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Armand Colin | « Annales de géographie »
ISSN 0003-4010
ISBN 9782200925536
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2009-3-page-294.htm
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The Geography of Paul Vidal de la Blache
and the Guianese Border Dispute:
Science vs Justice
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Guy Mercier
Université Laval
Résumé L’article analyse un ouvrage très peu commenté du géographe français Paul Vidal
de la Blache (1845-1918) : La rivière Vincent Pinzon. Étude de la cartographie de
la Guyane. Ce livre, publié en 1902, expose une partie importante de la preuve
déposée en 1899 par la France devant le Conseil fédéral suisse qui devait trancher
le litige entre la France et le Brésil relativement à leur frontière commune en
Guyane. L’argumentation de cette partie de la preuve, à caractère cartographique,
avait été confiée à Vidal de la Blache, qui jugea par la suite utile de la publier
sous forme de monographie. L’ouvrage témoigne d’une tension sourde mais non
moins vive entre la ferveur patriotique et l’engagement scientiste. Vidal y expose
également une conception tronquée de la science et de la justice qui, au plan
épistémologique, limite grandement la portée de son analyse géographique.
Abstract The article analyses a largely overlooked book by the French geographer Paul Vidal
de la Blache (1845-1918) : La rivière Vincent Pinzon. Étude de la cartographie
de la Guyane (The Vincent Pinzon river. Study of the cartography of Guyana).
Published in 1902, this book contains an important part of the proof submitted
in 1899 by France to the Swiss Federal Council which had to settle the dispute
between France and Brazil with regard to their common border in Guyana. This
part of the French’s argumentation was written by Vidal de la Blache, who decided
to publish it afterward. The book shows a tension between patriotic fervour and
scientistic commitment. It also reveals a misconception of science and justice.
Mots-clés Paul Vidal de la Blache, Guyane, Guyane française, Brésil, Conseil fédéral suisse,
différend frontalier, histoire et épistémologie de la géographie.
Key words Paul Vidal de la Blache, Guiana, French Guiana, Brazil, Swiss Federal Council,
Frontier dispute, History and epistemology of geography.
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témoigne en effet d’une tentative explicite de transcender le conflit diplomatique
qui l’a pourtant généré, c’est-à-dire la dispute entre la France et le Portugal (et
plus tard le Brésil) autour de la frontière méridionale de la Guyane française
(fig. 1). Vidal de la Blache espérait plutôt y promouvoir, à partir de ce cas
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1 La Fontaine (1997, p. 564-578) reproduit in extenso le texte de la sentence rendue par le Conseil fédéral
suisse dans cette affaire.
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Fig. 1 La Guyane française telle qu’illustrée dans l’atlas de Vidal de la Blache de 1897.
French Guiana as shown in the 1897 Vidal de la Blache’s atlas.
Ralegh, un siècle plus tard, prétendit y avoir découvert l’El Dorado de la légende
inca (Lorimer, 2007), un capitaine français, La Ravadière, croisa dans la région
en 1604. Une nouvelle expédition, en 1612, le conduisit à l’île de Maragnan
(Maranhao), plus loin au sud de l’Amazone, où les Français construisirent, sur
le site de l’actuelle ville de São Luis, le fort Saint-Louis (Rouard de Card, 1897,
p. 277). Certes, le fort fut perdu trois ans plus tard et passa aux mains des
Portugais, mais l’échec n’ébranla pas la volonté de ceux qui rêvaient d’établir, en
Guyane, une France équinoxiale, alors que le Portugal, déjà implanté au Brésil,
lorgnait pour sa part les territoires s’étendant au nord du grand fleuve. Malgré
des échecs retentissants, la France implanta finalement en Guyane une colonie
couvrant la côte au sud du Maroni jusqu’à Cayenne (Puyo, 2008). L’ambition
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 297
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Fig. 2 La Guyane.
Guiana.
Les Français pourront pénétrer sur les dites terres jusqu’à la rive septen-
trionale de l’Amazone. Les Portugais, de leur côté, pourront pénétrer sur
les mêmes terres jusqu’à la rive méridionale de l’Oyapoc ou Vincent Pinson.
Les uns et les autres ne pourront respectivement dépasser les rives des deux
cours d’eau servant de limites aux terres dont la possession est laissée en
suspens entre les deux couronnes2 .
2 Cet extrait est tiré de Rouard de Card (1897, p. 280) qui donne une traduction partielle du traité
provisionnel de Lisbonne.
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L’un des traités d’Utrecht, qui mirent fin en 1713 à la guerre de la succession
d’Espagne, devait, en principe, sceller l’issue de ce différend. En effet, l’article 8
du traité de paix entre la France et le Portugal accorda à ce dernier la possession
du territoire contesté dont les deux puissances avaient l’usage depuis le traité
provisionnel de 1700 :
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Afin de prévenir toute occasion de discorde qui pourroit naître entre les
Sujets de la Couronne de France & ceux de la Couronne du Portugal, Sa
Majesté Tres Chrétienne se desistera pour toûjours, comme Elle se desiste dés
à present par ce Traité, dans les termes les plus forts & les plus autentiques,
& avec toutes les clauses requises, comme si elles étoient inserées icy, tant
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en fon nom, qu’en celuy de ses hoirs, successeurs & heritiers, de tous
droits & prétentions qu’Elle peut ou pourra prétendre sur la proprieté des
terres, appellées du Cap du Nord, & situées entre la riviere des Amazones,
& celle de Japoc ou Vincent Pinson, sans se réserver ou retenir aucune
portion desdites terres, afin qu’elles soient desormais possedées par Sa
Majesté Portugaise, ses hoirs, successeurs & heritiers avec tous les droits
de Souveraineté, d’absoluë puissance, & d’entier Domaine comme faisant
partie de ses Etats, & qu’elles lui demeurent à perpetuité, sans que sadite
Majesté Portugaise, ses hoirs, successeurs & heritiers, puissent jamais être
troublez dans ladite possession, par sadite Majesté Tres-Chrétienne, ny par
ses hoirs, successeurs & heritiers3 .
3 Il est important d’indiquer que le traité contenait une omission : en aucun endroit la latitude de la
frontière n’était indiquée (Nicoulin, 1991, p. 156).
4 Vidal, comme c’était la tendance à l’époque, écrivait Araguary, mais nous optons pour l’orthographe
qui est la plus usitée aujourd’hui. On retrouve aussi parfois Arauari.
5 On lit aussi Conani, Counany et Cunani.
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deux pays signèrent en 1841 un accord dit de neutralisation où ils s’engageaient
« à s’abstenir de toute entreprise sous le territoire litigieux » (Rouard de Card,
1897, p. 290) afin d’entreprendre les négociations qui avaient tant tardé (Saint-
Quantin, 1857 ; Caetano da Sylva, 1861). Les ambitions brésiliennes et françaises
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6 Les pourparlers entre la France et le Brésil au milieu du XIXe siècle portèrent notamment sur un éventuel
partage du territoire contesté entre les deux pays. Si on ne s’entendit pas, à cette occasion, sur la
frontière envisagée, il n’en ressortit pas moins, de part et d’autre, que la France pouvait conserver le
Counani, au nord, et que le Brésil pouvait prendre le Mapá. Selon Coudreau (1886, p. 233), ce fut
d’ailleurs sur cette base que le Brésil, unilatéralement, annexa cette région en 1860 à sa province de
Pará, région qui fut désignée district de l’Apurema.
7 Nous retenons l’orthographe Oyapoc, utilisé par Paul Vidal de la Blache dans son ouvrage. On retrouve
aussi Oyapock, Oyapok, Oiapoque et Oyapoque.
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la décision (Rouard de Card, 1897, p. 295). Une convention fut signée à Rio
de Janeiro en 1897, désignant comme arbitre le Conseil fédéral suisse, dont le
mandat était de fixer, en suivant l’article 8 du traité de 1713 entre la France et le
Portugal, la frontière entre la Guyane française et le Brésil (fig. 3)8 .
Ce fut la France qui proposa de régler le litige par arbitrage. Selon Nicoulin,
la France posa ce geste « pour calmer la tension ». Elle n’ignorait pas cependant
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que l’opération comportait le risque « de perdre tout le Contesté ». À l’interne,
l’appui à la solution diplomatique ne fit d’ailleurs pas l’unanimité, car les autorités
étaient, à ce sujet, partagées entre faucons et colombes, les premiers — dont le
ministre des colonies était — favorisant la solution militaire, et les seconds, la
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Le livre reproduit à quelques ajouts près une partie — celle rédigée par Vidal de
la Blache — du premier mémoire soumis par la France au Conseil fédéral suisse
pour justifier ses prétentions sur la zone contestée9 . Les ajouts, exclusivement en
introduction et en conclusion, sont très courts et se rapportent à la procédure
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9 Le livre de Vidal reproduit à peu de choses près la troisième partie du premier mémoire français. Ce
mémoire avait été préparé par la commission du contesté de la Guyane, présidé d’abord par Girard de
Riaille et ensuite par L. Legrand. Outre Vidal de la Blache, cette commission comprenait cinq autres
personnes (Hamy, 1901, p. 396-397).
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international, subsistait, soutenait-il dans la même foulée, une démonstration
scientifique qui n’était pas selon lui moins véridique du seul fait qu’elle n’avait pas
été retenue pour fonder cette décision. Son intention était, précisait-il, « purement
scientifique » (Vidal de la Blache, 1902, p. 1). Ainsi, au nom de la science — de
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10 Contrairement à Bernard, Vidal, toutefois, ne remit pas en cause la compétence scientifique du tribunal.
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On peut également escompter qu’elle soit utile pour comprendre l’opinion de
Vidal face à deux problèmes fondamentaux de l’épistémologie et de l’éthique :
celui relatif à la définition même de la science et de la justice, et celui du lien
entre les deux.
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dans ce qu’il appelait les « dialectes indigènes » (Vidal de la Blache, 1902, p. 82),
un sens qui eût pu être relié à la localisation de la rivière en question. Il refusa
néanmoins d’examiner cette hypothèse. Pourquoi ?
Une première explication serait qu’il valait mieux ne pas trop insister sur ce
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mot Yapoc, dont le rapprochement phonétique avec Oyapoc est trop évident11 .
Cela explique peut-être pourquoi Vidal, à une exception près, préféra discréditer
cet hydronyme d’origine autochtone. D’une part, en dénonçant l’opportunisme
de son utilisation dans le traité d’Utrecht et en d’autres contextes de même nature.
Il s’étonnait en effet que ce ne fût qu’en référence à la France que la synonymie
Vincent Pinzón et Yapoc fut mentionnée. Or cette synonymie, notait-il, n’était
pas attestée par les cartes produites, pour reprendre son expression, « dans la
tradition scientifique » (Vidal de la Blache, 1902, p. 78). D’où sa suspicion. Selon
lui, l’hydronyme Yapoc fut probablement placé dans le traité d’Utrecht par la
partie portugaise pour semer la confusion (Vidal de la Blache, 1902, p. 85-86)12 .
D’autre part, Vidal insista sur le caractère générique du terme. Comme yapoc
ou ses variantes se retrouvaient, selon des cartes dignes de foi, dans quelques
hydronymes guyanais, il laissa entendre que le terme signifiait simplement rivière
(Vidal de la Blache, 1902, p. 81-82 et 105)13 .
La seule fois où Vidal ne discrédita pas le toponyme Yapoc, c’est lorsqu’il
avança l’idée que le mot pourrait avoir désigné une région. Cette dernière
hypothèse — pourtant sans fondement cartographique — lui semblait tout parti-
culièrement intéressante. Elle reposait sur le fait que le gouverneur de Cayenne,
en 1699, avait rapporté l’existence, près des embouchures de l’Amazone, d’une
île nommée Hyapoc. Partant de là, Vidal reprit une explication géomorphologique
développée par Henri Coudreau en 1886 et 188914 . Le géographe soutenait
que l’île en question ne serait pas l’île Marajó ou une autre des nombreuses îles
des bouches de l’Amazone. Ce serait plutôt une île, depuis lors rattachée au
continent15 , anciennement découpée par l’actuelle Araguari et un second bras de
cette même rivière, un bras septentrional qui rejoignait l’océan Atlantique dans le
11 D’ailleurs, le traité provisionnel de 1700, cité plus haut, où la France et le Portugal reconnaissaient
l’existence du contesté, établissait la synonymie entre Oyapoc et Vincent Pinson.
12 Cette idée avait auparavant été énoncée par Coudreau (1886, p. 247).
13 Vidal suivait en cela bien des auteurs, dont Reclus (1894, p. 85) et Brousseau (1899, p. 589-590).
14 Si Vidal reprit la thèse de Coudreau, il évita néanmoins d’indiquer le nom de ce dernier, de même qu’il
omit de signaler que Reclus (1894, p. 87) et Brousseau (1899, p. 590) avaient eux aussi donné une telle
explication.
15 À l’exception, possiblement, de l’actuelle île de Maracá qui pourrait être le résidu de cette île plus
ancienne. Exception que Vidal toutefois ne mentionna pas explicitement.
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canal Carapapori et qui aurait été entre-temps asséché ou qui se serait perdu dans
les marécages qui étaient et sont toujours si nombreux dans le secteur (Vidal de
la Blache, 1902, p. 57-60, 87-88 et 103-104). Autrement dit, cette île aurait
formé l’extrémité du cap du Nord à un peu moins de 2◦ de latitude nord (fig. 4).
Vu dans cette perspective, le toponyme Yapoc se rapporterait donc à une position
géographique spécifique, position qui confortait les prétentions françaises dans le
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litige guyanais.
Les documents cartographiques s’éclairent les uns par les autres. C’est en
comparant entre elles les cartes anciennes qu’on peut discerner leur filiation,
opérer un classement propre à nous édifier sur leur valeur respective. Mais il
faut embrasser un assez long espace de temps pour que de telles comparaisons
soient instructives. Dans le problème géographique dont il s’agit ici, cet
espace doit s’étendre jusqu’aux origines de la dénomination en cause. Après
avoir cherché où et comment elle s’est établie, on pourra voir de quelle
manière et à quel moment elle s’est propagée ; et si elle a subi des éclipses, ou
bien s’il y a des divergences dans la position qui lui est assignée sur diverses
cartes, un principe de jugement sera fourni par l’examen des provenances et
des dates. Le chemin peut paraître long, il est pourtant le plus sûr. Quand
il s’agit de fixer un texte controversé, on remonte au manuscrit primitif ;
le géographe doit procéder ici comme le philologue, pour dégager la vraie
leçon à travers la multiplicité des variantes (Vidal de la Blache, 1902, p. 9).
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Hors du champ cartographique, Vidal doutait donc que l’on pût trouver
réponse à la question posée par le traité d’arbitrage entre la France et le Brésil.
Si bien qu’il exclut d’emblée de sa réflexion la connaissance des faits de société
ayant façonné l’histoire de la Guyane, sinon pour conforter à l’occasion les
interprétations que lui inspiraient son étude de la cartographie. A posteriori, cette
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16 Voir à ce sujet le texte même de la décision arbitrale dans La Fontaine (1997, p. 570 et suiv.).
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était à l’origine la rivière Vincent Pinzón, que de savoir ce sur quoi, lors de la
négociation du traité provisionnel de 1700 et du traité d’Utrecht de 1713, les
parties s’étaient entendues à propos de la frontière entre les possessions françaises
et portugaises. Dans cette optique, que la rivière faisant frontière fut appelée
Vincent Pinzón ou Yapoc importait moins que la localisation de la rivière dont on
voulait, en 1713, qu’elle fit office de frontière. De même que la rivière appelée
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Vincent Pinzón ou Yapoc fût localisée ici ou là sur les cartes anciennes importait
moins que la position réelle de la rivière que l’on désignait, à ce moment là, pour
tracer la frontière17 .
Vidal, sachant que la thèse concurrente s’appuyait principalement sur la
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17 C’est pourquoi, commentant la décision de l’arbitre, Nicoulin (1991, p. 166) conclut que, « dans la
balance, l’histoire pes[a] plus que la géographie ». Sur la réception de la décision du Conseil fédéral
suisse en France, au Brésil et ailleurs dans le monde, voir Bernard (1901), Hamy (1901) et Nicoulin
(1991, p. 166-169).
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 311
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affichait un scientisme qui le prévenait — du moins pouvait-il l’espérer — de toute
tentation politique. Vu sous cet angle, il ne s’agissait plus en effet d’un différend
où deux pays défendaient leur intérêt respectif, mais d’une simple question
scientifique offerte à la conscience de toute la communauté internationale.
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Après elle [la sentence arbitrale], comme avant, la question scientifique qui
avait donné lieu au débat politique qu’elle a tranché, demeure entière. Et
l’on peut dire que si, en droit et politiquement, l’Oyapoc du cap d’Orange a
été reconnu par l’arbitre comme rivière désignée par les anciens géographes
sous le nom de Vincent-Pinson ; en fait, et au point de vue scientifique,
il semble bien que, seul, l’Araguari soit dans les conditions requises pour
pouvoir être assimilé au cours d’eau auquel, dans les dernières années du
XVe siècle, le hardi navigateur espagnol avait donné son nom (Hamy, 1901,
p. 402)18 .
Le scientisme dont Vidal fit l’étalage dans La rivière Vincent Pinzón résonnait
des échos de son époque. Savoir universel, la science était alors perçue comme un
vecteur fondamental d’un meilleur dialogue entre les cultures et les civilisations,
d’un rapprochement entre les peuples, pour reprendre un terme fort usité à
l’époque. Or que faut-il retenir aujourd’hui de cette ferveur scientiste ? Doit-on y
renoncer au nom du respect des autres formes de savoir ? Un tel reniement paraît
difficile. L’expérience montre que la science, qui peut être pratiquée partout
dans le monde, produit des connaissances accessibles à un grand nombre. Une
18 Il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler que Vidal de la Blache (1902, p. 1) reprit cette citation de
Hamy dans l’introduction de son Étude de la cartographie de la Guyane.
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Que dire en revanche de la science géographique que Vidal de la Blache
déploya dans son Étude sur la cartographie de la Guyane ? En distinguant le
problème politique que causait la frontière entre la France et le Brésil et le
problème scientifique que posait la position géographique de la rivière Vincent
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Pinzón, Vidal, à y regarder de plus près, ne séparait pas ce qui, d’une part, relevait
de la science et ce qui, d’autre part, s’en écartait. En fait, en excluant le problème
politique de la frontière de l’analyse scientifique, il excluait en réalité un objet
pourtant capital dans la question qui l’intéressait. Car, ce faisant, il se privait du
moyen de comprendre que la localisation de la rivière Vincent Pinzón n’était
pas, comme il le croyait, indépendante du litige frontalier, mais qu’elle était
intrinsèquement liée à ce litige. Pour éviter cette erreur, il suffisait simplement
d’imaginer que la France et le Portugal avaient pu, en 1713, signer le traité
d’Utrecht et son fameux article 8 parce que, justement, les deux parties s’étaient
entendues, lors des négociations, sur la localisation de la dite rivière. Le Brésil sut
faire cette démonstration. Vidal ne put même pas en faire l’hypothèse. Refusant
de considérer la dimension politique de la question à résoudre, il se contenta
de tester l’exactitude des cartes. Certes, il ne fait pas de doute que l’élaboration
d’une carte n’échappe jamais à l’épreuve du réel. En effet, comme Ératosthène
le premier l’avait énoncé, en chaque point, en chaque tracé ou en chaque nom
porté sur une carte réside une vérité ou son contraire, une fausseté. Fallait-il pour
autant réduire la science à cette portion congrue et assumer du même coup que
la politique, parce qu’elle ne serait qu’un tissu de contingences, se dérobe au
regard de la science, de la science géographique en l’occurrence ?
19 Disons qu’une connaissance est la description et l’explication de la nature d’un phénomène ou d’un fait ;
elle énonce une vérité qui, éventuellement, peut être remplacée par une autre. Dans cette perspective,
les savoirs, incluant la science, sont à la fois des façons de connaître et des sommes de connaissances
qui, au total, forment la connaissance.
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 313
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prit pas la pleine mesure du processus judiciaire dans lequel il était engagé.
Dans l’affaire de la frontière guyanaise entre la France et le Brésil, les deux
pays, bien que d’avis opposés, manifestèrent à la fin du XIXe siècle le désir de
se plier à l’ordre de la justice. La France ne contesta pas la décision rendue et
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y donna suite (Lézy, 1998). Vidal trouva cependant à redire. Il considérait que
cette décision de justice, malgré le respect qu’on lui devait, ne reposait pas sur
une vérité scientifiquement attestée. Il laissait ainsi subtilement entendre que la
science et la justice étaient non seulement des instances distinctes, mais également
que l’une pouvait opérer tout en ignorant l’autre. Plus encore, il laissait entendre
que seule la science, ultimement, est à même d’établir la vérité. Or n’y a-t-il pas
là une vision étriquée voire naïve de la science et de la justice qui fait l’impasse
sur une des dimensions essentielles du problème de la vérité ?
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servant la raison), serait une catégorie philosophique plus fondamentale que ce
dernier. En d’autres mots, on pourrait avancer, sur cette base, que la science,
au plan sociologique, suppose la justice, et que le vrai, au plan philosophique,
suppose le bien. Certes, il ne s’agit que d’une hypothèse, mais elle ne manque
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pas, à notre avis, de pertinence. Après tout, n’est-ce pas, par exemple, parce
que l’on souhaite punir le coupable ou disculper l’innocent que l’on cherche
à connaître la vérité dans une affaire de meurtre ? Par conséquent, n’y aurait-il
pas là le moment fondateur du principe de vérité ou, du moins, sa fonction
première ? Vu sous cet angle, on peut en effet se demander si le vrai, finalement,
ne serait pas, initialement, un principe éthique, et la science, une forme dérivée
de la justice ?
Par ailleurs, au plan sociologique, la justice et la science ne partagent pas la
même utopie. La science, on le sait, progresse en critiquant les connaissances
déjà produites, en formulant et en validant des hypothèses. Son progrès n’est
pas assuré et la régression n’est pas impossible, de sorte que la science est un
savoir en constante évolution. Il reste que la science est animée par une utopie
unanimiste, car l’espoir est que la communauté dite scientifique collabore et en
débatte en tout respect de la liberté de pensée de chacun de ses membres afin de
faire reculer l’arbitraire dans la description et dans l’explication des phénomènes.
Et si tous doivent aspirer à cet idéal, on doit de plus croire que chacun se ralliera à
toute connaissance qui, après avoir été éprouvée, sera reconnue comme une vérité
scientifique. Tandis que la science compte sur une coopération sans contrainte
pour se réaliser et aspire à l’unité de pensée, la justice, imprégnée des principes de
culpabilité et d’innocence, assume que la société est irrémédiablement divisée en
personnes — en sujets individuels ou collectifs — qui, devant elle, sont des parties
ayant le droit d’exprimer des vues irréconciliables. Car la justice, pour servir le
bien commun, cherche à préserver l’intérêt des parties. Si elle doit condamner ou
innocenter, elle ne saurait en effet être inéquitable envers l’une ou l’autre partie,
celle du coupable ou celle de la victime, qui toutes les deux ont des droits devant
être respectés. Devant la justice, chaque sujet demeure donc irréductiblement
lui-même. Il est une personne dont le nom propre atteste qu’on ne peut et ne
pourra jamais l’assimiler à personne d’autre (Legendre, 2004, p. 78-80 et passim).
Or cette irrémédiable personne doit être entendue ; elle doit plaider sa cause,
c’est-à-dire revendiquer ses droits et expliquer sa version des faits. Ce faisant,
c’est son savoir qui se fait entendre, un savoir qui au regard de la justice n’en
vaut pas moins, a priori, qu’un autre. Ainsi, contrairement à la science qui cultive
l’utopie d’une société unie dans la recherche ou dans la connaissance d’une vérité
universelle, la justice sert une autre utopie, celle d’une société fondamentalement
Articles La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais • 315
divisée où chaque sujet peut défendre ses droits propres, c’est-à-dire préserver ses
propriétés et, plus encore, proclamer sa différence (Girard, 2002, p. 29-64). Pour
l’une et pour l’autre, la vérité est essentielle et autant la science et que la justice
peuvent croire que la raison est la voie qui y mène. Pour la science cependant, la
raison oppose méthodiquement le doute aux savoirs, tandis que la justice laisse
tout aussi méthodiquement le bénéfice du doute aux savoirs des sujets.
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3.3 La part de la justice dans la production de la connaissance
Vidal de la Blache ne démérita pas d’avoir voulu servir la science en recherchant
sur les cartes anciennes la localisation de la rivière Vincent Pinzón. Il n’est pas sûr
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Université Laval
Département de Géographie
1030, avenue des Sciences Humaines
Québec, Canada, G1V OA4
Guy.Mercier@ggr.ulaval.ca
20 Le Conseil fédéral suisse s’adjoignit, dans cette cause, plusieurs experts, juristes, historiens et géographes,
qui le conseillèrent. Ces experts, sous la direction d’Édouard Müller, produisirent une abondante
documentation que Nicoulin (1991) présente sommairement. Cette documentation mériterait une
analyse détaillée.
316 • Guy Mercier ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 667 • 2009
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