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Texte de David Graeber sur les différents niveaux d’explication en sciences sociales.

Nous voici confrontés à un problème classique en sciences sociales : les niveaux de


causalité. Dans le monde réel, à tout événement donné il existe un certain nombre de causes, qu’il
est possible de classer en différentes catégories. Mettons que je tombe dans une bouche d’égout. On
peut attribuer cela à ma distraction. Maintenant, si l’on découvre que, dans ma ville, le nombre de
personnes tombées dans les bouches d’égout par distraction est brusquement monté en flèche, on
doit chercher une explication d’un autre ordre – essayer de comprendre pourquoi tout le monde est
soudainement devenu si distrait dans cette ville, ou (plus plausible) pourquoi on y trouve tant de
bouches d’égout ouvertes.
J’ai volontairement choisi un exemple farfelu, mais examinons-en un autre plus sérieux. Au
chapitre précédent Meena soulignait que, si bien des sans-abri ont une histoire marquée par des
addictions – à l’alcool, à la drogue… - ou par diverses formes de fragilité personnelle, beaucoup
d’autres sont simplement des adolescents abandonnés par leurs parents, d’anciens combattants
souffrant de stress post-traumatique ou encore de femmes qui fuient un mari violent. Parmi les gens
qui dorment dans la rue ou dans les centres d’hébergement d’urgence prenez quelqu’un au hasard et
regardez son parcours de vie : vous y verrez sans doute converger plusieurs de ces facteurs,
généralement combinés à une bonne dose de malchance. Par conséquent on ne devrait jamais
pouvoir dire qu’un SDF se retrouve dans cette situation parce qu’il est dépravé. Et quand bien
même un SDF serait effectivement dépravé, quoi que l’on entende par-là, cela n’expliquerait en
rien les fluctuations du taux de sans-abri dans le temps, ni d’un pays à un autre à l’instant t.
C’est là un point crucial. Prenons le problème dans l’autre sens. A toutes les époques, il s’est
trouvé des moralistes pour affirmer que les pauvres doivent leur condition à leur comportement
immoral. Après tout, nous rappelle t-on souvent, on voit des gens nés pauvres devenir riches grâce
à leur courage, à leur détermination et à leur esprit d’initiative ; cela veut bien dire que d’autres
restent pauvres faute d’avoir fait un effort qu’ils auraient pu faire. Cet argument paraît convaincant
quand on ne regarde que des cas individuels ; il l’est beaucoup moins au vu des statistiques
comparatives, qui soulignent des variations spectaculaires du taux d’ascension sociale dans le
temps. Les Américains pauvres étaient-ils moins dynamiques dans les années 30 que dans les
décennies précédentes, ou cela avait-il à voir avec la Grande Dépression ? Il est encore plus
difficile de s’en tenir à cette approche exclusivement morale quand on considère les différences
criantes de taux de mobilité sociale entre les pays. Un enfant né en Suède de parents pauvres a
beaucoup plus de chances de s’enrichir qu’un enfant né dans des conditions similaires aux Etats-
Unis. Est-ce à dire que les suédois ont globalement plus de courage et plus d’esprit d’initiative que
les Américains ? Je doute que la plupart des moralistes conservateurs contemporains soient prêts à
soutenir une telle opinion.
Il nous faut donc chercher un autre type d’explication – peut-être l’accès à l’éducation ou
bien le fait que les plus pauvres des enfants suédois sont loin de l’être autant que les plus pauvres
des enfants américains. Cela ne signifie pas que les qualités personnelles n’entrent pas en ligne de
compte, puisque certains enfants suédois pauvres réussissent et d’autres non. Mais ce sont des
problèmes et des niveaux d’analyse distincts. Il en va de même dans un jeu : tenter de déterminer
les raisons pour lesquelles un joueur particulier a gagné une partie, ce n’est pas la même chose que
s’intéresser au degré de difficulté du jeu.
Ni que se demander pourquoi les gens y jouent, d’ailleurs. C’est là un troisième type de
question. De fait, quand on étudie des changements sociaux de grande envergure, il convient
d’envisager non pas deux mais trois niveaux d’explication. Dans ce cas précis ce serait 1) les motifs
particuliers pour lesquels un individu donné se retrouve à la rue ; 2) les forces économiques et
sociales plus profondes qui conduisent à l’accroissement de la population des sans-abri
(augmentation des loyers, mutation des structures familiales, etc.) ; 3) les raisons pour lesquelles
personne n’intervient. On peut qualifier ce dernier niveau de politico-culturel. C’est le plus facile à
omettre, car il renvoie souvent à ce que les gens ne font pas.
Je me souviens très bien de la première fois où à Madagascar j’ai discuté avec des amis du
phénomène des sans-abri en Amérique. Ils étaient abasourdis d’apprendre que les gens dormaient
dans la rue dans le pays le plus riche et le plus puissant du monde. « Mais les Américains n’ont pas
honte ?! M’a demandé l’un d’eux. Ils sont tellement riches ! Ça ne leur pose pas de problème que le
monde entier va y voir un déshonneur national ? ».
Il l’a bien fallu reconnaître que c’était une bonne question. Pourquoi les Américains, eux, ne
voient-ils pas comme un déshonneur national le fait que des gens dorment dehors ? A coup sûr,
ç’aurait été le cas à d’autres moments de leur histoire. Si l’on avait vu tant de gens dans les grandes
villes au cours des années 1820, ou même des années 1940, il y aurait eu un tollé général et des
mesures auraient été prises. Oh, peut-être pas des mesures très reluisantes – à certaines périodes on
aurait raflé les vagabonds pour les mettre au travail dans des hospices, à d’autres on aurait construit
des logements sociaux probablement. Mais, au moins, on n’aurait pas laissé ces gens dépérir sur
leurs cartons au beau milieu des trottoirs. Depuis les années 1980, les Américains tendent à réagir à
cette situation non pas en s’insurgeant contre les conditions sociales qui la créent, mais en recourant
à des explications de premier niveau, c’est-à-dire en décrétant que le problème des sans-abri est une
conséquence inévitable de la faiblesse humaine. Les humains sont des êtres capricieux. Ils l’ont
toujours été. Il n’y a rien qu’on puisse faire pour y remédier.
Voilà pourquoi j’insiste sur la dimension à la fois politique et culturelle de ce troisième
niveau d’explication : il repose sur nos présupposés de base concernant nos semblables, ce que l’on
peut attendre d’eux et ce qu’ils sont en droit d’exiger les uns des autres. En retour, c’est en vertu de
ces présupposés que nous décidons de ce qui constitue ou non un problème politique. Non pas que
les attitudes populaires soient l’unique facteur en la matière. La preuve : les autorités politiques font
souvent fi de la volonté générale. Régulièrement des sondages rappellent qu’environ deux tiers des
Américains sont favorables à un système de soins nationalisé ; pourtant aucun grand parti n’a
jamais soutenu cette idée aux Etats-Unis. De même les enquêtes montrent que la majorité des
britanniques souhaitent les réintroduction de la peine de mort, or aucune formation politique
importante ne la défend.

Bullshit Jobs, David Graeber pp.234-238.

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