une grande partie de la classe ouvrière

48
LE DROIT À LAVITIF

et d'autres éléments indisciplinés, en même temps que des


industries insalubres, du centre de Paris, où ils représen-
taient une menace pour l'ordre public, la santé publique et,
bien sûr, le pouvoir politique. Il a créé une forme urbaine
là où, pensait-on - à tort, comme on a pu le constater en
1871 - , il aurait été possible d'exercer une surveillance et
un contrôle militaire suffisants pour juguler avec succès
toute velléité de mouvement révolutionnaire. Cependant,
comme l'a fait remarquer Engels en 1872 :

En réalité, la bourgeoisie n'a qu'une méthode pour


résoudre la question du logement à sa manière - ce qui veut
dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre tou-
jours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom,
celui de « Haussmann ».
Par là j'entends [...] la pratique qui s'est généralisée d'ou-
vrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout
dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci
réponde à un souci de santé publique, à un désir d'embellis-
sement, à une demande de grands locaux commerciaux dans
le centre, ou aux exigences de la circulation - pose d'instal-
lations ferroviaires, rues [...] (outre leur utilité stratégique,
les combats de barricades étant rendus plus difficiles). Quel
qu'en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles
et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bour-
geoisie se glorifie hautement de cet immense succès - mais
ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs. Les foyers
d'épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit
après nuit le mode de production capitaliste enferme nos tra-
vailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement... déplacés !
La même nécessité économique les fait naître ici comme là1.

1. Friedrich Engels, La Question du logement, Chanteloup-les-Vignes,


Osez la République sociale, 2012, p. 67.
Aussi sur : www.mandsts.org/francais/engels/works/1872/00/logement.
htm.

49
VILLES REBELLES

Il a fallu en réalité plus d'un siècle pour que s'achève


la conquête bourgeoise du centre de Paris, avec les consé-
quences que nous avons pu observer au cours des der-
nières années : les destructions et les révoltes qui ont secoué
les banlieues isolées où les immigrés marginalisés, les chô-
meurs et les jeunes se trouvent de plus en plus pris au
piège. On ne peut évidemment que regretter que les proces-
sus décrits par Engels se reproduisent inlassablement dans
l'histoire urbaine capitaliste. Robert Moses a « appliqué le
couperet au Bronx », pour reprendre sa formule tristement
célèbre, et les lamentations des collectifs et des mouve-
ments de quartier ont résonné longuement et bruyamment
avant de fusionner dans la rhétorique de Jane Jacobs, protes-
tant contre l'inconcevable destruction non seulement d'un
précieux tissu urbain mais de communautés entières d'ha-
bitants qui possédaient des réseaux d'intégration sociale éta-
blis de longue date 1 . Mais à New York comme à Paris, après
que les mouvements de 1968 se sont opposés aux expropria-
tions brutales et ont réussi à les endiguer, on a assisté à un
processus de transformation bien plus insidieux et plus can-
céreux provoqué par la volonté de discipline financière des
administrations urbaines démocratiques, des marchés fon-
ciers, de la spéculation immobilière, et par l'affectation des
terrains en fonction de leur « usage supérieur et optimal »,
autrement dit du taux de rendement le plus élevé possible
qu'ils pouvaient dégager. Cette fois encore, Engels n'avait
que trop bien compris les mécanismes en jeu :

L'extension des grandes villes modernes confère au terrain,


dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre,
une valeur artificielle, croissant parfois dans d'énormes

1. Marshall Berman, AU That Is Solid Melts IntoAir, Londres, Penguin,


1988.

50
LE DROIT À LAVITIF

proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu


de rehausser cette valeur, l'abaissent plutôt, parce qu'elles
ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démo-
lit donc et on les remplace par d'autres. Ceci a lieu surtout
pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont
le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais
ou du moins qu'avec une extrême lenteur, dépasser un cer-
tain maximum. On les démolit et à leur place on construit
des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics1.

Il est déprimant de penser que ces lignes datent de 1872 ;


en effet, la description d'Engels s'applique parfaitement aux
processus urbains que l'on observe actuellement dans une
grande partie de l'Asie (Delhi, Séoul, Bombay) ainsi qu'à
la gentrification contemporaine de quartiers new-yorkais
comme Harlem et Brooklyn. En résumé, un processus de
déplacement et de dépossession est également au cœur du
phénomène urbain capitaliste, constituant le reflet de l'ab-
sorption du capital par la rénovation urbaine. Prenons le cas
de Bombay où six millions d'individus considérés officiel-
lement comme des habitants de bidonvilles se sont instal-
lés sur des terrains, pour la plupart sans le moindre titre de
propriété - ces lieux apparaissent en blanc sur tous les plans
de la ville. La volonté de faire de Bombay un centre finan-
cier mondial capable de rivaliser avec Shanghai a accéléré
le développement immobilier, rendant les terrains occupés
par les bidonvilles de plus en plus attrayants. La valeur fon-
cière de Dharavi, un des plus grands bidonvilles de Bombay,
est estimée à deux milliards de dollars, et les pressions
en faveur de son évacuation - pour des raisons prétendu-
ment environnementales et sociales qui masquent en réa-
lité une tentative d'accaparement des terres - ne cessent

1. Friedrich Engels, La Question du bgement, op. cit., p. 16-17.

51
VILLES REBELLES

de se renforcer. Soutenues par l'État, les puissances finan-


cières réclament que l'on rase ce bidonville, n'hésitant pas
dans certains cas à prendre violemment possession d'un
terrain que ses habitants occupent depuis une génération
entière. L'accumulation de capital sur les terrains, due à
l'activité immobilière, augmente en flèche, la terre étant
acquise pour trois fois rien. Une compensation est-elle pré-
vue pour ceux qui se trouvent ainsi privés de toit ? Les plus
chanceux obtiennent un petit quelque chose. Mais alors
que la Constitution indienne précise clairement que l'État
est tenu de protéger la vie et le bien-être de l'ensemble
de sa population, de toutes castes et de toutes classes, et
de garantir le droit de chacun à un minimum vital et à
un abri, la Cour suprême indienne a refusé de se pronon-
cer ou a rendu des jugements ne respectant pas cette exi-
gence constitutionnelle. Les habitants des bidonvilles étant
des occupants illégaux, et un grand nombre d'entre eux ne
pouvant évidemment pas prouver leur présence de longue
date sur les lieux, ils n'ont droit à aucune indemnité. Leur
en accorder une reviendrait, aux yeux de la Cour suprême,
à récompenser des pickpockets pour leurs méfaits. Il ne
reste donc aux habitants des bidonvilles qu'à résister et à se
battre, ou à déménager avec leurs maigres biens pour aller
camper le long des autoroutes ou partout où ils réussiront
à trouver un peu d'espace 1 . On observe aux États-Unis des
cas analogues - moins brutaux, certes, et plus respectueux
des lois - , avec l'usage abusif du droit d'expropriation pour
expulser des habitants de longue date de logements décents,
sous prétexte d'utilisation foncière prioritaire (construction

1. Usha Ramanathan, « Dlegality and the Urban Poor », Economie and


Political Weekly, 22 juin 2006 ; Rakesh Shukla, « Rights of the Poor An
Overview of Supreme Court », Economie and Political Weekfy, 2 septembre
2006.

52
LE DROIT À LAVITIF

d'ensembles résidentiels et de grandes surfaces). L'affaire


ayant été portée devant la Cour suprême, les juges - libé-
raux - ont débouté les plaignants - conservateurs - , affir-
mant que la Constitution ne s'opposait pas à ce que les
juridictions locales recourent à de tels procédés pour aug-
menter l'assiette de l'impôt foncier.
Dans les années 1990, les entreprises du bâtiment et les
promoteurs immobiliers de Séoul ont engagé des gros bras,
genre sumos, pour envahir des quartiers entiers et détruire
à coups de masse non seulement les logements mais toutes
les possessions de ceux qui s'étaient construit des maisons
sur les coteaux de la ville dans les années 1950, des ter-
rains qui, quarante ans plus tard, avaient pris une immense
valeur. La plupart de ces collines sont aujourd'hui couvertes
de hautes tours d'habitation ne portant pas la moindre
trace des méthodes brutales d'expulsion qui ont permis
leur construction. En Chine, des millions d'individus sont
contraints d'évacuer des espaces qu'ils occupaient de longue
date. Comme il n'existe pas de droits de propriété privée,
l'État est parfaitement libre de les obliger par voie d'ordon-
nance à partir et se contente de leur offrir une somme déri-
soire censée leur permettre de retomber sur leurs pieds - il
vend ensuite les terrains libérés à des promoteurs en empo-
chant au passage un profit plus que confortable. Dans cer-
tains cas, les gens partent sans protester, mais il existe aussi,
on le sait, de nombreux cas de résistance, en général vio-
lemment réprimés par le Parti communiste. S'agissant de
la Chine, les populations déplacées sont souvent celles des
périphéries rurales ; ce phénomène confirme la pertinence
de l'analyse de Lefebvre, formulée de façon prémonitoire
dans les années 1960, selon laquelle la distinction parfaite-
ment claire qui existait jadis entre urbain et rural s'estompe
peu à peu pour donner naissance, sous la domination hégé-
monique du capital et de l'État, à un ensemble d'espaces

53
VILLES REBELLES

poreux de développement géographique inégal. En Chine,


les communes rurales situées sur les franges urbaines se sont
transformées pour ainsi dire du jour au lendemain : renon-
çant à faire pousser des choux, un travail éreintant et peu
lucratif, leurs habitants - ou du moins les dirigeants des
partis communistes locaux - ont entrepris de faire pous-
ser des immeubles résidentiels et de mener une vie tran-
quille de rentiers urbains. On observe le même phénomène
en Inde, où la politique de zones économiques spéciales
actuellement favorisée par le gouvernement central et ceux
des différents États, entraîne des actes de violence contre
les producteurs agricoles, le cas le plus flagrant étant celui
du massacre de Nandigram au Bengale-Occidental, orches-
tré par le parti politique marxiste au pouvoir pour ouvrir
la voie au grand capital indonésien, tout aussi intéressé par
le développement immobilier urbain que par le développe-
ment industriel. Dans ce cas, les droits de propriété privée
n'ont pas assuré la moindre protection.
Il en va de même de la proposition, progressiste en appa-
rence, consistant à accorder des droits de propriété privée
à des populations qui occupent illégalement des terrains ;
ce capital devrait, prétend-on, leur permettre de sortir de la
pauvreté. Ce genre de suggestion a été présenté récemment
à propos des favelas de Rio. Malheureusement, la préca-
rité des revenus des pauvres et leurs fréquentes difficultés
financières les incitent bien souvent à se laisser convaincre
d'échanger leur bien immobilier contre une modeste somme
en espèces - les riches refusent généralement de céder leurs
précieuses possessions, quel que soit le montant qu'on leur
propose, ce qui explique que Moses ait pu appliquer son
couperet au Bronx et non à l'opulente Park Avenue. Je suis
prêt à parier que, si la tendance actuelle se confirme, toutes
les collines qu'occupent aujourd'hui des favelas seront,
dans moins de quinze ans, couvertes de grands immeubles

54
LE DROIT À LAVITIF

résidentiels offrant une vue imprenable sur la baie de Rio,


tandis que les anciens habitants auront pris leurs cliques et
leurs claques pour aller s'installer dans quelque périphérie
éloignée1. L'effet à long terme de la politique de privati-
sation des logements sociaux du centre de Londres entre-
prise par Margaret Thatcher a été de créer, d'un bout à
l'autre de la région métropolitaine, une structure des prix
de l'immobilier (locations et achats) interdisant aux faibles
revenus, et même à ceux de la classe moyenne, d'accéder
à des logements à proximité du centre-ville. Le problème
d'un logement abordable, comme celui de la pauvreté et
de l'accessibilité, a effectivement été déplacé.
Ces exemples attirent notre attention sur l'existence de
toute une batterie de solutions, « progressistes » en appa-
rence, qui, non contentes de déplacer le problème, l'ag-
gravent tout en allongeant la chaîne dorée qui tient les
populations vulnérables et marginalisées prisonnières de
l'orbite de la circulation et de l'accumulation du capital.
Hemando de Soto affirme, et ses propos ne sont pas sans
influence, que c'est l'absence de droits de propriété incon-
testables qui empêche les pauvres de sortir de la misère dans
une si grande partie du sud de notre planète - ignorant les
abondants témoignages de misère provenant de sociétés où
des droits de propriété inattaquables sont faciles à établir. Il
n'est évidemment pas exclu que, dans certains cas, l'octroi
de ces droits dans les favelas de Rio ou dans les bidonvilles

1. Une grande partie de cette réflexion s'inspire de l'ouvrage de


Hemando de Soto, The Mystery of Capital: Why Capitalisât Triumphs m
the West and Fails Everyuihere Else, New York, Basic Books, 2000 [Le
Mystère du capital : pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue
partout ailleurs-,trad. Michel Le SeacTi, Paris, Flammarion, 2005] ; voir
l'analyse critique de Timothy Mitchell, « The Work of Economies: How
a Discipline Makes its World », European Journal of Sociology, vol. 46,
n° 2, 2005, p. 297-320.

55
VILLES REBELLES

de Lima puisse libérer quelques énergies individuelles et


susciter des initiatives audacieuses permettant à certains
d'améliorer leur situation personnelle. Malheureusement,
ces progrès personnels s'accompagnent bien souvent de la
destruction des liens collectifs de solidarité sociale et de
soutien mutuel ne visant pas à une maximisation des pro-
fits, alors que tout effet agrégé a de fortes chances d'être
annulé en l'absence d'emploi sûr et suffisamment rémuné-
rateur. Au Caire, Julia Elyachar, par exemple, relève que
ces mesures, apparemment progressistes, créent un « marché
de la dépossession » qui cherche en réalité à extraire de la
valeur d'une économie morale fondée sur le respect mutuel
et sur la réciprocité, au profit d'institutions capitalistes1.
Le même commentaire s'applique pour une large part
aux solutions de microcrédit et de microfinance que l'on
prétend apporter aujourd'hui à la pauvreté mondiale, et
dont les institutions financières de Washington vantent les
mérites en des termes si convaincants. Dans son incarna-
tion sociale - telle que l'envisageait à l'origine le lauréat du
prix Nobel de la paix, Yunus - , le microcrédit a effective-
ment créé de nouvelles possibilités et exercé un effet non
négligeable sur les relations entre les sexes, avec des consé-
quences positives pour les femmes de pays tels que l'Inde et
le Bangladesh. Mais il impose par ailleurs des systèmes de
responsabilité collective du remboursement des emprunts
qui risquent fort d'emprisonner au lieu de libérer. Dans
le monde de la microfinance tel que le présentent les ins-
titutions de Washington - par opposition à l'orientation
sociale et plus philanthropique du microcrédit proposée par
Yunus - , cela revient à offrir aux établissements financiers
mondiaux des sources de revenu à haut rendement, avec

1. Julia Elyachar, Markets of Dispossession: NGOs, Economie Development,


and the State in Cairo, Chapel Hill, NC, Duke University Press, 2005.

56
LE DROIT À LAVITIF

des taux d'intérêt égaux ou supérieurs à 18 %, au milieu


d'une structure commerciale émergente, ouvrant aux entre-
prises multinationales l'immense marché agrégé constitué
par les deux milliards d'êtres humains qui vivent avec moins
de deux dollars par jour. Il s'agit de permettre à la grande
entreprise de pénétrer ce gigantesque « marché à la base de
la pyramide », comme on l'appelle dans les milieux écono-
miques, par la constitution de réseaux complexes de ven-
deurs - essentiellement des femmes - reliés par une chaîne
de commercialisation allant de l'entrepôt de la multinatio-
nale aux marchands des rues 1 . Les vendeurs forment un
collectif de relations sociales dans lequel ils sont tous res-
ponsables les uns des autres, et qui a pour fonction de
garantir le remboursement de l'emprunt assorti d'intérêts
leur permettant d'acheter les marchandises qu'ils revendent
ensuite au détail. Comme nous l'avons dit à propos de l'oc-
troi de droits de propriété privée, il est très probable que
certains - surtout des femmes en l'occurrence - parvien-
dront à accéder ainsi à un certain niveau d'aisance et que
les difficultés notoires des pauvres à disposer de produits
de consommation à des prix raisonnables seront atténuées.
Mais cela n'apporte aucune solution au problème de la
pauvreté causée par les questions urbaines. La plupart des
membres du système de microfinance se trouveront réduits
à une forme de servitude pour dette, condamnés à jouer un
rôle, mal rémunéré, de pont entre les multinationales et les
populations appauvries des bidonvilles urbains, la balance
penchant invariablement en faveur des multinationales. Ce

1. Anyana Roy, Poverty Capital: Microfinance and the Making of


Development, New York, Routledge, 2010; C. K. Prahalad, The Fortune
at the Bottom of the Pyramid: Eradicating Poverty Through Profits, New
York, Pearson Prentice Hall, 2009 [Quatre milliards de nouveaux consom-
mateurs : vaincre la pauvreté grâce au profit ; trad. Émily Borgeaud, Paris,
Village mondial, 2004].

57
VILLES REBELLES

genre de structure empêchera la recherche d'autres solu-


tions plus productives et n'offre certainement aucun droit
à la ville.
L'urbanisation, pouvons-nous conclure, a joué un rôle
essentiel dans l'absorption des surplus de capital, sur une
échelle géographique en constante expansion ; mais elle l'a
fait au prix de processus de destruction créatrice de plus
en plus envahissants, qui ont privé les masses urbaines de
tout droit à la ville. Ce processus débouche périodique-
ment sur des révoltes, comme celle qui a secoué Paris en
1871 lorsque les dépossédés se sont soulevés, cherchant à
reconquérir la ville qu'ils avaient perdue. Les mouvements
sociaux urbains de 1968, de Paris et Bangkok à Mexico et
Chicago, cherchaient également à définir un mode de vie
urbain différent de celui que prétendaient leur imposer les
promoteurs capitalistes et l'État. Si, comme tout semble
l'indiquer, les difficultés financières actuelles s'aggravent, si
nous touchons au terme de la phase néolibérale, postmo-
derne et consumériste d'absorption capitaliste des surplus
par l'urbanisation, et s'il en résulte une crise plus générale,
une question se pose : où est notre Mai 68, ou, encore plus
spectaculairement, notre version de la Commune ?
Aujourd'hui, par analogie avec les transformations du
système financier, la réponse politique ne peut qu'être
beaucoup plus complexe en raison même des dimensions
qu'a pris le processus urbain ainsi que des fissures, des
incertitudes et des évolutions géographiques inégales qui
le déchirent. Mais comme l'a chanté autrefois Léonard
Cohen, ce sont les failles du système « qui laissent entrer la
lumière ». Partout, on note des signes de révolte. L'agitation
est chronique en Chine et en Inde, les guerres civiles font
rage en Afrique, l'Amérique latine est en effervescence,
des mouvements autonomistes surgissent un peu partout,
et même aux États-Unis, on voit certains signes politiques

58
LE DROIT À LAVITIF

donnant à penser que la majeure partie de la population


en a « ras le bol » des inégalités révoltantes. Chacune de ces
révoltes pourrait faire rapidement tache d'huile. Néanmoins,
et à la différence du système financier, il n'existe pas de
liens étroits entre les différents mouvements sociaux d'op-
position urbains et périurbains, si nombreux pourtant d'un
bout à l'autre de la planète. En réalité, nombre d'entre
eux n'entretiennent absolument aucune relation. Aussi est-
il peu probable qu'une seule étincelle puisse provoquer
un gigantesque feu de prairie, tel qu'en rêvait le Weather
Underground. Il faudra quelque chose de beaucoup plus
systématique. Mais si ces différents mouvements d'op-
position parvenaient à se rapprocher - s'ils s'unissaient,
par exemple, autour du slogan du droit à la ville - , que
devraient-ils revendiquer ?
La réponse à cette question est assez simple : un plus
grand contrôle démocratique sur la production et l'utilisa-
tion des surplus. Le processus urbain représentant l'un de
ses principaux débouchés, le droit à la ville s'affirme par
l'instauration d'un contrôle démocratique sur l'utilisation
du surplus par l'urbanisation. Le surproduit n'est pas mau-
vais en soi : en fait, dans bien des situations, l'existence d'un
excédent constitue même la clé de la survie. À travers toute
l'histoire capitaliste, une partie de la plus-value créée a été
prélevée par l'État sous forme d'impôt ; dans les périodes de
gouvernement social-démocrate, cette proportion a considé-
rablement augmenté, plaçant ainsi une grande fraction du
surplus entre les mains de l'État. Le projet néolibéral des
trente dernières années a été tout entier dirigé vers la pri-
vatisation du contrôle du surplus. Les données de tous les
pays membres de l'OCDE révèlent pourtant que la part de
la production brute prélevée par l'État est restée à peu près
constante depuis les années 1970. Le principal exploit de
l'assaut néolibéral a donc été d'empêcher la part de l'État

59
VILLES REBELLES

de s'accroître comme elle l'avait fait dans les années 1960.


Une autre de ses réalisations a été la création de nouveaux
systèmes de gouvernance qui intègrent les intérêts de l'État
et ceux du monde de l'entreprise et qui, par l'exercice du
pouvoir de l'argent, veillent à ce que le contrôle sur l'uti-
lisation du surplus exercé par l'appareil d'État soit favo-
rable au capital d'entreprise et aux classes supérieures dans
le façonnement du processus urbain. Augmenter la part de
surplus contrôlée par l'État ne sera efficace que si l'État
lui-même est réformé, et replacé sous un contrôle démo-
cratique populaire.
Nous constatons que le droit à la ville se retrouve de plus
en plus dans les mains d'intérêts privés ou quasi privés. À
New York, par exemple, un maire milliardaire, Michael
Bloomberg, a redessiné la ville selon un modèle favorable
aux promoteurs, à Wall Street et aux membres de la classe
capitaliste transnationale, tout en continuant à la vendre
comme un lieu idéal pour les entreprises de forte valeur
et comme une destination touristique de premier choix,
transformant ainsi dans les faits Manhattan en une vaste
résidence fermée pour riches. Sa devise en matière d'urba-
nisme a été, non sans quelque ironie, « Building like Moses
vrith Jane Jacobs in mind » (« Construire comme Moses avec
Jane Jacobs à l'esprit 1 »). Paul Allen, un autre milliardaire,
est à la barre de Seattle, tandis qu'à Mexico, l'homme le
plus riche de la planète, Carlos Slim, fait repaver les rues
du centre pour plaire aux touristes. Ces individus particu-
lièrement fortunés ne sont pas les seuls au demeurant à
exercer un pouvoir direct. La ville de New Haven n'a pas
les ressources nécessaires pour réinvestir elle-même dans

1. Scott Larson, « Building Like Moses with Jane Jacobs in Mind », thèse,
City University of New York, Department of Earth and Environmental
Sciences, 2010.

60
LE DROIT À LAVITIF

l'aménagement urbain ; c'est donc l'université de Yale, l'une


des plus riches du monde, qui redessine une grande partie
du tissu urbain conformément à ses besoins. L'université
Johns Hopkins en fait autant à l'est de Baltimore, et la
Columbia University envisage de leur emboîter le pas dans
certains secteurs de New York (deux projets qui, à l'image
de la tentative d'accaparement des terrains à Dharavi, ont
provoqué des mouvements de résistance des quartiers). Le
droit à la ville, tel qu'il existe aujourd'hui, est beaucoup
trop limité et se voit le plus souvent monopolisé par une
petite élite politique et économique, en mesure de façonner
la ville de manière croissante, en fonction de ses besoins
particuliers et de ses envies.
Essayons pourtant à présent d'aborder la situation sous un
jour plus structurel. En janvier de chaque année, on publie
une estimation du total des bonus empochés par les finan-
ciers de Wall Street pour le dur travail qu'ils ont accom-
pli au cours de l'année précédente. En 2007, une année
désastreuse à tous points de vue pour les marchés finan-
ciers (mais bien moins mauvaise que l'année suivante), ces
primes ont atteint un montant total de 33,2 milliards de dol-
lars, c'est-à-dire 2 % seulement de moins que l'année précé-
dente (un taux de rémunération confortable pour des gens
qui avaient semé la pagaille dans le système financier mon-
dial). Au milieu de l'été 2007, la Réserve fédérale améri-
caine et la Banque centrale européenne ont injecté plusieurs
milliards de crédits à court terme pour assurer la stabi-
lité du système financier ; au cours de l'année, chaque fois
que les marchés de Wall Street menaçaient de plonger, la
Réserve fédérale a abaissé spectaculairement ses taux d'inté-
rêt. Pendant ce temps, deux ou trois millions de personnes
- essentiellement des femmes chefs de famille, des Afro-
Américains des noyaux urbains et des populations blanches
marginalisées de la semi-périphérie urbaine - ont perdu,

61
VILLES REBELLES

ou vont perdre, leur logement à la suite d'une saisie. Dans


de nombreux quartiers urbains et même dans des commu-
nautés périurbaines entières des États-Unis, les maisons
ont été condamnées et vandalisées, sacrifiées aux pratiques
de crédit prédatrices des établissements financiers. Cette
population-là n'a pas touché de bonus. Et même, dans la
mesure où la saisie entraîne l'annulation de la dette, ce qui
est considéré comme un revenu, un grand nombre de ces
personnes risquent de recevoir un avis d'imposition sur le
revenu très élevé, pour de l'argent qu'ils n'ont jamais eu
entre les mains. Cette asymétrie consternante conduit à se
poser la question suivante : pourquoi la Réserve fédérale et
le Trésor américain n'ont-ils pas élargi leur aide financière
à moyen terme aux ménages menacés de saisie, en atten-
dant que la restructuration des crédits hypothécaires à des
taux raisonnables permette de résoudre une grande partie
du problème ? Une telle mesure aurait atténué la brutalité
de la crise du crédit et protégé les individus appauvris ainsi
que les quartiers où ils vivaient. De plus, le système finan-
cier mondial ne se serait pas retrouvé au bord de l'insol-
vabilité totale, comme cela s'est produit un an plus tard.
Certes, la Réserve fédérale aurait outrepassé les limites de
sa sphère d'attribution habituelle et aurait enfreint la règle
idéologique néolibérale voulant qu'en cas de conflit, entre le
bien-être des institutions financières et celui du peuple, on
sacrifie ce dernier. Elle aurait également contrarié les préfé-
rences de la classe capitaliste concernant la répartition des
revenus, en même temps que les idées néolibérales de res-
ponsabilité personnelle. Observez pourtant ce qu'ont coûté
le respect de ces règles et la destruction créatrice absurde
qui en a résulté. Ne peut-on, ne doit-on vraiment pas agir
pour essayer d'inverser ces choix politiques ?
Malheureusement, aucun mouvement d'opposition cohé-
rent à toutes ces injustices ne s'est encore manifesté au

62
LE DROIT À LA VILLE

XXIe siècle. On observe déjà, bien sûr, une multitude de


luttes urbaines et une grande diversité de mouvements
sociaux urbains (au sens le plus large du terme, incluant
les mouvements des arrière-pays ruraux). On relève dans
le monde entier une foule d'innovations urbaines dans le
domaine de la durabilité environnementale, de l'intégra-
tion culturelle des immigrés et de la conception urbanis-
tique des espaces de logements sociaux. Mais ces initiatives
doivent encore se rassembler autour de l'objectif unique
d'un contrôle accru sur l'emploi du surplus - sans parler
des conditions de sa production. Une étape, qui n'est cer-
tainement pas finale, de l'unification de ces luttes consiste
à se concentrer sur les moments de destruction créatrice où
l'économie d'accumulation de richesse vient s'ajouter bru-
talement à l'économie de dépossession. Il faut alors procla-
mer au nom des dépossédés leur droit à la ville - leur droit
de changer le monde, de changer la vie et de réinventer
une ville plus conforme à leurs vœux. Ce droit collectif, à
la fois slogan opérationnel et idéal politique, nous ramène
à cette question séculaire : qui contrôle le lien interne entre
urbanisation d'une part, et production et utilisation du sur-
plus de l'autre ? Peut-être, après tout, Lefebvre avait-il rai-
son d'affirmer, il y a plus de quarante ans, que la révolution
de notre temps serait urbaine, ou ne serait pas.
Chapitre 2

Les racines urbaines


des crises capitalistes

Dans un article du New York Times daté du 5 février 2011


et intitulé « Housing Bubbles Are Few and Far Between »
(« Les bulles immobilières sont rares et espacées »), Robert
Shiller, l'économiste que beaucoup s'accordent à considérer
comme le meilleur spécialiste américain de l'immobilier en
raison du rôle qu'il a joué dans l'établissement de l'indice des
prix du marché immobilier Case-Shiller, a cherché à rassurer
l'opinion publique en affirmant que la récente bulle immo-
bilière était un « événement rare, qui ne se reproduira [it] pas
avant plusieurs décennies. [...] L'énorme bulle immobilière
[du début des années 2000] ne peut se comparer, écrivait-
il, à aucun cycle du marché immobilier national ou inter-
national de l'histoire. Les bulles précédentes étaient plus
petites et plus régionales. » Si l'on tenait à établir des paral-
lèles qui tiennent la route, il faudrait, selon lui, se reporter
aux bulles foncières observées aux États-Unis à la fin des
années 1830 et dans les années 18501.
H s'agit là, comme je vais le montrer, d'une interpréta-
tion aussi inexacte que dangereuse de l'histoire capitaliste.
Le fait qu'elle soit passée inaperçue est le signe d'un grave

1. Robert Shiller, « Housing Bubbles are Few and Far Between », New
York Times, 5 février 2011.

65
VILLES REBELLES

aveuglement de la pensée économique contemporaine, une


cécité qui frappe malheureusement aussi l'économie politique
marxiste. Le krach immobilier que les États-Unis ont subi en
2007-2010 a certainement été plus profond et plus durable
que la plupart - peut-être marque-t-il même la fin d'une ère
de l'histoire économique américaine - , mais il n'a certaine-
ment pas été sans précédent dans sa relation avec des perturba-
tions macroéconomiques du marché mondial. Plusieurs signes
donnent du reste à penser qu'il est sur le point de se répéter.
L'économie conventionnelle considère couramment les
investissements dans l'environnement bâti en général, et
dans le logement en particulier, ainsi que l'urbanisation,
comme des sujets plus ou moins accessoires par rapport aux
affaires plus importantes qui se déroulent dans une entité fic-
tive appelée l'« économie nationale ». Le chapitre de l'« éco-
nomie urbaine » est ainsi laissé aux économistes de second
rang pendant que les grosses pointures vont exercer leurs
compétences macroéconomiques ailleurs. Même lorsque ces
grands pontes prennent connaissance des processus urbains,
ils font comme si la réorganisation spatiale, le développe-
ment régional et la construction de villes n'étaient qu'une
conséquence sur le terrain de phénomènes de plus grande
ampleur qui ne sont pas affectés par ce qu'ils produisent 1 .
C'est ainsi que dans le rapport 2009 de la Banque mon-
diale sur le développement dans le monde, un texte qui,
pour la toute première fois, accordait une vraie place à la
géographie économique et au développement urbain, l'éven-
tualité d'une catastrophe capable de provoquer une crise

1. « Il est effectivement choquant qu'il y ait eu aussi peu de recouvre-


ment et d'interaction entre la littérature sur la macroéconomie et la lit-
térature sur le logement », écrit Charles Leung dans « Macroeconomics
and Housing: A Review of the Literature », Journal of Housing Economies,
vol. 13, n® 4, 2004, p. 249-267.

66
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

économique mondiale n'a même pas été envisagée. Rédigé


par des économistes qui n'ont consulté ni géographes, ni
historiens, ni spécialistes de sociologie urbaine, ce texte
avait prétendument pour objectif d'explorer l'« influence [de
la géographie] sur l'opportunité économique en faisant de
l'espace et de la localisation, non plus de simples courants
sous-jacents de la politique économique, mais des éléments
fondamentaux de cette politique ».
Les auteurs cherchaient en réalité à montrer que l'ap-
plication des remèdes habituels de l'économie néolibérale
aux affaires urbaines - exclure par exemple l'État de toute
régulation sérieuse des marchés fonciers et immobiliers
et minimiser les interventions de la planification urbaine,
régionale et spatiale au nom de la justice sociale et de l'éga-
lité régionale - était le meilleur moyen de soutenir la crois-
sance économique, autrement dit, l'accumulation de capital.
Tout en ayant la décence de « regretter » de n'avoir ni le
temps ni la place nécessaires pour étudier dans le détail les
conséquences sociales et environnementales de leurs propo-
sitions, ils étaient manifestement convaincus que les villes
qui fournissent « des marchés fonciers et de la propriété
fluides et d'autres institutions en soutien - comme la pro-
tection des droits de propriété, l'application des contrats et
le financement du logement - seront plus à même de pros-
pérer à long terme, à mesure que les besoins des marchés
évoluent. Les villes prospères ont assoupli les lois relatives
au zonage afin de permettre aux utilisateurs de forte valeur
d'enchérir pour les terrains de haute valeur - et ont adopté
des réglementations d'aménagement du territoire flexibles
pour s'adapter à l'évolution de leur rôle1. »

1. Rapport sur le développement dans le monde 2009 : Repenser la géogra-


phie économique, Washington DC, World Bank, 2009 [trad. fr. Groupe
De Boeck, Bruxelles, 2009, p. 3 et 142]. Consultable en ligne sur :

67
VILLES REBELLES

Ils oublient que la terre n'est pas une marchandise comme


les autres. C'est une forme de capital fictif créé dans l'attente
de rentes futures. Au cours de ces quelques dernières années,
la maximisation de son rapport a chassé les ménages à faibles
revenus, et même à revenus modestes, de Manhattan et du
centre de Londres, ce qui a eu des effets catastrophiques en
termes de disparités de classe et de qualité de vie des popu-
lations défavorisées. D'où les pressions brutales qui s'exer-
cent sur les terrains de grande valeur de Dharavi à Bombay
- un prétendu bidonville que le rapport décrit fort juste-
ment comme un écosystème humain productif. En un mot,
le rapport de la Banque mondiale se fiait le défenseur du
type d'intégrisme libéral à l'origine du séisme macroécono-
mique que nous venons de vivre, avec ses répliques persis-
tantes, en même temps que des mouvements sociaux urbains
d'opposition à la gentrification, à la destruction des quartiers
et au recours à l'expropriation - ou à des méthodes plus bru-
tales encore - pour expulser les habitants et laisser place à
des utilisations foncières à plus forte valeur.
Depuis le milieu des années 1980, la politique urbaine
néolibérale - appliquée, par exemple, d'un bout à l'autre de
l'Union européenne - a décidé qu'il était inutile de redistri-
buer la richesse aux quartiers, aux villes et aux régions désa-
vantagés, et qu'il était préférable de canaliser les ressources
vers des pôles de croissance « entrepreneuriale » dynamique.
Une version spatiale de l'« effet de retombées » finirait à long
terme (ce long terme proverbial que l'on attend toujours vai-
nement) par remédier à ces fâcheuses inégalités régionales,

http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/ACCUEILEXTN/
EXTDECPGFRE/EXTDECRESINFRE/EXTRDMINFRE/EXTRDM2
009INFRE/0„contentMDK:22029353~pagePK:64168445~piPK:641683
09~theSitePK:5358276,00.html ; David Harvey, « Assessment: Reshaping
Economie Geography: The World Development Report », Development and
Change Forum 2009, vol. 40, n° 6, 2009, p. 269-278.

68
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

spatiales et urbaines. Livrer la ville aux promoteurs et aux


financiers spéculateurs profite à tous ! Si seulement les
Chinois avaient confié l'aménagement de leur espace fon-
cier urbain aux forces de l'économie libérale, affirme le rap-
port de la Banque mondiale, l'économie chinoise se serait
développée encore plus rapidement qu'elle ne l'a fait !
La Banque mondiale préfère manifestement le capital spé-
culatif aux hommes. Elle n'envisage pas un instant qu'une
ville puisse obtenir de bons résultats, en ternies d'accumula-
tion de capital, alors que sa population - à l'exception d'une
classe privilégiée - et son environnement sont sacrifiés. Pire
encore, ce rapport se fait complice de la politique à l'origine
de la crise de 2007-2009. C'est d'autant plus curieux qu'il a
été publié six mois après la faillite de Lehman et presque deux
ans après la dégradation du marché immobilier américain, à
une date où le tsunami des saisies se profilait déjà à l'hori-
zon. On nous affirme ainsi, sans une once d'esprit critique :

Depuis la déréglementation des systèmes financiers au cours


de la seconde moitié des années 1980, les financements du
logement basés sur le marché ont rapidement augmenté. Les
marchés hypothécaires résidentiels représentent à présent plus
de 40 % du produit intérieur brut (PIB) des pays dévelop-
pés. Cependant, ceux des pays en développement sont bien
inférieurs, atteignant en moyenne moins de 10 % du PIB. Le
rôle des pouvoirs publics doit consister à stimuler un engage-
ment privé bien réglementé. [...] Un bon début peut consister
à établir les fondements juridiques de contrats d'hypothèque
simples, applicables et réfléchis. Lorsque le système financier
d'un pays se développe et devient bien établi, le secteur public
peut favoriser l'émergence d'un marché hypothécaire secon-
daire, développer des produits financiers innovants et renfor-
cer la tkrisation des hypothèques. Les logements qui sont la
propriété de l'occupant et qui représentent en général le bien
individuel le plus important d'un foyer, jouent un rôle majeur

69
VILLES REBELLES

dans la génération de richesses, la sécurité sociale et la poli-


tique. Les personnes qui sont propriétaires de leur maison ou
qui bénéficient de la jouissance d'un bien résidentiel à des
conditions favorables s'impliquent davantage dans la vie de leur
communauté et sont donc plus portées à faire pression pour la
réduction de la criminalité, le renforcement de la gouvernance
et l'amélioration des conditions environnementales locales1.

Ces déclarations sont pour le moins surprenantes au vu des


récents événements. Passons sur la crise hypothécaire des sub-
primes, alimentée par des mythes stupides sur les bienfaits de
l'accès général à la propriété de son logement, et sur le range-
ment de crédits hypothécaires toxiques dans des CDO (obliga-
tions adosséeses à des actifs) bien notées facilitant leur vente
à des investisseurs crédules. Passons sur la suburbanisation

1. Rapport sur le développement dans le monde, op. cit, p. 206. Trois des
auteurs de ce rapport ont répondu par la suite aux critiques de géographes,
sans pourtant prendre la peine d'examiner les critiques fondamentales que
j'avais exprimées (par exemple que « la terre n'est pas une marchandise » et
qu'il existe un lien négligé entre les crises macroéconomiques et les poli-
tiques de logement et d'urbanisation), en alléguant, chose surprenante, que
tout ce que j'affirmais en réalité était que « la récente crise hypothécaire des
subprimes aux États-Unis suggère que le financement immobilier n'a aucun
rôle à jouer pour régler les besoins d'abri des pauvres dans les pays en déve-
loppement », ce qui était, selon eux, « étranger à la sphère du rapport ».
Autrement dit, ils ont ignoré le point essentiel de ma critique. Voir Uwe
Deichmann, Indermit Gill et Chor-Chingh Goh, « Texture and Tractability:
The Framework for Spatial Policy Analysis in the World Development Report
2009», Cambridge Journal qf Régions, Economy and Society, vol. 4, n° 2, 2011,
p. 163-174. Le seul groupe d'économistes à avoir compris depuis long-
temps l'importance du pic « qu'ont connu les valeurs foncières et l'activité
du bâtiment juste avant de grandes dépressions », et le rôle majeur qu'elles
ont joué « dans la création du boom et de la récession qui s'en est suivie »,
sont les disciples de Henry George. Malheureusement, le courant dominant
des économistes les ignore complètement. Voir Fred Foldvaiy, « Real Estate
and Business Cycles: Henry George's Theory of the Trade Cycle », article
présenté au colloque Henry George du Lafayette College, 13 juin 1991.

70
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

sans frein, consommatrice à la fois de terres et d'énergie au-


delà des limites du raisonnable, si l'on veut que notre pla-
nète puisse continuer à servir d'habitation aux hommes ! Les
auteurs pourraient se défendre en affirmant qu'ils n'avaient
pas pour mission de rattacher leurs réflexions sur l'urbanisa-
tion au problème du réchauffement global. Emboîtant le pas
à Alan Greenspan, ils pourraient également prétendre avoir
été pris de court par les événements de 2007-2009 ; comment
aurait-on pu attendre d'eux qu'ils se demandent si leur scé-
nario optimiste ne contenait véritablement aucun motif d'in-
quiétude ? En insérant les termes de « bien réglementé » et de
« réfléchis » dans leur plaidoyer, ils s'étaient en quelque sorte
« couverts » contre toute critique éventuelle.
Tout de même, dans la mesure où ils citent d'innom-
brables exemples historiques « soigneusement choisis » pour
étayer leurs prétendus remèdes néolibéraux, comment ont-
ils pu ne pas voir que la crise de 1973 avait eu pour ori-
gine un effondrement du marché immobilier mondial qui
avait lui-même provoqué la chute de plusieurs banques?
N'ont-ils vraiment pas remarqué que la crise des caisses
d'épargne américaines, les savings and ban (S&L), déclen-
chée par des investissements immobiliers douteux à la fin
des années 1980, a entraîné la culbute de plusieurs centaines
d'établissements financiers, ce qui a coûté quelque deux
cents milliards de dollars aux contribuables américains - une
situation qui a tellement préoccupé William Isaac, alors pré-
sident de la Fédéral Deposit Insurance Corporation, qu'en
1987, il a menacé de nationalisation l'Association des ban-
quiers américains s'ils ne changeaient pas de comportement ?
Que la fin de la période de prospérité japonaise en 1990 a
correspondu à l'effondrement des prix du foncier, encore en
cours ? Qu'il a fallu nationaliser le système bancaire suédois
en 1992 à la suite de ses excès sur les marchés immobiliers ?
Qu'un des éléments déclencheurs de l'effondrement en Asie

71
VILLES REBELLES

de l'Est et du Sud-Est en 1997-1998 a été un développe-


ment urbain excessif en Thaïlande 1 ?
Où étaient les économistes de la Banque mondiale
lorsque tout cela s'est passé ? Le monde a connu plusieurs
centaines de crises financières depuis 1973 - et très peu
avant cette date - , et un nombre non négligeable d'entre
elles ont été provoquées par le développement immobilier
ou urbain. Or tous ceux qui se penchaient sur la question
- y compris, en réalité, Robert Shiller - savaient forcément
que depuis 2001 environ, le marché immobilier américain
s'était engagé dans une très mauvaise passe. Et pourtant,
au lieu de reconnaître l'existence d'un phénomène systé-
mique, Shiller n'y voyait qu'une situation exceptionnelle2.
Rien ne l'empêchait, bien sûr, de prétendre que tous les
autres exemples évoqués ci-dessus n'étaient que des événe-
ments régionaux. Après tout, la crise immobilière de 2007-2009
n'a pas été autre chose, du point de vue de la population bré-
silienne ou chinoise. Son épicentre se situait dans le sud-
ouest des États-Unis et en Ronde, avec quelques retombées
en Géorgie, ainsi que dans un petit nombre d'autres zones
sensibles - la flambée de saisies qui a débuté, tel un gron-
dement sourd, à la fin des années 1990 dans les quartiers
pauvres de villes anciennes, comme Baltimore et Cleveland,
était trop locale et trop « insignifiante », les personnes concer-
nées appartenant à la population afro-américaine et aux mino-
rités. À l'échelle internationale, l'Espagne et l'Irlande ont été

1. Graham Tumer, The Crédit Crunch: Housmg Bubbles, Globalisation and


the Worldwide Economie Crises, Londres, Pluto, 2008 ; David Harvey, The
Condition cf Postmodemity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 145-146, 169.
2. Voir David Harvey, The New Imperiatism, Oxford, OUP, 2003,
p. 113, où j'ai fait remarquer qu'environ 20 % de la croissance du PIB
de 2002 aux États-Unis étaient imputables au refinancement des crédits
hypothécaires, et que, dès cette époque, l'« éclatement potentiel de la bulle
immobilière [était] un sujet très préoccupant ».

72
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

gravement touchées, tout comme, dans une moindre mesure,


la Grande-Bretagne. Mais les marchés immobiliers n'ont pas
été sérieusement ébranlés en France, en Allemagne, aux Pays-
Bas ou en Pologne, pas plus, à l'époque, que dans toute l'Asie.
Une crise régionale dont le centre était situé aux États-Unis
s'est globalisée, certes, d'une manière que l'on n'avait pas
observée dans le cas du Japon ou de la Suède, par exemple,
au début des années 1990. Pourtant, la crise des S&L qui a
éclaté en 1987 (l'année d'un grave krach boursier, considéré,
chose aussi typique qu'erronée, comme un incident tout à fait
distinct) avait eu, elle aussi, des conséquences mondiales. Le
même phénomène se retrouve dans l'effondrement mondial
du marché immobilier largement négligé du début de 1973.
On a généralement tendance à n'accorder d'importance qu'à
la hausse des cours du pétrole à l'automne 1973. En réalité, le
krach immobilier a précédé la flambée des prix du pétrole de
six mois, voire davantage, et la récession était déjà bien instal-
lée à l'automne de cette année-là (voir figure 1). La crise du
marché immobilier a entraîné, pour d'évidentes raisons de reve-
nus, une crise financière des États locaux - ce qui ne serait pas
arrivé si les tarifs pétroliers avaient été seuls responsables de la
récession. La crise financière de New York en 1975 a eu une
immense importance, parce qu'à l'époque, cette ville était à la
tête d'un des plus gros budgets publics du monde - d'où les
vibrants plaidoyers du président français et du chancelier d'Al-
lemagne de l'Ouest en faveur d'un renflouement de New York
afin d'éviter une implosion mondiale des marchés financiers.
New York a alors été le haut lieu de l'invention des pratiques
néolibérales consistant à accorder l'aléa moral aux banques
d'investissement et à faire payer la population par la restructu-
ration des contrats et des services municipaux. Les retombées
du plus récent effondrement du marché immobilier ont égale-
ment entraîné la quasi-faillite d'États comme la Californie, exer-
çant de terribles pressions sur les finances des gouvernements

73
Figure 1. L'effondrement du marché immobilier de 1973
Taux annuel d'évolution de la dette hypothécaire aux États-Unis, 1955-1976

Année

Prix des actions dans les sociétés de placements immobiliers aux États-Unis, 1966-1975

Indice des prix des valeurs immobilières en Grande-Bretagne, 1961-1975

Source : US Department of Commerce


LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

des États et des municipalités, ainsi que sur les emplois


gouvernementaux dans la quasi-totalité des États-Unis.
L'histoire de la crise financière de New York dans les années
1970 ressemble étrangement à celle de l'État de Californie,
qui possède aujourd'hui le huitième plus gros budget public
du monde 1 .

Le National Bureau of Economie Research (NBER) a


déniché dernièrement un autre exemple du rôle des booms
immobiliers dans le déclenchement de profondes crises du
capitalisme. Goetzmann et Newman concluent d'une étude
des chiffres de l'immobilier dans les années 1920 « que les
émissions publiques de titres immobiliers ont affecté l'ac-
tivité de construction immobilière dans les années 1920
et que la dégradation de leur valeur estimée, par le méca-
nisme du cycle de garantie, est peut-être à l'origine du
krach boursier de 1929-1930». S'agissant du logement, la
Floride était déjà, comme elle l'est encore aujourd'hui, vin
centre très actif de développement spéculatif : la valeur
nominale d'un permis de construire avait enregistré une
hausse de 8 000 % entre 1919 et 1925. À l'échelle natio-
nale, on estimait l'augmentation des valeurs immobilières
pour la même période autour de 400 %. Mais tout cela
n'était que de la petite bière par rapport au développement
commercial presque entièrement centré sur New York et
Chicago, où toutes sortes d'instruments de soutien finan-
cier et de procédures de titrisation ont été élaborés pour
alimenter une expansion « qui n'a trouvé d'équivalent qu'au
milieu des années 2000 ». Le graphique de Goetzmann et

1. William Tabb, The Long Défaut: New York City and the Urban Fiscal
Crisis, op. du ; David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, op. cit. ; Ashok
Bardhan et Richard Walker, « Califomia, Pivot of the Great Recession »,
UC Berkeley, CA, Institute for Research on Labor and Employment, 2010.

75
VILLES REBELLES

Newman sur la construction de grands immeubles à New


York et à Chicago est encore plus parlant (voir figure 2).
Les booms immobiliers qui ont précédé les krachs de 1929,
1973, 1987 et 2000 y sont visibles comme le nez au milieu
de la figure. Les immeubles qui nous entourent à New
York, remarquent-ils de façon émouvante, représentent
« davantage qu'un mouvement architectural ; ils étaient pour
une large part la manifestation d'un phénomène financier
généralisé». Relevant que, dans les années 1920, les titres
immobiliers étaient tout aussi « toxiques qu'aujourd'hui »,
ils concluent :

La ligne d'horizon de New York rappelle avec force la


capacité de la titrisation à rattacher le capital d'un public spé-
culatif à des opérations immobilières. Une meilleure compré-
hension du marché des valeurs immobilières d'autrefois
pourrait constituer un précieux apport à la modélisation des
scénarios à venir les plus pessimistes. L'optimisme en matière
de marchés financiers a le pouvoir de faire se dresser l'acier,
mais pas celui d'assurer la rentabilité d'une construction1.

1. William Goetzmann et Frank Newman, « Securitization in the


1920's », Working Paper n° 15650, National Bureau of Economie Research,
Cambridge, 2010 ; Eugene White, « Lessons from the Great American Real
Estate Boom and Bust of the 1920s », ibid. ; Kenneth Snowden, «The
Anatomy of a Residential Mortgage Crisis: A Look Back to the 1930s »,
ibid. Une conclusion centrale, qu'ils s'accordent à tirer, est qu'une plus
grande conscience de ce qui s'est passé à l'époque aurait certainement
aidé les décisionnaires à éviter les erreurs chroniques de ces derniers temps
- une observation que les économistes de la Banque centrale feraient bien
de prendre à cœur. Dans un article publié en 1940, « Residual, Differential
and Absolute Urban Ground Rents and Their Cyclical Fluctuations »,
Econometrica, vol. 8, 1940, p. 62-78, Karl Pribram montrait que « l'acti-
vité de construction en Grande-Bretagne et en Allemagne a anticipé la
contraction ou l'expansion économiques d'un à trois ans » dans la période
qui a précédé la Première Guerre mondiale.

76
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

Figure 2. Les grands immeubles construits à New York,


1890-2010
50

40
S
1u
| 30

Ï3
£ 20"

0H l""l "M1 ••|HM|mi|iMi|im|Mii,i.i


1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010
Année

Source : d'après William Goetzmann et Frank Netoman,


« Securitization in the 1920's », Working Paper n° 15650, NBER

De toute évidence, les périodes d'expansion et de récession


du marché immobilier sont inextricablement liées aux flux
financiers spéculatifs ; de plus, ces expansions et récessions
ont de graves conséquences sur la macroéconomie en géné-
ral et exercent toutes sortes d'effets d'externalité sur l'épui-
sement des ressources et la dégradation de l'environnement.
Ajoutons que plus la part des marchés immobiliers dans le
PIB est grande, plus le lien entre financement et investisse-
ment dans l'environnement construit prend de l'importance
en tant que source potentielle de macrocrises. Dans le cas
de pays en voie de développement comme la Thaïlande - où
les crédits immobiliers hypothécaires, à en croire le rapport
de la Banque mondiale, ne représentent que 10 % du PIB - ,
un krach immobilier pourrait sûrement contribuer à provo-
quer, sans en être sans doute entièrement responsable, tin
effondrement macroéconomique (du genre de celui qui s'est
produit en 1997-1998), alors qu'aux États-Unis où la dette

77
VILLES REBELLES

hypothécaire sur des biens immobiliers s'élève à 40 % du


PIB, pareil krach pourrait très certainement entraîner une
crise, ce qui a du reste été le cas en 2007-2009.

La perspective marxiste

Si elle n'est pas entièrement aveugle, la théorie bour-


geoise manque indéniablement de perspicacité lorsqu'il
s'agit d'établir le lien entre évolutions urbaines et per-
turbations macroéconomiques. Aussi aurait-on pu imagi-
ner qu'armés des méthodes tant vantées du matérialisme
historique, les critiques marxistes s'en seraient donné à
cœur joie pour dénoncer avec virulence la forte hausse
des loyers et les expropriations sauvages caractéristiques
de ce que Marx et Engels présentaient comme les formes
secondaires d'exploitation infligées aux classes ouvrières
dans leurs foyers par les capitalistes marchands et les pro-
priétaires. Qu'ils auraient mis en regard l'appropriation de
l'espace urbain par la gentrification, la construction de rési-
dences immobilières haut de gamme et la « disneyification »
d'une part, et la barbarie que représentent l'existence des
SDF, le manque de logements à des prix abordables et la
dégradation des environnements urbains - à la fois phy-
sique, à travers la qualité de l'air par exemple, et sociale,
comme en témoignent les écoles délabrées et ce qu'on
appelle la politique de « douce insouciance » en matière
d'éducation - d'autre part. Ce débat a effectivement eu
lieu dans un cercle restreint d'urbanistes et de théoriciens
critiques marxistes, dont je fais partie 1 . Mais en réalité, la

1. Voir les évaluations modérées et les contributions de Brett


Christophers, « On Voodoo Economies: Theorising Relations of Property,
Value and Contemporary Capitalisai », Transactions, Institute of British

78
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

structure de pensée du marxisme en général est désespéré-


ment proche de celle de l'économie bourgeoise. Les urba-
nistes sont considérés comme des spécialistes, le noyau
vraiment important de la théorisation macroéconomique
marxiste se situant ailleurs. Une fois de plus, on privilé-
gie la fiction d'une économie nationale, parce que c'est
dans ce cadre que les données se trouvent le plus faci-
lement et que sont prises, il faut bien le reconnaître, un
certain nombre de décisions majeures. Le rôle du marché
immobilier dans la création des conditions de la crise de
2007-2009, et de ses conséquences en matière de chô-
mage et d'austérité - dont une large part est adminis-
trée au niveau local et municipal - , n'est pas parfaitement
compris, parce que personne ne s'est sérieusement efforcé
d'intégrer dans la théorie générale des lois du mouvement
du capital une analyse des processus d'urbanisation et de
constitution d'un environnement bâti. Aussi, de nombreux
théoriciens marxistes, qui adorent les crises, tendent-ils à
traiter le récent krach comme une manifestation évidente
de leur version préférée de la théorie marxiste de la crise
(baisse des taux de profit, sous-consommation et tout ce
que l'on voudra).
Dans une certaine mesure, Marx lui-même est respon-
sable, involontairement il est vrai, de cette situation.
Dans l'introduction des Grundrisse, il affirme avoir rédigé
Le Capital pour expliquer et analyser les lois générales
des mouvements du capital. Il lui fallait pour cela se
concentrer exclusivement sur la production et la réalisa-
tion d'une plus-value, en excluant ce qu'il appelle les
« particularités » de la distribution (intérêt, rentes, impôts

Geograpkers, vol. 35, n° 1, 2010, p. 94-108 ; « Revisiting the Urbanization


of Capital », Annals of the Association of American Geograpkers, vol. 101,
n° 6, 2011, p. 1-18.

79
VILLES REBELLES

et même salaire réel et taux de profit) ; ceux-ci sont en


effet accidentels, conjoncturels et éphémères dans le
temps et dans l'espace. Il faisait également abstraction
des spécificités des relations d'échange, telles que l'offre
et la demande et l'état de concurrence. Quand l'offre et
la demande s'équilibrent, affirmait-il, elles cessent d'ex-
pliquer quoi que ce soit ; quant aux lois coercitives de la
concurrence, elles font appliquer plus qu'elles ne déter-
minent les lois générales du mouvement du capital. Ce
qui conduit immédiatement à s'interroger sur ce qui se
produit en l'absence du mécanisme d'application de ces
lois, par exemple dans les conditions de monopolisation,
et quand nous incluons dans notre réflexion la concur-
rence spatiale qui, on le sait depuis longtemps, est tou-
jours une forme de concurrence monopolistique - dans le
cas de la concurrence interurbaine, par exemple. Enfin,
Marx présente la consommation comme une « singularité »
- ces cas uniques qui, ensemble, composent un mode de
vie commun - , laquelle, étant chaotique, imprévisible et
incontrôlable, se trouve donc, de son point de vue, géné-
ralement extérieure au domaine de l'économie politique
- l'étude des valeurs d'usage, affirme-t-il à la première
page du Capital, est l'affaire de l'histoire et non de l'éco-
nomie politique - , ce qui la rend potentiellement dan-
gereuse pour le capital. Hardt et Negri se sont employés
récemment à ranimer ce concept, car ils considèrent les
singularités, qui émanent de la prolifération du commun
tout en y renvoyant constamment, comme un élément
clé de la résistance.
Marx identifiait également un autre niveau, celui de la
relation métabolique à la nature. Condition universelle de
toutes les formes de société humaine, elle est largement hors
de propos pour qui veut comprendre les lois générales du
mouvement du capital, interprété comme une construction

80
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

sociale et historique spécifique. C'est pourquoi les ques-


tions environnementales n'ont qu'une présence indistincte,
d'un bout à l'autre du Capital - ce qui ne veut pas dire
que Marx les tenait pour négligeables ou insignifiantes, pas
plus qu'il n'ignorait l'importance de la consommation dans
l'ordre général des choses 1 .
Dans la plus grande partie du Capital, Marx s'en tient,
grosso modo, au cadre esquissé dans les Grundrisse. Il se
concentre sur la généralité de la production de plus-value,
en excluant tout le reste. Il admet de temps en temps que
cette méthode pose des problèmes. Cela impose, remarque-
t-il, un « double postulat » : la terre, le travail, l'argent et
les marchandises sont des éléments essentiels de la pro-
duction, alors que les intérêts, les rentes, les salaires et les
profits sont exclus de l'analyse en tant que particularités
de la distribution.
L'approche de Marx a pour avantage de permettre la
construction d'un exposé parfaitement clair des lois géné-
rales du mouvement du capital, en faisant abstraction des
conditions spécifiques et singulières de son époque - telles
les crises de 1847-1848 et de 1857-1858. Ce qui explique
que sa lecture puisse rester pertinente pour notre époque.
Mais cette approche a son prix. Pour commencer, Marx
indique clairement que l'analyse d'une société/situation
capitalistes concrètes exige une intégration dialectique des
aspects universels, généraux, particuliers et singuliers d'une
société interprétée comme un tout organique en fonction-
nement. Aussi ne pouvons-nous pas espérer expliquer des
événements concrets, comme la crise de 2007-2009, en
nous appuyant simplement sur les lois générales du mou-
vement du capital - c'est une des objections que je présente

1. Karl Marx, Grundrisse, Londres, Penguin, 1973, p. 88-100. Manuscrits


de 1857-1858 dits Grundrisse, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 49 sq.

81
VILLES REBELLES

à ceux qui cherchent à intégrer les faits de la crise actuelle


dans une théorie quelconque de la chute du taux de profit.
Mais, inversement, nous ne pouvons pas rechercher pareille
explication sans nous référer aux lois générales du mou-
vement - bien que Marx lui-même donne l'impression de
s'y employer lorsque, dans Le Capital, il présente la crise
financière et commerciale de 1847-1848 comme « indépen-
dante et autonome » ou, plus spectaculairement encore, dans
ses études historiques que sont Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte et Les Luttes de classes en France, qui ne men-
tionnent pas une fois les lois générales du mouvement du
capital1.
Deuxièmement, les abstractions propres au niveau de
généralité choisi par Marx commencent à se fissurer au
fil de l'argumentation du Capital. On en trouve de nom-
breux exemples, mais le plus visible, ou en tout cas le
plus pertinent pour notre propos, se rattache à la manière
dont Marx traite le système de crédit. À plusieurs reprises,
dans le premier livre et de façon réitérée dans le deuxième,
Marx n'évoque celui-ci que pour l'écarter en le présentant
comme un élément de la distribution qu'il n'est pas encore
prêt à aborder. Les lois générales du mouvement qu'il étu-
die dans le deuxième livre, et plus particulièrement celles
de la circulation du capital fixe - comprenant l'investisse-
ment dans l'environnement bâti - et des périodes de tra-
vail, des périodes de production, des temps de circulation
et des temps de rotation, toutes ces lois n'aboutissent pas
seulement à faire appel au système de crédit, mais à le
rendre nécessaire. Il est parfaitement explicite sur ce point.
En expliquant que le capital-argent avancé doit toujours être

1. Pour plus de détails, voir David Harvey, « History versus Theory:


A Commentary on Marx's Method in Capital », Historical Materialism,
vol. 20, n° 2, 2012, p. 3-38.

82
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

supérieur à celui qui est utilisé pour produire de la plus-


value afin de tenir compte des temps de rotation différents,
il remarque que les changements des temps de rotation
peuvent « dégager » une partie de l'argent précédemment
avancé. « Dès que le crédit se développe, le capital dégagé
par le simple mécanisme de la rotation joue un rôle impor-
tant à côté du capital-argent provenant des rentrées succes-
sives du capital fixe et du capital-argent intervenant dans
chaque procès de travail comme capital variable1. » Dans
ce commentaire, comme dans d'autres de la même veine, il
apparaît clairement que le système de crédit devient abso-
lument indispensable à la circulation du capital, et qu'il
faut le prendre en compte, d'une manière ou d'une autre,
dans les lois générales du mouvement du capital. Pourtant,
quand nous arrivons, dans le troisième livre, à l'analyse du
système de crédit, nous découvrons que le taux d'intérêt
- une particularité - est fixé conjointement par l'offre et
la demande et par l'état de la concurrence - deux spécifi-
cités qui avaient été précédemment entièrement écartées du
niveau théorique de généralité privilégié par Marx.
Si je mentionne cela, c'est parce que l'importance des
règles que Marx a imposées à ses recherches dans Le Capital
a été largement ignorée. Lorsque ces règles, ce qui est iné-
vitable, se trouvent non seulement déformées mais violées,
comme c'est le cas s'agissant du crédit et de l'intérêt, on
voit s'ouvrir de nouvelles perspectives de théorisation qui
dépassent les idées déjà produites par Marx. Celui-ci recon-
naît en fait cette éventualité dès le tout début de son tra-
vail. Évoquant dans les Grundrisse la consommation, la
plus récalcitrante de ses catégories d'analyse en raison des

1. Karl Marx, Le Capital. Critique de l'économie politique, livre II : « Le


procès de circulation du capital », trad. J. Borchardt et H. Vanderrydt,
Paris, V. Giard et E. Brière, 1900, p. 307.

83
VILLES REBELLES

singularités en jeu, il affirme que si, à l'image de l'étude des


valeurs d'usage, elle se situe « en fait en dehors de l'écono-
mie », il n'est pas exclu que la consommation soit elle-même
«un moment interne de l'activité productive, [...] et par
suite aussi [...] l'acte dans lequel tout le procès s'accomplit
de nouveau 1 ». C'est particulièrement vrai de la consomma-
tion productive, le processus même du travail. Mario Tronti
et ceux qui ont marché sur ses traces, comme Tony Negri,
ont donc parfaitement raison de considérer que le processus
du travail est lui-même constitué comme une singularité,
intégrée au sein des lois générales du mouvement du capi-
tal2. Les difficultés légendaires que connaissent les capita-
listes qui cherchent à mobiliser les « esprits animaux » des
travailleurs pour produire de la plus-value révèlent l'exis-
tence de cette singularité au cœur même du processus de
production - cette réalité apparaît avec une clarté sans égale
dans l'industrie du bâtiment, comme nous le verrons bien-
tôt. Inclure le système de crédit et la relation entre taux
d'intérêt et taux de profit dans les lois générales de la pro-
duction, de la circulation et de la réalisation du capital est
également une nécessité perturbatrice si nous voulons que
l'appareil théorique de Marx puisse s'appliquer avec davan-
tage de pertinence aux événements réels.
L'intégration du crédit dans la théorie générale doit
cependant se faire soigneusement, par des méthodes qui
préservent, sous une forme différente, certes, les aperçus
théoriques déjà acquis. Nous ne pouvons pas, par exemple,
traiter le système de crédit comme une simple entité en soi,

1. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, p. 50.


2. Mario Tronti, «The Strategy of Refusai», Turin, Einaudi, 1966.
Texte anglais sur libcom.org ; Antonio Negri, Marx oltre Marx : qua-
derno di lavoro sui « Grundrisse », Milan, Feltrinelli, 1979 [Marx au-delà de
Marx : cahiers de travail sur les « Grundrisse », trad. R. Silberman, Paris,
Christian Bourgois, 1979],

84
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

une sorte d'efflorescence située sur Wall Street ou dans la


City de Londres, flottant librement au-dessus des activités
terre à terre de Main Street. Une grande partie des activi-
tés liées au crédit peut effectivement n'être qu'écume spé-
culative, excroissance répugnante de la soif d'or des êtres
humains et du pur pouvoir de l'argent. Mais elles sont
aussi, dans une large mesure, fondamentales et absolument
nécessaires au fonctionnement du capital. Les limites entre
ce qui est nécessaire et ce qui est, premièrement, nécessai-
rement fictif - comme dans le cas de la dette nationale et
de la dette hypothécaire - , et, deuxièmement, excès pur
et simple, ne se définissent pas aisément.
Il serait de toute évidence ridicule d'essayer d'analyser la
dynamique de la récente crise ainsi que ses répercussions
en passant sous silence le système de crédit - les crédits
hypothécaires représentant 40 % du PIB aux États-Unis - ,
le consumérisme - 70 % de la force motrice de l'écono-
mie américaine, contre 35 % en Chine - et la situation
de la concurrence - situation monopolistique sur le mar-
ché financier, immobilier, de détail et dans bien d'autres
domaines. Aux États-Unis, les marchés secondaires de
Fannie Mae et Freddie Mac comptabilisent quatorze mille
milliards de dollars de crédits hypothécaires, toxiques pour
beaucoup, obligeant le gouvernement à affecter quatre
cents milliards à une tentative potentielle de sauvetage
- près de cent quarante-deux milliards de dollars ont déjà
été dépensés. Pour comprendre cette situation, il faut nous
interroger sur ce que Marx pouvait vouloir dire en parlant
de catégorie de « capital fictif » et sur ses liens éventuels
avec les marchés fonciers et immobiliers. Nous devons
nous efforcer de comprendre comment, pour reprendre
les propos de Goetzmann et Newman, la titrisation rat-
tache « le capital d'un public spéculatif à des opérations
de construction ». En effet, la spéculation sur les valeurs

85
VILLES REBELLES

des prix des terrains et des logements et sur les loyers


n'a-t-elle pas joué un rôle fondamental dans la genèse de
cette crise ?
Pour Marx, le capital fictif n'est pas une invention née
dans l'esprit embrumé par la cocaïne d'un quelconque tra-
der de Wall Street. C'est une construction fétiche, ce qui
signifie, si l'on s'appuie sur la caractérisation du fétichisme
que donne Marx dans le premier livre du Capital, qu'il est
parfaitement réel, mais qu'il s'agit d'un phénomène super-
ficiel qui dissimule quelque chose d'important en ce qui
concerne les relations sociales sous-jacentes. Quand une
banque prête de l'argent à l'État et touche des intérêts
en contrepartie, on peut avoir l'impression qu'un proces-
sus directement productif se déroule au sein de l'État, un
processus qui est réellement producteur de valeur, alors
que l'essentiel - mais pas l'intégralité, comme je le mon-
trerai un peu plus loin - de ce qui se passe au sein de
l'État (mener des guerres, par exemple) n'a rien à voir
avec la production de valeur. Quand la banque prête à
un client de quoi s'acheter une maison et touche un flux
d'intérêts en contrepartie, on peut avoir l'impression qu'il
se passe dans la maison quelque chose qui produit direc-
tement de la valeur, ce qui n'est pas le cas en réalité.
Quand des banques placent des émissions obligataires pour
construire des hôpitaux, des universités, des écoles, etc.
moyennant intérêts, on peut avoir l'impression que ces
établissements produisent de la valeur, alors que ce n'est
pas vrai. Quand des banques consentent des prêts pour
acheter des terrains et des biens immobiliers dans le but
d'en obtenir des rentes, la catégorie distributive de la rente
est absorbée dans le flux de circulation de capital fictif1.
Quand des banques prêtent à d'autres banques, ou quand

1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitres 14 et 15.

86
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

la Banque centrale prête aux banques commerciales, les-


quelles prêtent elles-mêmes à des spéculateurs fonciers qui
cherchent à s'approprier des rentes, dans ce cas, le capital
fictif ressemble de plus en plus à une régression infinie de
fictions construites sur des fictions. L'élévation constante
des ratios de solvabilité - prêter trente fois au lieu de trois
fois le volume de dépôts en espèces disponibles - amplifie
les quantités fictives de capital-argent en circulation. Ce
sont autant d'exemples de formation et de flux de capital
fictif. Et ce sont ces flux qui transforment les biens immo-
biliers en biens imaginaires.
Marx explique que l'intérêt versé vient de la production
de valeur ailleurs - taxes ou prélèvements directs sur la pro-
duction de plus-values ou impôts sur les revenus, salaires
et profits. Pour Marx, bien sûr, le seul lieu où se créent de
la valeur et de la plus-value est le travail de production. Ce
qui se déroule dans la circulation de capital fictif peut être
socialement indispensable pour soutenir le capitalisme. Cela
peut faire partie des coûts nécessaires de production et de
reproduction. Les entreprises capitalistes peuvent dégager
des formes secondaires de plus-value par l'exploitation de
travailleurs employés par les détaillants, les banques et les
fonds spéculatifs. Marx fait cependant remarquer que, sans
création de valeur et de plus-value dans la production en
général, ces secteurs ne peuvent pas exister par eux-mêmes.
Si l'on ne produisait ni chemises ni chaussures, que ven-
draient les détaillants ?
Signalons cependant une réserve d'une immense impor-
tance. Une partie du flux de ce qui paraît être du capi-
tal fictif peut en réalité participer à la création de valeur.
Quand je transforme ma maison achetée grâce à un crédit
hypothécaire en atelier, et que j'y emploie à bas prix des
immigrés clandestins, ma maison se transforme en capi-
tal fixe de production. Quand l'État construit des routes

87
VILLES REBELLES

et d'autres infrastructures qui fonctionnent comme un


moyen collectif de production pour le capital, ces infra-
structures doivent figurer parmi les « dépenses d'État pro-
ductives ». Quand un hôpital ou une université servent de
cadre à l'innovation et à la conception de nouveaux médi-
caments, de nouveaux équipements, etc., ils deviennent
des sites de production. Ces restrictions n'auraient abso-
lument pas décontenancé Marx. Comme il le dit à pro-
pos du capital fixe, le fait qu'une chose fonctionne ou
non comme capital fixe dépend de son utilisation, et non
de ses qualités matérielles 1 . Le capital fixe décline quand
des usines textiles cèdent la place à des immeubles rési-
dentiels, alors que la microfinance transforme des huttes
paysannes en capital fixe de production - bien meilleur
marché !
Une grande partie de la valeur et de la plus-value, créées
dans la production, est détournée pour passer, au moyen
de toutes sortes de voies complexes, par des canaux fictifs.
Quand des banques prêtent de l'argent à d'autres banques
et réalisent même des investissements en s'empruntant
réciproquement des fonds, toutes sortes de compensa-
tions socialement superflues et de mouvements spéculatifs
deviennent manifestement possibles, reposant sur le ter-
rain perpétuellement mouvant des valeurs fluctuantes de
l'actif. Ces valeurs de l'actif dépendent d'un processus cri-
tique de « capitalisation », que Marx considère comme une
forme de constitution de capital fictif :

On capitalise tout revenu qui se répète de manière régu-


lière, en calculant quel serait le capital qui, placé au taux
moyen d'intérêt, donnerait ce revenu. [...] Celui qui achètera

1. David Harvey, The Limits to Capital, Oxford, Blackwell, 1982,


chapitre 8.

88
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

le titre de propriété sera autorisé à considérer [l'argent touché


annuellement] comme l'intérêt du capital qu'il aura avancé
pour son achat. Toute trace du procès de mise en valeur
du capital disparaît dans ce raisonnement et la conception
du capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même, y
atteint son plus haut degré de pureté1.

Un flux de revenu tiré d'un actif quelconque (terrain,


bien immobilier, actions, etc.) se voit attribuer une valeur
de capital à laquelle il peut être négocié, en fonction des
taux d'intérêt et d'escompte définis par l'offre et la demande
sur le marché monétaire. Comment évaluer ces actifs quand
il n'y a pas de marché pour eux ? Ce problème, qui a pris
une importance majeure en 2008, n'a pas encore été réglé.
La question du degré de toxicité réelle des actifs détenus
par Fannie Mae provoque une migraine quasi générale.
(Quelle est la valeur réelle d'une maison saisie qui ne peut
pas trouver d'acheteur ?) On relève ici un puissant écho de
la controverse sur la valeur du capital, qui a surgi avant
d'être promptement enterrée, comme toutes sortes d'autres
vérités dérangeantes, dans la théorie économique conven-
tionnelle du début des années 1970.
Le problème que pose le système du crédit est qu'il
est vital pour la production, la circulation et la réalisa-
tion des flux de capital, tout en représentant en même
temps l'apogée de toutes sortes de formes spéculatives
et « démentes ». C'est ce qui conduisait Marx à affir-
mer, à propos d'Isaac Pereire - l'un des maîtres, avec
son frère Émile, de la reconstruction spéculative du Paris
urbain sous Haussmann - , que « ce double aspect [...]

1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 29, trad. J. Borchardt et


H. Vanderrydt, Paris, V. Giard et E. Brière, 1902, tome H, p. 5 ; Geo&ey
Harcourt, Some Cambridge Controversies m the Theory of Capital, Cambridge
CUP, 1972. Les italiques sont de moi.

89
VILLES REBELLES

fait des prêcheurs du crédit à la fois des charlatans et des


prophètes 1 ».

L'accumulation de capital par l'urbanisation

L'urbanisation, ai-je affirmé depuis longtemps, a été, d'un


bout à l'autre de l'histoire du capitalisme, un moyen essen-
tiel d'absorption des surplus de capital et de main-d'œuvre 2 .
Elle exerce une fonction très particulière dans la dynamique
de l'accumulation de capital en raison de la longueur des
périodes de travail et des temps de rotation, et de l'impor-
tante durée de vie de la majorité des investissements dans
l'environnement bâti. Elle présente aussi une telle spécificité
géographique que la production d'espace et de monopoles
spatiaux devient partie intégrante de la dynamique d'accu-
mulation, non seulement du fait des modèles changeants de
flux de marchandises dans l'espace, mais aussi par la nature
même des espaces et des lieux créés et produits dans les-
quels ces mouvements adviennent. Mais c'est précisément
parce que toute cette activité - qui représente, soit dit en
passant, un domaine extrêmement important de produc-
tion de valeur et de plus-value - se déroule sur une aussi
longue durée, qu'une combinaison entre capital financier et
engagement de l'État joue un rôle absolument fondamen-
tal dans son fonctionnement. Cette activité est clairement
spéculative à long terme, et court toujours le risque de

1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 27, trad. J. Borchardt et


H. VanderTydt, Paris, V. Giard et E. Brière, 1901, tome I, p. 494. Isaac
et Émile, soit dit en passant, avaient participé au mouvement utopiste
saint-simonien avant 1848.
2. David Harvey, The Urbanisation of Capital, Oxford, Blackwell,
1985 ; et The Enigma of Capital, and the Crises of Capitalism, op. du ; Brett
Christophers, * Revisiting the Urbanization of Capital », op. du, p. 1-11.

90
Figure 3. Cycles économiques à long terme aux États-Unis
et en Grande-Bretagne
Activité du bâtiment par tête aux États-Unis, 1810-1950 (en dollars de 1913 par tête)

60-
-
u
•s 40-
saa -
20- _/! /
** - V

1830 1850 1870 1890 1910 1930 1950


Année

Vente de terrains publics aux États-Unis


(en millions d'acres [un acre = '/a ha]), 1800-1930

1810 1830 1850 1870 1890 1910 1930


Année

Différents rythmes d'investissement dans l'environnement biti en relation


avec le PNB (États-Unis) et le PIB (Grande-Bretagne), 1860-1970
20-i

a
15 \ Etats-Unis
16-

12'

H
il
T3
H
I 01850 1870 1890 1910 1930 1950 1970
Année

Source : d'après Brinley Thomas, Migration and Economie Growth: A Study of


Great Britain and the Atlantic Economy. Cambridge, Cambridge Univenity Press.
VILLES REBELLES

reproduire, bien plus tard et sur une plus grande échelle,


les conditions mêmes de suraccumulation auxquelles elle
a initialement contribué à remédier. Aussi, les investisse-
ments urbains et les autres formes d'investissement dans
l'infrastructure matérielle (chemins de fer transcontinen-
taux et autoroutes, barrages et autres) sont-ils particulière-
ment sujets aux crises.
Nous disposons d'une étude approfondie du caractère
cyclique de ces investissements pour le XIXe siècle grâce
au remarquable travail de Brinley Thomas (voir figure 3 1 ).
Malheureusement, la théorie des cycles de l'industrie du
bâtiment a été négligée à partir de 1945 environ, notam-
ment parce que les interventions de style keynésien dirigées
par l'État ont paru pouvoir les aplanir très efficacement.
Dans une étude détaillée de nombreux cycles de construc-
tion locaux (publiée en 1976), Robert Gottlieb a identi-
fié de longues oscillations dans les cycles de construction
résidentielle, avec une périodicité moyenne de 19,7 ans et
un écart type de cinq ans. Mais ses données suggéraient
également que ces oscillations avaient été amorties, sinon
effacées, dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre
mondiale2. Or l'abandon des interventions keynésiennes sys-
témiques contracycliques depuis le milieu des années 1970,
dans de nombreuses régions du monde, pourrait augurer
d'une réapparition d'un comportement cyclique de ce genre.
C'est effectivement ce que nous avons observé, bien qu'il
me paraisse indéniable que ces oscillations, de nos jours,
sont plus fortement liées à des bulles d'actifs volatiles qu'au-
trefois - encore que l'on puisse interpréter les comptes du

1. Brinley Thomas, Migration and Economie Grotvth: A Study of Great


Britain and the Atlantic Economy, Cambridge, CUP, 1973.
2. Léo Grebler, David Blank et Louis Winnick, Capital Formation in
Residential Real Estate, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1956.

92
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

National Bureau of Economie Research, consacrés aux


années 1920, comme une preuve du contraire. Ces mou-
vements cycliques - et ce fait est tout aussi important - ont
également commencé à présenter une configuration géogra-
phique plus complexe. Aux périodes de prospérité en un lieu
- le sud et l'ouest des États-Unis dans les années 1980 -
répondent des effondrements ailleurs - les vieilles villes en
voie de désindustrialisation du Midwest durant la même
période.
Ce genre de perspective générale est indispensable si
l'on veut comprendre la dynamique qui a conduit à la
débâcle du marché immobilier et de l'urbanisation en 2008
dans plusieurs régions et villes des États-Unis, ainsi qu'en
Espagne, en Irlande et en Grande-Bretagne. Elle est tout
aussi nécessaire pour éclairer certaines des voies emprun-
tées actuellement, notamment en Chine, pour sortir du
bourbier dont l'origine se situe, pour l'essentiel, ailleurs. En
effet, la description que donne Brinley Thomas des mou-
vements contracycliques entre la Grande-Bretagne et les
États-Unis au XIXe siècle, le développement de la construc-
tion d'un côté de l'Atlantique étant contrebalancé par des
récessions sur l'autre rive, trouve aujourd'hui un écho dans
la compensation entre la stagnation de l'activité du bâti-
ment aux États-Unis et en Europe et l'incroyable essor de
l'urbanisation et de l'investissement infrastructurel centré
en Chine - avec quelques ramifications ailleurs, notam-
ment dans les pays composant ce qu'on appelle le BRIC.
Rappelons tout de suite, simplement pour bien préciser le
contexte général, que les États-Unis et l'Europe sont enli-
sés dans tine croissance lente, alors que la Chine enregistre
un taux de croissance de 10 % - suivie d'assez près par les
autres pays du BRIC.
Les pressions exercées sur le marché immobilier et sur
le développement urbain aux États-Unis pour leur faire

93
VILLES REBELLES

absorber le surplus et la suraccumulation de capital par le


biais d'une activité spéculative, ont commencé à se mani-
fester au milieu des années 1990, au moment où le prési-
dent Clinton a lancé sa campagne « National Partners in
Homeownership » destinée à faire bénéficier les populations
minoritaires, ou à faibles revenus, des prétendus avantages
de l'accès à la propriété. Les autorités politiques sont inter-
venues auprès de respectables établissements financiers, dont
Fannie Mae et Freddie Mac - des sociétés subventionnées
par le gouvernement qui détenaient et commercialisaient
des crédits hypothécaires - , et les ont incités à assouplir
leurs critères de prêt pour les besoins de cette campagne.
Les institutions en question ont réagi avec enthousiasme
- prêtant à tour de bras et court-circuitant les contrôles de
régulation - , tandis que leurs directeurs engrangeaient des
fortunes personnelles colossales, tout cela sous prétexte de
faire le bien en aidant les plus défavorisés à jouir des bien-
faits supposés de la propriété immobilière. Ce processus a
connu une folle accélération après l'éclatement de la bulle
technologique et le krach boursier de 2001. À cette date,
le lobby de l'immobilier résidentiel, Fannie Mae en tête,
avait fusionné pour constituer un centre indépendant de
richesse, d'influence et de pouvoir de plus en plus puissant,
capable de corrompre tout et n'importe qui, du Congrès et
des agences de régulation à de prestigieux professeurs d'éco-
nomie, dont Joseph Stiglitz, prêts à publier toute une flo-
pée d'études censées démontrer que leurs activités étaient
à très faible risque. L'influence de ces institutions, associée
aux taux d'intérêt très modérés, dont Greenspan se faisait
l'apôtre à la Fed, ont indéniablement alimenté la flambée
de production et de réalisation immobilières1. Comme le

1. Les détails inconvenants et dévastateurs de tout ce processus sont


exposés dans Gretchen Morgenson et Joshua Rosner, Reckless Endangermenc

94
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

font remarquer Goetzmann et Newman, la finance, soute-


nue par l'État, est capable de construire des villes et des
banlieues, mais pas forcément d'en assurer la rentabilité.
Les choses étant ce qu'elles sont, quel a été le moteur de
la demande ?

Capital fictif et fictions éphémères

Pour comprendre la dynamique à l'œuvre, il faut appré-


hender la manière dont la circulation du capital productif et
celle du capital fictif s'associent au sein du système de cré-
dit dans le contexte des marchés immobiliers. Les établis-
sements financiers accordent des prêts à des promoteurs, à
des propriétaires fonciers et à des entreprises du bâtiment
pour construire, par exemple, des lotissements pavillon-
naires dans la banlieue de San Diego, ou des immeubles
résidentiels en Floride ou dans le sud de l'Espagne. La
viabilité de ce secteur repose sur l'hypothèse qu'il est pos-
sible non seulement de produire de la valeur, mais aussi
de réaliser un bénéfice sur le marché. Voilà où intervient le
capital fictif. Des prêts sont accordés à des acquéreurs qui
sont censés pouvoir les rembourser grâce à leurs revenus
(salaires ou profits), lesquels sont capitalisés sous forme de
flux d'intérêt sur le capital prêté. Un flux de capital fictif
est indispensable pour compléter le processus de produc-
tion et de réalisation de valeurs de biens immobiliers rési-
dentiels et commerciaux.
Cette différence est la même que celle qui distingue ce
que Marx désigne dans Le Capital comme des « capitaux
empruntables » destinés à la production, et l'escompte de

Hotu Outsized Ambition, Greed and Corruption Led to Economie Armaggedon,


New York, Times Books, 2011.

95
VILLES REBELLES

lettres de change qui facilite la réalisation de valeurs sur


le marché 1 . Dans le cas de la construction de logements
et d'immeubles résidentiels dans le sud de la Californie
ou en Floride, la même société financière peut fournir les
fonds nécessaires à la construction et ceux qui permettront
d'acheter ce qui a été bâti. Dans certains cas, l'établisse-
ment financier organise la prévente d'appartements dans
des immeubles qui n'ont pas encore été construits. Le capi-
tal manipule et contrôle donc, dans une certaine mesure,
à la fois l'offre et la demande de nouveaux lotissements et
de nouveaux immeubles résidentiels, en même temps que
celles de biens immobiliers commerciaux - ce qui contre-
dit intégralement la théorie des marchés fonctionnant en
toute liberté, dont le rapport de la Banque mondiale sup-
pose l'existence2.
Cependant, la relation entre l'offre et la demande est
déséquilibrée, parce que le temps de production et de cir-
culation des biens immobiliers résidentiels et commerciaux
est très long par rapport à celui de la plupart des autres
marchandises. Voilà où la disparité des temps de produc-
tion, de circulation et de rotation, que Marx analyse si fine-
ment dans le livre II du Capital, devient essentielle. Les
contrats de financement de la construction sont établis bien
avant que les ventes ne puissent débuter. Le décalage chro-
nologique est souvent considérable, tout particulièrement
pour les biens immobiliers commerciaux. L'Empire State
Building de New York a ouvert le 1er mai 1931, presque
deux ans après le krach boursier et plus de trois ans après

1. Marx, Le Capital, livre III, chapitre 25, op. cit.


2. Marx, dans Le Capital, livre I, section VII, chapitre 25, relève lui
aussi la manière dont le capital peut manipuler à la fois la demande et
l'offre de surplus de main-d'œuvre, par exemple par l'investissement et le
chômage provoqué par la technologie.

96
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

le krach immobilier. Les Tours jumelles étaient déjà en pro-


jet auparavant, mais elles n'ont ouvert qu'après la récession
de 1973 - et ont mis des années à trouver des locataires.
De même, la reconstruction du site du 11 septembre va se
faire en pleine période de dépression des valeurs immobi-
lières commerciales !
Par ailleurs, le stock existant de propriétés négociables
- dont une partie d'origine très ancienne - est important
par rapport à ce qui peut être produit. Aussi l'offre totale de
logements n'est-elle pas très flexible, alors que la demande
est plus inconstante et plus mouvante : dans les pays déve-
loppés et quelle que soit l'année concernée, il a été histori-
quement très difficile d'accroître le stock de logements de
plus de 2 ou 3 % par an, et ce en dépit d'efforts considé-
rables - il est vrai que la Chine est capable, comme dans
tous les domaines, de crever ce plafond.
Stimuler la demande à l'aide de mesures fiscales, de com-
bines de politique publique ou d'autres incitations (augmen-
ter le volume des prêts hypothécaires à risque, par exemple)
n'entraîne pas forcément une augmentation de l'offre : cela
ne fait que provoquer une hausse des prix et stimuler la
spéculation. Les transactions financières sur les logements
existants permettent alors de gagner autant, voire plus d'ar-
gent, que les nouvelles constructions. Il devient plus lucra-
tif de financer des sociétés douteuses émettant des crédits
hypothécaires, comme Countrywide, que de financer une
véritable production de logements. Et il est encore plus ten-
tant d'investir dans des CDO composées de tranches de cré-
dits hypothécaires réunies dans un véhicule d'investissement
fallacieusement surestimé - prétendument « aussi sûr que
la pierre » - , où le flux d'intérêts des propriétaires de loge-
ments assure un revenu régulier - que les propriétaires en
question soient solvables ou non. C'est exactement ce qui
s'est passé aux États-Unis quand le rouleau compresseur

97
VILLES REBELLES

des subprimes s'est mis en marche. Des masses de capi-


tal fictif ont afflué sur le marché financier immobilier pour
alimenter la demande, mais une fraction seulement de ces
capitaux a servi à la production de nouveaux logements.
Le marché des crédits subprimes, qui avoisinait les trente
milliards de dollars au milieu des années 1990, est passé à
cent trente milliards de dollars en 2000, avant d'atteindre
un record absolu en 2005 avec six cent vingt-cinq mil-
liards1. Une hausse aussi rapide de la demande ne pouvait
en aucun cas s'accompagner d'une expansion équivalente
de l'offre, malgré tous les efforts des constructeurs. D'où
une hausse des prix dont on pouvait imaginer qu'elle se
poursuivrait éternellement.
En réalité, cette situation dépendait d'une expansion
continue des flux de capital fictif et de la préservation de
la foi fétichiste en l'existence du « capital-automate, engen-
drant de la valeur par lui-même 2 ». Marx explique que, face
à une insuffisance de la création de valeur par la produc-
tion, cette chimère ne peut évidemment que connaître une
triste fin. Et c'est effectivement ce qui s'est produit.
Les intérêts de classe en jeu dans le volet production
sont cependant déséquilibrés, eux aussi, ce qui n'est pas
sans conséquences pour les victimes de cette « triste fin ».
Les banquiers, les promoteurs et les entreprises du bâti-
ment s'associent aisément pour forger une alliance de
classe - laquelle domine fréquemment ce qu'on appelle la
« machine de croissance urbaine » aussi bien politiquement
qu'économiquement 3 . En revanche, les crédits hypothécaires

1. Michael Lewis, The Big Short: Inside the Doomsday Machine, New
York, Norton, 2010, p. 34 [Le Casse du siècle, trad. F. Pointeau, avec la
collaboration de G. Martinolle, Paris, Sonatine, 2010, p. 53].
2. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 29, op. cit., tome I, p. 494.
3. John Logan et Harvey Molotch, Urban Fortunes: The Political Economy
cf Place, Berkeley, University of Califomia Press, 1987.

98
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

accordés aux consommateurs sont individuels et dispersés,


et ces prêts sont souvent consentis à des membres d'une
autre classe sociale ou, tout particulièrement aux États-Unis
- ce qui n'est toutefois pas le cas en Irlande - , d'une appar-
tenance raciale ou ethnique différente. La titrisation des
crédits hypothécaires a permis aux sociétés financières de
se défausser tout bonnement du risque éventuel sur autrui
- par exemple, sur Fannie Mae qui ne demandait qu'à
assumer ce risque comme un élément de sa stratégie de
croissance. C'est exactement ce qu'elles ont fait après avoir
prélevé tous les frais d'ouverture de dossiers et autres frais
légaux qu'elles pouvaient. Si le financier doit choisir entre
la faillite d'un promoteur due à des difficultés de réalisa-
tion ou la faillite et la saisie prononcée contre l'acquéreur
d'un logement - surtout si ce dernier est issu de la classe
inférieure ou d'une minorité raciale ou ethnique, et que le
crédit hypothécaire a déjà été refilé à quelqu'un d'autre - , il
ne s'interrogera pas bien longtemps. Les préjugés de classe
et de race entrent invariablement en ligne de compte.
Sur le plan spéculatif, les marchés d'actifs constitués par
des biens immobiliers et fonciers relèvent d'une pyramide
de Ponzi, sans Bernie Madoff au sommet. J'achète un bien
immobilier, les prix de l'immobilier montent et la hausse du
marché encourage d'autres acquéreurs potentiels. Quand le
réservoir d'acheteurs réellement solvables se tarit, pourquoi
ne pas descendre de quelques échelons dans la hiérarchie
des revenus et s'adresser à des consommateurs à plus haut
risque, pour finir par les candidats à la propriété sans reve-
nus ni actifs, mais qui peuvent tout de même être gagnants
dans l'opération s'ils revendent leur bien en profitant de la
hausse des prix ? Le mouvement peut se poursuivre ainsi
jusqu'à l'éclatement de la bulle. Les établissements finan-
ciers ont tout intérêt à entretenir celle-ci le plus longtemps
possible afin d'en tirer le maximum de profits. Le problème

99
VILLES REBELLES

est que, dans bien des cas, ils n'arrivent pas à sauter du
train avant qu'il ne déraille, parce que l'accélération est
trop forte. L'illusion du « capital-automate, engendrant de
la valeur par lui-même » se perpétue et se réalise d'elle-
même, pendant un moment du moins. Comme le dit un
des analystes financiers perspicaces interrogé par Michael
Lewis, qui a pressenti l'arrivée du krach, dans Le Casse du
siècle : « Nom de Dieu, il ne s'agit pas juste de crédit. C'est
une pyramide de Ponzi dissimulée1. »
Ce n'est pas la seule entourloupe de l'histoire. La
hausse des tarifs immobiliers aux États-Unis a entraîné
une hausse de la demande effective dans toute l'économie.
Au cours de la seule année 2003, on a émis 13,6 millions
de crédits hypothécaires - contre moins de la moitié dix
ans auparavant - , pour une valeur de 3 700 milliards de
dollars. Sur ce montant, l'équivalent de 2 800 milliards
était destiné au refinancement - à titre de comparaison,
le PIB total des États-Unis à la même date était inférieur
à 15 000 milliards de dollars. Les ménages tiraient profit
de la valeur croissante de leur bien immobilier. En situa-
tion de stagnation des salaires, cela permettait à beaucoup
d'entre eux de disposer d'un complément de liquidités des-
tiné à des dépenses de première nécessité (soins de santé
par exemple) ou à l'acquisition de biens de consommation
(une nouvelle voiture, des vacances). La maison est ainsi
devenue une vache à lait très commode, un DAB indivi-
duel, boostant la demande totale, dont, bien sûr, celle de
logements. Dans Le Casse du siècle, Michael Lewis explique
le genre de situations que cela a provoqué. La nounou des
jeunes enfants d'un de ses personnages principaux a fini
par être propriétaire, avec sa sœur, de six maisons dans le

1. Michael Lewis, The Big Short, op. cit., p. 141 [Le Casse du siècle,
p. 234],

100
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

quartier new-yorkais de Queens. « C'était arrivé parce que,


après qu'elles avaient acheté la première et que sa valeur
avait monté, les prêteurs leur avaient suggéré de refinan-
cer et d'accepter 250 000 dollars - qu'elles avaient utili-
sés pour acheter une deuxième maison. » Le prix de cette
deuxième maison avait augmenté, lui aussi, et elles avaient
répété l'opération. « Au bout du compte, elles avaient six
maisons sur les bras, le marché chutait et elles étaient
incapables de rembourser 1 . » Les prix de l'immobilier ne
peuvent pas monter indéfiniment, la hausse finit toujours
par s'arrêter.

La production de valeur et les crises urbaines

Mais il faut prendre en compte des questions plus pro-


fondes et à plus long terme dans le volet production. Bien
qu'une grande partie de l'argent qui s'est dirigé vers le mar-
ché immobilier ait relevé de la pure spéculation, l'activité
de production a constitué en soi une partie importante de
l'économie dans son ensemble, le bâtiment représentant 7 %
du PIB et tous les nouveaux produits accessoires (du mobi-
lier aux voitures) le double de ce chiffre. Si les documents
du National Bureau of Economie Research sont exacts, l'ef-
fondrement de la construction après 1928, qui s'est mani-
festé par une baisse de deux milliards de dollars - une
somme considérable pour l'époque - dans la construction
de logements et par une diminution de la mise en chan-
tier de nouveaux logements qui n'a même plus atteint 10 %
du volume antérieur dans les grandes villes, a joué dans la
crise de 1929 un rôle majeur, encore largement incompris
cependant. Un article de Wikipédia indique : « Un élément

1. IbvL, p. 93 [Le Casse du siècle, p. 152].

101
VILLES REBELLES

désastreux a été la disparition de deux millions d'emplois


bien rémunérés dans les métiers du bâtiment, à laquelle
s'est ajoutée la perte de profits et de rentes qu'ont subie un
grand nombre de propriétaires de logements et d'investis-
seurs immobiliers*. » Ces difficultés ont forcément impacté
la confiance dans le marché boursier en général.
Voilà qui explique les efforts énergiques auxquels s'est
livrée l'administration Roosevelt dans les années 1930 pour
relancer le secteur du logement. A cette fin, elle a mis en
place un ensemble de mesures pour réformer le finance-
ment des crédits hypothécaires. Celles-ci ont culminé dans
la création d'un marché hypothécaire secondaire grâce à
la fondation, en 1938, de la Fédéral National Mortgage
Association (Fannie Mae). La mission de Fannie Mae
était d'assurer les crédits hypothécaires et de permettre aux
banques et autres organismes prêteurs de faire passer ces
crédits dans d'autres mains, apportant au marché immo-
bilier des liquidités indispensables. Ces réformes institu-
tionnelles allaient jouer un rôle vital dans le financement
de la suburbanisation des États-Unis au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale. Bien que nécessaires, elles ne
suffirent cependant pas à augmenter la part de l'activité
de construction dans le développement économique des
États-Unis. On imagina alors toutes sortes d'incitations fis-
cales - telles que la déduction fiscale des intérêts du cré-
dit - , sans oublier le GI Bill assurant des prêts aux soldats
démobilisés ainsi qu'une loi très positive sur le logement
de 1947 affirmant le droit de tous les Américains de vivre
« dans un logement décent dans un environnement de vie
décent », afin d'encourager l'accès à la propriété, pour des
raisons politiques aussi bien qu'économiques. L'accession
à la propriété a été vivement encouragée et a été présentée

1. Voir l'article « Cities in the Great Depression », wikipedia.org.

102
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

comme un élément central du « rêve américain » ; dans les


années 1940, à peine plus de 40 % de la population amé-
ricaine étaient propriétaires de leur logement, un taux qui
s'est élevé à 60 % dans les années 1960, pour atteindre
un sommet de 70 % en 2004, avant de retomber à 66 %
en 2010. Être propriétaire de son logement est peut-être une
valeur culturelle profondément ancrée aux États-Unis ; il
n'en reste pas moins que les valeurs culturelles connaissent
une remarquable prospérité quand elles sont stimulées et
financées par des mesures gouvernementales. Les raisons
avancées pour justifier ces dernières sont toutes celles que
cite le rapport de la Banque mondiale. De nos jours cepen-
dant, il est bien rare que l'on reconnaisse la raison poli-
tique. Dans les années 1930, en revanche, on expliquait
avec une belle franchise que les propriétaires criblés de
dettes ne se mettent pas en grève1. Les soldats démobilisés
après la Seconde Guerre mondiale auraient pu représen-
ter une menace sociale et politique s'ils avaient dû affron-
ter le chômage et la crise à leur retour. Autant faire d'une
pierre deux coups : relancer l'économie grâce à un pro-
gramme massif de construction de logements et de subur-
banisation, et rallier les ouvriers les mieux payés à la cause
conservatrice en les faisant accéder à la propriété moyen-
nant un fort endettement ! Par ailleurs, la simulation de la
demande par des mesures publiques a provoqué une hausse
régulière de la valeur des biens immobiliers, une excellente
chose pour leurs propriétaires évidemment, mais une catas-
trophe du point de vue de l'utilisation rationnelle de la terre
et de l'espace.
Ces mesures remplirent leur mission pendant les années
1950 et 1960, du point de vue politique aussi bien que
macroéconomique ; elles servirent en effet de soutien à

1. Martin Boddy, The Building Societies, Londres, Macmillan, 1980.

103
VILLES REBELLES

deux décennies de très forte croissance américaine, dont


les effets touchèrent le monde entier. Dans ce contexte
de croissance économique, la construction de logements
passa à un tout autre niveau (voir figure 4). « En vertu
d'un modèle déjà ancien, écrit Binyamin Appelbaum, les
Américains se remettent des récessions en construisant
davantage de logements qu'ils remplissent d'objets 1 . » Le
problème des années 1960 était que le processus d'urbani-
sation tentaculaire était dynamique, mais n'était pas viable
sur le plan environnemental, et inégal d'un point de vue
géographique. Ces inégalités reflétaient largement les flux
de revenus disparates qui se dirigeaient vers les différents
segments de la classe ouvrière. Alors que les banlieues
prospéraient, les centres-villes stagnaient et déclinaient.
La classe ouvrière blanche connaissait la réussite, contrai-
rement aux minorités enfermées dans les ghettos - les
Afro-Américains en particulier. D'où une série de soulève-
ments des quartiers défavorisés, qui touchèrent notamment
Détroit et Watts et eurent pour point culminant des sou-
lèvements spontanés dans une quarantaine de villes à tra-
vers tous les États-Unis à la suite de l'assassinat de Martin
Luther King en 1968. Personne n'a pu ignorer ni rester
aveugle à ce qu'on a appelé la « crise urbaine » - encore
qu'il ne s'agissait pas, stricto sensu, d'une crise macroéco-
nomique d'urbanisation. Des fonds fédéraux furent massi-
vement dégagés pour faire face à ce problème après 1968,
jusqu'à ce que le président Nixon, pour des raisons bud-
gétaires, déclare que la crise était passée au moment de
la récession de 1973 2 .

1. Binyamin Appelbaum, « A Recovery that Repeats Its Painful


Precedents », New York Times, Business Section, 28 juillet 2011.
2. The Keroer Commission, Report of the National Advisoty Commission
on Civil Disorden, Washington DC, Government Printing Office, 1968.

104
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

Figure 4. Mise en chantier de logements neufs


aux États-Unis, 1890-2008

Année

L'effet collatéral de tous ces événements fut que Fannie


Mae se transforma, en 1968, en entreprise privée financée
par le gouvernement. Une « concurrente », la Fédéral Home
Mortgage Corporation (Freddie Mac), fut créée en 1970,
à la suite de quoi ces deux établissements jouèrent un rôle
considérable et finalement destructeur en enco.urageant l'ac-
cession à la propriété et en soutenant la construction de
logements pendant près de cinquante ans. Les crédits hypo-
thécaires sur le logement représentent aujourd'hui environ
40 % de la dette privée accumulée des États-Unis, dont
une grande partie, comme nous l'avons vue, est toxique.
Quant à Fannie Mae et Freddie Mac, ils ont été replacés
sous contrôle gouvernemental. Leur avenir fait l'objet d'un
vif débat politique - tout comme les aides financières à l'ac-
cession à la propriété - dans le contexte général de l'endet-
tement des États-Unis. Ce qui adviendra aura d'importantes
conséquences sur le secteur de l'immobilier résidentiel en
particulier et de l'urbanisation en général, en relation avec
l'accumulation de capital aux États-Unis mêmes.

105
VILLES REBELLES

Les signes que l'on observe actuellement aux États-


Unis n'ont rien d'encourageant. Le secteur du bâtiment
ne fait pas mine de se redresser, et la réalisation de nou-
veaux logements reste languissante et stagnante. Certains
indices donnent à penser qu'on se dirige vers la perspec-
tive redoutée d'une récession à « double creux », marquée
par un tarissement des deniers publics et un taux de chô-
mage toujours élevé. Les chiffres des mises en chantier
ont plongé pour la première fois sous le niveau antérieur
à 1940 (voir figure 4). En mars 2011, le taux de chô-
mage dans le bâtiment était supérieur à 20 %, contre un
taux de 9,7 % dans l'industrie, un chiffre très proche de
la moyenne nationale. À quoi bon construire de nouveaux
logements et les remplir d'objets, alors que tant de mai-
sons restent vides ? La Réserve fédérale de San Francisco
« estime que le bâtiment ne retrouvera peut-être pas son
niveau moyen d'activité antérieur à la bulle avant 2016,
empêchant ainsi un secteur industriel majeur » d'exercer
un effet sur le redressement 1 . Au moment de la Grande
Crise, plus du quart des ouvriers du bâtiment est resté
sans emploi jusqu'en 1939. Les remettre au travail avait
été un objectif majeur des interventions publiques - dont
celles de la Works Progress Administration. Les tenta-
tives de l'administration Obama pour élaborer un plan
de relance des investissements infrastructurels ont été
largement contrariées par l'opposition républicaine. Pire
encore, la situation financière des États et des muni-
cipalités américains est si désastreuse qu'elle provoque
des licenciements et du chômage partiel, en même
temps que des coupes sauvages dans les services urbains.

1. Binyamin Appelbaum, «A Recovery that Repeats Its Painful


Precedents », op. cit.

106
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

L'effondrement du marché immobilier et la baisse de


20 % du prix moyen des logements ont creusé un trou
béant dans les finances locales, qui dépendent beaucoup
des impôts fonciers. Une crise financière urbaine se pré-
pare tandis que les gouvernements des États et des muni-
cipalités réduisent leur financement et que le secteur du
bâtiment languit. Tout bien considéré, on a de plus en
plus l'impression que l'ère d'accumulation et de stabilisa-
tion macroéconomique par la suburbanisation et le déve-
loppement des logements et de l'immobilier, qui a pris
naissance aux États-Unis après la Seconde Guerre mon-
diale, touche à son terme.
S'ajoute à tout cela une politique de classe d'austérité
qui n'est pas menée pour des raisons économiques, mais
politiques. À l'échelle des États et des localités, les admi-
nistrations républicaines de la droite radicale exploitent
la prétendue crise de la dette pour attaquer de front les
programmes du gouvernement fédéral et réduire l'em-
ploi public à leur niveau. On retrouve là, bien sûr, une
tactique éprouvée d'attaque du capital contre les pro-
grammes fédéraux en général. Reagan a réduit les impôts
des riches de 72 % à 30 % environ, et s'est engagé avec
l'Union soviétique dans une course aux armements finan-
cée par la dette, laquelle s'est évidemment envolée sous
son administration. Comme l'a expliqué plus tard son
directeur du budget, David Stockman, laisser filer l'en-
dettement est devenu une excuse commode pour attaquer
les réglementations gouvernementales - par exemple sur
l'environnement - et les programmes sociaux, externali-
sant ainsi dans les faits les coûts de la dégradation envi-
ronnementale et de la reproduction sociale. Le président
Bush junior lui a emboîté le pas docilement, tandis que
son vice-président, Dick Cheney, proclamait que « Reagan

107
VILLES REBELLES

nous a appris que les déficits n'ont pas d'importance 1 ».


Des réductions fiscales au profit des riches, deux guerres
non financées en Irak et en Afghanistan et un énorme
cadeau consenti aux grands laboratoires pharmaceutiques
sous forme d'un programme de couverture des médica-
ments financé par l'Etat ont transformé l'excédent bud-
gétaire enregistré sous Clinton en un océan de déficits,
ce qui a permis par la suite au Parti républicain et aux
démocrates conservateurs d'exécuter les ordres du grand
capital et d'aller le plus loin possible dans l'externalisation
de coûts que le capital refuse toujours d'assumer : ceux de
la dégradation de l'environnement et de la reproduction
sociale. Les atteintes à l'environnement et au bien-être
de la population sont tangibles, et aux États-Unis comme
dans une grande partie de l'Europe, elles n'obéissent pas
à des raisons économiques, mais à des motifs politiques
et à des motifs de classe. Elles provoquent, comme l'a
relevé tout récemment David Stockman, un état de lutte
des classes pur et simple. Warren Buffett ne dit pas autre
chose lorsqu'il affirme : « Bien sûr qu'il y a une lutte des
classes, et c'est ma classe, celle des riches, qui la mène et
qui la gagne 2 . » La seule question qui se pose est la sui-
vante : le peuple attendra-t-il encore longtemps pour ripos-
ter dans cette lutte des classes ? Il pourrait se concentrer,
en guise de point de départ, sur la dégradation rapide de
la qualité de vie urbaine du fait des saisies immobilières,
de la persistance de pratiques prédatrices sur les marchés

1. Jonathan Weisman, « Reagan Policies Gave Green Light to Red Ink »,


Washington Post, 9 juin 2004, p. Al 1 ; William Greider, « The Education
of David Stockman », Atlantic Monthly, décembre 1981.
2. Warren Buffett, interviewé par Ben Stein, « In Class Warfare, Guess
Which Class is Winning », New York Times, 26 novembre 2006 j David
Stockman, « The Bipartisan March to Fiscal Madness », New York Times,
23 avril 2011.

108
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

immobiliers urbains, de la réduction des services et, avant


tout, du manque d'offres d'emplois viables sur les mar-
chés du travail urbains en tout lieu ou presque, certaines
villes - Détroit en étant l'affligeante incarnation - étant
entièrement privées de toute perspective d'emploi. La crise
actuelle est plus que jamais une crise urbaine.

Pratiques urbaines prédatrices

Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels


notent en passant que dès que l'ouvrier a touché « son
salaire, il devient la proie d'autres membres de la bour-
geoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages,
etc. 1 ». Les marxistes ont traditionnellement relégué ces
formes d'exploitation et les luttes des classes - car il ne
s'agit pas d'autre chose - , qui surgissent immanquable-
ment autour d'elles, dans l'ombre de leur théorisation et
à la marge de leur politique. Je tiens pourtant à affirmer
ici que, en tout cas dans les économies capitalistes avan-
cées, elles constituent un vaste terrain d'accumulation par
la dépossession, l'argent se trouvant absorbé par la circu-
lation du capital fictif pour étayer les vastes fortunes qui se
constituent depuis l'intérieur du système financier.
Les pratiques prédatrices, omniprésentes avant l'effon-
drement du marché immobilier en général et des prêts
hypothécaires à risque en particulier, étaient légendaires
par leur ampleur. Avant que n'éclate la crise majeure,
on estimait déjà que des pratiques prédatrices de crédits
hypothécaires à risque avaient fait perdre entre soixante et
onze et quatre-vingt-treize milliards de valeurs d'actifs à

1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du para communiste, trad.


L. Lafargue, Paris, G. Bellais, 1901, p. 12.

109
VILLES REBELLES

la population afro-américaine à faibles revenus des États-


Unis 1 . Les dépossessions se sont faites en deux vagues :
une minivague entre l'annonce de l'initiative Clinton de
1995 et l'effondrement du hedge fund Long Term Capital
Management en 1998, une autre postérieure à 2001. Au
cours de cette dernière période, les primes de Wall Street
et les revenus de l'industrie émettrice de crédits hypo-
thécaires sont montés en flèche, avec des taux de profit
sans précédent qui étaient le fruit de pures manipulations
financières, associées notamment à la titrisation d'em-
prunts hypothécaires à frais élevés, mais risqués. On ne
peut qu'en conclure à l'existence, par différents circuits
cachés, de transferts massifs de richesse des pauvres vers
les riches, au-delà de ceux qui ont été dénoncés depuis
à propos des pratiques indéniablement douteuses et sou-
vent illégales de sociétés de crédits hypothécaires comme
Countrywide, à l'aide de manipulations financières sur les
marchés immobiliers 2 .
Les événements qui se sont produits depuis le krach
sont encore plus étonnants. Il se trouve qu'un grand
nombre des saisies - plus d'un million durant l'année
2010 - étaient illégales, voire totalement frauduleuses,
ce qui a conduit un membre du Congrès originaire de
Floride à écrire ceci au juge de la Cour suprême de cet
État : « Si ce que j'entends dire est vrai, les saisies illé-
gales qui ont lieu représentent la plus grande confisca-
tion de propriété privée jamais entreprise par des banques
et des entités gouvernementales 3 . » Les procureurs géné-

1. Barbara Ehrenreich et Dedrick Muhammad, « The Recession's Racial


Divide », New York Times, 12 septembre 2009.
2. Morgenson et Rosner, Reckiess Endangerment, op. cit.
3. Kevin Chiu, < Illégal Foreclosures Charged in Investigation », Housing
Predictor, 24 avril 2011.

110
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

raux des cinquante États fédéraux mènent actuellement


des enquêtes à ce sujet, mais, comme on pouvait s'y
attendre, la plupart semblent désireux de boucler leurs
investigations d'une manière aussi sommaire que possible
en échange de quelques règlements financiers - sans res-
titution des biens illégalement saisis, cependant. Il est à
parier que personne ne va se retrouver en prison pour
cela, malgré les preuves évidentes de falsification systé-
matique de documents juridiques.
Ce genre de pratiques prédatrices ne date pas d'hier.
Permettez-moi de donner quelques exemples à partir
du cas de Baltimore. Peu après mon arrivée dans cette
ville, en 1969, j'ai collaboré à une étude sur le finance-
ment des logements du centre-ville, qui se concentrait
sur le rôle de différents acteurs (propriétaires fonciers,
locataires et propriétaires de leur logement, courtiers et
prêteurs, Fédéral Housing Administration, autorités muni-
cipales, Housing Code Enforcement en particulier) dans
la genèse des conditions de vie absolument épouvantables
qui régnaient dans les quartiers défavorisés, infestés de rats
et dévastés par les soulèvements qui avaient suivi l'assas-
sinat de Martin Luther King. Les traces de la discrimi-
nation financière dont étaient victimes les quartiers des
populations afro-américaines à faibles revenus, interdites
de crédit, étaient inscrites dans le plan de la ville, mais
à cette date, on justifiait cette politique d'exclusion en
la présentant comme une réaction légitime à un risque
majeur en matière de crédit, et non comme la consé-
quence d'une appartenance raciale. Ce processus générait
d'importants profits pour des sociétés immobilières impi-
toyables. Néanmoins, pour que ce système fonctionne, il
fallait que des Afro-Américains puissent, d'une manière ou
d'une autre, avoir accès à un financement à crédit alors
qu'ils étaient tous stigmatisés de la même manière dans ce

111
VILLES REBELLES

domaine en tant que population à haut risque. On avait


donc mis au point ce qu'on a appelé le « Land Installment
Contract », le « contrat immobilier par versements échelon-
nés ». Dans les faits, les Afro-Américains étaient « aidés »
par les propriétaires immobiliers qui jouaient les intermé-
diaires auprès des organismes prêteurs en prenant un cré-
dit hypothécaire à leur nom. Au bout de quelques années,
une fois que le principal et les intérêts avaient été partielle-
ment remboursés, donnant ainsi la preuve de la solvabilité
de la famille, le titre de propriété était censé être trans-
féré au résident, avec l'aide du propriétaire bienveillant et
de l'établissement de crédit hypothécaire local. Certains
acquéreurs parvenaient ainsi à réaliser leur projet - généra-
lement dans des quartiers dont la valeur était en baisse - ,
mais entre des mains peu scrupuleuses - et il n'en man-
quait pas à Baltimore, encore qu'elles y aient été appa-
remment moins nombreuses qu'à Chicago, où ce procédé
était également courant - , ce système pouvait représen-
ter une forme particulièrement prédatrice d'accumulation
par dépossession 1 . Le propriétaire immobilier avait le droit
de facturer des frais destinés à couvrir les impôts fon-
ciers, les coûts administratifs et juridiques, etc., et pou-
vait ajouter ces sommes, parfois exorbitantes, au principal
du crédit hypothécaire. Après plusieurs années de ver-
sements réguliers, de nombreuses familles découvraient
que le principal de la dette contractée pour acheter leur
maison était désormais supérieur au montant de départ.
Si à une seule échéance, elles se voyaient dans l'incapa-
cité de verser les sommes plus élevées qu'elles devaient

I. Lynne Sagalyn, «Mortgage Lending in Older Neighborhoods »,


Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 465,
n° 1, janvier 1983, p. 98-108; Manuel Aelbers (éd.), Subprime Cities:
The Political Economy of Mortgage Markets, New York, John Wiley, 2011.

112
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

à la suite de la hausse des taux d'intérêt, le contrat était


annulé et elles-mêmes expulsées. Ces pratiques ont pro-
voqué un scandale, et une action en justice pour atteinte
aux droits civils a été engagée contre les contrevenants les
plus impudents du camp des propriétaires. Les plaignants
ont cependant été déboutés parce que les candidats à la
propriété qui avaient signé les contrats par versements
échelonnés n'avaient pas pris la peine de lire les para-
graphes en petits caractères ni de demander à leur propre
avocat - les pauvres en ont rarement - de les lire à leur
place - ces passages sont, en tout état de cause, incom-
préhensibles pour les simples mortels : avez-vous lu tout
ce qui était écrit en petits caractères sur votre contrat de
carte bancaire ?
Ces pratiques prédatrices n'ont jamais disparu. Dans les
années 1980, le contrat par versements échelonnés a été
remplacé par la méthode du «flipping» ou « rotation», un
procédé de revente rapide : un marchand de biens ache-
tait à bas prix une maison délabrée, y effectuait quelques
travaux de rénovation purement superficiels - et très suré-
valués - et se débrouillait pour faire obtenir un finance-
ment hypothécaire « favorable » à l'acheteur sans méfiance
qui n'occupait la maison en question qu'aussi longtemps
que le toit ne lui tombait pas sur la tête ou que la chau-
dière ne lui explosait pas à la figure. Et au moment où le
marché des subprimes a commencé à se constituer dans les
années 1990 grâce à l'initiative Clinton, des villes comme
Baltimore, Cleveland, Détroit, Bufialo et autres ont été le
théâtre d'une vague croissante d'accumulation par dépos-
session - soixante-dix milliards de dollars ou davantage à
l'échelle de la nation. Après le krach de 2008, Baltimore
a fini par intenter une action en justice pour violation des
droits civils contre Wells Fargo, en raison de ses pratiques
de crédit à risque discriminatoires - une discrimination à

113
VILLES REBELLES

l'envers, puisque les acquéreurs se voyaient conseiller de


contracter des emprunts à haut risque au lieu de crédits
conventionnels, les Afro-Américains et les chefs de famille
monoparentale (des femmes) se faisant systématiquement
exploiter. Cette action en justice échouera vraisemblable-
ment - bien qu'à sa troisième présentation, elle ait été auto-
risée à se porter devant les tribunaux. Il est en effet presque
impossible de prouver que Wells Fargo a agi en fonction
de l'identité raciale des acquéreurs, et non du risque finan-
cier qu'ils représentaient. Comme toujours, les paragraphes
incompréhensibles en petits caractères autorisent bien des
choses - que les consommateurs en tirent les leçons qui
s'imposent ! Cleveland a adopté une stratégie plus nuancée :
poursuivre les sociétés financières pour atteinte à l'ordre
public, le paysage étant littéralement constellé de maisons
saisies que la municipalité a été obligée de condamner à
l'aide de planches !
Les pratiques prédatrices qui touchent les pauvres, les vul-
nérables et ceux qui sont déjà défavorisés sont légion. La
moindre petite facture impayée (redevance télé ou consom-
mation d'eau, par exemple) peut se traduire par la mise
en gage d'un bien immobilier sans que, chose mystérieuse
- et parfaitement illégale - , le propriétaire en soit informé
avant que l'affaire n'ait été confiée à un avocat qui réclame
évidemment des honoraires. C'est ainsi qu'un impayé ini-
tial de cent dollars peut donner lieu, au bout du compte,
à l'obligation d'en rembourser deux mille cinq cents. Pour
la plupart des pauvres, cela se traduit par la perte de leur
bien immobilier. Lors de la dernière série de ventes de biens
gagés à Baltimore, un petit groupe de juristes a racheté à la
ville des gages sur des biens immobiliers pour une valeur de
six millions de dollars. S'ils prennent une marge de 250 %,
ils auront engrangé une vraie fortune le jour où les gages
seront réglés, et des biens immobiliers d'une grande valeur

114
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

potentielle pour des lotissements futurs s'ils se contentent


d'acquérir les immeubles concernés.
Par-dessus le marché, on a pu montrer que, depuis les
années 1960, les pauvres qui vivent dans les villes amé-
ricaines payent systématiquement plus cher des articles
de base de qualité inférieure, comme les denrées alimen-
taires, et que le manque de services dont souffrent les com-
munautés à faibles revenus soumet ces populations à des
charges financières et à des difficultés pratiques démesurées.
L'économie de dépossession des populations vulnérables
est aussi active que perpétuelle. On est encore plus atterré
par le nombre de travailleurs intérimaires ou précaires des
industries mal payées des grandes villes comme New York,
Chicago et Los Angeles qui ont subi, à des degrés divers,
des pertes illégales de salaire, y compris le non-versement
du salaire minimum, le non-paiement des heures supplé-
mentaires ou de simples délais de paiement susceptibles,
dans certains cas, de durer des mois 1 .
Si j'évoque ces différentes formes d'exploitation et de
dépossession, c'est pour montrer que les populations vul-
nérables sont massivement victimes d'agissements de ce
genre dans de nombreuses régions métropolitaines. Il faut
absolument prendre conscience de la facilité avec laquelle
de réelles concessions salariales consenties aux travail-
leurs peuvent être récupérées au profit de l'ensemble de
la classe capitaliste par des pratiques de prédation et d'ex-
ploitation dans le domaine de la consommation. Pour une
grande partie de la population urbanisée à faibles revenus,

1. Annette Bernhardt, Ruth Milkman, Nik Théodore, Douglas


Heckathom, Michael Auer, James DeFilippis, Ana Gonzalez, Victor
Narro, Jason Perelshteyn, Diana Poison et Michale Spiller, Broken Latvs,
Unprotected Workers: Violations of Employment and Labor Latvs in America's
dues, New York, National Employment Law Project, 2009.

115
VILLES REBELLES

l'association entre la surexploitation de sa force de travail


et la dépossession de ses maigres actifs grève constam-
ment sa capacité à préserver des conditions de reproduc-
tion sociale plus ou moins acceptables. Cette situation exige
une organisation et une réaction politique à l'échelle de la
ville (voir plus bas).

L'histoire de la Chine

Si tant est qu'il y ait eu, cette fois, une issue à la crise
mondiale du capital, il convient de relever que le boom
immobilier et foncier qu'a connu la Chine, et qui s'est
accompagné d'une immense vague d'investissements infra-
structurels financés par la dette, a joué un rôle clé, non
seulement pour stimuler le marché intérieur de ce pays
- et absorber le chômage dans les industries exportatrices - ,
mais aussi pour stimuler les économies étroitement inté-
grées dans le commerce chinois, comme celles de l'Aus-
tralie et du Chili avec leurs matières premières, et celle
de l'Allemagne avec ses exportations de machines-outils
et d'automobiles. Aux États-Unis, en revanche, l'industrie
du bâtiment a été lente à se redresser, le taux de chômage
atteignant dans cette branche, comme nous l'avons noté
plus haut, le double de la moyenne nationale.
En règle générale, les investissements urbains mettent
longtemps à se mettre en place et plus longtemps encore
à atteindre la maturité. Aussi est-il toujours difficile de
déterminer à quel moment une suraccumulation de capi-
tal a été ou est sur le point de se transformer en surac-
cumulation d'investissements dans l'environnement bâti.
Le risque de dépassement, qui s'est régulièrement mani-
festé dans la construction des chemins de fer au XIXe siècle,
et que l'on retrouve dans la longue histoire des cycles et

116
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

des effondrements de l'industrie du bâtiment - débâcle de


2007-2009 comprise - , est très élevé.
L'essor vertigineux de l'urbanisation désordonnée et
de l'investissement infrastructurel qui sont en train de
reconfigurer complètement la géographie de l'espace natu-
rel chinois, repose en partie sur la capacité du gouverne-
ment central à intervenir arbitrairement dans le système
bancaire en cas de dérapage. Une récession relativement
bénigne de l'immobilier, à la fin des années 1990, dans de
grandes villes comme Shanghai, a laissé entre les mains des
banques toute une série d'« actifs non rentables » - autre-
ment dit « toxiques » - , dont un grand nombre reposaient
sur le développement urbain et immobilier. Des estima-
tions officieuses ont chiffré à 40 % la part des crédits ban-
caires improductifs 1 . Le gouvernement central a réagi en
utilisant ses abondantes réserves de devises pour recapi-
taliser les banques - version chinoise de ce qu'on appel-
lera plus tard le Troubled Asset Relief Program, ou TARP,
une mesure très controversée de rachat par le gouver-
nement américain des actifs à risque. On sait que l'État
chinois a injecté à cette fin près de quarante-cinq mil-
liards de dollars de ses réserves en devises à la fin des
années 1990, et il n'est pas impossible qu'il en ait uti-
lisé bien plus, indirectement. Mais alors que l'évolution
des institutions chinoises les rend plus compatibles avec
le fonctionnement des marchés financiers mondiaux, le
gouvernement central a plus de mal à contrôler les acti-
vités du secteur financier.
Les rapports dont nous disposons aujourd'hui en pro-
venance de Chine semblent révéler une inquiétante simi-
litude avec la situation qui régnait dans le sud-ouest des

1. Keith Brad&her, « China Announces New Bailout of Big Banks »,


New York Times, 7 janvier 2004.

117
VILLES REBELLES

États-Unis et en Floride dans les années 2000, ou en


Floride dans les années 1920. Depuis la privatisation géné-
rale de l'habitat en Chine en 1998, la spéculation et la
construction de logements ont spectaculairement décollé.
Les prix des logements auraient apparemment augmenté
de 140 % à l'échelle nationale depuis 2007, une hausse
qui aurait atteint jusqu'à 800 % dans les plus grandes
villes, comme Pékin et Shanghai, au cours des cinq der-
nières années. Il paraît que dans ces deux métropoles, les
cours de l'immobilier ont doublé durant la seule dernière
année. Un appartement moyen vaut désormais cinq cent
mille dollars - dans un pays où le PIB par habitant s'éle-
vait à 7 518 dollars en 2010 - , et même dans les villes de
second rang, un logement ordinaire « coûte environ vingt-
cinq fois le revenu moyen des habitants », une situation qui,
de toute évidence, ne peut pas durer. Ces chiffres révèlent
que, malgré sa rapidité et son ampleur, la construction
de logements et de propriétés commerciales ne suit pas
le rythme de la demande effective ni, chose plus impor-
tante encore, celui de la demande anticipée 1 . D'où l'ap-
parition de fortes pressions inflationnistes qui ont incité le
gouvernement central à utiliser toute une panoplie d'ins-
truments pour endiguer les dépenses incontrôlées des gou-
vernements locaux.

Le gouvernement central exprime ouvertement son inquié-


tude à l'idée qu'une trop grande partie de la croissance
du pays continue à être liée à des dépenses inflationnistes
consacrées à la promotion immobilière et à l'investissement

1. Pour un exposé général, voir Thomas Campanella, The Concrete


Dragon: China's Urban Révolution and What it Means for the World,
Princeton, NJ, Princeton Architectural Press, 2008. Je me suis également
efforcé de tracer un tableau général de l'urbanisation de la Chine au cha-
pitre 5 de A Brief History of Neoliberalism, op. cit.

118
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

gouvernemental dans les routes, les chemins de fer et autres


projets d'infrastructure à plusieurs milliards de dollars. Au
cours du premier trimestre de 2011, l'investissement en
immobilisations corporelles - qui donne une mesure approxi-
mative de l'activité de construction - a bondi de 25 % par
rapport à la même période de l'année précédente, et les
investissements dans l'immobilier ont augmenté de 37 %'.

Cet investissement est « désormais équivalent à près de 70 %


du produit intérieur brut du pays », un niveau qu'aucun autre
État n'a approché à l'époque moderne. « Le Japon lui-même,
au sommet de son boom de construction des années 1980,
n'a pas dépassé environ 35 %, et depuis plusieurs dizaines
d'années, ce taux avoisine 20 % aux États-Unis. »
Les « efforts des villes ont aidé les dépenses d'infrastruc-
ture et d'immobilier du gouvernement à dépasser les chiffres
du commerce extérieur, en faisant ainsi le secteur qui contri-
bue le plus à la croissance de la Chine 2 » ; D'importantes
acquisitions de terrains et des déplacements de populations,
d'une envergure invraisemblable dans certaines métropoles
- jusqu'à trois millions de personnes déplacées à Pékin au
cours des dix dernières années - , témoignent d'une écono-
mie active de dépossession qui accompagne avec force ce
phénomène massif d'urbanisation à travers toute la Chine.
Les déplacements forcés et les dépossessions sont l'une
des causes majeures d'un courant croissant de protesta-
tions populaires parfois violentes.

1. David Barboza, «Inflation in China Poses Big Threat to Global


Trade», New York Times, 17 avril 2011 ; Jamil Anderlini, « Fate of
Real Estate Is Global Concem », Financial Times, 1er juin 2011 ; Robert
Cookson, « China Bulls Reined in by Fears on Economy », Financial Times,
1" juin 2011.
2. Keith Bradsher, « China's Economy is Starting to Slow, but Threat
of Inflation Looms», New York Times, Business Section, 31 mai 2011.

119
VILLES REBELLES

Les ventes de terrains aux promoteurs ont constitué,


pour les gouvernements locaux, une vache à lait qui leur
a permis de remplir leurs coffres. Mais au début de 2011,
le gouvernement central a ordonné de modérer ces ces-
sions afin de maîtriser un marché immobilier débridé et
les expropriations foncières souvent brutales qui entraî-
naient la résistance de la population. La « hausse rapide
de l'endettement des gouvernements locaux et le manque
de contrôle des emprunts contractés par les sociétés d'in-
vestissement » - dont beaucoup étaient subventionnées
par les gouvernements locaux- - sont désormais considé-
rés comme un risque majeur pour l'économie chinoise,
ce qui jette une ombre sérieuse sur les perspectives de
croissance à venir, non seulement en Chine, mais aussi
dans le monde entier. En 2011, le gouvernement chinois
estimait que la dette des municipalités se montait à envi-
ron 2,2 milliards de dollars, soit l'équivalent de « près du
tiers du produit intérieur brut du pays ». Il n'est pas exclu
que jusqu'à 80 % de cette dette soient entre les mains de
sociétés d'investissement non déclarées, subventionnées par
les gouvernements municipaux dont elles ne font cepen-
dant pas théoriquement partie. Ce sont ces organismes
qui construisent, à une vitesse prodigieuse, les nouvelles
infrastructures et les bâtiments phares qui rendent les villes
chinoises aussi spectaculaires. Mais en raison de leur endet-
tement, les municipalités ont un passif accumulé consi-
dérable. Une série de défaillances pourrait « devenir un
terrible handicap pour le gouvernement central, lui-même
assis sur une dette d'un montant de deux mille milliards
de dollars1. » L'éventualité d'un effondrement suivi d'une

1. Wang Xiaotan, « Local Govemments at Risk of Defaulting on Debt »,


China Daily, 28 juin 2011 ; David Barboza, « China's Ciries Piling Up
Debt to Fuel Boom », New York Times, 7 juillet 2011.

120
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

longue période de « stagnation à la japonaise » n'a rien d'in-


vraisemblable. Le ralentissement de la machine de la crois-
sance économique chinoise en 2011 a déjà entraîné une
importante réduction des importations, qui ne manquera
pas d'avoir des répercussions dans toutes les régions du
monde qui ont prospéré sur le dos du marché chinois, en
particulier dans le secteur des matières premières.
En attendant, on trouve aujourd'hui, dans les régions
intérieures de la Chine, des villes nouvelles presque sans
habitants ni activités dignes de ce nom, qui ont été à l'ori-
gine d'une curieuse campagne publicitaire dans la presse
économique des États-Unis afin d'attirer investisseurs et
sociétés dans cette nouvelle frontière urbaine du capita-
lisme mondial 1 . Depuis le milieu du XIXe siècle, voire avant,
le développement urbain a toujours été spéculatif, mais
l'échelle de spéculation du développement chinois paraît
être d'un ordre tout à fait différent de ce que l'histoire
humaine a connu jusqu'ici. Il est vrai que le surplus de
liquidités de l'économie mondiale à absorber, qui aug-
mente à un taux composé, n'a jamais été aussi important,
lui non plus.
On retrouve ici le même phénomène qu'au moment de
l'expansion de la suburbanisation des États-Unis après la
Seconde Guerre mondiale : en ajoutant à l'immobilier les
équipements électroménagers et les accessoires domestiques
qui l'accompagnent, il apparaît clairement que l'essor de
l'urbanisation chinoise joue un rôle essentiel en stimulant
la reprise d'une croissance économique mondiale dans toute
une gamme de produits de consommation autres que l'au-
tomobile - pour laquelle la Chine se flatte de posséder
aujourd'hui le plus vaste marché du monde. « Selon certaines

1. David Barboza, « A City Boni of China's Boom, Still Unpeopled »,


New York Times, 20 octobre 2010.

121
VILLES REBELLES

estimations, la Chine consomme jusqu'à 50 % des marchan-


dises et des matériaux clés du monde, comme le ciment,
l'acier et le charbon, et l'immobilier chinois est le principal
moteur de cette demande 1 . » Dans la mesure où la moitié
au moins de l'acier consommé se retrouve dans l'environne-
ment bâti, cela veut dire que le quart de la production mon-
diale d'acier est aujourd'hui absorbé par cette seule activité.
La Chine n'est pas la seule région du monde à connaître
un tel essor immobilier. Tout laisse penser que l'ensemble
des pays du BRIC suivent son exemple. En effet, les prix de
l'immobilier ont doublé en 2011 tant à Sâo Paulo qu'à Rio,
tandis que l'Inde et la Russie connaissent une situation com-
parable. Relevons cependant que tous ces pays enregistrent
des taux de croissance agrégés élevés, en même temps que
de fortes tendances inflationnistes. De toute évidence, de
puissants courants d'urbanisation ne sont pas étrangers à la
reprise rapide après la récession de 2007-2009.
La question est la suivante : ce développement, ancré
comme il l'est dans des développements urbains largement
spéculatifs, sera-t-il durable ? Les tentatives du gouverne-
ment chinois central pour contrôler cet essor et juguler
les pressions inflationnistes en augmentant progressive-
ment les réserves obligatoires des banques n'ont pas connu
un grand succès. On a vu émerger un système de shadow
banking, de « finance de l'ombre », puissamment lié à des
investissements fonciers et immobiliers, difficile à surveil-
ler et à contrôler, et comprenant de nouveaux véhicules
d'investissement - analogues à ceux qui sont apparus dans
les années 1990 aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
L'accélération des dépossessions foncières et de l'inflation
a provoqué une vague d'agitation. Nous entendons par-
ler désormais d'une mobilisation des chauffeurs de taxi et

1. Jamil Anderlini, « Fate of Real Estate is Global Concera », op. cit.

122
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

des routiers, notamment à Shanghai, en même temps que


de grèves soudaines et généralisées dans les régions indus-
trielles du Guangdong, en réaction au faible niveau des
salaires, aux mauvaises conditions de travail et à l'esca-
lade des prix. Les rapports officiels évoquant ces troubles
ont connu une extraordinaire multiplication, et l'on a pro-
cédé à quelques ajustements salariaux, tandis que le gou-
vernement prenait des mesures destinées à apaiser cette
vague d'agitation et à stimuler le marché intérieur pour
remplacer les marchés plus risqués, et stagnants, de l'ex-
portation - la consommation intérieure chinoise ne repré-
sente actuellement que 35 % du PIB, contre 70 % aux
États-Unis.
Tout cela doit néanmoins être replacé dans le contexte
des démarches concrètes entreprises par le gouvernement
chinois pour faire face à la crise de 2007-2009. Le prin-
cipal impact de la crise sur la Chine a été l'effondrement
subit des marchés d'exportation - surtout de celui des États-
Unis - et une chute de 20 % des exportations au début
de 2009. Plusieurs estimations, d'une fiabilité raisonnable,
chiffrent la destruction d'emplois dans le secteur de l'ex-
portation aux alentours de trente millions au cours d'une
très brève période de 2008-2009. Ce qui n'a pas empêché
le FMI de prétendre que la perte nette d'emplois en Chine,
à l'automne 2009, n'avait pas dépassé trois millions1. La
différence entre pertes d'emplois nettes et brutes peut s'ex-
pliquer partiellement par le retour de migrants urbains sans
emploi dans leur région rurale d'origine. Elle reflète aussi

1. International Monetary Fund/International Labour Organization, The


Challenges of Grotuth, Employment and Social Cohésion, Genève, International
Labour Organization, 2010 [Rapport conjoint FMI/BIT : conférence sur
« Les défis de la croissance, de l'emploi et de la cohésion sociale », organi-
sée en coopération avec le Premier ministre de la Norvège (Oslo, 13 sep-
tembre 2010)].

123
VILLES REBELLES

indéniablement, pour une autre part, la rapide reprise des


exportations et la réembauche de travailleurs précédem-
ment licenciés. Quant au reste de la différence, on peut
certainement l'attribuer à l'application par le gouverne-
ment d'un important programme de stimulation de l'in-
vestissement urbain et infrastructurel de type keynésien. Le
gouvernement central a débloqué six cents milliards de dol-
lars supplémentaires au profit d'un programme d'investisse-
ment infrastructurel déjà considérable - un total cumulé de
sept cent cinquante milliards de dollars affectés exclusive-
ment à la construction de treize mille kilomètres de lignes
ferroviaires à grande vitesse et de presque dix-huit mille
kilomètres de lignes traditionnelles ; il est vrai que ces inves-
tissements sont aujourd'hui en difficulté après l'accident
d'un train à grande vitesse suggérant un défaut de concep-
tion de la construction, voire des manœuvres de corruption 1 .
Le gouvernement central a simultanément donné instruc-
tion aux banques d'accorder des prêts considérables à toutes
sortes de projets de développement local - parmi lesquels les
secteurs de l'immobilier et de l'infrastructure - destinés à
absorber l'excédent de main-d'œuvre. Ce programme mas-
sif devait montrer la voie du redressement économique. Le
gouvernement chinois affirme aujourd'hui avoir créé près de
trente-quatre millions de nouveaux emplois urbains entre
2008 et 2010. Si les chiffres du FMI concernant la perte
nette d'emplois sont exacts, il faut bien reconnaître que
les Chinois paraissent avoir largement rempli leur objectif
immédiat consistant à absorber une grande partie de leur
important surplus de main-d'œuvre.
Reste évidemment à savoir si ces dépenses étatiques se
rangent dans la catégorie des dépenses « productives » ou

1. Keith Bradsher, « High-Speed Rail Poised to Alter China, but Costs


and Pares Draw Criticism», New York Times, 23 juin 2011.

124
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

non - et, le cas échéant, productives de quoi et pour qui ?


À l'image de l'immense centre commercial situé à proximité
de Dongguan, de nombreux programmes d'investissement
n'ont pas trouvé preneur, comme les tours résidentielles
vides qui parsèment le paysage urbain un peu partout. S'y
ajoutent les villes nouvelles, toujours désertes dans l'attente
d'habitants et d'industries. En même temps, il ne fait pas
de doute que l'espace national chinois pourrait tirer profit
d'une intégration spatiale plus profonde et plus efficace ;
superficiellement en tout cas, il semblerait que la puissante
vague d'investissements infrastructurels et de projets d'ur-
banisation pourvoit précisément à cette nécessité, en reliant
l'intérieur, sous-développé, aux régions littorales plus riches,
et le nord, qui manque d'eau, au sud, qui en regorge. Au
niveau métropolitain, les processus de croissance et de régé-
nération urbaines semblent également appliquer les tech-
niques modernes à l'urbanisation, tout en assurant une
diversification des activités - en incluant toutes les institu-
tions obligatoires de l'industrie de la culture et du savoir,
dont témoigne la spectaculaire Exposition universelle de
Shanghai, si caractéristique de l'urbanisation néolibérale
aux États-Unis et en Europe.
À certains égards, le développement de la Chine repro-
duit, au superlatif, celui des États-Unis après la Seconde
Guerre mondiale. Durant cette période, le réseau autorou-
tier inter-États a permis l'intégration du Sud et de l'Ouest
américains, un fait qui, associé à la suburbanisation, a joué
un rôle crucial pour soutenir à la fois l'emploi et l'accumu-
lation de capital. Mais ce parallèle est instructif à d'autres
égards. Le développement américain qui a suivi 1945 n'a
pas seulement entraîné un terrible gaspillage d'énergie et
de terres ; il a aussi engendré, comme nous l'avons vu,
une crise particulière dont ont été victimes les popula-
tions urbaines marginalisées, exclues et rebelles, crise qui

125
VILLES REBELLES

a entraîné par réaction une série de mesures politiques à


la fin des aimées 1960. Tout cela a pris fin à la suite de la
crise de 1973, lorsque le président Nixon a déclaré, dans
son discours sur l'état de l'Union, que la crise urbaine
était terminée et que le financement fédéral allait cesser.
La conséquence au niveau municipal a été une crise des
services urbains, avec les effets désastreux que l'on sait :
déclin de la scolarité publique, de la santé publique et de
la possibilité de disposer d'un logement à un prix abordable
depuis la fin des années 1970 aux États-Unis.
La stratégie d'investissement urbain et infrastructurel accé-
léré en Chine concentre ces deux tendances sur quelques
années. L'ouverture d'une ligne ferroviaire à haute vitesse
entre Shanghai et Pékin est évidemment précieuse pour les
hommes d'affaires et pour la classe moyenne supérieure,
mais ne représente pas un moyen de transport accessible
pour les ouvriers désireux de regagner leur région rurale
d'origine pour le Nouvel An chinois. De même, les grands
immeubles d'habitation, les résidences fermées et les ter-
rains de golf à destination des riches, ainsi que les centres
commerciaux haut de gamme, ne contribuent guère à aider
les masses appauvries et en proie à la révolte à retrou-
ver une vie quotidienne décente. Ce déséquilibre du déve-
loppement urbain le long de la ligne de faille des classes
sociales représente en réalité tin phénomène mondial. On
l'observe actuellement en Inde, ainsi que dans les innom-
brables villes de la planète où des concentrations émer-
gentes de populations marginalisées coïncident avec une
urbanisation et un consumérisme d'une grande modernité
destinés à une minorité de plus en plus aisée. Que faire des
travailleurs appauvris, en situation de précarité et d'exclu-
sion, qui constituent désormais un bloc de pouvoir majori-
taire et possiblement dominant dans de nombreuses villes ?
Cette question est en train de devenir un problème politique

126
LES RACINES URBAINES DES CRISES CAPITALISTES

majeur. Aussi la planification militaire se concentre-t-elle


largement aujourd'hui sur les méthodes permettant de faire
face à des mouvements d'agitation potentiellement révolu-
tionnaire d'origine urbaine.
S'agissant de la Chine, on relève cependant une parti-
cularité tout à fiait intéressante. Depuis les débuts de la
libéralisation, en 1979, la trajectoire de développement
reposait sur l'idée que la décentralisation est l'un des meil-
leurs moyens d'exercer un contrôle centralisé. Il convenait
d'émanciper les gouvernements régionaux et municipaux, et
même les villages et les communes, et de les laisser chercher
eux-mêmes comment améliorer leur situation à l'intérieur
d'une structure de contrôle centralisé et de coordination
des marchés. Les bonnes solutions apportées par les initia-
tives locales servaient ensuite de fondement à la reformu-
lation de la politique du gouvernement central.
Les rapports en provenance de Chine suggèrent que la
transition du pouvoir, prévue pour 2012, doit faire face
à un dilemme déroutant. On s'intéresse de près à la ville
de Chongqing, qui a entrepris depuis un certain temps de
renoncer radicalement, paraît-il, à la politique économique
libérale pour en revenir à un système de redistribution
socialiste dirigée par l'État - une évolution soutenue, chose
intéressante, par une abondante rhétorique d'inspiration
maoïste. Dans ce modèle, « tout renvoie à la question de
la pauvreté et de l'inégalité ». Le gouvernement « a canalisé
les profits commerciaux des entreprises nationales vers des
projets socialistes traditionnels, utilisant leurs revenus pour
financer la construction de logements accessibles et celle
d'une infrastructure de transports ». L'initiative immobilière
comprend un « programme massif de construction » destiné
à « fournir des appartements bon marché au tiers des trente
millions d'habitants » qui vivent dans la région de la ville.
« La municipalité a l'intention de construire vingt villes

127
VILLES REBELLES

satellites, abritant chacune trois cent mille habitants. Dans


chacune de ces villes, cinquante mille personnes vivront
dans des logements subventionnés par l'État. » L'objectif
de ce projet d'une incroyable ambition - et totalement
contraire aux recommandations de la Banque mondiale -
est de réduire les inégalités sociales que l'on a vu apparaître
et grandir rapidement au cours des deux dernières décen-
nies, d'un bout à l'autre de la Chine. C'est un antidote aux
projets privés de résidences fermées pour les riches por-
tés par des promoteurs. Il a cependant pour inconvénient
d'accélérer la dépossession des terres agricoles et d'im-
poser aux populations paysannes une urbanisation forcée
qui alimente les protestations et le mécontentement, les-
quels entraînent à leur tour une réaction répressive, voire
autoritaire.
Ce retour à un programme socialiste de redistribution,
utilisant le secteur privé à des fins publiques, sert désor-
mais de modèle au gouvernement central. Celui-ci prévoit
de construire, en l'espace de cinq ans, à partir de 2010,
trente-six millions d'unités d'habitation abordables. La
Chine se propose de résoudre ainsi le problème d'absorption
du surplus de capital, tout en poursuivant l'urbanisation
de la population rurale, en absorbant le surplus de main-
d'œuvre et, espèrent les autorités, en apaisant le mécon-
tentement populaire grâce à la création de logements à des
prix raisonnables, destinés aux moins aisés1. On retrouve
ici certains échos de la politique urbaine des États-Unis
après 1945 : maintenir la croissance économique sur les
rails tout en récupérant des populations potentiellement
indociles grâce à la sécurité du logement. Le revers de la
médaille est la manifestation d'une opposition croissante,

1. Peter Martin et David Cohen, « Socialisai 3.0 in China », the-diplomat.


com ; Jamil Anderlini, « Fate of Real Estate is Global Concern », op. cit.

128
les racines urbaines des crises capitalistes

et parfois violente, aux acquisitions foncières nécessaires


- encore que les Chinois approuvent de toute évidence la
devise de Mao, selon laquelle « on ne fait pas d'omelette
sans casser des œufs ».
Des modèles de développement rivaux, fondés sur l'éco-
nomie de marché, existent néanmoins dans d'autres villes
de Chine, notamment dans celles du littoral et du Sud,
comme Shenzhen. La solution proposée est toute différente.
L'accent porte davantage sur la libéralisation politique et
sur ce qui se rapprocherait plutôt d'une démocratie urbaine
bourgeoise, parallèlement à un développement des initia-
tives de l'économie libérale. Dans ce cas, l'inégalité sociale
croissante est acceptée comme le prix à payer en échange
d'une croissance économique soutenue et de la compétiti-
vité. À l'heure actuelle, il est impossible de prédire dans quel
sens le gouvernement central penchera. Le plus important,
en l'occurrence, est le rôle des initiatives urbaines qui ont
entrepris d'explorer ces différentes possibilités d'avenir ; les
moyens de réaliser l'un ou l'autre de ces avenirs semblent
toutefois solidement ancrés dans le choix entre deux solu-
tions : l'État ou le marché.
Les effets de l'urbanisation chinoise au cours des der-
nières décennies ont été absolument phénoménaux et ont
eu des répercussions renversantes. L'absorption par l'urba-
nisation du surplus de liquidités et de la suraccumulation
de capital, à un moment où les possibilités de profit ne
courent pas les rues, a certainement soutenu l'accumula-
tion du capital, non seulement en Chine, mais aussi dans
une grande partie du reste du monde au cours de ces der-
nières années de crise. Reste à mesurer la stabilité de cette
solution. Les inégalités sociales croissantes - la Chine est
désormais au troisième rang mondial pour le nombre de
milliardaires - , la dégradation de l'environnement - recon-
nue par le gouvernement chinois lui-même - ainsi que de

129
villes rebelles

multiples signes de prises de risques excessives et de suré-


valuation des actifs dans l'environnement bâti, suggèrent
que le « modèle » chinois est loin d'être parfait et qu'il ne
pourrait que trop aisément se transformer du jour au len-
demain de locomotive en enfant difficile du développement
capitaliste. En cas d'échec de ce « modèle », l'avenir du
capitalisme sera franchement sombre. Il ne restera alors
pas d'autre solution que d'explorer de façon plus créative
les alternatives anticapitalistes. Si la forme d'urbanisation
capitaliste est aussi profondément intégrée dans le capi-
talisme, et si elle joue un rôle aussi fondamental dans sa
reproduction, cela veut dire que des formes alternatives
d'urbanisation occuperont inévitablement une place cen-
trale dans toute recherche de solution anticapitaliste.

L'urbanisation du capital

Les processus d'urbanisation sont liés à la reproduction


du capital par toutes sortes de voies. Mais l'urbanisation du
capital présuppose la capacité des pouvoirs de la classe capi-
taliste à dominer le processus urbain. Ce qui sous-entend
une domination de la classe capitaliste non seulement sur
les appareils de l'État - et en particulier sur les éléments du
pouvoir de l'État qui administrent et gouvernent les condi-
tions sociales et infrastructurelles au sein des structures ter-
ritoriales - , mais aussi sur des populations tout entières
- sur leurs modes de vie aussi bien que sur leur force de
travail, sur leurs valeurs culturelles et politiques aussi bien
que sur leurs représentations mentales du monde. Un tel
niveau de contrôle n'est pas facile à obtenir, si tant est qu'il
s'obtienne. La ville et le processus urbain qui la produit
sont donc des lieux majeurs de luttes politiques, sociales
et de classe. Nous avons observé jusqu'ici la dynamique de

130
les racines urbaines des crises capitalistes

cette lutte du point de vue du capital. Il nous reste à étu-


dier le processus urbain - ses appareils et ses contraintes
disciplinaires aussi bien que ses possibilités émancipatrices
et anticapitalistes - du point de vue de ceux qui s'efforcent
de gagner leur pain et de reproduire leur vie quotidienne
au milieu de ce processus urbain.
Chapitre 3

La création du commun urbain

La ville est le lieu où se rassemblent, bon gré mal gré,


des gens de toutes sortes et de toutes classes pour pro-
duire une vie commune, bien qu'éphémère et constamment
changeante. Les traits communs de cette vie ont inspiré de
longue date les commentaires d'urbanistes de tout poil et
constituent le sujet fascinant d'un grand nombre de repré-
sentations et de textes évocateurs (romans, films, peintures,
vidéos, etc.) qui cherchent à définir le caractère de cette
existence - ou le caractère particulier de l'existence dans une
ville précise, en un temps et en un lieu donnés - en même
temps que ses significations plus profondes. Et la longue
histoire de l'utopisme urbain nous fait découvrir une pro-
fusion de projets humains attachés à changer l'image de la
ville, à la rendre plus conforme « au désir de notre cœur »,
comme aurait dit Park. L'actuel regain d'insistance sur la
disparition supposée de ces caractères urbains communs
reflète les effets apparemment profonds engendrés par la
récente vague de privatisations, de ségrégations, de contrôles
de l'espace, de flicage et de surveillance, sur les qualités
de la vie urbaine en général, et sur la possibilité d'établir
ou d'entraver de nouvelles formes de relations sociales (un
nouveau commun) au sein d'un processus urbain influencé,
voire dominé, par les intérêts de la classe capitaliste en

133
villes rebelles

particulier. Quand Hardt et Negri, par exemple, affirment


que nous devrions considérer « la métropole comme une
usine de production du commun », ils en font le point de
départ d'une critique anticapitaliste en même temps que
celui de l'activisme politique. À l'image du droit à la ville,
l'idée est accrocheuse et déconcertante, mais que signifie-
t-elle exactement ? Et comment rattacher cela à la longue
histoire des querelles et des débats concernant la création
et l'utilisation des ressources qui sont propriété commune ?
Je ne saurais dire combien de fois j'ai vu invoquer le
célèbre article de Garrett Hardin, « La tragédie des com-
muns », comme argument irréfutable en faveur de l'effica-
cité supérieure des droits de propriété privée en matière
d'utilisation de la terre et des ressources, et donc comme
une justification tout aussi irréfutable de la privatisation1.
Cette interprétation erronée est due en partie à la méta-
phore du bétail qu'utilise Hardin, un bétail qui est la pro-
priété privée de différents individus soucieux de tirer, à titre
personnel, le maximum de leurs bêtes, en les faisant paître
sur un terrain collectif. Les propriétaires ont individuelle-
ment tout à gagner à multiplier le nombre de bêtes mises
à la pâture, l'éventuelle baisse de fertilité qui en découle
étant répartie entre tous les utilisateurs. Si le bétail était
propriété collective, la métaphore, bien sûr, ne fonctionne-
rait pas. Ce qui prouve que le problème vient de la pro-
priété privée du bétail et du comportement individuel qui
cherche à obtenir le profit maximum, bien plus que de la
propriété commune de la ressource. Mais ce n'était pas là
le centre d'intérêt réel de Hardin. Ce qui le préoccupait,

1. Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162,


n° 3859, 1968, p. 1 243-1 248 ; B. McCay, J. Acheson (éd.), The Question
of Commons: The Culture and Ecology of Communal Resources, Tucson, AZ,
University of Arizona Press, 1987.

134
la création du commun urbain

c'était la croissance démographique. La décision person-


nelle d'avoir des enfants finirait, craignait-il, par entraî-
ner la destruction du commun à l'échelle de la planète et
l'épuisement de toutes les ressources - il rejoignait ainsi la
pensée de Malthus. La seule solution, selon lui, passe par
le contrôle et la régulation autoritaires de la démographie 1 .
Je cite cet exemple pour montrer à quel point les
réflexions sur le commun ont bien souvent été elles-mêmes
prisonnières d'un corpus beaucoup trop étriqué de pré-
somptions, largement inspirées par l'histoire des enclosures
foncières mises en place en Grande-Bretagne à partir de la
fin du Moyen Âge. D'où la bipolarisation fréquente de ces
réflexions autour de deux solutions : celle de la propriété
privée d'une part, celle de l'intervention autoritaire de l'État
de l'autre. Du point de vue politique, toute la question
a été obscurcie par une réaction viscérale - additionnée
d'une bonne dose de nostalgie à l'égard du bon vieux temps
d'une économie d'action commune prétendument morale - ,
favorable aux enclosures ou - une attitude plus courante à
gauche - hostile à celles-ci.
Elinor Ostrom cherche à remettre en question une par-
tie de ces suppositions dans son livre intitulé Governing
the Commons [Gouvernance des biens communs2]. Elle systé-
matise les témoignages anthropologiques, sociologiques et

1. On est surpris par le nombre d'analystes de gauche qui se trompent


complètement sur les intentions de Hardin. C'est ainsi que Massimo
De Angelis (77ie Beginning of History: Value Struggles and Global Capital,
Londres, Pluto Press, 2007, p. 134) écrit que « Hardin a élaboré une jus-
tification de la privatisation de l'espace des communaux ancrée dans une
prétendue nécessité naturelle ».
2. Elinor Ostrom, Govemmg the Commons: The Evolution of Institutions for
Collective Action, Cambridge, CUP, 1990 [Gouvernance des biens communs :
pour une nouvelle approche des ressources naturelles ; révision scientifique de
Laurent Baechler, Bruxelles, De Boeck, 2010].

135
villes rebelles

historiques qui ont révélé depuis longtemps que, si les ber-


gers parlaient les uns avec les autres (ou possédaient des
règles culturelles de partage), ils n'auraient aucun mal à
régler tous les problèmes de communs. En s'appuyant sur
d'innombrables exemples, Ostrom montre que les individus
peuvent inventer, et inventent fréquemment, des méthodes
collectives ingénieuses et tout à fait raisonnables pour gérer
les ressources communes au profit des individus et de la
collectivité. Son souci majeur était de comprendre pour-
quoi ils réussissent dans certains cas, et dans quelles cir-
constances ils échouent. Ses études de cas font « voler en
éclats la conviction de nombreux analystes politiques selon
laquelle le seul moyen de résoudre les problèmes liés aux
ressources communes réside dans l'imposition par des auto-
rités extérieures de droits complets de propriété privée ou
d'une régulation centrale ». Elles révèlent au contraire l'ef-
ficacité « de riches mélanges d'instrumentalités publiques
et privées ». Forte de cette conclusion, Elinor Ostrom a
pu combattre l'orthodoxie économique qui ne considère la
politique qu'en termes de choix dichotomique entre État
et marché.
Mais la plupart de ses exemples ne concernaient qu'une
centaine de propriétaires communs. Toute communauté
plus vaste - son exemple le plus important rassemblait
quinze mille personnes - , a-t-elle établi, exigeait une struc-
ture « emboîtée » de prise de décision, en raison de l'impos-
sibilité de négociation directe entre tous les individus. D'où
la nécessité de disposer de formes d'organisation emboîtées
et donc, en un sens, « hiérarchiques », pour aborder des pro-
blèmes de grande ampleur tels que le réchauffement cli-
matique. Malheureusement, le terme de « hiérarchie » est
frappé d'anathème dans la pensée conventionnelle (Ostrom
l'évite soigneusement) et reste extrêmement impopulaire
auprès d'une grande partie de la gauche actuelle. Dans

136
la création du commun urbain

de nombreux milieux radicaux, la seule forme d'organi-


sation politiquement correcte est horizontale, dépourvue
de hiérarchie et d'État. Pour éviter de devoir suggérer que
certains types d'arrangements hiérarchiques emboîtés pour-
raient être indispensables, on a tendance à éluder la ques-
tion de la gestion du commun sur une grande échelle - par
exemple, le problème démographique mondial qui préoc-
cupait Hardin - , par opposition à des échelles réduites ou
locales.
Nous sommes de toute évidence en présence d'un « pro-
blème d'échelle » difficile à analyser, qui exige, sans qu'elle
soit faite pourtant, une évaluation méticuleuse. Les possi-
bilités de gestion raisonnable des ressources communes qui
existent à une échelle (le partage des droits sur l'eau entre
une centaine de fermiers dans un petit bassin fluvial, par
exemple) ne peuvent être et ne sont pas appliquées à des
problèmes globaux, tel le réchauffement de la planète, ni
même locaux, tels les dépôts acides dus aux centrales élec-
triques. Chaque changement d'échelle transforme specta-
culairement toute la nature du problème des communs et
les perspectives de trouver une solution 1 . Ce qui paraît être
un bon moyen de résoudre les problèmes à une échelle ne
tient pas la route à une autre. Pire encore, des solutions
manifestement utiles à line échelle (l'échelle « locale », met-
tons) ne s'agrègent pas - et ne se décomposent pas non
plus - pour produire de bonnes solutions à une autre échelle
(mondiale, par exemple). Voilà pourquoi la métaphore de
Hardin est aussi fallacieuse : il s'appuie sur un exemple à
petite échelle de capital privé opérant sur une pâture com-
mune, pour expliquer un problème mondial, comme s'il
était possible de changer d'échelle à sa guise.

1. Eric Sheppard, Robert McMaster (éd.), Scale and Géographie Inquiry,


Oxford, Blackwell, 2004.

137
villes rebelles

C'est également, soit dit en passant, la raison pour laquelle


les précieuses leçons tirées de l'organisation collective de
petites économies solidaires sur un modèle de propriété
commune ne peuvent pas donner naissance à des solutions
globales sans recours à des formes d'organisation « emboî-
tées », et donc hiérarchiques. Malheureusement, comme
nous l'avons déjà dit, l'idée même de hiérarchie est honnie
par de nombreux représentants de la gauche contestataire
actuelle. Une préférence fétichiste pour certaines formes
d'organisation (horizontalité pure, par exemple) empêche
trop souvent d'explorer des solutions pertinentes et effi-
caces1. Soyons bien clairs : je ne dis pas que l'horizonta-
lité est mauvaise - je pense même que c'est un excellent
objectif - , mais j'affirme que nous devrions admettre ses
limites en tant que principe hégémonique d'organisation,
et être prêts à la dépasser largement au besoin.
On relève également une grande confusion sur la relation
entre les communs et les prétendus maux des enclosures.
Dans le grand ordre des choses (et plus spécifiquement
au niveau mondial), une forme d'enclosure est souvent le

1. Un théoricien anarchiste qui prend ce problème au sérieux est


Murray Bookchin, in Remaking Society: Pathways to a Green Future, Boston,
MA, South End Press, 1990 [Une société à refaire : pour une écologie de la
liberté, trad. Catherine Barret, Lyon, Atelier de création libertaire, 1992] j
et Urbanization without Cities: The Rise and Décliné of Citizenship, Montréal,
Black Rose Books, 1992. Marina Sitrin, Horizontalism: Voices of Popular
Power in Argentina, Oakland, CA, AK Press, 2006, se livre à un vibrant plai-
doyer de la pensée antihiérarchique. Voir aussi Sara Motta et Alf Gunvald
Nilsen, Social Movements m the Global South: Dispossession, Development and
Résistance, Basingstoke, Hants, Palgrave Macmillan, 2011. John Holloway,
auteur de Change the World without Taking Power, Londres, Pluto Press,
2002 [Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution
aujourd'hui, trad. Sylvie Bosserelle, Paris/Montréal, Syllepse/Lux, 2007],
est un éminent théoricien de cette vision antihiérarchique hégémonique
de la gauche.

138
la création du commun urbain

meilleur moyen de préserver certains types de communs


précieux. Cet énoncé paraît contradictoire, et il l'est effecti-
vement, mais il reflète une situation qui ne l'est pas moins.
Une action draconienne d'enclosure en Amazonie sera ainsi
indispensable pour protéger à la fois la biodiversité et les
cultures des populations indigènes, qui font partie de nos
communs naturels et culturels mondiaux. On ne pourra cer-
tainement pas se passer de l'autorité étatique si l'on veut
mettre ces communs à l'abri de la démocratie philistine des
intérêts financiers à court terme qui ravagent ces terres en
finançant la culture du soja et l'installation de ranchs. Il est
donc impossible de rejeter toutes les formes d'enclosure en
les considérant comme mauvaises par définition. La pro-
duction et l'enclosure d'espaces non marchandisés, dans un
monde qui marchandise tout impitoyablement, sont certai-
nement une bonne chose. Dans ce cas précis cependant,
un autre problème peut se poser : l'expulsion des popula-
tions indigènes de leurs terres forestières - un conseil que
donne fréquemment le Fonds mondial pour la nature -
peut paraître nécessaire à la préservation de la biodiver-
sité. La protection d'un commun peut se faire aux dépens
d'un autre. Quand une réserve naturelle est clôturée, l'ac-
cès en est interdit au public. Il serait cependant dangereux
de supposer que la meilleure méthode pour préserver une
sorte de commun consiste à en sacrifier un autre. De nom-
breux modèles de gestion forestière collective, par exemple,
montrent que le double objectif consistant à améliorer les
habitats et la croissance de la forêt tout en préservant l'ac-
cès des utilisateurs traditionnels aux ressources de celle-ci,
finit, dans bien des cas, par être profitable à tous. L'idée
de protéger les communs par des enclosures n'est cepen-
dant pas toujours facile à aborder quand il s'agit de l'ex-
plorer activement en tant que stratégie anticapitaliste. Et
pourtant, dans les faits, l'exigence d'« autonomie locale »,

139
villes rebelles

couramment présentée par la gauche, représente, elle aussi,


une forme de revendication d'enclosure.
Nous devons en conclure que les questions concernant
les communs sont contradictoires et donc toujours contro-
versées. Ces controverses sont motivées par des intérêts
sociaux et politiques conflictuels. De fait, « la politique »,
comme Ta fait remarquer Jacques Rancière, « c'est la sphère
d'activité d'un commun qui ne peut être que litigieux1 ». En
définitive, l'analyste doit souvent prendre une décision fort
simple : de quel côté es-tu, les intérêts communs de qui
cherches-tu à protéger, et par quels moyens ?
À l'heure actuelle, les riches ont l'habitude de s'enfer-
mer dans des résidences surveillées à l'intérieur desquelles
est défini tin commun d'exclusion. Son principe ne diffère
pas de celui qui pousse cinquante utilisateurs à se parta-
ger des ressources communes en eau sans tenir compte des
autres. Les riches ont même le culot de commercialiser leurs
espaces urbains d'exclusion en les présentant comme des
communs villageois traditionnels. C'est le cas notamment
des Kierland Commons à Phoenix dans FArizona, vantés
comme un « village urbain avec de la place pour des bou-
tiques, des restaurants, des bureaux », etc. 2 Des groupes
radicaux peuvent eux aussi se procurer des espaces - par-
fois en exerçant leurs droits de propriété privée, lorsqu'ils
achètent collectivement un bâtiment, par exemple, qui ser-
vira à des fins progressistes - à partir desquels ils pour-
ront chercher à favoriser une politique d'action commune.
Ils peuvent aussi fonder une commune ou un soviet au
sein d'un espace protégé. Les « maisons du peuple » poli-

1. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 34-35.


2. Elizabeth Blackmar, « Appropriating "the Common": The Tragedy
of Property Rights Discourse », in Setha Low, Neil Smith (éd.), The PoUtks
aj Public Space, New York, Routledge, 2006.

140
la création du commun urbain

tiquement actives qui ont joué, selon Margaret Kohn, un


rôle essentiel dans l'action politique en Italie au début du
XXe siècle, s'inscrivaient exactement dans ce schéma 1 .
Toutes les formes de communs ne s'accompagnent pas
forcément de la liberté d'accès. C'est le cas de certains
(comme l'air que nous respirons), tandis que d'autres Qes
rues de nos villes, par exemple) sont en principe ouverts à
tous, alors qu'ils sont en réalité réglementés, contrôlés et
même administrés dans certains cas par des organismes pri-
vés ; nous en avons une bonne illustration dans les business
improvement districts, des quartiers d'affaires ou des zones
commerciales réaménagés et gérés par des entrepreneurs
privés. D'autres encore - tels qu'une ressource en eau com-
mune contrôlée par cinquante fermiers - sont d'emblée
réservés à un groupe social défini. La plupart des exemples
que donnait Ostrom dans son premier livre relevaient de ce
dernier type. Par ailleurs, dans ses premières études, elle
limitait son enquête aux ressources dites naturelles comme
la terre, les forêts, l'eau, les zones de pêche, etc. (J'écris
« dites » parce que toutes les ressources représentent des éva-
luations technologiques, économiques et culturelles et sont
donc, en tant que telles, socialement définies.)
Tout comme nombre de ses collègues et collaborateurs,
Ostrom s'est ensuite lancée dans l'analyse d'autres formes
de communs, tels le matériel génétique, le savoir, les actifs
culturels, et autres. À l'heure actuelle, ces communs sont
eux aussi soumis aux rudes attaques de la marchandisation
et de l'enclosure. Les communs culturels sont marchandi-
sés - et souvent expurgés - par une industrie du tourisme
historique encline à la disneyification, par exemple. La pro-
priété intellectuelle et les droits de brevet sur le matériel

1. Margaret Kohn, Radical Space: Building the House of the People,


Ithaca, NY, Cornell University Press, 2003.

141
villes rebelles

génétique, et sur les connaissances scientifiques plus géné-


ralement, constituent un des sujets les plus délicats de notre
temps. Quand des maisons d'édition font payer la consul-
tation d'articles contenus dans les revues scientifiques et
techniques qu'elles publient, le problème d'accès à ce qui
devrait être un savoir commun ouvert à tous apparaît avec
évidence. On a assisté, au cours des vingt dernières années,
à une véritable explosion d'études et de propositions pra-
tiques, ainsi qu'à des luttes juridiques acharnées, à propos
de la création d'un commun de connaissances en accès
libre1.
Les communs culturels et intellectuels de ce dernier type
échappent souvent à la logique de la pénurie et aux pra-
tiques d'exclusion qui concernent la plupart des ressources
naturelles. Nous pouvons tous écouter la même émission de
radio ou regarder la même chaîne de télévision en même
temps, sans les diminuer. La notion de commun culturel,
écrivent Hardt et Negri, est « dynamique, elle implique à
la fois le produit du travail et les moyens de la produc-
tion future. Ce commun ne se résume pas à la terre que
nous partageons mais englobe aussi les langages que nous
créons, les pratiques sociales que nous instaurons, les modes
de socialité qui définissent nos relations, etc. » Ces biens
communs s'accumulent au fil du temps et sont en principe
accessibles à tous 2 .
Les qualités humaines de la ville résultent de nos pra-
tiques dans les différents espaces de celle-ci, même si ces
espaces sont soumis à l'enclosure, au contrôle social et à

1. Charlotte Hess et Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a


Commons: Front Theoty to Practice, Cambridge, MA, MIT Press, 2006.
2. Michael Hardt et Antonio Negri, Commomoealth, Cambridge, MA,
Harvard University Press, 2009, p. 137-139 [Commonwealth, trad. Eisa
Boyer, Paris, Stock, 2012, p. 194],

142
la création du commun urbain

l'appropriation par les intérêts privés aussi bien que publics/


étatiques. Il convient d'établir ici une importante distinc-
tion entre espaces publics et biens publics d'une part, com-
muns de l'autre. Les espaces et les biens publics de la ville
ont toujours été l'affaire de la puissance d'État et de l'ad-
ministration publique, et ne représentent pas nécessaire-
ment un commun. Dans toute l'histoire de l'urbanisation,
assurer la mise à disposition d'espaces et de biens publics
(hygiène publique, santé publique, éducation, etc.) par des
moyens publics ou privés a été un élément déterminant du
développement capitaliste1. Dans la mesure où les villes ont
été des lieux de conflits et de luttes des classes acharnés,
les administrations ont souvent été obligées de mettre des
biens publics (logements sociaux, services médicaux, édu-
cation, rues pavées, services de voirie et d'eau) à la disposi-
tion d'une classe ouvrière urbanisée. Si ces espaces et biens
publics contribuent largement aux qualités du commun,
une action politique des citoyens et du peuple est indis-
pensable pour que ceux-ci se les approprient ou en béné-
ficient. L'éducation publique devient un commun quand
les forces sociales se l'approprient, la protègent et l'amé-
liorent pour le bien de tous - trois fois « hourrah » pour
les associations de parents d'élèves. La place Syntagma
d'Athènes, la place Tahrir du Caire et la Plaça de Catalunyà
de Barcelone étaient des espaces publics qui se sont trans-
formés en commun urbain lorsque des gens s'y sont ras-
semblés pour exprimer leurs idées politiques et présenter
leurs revendications. La rue est un espace public qui, à tra-
vers l'histoire, a souvent été transformé par l'action sociale
en commun d'un mouvement révolutionnaire, en même

1. Martin Melosi, The Sanitary City: Urban Infrastructure in America,


from colonial Times to the Present, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1999.

143
villes rebelles

temps qu'en lieu de répression sanglante 1 . La manière dont


doivent être régulés la production de l'espace et des biens
publics ainsi que leur accès, par qui, et dans l'intérêt de
qui, sont autant de questions dont les réponses sont loin
de faire l'unanimité. La lutte pour s'approprier les espaces
et les biens publics de la ville au service d'un objectif com-
mun se poursuit. Mais si on veut protéger le commun, il
est souvent vital de protéger le flux de biens publics sur
lequel reposent les qualités du commun. Lorsque la poli-
tique néolibérale réduit le financement des biens publics,
elle réduit du même coup le commun disponible, obligeant
les groupes sociaux à trouver d'autres moyens de soutenu-
ce commun (l'éducation, par exemple).
Il ne faut donc pas considérer le commun comme une
sorte particulière d'objet, d'actif ou même de processus
social, mais comme une relation sociale instable et mal-
léable entre un groupe social spécifique et autodéfini et
les aspects de son environnement social et/ou matériel déjà
existant ou à créer, jugés essentiels à son existence et à sa
subsistance. Il existe, dans les faits, une pratique sociale de
communage. Cette pratique produit ou établit une relation
sociale avec un commun dont l'utilisation est soit exclusi-
vement réservée à tel groupe social, soit partiellement ou
entièrement ouverte à tous. La pratique du communage
repose sur le principe que la relation entre le groupe social
et l'aspect de l'environnement traité comme un commun
sera à la fois collective et non marchandisée - à l'abri de
la logique des échanges commerciaux et des estimations
du marché. Ce dernier point est d'une importance capi-
tale, parce qu'il contribue à établir une distinction entre

1. Anthony Vidler, « The Scenes of the Street: Transformations in Idéal


and Reality, 1750-1871 », in Stanford Anderson, On Streets: Streets as
Eléments of Urban Structure, Cambridge, MA, MIT Press, 1978.

144
la création du commun urbain

les biens publics, considérés comme des dépenses pro-


ductives de l'État, et un commun qui est établi ou uti-
lisé d'une manière et à des fins complètement différentes,
même quand il aboutit indirectement à accroître la richesse
et les revenus du groupe social qui le revendique. Un jar-
din communautaire peut donc être considéré comme une
bonne chose en soi, quelles que soient les denrées alimen-
taires qu'on y produit. Cela n'empêche pas une partie de
ces denrées d'être vendue.
Manifestement, de nombreux groupes sociaux distincts
peuvent s'engager dans la pratique du communage pour
toutes sortes de raisons. Cela nous ramène à la question
fondamentale de la définition des groupes qu'il convient ou
non de soutenir dans les luttes de communage. Après tout,
les ultra-riches protègent tout aussi farouchement que n'im-
porte qui leurs communs résidentiels, et disposent d'une
puissance et d'une influence bien plus grandes pour les
créer et les défendre.
Le commun, même - et plus particulièrement - quand
il est impossible à clôturer, peut toujours être exploité sans
être, en soi, une marchandise. L'ambiance et l'attractivité
d'une ville, par exemple, sont le produit collectif de ses
citoyens, mais c'est le tourisme qui profite commerciale-
ment de ce commun pour en tirer des rentes de mono-
pole (voir chapitre 4). Par leurs activités et leurs luttes
quotidiennes, les individus et les groupes sociaux créent le
monde social de la ville, et engendrent ainsi quelque chose
de commun qui constitue un cadre à l'intérieur duquel ils
peuvent tous résider. Si l'utilisation ne peut pas détruire ce
commun culturellement créatif, celui-ci est néanmoins sus-
ceptible d'être dégradé et dépersonnalisé par trop de mau-
vais traitements. Des rues encombrées par la circulation
rendent cet espace public spécifique presque inutilisable
même pour les automobilistes - sans parler des piétons

145
villes rebelles

et des manifestants - , conduisant tôt ou tard à la mise en


place d'une taxe d'embouteillage et de droits d'accès cen-
sés en améliorer le fonctionnement en limitant leur utili-
sation. Des rues de ce genre ne sont pas des communs.
Avant l'ère de l'automobile, cependant, les rues étaient sou-
vent des communs : des lieux de sociabilité publique, un
espace de jeu pour les enfants - je suis assez âgé pour me
rappeler que nous passions notre temps à jouer dans la
rue. Mais ce genre de commun a été détruit et transformé
en espace public dominé par le règne des voitures - inci-
tant les administrations municipales à s'efforcer de restau-
rer quelques aspects d'un passé commun « plus civilisé » en
aménageant des zones piétonnes, des terrasses de café, des
pistes cyclables, des miniparcs en guise d'aires de jeu, etc.
Il n'est cependant que trop facile de tirer profit des nou-
veaux types de communs urbains que l'on prétend ainsi
créer. Peut-être même sont-ils d'ailleurs conçus à cette fin.
L'aménagement de parcs urbains provoque presque imman-
quablement une hausse des prix de l'immobilier résidentiel
voisin - à condition, bien sûr, que l'espace public du parc
soit réglementé et que des patrouilles veillent à en interdire
l'accès à la racaille et aux dealers. La création du High Line
à New York a eu un impact majeur sur la valeur des biens
immobiliers résidentiels environnants, empêchant ainsi la
majorité des New-Yorkais de trouver un logement abor-
dable dans ce quartier en raison de l'envolée des loyers. La
création de ce genre d'espace public réduit radicalement
bien plus qu'elle ne l'augmente la possibilité de commu-
nage pour tous, à l'exception des très riches.
Le vrai problème qui se pose ici, comme dans la fable
morale initiale de Hardin, n'est pas le commun en soi ; c'est
l'échec des droits individualisés de propriété privée à satis-
faire comme ils le devraient les intérêts communs. Dans
ce cas, pourquoi ne pas inverser les choses et considérer

146
la création du commun urbain

que le problème fondamental n'est pas la pâture commune,


mais la propriété individuelle du bétail et le comportement
individuel qui recherche la maximisation de l'usage ? Après
tout, la théorie libérale ne justifie-t-elle pas les droits de pro-
priété privée en affirmant qu'ils devraient servir à maximi-
ser le bien commun quand ils sont socialement intégrés par
les institutions assurant la loyauté et la liberté des échanges
commerciaux ? Un « bien commun » - le commonwealth de
Hobbes - est produit par des intérêts privés concurrents
au sein d'une structure de pouvoir étatique fort. Cette opi-
nion, énoncée par des théoriciens libéraux comme John
Locke et Adam Smith, est toujours prônée aujourd'hui.
Actuellement, bien sûr, on prétend minimiser la nécessité
d'un pouvoir étatique fort alors même qu'on l'exerce - bru-
talement parfois. La solution aux problèmes de pauvreté
mondiale, nous assure toujours la Banque mondiale - en
s'inspirant largement des théories de De Soto - , est d'ac-
corder à tous les habitants des bidonvilles le droit à la pro-
priété et l'accès à la microfinance - laquelle, comme par
hasard, génère de confortables marges de profit aux finan-
ciers du monde tout en poussant au suicide un pourcentage
non négligeable de ses « bénéficiaires », pris dans l'étau de la
servitude pour dettes 1 . Le mythe n'en continue pas moins
à faire florès : dès que les instincts d'entreprise innés des
pauvres seront libérés, telle une force de la nature, nous
dit-on, tout s'arrangera, le problème de la pauvreté chro-
nique sera réglé, tandis que la richesse commune augmen-
tera. C'était très exactement l'argument avancé en faveur du
mouvement initial d'enclosure en Grande-Bretagne à partir
de la fin du Moyen Âge. Et ce n'était pas entièrement faux.

1. Rapport sur le développement dans le monde 2009 : Repenser la géogra-


phie économique, op. cit. ; Ananya Roy, Poverty Capital: Microfinance and
the Making qf Development, op. cit

147
villes rebelles

Pour Locke, la propriété individuelle est un droit naturel


qui se manifeste quand des individus créent de la valeur en
associant travail et terre. Les fruits de leur labeur n'appar-
tiennent qu'à eux, et à eux seuls. Telle était l'essence de
la version lockéenne de la théorie de la valeur-travail1. Les
échanges commerciaux socialisent ce droit à l'instant où
tin individu récupère la valeur qu'il a créée en l'échangeant
contre une valeur équivalente créée par un autre. En fait,
les individus préservent, élargissent et socialisent leur droit
de propriété par la création de valeur et par des échanges
commerciaux prétendument libres et loyaux. Voilà, nous
dit Adam Smith, le meilleur moyen de créer la richesse
des nations et de préserver le bien commun. Ce n'était pas
entièrement faux.
Tout cela repose cependant sur l'hypothèse que les
échanges commerciaux peuvent être libres et loyaux, et
l'économie politique classique supposait que l'État inter-
viendrait pour les rendre tels - c'est en tout cas le conseil
qu'Adam Smith donne aux hommes d'État. Mais la théo-
rie de Locke comporte un corollaire déplaisant : les indivi-
dus qui n'arrivent pas à produire de valeur n'ont pas droit
à la propriété. La dépossession des populations indigènes
d'Amérique du Nord par des colons « productifs » a été jus-
tifiée par le fait que les populations indigènes ne produi-
saient pas de valeur2.
Et Marx, comment aborde-t-il cette question ? Dans les
premiers chapitres du Capital, il accepte la fiction lockéenne
- bien que le débat soit certainement entrelardé d'ironie,

1. Ronald Meek, Studies m the Labour Theory of Value, New York,


Monthly Review Press, 1989.
2. Ellen Meiksins Wood, Empire of Capital, Londres, VeTSO, 2005
[L'Empire du capital, trad. Véronique Dassas et Colette St-Hilaire,
Montréal, Lux, 2011].

148
la création du commun urbain

par exemple quand il reprend l'étrange rôle du mythe de


Robinson Crusoé dans la pensée de l'économie politique,
voulant qu'un homme projeté à l'état de nature se conduise
en authentique Britannique mû par l'esprit d'entreprise 1 .
Mais lorsque Marx révèle comment la force de travail se
transforme en marchandise individualisée achetée et ven-
due sur des marchés libres et loyaux, la fiction lockéenne
est démasquée et apparaît sous son vrai visage : un système
fondé sur l'égalité de l'échange de valeur produit une plus-
value au profit du capitaliste propriétaire des moyens de
production par l'exploitation de la main-d'œuvre vivante
dans la production - et non sur le marché, où les droits et
constitutionnalités bourgeois peuvent prévaloir.
La formulation lockéenne se voit encore plus spectacu-
lairement ébranlée quand Marx s'attaque à la question du
travail collectif. Dans un monde où des artisans individuels
contrôlant leurs propres moyens de production pouvaient
se livrer à des échanges libres sur des marchés relativement
libres, la fiction lockéenne pouvait avoir une certaine perti-
nence. Mais le développement du système de l'usine à partir
de la fin du xvm e siècle, affirmait Marx, rendait obsolètes
les formulations théoriques de Locke - sous réserve qu'elles
ne l'aient pas été d'emblée. À l'usine, le travail est orga-
nisé collectivement. S'il était possible de tirer un droit de
propriété de cette forme de travail, il s'agirait certainement
d'un droit de propriété collectif ou associé, plutôt qu'in-
dividuel. La définition du travail productif de valeur, sur
laquelle repose la théorie de la propriété privée de Locke,
cesse de s'appliquer à l'individu, pour concerner le travail-
leur collectif. Le communisme devrait ainsi naître sur la
base d'« une réunion d'hommes libres travaillant avec des

1. Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre 4, trad. Joseph Roy, Paris,


Éditions sociales, 1969, p. 88.

149
villes rebelles

moyens de production communs, et dépensant d'après un


plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme
une seule et même force de travail1 ». Marx ne prône pas
la propriété étatique, mais une forme de propriété confé-
rée au travailleur collectif produisant pour le bien commun.
La manière dont peut apparaître cette forme de propriété
s'établit en retournant contre lui-même l'argument lockéen
de production de valeur. Supposons, nous dit Marx, qu'un
capitaliste commence la production avec un capital de mille
dollars et réussisse, au cours de la première année, à déga-
ger une plus-value de deux cents dollars grâce aux travail-
leurs qui combinent leur labeur à la terre, et imaginons qu'il
utilise ce surplus pour sa consommation personnelle. Au
bout de cinq ans, les mille dollars devraient appartenir aux
travailleurs collectifs, car ce sont eux qui ont associé leur
travail à la terre. Le capitaliste a, quant à lui, consommé
l'intégralité de sa richesse initiale2. En vertu de la logique
lockéenne, les capitalistes méritent de perdre leurs droits,
tout autant que les populations indigènes d'Amérique du
Nord, car ils n'ont produit aucune valeur.
Si cette idée paraît outrancière, elle servait pourtant
de support au plan suédois Meidner présenté à la fin des
années i960 3 . Il s'agissait de placer dans un fonds sous
contrôle ouvrier les recettes d'un impôt prélevé sur les
profits des entreprises, en échange d'une modération des
revendications salariales de la part des syndicats. Ce fonds
aurait investi dans la société et aurait fini par la rache-
ter, la plaçant ainsi sous le contrôle collectif des travail-
leurs associés. Le capital s'est farouchement opposé à cette

1. Ibid., p. 90.
2. Ibid., p. 639.
3. Robin Blackbum, «Rudolph Meidner, 1914-2005: A Visionary
Pragmatist », Counterptmch, 22 décembre 2005.

150
la création du commun urbain

idée, qui n'a jamais été appliquée. Elle n'en mérite pas
moins d'être réexaminée. La conclusion majeure est que le
travail collectif actuellement producteur de valeur doit ser-
vir de fondement non pas à des droits de propriété indivi-
duels, mais à des droits de propriété collectifs. La valeur
- le temps de travail socialement nécessaire - constitue le
commun capitaliste et elle est représentée par l'argent, ins-
trument de mesure universel de la richesse commune. Le
commun n'est donc pas quelque chose qui a existé jadis
et a été perdu depuis, mais quelque chose qui, comme le
commun urbain, ne cesse d'être produit. Le problème est
que le capital, lui aussi, ne cesse de lui imposer une enclo-
sure et de se l'approprier sous sa forme de marchandise et
sous sa forme d'argent, alors même qu'il est continuelle-
ment produit par le travail collectif.
Le principal moyen d'appropriation de ce commun dans
un contexte urbain est, évidemment, l'extraction de rentes
sur les terrains et les biens immobiliers1. Un groupe d'ha-
bitants qui lutte pour préserver la diversité ethnique de son
quartier et empêcher sa gentrification, risque fort de voir
les prix de l'immobilier, et des taxes, monter en flèche le
jour où des agents immobiliers auront l'idée de vendre aux
riches le « caractère » de ce quartier, si pittoresque avec
son multiculturalisme, l'animation de ses rues et sa diver-
sité. Lorsque le marché aura accompli son œuvre de des-
truction, non seulement les habitants d'origine auront été
dépossédés du commun qu'ils avaient créé - forcés bien
souvent de partir en raison de la hausse des loyers et des
taxes d'habitation - , mais le commun lui-même aura été
dégradé, au point d'en devenir méconnaissable. La revita-
lisation des quartiers par la gentrification dans le sud de

1. Hardt et Negri ont récemment ranimé l'intérêt général pour cette


idée importante ([Commomoealth, op. cit., p. 258 [Commcmwealth, p. 331]).

151
villes rebelles

Baltimore a remplacé une vie de rues animée, où les habi-


tants s'asseyaient sur leurs vérandas par les chaudes nuits
d'été et bavardaient avec leurs voisins, par des maisons équi-
pées de climatisation et d'alarmes, avec une BMW garée
devant et une terrasse sur le toit - résultat, on ne voit
plus personne dehors. La revitalisation s'est soldée, à en
croire l'opinion locale, par la dévitalisation. C'est le sort
qui menace encore et encore des lieux comme Christiania
à Copenhague, le quartier de Sankt Pauli à Hambourg, ou
ceux de Williamsburg et de DUMBO à New York, et c'est
également ce qui a détruit SoHo dans cette même ville.
Voici certainement une histoire qui explique bien mieux
la vraie tragédie des communs urbains de notre temps.
Ceux qui créent une vie de quartier intéressante et stimu-
lante la perdent du fait des pratiques prédatrices des entre-
preneurs immobiliers, des financiers et des consommateurs
de la classe supérieure dénués de toute imagination sociale
urbaine. Plus les qualités commîmes créées par un groupe
social sont appréciables, plus elles courent le risque de faire
l'objet d'une prise de contrôle et d'une appropriation de
la part d'intérêts privés décidés à maximiser leurs profits.
Il convient cependant de relever ici un autre élément
d'analyse. Le travail collectif qu'envisageait Marx se limi-
tait pour l'essentiel à l'usine. Que se passe-t-il si nous élar-
gissons cette conception pour penser, comme le suggèrent
Hardt et Negri, que c'est la métropole qui constitue désor-
mais un vaste commun produit par le travail collectif réa-
lisé dans et pour la ville ? Le droit d'utiliser ce commun
doit certainement être accordé à tous ceux qui ont parti-
cipé à sa production. Et c'est bien le fondement même de
la revendication du droit à la ville formulée par les travail-
leurs collectifs qui l'ont créée. La lutte pour le droit à la
ville s'oppose aux pouvoirs du capital qui se nourrit impi-
toyablement de la vie commune que d'autres ont produite

152
la création du commun urbain

et qui en tire des rentes. Cela nous rappelle que le vrai pro-
blème réside dans le caractère privé des droits de propriété
et dans le pouvoir que confèrent ces droits de s'approprier
non seulement le travail d'autres individus, mais aussi leurs
produits collectifs. Autrement dit, le problème n'est pas le
commun en soi, mais les relations entre ceux qui le pro-
duisent ou le conquièrent à diverses échelles et ceux qui
se l'approprient pour en tirer un profit privé. La corrup-
tion liée à la politique urbaine tient pour une large part à
la manière dont les investissements sont attribués pour pro-
duire quelque chose qui ressemble à un commun, mais qui
encourage en réalité les gains dans des valeurs d'actif privé
au profit des propriétaires immobiliers privilégiés. La dis-
tinction entre biens publics urbains et communs urbains
est à la fois floue et dangereusement poreuse. Combien de
projets de mise en valeur sont subventionnés par l'État au
nom de l'intérêt commun, alors que leurs véritables bénéfi-
ciaires sont une poignée de propriétaires fonciers, de finan-
ciers et de promoteurs ?
Les choses étant ce qu'elles sont, comment peut-on pro-
duire, organiser, utiliser et s'approprier les communs urbains
dans l'ensemble d'une région métropolitaine ? La manière
dont le communage peut fonctionner au niveau d'un quar-
tier est relativement claire. Cela requiert un mélange d'ini-
tiatives individuelles et privées pour organiser et obtenir des
effets d'extemalité, tout en excluant du marché un aspect
de l'environnement. Les pouvoirs locaux jouent un rôle à
travers des réglementations, des codes, des nonnes et des
investissements publics, parallèlement à une organisation de
quartier informelle et formelle - par exemple, une associa-
tion d'habitants qui peut être ou ne pas être politiquement
active et militante en fonction des circonstances. Dans bien
des cas, les stratégies territoriales et les enclosures au sein
du milieu urbain peuvent servir de véhicule à la gauche

153
villes rebelles

pour promouvoir sa cause. Les représentants de la main-


d'œuvre précaire et à bas revenus de Baltimore ont déclaré
l'ensemble de la zone du port intérieur, l'Inner Harbor,
« zone de droits de l'homme » - une sorte de commun -
où tous les travailleurs devaient toucher un salaire décent.
La Fédération des associations de quartier d'El Alto en
Bolivie, implantée sur place, est devenue une des princi-
pales bases des révoltes de 2003 et de 2005 qui ont vu
toute la ville se mobiliser collectivement contre les formes
dominantes du pouvoir politique 1 . L'enclosure représente
un moyen politique provisoire pour poursuivre un objectif
politique commun.
Le résultat général décrit par Marx est toujours valable,
cependant, poussé par les lois coercitives de la concurrence
à maximiser l'utilité 0a rentabilité) - comme les éleveurs
de bétail du récit de Hardin - , « le capital engendre un
progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur,
mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque pro-
grès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps [est]
un progrès dans la ruine de ses sources durables de ferti-
lité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l'Amérique,
par exemple, se développe sur la base de la grande indus-
trie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement.
La production capitaliste ne développe donc la technique
et la combinaison du procès de production sociale qu'en
épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute
richesse : la terre et le travailleur2. »

1. United Workers Organisation and National Economie and Social


Rights Initiative, Hidden in Piain Sighv Workers at Baltimore's Inner Harbor
and the Struggle for Fair Development, Baltimore et New York, 2011 ; Sian
Lazar, El Alto, Rebel City: Self and Ciàzenship in Andean BoUvia, Durham,
NC, Duke University Press, 2010.
2. Karl Marx, Le Capital, livre I, tome H, section IV, chapitre 10,
trad. J. Roy, op. cit.

154
l a création du commun urbain

L'urbanisation capitaliste tend perpétuellement à détruire


la vie en tant que commun social, politique et habitable.
Cette « tragédie » est comparable à celle que dépeint
Hardin, mais la logique qui la sous-tend est tout à fait dif-
férente. Dépourvue de régulation, individualisée, l'accu-
mulation de capital menace constamment de détruire les
deux ressources fondamentales de propriété commune inhé-
rentes à toutes les formes de production : le travailleur et
la terre. Mais la terre que nous habitons aujourd'hui est un
produit du travail humain collectif. L'urbanisation relève
de la production constante d'un commun urbain (ou de
sa forme fantôme d'espaces publics et de biens publics) en
même temps que de son appropriation et de sa destruction
constantes par des intérêts privés. Dans la mesure où l'accu-
mulation de capital se fait à un taux de croissance composé
(le minimum acceptable étant généralement fixé à 3 %), ces
doubles menaces contre l'environnement - à la fois « natu-
rel » et bâti - et contre le travail prennent une ampleur et
une intensité croissantes au fil du temps 1 . Il suffit d'obser-
ver le naufrage urbain de Détroit pour se faire une idée
du caractère potentiellement dévastateur de ce processus.
Mais le véritable intérêt du concept de communs urbains
est de présenter, sous une forme extrêmement concentrée,
toutes les contradictions politiques des communs en général.
Prenons par exemple la question d'échelle et essayons de
passer de la question des quartiers et de l'organisation poli-
tique locale à la région métropolitaine dans son ensemble.
Traditionnellement, les problèmes des communs au niveau
métropolitain ont été traités par des mécanismes étatiques
de planification régionale et urbaine, car on admet que
les ressources communes nécessaires à un fonctionnement

1. David Harvey, The Ertigma of Capital, and the Crises of CapitaHsm,


op. cit.

155
villes rebelles

efficace des populations urbaines, comme l'adduction d'eau,


les transports, l'évacuation des eaux usées et les espaces dis-
ponibles pour les loisirs, doivent être assurées à l'échelle de
la municipalité et de la région. Mais quand il s'agit de consi-
dérer ensemble ce genre de problèmes, l'analyse de gauche
se fait habituellement vague, se tournant avec espoir vers
quelque concours magique d'actions locales qui pourrait se
montrer efficace au niveau régional ou global, ou se conten-
tant de remarquer qu'il s'agit d'une question importante
avant de revenir à une échelle - généralement le micro et
le local - qui lui est plus familière.
Nous pouvons tirer ici un certain enseignement de l'his-
toire récente de la réflexion sur les communs. Tout en se
cantonnant à des cas à petite échelle dans la conférence
qu'elle a prononcée lors de la réception du prix Nobel d'éco-
nomie en 2009, Ostrom laisse entendre dans son sous-titre
de « Gouvernance polycentrique des systèmes économiques
complexes » qu'elle dispose d'une solution aux problèmes
des communs applicable à des échelles très diverses. En réa-
lité, elle ne fait qu'avancer avec espoir l'idée que « quand
une ressource commune est étroitement liée à un système
socio-écologique plus large, les activités de gouvernance
sont organisées en plusieurs couches imbriquées », sans
recourir, insiste-t-elle cependant, à la moindre structure
hiérarchique monocentrique 1 .
Reste à établir comment un système de gouvernance poly-
centrique - ou autre chose d'analogue, telle la confédération
des municipalités libertaires de Murray Bookchin - pourrait

1. Elinor Ostrom, « Beyond Markets and States: Polycentric Govemance


of Complex Economie Systems», American Economie Review, vol. 100,
n" 3, 2010, p. 641-672 [Observatoire français des conjonctures écono-
miques, Centre de recherche en économie de Sciences-Po, Débats et poH-
aques, n° 120, novembre 2011, p. 38; trad. Eloi Laurent; http://www.
ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/120/rl20-2.pdf].

156
la création du commun urbain

fonctionner concrètement, et à s'assurer qu'il ne masque


pas quelque chose de tout différent. Cette question n'em-
poisonne pas seulement les arguments d'Ostrom, mais un
vaste éventail des propositions communalistes avancées par la
gauche radicale pour flaire face aux problèmes des communs.
D'où l'importance de formuler la critique avec précision.
Dans un article préparé pour une conférence sur le
changement climatique, Ostrom a poursuivi ses réflexions
autour de la nature du débat qui repose, fort commodément
pour nous, sur les résultats d'une étude à long terme portant
sur la fourniture de biens publics dans les régions munici-
pales1. On a longtemps supposé que la concentration des
services publics dans des formes de gouvernement métro-
politain à grande échelle, par opposition à la répartition de
leur organisation entre un grand nombre d'administrations
locales apparemment chaotiques, augmenterait leur efficacité
et en assurerait un meilleur fonctionnement. Or les études
ont montré de façon convaincante que ce n'est pas le cas.
Les raisons se résumaient toutes au fait qu'il est bien plus
facile d'organiser et de mettre en œuvre une action collective
et coopérative avec une importante participation des habi-
tants locaux dans un cadre de compétences plus réduit, et
que la capacité de participation décroît rapidement au fur
et à mesure que l'unité administrative grandit. Ostrom ter-
mine en citant Andrew Sancton, lequel faisait remarquer :

Les municipalités sont plus que simplement des fournisseurs


de services. Elles constituent des mécanismes démocratiques
au moyen desquels des collectivités territoriales se gouvernent

1. Elinor Ostrom, «Polycentric Approach for Coping with Climate


Change», Background Paper to the 2010 World Development Report,
Washington DC, World Bank, OKR, coll. « Policy Research Working
Papers », 5095, 2009.

157
villes rebelles

au niveau local. [...] Ceux qui veulent forcer les municipa-


lités à fusionner prétendent invariablement qu'ils souhaitent
les renforcer. [...] Une telle démarche - même motivée par
de bonnes intentions - attaque les fondements de nos démo-
craties libérales car elle remet en question le principe selon
lequel il peut y avoir plusieurs formes d'autonomie gouverne-
mentale à l'extérieur des institutions du gouvernement central1.

Au-delà du bon fonctionnement et de l'efficacité du mar-


ché, il y a une raison non marchandisage de passer à une
échelle réduite.
« Alors que les unités à grande échelle faisaient partie d'une
gouvernance efficace des régions métropolitaines, conclut
Ostrom, les unités de dimensions petites et moyennes en
constituaient également des éléments nécessaires. » Le rôle
constructif de ces petites unités, affirme-t-elle, « doit être
sérieusement repensé ». On en arrive inéluctablement à la
question de la structuration des relations entre ces petites
unités. La réponse, affirme Vincent Ostrom, est un « ordre
polycentrique [dans lequel] de nombreux éléments sont
capables d'entreprendre des ajustements mutuels ordon-
nant leurs relations les uns avec les autres au sein d'un
système général de règles où chaque élément agit indépen-
damment des autres 2 ».
Qu'y a-t-il à redire à cette image ? Tout ce débat est ancré
dans ce qu'on appelle l'« hypothèse de Tiebout ». Tiebout

1. Andrew Sancton, Merger Mania. The Assauk on Local Government,


Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000, p. 167 [La Frénésie des
fusions. Une attaque à la démocratie locale ; trad. Traductions scientifiques
CH-Kay Inc., Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000, p. 190].
2. Vincent Ostrom, « Polycentricity - Pan I », in Michael McGinnis
(éd.), Polycentricity and Local Public Economies, Ann Arbor, MI, University
of Michigan Press, 1999 (cité dans Elinor Ostrom, « Polycentric Approach
for Coping with Climate Change », op. cit.).

158
la création du commun urbain

avait imaginé une métropole fragmentée dans laquelle plu-


sieurs instances administratives proposeraient chacune un
régime fiscal local particulier et un ensemble particulier
de biens publics aux habitants potentiels, qui « voteraient
avec leurs pieds » et choisiraient la proportion d'impôts et
de services convenant à leurs besoins et préférences per-
sonnels 1 . A première vue, la proposition paraît extrême-
ment séduisante. Le problème est que plus vous êtes riche,
plus il vous est facile de voter avec vos pieds et de payer le
prix d'entrée des coûts immobiliers et fonciers. Des tarifs
immobiliers et des impôts élevés peuvent assurer vin ensei-
gnement public de qualité, alors que les pauvres doivent
se contenter d'une administration territoriale et d'un ensei-
gnement public médiocres. La reproduction des privilèges
et du pouvoir de classe par la gouvernance polycentrique
qui en résulte s'intègre parfaitement dans les stratégies de
classe néolibérales de reproduction sociale.
Comme beaucoup d'autres propositions plus radicales
d'autonomie décentralisée, celle d'Ostrom risque de tom-
ber précisément dans ce piège. La politique néolibérale est
en réalité favorable à la fois à la décentralisation admi-
nistrative et à la maximisation de l'autonomie locale. Si
cela crée indéniablement un espace à l'intérieur duquel des
forces radicales peuvent plus facilement planter les germes
d'un programme plus révolutionnaire, la prise contrerévo-
lutionnaire de Cochabamba en Bolivie par les forces réac-
tionnaires en 2007, au nom de l'autonomie - jusqu'à ce
qu'elles soient chassées par la rébellion populaire - , incite
à juger problématique l'adoption par une grande partie de
la gauche du localisme et de l'autonomie en tant que stra-
tégie pure. Aux États-Unis, les responsables de l'initiative

1. Charles Tiebout, « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal


qfPoliacal Economy, vol. 64, n° 5, 1956, p. 416-424.

159
villes rebelles

de Cleveland, brandie comme un exemple de communau-


tarisme autonome en action, ont soutenu l'élection d'un
gouverneur républicain franchement de droite et hostile
aux syndicats.
La décentralisation et l'autonomie sont des véhicules de
choix pour accroître les inégalités par la néolibéralisation.
C'est ainsi que, dans l'État de New York, les tribunaux ont
jugé anticonstitutionnel le déséquilibre entre les services
d'éducation publique proposés par différentes entités admi-
nistratives disposant de ressources financières extrêmement
disparates, et l'État a reçu l'ordre de s'efforcer d'établir une
plus grande égalité d'accès à l'éducation. Il ne l'a pas fait
et se retranche désormais derrière la crise budgétaire pour
différer son action. Notez bien pourtant que c'est l'auto-
rité supérieure et hiérarchiquement déterminée des tribu-
naux d'État qui joue ici un rôle capital pour imposer une
plus grande égalité de traitement, présentée comme un droit
constitutionnel. Ostrom n'exclut pas ce genre de réglemen-
tation supérieure. Il faut bien que les relations entre des
communautés indépendantes et fonctionnant en autono-
mie soient définies et réglementées d'une manière ou d'une
autre - d'où la référence de Vincent Ostrom aux « règles
établies ». Nous restons malheureusement dans le flou quant
à la constitution de ces règles supérieures, à l'identité de
leurs auteurs et à la manière de les soumettre à un contrôle
démocratique. Pour l'ensemble de la région métropolitaine,
les règles de ce genre - ou les pratiques habituelles - sont
à la fois nécessaires et déterminantes. En outre, il ne suffit
pas que ces règles soient établies et affirmées. Il faut aussi
les mettre en œuvre et leur application doit être surveil-
lée de près - comme pour n'importe quel commun. Il suf-
fit d'observer la zone euro « polycentrique » pour avoir un
exemple de la manière dont les choses peuvent déraper de
manière catastrophique : tous ses membres étaient censés

160
l a création du commun urbain

appliquer des règles limitant leurs déficits budgétaires, et


lorsque la majorité d'entre eux ont commencé à enfreindre
ces règles, il n'y a eu aucun moyen de les arrêter ni de gérer
les déséquilibres financiers qui se sont manifestés alors entre
les États. Obtenir que ces derniers respectent les objectifs
d'émissions de carbone paraît être une mission tout aussi
impossible. Si l'on peut à juste titre présenter la réponse
historique à la question « Qui apporte le "commun" dans
le Marché commun ? » comme l'incarnation de tout ce qui
cloche dans les formes hiérarchiques de gouvernance, ima-
giner, en guise d'alternative, des milliers et des milliers de
municipalités autonomes défendant farouchement leur auto-
nomie et leur bout de gras tout en négociant interminable-
ment - et très certainement avec acrimonie - leur position
au sein des divisions du travail à l'échelle de l'Europe, n'a
rien de particulièrement attrayant.
Comment une décentralisation radicale - un objectif
indéniablement louable - peut-elle fonctionner sans consti-
tuer une forme quelconque d'autorité hiérarchique d'ordre
supérieur ? Il est bien naïf de croire que le polycentrisme,
ou toute autre forme de décentralisation, pourrait fonction-
ner sans contraintes hiérarchiques puissantes et sans mise en
application active. Une grande partie de la gauche radicale
- notamment d'obédience anarchiste et autonomiste - est
incapable d'apporter une réponse à ce problème. Les inter-
ventions de l'État - sans parler de ses pouvoirs de police et
de contrôle du respect des lois - sont inacceptables à ses
yeux et la légitimité de la constitutionnalité bourgeoise est
généralement récusée. On relève par contre l'espoir vague
et naïf que des groupes sociaux qui auront organisé leurs
relations de façon satisfaisante à l'égard de leurs communs
locaux feront le nécessaire ou s'entendront sur des pra-
tiques inter-groupes satisfaisantes par la négociation et l'in-
teraction. Il faudrait pour cela que les groupes locaux ne

161
villes rebelles

soient entravés par aucun des effets d'externalité que leurs


actions sont susceptibles d'exercer sur le reste du monde,
et qu'ils renoncent aux avantages acquis, démocratique-
ment répartis au sein du groupe social, pour préserver ou
accroître le bien-être d'autres proches - pour ne rien dire
des autres lointains - qui, à la suite de mauvaises décisions
ou de malchance, en sont réduits à la faim et à la misère.
L'histoire nous offre bien peu d'indices donnant à penser
que ces redistributions puissent fonctionner autrement que
de manière occasionnelle et ponctuelle. Il n'y a donc abso-
lument rien qui soit susceptible d'empêcher l'aggravation
des inégalités sociales entre communautés. Cette consta-
tation ne s'accorde que trop bien avec le projet néolibé-
ral consistant non seulement à protéger mais à privilégier
davantage encore des structures de pouvoir de classe - sur
le modèle on ne peut plus flagrant de la débâcle du finan-
cement scolaire de l'État de New York.
Murray Bookchin est très conscient de ces dangers - le
« programme d'un municipalisme libertaire peut aisément
au mieux devenir creux ou au pire être exploité à des fins
relevant entièrement de l'esprit de clocher », écrit-il. Il a une
réponse à ce problème : le « confédéralisme ». Tandis que
des assemblées municipales, fonctionnant sur un système de
démocratie directe, servent de base à la prise de décision,
l'État est remplacé par « un réseau confédéral d'assemblées
municipales ; l'économie d'entreprise réduite à une écono-
mie véritablement politique dans laquelle les municipali-
tés, en interaction économique aussi bien que politique,
résoudront leurs problèmes matériels sous forme de corps
de citoyens dans des assemblées ouvertes ». Ces assemblées
confédérales se consacreront à l'administration et à la gou-
vernance de mesures politiques définies dans les assemblées
municipales, et leurs délégués seront responsables devant
les assemblées municipales qui pourront les révoquer à tout

162
la création du commun urbain

moment. Les conseils confédéraux « deviennent le moyen


d'interconnecter les villages, les bourgs, les quartiers et les
villes au sein de réseaux confédéraux. Le pouvoir s'exerce
ainsi de bas en haut et non de haut en bas et, dans les
confédérations, le flux du pouvoir de bas en haut dimi-
nue au fur et à mesure que s'élargit la portée territoriale
du conseil fédéral, des localités aux régions et des régions
à des zones territoriales de plus en plus vastes1. »
Le projet de Bookchin représente, et de loin, la propo-
sition radicale la plus élaborée pour aborder la création
et l'utilisation collective des communs à des échelles très
diverses, et il serait certainement utile de le développer dans
le cadre du programme anticapitaliste radical.
Cette question est encore plus pressante en raison des
violentes attaques néolibérales qu'a essuyées la fourniture
de biens publics sociaux au cours de ces trente dernières
années. Ce mouvement a correspondu à la remise en ques-
tion fondamentale des droits et du pouvoir de la main-
d'œuvre syndiquée qui a commencé dans les années 1970
(du Chili à la Grande-Bretagne), mais s'est concentré sur
les coûts de la reproduction sociale de la main-d'œuvre. Le
capital a longtemps préféré traiter les coûts de reproduction
sociale comme une externalité - un coût dont il n'assume
aucune responsabilité économique - , mais le mouvement
social-démocrate et la menace très présente d'une alterna-
tive communiste l'ont forcé à internaliser certains de ces
coûts, en même temps que certains coûts d'extemalité attri-
buables à la dégradation de l'environnement. Cette politique
a duré jusque dans les années 1970 dans le monde capita-
liste avancé. Depuis 1980 environ, l'objectif de la politique
néolibérale a été de déverser ces coûts dans le commun

1. Murray Bookchin, Urbanisation without Cides: The Rise and Décliné


of Citizenship, op. cit., chapitres 8 et 9.

163
villes rebelles

global de la reproduction sociale et de l'environnement,


créant en quelque sorte tin commun négatif dans lequel
des populations tout entières sont désormais contraintes de
résider. Les questions de reproduction sociale, de genre et
celles des communs sont interconnectées 1 .
Le capital a réagi à la crise mondiale d'après 2007 en
élaborant un plan global et draconien d'austérité qui réduit
l'offre de biens publics destinés à soutenir la reproduc-
tion sociale aussi bien que l'amélioration environnemen-
tale, diminuant ainsi les qualités des communs dans un cas
comme dans l'autre. Il a par ailleurs profité de la crise pour
favoriser des agissements encore plus prédateurs dans l'ap-
propriation privée des communs, prétendant qu'il s'agissait
d'un préalable indispensable à une reprise de la croissance.
Le recours à l'expropriation, par exemple pour affecter des
espaces à des fins privées - le contraire même de l'« uti-
lité publique » pour laquelle ces lois avaient été prévues au
départ - représente un cas classique de redéfinition d'un
objectif public en protection étatique d'une mise en valeur
privée.
De la Californie à la Grèce, la crise a provoqué des pertes
en valeurs d'actifs, en droits et en acquis sociaux urbains
pour la masse de la population, auxquelles s'est ajoutée
une emprise accrue du pouvoir capitaliste prédateur sur
les populations à bas revenus et jusqu'alors marginalisées.
On a assisté, en un mot, à une attaque en règle contre les
communs reproductifs et environnementaux. Vivant avec
moins de deux dollars par jour, une population mondiale de
plus de deux milliards d'individus environ se fait désormais
berner par la microfinance, la « plus à risque de toutes les

1. Silvia Federici, «Women, Land Struggles and the Reconstruction


of the Commons », Workmg USA: The Journal of Labor and Society, n° 14,
n° 1, 2011, p. 41-56.

164
la création du commun urbain

formes de crédits à risque », qui cherche à leur soutirer de la


richesse - comme l'a parfaitement montré le marché immo-
bilier américain avec les crédits à risque prédateurs suivis
de saisies - pour dorer les superbes demeures des riches.
Les communs environnementaux ne sont pas moins mena-
cés, alors que les réponses proposées - tels les échanges de
quotas d'émission de carbone et les nouvelles technologies
environnementales - se bornent à nous suggérer de chercher
à sortir de l'impasse en n'utilisant pas autre chose que les
outils d'accumulation de capital et d'échanges commerciaux
spéculatifs qui nous ont mis en difficulté au départ. Faut-il
s'étonner dans ces conditions que non seulement les pauvres
soient toujours là, mais qu'en outre, leurs effectifs augmen-
tent plus qu'ils ne diminuent au fil du temps ? Si l'Inde a
enregistré des résultats de croissance respectables pendant
toute cette crise, le nombre de ses milliardaires est passé
de vingt-six à soixante-neuf au cours des trois dernières
années, tandis que le nombre d'habitants des bidonvilles a
presque doublé durant la dernière décennie. Les répercus-
sions urbaines sont absolument stupéfiantes : des ensembles
résidentiels de luxe climatisés surgissent au milieu d'une
misère urbaine sordide contre laquelle personne ne fait rien
et dans laquelle des gens appauvris luttent de toutes leurs
forces pour essayer de vivre d'une manière plus ou moins
décente.
Le démantèlement des cadres de régulation et de contrôle,
lesquels s'efforçaient, de façon certes insuffisante, de réfré-
ner les pratiques prédatrices d'accumulation, a donné libre
cours à une logique à la après moi le déluge d'accumulation
effrénée et de spéculation financière qui s'est transformée
en véritable marée de destruction créatrice, dont celle qu'a
provoquée l'urbanisation capitaliste. Seuls la socialisation du
surplus de production et de la distribution et l'établissement

165
villes rebelles

d'un nouveau commun de richesse accessible à tous, réus-


siront à maîtriser ces dégâts et à inverser la tendance.
Le retour en force d'une rhétorique et d'une théo-
rie des communs prend une signification accrue dans ce
contexte. Si les biens publics fournis par l'État déclinent
ou deviennent un simple véhicule d'accumulation privée
- comme cela se passe pour l'enseignement - , et si l'État
cesse d'en assurer l'accès, il ne reste qu'une réponse envisa-
geable : que les populations s'organisent elles-mêmes pour
assurer leur accès à leurs propres communs - ce qui s'est
produit en Bolivie, comme nous le verrons au chapitre 5.
La prise de conscience politique qu'il est possible de pro-
duire, de protéger et d'utiliser les communs pour le béné-
fice de la société donne un cadre permettant de résister au
pouvoir capitaliste et de repenser la politique d'une tran-
sition anticapitaliste.
Mais le plus important ici n'est pas le mélange de dispo-
sitions institutionnelles - les enclosures par-ci, les extensions
de toute une série de dispositions concernant la propriété
collective et commune par-là. Ce qui compte, c'est que
l'action politique aborde la dégradation croissante des res-
sources en main-d'œuvre et en terres - sans oublier les
ressources incorporées dans la « seconde nature » de l'envi-
ronnement bâti - qui se trouvent entre les mains du capi-
tal. Dans cet effort, les « riches mélanges d'instrumentalité »
qu'Elinor Ostrom commence à identifier - non seulement
publics et privés, mais collectifs et associatifs, imbriqués,
hiérarchiques et horizontaux, générateurs d'exclusion et
ouverts - auront tous un rôle clé à jouer si l'on veut trou-
ver des moyens d'organiser la production, la distribution,
l'échange et la consommation d'une façon qui réponde aux
désirs et aux besoins humains sur une base anticapitaliste.
Ces « riches mélanges » ne sont pas donnés, ils doivent être
construits.

166
la création du commun urbain

Le but n'est pas de satisfaire aux exigences d'accumulation


pour l'accumulation de la classe qui s'approprie la richesse
commune en la confisquant à la classe qui la produit. Le
regain d'intérêt pour les communs en tant que question
politique doit être intégré entièrement et de façon tout à fait
spécifique dans la lutte anticapitaliste. Malheureusement,
la puissance politique existante n'a pas plus de difficulté
à récupérer l'idée des communs - comme celle du droit à
la ville - que n'en ont les intérêts immobiliers à récupérer
la valeur à extraire d'un commun urbain réel. Il faut donc
changer tout cela et trouver des manières créatives d'utili-
ser les pouvoirs de la main-d'œuvre collective pour le bien
commun et de garder la valeur produite sous le contrôle
des travailleurs qui la produisent.
Pareille entreprise requiert une attaque politique sur deux
fronts, qui d'une part obligera l'État à fournir de plus en
plus de biens publics à des fins publiques, et de l'autre
assurera l'auto-organisation de populations entières pour
s'appropriér, utiliser et compléter ces biens de manière à
élargir et à accroître les qualités des communs reproduc-
tifs et environnementaux non marchandisés. La produc-
tion, la protection et l'utilisation des biens publics et des
communs urbains dans des villes comme Bombay, Sâo
Paulo, Johannesbourg, Los Angeles, Shanghai et Tokyo
deviennent des questions centrales auxquelles les mouve-
ments sociaux démocratiques doivent s'atteler. Cela exigera
bien plus d'imagination et de subtilité que n'en renferment
les théories radicales hégémoniques des communs actuelle-
ment en circulation, d'autant plus que la forme capitaliste
d'urbanisation ne cesse de créer ces communs et de se les
approprier. Cela ne fait pas longtemps que l'on identifie
clairement le rôle des communs dans la formation d'une
ville et dans la politique urbaine, et que l'on travaille sur
cette question, aussi bien théoriquement que dans le monde

167
VILLES REBELLES

de la pratique radicale. Il y a beaucoup de travail à faire,


mais on relève dans les mouvements urbains du monde
entier une multitude de signes donnant à penser que beau-
coup de gens et une masse considérable d'énergie politique
sont disponibles à cette fin.
Chapitre 4
L'art de la rente

Le nombre de travailleurs engagés dans des activités et


dans la production culturelles a considérablement augmenté
au cours de ces dernières décennies Oes quelque cent cin-
quante mille artistes enregistrés dans la région métropolitaine
de New York au début des années 1980 sont probablement
plus du double aujourd'hui) et il est toujours en hausse. Qs
constituent le noyau créatif de ce que Daniel Bell appelle la
« masse culturelle1 » - c'est-à-dire les transmetteurs de culture
des médias et autres, et non les créateurs eux-mêmes - , et
leurs positions politiques ont évolué au fil des ans. Dans les
années 1960, les écoles supérieures d'art étaient des hauts
lieux du débat extrémiste, mais leur pacification et leur pro-
fessionnalisation ultérieures ont considérablement réduit l'agi-
tation politique qu'on y observait à l'époque. S'il est sûrement
nécessaire de reconfigurer la stratégie et la réflexion socialistes,
revitaliser ces institutions en tant que centres d'engagement
politique et mobiliser les forces politiques et les facultés d'agi-

1. Daniel Bell, The Cultural Contradictions of Capitalism, New York,


Basic Books, 1978, p. 20 [Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad.
Matignon, Paris, PUF, 1979, p. 30 ; David Harvey, The Condition af
Postmodemity, op. cit., p. 290-291, 347-349 ; Brandon Tailor, Modemism,
Postmodemism, ReaHsm: A Critical Perspective for Art, Winchester, Winchester
School of An Press, 1987, p. 77.

169
villes rebelles

tation des producteurs culturels constitue certainement un


objectif digne d'intérêt pour la gauche. Alors que la commer-
cialisation et les incitations du marché exercent aujourd'hui
une domination incontestable, on peut néanmoins déceler
parmi les producteurs culturels une foule de courants sous-
jacents dissidents et de nombreux signes de mécontentement
susceptibles d'en faire un terreau de choix pour l'expression
critique et l'agitation politique en vue de la production d'un
nouveau genre de communs.
Il est indéniable que la culture est une forme de communs
et qu'elle est devenue une sorte de marchandise. Pourtant,
beaucoup de gens sont convaincus que certains produits et
événements culturels (que ce soit dans les arts, le théâtre, la
musique, le cinéma, l'architecture ou plus largement dans
les modes de vie locaux, la mémoire et le patrimoine collec-
tifs et les communautés affectives) présentent des caracté-
ristiques particulières, qui les distinguent des marchandises
ordinaires telles que les chemises et les chaussures. Si la
limite entre ces deux sortes de marchandises est extrême-
ment poreuse - et l'est peut-être de plus en plus - , il existe
pourtant encore de bonnes raisons de maintenir une dis-
tinction analytique. Il n'est pas impossible, bien sûr, que
nous accordions un statut à part aux artefacts et aux évé-
nements culturels parce que nous avons du mal à accepter
l'idée qu'ils ne soient pas authentiquement différents, que
leur existence ne se situe pas à un niveau supérieur de sens
et de créativité humaine à jamais inaccessible aux usines
de production et de consommation de masse. Mais même
lorsque nous renonçons à cette vision idéalisée - encoura-
gée, bien souvent, par de puissantes idéologies - , nous conti-
nuons à entourer ces produits dits culturels d'une aura bien
particulière. Ce n'est pas parce qu'ils doivent, eux aussi,
dégager suffisamment de bénéfices pour payer leur loyer
que les ateliers d'artistes et les galeries d'art, les cafés et

170
l ' a r t de la rente

les bars o ù des musiciens se retrouvent pour faire le bœuf


relèvent du m ê m e univers que les boutiques de vêtements.
C o m m e n t concilier le statut commercial de tant de ces phé-
nomènes avec ce caractère spécifique ?

Rente de monopole et concurrence


*

Les producteurs culturels eux-mêmes, généralement


plus soucieux de questions d'esthétique - et dont cer-
tains peuvent même cultiver l'idéal de l'art pour l'art - ,
de valeurs affectives, de vie sociale et de cœur, trouveront
sans doute l'expression « rente de monopole » beaucoup
trop technique et aride pour pouvoir peser réellement, au-
delà des éventuels calculs des financiers, des promoteurs,
des spéculateurs immobiliers et des propriétaires. J'espère
au contraire arriver à montrer que sa portée dépasse lar-
gement ce domaine et que, correctement élaborée, cette
notion peut donner naissance à de riches interprétations
des nombreux dilemmes pratiques et personnels issus du
lien entre la mondialisation capitaliste, les développements
politico-économiques locaux et l'évolution des significations
culturelles et des valeurs esthétiques 1 .
Toute rente repose sur le pouvoir de monopole que des
propriétaires privés exercent sur certains actifs. Il y a rente
de monopole lorsque des acteurs sociaux sont en mesure
d'augmenter leur flux de revenus sur une période pro-
longée grâce au contrôle exclusif qu'ils exercent sur un
article directement ou indirectement négociable, qui est,
par certains aspects majeurs, unique et non reproductible.
Il existe deux situations dans lesquelles la catégorie de rente

1. La théorie générale de la rente à laquelle je me réfère est présentée


dans David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 11.

171
villes rebelles

de monopole se manifeste. Dans la première, des acteurs


sociaux contrôlent une ressource, une marchandise ou un
emplacement qui présentent des qualités particulières et qui,
en lien avec un certain type d'activité, leur permet d'obtenir
des rentes de monopole de la part de ceux qui souhaitent
l'utiliser. Dans le domaine de la production, affirme Marx,
l'exemple le plus flagrant est celui du vignoble produisant
un vin de qualité extraordinaire qui peut se vendre à un
prix de monopole. En l'occurrence, « c'est le prix de mono-
pole qui engendre la rente 1 ». S'agissant d'un emplacement
particulier, l'atout essentiel serait, pour le commerçant capi-
taliste, sa situation centrale par rapport au réseau de trans-
port et de communication, ou, pour une chaîne d'hôtels,
la proximité d'une activité fortement concentrée - tel un
centre commercial. Le marchand capitaliste commercial et
l'hôtelier sont prêts à payer le terrain en question plus cher
en raison de son accessibilité.
Ces exemples représentent des cas indirects de rente de
monopole. Ce ne sont pas la terre, la ressource ou l'em-
placement possédant des qualités uniques qui sont négo-
ciées, mais la marchandise ou le service produits par leur
utilisation. Dans la deuxième situation évoquée plus haut,
la terre, la ressource ou l'actif sont commercialisés directe-
ment - c'est le cas, notamment, lorsque des vignobles ou
des sites immobiliers exceptionnels sont vendus à des capi-
talistes ou à des financiers multinationaux à des fins spécu-
latives. On peut créer de la rareté en renonçant à utiliser
immédiatement la terre, la ressource ou l'actif en question,
et en spéculant sur leur valeur future. Ce type de rente de
monopole peut s'étendre à la possession d'œuvres d'art - un
Rodin ou un Picasso, par exemple - qui peuvent être - et

1. Karl Marx, Le Capital, livre ni, section VI, chapitre 46, op. cit.,
tome H, p. 369.

172
l ' a r t de la rente

* sont de plus en plus - achetées et vendues en tant qu'in-


vestissements. C'est le caractère unique du Picasso ou du
site qui constitue ici la base du prix de monopole.
Ces deux formes de rente de monopole se recoupent
fréquemment. Un vignoble, avec son château et son cadre
géographique superbes, renommé pour ses vins, peut être
commercialisé directement à un prix de monopole, comme
les vins exceptionnels produits sur le domaine. Quelqu'un
peut acheter un Picasso pour réaliser un gain en capital
puis le louer à une autre personne, qui l'exposera à un prix
de monopole. La proximité d'un centre financier peut faire
l'objet d'une commercialisation directe aussi bien qu'in-
directe, avec, par exemple, une chaîne hôtelière qui l'ex-
ploitera à ses propres fins. La différence entre ces deux
formes de rente n'en est pas moins importante. Il est impro-
bable, sans être impossible, que l'abbaye de Westminster
et le palais de Buckingham soient commercialisés directe-
ment - les plus farouches partisans des privatisations eux-
mêmes regimberaient peut-être devant cette idée. Mais
ils peuvent et sont de toute évidence exploités à des fins
commerciales par l'industrie touristique - ou, s'agissant du
palais de Buckingham, par la reine d'Angleterre.
On peut relever, dans la catégorie de la rente de monopole,
deux contradictions internes, qui jouent l'une comme l'autre
un rôle important dans l'exposé qui suit. Premièrement, bien
que l'unicité et la particularité soient essentielles à la défini-
tion des « qualités singulières », dans la mesure où la possi-
bilité de commercialisation est une condition requise, aucun
objet ne saurait être unique ou spécial au point d'échap-
per entièrement au calcul monétaire. Les œuvres de Picasso
doivent avoir une valeur monétaire, comme celles de Monet,
de Manet, l'art aborigène, les artefacts archéologiques, les
monuments historiques, les édifices antiques, les temples
bouddhistes et l'expérience d'une descente du Colorado en

173
villes rebelles

radeau, un séjour à Istanbul ou l'ascension de l'Everest. On


se heurte ici, comme le révèle cette liste, à une certaine dif-
ficulté de « création de marché ». En effet, si des marchés
se sont créés autour des œuvres d'art, et, dans une certaine
mesure, autour des objets archéologiques, cette liste comporte
de toute évidence un certain nombre d'articles difficiles à
intégrer directement dans un marché - c'est le problème que
pose l'abbaye de Westminster. L'exploitation commerciale,
même indirecte, de nombreux articles risque d'être difficile.
Voilà la contradiction à laquelle on se heurte : plus cer-
tains objets deviennent aisément commercialisables, moins
ils paraissent uniques et exceptionnels. Dans certains cas,
la commercialisation elle-même tend à détruire leurs qua-
lités singulières - notamment si celles-ci dépendent de leur
nature sauvage, de leur caractère reculé, de la pureté de
l'expérience esthétique offerte, etc. Plus généralement, plus
ces objets ou événements sont facilement commercialisables
- et reproductibles par le biais de falsifications, contrefa-
çons, imitations ou simulacres - , moins ils se prêtent à
une rente de monopole. Cela me rappelle une étudiante
qui trouvait que l'Europe qu'elle venait de découvrir fai-
sait pâle figure par rapport à Disney World :

À Disney World, les pays sont tous bien plus près les uns
des autres, et on vous montre ce qu'il y a de mieux dans
chaque pays. L'Europe est barbante. Les gens parlent des
langues bizarres et tout est crasseux. Il arrive qu'en Europe,
on ne voie rien d'intéressant pendant plusieurs jours d'affilée,
alors qu'à Disney World, il se passe tout le temps quelque
chose de différent et les gens sont heureux. C'est bien plus
drôle. C'est vraiment bien fait1.

1. Cité dans Douglas Kelbaugh, Common Place, Seatde, University of


Washington Press, 1997, p. 51.

174
l ' a r t de la rente

Si ce jugement peut prêter à sourire, il n'en fait pas


moins réfléchir aux tentatives de l'Europe pour se redes-
siner selon les normes de Disney - et pas seulement pour
faire plaisir aux touristes américains. Mais - et nous voilà au
cœur même de la contradiction - , plus l'Europe se disneyi-
fîe, moins elle reste unique et spéciale. L'uniformité insi-
pide qui accompagne la marchandisation pure efface les
avantages du monopole : les produits culturels ne diffèrent
plus des autres marchandises. « La transformation poussée
des biens de consommation en produits "corporate" ou
en "articles de marque" qui possèdent un monopole sur la
valeur esthétique, écrit Wolfgang Haug, a largement rem-
placé les produits de base ou "génériques" », de sorte que
l'« esthétique de la marchandise » élargit ses frontières « de
plus en plus loin dans le domaine des industries cultu-
relles1 ». À l'inverse, tout capitaliste cherche à persuader
les consommateurs des qualités uniques et non reproduc-
tibles de ses marchandises - d'où les noms de marque, la
publicité et ainsi de suite. Les pressions qui s'exercent de
part et d'autre menacent de supprimer les qualités singu-
lières sur lesquelles s'appuient les rentes de monopole. Pour
que ces rentes soient préservées et réalisées, il faut que cer-
taines marchandises ou lieux restent suffisamment uniques
et particuliers - je reviendrai plus loin sur ce que peut vou-
loir dire ce « suffisamment » - pour conserver un avantage
monopolistique dans une économie de marchandisation et
de concurrence souvent féroce.
Mais pourquoi le monopole, quel qu'il soit, serait-il tolé-
rable et, plus encore, souhaitable dans un monde néolibéral

1. Wolfgang Haug, «Commodity Aesthetics», Working Papers Sériés,


Department of Comparative American Cultures, Washington Sate
University, 2000, p. 13.

175
villes rebelles

où les marchés concurrentiels sont censés dominer? Nous


nous heurtons ici à la seconde contradiction qui, dans le fond,
n'est que l'image inversée de la première. La concurrence,
comme l'a observé Marx il y a bien longtemps, tend vers le
monopole - ou vers l'oligopole - parce que la survie du plus
apte dans la guerre de tous contre tous entraîne l'élimination
des entreprises les plus faibles1. Plus la concurrence est féroce,
plus on se dirige rapidement vers l'oligopole, voire vers le
monopole. C'est ainsi - et cela n'a rien d'un hasard - que la
libéralisation des marchés et la célébration de la concurrence
commerciale au cours de ces dernières années ont entraîné
une incroyable centralisation du capital (Microsoft, Rupert
Murdoch, Bertelsmann, les services financiers, et une vague
de rachats, de fusions et de regroupements dans les compa-
gnies aériennes, la distribution et même dans des industries
plus anciennes comme l'automobile, le pétrole et autres).
Cette tendance a été identifiée depuis longtemps comme un
trait regrettable de la dynamique capitaliste - d'où les lois
antitrust des États-Unis et l'activité des commissions sur les
monopoles et les fusions en Europe. Mais ces défenses sont
bien faibles pour lutter contre une force écrasante.
Cette dynamique structurelle n'aurait pas l'importance
qu'elle a si les capitalistes ne cultivaient pas activement
leurs pouvoirs de monopole. Ils acquièrent ainsi un vaste
contrôle sur la production et sur le marketing et stabi-
lisent leur environnement économique pour tenir compte
de calculs rationnels et de planification à long terme, de
réduction des risques et des incertitudes, et s'assurer, plus
généralement, une existence relativement paisible à l'abri
des ennuis. La main visible des managers, pour reprendre
l'expression d'Alfred Chandler, a toujours eu beaucoup plus

1. Les analyses de Marx sur la rente de monopole sont résumées dans


David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 5.

176
l'art de la rente

> d'importance dans la géographie historique du capitalisme


que la main invisible du marché dont Adam Smith faisait
si grand cas et qui n'a cessé, ces dernières années, d'être
présentée comme la puissance motrice dans l'idéologie néo-
libérale de la mondialisation contemporaine 1 .
Mais c'est ici que l'image en miroir de la première contra-
diction apparaît le plus clairement : les processus du mar-
ché dépendent fondamentalement du monopole individuel
qu'exercent des capitalistes - de toutes sortes - sur la pro-
priété des moyens de production, finance et terre com-
prises. Toute rente, rappelons-le, est un retour au pouvoir
de monopole de la propriété privée d'un actif de première
importance, comme la terre ou un brevet. Le pouvoir de
monopole de la propriété privée constitue donc le point
de départ et le point d'arrivée de toute activité capitaliste.
Toute activité capitaliste repose sur un droit juridique à la
non-commercialisation, ce qui fait de l'option de l'absten-
tion de tout échange commercial - par la thésaurisation, la
rétention, l'avarice - un problème majeur des marchés capi-
talistes. La concurrence commerciale pure, le libre-échange
des marchandises et la rationalité marchande sans faille
représentent donc des moyens relativement rares et chroni-
quement instables de coordonner les décisions de produc-
tion et de consommation. Le problème est de maintenir
une concurrence suffisante dans les relations économiques
tout en préservant les privilèges monopolistiques de pro-
priété privée que possèdent des individus ou des classes,
et qui sont le fondement même du capitalisme en tant que
système politico-économique.

1. Alfred Chandler, The Visible HatuL The Managerial Révolution in


American Business, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1977 [La
Main visible des managers : une analyse historique, trad. Frédéric Langer,
Paris, Economica, 1988].

177
villes rebelles

Développer ce dernier point devrait nous permettre de


nous approcher du vif du sujet. On suppose couramment,
mais à tort, que le pouvoir de monopole se manifeste sous
son jour le plus éclatant par la centralisation et la concen-
tration du capital au sein de méga-entreprises. À l'inverse,
on suppose communément, toujours à tort, que l'existence
des petites entreprises est le signe d'une situation écono-
mique où la concurrence joue pleinement son rôle. De ce
point de vue, un capitalisme autrefois concurrentiel est
devenu de plus en plus monopolistique au fil du temps.
Cette erreur tient en partie à une application un peu sim-
pliste des arguments de Marx concernant la tendance à « la
concentration des capitaux » qui ignore son contre-argument
selon lequel la centralisation « aurait vite fait de détermi-
ner l'effondrement de la production capitaliste si d'autres
facteurs n'opposaient leur effort centrifuge - décentralisa-
teur - à sa tendance centripète 1 ». Mais elle trouve aussi
son origine dans une théorie économique de l'entreprise qui
fait fi globalement de son contexte spatial et géographique,
tout en admettant (dans les rares occasions où elle daigne
examiner la question) que l'avantage en termes de loca-
lisation sous-entend une « concurrence monopolistique ».
Au XIXe siècle, par exemple, le brasseur, le boulanger et
le fabricant de bougies étaient tous, dans une large mesure,
protégés de la concurrence sur les marchés locaux par le
coût élevé des transports. Les pouvoirs locaux de mono-
pole étaient omniprésents - malgré les petites dimensions des
entreprises - et très difficiles à briser dans tous les domaines,
de la fourniture d'énergie à l'approvisionnement alimen-
taire. De ce point de vue, le capitalisme à petite échelle du
XIXe siècle était beaucoup moins soumis à la concurrence que

1. Marx, Le Capital, livre III, section ni, chapitre 15, op. ciu, tome I,
p. 209. Voir aussi David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 5.

178
l ' a r t de la rente

> celui d'aujourd'hui. Voilà où l'évolution des conditions de


transport et de communication intervient comme une variable
essentielle et déterminante. Les barrières spatiales tendant à
disparaître en raison du penchant capitaliste à « l'annihilation
de l'espace par le temps », un grand nombre d'industries et
de services locaux ont perdu leurs protections locales et leurs
privilèges monopolistiques1. Ils ont été contraints d'entrer en
concurrence avec des producteurs d'ailleurs - relativement
proches d'abord, puis beaucoup plus lointains.
La géographie historique de l'industrie de la brasserie est
très instructive à cet égard. Au xix c siècle, la plupart des
gens n'avaient pas le choix, et buvaient de la bière locale.
À la fin du XIXe siècle, la production et la consommation
de bière en Grande-Bretagne s'étaient considérablement
régionalisées, et elles le sont restées jusque dans les années
1960 - à l'exception de la Guinness, il n'y avait pas d'im-
portations de l'étranger. Mais le marché est ensuite devenu
national - la Newcastle Brown et la Scottish Youngers ont
fait leur apparition à Londres et dans le Sud - , puis inter-
national Oes importations ont soudain fait rage). Si l'on boit
aujourd'hui de la bière locale, c'est par choix, par attache-
ment de principe à un lieu et en raison des qualités par-
ticulières de la bière en question - dues à la technique
employée, à l'eau utilisée, ou à autre chose - qui la diffé-
rencient des autres. On trouve à Manhattan des bars qui
servent des bières locales provenant du monde entier !

1. Karl Marx, Grundrisse, Londres, Penguin, 1973, p. 524-539 - « die


Veraichtung des Raums durch die Zeit » : Grundrisse der Kritik der poli-
tischen Ôkonomie, Vienne et Francfort, Europe Verlag, p. 423. On trou-
vera un développement général de ce débat dans David Harvey, The
Limits to Capital, op. cit., chapitre 12, et David Harvey, The Condition of
Postmodemiiy, op. du, 3* partie ; pour une application spécifique de ce
concept, voir William Cronon, Nature's Metropoks, New York, Norton,
1991.

179
villes rebelles

De toute évidence, l'espace économique de la concur-


rence a changé de forme aussi bien que d'échelle au fil du
temps. La mondialisation que nous observons actuellement
a considérablement diminué les protections monopolistiques
historiques que représentaient les coûts élevés de transport
et de communication, tandis que la suppression des bar-
rières institutionnelles faisant obstacle au commerce - pro-
tectionnisme - réduisait, elle aussi, les rentes de monopole
obtenues par l'exclusion de la concurrence étrangère. Mais
le capitalisme ne saurait se passer de pouvoirs monopolis-
tiques, aussi cherche-t-il à se les procurer par n'importe quel
moyen. La question à l'ordre du jour est donc d'arriver à
rassembler des pouvoirs monopolistiques alors que les pro-
tections assurées par les prétendus « monopoles naturels »
de l'espace et du lieu et les protections politiques offertes
par les frontières nationales et les tarifs douaniers ont été
sérieusement élaguées, voire éliminées.
La réponse évidente consiste à centraliser le capital dans
des méga-entreprises ou à nouer des alliances plus lâches
- comme dans les compagnies aériennes et dans l'industrie
l'automobile - pour dominer le marché. Les exemples ne
manquent pas. La deuxième possibilité consiste à consoli-
der les droits monopolistiques de la propriété privée en pro-
mulguant des lois commerciales internationales qui régulent
la totalité du commerce mondial. Les brevets et ce qu'on
appelle les « droits de propriété intellectuelle » sont ainsi
devenus un terrain de lutte majeur de l'affirmation géné-
rale des pouvoirs de monopole. L'industrie pharmaceutique,
pour choisir un exemple paradigmatique, a acquis des pou-
voirs de monopole hors du commun, pour une part par
des centralisations massives de capital et pour une autre
par la protection des brevets et des contrats de licence.
Et elle cherche avidement à accroître encore ses pou-
voirs de monopole en tentant de faire valoir ses droits de

180
l'art de la rente

propriété sur toutes sortes de matériel génétique - dont


celui de plantes rares des forêts pluviales tropicales tradi-
tionnellement cueillies par les habitants indigènes. Alors
qu'une source de privilèges diminue, nous observons d'in-
nombrables tentatives pour les préserver ou les acquérir
par d'autres moyens.
Il ne m'est évidemment pas possible de passer ici en
revue toutes ces tendances. Je voudrais néanmoins exami-
ner de plus près les aspects de ce processus qui touchent
le plus directement les problèmes de développement local
et d'activités culturelles. Je voudrais montrer, pour com-
mencer, que l'on continue de se battre autour de la défini-
tion des pouvoirs de monopole qui pourraient être accordés
aux lieux et aux localités, et ensuite que l'idée de « culture »
est associée de manière de plus en plus inextricable à des
tentatives pour réaffirmer ces pouvoirs de monopole, pré-
cisément parce que c'est sous forme de prétentions cultu-
relles à l'unicité et à la non-reproductibilité que s'exprime
le mieux la prétention à la singularité et à l'authenticité.
Je commencerai par l'exemple le plus évident de rente de
monopole, celui du « vignoble, produisant un cru extraor-
dinaire qui [...] jouit d'un prix de monopole ».

Aventures viticoles

La viticulture, comme la brasserie, s'est progressivement


internationalisée au cours des trente dernières années, et
les tensions de la concurrence mondiale ont produit de
curieux effets. Sous la pression de l'Union européenne,
par exemple, les producteurs internationaux de vin ont
accepté - au terme de longues batailles juridiques et d'in-
tenses négociations - de supprimer progressivement l'utili-
sation d'« expressions traditionnelles » sur les étiquettes de

181
villes rebelles

vin, où pouvaient figurer des vocables comme « château »


et « domaine » ainsi que des termes génériques tels que
« Champagne », « bourgogne », « chablis » ou « sauternes ».
L'industrie viticole européenne, France en tête, cherche
ainsi à préserver ses rentes de monopole en insistant sur
les vertus uniques de la terre, du climat et de la tradition
- rassemblées sous le terme de « terroir » - et sur le caractère
distinctif, certifié par un nom, de sa production. Renforcée
par des organismes institutionnels tels que l'INAO (chargé
de faire respecter le cahier des charges des AOC), la viti-
culture française insiste sur l'authenticité et l'originalité de
sa production, dont la singularité peut justifier une rente
de monopole.
L'Australie est un des pays qui a accepté d'appliquer cette
mesure. Château Tahbilk, dans l'État de Victoria, a ainsi
supprimé le terme de « château » de son étiquette, décla-
rant avec hauteur : « Nous sommes de fiers Australiens et
n'avons pas besoin d'utiliser des termes hérités d'autres
pays et de cultures du passé. » En contrepartie, les pro-
ducteurs de ce cru ont relevé deux éléments qui, asso-
ciés, leur « confèrent une position unique dans l'univers
du vin ». Leur région vinicole est l'une des six seulement
au monde où le mésoclimat subit l'influence notable d'une
masse d'eau continentale - les nombreux lacs et lagunes
locaux tempèrent et rafraîchissent le climat. Elle bénéficie
d'autre part d'un type de sol unique - on ne le retrouve
qu'en un seul autre endroit de l'État de Victoria - , défini
comme un terreau rouge/sableux coloré par un taux d'oxyde
de fer très élevé qui « exerce un effet positif sur la qualité
du raisin et ajoute un caractère régional tout à fait parti-
culier à nos vins ». Ces deux facteurs se conjuguent pour
faire des « Nagambie Lakes », les lacs de Nagambie, une
région viticole unique - qui sera très probablement certifiée
comme telle par le Comité des indications géographiques

182
l ' a r t de la rente

de l'Australian Wine and Brandy Corporation, créé pour


identifier les régions viticoles à travers toute l'Australie.
Tahbilk affirme ainsi sa propre prétention à une rente de
monopole en arguant du mélange unique de conditions
environnementales de la région où il est situé. Et il le fait
d'une manière qui reflète et concurrence les prétentions à
la singularité du « terroir » et du « domaine » avancée par
les viticulteurs français 1 .
Cependant, nous nous heurtons ici à notre première
contradiction. Tous les vins sont commercialisables, et
donc comparables en un sens, quelles que soient leurs ori-
gines géographiques. D'où le rôle de Robert Parker et de
son Wine Advocate, un guide du vin qu'il publie régulière-
ment. Parker évalue les vins en fonction de leur goût sans
s'intéresser spécialement au « terroir » ni à d'autres reven-
dications culturelles et historiques. Son indépendance est
notoire - ce qui le distingue de la plupart des autres guides,
subventionnés par d'influents secteurs de l'industrie viti-
cole. Il classe les vins selon ses préférences personnelles et
a beaucoup d'adeptes aux États-Unis, un marché de pre-
mière importance. S'il accorde 65 points à un château du
Bordelais et 95 à un vin australien, ce jugement pèse sur
les prix. Il est la terreur des producteurs de Bordeaux, qui
l'ont poursuivi en justice, dénigré, insulté et même agressé
physiquement. Évidemment, il remet en cause les fonde-
ments de leurs rentes de monopole 2 .
Les prétentions au monopole, pouvons-nous en conclure,
sont autant un « effet de discours » et le résultat d'une lutte que
le reflet des qualités d'un produit. Mais s'il faut abandonner

1. Tahbilk Wine Club, Wine Club Orcular, n° 15, juin 2000, Tahbilk
Winery and Vineyard, Tahbilk, Victoria, Australie.
2. William Langewiesche, « The Million Dollar Nose », Atlantic Montkfy,
vol. 286, n" 6, décembre 2000, p. 11-22.

183
villes rebelles

le langage du « terroir » et de la tradition, par quel type de


discours le remplacerons-nous ? Parker et d'autres spécia-
listes du vin ont inventé, ces dernières années, un langage
décrivant le vin en des termes de ce genre : « Des arômes
de pêche et de prune, avec une pointe de thym et de gro-
seille à maquereau. » Ce vocabulaire peut surprendre, mais
ce glissement discursif, qui répond à la concurrence inter-
nationale et à la mondialisation croissante du commerce du
vin, assume un rôle distinctif en reflétant la standardisation
croissante de la marchandisation de la consommation de vin.
La consommation de vin possède cependant de nom- •
breuses dimensions ouvrant la voie à une exploitation
lucrative. Pour beaucoup, il s'agit d'une expérience esthé-
tique. Au-delà du simple plaisir que procure (à certains)
la consommation d'un bon vin pour accompagner un bon
repas, la tradition occidentale contient toutes sortes d'autres
référents qui le rattachent à la mythologie - Dionysos et
Bacchus - , à la religion - le sang du Christ et les rituels de
la communion - et à des traditions célébrées dans les fêtes,
la poésie, la chanson et la littérature. Connaître les vins et
savoir les apprécier est souvent considéré comme un signe
d'appartenance à une classe sociale et peut faire figure de
capital « culturel », comme dirait Bourdieu. Servir le vin
qu'il fallait a certainement donné un coup de pouce à la
conclusion d'un certain nombre de transactions impor-
tantes. (Feriez-vous confiance à quelqu'un qui ne sait pas
choisir un vin ?) Le style d'un vin est lié aux cuisines régio-
nales, et s'intègre ainsi dans des pratiques qui transfor-
ment le caractère régional en un mode de vie marqué par
des structures affectives particulières - on a peine à imagi-
ner Zorba le Grec boire un pichet de mondavi californien,
pourtant vendu à l'aéroport d'Athènes.
La viticulture est une affaire d'argent et de profit, bien
sûr, mais aussi de culture dans tous les sens du terme - de

184
l'art de la rente

la culture du produit aux pratiques culturelles qui entourent


sa consommation, en passant par le capital culturel que
peuvent développer autour d'elle les producteurs et les
consommateurs. La recherche constante de rentes de mono-
pole s'accompagne de la recherche de critères de particu-
larité, d'unicité, d'originalité et d'authenticité dans chacun
de ces domaines. Si l'unicité ne peut s'établir par la réfé-
rence au « terroir » et à la tradition, ou par la description
explicite d'un parfum, force est de faire appel à d'autres
modes de distinction pour justifier les prétentions monopo-
listiques et les discours censés garantir leur bien-fondé - le
vin qui vous rend irrésistible ou le vin associé à la nostal-
gie et au feu de bois sont de véritables clichés publicitaires
aux États-Unis. Dans les faits, la viticulture nous présente
une multitude de discours concurrents et différents, qui pré-
tendent tous asseoir l'unicité du produit. Mais pour en reve-
nir à mon point de départ, toutes ces évolutions et tous ces
glissements discursifs, ainsi qu'un grand nombre des chan-
gements intervenus dans les stratégies élaborées pour domi-
ner le marché international du vin, ne sont pas seulement
ancrés dans la recherche de profit mais aussi dans la quête
de rentes de monopole. Et dans cette quête, le vocabulaire
de l'authenticité, de l'originalité, de l'unicité et des quali-
tés spécifiques et non reproductibles occupe une place de
premier plan. La généralisation propre à un marché mon-
dialisé engendre, conformément à la seconde contradiction
que j'ai relevée ci-dessus, une force puissante qui cherche à
préserver non seulement les privilèges monopolistiques de
la propriété privée, mais les rentes de monopole résultant
du caractère prétendument incomparable des marchandises.

185
villes rebelles

L'entrepreneurialisme urbain
et la quête de rentes de monopole

Les luttes qui ont récemment secoué le monde viticole


offrent un précieux modèle pour comprendre toute une
série de phénomènes qui accompagnent la phase actuelle
de la mondialisation. Elles illustrent avec une pertinence
toute particulière l'intégration des évolutions et des tradi-
tions culturelles locales dans les calculs de l'économie poli-
tique lors de tentatives d'acquisition de rentes de monopole.
Elles conduisent aussi à se demander ce qui, dans l'intérêt
actuel pour l'innovation culturelle locale et pour la résurrec-
tion ou l'invention de traditions locales, relève du désir de
soutirer et de s'approprier de telles rentes. Dans la mesure
où les capitalistes de tout poil - dont les plus exubérants des
financiers internationaux - se laissent aisément séduire par
les perspectives lucratives des pouvoirs de monopole, nous
discernons immédiatement une troisième contradiction : les
adeptes les plus avides de la mondialisation soutiendront
des évolutions locales susceptibles d'assurer des rentes de
monopole, même si ce soutien risque d'entraîner un climat
politique local hostile à la mondialisation. Mettre l'accent
sur la singularité et la pureté de la culture balinaise peut
être vital pour l'hôtellerie, les transports aériens et le tou-
risme, mais qu'adviendrait-il si cela encourageait un mou-
vement balinais de résistance violente contre l'« impureté »
de la commercialisation ? Le Pays basque peut passer pour
une configuration culturelle potentiellement porteuse grâce
à sa singularité, mais l'ETA, avec sa volonté d'autonomie et
sa disposition à recourir occasionnellement à l'action vio-
lente, ne se prêtera pas facilement à la commercialisation.
Pourtant, les intérêts commerciaux ne reculent devant pas

186
l'art de la rente

grand-chose ! Après la sortie du film La Cité de Dieu, qui


décrivait la violence et les guerres de la drogue dans les
favelas de Rio, avec des détails d'une crudité monstrueuse
- d'aucuns diront trompeuse - , une industrie touristique
dynamique a entrepris de proposer à ses clients des visites
de favelas dans certains des quartiers les plus dangereux
- le client pouvant choisir le niveau de risque qu'il souhai-
tait. Examinons de plus près cette contradiction, car elle
touche à la politique de développement urbain. Avant cela
cependant, il convient de situer brièvement cette politique
dans le cadre de la mondialisation.
Au cours des dernières décennies, l'entrepreneurialisme
urbain a pris une grande importance, sur le plan national aussi
bien qu'international. Je désigne par là le modèle de compor-
tement qui rassemble au sein de la gouvernance urbaine des
pouvoirs d'État (locaux, métropolitains, régionaux, natio-
naux ou supranationaux), une vaste gamme d'organisations
issues de la société civile (chambres de commerce, syndi-
cats, églises, établissements d'enseignement et de recherche,
associations, ONG, etc.) et des intérêts privés (entreprises
et particuliers) pour former des coalitions visant à encou-
rager ou à gérer un développement urbain ou régional de
tel ou tel type. On trouve aujourd'hui une abondante litté-
rature sur Je sujet, qui montre que les formes, les activités
et les objectifs de ces systèmes de gouvernance - désignés
selon les cas sous les appellations de « régimes urbains »,
« machines de croissance » ou « coalitions de croissance régio-
nale » - varient considérablement en fonction des conditions
locales et du mélange de forces qui les composent 1 . On a

1. Bob Jessop, «An Entrepreneurial City in Action: Hong Kong's


Emerging Stratégies in Préparation for (Inter-) Urban Compétition*,
Urban Studies, vol. 37, n 8 12, 2000, p. 287-313 ; David Harvey, «From
Managerialism to Entrepreneurialism: The Transformation of Urban

187
villes rebelles

également étudié en long et en large le rôle de cet entrepre-


neurialisme urbain en rapport avec la forme néolibérale de
mondialisation, généralement dans la rubrique des relations
entre local et global et de ce qu'on appelle la « dialectique
de l'espace et du lieu ». La plupart des géographes qui se
sont penchés sur ce problème en ont conclu, à juste titre,
que c'est commettre une erreur catégorielle que d'envisager
la mondialisation comme une force causale du développe-
ment local. Ce qui est en jeu ici, affirment-ils fort juste-
ment, c'est une relation relativement plus complexe entre
différentes échelles, où des initiatives locales peuvent se dif-
fuser à l'échelle globale et inversement, tandis que certains
processus situés à une échelle précise - la concurrence inte-
rurbaine et interrégionale en constituant l'exemple le plus
manifeste - sont en mesure de modifier les configurations
locales et régionales de la mondialisation.
Aussi faut-il considérer la mondialisation comme une
structure géographiquement articulée d'activités et de rela-
tions capitalistes mondiales, et non comme une entité non
différenciée 1 . Mais que signifie exactement l'expression de
« structure géographiquement articulée »? Il existe bien sûr
de très nombreux témoignages de développement géogra-
phique inégal - à des échelles très diverses - et quelques
théorisations convaincantes permettant d'en comprendre la
logique capitaliste. Celle-ci se prête en partie à des expli-
cations conventionnelles : les capitaux mobiles - le capital
financier, commercial et de production ayant des capaci-
tés différentes à cet égard - cherchent à s'assurer, en se

Govemance in Late Capitalism », Geografiska Annoter, vol. 71, n° 1, 1989,


p. 3-17 ; Neil Brenner, Spaces qf Neohberalism: Urban Restructuring in North
America and Western Europe, Oxford, Wiley-Blackwell, 2003.
1. Voir Kevin Cox (éd.), Spaces qf GbbaUzation: Reasseràng the Power
of the Local, New York, Guilford Press, 1997.

188
l'art de la rente

déplaçant, des avantages dans la production et dans l'ap-


propriation de plus-values. On peut effectivement identifier
certaines tendances qui s'intègrent dans des modèles très
simples de « course vers le bas » ; ici, c'est le principe de la
force de travail la moins chère et la plus facilement exploitée
qui guide la mobilité du capital et les décisions d'investisse-
ment. Mais il existe aussi une abondance de témoignages en
sens contraire qui suggèrent que faire de la dynamique du
développement géographique inégal la seule explication relè-
verait d'une simplification outrancière. En général, le capi-
tal se dirige tout aussi volontiers vers des régions à hauts
salaires que vers celles où les salaires sont bas, et paraît
souvent guidé géographiquement par des critères bien dif-
férents de ceux de l'économie politique conventionnelle,
aussi bien bourgeoise que marxiste.
Le problème tient en partie à l'habitude que l'on a d'igno-
rer la catégorie du capital foncier et l'importance considé-
rable des investissements à long terme dans l'environnement
bâti, investissements qui sont, par définition, géographi-
quement immobiles. Ces investissements, surtout s'ils sont
de type spéculatif, entraînent immanquablement d'autres
vagues d'investissement si la première se montre profitable
- pour remplir un palais des congrès, il faut des hôtels, qui
exigent à leur tour de meilleurs réseaux de transport et de
communication, lesquels créent la possibilité d'augmenter
la capacité d'accueil du palais des congrès... La dynamique
d'investissement dans une zone métropolitaine contient
donc un élément causal circulaire et cumulatif - obser-
vez par exemple le réaménagement intégral des Docklands
londoniens et la viabilité financière de Canary Wharf, qui
repose sur d'autres investissements, publics aussi bien que
privés, dans ce même quartier. Telle est bien souvent la
fonction des fameuses « machines à croissance urbaine » :
orchestrer la dynamique du processus d'investissement et

189
villes rebelles

l'injection d'investissements publics clés au bon endroit et


au bon moment pour essayer de l'emporter dans la concur-
rence interurbaine et interrégionale1.
Tout cela ne serait pourtant pas aussi attrayant s'il n'y
avait pas moyen de s'emparer également de rentes de mono-
pole. Une stratégie, bien connue des promoteurs, consiste
ainsi à se réserver le terrain le mieux situé et le plus ren-
table dans un projet d'urbanisme afin d'en tirer une rente
de monopole après la réalisation du reste du programme.
Des gouvernements ingénieux dotés des pouvoirs néces-
saires peuvent se livrer aux mêmes pratiques. Si j'ai bien
compris, le gouvernement de Hong Kong est largement
financé par des ventes contrôlées de terrains appartenant
au domaine public et destinés à des projets immobiliers à
des prix de monopole très élevés. Il en résulte ensuite des
rentes de monopole sur l'immobilier rendant Hong Kong
très attractif pour le capital d'investissement financier inter-
national qui évolue sur les marchés immobiliers. Bien sûr,
Hong Kong peut faire valoir d'autres revendications à la
singularité, ne fût-ce que par son emplacement, un élé-
ment qu'il peut négocier très efficacement en offrant des
avantages de monopole. Notons que Singapour a cherché
à s'emparer de rentes de monopole et y a fort bien réussi,
de manière un peu similaire mais par des moyens politico-
économiques très différents.
Ce type de gouvernance urbaine cherche essentielle-
ment à construire des schémas d'investissement locaux,
non seulement dans des infrastructures matérielles telles
que les transports et les communications, les installations
portuaires, les systèmes d'évacuation et d'adduction d'eau,
mais aussi dans les infrastructures sociales de l'éducation,

1. John Logan et Haivey Molotch, Urban Fortunes: The PoUùcal Economy


qf Place, op. cit.

190
l ' a r t de l a rente

de la technologie et de la science, du contrôle social, de la


culture et de la qualité de vie. L'objectif est de créer une
synergie suffisante au sein du processus d'urbanisation pour
que les intérêts privés et les puissances étatiques puissent
créer et réaliser des rentes de monopole. Ces efforts ne
sont pas tous fructueux, évidemment, mais les échecs eux-
mêmes peuvent être interprétés, en partie ou largement, en
fonction de leur incapacité à réaliser des rentes de mono-
pole. Toutefois, la recherche de celles-ci ne se limite pas
aux pratiques du développement immobilier, des initiatives
économiques et de la finance gouvernementale. Son champ
d'application est bien plus vaste.

Capital symbolique collectif


marques de distinction et rentes de monopole

Si les prétentions à l'unicité, à l'authenticité, à la parti-


cularité et à l'originalité sous-tendent la capacité de s'em-
parer de rentes de monopole, est-il meilleur terrain pour
présenter ces revendications que le domaine des objets et
pratiques culturels historiquement constitués et des spé-
cificités de l'environnement - comprenant, bien sûr, les
environnements bâtis, sociaux et culturels ? Comme dans
la viticulture, toutes ces revendications résultent autant de
constructions et de luttes de discours que d'un ancrage
dans des faits matériels. Nombre d'entre elles reposent sur
des récits historiques, des interprétations et des significa-
tions relevant de la mémoire collective, sur le sens de cer-
taines pratiques culturelles, etc. Un puissant élément social
et discursif est toujours à l'œuvre dans la construction de
justifications à l'acquisition de rentes de monopole. Dans
l'esprit de beaucoup, en effet, il n'y aura jamais d'autre
lieu que Londres, Le Caire, Barcelone, Milan, Istanbul,

191
villes rebelles

San Francisco ou tout autre endroit, qui soit capable d'of-


frir les caractéristiques uniques couramment attachées à
chacun de ces sites.
L'exemple le plus évident est celui du tourisme contem-
porain, mais il me semble qu'on aurait tort de s'en tenir
là. Car l'enjeu, ici, est le pouvoir d'un capital symbolique
collectif, de marques particulières de distinction liées à
tel ou tel lieu, qui exercent, de façon plus générale, une
force d'attraction non négligeable sur les flux de capitaux.
Bourdieu, à qui nous devons l'usage général de ces termes,
les limite malheureusement aux individus - un peu comme
des atomes qui flotteraient au milieu d'une mer de juge-
ments esthétiques structurés - , alors qu'il me semble que
les formes collectives - et la relation des individus à celles-
ci - présentent sans doute encore plus d'intérêt 1 . Le capi-
tal symbolique collectif qui s'attache à des noms et à des
endroits tels que Paris, Athènes, New York, Rio de Janeiro,
Berlin et Rome est extrêmement important et accorde à
ces lieux d'immenses avantages économiques sur d'autres
villes comme Baltimore, Liverpool, Essen, Lille et Glasgow,
pour n'en donner que quelques exemples. Pour ces der-
nières, tout le problème consiste à augmenter leur quo-
tient de capital symbolique et à multiplier leurs marques
de distinction afin de mieux ancrer leurs revendications
à l'unicité, source de rentes de monopole. Donner aux
villes une « image de marque » devient un marché lucra-
tif 2 . Face au déclin général d'autres pouvoirs de monopole
dû à la plus grande facilité des transports et des commu-
nications, cette lutte pour le capital symbolique collectif a

1. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris,


Éditions de Minuit, 1979.
2. Miriam Greenberg, Branding New York: How a City in Crisis lVas
Sold to the World, New York, Roudedge, 2008.

192
l'art de la rente

pris une importance accrue comme fondement de rentes


de monopole. Comment expliquer autrement la sensation
qu'a faite le musée Guggenheim de Bilbao, avec son archi-
tecture si particulière conçue par Gehry ? Ou comment
comprendre que de grands établissements financiers, aux
intérêts internationaux majeurs, aient accepté de financer
un projet aussi singulier ?
Prenons un autre exemple : la place croissante qu'oc-
cupe Barcelone dans le réseau des villes européennes doit
beaucoup à la ténacité avec laquelle cette ville a accu-
mulé du capital symbolique et des marques de distinction.
Dénicher une histoire et une tradition spécifiquement cata-
lanes, commercialiser les remarquables réalisations artis-
tiques de la ville et son héritage architectural - Gaudi, bien
sûr - et mettre en relief les caractéristiques distinctives de
son mode de vie et de ses traditions littéraires, ont été les
trois axes majeurs du processus, sans compter le soutien
d'une avalanche de publications, d'expositions et d'événe-
ments culturels célébrant la singularité de Barcelone. On
y a ajouté de nouveaux embellissements architecturaux
remarquables - la tour de télécommunication de Norman
Foster et le Musée d'art contemporain d'une blancheur
éclatante construit par Richard Meier au milieu du tissu
un peu dégradé de la vieille ville - et toute une série d'in-
vestissements destinés à ouvrir le port et la plage, à réha-
biliter des terrains abandonnés pour y installer le village
olympique - avec une charmante allusion à l'utopisme des
Icariens - et pour transformer ce qui était jadis une vie
nocturne trouble, voire dangereuse, en un vaste panorama
de spectacle urbain. Tout cela a été soutenu par la pré-
sence des Jeux olympiques de 1992, qui ont offert d'im-
menses possibilités d'acquisition de rentes de monopole
- il se trouve que Samaranch, alors président du Comité

193
villes rebelles

international olympique, possédait d'importants intérêts


immobiliers à Barcelone 1 .
Mais le succès initial de Barcelone semble s'être heurté de
front à notre première contradiction. Alors même que se pré-
sentent une multitude d'occasions de s'emparer de rentes de
monopole grâce au capital symbolique collectif de Barcelone
en tant que ville - les prix de l'immobilier se sont envo-
lés depuis que le Royal Institute of British Architects a
accordé à la ville tout entière une médaille pour ses réa-
lisations architecturales - , leur attrait irrésistible entraîne
une marchandisation multinationale qui tend à imposer
une uniformisation croissante. Les toutes dernières phases
d'aménagement urbain sur le front de mer ressemblent, trait
pour trait, à celles que l'on peut observer dans le reste du
monde occidental : l'incroyable congestion de la circulation
incite à envisager de faire passer des boulevards à travers
certains quartiers de la vieille ville, des chaînes multinatio-
nales remplacent les petits commerces locaux, la gentrifi-
cation expulse les anciennes populations résidentielles et
détruit le vieux tissu urbain, faisant ainsi perdre à Barcelone
certaines de ses marques de distinction. On observe même
quelques signes grossiers de disneyification.
Cette contradiction est marquée par des interrogations
et des résistances. De quelle mémoire collective s'agit-il
ici ? Celle des anarchistes qui, comme les Icariens, ont
joué un rôle important dans l'histoire de Barcelone ? Des
républicains qui se sont battus avec tant d'acharnement
contre Franco ? Des indépendantistes catalans ? Des immi-
grés d'Andalousie ? Ou d'un ancien allié de longue date
de Franco comme Samaranch ? Quelle est l'esthétique
qui compte réellement ? Celle de puissants et célèbres

1. Donald McNeill, Urban Change and the European Left Taies from the
New Barcelona, New York, Roudedge, 2008.

194
l'art de la rente

architectes barcelonais, comme Bohigas ? Pourquoi tolé-


rer la moindre disneyification ? H n'est pas facile de clore
ces débats, parce qu'il n'est que trop évident pour tous
que le capital symbolique collectif qu'a accumulé Barcelone
dépend de valeurs d'authenticité, d'unicité et de certaines
qualités particulières non reproductibles. Ces marques de
distinction locales sont difficiles à accumuler sans que cela
pose la question de la capacitation 1 locale, et même celle
des mouvements populaires et d'opposition. Ici, bien sûr,
les gardiens du capital symbolique et culturel collectif (les
musées, les universités, la classe des mécènes et l'appareil
d'État) ferment habituellement leurs portes et exigent que
la racaille reste dehors - bien qu'à Barcelone, le Musée
d'art contemporain, contrairement à la plupart des établis-
sements de ce genre, soit resté accessible de manière aussi
étonnante que constructive aux sensibilités populaires. En
cas d'échec, l'État peut intervenir en imposant différentes
solutions, allant du « decency committee », le « comité de bien-
séance » instauré par le maire Giuliani pour contrôler le
goût culturel à New York, à la répression policière pure et
simple. Les enjeux n'en sont pas moins de taille. Il s'agit en
effet de déterminer quels secteurs de la population doivent
bénéficier le plus du capital symbolique collectif que tout
le monde a contribué à créer, chacun à sa manière, tant
aujourd'hui que par le passé. Pourquoi accepter que seules
les multinationales, ou une partie, puissante bien que petite,
de la bourgeoisie locale, s'emparent de la rente de monopole
attachée à ce capital symbolique ? Singapour elle-même,
qui a réussi à créer et à s'approprier impitoyablement des
rentes de monopole au fil des ans - essentiellement en pro-
fitant des avantages que lui offrent son emplacement et sa

1. Le terme empoioerment, traduit ici par « capacitation », signifie « prise


en charge de soi », « autonomisation », « émancipation ». (NdT)

195
villes rebelles

position - , a veillé à ce que les bénéfices en soient large-


ment redistribués par le biais du logement, des services de
santé publique et de l'enseignement.
Pour les raisons qu'illustre l'histoire récente de Barcelone,
les industries du savoir et du patrimoine, la vitalité et l'ef-
fervescence de la production culturelle, l'architecture
emblématique et la culture de jugements esthétiques dis-
tincts sont devenus de puissants éléments constitutifs de
la politique de l'entrepreneurialisme urbain en bien des
lieux - surtout en Europe. La lutte porte sur l'accumula-
tion de marques de distinction et d'un capital symbolique
collectif dans un monde extrêmement concurrentiel. Mais
elle s'accompagne inéluctablement de toutes ces questions
dont l'ancrage est local : à quelle mémoire collective, à
quelle esthétique, à quels bénéfices convient-il d'accorder
la priorité ? Les mouvements de quartier à Barcelone récla-
ment la reconnaissance et la capacitation en s'appuyant sur
un capital symbolique, ce qui leur permet d'affirmer une
présence politique dans la ville. Ce sont leurs communs
urbains qui font bien trop souvent l'objet d'une appropria-
tion, non seulement par les promoteurs, mais aussi par l'in-
dustrie touristique. En même temps, la nature sélective de
ces appropriations peut mobiliser de nouvelles méthodes
de lutte politique. La suppression initiale de toute allusion
au commerce des esclaves lors de la reconstruction de l'Al-
bert Dock à Liverpool a suscité des protestations de la part
de la population exclue d'origine antillaise, et a fait sur-
gir de nouvelles solidarités politiques au sein d'une popu-
lation marginalisée. Le Mémorial de l'Holocauste à Berlin
a donné lieu à de longues controverses. Même des monu-
ments antiques comme l'Acropole, dont on pourrait penser
que la signification est établie de longue date, font l'objet de
contestations qui peuvent avoir des répercussions politiques

196
l'art de la rente

de grande ampleur, fussent-elles indirectes 1 . La production


populaire de nouveaux communs urbains, l'accumulation
de capital symbolique collectif, la mobilisation de mémoires
collectives et de mythologies, ainsi que l'appel à des tra-
ditions culturelles spécifiques représentent d'importantes
facettes de l'action politique, de gauche comme de droite.
Examinons ainsi les débats animés qui ont entouré la
reconstruction de Berlin après la réunification allemande.
Des forces divergentes très diverses s'y sont heurtées, tan-
dis que se déroulait la lutte pour définir le capital symbo-
lique de Berlin. Cette ville, cela va de soi, peut prétendre
à l'unicité en raison de son potentiel de médiation entre
l'Est et l'Ouest. Sa position stratégique dans le contexte du
développement géographique inégal du capitalisme contem-
porain - avec l'ouverture de l'ex-Union soviétique - lui
confère des avantages évidents. Cependant, on observe éga-
lement un autre genre de lutte d'identité, une lutte qui
invoque les mémoires collectives, les mythologies, l'his-
toire, la culture, l'esthétique et la tradition. Je n'aborderai
ici qu'une dimension particulièrement troublante de cette
lutte — une dimension qui n'est pas forcément dominante et
dont l'aptitude à fonder une rente de monopole au milieu
de la concurrence mondiale n'a rien de certain. Une fac-
tion d'architectes et d'urbanistes locaux - avec le soutien
de certains représentants de l'appareil d'État local - a cher-
ché à revaloriser les formes architecturales du Berlin des
XVIIIe et XIXe siècles, et plus particulièrement à mettre en
avant la tradition architecturale de Schinkel, à l'exclusion
de presque tout le reste. On pourrait y voir une simple
affaire de préférence esthétique élitiste, si cette entreprise

1. Argyro Loukaki, « Whose Genius Loci: Contrasting Interprétations


of the Sacred Rock of the Athenian Acropolis », Annals qf the Association
qf American Geographers, vol. 87, n° 2, 1997, p. 306-309.

197
villes rebelles

ne véhiculait pas toute une série de significations liées à la


mémoire collective, à la monumentalité, au pouvoir de l'his-
toire et à l'identité politique de la ville. Elle est aussi asso-
ciée au climat d'opinion - lequel s'exprime à travers une
grande variété de discours - définissant, en fonction de cri-
tères étroitement définis d'arbre généalogique ou d'adhésion
à des valeurs et à des convictions particulières, qui est ou
n'est pas berlinois, et qui possède un droit à la ville. Elle
met au jour une histoire locale et un patrimoine architec-
tural chargés de connotations nationalistes et romantiques.
Dans un contexte de montée des actes de malveillance et
de violence contre les immigrés, elle peut même offrir une
légitimité tacite à de tels agissements. La population turque,
dont une grande partie est désormais née à Berlin, a été
victime de nombreux traitements indignes et s'est vue lar-
gement exclue du centre-ville. Sa contribution à Berlin en
tant que ville est ignorée. Par ailleurs, ce style architectu-
ral romantico-nationaliste s'inscrit dans une approche tra-
ditionnelle de la monumentalité qui s'exprime dans des
projets actuels reproduisant plus ou moins - mais sans réfé-
rence spécifique, et peut-être même à leur insu - les plans
d'une place monumentale située devant le Reichstag qu'Al-
bert Speer avait conçus pour Hider dans les années 1930.
Heureusement, la recherche d'un capital symbolique
collectif à Berlin ne se limite pas à cela. La reconstruc-
tion du Reichstag par Norman Foster, par exemple, ou le
recrutement d'un grand nombre d'architectes modernistes
internationaux par les multinationales - en grande partie
opposées aux architectes locaux - pour réaliser d'imposants
projets sur la Potsdamer Platz ne cadrent guère avec cette
tendance. De plus, la réponse romantique berlinoise à la
menace d'une domination multinationale pourrait, évidem-
ment, n'être en définitive qu'un élément d'intérêt tout à fait
innocent dans une réalisation complexe déclinant diverses

198
l'art de la rente

marques de distinction - Schinkel, après tout, était un archi-


tecte de grand mérite, et un château xvm® reconstruit pour-
rait aisément se prêter à une disneyification.
L'inconvénient potentiel de cette affaire n'est cependant
pas dénué d'importance. Il révèle en effet la facilité avec
laquelle peuvent se manifester les contradictions de la rente
de monopole. Si ces plans étriqués, cette esthétique d'ex-
clusion et ces pratiques discursives réussissaient à s'impo-
ser, le capital symbolique collectif créé deviendrait difficile
à exploiter librement. En effet, ses caractéristiques très sin-
gulières le placeraient largement à l'écart de la mondialisa-
tion, l'intégrant dans une culture politique d'exclusion qui
rejette de nombreux éléments de celle-ci pour se replier,
au mieux, sur un nationalisme de clocher et s'exprimer, au
pire, par un rejet virulent des étrangers et des immigrés.
Les pouvoirs collectifs de monopole à la disposition de la
gouvernance urbaine peuvent être utilisés pour s'opposer
au cosmopolitisme banal de la mondialisation multinatio-
nale, tout en servant ainsi de fondement à un nationalisme
local. Les termes culturels utilisés par l'opinion publique
allemande pour refuser d'aider les Grecs lourdement endet-
tés font craindre que l'entretien d'un tel nationalisme local
n'ait de graves conséquences mondiales. Réussir à donner
une image de marque à une ville peut nécessiter d'expul-
ser ou d'éradiquer tous ceux, et tout ce, qui ne s'intègrent
pas dans ce projet.
Le dilemme - approcher de la pure commercialisation
au point de perdre les marques de distinction qui étayent
les rentes de monopole, ou construire des marques de dis-
tinction d'une telle singularité qu'elles sont très difficiles à
exploiter - est omniprésent. Mais, comme dans le domaine
de la viticulture, de puissants stratagèmes discursifs s'at-
tachent toujours à définir ce qui est ou n'est pas vraiment
singulier dans un produit, un lieu, une forme culturelle, une

199
villes rebelles

tradition, un patrimoine architectural. Les querelles discur-


sives font partie du jeu, et c'est par ces processus que les
défenseurs - dans les médias et les milieux universitaires,
entre autres - obtiennent leur audience et leurs soutiens
financiers. On peut s'assurer d'excellents résultats en faisant
par exemple appel à la mode - relevons qu'être tin haut
lieu de la mode permet aux villes d'accumuler un capital
symbolique collectif considérable. Les capitalistes, qui en
sont parfaitement conscients, se voient ainsi contraints de
prendre part aux guerres culturelles et de s'engager dans
les maquis du multiculturalisme, de la mode et de l'esthé-
tique. Ce sont ces moyens, en effet, qui permettent de s'as-
surer, fût-ce temporairement, des rentes de monopole. Si,
comme je l'affirme, la rente de monopole est le constant
objet du désir capitaliste, et si des interventions dans le
domaine de la culture, de l'histoire, du patrimoine, de l'es-
thétique et du sens sont de bons moyens de s'en empa-
rer, elles ne peuvent que présenter une grande importance
pour les capitalistes de tout poil. Reste à savoir comment
ces interventions culturelles peuvent elles-mêmes devenir
une arme puissante dans la lutte des classes.

Rente de monopole et espaces d'espoir

Les esprits critiques se plaindront du réductionnisme éco-


nomique apparent de ce débat. On pourrait croire, à me
lire, affirmeront-ils, que le capitalisme produit les cultures
locales, façonne les significations esthétiques et domine les
initiatives locales au point d'empêcher le développement de
toute forme de différence qui ne serait pas directement sub-
sumée dans la circulation du capital. Je ne peux pas leur
interdire cette interprétation, mais je peux faire remarquer
qu'elle relève d'un travestissement de mon message. En

200
l'art de la rente

replaçant le concept de rente de monopole Hana la logique


de l'accumulation du capital, j'espère avoir montré que le
capital est en mesure de s'approprier et de soutirer des
surplus en exploitant les différences et les variations cultu-
relles locales, ainsi que les diverses significations esthétiques,
de quelque origine qu'elles soient. Les touristes européens
peuvent désormais acheter des visites de Harlem - avec
intervention d'une chorale de gospel - , tandis que le « tou-
risme de la pauvreté » organise des voyages dans des zones
où règne une misère noire (bidonvilles d'Afrique du Sud,
Dharavi à côté de Bombay et favelas de Rio). L'industrie
musicale des États-Unis réussit brillamment à s'approprier
l'incroyable créativité populaire et locale de musiciens en
tout genre - presque toujours au profit de l'industrie, et non
des musiciens. On va jusqu'à marchandiser une musique qui
transmet un message politique explicite et aborde la longue
histoire d'oppression subie par certaines populations (y com-
pris certaines formes de rap, de reggae et de dancehall).
Notre époque ne se caractérise-t-elle pas, après tout, par
son aptitude à tout marchandiser, à tout commercialiser ?
Mais la rente de monopole est une forme contradictoire.
Sa recherche conduit le capital mondial à valoriser des ini-
tiatives locales distinctives - en fait, à certains égards, plus
l'initiative est distinctive et même, à l'heure actuelle, trans-
gressée, mieux c'est. Elle conduit aussi à valoriser l'unicité,
l'authenticité, la particularité, l'originalité et toutes sortes
d'autres dimensions de la vie sociale, incompatibles avec
l'homogénéité présupposée par la production de marchan-
dises. Et si le capital veut éviter de détruire intégralement
l'unicité, qui est le fondement même de l'appropriation
de rentes de monopole - comme il l'a souvent fait, ce
qui lui a valu de violentes critiques - , il doit soutenir une
forme de différenciation et autoriser des développements
culturels locaux divergents, et dans une certaine mesure

201
villes rebelles

incontrôlables, susceptibles de s'opposer à son propre bon


fonctionnement. Il peut même soutenir - avec prudence,
certes, et souvent avec inquiétude - des pratiques cultu-
relles transgressives, précisément parce qu'elles représen-
tent une manière d'être originale, créative et authentique,
en même temps qu'unique.
C'est dans ces espaces que peuvent se constituer des mou-
vements d'opposition, même en supposant, comme c'est
souvent le cas, que des mouvements d'opposition n'y soient
pas déjà solidement implantés. Le problème du capital est de
trouver les moyens de récupérer, de subsumer, de marchan-
diser et de monétiser ces différences et ces communs cultu-
rels, juste assez pour pouvoir en tirer des rentes de monopole.
En agissant ainsi, le capital inspire souvent aux produc-
teurs culturels, qui assistent directement à l'appropriation
et à l'exploitation de leur créativité et de leurs engage-
ments politiques au bénéfice économique d'autrui, un sen-
timent d'aliénation et un violent ressentiment, comparables
à ceux des populations contrariées de voir leurs histoires et
leurs cultures exploitées par la marchandisation. Quant aux
mouvements d'opposition, leur problème est de trouver les
moyens de s'exprimer sur ce vaste mouvement d'appropria-
tion de leurs communs culturels et d'utiliser la validation de
la particularité, de l'unicité, de l'authenticité, de la culture
et des significations esthétiques pour ouvrir des possibilités
et des alternatives nouvelles.
Cela impose, au minimum, de refuser l'idée que l'authen-
ticité, la créativité et l'originalité soient le produit exclusif
de la bourgeoisie et non de la classe ouvrière, de la paysan-
nerie ou d'autres géographies historiques non capitalistes.
Il faut également tout faire pour persuader les producteurs
culturels contemporains de rediriger leur colère contre la
marchandisation, la domination du marché et le système
capitaliste en général. C'est une chose, en effet, d'adopter

202
l ' a r t de la rente

une attitude transgressive sur les questions de sexualité, de


religion, de mœurs sociales ou de conventions artistiques et
architecturales, c'en est une autre d'en flaire autant avec les
organisations et les pratiques de domination capitaliste qui
s'insinuent en profondeur dans les institutions culturelles.
Les luttes généralisées, mais le plus souvent fragmentées,
entre appropriation capitaliste et créativité culturelle pas-
sée et présente, peuvent inciter une fraction de la commu-
nauté concernée par les questions culturelles à faire cause
commune avec une politique hostile au capitalisme multina-
tional et à défendre une alternative plus convaincante, fon-
dée sur un autre type de relations sociales et écologiques.
Il ne faut pas penser pour autant que l'attachement aux
valeurs « pures » de l'authenticité, de l'originalité et d'une
esthétique de singularité culturelle puisse constituer le fon-
dement adéquat d'une politique d'opposition progressiste.
Pareil attachement ne peut en effet que trop aisément déra-
per vers la politique identitaire locale, régionale ou nationa-
liste de type néofasciste, une politique dont les signes n'ont
déjà que trop tendance à se multiplier de façon inquiétante
dans une grande partie de l'Europe, et ailleurs. La gauche ne
pourra pas échapper à tin débat sur cette contradiction essen-
tielle. Il existe des espaces qui se prêtent à une politique de
changement - le capital ne peut en effet jamais se permettre
de les fermer - , et ces espaces offrent des possibilités d'op-
position socialiste. Ils peuvent servir de lieu d'exploration de
modes de vie, voire de philosophies sociales, alternatifs - sur
le modèle de Curitiba, au Brésil, qui a été à l'avant-garde
des idées de développement durable et d'écologie urbaine,
au point que ces initiatives lui ont valu une remarquable
notoriété. Ils peuvent aussi, comme la Commune de Paris
de 1871 ou les nombreux mouvements politiques urbains
apparus à travers le monde en 1968, être un élément central
du ferment révolutionnaire que Lénine appelait, il y a bien

203
villes rebelles

longtemps, « la fête du peuple ». Les mouvements d'opposi-


tion fragmentés, hostiles à la mondialisation néolibérale, qui
se sont manifestés à Seattle, Prague, Melbourne, Bangkok
et Nice puis, sous une forme plus constructive, au Forum
social mondial de Porto Alegre en 2001, sont révélateurs de
l'existence d'une telle politique alternative. Sans être entière-
ment opposée à la mondialisation, elle cherche à lui donner
d'autres formes. La volonté d'accéder à une certaine auto-
nomie culturelle et le soutien apporté à la créativité et à la
différenciation culturelles constituent des éléments puissants
de ces mouvements politiques.
Il n'est pas fortuit, bien sûr, que ce soit Porto Alegre plu-
tôt que Barcelone, Berlin, San Francisco ou Milan qui se
soit ouvert à ce genre d'initiatives1. Dans cette ville en effet,
un mouvement politique - conduit par le Parti des travail-
leurs brésilien - mobilise les forces culturelles et historiques
d'une manière toute différente, et recherche un capital sym-
bolique collectif qui n'a rien à voir avec celui qu'affichent
le musée Guggenheim de Bilbao ou l'extension de la Tate
Gallery de Londres. Les marques de distinction accumu-
lées à Porto Alegre sont le fruit de sa lutte pour élaborer
une alternative à la mondialisation qui n'exploite pas des
rentes de monopole ou, plus généralement, ne courbe pas
l'échiné face au capitalisme multinational. En se concentrant
sur la mobilisation populaire, cette ville construit activement
de nouvelles formes culturelles et de nouvelles définitions
de l'authenticité, de l'originalité et de la tradition. Cette
voie est semée d'embûches, comme le passé nous l'a mon-
tré à travers les remarquables expériences de Bologne « la
Rouge» dans les années 1960 et 1970. Le socialisme dans

1. Rebecca Abers, «Practicing Radical Democracy: Lessons from


Brazil », Plurimondi, vol. 1, n° 2,1999, p. 67-82 ; Ignacio Ramonet, « Porto
Alegre », Le Monde diplomatique, n° 562, janvier 2001.

204
l ' a r t de la rente

une seule ville n'est pas un concept viable, et c'est pour-


tant dans les villes que se concentrent les conditions de
production et d'appropriation de rentes de monopole, en
termes d'investissements matériels aussi bien que de mou-
vements culturels. Aucune alternative à la forme contem-
poraine de mondialisation ne nous sera administrée d'en
haut. Elle sera obligatoirement le fruit de l'unification d'es-
paces locaux multiples - urbains en particulier - au sein
d'un mouvement plus vaste. C'est ici que les contradictions
auxquelles se heurtent les capitalistes en quête d'une rente
de monopole prennent une certaine importance structurelle.
En cherchant à exploiter les valeurs d'authenticité, de qua-
lités locales, d'histoire, de culture, de mémoire collective et
de tradition, elles ouvrent un espace de réflexion et d'ac-
tion politiques au sein duquel il est possible d'imaginer des
alternatives socialistes et de les mener à bien. L'espace de
ce commun mérite d'être exploré et cultivé activement par
les mouvements d'opposition qui intègrent la production
et les producteurs culturels dans leur stratégie politique et
en font un élément clé de celle-ci. Il existe de très nom-
breux précédents historiques d'une telle mobilisation des
forces de la haute culture - le rôle du constructivisme dans
les années d'intense création de la Révolution russe, entre
1918 et 1926, ne constitue qu'un exemple instructif parmi
beaucoup d'autres. Mais la culture populaire, celle que pro-
duisent les relations courantes de la vie quotidienne, est tout
aussi importante. C'est là que se situe l'un des principaux
espaces d'espoir d'élaboration d'un autre genre de mondia-
lisation et d'une politique anti-marchandisation dynamique :
une mondialisation dans laquelle les forces progressistes de
la production et de la transformation culturelles pourront
chercher à s'approprier et à ébranler les forces du capital,
et non l'inverse.
Deuxième partie
VILLES REBELLES
Chapitre 5

Reconquérir la ville
au profit de la lutte anticapitaliste

Si l'urbanisation occupe une place aussi centrale dans


l'histoire de l'accumulation du capital, et si les forces du
capital et ses innombrables alliés sont contraints de se mobi-
liser sans relâche pour révolutionner périodiquement la vie
urbaine, la lutte des classes, sous une forme ou une autre,
explicitement reconnue comme telle ou non, entre inévita-
blement en jeu. En effet, les forces du capital doivent lut-
ter énergiquement pour imposer leur volonté au processus
urbain et à des populations qu'elles ne peuvent jamais,
même dans les circonstances les plus favorables, contrô-
ler intégralement. D'où cette question politique stratégique
majeure : les luttes anticapitalistes doivent-elles se concen-
trer et s'organiser explicitement sur le vaste terrain de la
ville et de l'urbain ? Le cas échéant, comment et pourquoi
exactement ?
L'histoire urbaine des luttes des classes est impression-
nante. Les mouvements révolutionnaires qui se sont suc-
cédé à Paris de 1789 à 1830 puis de 1848 à la Commune
de 1871 en constituent, pour le XIXe siècle, les exemples les
plus parlants. Parmi les épisodes plus récents, on peut évo-
quer le Soviet de Petrograd, les Commîmes de Shanghai
de 1927 et 1967, la grève générale de Seattle de 1919, le rôle
de Barcelone dans la guerre civile espagnole, le soulèvement

209
villes rebelles

de Côrdoba (en Argentine) en 1969 et les mouvements


d'insurrection urbaine plus généraux des États-Unis dans
les années 1960, ceux de 1968 (Paris, Chicago, Mexico,
Bangkok et autres, y compris le Printemps de Prague et le
développement des associations de quartier à Madrid qui
étaient en première ligne du mouvement antifranquiste espa-
gnol vers la même époque). Plus récemment encore, des
échos de ces luttes anciennes se sont fait entendre dans les
manifestations antimondialisation de Seattle en 1999 (sui-
vies de contestations comparables à Québec, Gênes et dans
bien d'autres villes, dans le cadre d'un vaste mouvement d'al-
ternative à la mondialisation). Et tout dernièrement enfin,
nous avons assisté à des mouvements massifs de contestation
sur la place Tahrir du Caire, à Madison dans le Wisconsin,
sur la Puerta del Sol de Madrid et sur la Plaça de Catalunyà
de Barcelone, sur la place Syntagma d'Athènes, sans oublier
des mouvements révolutionnaires et des rébellions à Oaxaca
au Mexique, à Cochabamba (2000 et 2007) et à El Alto
(2003 et 2005) en Bolivie, ainsi qu'à des éruptions poli-
tiques, très différentes mais non moins importantes, à Buenos
Aires en 2001-2002 et à Santiago du Chili (2006 et 2011).
Comme le révèle ce rappel historique, ce ne sont pas
seulement des centres urbains uniques qui sont concer-
nés. En plusieurs occasions, l'esprit de contestation et de
révolte a fait tache d'huile à travers des réseaux urbains.
Si le mouvement révolutionnaire de 1848 a peut-être pris
naissance à Paris, l'esprit de révolte s'est répandu à Vienne,
Berlin, Milan, Budapest, Francfort et à bien d'autres villes
européennes. La révolution bolchevique en Russie s'est
accompagnée de la constitution de conseils d'ouvriers et
de « soviets » à Berlin, Vienne, Varsovie, Riga, Munich
et Turin, tandis qu'en 1968, Paris, Berlin, Londres, Mexico,
Bangkok, Chicago et d'innombrables autres villes ont connu
des « journées de colère » et, dans certains cas, ont subi une

210
reconquérir la ville

répression brutale. La crise urbaine des années 1960 aux


États-Unis a touché plusieurs villes en même temps. Et
lors d'une journée étonnante, mais largement sous-estimée,
de l'histoire mondiale, le 15 février 2003, plusieurs mil-
lions de personnes sont descendues simultanément dans
les rues de Rome - près de trois millions dans cette seule
ville, ce qui en fait probablement le plus grand rassemble-
ment antiguerre de toute l'histoire humaine - , de Madrid,
de Londres, de Barcelone, de Berlin et d'Athènes, ainsi que,
avec des effectifs moins importants mais néanmoins subs-
tantiels - que la répression policière a rendu impossibles à
chiffrer - , de New York et de Melbourne. Cette manifes-
tation mondiale d'hostilité à la guerre contre l'Irak a éga-
lement rassemblé des milliers de personnes dans près de
deux cents villes d'Asie (Chine exceptée), en Afrique et en
Amérique latine. Présenté sur le moment comme l'une des
premières expressions de l'opinion publique mondiale, ce
mouvement s'est rapidement affaibli, tout en laissant der-
rière lui le sentiment que le réseau urbain mondial regorge
de possibilités politiques que les mouvements progressistes
n'exploitent pas pleinement. L'actuelle vague de mouve-
ments de jeunes aux quatre coins du monde, du Caire à
Madrid en passant par Santiago - sans parler d'une révolte
des rues à Londres, suivie par le mouvement Occupy Wall
Street qui a pris sa source à New York avant de s'étendre
à d'innombrables villes des États-Unis puis du monde
entier - , donne à penser qu'il y a dans l'atmosphère de la
ville quelque chose de politique qui cherche à s'exprimer 1 .

1. L'adage « l'air de la ville rend libre » remonte à l'époque médiévale,


où les municipalités qui s'étaient vu octroyer une charte pouvaient exercer
la fonction d'« îles non féodales dans un océan féodal ». L'ouvrage clas-
sique sur le sujet est celui d'Henri Pirenne, Les Villes du Moyen Âge, essai
d'histoire économique et sociale, Bruxelles, M. Lamertin, 1927.

211
villes rebelles

Ce bref exposé des mouvements politiques urbains appelle


deux questions. La ville (ou un système de villes) n'est-elle
qu'un site passif (ou un réseau préexistant) - le lieu d'appa-
rition - où s'expriment des courants de lutte politique plus
profonds ? On pourrait le penser à première vue. Mais il appa-
raît également avec évidence que certaines caractéristiques de
l'environnement urbain sont plus propices que d'autres à des
manifestations de rébellion - par exemple le caractère central
de places comme Tahrir, Tiananmen et Syntagma, les rues
de Paris, où il est plus facile de dresser des barricades qu'à
Londres ou à Los Angeles, ou la position d'El Alto, domi-
nant les principales voies d'approvisionnement de La Paz.
Aussi le pouvoir politique s'efforce-t-il souvent de réor-
ganiser les infrastructures et la vie urbaines pour mieux
contrôler les populations indociles. Le cas le plus célèbre
est évidemment celui des grands boulevards d'Haussmann à
Paris dans lesquels on a vu, dès cette époque, un moyen de
mater militairement les citoyens en révolte. Ce cas n'a rien
d'unique. La reconfiguration du centre des villes américaines
à la suite des soulèvements urbains des années 1960 a eu
pour effet de créer de redoutables barrières matérielles sous
forme d'autoroutes - de véritables douves - entre les cita-
delles immobilières à forte valeur et les quartiers déshérités.
Les violentes luttes auxquelles ont donné lieu la campagne
- menée par les forces de défense israéliennes - pour juguler
les mouvements d'opposition à Ramallah en Cisjordanie, et
celle de Falloujah en Irak - menée par l'armée américaine -
ont joué un rôle majeur, imposant une nouvelle réflexion sur
les stratégies militaires destinées à pacifier les populations
urbaines, à maintenir l'ordre en leur sein et à les contrô-
ler. Des mouvements d'opposition tels que le Hezbollah
et le Hamas adoptent à leur tour de façon croissante des
stratégies urbanisées de révolte. La militarisation n'est évi-
demment pas la seule solution - et comme l'a démontré

212
reconquérir la ville

l'exemple de Falloujah, ce n'est sans doute pas la meilleure,


loin s'en faut. Les programmes de pacification prévus dans
les favelas de Rio comportent une approche urbanisée de
la guerre sociale et de la lutte des classes qui se traduit par
l'application d'une série de mesures de politique publique
spécifiques aux quartiers agités. Quant au Hezbollah et au
Hamas, ils associent, l'un comme l'autre, les opérations
militaires menées depuis l'intérieur de denses réseaux d'en-
vironnements urbains à la mise en place de structures de
gouvernance urbaine alternatives qui s'occupent de tout,
du ramassage des ordures au versement d'aides sociales et
aux organisations de quartier.
Manifestement, l'urbain fonctionne donc comme un lieu
majeur d'action et de révolte politiques. Les caractéris-
tiques concrètes du site sont importantes, et la réorganisa-
tion physique, sociale et territoriale constitue une arme de
lutte politique. Si, dans les opérations militaires, le choix
et la configuration du terrain sont essentiels à la victoire,
la même réalité prévaut s'agissant de protestations popu-
laires et de mouvements politiques dans des cadres urbains1.
Le second point à relever est que l'efficacité des contesta-
tions politiques se mesure souvent à leur capacité de pertur-
bation de l'économie urbaine. Nous en avons eu un exemple
aux États-Unis au printemps 2006 : un important mouve-
ment d'agitation s'est développé au sein des populations
immigrées à la suite d'une proposition présentée au Congrès
visant à criminaliser les immigrés sans papiers - dont cer-
tains étaient établis dans le pays depuis plusieurs dizaines
d'années. Les protestations massives ont pris, dans les faits,
la forme d'une grève des travailleurs immigrés qui a réussi à

1. Stephen Graham, Ciàes Under Siege: The New MiUtary Urbanism,


Londres, Verso, 2010 [Villes sous contrôle : la militarisation de l'espace urbain,
trad. R. Toulouse et A. Steiger, Paris, La Découverte, 2012].

213
villes rebelles

paralyser l'activité économique à Los Angeles et à Chicago,


tout en ayant d'importantes répercussions sur d'autres villes.
Cette impressionnante démonstration du pouvoir politique
et économique des immigrants non syndiqués - légaux aussi
bien qu'illégaux - et de leur capacité à ébranler les flux de
production ainsi que les flux de biens et de services dans
les grands centres urbains n'a pas été étrangère au rejet de
ce projet de loi.
Le mouvement de défense des immigrés a surgi du néant
et a été marqué par une grande part de spontanéité. Il a tou-
tefois reflué rapidement, non sans avoir obtenu, en plus du
blocage du projet de loi, deux résultats mineurs mais peut-
être significatifs : la formation d'une alliance permanente des
travailleurs immigrés et une nouvelle tradition américaine
consistant à organiser des défilés le 1er mai pour soutenir
les revendications des travailleurs. Si cette dernière consé-
quence peut paraître purement symbolique, elle n'en rappelle
pas moins à la main-d'œuvre non syndiquée et syndiquée
des États-Unis son potentiel collectif. Le rapide déclin de ce
mouvement a pourtant révélé l'un des obstacles majeurs à
la concrétisation de ce potentiel. De fondement essentielle-
ment hispanique, le mouvement n'a pas su négocier efficace-
ment avec les responsables de la population afro-américaine,
ouvrant ainsi la voie à une campagne de propagande inten-
sive orchestrée par les médias de droite qui se sont mis à
verser des larmes de crocodile sur la triste situation des tra-
vailleurs afro-américains qui voient leurs emplois confisqués
par des immigrés clandestins hispaniques 1 .
La fugacité de ces mouvements massifs de protestation
et la rapidité avec laquelle ils ont surgi et disparu dans

1. Kevin Johnson et Bill Ong Hing, « The Immigrants Rights Marches


of 2006 and the Prospects for a New Civil Rights Movement », Harvard
Civil Rights-Civil Liberaes Lato Revieui, vol. 42, 2007, p. 99-138.

214
reconquérir la ville

le courant des dernières décennies appellent un commen-


taire. Les exemples de mouvements d'opposition au par-
cours erratique et à l'expression géographique inégale ne
s'arrêtent pas à ceux de la manifestation mondiale contre
la guerre de 2003 et à ceux de la montée en puissance,
suivie d'une chute brutale, du mouvement de défense des
travailleurs immigrés aux États-Unis en 2006 ; on peut éga-
lement évoquer la rapidité avec laquelle les révoltes des
banlieues françaises de 2005 et les explosions révolution-
naires d'une grande partie de l'Amérique latine, de l'Ar-
gentine en 2001-2002 à la Bolivie en 2000-2005, ont été
matées et réabsorbées dans les pratiques capitalistes domi-
nantes. Les protestations populistes des Indignados à tra-
vers toute l'Europe du Sud en 2011 et le mouvement plus
récent d'Occupy Wall Street dureront-ils ? Comprendre la
politique et le potentiel révolutionnaire de ces mouvements
constitue un redoutable défi. À en juger par l'histoire et
les destinées fluctuantes du mouvement antimondialisation
ou altermondialiste depuis la fin des années 1990, nous
nous trouvons sans doute dans une phase de lutte antica-
pitaliste tout à fait particulière et peut-être radicalement
différente. Formalisé par le Forum social mondial et ses
antennes régionales et de plus en plus ritualisé sous l'as-
pect de manifestations périodiques contre la Banque mon-
diale, le FMI, le G7 (aujourd'hui le G20), ou à l'occasion
de presque toutes les réunions internationales, quel qu'en
soit le thème (du changement climatique au racisme et à
la parité homme-femme), ce mouvement échappe à toute
définition précise. Il s'agit en effet d'« un mouvement de
mouvements 1 » plus que d'une organisation dotée d'un

1. Thomas Mettes, A Movement af Movements, Londres, Verso, 2004 ;


Sara Motta, Alf Gunvald Nilsen (éd.), Social Movements in the Global South
Dispossession, Development and Résistance, op. cit.

215
villes rebelles

objectif unique. Les formes traditionnelles d'organisation de


la gauche (partis politiques et sectes militantes de gauche,
syndicats et mouvements écologiques ou sociaux militants,
comme les maoïstes en Inde ou le Mouvement des paysans
sans terre au Brésil) n'ont pas disparu pour autant. Mais
elles donnent l'impression de nager aujourd'hui au milieu
d'un océan de mouvements d'opposition plus diffus qui
manquent de cohérence politique générale.

Changer les perspectives de la gauche


sur les luttes anticapitalistes

Nous abordons à présent la question qui me paraît la


plus importante : les manifestations urbaines de tous ces
mouvements divers sont-elles autre chose que les simples
effets secondaires d'aspirations humaines mondiales, cos-
mopolites voire universelles, sans rapport spécifique avec
les particularités de la vie urbaine ? Ou existe-t-il dans l'ex-
périence et dans le processus urbains - dans les qualités
de la vie quotidienne urbaine - sous un régime capitaliste
quelque chose qui possède, en soi, le potentiel de servir de
fondement à des luttes anticapitalistes ? Le cas échéant, en
quoi consiste ce fondement et comment peut-on le mobi-
liser et l'utiliser pour défier les puissances politiques et
économiques dominantes du capital, en même temps que
les pratiques idéologiques hégémoniques de celui-ci et son
immense emprise sur les subjectivités politiques - ce der-
nier point jouant, selon moi, tin rôle capital ? Autrement
dit, les luttes au sein et à propos de la ville, et au sujet des
qualités et des perspectives de la vie urbaines, devraient-
elles être considérées comme fondamentales pour une poli-
tique anticapitaliste ?

216
reconquérir la ville

Je ne prétends pas ici que la réponse est « oui, bien sûr ».


Mais je prétends que cette question vaut, en soi, la peine
d'être posée.
Pour une grande partie de la gauche traditionnelle - j'en-
tends essentiellement par là les partis politiques socialistes
et communistes et la plupart des syndicats - , l'interpréta-
tion de la géographie historique des mouvements politiques
urbains a été compromise par des a priori politiques et tac-
tiques qui l'ont conduite à sous-estimer et à méconnaître la
capacité des mouvements urbains à provoquer un change-
ment radical, et même révolutionnaire. On considère trop
souvent que les mouvements sociaux urbains sont, par défi-
nition, distincts ou auxiliaires des luttes des classes et des
luttes anticapitalistes qui trouvent leurs racines dans l'ex-
ploitation et l'aliénation de la force de travail vivante se
livrant à la production. Pour autant que les mouvements
sociaux urbains soient pris en compte, ils sont généralement
présentés comme de simples ramifications de ces luttes plus
fondamentales, ou comme des déplacements de celles-ci. La
tradition marxiste tend ainsi à ignorer les luttes urbaines,
ou à les écarter, au motif qu'elles seraient prétendument
dénuées de potentiel ou d'importance révolutionnaires. Elle
pose en principe que ces luttes concernent des questions
de reproduction plus que de production, ou portent sur
des sujets de droits, de souveraineté et de citoyenneté, et
ne sont donc pas liées à des problèmes de classe. Le mou-
vement des travailleurs immigrés non syndiqués de 2006,
affirme-t-on ainsi, relevait essentiellement de la revendica-
tion de droits, et ne s'inscrivait donc pas dans une démarche
révolutionnaire.
Quand une lutte à l'échelle d'une ville prend effective-
ment un statut révolutionnaire emblématique, à l'image de
la Commune de Paris de 1871, elle se voit revendiquée
- d'abord par Marx, puis avec encore plus d'insistance

217
villes rebelles

par Lénine - comme un « soulèvement prolétaire1 » davan-


tage que comme un mouvement révolutionnaire complexe
- animé autant par le désir de reconquérir la ville elle-même
que s'était appropriée la bourgeoisie, que par le souci d'af-
franchir les travailleurs de l'oppression de classe dont ils
sont victimes sur leur lieu de travail. Il me paraît symbolique
que les deux premières mesures prises par la Commune de
Paris aient été d'abolir le travail de nuit dans les boulange-
ries - une question touchant la main-d'œuvre - et d'impo-
ser un moratoire sur les loyers - une question urbaine. Des
groupes de gauche traditionnels peuvent ainsi occasionnel-
lement prendre en main des luttes urbaines et obtenir sou-
vent de bons résultats, même s'ils cherchent à replacer leur
lutte dans une perspective classique de défense de la classe
ouvrière. Le Parti socialiste ouvrier (SWP) britannique, par
exemple, a mené avec succès la lutte contre la « poil tax »,
un impôt forfaitaire par tête mis en place par Thatcher dans
les années 1980 - une réforme du financement des collec-
tivités locales qui frappait très durement les plus démunis.
Le revers de Thatcher sur la « poil tax» a certainement joué
un rôle majeur dans sa chute.
On considère, fondamentalement et à juste titre, que
la lutte anticapitaliste, au sens marxiste formel du terme,
cherche à supprimer la relation de classe entre capital et
main-d'œuvre dans la production qui permet au capital de
créer de la plus-value et de se l'approprier. L'objectif ultime
de la lutte anticapitaliste est la suppression de cette rela-
tion de classe et de tout ce qui l'accompagne, sans consi-
dération de heu. En apparence, cet objectif révolutionnaire
semble n'avoir aucun lien avec l'urbanisation en tant que
telle. Même quand il faut considérer cette lutte, ce qui est

1. Karl Marx et Vladimir Lénine, The Civil War in France: The Paris
Commune, New York, International Publishers, 1989.

218
reconquérir la ville

toujours le cas, à travers les prismes de la race, de l'ap-


partenance ethnique, de la sexualité et du genre, et même
lorsqu'elle prend la forme de conflits ethniques, raciaux et
de genre dans les espaces vivants de la ville, l'idée de base
reste qu'une lutte anticapitaliste doit, en dernier recours,
plonger profondément dans les entrailles mêmes du sys-
tème capitaliste pour en éradiquer la tumeur cancéreuse
des relations de classe au sein de la production.
Dire que, en règle générale, les mouvements ouvriers ont
longtemps privilégié les travailleurs industriels du monde
en tant qu'agents d'avant-garde chargés de cette mission,
serait une caricature fidèle. Dans les versions marxistes révo-
lutionnaires, cette avant-garde conduit la lutte des classes,
en passant par la dictature du prolétariat, vers une Terre
promise où l'État et la classe disparaîtront. Dire que les
choses ne se sont jamais passées de cette façon-là consti-
tue également une caricature fidèle.
Pour Marx, la relation de domination exercée par une
classe sur une autre dans la production devait laisser la
place à une association des ouvriers contrôlant leurs propres
processus et protocoles de production. On observe paral-
lèlement à cette vision une longue histoire de quête poli-
tique de contrôle ouvrier, d'autogestion, de coopératives
ouvrières, etc. 1 Ces luttes ne sont pas forcément le fruit
d'une tentative consciente pour appliquer les proposi-
tions théoriques de Marx - en réalité, c'étaient plutôt ces
dernières qui reflétaient les premières - , et n'étaient pas
nécessairement conçues dans la pratique comme une sorte
d'étape du long parcours conduisant à une reconstruction
révolutionnaire radicale de l'ordre social. Elles résultaient
plus souvent d'une intuition fondamentale des travailleurs

1. Mario Tronti, Opérai e Capitale, Turin, Einaudi Editore, 1966


[Ouvriers et Capital, trad. Yann Moulier, Paris, Christian Bourgois, 1977].

219
villes rebelles

eux-mêmes, en divers lieux et à divers moments : ils sen-


taient en effet qu'il serait beaucoup plus juste, moins
répressif et plus conforme à leur propre sentiment de leur
valeur et de leur dignité personnelles de régler eux-mêmes
leurs relations sociales et leurs activités de production, au
lieu de se soumettre aux diktats oppressifs d'un patron
souvent despotique, exigeant qu'ils mobilisent toute leur
capacité de travail aliéné. Toutefois, les tentatives pour
changer le monde grâce au contrôle des travailleurs et à
des mouvements analogues (projets communautaires, éco-
nomies « éthiques » ou « solidaires », systèmes d'échanges
économiques et de trocs locaux, création d'espaces auto-
nomes, dont le plus célèbre aujourd'hui serait celui des
zapatistes, pour n'en donner que quelques exemples) n'ont
pas, jusqu'à présent, fait la preuve de leur viabilité comme
modèles de solutions anticapitalistes plus globales, en dépit
des nobles efforts et de tous les sacrifices qui leur ont sou-
vent permis de durer, malgré une opposition farouche et
une répression active1.
La raison majeure pour laquelle ces initiatives n'ont pas
réussi à long terme à fusionner en une alternative mondiale
au capitalisme est assez simple. Toutes les entreprises qui
opèrent au sein d'une économie capitaliste sont soumises
aux « lois coercitives de la concurrence », qui sous-tendent
les lois capitalistes de la production et de la réalisation de
valeur. Si quelqu'un fabrique un produit comparable au
mien à moindre coût, j'ai deux solutions : soit je mets la
clé sous la porte, soit j'adapte mes pratiques de produc-
tion pour augmenter ma productivité ou réduire mes coûts
de main-d'œuvre, de biens intermédiaires et de matières

1. Immanuel Ness, Dario Azzellini (éd.), Ours to Master and to Ovm:


Workers' Control front the Commune to the Present, Londres, Haymarket
Books, 2011.

220
reconquérir la ville

premières. Si de petites entreprises locales peuvent fonction-


ner discrètement et échapper aux lois de la concurrence - en
acquérant le statut de monopoles locaux, par exemple - ,
une telle stratégie est interdite à la plupart. Les entreprises
coopératives ou en autogestion ont donc tendance, à un
moment ou à un autre, à imiter leurs concurrentes capita-
listes ; plus elles le font, moins leurs pratiques sont distinc-
tives. Et les travailleurs ne se retrouvent en fait que trop
facilement dans une situation d'auto-exploitation collective
tout aussi répressive que celle qu'impose le capital.
En outre, comme Marx le montre également dans
le deuxième livre du Capital, la circulation du capital
comprend trois processus circulatoires distincts, celui du
capital-argent, celui du capital productif et celui du capital-
marchandise 1 . Aucun processus circulatoire ne peut sur-
vivre ni même exister sans les autres : ils s'imbriquent et
se déterminent réciproquement. Le contrôle ouvrier ou les
collectifs communautaires peuvent rarement survivre dans
des imités de production relativement isolées - malgré toute
la rhétorique optimiste des autonomistas et de l'autogestion et
les discours anarchistes pleins d'espoir - en présence d'un
environnement financier et d'un système de crédit hostiles,
ainsi que des pratiques prédatrices du capital marchand. Le
pouvoir du capital financier et du capital marchand - le phé-
nomène Wal-Mart - a connu un renouveau tout particulier
au cours de ces dernières années - un sujet particulière-
ment négligé par la théorisation de gauche contemporaine.
Une grande partie du problème consiste ainsi désormais à
savoir ce qu'il faut faire de ces autres processus circulatoires
et des forces de classe qui se cristallisent autour d'eux. Ce

1. Karl Marx, Le Capital, livre II : « Le procès de circulation du capital »,


op. cit ; David Harvey, A Companùm to Marx's Capital, vol. H, Londres,
Verso, 2013.

221
villes rebelles

sont, après tout, les forces majeures par lesquelles opère


la loi d'airain de la détermination de la valeur capitaliste.
La conclusion théorique qui en découle est d'une évi-
dence flagrante. La suppression de la relation de classe
dans la production est subordonnée à la suppression du
pouvoir de la loi de valeur capitaliste de dicter les condi-
tions de production en s'appuyant sur le libre-échange, sur
le marché mondial. La lutte anticapitaliste ne doit pas seu-
lement porter sur l'organisation et la réorganisation au sein
du processus de travail, malgré leur caractère fondamental.
Elle doit aussi chercher à définir une alternative politique et
sociale au fonctionnement de la loi capitaliste de la valeur
sur l'ensemble du marché mondial. Alors que le contrôle
ouvrier ou les mouvements communautaires peuvent naître
des intuitions concrètes d'individus s'engageant collecti-
vement dans la production et la consommation, contes-
ter le fonctionnement de la loi capitaliste de la valeur sur
la scène mondiale exige une bonne compréhension théo-
rique des interrelations macroéconomiques en même temps
qu'une forme différente de subtilité technique et organisa-
tionnelle. Il faut pour cela, et ce n'est pas facile, dévelop-
per une aptitude politique et organisationnelle à mobiliser
et aussi à contrôler l'organisation des divisions internatio-
nales du travail ainsi que des pratiques et des relations
d'échanges sur le marché mondial. Rompre ces relations,
comme certains le proposent actuellement, est presque
impossible, pour toutes sortes de raisons. Primo, un tel
découplage aggrave la vulnérabilité aux famines locales et
aux catastrophes sociales et « naturelles ». Secundo, la survie
et une gestion efficace dépendent presque invariablement
de la disponibilité de moyens de production complexes. Par
exemple, la capacité de coordonner les flux d'une chaîne
de marchandises jusqu'à un collectif ouvrier - des matières
premières aux produits finis - dépend de la disponibilité de

222
reconquérir la ville

sources d'énergie et de technologies, telles que l'électricité,


les téléphones portables, les ordinateurs et Internet, pré-
cisément fournies par le monde dans lequel prédominent
les lois capitalistes de création et de circulation de valeur.
Au cours de l'histoire, face à ces difficultés manifestes,
de nombreuses forces de la gauche traditionnelle ont fait
de la conquête du pouvoir d'État leur objectif prioritaire.
L'exercice de ce pouvoir devait permettre de réguler et
de contrôler la circulation des capitaux et de l'argent, de
mettre en place des systèmes d'échanges affranchis des
lois du marché - et de la marchandisation - grâce à une
planification rationnelle, et d'imposer une alternative aux
lois capitalistes de détermination de la valeur grâce à des
reconstructions organisées et consciemment planifiées de la
division internationale du travail. Incapables d'imposer ce
système à l'échelle mondiale, les pays communistes, depuis
la Révolution russe, ont choisi de s'isoler le plus possible du
marché mondial capitaliste. La fin de la guerre froide, l'ef-
fondrement de l'Empire soviétique et la transformation de
la Chine, dont le système économique a désormais adopté
pleinement et victorieusement la loi capitaliste de la valeur,
ont entraîné un rejet général de cette stratégie anticapi-
taliste, qui n'apparaît plus comme une voie possible vers
l'édification du socialisme. L'idée, chère à l'économie pla-
nifiée et même à la social-démocratie, voulant que l'État
puisse aller jusqu'à contrer les forces du marché mondial
par le protectionnisme, la substitution des importations - à
l'image de l'Amérique latine dans les années 1960 - , la poli-
tique fiscale et les dispositifs d'aide sociale, a été progressi-
vement abandonnée, tandis que s'intensifiait la domination
des mouvements contre-révolutionnaires néolibéraux dans
les appareils d'État à partir du milieu des années 1970'.

1. David Harvey, A Brief History of NeoUberahsm, op. cit.

223
villes rebelles

L'expérience historique plutôt funeste de l'économie cen-


tralisée stalinienne et communiste telle qu'elle a été pra-
tiquée concrètement, et l'échec ultime du réformisme et
du protectionnisme sociaux-démocrates à résister au pou-
voir croissant du capital bien décidé à contrôler l'État et à
lui dicter sa politique, ont conduit une grande partie de la
gauche contemporaine à conclure que « briser la machine
d'État » constitue le préalable indispensable à une transfor-
mation révolutionnaire, ou qu'organiser la production de
manière autonome à partir de l'intérieur même de l'État
est la seule voie possible pour parvenir au changement
révolutionnaire. Le fardeau de la politique revient ainsi à
une forme de contrôle ouvrier, communautaire ou local.
L'hypothèse est que le renforcement de mouvements d'op-
position de toutes sortes (occupations d'usines, économies
solidaires, mouvements collectifs autonomes, coopératives
agricoles, etc.) au sein de la société civile, doit permettre
d'« atrophier » le pouvoir oppressif de l'État. On aboutit
ainsi à ce que l'on pourrait appeler une « théorie des ter-
mites » du changement révolutionnaire : grignoter les étais
institutionnels et matériels du capital jusqu'à ce qu'ils s'ef-
fondrent. La formule n'a rien de méprisant : les termites
peuvent infliger de terribles dégâts, souvent impossibles à
déceler. Ce n'est donc pas le manque d'efficacité potentiel
qui pose problème ; c'est que, dès que les dégâts causés
deviennent trop visibles et trop menaçants, le capital est à
la fois capable et tout à fait désireux de faire appel aux ser-
vices de désinfection - les pouvoirs de l'État - pour y reme-
dier. Le seul espoir, dans ce cas, est que les spécialistes de
la lutte antitermites se retournent contre leurs maîtres - ce
qui est arrivé à plusieurs reprises par le passé - ou qu'ils
soient vaincus - un résultat peu probable sinon dans des
circonstances particulières comme celles de l'Afghanistan -
au cours d'une lutte militarisée. Mais rien n'assure, hélas,

224
reconquérir la ville

que la forme de société qui en surgira sera moins barbare


que celle qu'elle remplacera.
D'un bout à l'autre du vaste spectre de la gauche, cha-
cun affirme et défend farouchement son avis - souvent de
façon rigide et dogmatique - sur ce qui est susceptible
de fonctionner, et de quelle manière. La moindre contesta-
tion de l'un ou l'autre de ces modes de pensée ou d'action
provoque souvent des réactions virulentes. La gauche dans
son ensemble pâtit d'un « fétichisme de la forme organisa-
tionnelle » dévorant. La gauche traditionnelle - d'orienta-
tion communiste et socialiste - a généralement épousé et
défendu une version ou une autre du centralisme démo-
cratique (dans les partis politiques, les syndicats, etc.).
Aujourd'hui pourtant, on soutient fréquemment des prin-
cipes - tels que « l'horizontalité » ou la « non-hiérarchie » -
ou des visions de démocratie radicale et de gouvernance
des communs qui peuvent fonctionner pour de petits
groupes, mais qu'il est impossible de rendre opérationnels
à l'échelle d'une région métropolitaine, et moins encore
pour les sept milliards d'êtres humains qui peuplent actuel-
lement la planète Terre. Les priorités de ces programmes
sont énoncées de façon dogmatique - l'abolition de l'État
par exemple - , comme si l'on pouvait se passer définitive-
ment de toute forme alternative de gouvernance territoriale.
Dans sa théorie du confédéralisme, le vénérable anarchiste
social et militant anti-étatique Murray Bookchin lui-même
défend vigoureusement la nécessité d'une forme de gou-
vernance territoriale, sans laquelle les zapatistes, pour ne
prendre qu'un exemple récent, auraient eux aussi certai-
nement connu la mort et la défaite ; bien qu'on les pré-
sente souvent à tort comme entièrement non hiérarchiques
et « horizontalistes » dans leur structure organisationnelle,
les zapatistes prennent des décisions par l'intermédiaire de

225
villes rebelles

délégués et d'officiers démocratiquement choisis1. D'autres


groupes font porter l'essentiel de leurs efforts sur la réha-
bilitation de notions anciennes et indigènes de droits de
la nature, ou affirment avec insistance que la lutte pour
l'égalité des sexes, contre le racisme et le colonialisme et
la défense de l'indigénéité doivent se voir accorder la prio-
rité, voire l'exclusivité, sur la poursuite d'une politique anti-
capitaliste. Tout cela s'oppose à l'image de soi dominante
au sein de ces mouvements sociaux, laquelle tend à récu-
ser l'existence d'une théorie organisationnelle directrice ou
primordiale, au profit d'une série de pratiques intuitives et
flexibles, « naturellement » issues de situations données. En
cela, comme nous le verrons, ils n'ont pas entièrement tort.
Pour couronner le tout, on relève une absence flagrante
de propositions concrètes plus ou moins consensuelles sur la
manière de réorganiser les divisions du travail et les transac-
tions économiques - monétisées ? - à travers le monde, pour
assurer à tous un niveau de vie raisonnable. De fait, ce pro-
blème n'est que trop souvent cavalièrement éludé. Comme
le dit un éminent penseur anarchiste, David Graeber, Élisant
écho aux réserves de Murray Bookchin exposées ci-dessus :

Des bulles d'autonomie temporaires doivent peu à peu se


transformer en communautés libres permanentes. Mais pour
cela, ces communautés ne peuvent pas exister dans un isole-
ment complet ; elles ne peuvent pas non plus entretenir une
relation de pur affrontement avec tous ceux qui les entourent.
Elles doivent réussir, d'une manière ou d'une autre, à collabo-
rer avec les systèmes économiques, sociaux ou politiques plus
vastes qui les entourent. C'est la question la plus épineuse,
parce que ceux qui ont opté pour un modèle d'organisation
radicalement démocratique ont beaucoup de mal à s'intégrer

1. Murray Bookchin, Urbanisation toithout Ciàes: The Rise and Décliné


of Citizenship, op. cit.

226
reconquérir la ville

sérieusement dans des structures plus larges sans contraindre


leurs principes fondateurs à d'innombrables compromis1.

Au moment historique où nous nous trouvons, les pro-


cessus chaotiques de la destruction créatrice capitaliste ont,
de toute évidence, réduit la gauche collective à un état d'in-
cohérence pleine d'énergie mais fragmentée, alors même
que les éruptions périodiques de mouvements de protesta-
tion de masse et le grignotage menaçant de la «politique
des termites » donnent à penser que les conditions objec-
tives d'une rupture plus radicale avec la loi capitaliste de
la valeur sont réunies.
Un dilemme structurel fort simple réside pourtant au
cœur de tout cela : comment la gauche peut-elle contes-
ter activement les lois capitalistes de détermination de la
valeur du marché mondial tout en représentant une alter-
native à ces mêmes lois et en encourageant la faculté des
travailleurs associés à gérer et à décider démocratiquement
et collectivement ce qu'ils veulent produire, et comment ?
Voilà la tension dialectique centrale qui a échappé, jusqu'à
présent, à l'ambitieuse faculté de compréhension des mou-
vements alternatifs anticapitalistes2.

1. David Graeber, Direct Action: An Ethnography, Oakland, CA, AK


Press, 2009, p. 239. Voir aussi Ana Dineretein, André Spicer et Steffen
Bôhm, « (Im)possibilities of Autonomy, Social Movements in and beyond
Capital, the State and Development », Social Movement Studies: Journal
of Social, Culturel and Political Protest, vol. 9, n° 1, 2010.
2. Mondragôn est l'un des cas les plus instructifs d'autogestion ouvrière
ayant résisté à l'épreuve du temps. Fondé en 1956, donc sous le fascisme,
sous forme d'une coopérative ouvrière au PayB basque espagnol, ce groupe
possède désormais près de deux cents entreprises dans toute l'Espagne
et en Europe. Dans la plupan des cas, l'écart de rémunération entre les
actionnaires est limité à trois pour un, contre près de quatre cents pour
un dans la plupart des sociétés des États-Unis (bien que dans certains
cas, ces dernières années, les écarts chez Mondragôn se soient élevés à

227
villes rebelles

Alternatives

L'émergence d'un mouvement anticapitaliste viable exige


la réévaluation des stratégies anticapitalistes passées et
actuelles. Il n'est pas seulement vital de prendre du recul,
de réfléchir à ce qui peut et doit être fait et de se deman-
der qui s'en chargera et où. Il est tout aussi indispensable
d'adapter les pratiques et les principes organisationnels pré-
férés à la nature des combats politiques, sociaux et tech-
niques à mener et à gagner. Les solutions, formulations,
formes d'organisation et programmes politiques qui seront
proposés, quels qu'ils soient, devront impérativement appor-
ter des réponses à ces trois questions :

1) La première est celle de l'appauvrissement matériel


accablant qui touche une grande partie de la population
mondiale, en même temps que la frustration du potentiel
de développement complet des capacités et des pouvoirs de
création humains qui en résulte. Marx, qui était avant tout
un remarquable philosophe de l'épanouissement humain,
n'en reconnaissait pas moins que celui-ci n'était possible
que dans « le royaume de la liberté qui commence seulement

neuf pour un). Cette entreprise opère sur les trois circuits du capital en
créant des établissements de crédit et des magasins de détail en plus de
ses unités de production. Peut-être est-ce une des raisons de sa survie.
Les critiques de gauche se plaignent du manque de solidarité avec les
luttes ouvrières dans leur ensemble et mettent le doigt sur certaines pra-
tiques corporatistes relevant de l'exploitation dans ses contrats de sous-
traitance, et sur les mesures internes de rendement indispensables pour
que la société reste compétitive. Il n'en demeure pas moins que si toutes
les entreprises capitalistes étaient comme Mondragôn, nous vivrions dans
un monde très différent. Cet exemple ne peut être rejeté sans autre forme
de procès. George Cheney, Values at Work: Employée Participation Meets
Market Pressure at Mondragon, Ithaca, NY, ILR Press, 1999.

228
reconquérir la ville

là où l'on cesse de travailler par nécessité ». On ne peut


aborder - la chose devrait être évidente - les problèmes de
l'accumulation mondiale de la pauvreté sans aborder ceux
de l'accumulation mondiale indécente de la richesse. Les
organisations qui luttent contre la misère doivent s'enga-
ger dans une politique de lutte contre la richesse et dans la
construction de relations sociales différentes de celles qui
dominent au sein du capitalisme.

2) La deuxième question a trait aux risques évidents et


imminents de dégradation de l'environnement et de trans-
formations écologiques échappant à tout contrôle. Là
encore, le problème est non seulement matériel mais aussi
spirituel et moral, puisqu'il s'agit de changer notre sens
de la nature, ainsi que notre relation matérielle avec elle.
Il n'y a pas de remède purement technologique à ce pro-
blème. Il exige en effet des modifications significatives de
nos modes de vie - par exemple la réduction des effets poli-
tiques, économiques et environnementaux engendrés par
les soixante-dix dernières années de suburbanisation - ainsi
qu'une véritable remise en question du consumérisme, du
productivisme et des dispositions institutionnelles.

3) La troisième série de questions, qui sous-tend les deux


premières, s'inscrit dans la compréhension historique et
théorique de la trajectoire inévitable de la croissance capi-
taliste. Pour toutes sortes de raisons, une croissance com-
posée est une condition sine qua non de l'accumulation et
de la reproduction continues du capital. C'est la loi, socia-
lement construite et historiquement spécifique, de l'accu-
mulation infinie du capital qu'il faut remettre en cause et,
en définitive, abolir. Une croissance composée - mettons
à un taux minimum et éternel de 3 % - est une impossibi-
lité pure et simple. Le capital est parvenu aujourd'hui à un

229
villes rebelles

point d'inflexion - à ne pas confondre avec une impasse - de


sa longue histoire, où l'on commence à prendre conscience
de cette impossibilité immanente. Toute alternative anti-
capitaliste doit abolir le pouvoir qu'exerce la loi capitaliste
de la valeur sur la régulation du marché mondial. Cela
exige la suppression de la relation de classe dominante qui
sous-tend et impose l'expansion perpétuelle de la produc-
tion et de la réalisation de plus-value. C'est cette relation
de classe qui entraîne des répartitions de plus en plus iné-
gales de la richesse et du pouvoir, en même temps que le
syndrome de croissance perpétuelle qui exerce une énorme
pression destructrice sur les relations sociales et sur les éco-
systèmes mondiaux.

Comment les forces progressistes peuvent-elles résoudre


ces problèmes ? Comment gérer la dialectique, jusqu'alors
insaisissable, entre le double impératif d'un contrôle localisé
des travailleurs et d'une coordination mondiale ? C'est dans
ce contexte que je souhaiterais revenir à la question fonda-
mentale de cette étude : des mouvements sociaux urbains
peuvent-ils jouer un rôle constructif et marquer de leur
empreinte ces trois dimensions de la lutte anticapitaliste ?
La réponse dépend, pour une part, de certaines reconcep-
tualisations fondamentales de la nature même de la classe,
et, pour une autre part, de la redéfinition du terrain où se
jouent les luttes des classes.
La conception du contrôle des travailleurs, qui a dominé
jusqu'ici la pensée politique de la gauche alternative, est
problématique. La lutte s'est concentrée autour de l'atelier
et de l'usine, sites privilégiés de production de plus-value.
On a traditionnellement privilégié la classe ouvrière indus-
trielle en tant qu'avant-garde du prolétariat et principal
agent révolutionnaire. Ce ne sont pourtant pas des ouvriers
d'usine qui ont été à l'origine de la Commune de Paris.

230
reconquérir la ville

D'où l'existence d'une vision dissidente, mais influente, de


la Commune, affirmant qu'elle n'a rien eu d'un soulève-
ment prolétarien ni d'un mouvement de classe, et qu'il
s'agissait au contraire d'un mouvement social urbain décidé
à reconquérir des droits de citoyenneté et le droit à la ville.
Elle n'était donc pas anticapitaliste1.
Je ne vois rien qui interdise de l'interpréter à la fois
comme une lutte des classes et comme une lutte pour les
droits de citoyenneté sur le lieu d'habitation des travail-
leurs. Pour commencer, la dynamique de l'exploitation de
classe ne se limite pas au lieu de travail. On en trouve un
bon exemple dans les économies générales de déposses-
sion et de pratiques prédatrices, telles que nous les avons
décrites au chapitre 2, à propos des marchés immobiliers.
Ces formes secondaires d'exploitation sont surtout organi-
sées par les marchands, les propriétaires et les financiers ;
et leurs effets se font essentiellement sentir dans l'espace
de vie, et non à l'usine. Ces formes d'exploitation sont, et
ont toujours été, vitales pour la dynamique générale d'ac-
cumulation du capital et de la perpétuation du pouvoir
de classe. Les concessions salariales accordées aux travail-
leurs peuvent ainsi faire l'objet d'une nouvelle confisca-
tion et d'une récupération au profit de la classe capitaliste
dans son ensemble par le biais des capitalistes marchands
et des propriétaires ou, dans les conditions actuelles, de
façon encore plus brutale, par les marchands de crédit, les
banquiers et les financiers. Les pratiques d'accumulation
par la dépossession, par les appropriations de loyers et par

1. Manuel Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, CA,


University of Californie Press, 1983 ; Roger Gould, Insurgent Identifies:
Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago,
University of Chicago Press, 1995. Je réfute ces arguments, dans David
Harvey, Paris, Capital qf Modemity, op. cit.

231
villes rebelles

tous les prix et profits abusifs pratiqués, sont responsables


d'une large part du mécontentement lié à la qualité de la
vie quotidienne qu'exprime la masse de la population. Les
mouvements sociaux urbains se mobilisent généralement
autour de ces questions et résultent de l'organisation de
la perpétuation du pouvoir de classe dans la vie de tous
les jours, aussi bien que dans le travail. Les mouvements
sociaux urbains possèdent donc, invariablement, un contenu
de classe, même lorsqu'ils s'expriment essentiellement en
termes de droits, de citoyenneté et de difficultés de repro-
duction sociale.
Le fait que ces mécontentements concernent le circuit
du capital marchand et monétaire, plutôt que le circuit du
capital de production, n'a aucune importance : de fait,
reconceptualiser les choses sous cet angle présente l'avan-
tage théorique non négligeable d'attirer l'attention sur les
aspects de la circulation du capital qui font si souvent obs-
tacle aux tentatives de contrôle ouvrier dans la production.
Dans la mesure où c'est la circulation du capital dans son
ensemble qui compte - et pas seulement ce qui se passe
dans le circuit de production - , le fait que la valeur soit
extraite des circuits marchand et monétaire plutôt que direc-
tement du circuit de production, change-t-il quoi que ce
soit pour l'ensemble de la classe capitaliste ? L'écart entre
le lieu où la plus-value est produite, et celui où elle est
réalisée est tout aussi crucial théoriquement que pratique-
ment. La valeur créée dans la production peut être reprise
aux ouvriers, au profit de la classe capitaliste, par les pro-
priétaires qui louent leurs logements à des prix exorbitants.
Deuxièmement, l'urbanisation est elle-même un produit.
Des milliers de travailleurs sont engagés dans sa produc-
tion, et leur travail produit de la valeur et de la plus-value.
Dans ce cas, pourquoi ne pas se concentrer sur la ville plu-
tôt que sur l'usine comme principal site de production de

232
reconquérir la ville

plus-value ? Cela permet de reconceptualiser la Commune


de Paris comme une lutte du prolétariat producteur de la
ville pour reconquérir le droit de posséder et de contrôler
le fruit de sa production. Il s'agit là - ou il s'agissait, dans
le cas de la Commune de Paris - d'un genre de proléta-
riat très différent de celui auquel une grande partie de la
gauche attribue traditionnellement un rôle d'avant-garde.
Il se caractérise par la précarité, par un emploi épisodique,
temporaire et spatialement diffus, et il est très difficile à
organiser sur son lieu de travail. Mais il faut bien admettre
qu'au point où nous en sommes de l'histoire des régions du
monde définies comme appartenant au capitalisme avancé,
le prolétariat industriel traditionnel n'est plus que l'ombre
de ce qu'il a été. Le choix se présente donc en ces termes :
regretter que la disparition de ce prolétariat entraîne celle
de toute possibilité de révolution, ou modifier notre concep-
tion du prolétariat pour englober la multitude des produc-
teurs désorganisés d'urbanisation - tels que ceux qui se sont
mobilisés dans les manifestations pour la défense des droits
des immigrés - et explorer leurs facultés et leurs pouvoirs
révolutionnaires spécifiques.
Qui sont donc ces travailleurs qui produisent la ville ? Ses
constructeurs à proprement parler, les ouvriers du bâtiment
en particulier, sont les candidats les plus évidents à ce rôle,
bien qu'ils ne représentent pas la seule main-d'œuvre en jeu,
ni même la plus importante numériquement. Récemment,
aux États-Unis - et peut-être ailleurs - , les ouvriers du bâti-
ment en tant que force politique n'ont que trop souvent sou-
tenu le développementalisme à grande échelle, marqué par
des préjugés de classe, qui assure le maintien de leur emploi.
Rien pourtant ne les y oblige. Les maçons et les autres
ouvriers du bâtiment qu'Haussmann avait fait venir à Paris
ont joué un rôle important dans la Commune. Le mouve-
ment syndical du bâtiment du Green Bans (« Boycott vert »)

233
villes rebelles

en Nouvelle-Galles du Sud, au début des années 1970, a


interdit le travail sur des projets qu'il estimait nuisibles pour
l'environnement, et une grande partie de ses initiatives a été
couronnée de succès. Ce mouvement a fini par être balayé
par la force conjointe de la puissance d'État concertée et
des agissements de sa propre direction nationale maoïste qui
considérait les préoccupations écologiques comme l'expres-
sion d'un sentimentalisme bourgeois mou 1 .
Un lien continu rattache pourtant tous ceux qui extraient
le minerai de fer nécessaire à la fabrication de l'acier utilisé
pour la construction des ponts qu'empruntent les camions
qui transportent les marchandises jusqu'à leurs destina-
tions finales, usines ou foyers, où elles seront consommées.
Toutes ces activités - mouvement spatial compris - sont
productrices de valeur et de plus-value. Si le capitalisme se
remet souvent de ses crises, comme nous l'avons vu plus
haut, en « construisant des maisons et en les remplissant
d'objets », il va de soi que tous ceux qui participent à cette
activité d'urbanisation ont un rôle central à jouer dans la
dynamique macroéconomique de l'accumulation du capi-
tal. Et si l'entretien, les réparations et les remplacements
- souvent difficiles à distinguer dans la pratique - font partie
du flux de production de valeur, comme l'affirme Marx, la
vaste armée d'ouvriers qui, dans nos villes, se livrent à ces
activités, contribue, elle aussi, à la production de valeur et
de plus-value. A New York, des milliers d'ouvriers passent
leur temps à monter et démonter des échafaudages. Ils pro-
duisent de la valeur. Si, en outre, la circulation des mar-
chandises, depuis leur lieu d'origine jusqu'à leur destination
finale, est productrice de valeur, comme Marx le déclare
également avec insistance, la même observation s'applique

1. John Tully, « Green Bans and the BLF: The Labour Movement and
Urban Ecology », International Viewpomt, IV357, mars 2004.

234
reconquérir la ville

aux travailleurs employés dans la chaîne alimentaire qui


relie les producteurs ruraux aux consommateurs urbains.
Des milliers de camions de livraison encombrent les rues de
New York tous les jours. S'ils s'organisaient, ces travailleurs
auraient le pouvoir de paralyser le métabolisme de la ville.
Les grèves des routiers - comme on a pu le constater en
France au cours des vingt dernières années, et aujourd'hui
à Shanghai - sont des armes politiques redoutablement
efficaces - employées de façon négative au Chili lors du
coup d'État de 1973. La Bus Riders Union de Los Angeles
et le Syndicat des chauffeurs de taxi de New York et de
Los Angeles offrent des exemples d'organisation de cette
nature 1 . Quand la population rebelle d'El Alto a coupé les
principales voies d'approvisionnement de La Paz, obligeant
la bourgeoisie à vivre de restes, il ne lui a pas fallu long-
temps pour concrétiser ses objectifs politiques. C'est dans
les villes, en fait, que les classes aisées sont les plus vulné-
rables, pas nécessairement à titre personnel mais en raison
de la valeur des actifs qu'elles contrôlent. C'est pourquoi
l'État capitaliste, conscient que la ligne de front des luttes
de classe se situe désormais dans les villes, se prépare à des
affrontements urbains militarisés.
Examinons les flux, non seulement de denrées alimen-
taires et d'autres biens de consommation, mais aussi d'éner-
gie, d'eau et d'autres produits de première nécessité, et leur
vulnérabilité à d'éventuelles perturbations. La production
et la reproduction de la vie urbaine, même si l'on peut
en « rejeter » une partie - un terme malheureux - comme

1. Michael Wines, « Shanghai Truckers* Protest Ebbs with Concessions


Won on Fees », New York Times, 23 avril 2011 ; Jacqueline Levitt et Gary
Blasi, « The Los Angeles Taxi Workers Alliance », m Ruth Milkman, Joshua
Bloom, Victor Narro (éd.), Working for Justice: The LA Model of Organizing
and Advocacy, Ithaca, NY, Comell Univereity Press, 2010, p. 109-124.

235
villes rebelles

« improductive » en vertu du canon marxiste, n'en sont pas


moins socialement nécessaires ; elles s'inscrivent en effet
dans les « faux frais » de la reproduction des relations de
classe entre capital et travail. Une grande partie de ce der-
nier a toujours été temporaire, incertain, itinérant et pré-
caire ; et il échappe bien souvent à la démarcation censée
exister entre production et reproduction - comme dans
le cas des vendeurs des rues. De nouvelles formes d'or-
ganisation sont absolument indispensables à cette main-
d'œuvre qui produit la ville et, chose tout aussi importante,
la reproduit ; c'est là qu'entrent en jeu des organisations très
récentes comme l'Excluded Workers Congress, le « Congrès
des travailleurs précaires », aux États-Unis, une alliance de
travailleurs caractérisés par leurs conditions d'emploi tem-
poraires et sans garantie, souvent disséminés spatialement,
comme c'est le cas des emplois domestiques, à travers toute
une région métropolitaine 1 .
L'histoire des luttes ouvrières conventionnelles - et c'est
mon troisième point majeur - exige elle aussi d'être réécrite.
Quand on les examine plus attentivement, on découvre
que la plupart des luttes menées par des ouvriers de l'in-
dustrie ont eu une base bien plus large. Margaret Kohn
regrette, par exemple, que les historiens de gauche chantent
les louanges des conseils d'usine de Turin, au début du
XXe siècle, tout en faisant complètement l'impasse sur les
« maisons du peuple » de la communauté où a été élabo-
rée une grande partie de la politique, et qui ont impulsé de
puissants courants de soutien logistique2. E. P. Thompson
explique que la formation de la classe ouvrière anglaise

1. Excluded Workers Congress, Unity for Dignity: Excluded Workers


Report, New York, Excluded Workers Congress, c/o Inter-Alliance
Dialogue, décembre 2010.
2. Margaret Kohn, Radical Space: Building the House of the People, op. cit.

236
reconquérir la ville

s'est appuyée aussi fortement sur ce qui se passait dans les


temples et les quartiers que sur les lieux de travail. Les crades
councils, les « conseils des métiers », urbains et locaux, ont
joué un rôle largement sous-estimé dans l'organisation poli-
tique britannique, et ont souvent constitué, dans certaines
bourgades et villes, la base militante d'un Parti travailliste
naissant et d'autres organisations de gauche, à l'insu, dans
bien des cas, du mouvement syndical national 1 . Quel suc-
cès aurait eu la grève sur le tas de Flint, aux États-Unis
en 1937, sans les masses de chômeurs et d'organisations
de quartier qui se tenaient derrière les grilles et apportèrent
fidèlement leur soutien moral et matériel aux grévistes ?
L'organisation des quartiers a joué un rôle tout aussi déci-
sif dans les luttes ouvrières que celle des lieux de travail. Une
des grandes forces des occupations d'usines en Argentine,
au lendemain de l'effondrement économique de 2001, a
été que les usines à gestion coopérative se sont également
transformées en centres culturels et éducatifs de quartier.
Elles ont ainsi établi des ponts entre communauté et lieu de
travail. Quand les anciens propriétaires cherchent à expul-
ser les travailleurs ou à remettre la main sur les machines,
toute la population intervient généralement par solidarité
avec les ouvriers pour les en empêcher 2 . Lorsque UNITE

1. Edward Thompson, The Making of the English Working Class,


Harmondsworth, Middlesex, Penguin Books, 1968 [La Formation de la
classe ouvrière anglaise, trad. G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault,
Paris, Gallimard/Seuil, 1988].
2. Peter Ranis, « Argentina's Worker-Occupied Factories and
Enterprises », Socialism and Democracy, vol. 19, n° 3, novembre 2005,
p. 1-23 ; Carlos Forment, « Argentina's Recuperated Factory Movement
and Citizenship: An Arendtian Perspective », Buenos Aires, Centro de
Investigaciôn de la Vida Publica, 2009 ; Marcela Lôpez Levy, We Are
Millions: Neo-liberalism and New Forms af Political Action in Argentma,
Londres, Latin America Bureau, 2004.

237
villes rebelles

HERE a cherché à mobiliser les salariés de base des hôtels


situés autour de l'aéroport de Los Angeles, il s'est large-
ment appuyé « sur un vaste travail de proximité en direction
des alliés politiques, religieux et autres de la communauté,
créant ainsi une coalition » capable de riposter aux stratégies
répressives des employeurs 1 . Néanmoins, il y a également
une leçon à en tirer : lors des grèves des mineurs britan-
niques dans les années 1970 et 1980, les mineurs des régions
d'urbanisation diffuse, comme Nottingham, ont été les pre-
miers à céder, alors que ceux de Northumbria, où conver-
geaient politique du lieu de travail et politique du lieu de
vie, sont restés solidaires jusqu'au bout 2 . Nous reviendrons
plus loin sur le problème que pose ce genre de situation.
Les lieux de travail conventionnels étant en voie de dispa-
rition dans une grande partie du monde capitaliste dit avancé
(mais pas, évidemment, en Chine ou au Bangladesh), il devient
de plus en plus important de s'organiser non pas seulement
autour des conditions de travail, mais aussi autour des condi-
tions de l'espace de vie, tout en établissant des passerelles
entre ces deux sphères. Les coopératives de consommation
sous contrôle ouvrier ont joué un rôle de soutien essentiel
pendant la grève générale de Seattle en 1919, et quand le
mouvement de grève s'est effondré, l'activité militante s'est
déplacée de façon très marquée vers la mise en place d'un
système complexe et imbriqué de coopératives de consom-
mateurs essentiellement contrôlées par les travailleurs3.

1. Forrest Stuart, * From the Shop to the Streets: UNITE HERE


Organizing in Los Angeles Hotels », in Ruth Mil km an, Joshua Bloom,
Victor Narro (éd.), Working for the Justice: The LA Model of Organizing
and Advocacy, op. cit.
2. Huw Beynon, Digging Deeper: Issues in the Miner's. Strike, Londres,
Verso, 1985.
3. Dana Frank, Purchasing Power: Consumer Organizing, Gender, and the
Seattle Labor Movements, 1919-29, Cambridge, CUP, 1994.

238
reconquérir la ville

L'élargissement de l'angle de vue au milieu social où se


produit la lutte transforme la définition même du proléta-
riat, de ses aspirations et de ses stratégies d'organisation.
La répartition par genre de la politique d'opposition pré-
sente une tout autre image dès que l'on prend sérieusement
en compte les relations à l'extérieur de l'usine tradition-
nelle - à la fois sur les lieux de travail et dans les espaces
de vie. La dynamique sociale du lieu de travail n'est pas
la même que celle de l'espace de vie. Dans ce dernier cas,
les distinctions fondées sur le sexe, la race, l'appartenance
ethnique, la religion et la culture sont souvent plus profon-
dément inscrites dans le tissu social, alors que les questions
de reproduction sociale jouent un rôle plus prééminent,
et même dominant, dans l'élaboration des subjectivités et
de la conscience politiques. A l'inverse, la manière dont le
capital différencie et divise les populations par ethnie, par
race et par sexe engendre des disparités marquées dans la
dynamique économique de dépossession au sein de l'espace
de vie - grâce aux circuits du capital-argent et du capital-
marchandise. Alors que la perte moyenne de richesse des
ménages aux États-Unis a été globalement de 28 % au cours
de la période 2005-2009, celle des Hispaniques a atteint
66 % et celle des Noirs 53 %. Elle s'est limitée en revanche
à 16 % pour les Blancs. Le caractère de classe des discri-
minations ethniques de l'accumulation par la dépossession
et l'inégalité avec laquelle ces discriminations affectent la
vie des quartiers ne sauraient être plus manifestes, d'au-
tant que la plupart de ces pertes étaient dues à la baisse
de valeur des logements 1 . Mais c'est également dans les
espaces des quartiers que de profonds liens culturels fon-
dés, par exemple, sur l'appartenance ethnique, la religion,

1. Peter Whoriskey, « Wealth Gap Widens between Whites, Minorities,


Report Says », Washington Post, Business Section, 26 juillet 2011.

239
villes rebelles

les histoires culturelles et la mémoire collective peuvent


tout aussi aisément lier que diviser et permettre l'expres-
sion de solidarités sociales et politiques d'une dimension
tout à fait différente de celle que l'on observe généralement
sur le lieu de travail.
Des scénaristes et des réalisateurs d'Hollywood inscrits
sur la liste noire (les Hollywood Ten - les « Dix d'Hol-
lywood ») ont produit, en 1954, un film remarquable
intitulé Sait of the Earth (Le Sel de la terre). S'inspirant
d'événements réels de 1951, il raconte la lutte des ouvriers
mexicano-américains surexploités d'une mine de zinc du
Nouveau-Mexique et de leurs familles. Les salariés mexi-
cains réclament l'égalité de salaires avec les salariés blancs,
des conditions de travail plus sûres et un traitement plus
digne - un thème récurrent de nombreuses luttes antica-
pitalistes. Les femmes sont consternées par l'échec réitéré
du syndicat, dominé par les hommes, à faire valoir leurs
exigences sur des points tels que l'installation de sanitaires
et de l'eau courante dans les logements fournis par l'entre-
prise. Lorsque les mineurs font grève pour obtenir gain de
cause et se voient interdire d'installer des piquets de grève
en vertu des dispositions de la loi Taft-Hartley, les femmes
les remplacent - malgré une forte opposition masculine.
Les hommes sont alors obligés de s'occuper des enfants,
ce qui leur fait prendre douloureusement conscience de
l'importance de l'eau courante et des installations sani-
taires dans la vie quotidienne domestique. L'égalité des
sexes et la conscience féministe apparaissent ainsi comme
des armes majeures de la lutte des classes. Quand les shé-
rifs viennent expulser les familles, le soutien populaire des
autres, reposant clairement sur des solidarités culturelles,
assure l'approvisionnement alimentaire de celles qui sont
en grève tout en obtenant qu'elles puissent réintégrer leurs
logements. Finalement la société qui les emploie se voit

240
reconquérir la ville

obligée de céder. Le redoutable pouvoir d'unité entre sexes,


ethnies, travail et vie n'est pas facile à mettre en place, et
dans le film, la tension entre hommes et femmes, ouvriers
mexicains et ouvriers « anglos », ainsi qu'entre les points
de vue fondés sur le travail ou sur la vie quotidienne, est
tout aussi significative que celle qui existe entre main-
d'œuvre et capital. La victoire n'est possible, nous dit le
film, que lorsque l'unité et la parité sont établies entre
toutes les forces de travail. On se fera une idée du dan-
ger que ce message représentait pour le capital quand on
saura que c'est le seul film dont la diffusion aux États-Unis
a été interdite pour des raisons politiques pendant onze
ans, jusqu'en 1965. La plupart des acteurs n'étaient pas
des professionnels, et un certain nombre appartenaient au
Syndicat des mineurs. Mais Rosaura Revueltas, la brillante
actrice principale, une professionnelle, a été expulsée vers
le Mexique 1 .
Dans un récent ouvrage, Fletcher et Gapasin affirment
que le mouvement syndical devrait s'intéresser aux formes
d'organisation géographiques plus que sectorielles - que le
mouvement américain devrait accorder des responsabilités
aux conseils du travail centraux dans les villes au lieu de
se contenter de les organiser par secteurs.

Dans la mesure où le travail et les travailleurs évoquent des


questions de classe, ils ne doivent pas se couper de la commu-
nauté. Le terme de travail devrait désigner des formes d'or-
ganisation ancrées dans la classe ouvrière et qui s'attachent
par leurs programmes à faire progresser les revendications de
classe de la classe ouvrière. En ce sens, une organisation à

1. James Lorence, The Suppression of Sait qf the Earth: Hoto Hollywood,


Big Labor and Politicians Blacklisted a Movie in Cold War America,
Albuquerque, University of New Mexico Press, 1999. Le film peut être
téléchargé gratuitement.

241
villes rebelles

base communautaire ancrée dans la classe ouvrière (comme


un centre des travailleurs) et abordant des questions spéci-
fiques à cette classe constitue une organisation de la main-
d'œuvre au même titre qu'un syndicat. Pour pousser les
choses un peu plus loin, un syndicat qui ne s'intéresse aux
intérêts que d'une fraction de la classe ouvrière (par exemple
une fédération suprémaciste blanche) mérite moins l'étiquette
d'organisation du travail qu'une organisation à base commu-
nautaire qui assiste les chômeurs ou les sans-abri1.

Ils proposent donc une nouvelle approche de l'organi-


sation du travail qui « remet fondamentalement en ques-
tion les pratiques syndicales actuelles dans la formation
d'alliances et dans l'action politique. De fait, elle s'appuie
sur cette prémisse centrale : si la lutte des classes ne se limite
pas au lieu de travail, les syndicats ne devraient pas non plus
s'y limiter. La conclusion stratégique est que les syndicats
doivent chercher à organiser les villes et non simplement
les lieux de travail - ou les industries. Et organiser les villes
n'est possible que si les syndicats collaborent avec des alliés
appartenant aux blocs sociaux métropolitains 2 . »

« Et comment, poursuivent-ils, organise-t-on une ville ? »


Voici, me semble-t-il, une des questions clés auxquelles la
gauche devra s'atteler si elle veut revitaliser la lutte anti-
capitaliste dans les années à venir. Ces luttes, nous l'avons
vu, ont un brillant passé, dont témoigne la source d'inspi-
ration que représente Bologne « la Rouge » dans les années
1970. Il existe en réalité une longue et remarquable his-
toire de « socialisme municipal » et même de vraies phases

1. Bill Fletcher et Fernando Gapasin, Solidarity Divided: The Crisis


in Organized Labor and a New Path Toward Social Justice, Berkeley, CA,
University of Califomia Press, 2008, p. 174.
2. Ibid.

242
reconquérir la ville

de réforme urbaine radicale ; on peut évoquer Vienne « la


Rouge » ou les conseils municipaux locaux radicaux de
Grande-Bretagne des années 1920, autant d'événements
auxquels il faut rendre la place centrale qui leur revient
dans les annales tant du réformisme de gauche que de mou-
vements plus révolutionnaires1. Une des curieuses ironies
de l'histoire veut aussi que, depuis les années 1960 jusqu'à
nos jours, le Parti communiste français se soit distingué bien
davantage dans l'administration municipale - en partie parce
qu'il n'était guidé, en l'occurrence, par aucune théorie dog-
matique et par aucune instruction de Moscou - que dans
d'autres sphères de la vie politique. De même, les conseils
syndicaux britanniques ont joué un rôle capital dans la poli-
tique urbaine et ont ancré le pouvoir militant des partis de
gauche locaux. Cette tradition s'est poursuivie dans la lutte
qu'ont menée les municipalités de Grande-Bretagne contre
le thatchérisme au début des années 1980. Il ne s'agissait pas
seulement d'actions d'arrière-garde : comme dans le cas du
Conseil du Grand Londres présidé par Ken Livingstone au
début des années 1980, elles possédaient un vrai potentiel
d'innovation, jusqu'à ce que Margaret Thatcher, consciente
de la menace que représentait cette opposition urbaine, sup-
prime toute cette strate de gouvernance. Aux États-Unis
aussi, Milwaukee a été dirigé pendant plusieurs années par
une administration socialiste, et il peut être utile de rappeler
que le seul socialiste à avoir jamais été élu au Sénat améri-
cain avait débuté sa carrière et avait acquis la confiance du
peuple en tant que maire de Burlington, dans le Vermont.

1. Max Jâggi, Red Bologna, Littlehampton, Littlehampton Book Services,


1977 [éd. originale en allemand : Dos rote Bologna. Kommunisten demokran-
sieren etne Stadt im kapitalilisàschen Westen, Vienne, Otto Schûngel, Zurich,
Verlagsgenossenschaft, 1976] ; Helmut Gruber, Red Vtetma: Experiment in
Working-Class Culture, 1919-34, Oxford, OUP, 1991.

243
villes rebelles

Le droit à la ville :
une revendication politique de classe

Si ceux qui ont pris les armes au moment de la Commune


de Paris voulaient reconquérir le droit à la ville qu'ils
avaient collectivement contribué à produire, pourquoi ce
« droit à la ville » ne pourrait-il pas devenir un slogan de
mobilisation clé de la lutte anticapitaliste ? Le droit à la
ville, comme nous l'avons fait remarquer d'emblée, est
un signifiant vide, plein de possibilités immanentes mais
non transcendantes. Cela ne veut pas dire qu'il soit hors
de propos ni politiquement impuissant ; tout dépend de
l'identité de ceux qui auront à le remplir d'une signi-
fication immanente révolutionnaire, par opposition à
réformiste.
Il n'est pas toujours facile de faire la distinction, dans
tin cadre urbain, entre initiatives réformistes et initiatives
révolutionnaires. La budgétisation participative de Porto
Alegre, les programmes sensibles aux problèmes écologiques
de Curitiba ou les campagnes pour un salaire minimum vital
menées dans de nombreuses villes des États-Unis paraissent
réformistes - et plutôt marginaux, qui plus est. Au pre-
mier abord, l'initiative de Chongqing, décrite au chapitre 2,
tiendrait davantage d'une version autoritaire du socialisme
paternaliste nordique que d'un mouvement révolutionnaire.
Mais lorsque leur influence s'étend, les initiatives de ce
genre révèlent des strates plus profondes de possibilités de
conceptions et d'actions plus radicales à l'échelle métro-
politaine. Une rhétorique revitalisée et en expansion sur
le droit à la ville - qui a pris sa source au Brésil dans les
années 1990 avant de se déplacer de Zagreb à Hambourg
et à Los Angeles - semble ainsi suggérer que quelque chose

244
reconquérir la ville

de plus révolutionnaire pourrait se profiler à l'horizon 1 . Les


tentatives désespérées des pouvoirs politiques existants - par
exemple les ONG et les institutions internationales, dont
la Banque mondiale, réunies au Forum urbain mondial de
Rio en 2010 - pour récupérer ce langage à leurs propres
fins donnent la mesure de cette possibilité2. De même que
Marx présentait la limitation de la longueur de la jour-
née de travail comme une première étape sur la voie de la
révolution, reconquérir le droit de chacun de vivre dans un
logement décent dans un environnement décent peut être
considéré comme la première étape d'un mouvement révo-
lutionnaire plus général.
Il ne faut pas se plaindre de ces tentatives de récupéra-
tion. La gauche devrait au contraire y voir un compliment
et se battre pour préserver sa propre signification imma-
nente distinctive du droit à la ville : tous ceux dont le tra-
vail joue un rôle dans la production et la reproduction de
la ville possèdent un droit collectif non seulement sur le
résultat de leur production, mais aussi sur les décisions
touchant le genre d'urbanisme qu'il convient de produire,
où et comment. Il faut construire des véhicules démocra-
tiques alternatifs - différents de la démocratie du pouvoir
de l'argent - , tels que des assemblées populaires, si l'on

1. Rebecca Abers, lnvenàng Local Democracy: Grassroots Politics in


Brazil, Boulder, CO, Lynne Rienner Publishers, 2000. Sur le mouve-
ment de lutte pour un salaire minimum vital, voir Robert Pollin, Mark
Brenner, Stephanie Luce et Jeannette Wicks-Lim, A Measure of Faimess:
The Economies of Livmg Wages and Minimum Wages in the United States,
Ithaca, NY, Cornell University Press, 2008. On trouvera l'étude d'un cas
particulier dans David Harvey, Spaces of Hope, Édimbourg, Edinburgh
University Press, 2000 ; Anna Sugranyes, Charlotte Mathivet (éd.), Cities
for AU: Proposais and Expériences Towards the Right to the City, op. cit.
2, Peter Marcuse, « Two World Forums, Two Worlds Apart », sur www.
plannennetwork.org.

245
villes rebelles

veut revitaliser et reconstruire la vie urbaine à l'extérieur


des relations de classe dominantes.
Le droit à la ville n'est pas un droit individuel exclusif,
c'est un droit collectif concentré. D n'englobe pas seule-
ment les ouvriers du bâtiment, mais tous ceux qui facilitent
la reproduction de la vie quotidienne : travailleurs sociaux
et enseignants, agents d'entretien des égouts et du métro,
plombiers et électriciens, monteurs d'échafaudages et gru-
tiers, personnel hospitalier et chauffeurs de camion, de bus
et de taxi, employés de la restauration et intermittents du
spectacle, employés de banque et agents municipaux. Il
recherche une unité à partir d'une incroyable diversité d'es-
paces et de lieux sociaux fragmentés au sein d'innombrables
divisions du travail. Et de nombreuses formes d'organisa-
tion putatives - depuis des centres de travailleurs et des
assemblées régionales ouvrières (comme celle de Toronto)
jusqu'à des alliances (tels l'Alliance pour le droit à la ville
et le Congrès des travailleurs précaires ainsi que d'autres
formes d'organisation de la main-d'œuvre précaire) - ont
inscrit cet objectif parmi leurs projets politiques.
Il s'agit cependant de toute évidence d'un droit complexe,
en raison, d'une part, des conditions contemporaines de
l'urbanisation capitaliste, et, d'autre part, de la nature des
populations qui pourraient activement revendiquer ce droit.
Murray Bookchin, pour ne donner qu'un exemple, a adopté
le point de vue plausible - également attribuable à Lewis
Mumford et à bien d'autres auteurs influencés par la tradi-
tion de pensée socialiste anarchiste - selon lequel les pro-
cessus capitalistes d'urbanisation auraient détruit la ville en
tant qu'organe politique fonctionnel sur lequel on pourrait
construire une alternative anticapitaliste civilisée1. D'une

1. Murray Bookchin, The Limits of the City, Montréal, Black Rose


Books, 1986.

246
reconquérir la ville

certaine manière, Lefebvre est du même avis, bien qu'il


insiste nettement plus sur les rationalisations de l'espace
urbain, par les bureaucrates et les technocrates de l'État,
pour faciliter la reproduction de l'accumulation du capital
et des relations de classe dominantes. Le droit à la ban-
lieue contemporaine ne constitue pas franchement un slo-
gan anticapitaliste viable.
C'est pourquoi il ne faut pas interpréter le droit à la
ville comme un droit à ce qui existe déjà, mais comme
le droit de rebâtir et de recréer la ville en tant qu'organe
politique socialiste avec une image toute différente - une
ville qui éradique la pauvreté et l'inégalité sociale et qui
panse les plaies de la dégradation catastrophique de l'envi-
ronnement. Pour cela, il faut mettre un terme à la produc-
tion des formes d'urbanisation destructrices qui facilitent
l'accumulation infinie du capital.
Voilà le genre de choses pour lesquelles plaidait Murray
Bookchin en prônant la création de ce qu'il appelait un
« municipalisme libertaire », intégré dans une conception
biorégionale d'assemblées municipales associées, régulant
rationnellement leurs échanges entre elles, et avec la nature.
Nous arrivons là au point d'intersection fécond entre le
monde de la politique pratique et la longue histoire d'une
pensée et d'écrits utopiques sur la ville, d'inspiration prin-
cipalement anarchiste 1 .

1. L'histoire de cette tendance commence avec Patrick Geddes, Ciàes in


Evolution, Oxford, Oxford University Press (1™ éd. 1915), et passe essen-
tiellement par la figure influente de Lewis Mumford avec son ouvrage The
City in History: Its Origin, Its Transformations, and Its Prospects, Orlando,
FL, Harcourt, 1961 [La Cité à travers l'histoire, trad. G. et G. Durand,
Paris, Seuil, coll. « Esprit», 1964].

247
villes rebelles

Vers la révolution urbaine

Trois thèses émergent de cette histoire. Primo, les luttes du


monde du travail, des grèves à la prise de contrôle d'entre-
prises, ont bien plus de chances de réussir lorsqu'elles peuvent
compter sur le soutien vigoureux et énergique de forces popu-
laires rassemblées au niveau de la communauté ou du quartier
environnants - soutien de leaders locaux influents et de leurs
organisations politiques compris. Cela présuppose l'existence
ou la possibilité d'édification rapide de liens puissants entre
travailleurs et populations locales. Ce genre de liens peut
naître « naturellement » du simple fait que la communauté est
constituée des familles des travailleurs - comme dans le cas
de nombreuses communautés des milieux de la mine, telle
que celle qui est représentée dans Le Sel de la terre. Mais,
dans des cadres urbains plus diffus, on ne peut pas se pas-
ser d'un effort politique délibéré pour construire, entrete-
nir et renforcer ces liens. Là où ces derniers n'existent pas,
comme on a pu l'obseiver dans le cas des mineurs de char-
bon du Nottinghamshire lors des grèves britanniques des
années 1980, ils doivent être créés. Faute de quoi, ces mou-
vements courent beaucoup plus de risques d'échec.
Secundo, le concept de travail doit s'écarter d'une défi-
nition étroite liée à ses formes industrielles, pour s'attacher
au terrain bien plus vaste du travail impliqué dans la pro-
duction et la reproduction d'une vie quotidienne de plus en
plus urbanisée. Les distinctions entre les luttes du monde
du travail et celles de la communauté commencent à s'es-
tomper, tout comme l'idée que la classe et le travail se défi-
nissent au sein d'un lieu de production isolé, coupé du site
de reproduction sociale de la maisonnée 1 . Ceux qui assurent

1. Ray Pahl, Divisions of Laboitr, Oxford, Basil Blackwell, 1984.

248
reconquérir la ville

notre approvisionnement en eau courante sont tout aussi


importants dans la lutte pour une meilleure qualité de vie
que ceux qui fabriquent les tuyaux et les robinets en usine.
Ceux qui livrent les denrées alimentaires en ville (vendeurs
des rues compris) sont tout aussi essentiels que ceux qui les
produisent. Ceux qui préparent la nourriture avant qu'elle
soit consommée (les vendeurs d'épis de maïs grillés ou de
hot-dogs des rues, comme ceux qui s'échinent au-dessus des
fourneaux des cuisines domestiques ou sur des feux ouverts)
ajoutent, eux aussi, à la valeur de cette nourriture. Le tra-
vail collectif mis en œuvre dans la production et la repro-
duction de la vie urbaine doit donc être plus étroitement
intégré dans la pensée et l'organisation de gauche. Les dis-
tinctions qui faisaient sens autrefois - entre urbain et rural,
ville et campagne - tendent elles aussi à devenir sans objet.
La chaîne d'approvisionnement qui entre et sort des villes
entraîne un mouvement continu, sans rupture. Et il faut
avant tout reformuler fondamentalement les concepts de
travail et de classe. La lutte pour les droits collectifs des
citoyens (ceux des travailleurs immigrés, par exemple) doit
être considérée comme partie prenante de la lutte de classe
anticapitaliste.
Cette conception revitalisée du prolétariat englobe et
inclut les secteurs informels, désormais massifs, caracté-
risés par le travail temporaire, précaire et non organisé.
Ces groupes de population, s'avère-t-il, ont joué histori-
quement un rôle majeur dans les rébellions et les révoltes
urbaines. Leur action n'a pas toujours présenté un caractère
de gauche - mais les syndicats professionnels ne peuvent
pas non plus y prétendre dans la totalité des cas. Us ont
souvent été sensibles aux flatteries d'un leadership charis-
matique instable ou autoritaire, aussi bien laïque que reli-
gieux. Aussi la politique de ces groupes désorganisés a-t-elle
souvent été rejetée à tort par la gauche conventionnelle

249
villes rebelles

qui y voit l'expression de la « foule urbaine » - ou, encore


plus regrettablement, du « lumpenprolétariat » dans la tra-
dition marxiste - , qu'elle hésite, par crainte, à intégrer. Il
est impératif que ces populations ne soient plus exclues,
mais incluses dans la politique anticapitaliste.
Tertio, bien que l'exploitation de la force de travail
vivante dans la production - au sens plus large que nous
avons déjà défini - doive conserver une place centrale dans
la conception de tout mouvement anticapitaliste, il convient
d'accorder aux luttes contre la récupération et la réalisa-
tion de plus-value sur le dos des travailleurs, dans leurs
lieux de vie, un statut égal à celui des luttes sur les diffé-
rents sites de production de la ville. Comme dans le cas
des travailleurs temporaires et précaires, étendre l'action de
groupe dans cette direction pose des problèmes d'organisa-
tion. Mais, nous le verrons, une telle initiative recèle éga-
lement d'innombrables possibilités.

* Alorsy comment organise-t-on une ville ? »

Pour répondre franchement à la question de Fletcher et


Gapasin, il faut bien avouer que nous n'en savons rien, en
partie faute d'une réflexion suffisante et en partie faute de
documentation historique systématique sur l'évolution des
pratiques politiques sur laquelle on pourrait appuyer de
quelconques généralisations. On a connu, certes, de brèves
périodes d'expérimentation de socialisme municipal « de
l'eau et du gaz », ou d'utopisme urbain plus audacieux, par
exemple dans l'Union soviétique des années 19201. Mais le
réalisme socialiste réformiste ou le modernisme socialiste/
communiste paternaliste - dont nous observons de nom-

1. Anatole Kopp, Ville et Révolution, Paris, Anthropos, 1967.

250
reconquérir la ville

breuses reliques touchantes en Europe de l'Est - sont faci-


lement venus à bout d'une grande partie de ces tentatives.
L'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui de l'orga-
nisation urbaine vient de théories et d'études convention-
nelles de gouvernance et d'administration urbaines dans le
contexte de la gouvernementalité capitaliste bureaucratique
- contre laquelle Lefebvre ne cessait, à juste titre, de vitupé-
rer - , lesquelles sont toutes éloignées de l'organisation d'une
politique anticapitaliste. Le mieux dont nous disposions est
une théorie de la ville présentée comme une sorte d'entre-
prise, avec tout ce que cela comporte en termes de possi-
bilités de prises de décision de type entreprise - lesquelles
peuvent, à l'occasion, quand des forces progressistes l'ont
emporté, contester les formes les plus implacables de déve-
loppement capitaliste, et commencer à aborder les questions
d'inégalité sociale et de dégradation environnementale fla-
grantes et invalidantes, au moins au niveau local, comme
cela s'est passé à Porto Alegre et comme a cherché à le
faire le Conseil du Grand Londres de Ken Livingstone.
On trouve parallèlement une abondante littérature - géné-
ralement plus élogieuse que critique - sur les vertus de
l'entrepreneurialisme urbain concurrentiel, dans lequel les
administrations municipales recourent à toute une gamme
d'incitations pour attirer - autrement dit, subventionner
- les investissements1.
Les choses étant ce qu'elles sont, comment apporter ne
fût-ce qu'un commencement de réponse à la question de
Fletcher et Gapasin ? Une méthode pourrait consister à ana-
lyser des exemples précis de pratiques politiques urbaines

1. Gerald Frug, City Making: Building Communities without Building


Walls, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1999 ; Neil Brenner et
Nik Théodore, Spaces of Neoliberalism: Urban Restructuring in North America
and Western Europe, Oxford, Wiley Blackwell, 2003.

251
villes rebelles

dans des situations révolutionnaires. Je terminerai donc par


un rapide coup d'œil sur les récents événements de Bolivie,
en quête d'indices sur un lien éventuel entre les rébellions
urbaines et les mouvements anticapitalistes.
C'est dans les rues et sur les places de Cochabamba
qu'une révolte contre la privatisation néolibérale a éclaté,
au moment des célèbres « guerres de l'eau » de 2000. Les
mesures politiques du gouvernement ont été rejetées, et
deux grandes sociétés internationales (Bechtel et Suez)
se sont vues obligées de plier bagage. Et c'est à partir
d'El Alto, une ville grouillante située sur le plateau sur-
plombant La Paz, que des mouvements de rébellion sont
nés et ont contraint le président favorable au néolibéralisme,
Carlos Mesa, à la démission en octobre 2003 ; son succes-
seur, Sânchez de Lozada, a subi le même sort en 2005.
Tout cela a préparé le terrain à la victoire électorale natio-
nale du progressiste Evo Morales, en décembre 2005. C'est
aussi à Cochabamba qu'un complot contrerévolutionnaire,
fomenté par les élites conservatrices contre la présidence
d'Evo Morales, a été déjoué en 2007, obligeant l'admi-
nistration municipale conservatrice à fuir la ville devant la
colère des populations indigènes qui l'occupaient.
Comme toujours, la difficulté est de comprendre le rôle
précis qu'ont joué les conditions locales dans ces événe-
ments spécifiques, et de déterminer quels principes univer-
sels nous pouvons, le cas échéant, tirer de leur étude. Ce
problème a empoisonné les interprétations conflictuelles des
leçons universelles que l'on aurait pu tirer de la Commune
de Paris de 1871. L'examen des événements contempo-
rains d'El Alto présente cependant l'avantage de porter sur
une lutte en cours, qui reste donc ouverte à des interroga-
tions et à des analyses politiques persistantes. Il existe déjà
quelques excellentes études récentes sur lesquelles s'appuyer
pour présenter des conclusions provisoires.

252
reconquérir la ville

Jeffrey Webber propose ainsi une interprétation convain-


cante des événements survenus en Bolivie au cours de la
dernière décennie 1 . Il considère les années 2000 à 2005
comme une période authentiquement révolutionnaire, dans
une situation de profonde fracture entre l'élite et les classes
populaires. Le rejet populaire de la politique néolibérale
d'exploitation de ressources naturelles précieuses que pra-
tique un État gouverné par une élite traditionnelle - sou-
tenu, qui plus est, par les forces du capital international - a
fusionné avec une lutte déjà ancienne pour la libération de
la population indigène, essentiellement paysanne, victime
d'une répression raciale. La violence du régime néolibéral
a provoqué des soulèvements conduisant à l'élection de
Morales en 2005. Les élites établies, concentrées tout parti-
culièrement dans la ville de Santa Cruz, ont alors lancé un
mouvement contrerévolutionnaire contre le gouvernement
Morales, en réclamant l'autonomie régionale et locale. La
démarche était intéressante, parce qu'en Amérique latine,
les idéaux d'« autonomie locale » ont généralement été épou-
sés par la gauche qui en a fait un élément central de ses
luttes de libération. Les populations indigènes de Bolivie
ont souvent réclamé l'autonomie locale, et certains théori-
ciens universitaires favorables à leur cause, comme Arturo
Escobar, tendent à considérer cette revendication comme
progressiste par essence, voire comme un préalable indis-
pensable des mouvements anticapitalistes2. Le cas bolivien
prouve cependant que l'autonomie locale ou régionale peut

1. Jeffrey Webber, Front Rebeliion to Reform in Bolivia: Class Struggk,


Indigenous Liberation, and the Politics of Evo Morales, Chicago, Haymarket
Books, 2011. Plusieurs sources en espagnol sont citées dans Michael Hardt
et Antonio Negri, Comntonweakh, op. cit. [Commonweabh, trad. E. Boyer,
op. a t ] .
2. Arturo Escobar, Territories of Différence: Place, Movement, Life, Redes,
Durham, NC, Duke University Press, 2008.

253
villes rebelles

être exploitée par n'importe quel parti susceptible de bénéfi-


cier d'un déplacement du lieu de prise de décision politique
et étatique vers l'échelon, quel qu'il soit, le plus favorable à
ses propres intérêts. C'est ce qui a incité Margaret Thatcher,
par exemple, à abolir le Conseil du Grand Londres qui
s'était affirmé comme un centre d'opposition à sa politique.
Et c'est ce qui a poussé les élites boliviennes à chercher
à imposer l'autonomie de Santa Cruz contre le gouverne-
ment Morales, qu'ils considéraient comme hostile à leurs
intérêts. Ayant perdu l'espace national, elles se sont effor-
cées d'imposer l'autonomie de leur espace local.
Si la stratégie politique de Morales, une fois élu, a aidé
à consolider le pouvoir des mouvements indigènes, Webber
estime qu'il a en réalité abandonné la perspective révolu-
tionnaire de classe qu'il avait adoptée entre 2000 et 2005,
en faveur d'un compromis négocié et constitutionnel avec
les élites foncières et capitalistes - en même temps qu'avec
les pressions impérialistes extérieures. Le résultat, tou-
jours selon Webber, a été la mise en place, après 2005,
d'un « néolibéralisme reconstitué » - doté de « caractéris-
tiques andines » - , plus que d'un quelconque mouvement
en direction d'une transition anticapitaliste. L'idée d'une
telle transition a été reportée de plusieurs années. Morales
a cependant assumé un rôle de leadership mondial sur les
questions environnementales, en reprenant la conception
indigène des « droits de la Terre-Mère » dans la déclaration
de Cochabamba de 2010 et en intégrant cette idée dans la
Constitution bolivienne.
Les analyses de Webber ont été énergiquement contes-
tées, comme on pouvait s'y attendre, par les partisans du
régime de Morales 1 . Je ne suis pas en mesure de juger si

1. Federico Fuentes, « Government, Social Movements, and Bolivie


Today», International SoctaHst Review, n° 76, mars-avril 2011 ; et la

254
reconquérir la ville

le tournant indéniablement réformiste et constitutionnel du


président bolivien au niveau national relève d'un choix poli-
tique, de l'opportunisme ou d'une nécessité imposée par
la configuration des forces de classe qui règne en Bolivie,
soutenue par de fortes pressions impérialistes extérieures.
Webber lui-même admet qu'en 2007, au moment du sou-
lèvement de Cochabamba mené par la paysannerie contre
une administration autonomiste de droite, une initiative
radicale pour s'opposer au constitutionnalisme du gouver-
nement Morales, en remplaçant de façon permanente les
autorités gouvernementales conservatrices élues qui avaient
fui la ville par une forme de gouvernement de type assem-
blée populaire, aurait relevé de l'aventurisme et aurait pu
avoir des résultats catastrophiques 1 .
Quel a été le rôle de l'organisation urbaine dans ces
luttes ? C'est une question qui se pose inévitablement si
l'on songe à la place capitale de Cochabamba et d'El Alto
en tant que centres de rébellions réitérées et à celle de Santa
Cruz comme centre du mouvement contrerévolutionnaire.
Dans son exposé, Webber présente El Alto, Cochabamba
et Santa Cruz comme de simples lieux où se sont affirmés
par hasard les forces d'opposition de classe et les mouve-
ments indigènes populistes. Il relève pourtant, dans un pas-
sage, que « la ville prolétaire informelle, à 80 % indigène,
d'El Alto - avec ses riches traditions insurrectionnelles de
marxisme révolutionnaire d'anciens mineurs "délocalisés"
et de radicalisme indigène des Aymaras, des Quechuas et
d'autres indigènes ruraux ayant immigré en ville - a joué
un rôle absolument essentiel au point culminant d'affron-
tements parfois sanglants avec l'État». Il note également

réponse de Jeffrey Webber dans le même numéro, « Fantasies Aside, It's


Reconstituted Neoliberalism in Bolivia Under Morales ».
1. Jeffrey Webber, « Fantasies Aside », op. cit., p. 111.

255
villes rebelles

que « les rébellions, dans leurs meilleurs moments, se sont


caractérisées par une mobilisation des masses émanant
de la base, démocratique et de type assemblée, s'inspi-
rant des modèles d'organisation des mineurs d'étain trots-
kistes et anarcho-syndicalistes - l'avant-garde de la gauche
bolivienne pendant une large partie du XXe siècle - et de
variantes de l'ayllus indigène - des structures communau-
taires traditionnelles - , adaptés aux nouveaux contextes
ruraux et urbains 1 ».
L'exposé de Webber ne nous apprend pourtant pas
grand-chose de plus. Il ignore, pour l'essentiel, les condi-
tions spécifiques aux différents sites de lutte - même quand
il nous livre un récit extrêmement détaillé de la rébellion
de 2007 à Cochabamba - , en faveur d'un exposé des forces
de classe et des forces populistes à l'œuvre dans l'ensemble
de la Bolivie, avec pour toile de fond les pressions impéria-
listes extérieures. D'où l'intérêt des études effectuées par les
anthropologues Lesley Gill et Sian Lazar, qui nous offrent,
l'une comme l'autre, une image approfondie des conditions,
des relations sociales et des formes putatives d'organisation
qui régnaient à El Alto à différents moments historiques.
L'étude de Gill, intitulée Teetering on the Rim, éditée en
2000, décrit dans le détail la situation des années 1990,
tandis que celle de Lazar, El Alto, Rebel City, publiée en
2010, repose sur un travail de terrain effectué à El Alto,
avant comme après la rébellion de 2003 2 . Ni Gill ni Lazar
n'avaient anticipé l'éventualité d'une rébellion avant que
celle-ci n'éclate. Gill avait bien relevé de nombreuses actions

1. Ibid., p. 48.
2. Lesley Gill, Teetering on the Rim: Global Restructuring, Daily Life and
the Armed Retreat of the Bolivian State, New York, Columbia University
Press, 2000 ; Sian Lazar, El Alto, Rebel City: Self and Citizenship m Andean
Bolivia, op. cit.

256
reconquérir la ville

politiques sur le terrain dans les années 1990, mais ces mou-
vements étaient si fragmentés et si confus - à cause notam-
ment du rôle négatif des ONG qui avaient remplacé l'État
pour assurer l'essentiel des services sociaux - qu'ils sem-
blaient exclure tout mouvement de masse cohérent, bien
que la grève des instituteurs, qui a coïncidé avec son étude
de terrain, ait été énergique et révélatrice d'une conscience
de classe explicite. Lazar a, elle aussi, été prise par surprise
par la rébellion d'octobre 2003, et a décidé de retourner à
El Alto par la suite pour essayer d'en reconstituer la genèse.
El Alto est un lieu bien particulier, et il est important
d'en décrire les particularités 1 . C'est une ville relativement
nouvelle - elle n'a obtenu le statut de municipalité qu'en
1988 - , d'immigrés venus s'installer sur l'Altiplano inhospi-
talier, à une altitude très supérieure à celle de La Paz. Elle
est essentiellement peuplée de paysans chassés de la cam-
pagne - par la marchandisation progressive de la production
agricole - , d'ouvriers de l'industrie - plus particulièrement
ceux des mines d'étain rationalisées, privatisées et, dans
certains cas, fermées depuis le milieu des années 1980 - et
de réfugiés à faibles revenus de La Paz, incités depuis plu-
sieurs années à chercher un lieu de vie ailleurs en raison de
la flambée du prix des terrains et des logements. À la dif-
férence de La Paz et de Santa Cruz, El Alto ne possédait
donc pas de bourgeoisie solidement établie. C'était, comme
l'écrit Gill, une ville « où bien des victimes de l'expérience
de réforme économique libérale en cours en Bolivie sont
au bord de l'abîme ». Depuis le milieu des années 1980,
le retrait régulier de l'État, de l'administration et des ser-
vices en vertu d'une privatisation néolibérale a affaibli
les contrôles étatiques locaux. Les populations ont dû se

1. L'exposé qui suit s'inspire tout à la fois de Gill, Teetering on the Rim,
et de Lazar, El Alto, Rebel City.

257
villes rebelles

débrouiller et s'organiser elles-mêmes pour assurer leur sur-


vie, ou s'appuyer sur l'aide discutable d'ONG complétée par
des dons et des faveurs extorqués à des partis politiques en
échange d'un soutien électoral. Remarquons cependant que
trois des quatre principales voies d'approvisionnement de
La Paz traversent El Alto ; dans les luttes qui ont eu lieu,
la possibilité de les étrangler a pris une grande importance.
Le continuum urbain-rural - l'élément rural étant largement
dominé par des populations paysannes indigènes qui possè-
dent des traditions culturelles et des formes d'organisation
sociale distinctes, tel YayUus mentionné par Webber - était
un trait essentiel du métabolisme de la ville. El Alto servait
d'intermédiaire entre l'urbanité de La Paz et la ruralité de
la région, tant géographiquement que sur le plan ethnocul-
turel. Dans toute la région, des courants d'hommes et de
biens circulaient à travers et autour d'El Alto, alors que les
navettes quotidiennes d'El Alto vers La Paz rendaient cette
dernière ville dépendante d'El Alto pour une grande partie
de sa main-d'œuvre à bas salaire.
Les formes d'organisation collective du travail qui exis-
taient anciennement en Bolivie avaient été pertuibées dans
les années 1980 par la fermeture des mines d'étain, mais
elles avaient constitué jadis « une des classes ouvrières les
plus militantes d'Amérique latine1 ». Les mineurs avaient
joué un rôle majeur dans la révolution de 1952 qui avait
conduit à la nationalisation des mines d'étain, et avaient
également pris la tête du mouvement à l'origine de la chute
du régime répressif d'Hugo Banzer en 1978. Un grand
nombre des mineurs déplacés se sont retrouvés à El Alto
après 1985, et ont eu beaucoup de mal, selon Gill, à s'adap-
ter à ce changement. Toutefois, comme on l'a découvert
plus tard, leur conscience politique de classe, nourrie de

1. Lesley Gill, Teetering on the Rim, op. cit., p. 69.

258
reconquérir la ville

trotskisme et d'anarcho-syndicalisme, n'avait pas entière-


ment disparu. Elle allait s'affirmer comme une ressource
importante - dont on ignore cependant l'importance
exacte - dans les luttes ultérieureSj à commencer par la
grève des instituteurs de 1995 que Gill a étudiée dans le
détail. Sans autre solution « que de participer au travail mal
payé et précaire auquel se livrait la majorité des habitants
d'El Alto », les mineurs sont passés d'une situation où la
définition de l'ennemi de classe était aussi claire que leur
propre solidarité était solide, à une situation qui les mettait
face à une autre question stratégique, bien plus épineuse :
« Comment construire à El Alto une forme de solidarité sur
une base sociale caractérisée par des histoires individuelles
extrêmement diverses, par une mosaïque de relations pro-
fessionnelles et par une intense concurrence interne 1 ? »
Cette transition imposée aux mineurs par la néolibéra-
lisation n'est pas spécifique à la Bolivie ni à El Alto. Le
dilemme est le même que celui auquel ont dû faire face les
ouvriers déplacés des aciéries de Sheffield, de Pittsburgh et
de Baltimore. Ce dilemme se retrouve en fait à peu près
partout où s'est abattue la grande vague de désindustria-
lisation et de privatisation qui est née vers le milieu des
années 1970. La manière dont on l'a affrontée, en Bolivie,
présente donc un intérêt qui n'a rien de passager.

On a vu apparaître de nouveaux types de structures syn-


dicales, écrit Lazar, en particulier celles des paysans et des
travailleurs du secteur informel des villes... Elles reposent
sur des coalitions de petits agriculteurs, et même de micro-
capitalistes, qui ne travaillent pas pour tin seul patron en un
seul lieu, où ils pourraient constituer des cibles faciles pour
l'armée. Leur modèle de production domestique assure la

1. Ibid., p. 74-82.

259
villes rebelles

fluidité de la vie associative, tout en leur permettant de consti-


tuer des alliances et des organisations reposant sur la localisa-
don territoriale ; la rue où ils vendent, le village ou la région
où ils vivent et cultivent la terre, et, avec l'ajout des struc-
tures organisationnelles du vecino dans les villes, leur zone.

Dans ce contexte, l'association entre population et lieux


prend une importance extrême en tant que source de liens
communs. Si ces liens peuvent tout aussi bien être ago-
nistiques qu'harmonieux, les contacts face à face sont fré-
quents et donc forts au départ.

Les syndicats prospèrent dans l'économie informelle


d'El Alto et constituent un élément essentiel de la struc-
ture d'organisation civique parallèle à l'État, qui façonne
une citoyenneté à plusieurs niveaux dans la ville. Us opèrent
dans un contexte où la concurrence économique entre indi-
vidus est douloureusement exacerbée et où l'on aurait donc
tendance à penser que toute collaboration politique serait
difficile, voire tout bonnement impossible.

Alors que les mouvements sociaux sont souvent victimes


d'un grave factionnalisme et d'âpres querelles intestines, ils
« commencent à élaborer une idéologie plus cohérente à par-
tir de la particularité des différentes revendications secto-
rielles1 ». Ce qui reste de conscience de classe collective et
d'expérience organisationnelle des mineurs d'étain dépla-
cés est ainsi devenu une ressource de première importance.
Lorsqu'elles se sont associées aux pratiques de démocra-
tie locale reposant sur les traditions indigènes d'assem-
blées locales et populaires de prise de décisions (l'ayllus),

1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 252-254. La théorie de


relations agonistiques au sein des mouvements sociaux est développée dans
Chantai Mouffe, On the Political, Abingdon/New York, Roudedge, 2005.

260
reconquérir la ville

les conditions subjectives de la création d'associations poli-


tiques alternatives ont été partiellement réunies. Aussi « la
classe ouvrière de Bolivie se reconstitue-t-elle en tant que
sujet politique, mais pas sous sa forme traditionnelle1 ».
Hardt et Negri abordent eux aussi ce point dans leur
propre appropriation de la lutte bolivienne pour étayer
leur théorie de la multitude :

Toutes les relations d'hégémonie et de représentation au


sein de la classe ouvrière sont donc remises en question.
Les syndicats traditionnels échouent désormais à représenter
de manière adéquate la multiplicité complexe des sujets de
classe et des expériences. Cependant, ce déplacement n'est
pas le signe d'un adieu à la classe ouvrière ou du déclin de
sa lutte, mais plutôt celui d'une multiplicité croissante au
sein du prolétariat et d'un nouveau visage des luttes2.

Lazar approuve en partie cette reformulation théorique,


mais livre des détails bien plus subtils sur le mode de consti-
tution du mouvement de la classe ouvrière. Pour elle, « l'affi-
liation emboîtée d'une alliance d'associations, dont chacune
possède des formes locales de responsabilité, est une des
sources de la force des mouvements sociaux en Bolivie ».
Ces organisations ont souvent été hiérarchiques, et parfois
autoritaires plus que démocratiques. Mais « si nous consi-
dérons la démocratie comme la volonté du peuple, l'aspect
corporatiste de la politique bolivienne s'affirme comme l'une
de ses principales traditions démocratiques (sans qu'elles
soient nécessairement égalitaires) ». Les victoires anticapita-
listes, telles que celles qui ont chassé d'importantes sociétés

1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 178. Les italiques sont
de moi.
2. Hardt et Negri, Commonwealth, op. cit., p. 110 [Commonwealth, trad.
E. Boyer, op. cit., p. 155].

261
villes rebelles

ennemies (Bechtel et Suez par exemple), « n'auraient pas été


possibles sans les expériences pratiques de démocratie col-
lective qui font partie de la vie quotidienne des Altefios1 ».
Selon Lazar, la démocratie s'organise à El Alto sur trois
niveaux distincts. Les associations de quartier forment des
organisations locales qui n'ont pas pour seule fonction de
fournir des biens locaux collectifs mais jouent aussi les
médiatrices dans les nombreux conflits qui peuvent naître
entre les habitants. La structure globale de la Fédération
des associations de quartier sert essentiellement d'ins-
tance de règlement des conflits entre quartiers. Il s'agit
d'une forme « hiérarchique emboîtée » classique, mais dans
laquelle existent toutes sortes de mécanismes, que l a z a r
étudie dans le détail, destinées à assurer la rotation des
responsables ou leur fidélité à la base - un principe qui,
jusqu'à l'arrivée du Tea Party, aurait été considéré comme
une abomination dans la politique américaine.
Le deuxième niveau comprend les associations sectorielles
de différents groupes au sein de la population - vendeurs
des rues, employés des transports, etc. Une grande partie
du travail de ces associations consiste, dans ce cas égale-
ment, à arbitrer les conflits. Il s'agit cependant de l'orga-
nisation privilégiée des travailleurs précaires du secteur dit
informel - une leçon à tirer du mouvement des « Excluded
Workers », les « travailleurs précaires » des États-Unis. Cette
forme d'organisation possède des tentacules qui s'étendent
très loin dans la chaîne d'approvisionnement de produits
comme le poisson et les denrées alimentaires en provenance
des régions environnantes. Ces liens lui permettent de mobi-
liser facilement et instantanément les facultés d'insurrec-
tion des populations paysannes et rurales voisines - ou, à
l'inverse, d'organiser dans la ville des réactions immédiates

1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 181, 258.

262
reconquérir la ville

aux massacres et aux répressions qui se produisent à la


campagne. Ces liens géographiques étaient puissants et
recouvraient partiellement ceux des associations de quar-
tier auxquelles appartenaient de nombreuses familles de
paysans migrants, tout en préservant leurs liens avec leurs
villages d'origine.
Troisièmement, il faut mentionner des unions plus
conventionnelles, dont la plus importante a été celle des
instituteurs qui, depuis la grève de 1995, ont été en pre-
mière ligne du militantisme - un fait que l'on retrouve à
Oaxaca, au Mexique. Les syndicats possédaient une struc-
ture organisationnelle locale, régionale et nationale qui a
continué à fonctionner pendant les négociations avec l'État,
bien qu'ils aient été considérablement affaiblis au cours
des trente années précédentes par les attaques néolibérales
contre l'emploi régulier et contre les formes traditionnelles
d'organisation syndicale.
Il se passe pourtant autre chose à El Alto, et Lazar se
donne beaucoup de mal pour intégrer cet élément dans son
exposé. Les valeurs et les idéaux fondamentaux, particuliè-
rement puissants, sont souvent affirmés dans des activités
et des événements culturels populaires (fêtes populaires ou
religieuses, bals) ou dans des formes de participation col-
lective plus directes, telles que les assemblées populaires
(dans les quartiers et au sein des syndicats formels et infor-
mels). Ces solidarités culturelles et ces mémoires collec-
tives permettent aux syndicats de surmonter les tensions
« et d'encourager un sentiment collectif de soi qui, à son
tour, leur permet d'être des sujets politiques efficaces1 ».
La plus forte de ces tensions est celle qui oppose la direc-
tion et la base. Les formes d'organisation, aussi bien locales
que sectorielles, présentent les mêmes caractéristiques, la

1. Ibid., p. 178.

263
villes rebelles

base populaire cherchant « à affirmer des valeurs collectives


face à l'individualisme perçu des leaders ». Les mécanismes
sont complexes, mais, selon Lazar, il existerait de multiples
moyens informels de résoudre les problèmes de collecti-
visme et d'individualisme, de solidarité et de factionna-
lisme. En outre, les formes d'organisation « syndicales » et
« communautaires » ne constituent pas des traditions dis-
tinctes, mais opèrent souvent une fusion culturelle grâce
à l'« appropriation syncrétique de traditions politiques qui
font appel au syndicalisme, au populisme et aux valeurs et
pratiques démocratiques indigènes. C'est le mélange créatif
de ces multiples fils qui a permis à El Alto de surmonter sa
marginalisation politique au niveau national et d'occuper le
devant de la scène1. » Ces liens « s'unissent à des moments
particuliers, comme à Cochabamba en l'an 2000, lors des
blocus paysans de l'Altiplano en avril et en septembre 2000,
aux mois de février et d'octobre 2003 à El Alto et à La Paz,
et en janvier-mars 2005 à El Alto ».
Si El Alto est devenu un centre aussi important de cette
nouvelle politique, affirme Lazar, cela tient en grande partie
à la manière dont le sentiment de citoyenneté s'est consti-
tué dans cette ville. C'est un élément majeur, parce qu'il
présage la possibilité d'une organisation de la rébellion de
classe et de la rébellion indigène grâce à des solidarités
reposant sur une citoyenneté commune. Historiquement,
bien sûr, cet élément a toujours été au cœur de la tradition
révolutionnaire française. A El Alto, ce sentiment d'inté-
gration et de solidarité est ainsi constitué :

Une relation arbitrée entre le citoyen et l'État, façonnée par


la structure d'une organisation civique collective parallèle à
l'État au niveau de la zone, de la ville et de la nation. En 1999,

1. Ibid., p. 180.

264
reconquérir la ville

le parti politique [...] a perdu son emprise sur ces organisa-


tions et sur la ville en général, permettant l'apparition d'une
attitude d'opposition plus marquée ; elle a coïncidé avec la
radicalisation des Alteàos du fait des problèmes économiques
croissants. Les manifestations de septembre et d'octobre 2003
et des années suivantes doivent leur force à la domination de
cette situation politique particulière marquée par des proces-
sus d'identification bien plus anciens avec la campagne et par
la construction d'un sentiment collectif de soi.

Lazar conclut finalement :

La citoyenneté dans la ville indigène d'El Alto comprend un


mélange d'urbain et de rural, de collectivisme et d'individua-
lisme, d'égalitarisme et de hiérarchie. Les visions alternatives
de la démocratie qui s'y produisent ont revigoré les mou-
vements indigènes nationaux et régionaux, en associant des
préoccupations de classe et des préoccupations nationalistes
à une politique identitaire par la contestation de la propriété
des moyens de reproduction sociale et de la nature de l'État.

A u x yeux de Lazar, les d e u x c o m m u n a u t é s les plus m a r -


q u a n t e s d a n s ce m o u v e m e n t « sont f o n d é e s sur la résidence
aux niveaux d e la zone et de la ville, et s u r l ' o c c u p a t i o n
au niveau de la ville 1 ». C ' e s t l'idée d e citoyenneté q u i p e r -
m e t aux relations agonistiques, t a n t sur le lieu de travail
q u e s u r le lieu d e vie, de se t r a n s f o r m e r e n u n e puissante
f o r m e d e solidarité sociale.
C e s multiples processus sociaux - q u e L a z a r n ' a a u c u n
m a l à présenter sous le jour r o m a n t i q u e q u ' a p p r é c i e n t t a n t
d e n o m b r e u x é l é m e n t s d e la g a u c h e universitaire - o n t
exercé u n effet singulier s u r le regard q u e l ' o n s'est mis à
p o r t e r sur la ville elle-même.

1. Ibid., p. 178.

265
villes rebelles

On est en droit de se demander, écrit-elle, ce qui fait


d'El Alto une ville plutôt qu'un bidonville, une banlieue, un
lieu de marché ou une plaque tournante des transports. Ma
réponse est que différents acteurs, aussi bien dans le système
étatique que dans des lieux non étatiques, sont en train de
créer une identité distinctive et séparée pour El Alto. Cette
identité n'est évidemment pas singulière, mais elle est de
plus en plus liée au radicalisme politique et à l'indigénéité.

C'est « la conversion de cette identité et de sa conscience


politique émergente en action politique », en 2003 et en
2005, qui a valu à El Alto, « ville rebelle », une attention
non seulement nationale mais internationale 1 .
La leçon à tirer de l'exposé de Lazar est qu'il est effec-
tivement possible de construire une ville politique à partir
des processus débilitants de l'urbanisation néolibérale et de
reconquérir ainsi la ville pour la lutte anticapitaliste. S'il
faut concevoir les événements d'octobre 2003 comme « une
fusion pour le moins contingente de différents intérêts secto-
riels qui ont explosé pour donner naissance à quelque chose
de plus grand quand le gouvernement a ordonné à l'armée
de tuer les manifestants », on ne peut ignorer que les années
précédentes ont vu l'organisation de ces intérêts sectoriels
et la constitution d'un sens de la ville comme « centre du
radicalisme et de l'indigénéité 2 ». L'organisation de travail-
leurs informels sur des modèles syndicaux traditionnels, la
collaboration de la Fédération des associations de quartier,
la politisation des relations urbain-rural, la création de hié-
rarchies emboîtées et de structures de leadership, parallèle-
ment à l'existence d'assemblées égalitaires, la mobilisation

1. Ibid., p. 63.
2. Ibid., p. 34.

266
reconquérir la ville

des forces de la culture et de la mémoire collective, tout


cela offre des pistes de réflexion sur ce qui pourrait être
délibérément entrepris pour reconquérir les villes au pro-
fit de la lutte anticapitaliste. Les formes d'organisation qui
ont agi de concert à El Alto ressemblent étrangement, en
fait, à certaines de celles qui ont été à l'œuvre lors de la
Commune de Paris (les arrondissements, les syndicats, les
factions politiques et le puissant sentiment de citoyenneté
et de loyauté à l'égard de la ville).

Démarches futures

Si l'on peut estimer que ce qui s'est passé El Alto était le


résultat de circonstances contingentes qui se sont rassem-
blées par hasard, pourquoi serait-il impensable de s'inspirer
de ce modèle pour élaborer consciemment un mouvement
anticapitaliste à l'échelle de la ville ? Prenons l'exemple de
New York. Pourquoi ne pas imaginer une résurrection des
conseils communautaires, aujourd'hui largement somno-
lents, sous forme d'assemblées de quartier dotées de pou-
voirs d'attribution financière ? L'Alliance pour le droit à la
ville pourrait également fusionner avec le Congrès des tra-
vailleurs précaires et faire campagne pour une plus grande
égalité de revenus et pour un meilleur accès au système
de santé et d'attribution des logements. S'il s'y ajoutait un
Conseil du travail local revitalisé (New York City Central
Labor Council), on pourrait essayer de reconstruire la
ville, en même temps que le sentiment de citoyenneté et
de justices sociale et environnementale, sur les décombres
de l'urbanisation corporatiste néolibérale. Ce que suggère
l'histoire d'El Alto, c'est que pareille coalition ne fonction-
nera que si l'on parvient à mobiliser les forces de la culture
et celles d'une tradition politique radicale - qui existe très

267
villes rebelles

certainement à New York, comme elle existe à Chicago,


San Francisco et Los Angeles - , de manière à rallier les
sujets-citoyens - aussi indisciplinés soient-ils, ce qui est tou-
jours le cas à New York - autour d'un projet d'urbanisation
radicalement différent de celui qui est dominé par les inté-
rêts de classe de promoteurs et de financiers bien décidés
à « construire comme Moses avec Jane Jacobs à l'esprit ».
Il faut cependant émettre une réserve majeure à pro-
pos de ce scénario si rose d'élaboration d'une lutte antica-
pitaliste. En effet, ce que démontre le cas bolivien, même
si l'on ne donne qu'à moitié raison à Webber, c'est qu'à
un moment ou à un autre, toute campagne anticapitaliste
mobilisée par des rébellions urbaines successives doit être
consolidée par un niveau de généralité bien plus élevé ; on
risque autrement de la voir retomber, au niveau de l'État,
dans un réformisme parlementaire et constitutionnel qui
ne peut guère faire plus que reconstituer le néolibéralisme
dans les interstices d'une domination impériale persistante.
D'où la nécessité de se poser des questions plus générales,
non seulement sur l'État et sur ses dispositions institution-
nelles juridiques, réglementaires et administratives, mais
aussi sur le système étatique au sein duquel sont intégrés
tous les États. Malheureusement, une grande partie de la
gauche contemporaine se montre réticente à aborder ces
questions, bien qu'elle s'efforce occasionnellement de pro-
poser une forme quelconque de macro-organisation, tels le
« confédéralisme » radical de Murray Bookchin ou la « gou-
vernance polycentrique » modérément réformiste d'Elinor
Ostrom, qui ressemble de façon suspecte à un système éta-
tique et agira très certainement comme tel, quelle que soit
l'intention de ses partisans 1 . Ou alors, on s'enfonce dans

1. Murray Bookchin, Remakmg Society: Pathways to a Green Future, op. cit.


[Une société à refaire : pour une écologie de la liberté, trad. C. Barret, op. cit.]

268
reconquérir la ville

le type d'incohérence qui conduit Hardt et Negri, dans


Commonwealth, à ne détruire l'État page 361 [431] que pour
le ressusciter page 380 [468], comme garant d'un niveau
de vie minimum ainsi que de services de santé et d'éduca-
tion minimums 1 .
Or c'est précisément ici que la manière d'organiser toute
une ville prend une importance absolument primordiale.
Elle libère des forces progressistes jusqu'alors reléguées
sur le plan organisationnel au micro-niveau des collectifs
ouvriers en lutte et de l'économie solidaire - aussi impor-
tants que ceux-ci puissent être - et nous impose une façon
tout à fait différente à la fois de théoriser et de pratiquer
une politique anticapitaliste. D'un point de vue critique,
il est possible de définir avec précision pourquoi la préfé-
rence d'Ostrom pour un « gouvernement polycentrique »
ne peut qu'échouer, au même titre que le municipalisme
libertaire « confédéral » de Bookchin. « Si toute la société
devait être organisée sous forme d'une confédération de
municipalités autonomes, écrit Iris Young, qu'est-ce qui
empêcherait le développement d'une inégalité et d'une
injustice de grande ampleur entre les communautés [du
type que nous avons décrit au chapitre 3] et, ainsi, l'op-
pression d'individus qui ne vivent pas dans les communau-
tés les plus privilégiées et les plus puissantes 2 ?» Le seul
moyen d'éviter de tels effets est qu'une autorité supérieure
impose et fasse respecter les transferts inter-municipalités
assurant au moins une égalité des possibilités et, peut-être,
des résultats. C'est une chose que le système confédéral

« Libertarian Municipalism: An Overview», Society and Nature, vol. 1,


1992, p. 1-13 ; Elinor Ostrom, « Beyond Markets and Sûtes: Polycentric
Govemance of Complex Economie Systems», op. du, p. 641-642.
1. Hardt et Negri, Commonwealth, op. cit.
2. Iris Marion Young, Justice and the Politics qf Différence, Princeton,
NJ, Princeton University Press, 1990.

269
villes rebelles

de municipalités autonomes de Murray Bookchin serait


certainement incapable d'assurer ; en effet, ce niveau de
gouvernance n'est pas autorisé à prendre des mesures poli-
tiques et se voit strictement limité à l'administration et à
la gouvernance des choses, à l'exclusion de la gouvernance
des êtres. Pour établir, par exemple, des règles générales
de redistribution de la richesse entre les municipalités, il
n'y a que deux solutions : faire appel au consensus démo-
cratique - auquel, nous a appris l'expérience historique,
on a peu de chances de parvenir de façon volontaire et
informelle - ou s'appuyer sur les citoyens en tant que
sujets démocratiques dotés de pouvoirs de décision à dif-
férents niveaux, au sein d'une structure de gouvernance
hiérarchique. Certes, rien n'oblige l'intégralité du pouvoir
à s'exercer du haut vers le bas dans une telle hiérarchie,
et il est certainement possible d'imaginer des mécanismes
capables d'éviter la dictature ou l'autoritarisme. Mais le
fait est que certains problèmes, tels que celui de la richesse
commune, n'apparaissent qu'à des échelles bien précises.
Aussi est-il parfaitement opportun que des décisions démo-
cratiques soient prises à ce niveau-là.
De ce point de vue, le mouvement bolivien pourrait peut-
être chercher son inspiration au sud et obseiver l'évolu-
tion du mouvement qui s'était initialement concentré à
Santiago du Chili. À partir d'une revendication des étu-
diants qui réclamaient à l'État un accès libre et égalitaire
à l'éducation, il a donné naissance à une alliance néolibé-
rale de mouvements exigeant la réforme constitutionnelle de
l'État, une amélioration des systèmes de pension, de nou-
velles lois sur le travail et un régime progressif de la fisca-
lité des particuliers et des entreprises qui commencerait à
inverser la tendance à une inégalité sociale croissante de la
société civile chilienne. Il est impossible d'éluder la ques-
tion de l'État, et plus particulièrement du type d'État - ou

270
reconquérir la ville

d'un équivalent non capitaliste - , malgré le profond scepti-


cisme qui règne aujourd'hui aux deux extrémités du spectre
politique quant à la viabilité et à la désirabilité d'une telle
forme d'institutionnalisation.
Le monde de la citoyenneté et des droits, au sein d'un
organe politique d'ordre supérieur, n'est pas nécessaire-
ment incompatible avec celui de la classe et de la lutte.
Citoyen et camarade peuvent marcher au coude à coude
dans la lutte anticapitaliste, tout en œuvrant souvent, il
est vrai, à des échelles différentes. Mais il faut pour cela
que nous devenions, comme nous y exhortait Park il y a
bien longtemps, plus « conscients de la nature de notre
tâche », qui consiste à bâtir collectivement la ville socia-
liste sur les ruines de l'urbanisation capitaliste destructrice.
Voilà l'air de la ville qui peut rendre vraiment libre. Cela
présuppose cependant une révolution de la pensée et des
pratiques anticapitalistes. Les forces progressistes antica-
pitalistes ont plus de facilité à se mobiliser pour faire un
bond en avant et se coordonner à l'échelle mondiale par
l'intermédiaire de réseaux urbains qui peuvent être hié-
rarchiques mais non monocentriques, corporatistes et en
même temps démocratiques, égalitaires et horizontaux,
emboîtés systémiquement et fédérés - imaginez une ligue
de villes socialistes sur le modèle de la Ligue hanséatique
d'autrefois qui s'était imposée comme le réseau alimentant
les puissances du capitalisme marchand - , discordants et
contestés de l'intérieur mais faisant front commun contre
le pouvoir de classe capitaliste - et, surtout, profondément
engagés dans la lutte pour ébranler, et finalement renver-
ser, le pouvoir qu'ont les lois capitalistes de la valeur sur
le marché mondial de nous imposer les relations sociales
qui marquent notre travail et notre vie. Un tel mouvement
doit ouvrir la voie à vin épanouissement humain universel
dépassant les contraintes de la domination de classe et des

271
villes rebelles

déterminations économiques marchandisées. Le monde de


la vraie liberté ne commence, comme l'affirmait clairement
Marx, que lorsque les contraintes matérielles sont dépas-
sées. Reconquérir et organiser les villes pour les luttes anti-
capitalistes constitue un remarquable point de départ.
Chapitre 6

Londres 2011 : le capitalisme sauvage


descend dans la rue

« Des ados nihilistes et sauvages » : voilà comment le Daily


Mail a qualifié les jeunes gens déchaînés issus de tous les
horizons qui ont déboulé dans les rues de Londres, balan-
çant à tout va, et souvent gratuitement, briques, pierres et
bouteilles contre les flics, pillant par-ci, allumant des feux
de joie par-là, entraînant les forces de l'ordre dans une
incroyable course-poursuite tout en se tweetant leur itiné-
raire d'une cible stratégique à une autre.
Le mot « sauvage » m'a fait tressaillir. Il m'a rappelé qu'en
1871, on décrivait les communards parisiens comme des
bêtes fauves, des hyènes, qui méritaient d'être - et ont sou-
vent été - exécutées sommairement au nom de l'inviolabi-
lité de la propriété privée, de la moralité, de la religion et
de la famille. Mais cet adjectif m'a rappelé autre chose :
l'attaque contre les « médias sauvages » lancée par Tony
Blair qui avait été si longtemps et si confortablement ins-
tallé dans la poche gauche de Rupert Murdoch, avant de
devoir céder sa place quand celui-ci a plongé la main dans
sa poche droite pour en faire surgir David Cameron.
On n'évitera évidemment pas le débat hystérique habituel
entre ceux qui tendent à considérer les émeutes comme des
actes de délinquance pure et simple, d'une violence inexcu-
sable, et ceux qui cherchent à replacer les événements dans

273
villes rebelles

leur contexte en évoquant les abus des forces de l'ordre, le


racisme persistant et les persécutions injustifiées dont sont
victimes les jeunes et les minorités, le chômage massif des
jeunes, la misère sociale croissante et cette absurde poli-
tique d'austérité qui n'a rien à voir avec l'économie et ne
cherche qu'à perpétuer et consolider la richesse et le pou-
voir personnels. Certains iront peut-être jusqu'à incrimi-
ner la vanité et le caractère aliénant de tant d'emplois et
d'une grande partie de la vie quotidienne au cœur même
d'un potentiel immense, mais inégalement réparti, d'épa-
nouissement humain.
Si nous avons de la chance, des commissions et des rap-
ports nous répéteront ce qui a été dit à propos des émeutes
de Brixton et de Toxteth dans les années Thatcher. Je parle
de « chance », parce que les instincts sauvages de l'actuel
Premier ministre britannique semblent plus portés sur l'uti-
lisation des canons à eau, des gaz lacrymogènes et des balles
en caoutchouc, ce qui ne l'empêche pas de pontifier miel-
leusement sur la perte de repères moraux, le déclin de la
courtoisie et la regrettable détérioration des valeurs de
la famille et de la discipline dans une jeunesse à la dérive.
Le problème est que nous vivons dans une société où le
capitalisme lui-même est devenu d'une sauvagerie endé-
mique. Des hommes politiques sauvages trichent sur leurs
dépenses, des banquiers sauvages puisent à deux mains dans
le Trésor public, des directeurs généraux, des opérateurs
de hedge funds et des génies de l'investissement de capi-
taux privés pillent le monde de la richesse, des sociétés de
téléphone et de cartes de crédit prélèvent de mystérieuses
charges sur les factures de tous leurs clients, les entreprises
et les riches échappent à l'impôt tout en se remplissant les
poches grâce aux finances publiques, les commerçants pra-
tiquent des prix abusifs, tandis qu'aux plus hauts échelons

274
londres 2011

du monde de l'entreprise et de la politique, des escrocs et


des arnaqueurs n'hésitent pas à jouer au bonneteau.
Une économie politique de dépossession massive, de pra-
tiques prédatrices allant jusqu'au brigandage pur et simple
- surtout aux dépens des plus pauvres et des plus vulné-
rables, des gens simples et sans protection juridique - est
désormais à l'ordre du jour. Y a-t-il encore quelqu'un pour
croire à la possibilité de trouver un capitaliste honnête, un
banquier honnête, un homme politique honnête, un com-
merçant honnête ou un honnête commissaire de police ?
Ces hommes-là existent pourtant. Mais ils ne constituent
qu'une minorité méprisée par tous les autres. Sois malin.
Fais des profits faciles. Fraude et vole ! Les risques de te
faire prendre sont faibles. Et en tout état de cause, les
moyens de protéger la richesse personnelle des coûts de la
délinquance économique ne manquent pas.
Vous trouverez peut-être ce discours choquant. Nous
sommes nombreux à ne pas voir la réalité, parce que nous
n'avons pas envie de la voir. Aucun homme politique n'a
évidemment l'audace de le dire clairement et, le cas échéant,
la presse n'imprimerait ses propos que pour l'accabler de
son mépris. Mais je suis prêt à parier que tous les émeu-
tiers comprennent très bien de quoi je parle. Ils se conten-
tent de faire ce que font tous les autres, mais autrement
- d'une manière plus manifeste, au vu et au su de tous. Ils
reproduisent dans les rues de Londres ce que le capital d'en-
treprise inflige à notre planète. Le thatchérisme a déchaîné
les instincts sauvages inhérents du capitalisme - les « esprits
animaux » de l'homme d'affaires, comme les désignent par
euphémisme leurs partisans - , et apparemment, rien n'a
été fait depuis pour les juguler. Après moi le déluge : cette
devise irresponsable est désormais adoptée ouvertement par
les classes gouvernantes à peu près partout.

275
villes rebelles

Telle est la nouvelle normalité dans laquelle nous vivons.


Et voilà à quoi devrait s'attaquer la prochaine grande com-
mission d'enquête. Tout le monde, et pas les seuls émeu-
tiers, devrait se voir demander des comptes. Le capitalisme
sauvage devrait être jugé pour crimes contre l'humanité, et
pour crimes contre la nature.
Malheureusement, les émeutiers n'ont pas le discerne-
ment nécessaire pour en prendre conscience, ni pour l'exi-
ger. Tout concourt à nous empêcher, nous aussi. Voilà
pourquoi le pouvoir politique s'empresse de se draper dans
les habits d'une supériorité morale et d'une raison onc-
tueuse : il faut que personne ne puisse constater sa cor-
ruption éhontée et son irrationalité stupide.
On distingue pourtant, un peu partout dans le monde,
quelques lueurs d'espoir. Les mouvements des Indignados
en Espagne et en Grèce, les élans révolutionnaires en
Amérique latine, l'agitation paysanne en Asie, commencent
tous à percer à jour la vaste arnaque qu'un capitalisme mon-
dial prédateur et sauvage a déclenchée à travers le monde.
Que faudra-t-il pour que nous en prenions conscience,
nous aussi, et pour que nous passions à l'action ? Comment
pourrions-nous tout recommencer ? Quelle direction faut-il
prendre ? Les réponses ne vont pas de soi. Une chose est
sûre cependant : ce n'est que si nous posons les bonnes
questions que nous trouverons les bonnes réponses.
Chapitre 7

#OWS : Le parti de Wall Street


face à son ennemi juré

Cela fait bien trop longtemps que le parti de Wall Street


gouverne sans contestation aux États-Unis. Il a intégra-
lement dominé la politique présidentielle pendant quatre
décennies, voire davantage, que les présidents qui se sont
succédé aient ou n'aient pas été ses agents complaisants.
Il a légalement corrompu le Congrès en s'appuyant sur
la lâcheté des membres des deux partis politiques, dépen-
dants de sa puissance financière brute et du contrôle qu'il
exerce sur les grands médias. Grâce aux nominations faites
et approuvées par les présidents et par le Congrès, le parti
de Wall Street domine une grande partie de l'appareil d'État
et de la justice - et plus particulièrement la Cour suprême,
dont les jugements partisans favorisent de plus en plus les
intérêts vénaux de l'argent, dans des sphères aussi diverses
que le droit électoral, le droit du travail, les lois sur l'envi-
ronnement et sur les contrats.
Le parti de Wall Street applique un principe universel
de gouvernement : il n'existera aucun obstacle sérieux au
pouvoir absolu de l'argent d'exercer un règne absolu. Ce
pouvoir doit s'exercer dans un unique objectif : ceux qui
détiennent la puissance de l'argent ne jouiront pas seule-
ment du privilège d'accumuler la richesse indéfiniment et
à leur guise. Ils auront aussi le droit d'hériter la terre, non

277
villes rebelles

seulement en prenant possession, directement ou indirec-


tement, des territoires et de toutes les ressources et capa-
cités productives qu'ils recèlent, mais aussi en exerçant un
contrôle absolu, direct ou indirect, sur le travail et sur les
potentialités créatives de tous ceux dont il a besoin. Le reste
de l'humanité ne sera que quantité négligeable.
Ces principes et ces pratiques ne sont pas le fruit de la
cupidité individuelle, de la myopie ou de la pure malfai-
sance - bien que celles-ci soient présentes en abondance.
Ces principes ont été gravés dans le corps politique de
notre monde par la volonté collective d'une classe capitaliste
animée par les lois coercitives de la concurrence. Si mon
groupe de lobbying dépense moins que le vôtre, j'obtiendrai
moins de faveurs. Faire des dépenses qui répondent aux
besoins des gens, c'est perdre des points en compétitivité.
Bien des gens honnêtes sont prisonniers d'un système
pourri jusqu'à la moelle. S'ils veulent gagner raisonna-
blement leur vie, ils n'ont d'autre solution que de cour-
ber l'échiné : ils ne font qu'« obéir aux ordres », comme le
déclarait Eichmann, « faire ce qu'exige le système », comme
d'autres disent aujourd'hui, acceptant ainsi les pratiques et
les principes barbares et immoraux du parti de Wall Street.
Les lois coercitives de la concurrence nous obligent tous,
à des degrés divers, à appliquer les règles de ce système
impitoyable et insensible. Le problème n'est pas individuel
mais systémique.
Lorsque ce parti parle de la liberté que sont censés garan-
tir les droits de propriété privée, le libéralisme économique
et la liberté du commerce, il désigne en réalité la liberté
d'exploiter la force de travail d'autrui, de déposséder le
peuple de ses biens et de piller l'environnement au profit
d'un individu ou d'une classe.
Dès qu'il a pris le contrôle de l'appareil d'État, le parti
de Wall Street privatise habituellement tout ce qui peut

278
#ows

rapporter quelque chose à une valeur inférieure au prix du


marché afin d'ouvrir de nouveaux domaines à son accu-
mulation de capital. Il multiplie les extemalisations - le
complexe militaro-industriel en offre un parfait exemple -
et les pratiques fiscales - subventions à l'industrie agroali-
mentaire et faibles impôts sur les revenus du capital - qui
lui permettent de mettre tranquillement à sac les finances
publiques. Il encourage délibérément des systèmes de régu-
lation si complexes et une incompétence administrative si
surprenante dans le reste de l'appareil d'État - rappelez-
vous l'EPA, l'Agence de protection de l'environnement, sous
Reagan, et la FEMA, l'Agence fédérale de gestion des situa-
tions d'urgence, et le « super-boulot » de Michael Brown,
son directeur, sous Bush - qu'il arrive à convaincre un
public d'un naturel sceptique que l'État est définitivement
incapable de jouer un rôle constructif ou de soutien pour
améliorer la vie quotidienne ou les perspectives d'avenir de
qui que ce soit. Enfin, il exploite le monopole de la violence
que revendiquent tous les États souverains pour exclure le
public d'une grande partie de ce qui est considéré comme
l'espace public, et pour harceler, surveiller et au besoin cri-
minaliser et incarcérer tous ceux qui n'acceptent pas large-
ment ses diktats. Il excelle dans la pratique d'une tolérance
répressive qui perpétue l'illusion de la liberté d'expression,
aussi longtemps que cette dernière ne démasque pas la
vraie nature de son projet et l'appareil répressif qui l'étaye.
Le parti de Wall Street mène une lutte des classes inces-
sante. « Bien sûr qu'il y a une lutte des classes, a reconnu
Warren Buffett, et c'est ma classe, celle des riches, qui la
mène et qui la gagne. » Une grande partie de cette lutte se
mène en secret, dissimulée par toutes sortes de masques
et d'ambiguïtés sous lesquels les intentions et les objectifs
du parti de Wall Street se déguisent.

279
villes rebelles

Le parti de Wall Street ne sait que trop bien que, lorsque


des problèmes politiques et économiques profonds se trans-
forment en questions culturelles, ils deviennent insolubles.
Aussi fait-il régulièrement appel à tout un éventail d'opi-
nions spécialisées et captives, dont les auteurs sont, pour
la plupart, employés par les groupes de réflexion et les uni-
versités que ce même parti finance, et dispersés dans les
médias qu'il contrôle. Ces gens-là sont chargés de créer des
controverses sur une foule de questions qui n'ont stricte-
ment aucune importance et de proposer des solutions à des
problèmes qui ne se posent pas. Tantôt ils n'ont à la bouche
que l'austérité indispensable pour tous si l'on veut com-
bler le déficit, tantôt ils proposent de réduire leurs propres
impôts sans se préoccuper des effets éventuels d'une telle
mesure sur le déficit. Le seul sujet dont on ne peut jamais
débattre et discuter ouvertement, c'est la vraie nature de
la lutte des classes qu'ils mènent de façon aussi durable et
aussi impitoyable. Dans le climat politique actuel et selon
leur avis d'experts, présenter quoi que ce soit comme une
« lutte des classes », c'est dépasser les limites de la réflexion
sérieuse - et risquer de se faire prendre pour un fou, sinon
pour un esprit séditieux.
Aujourd'hui pourtant, et pour la première fois, un mou-
vement est explicitement décidé à affronter le parti de Wall
Street et son pouvoir financier sans partage. D'autres que
lui - horreur et abomination ! - occupent la « rue » de Wall
Street. Se propageant de ville en ville, la tactique d'Occupy
Wall Street consiste à occuper un espace public, un parc ou
une place, proches d'un grand nombre de lieux de pouvoir
et, par la simple présence de corps humains, à transformer
l'espace public en commun politique - un lieu de discussion
et de débat ouvert sur les agissements du pouvoir et sur la
meilleure manière de s'opposer à lui. Cette tactique, rani-
mée sous sa forme la plus manifeste dans les nobles luttes

280
#ows

en cours centrées sur la place Tahrir du Caire, s'est répan-


due à travers le monde (Puerta del Sol à Madrid, place
Syntagma à Athènes, maintenant les marches de la cathé-
drale Saint-Paul de Londres et Wall Street même). Cela
nous montre que le pouvoir collectif qu'exerce la présence
de corps humains dans l'espace public reste l'instrument
d'opposition le plus efficace quand toutes les autres voies
d'accès sont barrées. La place Tahrir a révélé au monde
une vérité évidente : ce qui compte vraiment, ce sont des
corps humains dans la rue et sur les places, et non les niai-
series sentimentales débitées sur Twitter ou sur Facebook.
Aux États-Unis, l'objectif de ce mouvement est simple.
Voici ce qu'il dit :

Nous, le peuple, sommes déterminés à reprendre notre


pays aux puissances de l'argent qui le gouvernent actuelle-
ment. Notre objectif est de donner tort à Warren Buffett. Sa
classe, celle des riches, ne gouvernera plus sans conteste et
n'héritera plus automatiquement la terre. Et sa classe, celle
des riches, n'est pas destinée à gagner éternellement. [...]
Nous sommes les 99%. Nous détenons la majorité ; cette
majorité peut et doit l'emporter, et elle le fera. Puisque le pou-
voir de l'argent nous interdit toutes les autres voies d'expres-
sion, notre seule solution est d'occuper les parcs, les places et
les rues de nos villes jusqu'à ce que nous ayons réussi à faire
entendre notre avis et que l'on prête attention à nos besoins.

Pour réussir, le mouvement doit tendre la main aux 99 %.


Il peut le faire, et il s'y emploie, pas à pas. Il y a d'abord
tous ceux que le chômage a enfoncés dans la paupérisa-
tion, tous ceux qui ont été, ou sont actuellement, expropriés
de chez eux et dépossédés de leurs biens par la phalange
de Wall Street. Le mouvement doit créer de larges coali-
tions entre les étudiants, les immigrés, les sous-employés et

281
villes rebelles

tous ceux que menace la politique d'austérité draconienne


et totalement superflue infligée à la nation et au monde
sur l'ordre du parti de Wall Street. Il doit se concentrer
sur les incroyables niveaux d'exploitation qui régnent sur
les lieux de travail - des travailleurs domestiques immi-
grés que les riches exploitent si cruellement chez eux aux
employés de restaurant qui triment comme des bêtes pour
trois fois rien dans les cuisines des établissements de luxe
où se repaissent les riches. Il doit rassembler les travailleurs
créatifs et les artistes qui voient si souvent leur talent trans-
formé en produit commercial sous le contrôle du pouvoir
de la grande finance.
Et surtout, le mouvement doit tendre la main aux indivi-
dus aliénés, insatisfaits et mécontents, bref à tous ceux qui
reconnaissent et sentent au fond d'eux-mêmes que quelque
chose débloque complètement, que le système mis en place
par le parti de Wall Street n'est pas seulement barbare,
contraire à l'éthique et immoral, mais qu'en plus, il ne
fonctionne plus.
Il faut, à partir de tout cela, constituer une opposition
cohérente qui doit également envisager librement les futures
grandes lignes d'une ville alternative, d'un système politique
alternatif et, en dernier recours, d'une organisation alterna-
tive de la production, de la distribution et de la consom-
mation, au profit du peuple. Faute de quoi, l'avenir qui
attend les jeunes est celui d'un endettement privé en hausse
vertigineuse et d'une austérité publique qui s'aggrave, l'un
comme l'autre au profit de 1 % de la population. Cet ave-
nir-là n'en est pas un.
En réaction au mouvement Occupy Wall Street, l'État,
soutenu par le pouvoir de la classe capitaliste, émet une
prétention surprenante : lui et lui seul posséderait le pou-
voir exclusif de réglementer l'espace public et d'en disposer.
Le public n'aurait aucun droit commun à l'espace public !

282
#ows

Mais qu'est-ce qui permet aux maires, aux responsables de


la police et de l'armée, ainsi qu'aux fonctionnaires, de nous
dire à nous, le peuple, que c'est à eux de décréter ce qui est
public dans « notre » espace public, et de définir qui peut
occuper cet espace et quand ? En vertu de quoi pourraient-
ils nous chasser nous, le peuple, de tout espace que nous
décidons d'occuper collectivement et pacifiquement ? Ils
prétendent agir dans l'intérêt public - et invoquent des lois
censées le prouver - , mais le public, c'est nous ! Où est
« notre intérêt » dans tout cela ? Et, d'ailleurs, n'est-ce pas
« notre » argent que les banques et les financiers utilisent
de façon aussi éhontée pour accumuler « leurs » bonus ?
Face au pouvoir organisé du parti de Wall Street qui n'a
de cesse de diviser pour mieux régner, le mouvement émer-
gent doit également inscrire parmi ses principes fondateurs
qu'il ne se laissera ni diviser ni détourner de ses objectifs
tant qu'il n'aura pas ramené le parti de Wall Street à la
raison - en lui faisant comprendre que le bien commun
doit l'emporter sur les intérêts vénaux étriqués - ou ne
l'aura pas mis à genoux. Les privilèges accordés aux entre-
prises qui leur confèrent les droits d'individus sans les res-
ponsabilités qui incombent aux vrais citoyens doivent être
réduits. Des biens publics comme l'éducation et les ser-
vices de santé doivent être assurés publiquement et rendus
librement accessibles à tous. Dans les médias, les pouvoirs
de monopole doivent être brisés. Il faut déclarer anticons-
titutionnel le financement des campagnes électorales par
les grandes entreprises. La privatisation du savoir et de la
culture doit être interdite. La liberté d'exploiter et de dépos-
séder autrui doit être sévèrement limitée et, finalement,
déclarée illégale.
Les Américains croient à l'égalité. Les sondages d'opi-
nion montrent qu'ils estiment - quelles que soient leurs allé-
geances politiques générales - que s'il est peut-être justifié

283
villes rebelles

que 20 % de la population revendiquent 30 % de la richesse


totale, il est inadmissible qu'ils en contrôlent 85 %, comme
c'est le cas aujourd'hui. Que l'essentiel de cette richesse
soit entre les mains de 1 % seulement de la population est
parfaitement intolérable. Ce que propose le mouvement
Occupy Wall Street, c'est que nous, le peuple des États-
Unis, nous engagions à inverser ce niveau d'inégalité - non
seulement en termes de richesses et de revenus, mais, chose
encore plus importante, dans le domaine du pouvoir poli-
tique que confère et reproduit cette disparité. Si le peuple
des États-Unis a raison d'être fier de sa démocratie, il faut
bien voir que celle-ci a toujours été compromise par le
pouvoir de corruption du capital. Face à la domination
de ce pouvoir, et comme Jefferson en a suggéré la néces-
sité il y a bien longtemps, l'heure est certainement venue
aujourd'hui de faire une nouvelle révolution américaine :
une révolution fondée sur la justice sociale, sur l'égalité et
sur une approche bienveillante et réfléchie de notre rela-
tion avec la nature.
La lutte qui a éclaté - celle du peuple contre le parti de
Wall Street - est décisive pour notre avenir collectif. Elle
est de nature globale aussi bien que locale. Elle rassemble
des étudiants chiliens qui se livrent à un combat désespéré
contre le pouvoir politique pour créer un système d'ensei-
gnement libre et de qualité pour tous, et entreprendre ainsi
le démantèlement du modèle néolibéral que Pinochet avait
si brutalement imposé. Elle englobe les agitateurs de la place
Tahrir, conscients que la chute de Moubarak - comme la fin
de la dictature de Pinochet - n'a été qu'une première étape
dans la lutte d'émancipation pour se libérer du pouvoir de
l'argent. Elle inclut les Indignados d'Espagne, les grévistes
de Grèce, l'opposition militante qui s'exprime aux quatre
coins du monde, de Londres à Durban, de Buenos Aires

284
#ows

à Shenzhen et à Bombay. Partout, les empires du grand


capital et du pouvoir brut de l'argent sont sur la défensive.
Avec quel camp allons-nous en découdre, à titre indivi-
duel ? Quelle rue allons-nous occuper ? Le temps seul nous
le dira. Ce que nous savons, c'est que le moment est venu.
Le système n'est pas seulement démasqué et en panne, il
est incapable de réagir autrement que par la répression.
Voilà pourquoi nous, le peuple, n'avons pas d'autre solu-
tion que de lutter pour le droit collectif de décider com-
ment reconstruire ce système, et à l'image de qui. Le parti
de Wall Street a fait son temps, et il a lamentablement
échoué. Nous n'avons pas seulement l'occasion aujourd'hui
d'édifier une alternative sur ses ruines. C'est une obliga-
tion incontournable à laquelle aucun de nous ne peut, et
ne voudra jamais, se dérober.
Remerciements

Je souhaite remercier ici les responsables des publications


énumérées ci-dessous de m'avoir autorisé à reproduire des
textes précédemment parus sous leurs auspices.
Le chapitre 1 est une version légèrement modifiée d'un
article publié dans la New Left Review, n° 53, septembre-
octobre 2008, sous le titre « The Right to the City ».
Le chapitre 2 est une version légèrement augmentée de la
première partie d'un article publié dans Socialist Register 2011
intitulé « The Urban Roots of Financial Crises: Reclaiming
the City for Anti-Capitalist Struggle ».
Le chapitre 3 repose sur un article intitulé « The Future
of the Commons », publié dans la Radical History Review
n° 109 (2011). Je remercie Charlotte Hess d'avoir attiré
mon attention sur quelques graves omissions de mon article
original concernant l'œuvre d'Elinor Ostrom, ainsi que
les participants d'un séminaire, organisé sous l'égide du
16 Beaver Group à New York, dont les discussions sur le
thème du commun m'ont considérablement aidé à clarifier
mes propres idées.
Le chapitre 4 est une version légèrement modifiée d'un
article intitulé « The Art of Rent: Globalization, Monopoly
and Cultural Production », publié initialement dans Socialist
Register 2002.

287
villes rebelles

Le chapitre 5 est une version augmentée de la der-


nière partie d'un article publié initialement dans Socialist
Register 2011 intitulé « The Urban Roots of Financial Crises:
Reclaiming the City for Anti-Capitalist Struggle ».
Je souhaite également remercier les participants du groupe
de lecture « Right to the City » de New York (et plus parti-
culièrement Peter Marcuse) ainsi que les membres du sémi-
naire organisé au Center for Place, Culture and Politics de
l'université de la Ville de New York pour les nombreuses
discussions stimulantes que nous avons eues au cours de
ces dernières années.
Index

Abou Dhabi : 42 Bell, Daniel : 169


Acropole : 196 Berlin : 192, 196-198, 204, 210-
Afghanistan : 40, 108, 224 211
Afrique du Sud : 201 Bilbao : 193, 204
Allemagne : 35, 47, 73, 116 Blair, Tony : 273
Allen, Paul : 60 Bloomberg, Michael : 42, 60
Alliance pour le droit à la ville : 14, Bolivie : 154, 159, 166, 210, 215,
20, 246, 267 252-253, 255-259, 261
Appelbaum, Binyamin : 104 Bologne : 204, 242
Argentine : 39, 210, 215, 237 Bombay: 15, 41-42, 51, 68, 167,
Association des banquiers améri- 201, 285
cains : 71 Bonaparte, Louis Napoléon (Napo-
Athènes : 22, 143, 184, 192, 211 léon III) : 33-36
Australie: 116, 182-183 Bookchin, Murray : 138, 156, 162-
163, 225-226, 246-247, 268-
Baltimore: 42, 44, 61, 72, 111- 270
114, 152, 154, 192, 259 Brésil : 13-14, 47, 203, 216, 244
Bangkok : 58, 204, 210 BRIC : 93, 122
Bangladesh : 56, 238 Brixton (Londres) : 274
Banque centrale européenne : 61 Brown, Michael D. : 279
Banque mondiale : 66, 68-69, 72, Buffalo (New York) : 113
77, 96, 103, 128, 147, 215, 245 Buffett, Warren : 108, 279, 281
Banzer, Hugo : 258 Burlington (Vermont) : 243
Barcelone : 22, 191, 193-194, 196, Bus Riders Union (Los Angeles) :
204, 209, 211 235
Bechtel Corporation : 252, 262 Bush, George W. : 107, 279

289
villes rebelles

Californie : 73, 75, 96, 164 Écologistes : 9, 12, 17


Cameron, David : 273 El Alto (Bolivie) : 154, 210, 212,
Canary Wharf (Londres) : 189 235, 252, 255-260, 262-267
Castells, Manuel : 16 Elyachar, Julia : 56
Chandler, Alfred : 176 Engels, Friedrich : 29, 49-51, 78,
Cheney, Dick : 107 109
Chicago: 58, 75-76, 112, 115, EPA (Environmental Protection
210, 214, 268 Agency - Agence de protec-
Chili: 116, 163, 235 tion de l'environnement, États-
Chine: 17-18, 40-41, 44-46, Unis) : 279
53-54, 58, 85, 93, 97, 116-123, Escobar, Arturo : 253
125-129, 211, 223, 238 Espagne : 40, 42, 72, 93, 95, 276,
Chongqing : 18, 127, 244 284
Christiania (Copenhague) : 152 ETA (Euskadi Ta Askatasuna) : 186
Cisjordanie : 212 États-Unis: 27, 36-38, 40-41,
Cleveland : 44, 72, 113-114, 160 43-44, 47, 52, 58, 62, 65-66,
Clinton, Bill : 94, 108, 110, 113 72-73, 75, 78, 85, 93, 97,
Cochabamba (Bolivie) : 159, 210, 99-100, 102-108, 110, 116, 118-
252, 254-256, 264 119, 121-123, 125-126, 128,
Columbia University : 61 154, 159, 176, 183, 185, 201,
Commune de Paris : 16, 19, 35, 210-211, 213-215, 233, 236-
38, 58, 203, 209, 217-218, 230- 237, 239, 241, 243-244, 262,
231, 233, 244, 252, 267 277, 281, 284
Conseil du Grand Londres : 243, Europe de l'Est : 251
251, 254 Excluded Workers Congress
Copenhague : 152 (Congrès des travailleurs pré-
Côrdoba (Argentine) : 210 caires) : 236, 262
Countrywide : 97, 110
Curitiba (Brésil) : 203, 244 Falloujah (Irak) : 212-213
Fannie Mae : 85, 89, 94, 99, 102,
De Angelis, Massimo : 135 105
Détroit : 44, 104, 109, 113, 155 FEMA (Fédéral Emergency Mana-
Dharavi (Bombay) : 51, 61, 68, gement Agency - Agence fédé-
201 rale de gestion des situations
Disney World : 174 d'urgence, États-Unis) : 279
Dix d'Hollywood : 240 Fletcher, Bill : 241, 250-251
Dongguan : 125 Flint (Michigan) : 237
Dubaï : 41-42 Floride : 72, 75, 95-96, 110, 118
DUMBO (New York) : 152 FMI (Fonds monétaire internatio-
nal) : 123-124,215

290
INDEX

Fonds mondial pour la nature : Hardt, Michael: 80, 134, 142,


139 152, 261,269
Forum social des États-Unis : 14 Harlem : 51, 201
Forum social mondial : 14, 204, Haug, Wolfgang : 175
215 Haussmann, Georges-Eugène :
Forum urbain mondial : 245 34-38, 42, 48-49, 89, 212, 233
Foster, Norman : 193, 198 Hezbollah : 212-213
France : 33-34, 73, 182, 235 High Line (New York) : 146
Freddie Mac : 85, 94, 105 Hitler, Adolf : 198
Hittorff, Jacques Ignace : 34
Gapasin, Fernando : 241, 250-251 Hong Kong: 41-42, 190
Gaudi, Antonio : 193
Gehry, Frank: 193 Inde : 45,47, 54, 56, 58, 122, 126,
Gênes : 210 165, 216
George, Henry : 70 Indignados : 215, 276, 284
Géorgie (États-Unis) : 72 Irak: 40, 108, 211-212
Gill, Lesley : 256-259 Irlande : 40, 72, 93, 99
Giuliani, Rudolph : 195 Isaac, William : 71
Godard, Jean-Luc : 10 Italie : 141
Goetzmann, William : 75, 85, 95
Jacobs, Jane : 38, 50, 60, 268
Goldman Sachs : 41
Japon : 73, 119
Gottlieb, Robert : 92
Jeux olympiques (1992) : 193
Graeber, David : 226
Johann es bourg : 15, 42, 167
Grande-Bretagne : 40, 43, 47, 73,
Johns Hopkins, université : 61
93, 122, 135, 147, 163, 179,
243
Kierland Commons (Phoenix) :
Grèce : 164, 276, 284 140
Greenspan, Alan : 71, 94 King, Martin Luther, J.-R. : 104,
Guangdong : 123 111
guerre civile espagnole : 209 Kohn, Margaret : 141, 236
guerre froide : 36, 223
Guggenheim, musée (Bilbao) : 193, Lazar, Sian : 256-257, 259, 261-
204 266
Le Caire : 22, 56, 191,211
Halles (Paris) : 11, 34 Lefebvre, Henri : 11-22, 28, 38,
Hamas: 212-213 53, 63, 247, 251
Hambourg : 152, 244 Lénine, Vladimir : 203, 218
Hardin, Garrett: 134, 137, 146, Lewis, Michael : 100
154-155 Ligue hanséatique : 271

291
villes rebelles

Lima : 56 Negri, Antonio : 80, 84, 134, 142,


Liverpool : 192, 196 152, 261, 269
Livingstone, Ken : 243, 251 New Haven (Connecticut) : 60
Locke, John : 147-149 New York : 14, 20, 36, 39, 42-43,
Londres : 41-42, 55, 68, 85, 179, 50, 60-61, 73, 75-76, 96, 115,
191,210-212, 273, 275, 284 169, 192, 195, 211, 234-235,
Los Angeles : 14-15, 42, 115, 167, 267-268
212, 214, 235, 238, 244, 268 New York City Central Labor
Council : 267
Madison (Wisconsin) : 22, 210 New York (État de) : 160, 162
Madrid: 22,41, 210-211 Newman, Frank : 75-76,85, 95
Manhattan : 46, 60, 68, 179 Nixon, Richard : 104, 126
Marx, Karl : 11,15, 19,30,78-89, Northumbria (Grande-Bretagne) :
95-96, 98, 109, 148-150, 152, 238
154, 172, 176, 178, 217, 219, Nottingham : 238
221, 228, 234, 245, 272 Nouveau-Mexique : 240
Meier, Richard : 193 Nouvelle-Galles du Sud : 234
Melbourne : 204, 211
Mesa, Carlos : 252 Oaxaca (Mexique) : 210, 263
Mexico : 42, 58, 60, 210 Occupy Wall Street, mouvement :
Mexique : 46, 241 211,215, 280,282,284
Milwaukee : 243 Ostrom, Elinor: 135-136, 141,
Mondragôn : 227-228 156-160, 166, 268-269
Morales, Evo : 252-255 Ostrom, Vincent : 158, 160
Moscou : 42, 243
Moses, Robert : 36-38, 50, 54, 60, Parc Zuccotti (New York) : 22
268 Paris : 9-10, 12, 15, 20, 22, 33-35,
Moubarak, Hosni : 284 37-38, 42, 48-50, 58, 89, 192,
Mumford, Lewis : 246 209-210,212, 233
Murdoch, Rupert : 176, 273 Park, Robert : 28, 133, 271
Musée d'art contemporain (Barce- Parker, Robert : 183-184
lone) : 193, 195 Parti communiste français (PCF) :
243
Nandigram (Bengale-Occidental) : Parti travailliste (Grande-Bretagne) :
54 237
National Bureau of Economie Pays basque : 186
Research (NBER - Bureau natio- Pays-Bas : 73
nal de la recherche économique) : Pékin: 118-119, 126
75 Pereire, Émile : 43, 89
Nations unies : 30 Pereire, Isaac : 43, 89

292
INDEX

Phoenix (Arizona) : 140 Santa Cruz (Bolivie) : 253-255,


Pinochet, Augusto : 284 257
Plaça de Catalunyà (Barcelone) : Santiago du Chili: 42, 210-211,
143,210 270
Place Syntagma (Athènes) : 143, S3o Paulo: 15,41, 122, 167
210,212,281 Schinkel, Karl Friedrich : 197,199
Place Tahrir (Le Caire) : 143,210, Seattle : 60, 204, 209-210, 238
212, 281, 284 Seconde Guerre mondiale : 36-37,
Place Tiananmen (Pékin) : 212 92, 102, 107, 121, 125
Pologne : 73 Séoul : 42, 51, 53
Porto Alegre : 14, 204, 244, 251 Shanghai : 51, 117-118, 123, 125-
Potsdamer Platz (Berlin) : 198 126, 167, 209, 235
Prague : 204, 210 Shenzhen : 41, 129, 285
Pribram, Karl : 76 Shiller, Robert : 65, 72
Puerta del Sol (Madrid) : 210, 281 Simmel, Georg : 29
Singapour : 190, 195
Situationnistes : 12, 15, 21
Québec : 210
Slim, Carlos : 46, 60
Smith, Adam : 147-148, 177
Ramallah : 212 SoHo (New York) : 152
Reagan, Ronald : 31, 107, 279 Soto, Hemando de : 55,147
Reichstag : 198 Speer, Albert : 198
Réserve fédérale américaine (Fed) : Stiglitz, Joseph : 94
44, 61-62, 94 Stockman, David : 107-108
Revueltas, Rosaura : 241 Suède : 73
Rio de Janeiro : 54-55, 122, 187, Suez : 252, 262
192, 201,213
Rome: 192,211 Tabb, William : 39
Royal Institute of British Archi- Tahbilk : 182-183
tects : 194 Taipei : 42
Russie : 39, 47, 122, 210 TARP (Trouble Asset Relief Pro-
gram) : 117
Saint-Paul, cathédrale (Londres) : Tate Gallery (Londres) : 204
281 Tea Party : 262
Samaranch, Juan Antonio : 193- Thaïlande : 72, 77
194 Thatcher, Margaret : 31, 55, 218,
San Diego : 42, 95 243, 254, 274
San Francisco : 106, 192,204,268 Thomas, Brinley : 92-93
Sànchez de Lozada, Gonzalo : 252 Thompson, E. P. : 236
Sancton, Andrew : 157 Tiebout, Charles : 158

293
villes rebelles

Tokyo: 167 Watts (Los Angeles) : 104


Toronto : 246 Webber, Jeffirey : 253-256, 258,
Toxteth (Liverpool) : 274 268
Turin: 210, 236 Williamsburg (New York) : 152

Union européenne : 68, 181 Yale, université de : 61


Union soviétique : 36, 107, 197, Young, Iris : 269
250
Yunus, Muhammad : 56
UNITE HERE : 238

Vienne : 210, 243 Zagreb : 244


Zapatistes : 220, 225
Wall Street: 46, 60-61, 85-86, Zukin, Sharon : 45
110, 277-285
Table

Préface - La vision d'Henri Lefebvre 9

Première partie - Le droit à la ville

Chapitre 1 : Le droit à la ville 27


Chapitre 2 : Les racines urbaines
des crises capitalistes 65
La perspective marxiste 78
L'accumulation de capital par l'urbanisation 90
Capital fictif et fictions éphémères 95
La production de valeur et les crises urbaines 101
Pratiques urbaines prédatrices 109
L'histoire de la Chine 116
L'urbanisation du capital 130
Chapitre 3 : La création du commun urbain 133
Chapitre 4 : L'art de la rente 169
Rente de monopole et concurrence 171
Aventures viticoles 181
L'entrepreneuralisme urbain et la quête de rentes
de monopole 186

295
VILLES REBELLES

Capital symbolique collectif, marques de distinction


et rentes de monopole 191
Rentes de monopole et espaces d'espoir. 200

Deuxième partie - Villes rebelles

Chapitre 5 : Reconquérir la ville


au profit de la lutte anticapitaliste 209
Changer les perspectives de la gauche sur les luttes
anticapitalistes 216
Alternatives 228
Le droit à la ville : une revendication politique
de classe 244
Vers la révolution urbaine 248
* Alors, comment organise-t-on une ville?» 250
Démarches futures 267
Chapitre 6 : Londres 2011 : Le capitalisme sauvage
descend dans la rue 273
Chapitre 7 : #OWS : Le Parti de Wall Street
face à son ennemi juré 277

Remerciements 287
Index 289
COMPOSITION ET MISE EN PAGES
NORD COMPO À VILLENEUVE-D'ASCQ

ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR CPI FIRMIN-DIDOT
À MESNIL-SUR-L'ESTRÉE EN DÉCEMBRE 2 0 1 4

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