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LA GÉOGRAPHIE DE PAUL VIDAL DE LA BLACHE FACE AU LITIGE

GUYANAIS : LA SCIENCE À L'ÉPREUVE DE LA JUSTICE


Guy Mercier

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Armand Colin | « Annales de géographie »

2009/3 n° 667 | pages 294 à 317


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ISSN 0003-4010
ISBN 9782200925536
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https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2009-3-page-294.htm
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La géographie de Paul Vidal de la Blache
face au litige guyanais : la science
à l’épreuve de la justice

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The Geography of Paul Vidal de la Blache
and the Guianese Border Dispute:
Science vs Justice
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Guy Mercier
Université Laval

Résumé L’article analyse un ouvrage très peu commenté du géographe français Paul Vidal
de la Blache (1845-1918) : La rivière Vincent Pinzon. Étude de la cartographie de
la Guyane. Ce livre, publié en 1902, expose une partie importante de la preuve
déposée en 1899 par la France devant le Conseil fédéral suisse qui devait trancher
le litige entre la France et le Brésil relativement à leur frontière commune en
Guyane. L’argumentation de cette partie de la preuve, à caractère cartographique,
avait été confiée à Vidal de la Blache, qui jugea par la suite utile de la publier
sous forme de monographie. L’ouvrage témoigne d’une tension sourde mais non
moins vive entre la ferveur patriotique et l’engagement scientiste. Vidal y expose
également une conception tronquée de la science et de la justice qui, au plan
épistémologique, limite grandement la portée de son analyse géographique.
Abstract The article analyses a largely overlooked book by the French geographer Paul Vidal
de la Blache (1845-1918) : La rivière Vincent Pinzon. Étude de la cartographie
de la Guyane (The Vincent Pinzon river. Study of the cartography of Guyana).
Published in 1902, this book contains an important part of the proof submitted
in 1899 by France to the Swiss Federal Council which had to settle the dispute
between France and Brazil with regard to their common border in Guyana. This
part of the French’s argumentation was written by Vidal de la Blache, who decided
to publish it afterward. The book shows a tension between patriotic fervour and
scientistic commitment. It also reveals a misconception of science and justice.

Mots-clés Paul Vidal de la Blache, Guyane, Guyane française, Brésil, Conseil fédéral suisse,
différend frontalier, histoire et épistémologie de la géographie.
Key words Paul Vidal de la Blache, Guiana, French Guiana, Brazil, Swiss Federal Council,
Frontier dispute, History and epistemology of geography.

Ann. Géo., n◦ 667, 2009, pages 294-317,  Armand Colin


Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 295

L’œuvre entier de Paul Vidal de la Blache (1845-1918), dont on connaît


l’influence sur l’évolution de la géographie, est traversé à la fois par une ferveur
patriotique et un engagement scientiste. Si ces deux pôles de motivation y sont
constamment en action, nulle part autant que dans son ouvrage La rivière Vincent
Pinzon la tension entre le scientisme et le patriotisme n’est aussi soutenue. Ce livre

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témoigne en effet d’une tentative explicite de transcender le conflit diplomatique
qui l’a pourtant généré, c’est-à-dire la dispute entre la France et le Portugal (et
plus tard le Brésil) autour de la frontière méridionale de la Guyane française
(fig. 1). Vidal de la Blache espérait plutôt y promouvoir, à partir de ce cas
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pourtant hautement connoté politiquement, une science géographique à portée


universelle.
Dans La rivière Vincent Pinzon, publié en 1902, le croisement du scientisme
et du patriotisme opère sur fond de justice. Cela tient aux circonstances ayant
motivé sa rédaction. À la demande de la France et du Brésil, un tribunal avait été
appelé à trancher le litige. La France compta alors sur Vidal de la Blache pour
assurer sa défense. Ce dernier se prêta au jeu car il croyait qu’en l’occurrence
l’intérêt de la science et celui de la patrie convergeaient. Une fois la cause perdue,
Vidal assuma qu’en matière de vérité, la justice était finalement accessoire. Certes,
il eût préféré que la justice se pliât à l’autorité de la science, mais il fut convaincu
que d’autres impératifs pouvaient aussi la guider. Seule la science pouvait donc,
selon lui, faire proprement œuvre de vérité. Mais à lire La rivière Vincent Pinzon,
on constate que, face à la justice, il demeure malgré tout difficile à la science
d’échapper à son rôle d’auxiliaire, si bien que la vérité dite scientifique n’a pas
nécessairement plus de valeur que la décision du tribunal.

1 Un litige comme circonstance

1.1 Un conflit frontalier déjà ancien


L’ouvrage La rivière Vincent Pinzon, sous-titré Étude de la cartographie de la
Guyane, expose une partie importante de la preuve déposée en 1899 par la France
devant le Conseil fédéral suisse qui devait trancher le litige entre la France et le
Brésil relativement à leur frontière commune en Guyane (fig. 2). L’argumentation
de cette partie de la preuve, à caractère cartographique, fut confiée à Vidal de la
Blache. Le jugement, prononcé le 1er décembre 1900, rejeta la position française
et reconnut le bien-fondé de la position brésilienne1 .
Le différend entre la France et le Brésil quant à leur frontière guyanaise
remontait au XVIIe siècle. Après que Vincent Pinzón, second de Christophe
Colomb, eût exploré la côte de la Guyane en 1500 (Phillips, 2007) et que Walter

1 La Fontaine (1997, p. 564-578) reproduit in extenso le texte de la sentence rendue par le Conseil fédéral
suisse dans cette affaire.
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Fig. 1 La Guyane française telle qu’illustrée dans l’atlas de Vidal de la Blache de 1897.
French Guiana as shown in the 1897 Vidal de la Blache’s atlas.

Ralegh, un siècle plus tard, prétendit y avoir découvert l’El Dorado de la légende
inca (Lorimer, 2007), un capitaine français, La Ravadière, croisa dans la région
en 1604. Une nouvelle expédition, en 1612, le conduisit à l’île de Maragnan
(Maranhao), plus loin au sud de l’Amazone, où les Français construisirent, sur
le site de l’actuelle ville de São Luis, le fort Saint-Louis (Rouard de Card, 1897,
p. 277). Certes, le fort fut perdu trois ans plus tard et passa aux mains des
Portugais, mais l’échec n’ébranla pas la volonté de ceux qui rêvaient d’établir, en
Guyane, une France équinoxiale, alors que le Portugal, déjà implanté au Brésil,
lorgnait pour sa part les territoires s’étendant au nord du grand fleuve. Malgré
des échecs retentissants, la France implanta finalement en Guyane une colonie
couvrant la côte au sud du Maroni jusqu’à Cayenne (Puyo, 2008). L’ambition
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 297

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Fig. 2 La Guyane.
Guiana.

restait néanmoins d’étendre son contrôle jusqu’à l’Amazone, ce que la couronne


portugaise ne prisait guère, si bien qu’une longue dispute s’enclencha, réservant
en alternance occupations militaires, conflits ouverts, attentisme et négociations
(Mam-Lam-Fouck, 1996, p. 30-32 ; Hurault, 1989, p. 51-53).
Pour mettre fin à l’imbroglio, une commission mandatée par Louis XIV et
Dom Pedro II élabora un traité provisionnel qui fut signé en 1700. Ce traité
reconnaissait l’existence d’un territoire contesté et définissait les termes d’un
modus vivendi quant à une occupation commune de ce territoire en attendant
que la question fût définitivement tranchée dans les années à venir. Fait important
à signaler, ce traité dit de Lisbonne énonçait déjà, à quelques nuances près, les
termes précis de la cause qui fut plus tard portée devant le Conseil fédéral suisse
puisqu’il spécifiait que :

Les Français pourront pénétrer sur les dites terres jusqu’à la rive septen-
trionale de l’Amazone. Les Portugais, de leur côté, pourront pénétrer sur
les mêmes terres jusqu’à la rive méridionale de l’Oyapoc ou Vincent Pinson.
Les uns et les autres ne pourront respectivement dépasser les rives des deux
cours d’eau servant de limites aux terres dont la possession est laissée en
suspens entre les deux couronnes2 .

2 Cet extrait est tiré de Rouard de Card (1897, p. 280) qui donne une traduction partielle du traité
provisionnel de Lisbonne.
298 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

L’un des traités d’Utrecht, qui mirent fin en 1713 à la guerre de la succession
d’Espagne, devait, en principe, sceller l’issue de ce différend. En effet, l’article 8
du traité de paix entre la France et le Portugal accorda à ce dernier la possession
du territoire contesté dont les deux puissances avaient l’usage depuis le traité
provisionnel de 1700 :

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Afin de prévenir toute occasion de discorde qui pourroit naître entre les
Sujets de la Couronne de France & ceux de la Couronne du Portugal, Sa
Majesté Tres Chrétienne se desistera pour toûjours, comme Elle se desiste dés
à present par ce Traité, dans les termes les plus forts & les plus autentiques,
& avec toutes les clauses requises, comme si elles étoient inserées icy, tant
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en fon nom, qu’en celuy de ses hoirs, successeurs & heritiers, de tous
droits & prétentions qu’Elle peut ou pourra prétendre sur la proprieté des
terres, appellées du Cap du Nord, & situées entre la riviere des Amazones,
& celle de Japoc ou Vincent Pinson, sans se réserver ou retenir aucune
portion desdites terres, afin qu’elles soient desormais possedées par Sa
Majesté Portugaise, ses hoirs, successeurs & heritiers avec tous les droits
de Souveraineté, d’absoluë puissance, & d’entier Domaine comme faisant
partie de ses Etats, & qu’elles lui demeurent à perpetuité, sans que sadite
Majesté Portugaise, ses hoirs, successeurs & heritiers, puissent jamais être
troublez dans ladite possession, par sadite Majesté Tres-Chrétienne, ny par
ses hoirs, successeurs & heritiers3 .

Ce traité eut peu d’effets puisque la France continua à fréquenter et à occuper


le territoire, construisant même un fort sur la rive gauche de l’Araguari4 et en
fondant une mission à Counani5 (Rouard de Card, 1897, p. 283). S’ensuivirent
deux siècles de flottement où le Portugal, relayé par le Brésil indépendant à partir
de 1822, et la France, ne parvinrent pas à s’entendre sur le tracé de cette frontière
guyanaise.
Dans la foulée de la révolution de 1789, la France se montra empressée
de régler le problème. Des traités furent esquissés sous le Directoire (1795-
1799) et sous le Consulat (1799-1804), laissant entrevoir un renversement de la
décision de 1713. Les guerres napoléoniennes, enclenchées en 1805, brouillèrent
toutefois les relations entre les deux pays. Signe de cette hostilité, le Portugal
envahit la Guyane française en 1809. La chute du Premier Empire en 1814 coupa
définitivement court aux espoirs français d’invalider l’article 8 du traité d’Utrecht.
L’acte final du Congrès de Vienne de 1815 confirma en effet la validité de cette
ancienne disposition, non sans que fût néanmoins reconnue la nécessité de « la
fixation définitive des limites des Guyanes françaises et portugaises au sens précis
de l’article 8 du traité d’Utrecht » (cité dans Rouard de Card, 1897, p. 289).

3 Il est important d’indiquer que le traité contenait une omission : en aucun endroit la latitude de la
frontière n’était indiquée (Nicoulin, 1991, p. 156).
4 Vidal, comme c’était la tendance à l’époque, écrivait Araguary, mais nous optons pour l’orthographe
qui est la plus usitée aujourd’hui. On retrouve aussi parfois Arauari.
5 On lit aussi Conani, Counany et Cunani.
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 299

Comme le stipulait aussi l’acte final du Congrès de Vienne, le Portugal restitua


la Guyane française. Cela fut fait deux ans plus tard, en 1817, sans que le problème
de la localisation de la fameuse frontière ne fût résolu. À défaut de s’entendre sur
la fixation de la frontière, la France et le Brésil cherchèrent plutôt à occuper la
région. La France établit un poste à Mapá en 1836, tandis que le Brésil implanta,
au nord de l’Araguari, la colonie Dom Pedro II. Dans un esprit de détente, les

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deux pays signèrent en 1841 un accord dit de neutralisation où ils s’engageaient
« à s’abstenir de toute entreprise sous le territoire litigieux » (Rouard de Card,
1897, p. 290) afin d’entreprendre les négociations qui avaient tant tardé (Saint-
Quantin, 1857 ; Caetano da Sylva, 1861). Les ambitions brésiliennes et françaises
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en Guyane firent cependant que cette précaution diplomatique, réitérée en 1850


et en 1862, resta lettre morte pendant encore quelques décennies (Nicoulin,
1991, p. 157)6 .
Sans que leur souveraineté sur le vaste territoire réparti entre l’Oyapoc7 et
l’Araguari ne fût confirmée, la France et le Brésil n’en poursuivirent donc pas
moins l’occupation. Pour sortir de cette impasse politique, certains caressèrent
dans les années 1880 le projet d’élever ce territoire à l’indépendance. Une
république du Counani fut même déclarée (Gros, 1887). Contestée à la fois par
la France et le Brésil, la jeune et précaire république ne résista guère plus que
quelques années. Le problème n’en fut pas pour autant réglé. Au contraire, une
période agitée s’ouvrit. Alors que le peuplement d’origine brésilienne s’intensifiait,
l’agitation gagna la région dont on découvrait, par ailleurs, le potentiel aurifère
(Brousseau, 1899, p. 594 ; Nicoulin, 1991, p. 157). La situation devint explosive
quand en 1895 un représentant français fut enlevé par une bande armée. Ce
geste, aux yeux de la France, participait d’un mouvement plus général soutenu
par le gouvernement brésilien et visant « à s’accaparer les territoires litigieux
en refoulant l’élément français » (Rouard de Card, 1897, p. 292). La France
dépêcha des militaires à Counani et à Mapá (aujourd’hui le bourg d’Amapá)
pour obtenir la libération de leur représentant. À Mapá, le 15 mai 1895, l’affaire
dégénéra. Des coups de feu furent échangés et plusieurs personnes perdirent la
vie dans l’échauffourée (Loiselet, 1897, p. 18-19). Les militaires français, qui
eurent finalement le dessus, détruisirent le village avant de rentrer à Cayenne
(Nicoulin, 1991, p. 157-158).
L’incident de Mapá convainquit la France et le Brésil de l’urgence d’agir.
En 1896, les deux pays convinrent de porter leur différend devant un arbitre et
de confier l’administration du territoire à une commission mixte en attendant

6 Les pourparlers entre la France et le Brésil au milieu du XIXe siècle portèrent notamment sur un éventuel
partage du territoire contesté entre les deux pays. Si on ne s’entendit pas, à cette occasion, sur la
frontière envisagée, il n’en ressortit pas moins, de part et d’autre, que la France pouvait conserver le
Counani, au nord, et que le Brésil pouvait prendre le Mapá. Selon Coudreau (1886, p. 233), ce fut
d’ailleurs sur cette base que le Brésil, unilatéralement, annexa cette région en 1860 à sa province de
Pará, région qui fut désignée district de l’Apurema.
7 Nous retenons l’orthographe Oyapoc, utilisé par Paul Vidal de la Blache dans son ouvrage. On retrouve
aussi Oyapock, Oyapok, Oiapoque et Oyapoque.
300 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

la décision (Rouard de Card, 1897, p. 295). Une convention fut signée à Rio
de Janeiro en 1897, désignant comme arbitre le Conseil fédéral suisse, dont le
mandat était de fixer, en suivant l’article 8 du traité de 1713 entre la France et le
Portugal, la frontière entre la Guyane française et le Brésil (fig. 3)8 .
Ce fut la France qui proposa de régler le litige par arbitrage. Selon Nicoulin,
la France posa ce geste « pour calmer la tension ». Elle n’ignorait pas cependant

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que l’opération comportait le risque « de perdre tout le Contesté ». À l’interne,
l’appui à la solution diplomatique ne fit d’ailleurs pas l’unanimité, car les autorités
étaient, à ce sujet, partagées entre faucons et colombes, les premiers — dont le
ministre des colonies était — favorisant la solution militaire, et les seconds, la
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négociation. Le ministre des affaires extérieures, Gabriel Hanotaux, pencha en


faveur de l’arbitrage, estimant finalement que le maintien de bonnes relations
avec le Brésil valait mieux que la possession du territoire contesté. Du côté du
Brésil, l’arbitrage ne suscita aucune opposition, car non seulement son principe,
en matière de règlement des litiges frontaliers, était inscrit dans la constitution
du pays, mais aussi parce que la république brésilienne, grâce à de précédents
arbitrages, avait réussi à régler avantageusement tous ses autres conflits territoriaux
(Nicoulin, 1991, p. 158-160).
Concernant le traité d’arbitrage de 1897, il faut se demander pourquoi les
parties s’en tinrent à l’article 8 du traité d’Utrecht. Pourquoi les deux pays,
comme cela fut tenté quelques décennies plutôt, ne préférèrent-ils pas se partager
le territoire contesté ? Cette option, explicitement exclue par le traité d’arbitrage
selon le tribunal (La Fontaine, 1997, p. 565), avait pourtant été défendue par
plusieurs, dont Henri Coudreau. Ce dernier n’avait d’ailleurs pas de mots assez
durs pour dénoncer le traité d’Utrecht et ceux qui s’y attachaient pour régler
le litige guyanais entre la France et le Brésil. Selon lui, l’article 8 du traité
d’Utrecht était « d’une incompréhensibilité transcendante » (Coudreau, 1886,
p. 245). Élisée Reclus, dans le même esprit, soutint un peu plus tard que le traité
d’Utrecht, « en fixant pour limite aux possessions respectives des deux nations une
rivière que personne connaissait, dont nul marin n’avait exploré l’embouchure »,
avait compliqué le problème au lieu de le régler (Reclus, 1894, p. 85). En 1897,
lors de la négociation du traité d’arbitrage, ces objections ne furent toutefois
pas retenues, ni par les autorités françaises, ni par le gouvernement brésilien.
Voulait-on effacer toutes les compromissions commises de part et d’autre depuis
la fin de la guerre de Succession d’Espagne relativement à leur frontière commune
en Guyane ? Le Brésil était peut-être à ce titre la partie qui avait le plus avantage
à mettre de côté l’histoire du contesté depuis 1713, car, soutenait Bernard (1901,
p. 34), il avait dans un passé somme toute récent désavoué le traité d’Utrecht.
C’est pourquoi, d’après Nicoulin (1991, p. 160), le fait de retenir pour l’arbitrage
la seule référence au traité d’Utrecht fut en soi une victoire pour le Brésil.

8 Le traité d’arbitrage est reproduit dans La Fontaine (1997, p. 563-564).


Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 301

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Fig. 3 Le différend frontalier entre la France et le Brésil soumis à l’arbitrage suisse


en 1897.
The border dispute between France and Brazil as submitted in 1897 to Swiss
arbitration.
302 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

1.2 Un dilemme scientifico-patriotique


La rivière Vincent Pinzon. Étude de la cartographie de la Guyane est une œuvre
liée à des circonstances spécifiques et produite à la suite d’une commande de
l’État français. La commande provenait plus précisément du ministre des Affaires
étrangères, Gabriel Hanotaux, historien renommé, ancien directeur de l’École
normale supérieure, où Vidal de la Blache avait lui-même longtemps enseigné.

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Le livre reproduit à quelques ajouts près une partie — celle rédigée par Vidal de
la Blache — du premier mémoire soumis par la France au Conseil fédéral suisse
pour justifier ses prétentions sur la zone contestée9 . Les ajouts, exclusivement en
introduction et en conclusion, sont très courts et se rapportent à la procédure
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d’arbitrage qui avait justifié la rédaction du mémoire et à la décision qui fut


rendue un peu plus tard en faveur du Brésil. Essentiellement, Vidal de la Blache
expliquait dans ce livre que la rivière Vincent Pinzón ou Yapoc, mentionnée
dans l’article 8 du traité d’Utrecht (1713) comme étant la frontière entre les
possessions portugaises et françaises en Guyane, correspondait à l’actuelle rivière
Araguari, et non à l’Oyapoc, contrairement à ce que prétendait le Brésil, héritier
des droits du Portugal en Amérique du Sud.
La première et peut-être principale question qui se pose quant à ce livre
concerne son motif. Pourquoi Vidal de la Blache publia-t-il après coup la partie
du mémoire français dont il avait assuré la rédaction ? Pourquoi le fit-il en ne
tenant pas ou si peu compte de l’arbitrage international qui eut lieu et de la
décision rendue ? En effet, pourquoi ne profita-t-il pas de cette publication pour
réfuter explicitement et systématiquement les arguments formulés par le Brésil
(contenus dans plusieurs imposants mémoires) et ceux énoncés par le Conseil
fédéral suisse dans son jugement ? Vidal, il est vrai, en introduction et surtout
en conclusion, fit allusion à ces arguments. Jamais cependant il ne les attaqua de
front et complètement.
Il faut certainement comprendre que Vidal de la Blache était tenu à une
certaine réserve diplomatique. Si la France avait accepté l’arbitrage international
pour régler son litige avec le Brésil, c’était non seulement dans l’espoir de voir
ses prétentions reconnues, mais aussi parce qu’il lui convenait de régler une fois
pour toute ce vieux litige qui empoisonnait ses relations avec le Brésil, un jeune
pays — nouvellement élevé au rang de république — dont on reconnaissait le
fort potentiel économique et stratégique et avec lequel on comptait établir la
meilleure collaboration possible (Nicoulin, 1991, p. 159). Dans ce contexte, une
décision défavorable valait encore mieux que le statu quo et il eût été fâcheux
qu’un universitaire de renom pût donner l’impression que la France n’acceptait
pas la décision rendue.

9 Le livre de Vidal reproduit à peu de choses près la troisième partie du premier mémoire français. Ce
mémoire avait été préparé par la commission du contesté de la Guyane, présidé d’abord par Girard de
Riaille et ensuite par L. Legrand. Outre Vidal de la Blache, cette commission comprenait cinq autres
personnes (Hamy, 1901, p. 396-397).
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 303

Bien que soumis à la réserve diplomatique, Vidal de la Blache ne put toutefois


s’empêcher de publier ce qu’il appela son Étude cartographique de la Guyane.
Certes, en ne réfutant pas la position brésilienne — du moins pas ouvertement
—, il évitait de critiquer la décision arbitrale. Dès le début de l’ouvrage, Vidal
prit d’ailleurs la précaution d’écrire qu’il ne voulait pas « raviver ce débat »
(Vidal de la Blache, 1902, p. 1). Mais à côté d’une légitime décision du droit

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international, subsistait, soutenait-il dans la même foulée, une démonstration
scientifique qui n’était pas selon lui moins véridique du seul fait qu’elle n’avait pas
été retenue pour fonder cette décision. Son intention était, précisait-il, « purement
scientifique » (Vidal de la Blache, 1902, p. 1). Ainsi, au nom de la science — de
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la science géographique en l’occurrence — il lui sembla nécessaire de la rendre


publique. Car si le droit avait été dit, il importait, en tout respect, que la science
reprît ses droits. Sa position, à cet égard était sans équivoque : « On est [...] en
présence d’une question historique qui survit au débat qui l’avait suggérée. Si je
la crois digne d’attirer l’attention, c’est que par elle-même et par les échappées
qu’elle ouvre, elle jette un jour sur une partie peu connue de l’histoire des
découvertes » (Vidal de la Blache, 1902, p. 2). En publiant son Étude sur la
cartographie de la Guyane, Vidal suivait donc, en quelque sorte, l’avis d’Augustin
Bernard qui, en réaction à la décision arbitrale, avait écrit : « Maintenant que la
question n’a plus qu’un intérêt rétrospectif et de curiosité pure, on peut bien
dire que des arguments géographiques très forts, en cette matière essentiellement
géographique, peuvent être évoqués en faveur de l’identification de la rivière
Vincent Pinzon avec l’Araguary » (Bernard, 1901, p. 31)10 .
S’exprimait ainsi un scientisme que Vidal défendit en cette occasion comme en
maintes autres en cherchant comme toujours à le dégager des impératifs de la vie
politique et, plus particulièrement, du patriotisme. Non pas que Vidal manquât
de respect envers les institutions politiques ou qu’il fut contre l’expression de
l’amour de la patrie. Au contraire, Vidal avait une haute opinion de la fonction
politique, de même qu’il croyait que le patriotisme était un devoir auquel la
géographie — comme les autres sciences — devait sacrifier (Berdoulay, 1995).
Sa contribution au plaidoyer de la France dans le litige guyanais avait d’ailleurs
montré qu’il ne refusait pas d’offrir à la patrie sa compétence de géographe. Il
n’empêche que science et politique — dans lequel on peut inclure le patriotisme
— demeuraient à ses yeux deux domaines distincts devant le demeurer même
lorsqu’ils entreprenaient de coopérer.
Malgré les convictions qu’il affichait quant à l’autonomie de la science, Vidal
de la Blache devait malgré tout faire face aux difficultés que cela représentait. Or
comment Vidal réagissait-il quand venait le temps de faire la part des choses entre
la politique et la science ? Et comment, plus spécifiquement, Vidal fit-il la part des
choses entre la science et la politique lorsqu’il eut à établir la vérité scientifique
quant à la position exacte de cette rivière qui, selon le traité d’Utrecht, portait

10 Contrairement à Bernard, Vidal, toutefois, ne remit pas en cause la compétence scientifique du tribunal.
304 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

jadis le nom de Vincent Pinzón ou de Yapoc ? Ce litige franco-brésilien n’était-il


pas de ce point de vue particulièrement intéressant dans la mesure où la science
géographique et la politique de son pays partageaient en l’occurrence, selon Vidal,
la même position ? En effet, comment put-il départager science et politique alors
que les deux semblaient, dans ce cas précis, faire cause commune ? Cette question
est essentielle pour saisir comment Vidal concevait et pratiquait la géographie.

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On peut également escompter qu’elle soit utile pour comprendre l’opinion de
Vidal face à deux problèmes fondamentaux de l’épistémologie et de l’éthique :
celui relatif à la définition même de la science et de la justice, et celui du lien
entre les deux.
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2 La géographie comme enjeu

2.1 La carte au lieu du territoire


Étudier La rivière Vincent Pinzon de Vidal de la Blache dans la perspective que
nous venons d’évoquer commande l’examen de nombreuses questions. Plusieurs
de ces questions ont un caractère historique, comme celles concernant l’avènement
du traité d’Utrecht, la colonisation de la Guyane, le peuplement de l’Amapá,
c’est-à-dire l’État brésilien qui englobe le territoire jadis contesté, et l’évolution
du litige relatif à ce territoire. D’autres se rapportent à l’œuvre de Vidal dans
sa totalité et à la place qu’y occupe le livre que nous étudions ici. D’autres
encore sont reliées à la sociologie de l’œuvre vidalienne. Malheureusement,
nous n’aborderons pas ici ces questions pourtant passionnantes, préférant nous
concentrer sur les postulats, la structure et la portée de l’argumentation que Vidal
construisit dans son livre.
Il convient d’abord de signaler que le parti pris épistémologique de Vidal fut
de fonder toute sa démarche sur la seule analyse de la cartographie ancienne. Sa
thèse était en effet que la confusion relativement à la localisation de la rivière
Vincent Pinzón résultait d’un cafouillage de la cartographie perdurant depuis
le XVIIe siècle. Pour y remédier, il fallait, selon lui, remonter à la cartographie
produite lors des premiers temps de l’exploration et de la conquête de l’Amérique
du Sud par les Européens. Cette thèse avait l’avantage, selon Vidal, de reposer
sur un savoir qui non seulement avait été produit avant même le traité d’Utrecht,
mais qui le fut au premier chef par l’Espagne et le Portugal, savoir confirmé à la
même époque par le corpus cartographique issu des Pays-Bas et de l’Angleterre.
L’antériorité des savoirs mobilisés par la preuve vidalienne et leur provenance
paneuropéenne devaient convaincre de la légitimité de la position française.
Comment en effet rejeter des connaissances cartographiques dont l’objectivité
était garantie par leur caractère transnational, voire a-national ? Et comment,
de surcroît, ne pas avoir foi en des connaissances non compromises par ce que
l’on pourrait appeler la contamination post-factum, car produites avant même
l’avènement des faits que l’arbitre devait interpréter ?
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 305

Pour illustrer comment le parti pris cartographique surdétermine toute


l’analyse de Vidal, on peut référer à son commentaire sur l’hydronyme Yapoc,
l’autre nom que le traité d’Utrecht attribue à la rivière Vincent Pinzón. On
aurait pu penser que Vidal, si soucieux d’assurer le caractère transnational de sa
démonstration, eût tenté de référer également à la culture amérindienne pour
consolider sa preuve. Vidal savait bien que le mot Yapoc devait avoir un sens

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dans ce qu’il appelait les « dialectes indigènes » (Vidal de la Blache, 1902, p. 82),
un sens qui eût pu être relié à la localisation de la rivière en question. Il refusa
néanmoins d’examiner cette hypothèse. Pourquoi ?
Une première explication serait qu’il valait mieux ne pas trop insister sur ce
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mot Yapoc, dont le rapprochement phonétique avec Oyapoc est trop évident11 .
Cela explique peut-être pourquoi Vidal, à une exception près, préféra discréditer
cet hydronyme d’origine autochtone. D’une part, en dénonçant l’opportunisme
de son utilisation dans le traité d’Utrecht et en d’autres contextes de même nature.
Il s’étonnait en effet que ce ne fût qu’en référence à la France que la synonymie
Vincent Pinzón et Yapoc fut mentionnée. Or cette synonymie, notait-il, n’était
pas attestée par les cartes produites, pour reprendre son expression, « dans la
tradition scientifique » (Vidal de la Blache, 1902, p. 78). D’où sa suspicion. Selon
lui, l’hydronyme Yapoc fut probablement placé dans le traité d’Utrecht par la
partie portugaise pour semer la confusion (Vidal de la Blache, 1902, p. 85-86)12 .
D’autre part, Vidal insista sur le caractère générique du terme. Comme yapoc
ou ses variantes se retrouvaient, selon des cartes dignes de foi, dans quelques
hydronymes guyanais, il laissa entendre que le terme signifiait simplement rivière
(Vidal de la Blache, 1902, p. 81-82 et 105)13 .
La seule fois où Vidal ne discrédita pas le toponyme Yapoc, c’est lorsqu’il
avança l’idée que le mot pourrait avoir désigné une région. Cette dernière
hypothèse — pourtant sans fondement cartographique — lui semblait tout parti-
culièrement intéressante. Elle reposait sur le fait que le gouverneur de Cayenne,
en 1699, avait rapporté l’existence, près des embouchures de l’Amazone, d’une
île nommée Hyapoc. Partant de là, Vidal reprit une explication géomorphologique
développée par Henri Coudreau en 1886 et 188914 . Le géographe soutenait
que l’île en question ne serait pas l’île Marajó ou une autre des nombreuses îles
des bouches de l’Amazone. Ce serait plutôt une île, depuis lors rattachée au
continent15 , anciennement découpée par l’actuelle Araguari et un second bras de
cette même rivière, un bras septentrional qui rejoignait l’océan Atlantique dans le

11 D’ailleurs, le traité provisionnel de 1700, cité plus haut, où la France et le Portugal reconnaissaient
l’existence du contesté, établissait la synonymie entre Oyapoc et Vincent Pinson.
12 Cette idée avait auparavant été énoncée par Coudreau (1886, p. 247).
13 Vidal suivait en cela bien des auteurs, dont Reclus (1894, p. 85) et Brousseau (1899, p. 589-590).
14 Si Vidal reprit la thèse de Coudreau, il évita néanmoins d’indiquer le nom de ce dernier, de même qu’il
omit de signaler que Reclus (1894, p. 87) et Brousseau (1899, p. 590) avaient eux aussi donné une telle
explication.
15 À l’exception, possiblement, de l’actuelle île de Maracá qui pourrait être le résidu de cette île plus
ancienne. Exception que Vidal toutefois ne mentionna pas explicitement.
306 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

canal Carapapori et qui aurait été entre-temps asséché ou qui se serait perdu dans
les marécages qui étaient et sont toujours si nombreux dans le secteur (Vidal de
la Blache, 1902, p. 57-60, 87-88 et 103-104). Autrement dit, cette île aurait
formé l’extrémité du cap du Nord à un peu moins de 2◦ de latitude nord (fig. 4).
Vu dans cette perspective, le toponyme Yapoc se rapporterait donc à une position
géographique spécifique, position qui confortait les prétentions françaises dans le

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litige guyanais.

2.2 La filiation génétique et la nomenclature hydronymique des cartes


À part l’exception qui vient d’être évoquée, Vidal opéra donc une réduction du
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territoire à sa simple expression cartographique. En effet, la réponse à la question


de la localisation de la rivière Vincent Pinzón résidait selon lui dans le savoir
cartographique, plus encore dans le meilleur savoir cartographique, c’est-à-dire
celui qui ne se résume pas à la copie de cartes déjà faites, mais qui découle d’un
art de faire couplant la haute compétence des compilateurs et des dessinateurs
à la précision et à la méticulosité des observateurs les plus attentifs. Le principe
méthodologique retenu fut le suivant :

Les documents cartographiques s’éclairent les uns par les autres. C’est en
comparant entre elles les cartes anciennes qu’on peut discerner leur filiation,
opérer un classement propre à nous édifier sur leur valeur respective. Mais il
faut embrasser un assez long espace de temps pour que de telles comparaisons
soient instructives. Dans le problème géographique dont il s’agit ici, cet
espace doit s’étendre jusqu’aux origines de la dénomination en cause. Après
avoir cherché où et comment elle s’est établie, on pourra voir de quelle
manière et à quel moment elle s’est propagée ; et si elle a subi des éclipses, ou
bien s’il y a des divergences dans la position qui lui est assignée sur diverses
cartes, un principe de jugement sera fourni par l’examen des provenances et
des dates. Le chemin peut paraître long, il est pourtant le plus sûr. Quand
il s’agit de fixer un texte controversé, on remonte au manuscrit primitif ;
le géographe doit procéder ici comme le philologue, pour dégager la vraie
leçon à travers la multiplicité des variantes (Vidal de la Blache, 1902, p. 9).

Selon cette orientation, Vidal examina un à un les différents corpus carto-


graphiques nationaux et établit leur filiation. Cette méthode, qu’il qualifia de
génétique, lui permit de distinguer un ensemble de cartes crédibles, pas néces-
sairement majoritaires, et un autre, peut-être majoritaire mais entaché de tares
transmisses par simple imitation. Ne retenant que les cartes crédibles (Vidal
de la Blache, 1902, p. 47 et passim), il s’attacha ensuite à l’étude systématique
de l’hydronymie, comparant d’une carte à l’autre la nomenclature des rivières,
c’est-à-dire leur localisation, leur position (par rapport aux autres rivières ou à
d’autres phénomènes géographiques, naturels ou humains), leur tracé et leur
nom (fig. 5). Or, en recoupant ces nomenclatures, Vidal détecta une récurrence
qui attestait l’existence d’une rivière nommée Vincent Pinzón et qui se jetait dans
l’Atlantique à peu près à la hauteur du premier degré de latitude nord, rivière
qui correspondait non pas à l’actuelle Oyapoc, mais à l’Araguari (fig. 6).
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 307

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Fig. 4 Le présumé ancien bras septentrional de l’Araguari et l’hypothétique île Hyapoc.


The supposed former northern arm of the Araguari River and the hypothetical
Hyapoc Island.

Hors du champ cartographique, Vidal doutait donc que l’on pût trouver
réponse à la question posée par le traité d’arbitrage entre la France et le Brésil.
Si bien qu’il exclut d’emblée de sa réflexion la connaissance des faits de société
ayant façonné l’histoire de la Guyane, sinon pour conforter à l’occasion les
interprétations que lui inspiraient son étude de la cartographie. A posteriori, cette
308 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

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Fig. 5 La nomenclature hydronymique de la carte d’Alonzo de Chaves telle que reprise


dans le Padron Real de 1536.
The hydronymical nomenclature of the Alonzo de Chaves map as it appears in
the Padro Real of 1536.

approche, même si elle ne manque pas de cohérence, apparaît comme le point


faible de la démonstration vidalienne et il est légitime de se demander pourquoi le
géographe a négligé d’interpréter systématiquement l’histoire même du litige, et
au premier chef les délibérations ayant entouré la signature du traité d’Utrecht ?
Une première réponse serait que Vidal savait qu’il n’avait aucun avantage à
s’aventurer sur ce terrain. En effet, l’argument brésilien retenu par le Conseil
fédéral suisse mettait l’accent, non pas tant sur des faits cartographiques, mais
plus largement sur des faits historiques, faits historiques par ailleurs largement
avérés par les archives. Selon cet argument16 , il importait moins de savoir où

16 Voir à ce sujet le texte même de la décision arbitrale dans La Fontaine (1997, p. 570 et suiv.).
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 309

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Fig. 6 Comparaison des nomenclatures hydronymiques dans quatre cartes portugaises


du début du XVIe siècle.
Comparison of the hydronymical nomenclature of four Portuguese maps from the
beginning of the 16e century.
310 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

était à l’origine la rivière Vincent Pinzón, que de savoir ce sur quoi, lors de la
négociation du traité provisionnel de 1700 et du traité d’Utrecht de 1713, les
parties s’étaient entendues à propos de la frontière entre les possessions françaises
et portugaises. Dans cette optique, que la rivière faisant frontière fut appelée
Vincent Pinzón ou Yapoc importait moins que la localisation de la rivière dont on
voulait, en 1713, qu’elle fit office de frontière. De même que la rivière appelée

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Vincent Pinzón ou Yapoc fût localisée ici ou là sur les cartes anciennes importait
moins que la position réelle de la rivière que l’on désignait, à ce moment là, pour
tracer la frontière17 .
Vidal, sachant que la thèse concurrente s’appuyait principalement sur la
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perception des auteurs du traité, sur leurs tractations et sur le compromis


politique, et qu’elle avait, sur cette base, une longueur d’avance, peut-être
préféra-t-il combattre sur un autre terrain. Cela dit, faut-il voir dans l’option
vidalienne qu’une simple stratégie ? Si oui, alors pourquoi Vidal aurait-il publié
après coup le mémoire qu’il avait rédigé ? Une fois la cause perdue, une telle
stratégie n’avait pourtant plus aucune utilité. La réponse tient plutôt, à notre avis,
dans la conception que Vidal se faisait de l’enjeu de cette cause. Pour Vidal, le
litige posait d’abord et avant tout le problème scientifique de la localisation de
la rivière Vincent Pinzón et seule la cartographie pouvait résoudre ce problème.
Or cette question scientifique avait été, d’après lui, éludée par l’arbitre. « On
peut dire, sans manquer de respect de la chose jugée, qu’elle s’applique qu’à
l’interprétation d’un article ambigu, glissé dans un instrument diplomatique. Mais
quant à la question scientifique, elle reste entière », avait-il écrit peu après la
publication de la sentence arbitrale (Vidal de la Blache, 1901, p. 69). Vidal en
était d’ailleurs tellement convaincu qu’il osa même à ce sujet sortir de sa réserve
pour formuler une critique directe — la seule du livre — du jugement du Conseil
fédéral suisse : « Beaucoup d’erreurs et de confusions auraient été évités dans le
débat auquel a donné lieu le dissentiment de frontières entre la Guyane française
et le Brésil, si l’on avait plus tenu compte du témoignage des cartes » (Vidal de
la Blache, 1902, p. 102).

2.3 Des événements politiques réduits au rang de simples contingences


En soutenant, en conclusion de son Étude sur la cartographie de la Guyane,
que le débat sur l’établissement de la frontière guyanaise de la France et du
Brésil avait donné lieu à des erreurs et à des confusions, Vidal exprimait ce qu’il
estimait être une vérité, une vérité à laquelle chacun, peu importe son origine, sa
patrie, sa langue ou sa culture, pouvait adhérer. Convaincu de détenir la preuve
scientifique de cette vérité, il voulut la partager avec le plus grand nombre en
publiant son ouvrage. Or la preuve que Vidal de la Blache administra dans La

17 C’est pourquoi, commentant la décision de l’arbitre, Nicoulin (1991, p. 166) conclut que, « dans la
balance, l’histoire pes[a] plus que la géographie ». Sur la réception de la décision du Conseil fédéral
suisse en France, au Brésil et ailleurs dans le monde, voir Bernard (1901), Hamy (1901) et Nicoulin
(1991, p. 166-169).
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 311

rivière Pinzon fut, pour l’essentiel, une interprétation du corpus cartographique


illustrant et nommant le réseau hydrographique guyanais. Dans cette perspective,
le différend apparaissait, à la limite, comme pure contingence. Qu’il y eut, autour
de cette rivière, dispute frontalière, demeurait secondaire et n’avait finalement
pas d’intérêt scientifique. En distinguant ainsi la dispute à propos d’une frontière
et le problème de la position géographique de la rivière Vincent Pinzón, Vidal

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affichait un scientisme qui le prévenait — du moins pouvait-il l’espérer — de toute
tentation politique. Vu sous cet angle, il ne s’agissait plus en effet d’un différend
où deux pays défendaient leur intérêt respectif, mais d’une simple question
scientifique offerte à la conscience de toute la communauté internationale.
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L’académicien Hamy, commentant la décision de l’arbitre en 1901, salua


cette volonté de la partie française de départager, dans cette affaire, la science —
en l’occurrence la science géographique — et la politique. Or « au point de vue
purement scientifique », il ne faisait aucun doute, selon lui, que la preuve française
était irréfutable (Hamy, 1901, p. 397). Il ne tarissait d’ailleurs pas d’éloges pour
« l’exposé géographique du mémoire français » qu’il considérait comme « un des
travaux les plus neufs, les plus serrés et les plus clairs qu’on ait produits de nos
jours dans cette science ». Il ajoutait que « la froideur impartiale de cet exposé,
la rigidité même de ses conclusions laissent à peine croire qu’il ait été écrit pour
apporter à une thèse politique le poids de sa précision austère et de sa probité
scientifique » (Hamy, 1901, p. 400). Certes, il regrettait que le droit n’ait pas
validé la thèse politique de la France, mais il se consolait car, grâce à la France,
une vérité scientifique avait été énoncée :

Après elle [la sentence arbitrale], comme avant, la question scientifique qui
avait donné lieu au débat politique qu’elle a tranché, demeure entière. Et
l’on peut dire que si, en droit et politiquement, l’Oyapoc du cap d’Orange a
été reconnu par l’arbitre comme rivière désignée par les anciens géographes
sous le nom de Vincent-Pinson ; en fait, et au point de vue scientifique,
il semble bien que, seul, l’Araguari soit dans les conditions requises pour
pouvoir être assimilé au cours d’eau auquel, dans les dernières années du
XVe siècle, le hardi navigateur espagnol avait donné son nom (Hamy, 1901,
p. 402)18 .

Le scientisme dont Vidal fit l’étalage dans La rivière Vincent Pinzón résonnait
des échos de son époque. Savoir universel, la science était alors perçue comme un
vecteur fondamental d’un meilleur dialogue entre les cultures et les civilisations,
d’un rapprochement entre les peuples, pour reprendre un terme fort usité à
l’époque. Or que faut-il retenir aujourd’hui de cette ferveur scientiste ? Doit-on y
renoncer au nom du respect des autres formes de savoir ? Un tel reniement paraît
difficile. L’expérience montre que la science, qui peut être pratiquée partout
dans le monde, produit des connaissances accessibles à un grand nombre. Une

18 Il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler que Vidal de la Blache (1902, p. 1) reprit cette citation de
Hamy dans l’introduction de son Étude de la cartographie de la Guyane.
312 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

question néanmoins demeure : quelle science faut-il pratiquer et quelle place


doit-elle occuper parmi les autres savoirs ? Mais encore là, ne faut-il pas considérer
que le débat sur la façon de concevoir et de pratiquer la science est intrinsèque
à cette dernière ? Si un tel débat existe, la science trouve donc là la meilleure
garantie pour préserver son potentiel d’universalité, sinon pour demeurer ouverte
aux autres modes de connaissance 19 .

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Que dire en revanche de la science géographique que Vidal de la Blache
déploya dans son Étude sur la cartographie de la Guyane ? En distinguant le
problème politique que causait la frontière entre la France et le Brésil et le
problème scientifique que posait la position géographique de la rivière Vincent
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Pinzón, Vidal, à y regarder de plus près, ne séparait pas ce qui, d’une part, relevait
de la science et ce qui, d’autre part, s’en écartait. En fait, en excluant le problème
politique de la frontière de l’analyse scientifique, il excluait en réalité un objet
pourtant capital dans la question qui l’intéressait. Car, ce faisant, il se privait du
moyen de comprendre que la localisation de la rivière Vincent Pinzón n’était
pas, comme il le croyait, indépendante du litige frontalier, mais qu’elle était
intrinsèquement liée à ce litige. Pour éviter cette erreur, il suffisait simplement
d’imaginer que la France et le Portugal avaient pu, en 1713, signer le traité
d’Utrecht et son fameux article 8 parce que, justement, les deux parties s’étaient
entendues, lors des négociations, sur la localisation de la dite rivière. Le Brésil sut
faire cette démonstration. Vidal ne put même pas en faire l’hypothèse. Refusant
de considérer la dimension politique de la question à résoudre, il se contenta
de tester l’exactitude des cartes. Certes, il ne fait pas de doute que l’élaboration
d’une carte n’échappe jamais à l’épreuve du réel. En effet, comme Ératosthène
le premier l’avait énoncé, en chaque point, en chaque tracé ou en chaque nom
porté sur une carte réside une vérité ou son contraire, une fausseté. Fallait-il pour
autant réduire la science à cette portion congrue et assumer du même coup que
la politique, parce qu’elle ne serait qu’un tissu de contingences, se dérobe au
regard de la science, de la science géographique en l’occurrence ?

3 Face à la justice : une aporie et son dépassement

3.1 Refoulement épistémologique


Un tel constat est d’autant plus étonnant que Vidal de la Blache fut à l’époque,
contrairement à ce que pourrait laisser croire son Étude de la cartographie de
la Guyane, l’un des plus ardents défenseurs de la connaissance scientifique des
sociétés humaines. De plus, fervent d’une approche naturaliste de l’être humain
(Berdoulay, Soubeyran, 1991), il était loin de considérer que la politique devait

19 Disons qu’une connaissance est la description et l’explication de la nature d’un phénomène ou d’un fait ;
elle énonce une vérité qui, éventuellement, peut être remplacée par une autre. Dans cette perspective,
les savoirs, incluant la science, sont à la fois des façons de connaître et des sommes de connaissances
qui, au total, forment la connaissance.
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 313

échapper à l’analyse scientifique. Au contraire, tout en reconnaissant qu’en elle


résidait une part essentielle de liberté humaine, il soutenait que la politique était
soumise à des déterminations que les sciences — et la science géographique parmi
elles — devaient mettre à jour et expliquer (Claval, 1998). Alors pourquoi, en
cette occasion particulière, Vidal renia-t-il ses convictions profondes ? La raison
de ce refoulement épistémologique tient, croyons-nous, dans le fait que Vidal ne

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prit pas la pleine mesure du processus judiciaire dans lequel il était engagé.
Dans l’affaire de la frontière guyanaise entre la France et le Brésil, les deux
pays, bien que d’avis opposés, manifestèrent à la fin du XIXe siècle le désir de
se plier à l’ordre de la justice. La France ne contesta pas la décision rendue et
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y donna suite (Lézy, 1998). Vidal trouva cependant à redire. Il considérait que
cette décision de justice, malgré le respect qu’on lui devait, ne reposait pas sur
une vérité scientifiquement attestée. Il laissait ainsi subtilement entendre que la
science et la justice étaient non seulement des instances distinctes, mais également
que l’une pouvait opérer tout en ignorant l’autre. Plus encore, il laissait entendre
que seule la science, ultimement, est à même d’établir la vérité. Or n’y a-t-il pas
là une vision étriquée voire naïve de la science et de la justice qui fait l’impasse
sur une des dimensions essentielles du problème de la vérité ?

3.2 La science et la justice face à la vérité


Si la science ne doit avoir d’autre but que la recherche de la vérité, la justice doit
avant tout dire le droit. Elle ne manque pas pour autant de s’intéresser à la vérité.
Au contraire, car comment pourrait-elle, si elle ne s’attachait à l’authenticité
des faits, prétendre reconnaître qu’un crime a été perpétré, qu’une infraction a
été commise, qu’une personne, physique ou morale, a été lésée, qu’une loi ou
une règle n’a pas été observée ? Comment pourrait-elle désigner le responsable
d’un crime ou d’une infraction, ou encore rétablir quelqu’un dans ses droits,
sans tenter de faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui est faux en la
circonstance ? C’est donc parce qu’elle doit condamner, acquitter ou réparer que
la justice recherche la vérité (Lévy, 2003, p. 1195). Certes, un tribunal peut
se tromper, commettre une erreur judiciaire ou être l’instrument d’un déni de
justice. Mais que de tels errements existent montre bien, a contrario, que la vérité
est un enjeu central dans l’exercice de la justice.
Si la science et la justice recherchent toutes les deux la vérité, elles n’en restent
pas moins deux instances distinctes. La science n’étant pas, comme la justice,
appelée à condamner, à acquitter ou à réparer, elle peut se livrer à la recherche
de la vérité en prenant son temps. Elle n’a pas à cet égard, pourrait-on dire,
d’obligations de résultat, mais des obligations de moyen. De même, la science
n’a qu’à contrer l’erreur ou l’ignorance (les faussetés doivent être corrigées, les
connaissances doivent s’accroître), alors que la justice doit faire barrage à la
culpabilité : les coupables doivent être condamnés à une juste peine, les innocents
doivent être disculpés, les préjudices subis par les victimes reconnus (Girard, 2004,
p. 75 et suiv.). N’ayant pas à contribuer à l’effort de la communauté scientifique
314 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

dans sa recherche désintéressée de la vérité, il importe donc par-dessus tout au


tribunal de dire le droit qui, hors de tout doute, s’applique en la circonstance.
Cette constatation laisse entrevoir que la justice, qui peut bénéficier de la
science, serait une institution sociale plus fondamentale que cette dernière. Elle
suggère plus encore que le bien (ce que la justice tente de faire advenir en servant
le droit), même s’il exige le vrai (ce que la science tente de faire advenir en

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servant la raison), serait une catégorie philosophique plus fondamentale que ce
dernier. En d’autres mots, on pourrait avancer, sur cette base, que la science,
au plan sociologique, suppose la justice, et que le vrai, au plan philosophique,
suppose le bien. Certes, il ne s’agit que d’une hypothèse, mais elle ne manque
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pas, à notre avis, de pertinence. Après tout, n’est-ce pas, par exemple, parce
que l’on souhaite punir le coupable ou disculper l’innocent que l’on cherche
à connaître la vérité dans une affaire de meurtre ? Par conséquent, n’y aurait-il
pas là le moment fondateur du principe de vérité ou, du moins, sa fonction
première ? Vu sous cet angle, on peut en effet se demander si le vrai, finalement,
ne serait pas, initialement, un principe éthique, et la science, une forme dérivée
de la justice ?
Par ailleurs, au plan sociologique, la justice et la science ne partagent pas la
même utopie. La science, on le sait, progresse en critiquant les connaissances
déjà produites, en formulant et en validant des hypothèses. Son progrès n’est
pas assuré et la régression n’est pas impossible, de sorte que la science est un
savoir en constante évolution. Il reste que la science est animée par une utopie
unanimiste, car l’espoir est que la communauté dite scientifique collabore et en
débatte en tout respect de la liberté de pensée de chacun de ses membres afin de
faire reculer l’arbitraire dans la description et dans l’explication des phénomènes.
Et si tous doivent aspirer à cet idéal, on doit de plus croire que chacun se ralliera à
toute connaissance qui, après avoir été éprouvée, sera reconnue comme une vérité
scientifique. Tandis que la science compte sur une coopération sans contrainte
pour se réaliser et aspire à l’unité de pensée, la justice, imprégnée des principes de
culpabilité et d’innocence, assume que la société est irrémédiablement divisée en
personnes — en sujets individuels ou collectifs — qui, devant elle, sont des parties
ayant le droit d’exprimer des vues irréconciliables. Car la justice, pour servir le
bien commun, cherche à préserver l’intérêt des parties. Si elle doit condamner ou
innocenter, elle ne saurait en effet être inéquitable envers l’une ou l’autre partie,
celle du coupable ou celle de la victime, qui toutes les deux ont des droits devant
être respectés. Devant la justice, chaque sujet demeure donc irréductiblement
lui-même. Il est une personne dont le nom propre atteste qu’on ne peut et ne
pourra jamais l’assimiler à personne d’autre (Legendre, 2004, p. 78-80 et passim).
Or cette irrémédiable personne doit être entendue ; elle doit plaider sa cause,
c’est-à-dire revendiquer ses droits et expliquer sa version des faits. Ce faisant,
c’est son savoir qui se fait entendre, un savoir qui au regard de la justice n’en
vaut pas moins, a priori, qu’un autre. Ainsi, contrairement à la science qui cultive
l’utopie d’une société unie dans la recherche ou dans la connaissance d’une vérité
universelle, la justice sert une autre utopie, celle d’une société fondamentalement
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 315

divisée où chaque sujet peut défendre ses droits propres, c’est-à-dire préserver ses
propriétés et, plus encore, proclamer sa différence (Girard, 2002, p. 29-64). Pour
l’une et pour l’autre, la vérité est essentielle et autant la science et que la justice
peuvent croire que la raison est la voie qui y mène. Pour la science cependant, la
raison oppose méthodiquement le doute aux savoirs, tandis que la justice laisse
tout aussi méthodiquement le bénéfice du doute aux savoirs des sujets.

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3.3 La part de la justice dans la production de la connaissance
Vidal de la Blache ne démérita pas d’avoir voulu servir la science en recherchant
sur les cartes anciennes la localisation de la rivière Vincent Pinzón. Il n’est pas sûr
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cependant qu’il prît alors la pleine mesure de la dimension judiciaire de l’affaire


de la frontière franco-brésilienne en Guyane qui fut à l’origine de cette démarche.
Car même si sa démonstration scientifique fut accueillie au tribunal, elle n’était pas
autre chose, dans ce contexte judiciaire, qu’un plaidoyer pro domo. Autrement dit,
elle n’était qu’un savoir parmi d’autres, un savoir légitime qui bien sûr méritait
respect, mais qui ne pouvait pas pour autant se soustraire à l’appréciation du juge
qui, même s’il pouvait se tromper, avait toute autorité pour trancher. Et une
fois la cause entendue et jugée, Vidal ne pouvait pas, comme il le fit, présenter
son plaidoyer telle une preuve scientifique énonçant une vérité. L’esprit même
de la science eût plutôt voulu qu’il examinât et réfutât, s’il en était capable, le
plaidoyer de la partie adverse et l’argument du tribunal pour fonder sa décision20 .
En effet, le caractère scientifique d’une démonstration recevable ne résidait pas
en l’occurrence dans la preuve qu’il avait déjà énoncée, mais dans la pertinence
de la critique que, malheureusement, il se refusa de mener. À défaut de cette
critique, sa dite preuve scientifique n’en était donc pas une.
Si Vidal de la Blache échoua, en se frottant au litige frontalier entre la France
et le Brésil, à faire la juste part des choses entre science et justice, il n’en reste
pas moins un utile enseignement. On comprend en effet à partir de ce cas que la
justice, plus que la science peut-être, favorise l’expression et la prise en compte des
autres savoirs. Certes, la justice n’assure pas que tous les savoirs soient reconnus
comme vrais, mais elle leur offre à tout le moins la possibilité d’être entendu.
Elle tient donc à ce titre un rôle au moins aussi fondamental que la science dans
la production des connaissances.

Université Laval
Département de Géographie
1030, avenue des Sciences Humaines
Québec, Canada, G1V OA4
Guy.Mercier@ggr.ulaval.ca

20 Le Conseil fédéral suisse s’adjoignit, dans cette cause, plusieurs experts, juristes, historiens et géographes,
qui le conseillèrent. Ces experts, sous la direction d’Édouard Müller, produisirent une abondante
documentation que Nicoulin (1991) présente sommairement. Cette documentation mériterait une
analyse détaillée.
316 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009

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