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ÉLOIGNEMENT GÉOGRAPHIQUE ET TRAVAIL DE SÉPARATION

PSYCHIQUE : ENJEUX ET DYNAMIQUES DES LIENS FAMILIAUX DANS


LES SITUATIONS DE SÉPARATIONS VOLONTAIRES DES HIVERNAGES
POLAIRES

Michel Wawrzyniak, Gérard Schmit

De Boeck Supérieur | « Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de


réseaux »

2018/2 n° 61 | pages 269 à 281


ISSN 1372-8202
ISBN 9782807392298
DOI 10.3917/ctf.061.0269
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-
familiale-2018-2-page-269.htm
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Eloignement géographique et travail
de séparation psychique : enjeux et dynamiques
des liens familiaux dans les situations de
séparations volontaires des hivernages polaires
Michel Wawrzyniak1 & Gérard Schmit2

Résumé
Les auteurs explorent la dynamique des liens familiaux dans la situation de
séparation volontaire des hivernages polaires au long cours. Les enjeux person-
nels et familiaux présidant à cet éloignement sont nombreux et variés. Cependant,
quand l’approche du mythe familial s’avère possible, il devient clair que celui-ci
dicte – paradoxalement ? – bien des séparations ré-unissant les familles.

Abstract: Physical distance and psychological separation: the importance


and the dynamics at play regarding family ties in situations of voluntary
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separation during overwintering
The authors explore the dynamics of family ties in the situation of voluntary
separation of long-term polar winters. The personal and family issues surround-
ing this distance are numerous and varied. However, when the approach of family
myth is possible, it becomes clear that it dictates – paradoxically? – many separa-
tions re-uniting families.
Mots-clés
Séparation volontaire – Mythe familial – Travail de séparation psychique –
Identité et Appartenance
Keywords
Voluntary separation – Family myth – Work of psychic separation – Identity
and Belonging

1 Université de Picardie Jules Verne (UPJV).


2 Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA).

DOI: 10.3917/ctf.061.0269
270 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

Introduction

Le protocole de la recherche que nous avons menée a relié notre inté-


rêt pour les situations extrêmes à nos pratiques de psychothérapeutes fami-
liaux. Cette recherche a porté sur le suivi longitudinal de liens familiaux
dans des situations extrêmes d’éloignement volontaire auprès d’hivernants
polaires et de leurs proches.
Notre protocole a été soumis, en 2012, à l’Institut Polaire Français
Paul-Emile Victor (IPEV) de Brest et accepté six mois plus tard en 2013.
Il nous a amenés à suivre longitudinalement les rapports qui se déploient
entre les hivernants polaires français de la base Dumont D’Urville (DDU)
en Terre Adélie (Antarctique) et leurs proches, avant, pendant et au retour
de leur mission polaire d’une durée de 12 à 16 mois. Cette étude a débuté en
septembre 2013. Le recueil des données est à présent terminé.
Cette étude pose la question des rapports entre éloignement géogra-
phique et travail de séparation psychique dans le contexte bien particulier
d’une séparation volontaire au long cours. Elle ouvre le champ plus large
d’un intérêt qui porte sur d’autres situations relevant également de la sépara-
tion volontaire (sous-mariniers, spationautes, travailleurs de plates-formes
pétrolières…). Par-delà la présentation des caractéristiques de ce protocole
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et des hypothèses qui le sous-tendent, nous nous proposons de présenter
quelques réflexions issues des données issues des rencontres cliniques per-
sonnelles et familiales.

Présentation de la recherche

Cette recherche s’est inscrite dans le contexte historique d’un intérêt


de plus en plus important accordé, en France, à l’étude des facteurs humains
dans les situations extrêmes. Un intérêt impulsé par Jean Rivolier, une fi-
gure des Expéditions Polaires Françaises. Jean Rivolier a été aussi profes-
seur en psychologie, fondateur et directeur du Laboratoire de Psychologie
Appliquée (LPA) de l’URCA au sein duquel nous avons travaillé. Notre
présent travail de recherche puise une partie large de ses racines dans cet
ancrage originaire.
Au sein du LPA, après nous être consacrés, en amont de l’hivernage,
au processus de sélection psychologique des candidats hivernants aux cam-
pagnes concernant autant les Terres Antarctiques et Australes Françaises
(TAAF), nous avons été amenés à nous intéresser au retour d’hivernage, en
aval de celui-ci.
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 271

Il est en effet essentiel, pour les institutions impliquées dans ces mis-
sions en environnements extrêmes ou inhabituels, de mieux connaître le de-
venir des personnels qui y séjournent ; ceci pour mieux préparer le retour
des équipes, mais aussi pour affiner les méthodes de sélection et les critères
d’aptitude psychologique requis pour des individus amenés à participer – ou
reparticiper – à d’autres missions du même type. Par-delà ces considérations
institutionnelles, il va de soi que la priorité est d’offrir aux hivernants de retour,
qui viennent de vivre une véritable Odyssée, un potentiel suivi psychologique.

Une première recherche sur le retour des hivernants


polaires

Le doctorat en psychologie mené par Amaury Solignac (2010) sur


Les enjeux psychologiques du retour de missions isolées. Le cas des hiver-
nants polaires français aura constitué un puissant jalon pour cette présente
recherche.
Sa méthodologie a reposé sur des questionnaires et des entretiens
de recherche explorant les pratiques, les représentations et les émotions
de ce groupe d’individus au cours d’une séparation volontaire d’une durée
inhabituelle.
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Les questionnaires quantitatifs et qualitatifs se sont inspirés de ceux
élaborés lors d’études précédentes. Les entretiens ont été réalisés en métro-
pole, mais aussi sur le terrain en début et en fin de mission (entretiens de
debriefing). La fin de l’hivernage, en effet, est une fenêtre ouverte sur le
déroulement de la mission et ce qui interviendra après, c’est-à-dire la fin
du séjour polaire, le retour chez soi, les retrouvailles avec les proches, et la
reprise d’une activité professionnelle en dehors de la mission. Le texte com-
plet de la thèse ainsi que plusieurs résumés sont disponibles à cette adresse :
http://asolignac.free.fr

Notre présente recherche sur le suivi des liens


des hivernants polaires avec leurs proches

Notre présente étude qui est arrivée dans la dynamique de la pré-


cédente, s’est intéressée aux liens qui unissent l’hivernant polaire et ses
proches, avant, pendant et au retour de l’hivernage polaire.
L’aspect innovant de notre projet concernait la conjonction de deux di-
mensions : celle des situations extrêmes et celle des approches systémiques.
272 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

Le corps initial des recherches portant sur les situations extrêmes avait déve-
loppé les notions de stress et de mécanismes de coping face aux conditions
extrêmes. Progressivement, à côté des théories portant sur les stratégies de
coping, sont venus s’ajouter les notions de soutien social ainsi que la théorie
de la résilience.
En tant que thérapeutes familiaux, dans notre travail clinique avec les
familles, nous voyons à l’œuvre la résilience familiale dans la diversité des
situations que nous rencontrons. Ce travail nous permet d’explorer les deux
dimensions de l’Identité et l’Appartenance de chaque situation clinique
d’enfant ou d’adolescent rencontrés dans le champ de la pédopsychiatrie.
Dans ce double aspect d’une même réalité, nous rencontrons en effet, à la
fois l’aspect concernant la spécificité du fonctionnement mental qui relève
de l’identité d’une part, et d’autre part, l’aspect concernant la place et les
fonctions de cet enfant ou de cet adolescent dans son milieu naturel, qui
relève, quant à lui, de son appartenance.
Sur la base de cette expérience systémique et thérapeutique des
familles, notre présente démarche de recherche avait modestement pour
objectif de “parler avec les hivernants polaires et leurs proches” à propos
de leur expérience polaire : comment cette expérience s’est-elle décidée,
comment s’est-elle mise en place, comment est-elle en train de commencer,
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comment est-elle en train de se dérouler, puis de s’achever. Et aussi, com-
ment l’hivernant est-il revenu à sa vie au retour de son hivernage après une
période d’éloignement géographique d’une durée allant de 12 à 16 mois ?
Nous utilisons le terme de “proche” plutôt que de famille car il s’agit
de pouvoir laisser une place dans le protocole, à tous ceux qui sont impli-
qués dans le départ, durant l’absence et lors du retour de l’hivernant polaire.

Les différentes étapes du déroulement de la recherche


• Avant son départ, un entretien avec l’hivernant et ses proches s’est
déroulé à leur domicile. Il s’agit d’un entretien semi-directif (série de
questions avec réponses libres) portant sur les relations entre l’hiver-
nant et ses proches. L’entretien étant enregistré à l’aide d’une caméra
pour permettre une analyse ultérieure.
• Un questionnaire d’évaluation familiale, proposé à chaque membre
de la famille (FACES III validé en français)
• Durant l’hivernage, des questionnaires (séries de questions avec ré-
ponses fermées) ont été proposés aux proches durant l’été métropolitain.
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 273

En parallèle, d’autres questionnaires ont été proposés aux hivernants à


DDU, et un membre de l’équipe de recherche les a rencontrés à deux
reprises sur place (février 2014 et novembre 2014) pour un entretien
semi-structuré et la passation des échelles du CAMIR (échelle d’atta-
chement de Blaise Pierrehumbert) et de la RSA Resilence Scale for
Adults (12,13).
• Quelques mois après le retour d’hivernage, un autre entretien avec
l’hivernant et ses proches s’est déroulé à nouveau à leur domicile.
• Un questionnaire est à nouveau proposé à chaque membre de la
famille.
• Les données de l’évaluation psychologique individuelle sont recueil-
lies par le membre de l’équipe psychologue clinicien non-systémi-
cien qui a déjà utilisé pour la sélection initiale elle-même la passation
du Rorschach et deux épreuves d’inventaire de la personnalité : le
Gordon et l’IP9. Ainsi qu’un questionnaire biographique.
Nous ne rendrons pas compte ici de toute la recherche, mais nous
souhaitons mettre en exergue quelques points saillants :
1. D’abord, souligner qu’au moment de la présentation de notre re-
cherche à l’IPEV de Brest, les hivernants et leur famille se sont empa-
rés de ce protocole de recherche qu’ils ont perçu comme pouvant être
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également, en même temps, un dispositif d’accompagnement. Très
vite, lors de notre présentation à la base de Brest, nous avons obtenu
des réponses positives à la fois des hivernants et de leurs familles
auxquelles ces derniers ont téléphoné sur le champ, une fois notre
présentation faite et notre offre avancée. Nous avons obtenu 11 ré-
ponses positives convergentes d’hivernants et de leur famille sur un
effectif de 25 hivernants. Certains hivernants auraient souhaité s’ins-
crire dans le protocole, mais leur famille était réticente ou s’avérait
d’une accessibilité difficile aux chercheurs. Cette dimension d’une
coalescence d’un protocole de recherche avec un dispositif d’accom-
pagnement nous a valu durant ces deux années de recherche d’être
particulièrement bien reçus dans les familles ainsi que des manifesta-
tions de gratitude de leur part.
2. Souligner ensuite un autre fait important qui s’est dégagé lors des
premières rencontres avec les hivernants et leurs familles : à savoir
une forte attente diagnostique de la part des familles. Évidemment
pas un diagnostic au sens psychiatrique, mais une attente d’un avis
« psychologique » sur leur famille : « vous nous direz quelle est
l’image de notre famille ? », nous demandera telle mère d’hivernant.
274 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

Nous nous sommes demandé si cette image était celle que désigne
le terme de mythe familial ? Il est vrai que presque à chaque fois, nous
avons eu des entretiens familiaux approfondis avec des familles que nous
rencontrions en dehors de notre cadre thérapeutique essentiellement destiné
à des souffrances personnelles ou familiales. En tant que systémiciens, pour
penser les deux dimensions de l’identité et l’appartenance évoquées plus
haut, à l’œuvre au sein de la famille, nous nous appuyons volontiers sur la
notion de mythe familial d’Antonio Ferreira (1963) qui le définit « comme
un ensemble de croyances bien intégrées les unes aux autres et partagées
par tous les membres d’une même famille. Cet ensemble de croyances
concerne chaque membre de la famille et les positions de chacun dans la vie
familiale. Elles ne sont remises en cause par personne malgré les évidentes
distorsions que souvent elles font subir à la réalité ».
Dans des publications antérieures, nous avons recouru dans l’analyse
des situations cliniques rapportées, au champ de forces qu’un mythe fami-
lial suscite dans les groupes familiaux, que ceux-ci soient simples ou com-
plexes. Que ce soit dans la lecture des séparations parentales et des recom-
positions familiales dans leurs rapports avec la dépression chez l’enfant, ou
encore dans l’exercice de la fonction parentale à l’adolescence.
Dans le contexte de notre recherche, notre réflexion a porté égale-
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ment, autant que faire s’est pu, sur les rapports entre mythe familial et tra-
vail de séparation psychique. Les deux entretiens par famille d’hivernant,
même répétés, ne nous ont permis d’approcher le mythe à l’œuvre dans les
familles que d’une manière parcellaire, évidemment pas autant qu’aurait
permis de le faire une psychothérapie familiale. Voici une observation qui
témoigne d’une telle approche.

Un cahier des charges transgénérationnel

Lors de notre tour de France d’entretiens familiaux, nous avons ren-


contré des configurations familiales très différentes. Par exemple, à l’un
des « pôles » de notre typologie, des familles qui étaient aussi « famille
d’accueil », donc avec de nombreux enfants et avec lesquelles l’entretien
s’est réalisé en présence de ces enfants placés puisque c’était leur jour de
repos scolaire. Ou encore, quand le couple parental initial, après sa sépara-
tion conjugale, avait fondé une nouvelle famille, nous avons rencontré des
constellations familiales complexes constituées de nombreux participants
à nos entretiens « familiaux ». Ou encore, des couples en formation pour
lesquels l’hivernage de l’un des partenaires représentait un aspect important
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 275

du processus de formation du couple. Au « pôle » opposé de notre typolo-


gie, nous avons rencontré des familles faites de deux membres présents,
c’est-à-dire l’hivernant et l’un de ses parents. C’est la situation de Jérémy
que nous allons évoqué à présent et que nous rencontrons avant son départ,
avec son père.
Quand la programmation des plannings d’entretiens fait se succéder
deux styles d’entretiens, nous faisant passer d’un pôle à l’autre de cette typo-
logie, il peut arriver que nous soyons techniquement déstabilisés de passer
d’une ambiance où il y a beaucoup de monde et où les échanges fusent, à une
rencontre quasiment en tête à tête. Nous sortions donc d’un entretien où cela
avait justement fusé quand nous avons rencontré Jérémy et son père. Sans
doute influencé – voire impressionné – par la taille restreinte du groupe fami-
lial constitué de ce binôme, nous avons déroulé l’entretien d’une manière un
tant soit peu désordonnée car très vite, nous nous sommes lancés dans la réali-
sation du génogramme. Comme dans un mouvement de compensation convo-
quant du monde, là il y en avait si peu, nous sommes nous dit après-coup.
Jérémy est un jeune homme calme et décidé. Il a accepté d’emblée
l’idée de cet entretien, lors du regroupement des futurs hivernants polaires
à l’IPEV de Brest. Le soir de la présentation du protocole de recherche, il
a téléphoné à ses parents pour leur demander leur participation. Son père a
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aussitôt accepté. Sa mère a aussitôt refusé. Par peur : elle avait peur qu’il
s’en aille, qu’il lui arrive quelque chose. Elle a toujours eu peur pour ses
enfants, pour ses deux fils dont Jérémy est le cadet.
L’aîné est ingénieur, il vit loin de la ville où a lieu notre entretien et il
n’a pas pu assister à celui-ci. Il semble, aux dires du père, davantage « casa-
nier et prudent » que Jérémy.
L’anxiété de la mère, volontairement absente donc, se trouve mise en
avant durant l’entretien.
Le père encourage son fils à la réalisation de ce projet. Il parle d’un
« cahier des charges », de ce qui est transmis d’une génération à une autre.
Il s’agit d’une formule qui peut constituer une part du mythe familial. Son
« cahier des charges » à lui, à destination de ses fils – et peut-être même plus
particulièrement à destination de Jérémy, s’énonce ainsi : d’abord être fidèle
à l’ambition de réaliser ses désirs et ensuite, être constant.
Jérémy, qui a 22 ans, a rencontré par le hasard d’une conversation avec
une de ses amies de l’Institut Universitaire Technologique, la possibilité de
276 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

partir à DDU. Après un Bac scientifique, il s’est engagé dans des études en
« Mesures physiques », par goût et avec détermination : c’est ce qu’il aime
faire. Il n’aspire pas à devenir ingénieur comme l’y encourage son frère
aîné, ingénieur en informatique. Il aime ce qu’il fait et ce qu’il s’apprête
à faire à DDU : il dit qu’il est content de savoir qu’il n’aura pas trop le
temps de faire d’autres choses que de remplir sa mission correctement et
d’aider les autres. Il n’aura pas le temps donc, pour répondre à l’une de nos
questions initiale, d’y « apprendre le japonais », comme se le proposent par
exemple d’autres hivernants durant leurs loisirs sur la base.
Jérémy est un jeune homme simple et entier.
Son père n’est pas surpris par la décision de son fils. Il sait que
Jérémy aime prendre des risques calculés : « Mesures physiques ». « À trois
ans, il s’est retrouvé sur un rocher alors qu’on l’avait perdu de vue. Il aime
le snowboard et autres sports grisants presque hors limites » dit-il, ajoutant
que son fils a toujours été un « casse-cou ! ». Jérémy confirme : « J’avais
un abonnement à l’année aux urgences de l’Hôpital local ».
Sur le génogramme une fois constitué, nous dressons les traits verts
qui disent les liens affectueux entre les membres de la famille, les pointillés
qui disent l’indifférence et les éventuels traits rouges qui souligneraient la
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conflictualité. Sur le génogramme, Jérémy ne voit aucune conflictualité à
mettre en évidence : « Personne, je ne me suis pris la tête avec personne »,
dit-il.
Au sujet de sa mère et de l’absence de celle-ci à cet entretien de
Jérémy avec ses proches, à part le fait que ses parents soient en situation
de séparation conjugale, Jérémy estime que son absence tient surtout au
fait : « qu’elle n’a pas voulu le dire, ça lui fait peur que je parte. Elle n’a
pas envie de se rapprocher de ça. Elle n’a pas voulu me le dire ». Nous
constatons qu’il est en train de braver la peur maternelle. Jérémy répond :
« J’ai essayé de la rassurer comme je pouvais, je lui ai dit qu’il arrivait
rarement des accidents. Elle s’inquiète tellement souvent que je laisse filer
d’habitude (comme par exemple pour l’escalade, le snowboard….). Cette
fois-ci, j’ai essayé de la convaincre. » Il ajoute : « Elle est pour, elle n’est
pas contre, mais elle a peur. Pour moi c’était quelque chose à faire et je me
suis dit : tant pis, j’y vais ! »
Le père de Jérémy estime que « les situations extrêmes ne se trouvent
pas toutes en Antarctique ! » Il évoque la mort très brutale de ses propres
parents et du grand-père maternel de Jérémy dont ils étaient, son fils et
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 277

lui, très proches. Dans le mouvement de cette évocation, le père de Jérémy


ajoute que lui-même, cette année, a failli mourir brutalement du fait d’une
grave et subite infection pulmonaire. À une heure près, il aurait pu y passer.
Déchoquage, réanimation. Il n’a rien vu venir. Il n’en dira pas plus, sauf
qu’il a été sauvé par sa compagne de l’époque qui a vu qu’il « partait » et
qui l’a amené aux urgences.
Ce premier entretien avec Jérémy et son père aura constitué la confi-
guration familiale la plus restreinte de nos entretiens familiaux. Deux per-
sonnes, un fils et un père avec un tiers pesant s’effaçant : la mère absente.
Le second entretien de Jérémy et ses proches, celui du retour d’hiver-
nage, aura lieu en mai 2015, soit 18 mois plus tard. Il met en présence cette
fois Jérémy et, à la demande express de ce dernier, sa mère. Celle-ci ne
s’opposait pas à son départ vers l’hivernage, elle avait peur ; peur d’évo-
quer ce départ et peur de ses risques. Donc d’emblée, le soir même de la
présentation du protocole à Brest, elle avait refusé cette rencontre par excès
de crainte.
Ce second entretien démarre sur les raisons de la mère quant à sa
peur au moment du départ : la peur d’un accident durant la période où il
n’y a plus de rotation, plus d’hélicoptère… qu’il tombe dans une crevasse,
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qu’une une intervention chirurgicale soit nécessaire… Cette appréhension
s’est tempérée lors du re-démarrage des rotations de l’hélicoptère avec la
nouvelle campagne d’été.
Ce second entretien confirme une situation abrupte de séparation
entre Jérémy et son père pour des raisons énigmatiques. Sans doute une
rencontre avec le père nous aurait-elle permis de comprendre les raisons qui
ont présidé – qui continuent de présider – à cette coupure. En fin d’hiver-
nage, il y a eu un affaiblissement des échanges mails. Son père n’est pas
venu le chercher à l’aéroport, il y a quelques semaines, (comme l’ont fait sa
mère et son frère pour l’instant encore parisien).
Le retour de Jérémy de DDU est évoqué avec beaucoup de sa-
veurs touristiques. Comme pour beaucoup d’autres hivernants, le retour en
France métropolitaine s’est réalisé à travers une multitude d’étapes, elles-
mêmes souvent rêvées et préparées durant l’hivernage. Pour succéder à
l’univers blanc de celui-ci, ce sont des rêves de verdures (Nouvelle Zélande,
Indes, Vietnam…) qui guident le choix de la trajectoire de retour de bien
des hivernants.
278 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

Jérémy, réagissant à une question concernant son long périple du re-


tour, se rend compte que cela fait déjà deux mois qu’il est rentré. Il a trouvé
un travail au terme d’une semaine. Selon lui, son expérience polaire a du
jouer dans son présent recrutement.
Parmi les projets évoqués par le questionnaire, sa mère avance le fait
qu’il a été inscrit par elle à une année de licence professionnalisante dans
l’université la plus proche. Lui n’est pas emballé par les études, il l’avait
déjà bien dit, il y a 16 mois. Mais il convient qu’une licence lui permettant
de compléter ses deux années d’IUT s’impose. Il pourrait largement accom-
plir des études d’ingénieur. Il a en les moyens, sa mère insiste sur le fait
qu’il en a largement les moyens. Jérémy préfère « la manip, avoir les mains
dans la technique ».
Sera évoquée aussi, durant cet entretien, la « fierté » de Madame au-
près de ses collègues de travail et d’autres membres de son entourage quant
au fait d’avoir un fils en Antarctique. La mère de Jérémy était « branchée
24 heures sur 24 » sur Skype. «Il n’aurait pas fallu lui voler son i-pode »,
dit-elle avec détermination, un i-pode qui constituait un lien vital permanent
avec son fils éloigné.
Pour conclure, elle estime que son fils qui, avant de partir, était « tête
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en l’air », « a changé, il est devenu plus attentif ». L’entretien se terminera
par le souci de la mère de ne pas susciter la jalousie du frère aîné qui a vu
qu’elle se préoccupait beaucoup de Jérémy. C’est une situation délicate à
gérer encore aujourd’hui.
Jérémy, comme bien d’autres hivernants, comme Ulysse, a pris de la
valeur à travers son odyssée dans l’espace polaire.

Conclusion

Les séparations volontaires suscitées par les hivernages polaires


d’aujourd’hui continuent de susciter un fort impact sur la vie familiale des
hivernants. Pour certains d’entre eux, l’hivernage constitue une expérimen-
tation éminemment structurante pour leur vie. Pour d’autres, l’hivernage
répété peut devenir un mode de vie fondé sur une routine qui, à une ou
plusieurs années d’intervalle, les voit repartir en Antarctique, ce qui a des
effets importants sur la construction d’une vie familiale. Les hivernants de
ce groupe ont peu sollicité leur inclusion dans notre protocole de recherche.
Ce sont davantage les primo-expérimentants qui ont montré leur intérêt
pour celui-ci en lui donnant une teinte de demande de suivi longitudinal
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 279

conférant, de surcroît à ce protocole, une dimension supplémentaire de dis-


positif d’accompagnement.
Ces séparations volontaires ne sont, par contre, plus porteuses de la
rupture de liens et de l’isolement qu’impliquaient les premiers hivernages
en Terre Adélie. L’incendie de la base évoqué par Mario Maret (1954) dans
son ouvrage Sept hommes chez les pingouins (dont Jean Rivolier, médecin
de l’équipe) constitue un exemple emblématique d’un tel isolement, voire
du caractère périlleux de telles missions. Ce caractère périlleux continue
cependant d’exister aujourd’hui. Ainsi, l’hélicoptère qui assure maintes
navettes entre le bateau des TAAF, pris entre les glaces de la banquise pas
encore complètement délitée et la base DDU, s’est-il écrasé, en 1999, tuant
ses trois occupants.
Rassemblons ici ce qu’il nous aura été permis de constater, d’une
manière globale, lors de nos rencontres répétées avec les hivernants polaires
et leurs proches :
Le lien se trouve gardé entre les hivernants et leurs proches notam-
ment grâce au développement des nouveaux outils de communication. Ces
nouvelles technologies font accéder à une proximité quelquefois encore
amplifiée par les effets d’appartenance à un groupe créateur de sites de suivi
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de la vie sur la base. Les proches peuvent en apprendre sur la vie et la
conduite de leur hivernant quelques fois à leur insu, via les divers forums et
autres comptes numériques collectivisés.
L’expression d‘émotions et de sentiments entre les hivernants et leurs
proches se trouve non seulement suscitée, provoquée, mais aussi amplifiée
du fait de l’enjeu de la séparation rendant davantage pressants voire néces-
saires ces manifestations d’affection. Les déclarations préparatoires au sé-
jour sur la banquise, puis à destination de celle-ci ou depuis celle-ci, ouvrent
alors une nouvelle modalité relationnelle, moins pudique, plus directe.
Le soutien narcissique destiné aux hivernants, émanant de leurs
proches, s’enracine dans la valeur qui leur est accordée, une valeur dans
laquelle la dimension si ce n’est héroïque, tout au moins très courageuse, est
présente, distillée continument par une figuration de l’idéal.
Le soutien narcissique de la situation d’hivernage pour les proches
eux-mêmes est également efficiente au sens où la vie sociale des proches
les fait croiser continuellement des questionnements et des demandes de
nouvelles constituant ainsi un notable soutien narcissique de la part de leur
environnement.
280 Michel Wawrzyniak & Gérard Schmit

Ce lien gardé avec leurs proches, l’expression de leurs émotions


et de leurs sentiments, le soutien narcissique reçu, tandis que les proches
reçoivent une forme de soutien narcissique en tant que proches : voilà
quelques caractéristiques d’une fonction contenante familiale que les hiver-
nants polaires transportent avec eux dans les contrées du bout du monde
pour l’accomplissement de leurs rêves. Paradoxalement, dans la plupart des
situations, cette fonction contenante renforce le sentiment d’appartenance
de chacun au groupe familial alors même que les expériences et les trajec-
toires individuelles se font de manière bien plus différenciée.
L’hivernage serait-il une manière de protéger le lien ? Les familles se
ressoudent face à cet événement, les griefs tombent du fait de l’expérience
de l’hivernage. Les périodes de retour sont des périodes d’échanges produc-
tifs. Au sein des couples, l’hivernage peut apporter une forme d’équilibre,
d’homéostasie
La toile de fond du déploiement de ces caractéristiques de la fonction
contenante réside dans les ressorts du mythe familial. Cet autre constat se
dégage comme une réponse à nos hypothèses de travail initiales. Un constat
qui tiendrait dans une formule lapidaire : « Partir par fidélité ». Ou encore :
« S’éloigner de la famille par fidélité à ses valeurs. » Et qui se résume-
rait par un message émanant de la famille – et que l’on suppose de l’ordre
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inconscient, comme le sont les mythes familiaux – un message paradoxal :
« Pars, si tu veux rester des nôtres ». Ce qui nous fera reprendre, une fois
de plus, une des dernières considérations de Freud (1929) dans son ouvrage
Malaise dans la culture : « La famille ne veut pas lâcher l’individu ». Même
quand il a l’air de vouloir s’en éloigner spectaculairement. Il est également
difficile de lâcher sa famille.

Références
FERREIRA A. (1963) : Family Myth and Homeostasis. Arch. Gen. Psych, 9, 457-467.
FREUD S. (1929) : Malaise dans la culture. PUF (2004), collection « Quadrige »,
Paris.
MARRET M. (1954) : Sept hommes chez les pingouins, Julliard, Editions de
l’aube (1996), La Tour d’Aigues.
RIVOLIER J. (1984) : L’homme stressé. PUF, Paris.
RIVOLIER J. (1992) : Facteurs humains et situations extrêmes. Masson, Paris.
RIVOLIER J. (1997) : L’homme dans l’espace, PUF.
ROSNET E., WAWRZYNIAK M. & Le SCANFF, C. (2001) : Usefulness and
methodology of debriefing in polar wintering. Actes du colloque “Stress in
extreme environments”, ESA.
Eloignement géographique et travail de séparation psychique 281

SCHMIT G. & WAWRZYNIAK M. (1999) : Séparations parentales, recomposi-


tions familiales et dépression chez l’enfant. Neuropsychiatrie de l’enfance et
de l’adolescence 47(4), 215-236.
SCHMIT G. & WAWRZYNIAK M. (2000) : Être père d’adolescent aujourd’hui.
Information psychiatrique 76(1) : 19-27.
SOLIGNAC A. (2010) : Enjeux psychologiques du retour de missions isolées : le
cas des hivernants polaires français. Thèse de Doctorat, Université de Reims
Champagne-Ardenne. http://asolignac.free.fr
WAWRZYNIAK M. & ROSNET E. (2000) : Antarctic winterers’ debriefing:
Methodological and clinical features. International Journal of Psychology
35(3-4), 326.
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