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Humanitaire: s'adapter ou renoncer

Dr Pierre MICHELETTI,
Ancien Président, Médecins du Monde France
Membre du Conseil d'Administration, Médecins du Monde France
Professeur Associé, Institut d'Etudes Politiques de Grenoble

Il se passe des choses aujourd'hui à l'égard des ONG qui ne nous renvoient pas toujours une
image positive et qui vont d'une perception qui n'est plus automatiquement positive, voire qui
est plutôt dans certains contextes une perception de méfiance, et à l'autre bout du curseur des
actes de violence délibérées.

Je vais essayer de partager avec vous pourquoi l'action humanitaire internationale qui, dans
son esprit au départ, véhicule des valeurs de solidarité internationale et de compassion, n'est
plus automatiquement accueillie à bras ouverts sur le terrain.

Il ne s'agit pas de tomber dans la sinistrose, il s'agit simplement d'exposer ces idées et d'en
débattre avec vous.

Je vais vous parler du mouvement humanitaire dit des «sans frontières », je voudrais délimiter
le périmètre de mon propos.
Cette génération des « sans frontières» est née avec la guerre du Biafra en 1968, c'est ce qu'on
appelle le mouvement humanitaire contemporain.
C'est de cette génération là dont je vais vous parler, celle née avec la guerre du Biafra, celle qui
a 40 ans.
En sachant que l'action humanitaire est beaucoup plus ancienne, la Croix Rouge a 150 ans.
Et la solidarité entre les Hommes est aussi vieille que le monde.
Néanmoins dans mon propos je vais me centrer sur cet objet là qu'est la génération des « sans
frontières» parce que ce serait trop vaste d'aller au-delà et parce que je crois qu'il y a dans
l'identité de notre génération des MSF, des MDM, un certain nombre de caractéristiques
propres à cette génération qui sont de nature à expliquer en partie les évolutions des
perceptions à notre égard.

Je vais articuler mon exposé en 3 temps :

I/ Quelques situations qui de mon point de vue témoignent des symptômes des évolutions
de cette perception ;

II / Qu'est ce qui se cache derrière ces symptômes ? Quels sont les mécanismes qui
conduisent à des perceptions négatives voire à de l'insécurité ?

III / Quelques pistes de travail et de recommandations.

I / Les symptômes

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1 ère remarque : on manque d'informations chiffrées, quantitatives sur ce que représente la
question de l'insécurité.

Je vais partager avec vous rapidement 2 travaux de recherche.

Le premier c'est une enquête réalisée par une équipe anglo-américaine conduite par Abby
Stoddard. Cette étude a porté sur la période 1996-2006.
Il n'existe pas de systèmes vraiment fiables permettant de centraliser l'ensemble des
problèmes de sécurité qu'il y a sur le terrain.
Les études existantes conduisent toutes à recommander que soit mis en place un système de
collecte d'informations pour rendre compte de ces situations d'insécurité.
Ce préambule étant posée, elle montre que sur la décennie étudiée, 1996-2006, ont été
dénombrés 1000 décès sur le terrain en sachant également qu'une des principales conclusions
données par cette étude est que sur les 1000 décès répertoriés, 80% concernent le personnel
local qui paie le plus lourd tribut de ces questions d'insécurité.

Une deuxième étude provient de l'American Journal of Disaster Medicine. Elle a porté sur une
période plus courte et qui affine les choses.
La première ne donnait que des données chiffrées, la seconde montre que dans la période
étudiée, 50% des décès sont des décès dû à des actes de violence délibérés. Cette seconde
étude précise les causes de ces décès.

Vous savez que l'autre grosse moitié des décès sur le terrain est due à deux causes
principales : les accidents et les maladies aigües.

La même équipe de Stoddard que j'évoquais vient de rendre une étude qui a porté sur l'année
2008 et qui prouve une accélération du phénomène de l'insécurité. Sur l'année 2008, on a
dénombré 155 incidents de sécurité et 122 décès.
Pour comparaison, 10 ans auparavant, sur l'année 1998, ils avaient dénombré 27 décès sur le
terrain.

Il faut nuancer le propos. On a un facteur de multiplication car depuis lors on a affiné le système
de surveillance. Peut être aussi y a-t-il une augmentation des cas dénombrés parce que le
système de surveillance laisse moins dans l'ombre des situations qui ont existées.

Ces questions d'insécurité relèvent aussi, pour les responsables humanitaires, d'une analyse
plus perceptuelle et de données plus subjectives qui nous conduisent sur des terrains comme
en Colombie, en Haïti, en Irak, au Burundi ou en Somalie à ne pas forcément attendre d'avoir
des incidents graves pour faire des replis temporaires ou définitifs de nos équipes.

Il y a donc l'insécurité objective, celle que j'ai essayé de traduire et une insécurité plus
perceptuelle.

Tout ça pour dire qu'autour de la question de la violence sur le terrain, ce dont il est question
c'est de l'insécurité pour les humanitaires mais ce n'est pas le sujet principal. Au-delà de la
question de la sécurité pour les équipes, il est question de la capacité que nous avons à nous
déployer dans l'ensemble des terrains. On voit bien que dans certains pays pour des
mécanismes divers notre capacité à nous déployer se restreint. Traiter de la question de
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l'évolution de la perception et traiter de la question de l'insécurité c'est traiter de fait de la
capacité à intervenir.
Cela traduit une perte de ce que j'appelle une « immunité humanitaire» c'est-à-dire cette
acceptation qui semblait jusqu'à présent aller de soi.

II / Quelles analyses pouvons-nous faire de ces mécanismes? Quel diagnostic


étiologique ?

Pourquoi au fond a-t-on ces évolutions et le développement d'actions violentes délibérées?

Je vais scinder mon propos en 3 catégories:

1/ Il y a des choses qui sont liées à ce que nous sommes. Il y a dans la violence dirigée
contre nous une violence dirigée contre certaines de nos caractéristiques. Je vous
parlais du mouvement des « sans frontières» parce qu'il a des caractéristiques
spécifiques. Qu'est ce qui dans cette violence nous renvoie à nous même, à notre code
génétique ?

2/ Qu'est ce qui a changé en 40 ans dans l'environnement général ?

3/ Des mécanismes plus récents sont venus agir comme des accélérateurs sur les deux
premiers problèmes.

1 / Le code génétique du mouvement humanitaire, ses caractéristiques dans lesquelles


on peut déceler des causes de l'insécurité.

1.1 / Les principales ONG présentes sur le terrain, en volume, sont d'abord et avant tout
des organisations issues des pays occidentaux mais avec des critères distinctifs.

En 2005, on estime qu'environ 10 milliards d'euros ont été dépensés dans le monde pour
l'action humanitaire. A une forte proportion ce budget a été engagé, pour ce qui concerne
l'humanitaire non gouvernemental, par des ONG occidentales.

Les poids lourds de ces ONG sont anglo-saxonnes avec WorldVision, le groupe Care, Oxfam
et ses différentes sections, l'ONG allemande Misereor, le groupe MSF.

a / Première caractéristique de ce mouvement des ONG il est d'abord et avant tout mis
en œuvre par des financements issus des pays occidentaux et mis en œuvre par des
ONG issus de ces mêmes pays occidentaux.

b/ Deuxième caractéristique génétique, le mouvement humanitaire est une constellation


hétérogène.

Il y a des milliers d'ONG, un premier critère distinctif sur lequel j'ai attiré votre attention c'est
que dans cette grande constellation, à grande majorité occidentale, elles sont de taille
différente.
Deuxième caractéristique c'est la nature des relations que les différentes ONG entretiennent

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avec leur pays d'origine et avec leur Etat.
C'est quelque chose qui n'est pas uniquement une typologie universitaire.

On peut dégager de ce point de vue 3 grandes familles d'ONG :

- Celles qui appartiennent au modèle qu'on qualifie de modèle rhénoscandinave ayant


des relations fortes avec leurs Etats et dans lesquelles il y a une tradition ancienne de
travail avec le ministère des affaires étrangères (Ex. Suède, Danemark et des
organisations qui sont plutôt dans la co-construction d'une politique étrangère de
coopération).

- Le modèle dit anglo-saxon où on a affaire à des ONG plus libérales dans l'esprit et dans
la logique de leur financement.

- Le modèle dit méditerranéen, modèle d'ONG hérité des thèses de De Tocqueville au


XIXè siècle. Des ONG qui dans l'esprit se positionnent résolument comme des outils de
contre pouvoir. De Tocqueville, homme politique du début du XIXè se rend aux
Etats-Unis et revient de ce voyage très impressionné par ce modèle d'associations de
citoyens dont il a constaté le rôle de contre pouvoir dans la vie publique. Il revient de ce
voyage en se faisant le promoteur de ce qu'il a vu et en particulier il défend cette liberté
d'association de citoyens. Nous sommes un peu les héritiers de cette dynamique.

c / Les thématiques dominantes d'une ONG : Santé, Agriculture, Droits de l'Homme.

d / Le caractère confessionnel ou pas des ONG

Pendant de nombreuses années, ce caractère n'a pas été au fond primordial mais aujourd'hui,
compte tenu des situations internationales et de leur complexité, aujourd'hui travailler en
Afghanistan, pour le Secours Catholique ou la Cimade, ce n'est pas pareil que de travailler
pour une ONG laïque.

Au travers de cette grille de lecture, et encore une fois lorsque dans un même pays on a affaire
à une profusion d'organisations humanitaires il peut être difficile pour vos interlocuteurs de faire
la distinction.

1.2 L'aide humanitaire exporte un modèle.

Nous exportons un modèle d'organisation, de représentation par rapport à la santé et aux soins
en l'occurrence plutôt un modèle biomédical. Nous exportons un modèle de développement et
parfois un modèle économique qui est à l'heure actuelle remis en cause (Initiative de Bamako,
gratuité des soins).

1.3 Une relation forte avec les médias

Certains parlent même d' « addiction réciproque », de « dépendance croisée» entre médias et
humanitaires.
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Compte tenu de la génération dont je vous parle, celle des « sans frontières », cette relation
forte avec les médias est consubstantielle de l'émergence de notre génération. C'est en
dérogeant à la règle du devoir de réserve qui prévalait à la Croix Rouge que des gens
appartenant à la génération de Kouchner, Emmanuelli, Malhuret engagés auprès de la Croix
Rouge ont rompu la règle d'or du devoir de réserve. La prise de parole médiatisée et tapageuse
est étroitement liée à l'émergence de cette génération.
Cette relation forte entre médias et humanitaires obéit aussi à des logiques plus raisonnées.
Les médias ont besoin de nous et nous avons besoin d'eux.
Il y a 30 ou 40 ans, les humanitaires étaient révélateurs de crises. Notre présence sur le terrain
nous faisait avoir le rôle d'éclaireurs et la circulation de l'information allait moins vite. Ce rôle de
révélateur de crise, on l'a beaucoup moins en dehors de situations spécifiques où on peut
révéler des exactions dans un camp de réfugiés ou dans une région reculée.
Là où les médias nous utilisent toujours beaucoup, avec notre accord d'ailleurs, c'est sur les
grandes crises humanitaires lorsqu'ils se servent de nos moyens logistiques. Ils utilisent nos
moyens de transport. Bien souvent ils sont hébergés chez nous.
Ce que nous prenons dans cette relation?
Les médias parlent des terrains de crise sur lesquels nous intervenons mais ils parlent
également de nous, c'est agir sur notre notoriété dans le grand public, donc sur nos finances.

Un des grands changements de ces 40 dernières années: on est sorti d'un monopole
occidental de l'information. Pendant la guerre des 6 jours en 1967 le point de vue véhiculé sur
l'ensemble de la planète était un point de vue dont la source était quasi exclusivement les
journalistes et le point de vue occidental sur ce qui était en train de se passer pendant cette
guerre. Elle a été, de la part d'un certain nombre de pays arabes, le déclencheur de toute une
stratégie qui a visé à obtenir des moyens autonomes de communication ce qui allait aboutir,
entre autre, à la création d'AI Jazeera en 1996. AI Jazeera est une conséquence de ce constat.
Aujourd'hui une des grandes différences c'est que tout le monde y compris les populations du
Sud et les populations immigrées dans les pays du Nord peuvent zapper d'un point de vue à
l'autre. Régis Debray dit « aujourd'hui CCN fait le champ, AI Jazeera fait le contre champ et
pour se faire une opinion l'aller retour entre les deux chaines est recommandé ».

1.4 La dimension symbolique du mouvement humanitaire

Nous sommes un objet sociologique symbolique c'est à dire qu'il y a une survalorisation de ce
nous faisons par rapport à ce que nous sommes.

Le budget de MSF France est de 120 millions d'euros par an, soit le budget de l'hôpital de
Béziers!

Ceci nous conduit à avoir une certaine humilité sur ce que nous pouvons faire et ce que nous
pouvons ne pas faire.

Cela explique aussi pourquoi nous avons besoin d'une relation forte avec les médias. De cette
relation nous espérons de la notoriété, de l'argent mais nous espérons aussi de cette relation
forte avec les médias qu'elle agisse comme détonateur sur l'opinion publique française et
internationale en espérant que cette opinion publique fasse basculer les positions politiques
des gouvernements français et européens. Cette implication des gouvernements de nos pays
d'origine est de nature à résoudre le problème. La solution au problème n'est jamais

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humanitaire à la lumière des volumes que nous manipulons, à la lumière des compétences
que nous véhiculons.

Quand on va s'en prendre aux humanitaires sur le terrain, ce qu'il va se passer sera fortement
relayé par les médias de nos pays d'origine et donc aura un fort retentissement sur l'opinion
publique de nos pays d'origine.
C'est comme si aujourd'hui les mouvements les plus extrêmes sur le terrain utilisaient à
l'envers cette relation forte des humanitaires avec les médias pour renverser les opinions
publiques. C'est comme si ils avaient complètement métabolisé le jeu complexe qui lie médias
/ humanitaires/ opinions publiques occidentales.

2 / En 40 ans, certaines choses ont changé

Au niveau des contextes d'intervention, le rééquilibrage international s'est fait dans 3


directions: le rééquilibrage économique et politique et un rééquilibrage général autour de la
question identitaire des différents peuples. Nous devons en tenir compte.

a / Le rééquilibrage économique.

On a l'impression dans la société française d'en avoir vu quelques symptômes qui nous
étonnent presque.
Quand on voit Mitai venir racheter Arcelor un des fleurons de la sidérurgie française on
s'étonne presque que I1nde vienne racheter une entreprise comme celle-ci.
On constate que ces évènements se multiplient.
Les belles automobiles anglaises, Jaguar et Land Rover sont rachetées par Tata. Les
parfumeurs Marionnaud sont rachetés par une entreprise chinoise.
Et puis Sergio Tacchini est aussi racheté par des Chinois.
Ce qui peut apparaître comme des incidents de parcours traduisent en fait un rééquilibrage
économique massif.
Hubert Védrine analyse tous ces mouvements internationaux: sur les 500 premières
entreprises mondiales, en 2007, une quarantaine sont chinoises et une vingtaine sont d'ores et
déjà indiennes.
Au-delà de cette image un peu statique si on s'intéresse aux flux financiers des fusions/
acquisitions et des investissements, H.Védrine pointe le fait que les pays émergents réalisaient
déjà 15% de l'ensemble des fusions/acquisitions d'entreprises et que 37 % des dépenses
d'investissement réalisées dans le monde en 2007 étaient réalisées par des financements
provenant des pays émergents.

Ce rééquilibrage économique est une lame de fond et pas du tout un épiphénomène.

b / Le rééquilibrage politique

La composition du conseil de sécurité: Afrique du Sud, Nigeria et Egypte souhaitent intégrer le


club des grands.
Qui eut cru dans les années 60 que 3 pays africains auraient osé vouloir intégrer le club des
grands et régler les affaires du monde ??
Ce symptôme est très éloquent de ce rééquilibrage politique.

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c / La forte revendication identitaire

Bien des conflits de ces dernières années ont eu un substrat qui participe de cette
revendication identitaire (ex Yougoslavie, Kosovo, certains conflits africains, la réactivation du
conflit au Niger)
Clin d'œil de l'histoire qui nous fait revenir au Biafra 40 ans après.
La question ethnique, tribale est aujourd'hui intriquée avec le politique.
Le modèle blanc occidental n'est plus le modèle à imiter. On est content et fier d'être d'origine
Maya, Peul, Mong.

Aujourd'hui on ne peut pas être sur le terrain sans se préoccuper de cette revendication
identitaire et de cette aspiration plus global d'altérité.

3 / Les mécanismes plus spécifiques qui accélèrent l'insécurité

Je vais maintenant aborder ce que j'avais énoncé comme troisième facteur, c'est à dire un
certain nombre d'évènements de l'histoire contemporaine qui sont venus agir comme des
accélérateurs de la violence à l'égard des humanitaires.

a / Je voudrais d'abord aborder la question de la chute du Mur de Berlin à la fin des années
1980. Cet évènement a abouti à la fin d'une polarisation Est/Ouest qui jusqu'alors régissait un
certain nombre de conflits tels qu'on a pu les vivre dans des pays comme l'Angola, la Colombie
ou l'Afghanistan.
En même temps que s'effondrait le Mur de Berlin un certain nombre de mouvements armés qui
bénéficiaient dans leur lutte contre le pouvoir central de l'appui de l'un des deux blocs ont vu se
tarir les aides financières ou en armement dont ils bénéficiaient. Dans un certain nombre de
cas ces mouvements de lutte armée internes ont cherché de nouvelles sources de
financements pour faire vivre leurs troupes et soutenir l'effort de guerre en particulier
l'acquisition d'armements.
Les groupes se sont alors orientés vers les activités les plus lucratives telles que les
kidnappings de personnalités avec demande de rançon, le racket de grandes entreprises telles
qu'on peut le voir dans le delta du Niger et toutes les activités liées au narcotrafic.
En même temps que ces groupes s'orientaient vers ce type de pratiques ils adoptaient de fait
des conduites mafieuses.
Dès lors, les équipes humanitaires évoluent dans des contextes où les différents groupes
armés sont sortis d'une lecture strictement politique et d'une forme d'organisation du conflit qui
respecte une logique et une hiérarchie de type militaire y compris dans la guérilla.
Evoluant dans de tels contextes si des équipes humanitaires se trouvent au mauvais moment
au mauvais endroit, elles peuvent alors elles aussi subir le sort et les pratiques de mouvements
qui ont évolué sur le mode du banditisme lequel ne reconnaît pas les logiques du
positionnement humanitaire.

b / 2ème sujet que je voudrais évoquer dans l'histoire contemporaine concerne toute la
montée en puissance du dogme et de la rhétorique du «choc des civilisations» dans la
politique des Etats-Unis et de ses alliés depuis les attentats du 11 septembre 2001.
Pour les tenants de cette lecture religieuse de la question de l'insécurité on a vu apparaître une
nouvelle polarité manichéenne avec une rhétorique qui opposait des termes comme « Croisés

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contre Infidèles », « le Bien contre le Mal» ou « les Droits de l'Homme contre I1slamo fascisme
».
Le mouvement humanitaire dont j'ai eu l'occasion de dire combien il était ressenti comme
d'abord le fruit de l'Occident se trouve dès lors piégé dans cette nouvelle polarité. Dans les
pays d'intervention où des groupes armés extrémistes se reconnaissent dans cette opposition
entre Occident et monde arabo-musulman les humanitaires deviennent alors, puisque issus de
l'Occident, des ennemis potentiels et symboliques. Mais également des ennemis qu'il est plus
facile de prendre pour cible que ne le sont les troupes étrangères quand il en existe dans le
pays concerné.

c / Troisième situation qui vient agir comme un accélérateur de la violence: la question des
Territoires Palestiniens et de la Bande de Gaza en particulier.
Gaza est une prison à ciel ouvert où sur une bande côtière de 40km de long sur 10km de large
s'entasse près d'1.5 millions d'habitants. Le sort réservé par la communauté internationale à la
population de ce territoire et la violence qui y règne (dont on a une encore une illustration en
début d'année 2009) viennent activer toute une rhétorique et une symbolique du martyr dans
les pays musulmans.
Gaza est la traduction caricaturale du traitement des affaires internationales de façon
asymétrique avec une règle du « deux poids deux mesures» en fonction de qui est partie
prenante au conflit.

Dans la plupart des terrains complexes sur lesquels évoluent les organisations humanitaires
les trois types de mécanismes décrits pour expliquer une évolution négative de la perception
de ces mêmes humanitaires sont intriqués.
La situation que connaît un pays comme l'Afghanistan est éminemment symbolique du cumul
de ces difficultés. On trouve en effet dans ce pays les différents facteurs de la violence décrit:
un conflit international avec la présence de troupes étrangères d'occupation, troupes
étrangères qui sont majoritairement occidentales.
Un conflit qui a des composantes tribales et religieuses.
Mais aussi un pays dans lequel le poids du narcotrafic est primordial puisque l'Afghanistan
produit plus de 90% de l'opium cultivé dans le monde nécessaire à la production d'héroïne.
Et l'Afghanistan est aussi particulièrement emblématique de la confusion à laquelle ont peut
assister de plus en plus fréquemment entre les différents types d'intervenants sur le terrain.
Voici un pays où l'on a des troupes étrangères d'occupation qui font la guerre en uniforme mais
ces mêmes soldats déclarent se livrer à des actions humanitaires au travers de la mise en
œuvre des fameuses PRT (Provincial Reconstruction Teams).
On trouve en outre dans ce pays un grand nombre de soldats qui font la guerre en civil puisque
travaillant pour des sociétés militaires privées. Ils sont au nombre de plusieurs milliers.
On trouve enfin des civils qui font de l'humanitaire, certains se positionnant comme résolument
indépendants des politiques des gouvernements de leur pays d'origine d'autres s'affichant
ostensiblement comme proches de la politique étrangère de leur pays et se montrant parfois
aux côtés des troupes étrangères d'occupation issus de ce même pays.

Comment dès lors dans un contexte aussi complexe et violent que l'Afghanistan ne pas
imaginer que de façon spontanée ou manipulée des groupes puissent voir dans tous ces
acteurs une confusion extrême.
Militaires, militaires qui font la guerre, militaires qui font de l'humanitaire, civils qui font la guerre,

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civils qui font de l'humanitaire avec ou sans les militaires...
Sauf à être afghan et anthropologue on peut comprendre qu'il soit parfois difficile pour un
observateur extérieur de décrypter cette confusion des acteurs sur le terrain!

3 / Recommandations et pistes de travail

Après avoir décrit un certain nombre de symptômes et consacré une part non négligeable de
mon propos à analyser les causes de l'évolution de la perception du mouvement humanitaire je
vais maintenant aborder le troisième point que j'annonçais dans mon plan à savoir quelles sont
les pistes de réflexion et de travail, quelles sont les recommandations que l'on peut faire pour
essayer de maintenir le mouvement humanitaire dans sa capacité d'intervention.
Je vais en la matière scinder mon propos en deux parties.
Certaines des mesures sont de nécessaires adaptations sur le terrain et d'autres relèvent d'un
positionnement politique plus global.

1 / Concernant les obligations de moyens sur le terrain

a / Les nécessaires compétences que nous devons dorénavant mobiliser en terme de


ressources humaines ou d'outils de travail pour donner les moyens à nos équipes
d'une analyse fine de la situation locale avant toute implantation de projet. Cette analyse
préalable et les compétences qu'elle suppose deviennent aujourd'hui une donnée
incontournable en termes d'obligations de moyens des décideurs humanitaires à l'égard de la
sécurité de leurs équipes.
Nous devons savoir rencontrer et analyser tous les leaders présents sur le terrain, leaders
communautaires, leaders religieux, leaders militaires ou politiques.
Nous devons savoir analyser la perception qu'ils se font de l'implantation éventuelle d'un projet
et l'acceptation dont nous faisons l'objet ou pas de leur part.
Nous devons savoir évoluer dans ces réseaux complexes d'acteurs locaux. Aujourd'hui les
logos de nos organisations ne suffisent plus à nous protéger. C'est notre capacité à entrer en
contact avec nos réseaux locaux qui devient le véritable gage de notre sécurité.

b / Nous ne devons perdre aucune occasion, en France comme sur le terrain à l'étranger,
d'affirmer notre identité spécifique d'organisation non gouvernementale sauf à vouloir
entretenir une confusion telle que celle décrite dans le contexte de l'Afghanistan. Jamais le N
d'ONG n'a été si important à revendiquer et à assumer. Toute confusion entre humanitaire et
militaire, toute confusion entre logique humanitaire non gouvernementale et politique étrangère
de nos Etats d'origine conduit à entamer le crédit qu'on nous octroie en matière d'impartialité et
d'indépendance dans nos interventions. Ceci est aussi vrai aujourd'hui concernant l'origine des
financements que nous utilisons en fonction des lieux d'intervention. Aujourd'hui, selon les
contextes, l'argent a une odeur.

c / Faire évoluer les pratiques

J'ai longuement insisté dans mon propos sur la revendication d'altérité qui existe partout dans
nos contextes d'intervention ainsi que l'exacerbation de la question identitaire. Ceci a pour
corolaire que nous ne pouvons plus aujourd'hui n'exercer qu'une aide humanitaire médicale
strictement technique véhiculant un modèle biomédical qui nous a imprégné tout au long de
nos études dans les facultés de médecine occidentales.

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Il ne s'agit pas de prétendre faire de l'anthropologie lors d'une épidémie de choléra massive
dans un camp de réfugiés. Il s'agit d'éviter à la fois la pratique d'une médecine de type
vétérinaire dans les actions humanitaires. En même temps, la prise en compte des
représentations à l'égard de la santé ou de la maladie, des populations auprès desquelles nous
intervenons est une nécessité. L'un des moyens très concret à notre disposition pour ces
déterminants socioculturels de la santé est le recours aux professionnels issus des pays où
nous intervenons. Ils sont pour nous le gage de la prise en compte de ces représentations
culturelles de la santé mais aussi des atouts importants pour contourner la barrière que
constitue la langue dans notre approche des populations locales. Une des grandes évolutions
de 40 dernières années de l'humanitaire contemporain réside en effet dans le fait que, dans
une écrasante majorité des cas, les pays où nous intervenons forment médecins, infirmiers et
autres professionnels de santé. Aujourd'hui dans le champ de la médecine humanitaire les
acteurs ne sont plus exclusivement des docteurs blancs formés dans des universités
d'hommes blancs. Il convient de prendre aussi acte de ces réalités et de les intégrer dans la
composition de nos équipes.

2 / Des mesures constituent des positionnements politiques plus globaux


complémentaires aux nécessaires évolutions de nos pratiques sur le terrain.

Je voudrais en souligner deux.

a / Tout d'abord la cohérence qu'il y a pour une organisation comme Médecins du


Monde à tenir le même discours « ici et là-bas ».

Nous ne pouvons pas être des Dr Jekyll et Mr Hyde, des médecins solidaires et généreux à
l'extérieur, au Mali, en Afghanistan ou au Congo et indifférents au sort que l'on réserve dans
notre pays aux migrants originaires de ces pays. Ce sont les mêmes personnes que nous
avons dans nos salles d'attente « ici et là-bas ». C'est pourquoi qu'elles soient ou non
engagées dans des actions humanitaires en France, les ONG médicales ne peuvent pas être
indifférentes à certaines pratiques telles que l'expulsion des étrangers malades ou le recours à
des tests ADN dans le cadre de politiques migratoires. En complément de ce que nous faisons
là-bas nous devons être capables de dénoncer de telles pratiques ici à nos portes.

b / Enfin, et j'en terminerai par là sur les nécessaires évolutions du mouvement humanitaire il
convient d'envisager une véritable métamorphose pour sortir d'un modèle que je décris
comme étant majoritairement imprégné du monde occidental. « Désoccidentaliser» l'aide
humanitaire devient une nécessité sans renoncer à nos principes ou sans tomber dans un
culturalisme caricatural.
« Désoccidentaliser » au sens de sortir d'une situation de monopole. Il y a en effet pour nous
deux types de raisons de vouloir aller chercher ailleurs, hors l'Occident, des partenaires et des
alliés.
C'est d'abord la possibilité d'aller chercher des ressources humaines, financières et
techniques là où elles se trouvent aujourd'hui dans ce que j'ai décrit comme de grandes
puissances émergentes. Dans des pays comme l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil ou l'Egypte, il
existe de telles potentialités. A nous de savoir identifier les dynamiques d'acteurs qui nous
ressemblent avec lesquelles nous pourrons imaginer l'humanitaire de demain qui ne sera pas
un strict copier/coller du modèle dont nous sommes porteurs.
A côté de ces raisons pragmatiques, «désoccidentaliser» l'aide humanitaire c'est aussi se

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donner les moyens de sortir de l'équation actuelle: aide humanitaire internationale = intérêts
des grandes puissances occidentales véhiculés par des organisations d'origine occidentale.
Dans un certain nombre de crises humanitaires contemporaines telles que le Soudan ou la
Birmanie, par un tel métissage nous pourrions favoriser des interventions à qui il ne pourrait
être reproché d'être strictement dictées par les intérêts des grandes puissances des pays du
Nord.
C'est tout l'enjeu de demain pour les grandes organisations humanitaires. Aurons-nous cette
intelligence adaptative?
Aurons-nous cette capacité de décentration?
La réponse à ces différentes questions conditionne la sécurité de nos équipes comme notre
capacité à nous déployer dans l'avenir dans toutes sortes de contextes de crise.

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