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Fanny-Aude B ELLEMARE
Université des Antilles et de la Guyane et CEREGMIA
© Armand Colin | Téléchargé le 04/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.72.160.156)
Frédéric C ARLUER
Université de Caen et NIMEC
UFR de Sciences Économiques et Gestion
frederic.carluer@unicaen.fr
rticle on line 2013 - N° 5 - pp. 891-909 Revue d’Économie Régionale & Urbaine 891
La dynamique migratoire
Résumé
Les principaux travaux théoriques et économétriques relatifs aux dynamiques migratoires ont jusqu’à
présent privilégié l’étude des retombées ou encore les facteurs explicatifs induits par la fuite des cerveaux.
En prolongement de ces analyses, cet article se concentre sur l’effet causal de la fuite des cerveaux
et s’efforce de le tester. À partir d’un échantillon d’îles de la Caraïbe insulaire, cette étude met en
évidence les facteurs causaux clés à l’origine de l’émigration de la main-d’œuvre hautement qualifiée.
Abstract
The main theoretical and econometrical works relating to migration dynamics have so far considered
the study of impacts or explanatory factors induced by brain drain. As an extension of these analyzes,
this article focuses on the causal effects of the brain drain and attempts to test them. From a sample
of islands in the Caribbean bow, this study highlights key causal factors of the emigration of highly
skilled labor.
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-1-
Introduction
Traditionnellement, la disposition naturelle des hommes à migrer vers des terri-
toires abondant en ressources est sans nul doute considérée comme un phénomène
inextinguible. Appréhendées au sein de l’économie mondiale comme un facteur de
développement économique, les mobilités internationales des populations se sont
fortement accrues depuis les années 60. Aujourd’hui, les migrations sont générale-
ment ordonnées par l’existence de facteurs économiques, politiques et également
sociaux. Dans une économie de la connaissance, les enjeux économiques sont cru-
ciaux pour les pays développés dont les avantages technologiques sont confortés
par l’attractivité des travailleurs qualifiés (BEINE et DOCQUIER, 2001 ; FOUREL, 2003 ;
LODIGIANI, 2008 ; CARLUER, 2009 MARCHIORI et al., 2013). Ils le sont, à rebours, pour
les pays en développement qui peuvent être victimes de ce « brain drain » si des
flux économiques et de capitaux ne contrebalancent pas cette perte de compétences
à long terme et si des politiques d’aides spécifiques ne sont pas mises en œuvre
(FAINI et VENTURINI, 1993 ; POIRINE, 1995 ; CANALES, 2007 ; BARFLEUR-LANCREROT,
2008 ; DUSTMAN et al., 2011 ; GROSSMANN et STADELMANN, 2011). Les écarts de taux
d’émigration des travailleurs qualifiés sont éloquents à l’échelle de la planète : ils
vont de moins de 1% aux Etats-Unis à plus de 40% en Polynésie, Mélanésie et dans les
Caraïbes, en passant par l’Europe à moins de 10% (cf. Figure 1 : BERNARD-GROUTREAU,
2007 ; WORLD BANK, 2013).
à la croissance de long terme. A tout le moins, il y aurait donc des gagnants et des
perdants de l’émigration des travailleurs qualifiés selon le niveau de développement
du pays d’origine et l’importance des externalités occasionnées et compensations
obtenues (BEINE et al., 2008). Sur la dernière décennie, les travaux empiriques vont
même jusqu’à fixer le seuil maximal du niveau du taux d’émigration qualifiée non
défavorable au développement économique : « un taux d’émigration qualifiée positif
mais limité entre 5 % et 10 % peut être bon pour le développement » (DOCQUIER, 2007, p.
49).
Après avoir mis en perspective les théories économiques qui se sont penchées sur
la relation émigration qualifiée-croissance et les principaux résultats empiriques qui
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À partir des années 1970, une série de travaux s’inscrit dans une logique de
repérage des retombées négatives de l’émigration qualifiée (BHAGWATI et HAMADA,
1974; HAQUE et KIM 1995). Les thèses retenues précisent qu’une fuite des cerveaux :
C’est la raison pour laquelle il avait été envisagé dès 1972 (« Bhagwati tax »)
de taxer forfaitairement, mais sans succès, les migrants qualifiés dans le but de
compenser la perte occasionnée par le pays d’accueil suite à leurs départs. Selon
MC CULLOCK et YELLEN (1975, 1977) « c’est un jeu à somme nulle où les gagnants
(les pays riches) s’enrichissent davantage et les perdants (pays pauvres) deviennent plus
pauvres ». Selon ces auteurs, la fuite des cerveaux engendrerait donc principalement
des externalités négatives pour les pays en développement, limitant dès lors leur
croissance économique.
Ainsi, ces travaux alimentent les études empiriques portant sur l’analyse des effets
de la fuite des cerveaux sur la croissance économique via une pluralité de canaux. Prise
globalement, l’analyse économique des migrations (tant théorique qu’empirique)
recèle nombre de contradictions. Le consensus autour des effets positifs et négatifs
de la fuite des cerveaux n’est donc pas clairement établi.
-2-
Analyse démo-économique du contexte caribéen
La réflexion sur les migrations insulo-caribéennes, de la période coloniale à
l’époque contemporaine, révèle une « construction mosaïque » (où la géographie,
l’histoire, le social et l’économie sont intrinsèquement liés) qu’il importe d’expliquer
de manière globale et comparée.
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En effet, si les taux d’émigration des travailleurs qualifiés ont toujours été
conséquents dans l’histoire, ils ont toujours revêtu une importance particulière
pour les îles, quelle que soit leur taille d’ailleurs. En la matière, les Caraïbes avec un
taux excédant 40% se situent au sommet de la hiérarchie mondiale (cf. Figure 1).
Analysée en profondeur, l’histoire des faits migratoires démontre ainsi des dépla-
cements des populations dynamisées sous les effets conjugués de leurs spécificités
économiques et sociales liées principalement à leur position géographique. Cette
approche réflexive précise que les flux de migrants dans cette région du monde sont
à la fois de nature extra-régionale et intra-régionale (cf. Figures 2-3-4 ci-après).
– de 1950 à 1970, les migrations sont de « nécessité alternative », stimulées par les
droits économiques et sociaux accordés par l’ancienne métropole ;
– ensuite, de 1970 à 1990, les migrations sont influencées par des facteurs de pulsion
et d’attraction ;
– et, depuis cette date, les migrations sont induites par les mutations socio-
économiques.
Dans les années 1990-2000, les migrations se poursuivent sous les effets des
mutations socio-économiques. Le nombre de personnes migrant hors de ces terri-
toires relève plus d’une flexibilité du travail accrue et de la segmentation du marché
du travail particulièrement marquée dans ces territoires. Dans la Caraïbe insulaire, le
nombre de personnes migrant hors de ces territoires évolue de 909 000 à 1 071 000,
entre 1990 et 2000. D’autres facteurs jouent aussi un rôle-clé dans l’augmentation
des flux de sortants : les choix personnels des migrants orientés par l’intéressement
aux systèmes éducatifs et de formation jugés performants mais aussi les différentiels
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0 = + 1, +
En ce qui concerne notre application, l’estimation s’appuie sur les 5 îles les plus
enclines à l’émigration qualifiée, à savoir la Jamaïque, la République d’Haïti, la
Barbade, la Grenade et la République de Trinidad et Tobago.
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collecter des données sur l’immigration... C’est une tâche complexe étant donné le manque
d’harmonie et de régularité des données sur le stock de l’immigration internationales dans
les pays receveurs ». L’absence de données nécessaires à l’établissement d’une base
statistique fine et robuste requiert l’usage d’une proxy. Ainsi, le taux net de migration
est utilisé en tant que variable à expliquer afin d’élargir le panel de données, en
supposant la forte corrélation entre le taux de migration qualifiée et le taux net de
migration.
Comme dans nombre de travaux, nous avons choisi la méthode de régression pas
à pas descendante8 . La période de référence est augmentée. Les données procédant du
test de causalité en données de panel, suivant le modèle de HURLIN et VENET (2004),
sont collectées en panel sur la période 1965-2010 pour les cinq pays susmentionnés.
Le niveau de signification p-value est fixé au seuil de 10 %. Nous retenons quatre
variables explicatives : le taux de scolarisation primaire, le taux de chômage et le taux
de croissance du PIB qui sont des fonctions positives du niveau d’émigration qualifiée
dans la Caraïbe insulaire, et les dépenses publiques qui contribuent négativement
aux fluctuations du taux d’émigration qualifiée. Nous avons choisi de retenir la
signification du taux de chômage à hauteur de 13 % en raison du fort pourcentage
du chômage dans ces territoires insulaires.
-4-
Les résultats des estimations
Les résultats de la régression pas à pas descendante sont présentés ci-dessous
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– Tout d’abord, les résultats montrent qu’il y a une direction unique de la relation
de causalité entre taux d’émigration qualifiée et les autres variables explicatives.
Quatre pays, Barbade, Trinidad et Tobago, la République d’Haïti et Grenade sont
caractérisés par une non causalité entre les taux d’émigration qualifiée et les variables
explicatives. Aucun des facteurs explicatifs pris en considération ne présente un effet
causal de la fuite des cerveaux. L’analyse empirique induit un raisonnement portant
sur une absence forte de facteurs causaux de l’émigration des personnes hautement
qualifiés dans la Caraïbe insulaire. Plutôt que de conclure à l’absence d’effets causaux,
ce résultat pourrait être interprété par le fait que, quelque soit le pays, la tendance au
départ de la main-d’œuvre hautement qualifiée hors de la zone d’origine est un fait
généralisé.
évoqué entre autres par MOUNTFORD (1997), est de ce point de vue empirique remis
en cause.
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À partir des observations statistiques, fondées en partie sur les travaux empiriques
de BEINE, DOCQUIER et RAPOPORT réalisés depuis 1990, notre recherche se concentre
non pas sur les effets mais sur les causes du « brain drain ». Cette étude appliquée aux
économies insulaires caribéennes se focalise sur le taux d’émigration des personnes
hautement qualifiées dont le niveau semble historiquement élevé et la dynamique
croissante. En appliquant la méthodologie des tests de causalité en données de panel
aux pays de la Caraïbe insulaire, il est montré que la seule variable causale avérée de
cette émigration massive est le taux de croissance du PIB par habitant.
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Au final, dans « la » société caribéenne, les débats récents portant sur la fuite
des cerveaux ainsi que les résultats des travaux empiriques soulignent l’importance
que joue l’éducation dans la dynamique économique de ces pays à moyen terme et
notamment son rôle de vecteur d’homogénéisation.
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Notes
1 - Le cas de la Tunisie, sur-dotée en travailleurs très qualifiés (en particulier en docteurs)
n’accédant pas à des emplois correspondant à leurs qualifications, est ici un bon exemple
de non appariement.
2 - La population de la Caraïbe s’élevait à 29,855 millions de résidents en 1980, à 34,353 en
1990 et à 41,951 millions en 2009. La population urbaine est passée quant à elle de 51,7
% en 1980 à près de 67% en 2010.
3 - Afrique Caraïbe Pacifique – Union Européenne.
4 - Caribbean-Canada Trade Agreement.
5 - La Caraïbe insulaire renferme la particularité d’être composée d’îles ayant des statuts
institutionnels divers, allant des États indépendants aux territoires rattachés ou faisant
partie intégrante de grandes puissances ou territoire national.
6 - Les termes d’hétérogénéité et de non homogénéité seront évoqués au sens de HURLIN.
7 - La statistique de Wald individuelle est la somme des moyennes calculé comme