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Les stratégies d'internationalisation de la question

coloniale et la construction transnationale d'une science de


la colonisation à la fin du xixe siècle
Pierre Singaravélou
Dans Monde(s) 2012/1 (N° 1), pages 135 à 157
Éditions Armand Colin
ISSN 2261-6268
ISBN 9782200927905
DOI 10.3917/mond.121.0135
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Les stratégies d’internationalisation de
la question coloniale et la construction
transnationale d’une science de
la colonisation à la fin du xixe siècle
Pierre Singaravélou
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
CNRS-IRICE UMR 8138

Résumé
La fin du xixe siècle, période d’intenses rivalités coloniales, a aussi été un moment de concertation et de coopé-
ration entre les différentes puissances impériales. L’internationalisation du débat sur les questions coloniales,
en tant que discours et pratiques sociales, constitue alors une stratégie au service des promoteurs de la colo-
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nisation pour s’imposer dans le cadre national et sur la scène européenne. Elle a pu à la fois servir de paravent
aux ambitions personnelles de Léopold II, de source de légitimité et de réflexion aux juristes de l’Institut de
droit international et aux experts libéraux de l’Institut colonial international, qui ont fait de la Belgique et du
Congo le lieu et l’objet privilégiés de ces débats transnationaux.
Mots-clés : Colonisation – Empires – Droit international – Sciences coloniales – Congo belge.

Abstract
The Internationalization Strategies of the Colonial Issue and the Transnational Shaping of a Colonial
Science at the end of the 19th Century
Though a period of intense colonial rivalries, the end of the nineteenth century was also a time for cooperation and
consultations between the various imperial powers. The internationalization of the debate on colonial issues, be it
present in expressed views or in social practices, constituted a strategy that served the interests of the colonialists
who were determined to take a stance in the national and European arenas at once. Such a strategy screened
the personal ambitions of King Leopold II. It lent legitimacy and gave vent to the reflections of the lawyers of
the Institute of International Law and the liberal experts of the International Colonial Institute. Belgium and the
Congo thus came to represent the privileged locus and object of these transnational debates.
Keywords: Colonization – Empires – International Law – Colonial Sciences – Belgian Congo.

monde(s), no 1, mai 2012, p. 135-157

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Pierre Singaravélou

L
a question de l’internationalisation du semble avoir constitué un moment privilé-
débat public sur la colonisation a été gié du développement des relations entre
largement abordée par des travaux les nations impériales : des modèles, dis-
qui se sont focalisés sur la seconde phase cours et pratiques circulent par le biais
de ce processus, le moment crucial des des congrès, instituts, musées coloniaux et
années 1920. Ces contributions décisives expositions coloniales qui se multiplient
négligent implicitement l’histoire longue dans toute l’Europe3.
des interconnexions et se concentrent sur
Le processus d’internationalisation du
les relations franco-britanniques1. Il appa-
débat sur les questions coloniales peut
raît nécessaire de revenir sur ce qui s’est
être appréhendé à la faveur de l’étude de la
joué à la fin du xixe siècle. Cette période de
circulation des savoirs et des experts colo-
« Grande dépression » économique et de
niaux en voie de professionnalisation à la fin
renouveau de l’expansion coloniale, tra-
du xixe siècle4. Ces circulations dessinent-
ditionnellement considérée comme peu
elles un espace transnational et transdisci-
propice aux échanges internationaux2,
plinaire cohérent ?5 Quels acteurs (savants,
hauts fonctionnaires, représentants poli-
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1
Antony Anghie, “Colonialism and the Birth of International
Institutions: Sovereignty, Economy, and the Mandate tiques, hommes d’affaires) s’y investissent
System of the League of Nations”, New York University
Journal of International Law and Politics, vol. 513,
n° 34, 2002 ; Véronique Dimier, Le gouvernement des 3
Alexander C.T. Geppert, Fleeting Cities: Imperial
colonies : regards croisés franco-britanniques, Bruxelles,
Expositions in fin-de-Siècle Europe (Basingstoke/New
Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004 ; Benoît de
York: Palgrave Macmillan, 2010); John M. Mackenzie,
L’Estoile, « L’Afrique comme laboratoire. Expériences
Museums and Empire. Natural History, Human Cultures
réformatrices et révolution anthropologique dans l’empire
and Colonial Identities (Manchester: Manchester University
colonial britannique (1920-1950) », thèse, Paris, EHESS,
Press, 2010).
2004 ; Benoît de l’Estoile, “Internationalisation and
4
‘scientific nationalism’: the International Institute of African Roy MacLeod, ed., Governement and Expertise:
Languages and Cultures between the Wars”, in Helen Specialists, Administrators, and Professionals (Cambridge:
Tilley, Robert Gordon, eds., Ordering Africa: Anthropology, Cambridge University Press, 1988); Emmanuelle Sibeud,
European Imperialism & Disciplinary Development Une science impériale pour l’Afrique ? La construction
(Manchester: Manchester University Press), 2007, des savoirs africanistes en France (1878-1930), Paris,
p. 95-116; Daniel Gorman, “Empire, Internationalism, and Publications de l’EHESS, 2002 ; Pierre Singaravélou,
the Campaign against the Traffic in Women and Children in Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France
the 1920s”, Twentieth Century British History, vol. 19, n° 2, sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne,
2008, p. 186-216. 2011.
2 5
August Chou, Christian Lange, Chapitre VI, Christophe Charle, Jürgen Schriewer, Peter Wagner,
« L’impérialisme », Histoire de l’internationalisme, eds., Transnational Intellectual Networks and the Cultural
vol. III : Du congrès de Vienne jusqu’à la Première Guerre Logics of Nations, European Universities and Academic
mondiale, Oslo et Paris, H. Aschehoug & Co et F. Alcan, Knowledge in the Nineteenth and Twentieth Centuries
1963 p. 257-266. (Francfort: Campus, 2004).

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

et quels liens entretiennent-ils avec les dès la seconde moitié du xixe siècle7. Nous
États et les administrations coloniales ? avons identifié des organismes transnatio-
Cet espace semble formé d’une nébuleuse naux (Association internationale africaine,
d’institutions qui tentent de le structurer Institut de droit international, Institut
et qu’il convient d’explorer : associations, colonial international, etc.) et des institu-
organisations, commissions, missions tions nationales (École libre des sciences
d’expertise, revues, expositions, congrès, politiques, London School of Economics)
échanges internationaux où se croisent les qui promeuvent inlassablement la liber-
spécialistes de la colonisation. Ces acteurs té des échanges et l’internationalisation
individuels et collectifs se sont consacrés à du débat colonial. Ces acteurs semblent
partir des années 1870 à l’institutionnali- engagés dans la construction d’un espace
sation de nouvelles formes de coopération transnational de l’expertise coloniale.
intellectuelle et de nouvelles disciplines L’internationalisation et l’importation de
(« droit international », « colonisation com- savoirs et savoir-faire étrangers contri-
parée ») dans le cadre d’organismes non buent-elles à renforcer leur position d’au-
gouvernementaux internationaux6. torité au sein du cadre national8 ? Il s’agit
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L’histoire des relations internationales et en effet d’étudier une internationalisation
a fortiori celle de l’internationalisation qui dit son nom, et constitue elle-même un
ne se réduisent pas au récit des grandes mode de travail, un projet politique et une
rencontres diplomatiques et aux rela- stratégie de légitimation. Les « stratégies
tions entre les acteurs étatiques ; elle est d’internationalisation » adoptées peuvent
aussi faite du « travail continu d’intercon- varier en fonction de l’appartenance natio-
nexion » effectué par ces nouvelles institu- nale, des options tactiques et politiques, et
tions transnationales fondées de manière des rapports de force internationaux.
privée par des individus ou des groupes

6
Akira Iriye, Cultural Internationalism and World Order
(Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1997); 7
Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces
John Boli, George M. Thomas, eds., Constructing World
transnationaux », Genèses, n° 57, décembre 2004.
Culture: International Nongovernmental Organizations
8
since 1875 (Stanford: Stanford University Press, 1999); Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation
Akira Iriye, Global Community: The Role of International internationale des idées », Romanistische Zeitschrift fur
Organizations in the Making of the Contemporary World Literaturgeschichte, vol. 14, n° 1-2, Heidelberg, 1990,
(Berkeley: University of California Press, 2002). p. 1-10.

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Pierre Singaravélou

L’invention du « droit international » existent déjà en Europe, la Chair of Law


of Nature and of Nations de l’Université
par les juristes libéraux
d’Edimbourg (1707), la chaire de droit de
(années 1870) la nature et des gens du Collège de France
À la fin des années 1870 se pose pour la (1774), la chaire de droit des gens de la
première fois la question du contrôle inter- faculté de droit de Paris (1829), le Chichele
national des colonies9. Le débat s’ouvre Professorship of International Law à
au sein de l’Institut de droit international Oxford (1859), le Whewell Professorship
(IDI), une jeune institution indépendante of International Law à Cambridge (1866).
des États, créée en 1873 à Gand, par l’avocat Mais ils s’inscrivent dans la tradition du
belge et homme politique libéral Gustave droit des gens ou de l’histoire diploma-
Rolin-Jaequemyns, fondateur de l’Asso- tique, avec laquelle la nouvelle génération
ciation internationale pour le progrès des des juristes libéraux et positivistes entend
sciences sociales (Bruxelles, 1862) et de la rompre : pour la première fois, des savants
Revue de droit international et de législation se définissent comme spécialistes de « droit
comparée (Gand, 1869). La création de ce international ».
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périodique avec Tobias Asser, professeur de L’idée de créer « une espèce de concile
droit privé à Amsterdam et John Westlake, juridico-œcuménique sans pape et sans
avocat plaideur à Londres, marque la nais- infaillibilité » a d’abord été émise par Francis
sance du droit international moderne10. Lieber, réfugié politique allemand aux
Certes, des enseignements spécifiques États-Unis après 1848, devenu professeur
de droit public à Columbia11. Parallèlement,
9
Auparavant, la lutte contre la traite des esclaves avait déjà le Suisse Gustave Moynier, président et
fait l’objet de conventions internationales à la suite du
Congrès de Vienne (Les traités de Vienne, acte général du cofondateur du Comité international de la
9 juin 1815, annexe n° 15 : déclaration des puissances sur Croix-Rouge, soumet un projet semblable
l’abolition de la traite des nègres du 8 février 1815).
10
La revue devient, en 1875, l’organe officiel de l’Institut
à Rolin-Jaequemyns12. Ce dernier consulte
de droit international. Cf. Martti Koskenniemi, The Gentle
Civilizer of nations. The Rise and Fall of International Law 11
Lettre de Francis Lieber à Gustave Rolin-Jaequemyns,
1870-1960 (Cambridge: Cambridge University Press,
septembre 1871, citée in August Chou, Christian Lange,
2002), p. 14. Tobias Michael Carel Asser obtient le prix
Histoire de l’internationalisme, op. cit., p. 311. Albéric
Nobel de la Paix (1911) pour ses travaux sur l’arbitrage
Rolin, Les origines de l’Institut de droit international, Gand,
international tandis que John Westlake devient le principal
IDI, 1923.
représentant de l’internationalisme juridique en Grande-
12
Bretagne et, en 1888, succède à Henry Maine à la chaire Jean de Senarclens, Gustave Moynier, le bâtisseur,
de droit international de l’Université de Cambridge. Genève, Éditions Slatkine, 2000.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

Johann Kaspar Bluntschli, professeur L’Institut décide d’abord de garantir son


de droit constitutionnel à Heidelberg et indépendance en suspendant le droit de
auteur de la première codification univer- vote des membres qui entreraient dans
sitaire du droit international, qui préconise le service diplomatique d’un État. Cette
la création d’une institution permanente et clause, très contraignante pour des juristes
internationale, susceptible de rassembler oscillant en permanence entre l’université
les juristes isolés dans leur propre pays13. et la haute fonction publique, est suppri-
À la suite des horreurs de la guerre de mée dès la session d’Oxford en 1880. Les
1870 et du non-respect de la Convention de membres de l’IDI commencent par éla-
Genève de 1864, ces savants fortement ins- borer les principales règles de l’arbitrage
pirés par le Kathedersozialismus (Gustave international lors des réunions de Genève
Rolin-Jaequemyns, Émile de Laveleye) sou- (1879) et de La Haye (1880), codifier le
haitent, avant toute chose, réformer le droit droit de la guerre15 et préparer un accord
de la guerre14. Le 8 septembre 1873, le nou- international sur le canal de Suez16. Ce pro-
vel institut se fixe pour objectif d’étudier les jet suscite les premières divisions parmi les
principes fondamentaux du droit des gens, juristes de l’Institut17. Frédéric Fromhold de
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de tenter de codifier le droit international et Martens, diplomate et professeur de droit
de répondre de façon pragmatique aux pro- public à Saint-Pétersbourg, recommande la
blèmes posés par l’actualité. Il parvient à « neutralisation » du canal qui permettrait
rassembler lors de la première réunion des aux bâtiments de guerre des puissances
juristes éminents d’Europe et d’Amérique européennes de l’emprunter en temps
qui s’accordent sur la finalité de l’Institut : de paix tout en interdisant leur passage
« De favoriser le progrès du droit interna- en situation de guerre. En étendant cette
tional, en s’efforçant de devenir l’organe de interdiction aux forces armées du Khédive,
la conscience juridique du monde civilisé. le juriste russe propose en réalité de limiter
De formuler les principes généraux de la
science, ainsi que les règles qui en dérivent 15
Institut de droit international, Manuel des coutumes et lois
et d’en répandre la connaissance ». de la guerre, Gand, IDI, 1880.
16
En 1880, l’usage du canal est régi par un accord bilatéral
13
Johann Caspar Bluntschli, Le droit international, Paris, entre le khédive d’Égypte et la Compagnie du canal de
Librairie Guillaumin, 1854. Suez en date du 22 février 1866.
14 17
Irwin Abrams, « The Emergence of the International Law Annuaire de l’Institut de droit international, Berlin,
Societies », Review of Politics, vol. 17, n° 3, July 1957, Putkammer et Mühlbrechet Éditeurs – Paris, Durand et
p. 361-390. Pedone-Lauriel Libraires, 1878, p. 112 sq.

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la souveraineté de l’Égypte18. L’ancien titu- du droit international positif, se réunissent


laire de la Regius Professorship of Civil Law à quelques kilomètres de là, une trentaine
(Oxford), Sir Travers Twiss, défend la posi- de savants allemands, autrichiens, français,
tion britannique en objectant que Martens britanniques, italiens, russes et belges, au
a motivé sa proposition en s’appuyant sur Palais royal de Bruxelles, à l’invitation de
une hypothétique situation de guerre alors Léopold II qui inaugure, le 12 septembre
qu’il convient d’adopter une approche prag- 1876, une Conférence géographique inter-
matique fondée sur l’expérience de l’usage nationale consacrée à l’Afrique. Les organi-
effectif du canal depuis son inauguration sateurs prennent à témoin le concert des
en 1869. Le principe de libre passage a tou- nations et les sociétés civiles européennes
jours été respecté, y compris par les parties en affirmant promouvoir l’exploration de
belligérantes lors de la guerre russo-turque l’Afrique subsaharienne, lutter contre la
de 1877-1878. L’Institut entérine la position « traite musulmane » et militer en faveur de
britannique et conseille aux représentants l’ouverture de l’Afrique au commerce inter-
des États de garantir le libre passage des national20. En réalité, le débat européen
navires marchands et militaires aussi bien et le processus d’internationalisation des
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en temps de paix qu’en temps de guerre : ce colonies initiés par le roi doivent légitimer
principe est reconnu huit ans plus tard par ses nouvelles prétentions territoriales aux
la convention de Constantinople relative au yeux des voisins européens et de sa propre
canal de Suez19. opinion publique, de tradition libérale et
libre-échangiste. Léopold II instrumen-
L’internationalisation au service talise la question humanitaire et la dyna-
d’un seul homme ? mique internationaliste afin de réaliser son
Léopold II, roi des Belges et grand projet colonial.
l’Association internationale Pour ce faire, Léopold II fonde le 19 sep-
tembre 1876, au terme de la conférence de
africaine (1876-1884)
Bruxelles, l’Association internationale pour
Au moment même où ces juristes européens
20
Marie-Christine Brugaillère, « Un journal au service
tentent d’établir les principes fondamentaux d’une conquête : Le Mouvement géographique (1884-
18 1908) », in Pierre Halen, János Riesz (dir.), Images de
Depuis 1876, l’Égypte est soumise au contrôle anglo-
l’Afrique et du Congo/Zaïre dans les lettres françaises de
français sur les finances de l’État.
Belgique et alentour : actes du colloque international de
19
La convention de Constantinople relative au canal de Suez Louvain-la-Neuve (4-6 février 1993), Bruxelles, Textyles
est signée le 29 octobre 1888. Éditions – Kinshasa, Éditions du Trottoir, 1993, p. 23-37.

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l’exploration et la civilisation de l’Afrique pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique


centrale, plus communément dénommée centrale. L’Institut se réjouit de l’empressement
avec lequel toutes les nations, et la Belgique en
Association internationale africaine (AIA), particulier, ont répondu à l’appel du roi. Il espère
placée directement sous la présidence du que les difficultés inséparables d’une pareille
souverain et dotée d’un drapeau bleu étoilé entreprise seront victorieusement surmontées,
d’or à l’image d’un État. L’Association orga- qu’un de ses résultats les plus glorieux sera de
contribuer à la suppression de l’esclavage des
nise des voyages d’exploration et fonde des nègres et que, de leur côté, les Puissances euro-
« stations hospitalières et scientifiques » en péennes s’entendront pour exercer une sur-
Afrique équatoriale. Des sections de l’AIA veillance sévère afin d’enlever à la traite africaine
sont créées dans chaque grand pays euro- ses derniers débouchés »21.
péen afin de prêcher la bonne parole du Si nombre de contemporains ont décelé
roi : en réalité, ces filiales semblent rapide- dès 1878 les motivations coloniales du
ment acquérir leur autonomie telle la sec- souverain, à l’instar de Gustave Rolin-
tion parisienne présidée par Ferdinand de Jaequemyns et de Henry Stanley22, le roi
Lesseps et animée par le géographe Charles parvient à développer officieusement ses
Maunoir, le vice-amiral de La Roncière Le projets coloniaux personnels tout en invo-
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Noury, président de la Société de géogra- quant sa mission internationale d’intérêt
phie, les explorateurs Henri Duveyrier et public. Le 23 novembre 1878, l’Association
Alfred Grandidier, qui encouragent la colo- 21
Gustave Rolin-Jaequemyns, « L’œuvre de l’exploration
nisation française en Afrique centrale. La et de civilisation de l’Afrique centrale », Revue de droit
international et de législation comparée, vol. IX, 1877,
fondation de l’Association internationale p. 319.
est saluée par l’Institut de droit interna- 22
Gustave Rolin-Jaequemyns écrit en 1878 : « La pensée
tional dont les membres se félicitent de qui inspire Léopold II est d’ailleurs aussi intelligemment
patriotique qu’elle est largement philanthropique. Il a
l’objectif affiché : lutter contre la traite et compris que, plus les limites d’une nation sont étroites,
l’esclavage, l’Association étendant ainsi le plus il est défendu à ses citoyens de borner à ces limites
le champ de leur initiative individuelle. » (Gustave Rolin-
domaine d’exercice du droit internatio- Jaequemyns, « L’œuvre de l’exploration et de civilisation
nal. La majorité des membres de l’Institut de l’Afrique centrale », op. cit., p. 291) tandis que Stanley
note dans son Journal en 1879 : “The King is a clever
louent « l’initiative désintéressée du souve- statesman. He is supremely clever, but I have not had thirty
opportunities of conversing with him without penetrating his
rain d’un État secondaire et neutre » : motives. [...] He has not been so frank as to tell me outright
what we are to strive for. Nevertheless, it has been pretty
« L’institut de droit international félicite et evident that under the guise of an International Association
remercie S. M. le roi des Belges de Sa haute et he hopes to make a Belgian dependency of the Congo
généreuse initiative dans la création de l’œuvre basin” (cité par Frank Hird, H.M. Stanley. The Authorized
Life, [London: Stanley Paul & Co, 1935], p. 177).

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crée le Comité d’études du Haut-Congo, recommande aussi d’établir des barrières doua-
véritable groupement économique, qui nières sur les tronçons de route que vous avez
ouverts. Il n’est que juste, et en accord avec la
signe un contrat de cinq ans avec Henry coutume de tout pays, que ceux qui utilisent nos
Morton Stanley, prévoyant l’exploration routes nous paient quelque chose »24.
du bassin du Congo. Il s’agit de créer une
L’équipe d’experts internationaux au ser-
liaison commerciale entre le Bas et le Haut-
vice du roi parvient progressivement à faire
Congo, séparés par une série de chutes et
reconnaître les possessions de l’AIC par
de rapides infranchissables, et de signer
les différentes puissances européennes en
discrètement des traités avec les chefs
jouant sur les rivalités inter-impériales et
« indigènes » afin d’accroître les droits de
en faisant valoir le caractère inoffensif de la
souveraineté de l’Association sur le bas-
Belgique. Les États-Unis reconnaissent les
sin fluvial. Léopold II doit toutefois faire
« stations et territoires libres de l’Associa-
face aux revendications territoriales de la
tion » (22 avril 1884), puis la France prend
France et du Portugal sur les deux rives
l’engagement de les respecter (24 avril),
du fleuve Congo. Il décide alors de créer, le
après que Léopold II lui aie accordé un
17 novembre 1879, une nouvelle organisa-
droit de préemption sur ses territoires.
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tion au titre injustifié, l’Association interna-
La Grande-Bretagne et l’Allemagne – qui
tionale du Congo (AIC), dont sont exclues
a adroitement joué les entremetteurs en
les autres puissances européennes23. Le roi
convoquant une conférence internationale
des Belges explique à Stanley son double
à Berlin –, se voient alors contraintes de
jeu et sa stratégie d’appropriation du ter-
soutenir le projet léopoldien afin d’éviter
ritoire par l’aménagement de cette région :
que ces possessions ne tombent aux mains
« La Belgique ne désire aucun territoire en des rivaux français (8 novembre 1884).
Afrique, mais il est indispensable que vous ache- De même, la manœuvre du roi des Belges
tiez pour le Comité d’études autant de terrain
qu’il vous est possible d’obtenir, et que vous oblige le Portugal à reconnaître l’AIC plutôt
placiez successivement sous la souveraineté que de prendre le risque d’avoir comme
du Comité, dès que possible et sans perdre une voisin une colonie française. En outre, Jules
minute, tous les chefs, depuis l’embouchure Ferry accepte la proposition de Léopold II
du Congo jusqu’aux chutes Stanley. […] Je vous
parce qu’il craint que ce projet « associatif »
23
Jean Stengers, “Leopold II and the Association
24
Internationale du Congo”, in Stig Förster, Wolfgang Lettre de Léopold II à Henry Morton Stanley, 31 décembre
Mommsen, Ronald Robinson, eds., Bismarck, Europe, and 1881, citée par Georges-Henri Dumont, Léopold II, Paris,
Africa (London: Oxford University Press, 1988). Fayard, p. 172.

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et « international » ne soit récupéré par repoussée26. Au cours des années suivantes,


l’Angleterre dans la mesure où une grande le Congo devient l’objet de nouvelles
partie des experts coloniaux œuvrant pour convoitises. En effet, le Portugal et la France
le souverain belge est britannique. Pour la nourrissent des ambitions dans la région.
première fois, les puissances européennes La ratification du traité Brazza-Makoko à
reconnaissent formellement le droit d’une l’automne 1882 inquiète les groupes de
« association internationale » à acquérir pression libéraux européens qui s’empa-
des droits de souveraineté et, par là même, rent de cette question. La Chambre de com-
à être représentée dans le concert des merce de Manchester, l’Anti-Slavery Society
nations25. et des sociétés missionnaires présentent
au Foreign Office une adresse recomman-
L’Institut de droit international dant l’indépendance du territoire du Congo
face à la question du fleuve Congo et son ouverture au commerce interna-
tional27 ; la compagnie consulaire et la
(1878-1885) : « neutralisation »,
Société africaine de Rotterdam envoient
« internationalisation » ou une pétition similaire au gouvernement
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« libéralisation » ? néerlandais. Elles s’opposent aux projets
Dès septembre 1878, la « question du d’expansion de la France et du Portugal,
Congo » monopolise l’attention des et défendent le statu quo afin de préserver
membres de l’Institut de droit interna- les « droits antérieurs » de la Hollande qui
tional : l’expédition de Henry M. Stanley possédait au xviiie siècle des comptoirs
en 1876-1877 incite Gustave Moynier, sur la côte de Loango et détient toujours
président du Comité international de la des factoreries à l’embouchure du Congo.
Croix-Rouge (Genève), à proposer, lors Le 22 avril 1883, l’explorateur allemand
de la session de Paris, un accord inter- 26
Jesse Siddall Reeves, The International Beginnings of the
national sur le fleuve Congo afin d’éviter Congo Free State (Baltimore: The Johns Hopkins Press,
1894), p. 60.
de futurs conflits. Il plaide en faveur d’un
27
Les négociants et les commerçants britanniques craignent
régime de navigation libre. La proposition, alors que la Grande-Bretagne reconnaisse la souveraineté
alors considérée comme superflue, est portugaise sur le Bas-Congo. Dans cette perspective, en
février 1883, Léopold II envisage de placer ses « stations »
sous la protection d’un citoyen britannique dont les biens
25
Guy Vanthemsche, La Belgique et le Congo. Empreintes seraient garantis par un futur traité anglo-portugais. Il
d’une colonie (1885-1980), Bruxelles, Éditions Complexe, sollicite l’aide de M. de Rothschild qui refuse de lui servir
2007. de prête-nom.

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Pierre Singaravélou

Gerhard Rohlfs, dans un article de l’Allge- Ce revirement total par rapport aux instruc-
meine Zeitung, demande aux puissances tions envoyées à Stanley le 31 décembre
coloniales d’« internationaliser » le Congo 1881 conduit le roi des Belges à « inter-
en reconnaissant sa neutralité. nationaliser » une route qu’il considérait
Léopold II opère alors un changement de un an auparavant comme une propriété
stratégie. Initialement favorable à l’instau- personnelle, susceptible de lui rapporter
ration de monopoles et de barrières doua- des revenus substantiels. Léopold parvient
nières au Congo, il décide, en avril 1883, ainsi à séduire les élites libérales en inven-
d’opter en faveur de la liberté du commerce, tant la colonisation sans impôt et « l’État
plus conforme aux exigences des élites sans douanes » financés par l’Association
européennes – notamment britanniques – internationale du Congo dont il est l’unique
et états-uniennes. Le souverain belge s’ap- actionnaire. Il reste maintenant à obtenir
plique dès lors à rassurer les partisans du l’assentiment des juristes et la reconnais-
libre-échange inquiétés par l’expansion de sance des droits de souveraineté de son
la France et du Portugal dont ils craignent Association sur les territoires africains.
la politique douanière. Pour ce faire, il pro- La question est longuement débattue par
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pose aux autres puissances coloniales de les membres de l’IDI lors de la session de
prendre en charge la « neutralisation » de Munich le 4 septembre 1883. À l’instar de
la région qui assurerait la libre circulation son collègue Frédéric Fromhold de Martens
des Européens et des produits coloniaux. au sujet du canal de Suez, le Belge Émile
« Le Congo est bordé de stations libres et de
de Laveleye, professeur d’économie poli-
vastes territoires qui nous appartiennent. Il tique à l’Université de Liège et conseiller de
serait utile de les neutraliser par un accord entre Léopold II, préconise subtilement, dans un
quelques ou toutes les puissances. […] Un acte de premier temps, la « neutralisation » de l’en-
neutralisation est un mot officiel qui n’entraîne
ni dépense, ni charge, ni responsabilité pour les
semble du bassin fluvial et recommande la
États qui le prononceraient. Nous y répondrions constitution d’une commission internatio-
par une promesse formelle de ne mettre aucune nale, analogue à celle du Danube29. Cette
douane autour de nos stations, aucune taxe sur opération internationale s’annonçant diffi-
notre route internationale »28.

28 29
Lettre de Léopold II à Marcel Luwel, 4 mai 1883, in Marcel La liberté de navigation sur le Danube est garantie par
Luwel, « Gerson von Bleichröder, l’ami commun de une commission internationale, prévue dans le traité de
Léopold II et de Bismarck », Africa-Tervuren, vol. XI, 1965, Paris de 1856 et s’appuyant sur les accords du congrès de
p. 96-97. Vienne (1815).

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

cile, il propose de confier cette mission de Face à la campagne de presse qui, en


« neutralisation » à l’Association internatio- France, récuse le droit d’une association
nale du Congo qui serait reconnue comme privée à posséder des droits de souverai-
administrateur neutre et indépendant : neté et à signer des traités avec des chefs
« Le mérite de l’Association ne réside-t-il pas africains32, Émile de Laveleye réfute cette
précisément dans ce caractère international et argumentation en citant les nombreuses
désintéressé qui lui permet de réunir, sans dis- compagnies à charte fondées par les sou-
tinction de nationalité et de culte, tous ceux qui
veulent contribuer aux entreprises d’exploration
verains européens du xviie siècle jusqu’à la
dans l’Afrique centrale et à la noble tentative d’y création de la Compagnie britannique du
combattre l’extension de la traite et d’y apporter Nord de Bornéo, en 1881. L’universitaire
les lumières de la civilisation ? […] L’Association belge passe ensuite à l’offensive en tentant
africaine, c’est en réalité une autre Croix-Rouge,
choisissant pour théâtre de son œuvre de dévoue-
de saper les fondements juridiques de la
ment, non plus les champs de bataille de l’Europe, légitimité de la présence française dans la
mais les régions encore inexplorées de l’Afrique. région du Congo :
C’est une institution de propagande civilisatrice
comme celle de l’ordre de Malte ou, plutôt encore, « Les droits que la France peut invoquer sur une
comme celle de l’Ordre teutonique, qui, au Moyen partie de la rive nord du Stanley-Pool n’ont pas
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Âge, est allé porter la civilisation parmi les popu- d’autre origine que ceux de l’Association interna-
lations barbares des bords de la Baltique et qui tionale. Quand Makoko a cédé l’emplacement de
les a rattachées au reste de l’Europe »30. Brazzaville à M. de Brazza, celui-ci ne représen-
tait encore la France à aucun titre. Il était plutôt
On retrouve à plusieurs reprises cette ana- l’agent de l’Association internationale, puisqu’il
logie dans les écrits de Léopold II, inspiré avait entrepris ses voyages d’exploration, en
grande partie, avec les fonds de l’Association »33.
par Émile de Laveleye : le souverain se met
en scène comme un philanthrope qui pro- Si se poursuivent les contestations de la vali-
meut une vision humanitaire de la coloni- dité des concessions faites à l’Association, la
sation à l’instar du Comité international de
la Croix-Rouge et fait publier des articles 32
Pierre Singaravélou, « “Un enfant difforme, de père étrang-
hagiographiques dans les grands quoti- er, de mère centenaire…” L’impossible “accouchement”
de la loi sur le rétablissement des compagnies à Charte
diens européens comme The Times31. (1889-1899) », in Christophe Charle, Julien Vincent (dir.),
La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et
30
Émile de Laveleye, « La neutralité du Congo », Revue en Grande-Bretagne, 1780-1914, Rennes, Presses univer-
de droit international et de législation comparée, vol. XV, sitaires de Rennes, 2011, p. 235-264.
1883, p. 257. 33
Émile de Laveleye, « La neutralité du Congo », Revue
31
« Un correspondant Belge », « The International Congo de droit international et de législation comparée, vol. XV,
Association », The Times, 28 mars 1883. 1883, p. 259.

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Pierre Singaravélou

communauté devra – menace de Laveleye Face à la proposition de « neutralisa-


– dénier toute valeur aux droits acquis par tion » émise par Émile de Laveleye et celle
Brazza. Ainsi, l’économiste libéral et anti- d’« internationalisation » formulée par
colonialiste s’est transformé en ardent pro- Travers Twiss, Gustave Moynier fait état de
moteur de l’œuvre coloniale léopoldienne. ses doutes sur la capacité des associations
Les juristes de l’Institut de droit internatio- prétendument internationales à faire res-
nal n’adhèrent pas à ce projet de « neutrali- pecter le principe de neutralité :
sation ». Ainsi Sir Travers Twiss s’oppose à « Il va de soi que ces organismes n’étant pas
nouveau fermement à la limitation du pas- des États, seules personnes juridiques entre
lesquelles les traités internationaux fassent loi,
sage des navires de guerre en invoquant leurs représentants ne sauraient en aucun cas
la nécessité impérieuse de combattre la être admis comme parties contractantes dans
piraterie et la traite en Afrique centrale. Il un acte de ce genre. Mais se présentent-ils du
considère le principe de neutralité inap- moins comme des compagnies fortement orga-
nisées, et disposant de moyens suffisants pour
plicable à des territoires en grande partie faire, par exemple, respecter au besoin la neutra-
inconnus, aux limites non définies34. Twiss lité qu’on leur reconnaîtrait ? Pour ne parler que
milite en faveur d’une « internationalisa- du «Comité d’études du Haut-Congo», le plus en
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tion » du cours d’eau qui respecterait les vue de tous, sait-on seulement quel est au juste
son programme d’action, comment il fonctionne,
intérêts stratégiques des États européens quelles garanties il offre pour l’avenir » 36 ?
et accepte l’idée d’une commission inter-
nationale administrant le Bas-Congo35. La Moynier présente une option consen-
position de Twiss, à la fois juriste officiel de suelle, progressive et « libérale » qui per-
la Grande-Bretagne qu’il représentera à la mette d’instaurer la liberté de navigation
conférence de Berlin et employé officieux et de commerce sur le fleuve Congo et ses
du roi des Belges qui le fera commandeur affluents. Toutefois il dénie aux popula-
de l’ordre de Léopold, parvient à garantir tions autochtones tout droit de regard sur
les intérêts britanniques tout en préservant la circulation fluviale : « Quant aux nègres,
ceux de Léopold II. il est bien évident qu’on les laisserait de
côté, mais la conduite à tenir à leur égard
34
Travers Twiss, « La libre navigation du Congo », Revue devrait faire l’objet d’une entente consi-
de droit international et de législation comparée, vol. XV
et XVI, 1883. gnée dans le traité ». Son discours traduit la
35
« Mémoire de Sir Travers Twiss », Annuaire de l’Institut de
36
droit international, Bruxelles, Merzbach & Falk Éditeurs, « Mémoire de Gustave Moynier », Annuaire de l’Institut de
1885, p. 249. droit international, op. cit., 1885, p. 258-259.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

dialectique appropriation/exclusion, carac- droits des nations européennes sur les ter-
téristique du droit international : il s’agit ritoires de l’Afrique ». Le baron Léopold
d’assurer l’inclusion des colonisés dans le de Neumann, juriste autrichien, engage
champ d’application du droit international l’assemblée à se garder des « utopies »
en leur conférant une personnalité juri- et rappelle que les discussions de l’Insti-
dique tout en les écartant des débats de la tut doivent, selon ses statuts, conserver
société internationale. Le droit de colonisa- un « caractère pratique »39. Outre ces cri-
tion repose en effet sur le principe contra- tiques, il faut noter, au cours des débats de
dictoire selon lequel le droit international l’Institut de droit international, l’absence
n’est pas applicable à tout le genre humain. des Français et des Portugais, présents
Sur ce paradoxe s’est fondé le droit inter- sur le terrain colonial, qui s’opposent fer-
national moderne dont le développement mement au contrôle international de ces
résulte en grande partie de l’expansion territoires. En dépit de ces réticences, le
coloniale des puissances européennes37. principe de la libre circulation dans le bas-
La proposition de résolution défendue par sin du Congo proposé par Gustave Moynier
Moynier suscite les réactions négatives emporte l’adhésion d’une large majorité
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d’une minorité de ses collègues à l’instar des membres. Son projet de convention est
d’Augusto Pierantoni, professeur de droit adopté et directement transmis au prési-
constitutionnel à Rome et défenseur du dent de la Conférence de Berlin, le prince
principe de non-ingérence, qui invite les de Bismarck.
« membres des nationalités trop engagées « Art. 1er : La navigation sur le Congo et ses
affluents sera entièrement libre et ne pourra être
dans la question » à s’abstenir38. Le juriste
interdite à personne.
italien considère que Moynier, Laveleye et Cette liberté implique le droit, pour tout naviga-
Twiss éludent les problèmes juridiques teur, de débarquer et d’embarquer dans tous les
généraux posés par la conquête du Congo : ports, de n’être astreint ni à des arrêts, ni au paie-
« Des questions plus hautes sont soulevées, ment de droits de péage ou de douane. […]
et il y aura lieu d’examiner quels sont les Art. 3. La liberté de parcours, de commerce et
d’établissement sera aussi de droit sur les terri-
37
Antony Anghie, Imperialism, Sovereignty and the Making toires compris dans le bassin du Congo. […]
of International Law (Cambridge: Cambridge University
Press, 2007), p. 32.
38
« Extrait du procès-verbal de la première séance plénière
39
tenue le 4 septembre 1883 », Annuaire de l’Institut de droit Annuaire de l’Institut de droit international, Bruxelles,
international, op. cit., 1885, p. 275. Librairie Falk Fils – Paris, A. Pedone Éditeur, 1928, p. 1178.

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Pierre Singaravélou

Art. 6. La traite des esclaves sera interdite dans le suffisante pour faire respecter les droits
bassin du Congo, et l’esclavage lui-même y sera acquis et, le cas échéant, la liberté du com-
aboli. […]
merce et du transit ». L’internationalisation
Art. 8. Une commission internationale, formée
d’un représentant de chacune des Hautes par- de la question coloniale impose l’instaura-
ties contractantes, sera chargée de réglementer tion d’une nouvelle procédure : pour être
tout ce qui concerne l’usage du fleuve et de ses avalisés, conquêtes et traités doivent être
affluents, et de veiller à l’observation de la pré- notifiés aux puissances colonisatrices voi-
sente convention. Elle aura la police du fleuve, et
une force armée convenable sera mise pour cela sines (art. 34).
à sa disposition »40. La stratégie d’internationalisation fictive
Les propositions élaborées par l’Institut de Léopold II fonctionne parfaitement. Le
de droit international ont fortement ins- paravent international que forment l’AIA
piré les rédacteurs de l’Acte du Congo, le puis l’AIC permet au roi de fonder un nou-
26 février 1885, lors de la Conférence de vel État. Les dirigeants européens et étasu-
Berlin41. L’option libérale de Moynier séduit niens voient dans la petite nation belge un
les représentants des puissances euro- instrument efficace de neutralisation des
péennes qui suivent les recommandations ambitions des grandes puissances impé-
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de son projet. La conférence institue la riales. Le 23 février 1885, les puissances
liberté de navigation sur le Congo et garan- européennes confèrent à l’Association
tit la liberté de commerce. L’acte de Berlin internationale la qualité d’État souverain.
formalise, en outre, une évolution dans le En avril 1885, le parlement de Bruxelles
mode de légitimation des conquêtes terri- autorise « Sa Majesté à être le chef de l’État
toriales. L’article 35 impose aux puissances fondé en Afrique par l’Association interna-
signataires l’obligation d’exercer, dans les tionale ». Le 29 mai, un décret du gouver-
territoires qu’elles occupent, une « autorité nement belge transforme l’« Association
internationale du Congo » en « État indé-
40
« Navigation sur le fleuve Congo », résolution du pendant du Congo ». L’article 17 de l’acte
17 septembre 1883, Annuaire de l’Institut de droit
international, op. cit., 1885, p. 278. du Congo, prévoyant la création d’une
41
Geoffroy de Courcel, L’influence de la conférence de « Commission internationale de la naviga-
Berlin de 1885 sur le droit colonial international, thèse tion du Congo », n’a jamais été appliqué et
pour le doctorat en droit, soutenue le 5 décembre 1935 à
l’Université de Paris, Paris, Éditions internationales, 1935. Léopold II prend possession de la région.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

L’invention française de la séduit de plus en plus les savants français43.


La « colonisation comparée » suppose une
« colonisation comparée » et
approche globale du fait colonial : cette dis-
la fondation de l’Institut colonial cipline vise à confronter les expériences
international (1886-1896) coloniales françaises et étrangères, pré-
sentes et passées. Pour ce faire, ses prati-
Les savants français semblent étrangement
ciens mobilisent les savoirs et les méthodes
absents du débat international sur la ques-
des sciences historique, géographique,
tion du Congo. Ils ne participent pas au
économique et juridique. Son caractère
processus de fondation du droit internatio-
transdisciplinaire en fait dès l’origine une
nal et de création de l’ICI de Gand. Après la
science « impérialiste » grignotant le pré
conférence de Berlin, certains théoriciens
carré des autres « sciences coloniales ».
libéraux, spécialistes de la colonisation,
En 1892, l’économiste et publiciste, Joseph
tentent de peser dans le débat public fran-
Chailley, tente le premier de poser les fon-
çais et européen en adoptant une nouvelle
dements de cette nouvelle discipline :
démarche qui s’institutionnalise rapide-
ment sous la forme d’une nouvelle disci- « Aujourd’hui, et malgré tant de désastres, nous
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avons, par vingt années d’efforts, pu reconstituer
pline, la « colonisation comparée ». Cette
notre empire colonial. Mais quand nous voulons
dernière porte dans un premier temps le le mettre en valeur, nous cherchons en vain et
nom de « colonisation étrangère », ensei- les méthodes à suivre et les hommes pour les
gnée d’abord par Paul Leroy-Beaulieu dans appliquer. La chaîne brisée des traditions ne peut
plus se renouer ; les exemples de nos devanciers,
la section coloniale de l’École libre des
interrompus dans leur évolution nécessaire, ne
sciences politiques ouverte en 1886, puis peuvent plus nous guider parmi les difficultés
par Louis Vignon à l’École coloniale à partir présentes, et, pour refaire notre éducation, c’est
de 1889. auprès de l’étranger que nous devons nous ins-
truire. […] Nous n’allons pas trouver chez l’étran-
Ces enseignements se développent dans les ger des lois, des règlements, une conduite à imiter
années 1890 au moment où les « sciences soudainement et sans y rien changer. La poli-
tique coloniale d’aucun peuple n’est exempte de
coloniales » s’institutionnalisent dans l’en-
seignement supérieur42. Le comparatisme 43
La seconde moitié du xixe siècle est marquée par l’essor du
comparatisme dans l’orientalisme et les sciences sociales.
Au moment de la création de l’ICI, Émile Durkheim écrit :
« L’histoire ne peut être une science que dans la mesure où
elle explique, et l’on ne peut expliquer qu’en comparant »,
42
Pierre Singaravélou, Professer l’Empire, op. cit. L’Année sociologique, vol. I, 1896-1897, p. II.

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Pierre Singaravélou

fautes, même grossières. Toutes les métropoles faut les poursuivre, sous des latitudes voisines et
se sont montrées imprévoyantes, ignorantes, dans des conditions comparables : à Hong Kong,
injustes ; tous les gouvernements insouciants, par exemple, et en Birmanie »44.
indifférents, maladroits. L’Angleterre elle-même
a, tout le long de son histoire, commis des erreurs Chailley explique pourquoi la « colonisa-
monstrueuses. Elle possède toutefois deux biens tion comparée » est née et doit se dévelop-
dont elle pourra nous faire part : le premier, une per en France : en dépit de leur glorieuse
expérience trois fois séculaire, ininterrompue et
histoire, les Français sont des « nouveaux
contemporaine, dont on pourrait, après des tâton-
nements, dégager certaines règles de conduite venus de la colonisation »45. Ils doivent en
aujourd’hui peu contestables ; et le second, une conséquence se mettre à l’école de leurs
juste défiance de l’improvisation et le sentiment, brillants devanciers, les Britanniques et
cent fois confirmé, que, dans la conduite des
les Hollandais qui n’ont pas besoin d’une
affaires coloniales, rien ne peut suppléer l’expé-
rience ou même seulement l’étude. Voilà peut- science de la « colonisation étrangère ». Au
être tout ce que la première puissance coloniale cours d’un voyage d’études aux Pays-Bas
du monde aura à nous apprendre. Si peu que ce en 1892, Joseph Chailley, familier du com-
soit, tâchons du moins de bien l’entendre. Ce n’est
paratisme international46, est frappé par
déjà pas si aisé. Les études comparées, en géné-
ral si fécondes, sont en même temps grosses de la difficulté d’obtenir des renseignements
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dangers ; aucune peut-être ne l’est davantage que sur la législation coloniale et par l’absence
l’étude comparée des méthodes coloniales. Des de relations entre les savants français
facteurs nombreux et complexes doivent entrer
et néerlandais47. Parallèlement, il prend
en ligne de compte : puissance de la métropole
et aptitude des colons, climats et ressources de conscience de la nécessité « de faire entrer
la colonie, caractère et institutions des indigènes. désormais la politique coloniale dans la
L’expérience de l’Angleterre risque de n’être pas
profitable à l’Espagne ; les résultats obtenus en 44
Joseph Chailley-Bert, La colonisation de l’Indo-Chine.
Afrique n’autorisent pas à rien préjuger en Asie. L’expérience anglaise, Paris, Armand Colin, 1892 p. 3-6.
Donc, si nous voulons nous former aux leçons 45
Joseph Chailley-Bert, Java et ses habitants, Paris, Armand
de l’étranger, choisissons bien nos maîtres. Ces Colin, 1900.
maîtres, ce seront les Hollandais ou les Anglais. 46
Joseph Chailley-Bert s’intéresse au comparatisme inter-
Mais les Anglais d’Australie, par exemple, n’ont national dès la thèse de droit où il étudie les législations
rien à nous enseigner pour notre Algérie ou notre française, anglaise et italienne, et il traduit l’ouvrage
d’un professeur d’économie politique de Yale sur le pro-
Sénégal, ni ceux d’Amérique pour Madagascar. tectionnisme : Joseph Chailley-Bert, L’impôt sur le reve-
Si nous souhaitons nous instruire avec eux des nu. Législation comparée et économie politique, Paris,
choses de l’Afrique, allons au Cap ou sur la côte Guillaumin, 1884 ; William Graham Sumner, Le protection-
occidentale. Si nous voulons – et c’est ce que nous nisme, trad. Joseph Chailley-Bert, Paris, Guillaumin, 1886.
nous proposons – faire tourner nos études au 47
Institut colonial international, Compte rendu de la session
profit de notre Indo-Chine, c’est en Asie qu’il nous tenue à Wiesbaden les 17, 18 et 19 mai 1904, Bruxelles,
Bibliothèque coloniale internationale, p. 50.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

science »48 : il fonde l’année suivante l’Union Léopold II et directeur des Sociétés belges
coloniale française (UCF) – principale orga- au Congo, et Camille Janssen, gouverneur
nisation du patronat impérial – à Paris et général honoraire de l’État indépendant
élabore le projet d’une institution interna- du Congo et ancien secrétaire d’État des
tionale d’études coloniales au moment où Finances. La création d’un Institut colonial
Marseille se dote du premier Institut colo- international qui doit ouvrir ses portes en
nial français. Dans les locaux de l’UCF, il janvier 1894 à Bruxelles est alors décidée.
réunit le 6 octobre 1893 les sept membres L’ICI est financé à l’origine par la Compagnie
fondateurs, éminents représentants des du Congo pour le commerce et l’industrie
élites libérales européennes : son ami Léon fondée à Bruxelles en 1887 et sa filiale, la
Say, économiste et ancien ministre des Compagnie de chemin de fer du Congo grâce
Finances, le Britannique Lord Reay, ancien à l’intervention bienveillante du major
gouverneur de Bombay et « sous-secrétaire Albert Thys, responsable des travaux de
d’État pour les Indes », les Néerlandais construction de la ligne entre Matadi et le
Isaac Fransen van de Putte, ancien ministre Stanley Pool, et de Camille Janssen, ancien
des Colonies, et Pieter van der Lith, pro- gouverneur général du Congo et secrétaire
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fesseur de droit colonial à l’Université de général de l’ICI50. Joseph Chailley est alors
Leyde et fondateur de la Revue coloniale lui-même administrateur de la Société du
internationale d’Amsterdam en 188549, le Haut-Congo depuis 1892. Dans ses statuts,
major Albert Thys, officier d’ordonnance de l’Institut se définit comme un organisme
48
Joseph Chailley-Bert, « Préface », La colonisation de indépendant et « exclusivement scienti-
l’Indo-Chine, op. cit.
49
fique » qui doit promouvoir les travaux de
La Revue coloniale internationale, créée à la suite de
l’Exposition internationale et coloniale d’Amsterdam et « colonisation comparée » :
de la fondation de la Société coloniale néerlandaise
(Nederlandsche Koloniale Vereeniging) en 1883, publie « Il a pour but de faciliter et de répandre l’étude
des articles en français, en allemand, en anglais et en comparée de l’administration et du droit des
hollandais. « Le caractère international de la revue donne colonies ; en particulier des différents systèmes
donc la certitude que les opinions de toutes les puissances
coloniales et de toutes les nations, s’intéressant à la science de gouvernement des colonies (possessions,
coloniale, y seront représentées. C’est en même temps une protectorats, etc.), de la législation coloniale, en
garantie que les questions importantes du domaine varié
50
de cette science pourront être considérées sous un point Sur les 3 750 francs du premier budget de l’ICI, 2 500
de vue vaste et international », Circulaire A, mars 1884, proviennent de la Compagnie du Congo (Institut colonial
Revue coloniale internationale, vol. 1, 1885, p. IX. Dès international, Compte rendu des séances tenues à
sa fondation, la revue rassemble 96 collaborateurs issus Bruxelles les 28 et 29 mai 1894 précédé des statuts et
de 9 pays : 31 Néerlandais, 21 Français, 18 Britanniques, règlement, Bruxelles, Bibliothèque coloniale internationale,
18 Allemands et Austro-Hongrois, 4 Italiens, 2 Belges, 1894, p. 36).
1 Espagnol et 1 Russe.

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Pierre Singaravélou

tant qu’elle peut intéresser, soit plusieurs colo- « Bibliothèque coloniale internationale »53.
nies déterminées par des mesures arrêtées en Dès 1895, certains, comme Fransen van de
commun, soit toutes les colonies par l’impor-
tance des problèmes résolus ; des ressources des Putte, adoptent une acception plus large de
diverses colonies ; de leur régime économique et la « colonisation comparée » en insérant
commercial, etc., etc. »51. dans ce nouveau champ d’études l’analyse
L’Institut bruxellois affirme dès l’article 2 des sociétés « indigènes » : « On peut et on
sa fonction d’expertise au service des doit pouvoir trouver les conséquences pra-
administrations coloniales : il doit favo- tiques qui se dégagent de l’étude comparée
riser les échanges transnationaux entre des usages, des coutumes, de la vie enfin
savants, hommes politiques et hauts fonc- des divers peuples indigènes et des lois qui
tionnaires. La compagnie savante souhaite les régissent »54.
cependant prévenir de possibles affron- Les dirigeants de l’ICI instaurent de nou-
tements en se cantonnant dans le traite- velles méthodes de travail : des commis-
ment des questions techniques : « L’Institut sions internationales sont créées et des
s’interdit l’examen de toute question pou- questionnaires sont envoyés dans toute
vant donner lieu à un débat irritant entre l’Europe et dans les différents empires.
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nations. Il s’interdit également toute dis- Joseph Chailley élabore une forme de
cussion ou vote sur les questions de poli- 53
Débat sur l’influence du climat sur la colonisation (1894) ;
tique coloniale »52. En réalité, l’ICI devient 1re série de la Bibliothèque coloniale internationale, La
main-d’œuvre aux colonies (1895-1898) ; 2e série, Les
le principal lieu de production de l’exper- fonctionnaires coloniaux (1897) ; débat sur les relations
tise coloniale en Europe : chaque année, financières entre la métropole et les colonies ; 3e série,
Le régime foncier aux colonies (1898-1899) ; 4e série, Le
ses membres doivent discuter des grandes régime des protectorats (1899) ; 5e série, Les chemins de
questions coloniales lors des réunions fer aux colonies et dans les pays neufs (1900) ; débat sur
l’éducation professionnelle des indigènes dans les colonies
plénières dont les actes sont publiés en de fondation récente ; débat sur les sanatoria ; débat sur
français et en anglais, avec l’ensemble des l’enseignement colonial ; débat sur les rapports politiques
entre métropole et colonies ; débat sur la meilleure
documents officiels intéressant les colo- manière de légiférer pour les colonies ; 6e série, Le régime
nies, dans une collection spécifique publiée minier aux colonies (1902-1903) ; 7e série, Les différents
systèmes d’irrigation (1906-1907) ; 8e série, Les Lois
par les éditions Armand Colin et intitulée organiques des colonies (1906) ; 9e série, L’enseignement
aux indigènes (1909-1910) ; 10e série, Le droit de chasse
51
Institut colonial international, Compte rendu des séances dans les colonies et la conservation de la faune indigène
tenues à Bruxelles les 28 et 29 mai 1894 précédé des (1911) ; 11e série, Le Régime forestier aux colonies (1914).
statuts et règlement, op. cit., p. 3. 54
Institut colonial international, Compte rendu des séances,
52
Ibid., Article 13, section III, « Statuts de l’Institut colonial session de La Haye les 9, 10, 11 et 12 septembre 1895,
international », p. 5. p. 21.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

coproduction internationale du savoir, par- Répartition nationale des membres


de l’Institut colonial international
faitement illustrée par l’écriture à quatre
G.-B. France P.-B. All. Russie Am. Lat.
mains de son ouvrage sur L’Inde britannique
1894 11 7 6 5 5 3
qui paraît en même en temps en France et
1897 11 10 6 7 5 2
en Grande-Bretagne :
Belg. Esp. E.-U. Italie Port. Danem.

« Au moment de le publier, je constate qu’il n’est 1894 3 3 3 3 3 2


pas de moi seulement. Il est mon œuvre, et celle 1897 6 0 3 3 3 0
de mon ami Sir William Meyer, secrétaire du gou-
vernement de l’Inde pour les Finances, auteur de (Source : Compte rendu de la session tenue à Berlin, les 6 et
la traduction qui paraît à Londres en même temps 7 septembre 1897, Bruxelles, Institut colonial international, s. d.)
que l’original. Sir William ne s’est pas contenté de
traduire : il a rectifié les faits et les dates, critiqué Lors de la session de Berlin, le 7 septembre
et parfois remanié les exposés historiques ou 1897, cette répartition qui ne correspond
techniques, et alors c’est moi qui ai retraduit sa plus au rapport de force international au
traduction ; il n’a laissé intactes que mes théories,
même celles que, comme Anglo-Indien, il désap-
sein de l’Institut est modifiée. L’Espagne et
prouvait : je ne puis exagérer ce qu’il a fait ni ce le Danemark, peu actifs à l’ICI, perdent leurs
que je lui dois »55. sièges. Les nations les plus dynamiques au
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L’Institut promeut, en outre, des missions sein de l’institution – la France, la Belgique
d’expertise dans les colonies et encourage et l’Allemagne – obtiennent logiquement des
les transferts de « bonnes pratiques » entre représentants supplémentaires. Les Russes
les différents empires. Dans les dernières conservent leur importante représentation
années du xixe siècle, les administrations grâce au lobbying de Frédéric Fromhold de
coloniales européennes s’inspirent de cette Martens, également membre de l’Institut
méthode (mission néerlandaise d’étude de droit international. La Grande-Bretagne,
du régime de l’opium à Saigon, mission quasiment absente des débats, peut se per-
scientifique indochinoise en Birmanie et mettre de faire cavalier seul sans perdre ni
à Batavia, mission agricole « malgache » à gagner de siège. Joseph Chailley admet que
Java, etc.). La répartition de la cinquantaine les représentants du premier Empire mon-
de membres entre les différentes nationa- dial font cruellement défaut à l’ICI.
lités correspond à l’importance de chaque « Il importe pour le succès de nos travaux que
Empire et à la puissance de chaque nation. nous obtenions le concours des pays qui n’y
ont guère pris part jusqu’à présent, notamment
55
Joseph Chailley-Bert, L’Inde britannique, Paris, Armand de l’Angleterre, pays d’une richesse coloniale
Colin, 1910, p. XVI.

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Pierre Singaravélou

inappréciable. Or, si les hommes de ces pays ne Comité de l’Afrique française, Félix Faure,
viennent pas à nous, il faut que nous allions à eux. ministre de la Marine, Paul Cambon, ambas-
Il y a en Angleterre des hommes jeunes, actifs,
d’un très grand savoir. Je propose que l’Institut sadeur de France à Constantinople. Les éco-
inscrive au budget une certaine somme que le nomistes de l’ICI (Leroy-Beaulieu, Chailley,
Secrétaire général devra dépenser en voyages qui Say), pionniers du comparatisme colonial,
auront pour but de recruter et d’attirer à nous ces se définissent par leur forte polyvalence :
éléments de travail »56.
leur carrière complexe mêle bien souvent
L’absence britannique affaiblit la légitimité enseignement, administration, expertise et
de l’institution internationale mais sied aux parfois fonction politique et entrepreneu-
rivaux français. En effet, en dépit de cette riale58. À l’image de Joseph Chailley, qui a
déclaration d’intention, Joseph Chailley été chef de cabinet de son beau-père, Paul
attend dix ans avant de tenir une session de Bert, à la résidence générale du Tonkin et
l’ICI à Londres, capitale impériale par excel- de l’Annam (1885-1886), secrétaire géné-
lence57. Les libéraux français utilisent l’ICI ral de l’Union coloniale (1893), enseignant
comme un moyen international de s’impo- à « Sciences Po » (1896-1927), administra-
ser dans le champ national. Ainsi, au cours teur de sociétés coloniales et député-maire
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de l’année 1894, Joseph Chailley et Léon (1906-1914), les libéraux coloniaux jouent
Say sont rejoints à l’ICI par les autres ténors en permanence de leur « multipositionna-
du réseau libéral colonial gravitant autour lité » dans plusieurs champs profession-
de la Rue Saint-Guillaume : Paul Leroy- nels. Ces grands bourgeois possèdent en
Beaulieu et Émile Levasseur, professeurs outre très tôt les compétences culturelles
au Collège de France et anciens collabora- et linguistiques requises pour accéder
teurs de la Revue coloniale internationale, aux réseaux politiques et économiques
Auguste d’Arenberg, député et président du étrangers.
56
Institut colonial international, Compte rendu des séances, 58
Paul Leroy-Beaulieu, auteur du best seller intitulé L’Art
session de Berlin, séance du 7 septembre 1897, p. 88-89.
de placer et de gérer sa fortune (Paris, Delagrave, 1906),
57
Séances des 28 et 29 mai 1894 : Bruxelles ; séance du administrateur de plusieurs sociétés (société d’assurance
12 novembre 1894 : Bruxelles ; séance du 31 août 1895 : La Foncière, société de phosphate en Tunisie, de la
La Haye ; séances des 9-12 septembre 1895 : La Haye ; Compagnie des chemins de fer portugais, président de la
séance du 6 juin 1896 : Bruxelles ; séance du 9 juillet Compagnie de chemin de fer sous-marin entre la France
1897 : Berlin ; séances du 6 et 7 septembre 1897 : Berlin ; et la Grande-Bretagne, fondée par Michel Chevalier en
séance du 19 décembre 1898 : Bruxelles ; séances du 1875) est aussi propriétaire en Tunisie. Léon Say est vice-
5 au 7 avril 1899 : Bruxelles ; séance du 24 juillet 1899 : président de la Compagnie des chemins de fer du Nord
Paris ; séances du 1er au 4 août 1900 : Paris ; séance du puis président de la Société nouvelle des houillères et
13 mai 1901 : La Haye ; séances du 28 au 30 mai 1901 : fonderies de l’Aveyron. Joseph Chailley-Bert administre la
La Haye ; séances du 26 au 29 mai 1903 : Londres. Société française des Nouvelles-Hébrides.

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

En France, les libéraux coloniaux doivent de Versailles » et « Histoire diplomatique


faire face à l’essor d’une nouvelle catégorie des questions africaines (1815-1893) »
de spécialistes de la colonisation : les admi- (Christian Schefer). Ses amis Félix Faure,
nistrateurs coloniaux, en voie de profes- Eugène Étienne et Jules Charles-Roux,
sionnalisation depuis l’ouverture de l’École membres de l’ICI très influents dans les
coloniale en 1889, menacent la légitimité chambres de commerce provinciales,
et l’utilité sociale des publicistes coloniaux. encouragent, au tournant du siècle, l’ouver-
Chailley et ses amis réagissent en s’enga- ture de cours de « colonisation comparée »
geant dans la construction d’un espace dans les écoles de commerce60. Trois ani-
international de l’expertise coloniale. Dans mateurs de l’ICI, les géographes Maurice
le champ scientifique international peu Zimmermann et Augustin Bernard ainsi que
réglementé et peu formalisé de la fin du l’historien Albert Métin enseignent cette
xixe siècle, ils peuvent fonder des institu- discipline dans les sections coloniales de
tions ad hoc comme l’Institut colonial inter- l’École supérieure de commerce de Paris et
national. Cette nouvelle internationale du de l’École des hautes études commerciales.
savoir colonial offre aux libéraux des argu- HEC et l’ESCP consacrent chaque année
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mentaires comparatifs pour imposer leurs respectivement 18 et 25 leçons à la « colo-
vues dans chaque espace national. Ainsi, nisation étrangère » et 30 leçons à la « colo-
dans les débats avec les défenseurs français nisation française ». Un autre membre de
de la « colonisation d’État », Chailley utilise l’Institut colonial international, auteur des
les expertises néerlandaises sur le libre Systèmes coloniaux et peuples colonisateurs,
choix des fonctionnaires coloniaux et l’uti- dogmes et faits (1895), le géographe Marcel
lité des compagnies à charte59. Fort de sa Dubois plaide la cause des études compa-
stature internationale, Chailley peut créer rées au Conseil d’administration de l’École
en 1896 plusieurs cours de « colonisation coloniale dès la fin du xixe siècle : la « colo-
comparée » à l’École libre des sciences nisation comparée » occupe rapidement
politiques : « Colonisation comparée et une place fondamentale dans la formation
étude des procédés des divers peuples des administrateurs coloniaux.
colonisateurs » (Chailley), « Politique colo-
niale des États européens depuis le traité 60
Ce sont les milieux libéraux qui organisent un enseignement
supérieur colonial dans chaque grande ville de province :
Émile Maurel à Bordeaux, Jules Charles-Roux à Marseille,
59
Pierre Singaravélou, « “Un enfant difforme, de père Édouard Aynard et Ulysse Pila à Lyon, Jules Siegfried et
étranger, de mère centenaire” », op. cit. Félix Faure au Havre.

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Pierre Singaravélou

La nouvelle « science » se diffuse, au-delà de France, Robert Delavignette à l’École


des cercles libéraux, dans les facultés des nationale de la France d’Outre-Mer ; l’an-
lettres et les savants non-spécialistes de thropologue britannique Lucy Mair pro-
la colonisation s’en emparent : en 1900, fesse l’« administration coloniale compa-
Paul Vibert est chargé d’un cours libre de rée » à la London School of Economics, etc.
« colonisation pratique et comparée » à Selon Joseph Tramond, quarante ans après
la Sorbonne et Henri Hauser, professeur la fondation de l’ICI, l’essor de la « colonisa-
d’histoire à Clermont-Ferrand, publie un tion comparée » en Europe marque le nou-
ouvrage sur les Colonies allemandes impé- vel âge de la coopération et de la solidarité
riales et spontanées61. Cette circulation du inter-impériales qui résultent d’une inter-
comparatisme inter-impérial semble s’ap- dépendance croissante.
puyer sur le réseau des instituts coloniaux « Cette unification de la planète ne s’est encore
européens, de Marseille (1893) à Rome et faite, nous ne pouvons la concevoir que sous la
Hambourg (1908). Le Belge Henri Rolin, forme de ces grands empires s’étendant sur plu-
membre de l’illustre famille de juristes sieurs climats et sur plusieurs continents, qui
sont essentiellement les empires coloniaux. Déjà
internationalistes, fonde avec l’appui de même, il ne s’agit plus d’« empires coloniaux »
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Joseph Chailley le Bulletin de colonisation divers nés de l’antagonisme d’États particuliers
comparée en 1910 à Bruxelles. L’ICI pour- et continuant à s’affronter en une concurrence
suit ses activités en associant de plus en qui les amenait à se limiter et à se contrarier
les uns les autres dans leur développement : ce
plus les Britanniques et, en 1948, devient stade est dépassé et la caractéristique de l’évo-
l’Institut international des sciences poli- lution au cours des cinquante dernières années,
tiques et sociales appliquées aux pays de qui s’est affirmée en plusieurs occasions, est que
civilisations différentes62. Dans l’entre- cette opposition n’existe plus, qu’au contraire
chacun de ces empires est intéressé au progrès
deux-guerres, de nombreux savants pro- des autres, et que le malheur qui atteindrait l’un
meuvent cette approche : l’historien Joseph frapperait également tous. À l’ancienne notion
Tramond à l’École navale, le géographe de rivalité, qui causa tant de maux à l’humanité,
Edmond Chassigneux à HEC et au Collège ne cesse de se substituer celle de solidarité et
de sympathie, et l’on peut dire que cette passion
coloniale, qui jadis causa tant de guerres et de
61
Henri Hauser, Colonies allemandes impériales et catastrophes, se mue aujourd’hui en un principe
spontanées, Paris, Nony, 1900 ; Paul Vibert, La
colonisation pratique et comparée, Paris, Édouard Cornély
d’union et presque de collaboration. Au lieu de
et Cie éditeurs, 1904. s’opposer comme elles faisaient jadis en un esprit
62
En 1954, il prend le nom d’Institut international des
de constante jalousie, les nations impériales de
civilisations différentes. maintenant éprouvent le besoin de se rapprocher

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Les stratégies d’internationalisation de la question coloniale et la construction transnationale d’une science de la colonisation

pour mettre en commun les fruits de leur expé- méthodologique »64. L’internationalisation
rience et en tirer des conclusions utiles à toutes : à d’un phénomène peut précéder son déve-
beaucoup d’égards, les questions coloniales sont
entrées dans une phase où leur intérêt dépasse loppement dans le cadre national, c’est
celui des affaires purement nationales »63. précisément le cas pour l’essor du « droit
international » et de la « colonisation com-
Ainsi la fin du xixe siècle, période d’intenses
parée ». Cela pose la question de la perti-
rivalités coloniales, a aussi été un moment
nence du terme d’« internationalisation »
de concertation et de coopération transim-
dans ce cas particulier. Sans doute, s’agit-il
périales. L’internationalisation, en tant que
plutôt d’un phénomène de « transnationa-
discours et pratiques sociales, constitue
lisation », échappant aux cadres étatiques
alors une stratégie au service des promo-
et disciplinaires. Toutefois, il ne faut pas
teurs de la colonisation pour s’imposer dans
mésestimer les effets de « reterritoriali-
le cadre national et/ou sur la scène euro-
sation ». La Belgique, et plus précisément
péenne. Elle peut à la fois servir de paravent
Bruxelles, siège de l’Institut de droit inter-
aux ambitions personnelles de Léopold II,
national (à partir de 1878), de l’Institut
de source de légitimité et de réflexion aux
colonial international, de l’Association
juristes internationalistes et aux experts
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internationale du Congo, du Palais royal
coloniaux libéraux. La multiplicité des ini-
de Léopold II et du gouvernement de l’État
tiatives, l’intensité de la circulation des
indépendant du Congo (1885), semblent en
savoirs, des pratiques et des hommes au
effet jouer un rôle décisif dans la construc-
sein de cette nébuleuse coloniale euro-
tion transnationale de la « science colo-
péenne, et les phénomènes d’allers-retours
niale ». Les anticolonialistes ne s’y sont
invitent l’historien à s’émanciper des sché-
pas trompés lorsqu’ils fondent, en 1927, la
mas diffusionnistes et du « nationalisme
Ligue contre l’impérialisme et l’oppression
coloniale à Bruxelles.

63
Joseph Tramond, « Des conclusions sur la colonisation
64
comparée », Paris, Société de l’histoire des colonies Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la
françaises, Revue d’histoire des colonies, n° 6, 1932, mondialisation, Paris, Flammarion, coll. « Champs »,
p. 527-528. 2005, p. 11.

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