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LA LOGIQUE DES COMPÉTENCES DANS L'HISTOIRE DE LA LECTURE

SCOLAIRE

Anne-Marie Chartier

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2015/4 N° 191 | pages 97 à 112


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200930097
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-le-francais-aujourd-hui-2015-4-page-97.htm
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LA LOGIQUE DES COMPÉTENCES
DANS L’HISTOIRE DE LA LECTURE
SCOLAIRE
Anne-Marie CHARTIER
École normale supérieure de Lyon
Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes
UMR 5190 (LARHRA)

Le passage d’une « ancienne tradition centrée sur les disciplines » à la


nouvelle perspective organisée « selon la logique des compétences » n’aurait
pas dû concerner la lecture, cette compétence non disciplinaire qui concerne
tous les savoirs scolaires. Au lieu de polariser l’attention sur les contenus
des connaissances à transmettre, donc sur le travail des enseignants, les
indicateurs de performance donnent en effet la première place aux acquis
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des élèves. Or c’est bien ce qu’ont toujours fait les maitres chargés de cet
enseignement de base. La question serait plutôt inverse : quel statut avait
la lecture au temps de « l’ancienne tradition » des disciplines ? Pour les
professeurs de l’enseignement secondaire, l’acquisition des bases n’était pas
de leur ressort, la question devait être réglée par l’école primaire. N’est-ce
pas le constat inverse qui a produit dans les années 1970 les grandes réformes
des pédagogies de la lecture ? « Les élèves arrivent au collège sans savoir
lire », reprochent alors les professeurs aux instituteurs. Ne pas savoir lire :
qu’entendaient-ils par là ? De fait, la compétence en lecture n’est pas un
invariant. Non seulement ce que signifie « savoir lire » a profondément
changé au fil du temps, mais l’enrôlement de la lecture dans la logique des
compétences semble avoir obscurci plutôt que clarifié l’actuelle définition de
la lecture, ce qui n’est pas sans effets dans la formation des maitres. Ce sont
ces trois questions (les interférences entre connaissances et compétences,
l’évolution de la notion de « savoir lire » et, par conséquent, l’évolution
des objectifs de la formation des maitres) que cette contribution souhaite
brièvement éclairer.

L’imbrication des connaissances et des compétences dans les


disciplines scolaires
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de préciser le diagnostic
sur deux points. En effet, si la rhétorique des compétences a envahi le
système scolaire depuis les années 1980 (Hameline 1979 ; Minet, Parlier
et de Witte 1994 ; Dolz et Ollagnier 2002), cela ne signifie pas que les
pratiques antérieures n’en tenaient pas compte. Les savoirs scolaires, au
rticle on line
Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

contraire des savoirs informels acquis au fil des expériences, sont désignés
dans des programmes officiels1 qui en explicitent le contenu et sa répartition
de classe en classe. Cependant, ils sont acquis et vérifiés à travers de multiples
exercices. Les examens « éprouvent », en fin de course, la capacité des élèves
à traiter un sujet dans les formes, c’est-à-dire à commenter ou traduire un
texte, à résoudre un problème, répondre à des questions, rédiger un exposé,
développer une argumentation, lire une carte ou un tableau statistique. Un
savoir ne peut devenir une discipline scolaire (Chervel 1988) s’il ne parvient
pas à construire des activités d’apprentissage collectives et réitérables, ainsi
que des épreuves d’évaluation canoniques où les examinateurs voient ce que
les élèves savent faire, c’est-à-dire leur « compétence en la matière ».
Seconde remarque, le poids des savoirs livresques de référence varie
selon les disciplines. Certains acquis ont longtemps été jugés à travers
la restitution écrite d’un cours2 (souvent dicté en classe), en particulier
pour les disciplines « discursives », histoire, géographie, sciences et même
mathématiques (Barbazo 2008). Ce n’était pas le cas pour le latin (faire un
thème ou une version), la grammaire (analyser des mots ou des phrases), la
littérature (commenter un jugement sur une œuvre ou un auteur), encore
moins s’agissant des langues vivantes, de la musique, du dessin ou de
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l’éducation physique. Si la logique des compétences a si fortement remis en
cause la tradition des disciplines, c’est que les travaux d’élèves ou les copies
d’examens (Chartier 1990) étaient jugés selon des « pratiques implicites ».
Or l’échec scolaire consécutif à la massification des études secondaires a
introduit malaise et défiance envers ces « pratiques implicites », qui étaient
des usages hérités mais peu questionnés (Martin 2002). On ne pouvait ni
légitimer la forme des épreuves, ni expliciter les critères de jugement des
professeurs, dont les écarts d’appréciation semblaient suspects et injustes.
C’est dans cette faille, longuement décrite par la docimologie (Laugier et
Weinberg 1927 ; De Landsheere 1971 ; Grisay 1984), dénoncée comme
socialement sélective par les sociologues (Bourdieu et Passeron 1964), que
s’est engouffrée la logique des compétences. Celle-ci semblait pouvoir cor-
riger les injustices scolaires et sociales découlant de ce flou arbitraire, en
présentant une alternative « scientifique ». L’explicitation rigoureuse des
objectifs visés et de ses modalités d’évaluation (Noizet et Caverni 1978 ;
Robilllard 1995) allait, pensait-on, accroitre l’efficacité professorale (cha-
cun saurait clairement à quoi préparer ses élèves), permettre de repérer
les difficultés récurrentes (on pourrait y remédier), légitimer le jugement

1. Ce n’est pas le cas partout. Jusqu’en 1980, en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas, ce
sont des collectifs enseignants locaux qui définissaient les normes attendues, sans curriculum
national. Depuis 1990, nombre de pays sans programme national (Suisse, Allemagne,
Belgique) ont adopté des standards qui définissent les objectifs que doit atteindre chaque
élève en fin de chaque parcours (cycle). Cf. Ministère de l’Éducation nationale, décembre
2014.
2. La « question de cours » est supprimée dans toutes les séries du baccalauréat par la
circulaire du 5 janvier 1961.

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La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

professoral (les élèves leur feraient à nouveau confiance). C’est ce que la


pédagogie par objectifs thématisait aux États-Unis, dès les années 1960
(Bloom et Krathwohl 1956), en s’appuyant sur un modèle comportemental
déjà utilisé en entreprise : la maitrise d’une compétence (objectif visé) est
mesurée à travers des indicateurs de performances, dans une série de situa-
tions standardisées, sans qu’intervienne le jugement subjectif d’évaluateurs,
sujet à variations, erreurs et approximations. C’est sur ce modèle qu’ont
été construites les évaluations internationales (PIRLS, TIMS, PISA), mais
aussi françaises (Évaluations nationales des Cours élémentaire 2 et Sixième,
actuel programme CEDRE) pour comparer les performances des systèmes
scolaires. Au lieu de confronter des lois, les structures et les prescriptions
régissant l’éducation d’un pays (durée de la scolarité obligatoire, ratios
professeurs/élèves, programmes d’enseignement, modalités d’examens), il
fallait comparer les résultats des élèves aux mêmes épreuves-tests. La mesure
des acquis au travers d’indicateurs a eu, de proche en proche, des retombées
dans les classes à tous les niveaux3 .
Le « lire écrire compter » primaire, parent pauvre des programmes centrés
sur les disciplines secondaires, s’est ainsi retrouvé en première ligne, à
travers sa désignation nouvelle (français et mathématiques), disciplines sur
lesquelles portaient les évaluations du Cours élémentaire 2 et de la Sixième4 .
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En effet, dans la tradition scolaire, ces apprentissages de base n’étaient pas
considérés comme des savoirs, mais comme de simples habiletés. Lire, « l’art
de faire inaugural » qui ouvre l’accès à tous les savoirs5 , pouvait aisément
se couler dans le nouveau mode (ou la nouvelle mode) de l’évaluation par
compétences. Cependant, un indicateur (réussir ou pas un acte de lecture
ponctuel) n’est qu’un fragile indice de la compétence générale dont il veut
témoigner : savoir lire un poème ou un roman ne prouve pas qu’on sait lire
le journal ou une notice de pharmacie. Si la capacité à lire peut difficilement
être disjointe du texte auquel elle donne accès, alors toutes les connaissances
scolaires qui ont recours à l’écrit peuvent être vues comme des compétences
de lecture. D’où le slogan, « on n’a jamais fini d’apprendre à lire» (Di Meglio,
Deweerdt et Poupardin 1990).

3. Le Socle commun de connaissances et de compétences, qui « présente ce que tout élève


doit savoir et maitriser à la fin de la scolarité obligatoire », a été introduit dans la loi en
2005, l’usage du livret personnel de compétences (LPC) a été généralisé en 2008 pour l’école
primaire, en 2009 pour le collège. Il exige des jugements qualitatifs et il est donc d’un
maniement difficile (en comparaison de la « commodité » de la notation chiffrée).
4. Dans les évaluations nationales du Cours élémentaire 2 et de la Sixième (1989-2007),
le livret de français testait les compétences en lecture, écriture et connaissance de la langue
(grammaire, vocabulaire, etc.) et le livret de mathématiques en numération, techniques
opératoires, situations problèmes et géométrie.
5. « Vous êtes arrivé, mon jeune ami, au but auquel vous tendiez en commençant cette
méthode : vous connaissez maintenant tout ce qu’il est nécessaire que vous sachiez pour lire
dans tous les livres », Méthode Abria, Paris, Langlois et Leclercq, Libraires, Garnier Frères
successeurs, 1835 [cote INRP 33949].

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Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

Partir de la lecture pour réfléchir sur la « logique des compétences » offre


ainsi l’intérêt d’une situation paradoxale ou d’un cas limite. La définition
de la lecture scolaire n’a cessé de se déplacer entre deux bornes, le pôle
« lecture-déchiffrage » et le pôle « lecture-compréhension » Dans le cas du
déchiffrage, la situation est paradoxale puisque la compétence de lecture
peut être jugée en dehors de tout texte (lire sans erreur des listes de mots,
des pseudomots, des phrases sans suite, etc.). La lecture-compréhension, en
revanche, est un cas limite, puisque cette compétence transversale devrait
permettre de « lire n’importe quel texte », ce qui est un idéal hors de portée.
La définition a minima renvoie aux classes d’alphabétisation, la définition
a maxima se retrouve quand on dit aujourd’hui des collégiens, des lycéens,
des étudiants, des internautes (etc.) qu’ils « ne savent pas lire »6 . Selon la
représentation dominante de la lecture qui régit les prescriptions officielles,
la formation prévue pour les enseignants en charge des apprentissages ne
sera évidemment pas la même. Cependant, tant qu’elle a force d’évidence
partagée, une représentation de la lecture reste un impensé de l’école. Au
contraire, il existe des conjonctures où le consensus se défait, où plusieurs
modèles se trouvent en concurrence dans la vie sociale, ou en conflit dans la
pédagogie de la lecture. Ces situations « de crise de la lecture » permettent
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de prendre conscience de l’ancienne et de la nouvelle conception à travers
les bouleversements en cours. C’est pourquoi, au lieu de nous focaliser sur
l’histoire récente de l’expression compétence de lecture des années 1980 à nos
jours, nous avons retenu trois situations historiques de crise lors desquelles
se sont redéfinies la compétence en lecture et ses modalités d’apprentissage.
Nous faisons l’hypothèse que ce recul historique contribuera à éclairer la
situation actuelle.

Modèles en concurrence entre compétence et connaissances


(savoir lire et lectures)
De l’alphabétisation restreinte à l’alphabétisation généralisée
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’école est sous tutelle ecclésiale et les maitres
d’école ont mission de préparer garçons et filles à recevoir la communion
qui marque leur entrée dans la communauté adulte7 . Les « savoirs de
base » à maitriser, liturgiques (les prières) et dogmatiques (Qu’est-ce que
Dieu ? Quels sont les sept sacrements ?) sont imprimés dans les catéchismes
diocésains, ce qui permet de recruter des maitres sans formation théologique.

6. Pour G. Lanson, le professeur de lettres est un professeur de lecture : « l’instituteur


apprend à lire l’alphabet, le professeur de lycée ou d’université apprend à lire la littérature »
(1925 : 39). Les rapports actuels des jurys de concours déplorent l’incapacité de nombreux
candidats à « lire correctement » les sujets et les textes proposés.
7. P. Caspard (2002) souligne que l’examen préparatoire à la communion ou la cène « a
concerné dans toute l’Europe des centaines de millions d’enfants, ce qui en fait sans doute
l’examen le plus massivement passé et obtenu de l’Histoire ».

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La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

La compétence de lecture recherchée, celle d’un lire-réciter (Hébrard 1988),


se construit d’une part en mémorisant des textes souvent entendus pendant
les offices ou en classe (les grands récitent / lisent devant les petits) et
d’autre part, en s’exerçant à décomposer ces mêmes textes. Ils sont d’abord
épelés et syllabés, puis lus mot après mot et « par pause » (i.e. par énoncés),
enfin « couramment ». Ce mode de lecture est sapé à la mi-XVIIIe siècle, du
fait des pratiques de lecture extensive (lire les textes toujours nouveaux et
éphémères des gazettes, romans, opuscules, encyclopédies) qui se banalisent
et érodent la pertinence sociale de la lecture intensive d’un corpus restreint.
Cette révolution de la lecture (Wittmann 1997) disqualifie l’ancienne
didactique de l’apprentissage. C’est ce que saisissent très vite les précepteurs
qui, pour rendre un élève capable de « tout lire », imaginent des progressions
inédites. Les nouveaux syllabaires déroulent des colonnes de syllabes, des
plus simples (ba, be, bi, bo, bu) aux plus complexes (guez, ctum, xaille, brê,
ffrois, quoir), puis des listes de mots classés selon leur longueur (une, deux,
trois syllabes), enfin des suites de phrases qui ne composent aucun texte. La
plupart des enfants s’enferrent dans cette combinatoire dénuée de sens dont
Rousseau et Pestalozzi dénoncent l’absurdité. Sous la Restauration, l’édition
entre dans l’ère industrielle, les autorités politiques n’envisagent plus d’autre
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lecture que la lecture extensive de textes profanes. Mais comment faire
entrer les écoliers dans une culture écrite dont le corpus de référence est
indéfini ? Et comment faire franchir l’étape du « déchiffrage préalable » bien
plus ambitieuse qu’au temps du Pater Noster ?
La réponse à ces questions inédites demande trois générations. Comme
les gazettes frivoles et les romans pernicieux sont irrecevables dans les
écoles, les lectures de référence seront des savoirs profanes scolarisés et
mis au programme : la morale (Vertus et vices, Règlement de conduite,
Devoirs des enfants), les « premières connaissances » (le calendrier, les
plantes, les animaux, l’agriculture, les inventions, etc.)8 . Les « textes à lire »
se trouvent aussi dans le manuel de grammaire et orthographe française et
dans l’arithmétique avec ses libellés de problèmes. Quant à l’étape inaugurale
d’alphabétisation, elle ne s’abrège qu’après 1850, quand de nouveaux outils
(cahiers et plumes de métal) permettent d’apprendre simultanément à lire
et écrire aux débutants.
Ainsi, la compétence sociale visée (lire des nouveautés) s’est transformée
en compétence scolarisable (lire des textes inédits, concernant des savoirs
absents de l’environnement social) au prix d’une double rupture : rupture
entre lectures sociales et lectures scolaires, rupture entre apprendre à lire et
lire pour apprendre (Chartier 2007).

8. Méthode de lecture de Peigné (1831), dont les intitulés sont repris dans la plupart des
manuels à partir de 1833.

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Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

Du déchiffrage à la compréhension : une compétence de lecture en


trois paliers
Sous le Second Empire, la classe d’alphabétisation est le cours élémentaire
qui se structure autour des nouvelles « Méthodes de lecture» qui enseignent à
lire et écrire de façon simultanée. À partir des lois Ferry, la scolarité s’allonge :
elle se prolonge jusqu’à 13 ans et commence un an plus tôt. Dernière année
de l’école maternelle, le cours « préparatoire à l’école primaire » (CP) devient
en effet la première marche du cursus obligatoire en 1886. Il est fait pour
« apprendre à lire », c’est-à-dire à déchiffrer, à partir de six ans. Dans les cours
suivants, élémentaire, moyen, supérieur (Cours élémentaire - CE, Cours
moyen - CM, Cours supérieur - CS), on « lit pour apprendre ». Apprendre
quoi ? Le manuel unique traite de toutes les « matières » (morale, histoire,
géographie, sciences, hygiène, agriculture). Chaque texte est une leçon,
lue et relue en classe et le maitre vérifie le lendemain que l’élève « a bien
retenu » (Qu’est-ce que le houblon ? Comment le récolter ?). Le modèle reste
donc catéchétique (Qu’est-ce que Dieu ? Comment le prier ?), même si on
décrie la mémoire mécanique qui fait lire sans comprendre. Mais comment
dissocier la mémoire textuelle d’un savoir (historique, scientifique) et la
compétence de lecture qui l’a permise ?
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Cela semble chose faite avec les instructions de 1923 : les savoirs spécialisés
présents dans les manuels d’histoire, de géographie, de sciences sont
désormais séparés du Livre unique de français9 . Celui-ci instaure une
progression en trois niveaux : objectif du déchiffrage au CP, consolidé
dans la lecture courante visée au CE, puis travail de la compréhension
à travers des lectures expressives au CM et au CS. Au certificat de fin
d’études, chaque élève devra lire à voix haute une page inconnue sans
trébucher en montrant par son intonation qu’il comprend10 . Les contenus
sélectionnés en fonction de ces objectifs hiérarchisés font entrer les extraits
littéraires en force : pour prouver qu’il comprend qu’un récit est émouvant,
une description, poétique, un dialogue, amusant, l’écolier doit « mettre le
ton », alors qu’en histoire et géographie, il lui suffit de lire couramment
pour apprendre. Le corpus des lectures réunit donc des textes « laïques »,
signés de grands auteurs français, recevables pour des huit-treize ans, trois
traits (idéologique, littéraire et psychologique) qui vont structurer la culture
professionnelle des enseignants jusqu’aux années 1960.

9. Les manuels de Souché (1924), Lyonnet et Besseige (1925) et Dumas (1928), déclinés
pour les CE, CM et CS sont utilisés jusqu’à la fin des années 1950.
10. Cette épreuve appelée « lecture expliquée » à cause des questions posées par le jury
existe depuis 1880, mais par la circulaire du 16 mars 1918, Paul Lapie (qui rédigera les
programmes de 1923) la nomme « lecture expressive ». En 1938, le candidat a le droit de lire
le texte des yeux avant de le lire devant le jury (la lecture silencieuse est introduite dans les
classes de fin d’études). En 1947 (Instructions du 30 octobre), plus de questions, le jury se
contente d’écouter.

102
La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

Ce programme dissocie pour un demi-siècle « lire pour apprendre » (le


maitre dit : « ouvrez votre livre d’histoire ») et « lire pour comprendre »
(« prenez le livre de lecture »). La « compétence en lecture » est donc répartie
en trois étapes ; savoir lire signifie : i) savoir déchiffrer (objectif visé en fin de
CP et consolidé en CE1) ; ii) savoir lire couramment des textes instructifs
(objectif visé dans les classes de CE et de CM) ; iii) savoir lire de façon
expressive des textes littéraires (objectif visé en fin de CM et au CS). Les
« disciplines » traditionnelles concernent les savoirs à « apprendre » (histoire,
géographie, sciences). Une nouvelle discipline intitulée « français » concerne
la lecture de textes sujets à interprétation (mettre le ton), lecture considérée
comme difficile, même avec le soutien des lectures magistrales (Chartier et
Hébrard 2000).

De la lecture à haute voix à la lecture silencieuse : lire tous


les types de textes
Le modèle prôné par le programme de 1923 entraine à lire à voix haute
dans la collectivité du groupe classe. En 1960, cette pratique répond
d’autant moins aux attentes du collège que l’évaluation des lectures (relevé
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d’informations, commentaires, explications) s’y fait par écrit et dans toutes
les disciplines. « Nos élèves ne savent plus lire », disent les professeurs, au
moment où les médias audiovisuels semblent détourner du livre les jeunes
générations. Le plan Rouchette, élaboré entre 1964 et 1969 pour rénover
l’enseignement du français, insiste sur la liaison entre oral/écrit dont on
souligne les fonctions d’expression et communication. À côté de ce parler-
écrire (émission/production), que devient la lecture (réception de la langue
écrite) ? Certains veulent faire de la lecture-plaisir un programme pour
réconcilier les jeunes téléspectateurs avec les lectures de fiction (Patte 1978).
D’autres (Ministère de l’Éducation nationale - MEN 1979, 1989) soulignent
que les difficultés de compréhension, contrairement à ce que supposaient
les instructions de 1923, ne concernent pas les seuls textes littéraires. Tous
les écrits peuvent poser problème, prêter à faux-sens, erreurs, oublis, dès que
disparait l’étayage de la lecture collective, au fil de laquelle le maitre explique
les « mots difficiles » et vérifie pas à pas la « bonne compréhension ».
L’école primaire doit donc préparer des lecteurs autonomes, capables
d’extraire seuls l’information d’un texte, de hiérarchiser les données, résumer
un propos, répondre à des questions. Le programme de 1972 demande
expressément d’habituer le plus tôt possible les élèves à lire seuls, c’est-à-dire
en silence, comme le font spontanément les adultes (on suppose qu’après un
siècle d’école obligatoire, les adultes savent tous lire11 ). Personne ne perçoit

11. En 1984, le Rapport au Premier Ministre. Des Illettrés en France (V. Espérandieu et
al., Paris, La Documentation française) révèlera que la compétence de lecture n’est pas
aussi universelle qu’on ne l’imaginait, provoquant une émotion médiatique considérable. La
reconnaissance de l’illettrisme adulte oblige alors à redéfinir la compétence sociale de lecture

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Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

que l’écart entre lecture oralisée collective et lecture individuelle silencieuse


est celui-là même qui séparait lecture religieuse et lecture profane au XVIIIe
siècle. Franchir ce fossé avant d’entrer au collège demande une « révolution
de la lecture » (scolaire et non plus sociale) et une nouvelle didactique de
l’apprentissage.
Compétence transversale, la lecture concerne tous les apprentissages, en
particulier ceux qui restaient invisibles tant qu’ils étaient soutenus par
des échanges oraux guidés : suivre des consignes, repérer des informations,
s’orienter dans un tableau, consulter un dictionnaire. Lire pour « faire
son métier d’élève » relève des lectures fonctionnelles, qui s’ajoutent aux
lectures fictionnelles (lire pour le plaisir) et aux lectures d’études (lire pour
apprendre). De proche en proche, lire c’est savoir traiter « tous les types de
textes ».
Compétence verticale, la lecture ne peut se découper en tranches d’ap-
prentissage échelonnées. Comment isoler une étape préalable concernant
le « pur » déchiffrage ? Dès les premiers pas, « lire c’est comprendre »12 . Les
exercices de décomposition / recomposition de mots doivent viser d’emblée
une lecture « compréhension » de phrases et de textes. Quels qu’aient pu être
les affrontements anciens sur les « méthodes de lecture » entre pédagogues
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(syllabique/globale), quelles que soient les dissensions entre didacticiens
(phonique/idéovisuelle), ou encore les débats entre psychologues (Perfetti et
Rieben, dir., 1990 ; Fayol et al. 1994 ; Ferreiro 2002 ; Dehaene 2007) autour
des modélisations de l’acte de lire (modèles psychogénétique, cognitiviste,
modulaire ou connexionniste), l’apprentissage vise d’emblée l’élaboration
du « sens d’un texte ». En 1923, savoir lire couramment suffisait pour qu’un
locuteur francophone comprenne ce que « dit » un texte simple. En 1970,
on ne le croit plus : le texte le plus élémentaire13 demande une maitrise
des spécificités de l’écrit, qui n’est pas un transcodage de l’oral, et une
connaissance de ce dont traite le texte, sans quoi « on lit sans comprendre »
faute de pouvoir s’en faire une représentation mentale. Ces savoirs de base,
c’est ce que les anglosaxons nomment literacy14 , terme qui ne scinde pas la
capacité de déchiffrage et son usage dans les écrits courants, contrairement
au mot alphabétisation (Chartier et Rockwell 2014). Une lecture « fluente »,
nouveau nom de la lecture courante, mais avec un « indice » mesurable
(Zorman et al. 2008), exige une liaison dynamique entre le système de

comme « fonctionnelle ». L’expression « illettrisme scolaire » se substitue de plus en plus à


« échec scolaire » (Bentolila 1996).
12. C’est la phrase clé des Programmes de 1985 signés par J.-P. Chevènement.
13. Par exemple, « l’air est pesant », « il a l’air triste », « j’entends un air triste ».
14. En anglais, le mot literacy est devenu synonyme de « compétence de base », et le concept
de numeracy est construit sur ce modèle. On parle aussi de computer literacy, media literacy,
health literacy, emotional literacy, etc. ; si bien que la compétence de base en lecture devrait
s’appeler literacy literacy, comme l’écrit avec humour D. Vincent (2003), professeur à l’Open
University de Londres.

104
La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

l’écrit (relations graphie-phonie automatisées, connaissances syntaxiques et


lexicales) et les référents évoqués.
En une génération, la définition du savoir lire a donc explosé en une
multitude de sous-compétences qu’un lecteur mobilise sans y penser quand
il lit avec efficacité. En revanche, si un élève est « en difficulté », il est
dit en « danger d’illettrisme scolaire », expression qui se substitue de plus
en plus à « échec scolaire » (Bentolila 1996). L’enseignant devrait pouvoir
diagnostiquer quelle(s) « composante(s) » de l’acte de lire défaille(nt), grâce
à l’arsenal des tests élaborés à cet effet, avec l’espoir d’apporter, peut-être,
une aide ciblée efficace. La formation professionnelle ne peut donc faire
l’économie des savoirs sur l’acte de lire, son apprentissage et ses ratés.
Comment les maitres ont-ils été formés, au fil du temps ? C’est ce qu’il nous
faut maintenant examiner.

Les parcours de formation pour enseigner à lire aux élèves


La formation des maitres a dû s’adapter aux mutations des fonctions
sociales et scolaires de la lecture au fil du temps et des milliers de praticiens
anonymes n’ont cessé de chercher des procédés pour aider les élèves à se
rapprocher des buts assignés par les prescriptions. On peut repérer trois lieux
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principaux de tension qui concernent : i) L’entrainement des élèves dans
la classe ; ii) la maitrise des contenus textuels à transmettre ; iii) la prise en
compte des savoirs qu’on dirait aujourd’hui « métacognitifs » (sur la lecture,
son apprentissage, les interactions oral/écrit, maitre/élèves ou élèves/culture
écrite). Élaborés par des linguistes, des psychologues, des neurologues, des
sociologues, ils font ou devraient faire partie de la « culture professionnelle »
des enseignants.

Les tensions entre savoirs pratiques et savoirs discursifs dans la


formation des maitres
Apprendre le métier en s’exerçant auprès d’un maitre est l’ordinaire de
la formation d’Ancien Régime, mais dès la Restauration le ministère met
l’accent sur l’acquisition des savoirs livresques qu’induit la lecture extensive,
en imposant une école normale de garçons par département. Cependant,
une majorité d’instituteurs continuent de se former auprès d’un maitre,
avec qui ils se préparent au brevet sans passer par l’école normale15 : ils
mémorisent les savoirs textuels à transmettre dans les manuels, en s’aidant
parfois des revues pédagogiques, en même temps qu’ils apprennent en classe
à guider les élèves dans les exercices d’un Abécédaire et Premier Livre de
lectures. Les normaliens, absorbés par les épreuves du brevet élémentaire en

15. Un tiers de normaliens, un tiers de laïques non normaliens et un tiers de religieux,


vers 1850. C’est encore la situation décrite dans Le Grand Meaulnes (située vers 1890) :
Monsieur Seurel prépare au brevet et au concours d’école normale des grands élèves qui
étudient au fond de la classe tout en collaborant aux diverses tâches scolaires.

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Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

première année, puis du brevet supérieur en deuxième et troisième années,


ne découvrent « le terrain » qu’une fois en poste, mais leur diplôme en
poche, beaucoup démissionnent pour d’autres fonctions (Grandière 2006).
À partir de 1881, ils doivent passer vingt jours par an sur le terrain, mais
les maitres d’application déplorent leur faible investissement dans ces stages
qui ne comptent pour rien. Dans l’entre-deux-guerres, on ajoute un mois
de stage chez un maitre rural.
À la Libération, la formation est scindée en deux temps : une fois les savoirs
disciplinaires acquis et certifiés par un baccalauréat, commence la formation
professionnelle en deux ans, avec seize semaines de stage dont trois au moins
en CP. Cependant, pénurie oblige, de nombreux remplaçants sont mis
devant les élèves sans préparation pratique : ils doivent tous être bacheliers,
mais apprennent le métier « sur le tas ». Enfin, du « DEUG instituteur »
(1979), à la licence (1989), puis au master (2010), la durée des études ne
cesse de s’allonger, mais la question des savoirs « polyvalents » et des stages
préparatoires (observation, pratique accompagnée, responsabilité) demeure
la pierre d’achoppement d’un système universitaire, bien rodé à diplômer des
spécialistes de toutes les disciplines, bien moins à accompagner des stagiaires
polyvalents (Prost, dir., 2014). S’agissant de la formation des maitres, « la
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logique des disciplines » continue de peser dans les certifications et concours.
On attend d’un candidat qu’il synthétise et situe bien les textes sur la lecture
(à l’écrit), qu’il propose une séance de français conforme aux instructions (à
l’oral), mais ces indicateurs de son aptitude à dire/écrire comment il faut
« apprendre à lire » à des enfants ne disent rien de la « compétence » que le
terrain va mettre à l’épreuve.

Les savoirs métacognitifs sur la lecture et son enseignement


Reste la troisième dimension qui oblige à infléchir le sens du mot
« discipline ». En effet, les savoirs jugés nécessaires pour faire lire les
enfants ne sont pas seulement ceux qu’on enseigne à l’école (orthographe,
grammaire, histoire, géographie...). Ainsi, pour légitimer aux yeux de leurs
nobles employeurs leur savoir et leur valeur, les précepteurs de l’Ancien
Régime ont publié d’abondance sur les questions éducatives, même si tous
ne sont pas aussi célèbres que Fénelon, Locke, Rousseau ou Condillac.
D’autres, argumentaire théorique à l’appui, ont inventé de multiples
jeux pédagogiques (dés syllabiques, cartes d’images, abécédaires illustrés,
bureau typographique) pour stimuler la curiosité et soulager la mémoire
de leurs élèves. D’autres enfin ont décrit dans de savants traités le français
parlé et écrit16 afin d’enseigner ses règles « par principes » et non « par
routine » comme les simples maitres d’école. Ces réflexions philosophiques,

16. C’est ainsi qu’a été décrite la phonologie du français, distinguant les sons de la langue
(les phonèmes) et leurs variantes régionales (le [r] roulé, grasseyé, les digrammes « in », « an »,
« un » repérés comme « voyelles complexes », diversement nasalisées au nord et au sud de la
France).

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La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

pédagogiques, linguistiques de « haut niveau » ont construit le cadre des


débats sur les valeurs, les visées et les choix ouverts en matière de lecture
et d’alphabétisation (Rousseau contre Locke). Pour tous, la seule lecture
qui vaille était évidemment la lecture extensive (nous dirions la lecture
« compétence transversale ») et non la lecture du corpus restreint des
Frères des écoles chrétiennes. Mais avant de parvenir au premier texte,
ces théoriciens imposaient à leurs élèves la connaissance préalable de toutes
les syllabes du français. Ils n’ont donc pu ni prévenir ni guérir l’échec de
masse qui a découlé de leurs ambitieuses propositions. En effet, si nombre
des enfants privilégiés qui jouissaient d’un précepteur particulier ont eu
du mal à mémoriser les listes interminables de syllabes à deux, trois ou
quatre lettres (« La lecture est le fléau de l’enfance », écrit Rousseau), les
petits ruraux patoisants soumis au même régime à partir de 1830 ont été
encore plus nombreux à s’y enferrer définitivement (Chartier 2007). Pour
Victor Duruy, 40 % des enfants quittaient l’école en étant analphabètes ou
presque.
Un demi-siècle plus tard, dans les écoles normales de la IIIe République,
les « disciplines » qui remplacent l’enseignement religieux (psychologie des
facultés, histoire de la pédagogie, sociologie de l’éducation) sont évaluées
au brevet supérieur dans une composition de « pédagogie générale »17 dont
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beaucoup dénoncent le jargon inutile. En 1896, Clemenceau dénonce « une
science hâtive de manuel, où se heurtent effroyablement les niaiseries de
l’ancienne scolastique, les mensonges de la philosophie officielle et d’informes
données scientifiques sans coordination ». Là encore, la fréquentation des
textes de référence a donné aux cadres du primaire, directeurs d’école,
inspecteurs, professeurs d’école primaire supérieure ou d’école normale, des
modèles canoniques d’analyse et une rhétorique sur les fins et les moyens
de l’école laïque. On la trouve à l’œuvre dans les circulaires, notes de
service, conférences pédagogiques, préfaces de manuels, bref, dans tous les
« discours sur la lecture » (Chartier et Hébrard 2000). Elle a également
forgé des référents communs et une vulgate pédagogique. Par exemple,
en insistant sur les risques de la méthode globale contre la sécurité de la
« méthode syllabique à départ global », les inspecteurs ont pu contribuer
au succès de La Méthode Rose et au faible écho de la Méthode Rouquié 18 ,
mais il serait imprudent de croire que leur discours ait été « opératoire »
pour modifier les pratiques de classe. Autre exemple, la pénétration de la
littérature de jeunesse dans la bibliothèque de classe et plus tard dans la
Bibliothèque-Centre documentaire (BCD) de chaque école, a été soutenue
par de multiples discours convergents, mais la présence matérielle d’albums

17. L’ouvrage de référence est évidemment le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand


Buisson (1887).
18. Denouel et Souché, La Méthode Rose, Paris, Fernand Nathan, 1936. Mme C. Rouquié,
Méthode de lecture globale, Paris, Hachette, 1924 (avec Notice explicative à l’usage des maitres,
1926).

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Le Français aujourd’hui n° 191, « La logique des compétences : regards critiques »

et de livres n’a pu doter magiquement les enseignants des « compétences »


qui font le métier de bibliothécaire.
Même mouvement, avec l’essor des didactiques disciplinaires, de la
psycholinguistique appliquée, des sciences de l’éducation ou des sciences
cognitives. Ces disciplines, au sens universitaire (Boutier, Passeron et Revel
2006) ne font pas partie des « savoirs de l’école », mais des « savoirs sur
l’école », sur la lecture scolaire, les inégalités de réussite, le traitement des
informations, les processus d’acquisition, dont le périmètre est indéfini et
la croissance exponentielle. Des données, relevant de multiples disciplines,
pourraient sans doute orienter un maitre dans son action de façon décisive,
mais comment les sélectionner et les transmettre sans être « un spécialiste » ?
Lesquelles relèvent d’une formation initiale, lesquelles d’une formation au
long cours ? S’agissant de l’initiation des débutants, la priorité pour de jeunes
maitres est-elle de bien connaitre un corpus d’albums ou de fréquenter des
manuels de CP ? ou de lire des études sur les albums et/ou sur les manuels
de CP ?
Au départ du présent article, nous avions souligné que la lecture, qui a
toujours été traitée comme une habilité, un savoir faire, une capacité ou
une acquisition élémentaire (selon le vocabulaire du temps), n’aurait pas dû
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être déstabilisée comme les savoirs disciplinaires par l’entrée en force dans
l’école d’une logique des compétences. Cela n’a pas été le cas, comme on l’a
vu, du fait des modifications qui ont affecté les pratiques sociales de lecture
et les représentations pédagogiques de l’acte de lire visé par l’instruction de
base. L’enrôlement récent de la lecture dans « la rhétorique de l’évaluation »
n’a pas simplifié les choses. Il a produit une extension décourageante des
« savoirs sur les compétences» (et les incompétences) des élèves, des outils
de diagnostic de plus en plus fins, mais quel futur maitre peut faire sien
tant de sciences dans le temps toujours trop bref dévolu à sa formation
initiale ? Et pourquoi dépenser tant de temps et d’énergie, si, comme sœur
Anne, les maitres en poste ne voient pas venir des remèdes à leur portée ni
où chercher les spécialistes de qui espérer des remédiations19 à la hauteur
des diagnostics ? S’agissant de former et/ou de qualifier des enseignants, la
notion de compétence se trouve prise de plein fouet dans ces contradictions
(Rey, Carette et Kahn 2012 ; Rey 2014).
Une brève nouvelle, pour conclure. Savoir lire, aujourd’hui, c’est se
donner une représentation mentale globale de ce qu’évoque un texte,
découvert de façon séquentielle. Or les smartphones, tablettes et autres
outils interactifs ne séparent pas écriture et lecture, révélant que l’internet
n’est pas (pas seulement), comme tant voudraient encore le croire, une « très

19. Aujourd’hui, l’efficacité d’un dispositif pour améliorer la compétence en lecture ne


s’évalue plus qu’en comparant statistiquement les résultats à des tests (cf. Briquet-Duhazé
2012). Or des données statistiques peinent à guider un enseignant qui travaille avec une
classe, non avec un échantillon représentatif et qui n’a pas reçu la formation clinique des
spécialistes travaillant en relation duelle.

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La logique des compétences dans l’histoire de la lecture scolaire

très grande bibliothèque ». Les pratiques sociales de communication mêlant


écrit, son et image sont déjà en train de périmer le modèle scolaire de la
lecture, « réception de textes », « traitement d’informations linguistiques »,
« construction d’un modèle mental de la situation évoquée dans l’écrit », qui
est aussi le référent partagé des chercheurs actuels. Tout cela nous promet
de belles surprises. Dans l’histoire en marche, on n’a jamais fini d’apprendre
à lire.

Anne-Marie CHARTIER

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