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PAYS D'ISLAM ET LE MONDE LATIN (XE-XIIIE SIECLE)

Martine Balard, Alain Demurger, Pierre Guichard

LA DESCRIPTION DU MONDE
La richesse de la littérature géographique arabe est bien connue : André Miquel en a relevé
toutes les facettes [1] Encore convient-il de distinguer une littérature des bureaux et une
littérature du voyage. La première, issue de l’administration et des cénacles de lettrés, ne fait
qu’exploiter des documents écrits marqués par la traditionnelle image de la terre héritée de la
vieille géographie de Ptolémée (IIe siècle ap. J.-C.). La seconde, provenant du témoignage
direct de voyageurs mus par l’attrait de la découverte, enrichit la littérature des bureaux,
amenés à rectifier les données acquises à la lumière de l’expérience concrète. Bien sûr, les
voyageurs arabes s’intéressent d’abord aux peuples limitrophes du califat abbasside,
Byzantins, Turcs, Khazars, Bulgares et Russes, sans parler des peuples de l’Asie centrale et de
l’Extrême-Orient. Les relations commerciales, les nécessités de la défense ou de la
propagation de la foi expliquent cet intérêt. Mais entre le Xe et le XIIIe siècle, les horizons
s’ouvrent, la curiosité des géographes arabes s’étend à l’Europe du Nord et à l’Occident.
2Dans les textes qui suivent, il n’est pas toujours aisé de distinguer le récit original des ajouts
postérieurs. Si Mas’ûdî, dans Les Prairies d’or, à défaut d’une expérience personnelle, se
contente de rapporter ce que la tradition géographique lui permet de connaître du royaume des
Francs, Ibrâhîm b. Ya’qûb fonde son récit sur un long voyage effectué en Europe vers 965 ;
malheureusement l’œuvre originelle a disparu. Il n’en subsiste que des extraits transmis par
Qazwînî, mort en 1283, soit trois siècles plus tard. Si cet auteur fait explicitement référence à
Ibrâhîm b. Yaq’ûb, comment savoir s’il se contente de transcrire le texte de son prédécesseur,
ou s’il y ajoute des éléments de son cru ?
3Avec les témoignages réunis sur l’occupation de La Garde-Freinet, nous sommes en terrain
plus sûr. L’on sait comment, dès les dernières décennies du IXe siècle, des marins-pirates
arabes ont tenu cet avant-poste en Provence, qui leur permettait de mener des raids de pillage
jusque dans les régions alpestres. Liutprand, évêque de Crémone, évoque ces expéditions et la
peur qu’en a éprouvée l’Occident.
4Au XIIe siècle, les connaissances géographiques s’affirment. Idrîsî, arrivé à la cour de
Palerme en 1139, rédige le Livre de Roger (Kitâb Rujâr), sur l’ordre de Roger II de Sicile en
1154. Cette « première géographie de l’Occident [2] s’appuie sur l’héritage de la géographie
arabe, objet d’une critique serrée, sur une information orale réunie au cours de quinze années
de travail, et sur une expérience personnelle acquise au cours d’un long séjour de l’auteur en
Espagne : d’où l’intérêt de la description de Tolède, ici présentée.
5Quant à Ibn Djubayr, parti en pèlerinage aux Lieux saints de l’islam en 1183, il rédige un
récit qui devient un modèle de la littérature de la rihla (récit de voyage). Sa perception des
dangers de la mer est commune à tous les voyageurs du Moyen Âge, pour lesquels l’élément
marin préfigure les gouffres infernaux.
6La rareté des témoignages géographiques occidentaux sur les pays d’Islam contraste avec la
découverte de l’Occident par les voyageurs et géographes arabes.
Il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’une littérature géographique consistante, émanant de
missionnaires et de voyageurs, permette aux Occidentaux la découverte de l’Autre.
Francs et Galiciens
7Mas’ûdî (v. 893-956), « l’imam de l’encyclopédie », selon André Miquel, est un représentant
typique des milieux culturels de l’époque. Natif de Bagdad, il y fit ses études, y fréquenta de
nombreux savants ; il a beaucoup lu, beaucoup voyagé, mais pas en Occident : c’est dans un
livre lu au Caire qu’il a eu connaissance de l’Occident.
8D’une œuvre importante de 36 titres, il ne subsiste que deux ouvrages, le Murûdj al-dhahab
ou Prairies d’or et le Tanbîh, qui en est le résumé en même temps qu’une mise au point. Le
Murûdj, écrit en 943, révisé en 947 puis en 956, est l’exemple même de la littérature d’adab,
ouvrage d’érudition varié qui instruit tout en distrayant. C’est la première œuvre arabe à
s’intéresser à l’Occident européen.
9Mas’ûdî fonde sa description du monde sur la théorie des sept climats, mais aussi sur la
tradition biblique de la répartition des territoires entre les trois fils de Noé : Chams, Sem et
Japhet. Ce dernier reçut tous les territoires au nord de la Mésopotamie (le Djarbi de notre
auteur), des rivages de l’Atlantique jusqu’à la muraille qu’Alexandre fit édifier pour contenir
les peuples – abominables - de Gog et Magog (il s’agit de la muraille de Chine). Le pays des
Francs correspond chez Mas’ûdî à la Francia Occidentalis de Charles le Chauve (840-877) et
de ses successeurs. Mais il n’abandonne pas la conception beaucoup plus large qui confond
les Francs avec les Rûms, les occupants de l’ancien empire romain (Rhodes, la Crète,
l’Ifrîqiya, c’est-à-dire le Maghreb oriental).
10Quant aux Galiciens, il faut entendre par là tous les Espagnols sous domination chrétienne
(Galice, Asturies, Léon, Castille, Navarre). Mas’ûdî a une claire conscience du danger
représenté par ces peuples pour le califat omeyyade de Cordoue.
« Les Francs [Ifrandja], les Slaves, les Lombards [an-Nûkubard] [3], les Espagnols [al-
Ashbân], les [peuples de] Gog et de Magog, les Turcs, les Khazars, les Burdjân [4], les
Alains [al-Lân], les Galiciens [al-Djalâlîqa] et toutes les autres nations que nous avons citées
comme habitant le Djarbi, c’est-à-dire les régions septentrionales, descendent de Japhet, le
fils, le plus jeune fils de Noé, d’après l’opinion admise sans contestation par les hommes de
recherche et de réflexion, parmi les [savants qui suivent] les doctrines révélées [5]. De tous
ces peuples, les Francs sont les plus belliqueux, les plus inaccessibles, les mieux équipés, les
mieux pourvus de vastes territoires et de nombreuses villes, les mieux organisés, les plus
soumis à l’autorité de leurs princes. [Il faut remarquer] toutefois que les Galiciens sont
encore plus belliqueux et plus à redouter, puisqu’un Galicien tiendra tête à lui seul à
plusieurs Francs.
Les Francs ne forment qu’une seule et même confédération sous l’autorité d’un seul roi, et ce
régime est reconnu par tous, sans opposition ni dissidence. La capitale actuelle de leur
empire, qui est une très grande ville, est nommée Barîza [Paris]. Au surplus, ils possèdent
environ 150 villes [6], sans compter les cantons [provinciaux] et les campagnes. Avant
l’apparition de l’islam, les premiers pays occupés par les Francs étaient, dans la
Méditerranée, l’île de Rhodes, que nous avons déjà signalée comme faisant face à Alexandrie
et possédant, de nos jours, un chantier naval qui appartient aux Byzantins, puis l’île de Crète
que les musulmans ont enlevée aux Francs et où ils se sont établis jusqu’à nos jours.
Les Francs possédaient aussi les contrées de l’Ifrîqiya et la Sicile. Nous avons déjà parlé de
ces îles, et en particulier de celle qui est connue sous le nom d’al-Burkân [7]. C’est un volcan
d’où sortent des corps enflammés, semblables au corps de l’homme, mais sans tête, qui
s’élèvent dans les airs pendant la nuit, retombent ensuite dans la mer et flottent à la surface
de l’eau. Ce sont les pierres avec lesquelles on donne le lustre et le poli aux feuilles des
registres ; elles sont cubiques, blanches, percées de trous affectant la forme d’un rayon de
miel ou de petits nids de guêpes [8]. Ce volcan est connu sous le nom de volcan de Sicile.
Dans cette même île, se trouve le tombeau de Porphyre [Furfûriyus] le Sage, auteur de
l’Isagogué [Isâghûdji] ou introduction à la science de la logique, livre connu sous le nom de
ce philosophe [9]. »
Mas’ûdî, Les Prairies d’or, traduction française de Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, revue par C.
Pellat, 3 tomes, Paris, Société Asiatique, 1965, t. Il, pp. 343-346, § 910-912.

Le « dossier » de La Garde-Freinet
11Au milieu du IXe siècle, les offensives des Sarrasins aboutissent à la conquête des îles
(Sicile) et de points d’appui continentaux. Parmi ceux-ci, La Garde-Freinet (Fraxinetum en
latin, Faradjshirût en arabe) et le massif des Maures (Djabal al-Fulâl, selon ibn Hawqal, al-
Qilâl selon d’autres auteurs) où, vers 880, s’établissent des musulmans venus d’Espagne. De
là ils lancent des raids sur toute la Provence et les Alpes : Antibes, Nice, Marseille, Sisteron,
les cols alpestres sont atteints.
12Liutprand de Crémone, qui vivait à la cour du roi des Romains Otton 1 er, a dédié
l’Antapodosis à l’évêque de Lerida, ville encore sous domination musulmane alors.
13Ibn Hawqal, originaire de Mésopotamie, commença en 948 des voyages qui le conduisirent
en Espagne et en Afrique du Nord en 948, en Orient, puis, plus tard, en Sicile (973). Le Kitâb
surat al-Ard, ou Configuration de la terre qui devait être une simple cartographie de l’espace
islamique est devenu, au-delà de la cartographie – qu’il conserva – une véritable géographie
étendue aux marges du monde musulman. Le texte en fut révisé en 988.
14Le massif des Maures est décrit (et cartographié) par Ibn Hawqal comme une île. Sous un
climat alors plus humide qu’aujourd’hui, l’épais manteau forestier et un golfe (de Fréjus)
alors plus profond isolaient parfaitement le massif. Il ne fut pas seulement un repaire de
brigands. Liutprand comme Ibn Hawqal signalent une colonisation agricole.
15Les raids de pillage parurent de plus en plus intolérables et, devant l’impuissance des
pouvoirs chrétiens voisins et rivaux (Marseille, Forcalquier, etc.), le roi des Romains Otton 1 er
intervint d’abord par la diplomatie (voir le texte 2 du chapitre 1 : l’ambassade de Jean de
Gorze) en 956, avant d’envisager une action militaire. Celle-ci n’eut lieu qu’après sa mort en
973 et fut mise en œuvre par les seigneurs provençaux alliés à Arduin III de Turin, à la suite
d’un événement qui marqua beaucoup les esprits, l’enlèvement de l’abbé de Cluny Maïeul.
Cet événement est raconté par Raoul Glaber, ce moine bourguignon de Saint-Germain
d’Auxerre, puis de Cluny, rédacteur d’une Histoire universelle qu’il acheva peu avant sa mort
en 1047.
1. Le récit de Liutprand de Crémone
« La Sagesse, dit-il, qui est le Christ, a déclaré par la voix de Salomon : "Le globe terrestre
combattra pour lui contre les ’insensés"’. Ce qui a lieu quotidiennement, comme peut le
remarquer celui-là même qui passe son temps à ronfler.
S’il faut en produire un exemple évident parmi d’autres innombrables, je donnerai la parole
sans élever moi-même la voix, à la forteresse du Freinet [à l’ouest de Fréjus], située, comme
on le sait, aux confins de l’Italie et de la Provence [10].
Pour que son site apparaisse nettement à tous les lecteurs sans qu’il y ait aucune ambiguïté et
afin que vous puissiez le connaître mieux, je compléterai les renseignements que vous pouvez
tenir des tributaires de votre roi ’Abd al-Rahmân [calife d’Espagne] [11]. Cette forteresse
est, d’un côté, entourée par la mer et de l’autre protégée par une épaisse forêt d’arbres
épineux. Ceux qui y pénètrent sont arrêtés par l’enchevêtrement des ronces et parfois par
leurs pointes tranchantes en sorte qu’ils ne peuvent ni avancer ni revenir sur leurs pas qu’au
prix de pénibles efforts.
C’est secrètement et en vertu d’un juste jugement de Dieu – puisqu’il ne peut en être
autrement – que vingt et un Sarrasins seulement, partis d’Espagne sur une petite barque, y
furent amenés malgré eux sous l’action du vent. Ces pirates débarquèrent de nuit et
pénétrèrent à la dérobée dans le domaine. Ils massacrèrent, ô douleur ! les chrétiens,
s’approprièrent le lieu et aménagèrent le mont des Maures qui lui est attenant pour s’en faire
un refuge contre les populations voisines. Pour mieux se protéger, ils épaissirent les fourrés
de la forêt épineuse afin que si quelqu’un tombait sur une branche, elle le traversât de la
pointe de son dard. Il en résulta que toutes les voies d’accès étaient supprimées à l’exception
d’un sentier très étroit [12].Confiants dans l’âpreté du lieu, ils pouvaient faire irruption à
l’improviste sur toutes les populations environnantes. Ils envoyèrent donc en Espagne de
nombreux messagers pour attirer du monde. Ils vantaient le lieu et assuraient qu’il n’y avait
rien à craindre des populations voisines. Ces messagers ramenèrent bientôt une centaine de
Sarrasins qui vinrent vérifier le bien-fondé de l’assertion.Cependant la jalousie semait la
discorde au milieu des populations provençales qui voisinaient avec les Sarrasins. Elles se
massacraient les unes les autres, se pillaient et se faisaient tout le mal qu’on peut imaginer.
Puis une partie d’entre elles, ne réussissant pas à satisfaire aux exigences de la jalousie ni au
ressentiment qu’elle éprouvait contre les autres, appela à la rescousse les Sarrasins qui
étaient aussi malins que perfides et avec leur concours elle écrasa les populations voisines. Et
le massacre ne lui suffit pas ; elle rendit à la friche une terre qui était fertile [13]. »
Liutprand de Crémone, Antapodosis, Hanovre, éd. Pertz, 1837, p. 7 ; traduction R. Latouche dans Le Film de
l’histoire médiévale en France, Paris, Artaud, 1959, pp. 31-32.

2. La description du Djabal al-Fulâl par Ibn Hawqal


« Le Djabal al-Fulâl [14], situé dans la région de France, est entre les mains des combattants
pour la foi [15] : on y trouve une belle productivité agricole, les cours d’eau sont nombreux,
ainsi que les terres de culture, si bien que ces volontaires vivent sur le pays. Ce sont les
musulmans qui rendirent ce coin habitable, dès leur installation.
Ils devinrent une menace pour les Francs, mais il était impossible de les joindre parce qu’ils
étaient postés, sur le versant de la montagne, dans un repaire qui n’était accessible que d’un
seul côté, que par une seule route où leurs précautions étaient efficaces. Cette montagne
s’étale sur une longueur d’environ deux journées [16]. »
Ibn Hawqal, La Configuration de la Terre, édition J.H. Kramers et G. Wiet, 2 vol, Paris, Maisonneuve-Larose,
1964, t. l, p. 199.

3. L’enlèvement de Maïeul, abbé de Cluny, d’après Raoul Glaber, Histoires, I, 9


« C’est sous le règne d’Otton le Grand 1 que les Sarrasins qui avaient débarqué des parties
d’Afrique ont occupé les positions les mieux défendues des montagnes des Alpes, demeurant
là quelque temps occupés à dévaster le pays à la ronde.
Il arriva en ce temps que le bienheureux père Maïeul revenant d’Italie par les défilés des
Alpes tomba sur lesdits Sarrasins [17]. Lesquels se saisirent de lui et l’emmenèrent avec tous
ses compagnons dans les lieux les plus reculés de la montagne ; le père lui-même avait été
gravement blessé à la main en parant volontairement le coup d’une flèche qui était dirigée
sur l’un des siens. Ils partagèrent entre eux tous les bagages, puis les interrogèrent pour
savoir s’il avait dans son pays assez de richesses pour pouvoir se racheter ainsi que ses
compagnons. Alors cet homme de Dieu répondit, avec la dignité tout empreinte de bonne
grâce qui le distinguait, qu’il n’avait rien en propre dans ce monde et qu’il ne voulait pas
devenir possesseur de biens temporels, mais il ne cacha pas qu’il avait sous sa domination
beaucoup d’hommes qu’on savait propriétaires de vastes domaines et de grandes richesses. À
ces mots, ils l’invitèrent à envoyer quelqu’un de sa suite pour chercher le montant de sa
rançon et de celle de ses compagnons. Ils déterminèrent ensuite et lui indiquèrent le poids et
le chiffre de la somme. Elle se monta à mille livres d’argent, de façon qu’au partage il revînt
à chacun d’eux une livre.
Le saint homme envoya donc au monastère de Cluny qu’il dirigeait un de ses compagnons
avec une petite lettre ainsi conçue : "Aux seigneurs et frères de Cluny, frère Maïeul,
misérable et captif. Les torrents de Bélial m’ont encerclé ; les filets de la mort m’ont pris au
piège. Envoyez-moi maintenant, s’il vous plaît, la rançon nécessaire pour moi et ceux qui sont
détenus avec moi en captivité [18]."
Quand cette lettre parvint aux frères dudit monastère, ce fut pour eux une douleur et un deuil
sans pareils et la nouvelle attrista tout le pays. En même temps les frères prélevèrent tout ce
qui avait le caractère d’ornements dans le mobilier du monastère pour réunir au plus vite la
rançon du père.
Cependant le mérite de l’homme saint qui était retenu en captivité par les Sarrasins n’avait
pu rester caché. Tandis qu’à l’heure du repas ils lui présentaient les aliments dont ils se
nourrissaient eux-mêmes, à savoir de la viande et un pain fort dur, et lui disaient : "Mange",
il répondait : "Pour moi, lorsque j’aurai faim, c’est au Seigneur qu’il appartiendra de me
nourrir, mais je ne mangerai pas de ces aliments parce que jusqu’ici je n’en ai pas fait
usage." Mais l’un d’eux, devinant le caractère vénérable de l’homme de Dieu, fut pris d’un
sentiment de respect et découvrit ses bras et se lava en même temps qu’un bouclier sur lequel
il confectionna très proprement un pain sous les yeux mêmes du vénérable Maïeul. Il le fit
cuire très rapidement et le lui apporta avec une grande révérence. Celui-ci l’accepta et, après
avoir prononcé la prière habituelle, il s’en restaura, puis rendit grâce à Dieu. »
Rodolpho il Glabro (Raoul Glaber), Cronaca dell’anno mille, édition du texte latin avec une traduction italienne
par G. Camillo et G. Orlandi, Milan, 1990. pp. 25-26, traduction française des auteurs.

L Europe occidentale d’après la relation arabe d’lbrâhîm b. Ya’qûb (vers 965)


16Juif espagnol, l’auteur effectua vers 965 un voyage en Europe, dont la relation a été
conservée de manière fragmentaire par des auteurs postérieurs (en particulier par Qazwînî,
mort en 1283). Ibrâhîm b. Ya’qûb distingue nettement l’ifrandja (le pays des Francs [19],
correspondant à la latinité occidentale et aux régions du pourtour méditerranéen (à l’exception
des Byzantins, qualifiés de Rûms), du pays des Slaves s’étendant de l’Allemagne du Nord à
l’Europe de l’Est.
17Considérés comme des « barbares » par les adeptes d’un islam envisagé comme la seule
source de vie civilisée, les Francs sont l’objet, chez les géographes arabes, de quantité de
récits véhiculant légendes et fantaisie (voir par exemple la description de Bordeaux, citant
l’ambre, mais non la vigne). En revanche, l’importation d’épices dans la vallée du Rhin
évoquée par Ibrâhîm b. Ya’qûb n’est pas invraisemblable.

1. L’Ifrandja (pays des Francs)


« C’est un pays immense, un vaste royaume, en terre chrétienne. Le froid y est très vif et,
partant, rude le climat. Mais le pays est riche en céréales, en fruits, en récoltes, en cours
d’eau, en cultures, en troupeaux, en arbres, en miel et en gibiers de toutes sortes. Il renferme
des mines d’argent, dont on fait des sabres redoutables, plus tranchants que ceux des
Indes [20] [21]. Les habitants, chrétiens, obéissent à un roi valeureux, fort, appuyé sur une
armée considérable et dont relèvent deux ou trois villes de ce côté-ci de la mer, en plein pays
musulman : il les protège depuis l’autre bord et, à chaque expédition que les musulmans
lancent contre-elles [22], réplique par l’envoi d’une mission de secours. Ses soldats sont
d’une bravoure extraordinaire : ils ne sauraient, au grand jamais, lorsqu’ils se battent,
préférer la fuite à la mort. On ne peut voir gens plus sales, plus fourbes ni plus vils : ignorant
la propreté, ils ne se lavent qu’une fois ou deux dans l’année, à l’eau froide. Ils ne nettoient
jamais leurs vêtements, qu’ils endossent une fois pour toutes, jusqu’à ce qu’ils tombent en
lambeaux. Ils se rasent la barbe, qui repousse à chaque fois d’une vilaine et rude façon. Et
comme on interrogeait l’un d’eux là-dessus : "Le poil, dit-il, c’est du superflu. Si, vous autres,
vous l’enlevez des parties naturelles, pourquoi devrions-nous nous-mêmes nous en laisser sur
le visage ?" »
2. Bordeaux
« C’est une ville de la contrée des Francs, riche en eau, en arbres, en fruits et en grains. La
majorité des habitants sont chrétiens. La ville a des édifices très élevés, supportés par
d’énormes colonnes [23]. Aux rivages de cette ville se récolte un ambre d’excellente qualité.
On prétend que, lorsque le froid se fait très vif et empêche la navigation, les gens se rendent à
une île proche, nommée ’Nwâti [24], où pousse un genre d’arbre appelé mâdiqa. En cas de
disette, ils écorcent cet arbre et y trouvent, entre aubier et cœur, une substance blanche dont
ils se nourrissent, pendant un mois ou deux, ou même davantage, en attendant que le temps
redevienne clément.
Il y a, dominant la ville et l’Océan, une montagne avec une idole, comme pour inviter les gens
à cesser de faire route sur la mer et pour décourager de naviguer tous ceux qui quitteraient
Bordeaux avec cette envie [25]
3. Noirmoutier
« C’est une île de l’Océan ; elle s’étend sur vingt milles de longueur et trois de large [26].
Située au milieu de la mer, elle a un bon climat, une terre généreuse, « des puits d’eau douce.
Peuplée et cultivée, elle doit à l’excellence du sol et de l’air d’ignorer ce que sont les reptiles,
puisque ceux-ci, avec les insectes, naissent de principes corrupteurs, qui sont ici inconnus. On
dit que l’île produit un safran d’une extraordinaire qualité, qu’on ne trouve nulle part
ailleurs [27]. »
4. Mavence
« C’est une très grande ville, dont le territoire est partie en habitations et partie en cultures.
Elle est au pays des Francs, sur un fleuve appelé Rin [Rhin]. Blé, orge [sha’Îr], seigle [sult],
vigne et fruits y abondent. On y voit des dirhams frappés à Samarcande, avec le nom du
directeur des Monnaies et la date de frappe : 801 et 802. D’après Turtûshî, ces pièces ont été
frappées au temps du Sâmânide Nasr b. Ahmad [28]. Il est extraordinaire qu’on puisse
trouver à Mayence, c’est-à-dire à l’extrême bout de l’Occident, des aromates et épices
[’aqâqîr] qui ne naissent qu’au fin fond de l’Orient, comme le poivre [fulful], le gingembre
[zandjabîl], les clous de girofle [qaranful], le nard indien [sunbul], le costus [qust] et le
galanga [khfilandjâii]. Ces plantes sont importées de l’Inde, où elles poussent en
abondance [29]. »
A. Miquel, « L’Europe occidentale dans la relation arabe d’Ibrâhîm b. Ya’qûb », Annales E.S.C., 1966, t. 21,
n° 5, pp. 1048-1064.

Description de Tolède par Idrîsî


18Sans doute descendant du fondateur du royaume idrisside du Maghreb, l’auteur du Kitâb
Rujâr (Livre de Roger) est arrivé à Palerme en 1139 et a composé son ouvrage sur ordre du
roi normand Roger II (1105-1154), peu de temps avant la mort du souverain. L’œuvre
accompagne une mappemonde circulaire où l’auteur a fait graver les données géographiques
recueillies, selon une représentation générale du monde héritée de Ptolémée et des géographes
arabes : division de l’œcoumène (monde habité) en climats et en compartiments. Idrîsî
mobilise une information encyclopédique, comportant plus de 5000 noms géographiques. Sa
description de Tolède mêle légende et expérience personnelle.
« Revenons maintenant à la description d’al-Andalus, à celle de ses localités et de ses routes,
à l’emplacement de ses limites, à l’exposé nécessaire de sa situation, des sources de ses
fleuves et de leurs embouchures dans la mer, de ses montagnes les plus célèbres, de ses
merveilles, sans rien négliger, avec l’aide de Dieu.
Nous disons donc qu’al-Andalus a la forme d’un triangle. Elle est bornée des trois côtés par
la mer, à savoir : au midi par la Méditerranée, à l’ouest par l’océan Ténébreux [30], et au
nord par la mer des Anglais – qui sont un peuple chrétien. Elle s’étend en longueur depuis le
cap Saint-Vincent [Kinîsa al-Ghurâb ou l’"église du Corbeau"], situé sur l’océan Ténébreux,
jusqu’à la montagne de Port-Vendres [Haykal al-Zahra ou le "temple de Vénus"] sur onze
cents milles, et en largeur depuis l’église de Saint-Jacques de Compostelle, située sur un cap
de la mer des Anglais, jusqu’à Alméria, ville de la Méditerranée, sur six cents milles.
La péninsule espagnole est séparée en deux sur toute sa longueur par une longue chaîne de
montagnes qu’on appelle la Sierra [31] et au midi de laquelle est située Tulaytula [Tolède].
Cette ville est le centre de tout al-Andalus, car de Tolède à Cordoue, au sud-ouest, on compte
neuf jours ; de Tolède à Lisbonne, à l’ouest, autant ; de Tolède à Saint-Jacques, sur la mer
des Anglais, autant ; de Tolède à Jaca, à l’est, autant ; de Tolède à Valence, au sud-est,
autant ; enfin de Tolède à Alméria sur la Méditerranée, autant.
La ville de Tolède était, du temps des chrétiens, la résidence des souverains et leur centre
administratif [32]. On y a trouvé la table de Salomon, fils de David - la paix soit sur
lui ! – ainsi qu’un grand nombre de trésors qu’il serait trop long d’énumérer. La partie au-
delà de la Sierra, au sud, se nomme Espagne ; celle qui est au nord porte le nom de Castille.
À l’époque actuelle, le sultan des chrétiens des deux Castilles réside à Tolède [33] [...].
La ville de Tolède est à l’est de Talavera. Elle a un immense territoire et une population
nombreuse. Elle est fortifiée, entourée de belles enceintes et défendue par une citadelle très
solide. L’époque de sa fondation est ancienne et remonte aux Amalécites. On voit peu de
villes qui lui soient comparables par la solidité et la hauteur des édifices. Elle est sur une
éminence, dans un beau site fertile, au bord du grand fleuve que l’on appelle "Tage". On y
voit un aqueduc de construction admirable, composé d’une seule arche au-dessous de
laquelle les eaux coulent avec une grande violence et font mouvoir une noria qui fait monter
l’eau à quatre-vingt-dix coudées de hauteur. Celle-ci est montée jusqu’au-dessus du pont,
coule sur son dos et pénètre dans la ville.
Du temps des chrétiens, Tolède fut la capitale de leur empire et le lieu où se dirigeaient leurs
pas. Lorsque les musulmans conquirent al-Andalus, ils y trouvèrent de nombreux trésors que
l’on peut à peine décrire : on y trouva cent soixante-dix couronnes d’or enrichies de perles et
de divers types de pierres précieuses ; mille sabres royaux rehaussés de bijoux ; des perles et
des rubis par boisseaux ; différentes sortes de vases d’or et d’argent en quantités
incalculables ; la table de Salomon fils de David, qui, dit-on, était faite d’une seule émeraude
et qui est aujourd’hui à Rome.
La ville de Tolède est environnée de jardins traversés par des cours d’eau, de roues à
chapelets, de vergers productifs qui produisent des fruits qui ne peuvent se comparer à rien
d’autre en raison de leur quantité incalculable. De tous côtés, elle est entourée de districts
magnifiques, de forteresses solides. »
H. Bresc et A. Nef, Idrîsî, la première Géographie de l’Occident, Paris, Flammarion, 1999, pp. 255, 271-272.

Le voyage en Méditerranée d’Ibn Djubayr


19Né à Valence en 1145, Ibn Djubayr devint secrétaire du gouverneur de Grenade, et entreprit
en 1183 un pèlerinage à La Mecque. Il rédigea jour par jour le récit de ce voyage, ou Rihla,
qui servit de modèle à bien d’autres pèlerins ultérieurs. En un style alerte et vivant, l’auteur
décrit les pays qu’il traverse, les populations qu’il côtoie, les conditions de la navigation en
Méditerranée. Son récit constitue une source précieuse pour l’histoire des croisades. Ibn
Djubayr entreprit un second voyage en Orient de 1189 à 1191 et mourut à Alexandrie en
1217. Le récit de sa traversée met en évidence les périls de la mer, fortement ressentis au
Moyen Âge : la mer démontée est l’antichambre de l’enfer. Le navire suit la côte et ne s’en
éloigne que pour les traversées obligées en droiture.
« Nous partons pour Ceuta [34] au matin du mercredi 28, et nous y trouvons un navire
appartenant à des Rûms [35] génois et prêt à mettre à la voile pour Alexandrie par la
décision de Dieu puissant et fort.
Il nous rend aisé de nous y embarquer, et nous mettons à la voile au zohr [36] du jeudi 29,
correspondant au 24 février, par la volonté et l’aide de Dieu – point de Dieu hors Lui.
Notre route en mer longe d’abord le continent andalou ; nous nous en écartons le jeudi 6 de
Dju-l-kade [3 mars 1183] comme nous sommes en face de Denia.
Au matin du vendredi 7 tout d’abord, nous doublons l’île d’Iviça, puis le samedi celle de
Majorque et le dimanche, l’île de Minorque [37], qui est à 8 majrà de Ceuta [le majrà étant
de 100 milles]. Nous perdons brusquement de vue la côte de cette île, et au début de la nuit du
11 de ce mois, 8 mars, l’île de Sardaigne se dresse subitement devant nous, à un mille à
peine. Or les deux îles de Sardaigne et de Minorque sont distantes d’environ 400 milles ; nous
avions donc fait une traversée d’une extraordinaire rapidité. Mais durant la nuit, notre
direction, droit à la terre, nous expose à un fort grand péril, dont Dieu nous sauve, en
donnant tout à coup carrière à un vent, qui, soufflant de la terre, nous en éloigne – Dieu en
soit béni !
Au matin du mardi, nous sommes assaillis par un orage qui rend la mer houleuse, et nous
restons à louvoyer le long de la côte de Sardaigne jusqu’au mercredi. Cependant, en cet état
de détresse et sous cet horizon bouché par la pluie qui ne nous laisse pas distinguer l’Orient
de l’Occident, Allâh nous envoie un navire des Rûms qui vient vers nous jusqu’à nous
doubler. On lui demande quelle est sa route, et il nous apprend qu’il se dirige vers la Sicile,
venant de Carthagène, province de Murcie. Nous avions suivi, sans nous en apercevoir, la
route qu’il venait de parcourir. Nous nous mettons à suivre son sillage – Dieu est celui qui
facilite : point de maître hors Lui. Et nous voyons surgir devant nous un coin de la terre de
Sardaigne, car nous voici en train de revenir sur nos pas bout pour bout, et nous atteignons
un endroit de l’île appelé Qasmarka [38], qui est un mouillage bien connu des marins. Nous y
jetons l’ancre au zohr du mercredi en compagnie du même navire. Il y a là des restes de
constructions anciennes, dont on nous dit que, dans l’ancien temps, elles étaient habitées par
des juifs – nous en partons au zohr du dimanche 16 de ce mois [13 mars 1183]. Durant notre
séjour en ce mouillage, nous y avions renouvelé l’eau, le bois et les provisions. L’un des
musulmans, qui connaissait leur langue, descendit avec un groupe de Rûms jusqu’au proche
endroit habité ; au retour il nous apprit qu’il avait vu une troupe de captifs musulmans,
environ quatre-vingts hommes et femmes, qui étaient en vente au marché. C’était le produit
des incursions que l’ennemi – que Dieu le détruise – avait faites sur les rivages de la mer
dans le pays des musulmans.
Dès le début de la nuit du mercredi, s’élève contre nous un vent violent, qui rend la mer
houleuse et qu’accompagne une pluie que les vents lancent sur nous pareille à des averses de
flèches. La situation devient grave et l’inquiétude grandit. Les vagues nous assaillent de
toutes parts, semblables à des montagnes en marche.
Nous passons la nuit entière dans cet état, où l’anxiété atteint pour nous son comble. Nous
conservons seulement l’espoir que le matin nous apportera une détente qui allègera quelque
peu le danger où nous sommes. Mais le jour vient, le mercredi 19 de Dju-l-kade [16 mars
1183], amenant avec lui une horreur plus grande et une angoisse pire encore. La mer est de
plus en plus agitée ; l’horizon s’assombrit jusqu’au noir, le vent et la pluie font rage, si bien
qu’aucune voile n’y peut résister.
On a recours aux petites voiles ; mais le vent s’en prend à l’une d’elles, la déchire et casse la
pièce de bois à laquelle elle était attachée et qu’on appelle, dans leur parler, la vergue. Alors
le désespoir s’empare de toutes les âmes : les mains des musulmans s’élèvent en imploration
vers Dieu.
Nous restons toute la journée dans la même situation, qui, à la tombée de la nuit, subit enfin
quelque répit, et nous voguons toute la nuit, à grande allure, avec vent dans les mâts. Nous
sommes en face de la côte de Sicile. Nous passons la nuit qui suit ce jour-là ballottés entre
l’espérance et le désespoir.
Quand le jour se lève, Dieu étend sur nous sa miséricorde ; les nuages se dissipent, le temps
devient beau ; le soleil se montre ; la mer tend à s’apaiser.
Les passagers en tirent bon présage : on recommence à vivre et l’angoisse disparaît.
Louange à Dieu qui nous a fait voir la grandeur de sa puissance, puis a tout réparé par la
bonté de sa miséricorde et la douceur de sa pitié : louange qui soit égale à sa munificence et
à sa faveur.
Ibn Djubayr, Voyages, présenté et traduit par M. Gaudefroy-Demombynes, documents relatifs à l’histoire des
croisades, publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, 1949-1956, t. 1, pp. 34-36.

NOTES
 [1]A. Miquel, La Géographie humaine du monde musulman, 4 vol., Paris-La Haye,
Mouton, 1967-1986.
 [2] H. Bresc et A. Nef, Idrîsî, la premiere Géographie de l’Occident, Paris,
Flammarion, 1999.
 [3] L’arabisant C. Pellat pense plutôt aux Magyars.
 [4] Les Bulgares.
 [5] Mas’ûdî commence son œuvre par l’histoire de la création du monde selon la
Genèse.
 [6] Chiffre à comparer aux anciennes cités romaines de la Gaule ?
 [7] L’Etna.
 [8] Il s’agit de pierres ponces.
 [9] Malchus, dit Porphyre (233-304 ?), né à Tyr, philosophe néo-platonicien qui suivit
l’enseignement de Plotin à Rome (dont il écrivit la vie). L’lsagogué (l’Introduction)
est une présentation des catégories d’Aristote. Il sera à la base de la querelle des
Universaux au Moyen Âge. Païen, Porphyre écrivit un traité contre les chrétiens qui a
été interdit et détruit au Ve siècle.
 [10] La Garde-Freinet, Var, canton de Grimaud.
 [11] ’Abd al-Rahmân III règne à Cordoue de 912 à 963 et est proclamé calife en 929.
 [12] On relèvera le parallélisme des indications de Liutprand et de Ibn Hawqal.
 [13] Il y a eu colonisation des quelques zones cultivables du massif dès l’occupation
du lieu par les musulmans. Voir Ph. Sénac, Musulmans et Sarrasins dans le sud de la
Gaule du VIIIe au XIe siècle, Paris, Le Sycomore, 1980.
 [14] Les géographes arabes nomment Djabal al-Fulâl la région qui paraît correspondre
au massif des Maures.
 [15] Ibn Hawqal fait donc de l’expédition des marins d’al-Andalus (l’Espagne
musulmane) une entreprise de guerre sainte, de djihâd.
 [16] Ce qui correspond à la longueur du massif, environ 60 kilomètres.
 [17] Maïeul, quatrième abbé de Cluny (954-994), revenait d’Italie par les cols
alpestres lorsqu’il fut surpris (entre Embrun et Gap) et fait prisonnier le 22 juillet 972.
 [18] Maïeul fut libéré assez rapidement, en septembre 972.
 [19] Otton Ier, roi des Romains de 936 à 973, restaurateur de l’empire en Occident en
962.
 [20] Rangé dans le cinquième climat, selon une division astronomique du monde
héritée de Ptolémée, l’Ifrandja semble englober la Grèce, l’Italie, la France
méridionale et l’Espagne.
 [21] Aussi célèbres que ceux du Yémen.
 [22] Allusion à la défense des villes de l’Italie du Sud contre les raids arabes.
 [23] Allusion au temple de Tutela, détruit par Vauban en 1677.
 [24] L’île de Ré ?
 [25] « Montagne » non identifiée.
 [26] Le mille équivaut au tiers de la parasange arabe, soit 1920 m. Les dimensions de
l’île sont manifestement exagérées.
 [27] Première mention de l’introduction du safran en Occident.
 [28] Nasr b. Ahmad (913-943), vassal du calife de Bagdad, est le principal
« souverain » de la dynastie sâmânide du Khorassan, étendant son autorité sur la
Transoxiane et le Nord de l’Iran actuel.
 [29] Le texte met en évidence les échanges Orient-Occident par voie de terre, c’est-à-
dire de l’Europe centrale vers Constantinople et les pays de la basse Volga.
 [30] L’océan Atlantique.
 [31] La Cordillère Centrale.
 [32] Tolède devint la capitale du royaume wisigothique dans la seconde moitié du vie
siècle.
 [33] Lors de la prise de Tolède le 25 mai 1085, Alphonse VI de Léon-Castille y prit le
titre d’empereur de toute l’Hispania.
 [34] Grand port sur la côte méditerranéenne du Maroc.
 [35] Rûm désigne en général les non-musulmans de l’empire byzantin, donc les
chrétiens.
 [36] Moment de la prière qui suit le déclin du soleil.
 [37] Les Baléares sont alors aux mains de la principauté almoravide des Banou
Ghaniya.
 [38] Le cap San Marco, au nord du golfe d’Otrante (Italie du Sud).

CONQUETE ET RECONQUETE
En Méditerranée occidentale, chrétiens et musulmans se répartissent de chaque côté de fronts
fluctuants, au hasard des expéditions militaires et des entreprises de colonisation.
2Dans la péninsule Ibérique, l’initiative vient du califat omeyyade de Cordoue qui, dans la
seconde moitié du Xe siècle, exerce une suprématie incontestée. Le comte de Castille, Garcia
Fernandez, a bien essayé de nouer une alliance hostile à Cordoue avec les rois de Navarre et
de Léon, mais la coalition a été écrasée par les troupes omeyyades devant Gormaz (juin 975).
Les ambassadeurs chrétiens – Jean de Gorze qui découvre Cordoue – s’empressent auprès du
calife qui les reçoit « en série » et déploie un faste inégalé.
3Au siècle suivant, la politique d’expansion musulmane s’essouffle. Chez les Amirides
(dynastie formée à l’origine par des maires du palais qui se sont emparés du pouvoir politique
et militaire en al-Andalus entre 978 et 1200), le successeur d’Ibn Abî ’Âmir al-Mansûr (al-
Mansûr signifie « le Victorieux »), son fils ’Abd al-Malik, mène une expédition ambitieuse
contre la Catalogne actuelle, au nom d’une politique de guerre sainte intensive contre les États
chrétiens du Nord de la péninsule. Elle n’aboutit qu’à la prise de deux modestes places
fortifiées frontalières et à une démonstration sans conséquence dans la plaine de Barcelone
(1003). De son côté, l’un des grands officiers califiens, Mudjâhid de Denia, s’efforce de
conquérir la Sardaigne entre 1015 et 1016, mais il se heurte à l’affirmation de la force
nouvelle de Pise et de Gênes et sa tentative échoue. Une décennie plus tard, les États chrétiens
du Nord passent à l’offensive. Le mouvement d’expansion territoriale se développe
rapidement à la frontière des « comtés catalans » et les premières chartes de peuplement sont
accordées aux colons qui se hasardent sur les terres reconquises. Puis, c’est la soit-disant
« première croisade d’Espagne », où s’illustrent des guerriers venus de Normandie, de
Bourgogne et des autres provinces des Gaules : Barbastro en est l’enjeu. Tolède est conquise
en 1085, tandis qu’à des kilomètres de là, le Cid s’empare pour la première fois de Valence.
4Au XIIe siècle, revers et succès se suivent pour chaque camp. Le califat omeyyade s’est
désagrégé en « royaumes de taïfas » (de l’arabe tawa’if, synonyme de « faction » ; l’al-
Andalus se divise en de nombreuses principautés). Mais, venues du Maroc, deux dynasties
rétablissent successivement l’unité d’al-Andalus : les Almoravides à la fin du XIe siècle, les
Almohades au milieu du XIIe siècle. À l’ouest de la péninsule, Giraldo Sem Pavor (sans peur),
le « Cid portugais », attaque les armées almohades implantées au Portugal, s’empare de Béria,
d’Evora, de Caceres et isole Badajoz,
Mais devenu sans emploi à la suite d’une paix conclue par le roi du Portugal avec les
Almohades, il passe au service de ceux-ci, qui le font exécuter pour trahison en 1176. Le roi
Alphonse-Henri de Portugal a réussi à avancer la frontière du royaume jusqu’au Tage, après la
prise de Lisbonne (1147), mais à la fin de son règne, il ne peut s’opposer aux campa gnes
victorieuses du troisième souverain almohade Ya’qûb al-Mansûr.
5Les succès majeurs de la Reconquista datent de la première moitié du XIIIe siècle :
écrasement des armées almohades à la bataille de Las Navas de Tolosa (1212), occupation de
Valence par les forces catalano-aragonaises du roi Jacques 1 er, protectorat imposé par le roi de
Castille, Ferdinand, à la région de Murcie : partout les musulmans reculent et sont remplacés
par des populatores (colons) venus du Nord, gratifiés de chartes de peuplement avantageuses.
Dans la péninsule, la balance penche désormais en faveur des chrétiens.
6Deux textes nous transportent en Italie du Sud : al-Nuwayrî explique les succès des
Normands au détriment des musulmans de Sicile, que près de deux siècles plus tard
l’empereur Frédéric Il exile dans la colonie « sarrasine » de Lucera : dernier avatar d’une
population décimée !

Ambassade de Jean de Gorze à Cordoue


7Jean de Gorze est né vers 900-905 en Lorraine. Il se retire à Gorze en 934 et participe
activement à la réforme du monastère. Il se propose pour diriger l’ambassade que le roi de
Germanie, Otton 1er, envoie a Cordoue en 953-954, auprès du calife omeyyade ’Abd al-
Rahmân III (912-961), ce qui n’allait pas sans risque. À la suite d’une première ambassade
chargée de se plaindre des agissements des musulmans de La Garde-Freinet, le calife avait à
son tour envoyé des émissaires auprès d’Otton, lesquels, à cause de leurs propos peu
diplomatiques, étaient retenus depuis trois ans.
8C’est pour débloquer la situation que Jean est envoyé. Il part en 953-954, gagne Barcelone
puis Cordoue. Il est retenu à son tour prisonnier et ce n’est qu’en juin 956, après l’échange de
nouveaux ambassadeurs, qu’il est reçu à Madînat al-Zahrâ, la capitale califale, au nord-ouest
de Cordoue. Jean rentre en Lorraine à l’automne 956. C’est Jean de Saint-Arnoul, abbé de
Gorze, qui a rédigé entre 974 et 978 la Vie de Jean, d’après les propos que celui-ci lui a tenus.
« Au jour fixé pour son audience, on déploie l’apparat le plus recherché pour faire montre de
la pompe royale. Tout le chemin, depuis leur lieu d’hébergement jusqu’à la ville et jusqu’au
palais royal, est rempli des deux côtés de rangées d’hommes très divers : ici des fantassins,
debout, la lance au pied, puis d’autres qui brandissent des javelots et des piques, les
empoignent et font semblant de se porter des coups ; ensuite des hommes armés à la légère et
montés sur des mules ; puis des cavaliers qui excitent de l’éperon leurs chevaux en les faisant
frémir et se cabrer ; et aussi des Maures [1], qui effraient nos gens par leur allure insolite,
avec des jeux variés, que les nôtres considèrent avec étonnement, sur un chemin rempli d’une
abondante poussière que la sécheresse de cette saison (car c’était le solstice d’été) [2],
suffisait à soulever ; ils sont conduits au palais. De hauts dignitaires s’avancent à leur
rencontre ; devant l’entrée, dehors, le sol était tout entier recouvert de tapis et des tissus les
plus précieux.
Quand on parvint dans la pièce où le roi demeurait seul comme une divinité inaccessible ou
presque, on vit que tout était recouvert de voiles extraordinaires, ce qui rendait le sol
identique aux murs. Le roi était assis sur un divan magnifiquement paré. Chez eux, on
n’utilise pas, comme ailleurs, des trônes et des sièges ; on discute et on mange sur des divans
et des lits, couché, les jambes posées l’une sur l’autre. Quand Jean arriva devant lui, le roi lui
tendit sa paume de main à baiser. Car il n’accorde l’accolade ni à ses sujets, ni aux
étrangers ; en revanche, s’il ne donne jamais sa main à baiser à une personne de condition
basse ou médiocre à l’extérieur du palais, il le fait pour des invités de marque qu’il reçoit
chez lui avec des honneurs importants [3].
On offre un siège à Jean, le roi lui fait signe de s’asseoir. Puis il y eut de part et d’autre un
long moment de silence. Le roi parla le premier : "Je sais que ton cœur m’a été longtemps
très hostile, aussi longtemps que je t’ai empêché de me voir. Mais tu sais très bien toi-même
qu’il ne pouvait en être autrement [4]. J’ai appris à connaître ton courage et ta sagesse. Des
circonstances étrangères ont empêché que je te voie avec ta lettre, mais je veux que tu saches
que cela n’a pas été fait par haine contre toi. Non seulement je te reçois aujourd’hui
volontiers, mais tu obtiendras ce que tu demanderas."
Jean, qui, comme il nous le racontait plus tard, songeait à vomir à la face du roi un peu de la
bile accumulée par sa longue angoisse, devint soudain si calme que rien n’aurait jamais pu
être plus impartial que son esprit. Il répondit à chaque mot : il ne pouvait certes nier qu’il
avait été d’abord bouleversé par la rudesse de tous ces messagers ; sur le coup, il avait à
plusieurs reprises pensé sans le dire que toutes ces menées contre lui relevaient davantage de
la simulation que de la menace réelle ; il avait finalement découvert que tous les
atermoiements et tous les refus résultaient de ce qui avait été dit et fait ces trois dernières
années, et qu’il n’avait aucun motif d’y voir de la haine à son propre égard ; s’il y en avait
eu, il l’avait totalement oublié, et il se réjouissait de bénéficier de l’immense faveur qu’il
avait obtenue avec une si clémente magnificence, et d’avoir vu dans le cœur du roi une telle
constance et le caractère si éminent d’une sagesse mesurée. Le roi, gagné par des propos
aussi aimables, se prépare à s’adresser à lui longuement, mais lui demande de remettre
d’abord les cadeaux de l’empereur. Jean s’exécuta, puis le pria de le laisser rentrer chez lui
tout de suite. Le roi lui dit tout surpris : "Pourquoi nous séparer si vite ? Nous nous sommes
attendus si longtemps, nous nous sommes à peine vus, et nous nous séparerions sans nous
connaître ? À présent nous n’avons été face à face qu’une seule fois, nos esprits se sont à
peine ouverts l’un à l’autre ; quand nous nous serons vus une seconde fois, notre
connaissance et notre amitié seront plus grandes, et totales la troisième fois. Ensuite, quand
tu voudras rejoindre ton maître, tu seras reconduit avec un honneur digne de lui et de toi."
Jean donna son accord, on introduisit la seconde légation, et, en sa présence, elle offrit les
cadeaux qu’elle apportait [5].Alors seulement les deux délégations furent renvoyées à leur
hôtel. Quelque temps après, Jean fut appelé par le roi et eut avec lui une conversation
familière, à propos de la puissance et de la sagesse de notre empereur, de la force et de
l’abondance de ses soldats et de son armée, de sa gloire et de ses richesses, de sa science de
la guerre et de ses succès, et quantité de choses du même genre. Le roi se vantait en revanche
de la force avec laquelle son armée avait vaincu tous les rois de ce monde. À cela Jean
répondit quelques mots de nature à adoucir un peu l’humeur du souverain, et conclut :
"Vraiment, je l’avoue, je ne connais aucun roi terrestre dont l’équipement et les chevaux
puissent rivaliser ici-bas avec ceux de notre empereur."
Le roi, ayant calmé ou endormi sa colère, répliqua : "Tu as tort de vanter ton roi" ; et Jean de
dire : "Cela peut être vérifié." Le roi répondit : "Je veux bien te céder sur tout, sauf sur un
domaine où il a fait preuve d’imprudence. - Lequel ? demanda Jean. – C’est qu’il ne garde
pas pour lui seul le pouvoir et qu’il tolère que quelques-uns des siens usent si largement de
leur propre autorité qu’il partage entre eux des parties de son royaume, croyant ainsi se les
rendre plus fidèles et soumis. Or il est loin d’y parvenir, car on nourrit et on prépare contre
lui orgueil et rébellion, comme cela vient de se produire avec son gendre, qui a enlevé ses fils
par trahison, a exercé publiquement son pouvoir contre lui, a fait venir pour cela le peuple
étranger des Hongrois qui a dévasté le cœur de son royaume [6] [...]. »
Vie de Jean, abbé de Gorze, présentée et traduite par Michel Parisse, Paris, Picard, 1999, pp. 158-161, § 132-
136.

Musulmans, chrétiens et juifs dans l’espace méditerranéen occidental et les Baléares du


milieu du Xe à la fin du XIe siècle
1. Le califat conclut des accords de paix avec divers chefs chrétiens du Nord de la
Méditerranée en 940. Paix avec les Francs
9Ibn Hayyân (987-1076), secrétaire des émirs de la taïfa des Banû Djahwâr de Cordoue, est
l’auteur du Muqtabis, grand ouvrage d’histoire d’al-Andalus.
10Au milieu du Xe siècle, le calife omeyyade ’Abd al-Rahmân III al-Nâsir mène une politique
plutôt pacifique envers les pouvoirs chrétiens de Méditerranée occidentale. Son envoyé, un
célèbre médecin juif, Hasdây b. Ishâq, connu pour sa participation à la traduction du De
materia medica de Dioscoride, conclut la paix avec le comte de Barcelone Sunyer (914-950),
ainsi, semble-t-il, qu’avec Hugues de Provence, roi d’Italie de 926 à 947.
« Cette année-là (328 H.-939-940)1, le secrétaire juif Hasdây b. Ishâq conclut la paix avec le
Franc Sunyer, fils de Guifred, seigneur de Barcelone et ses districts, dans des termes
pleinement satisfaisants pour al-Nâsir, Hasdây ayant été envoyé à Barcelone pour conclure
cette paix avec le seigneur de cette ville Sunyer. Il arriva que l’escadre d’Almeria, sous le
commandement d’Ibrâhîm b. ’Abd al-Rahmân de Péchina, se présenta devant Barcelone à la
fin de Redjeb [11 mai 940]. Hasdây l’informa de la paix conclue avec le seigneur de la ville
Sunyer, arrêtant son attaque : l’escadre s’éloigna en effet de Barcelone le jour même. Hasdây
proposa aux notables de Barcelone de se soumettre à al-Nâsir et de faire la paix avec lui ; ce
à quoi accédèrent quelques rois [mulûk] comme Undjûh, l’un des plus importants, dont le
siège était à.ab.l [8]. Ce dernier envoya dans la capitale une délégation en son nom,
demandant un sauf-conduit pour que les commerçants de son pays puissent visiter l’Andalus,
ce qui lui fut accordé. Ordre fut donné à Nasr b. Ahmad, qâ’id [seigneur]de Fraxinetum [9],
et aux gouverneurs des Baléares et des ports côtiers d’al-Andalus de respecter les visiteurs
[venant] du pays de Undjûh et les autres ressortissants de sa nation qui étaient inclus dans la
paix, dans leurs vies, leurs propriétés et le contenu de leurs navires, pour qu’ils exercent
librement leur commerce. Depuis ce moment, leurs navires commencèrent à arriver en al-
Andalus avec grand profit. Mari(ri)kalla, fille de Borrell [10], seigneur de quelques Francs,
imita Undjûh dans sa paix avec al-Nâsir, lui envoyant son homme de confiance, le juif Bernat,
avec des objets précieux de son pays, qu’al-Nâsir accepta, en offrant en retour d’autres plus
précieux encore [après avoir réservé] le meilleur accueil à ses ambassadeurs. »
Ibn Hayyân, Muqtabis, dans Crónica del califa ’Abd al-Rahmân III al-Nâsir entre los años 912 y 942, traduction
M.-J. Viguera et F. Corriente, Saragosse, 1981, pp. 341-342. Traduction française des auteurs.

2. Le règne de Mudjâhid al-Amirî à Denia et aux Baléares (1012-1044)


11Ibn ’Idhârî al-Marrâkushî, historien peu connu de la fin du XIII e et du début du XIVe siècle,
fut cadi [7] à Fès à l’époque des Mérinides et est l’auteur d’une chronique du Maghreb, le
Bayân (L’Exposé), compilation de sources textuelles en partie perdues. Il est considéré
comme l’un des plus importants représentants de l’historiographie arabe occidentale.
Mudjâhid est le protagoniste de la dernière tentative d’expansion musulmane vers la
Sardaigne, où il se heurte à la force nouvelle de Pise et de Gênes.
« Informations relatives à Mudjâhid al-Amirî qui prit possession de la ville de Denia et des
Îles orientales.
Cet homme, Mudjâhid, s’empara de la ville de Denia au début de la fitna [guerre civile]. Il
était l’un des chefs des fatâs [11] [12] amirides. C’est al-Mansûr b. Abî ’Amir [13] qui lui en
avait donné le gouvernement, de sorte que lorsque survinrent les troubles il se trouvait à la
tête des trois îles [Baléares]. Quand il se fut assuré de leur possession, il partit soumettre
Denia et les districts qui en dépendent. Il prit le nom d’Al-Muwaffaq bi-Llâh [celui qui est
favorisé par Dieu], écrivit des missives sous ce laqab [14] et en reçut. Il surpassait en
réputation et en autorité les autres rois des taïfas [15] d’al-Andalus par son niveau
extraordinaire en science [’ilm], en savoir [ma’rifa] et en haute culture [adab]. Il était en
outre courageux et politique avisé. S’étant dirigé vers ces îles de Majorque, Minorque et
Ibiza, il s’en rendit maître et se les appropria, et les défendit contre les polythéistes. De là, il
attaqua l’île de Sardaigne et la domina dans sa plus grande part. Ce Mudjâhid [16] était un
homme de rectitude et de science. Les ulemas [17] et les fuqahâ’ [18] orientaux et
occidentaux accoururent à lui et composèrent pour lui des ouvrages utiles sur toutes les
sciences religieuses. Il récompensait magnifiquement leurs œuvres moyennant des milliers de
dinars [19]. C’est ainsi que se passa sa vie, jusqu’à ce qu’il mourût dans la ville de Denia,
après l’avoir possédée comme la capitale de ses villes et de ses domaines pendant trente-six
ans, où il les gouverna et durant lesquels se produisirent des événements qu’il serait trop long
de raconter. »
Ibn ’Idhârî al-Marrâkushî, Bayân al-Mughrib, traduction espagnole de F. Maillo Salgado, La Caida del Califato
de Cordoba y los Reyes de Taïfas, université de Salamanque, 1993, pp. 135-136. Traduction française des
auteurs.

3. Acte du tribunal juif de Denia concernant le commerce en Méditerranée occidentale


(1083)
12Ce document, provenant de l’ancienne synagogue du Caire, montre que la Méditerranée
occidentale est le lieu d’un commerce actif : ici une exportation de cinabre, ou sulfure naturel
de mercure, utilisé comme colorant en raison de sa teinte rouge vif, dont l’Andalus est
producteur. La marchandise est envoyée à Mahdiya, port principal de l’Ifrîqiya (Maghreb
oriental) sur un bateau appartenant à l’émir de Denia, ’Iqbal al-Dawla (1081-1091).
« S’est présenté devant nous, les trois qui recevons témoignage, D. Yishaq, fils de R.
Abraham, qui nous a déclaré :
"J’atteste devant vous que je sais que, l’année au cours de laquelle nous avons quitté Denia
pour Mahdiya sur le bateau du roi, que Dieu lui accorde la puissance, accompagnés de
Hassân b. Hassân, de tout le cinabre qui était en possession de Mufarridj, le commis de
Qâsim [lacune sur le nom], ledit Hassân b. Hassân n’a rien conservé, et qu’il ne lui en est
rien parvenu, mais que tout le cinabre que le commis avait emmené fut vendu [et qu’il a fait
des achats] de marchandises avec le produit [de la vente] et avec le produit d’une autre
quantité qu’il avait amenée [aussi] avec lui à Mahdiya. Et il a rassemblé toutes les
marchandises en un ballot chargé dans le navire et envoyé avec le commis de Qâsim en
Andalousie
." Ce dont témoigne, devant nous, les trois qui reçoivent le témoignage, D. Yishaq b. D.
Abraham, nous l’avons entièrement écrit et avons signé ci-dessous, le mardi 18 du mois de
Shebât de l’an 43 de la création [20], à Denia, située sur le rivage de la mer.
Légitime et authentique. Ya’qob ha-Kohên, fils de R. Yishaq, Semuel fils de R. Ya’aqob, Yosef
fils de R. Abraham. »
Acte en arabe rédigé en caractères hébraïques, conservé dans les documents de la Geniza, éd. E. Ashtor,
« Documentos espanoles de la Genizah », Sefarad, XXIV, 1964, pp. 76-78. Traduction française des auteurs.

L’expédition du hâdjib Abd al-Malik contre la Catalogne dans l’été 1003


13Fils et successeur d’al-Mansûr en 1002, Abd al-Malik entreprend une expédition contre la
Catalogne actuelle ; elle se contente de la prise de deux modestes places fortifiées frontalières
et d’une démonstration dans la plaine de Barcelone. L’objectif est de ramener du butin bien
que s’exprime le désir du hâdjib [21][21]Abd al-Malik a été investi du vivant de son père de
la dignité… d’installer des colons musulmans dans la forteresse qu’il vient de conquérir.
« Abd al-Malik envoya son affranchi Wâdih, à la tête de soldats d’élite, surprendre la
garnison du château fort de Madanis, situé non loin de celui de Mumaksar [22], qu’il se
proposait d’enlever lui-même. Wâdih se mit en route, arriva devant cette forteresse aux
premières lueurs du matin et fit la garnison prisonnière.
Quant au hâdjib, il se dirigea vers l’autre château fort ; des messagers de Wâdih le
rejoignirent en route et lui annoncèrent la victoire qu’il venait de remporter ; il s’en réjouit.
Les musulmans vinrent se placer au-dessus du château fort de Mumaksar et, en le voyant,
s’écrièrent : "Allâh est le plus grand !", d’une voix tellement haute que la terre faillit
s’entr’ouvrir. Des différents points de l’armée retentit ensuite le battement des tambours, dont
le fracas couvrit tous les bruits. Les Infidèles furent saisis de frayeur dès le premier instant.
Le hâdjib Abd al-Malik plaça un parti de musulmans sur la plate-forme (à l’extérieur de leur
château) : de cette façon le château fort fut entouré de tous côtés ; il établit également des
postes de soldats dans tous les environs.
Les musulmans, animés de la ferme intention de venir à bout des ennemis d’Allâh, montèrent
vers le château fort pour leur livrer combat, par vagues d’assaut successives. Les chrétiens
s’étaient portés au faubourg, dans la prétention d’en défendre l’accès aux musulmans. Le
combat s’engagea entre les deux partis et les chrétiens opposèrent aux assaillants une
certaine résistance.
Les musulmans ne leur laissèrent pas de répit tant qu’ils ne les eurent pas délogés du
faubourg tout entier, et les forcèrent à se retirer derrière les remparts et à s’y retrancher.
Puis les Infidèles tentèrent de rejeter les assaillants et combattirent vigoureusement ; ils
burent les uns après les autres aux coupes du trépas. La nuit tomba et son voile sépara les
deux camps ; les musulmans, déjà, avaient fait aux remparts de nombreuses brèches.
Le lendemain matin mardi, après la prière de l’aube, les musulmans reprirent le combat
contre les ennemis d’Allâh avec une grande fermeté. La mêlée fut très violente et la lutte
chaude. Pour triompher, les musulmans déployèrent la plus noble décision dont on ait jamais
entendu parler, si bien que les Infidèles durent battre en retraite. Les musulmans s’élancèrent
sur eux, en capturèrent une grande partie et s’emparèrent de leurs femmes et de leurs enfants,
qui furent emmenés en esclavage ; puis ils se livrèrent au pillage.
Le hâdjib alors, avec les principaux de ses officiers et son escorte de cavaliers, se mit vite à
cheval et monta jusqu’à la porte de la citadelle chrétienne qui résistait encore ; les troupes
s’élancèrent à l’assaut et s’en emparèrent.
Un groupe de chrétiens se sauva vers un point de cette citadelle qui était d’accès difficile. Les
amis d’Allâh les y cernèrent au sommet ; sûrs de leur perte, ils demandèrent à descendre,
remettant leur sort aux mains du hâdjib. Celui-ci les laissa descendre et leur appliqua la
même sentence que celle qui avait été prononcée contre son cousin paternel Sa’d b.
Mu’ad – qu’Allâh l’agrée ! – et tous furent mis à mort. Il prit possession du château fort et
recueillit le butin.
Le hâdjib avait recommandé aux musulmans, au moment de la prise de la forteresse, de ne
brûler aucune maison : il avait en effet l’intention d’installer là des musulmans. Sur l’heure,
il fit remettre les lieux en état et proclamer à ses gens que ceux qui voudraient être inscrits
sur les registres de contrôle de l’armée [diwân], avec une solde de deux dinars par mois,
obtiendraient satisfaction, à condition pour eux de s’installer à demeure dans ce château
fort ; ils y auraient en plus le logement et une concession de terre de labour. Nombreux furent
ceux qui demandèrent à rester, et immédiatement ils s’installèrent.
En ayant fini aussi complètement qu’il le désirait avec cette forteresse où s’affirma la victoire
de l’islam, en une terre où cette foi n’avait jamais encore pénétré, le hâdjib se mit en route
avec l’intention de faire une promenade militaire dans la plaine de Barcelone et de se livrer à
des incursions sur tout le territoire. Il harcela le pays des Infidèles, et les musulmans se
répandirent dans leurs campagnes, brûlant, démolissant et mettant tout en pièces. »
Ibn ’Idhârî al-Marrâkushî, Bayân al-Mughrib, présenté et traduit par R. Dozy, dans Histoire des musulmans
d’Espagne jusqu’à la conquête de l’Andalousie par les Almoravides, t. III, Leyde, Brill, 1932, pp. 188-189.

Charte de peuplement concédée par les comtesses Ermessende et Sancha de Barcelone à


un groupe de « colons » sur le territoire de Cervera (1 er février 1026)
14Les cartas pueblas ou chartes de peuplement accordées par des souverains, de ; princes ou
des seigneurs chrétiens de l’Espagne du Nord à des colons chargés de défendre les terres et de
les mettre en valeur sont des documents particulièrement précieux pour étudier le processus
de reconquête et de repeuplement
15Les deux comtesses de Barcelone légitiment par cette charte l’occupatior par des
populatores du territoire de Cervera, à la frontière méridionale de l’ancien comté de Vich,
zone encore menacée par les Sarrasins.
Le mouvement d’expansion territoriale se développe rapidement à la frontière des « comtés
catalans » durant la crise du califat de Cordoue et après la chute de ce dernier La charte
légitime l’occupation spontanée (aprissio) d’une hauteur naturelle (puio) par trois familles,
qui ont commencé une mise en valeur des terres, malgré le danger persistant d’attaques
musulmanes. Elle prévoit le partage des terres par moitié, alleu au profit des occupants et fief
tenu du comte de Barcelone.
« Au nom du Christ, moi Ermessende [23], comtesse par la grâce de Dieu, avec mon fils
Bérenger [24], marquis et comte, et avec sa femme la comtesse Sancha [25], en vertu de notre
munificence, vous faisons généreusement cette donation à vous Guinedilde, femme, à tes fils
Miron et Guilabert, à Amat, et à vous Bernard Vilfred et ta femme Sancha, ainsi qu’à vous
Bofill et ta femme Amaltrude : nous vous donnons notre terre vierge adjacente à la marche du
comté d’Ausona, avec la hauteur [puio] et le château [kastellare] appelé Cervera qui s’y
trouve et que, par votre aprissio et construction d’une tour, vous avez édifié contre l’attaque
incessante [infestatio] des païens avant tous les autres habitants des marches, et que vous
tenez en votre droit, avec toutes les hauteurs qui peuvent se trouver à l’intérieur des limites
ci-dessous indiquées.
Tout cela nous est échu par la générosité de nos prédécesseurs Borrell et Raymond, comtes et
marquis d’heureuse mémoire, par l’autorité légale accordée à la femme sur les biens du mari,
ainsi que par l’autorité royale [regiam vocem] que nous avons sur les biens mentionnés, de la
même façon que nos prédécesseurs.
La limite donnée à ce territoire est en effet, selon notre ordre et notre jugement : du côté
oriental et jusqu’au nord, d’abord la Pelosa, puis le Coscololio et le Cannosello, la source de
Luciano et la Tour de Sulayman [Culeima], en allant jusqu’à la rive du Segre [rivum
Sigeris] ; au nord jusqu’à l’ouest nous laissons à Dieu seul le soin de la délimitation et, le
désirant vivement, nous sommes sûrs que le territoire sera protégé du pouvoir des Sarrasins.
De l’occident au midi [les limites sont] d’abord le fleuve Segre [fluvio Sigere] déjà indiqué,
puis en revenant jusqu’au kastellare de Losorio, en suivant cette vallée de Losorio jusqu’à la
Grande Garde [Guardiam grossam] ; du midi à l’orient d’abord ladite Grande Garde, de là
la source de Murria, puis la Pelosa du point de départ.
Tout ce qui se trouve à l’intérieur des limites susdites, nous vous le donnons, à vous nos
hommes et femmes susdits, à la condition que, si Dieu vous le permet et vous en donne le
pouvoir, vous sortiez les incultes de leur abandon, les mettiez en culture, y établissiez des
maisons pour les hommes et y construisiez des fortifications et des tours. Et que vous-mêmes,
votre postérité ou vos successeurs, vous n’élisiez ni ne reconnaissiez pour toutes ces choses
d’autre seigneur ou patron que nous et notre postérité. Que la moitié de toutes les choses
susdites, et de toutes les améliorations qui y seraient faites dans l’avenir à l’intérieur des
limites indiquées, vous l’ayez comme votre propre alleu et propriété pour en faire ce que vous
voudrez, vous-mêmes, votre postérité ou vos successeurs. Mais l’autre moitié des choses
susdites, vous la tiendrez en fief [fevum] dans notre fidélité et celle de notre postérité.
Si nous ou notre postérité mettions injustement en cause cette donation, que nos prétentions
soient sans valeur, mais que nous soyons tenus envers vous ou votre postérité à une
composition du triple de ce que nous vous donnons, et qu’en plus cette donation reste valable
pour toujours.
Fait aux calendes de février, l’année XXX du règne du roi Robert. Nous Ermessende comtesse
par la grâce de Dieu et Sancha, comtesse par la volonté de Dieu, qui avons fait cette donation
et avons ordonné de la confirmer.
Signum de Gondeballi Bisoriensis. Signum de Miron de Castelpont. Signum de Guillaume de
Lupariola. Signum de Pons de Bonfils, clerc et juge, qui a écrit et signé cet acte le jour et
l’année indiqués. »
Cartas de población y franquicia de Cataluña, éd. José Maria Font Rius, vol. 1 : Textos, Barcelone, CSIC, 1969,
document n° 16, pp. 31-32. Traduction française des auteurs.

La Reconquête vue par Adhémar de Chabannes


16Éduqué à Saint-Martial de Limoges, le moine Adhémar (988, Chabannes-1034, Jérusalem)
rédigea à Saint-Cybard d’Angoulême une Histoire des abbés de Saint-Martial et sa
Chronique dont le troisième livre narre les événements de 814 à 1028. Le court extrait
présenté ici montre que la participation de chevaliers de la France méridionale à la
Reconquista est un fait ancien auquel un chroniqueur aquitain est naturellement sensible. Les
faits qui se déroulent en 1027 marquent une reprise de l’activité guerrière des chrétiens après
les puissants raids menés par al-Mansûr (« le Victorieux ») [26] à la fin du Xe siècle.
« Le roi de Navarre, Sanche [27], qui avait mené avec lui des Gascons, conduisit son armée
contre les Sarrasins et, après avoir ravagé l’Espagne, rentra triomphalement avec beaucoup
de butin.
La même année le roi de Galice, Alphonse [28], lança une grande attaque contre les
Sarrasins chez qui il fit des ravages. Une cité d’Espagne [29], qu’il assiégeait, était sur le
point de se rendre, les armes étaient déposées et il était en train de calmer les chrétiens, qui
étaient déchaînés en dehors de la ville, afin d’arrêter le combat, lorsqu’il fut blessé
mortellement d’une flèche lancée des murs par les ennemis qu’il se proposait d’épargner. Ses
troupes rentrèrent alors, non sans une grande douleur, en pleurant leur chef. »
Adhémar de Chabannes, Chronique, p. 194 ; traduction R. Latouche dans Textes d’histoire médiévale, Ve-Xe
siècle, Paris, PUF, 1951, pp. 191-192.

Un point stratégique disputé : Barbastro (1064-1065)


17Le dictionnaire géographique, Rawd al-mi’târ, d’al-Himyarî, auteur maghrébin mal connu
ayant probablement vécu au tournant des XIII e -XIVe siècles, donne dans la notice consacrée à
Barbastro une relation succincte du célèbre épisode de la prise par les chrétiens de cette petite
place pyrénéenne en 1064, et de sa reprise l’année suivante par l’émir hudide de Saragosse
Ahmad b. Sulaymân al-Muktadir (1046-1081). Encouragée par la papauté, l’expédition
comprenait des guerriers d’outre-mont, placés peut-être sous le commandement du baron
normand Robert Crespin. Les conquérants auraient acquis un très gros butin. Mais l’année
suivante, l’émir de Saragosse reprit la place, ce qui lui assura un grand prestige.
« C’est une ville de la région de Barbitanie [Barbitâniya], dans al-Andalus. Elle constitue
une place forte, sur un cours d’eau qui prend sa source à peu de distance. Barbastro est l’une
des villes principales [ummahât] de la Marche [30] qui l’emportent sur les autres par leurs
fortifications et leurs moyens de défense.
Profitant de l’inattention, du petit nombre et du faible armement de sa garnison, les habitants
de Galis [31] et les Normands [ar-Rudmânûn] vinrent attaquer Barbastro. Leur chef était
Alvitus [Albîtus] [32] ; il disposait d’une armée d’environ quarante mille cavaliers.
Il assiégea Barbastro pendant quarante jours et finit par l’enlever. Cela se passait en 456 H.
[1064]. Tous les hommes de la place furent massacrés, et l’ennemi y fit un nombre
incalculable de captifs parmi les enfants et les femmes des musulmans. On rapporte que les
vainqueurs choisirent cinq mille musulmanes, vierges ou jeunes femmes se distinguant par
leur beauté, et les envoyèrent en présent à l’empereur de Constantinople. Ils mirent la main
dans la ville sur des joyaux et des étoffes d’une beauté indescriptible. À leur départ, ils
laissèrent à Barbastro une garnison composée de leurs soldats les meilleurs et les plus
braves : ils comptaient sur eux pour assurer parfaitement la défense de la cité. Ils y
installèrent ces soldats à demeure, avec leurs femmes et leurs enfants, et firent de Barbastro
l’une de leurs places-frontières. Puis, ils prirent le chemin du retour.
C’est à propos de cet événement que le juriste, l’ascète Ibn al-’Assâl composa un poème dont
voici un extrait :
"Les polythéistes [33] nous ont lancé leurs flèches, qui n’ont pas manqué leur but, et pourtant
ils visaient un dur rocher !
Ils ont attaqué, sur leurs chevaux, les châteaux de l’enceinte inviolable de cette ville, où rien
n’est resté intact, ni tertre, ni bas-fond !
Ils ont fouillé l’intérieur des maisons des habitants et, chaque jour, s’y sont acharnés au
pillage !
Les cœurs des musulmans sont demeurés en proie à la terreur ; mais nos défenseurs, quand
ils combattent, ne sont que des poltrons !
Que d’endroits les assaillants ont pillés, sans la moindre pitié ni pour l’enfant, ni pour le
vieillard, ni pour la vierge !
Combien de nourrissons ont-ils arrachés à leurs mères, d’enfants qui criaient et pleuraient
d’être séparés d’elles !
Combien de jeunes garçons ont-ils emmenés, dont les pères gisaient sur le sol, avec la terre
nue pour seule couche !
Combien de jeunes femmes jusque-là bien gardées au fond de leurs demeures, bien voilées,
n’ont-ils pas découvertes au grand jour, sans rien qui les cachât aux regards !
Combien d’hommes nobles sont-ils tombés en leur pouvoir après avoir joui de la gloire, ils
ont connu l’humiliation !
Mais, n’étaient les péchés des musulmans, n’étaient les crimes de lèse-religion qu’ils ont
commis au su de tous,
Jamais le moindre cavalier chrétien ne les aurait vaincus ! Mais leurs péchés ont été pour eux
comme une maladie [qui rend impuissant] !
Les mauvais parmi eux ne dissimulent même pas leurs méfaits, et la vertu de ceux qui font
affichage d’honnêteté n’est qu’hypocrisie !"
Les royaumes [musulmans] d’al-Andalus s’unirent en vue de reprendre Barbastro. Ahmad b.
Sulaymân Ibn Hûd, prince de Saragosse et des régions dépendantes, rassembla les
contingents des Marches [at-Tugûr] et se mit en route vers cette place, à la tête d’une
importante armée composée de soldats résolus et énergiques. Avec l’aide d’Allâh – qu’il soit
glorifié et exalté ! – Ibn Hûd s’en empara de vive force : les garnisaires furent tués, les
femmes et les enfants réduits en captivité. Parmi le butin ramené à Saragosse, on comptait à
peu près cinq mille captives de choix, environ mille chevaux, mille cottes de mailles, de
l’argent en quantité, de belles étoffes, du matériel de guerre et des armes. La reprise de
Barbastro par Ibn Hûd eut lieu le 8 Djûmâdâ 1 de l’année 457 H. [17 avril 1065].
Pour commémorer sa victoire, ce prince prit dès lors le titre honorifique d’al-Muktadir
billâh [34]. La durée de l’occupation de cette place par les chrétiens avait été de neuf mois. »
E. Levi-Provençal, La Péninsule Ibérique au Moyen Âge d’après le Kitâb al-Rawd al-mi’târ fî khabar al-aqtâr,
Leyde, Brill, 1938, pp. 50-52.

Giraldo Sem Pavor, le Cid portugais (1162-1176)


1. Ses exploits sur la frontière (1162-1166)
18Ibn Sâhib al-Salâ, secrétaire du gouvernement almohade dans la seconde moitié du XII e
siècle, retrace dans son Mann bi l-imâma les débuts de la carrière de Giraldo « Sem Pavor »,
un aventurier à la frontière des mondes chrétien et musulman, en tout point comparable au
Cid. À partir de décembre 1162, avec l’aide d’aventuriers le plus souvent de modeste origine,
Giraldo s’empare par surprise de Béja, puis d’Evora, de Caceres et d’autres places
frontalières, isolant ainsi la capitale régionale musulmane de Badajoz.
« Récit des événements [liés à] la trahison du ’ildj [35] galicien Giranduh – que Dieu le
maudisse – dans les villes et châteaux de l’ouest et du sud.
Al-Mas’ûdi, dans son livre intitulé Les Prairies d’or et les Mines de perles [Murûdj al-
dhahab wa ma’âdin al djawhar], en citant les [différentes] sortes de chrétiens [Rûm] dit :
"Les plus forts de ceux qui font la guerre aux gens d’al-Andalus sont les Galiciens [a/-
Dja/âliqa], car bien que les Francs [al-Ifrandj] les combattent [aussi], nul n’est plus
courageux que les Galiciens."
Idfunsh [Alphonse] b. al-Rink [Henri] [36], le traître galicien, seigneur de Coïmbra – que
Dieu le maudisse – avait constaté l’audace de ce chien de Giranduh, et l’avait désigné pour
prendre par surprise les villes et les husûn [37] qu’il lui signalait avec ses hommes, le
rendant ainsi, dans la région de frontière [thaghr], maître des musulmans qu’il terrorisait.
Ce chien se glissait lors des nuits pluvieuses et très obscures de vent violent et de neige vers
les villes, ayant préparé son outillage de très longues échelles de bois qui dépassaient la
hauteur de l’enceinte, et alors que le veilleur musulman sommeillait en haut de la tour de la
ville, il appliquait ces échelles contre le côté de la tour et y montait lui-même en premier. Il se
saisissait du veilleur et lui disait : "Crie comme tu en as l’habitude la nuit, comme si de rien
n’était." Une fois que leur détestable groupe avait fini de monter au plus haut du mur de la
ville, ils poussaient dans leur langue de grands cris exécrables et pénétraient dans la ville,
tuant ceux qu’ils trouvaient et les pillant, et réduisant en captivité tous les habitants.
Les chrétiens [nasâra] de Santarem – que Dieu les fasse périr – s’emparèrent par surprise de
la ville de Béja la nuit du samedi 22 Dju-I-hidje, qui correspond à la première nuit de
décembre [didjambar] de l’an 557 [2 décembre 1162] [38], et l’habitèrent quatre mois et huit
jours, puis ils détruisirent ses murailles et la dépeuplèrent. Giranduh – que Dieu le
maudisse – prit d’abord par surprise la ville de Trujillo dans le mois de Djûmâdâ 2 de l’an
560 [1165], puis la ville d’Evora dans le mois de Dju-l-kade de la même année [9 septembre-
8 octobre], et il les vendit aux chrétiens [nasâra] – que Dieu les fasse périr ; puis il prit par
surprise la ville de Caceres en Safar de l’année 561 [7 décembre 1165-4 janvier 1166]. Il prit
aussi le hisn de Montanchez en Djûmâdâ 1 de la même année [mars 1166], et celui de Serpa
à la fin du même Djûmâdâ 1 de cette année [au plus tard le 3 avril]. Il prit encore par
surprise le hisn de Juromenha, proche de Badajoz, et le peupla de ses misérables gens pour
attaquer de là Badajoz et faire du mal à ses habitants musulmans.
Tout cela jusqu’à ce que Dieu le livre à l’épée de l’émir des Croyants, fils de l’émir des
Croyants, ainsi que je le raconterai plus loin à l’endroit approprié. Puis il s’empara par
surprise de la ville de Badajoz. »
Ibn Sâhib al-Salâ, Mann bi l-imâma, traduction espagnole par A. Huici Miranda, Valence, 1969, pp. 137-138.
Traduction française des auteurs.

2. « Trahison » et châtiment de Giraldo (1173-1176)


19Lorsque le roi Alphonse-Henri de Portugal (1139-1185) est contraint de conclure une paix
avec les Almohades (1173), Giraldo, sans emploi, passe avec une troupe de 350 hommes au
service du califat almohade, tout en continuant à correspondre avec son souverain. Envoyé à
Sidjilmassa dans le Sud marocain, il est soupçonné de trahison et exécuté en 1176.
« En l’an 569 [1173-1174], eut lieu la venue du cruel ’ildj Djaranduh, celui qui avait pris par
surprise la ville de Béja et plusieurs husûn et villes et dévasté les lieux peuplés et habités ; il
était le qâ’id [39] d’Ibn al-Rink [40] et le responsable de son armée. Il arriva avec ses
compagnons à Séville, capitale du calife, soumis et obéissant pour être toujours à son service
et faire du mal à ses frères les chrétiens, de telle sorte que cela vérifie sa fidélité envers le
calife, qui agréa ses paroles, l’accueillit et ordonna de bien le traiter et de l’honorer. Cette
venue inquiéta Ibn al-Rink, seigneur de Coïmbra – que Dieu le maudisse –, qui ne cessa pas
de lui envoyer des messages en secret pour qu’il change de tromperie, de trahison et de
félonie ; cela apparut après quelques mois, et Dieu [permit] qu’on le livre rapidement au fer,
à la satisfaction de tous, qu’ils soient proches ou éloignés ;
Lui-même et ses compagnons furent tous envoyés à Sidjilmassa, où ils restèrent en résidence
surveillée et sous la menace du châtiment ; inquiet de tout cela, il pensa à fuir par quelque
port, mais il fut découvert et exécuté. On lui coupa la tête et l’Islam fut débarrassé du danger
qu’il représentait. »
Ibn ’Idhârî al-Marrâkushî, Bayân al-Mughrib, traduction d’A. Huici, Colección de crónicas arabes de la
Reconquista, vol. II, t.1, Tétouan, 1953, pp. 13-14. Traduction française des auteurs.

Réoccupation de l’Algarve par le calife almohade Ya’qûb al-Mansûr (1191)


20Troisième calife almohade après la mort de son père, Abû Ya’qûb Yûsuf, dans la défaite de
Santarem (1184), Abû Yûsuf Ya’qûb monte dès son avènement une expédition pour reprendre
la ville de Silves, occupée par le roi de Portugal Sancho 1 er (1185-1211). Appuyé par une
flotte importante, le calife s’empare de Palmela, qui est détruite, puis de Silves. Le succès de
l’expédition lui permet de prendre le surnom d’al-Mansûr.
« En l’an 587 [1191], al-Mansûr se prépara pour la campagne de Silves, et prit la résolution
d’attaquer le pays du Gharb [l’Algarve] [41]. Il renouvela sa décision et confirma son
intention après que se fut apaisé le feu de l’été et, une fois l’automne commencé, il se
consacra aux préparatifs pour l’expédition de façon à disposer des armes et de tout ce qui est
nécessaire pour s’emparer d’une place, et du matériel de guerre indispensable.
Lorsqu’il eut achevé cet armement et la réunion des recrues de toutes parts, il sortit de Séville
le 1er de Rebî 2 [28 avril 1191] dans un apparat correspondant à sa puissance et dans un
ordre admirable qui n’a pas son pareil dans les récits historiques, prodige pour la pensée et
plaisir pour les yeux.
Il entreprit la marche depuis Séville dans cette admirable disposition, ordonnant les affaires
de l’armée dans une discipline et une symétrie remarquables, jusqu’à mettre le camp devant
Qasr Abî Dânis [42]. On répartit les contingents [al-hushûd] [43] et l’on disposa les soldats
réguliers [djunûd]. Les serviteurs esclaves comblèrent le fossé de la ville sur ses quatre côtés
et des groupes de combattants se lancèrent contre les murailles, trouvant dans la mort un
mets agréable et vendant à Dieu leurs âmes en échange de leurs souffrances. Lorsqu’al-
Mansûr vit la patience des musulmans au combat, et l’augmentation chez eux des blessures
causées par les pierres et les flèches, il suspendit le combat trois jours, modifiant ses
intentions et sa décision et réservant ce qu’il avait préparé pour cette occasion, jusqu’à
l’arrivée des navires de guerre avec le matériel. Ceux-ci se hâtèrent d’entrer dans le fleuve
avec une facilité qui surprit les intelligences par la façon dont elle se produisit et fit rendre
grâce au Tout-Puissant pour ses décrets et sa providence et stupéfia l’Infidèle désespéré de
tout ce qu’il entendait et voyait.
On disposa en un jour et une nuit quatorze mangonneaux [44] que l’on ordonna après en
avoir achevé la construction, et grâce à eux la ville fut entourée de mort assaillante et de
rayons destructeurs. Le 15 de Djûmâdâ 1 [10 juin 1191] il ordonna à toute l’armée de
prendre les armes et il déploya l’attaque contre [les chrétiens] de tous les côtés. Les
mangonneaux lancèrent leurs projectiles ensemble de façon continue, alors que le combat
s’intensifiait et que les dommages [causés aux assiégés] se multipliaient. Lorsqu’ils virent
leurs âmes à l’orée de la mort et leurs familles et leurs biens plongés dans la mer de la
perdition, ils se jetèrent aux murailles comme des papillons et voulurent fuir des cendres au
feu. Ils se rendirent à merci et s’en remirent à la bonté et à la générosité du calife. Ils
descendirent humblement de la cité et l’abandonnèrent tous, cherchant refuge dans les
localités voisines appartenant à leur race.
Les lettres de bonnes nouvelles envoyées à Séville se moquèrent de leur salut et furent le
prélude des victoires. Al-Mansûr se consacra à mettre en ordre les affaires du château et à
réorganiser ce qui était perturbé ; il le garnit de soldats réguliers et d’autres hommes et
décida pour sa garnison des sommes mensuelles et annuelles sur le trésor de Séville et de
Ceuta, de façon régulière et à perpétuité, dans la prospérité et la perfection. Il confia le
commandement du château à Ibn Wazîr.
Puis il en partit pour aller assiéger Palmela, qui est un château de grande hauteur et dont la
défense est remarquablement organisée. En faire le siège est difficile pour les soldats, et la
vie dans son voisinage n’est pas bonne pour d’autres que lui. L’Infidèle Ibn al-Rink [45]
l’avait rempli de soldats réguliers et de courageux défenseurs, mais lorsqu’ils virent des
combattants de Dieu comme ils n’en avaient jamais vus, ils se rendirent humblement pour
évacuer, sans rien emporter, l’intérieur du château. Prenant pitié d’eux, al-Mansûr accéda à
leur demande, compte tenu de leur soumission et de leur obéissance, et il leur permit de
regagner leur pays, alors que le venin de la terreur pénétrait au fond de leurs cœurs. Après
que l’on eût pillé ce qu’il y avait dans le château comme objets mobiliers, provisions, armes
et équipements, al-Mansûr ordonna de le détruire et de le raser jusqu’aux fondations. Des
troupes d’esclaves de l’armée le laissèrent noir et inhabité comme la surface du désert,
jusqu’à ce que les yeux ne le reconnaissent plus et qu’il devienne la demeure des corbeaux.
Ensuite il continua [la campagne], se dirigeant vers le château d’Almada [al-Ma’din] qu’il
prit et dont il ordonna de détruire et effacer les traces. Il le réduisit en ruines et décombres, et
en une heure de jour sa splendeur et sa magnificence disparurent.
Puis on leva le camp et l’on se dirigea, avec l’aide de Dieu l’Omniscient, vers la cité de
Silves. Il y arriva le jeudi 2 de Djûmâdâ 2 [27 juin 1191]. Les campements l’entourèrent de
tous côtés et occupèrent ses interstices et ses extrémités, à tel point que les assiégés ne
vivaient plus que d’air et qu’ils ne recevaient même plus de messagers de leur religion. On
nivela les fossés [de la ville] avec des décombres et l’on battit ses murailles avec des
projectiles. La disgrâce la frappait des rayons de ses nuées et ses tourments visitaient [les
assiégés] soir et matin de morts diverses. Le mercredi 15 du même mois, très tôt le matin, les
Infidèles eurent un moment d’inattention provoqué par la fatigue et le relâchement, croyant
que l’heure n’était pas propice à une attaque. Mais les musulmans veillaient, [disposés] aux
ruses de guerre, de même que l’on guette l’apparition de la lune de Shawwâl. L’un des
adalides [46] musulmans se rendit compte de leur inattention et de leur état de négligence et
de sommeil. Il se dissimula à la vue jusqu’à sauter sur la brèche de la muraille, soutenu par
un groupe d’hommes courageux qui y brandirent des étendards ; on battit du tambour et l’on
remplit l’air de cris, d’invocations à Dieu et de clameurs, les Infidèles ne se réveillant que
pour se voir entre les mains de la mort, frappés de coups et blessés, et dans un lac de leur
sang répandu. Ils s’empressèrent d’appeler et désirèrent le manteau de la paix. On leur
accorda un délai de dix jours pour se retirer. Leur tyran les autorisa à demander l’aman [47]
et leur fut reconnaissant de leur résistance à cette dure épreuve. Ils sortirent de la qasâba
[citadelle] de Silves le jeudi 25 de Djûmâdâ 2 [12 juillet 1191]. Al-Mansûr partit de Silves le
mardi 28 du même mois et arriva à Séville le 4 Redjeb [28 juillet 1191] de l’année dont nous
faisons l’histoire. Cette noble campagne fut menée à bien en trois mois. »
Ibn Idhâri al-Marrâkushî, Bayân al-Mughrib, traduction A. Huici, dans Colección de crónicas arabes de la
Reconquista, vol. II, t. 1, Tétouan, 1953, pp. 168-172. Traduction française des auteurs.

La bataille de Las Navas de Tolosa (16 juillet 1212)


1. Lettre d’Arnaud, archevêque de Narbonne, à l’abbé de Cîteaux : « De la victoire que
remportèrent les chrétiens sur les Sarrasins à Las Navas de Tolosa » (16 juillet 1212)
21L’importance de la bataille de Las Navas de Tolosa n’est plus à démontrer : elle brise
l’empire almohade et ouvre à la Reconquête chrétienne les vastes espaces de l’Andalousie.
Quarante ans plus tard, l’Espagne musulmane se réduit au petit royaume de Grenade.
Alphonse VIII de Castille a rassemblé, non sans peine (et incomplètement), les royaumes
espagnols. La proclamation d’une croisade, le 4 février 1212, par le pape Innocent III amène
en Espagne des chevaliers essentiellement français. N’acceptant pas la mansuétude
d’Alphonse VIII envers les musulmans de la forteresse de Calatrava, reprise par les chrétiens
quelques semaines avant la bataille, la plupart des croisés refuseront de combattre à Las
Navas. L’archevêque de Narbonne et ses chevaliers font exception. C’est donc la lettre d’un
acteur de la bataille qui est présentée ici.
« L’an 1212, aux vénérables à lui très chers dans le Christ, A., abbé de Cîteaux [48], et aux
autres abbés constitués en Chapitre général, frère A., par la grâce de Dieu, archevêque de
Narbonne [49], autrefois abbé de Cîteaux, salut et sincère affection dans le Seigneur.
Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté [...]
parce que Miramamolin, roi du Maroc [50], qui, comme nous l’avons appris de divers côtés,
avait proclamé la guerre à tous ceux qui vénèrent la Croix, a été vaincu et mis en fuite en
rase campagne par ceux mêmes qui ont le culte de la Croix. De diverses parties du monde,
des chrétiens, pour obtenir la rémission des péchés qui avait été accordée par le pape, vicaire
de Notre Seigneur Jésus-Christ, à ceux qui iraient en guerre au secours de la chrétienté
d’Espagne, étaient venus à Tolède [51] ; ils y devaient, dans l’octave de la Pentecôte,
rencontrer, d’après le traité, les rois de Castille et d’Aragon ; il y eut, parmi ceux qui vinrent,
le vénérable père Guillaume, archevêque de Bordeaux, et d’autres prélats ; des barons aussi
et des chevaliers venus de Poitou, d’Anjou et de Bretagne et des diocèses de Limoges,
Périgueux, Saintes et Bordeaux et quelques-uns d’autres régions d’outre-mont. Nous aussi,
avec un groupe de chevaliers et d’hommes de pied assez important et bien armé des diocèses
de Lyon, de Vienne et de Valence, nous sommes venus à Tolède, le troisième jour, mardi,
après l’octave de la Pentecôte, c’est-à-dire aux nones de juillet [52], et nous avons traité avec
les rois d’affaires utiles à la chrétienté et de la venue du seigneur roi de Navarre qui était
alors animé de sentiments hostiles au roi de Castille. Nous nous sommes donc détournés de
notre chemin pour aller vers le roi de Navarre et l’inciter à venir au secours du peuple
chrétien [53].
Enfin, la dernière armée étant rangée en bataille et chaque roi, entouré de son comitatus,
attaquant les Sarrasins avec la plus grande bravoure, quelques-uns combattant sous nos
encouragements et certains revenant au combat, non seulement les Sarrasins qui tenaient le
haut des sierras furent repoussés, mais même ceux qui étaient dans le gros de l’armée furent
vaincus et tués. Et dès lors, l’armée des Sarrasins s’enfuit irréparablement à la suite du roi
Miramamolin qui avait pris la fuite le premier, et qui même, à ce que l’on dit et croit, la nuit
précédente, pressentant qu’il serait vaincu, avait envoyé devant lui à dos de chameaux et de
mulets les richesses inestimables qu’il possédait. Les Sarrasins étaient poursuivis par les
nôtres et fuyaient vers sa tente. Quand ils arrivèrent en ce lieu, les nôtres trouvèrent plusieurs
tentes renversées à terre [54] ;
Les Sarrasins furent poursuivis sur quatre lieues et un grand nombre d’entre eux fut tué, si
bien que, durant le combat et après le combat, ceux qui furent tués ont été estimés à 60000 et
plus ; et – ce qui est vraiment miraculeux – selon ce que nous savons, il n’y eut pas plus de
cinquante tués parmi les nôtres [55]. En trois ou quatre endroits on trouva des lances, des
petits arcs, des flèches et des carreaux en si grand nombre que selon ce que plusieurs ont
estimé et affirmé, deux mille bêtes de somme n’auraient pas suffi à les transporter.
Béni soit en toutes choses le Seigneur Jésus-Christ qui, par sa miséricorde, en notre temps,
sous l’heureux apostolat du seigneur pape Innocent [56], a donné la victoire aux chrétiens
catholiques sur trois pestilences des hommes et ennemis de sa sainte Église, c’est-à-dire les
schismatiques orientaux, les hérétiques occidentaux, les Sarrasins du Midi [57]. Et cette
guerre a eu lieu en l’an du Seigneur 1212, le 17 des calendes d’août, le lundi avant la fête de
la Madeleine [58], au lieu appelé Las Navas de Tolosa [59]. En vérité, il y avait une citadelle
maure appelée Tolosa qui est maintenant revenue en notre pouvoir par la grâce de Dieu,
pour que les hérétiques toulousains craignent de la même façon l’indignation de Dieu s’ils ne
se repentent. »
Recueil des historiens de la France, t. XIX, pp. 179-180 ; traduction J. Calmette, dans Textes et documents
d’histoire, pp. 179-180 (complétée par les auteurs).
2. La défaite musulmane vue par al-Marrâkushî, dans son Mu’djib
22Né à Marrakech en 1185, l’auteur de ce texte fit ses études à Fès avant de se rendre en
Espagne, à Séville puis Cordoue. Il fut probablement témoin oculaire de la bataille. Il partit
ensuite en Orient et c’est à Bagdad qu’il composa, en 1224, son œuvre historique, fondée pour
la dernière période sur ses souvenirs et observations.
23Il met l’accent sur le comportement des « croisés » français, venus pour exterminer les
musulmans et qui ne comprennent pas l’attitude du roi de Castille Alphonse VIII, qui les
protège. On retrouve là les incompréhensions et les malentendus qui séparent, en Syrie-
Palestine, les croisés venus pour en découdre, des « Poulains » (les Francs de Terre sainte)
beaucoup plus pragmatiques qui cherchent avant tout à se maintenir en Orient. L’auteur,
contrairement à d’autres, souligne la vaillance du calife qui, après la défaite, se retira à
Marrakech où il mourut l’année suivante, 1213, peut-être assassiné.
« Après sa victoire à Salvatierra [60], l’émir al-Mumin Abû Abd-Allâh était retourné à
Séville. De là il convoqua les populations des régions les plus reculées du pays et elles se
rassemblèrent en grand nombre. Il quitta Séville au début de juin 1212 et marcha sur Jaen. Il
resta là pour faire ses préparatifs et organiser son armée. Alphonse – Puisse Dieu
l’anéantir – quitta Tolède avec une grande armée et gagna Calatrava qu’il assiégea. Le
château avait été aux mains des musulmans depuis qu’al-Mansûr Abû Yûsuf (Ya’qûb) l’avait
conquis à la suite de sa grande victoire d’Alarcos [61]. Les musulmans se rendirent à
Alphonse après qu’il leur ait donné un sauf-conduit. Cependant un grand nombre de
chrétiens quittèrent l’armée d’Alphonse – Puisse Dieu l’anéantir ! – quand il leur interdit de
tuer les musulmans étant dans le château. Ils dirent : "Vous nous avez fait venir seulement
pour vous aider à conquérir le pays et vous nous interdisez de piller et de tuer les musulmans.
Nous n’avons plus besoin d’aller avec vous si vous continuez à agir en ce sens.
La bataille de al-lqab [62] et la défaite des musulmans
Le commandeur des Croyants quitta Jaen et rencontra Alphonse en un lieu appelé al-Iqab,
près du château de Hisn Salim [63].
Alphonse mit en place son armée, encouragea ses hommes et lança une attaque surprise sur
les musulmans qui n’étaient pas prêts à la bataille. Ils furent battus et un grand nombre
d’Almohades furent tués [64].
La raison principale de la défaite réside dans les divisions des Almohades. À l’époque d’Abû
Yûsuf Ya’qûb ils touchaient leur paie tous les quatre mois sans défaut. Mais au temps de cet
Abû Abd-Allâh, et en particulier durant cette campagne, il y eut des retards dans les
paiements. Ils en attribuèrent la responsabilité aux vizirs et se rebellèrent de dégoût. J’ai
entendu dire de plusieurs d’entre eux qu’ils ne tirèrent pas leur épée du fourreau, ni ne
poussèrent leurs éperons, et ne prirent aucune part aux préparatifs de la bataille. Dans ces
conditions, ils fuirent au premier assaut des Francs [65].
Abû Abd-Allâh se conduisit courageusement en ce jour comme aucun roi ne l’avait fait avant
lui ; sans sa fermeté l’armée entière aurait été exterminée ou capturée. Il retourna ensuite à
Séville et y resta jusqu’au Ramadân [janvier 1213], puis passa à Marrakech.
Alphonse – Puisse Dieu le maudire – quitta le champ de bataille après avoir fait le plein de
butin et se dirigea vers Baeza et Ubeda. Il trouva Baeza presque vide. Il brûla les maisons et
détruisit la grande mosquée. Ensuite il descendit vers Ubeda où beaucoup de musulmans
battus, ainsi que la population de Baeza s’étaient réfugiés.
Il en fit le siège pendant treize jours, puis l’enleva par la force, tuant et capturant et pillant.
Lui et ses hommes firent prisonniers assez de femmes et d’enfants pour repeupler tous les
territoires chrétiens [66]. Ce fut un coup sévère porté aux musulmans que cette défaite. »
Abd al-Wâhid al-Marrâkushî, Kitâb al Mu’djib fi talkhîs akhbar ahl al-Maghrib, éd. M.S. Iryan, Le Caire, 1963,
pp. 401-403 ; d’après l’édition et traduction anglaise, Ch. Melville et Ahmad Ubaydli, Christian and Moors in
Spain, vol. 3 : Arabie Sources (711-1501), Worminster, 1992, pp. 138-141. Traduction française des auteurs.

L’occupation de Valence par les Catalano-Aragonais en septembre 1238


1. Récit de la capitulation de Valence par Ibn al-Abbâr (1198-1260)
24Ibn al-Abbâr, secrétaire du dernier émir de Valence, Zayyân b. Mardanîsh (1228-1238),
donne dans sa Huila al-siyarâ un bref récit de la cérémonie de capitulation de Valence, dont il
fut le témoin. Il trouva ensuite refuge à Tunis, au service de la dynastie hafside. Le siège de
Valence dura cinq mois, depuis avril 1238.
« Puis les Rûms s’en emparèrent une seconde fois [67], après que le tyran [al-tâghiya]
Jacques le Barcelonais [68] l’ait assiégée depuis le jeudi 5 du mois de Ramadân de l’année
635 [22 avril 1238] jusqu’au mardi 17 de Safar de l’année 636 [22 septembre 1238]. Ce
jour-là, Abû Djumayl Zayyân b. Mudâfi’ b. Yûsuf b. Sa’d al-Djudhâmî sortit de la ville – dont
il était alors émir – à la tête des gens de sa maison [bayt], des notables, des talaba [savants,
intellectuels] et du djund [armée]. Le tyran arriva, revêtu de ses plus beaux atours, à la tête
des plus hauts notables de son entourage. [Les deux souverains] se rencontrèrent à la
Waladja et ils se mirent d’accord pour que le pays soit remis au tyran dans les vingt jours, et
que les habitants l’évacuent dans ce délai avec leurs biens et leurs proches. J’étais présent à
tout cela et je fus chargé de rédiger le traité établi à ce sujet au nom d’Abû Djumayl. On
commença [l’évacuation] par les plus faibles, qui furent envoyés par mer vers la région de
Denia, les autres se transportant ensuite par terre ou par mer. C’est le matin du vendredi 27
du même mois de Safar qu’Abû Djumayl et les siens sortirent du palais [qasr] à la tête du
petit groupe qui était resté avec lui, et c’est alors que les Rûms (que Dieu les anéantisse !)
prirent possession de la ville. »
Ibn al-Abbâr, Huila al-siyarâ, éd. Hussain Monès, Le Caire, 1964, t. 2, p. 127. Traduction française des auteurs.

2. Charte de capitulation de Valence accordée par Jacques I er d’Aragon (1212-1276)


25La charte de capitulation de Valence, conservée dans les archives de la couronne d’Aragon,
prévoit la sortie honorable des défenseurs. Le roi Jacques Ier distribua ensuite trois mille
maisons à des « colons » chrétiens, d’origine principalement catalane et aragonaise. Il ne
subsista qu’une population musulmane minoritaire, rassemblée pour l’essentiel dans un vicus
Sarracenorum (ou moreria), de faible extension, situé au-dehors de l’enceinte.
« Nous Jacques, par la grâce de Dieu roi des Aragonais et du royaume de Majorque, comte
de Barcelone et d’Urgel, et seigneur de Montpellier, vous promettons à vous, roi Cayen
[Zayyân], petit-fils du roi Lope et fils de Modef [Mudâfi’], que vous et tous les musulmans
[mauri], hommes et femmes, qui voudront sortir de Valence pourront s’en aller sains et saufs
avec leurs armes et tous les biens meubles qu’ils voudront emmener et emporter avec eux
sous notre protection [fide] et sauvegarde [guidatico].
Un délai de vingt jours consécutifs à partir d’aujourd’hui [leur est accordé] pour sortir de la
ville. Nous voulons et accordons en outre que tous les musulmans [mauri] qui souhaiteront
rester dans le territoire de Valence demeurent sous notre protection, sains et saufs, et qu’ils
se mettent d’accord avec les [nouveaux] seigneurs fonciers des propriétés [dominis qui
hereditates tenuerint].
Nous vous garantissons aussi et vous accordons, pour nous et tous nos vassaux, une trêve
ferme de sept ans pendant [lesquels] nous ne vous ferons pas la guerre ni ne vous causerons
de mal ni de dommage par terre ni par mer, ni ne permettrons qu’il vous en soit fait, à Denia
et à Cullera et leurs territoires. Et si cela arrivait de la part de l’un de nos vassaux ou de nos
hommes, nous le lui ferions réparer intégralement selon l’étendue du dommage. Et en vue de
l’exécution, accomplissement et observation de toutes ces clauses, nous jurons
personnellement et faisons prêter serment au seigneur Ferrand, infant d’Aragon, notre oncle
paternel, au seigneur Nunio Sanz [suit une liste de seigneurs prêtant serment].
De même, nous, Pierre, par la grâce de Dieu archevêque de Narbonne et Pierre archevêque
de Tarragone, et les évêques Bernard de Saragosse, Vital de Huesca, Garcia de Tarazona,
Eximen de Segorbe, Pons de Tortosa et Bernard de Vich, promettons de faire respecter et de
respecter toutes les clauses susdites, autant que cela sera en notre pouvoir et de bonne foi.
Et moi le susdit roi Cayen, je vous promets à vous Jacques roi d’Aragon par la grâce de
Dieu, de vous livrer et rendre tous les châteaux [castra] et villes [villas] qui existent et que je
tiens en deça du Jucar dans lesdits vingt jours, hormis les deux châteaux [castris]de Denia et
de Cullera [précités] restés en ma possession.
Donné à Rusafa, au siège de Valence, le 4 des calendes d’octobre, 1276 de l’ère [69].
Signum de Guillermo Scriba qui, sur l’ordre du seigneur roi, a rédigé cette charte pour le
seigneur Bérenger évêque de Barcelone, son chancelier. »
Documentos de Jaime l de Aragon, vol. 2 (1237-1250), éd. A. Huici Miranda et M.-D. Cabanes-Pécourt,
Valence, 1976. Traduction française des auteurs.

La conquête de la Sicile par les Normands


26Né en Haute-Égypte en 1279, al-Nuwayrî entra au service des sultans mamlûks, pour
lesquels il rédigea une encyclopédie, prétendant fournir aux serviteurs de l’État la somme des
connaissances indispensables en histoire, géographie et littérature.
Il attribue la conquête de la Sicile par les Normands, qualifiés ici de Francs, à une mésentente
entre deux chefs musulmans ; il met en valeur le maintien par les conquérants des usages et
des institutions préexistants et évoque les premières phases de l’expansion normande en
Méditerranée.
« Comment les Francs – que Dieu le Très-Haut les abandonne ! – prirent le contrôle de la
Sicile. La raison en est la suivante : une guerre éclata entre al-Thimna et Ibn al-
Hawwâs [70]. Al-Thimna, vaincu, se rendit à la ville de Mileto qui était aux mains des Francs
[...]. Y régnait alors Roger le Franc [71] ; al-Thimna se présenta devant lui et lui dit "Je ferai
de toi le seigneur de l’île" ; Roger se mit en route avec lui [...] en 444 [1052-1053]. Ils ne
rencontrèrent aucune résistance et s’emparèrent de tous les lieux qu’ils croisèrent sur leur
route. Ils arrivèrent à Castrogiovanni et y combattirent Ibn al-Hawwâs. Défait, celui-ci
regagna son château, tandis qu’ils poursuivaient leur chevauchée, en prenant le contrôle de
nombreux lieux. Nombre de musulmans savants et pieux quittèrent l’île [...].
Ils [les musulmans] ne contrôlaient plus que Castrogiovanni et Agrigente ; les Francs
assiégèrent les deux villes [...]. Les habitants de cette dernière se rendirent aux Francs en 481
[1088-1089] ; Castrogiovanni résista trois ans de plus, mais lorsque la situation empira, elle
se soumit et les Francs – que Dieu le Très-Haut les abandonne ! – s’emparèrent de la ville en
484 [1091-1092]. Roger régna sur toute l’île ; il y installa des Rûms [72] et des Francs au
milieu des musulmans et ne laissa à aucun des habitants de l’île ni bain, ni boutique, ni
moulin, ni four. Puis Roger mourut, avant 490 [1097-1098] [73] ; après lui régna son fils qui
suivit les usages des royaumes musulmans. [Il s’entoura ainsi] d’officiers qui portaient les
pièces de son armure [al-janâ’ib], de chevaux que l’on conduisait derrière lui [al-salâhiwa],
d’écuyers et autres, et il s’éloigna des coutumes franques. Il fit mettre sur pied un diwân [74]
pour lutter contre les injustices [almazâlim] : ceux qui en étaient victimes lui soumettaient
leurs réclamations et il tranchait de manière juste, même si son propre fils [avait commis une
faute]. Il se montrait généreux envers les musulmans et les défendait contre les Francs, [ce
qui explique que] les musulmans l’aimaient. Il construisit une flotte immense et s’empara des
îles qui sont situées entre Mahdiya [75] et la Sicile, comme Malte, Pantelleria et d’autres
encore. [Les Francs] étendirent ensuite leur domination jusqu’aux côtes de l’Ifrîqiya où ils
prirent Mahdiya et d’autres villes. »
Al-Nuwayrî, Nihâyat, présenté dans Michele Amari, Biblioteca arabo-sicula, Leipzig, 1857, pp. 447-449.
Traduction française des auteurs.

Les musulmans de Lucera au temps de Frédéric II


27Désireux d’établir son contrôle sur les communautés musulmanes résiduelles de l’Ouest de
la Sicile, Frédéric II (l’arrière petit-fils de Roger II) décide de les déporter en Pouille à
Lucera, qui formera dans son royaume une enclave musulmane. Le pape Grégoire IX
intervient auprès de l’empereur pour promouvoir la mission auprès des musulmans, tandis que
Frédéric II se préoccupe de leur fournir vêtements et bétail, afin de transformer des rebelles
transplantés en paysans industrieux, devant le cens sur la terre cultivée et la capitation sur leur
propre personne.

1. Lettre du pape Grégoire IX à l’empereur Frédéric II (Anagni, 27 août 1233)


« Grégoire [...] à Frédéric [...]. Nous nous adressons à ta mansuétude impériale pour qu’elle
exhorte par lettre les Sarrasins qui habitent Lucera en Capitanate et ne comprennent guère, à
ce qu’on dit, la langue italienne, à accueillir pacifiquement les frères de l’ordre des
Prêcheurs, anges de paix, que nous leur envoyons avec une parole d’encouragement, à les
écouter avec patience et à comprendre sagement ce qui leur est proposé pour leur salut. »
2. Mandement de l’empereur à Alexandre, fils d’Henri (Lodi, 10 novembre 1239)
« Frédéric [...] à Alexandre, fils d’Henri [76]. Nous mandons et ordonnons à ta fidélité que
sur la demande du cadi de Lucera et de Ben Buscheuki de Lucera, nos serviteurs, [tu
remettes] à chacun de nos servants de Lucera une tunique de belette, deux chemises, et deux
pièces de drap de lin ;
A chacune des servantes de notre Chambre à Lucera, une jupe, deux chemises et deux pièces
de drap de lin, sur les revenus de notre cour, qui sont entre tes mains, et que tu manifestes à
tous ces dépenses par la main du dit Ben Buscheuki, comme ils ont eu l’habitude de les
recevoir de Thomas de Brindisi, selon l’assise de notre cour. »

Mandement de l’empereur à Richard de Montefusco (Pise, 25 décembre 1239)


« Frédéric [...] à Richard de Montefusco [77] [...]. Nous écrivons à Maio de Plancatone notre
scribe et vassal, pour qu’il te remette mille bœufs, domestiqués et sauvages, de nos étables.
S’il ne peut fournir ce nombre, nous ordonnons à ta fidélité de compléter le nombre de bœufs
manquants par achat sur l’argent de notre cour, de sorte que tu aies la totalité des mille
bœufs et que tu les remettes tous, au nom de notre cour, pour le travail des Sarrasins de
Lucera, qui les détiendront à titre de bail à cheptel, comme ils avaient l’habitude de les tenir
au temps du roi Guillaume II [78], de gracieuse mémoire, notre cousin, pour le bien de notre
cour. Tu feras mettre par écrit, pour le soin de notre cour, les noms de tous les Sarrasins
auxquels tu donneras les bœufs, et ce qu’ils sont tenus de donner à notre cour. Nous voulons
aussi et nous te mandons de recevoir, au nom de notre cour, du cadi et de chaque Sarrasin de
Lucera le cens et la capitation [79], en mettant par écrit, pour le soin de notre cour, ce que
chacun a donné et ce que chacun doit, de sorte que ton zèle puisse et doive être manifeste, et
que tu envoies à notre chambre ce que tu auras reçu. Fais en sorte d’envoyer à notre cour les
écrits réalisés avec soin sur cette affaire. »
J.L.A. Huillard-Breholles, Historia diplomatica Friderici secundi, 12 vol., Paris, 1852-1861, t.1, pp. 452, 486-
487, 627-628. Traduction française des auteurs.

NOTES
 [1] Il s’agit de Berbères du Maghreb.
 [2] Le 21 juin 956.
 [3] Étiquette inconnue en Occident mais très répandue en Orient, à Byzance comme
dans le califat abbasside. À Cordoue elle se combine avec la simplicité et la familiarité
omeyyade (voir J.C. Garcin et alii, États, sociétés et cultures du monde musulman
médiéval, Xe-XVe siècle, Paris, PUF, 1997-2000, t. 3, p. 14).
 [4] Les autorités de Cordoue avaient appliqué à Jean le traitement infligé à leur
ambassadeur en Germanie.
 [5] Il s’agit de la nouvelle ambassade envoyée par Otton en 956, munie de nouvelles
instructions pour Jean.
 [6] Allusion à la révolte fomentée par Liudolph, le gendre, et Conrad, le fils d’Otton
Ier, en 953. Ils firent appel aux Hongrois qui furent vaincus au Lechfeld en août 955.
 [7] Année 328 de l’Hégire ; sur le calendrier musulman, voir p. 6.
 [8] Narbonne ?
 [9] Sur Fraxinetum, voir les textes sur La Garde-Freinet au chapitre 1.
 [10] Sans doute Riquide, fille du comte de Barcelone et veuve d’Odon de Narbonne.
 [11] Cadi : agent de l’autorité judiciaire, chargé, au civil et au criminel, de faire régner
dans la communauté des croyants un ordre conforme aux exigences de la Loi.
 [12] Fatâ : ancien esclave affecté au service du souverain et occupant une haute
position dans la hiérarchie du palais. Le fatâ amiride est au service du calife al-Mansûr
b. Abî ’Amîr.
 [13] Préfet de Cordoue, il s’empare en 978 du pouvoir califal et le garde jusqu’à sa
mort en 1002, tout en méritant par ses exploits le surnom d’al-Mansûr (« le
Victorieux »).
 [14] Épithète honorifique, s’ajoutant au nom personnel.
 [15] « Provinces » plus ou moins autonomes vis-à-vis du pouvoir cordouan.
 [16] Ce nom signifie « combattant de la foi ».
 [17] Savants, spécialistes des sciences religieuses et interprètes de la Loi.
 [18] Soufis ou dévots se réunissant dans des couvents pour suivre l’enseignement d’un
maître et s’y livrer à des exercices spirituels et physiques (musique et danse) propices
aux états mystiques.
 [19] Monnaie d’or musulmane d’un poids de 4,5 grammes depuis la réforme
monétaire d’Abd al-Malik en 696.
 [20] Le calendrier juif est un calendrier lunisolaire de 12 mois, alternativement de 30
et 29 jours, avec l’insertion de sept mois intercalaires dans un cycle de 19 années. Le
début de l’année correspond à l’équinoxe d’automne.
 [21] Abd al-Malik a été investi du vivant de son père de la dignité de hâdjib
(chambellan).
 [22] Toponyme non identifié.
 [23] Ermessende, veuve du comte de Barcelone Raymond Borrell (992-1018).
 [24] Bérenger Raymond Ier, fils alors mineur d’Ermessende, régnera de 1018 à 1035.
 [25] Sancha de Castille, femme de Bérenger Raymond I er.
 [26] Il s’agit ici de Muhammad b. Abî ’Amir, hâdjib du calife omeyyade, mais en fait
véritable souverain après 981, où il prend le titre d’al-Mansûr.
 [27] Sanche III le Grand (1004-1035).
 [28] Alphonse V le Noble (999-1027) était roi de Léon (le royaume d’Oviedo s’était
accru du Léon en 910).
 [29] Il s’agit de la ville de Viseu, ou Vizeo au Portugal. L’événement eut lieu le 5 mai
1027.
 [30] La Marche désigne la région frontière d’al-Andalus, au nord de l’Ebre.
 [31] Il faut entendre par là la Gaule : l’armée chrétienne rassemblait des guerriers
venus de Normandie, de Bourgogne et d’autres régions de la Gaule.
 [32] Le nom d’Albîtus que les sources arabes prêtent au chef de l’armée chrétienne
serait une déformation du nom du baron normand Robert Crespin.
 [33] Polythéiste car trinitaire ; le mot a bien sûr ici le sens de chrétien.
 [34] Cette victoire consacra le prestige de l’émir de Saragosse, qui fit édifier le palais
de la Aljaferia (celui-ci subsiste partiellement aujourd’hui).
 [35] Étranger, non arabe, littéralement « âne sauvage ».
 [36] Alphonse-Henri, roi du Portugal (1139-1185).
 [37] Hisn, plur. husûn : château fort établi à l’écart des villes dans les régions
frontalières ou côtières, pouvant aussi servir de lieu d’habitat princier.
 [38] On remarquera que l’auteur utilise ici le calendrier chrétien.
 [39] Personnage non identifié.
 [40] Alphonse-Henri, roi de Portugal (1139-1185).
 [41] Le mot Gharb désigne l’Occident d’al-Andalus.
 [42] Alcacer do Sal.
 [43] Ce terme désignerait les contingents de volontaires, par opposition aux soldats
réguliers.
 [44] Les mangonneaux sont des catapultes, à contrepoids.
 [45] Cela désigne en fait le roi du Portugal Alphonse-Henri (1139-1185), alors qu’il
est question ici de son successeur, Sancho I er (1185-1211), qui avait occupé Alcacer
do Sal et Silves.
 [46] Professionnel de la justice, assistant des cadis dans leur tribunal.
 [47] Amân : garantie accordée par le chef de la communauté à un rebelle qui s’est
soumis et qui obtient ainsi la vie sauve.
 [48] Arnaud, abbé de Cîteaux de 1212 à 1235.
 [49] Arnaud-Amaury, qui fut abbé de Cîteaux et légat du pape en Languedoc pendant
la croisade contre les Albigeois. Passe pour avoir lancé le « Tuez-les tous, Dieu
reconnaîtra les siens » lors du sac de Béziers en 1209. Archevêque de Narbonne du 12
mars 1212 à sa mort en 1225. Arnaud (ci-dessus) lui succède à Cîteaux.
 [50] Le calife almohade Abd al-Mu’min Abû AbdAllâh Muhammâd al-Nâsir qui a
succédé à son père Ya’qûb al-Mansûr (le Victorieux), mort le 22 janvier 1194.
 [51] La bulle d’Innocent III lançait la prédication, fixait le lieu et la date du
rassemblement des croisés et précisait la portée des indulgences de croisade concédées
à ceux-ci.
 [52] Il s’agit des nones de juin en fait, soit le 5 juin, ce qui n’est pas compatible avec
l’octave de Pentecôte qui cette année-là, Pâques étant le 25 mars, tombe le 21 ou 22
mai. À moins que, comme il arrive pour les grandes fêtes du calendrier chrétien, il y
ait plusieurs octaves (voir A. Giry, L’Art de vérifier les dates).
 [53] Finalement le roi de Navarre Sanche VII (1194-1234) rejoignit le 7 juillet
Alphonse VIII de Castille (1158-1214) et Pierre Il d’Aragon (1195-1213). Seul
Alphonse IX de Léon (1188-1230) ne vint pas.
 [54] La tente du calife, protégée par des chaînes et par sa garde personnelle (les abids),
fut renversée, ce qui provoqua la panique. Le calife avait déjà fui vers Baeza.
 [55] Les chiffres sont sans doute exagérés mais les effectifs réunis de part et d’autre
semblent avoir été considérables.
 [56] Innocent III (1198-1216).
 [57] Allusion à la quatrième croisade et à la croisade contre les Albigeois.
 [58] Le 16 juillet. La fête de la Madeleine tombe le 22 juillet.
 [59] Nava est équivalent à sierra, chaîne de montagne.
 [60] Le calife venait de reprendre à l’ordre militaire de Calatrava cette forteresse après
deux mois de siège.
 [61] En 1195. Les chrétiens reprennent Calatrava peu avant la bataille.
 [62] Iqab désigne les collines rocheuses qui parsèment le plateau où se déroula la
bataille.
 [63] On lui donna le nom de Tolosa.
 [64] La supériorité de la cavalerie chrétienne a mis en fuite dès le début les
contingents andalous et mercenaires, laissant à découvert l’armée du calife.
 [65] Il y eut d’autres raisons à ce mécontentement : les contingents andalous, indignés
par l’exécution du chef de la garnison de Salvatierra, qui s’était rendue, refusèrent de
combattre.
 [66] On voit bien, selon les « lois de la guerre » de l’époque, la différence du
traitement infligé à une ville ou forteresse qui se rend et à celles qui sont prises
d’assaut.
 [67] Allusion à la première occupation chrétienne de Valence par le Cid à la fin du XIe
siècle.
 [68] Jacques 1er d’Aragon (1212-1276).
 [69] Il s’agit de l’ère d’Espagne, qui commence en 38 av. J.-C. Cette date correspond
donc à l’an 1238 de notre calendrier.
 [70] al-Thimna : seigneur (qâ’id) de Syracuse et de Catane après la disparition du
dernier émir kalbite de Sicile en 1038. Entré en conflit avec Ibn al-Hawwâs, il fait
appel aux Normands dès 1061 et meurt l’année suivante sur le champ de bataille ; Ibn
al-Hawwâs : seigneur (qâ’id) d’Agrigente, de Castrogiovanni et Castronuovo en 1038,
il entre en lutte contre Ibn al-Thimna et les Normands.
 [71] Roger 1er roi des Normands, est le frère de Robert Guiscard ; il conquiert la Sicile
dont il devient comte.
 [72] Le mot Rûm désigne ici les Grecs, par opposition aux Francs.
 [73] En fait, Roger 1er meurt en 1101.
 [74] Terme arabe, sans doute d’origine iranienne, désignant un registre ou un recueil,
puis un service de l’administration.
 [75] Principal port de la côte tunisienne de l’Ifrîqiya.
 [76] Personnage non identifié.
 [77] Issu d’une grande famille de la principauté de Bénévent, Richard était chambellan
de l’empereur.
 [78] Guillaume II, roi de Sicile de 1166 à 1189, est le petit-fils de Roger II (1130-
1154), tout comme Frédéric II, par sa mère Constance.
 [79] L’empereur impose aux musulmans la capitation (jizya) que ceux-ci exigeaient
des non-musulmans vivant en terre d’Islam

LES PELERINAGES
1Rite individuel puis collectif de pénitence, la visite aux Lieux saints de Palestine confère au
pèlerin une purification quasi automatique de ses péchés, à condition qu’il ait rompu toute
attache avec ses biens et sa famille et se présente à Jérusalem en repentant.
2Du IVe siècle, date du triomphe définitif du christianisme dans l’Empire romain, jusqu’à la
veille des croisades, la tradition du pèlerinage vers Jérusalem n’a pas connu de longue
rupture. La conquête arabe a pu multiplier les vexations infligées aux pèlerins ; elle n’a jamais
interdit à ceux-ci l’accès de la Ville sainte. Depuis le VIIIe siècle, le voyage pénitentiel vers
Jérusalem est considéré comme un moyen de salut ; une visite à l’église du Saint-Sépulcre
gagne la rémission des péchés. L’établissement par Charlemagne d’un protectorat sur les
Lieux saints encourage au voyage ; la création d’hospices le rend plus aisé. En 1009,
cependant, la destruction du Saint-Sépulcre par le calife fatimide al-Hâkim donne un coup
d’arrêt au flux des pèlerins, qui reprend dans les décennies suivantes. Des pèlerinages
collectifs mènent vers le Saint-Sépulcre plusieurs milliers d’hommes (pèlerinage allemand de
1064-1065), en même temps que se créent au long et au terme de leur route des hospices pour
les accueillir.
3Le renouveau spirituel du XIe siècle, lié sans doute à la réforme de l’Église, accorde une
place essentielle à Jérusalem dans la spiritualité occidentale.
Influencés par le millénarisme ambiant, des fidèles plus nombreux veulent aller souffrir par le
Christ et pour le Christ en Terre sainte.
Le départ, les épreuves au long du chemin ont une valeur d’offrande propitiatoire et
rédemptrice. En même temps, se développe une attitude eschatologique envers la Ville sainte :
on veut y attendre la fin des temps, y accomplir une destinée religieuse conçue comme u n
passage, un « estrangement » (détachement) par rapport au monde. Dans cette perspective, le
pèlerinage vers Jérusalem est considéré comme l’ultime voyage, préparant par un rite de
pénitence collectif aux jours derniers. La Jérusalem terrestre devient la figure de la nouvelle
Jérusalem, paradis ouvert aux croyants.
4Les pèlerins prononcent un vœu, reçoivent la bénédiction d’un prêtre, se distinguent du
voyageur par le port d’un insigne, d’une besace et d’un bâton noueux, le bourdon. L’Église
les protège tout au long de la route, recommandant aux moines et aux clercs de leur offrir
l’hospitalité, aux seigneurs et aux princes de les exempter de péages et de taxes. Jusqu’au
début du XIe siècle, le pèlerinage vers Jérusalem est une expédition maritime tentée par deux
ou trois compagnons. Passant par Rome et le Mont-Cassin, les pèlerins vont s’embarquer dans
les ports d’Italie du Sud, utilisant les rares liaisons maritimes existant entre ceux-ci et le
Levant. La conversion des Hongrois au christianisme ouvre à partir de 1010 un itinéraire
continental par la vallée du Danube, Constantinople, l’Asie Mineure et Antioche : une voie
nouvelle de plus en plus empruntée, en raison des invasions normandes en Italie du Sud et des
persécutions du calife al-Hâkim, qui paralysent momentanément les liaisons maritimes. Les
voyages se multiplient néanmoins : le comte d’Anjou, Foulques Nerra, se rend par trois fois à
Jérusalem, et l’évêque de Bamberg Gunther n’y dirige pas moins de trois mille pèlerins en
1064-1065.
5Les Turcs seldjûkides enlèvent Jérusalem aux Fatimides d’Égypte en 1071. Par la suite, les
affrontements entre eux pour le contrôle de la ville gênent l’organisation des pèlerinages dans
le dernier tiers du XIe siècle. Il faut y voir l’une des raisons de la croisade.
À Clermont, le pape Urbain II militarise le pèlerinage aux Lieux saints. Il fait du croisé un
pèlerin supérieur, un pèlerin en armes et donne une force explosive à l’indulgence de
croisade, liée à l’idée populaire du pèlerinage vers Jérusalem. De son côté, Pierre l’Ermite,
porteur d’une « missive céleste », prêche la rémission des péchés accordée à tous ceux qui
partent délivrer la Ville sainte. :
6Après 1099, le pèlerinage des Occidentaux est facilité. Les rites se figent : prière au Saint-
Sépulcre, visite des églises conservant les reliques des premiers temps apostoliques, bain
renouvelant le baptême dans les eaux du Jourdain, au retour port de palmes provenant de
Jéricho. Le flux des pèlerins renforce temporairement la défense du royaume latin, au point
que pèlerins et croisés ne se distinguent pas toujours. La conquête de Jérusalem par Saladin en
1187 renouvelle les tracasseries infligées aux pèlerins au point que, malgré l’obtention de
mesures facilitant l’accès aux Lieux saints (trêve de 1191, traité de Jaffa de 1229), le nombre
de voyages dut décroître dès la fin du XIIe siècle. La vénération des reliques de la Passion,
ramenées en Occident, constitue pour beaucoup de fidèles un substitut au pèlerinage vers
Jérusalem. Lorsque tombent en 1291 les dernières places latines de Terre sainte, la tradition
du « voyage de Jérusalem » n’est pas interrompue ; Marseille et Venise, surtout, mettent sur
pied des liaisons maritimes régulières avec la Palestine, où des moines franciscains, soutenus
par des consuls italiens, protègent les pèlerins et leur offrent l’hospitalité.
7Jérusalem est aussi, évidemment, ville de pèlerinage pour les deux autres grandes religions
du Livre.
Les pèlerins juifs ont laissé des récits curieusement parallèles à ceux des pèlerins chrétiens et
l’on constate à la fin du XIIe siècle, dans Jérusalem redevenue musulmane, une importante
immigration de juifs d’Occident. Quant aux musulmans, ils ont toujours considéré Jérusalem
comme la troisième Ville sainte de l’islam, en raison de la tradition du voyage nocturne de
Mahomet vers les cieux. D’où l’importance pour eux du site de la Coupole du Rocher et de la
mosquée al-Aqsâ. À cet égard, la croisade n’a fait que renforcer la valeur spirituelle de
Jérusalem pour les musulmans.

Les pèlerinages à Jérusalem avant les croisades


1. Des Normands à Jérusalem (X e-XIe siècle)
8Concernant le pèlerinage, ce texte n’a d’intérêt que parce qu’il signale la présence à
Jérusalem, en 999, d’un groupe de pèlerins venus de Normandie. Ces pèlerins n’étaient pas
armés, même s’ils appartenaient à la catégorie des chevaliers. L’abbé Aimé du Mont-Cassin
fait le lien entre ce groupe de pèlerins ayant aidé le prince normand de Salerne Guaimar à
défendre sa ville contre une attaque de musulmans (en 999) et la première entreprise
normande pour s’emparer de terres et de pouvoirs en Italie du Sud (aux dépens des Byzantins)
en 1117. D’autres chroniques attestent de la réalité de cette entreprise et de la rencontre, sur le
mont Gargano, déjà lieu de pèlerinage, de Mel [1] un chef de guerre lombard, et d’un groupe
de Normands qu’il engage. A-t-on affaire aux mêmes Normands ?
« La septième année de son abbatiat [2], les Normands s’avisèrent de conquérir la Pouille,
conduits par Mel. Comment et à quelle occasion les Normands vinrent d’abord en ces
régions, qui et d’où était ce Mel, pour quelle cause il fit adhésion à ces mêmes Normands,
c’est ce qu’il semble opportun de rapporter. Environ seize ans auparavant [3], quarante
Normands en habits de pèlerins, de retour de Jérusalem, abordèrent à Salerne. C’étaient des
hommes de haute taille, de bel aspect, d’une très grande expérience militaire.
Ils trouvèrent la ville assiégée par les Sarrasins. Leur âme s’enflamma à l’appel de Dieu. Ils
demandèrent des armes et des chevaux à Guaimar l’aîné [4] qui était prince alors à Salerne,
se précipitèrent à l’improviste sur ces gens, en prirent plusieurs, mirent en fuite le reste, et
remportèrent une merveilleuse victoire, Dieu aidant. Ils affirmèrent d’ailleurs qu’ils avaient
tout fait uniquement pour l’amour de Dieu et de la foi chrétienne ; ils déclinèrent les cadeaux
et se refusèrent à rester au pays. Le prince, donc, ayant tenu conseil avec les siens et avec les
dits Normands, envoya des ambassadeurs en Normandie, et, tel un autre Narsès [5], il fit
passer par leur intermédiaire des pommes, des cédrats, des amandes, des noix dorées, des
draps de pourpre, des harnais de chevaux à pennes d’or très pur, dons propres à les entraîner
plutôt qu’à les inviter à se transporter dans une terre capable de produire ces trésors. »
Histoire des Normands d’Aimé du Mont-Cassin, I, 19, éd. V. de Bartholomeis, Rome, 1935 ; traduction R.
Latouche dans Textes et documents d’histoire médiévale, Paris, PUF, 1951, p. 33.

2. pèlerinage du comte d’Anjou (1039-1040)


9Les princes territoriaux du XIe siècle usent et abusent du pèlerinage à Jérusalem pour obtenir
le pardon de leurs péchés, souvent abominables.
Le développement du pèlerinage pénitentiel au XI e siècle jette sur les routes de purs brigands,
sincères dans un repentir qu’ils oublient sitôt rentrés. Robert, duc de Normandie de 1027 à
1035, avait assassiné son frère aîné Richard pour prendre sa place. Il part en 1035 pour
Jérusalem et meurt en route.
Contrairement aux dires de la chronique, il n’a pas pu faire le voyage en même temps que
Foulques Nerra, comte d’Anjou de 987 à 1040, qui pourtant est parti trois fois à Jérusalem :
en 1002-1003, en 1008 et en 1039-1040. Il est mort sur le chemin du retour. Ce texte montre
en tout cas que l’accueil des pèlerins par les autorités musulmanes était parfaitement au point.
Au-delà des croisades, à la fin du Moyen Âge, ces règles s’appliqueront à nouveau.
10Foulques, qui était un homme craignant Dieu, se rendit en pèlerinage à Rome et après avoir
reçu du pape avec sa bénédiction des lettres de recommandation, il prit la route de Jérusalem
que les Gentils [6] occupaient alors. En arrivant à Constantinople, il y trouva Robert le
Magnifique [7] duc de Normandie, qui avait entrepris le même voyage.
11Le duc de Normandie Richard avait eu de Judith, fille de Conan, comte de Bretagne, deux
fils, Richard et Robert. Richard, le premier-né, avait été empoisonné par son frère Robert, et
celui-ci, pour obtenir de Dieu le pardon de son forfait, entreprit ce pèlerinage nu-pieds, dans
la septième année de son règne [8]
« Foulques, l’ayant rencontré, l’accompagna. Il remit à l’empereur de Byzance la lettre du
pape. Tous deux se joignirent à des gens d’Antioche, que le hasard leur fit rencontrer, et,
avec l’autorisation de l’empereur, ils pénétrèrent sur la terre des Sarrasins. Robert mourut
au cours du voyage en Bithynie [9]. Foulques arriva avec un sauf-conduit à Jérusalem ; mais
il n’obtint pas de franchir la porte de la ville, car pour y entrer les pèlerins étaient contraints
par la force de donner des sommes d’argent. Après avoir donné le prix exigé tant pour lui que
pour les autres chrétiens qui attendaient devant la porte interdite, il entra aussitôt dans la
ville avec les autres, mais on lui défendit de pénétrer dans l’enclos du Sépulcre.
Quand on sut en effet qu’il était un personnage de haute naissance, on lui dit par dérision
qu’il ne pourrait visiter le Sépulcre comme il le désirait qu’en urinant dessus ainsi que sur la
croix du Seigneur. Cet homme avisé y consentit, bien qu’à contre-cœur.
Il chercha donc une vessie de bélier, qu’on lava, qu’on nettoya, puis qu’on remplit d’un
excellent vin blanc. On la plaça entre ses jambes et le comte, s’approchant du Sépulcre du
Seigneur, répandit le vin sur ce Sépulcre, et c’est ainsi qu’il entra comme il le désirait dans
l’enclos avec tous ceux qui l’accompagnaient et fit oraison en versant beaucoup de larmes.
Aussitôt après, la pierre dure s’étant amollie, le comte comprit l’ordre divin qui lui était
donné. Il embrassa le Sépulcre et en enleva avec les dents un grand fragment qu’il cacha et
emporta avec lui à l’insu des Gentils qu’il venait de duper. Il fit de généreuses largesses aux
pauvres et obtint du Syrien qui gardait le Sépulcre du Seigneur de se faire donner une
parcelle de la Sainte Croix. »
Chronique des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, éd. L. Halphen et R. Poupardin, Paris, 1913, p. 50 ;
traduction R. Latouche, dans Le Film de l’histoire médiévale en France, Paris, Artaud, 1959, p. 189.

Le voyage de Saewulf à Jérusalem (1102-1103)


12Trois ans seulement après la prise de Jérusalem par les croisés, l’Anglais Saewulf, qu’on ne
connaît que par la courte relation de son voyage conservée dans un manuscrit de Cambridge,
entreprit un pèlerinage à Jérusalem, en partant de Monopoli (Italie du Sud). Il relève dans son
récit les tracasseries provoquées par les musulmans et retient surtout la valeur centrale du
Saint-Sépulcre dans l’itinéraire du pèlerin aux Lieux saints.
« Nous montons donc de Jaffa vers la ville de Jérusalem : un voyage de deux jours par un
chemin montueux, très difficile et dangereux, car les Sarrasins, toujours prêts à tendre des
pièges aux chrétiens, se cachent dans les cavernes des monts et dans les grottes rocheuses,
veillant nuit et jour, cherchant toujours à assaillir les pèlerins isolés ou ceux qui par fatigue
traînent derrière un groupe [...]. Sur ce chemin non seulement les pauvres et les faibles, mais
aussi les riches et les forts succombent : beaucoup périssent par les Sarrasins, plusieurs par
la chaleur et la soif, beaucoup succombent par manque de vivres, plusieurs en mangeant trop.
Mais nous, avec tout notre groupe, nous parvenons intacts aux lieux désirés : béni soit le
Seigneur, qui n’a pas repoussé ma prière et m’a accordé sa miséricorde. Amen.
L’entrée de la ville de Jérusalem est à l’ouest, sous la citadelle du roi David, par la porte
appelée Porte de David. On va d’abord au Saint-Sépulcre, appelé "Martyrium", non
seulement en raison de la situation de la place, mais parce qu’il est plus célèbre que toutes
les autres églises. Après l’invention de la croix du Seigneur [10], l’archevêque Maxime
construisit cette église royale et magnifique, avec la faveur de l’empereur Constantin et de sa
mère, Hélène. Au milieu de cette église est le sépulcre du Seigneur, couvert et entouré d’un
mur très puissant, de sorte que la pluie ne puisse tomber sur le Saint-Sépulcre, car l’église
au-dessus reste découverte. Cette église est située sur la pente du mont Sion, de même que la
ville [...]. »
Peregrinationes Très. Saewulf, lohannes Wirziburgensis, Theodericus, éd. R.B.C. Huygens, Corpus
christianorum continuatio mediaevalis CXXXIX, Turnhout, Brépols, 1994, pp. 63-65.

Le pèlerinage de maître Thietmar (1217)


14Originaire de Westphalie et faisant sans doute partie de l’ordre des frères mineurs,
Thietmar dresse un état détaillé de la Terre sainte après la perte de Jérusalem en 1187.
Curieux de tout, il décrit les paysages, les monuments et surtout la société très composite de la
Terre sainte au début du XIIIe siècle.
Dans le passage qui suit, il met en liaison les lieux décrits avec les scènes évangéliques qui les
ont rendus célèbres, non sans mêler à son récit anecdotes et faits légendaires.
« Comme beaucoup ont parlé de la Ville sainte, je trouve vain d’en parler moi aussi.
Pourtant, je dirai quelques mots sur un aussi vaste sujet. C’est une ville très bien fortifiée,
avec remparts et tours. Le Temple du Seigneur, dit de Salomon, admirablement orné, a été
transformé par les Sarrasins en une mosquée à leur usage où jamais aucun chrétien n’a le
droit d’entrer. L’église du tombeau du Seigneur et du lieu de la Passion est encore debout,
mais sans luminaire, sans que le culte y soit célébré. Elle est toujours fermée, sauf quand les
pèlerins se la font ouvrir moyennant une offrande.
Le mont Sion est au-delà de la cité, au sud. Au sommet se trouve l’église où le Seigneur lava
les pieds de ses disciples et c’est là qu’ils reçurent l’Esprit saint le jour de la Pentecôte. C’est
là que la Vierge Marie, entourée des Apôtres, a rendu son esprit à Dieu.
C’est là que le Seigneur fut présenté au tribunal de Pilate, là qu’il célébra la Cène avec ses
disciples, là qu’il leur apparut après sa Résurrection, les portes étant fermées.
À gauche du mont, hors du rempart, est le champ des pèlerins, appelé Haceldama, c’est-à-
dire le champ du sang, et à côté le mont Gihon où Salomon fut couronné.
Près de la cité sainte, on trouve vers l’orient le mont des Oliviers d’où le Sauveur monta vers
le Père. On y voit encore l’empreinte de ses pieds.
C’est aussi sur ce mont que, chaque année, on offrait en holocauste à Dieu une vache rousse
et un agneau, comme le voulait la Loi ; leurs cendres expiaient les péchés du peuple d’Israël.
Au pied de ce même mont des Oliviers, vers l’orient, à un jet de pierre au-delà du Cédron, le
Christ pria son Père et sua une sueur de sang, puis dit à Pierre : "Vous n’avez pu veiller une
heure." Revenant à Gethsémani, il fut saisi par les juifs et conduit au prétoire de Pilate.
Devant la question de la servante, Pierre le renia puis, reconnaissant sa faute, il descendit
dans une grotte où il pleura amèrement. On appelle aujourd’hui cette grotte Gallicante.
Près de la porte de la cité qui regarde au midi, se trouve une grotte dans laquelle, sous
Cosdroès, un lion transporta en une nuit sur l’ordre de Dieu un grand nombre de martyrs. On
l’appelle encore le charnier du lion.
Après deux jours et une nuit à Jérusalem, j’ai pris la route de Bethléem. À mi-chemin, j’ai vu
le tombeau de Rachel, la femme de Jacob, au lieu où elle mourut en enfantant Benjamin. Son
tombeau est une pyramide merveilleusement construite. De là, je suis parvenu à Bethléem.
Bethléem, cité du Dieu Très-Haut, est située sur une hauteur, toute en longueur. Elle est
encore intacte, les Sarrasins ne l’ont pas détruite. Elle est habitée par des chrétiens soumis
aux Sarrasins, mais aucun Sarrasin, pense-t-on, ne doit y demeurer. Il y a bien des Sarrasins
gardiens du monastère qui perçoivent les péages des pèlerins, mais ils n’habitent pas à
Bethléem.
Ce monastère est très beau. Les bases et les chapiteaux, les architraves sont de très beau
marbre, de même que le pavement. Les murs sont couverts d’or et d’argent, ornés de
peintures de diverses couleurs. Les Sarrasins auraient plus d’une fois détruit ce monastère si
les chrétiens ne l’avaient protégé avec sollicitude, au prix de grandes dépenses.
Sous le chœur de l’église est la grotte où le Seigneur est né. Moi, pauvre pécheur, j’ai
embrassé la crèche dans laquelle il a vagi, petit enfant, j’ai adoré l’endroit où la
bienheureuse Vierge a donné le jour à l’Enfant Dieu. Dans ce même monastère, au nord, j’ai
vu la cellule du bienheureux Jérôme [11] où il a traduit d’hébreu, grec et chaldéen en latin la
plupart des livres de la Sainte Écriture. Il est enterré dans une grotte voisine avec Paula [12],
Eustochium [13] et dix de ses disciples. J’ai vu aussi une autre vaste grotte où furent déposés
les corps des saints Innocents. »
« Le voyage de Maître Thietmar », dans D. Régnier-Bohler, Croisades et pèlerinages, Paris, Robert Laffont,
1997, pp. 943-945.

Le pèlerinage à Jérusalem du philosophe juif Maïmonide (1165)


15Né à Cordoue, Moïse Maïmonide, philosophe et médecin juif, craignant la persécution des
juifs par les Almohades, résout de fuir l’al-Andalus. Après avoir erré en Espagne, au Maroc et
dans le royaume de Jérusalem, il s’établit à Fustat (Égypte), où il devient le médecin de
Saladin.
Ses deux œuvres majeures, le Misneh Torah (Répétition de la Loi), vaste synthèse de la
législation, de la morale et de la théologie juives, et le Morè Neboukim (Guide des Égarés)
s’adressent aux intellectuels juifs pour les mettre en garde contre la nouvelle philosophie
arabe et grecque. Le texte, d’attribution controversée, mais représentant pour J. Prawer une
notice biographique authentique, raconte le pèlerinage de Maïmonide à Jérusalem.
« Le soir du samedi, le 4 du mois d’Iyar [18 avril] [14], je m’embarquai ; et le samedi, le 10
du mois d’Iyar de l’année 4925 de la Création [24 avril 1165] [15], s’éleva une tempête pour
nous noyer et la mer entra en grande furie ; je fis le vœu que ces deux jours, je jeûnerais ainsi
que ma famille et nos compagnons, et que j’ordonnerais à mes enfants de faire de même,
jusqu’à la fin de leur existence, et de donner des aumônes, selon leurs moyens.
Je décidai aussi dans mon vœu de rester seul le 10 du mois d’Iyar, de ne voir personne, mais
de prier et d’étudier tout le jour tout seul. Et comme je ne trouvais en mer personne pour me
sauver, sauf le Très-Haut – qu’il soit béni – aussi je ne rencontrerais personne, sauf à y être
contraint. Et le dimanche soir, le troisième jour du mois de Sivan [16 mai], je débarquai sain
et sauf à Acre, j’échappai à l’apostasie et nous arrivâmes en terre d’Israël. Et ce jour-là, je
fis le vœu que ce serait un jour de bonheur et de joie, un jour de fête, d’aumône aux
pauvres – pour moi et ma famille pour l’éternité. Et le mardi, le 4 du mois de Marheshvan [14
octobre] de l’année 4926 de la Création, nous quittâmes Acre pour aller à Jérusalem, et cela
me mit en grand danger. Et j’entrai dans la Grande et Sainte Maison [16] et j’y priai le jeudi,
le 6 du mois de Marheshvan [16 octobre]. Et le dimanche, le 9 du mois [19 octobre], je
quittai Jérusalem pour Hébron, pour embrasser les tombes des Patriarches dans la Double
Grotte [17]. Et ce jour-là, je restai dans la Grotte et priai – gloire à Lui pour tout. Et ces
deux jours, soit le 6 et le 9 du mois de Marheshvan, je fis le vœu que ce serait des jours de
fête, des jours de prière, de joie en Dieu, en nourriture et en boisson. Que Dieu me vienne en
aide en tout et qu’avec sa grâce je puisse accomplir mon vœu. Amen. Et comme je fus
privilégié de prier chez elle [Jérusalem], alors qu’elle était en ruine [18], puissé-je être
autorisé à la voir, moi et tout le peuple d’Israël, quand elle sera restaurée. Amen. Le jeudi
soir et le), le 12 du mois de Sivan [10 mai 1166], Dieu vit ma misère et mon frère arriva en
paix et je fis de ce jour un jour de charité et de jeûne. »
J. Prawer, The History of the Jews in the Latin Kingdom of Jerusalem, Oxford, 1988, pp. 141- mardi (sic 142.
Traduction française des auteurs.

NOTES
 [1] Mel de Bari, redoutable chef de bande originaire de Lombardie, a animé une
révolte à Bari en 1109 (contre les Byzantins), qu’il renouvelle en 1117 en Pouille. Ce
pourquoi il recrute des Normands, qui, contrairement aux indications du texte, n’ont
pas pris ici l’initiative.
 [2] En 1117.
 [3] En 999.
 [4] Il s’agit de Guaimar V, qui exerçait le pouvoir à Salerne au nom des Byzantins.
Plus tard, en 1138, indépendant, il sera investi de la principauté de Capoue par
l’empereur germanique Conrad II.
 [5] Il s’agit du général byzantin qui reconquit l’Italie aux dépens des Ostrogoths.
 [6] Ce nom que les juifs et les premiers chrétiens attribuaient aux païens est appliqué
ici aux Sarrasins.
 [7] Il est aussi nommé Robert le Diable.
 [8] Chronologie exacte.
 [9] Il est mort vers Nicée le 1 er ou le 2 juillet 1035.
 [10] Il s’agit de la découverte de la Vraie Croix par sainte Hélène, mère de Constantin.
 [11] Saint Jérôme (v. 347-419/420), formé à Rome par le grammairien Donat, acquiert
une forte culture, vit en ermite pendant trois ans aux environs d’Alep, se rend à Rome
où il sert de secrétaire au pape Damase, puis se fixe à Bethléem. Là, il entreprend de
traduire la Bible en latin, traduction qui forme aujourd’hui notre Vulgate. Il écrit des
commentaires bibliques, traduit des homélies d’Origène et la chronique d’Eusèbe de
Césarée, fonde un monastère à Bethléem où il meurt en 419 ou 420.
 [12] Paula (347-404), patricienne romaine qui, après la mort de son époux, décide de
consacrer sa vie à Dieu. Elle suit saint Jérôme en Palestine où elle fonde un monastère
d’hommes et un monastère de femmes.
 [13] Eustochium : fille de Paula, elle prend, après la mort de sa mère, la direction des
monastères de Bethléem, fondés par celle-ci.
 [14] Mois du calendrier juif.
 [15] Selon la tradition, la date de la Création aurait été fixée au IIe siècle de notre ère à
l’année 3761 avant notre ère, d’après les tables généalogiques de la Bible.
 [16] Allusion au Temple de Salomon, détruit en 70 ap. J.-C., et, par extension, à la
Ville sainte elle-même.
 [17] Les tombeaux des Patriarches à Hébron sont ceux d’Abraham et de Sarah, d’Isaac
et de Lea, de Jacob et de Rebecca, vénérés par les trois religions du Livre. Selon la
Bible, la Double Grotte a été acquise par Abraham pour servir de tombeau à sa
famille.
 [18] Allusion à la destruction de Jérusalem en 70.
LE CHOC DE LA PREMIERE CROISADE

À la fin du concile de Clermont (27 novembre 1095), le pape Urbain II lance un appel
pressant aux chevaliers d’Occident pour qu’ils aillent secourir leurs frères d’Orient. Le
discours pontifical ne définit pas de manière exhaustive l’idéologie de la croisade. Celle-ci
résulte d’idées mûries dans l’inconscient collectif de la chrétienté occidentale au cours du XI e
siècle, s’enrichit de l’expérience des croisés au long de leur marche vers Jérusalem, se
transforme et s’affaiblit dans les vicissitudes que connaissent les expéditions vers la Terre
sainte au cours des XIIe et XIIIe siècles.
2Le message d’Urbain II promeut l’expédition vers Jérusalem via Constantinople, comme un
pèlerinage en armes, conforme aux idéaux formulés par les artisans de la réforme de l’Église
au XIe siècle. Comme nous l’avons souligné, le pèlerinage en Terre sainte est le rite de
pénitence par excellence, impliquant conversion, pauvreté volontaire, participation aux
souffrances du Christ, contact physique avec les lieux marqués par la vie de Jésus et des
premiers apôtres ; il est devenu avant 1095 une œuvre collective de salut commun, répondant
à l’attente eschatologique de l’accomplissement des temps.
3À ces thèmes liés au pèlerinage s’ajoute celui de la juste violence, de la guerre sainte. L’un
des premiers papes réformateurs, Léon IX (1049-1054), formule l’idée que les
laïcs – entendons surtout les nobles, les milites – ont comme devoir naturel de combattre pour
protéger l’Église. Dix ans plus tard, Alexandre II approuve une entreprise militaire en
accordant en 1063 une indulgence à ceux qui vont combattre les Sarrasins, dans l’Espagne de
la Reconquista. Un canoniste, Anselme de Lucques, en rassemblant les passages de saint
Augustin sur le droit de tuer et la guerre approuvée par Dieu, permet à Grégoire VII de
justifier la violence utilisée pour la défense de l’Église. Après le désastre byzantin de
Mantzikert face aux Turcs seldjûkides qui ont envahi l’Anatolie (1071), le pape promet la
récompense éternelle à ceux qui iraient libérer leurs frères d’Orient et défendre la foi
chrétienne : premier projet de canaliser vers l’Orient la violence de la société occidentale,
difficilement jugulée par les institutions de paix (trêve de Dieu et paix de Dieu) mises en
place par l’Église dès la fin du xe siècle. De cette guerre sainte, justifiée par la papauté, les
chansons de geste exaltent les précédents glorieux : l’héroïsme chrétien des armées de
Charlemagne dans leur lutte contre les païens. Bravoure, sens de l’honneur et de la fidélité,
telles sont les vertus que doit posséder le chevalier au service de l’Église. Il vit dans le monde
la transposition des valeurs monastiques que les réformateurs du XI e siècle voulaient infuser
chez les laïcs.
4Pèlerinage vers Jérusalem, guerre sainte, promesse de récompense éternelle, le message
d’Urbain II synthétise des idées et des pratiques existantes. Il définit l’expédition projetée
comme le « chemin de Dieu » (via Dei) : une entreprise militaire justifiée par la nécessité de
libérer les églises orientales opprimées et la cité de Jérusalem tombée en servitude. Au concile
de Clermont, le pape prêche la croisade comme un pèlerinage ; il lui donne un objectif,
Jérusalem, centre du monde et patrimoine du Christ ; il introduit le « vœu de croisade » qui ne
peut être accompli qu’à l’arrivée en Terre sainte ;
Il étend la protection de l’Église aux biens des partants, auxquels il prescrit le port de la croix,
signe d’unité et thème très fort de la dévotion du temps.
À ceux qui participent à la croisade, comme à ceux qui vont combattre les Maures en
Espagne, il accorde la rémission des péchés. En grande partie traditionnel, l’appel d’Urbain II
innove par certains aspects : pour la première fois une guerre sainte est proclamée par le pape
au nom du Christ ; le message s’adresse surtout à la chevalerie française dont Urbain II
connaît les aspirations ; il est relayé par des moines et des prédicateurs populaires (Pierre
l’Ermite) qui lui assurent une audience beaucoup plus large que celle que prévoyait la
papauté. Au printemps 1096, la croisade se met en marche.
L’appel à la croisade du pape Urbain II (Clermont, 27 novembre 1095)
5Né à Chartres en 1058, Foucher fut sans doute présent lors de l’homélie du pape Urbain II à
l’issue du concile de Clermont, le 27 novembre 1095. Il semble avoir conservé la substance
du discours pontifical, insistant sur la détresse des chrétiens orientaux et l’urgence de leur
porter secours, bien qu’il omette de citer Jérusalem (à cette date sous contrôle turc), but de
l’entreprise promue par la papauté. Parti pour la Terre sainte en 1096, il devient le chapelain
de Baudouin de Boulogne, se fixe à Jérusalem où il meurt en 1127.
6Son récit de la Première Croisade, Historia Hierosolymitana, composé entre 1100 et 1127,
est destiné aux chevaliers occidentaux qu’il veut inciter à prendre la croix et à s’installer dans
les États latins (comté d’Édesse, principauté d’Antioche, royaume de Jérusalem et comté de
Tripoli, créés à l’issue du succès de la Première Croisade). Il est la seule source locale de
renseignements sur les débuts de l’installation des Francs en Terre sainte et a influencé maint
historien des croisades.
« Ô fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans votre pays et d’aider
fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en tenant cette promesse plus vigoureusement
que d’ordinaire, vous qui venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez
pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une
affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-mêmes, et qui s’est révélée tout
récemment [1]. Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui
habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide.
En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a
envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à
ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges [2]. Dans le pays de Romanie [3], ils s’étendent
continuellement au détriment des terres des chrétiens, après avoir vaincu ceux-ci à sept
reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été
réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu.
Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore
plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est
pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même – vous, les hérauts du Christ [4], à
persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons,
riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des
chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici,
je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne.
À tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui
perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée.
Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de
Dieu.
Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur
la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels
reproches le Seigneur lui-même vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient
dignes, comme vous, du nom de chrétiens !
Qu’ils aillent donc au combat contre les Infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui
mérite de s’achever en victoire –, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et
abusives, au grand dam des fidèles ! Qu’ils soient désormais des chevaliers du Christ, ceux-là
qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares,
ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses
éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables
sous. Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur
corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils
étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis.
Que ceux qui voudront partir ne tardent pas. Qu’ils louent leurs biens, se procurent ce qui
sera nécessaire à leurs dépenses, et qu’ils se mettent en route sous la conduite de Dieu,
aussitôt que l’hiver et le printemps seront passés. »
Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana, dans Recueil des historiens des croisades, historiens
occidentaux, t. III, Paris, Imprimerie Nationale, 1866, pp. 323-324.

Victoires chrétiennes
7Au printemps 1096, répondant avec enthousiasme à l’appel pontifical, des troupes se
forment, conduites par de petits chefs locaux ou même des paysans. Passant par la vallée du
Rhin, où elles persécutent les communautés juives tenues pour responsables de la mort du
Christ, elles progressent vers la Hongrie, menées par Gautier sans Avoir et Pierre l’Ermite.
8À leur arrivée devant Constantinople (août 1096), le basileus Alexis Ier Comnène (empereur
de Byzance) les transfère en hâte de l’autre côté du Bosphore, où elles sont rapidement
exterminées par les Turcs seldjûkides, dans les environs de Nicée. Au moment même de ce
désastre, quatre armées de chevaliers conduites par de grands seigneurs s’apprêtent à prendre
la route de l’Orient : l’armée lorraine avec à sa tête Godefroy de Bouillon et son frère
Baudouin de Boulogne ; l’armée des Normands de l’Italie du Sud commandée par Bohémond
de Tarente et son neveu, Tancrède ; celle des Provençaux et des Languedociens sous la
conduite du comte de Toulouse Raymond de Saint-Gilles et du légat pontifical, Adhémar de
Monteil ; enfin l’armée des croisés du Nord de la France et de l’Angleterre, avec le duc de
Normandie, Robert Courteheuse, le comte de Blois Étienne et le comte de Flandre, Robert II.
Elles empruntent soit la route de l’Europe centrale par Belgrade et Sofia, soit la célèbre Via
Egnatia, l’ancienne voie romaine reliant Durazzo (Albanie) à Constantinople, par
Thessalonique.
9Leur arrivée devant Constantinople inquiète le basileus qui cherche à se lier les chefs francs
par un serment d’allégeance ; en échange d’une aide de l’Empire, ils remettraient à Byzance
les territoires conquis lui ayant appartenu. Les croisés assiègent Nicée qui capitule le 19 juin
1097 et remettent la ville au représentant du basileus. Après une traversée de l’Anatolie,
marquée de grandes souffrances, une partie des croisés se dirige vers Édesse où Baudouin de
Boulogne fonde en mars 1098 le premier des États francs (ou États latins) issus de la croisade.
L’autre partie s’en va assiéger Antioche qui résiste plus de sept mois et tombe au pouvoir de
Bohémond en juin 1098. Il fonde alors le second État franc, la principauté d’Antioche.
10La marche vers Jérusalem ne reprend qu’en janvier 1099, sous la conduite de Raymond de
Saint-Gilles. La Syrie, morcelée en petits pouvoirs musulmans rivaux, ne résiste guère. Les
croisés arrivent devant Jérusalem le 7 juin et, après cinq semaines d’un siège très dur, la Ville
sainte est prise le 15 juillet 1099. D’abord attribuées à Godefroy de Bouillon, qui porte le titre
d’avoué, c’est-à-dire de protecteur, du Saint-Sépulcre, ces conquêtes vont former le royaume
de Jérusalem au profit de Baudouin de Boulogne, couronné en décembre 1100.

La prise d’Antioche (juin 1098)


11L’auteur anonyme des Gesta Francorum appartient au groupe des chevaliers normands qui
accompagnent la croisade de Bohémond. Son récit, composé aux lendemains mêmes de la
prise de Jérusalem (il s’arrête à la bataille d’Ascalon, en août 1099), constitue une source de
premier ordre, bien que marqué par une haine profonde des Infidèles et par une grande
défiance vis-à-vis des Grecs, coupables de ne pas avoir apporté l’aide promise par le basileus
aux croisés.
12Prise par les Francs en juin 1098, Antioche est ensuite assiégée par les troupes de l’émir de
Mossoul Kerbogâ. Les Francs décident de tenter une sortie.
« Enfin, après avoir, pendant trois jours, accompli des jeûnes et suivi des processions d’une
église à l’autre, tous confessèrent leurs péchés et, une fois absous, communièrent fidèlement
au corps et au sang du Christ, distribuèrent des aumônes et firent célébrer des messes [5].
Puis, six corps de bataille [6] furent établis à l’intérieur de la ville. Dans le premier qui
marchait en tête se trouvait Hugues le Mainsné [7] avec les Français et le comte de
Flandre [8] ; dans le second le duc Godefroy [9] avec sa troupe ; dans le troisième Robert de
Normandie [10] avec ses chevaliers ; le quatrième était commandé par l’évêque du Puy, qui
portait avec lui la lance du Sauveur [11] : il avait avec lui sa gent et la bande de Raimond,
comte de Saint-Gilles [12], qui demeura en haut à la garde du château, par crainte des Turcs,
pour les empêcher de descendre dans la ville ; le cinquième corps comprenait Tancrède, fils
du marquis [13], avec sa gent ; le sixième le prud’homme Bohémond [14] et sa chevalerie.
Nos évêques, prêtres, clercs et moines, revêtus des ornements sacrés, sortirent avec nous en
portant des croix, priant et suppliant le Seigneur de nous sauver et de nous garder de tout
mal. D’autres, montés au haut de la porte, la croix sainte dans leurs mains, faisaient sur nous
le signe de la croix et nous bénissaient. Disposés ainsi et protégés du signe de la croix, nous
sortîmes par la porte située devant la Mahomerie [15].
Lorsque Courbaram [16] vit les corps de bataille des Francs si bien ordonnés sortir l’un
après l’autre, il dit : "Laissez-les sortir, nous ne les aurons que mieux en notre pouvoir."
Mais, lorsqu’ils eurent franchi les portes et que Courbaram vit l’immense armée des Francs,
il fut saisi de crainte. Sur-le-champ, il manda à son amiral chargé de la surveillance générale
que, s’il voyait un feu allumé sur le front de l’armée, il fît sonner la retraite, car, dans ce cas,
les Turcs auraient perdu la bataille.
Aussitôt, Courbaram commença à reculer lentement vers la montagne [17] et les nôtres les
poursuivaient du même pas. Puis les Turcs se divisèrent : une partie se dirigea vers la mer,
tandis que les autres restaient sur place dans l’espoir de nous cerner entre eux.
Les nôtres s’en aperçurent et firent de même. Un septième corps de bataille fut ordonné avec
des troupes du duc Godefroy et du comte de Normandie et placé sous le commandement de
Rainaud [18]. On l’envoya à la rencontre des Turcs qui arrivaient de la mer. Les Turcs
engagèrent le combat avec eux et tuèrent beaucoup des nôtres à coups de flèches. D’autres
bataillons furent disposés depuis le fleuve jusqu’à la montagne sur un espace de deux milles.
Ces bataillons commencèrent à s’avancer des deux côtés et enveloppèrent les nôtres en les
blessant à coups de javelots et de flèches. On voyait aussi sortir de la montagne des troupes
innombrables, montées sur des chevaux blancs, et blancs aussi étaient leurs étendards. À la
vue de cette armée, les nôtres ne savaient ce qui arrivait ni quels étaient ces soldats, puis ils
reconnurent que c’était un secours du Christ, dont les chefs étaient les saints Georges,
Mercure et Démétrius [19]. Ce témoignage doit être cru, car plusieurs des nôtres virent ces
choses.
Les Turcs placés du côté de la mer, voyant qu’ils ne pouvaient tenir plus longtemps,
allumèrent un feu d’herbes, afin que ceux qui étaient restés dans les tentes le vissent et
prissent la fuite. Ceux-ci, de leur côté, reconnaissant le signal, s’emparèrent de tous les objets
de valeur et s’enfuirent. Les nôtres s’avançaient peu à peu en combattant vers le gros de leur
armée, c’est-à-dire vers leur camp. Le duc Godefroy, le comte de Flandre et Hugues le
Mainsné chevauchaient le long du fleuve [20] où se trouvait le gros de leur armée. Munis
d’abord du signe de la croix, ils dirigèrent contre eux une attaque d’ensemble ; à cette vue,
les autres batailles les chargèrent de même. Les Turcs et les Perses poussaient des cris et
nous, invoquant le Dieu vivant et véritable, nous chargeâmes contre eux et, au nom de Jésus-
Christ et du Saint-Sépulcre, nous engageâmes le combat et, avec l’aide de Dieu, nous les
vainquîmes.
Les Turcs, épouvantés, prirent la fuite et les nôtres les poursuivirent jusqu’à leurs tentes.
Mais les chevaliers du Christ aimaient mieux les poursuivre que de faire du butin et ils les
poursuivirent jusqu’au pont du Far, puis jusqu’au château de Tancrède [21]. L’ennemi
abandonna ses pavillons, de l’or, de l’argent, un mobilier abondant, des brebis, des bœufs,
des chevaux, des mulets, des chameaux, des ânes, du blé, du vin, de la farine et beaucoup
d’autres choses qui nous étaient nécessaires. Les Arméniens et les Syriens qui habitaient dans
cette région, instruits de notre victoire sur les Turcs, coururent vers la montagne pour leur
barrer la route et tuèrent tous ceux qu’ils purent prendre.
Nous regagnâmes la ville avec une grande joie, louant et bénissant Dieu qui donna la victoire
à son peuple [...]. Cette bataille fut livrée le quatrième jour avant les calendes de juillet,
vigile des apôtres Pierre et Paul [28 juin 1098], sous le règne du Seigneur Jésus-Christ, à qui
appartiennent honneur et gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il ! »
Gesta Francorum, éd. L. Bréhier, Histoire anonyme de la Première Croisade, Paris, librairie Champion, 1924,
pp. 150-160.

2. Sièges d’Antioche (juin 1098) et de Jérusalem (juillet 1099) : illustrations des


manuscrits de Guillaume de Tyr (BNF, XIII e siècle)
13Les miniatures des pages suivantes proviennent de manuscrits de l’œuvre de Guillaume de
Tyr, dans sa version française, conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ils ont été
copiés à Acre (ms. 2628, vers 1265) et à Rome (ms. 9082, vers 1295), sans doute dans un
souci de promouvoir la défense de la Terre sainte, en un temps où les États francs de Syrie-
Palestine couraient les plus grands dangers ou avaient déjà disparu.
Guillaume, archevêque de Tyr et chancelier du royaume de Jérusalem, mort en 1184, est le
grand historien de l’Orient latin, alliant une bonne connaissance des chroniques de la
Première Croisade à une grande expérience personnelle des événements de la seconde moitié
du XIIe siècle.
Ces enluminures mettent en évidence les relations des croisés avec l’empereur Alexis Ier
Comnène après la prise d’Antioche (envoi d’un messager), les techniques de siège employées
par les croisés, les armements des adversaires qui se distinguent par des traits physionomiques
particuliers et par les symboles dont le miniaturiste les affuble : par exemple le scorpion sur la
bannière des Turcs assiégeant les croisés enfermés à Antioche (ms. 9082).

3. La prise de Jérusalem par les croisés (15 juillet 1099)


14Né en 1160, Ibn al-Athîr passa la plus grande partie de sa vie à Mossoul comme homme
d’étude et participa en 1188 aux campagnes de Saladin contre les Francs. Son ouvrage, Al-
Bahîr, retrace l’histoire de la dynastie zengîde de Mossoul ; il se distingue par sa présentation
claire, mais aussi par sa partialité en faveur des Zengîdes.
15Comme il le fait pour l’ensemble des croisades, Ibn al-Athîr insère son récit de la prise de
Jérusalem dans celui des rivalités entre princes musulmans. C’est une ville reconquise par les
Fatimides d’Égypte sur les Turcs seldjûkides en 1098 que les Francs prennent d’assaut le 15
juillet 1099. Le récit, sobre, d’Ibn al-Athîr est moins prolixe que d’autres sources sur le
massacre d’une partie de la population, même si le chiffre de 70000 victimes est exagéré. Les
sources musulmanes ont moins souligné les tueries qui ont suivi l’assaut (malheureusement
inévitables dans toute ville, où qu’elle soit, prise d’assaut) que le meurtre commis de sang-
froid des populations réfugiées dans la mosquée al-Aqsâ. C’est ce massacre excessif, hors
norme, qui alimentera par la suite le souvenir douloureux que les musulmans ont gardé de la
prise de la ville par les croisés.
« Jérusalem était comprise dans les États de Tâdj ad-Dawla Tutush, qui en avait fait session
à Suqmân b. Artuq, le Turcoman [22]. Après la victoire remportée par les Francs devant
Antioche, et le massacre qu’ils firent, la puissance des Turcs se trouva affaiblie et ils se
dispersèrent. Les Égyptiens, voyant la faiblesse des Turcs, s’avancèrent en Syrie sous la
conduite d’al-Afdal b. Badr al-Djamâlî [23], et firent le siège de la ville. Dans ses murs se
trouvaient Suqmân et ll-Ghâzî, tous deux fils d’Artûq, leur cousin Sunidj et leur neveu
Ya’qûb. Les Égyptiens mirent en jeu plus de quarante machines et renversèrent plusieurs
parties des murailles ; mais les habitants opposèrent une vive résistance, et le siège dura plus
de quarante jours. À la fin, au mois de Shaban 489 [août 1098] [24], la ville se rendit à
composition – al-Afdal usa de générosité envers Suqmân et ll-Ghâzî, ainsi qu’avec les
personnes qui s’étaient jointes à eux. Il leur fit de grands présents et les laissa aller en
liberté. Ils se rendirent à Damas ; ensuite ils traversèrent l’Euphrate. Suqmân s’établit dans
la ville d’Édesse [25]. Quant à ll-Ghâzî, il passa dans l’Irak. Le vizir égyptien confia le
gouvernement de Jérusalem à un émir connu sous le titre de Iftikhâr al-Dawla [26], et l’émir
se trouvait dans la Ville sainte quand les Francs arrivèrent sur ses murailles.
Les Francs, qui avaient essayé sans succès de prendre la ville d’Acre, se portèrent vers
Jérusalem et l’assiégèrent pendant plus de quarante jours. Ils élevèrent deux tours contre la
ville, l’une était du côté de la montagne de Sion [27].
Les musulmans y mirent le feu et tuèrent tous les chrétiens qui s’y trouvaient. Mais au
moment où la tour finissait de brûler, un homme accourut pour leur annoncer que la ville
venait d’être envahie du côté opposé.
La Ville sainte fut prise du côté du nord, dans la matinée du vendredi 22 du mois de Shaban
[15 juillet]. Aussitôt la foule prit la fuite. Les Francs restèrent une semaine dans la ville,
occupés à massacrer les musulmans. Une troupe de musulmans s’était retirée dans le mirhab
de David [28], et s’y était fortifiée. Elle se défendit pendant trois jours.
Les Francs ayant offert de les recevoir à capitulation, ils se rendirent et eurent la vie sauve ;
on leur permit de sortir pendant la nuit et ils se retirèrent à Ascalon.
Les Francs massacrèrent plus de 70000 musulmans dans la mosquée al-Aqsâ : parmi eux on
remarquait un grand nombre d’imams, de savants, et de personnes d’une vie pieuse et
mortifiée – qui avaient quitté leur patrie pour venir prier dans ce noble lieu [29].
Les Francs enlevèrent d’al-Sakra [30] plus de quarante lampes d’argent, chacune du poids
de 3000 dirhams. Ils y prirent aussi un grand lampadaire d’argent qui pesait 40 ratls [31] de
Syrie, ainsi que 150 lampes d’une moindre valeur. Le butin fait par les Francs était immense.
Les personnes qui avaient quitté la Syrie arrivèrent à Bagdad au mois du Ramadân [fin
juillet-début août] avec le cadi Abû Sa’d. Elles se présentèrent au diwân [32], et y firent un
récit qui arracha des larmes de tous les yeux. La douleur était dans les cœurs. Ces personnes,
le vendredi qui suivit leur arrivée, restèrent dans la grande mosquée, invoquant la
miséricorde divine. Elles pleuraient, et le peuple entier pleurait avec elles ; elles racontèrent
les malheurs qui avaient frappé les musulmans de nobles et vastes contrées : le massacre des
hommes, l’enlèvement des femmes et des enfants, et le pillage des propriétés. Telle était la
douleur générale qu’on ne songea plus à l’observation du jeûne [...].
Les princes n’étaient pas d’accord ensemble. Voilà pourquoi les Francs se rendirent maîtres
du pays. »
16Ibn al-Athîr, Kamel-Altevarykh, présenté et traduit dans Recueil des historiens des croisades,historiens
orientaux, t. l, Paris, Imprimerie Nationale, 1872, pp. 197-201.

NOTES
 [1] Allusion possible à la venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en
mars 1095.
 [2] Le Bosphore, ainsi dénommé à Byzance en raison de la proximité de l’église Saint-
Georges des Manganes.
 [3] L’Empire byzantin en tant que seul héritier de l’Empire romain.
 [4] Le pape s’adresse aux évêques.
 [5] Confession, communion et aumônes constituent la préparation spirituelle des
croisés.
 [6] Les textes ne concordent pas sur le nombre de ces divisions : quatre pour Raimond
d’Aguilers et Foucher de Chartres, dix pour Albert d’Aix.
 [7] Hugues, comte de Vermandois, frère du roi de France, Philippe 1 er. Le surnom « le
Mainsné » signifie le « moins né » c’est-à-dire le cadet.
 [8] Robert II, fils de Robert le Frison, comte de Flandre depuis 1093.
 [9] Godefroy de Bouillon.
 [10] Robert Courteheuse, fils aîné de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie
depuis 1087.
 [11] Adhémar de Monteil, évêque du Puy-en-Velay, désigné par Urbain II comme son
vicaire et son légat dans l’armée des croisés.
La sainte lance était en fait portée par Raimond d’Aguilers, chapelain du comte de
Toulouse.
 [12] Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse depuis 1088.
 [13] Tancrède est fils d’une sœur de Robert Guiscard, Emma, et du marquis Eude.
 [14] Bohémond, fils de Robert Guiscard et de sa première femme, Aubrée.
 [15] La porte de la Mahomerie est au nord-ouest de la ville d’Antioche.
 [16] Kerbogâ, émir de Mossoul.
 [17] Au nord d’Antioche.
 [18] D’après Guillaume de Tyr, il s’agirait d’un chevalier lorrain, originaire de Toul.
 [19] Ces trois saints, habituellement représentés en costumes de guerre, étaient les
patrons des armées byzantines. Saint Georges devait devenir celui des croisés.
 [20] Le long de l’Oronte, en amont et à l’est d’Antioche.
 [21] Peut-être le château de Harenc, à l’est d’Antioche.
 [22] Tutush, frère du sultan seldjûkide Malik Shâh avait reçu de celui-ci Damas et sa
région. Il cède la Palestine à Artuk, chef d’une tribu turcomane au service du sultan
Malik Shâh. À sa mort, l’un de ses fils Suqmân lui succède à Jérusalem jusqu’à sa
reconquête par les Égyptiens. Il-Ghâzî, frère de Suqmân, cité après, fera carrière en
Irak auprès du sultan Muhammad, frère de Malik Shâh.
 [23] AI-Afdal b. Badr al-Djamâlî est vizir du califat fatimide d’Égypte, chef du
gouvernement pourrait-on dire ; le prédicat afdal, est celui de la fonction.
 [24] Le texte donne la date, erronée, de 1096.
 [25] C’est en réalité la ville de Sarudj que Suqmân occupa quelques semaines en 1097
avant que la ville ne tombe aux mains des Francs pour être intégrée au comté
d’Édesse.
 [26] On remarquera le lakab (prédicat) en dawla porté aussi bien par Tutush que par
l’émir fatimide de Jérusalem, et qui signifie « support du royaume » ; il s’applique ici
aux titulaires des principautés qui, d’Orient à al-Andalus, caractérisent la situation
territoriale dans l’Islam.
 [27]Au sud de la ville. C’est là que les croisés de Raymond de Saint-Gilles étaient
massés.
 [28] Oratoire de la Tour de David, c’est-à-dire la citadelle de Jérusalem. Le mirhab est
une petite niche située dans le mur qibla de la mosquée (qui indique la direction de La
Mecque).
 [29]La mosquée al-Aqsâ, ou mosquée lointaine. Jérusalem, troisième Ville sainte de
l’Islam, n’avait pas le même prestige que La Mecque et Médine. Peu active, hors des
grandes voies commerciales, elle valait (et vaudra dans l’avenir) surtout par ses
mosquées et ses écoles.
 [30]La Coupole du Rocher, dite à tort mosquée d’Omar, est célèbre pour sa coupole
dorée qui abrite le rocher d’où Mahomet s’élança pour son voyage nocturne.
 [31]Le dirham, unité monétaire d’argent, est aussi une unité de poids valant 3,148
grammes. Le ratl, ou livre, est une unité de poids qui, en Syrie, vaut 600 dirhams.
 [32]Diwân, peut-être d’origine iranienne, a fini par désigner sous le califat abasside les
différents services de gouvernement (Finances, chancellerie, etc.

CROISADE ET DJIHAD AU XIIE SIECLE


Au cours des XIIe et XIIIe siècles, deux idéologies antithétiques stimulent l’ardeur des
combattants : l’idée de croisade chez les chrétiens, le djihâd chez les musulmans.
2Les épreuves subies par les chrétiens lors de la marche vers Jérusalem enrichissent, cela va
de soi, le contenu du message pontifical. La croisade devient un grand pèlerinage pénitentiel
dont les participants connaissent la guerre, la pauvreté, la disette, la souffrance et la mort. Des
processions pénitentielles, des prédications et des prestations solennelles de serment pour
limiter les désertions canalisent les craintes et les espoirs des croisés. S’approvisionner en
vivres, en chevaux et animaux de bât est une angoisse permanente. Les distinctions
nationales, l’absence de commandement unique, la recherche d’honneurs et de biens matériels
ruinent la discipline et la moralité des troupes. Les succès surviennent pourtant ; ils s’insèrent,
pensent les croisés, dans une vision providentielle de leur entreprise.
3Grâce à des historiens d’origine monastique surtout, l’idéologie semi-populaire forgée dans
les aléas de l’expédition trouve une base théologique et se développe en un corps de doctrine,
insérant la nature miraculeuse de la croisade dans la trame d’une histoire providentielle. Mais
au moment même où elle se formule, la doctrine pontificale et monastique de la croisade subit
déjà les critiques de ceux qui condamnent les excès commis contre des populations
chrétiennes, les désertions de certains participants, les pensées de lucre et les ambitions
politiques des chefs. Aussi la papauté, aidée de saint Bernard de Clairvaux, va-t-elle s’efforcer
de donner une base juridico-théologique solide à la croisade.
4La bulle du 1er décembre 1145, par laquelle Eugène III exhorte la chrétienté occidentale à
venger la prise d’Édesse, manifeste que le pape seul est à l’initiative de la croisade. Pour la
première fois se trouvent formulés les « privilèges de croisade » offerts aux participants. Sur
le plan matériel, l’Église étend sa protection sur les biens et la famille des croisés, ordonne
l’ajournement du remboursement des dettes et annule le paiement des intérêts, le temps de
l’expédition.
Sur le plan spirituel, celui qui s’enrôle dans les armées de la croisade et manifeste une
contrition sincère est exempté des peines qu’entraîne la rémission de ses péchés. Saint
Bernard, quant à lui, néglige le sort de la Palestine « terrestre » ; il voit dans la croisade une
entreprise menée pour le salut des âmes. Au prix d’une intense préparation spirituelle, la
participation à l’expédition réintègre le pécheur dans la grâce divine. Le port de la croix est le
signe visible d’une association aux souffrances du Christ.
D’une haute élévation spirituelle, la définition de la croisade n’en perd pas moins l’objectif
primordial que constituait la Terre sainte et expose ainsi l’entreprise à de possibles déviations,
d’autant que, par souci d’efficacité, on stimule la participation des gens de guerre et des
souverains, au détriment des humbles. La signification universelle de la croisade s’efface ; les
échecs sont imputables à l’ambition des grands ou à la trahison des chrétiens orientaux.
5Mais le monde musulman ne reste pas longtemps passif devant l’arrivée des croisés. Zengî,
gouverneur de Mossoul, puis d’Alep en 1128, peut être considéré comme le rénovateur du
djihâd. Qu’entend-on par-là ? Il ne s’agit pas seulement d’une réaction du monde musulman
face aux croisés.
Le djihâd fait partie des obligations traditionnelles du croyant. Au sens étymologique, le mot
désigne « l’effort tendu vers un but déterminé » ; d’après la doctrine classique, le djihâd
consiste en l’action armée en vue de la défense de l’islam, puis de son expansion. Il n’est pas
une fin en soi ; c’est un moyen légitime et nécessaire que Dieu et son Prophète assignent aux
croyants pour étendre le règne de la religion. Obligation collective, la pratique du djihâd
dépend néanmoins de la décision du prince, seul juge des circonstances.
6À l’époque de la Première Croisade, qui intervient dans un monde musulman morcelé et
militairement faible, les premiers appels lancés d’Alep et de Damas à un djihâd défensif
contre les Francs rencontrent peu d’écho, bien qu’un traité damasquin de 1105 revienne sur
les devoirs des croyants. L’éveil ne se produit qu’en 1124, lorsque les Francs viennent mettre
le siège devant Alep. Zengî est le premier souverain qui fasse appel à la fraternité musulmane,
au devoir du djihâd, et insiste sur l’antagonisme religieux fondamental entre musulmans et
chrétiens. Les thèmes s’enrichissent au moment de la conquête d’Édesse (1144) : la
propagande zengîde assigne désormais à la guerre sainte l’objectif de reconquérir Jérusalem et
l’ensemble de l’Orient latin. Elle s’appuie sur les milieux piétistes d’Alep, mais ne recueille
pas encore un grand assentiment populaire. À Damas, comme en Égypte, la sensibilité au
djihâd reste très émoussée jusque dans les années 1160. On s’explique que des alliances aient
pu se nouer entre princes latins et émirs musulmans, pour la défense d’intérêts communs, au
besoin contre des coreligionnaires.

Un traité damasquin sur le djihâd (1105)


7Les réactions idéologiques à l’intrusion des Francs en Syrie lors de la Première Croisade ont
précédé les réactions proprement militaires, comme en témoigne ce traité d’al-Sulamî (1039-
1106), savant philologue de Damas, qui dicta en public son texte en 1105. S’appuyant sur la
situation réelle, il est capable de distinguer les Francs des Grecs et sait discerner, au sein
d’une offensive occidentale généralisée contre l’Islam, les spécificités religieuses de la
croisade et la portée spirituelle de son objectif, Jérusalem. Il y voit un djihâd contre les
musulmans.
Il marque bien enfin le double caractère du djihâd : le djihâd majeur qui s’entend, selon
l’expression d’E. Sivan, comme « réarmement moral » et le djihâd mineur ou expédition
militaire que toute autorité musulmane légitime doit mener au moins une fois par an contre les
Infidèles. La condition préalable étant l’unité du monde musulman.
« Une partie des Infidèles assaillit à l’improviste l’île de la Sicile [1], mettant à profit les
différends et les conflits [qui y régnaient] ; de cette manière [les Infidèles] s’emparèrent aussi
d’une ville après l’autre en Espagne [2].
Lorsque des informations se confirmant l’une l’autre leur parvinrent sur la situation
perturbée de [la Syrie] dont les souverains se détestaient et se combattaient, ils résolurent de
l’envahir. Et Jérusalem était le comble de leurs vœux.
Examinant le pays de Syrie, ils constataient que les États y étaient aux prises l’un avec
l’autre, leurs vues divergeaient, leurs rapports reposaient sur des désirs latents de vengeance.
Leur avidité s’en trouvait renforcée, les encourageant à s’appliquer [à l’attaque]. En fait, ils
mènent encore avec zèle le djihâd contre les musulmans [3] ; ceux-ci en revanche font preuve
de manque d’énergie et d’esprit d’union dans les guerres, chacun essayant de laisser cette
tâche aux autres. Ainsi [les Francs] parvinrent-ils à conquérir des territoires beaucoup plus
grands qu’ils n’en avaient eu l’intention, exterminant et avilissant leurs habitants. Jusqu’à ce
moment, ils poursuivent afin d’agrandir leur emprise ; leur avidité s’accroît sans cesse dans
la mesure où ils constatent la lâcheté de leurs ennemis qui se contentent de vivre à l’abri du
danger. Aussi espèrent-ils maintenant avec certitude se rendre maîtres de tout le pays et en
faire prisonniers les habitants. Plût à Dieu que, dans sa bonté, il les frustre dans leurs
espérances en rétablissant l’unité de la Communauté. Il est proche et exauce les vœux.
As-Safî [4] dit : "L’obligation minimum du chef de la Communauté est d’effectuer une
incursion par an chez l’Infidèle, soit par lui-même soit par ses troupes, selon l’intérêt de
l’Islam, de façon que le djihâd ne soit pas abandonné pendant toute une année, sauf raison
impérieuse." Et il ajoute : "Si les troupes mobilisées ne peuvent en assurer l’exécution d’une
façon satisfaisante, le devoir [de combattre l’Infidèle] s’impose, d’après l’injonction d’Allâh
Très-Haut à tous ceux qui sont restés en arrière."
Il s’avère donc qu’en cas de nécessité la guerre sainte devient un devoir d’obligation
personnelle, comme à l’heure actuelle où ces troupes-ci fondent à l’improviste sur le
territoire musulman.
Abû Hâuod Muhammad al-Gazzalî [5] dit : "Chaque fois qu’aucune razzia sera effectuée,
tous les musulmans, libres, responsables de leurs actes et capables de porter les armes, sont
tenus de se diriger [contre l’ennemi] jusqu’à ce que se dresse une force suffisante pour leur
faire la guerre ; cette guerre ayant pour but d’exalter la parole d’Allâh, de faire triompher sa
religion sur ses ennemis, les polythéistes, de gagner la récompense céleste qu’Allâh et son
apôtre promirent à ceux qui combattraient pour la cause de Dieu, et de s’emparer des biens
[des Infidèles] de leurs femmes et de leurs demeures". La raison en est que le djihâd constitue
un devoir d’obligation collective, tant que la communauté [musulmane] limitrophe de
l’ennemi peut se contenter de ses propres forces pour combattre [les Infidèles] et écarter le
danger. Mais si cette communauté est trop faible pour tenir l’ennemi en échec, le devoir se
trouve étendu à la contrée [musulmane] la plus proche [6] [...]. Dans une ville assiégée le
devoir de djihâd incombe à tous les habitants ; il en est de même pour [des unités plus larges]
assimilées à une seule ville. Ne sont soustraits à cette obligation que ceux qui ont des motifs
légaux d’exemption, à savoir ceux qui en sont gravement empêchés. Nous allons préciser ces
motifs plus loin [...].
Le Coran, la tradition et l’unanimité des docteurs de la Loi, tous sont d’accord, avons-nous
prouvé, que la guerre sainte est un devoir collectif lorsqu’elle est agressive, et qu’elle devient
un devoir personnel dans les cas spécifiés ci-dessus. Ainsi est-il établi que la lutte contre ces
troupes revient obligatoirement à tous les musulmans qui en sont capables, à savoir ceux qui
ne sont atteints ni de maladie grave ou chronique, ni de cécité ou de faiblesse résultant de la
vieillesse. Tout musulman n’ayant pas ces excuses, qu’il soit riche ou pauvre et [même] fils de
parents [vivants] au débiteur, doit s’engager contre eux et se précipiter pour empêcher les
conséquences dangereuses de la mollesse et de la lenteur, qui sont à craindre.
D’autant plus que l’ennemi est peu nombreux et que ses renforts arrivent de grande distance,
tandis que les souverains des pays [musulmans] environnants [peuvent] s’entraider et faire
front commun contre lui.
Appliquez-vous à remplir le précepte de la guerre sainte ! Prêtez-vous assistance les uns aux
autres afin de protéger votre religion et vos frères ! Saisissez cette occasion d’effectuer chez
l’Infidèle cette incursion qui n’exige pas un effort trop grand et qu’Allâh vous a
préparée ! [7] C’est un paradis que Dieu fait approcher très près de vous, un bien de ce
monde à posséder vite, une gloire qui durera pour de longues années. Gardez-vous de
manquer cette occasion, de peur qu’Allâh dans la vie future ne vous condamne au pire, aux
flammes de l’enfer. »
Ali b. Tâhir al-Sulamî, Incitation à la guerre sainte, présenté et traduit par E. Sivan, Journal asiatique, 1966,
pp. 215-220.

Le djihâd en al-Andalus à l’époque almoravide


8Intervenus initialement dans la péninsule Ibérique après la prise de Tolède en 1085 à l’appel
des Andalous et pour les sauver de la menace de plus en plus pressante de la Reconquête, les
Almoravides (dynastie guerrière originaire de l’Ouest saharien qui règne au Maroc occidental
et en Espagne de 1056 à 1147) fondent leur politique dans la péninsule sur le djihâd, qui
cautionne leur légitimité à gouverner l’Andalus.
9Le grand-père du philosophe Averroès, porteur du même nom d’Abû I-Walîd b. Rushd, qui
exerce la charge de cadi de Cordoue sous les Almoravides (1117-1119/1120) mais qui est
surtout le plus illustre juriste de l’époque, délivre à la demande de l’émir ’Alî b. Yûsuf une
fatwâ [8] très importante à cet égard, établissant la précellence de la guerre sainte sur le
pèlerinage.
10Les chefs suprêmes almoravides comme les gouverneurs locaux, qu’ils participent à la
structure du pouvoir almoravide (Yahyâ b. Ghâniya) ou qu’ils soient d’origine andalouse
(Abd Allâh b. ’Iyâd), mobilisent jusqu’à la fin des contingents pour participer à la guerre
sainte sur la frontière, parfois victorieuse comme dans le cas des opérations menées en 1134
pour débloquer Fraga, assiégée par Alphonse le Batailleur.
11Le meilleur poète du temps, Ibn Khafâdja d’Alcira, compose à la louange des gouverneurs
almoravides de Valence des poèmes qui exaltent leur action pour la défense de la péninsule.
1. Réponse d’Abû I-Walîd b. Rushd à une question de l’émir des musulmans ’Alî b.
Yûsuf sur les obligations de pèlerinage et de guerre sainte
12Fatwâ par laquelle Abû I-Walîd b. Rushd, cadi de Cordoue sous les Almoravides (mort en
1125), contredit la tradition malikite pour établir la précellence de la guerre sainte sur le
pèlerinage.
« J’ai lu ta question – Allâh nous fasse miséricorde à toi et à moi – et j’ai arrêté la réponse
suivante : l’obligation du pèlerinage tombe pour les populations andalouses de notre époque,
du fait de l’impossibilité de le réaliser selon les conditions établies par Allâh pour le rendre
obligatoire. Car sa possibilité est liée à la capacité d’y parvenir dans la sécurité des
personnes et des biens, ce qui est irréalisable en ce moment.
Si l’obligation du pèlerinage tombe pour cette raison, elle devient une entreprise
répréhensible par les dangers qu’elle fait courir. Il est clair, pour notre propos, que le djihâd,
dont les nombreuses vertus et les effets sont énumérés dans le Coran et la Sunna [9], est
préférable au pèlerinage. »
V. Lagardère, « Évolution de la notion de djihâd à l’époque almoravide (1039-1147) », Cahiers de civilisation
médiévale, 41e année, janvier-mars 1998, CESCM, université de Poitiers, p. 10.

2. L’armée almoravide envoyée contre Fraga, assiégée par Alphonse le Batailleur en


juillet 1134
13Alphonse 1er d’Aragon, surnommé « le Batailleur » (1104-1134), roi de Navarre (1104) et
d’Aragon, reconquiert toute la vallée de l’Ebre (prise de Saragosse en 1118) et mène une
expédition jusqu’à Grenade en 1125.
« Ibn Rudmîr assiège Fraga ; défaite et mort de ce prince.
C’est en 529 [1134-1135] que fut assiégée Fraga [10], dans l’est de l’Andalus, par Ibn
Rudmîr.
L’émir Tâshfîn b.’Alî b.Yûsuf, qui résidait à Cordoue et gouvernait l’Andalus au nom de son
père, expédia de cette ville contre Fraga une troupe de deux mille cavaliers, commandés par
Zubayr b. ’Amr al-Lamtûnî, bien approvisionnés en vivres. Yahyâ b. Ghâniya, l’officier bien
connu qui administrait Murcie et Valence, dans l’est de l’Andalus, pour le compte de l’émir
des musulmans ’Alî b. Yûsuf, mit également sur pied cinq cents cavaliers, et de son côté ’Abd
Allâh b. ’Iyâd, qui gouvernait Lérida, en équipa deux cents. Chacun de ces détachements
amena ses vivres, et après avoir opéré leur jonction, ils arrivèrent bientôt en vue de Fraga.
Zubayr se tenait en arrière, précédé du convoi de vivres en avant duquel était Ibn Ghâniya,
qui suivit Ibn ’Iyâd, dont la bravoure personnelle, aussi bien que celle de ses hommes, était
notoire. »
Ibn al-Athîr, Kâmil, dans « Annales du Maghreb et de l’Espagne », Revue africaine, n° 240 1er trimestre 1901,
p. 72.
3. Composition guerrière du poète valencien Ibn Khafâdja
14Ibn Khafâdja d’Alcira, mort en 1139, compose des poèmes très classiques qui exaltent la
valeur guerrière des chefs et des combattants, sans développer comme en Orient de thèmes
vraiment religieux.
« L’armée a produit un tel tremblement sur la terre des ennemis que le sol en a ressenti une
terreur profonde.
On y voyait l’eau des lames de sabres se déverser en coulant et le tison du feu de la bravoure
brûler ardemment.
Les coups de lance ont laissé aux paupières des blessures couvertes de chassie et ils ont
transformé les pointes de lances en mèches.
Le sang reluisait sur la joue de la terre comme si elle se couvrait de confusion et la poussière
s’assombrissait dans la paupière de la mêlée comme de l’antimoine.
Il me semblait voir ces barbares de Rûm stupéfaits [par leur défaite] car le pilier de
l’infidélité, affaibli, s’est effondré.
Ils avaient chargé, enveloppés dans des cuirasses fabriquées si solidement qu’on les eût
prises pour des mers qui heurtaient de leurs vagues les montagnes.
Les musulmans se jetaient dans les nuages de poussière jusqu’à en fendre le manteau épais et
ils affrontaient la mort jusqu’au moment où, s’affaissant et se renversant par terre,
Ils s’appuyaient encore sur la lame de leur sabre, tels des hommes ivres qui s’étendent sur le
bord d’un ruisseau.
Combien de femmes qui [auparavant] avaient déchiré de joie le collet de leurs tuniques l’ont
mis en lambeaux après ce combat, pour avoir perdu leurs enfants ou leur mari. »
H. Hadjadji, Vie et œuvre du poète andalou Ibn Khafâdja, Alger, Société nationale d’édition, 1982, pp. 90-91.

Lutte de Josselin et de ses alliés musulmans contre Tancrède et ses alliés musulmans
(1108)
15Ibn al-Furât (1334-1405) est un compilateur qui transcrit des sources, pour beaucoup
perdues aujourd’hui.
C’est le cas ici avec le récit de l’historien alépin et shi’ite Ibn Abî Tayyi (1180-1228/1233),
que même ses adversaires sunnites pillèrent abondamment. La division des Seldjûkides,
comme les rivalités opposant les chefs francs, ont facilité une sorte d’intégration des forces
franques dans les arcanes de la politique orientale. Le conflit décrit ici se déroule en 1108. Le
comte d’Édesse Baudouin du Bourcq et son cousin Josselin de Courtenay, seigneur de
Turbessel (dans le comté), faits prisonniers en 1104 à la bataille de Harran, viennent d’être
libérés. Durant leur captivité, Tancrède, régent de la principauté d’Antioche, s’est chargé des
affaires d’Édesse. Il refuse de remettre le comté et la seigneurie aux deux hommes à moins
qu’ils ne lui fassent hommage, ce qu’ils refusent. Chacun cherche des alliés musulmans : leur
ancien geôlier, Djawali, atabeg (tuteur de jeunes princes) de Mossoul pour Baudouin et
Josselin, Ridwân d’Alep pour Tancrède. L’intervention de Baudouin 1 er de Jérusalem met fin
à ce conflit et à ces alliances contre nature.
« Il y avait eu entre Josselin le Franc [11] et Tancrède [12], seigneur d’Antioche, de
nombreux combats et une grande inimitié, par suite de circonstances qui avaient provoqué
des dissentiments et la guerre. Tancrède, grâce à la possession d’Antioche, était le plus fort ;
Josselin était le plus faible, en raison de l’infériorité de son domaine et de son trésor. Aussi,
lorsque Josselin vit qu’il ne pouvait venir à bout de Tancrède, il confia à son fils [13] la
garde du pays, garnit ses places fortes, et se rendit auprès du roi de Rûm [14]aux pieds
duquel il se jeta en sollicitant son appui. Il en obtint quinze mille dinars et revint, ne passant
dans aucune ville chrétienne sans y demander et y obtenir des secours. Et le maudit rentra
auprès de sa mère, le costume avec lequel il était parti tout percé, sans en avoir changé. Il
distribua l’argent aux troupes, et rassembla une grosse armée de Francs et d’autres.
Cependant le maudit Baudouin [15] venait d’être libéré. Josselin le rejoignit avec une grosse
armée, et se mit à infester les confins des terres de Tancrède. Lorsque Tchavli [16] fût réduit
à se réfugier auprès de Josselin, il pilla un village de Tancrède. Celui-ci fit ses préparatifs de
guerre, puis sortit d’Antioche. Il fut secondé par le renfort de Ridwân [17] dont nous avons
parlé, et il y eut bataille près de Tell Bâshir, en un lieu dit Âb’r [18]. Tancrède prit peur des
musulmans qui se trouvaient dans les deux armées et, s’avançant entre les rangs, appela
Josselin, avec lequel il s’entretint. Tchavli regardait, et il ne savait pas que c’était une
coutume franque que l’ennemi rencontrât l’ennemi, précisât la situation, s’entretînt avec lui,
sans qu’aucun d’eux eût à craindre aucun tort de l’autre. Si bien que Tchavli conçut de la
crainte, et se dit qu’ils étaient peut-être en train de s’entendre contre lui.
Tancrède cependant parlait à Josselin de la question des musulmans, mais Josselin
n’accepta rien, et Tancrède alla retrouver les siens. On cria alors l’appel au combat.
Josselin vit Tchavli qui se tenait à l’écart de l’armée. Il alla le trouver et lui dit : "Maître,
telle est notre manière, ne va pas rien t’imaginer d’autre. » Mais Tchavli ne se rendit pas à
ces paroles, et resta à l’écart. Néanmoins il ordonna à son ami Sonqor Derâz de se jeter dans
le feu de la bataille. Les Francs le placèrent à l’aile droite. Tancrède chargea contre Josselin,
une mêlée suivit cette première charge – une de leurs charges les plus violentes – et Sonqor
Derâz tua bon nombre de Francs. Puis les deux armées s’éloignèrent, regagnèrent chacune
leur camp, et se préparèrent à la seconde charge ; chacun des deux chefs chargea contre son
adversaire, suivi par son armée, et Josselin ne cherchait que Tancrède, et Tancrède ne
cherchait que Josselin. Ils se portèrent des coups de lance et de sabre, et chacun fit éprouver
sa vaillance à l’autre. Puis les troupes de nouveau regagnèrent leur camp, et Tancrède dit :
"Il reste une charge, il faut qu’il me tue ou que je le tue." Il changea de cheval, prit une
nouvelle lance, cria l’ordre et rechargea ; Josselin fit de même, ils se rencontrèrent, chacun
frappant l’autre, mais le coup de Tancrède devança celui de Josselin et le renversa de cheval.
Là-dessus le seigneur de Marrâsh chargea contre Tancrède, et le jeta à son tour à terre. Mais
on crut que Josselin avait été tué ; et comme le seigneur de Marrâsh était son porte-étendard,
et que le coup qu’il avait porté à Tancrède l’avait été avec l’étendard, les hommes de Josselin
virent non seulement leur maître à terre, mais encore le drapeau tombé, et ils s’enfuirent.
Aucun Franc ne tua d’autre Franc, mais les musulmans intervinrent, et eux tuèrent des
Francs.
Quant à Josselin, il se releva et se dirigea vers sa forteresse. Mais sa mère l’empêcha
d’entrer : "D’où viens-tu ?" dit-elle. "Plût à Dieu que je ne t’eusse pourvu de rien. – Par
Dieu, répondit-il, je n’ai pas fui, Tancrède m’a porté un vrai coup de lance, je l’ai affronté en
vrai combat : voici ma main pour témoigner de la sincérité de mes paroles."
Mais elle : "J’aurais préféré te savoir mort à te savoir vaincu. Je ne veux pas ajouter foi à tes
paroles avant d’être allée trouver Tancrède, et de lui avoir demandé si tu dis vrai". Et sur-le-
champ elle sortit, se rendit auprès de Tancrède, qui la reçut avec de hauts égards, et lui dit :
"Sais-tu pourquoi je viens ? – Non – J’aurais mieux aimé que Dieu l’eût fait mourir que de le
voir fuir. – Mais, ma tante, il n’a pas fui, il n’a pas eu peur du coup de lance, malgré lui à
terre il a chu, et les siens ont fui vaincus. Il m’a frappé dans les trois charges, et je lui ai
porté bien des coups". Plusieurs cavaliers confirmèrent le dire de Tancrède, et la mère de
Josselin s’en alla. »
Ibn al-Furât, Ta’rîkh ad Duwâl (Histoire des dynasties et des rois) : présenté et traduit par Claude Cahen dans
« Une chronique shi’ite au temps des croisades », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles
Lettres, 1935.

Répercussions à Bagdad des événements de Syrie (1111)


16Né vers 1073 dans une grande famille de Damas, Ibn al-Qalânisî a été l’historien de sa ville
pour la période allant du milieu du xe siècle à 1160. Son récit, très personnel et très vivant,
constitue la source arabe essentielle pour l’histoire de la Syrie centrale pendant le premier
demi-siècle de l’histoire des croisades.
17Les historiens considèrent généralement que l’année 1110 amorce un tournant dans la
réaction des musulmans face aux croisés. Le sultan seldjûkide Muhammad [19] ne contrôlait
guère les émirs et atabegs du Proche-Orient, s’intéressant davantage à la Perse. Il lance
cependant une expédition sur Édesse.
Tous les États francs se mobilisent et obtiennent la levée du siège d’Édesse en mai 1110. Mais
ils ne profitent pas de leur avantage et doivent rebrousser chemin sur l’Euphrate où ils
subissent de lourdes pertes. Pendant ce temps, Ridwân d’Alep (fils de Tutush) attaque
Antioche, mais il est repoussé et Tancrède, prince d’Antioche, en profite pour s’emparer
d’Atharib et ravager la région d’Alep. Enfin les Francs prennent Sidon en décembre. À Alep,
la colère gronde contre Ridwân et provoque des troubles dans les mosquées de Bagdad où
l’unité de façade entre pouvoir califal et pouvoir sultanien, maintenue par des mariages, se
lézarde. Les deux pouvoirs doivent affronter l’opinion publique qui demande des mesures
effectives contre les Francs.
« Cette année-là, le sultan Ghiyâth ad-Donya wa-d-Dîn Muhammad ibn Malik Shâh arriva à
Bagdad venant de Hamadhân [20] au mois de Djûmâdâ 1 [décembre 1110-janvier 1111].
Il y reçut des lettres et des messages venant de Syrie qui l’informaient de la situation et de
l’activité des Francs après leur retraite de l’Euphrate, et de ce qui s’était passé à Sidon, à
Atharib et dans la province d’Alep [21]. Le premier vendredi de Shaban [mars 1111], un
chérif hachémite [22] d’Alep, accompagné d’un groupe de soufis, de marchands et de
théologiens, se présenta à la mosquée du sultan à Bagdad.
Après avoir imploré l’assistance des musulmans, ils firent descendre le prédicateur de la
chaire qu’ils brisèrent, et se mirent à crier et à pleurer sur les malheurs que subissait l’Islam
à la suite des agissements des Francs qui tuaient les hommes, asservissaient les femmes et les
enfants. Tandis qu’ils empêchaient les assistants de prier, les desservants [personnel de la
mosquée] et les chefs présents leur firent de la part du sultan des promesses pour les
apaiser : on enverrait des armées pour défendre l’Islam contre les Francs et les Infidèles.
Le vendredi suivant, à la mosquée du calife cette fois, ils recommencèrent à pleurer, à crier, à
implorer, à sangloter. Sur ces entrefaites, la princesse, sœur du sultan et épouse du
calife [23], arriva à Bagdad venant d’Ispahân [24], en un magnifique équipage : pierres
précieuses, richesses, équipements, harnachements et bêtes de trait de toutes sortes, mobiliers
et vêtements somptueux, serviteurs, esclaves des deux sexes, suivantes, toutes choses qui
défiaient l’estimation et le dénombrement. Cette arrivée coïncida avec les scènes ci-dessus
décrites. La joie et la sécurité de ce retour officiel en furent troublées. Le calife al-Mustansir
bi-’llâh, Prince des croyants, s’en montra fort mécontent et voulut faire poursuivre les
auteurs de l’incident pour leur infliger une peine sévère, mais le sultan l’en empêcha, excusa
l’action de ces gens et ordonna aux émirs et aux chefs militaires de retourner dans leurs
provinces pour se préparer à la guerre sainte contre les Infidèles ennemis de Dieu [25]. »
Ibn al-Qalânisî, Histoire de Damas, traduction R. Le Tourneau dans Damas de 1075 à 1154, Beyrouth,
Imprimerie catholique, 1952, pp. 103-104.

Le Proche-Orient à l’avènement de Zengî


18Fils d’un officier turc du sultan seldjûkide Malik Shâh, Zengî (1084-1146), appelé aussi
Imâd al-Dîn, devient gouverneur de Mossoul en 1127, tuteur des deux fils du sultan, avec le
titre d’atabeg. Il s’empare d’Alep en 1128, d’Hama l’année suivante, et se charge de mener le
djihâd contre les Francs en Syrie du Nord. Il échoue devant Damas, soutenue par les Francs,
mais conquiert Édesse en décembre 1144 et périt assassiné deux ans plus tard.
« Au moment où Zengî prit possession des provinces, les Francs avaient étendu leurs conquêtes,
multiplié leurs armées, répandu la crainte, établi la tyrannie, manifesté leur malice, dévoilé
leur méchanceté, excité leur convoitise et porté leurs invasions dans les terres de l’islamisme.
Enhardis par la faiblesse des musulmans, ils ne cessaient de les attaquer, les persécutaient de
toutes les manières, les inquiétaient, les tourmentaient, les exterminaient. Les étincelles de leur
cruauté s’étaient répandues dans les contrées, et les peuples étaient environnés de leurs
violences et en proie à leurs ravages. Les étoiles du bonheur de l’islamisme s’étaient abaissées
sous l’horizon et le ciel de sa gloire s’était fendu ; le soleil de ses destinées se cachait dans les
nuages ; les drapeaux de l’infidélité se déployaient sur les provinces musulmanes et les
victoires de l’impiété accablaient les disciples de la foi.
L’empire des Francs s’étendait à cette époque depuis Mârdîn [26] et Chaikatan [27] en
Mésopotamie jusqu’à al-Arîch [28] sur les frontières d’Égypte ; et, de toutes les provinces de
Syrie, Alep, Homs, Hama et Damas avaient pu seules se soustraire à leur joug. Leurs troupes
s’avançaient dans le Diyâr Bakr [29] jusqu’à Amid [30], sans laisser en vie ni adorateurs de
Dieu, ni ennemis de l’erreur, et dans la Djâzira [31] jusqu’à Ra’s al-’Âm [32] et Nisibe [33],
sans laisser aux habitants ni effets ni argent. En ce qui concerne les musulmans de Raq’a [34]
et de Harran [35], ils étaient exposés à l’oppression et à la faiblesse, victimes de la barbarie
et de la violence. Chaque jour les Infidèles machinaient leur perte, troublaient leur repos, les
jetaient dans la misère. Enfin, ils les réduisaient à invoquer la mort et le trépas et à envier le
sort de ceux qui reposent dans les tombeaux. Hormis Rabba [36] et le désert, les chemins qui
mènent à Damas étaient infestés de leurs brigandages. Les marchands et les voyageurs étaient
obligés de s’enfoncer dans les précipices et les solitudes, en proie à la lassitude, à la fatigue, à
la douleur, ou bien de mettre leur fortune et leur vie à la merci des Arabes.
Le mal s’accrut et la chose en vint au point que les Infidèles imposèrent un tribut et des taxes
à toutes les villes voisines, à quoi celles-ci se soumirent pour se préserver de leurs dévastations.
Non contents de cela, ils envoyaient à Damas visiter les esclaves exposés au marché. S’il s’en
trouvait de Grecs, d’Arméniens, en un mot de chrétiens d’origine, ils leur donnaient le choix
de rester esclaves ou de retourner dans leur patrie, au sein de leur famille, au milieu de leurs
frères. Ceux donc qui voulaient rester en étaient les maîtres ; et ceux qui voulaient s’en aller,
les Francs les prenaient avec eux. En faut-il davantage pour donner une idée de la faiblesse et
de l’abaissement des musulmans, de la puissance et de l’orgueil des Infidèles ! Quant à Alep,
ils avaient leur part des revenus de son territoire jusqu’au moulin situé à la Porte des Jardins,
à vingt pas seulement de la ville. Pour le reste de la Syrie, la situation des habitants était encore
plusdéplorable.Lors donc que le Dieu Très-Haut eut jeté les yeux sur les princes musulmans et
qu’il eut vu l’état de mépris où était tombée la religion véritable, lorsqu’il eut reconnu les chefs
hors d’état de prendre la défense de la religion et trop faibles pour protéger ses adorateurs,
lorsqu’il eut considéré la barbarie de ses ennemis, leur inhumanité, les calamités et les
désastres qui affligeaient les fidèles, il s’attendrit sur l’islamisme et ses disciples et résolut de
faire cesser l’état d’avilissement, l’esclavage et le deuil où ils étaient plongés. Il résolut de
susciter contre les chrétiens un homme capable de les punir de leurs attentats et d’en tirer une
juste vengeance. Il voulut foudroyer les démons de la croix, comme il avait foudroyé ses anges
rebelles, déterminé à les détruire et à les anéantir. Aussitôt il chercha de l’œil dans sa chère
troupe de braves et dans l’élite de ses guerriers aussi sages qu’ardents, et il n’en vit point de
plus propre à ses desseins qu"lmâd al-Dîn Zengî ; il n’en vit pas qui eût un cœur plus
inébranlable, une volonté plus ferme, une lance plus irrésistible et plus pénétrante. Ainsi donc
il lui remit la porte des forteresses et le gouvernement de son peuple. »
Ibn al-Athîr, Histoire des atabegs de Mossoul, traduction F. Reinaud dans Recueil des historiens des croisades,
historiens orientaux, t. 2, Paris, Imprimerie Nationale, 1887, pp. 59-62.

Entente entre Damas et les Francs contre Zengî (1138-1140)


19Né à Damas et historien de sa ville natale, Ibn al-Qalânisî prend ici le parti du prince
bouride ’Abd ad-Dawla cherchant à conserver l’indépendance de sa principauté face à la
puissance rivale de Zengî, maître d’Alep, et qui tente d’annexer la Syrie du Sud. Pour ce faire,
le prince bouride n’hésite pas à ignorer momentanément le précepte du djihâd et à faire
alliance avec les Francs, pour écarter la menace zengîde contre sa ville.
« Le premier jour de cette année bénie tomba un mardi, le jour où l’on aperçut la nouvelle
lune de Moharrem [septembre 1138]. Ce mois-là, on annonça que l’l’atabeg Imâd al-
Dîn [37] avait achevé de régler l’affaire de Baalbek et de son donjon et de réparer ce qui y
avait été détruit, puis qu’il avait entrepris des préparatifs en vue de mettre le siège devant la
ville de Damas et de la bloquer. Aussitôt après on annonça qu’il avait quitté Baalbek à la tête
de son armée et avait fait halte dans la Bekaa [38] au mois de Rebî 1 [26 octobre-24
novembre]. Il envoya un message à l’émir Djamâl al-Dîn Muhammad, maître de Damas [39],
pour lui demander de lui livrer la ville et lui offrir en échange une compensation à sa guise.
Ce désir étant resté sans réponse, il quitta la Bekaa et s’établit à Dârayyâ [40] dans les
environs de Damas le mercredi 13 Rebî 2 [6 décembre]. Au moment où il s’installait à
Dârayyâ, il y eut une rencontre d’avant-garde, Imâd al-Dîn fit quelques prisonniers, les
autres s’enfuirent vers la ville.
Après cela, il fit mouvement vers la ville avec l’armée, du côté de l’oratoire en plein air le
vendredi 28 Rebî 2 (21 décembre) et infligea une défaite à un corps important de miliciens de
la ville et de la Ghouta [41] qu’il aborda sabre au clair. Les uns furent tués ou faits
prisonniers, les autres regagnèrent la ville sains et saufs ou blessés. Ce jour-là, sans la faveur
divine, la ville était près de sa perte. Imâd al-Dîn regagna son camp avec ses prisonniers,
laissant des ennemis morts sur le terrain, et s’abstint de combattre pendant quelques jours. Il
continua à envoyer des messages pleins de séduction afin que Djamâl al-Dîn livrât la ville et
acceptât en échange Baalbek, Homs et ce qu’il voudrait en plus. Djamâl al-Dîn Muhammad
se montra enclin à entrer dans ces vues parce qu’elles apportaient la paix, l’arrêt de toute
effusion de sang, la prospérité des provinces, le calme pour tous ; mais il rencontra
l’opposition des autres lorsqu’il leur demanda conseil. L’atabeg continua ses opérations avec
son armée à jours espacés, sans montrer une grande ardeur au combat ni pousser à fond le
blocus et le siège, de peur de verser le sang et comme on fait preuve de modération par désir
de paix, comme on hésite à s’engager dans les batailles et les pillages. En Djûmâdâ 1 [24
décembre 1139-22 janvier 1140], Djamâl al-Dîn Muhammad [mourut].
Les chefs militaires et ceux qui détenaient le pouvoir après lui furent d’accord pour combler
le vide laissé par sa disparition en installant à sa place son fils, l’émir ’Abd ad-Dawla Abû
sa’îd Abaq. Il reçut à cet effet des serments confirmés et des assurances solennelles
d’obéissance sincère et de dévouement loyal et désintéressé. La situation se consolida,
l’administration s’améliora, les discordes s’apaisèrent, le calme succéda au trouble, les
esprits retrouvèrent l’équilibre après l’anxiété. Lorsque l’atabeg Imâd al-Dîn eut
connaissance de ce qui se passait, il s’avança vers la ville à la tête de son armée, souhaitant
que les discussions entre les chefs militaires provoquées par la mort de Djamâl al-Dîn lui
permissent d’obtenir satisfaction pour certaines de ses demandes. Mais l’état des choses était
à l’opposé de ce qu’il espérait et la situation au rebours de ce qu’il pensait ; il ne put
constater chez les troupes régulières et la milice de Damas que détermination dans la lutte et
constance dans le combat et la bataille. Il regagna donc son camp, l’esprit ébranlé et le cœur
serré.
Des accords avaient été passés avec les Francs pour aboutir à une action commune, à une
aide, un recours, une assistance, à une participation à la résistance contre l’atabeg, à une
intervention pour le détourner de l’objet de sa convoitise et la repousser. Une convention fut
conclue dans ce sens avec foi jurée et garantie d’exécution des promesses faites. Les Francs
demandèrent à cet effet qu’on leur remît une somme déterminée pour les aider et leur donner
des forces dans l’exécution de leurs projets, et des otages qui leur assureraient toute
tranquillité d’esprit. La réponse fut favorable ; on leur remit l’argent et les otages pris parmi
les proches des chefs militaires et ils commencèrent leurs préparatifs pour apporter aide,
secours et assistance. Ils échangèrent entre eux des lettres pour inviter les gens de toutes les
forteresses et de toutes les villes à se réunir afin d’éloigner l’atabeg et de l’empêcher
d’atteindre son but à Damas, avant que son pouvoir n’ait grandi et ne crée une situation
difficile, que sa force offensive ne soit devenue importante et qu’il n’ait vaincu les bandes
franques et attaqué leurs villes.
Quand l’atabeg eut connaissance du véritable aspect de la situation, étant donné cette
décision, et apprit que les Francs se concentraient pour marcher contre lui avec l’armée de
Damas, il quitta son camp de Dârayyâ le dimanche 5 Ramadân [25 avril] dans la direction
de Hauran [42], afin de rencontrer les Francs s’ils s’approchaient de lui et de marcher
contre eux s’ils restaient éloignés. »
Ibn al-Qalânisî, Histoire de Damas, traduction R. Le Tourneau dans Damas de 1075 à 1154, Beyrouth,
Imprimerie catholique, 1952, pp. 254-257.

La Deuxième Croisade et le règne de Nûr al-Dîn


20Le 24 décembre 1144, profitant d’une absence du comte Josselin II, Zengî met le siège
devant Édesse et s’en empare. La capitale de la première principauté fondée par les Francs
tombe ainsi au pouvoir de l’Islam. L’événement, qui aurait fait quinze mille victimes, a un
retentissement considérable en Occident.
21En novembre 1145, une mission latine et une délégation des Arméniens d’Orient viennent
conférer avec la papauté. Le 1 er décembre 1145, Eugène III fulmine une bulle invitant les
chrétiens à la croisade, pour recouvrer Édesse et venger la Vraie Foi ; il s’adresse en priorité à
la noblesse française et à son roi, Louis VII, et accorde aux participants maint privilège
matériel et spirituel. L’appel du pape est relayé par saint Bernard, dont la prédication entraîne
la décision du Capétien et aussi de l’empereur germanique, Conrad III, de prendre la croix.
Mais celle-ci dépasse de loin les objectifs pontificaux. Alors que le pape prévoyait une
expédition bien encadrée de la noblesse française, le moine cistercien prêche la croisade
comme une voie de salut que Dieu propose aux pécheurs, comme une année jubilaire de
remise des dettes et de pardon des péchés.
22L’armée allemande part la première, en avril 1147, prend la route du Danube et traverse les
Balkans pour arriver à Constantinople en septembre. Le basileus (empereur byzantin) Manuel
Ier Comnène, inquiet, s’en débarrasse rapidement, mais les troupes de Conrad III sont écrasées
par les Turcs seldjûkides devant Dorylée et près de Laodicée. L’armée française, partie en
juin 1147, n’est pas plus heureuse. Louis VII doit abandonner sa piétaille au sud de
l’Anatolie, à Adalia, et seuls de petits contingents atteignent la Terre sainte. La mésentente
entre les souverains conduit au désastre : en juillet 1148, les armées franques font piteusement
retraite devant Damas. Nûr al-Dîn, qui a reçu Alep à la mort de son père, Zengî, en 1146, en
profite pour s’emparer de Damas et pour exacerber la propagande du djihâd contre les Francs.
23Sous son règne (1146-1174), l’idéologie du djihâd devient prépondérante en Syrie
musulmane. Elle se présente d’abord comme un effort pour une rénovation de l’orthodoxie
sunnite : le souverain lutte contre les infractions à la loi islamique, contre les hétérodoxies
organisées, comme le shi’isme ou l’ismaïlisme, soutient les hommes de religion, soufis et
ulemas. Lettres, ouvrages et traités, sermons et discours présentent le souverain comme
l’unique combattant de la foi, qui se propose de réunir tous les croyants sous son autorité pour
reconquérir Jérusalem et le Sahil (les régions côtières de l’Orient latin). À Damas, plus qu’en
Égypte et surtout qu’en Iraq, la conscience du djihâd est vive.

1. La conquête d’Édesse par Zengî (23 décembre 1144)


24Champion du djihâd contre les Francs, Zengî profite d’une absence du comte d’Édesse,
Josselin II, parti à l’aide d’un émir turc allié de Diyâr Bakr, pour assiéger la capitale du comté
avec l’aide de troupes de Turcomans [43] et du Khorassan [44] La prise d’Édesse le 23
décembre 1144 marque la disparition du premier État créé par les Francs au cours de la
Première Croisade.
« Cette année-là, on annonça du nord que l’atabeg Imâd al-Dîn avait enlevé de vive force la
ville d’Édesse, malgré sa puissance de résistance, les obstacles qu’elle opposait aux
assaillants, et les défenses dont elle disposait contre les assiégeants, fussent-ils en force.
L’émir atabeg Imâd al-Dîn visait depuis longtemps cette ville ; il désirait s’en emparer et
guettait l’occasion ; cette pensée rôdait sans cesse dans le secret de son esprit et se tenait au
fond de son cœur jusqu’au jour où il sut que Josselin seigneur d’Édesse était parti avec l’élite
de ses hommes d’armes, de ses nobles chevaliers, en raison d’une affaire déterminante et
pour un motif qui l’amena à s’éloigner, effet et destin fixés par Dieu ! Quand il eut
l’assurance de ce départ, Zengî s’empressa de se mettre en marche vers la ville, à la tête
d’une armée nombreuse, pour bloquer et assiéger la garnison. Il envoya des messagers aux
Turcomans pour les appeler à l’aide et à l’accomplissement du devoir de la guerre sainte ; un
très grand nombre d’entre eux vinrent se joindre à lui, si bien que la ville fut encerclée de
tous les côtés et que les assiégeants établirent comme une barrière entre la cité et le
ravitaillement ou les vivres qui pouvaient être acheminés vers elle ; les oiseaux eux-mêmes
avaient peine à s’approcher d’elle, tant ils redoutaient la précision des flèches et la vigilance
des assiégeants. L’émir mit en batterie contre les remparts des mangonneaux qui tiraient sans
arrêt et harcelèrent les défenseurs sans pitié ni relâche. Des troupes spéciales de sapeurs du
Khorassan et d’Alep se mirent à creuser aux endroits les plus opportuns ; ils poussèrent tant
leur travail et avancèrent si loin dans les entrailles de la terre que leurs galeries parvinrent
sous la fondation des tours du rempart ; après qu’ils eurent étayé avec des rondins et des
instruments spéciaux, ils n’eurent plus qu’à mettre le feu ; ils demandèrent l’autorisation de
le faire à Zengî qui la leur donna après être entré dans la sape, avoir vu le travail par lui-
même et exprimé son admiration et sa stupéfaction. Quand le feu fut mis au boisage, il
embrasa les rondins et les détruisit ; aussitôt le mur s’écroula et les musulmans donnèrent
l’assaut à la ville après que de nombreux combattants des deux partis eurent trouvé la mort
dans l’éboulement ; le nombre des tués et des blessés parmi les Francs et les Arméniens les
obligea à s’enfuir. La ville fut prise de vive force le samedi vingt-six Djûmâdâ 2 [23 décembre
1144] au petit matin. [Les vainqueurs] se mirent à ramener du butin, à tuer, à incarcérer, à
enchaîner, à piller ; Les esprits furent remplis de joie et les cœurs se dilatèrent tant les mains
étaient pleines d’argent, d’objets, de mobilier, de chevaux, de dépouilles et de captifs.
L’atabeg Imâd al-Dîn, après avoir mis fin à la tuerie et au pillage, entreprit de relever les
murs écroulés et de restaurer les parties endommagées ; il nomma qui bon lui sembla pour
gouverner la ville, la défendre et prendre soin de ses intérêts ; il rassura la population et
promit de bien l’administrer et de rendre justice à tous ; il partit ensuite pour Sarudj [45],
d’où s’étaient enfuis les Francs, et en prit possession. Il n’y eut pas une place ni une
forteresse de cette province qui ne fit aussitôt sa soumission. »
Ibn al-Qalânisî, Histoire de Damas, traduction R. Le Tourneau dans Damas de 1075 à 1154, Beyrouth,
Imprimerie Nationale, 1952, pp. 279-280.

2. La bulle « Quantum praedecessores » du pape Eugène III (1 er décembre 1145)


25Après la prise d’Édesse par Zengî (décembre 1144), le pape Eugène III (février 1145-juillet
1153) fulmine la première bulle de croisade systématique pour en appeler à la chrétienté
occidentale et annoncer de nombreuses grâces accordées à ceux qui participeraient à la
nouvelle expédition en Orient organisée par la papauté.
Il rappelle les circonstances dans lesquelles Urbain II lança la Première Croisade et évoque
les conséquences catastrophiques de la chute d’Édesse (appelée Rohais en ancien français).
« Eugène évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très cher fils Louis [46] illustre et
glorieux roi des Francs, aux princes ses fils affectionnés, et à tous les fidèles de Dieu établis
en Gaule, salut et bénédiction apostolique.
Combien nos prédécesseurs, les pontifes romains, ont œuvré pour la libération de l’Église
orientale, nous l’avons appris des récits des anciens et nous le trouvons écrit dans leurs
actes. Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, le pape Urbain, lança pour ainsi dire l’appel
de la trompette et entreprit de rallier à sa décision, de toutes les parties du monde, les fils de
l’Église romaine. À sa voix, brûlant du feu de la charité, s’assemblèrent les
Ultramontains [47], et en particulier les actifs et si courageux guerriers du royaume des
Francs, ainsi que les gens de l’Italie. De la sorte, une puissante armée s’étant réunie, non
sans payer un lourd tribut de leur sang, mais avec l’appui du secours divin, ils libérèrent de
l’ordure païenne, outre cette ville où notre Sauveur a voulu souffrir pour nous et où il nous
laissa son glorieux Sépulcre en mémorial de sa passion, plusieurs autres [...]. La grâce de
Dieu aidant et le zèle de vos pères [...] ces villes sont restées jusqu’à nos jours aux mains des
chrétiens et d’autres cités infidèles furent vaillamment conquises.
Mais voilà que maintenant [...] nos péchés et ceux du peuple lui-même ont voulu que la cité
d’Édesse, [...] qui servait seule, dit-on, le Seigneur sous un pouvoir chrétien, quand jadis
toute la terre d’Orient était occupée par les païens, [...] soit prise par les ennemis de la Croix
du Christ, et qu’avec elle tombent entre leurs mains de nombreux châteaux chrétiens. Dans
cette même ville, l’archevêque avec ses clercs et bien d’autres chrétiens ont été tués ; les
reliques des saints foulées aux pieds par les Infidèles et dispersées. La gravité, l’imminence
du péril qui en résulte pour l’Église de Dieu et pour la Chrétienté tout entière [...]
n’échappent pas, nous le croyons, à votre prudence. Et de fait, ce qu’a acquis l’activité de vos
pères, le plus grand et le plus clair témoignage de votre noblesse et de votre loyauté serait de
le défendre, vous, leurs fils, activement. Si pourtant – plût au ciel – il en est autrement, on
aura la preuve que le courage des pères s’est dégradé dans les fils.
C’est pourquoi nous conseillons, demandons, prescrivons et, pour la rémission de leurs
péchés nous enjoignons, parmi vous tous, à ceux qui sont de Dieu et particulièrement aux
puissants et aux nobles, de se disposer courageusement à opposer une telle défense [...] ;
d’apporter un tel soutien à l’Église d’Orient [...] ; de vous attacher à arracher si
complètement de leurs mains vos frères captifs par milliers, que le prestige de la religion
chrétienne en soit accru à cette époque [...] et que votre courage, vanté dans le monde entier,
ne subisse aucune atteinte ni aucune tache [...].
Pour nous, voulant pourvoir dans notre paternelle sollicitude à la satisfaction de vos intérêts
et au rétablissement de ladite Église, et en vertu de l’autorité à nous concédée par Dieu, nous
concédons et confirmons au bénéfice de ceux qui auront décidé, dans une intention pieuse,
d’entreprendre et de mener à bien une œuvre et un labeur aussi saints et aussi indispensables,
ce pardon de leurs péchés qu’institua notre dit prédécesseur, le pape Urbain ; quant à leurs
épouses et à leurs enfants, à leurs biens et à leurs possessions, nous décidons qu’ils resteront
sous la protection de la sainte Église [...].
Nous interdisons aussi, en vertu de l’autorité apostolique, que, avant qu’on soit informé en
toute certitude de leur retour ou de leur décès, aucun procès ne soit désormais intenté
concernant les biens qu’ils possédaient sans contestation au moment de prendre la croix [...].
S’ils sont pressés de dettes, ceux qui auront, le cœur pur, entrepris un voyage aussi saint,
qu’ils n’acquittent pas d’intérêt pour le temps écoulé. S’ils se sont eux-mêmes liés par
serment à l’occasion de cet intérêt, ou si d’autres le sont pour eux, nous les délions, en vertu
de notre autorité apostolique, de leur serment ou de leur garantie.
Si, une fois requis, leurs proches, ou les seigneurs dont dépendent leurs fiefs, ne veulent pas
leur prêter de l’argent, ou ne sont pas en mesure de le faire, qu’il leur soit permis d’engager
librement et sans aucune réclamation leurs terres et leurs autres biens auprès d’églises, de
personnes ecclésiastiques ou d’autres fidèles encore.
La rémission et l’absolution des péchés, conformément à l’institution de notre dit
prédécesseur et en vertu de l’autorité du Dieu tout-puissant et du bienheureux Pierre, prince
des apôtres, à nous concédée par Dieu, voici comment nous l’accordons : quiconque aura
dévotement entrepris ce saint voyage, et l’aura mené à bien, ou y sera mort, qu’il reçoive
l’absolution de tous les péchés qu’il aura confessés d’un cœur contrit et humilié, et qu’il
reçoive de l’universel dispensateur le fruit de l’éternelle rétribution.
Donné à Vetralla, calendes de Décembre. »
Patrologie latine, t. 180, coll. 1064-1066. Traduction française des auteurs.

3. La Deuxième Croisade : « union sacrée » en Asie mineure


26Eudes de Deuil, né au début du XIIe siècle, moine de Saint-Denis puis abbé (il succède à
Suger en 1151), a accompagné le roi de France Louis VII comme chapelain à la Deuxième
Croisade et rédigé une sorte de carnet de voyage. Les croisés français, suivant les traces des
croisés allemands de Conrad III, ont repris la route terrestre et sont confrontés, en Asie
mineure, aux attaques incessantes des Turcs. Au début de janvier 1148, bloqués dans la vallée
du Méandre, ils décident de forcer le passage et de gravir la montagne du Cadmos. L’avant-
garde confiée au poitevin Geoffroi de Rancon y parvient mais, sans attendre le gros des
troupes et en dépit des ordres reçus, poursuit son chemin. À découvert, l’armée de Louis VII
est attaquée et gravement défaite par les Turcs. C’est au lendemain de ce fâcheux épisode que
commence notre récit.
« Le jour du lendemain [48], ayant brillé sans pouvoir dissiper les ténèbres de notre douleur,
nous fit voir l’armée ennemie, joyeuse, enrichie de nos dépouilles, et couvrant les montagnes
de ses forces innombrables. Les nôtres cependant, appauvris de la veille, pleurant leurs
compagnons et leurs effets perdus, devenus plus prudents, mais trop tard, se rangèrent en bon
ordre pour conserver du moins ce qui leur restait, et se tinrent soigneusement sur leurs
gardes. Or, le roi ne pouvant supporter la misère des nobles, et pieusement compatissant
pour les gens de moyenne condition, se montra si généreux pour soulager leur détresse, qu’on
eût dit qu’il avait oublié qu’il eût lui-même perdu quelque chose, aussi bien qu’eux. Déjà la
faim tourmentait les chevaux, qui depuis plusieurs jours n’avaient mangé qu’un peu d’herbe
et pas du tout de grain ; déjà aussi les vivres manquaient pour les hommes, et cependant ils
avaient encore à faire douze journées de marche [49], et les ennemis, semblables aux bêtes
féroces, qui deviennent plus cruelles lorsqu’elles ont goûté du sang, instruits de ces faits,
nous harcelaient avec plus d’audace et d’avidité, depuis qu’ils s’étaient enrichis à nos
dépens.
Le maître du Temple, le seigneur Évrard des Barres [50], homme respectable par son
caractère religieux et ses chevaliers, leur tenait tête avec l’aide de ses frères, veillant avec
sagesse et courage à la défense de ce qui lui appartenait, et protégeant aussi de tout son
pouvoir et avec vigueur ce qui appartenait aux autres. Le roi de son côté se plaisait à les voir
faire et à les imiter, et voulait que toute l’armée s’appliquât à suivre leur exemple, sachant
que si la faim énerve les forces des hommes, l’unité d’intention et de courage peut seule
soutenir les faibles.
On résolut donc d’un commun accord, dans cette situation périlleuse, que tous s’uniraient
d’une fraternité mutuelle avec les frères du Temple, pauvres et riches s’engageant sur leur foi
à ne point abandonner le camp et à obéir en toute chose aux maîtres qui leur seraient donnés.
Ils reconnurent donc pour maître un nommé Gilbert, et celui-ci eut des adjoints, à chacun
desquels il devait soumettre cinquante chevaliers. On leur prescrivit de souffrir avec patience
les attaques des ennemis, qui nous harcelaient sans cesse, au lieu de se retirer tout aussitôt, et
en outre lorsqu’ils auraient opposé une résistance, d’après les ordres qui leur seraient
donnés, de revenir sur-le-champ en arrière, quand ils seraient rappelés. Dès qu’ils eurent
reçu ces instructions, on leur assigna la place qu’ils devaient occuper, afin que celui qui était
au premier rang ne se portât pas au dernier, et qu’il n’y eût aucune confusion entre ceux qui
devaient veiller sur les flancs de l’armée. Quant à ceux que la nature ou leur mauvaise
fortune avait mis à pied (car beaucoup de nobles, ayant perdu leurs effets et leur argent,
marchaient contre leur usage avec le reste de la foule), ils furent rangés en arrière de tous les
autres et pourvus d’arcs, afin qu’ils pussent les opposer aux flèches des ennemis [51].
Le roi, seigneur de la loi, voulait aussi se soumettre à la loi commune d’obéissance ; mais nul
n’osa lui donner aucun ordre, si ce n’est cependant d’avoir avec lui un corps nombreux, et,
comme il était le seigneur et le protecteur de tous, de se servir de ce corps pour soutenir les
points les plus faibles, en y envoyant du renfort.
Nous allions donc en avant, marchant selon la règle établie. Étant descendus des montagnes,
nous nous réjouissions d’entrer dans la plaine, et mis à couvert par nos défenseurs, nous
supportions, sans éprouver aucune perte, les attaques insolentes des ennemis. Nous
rencontrâmes sur notre chemin deux rivières, distantes d’un mille l’une de l’autre et difficiles
à traverser, à cause des marais profonds qui les entouraient. Ayant passé la première, nous
attendîmes sur l’autre rive les derniers rangs de l’armée, et pendant ce temps nous soulevions
de nos bras les faibles bêtes de somme, qui s’enfonçaient dans les boues. Enfin les derniers
chevaliers et gens de pied passèrent presque pêle-mêle avec les ennemis, toutefois sans faire
aucune perte, se défendant mutuellement avec beaucoup de courage. Nous nous dirigeâmes
ensuite vers la seconde rivière, ayant à passer entre deux rochers, du haut desquels l’armée
pouvait être criblée de flèches. Les Turcs accoururent des deux côtés vers ces rochers ; mais
nos chevaliers occupèrent avant eux l’une des hauteurs. Les Turcs gravirent l’autre, et
prenant leurs chapeaux sur leurs têtes ils les foulèrent aux pieds, voulant annoncer par ce
geste, selon ce qui nous fut dit, qu’aucun sentiment de crainte ne leur ferait abandonner cette
position. En cette circonstance cependant cette démonstration fut trompeuse ou ne voulait
rien dire, car le corps de nos hommes de pied chassa tout de suite les Turcs de la place qu’ils
tenaient. Tandis donc que ceux-ci abandonnaient le sommet du rocher, nos chevaliers
pensèrent qu’il leur serait possible de les couper dans leur fuite entre les deux rivières. En
ayant donc reçu la permission du maître, ils s’élancèrent tous à la fois à la poursuite des
Turcs, et vengèrent sur tous ceux qu’ils purent atteindre et la mort de leurs compagnons, et
leurs propres pertes. Beaucoup de Turcs, étant ainsi poussés dans les boues, trouvèrent dans
le même lieu et la mort et un tombeau. »
Eudes de Deuil, La Croisade de Louis VII, roi de France, éd. H. Waquet, Paris, 1949, pp. 71-72 ; traduction de
Castries, La Conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Gallimard, « Le Mémorial des siècles », 1973,
pp. 425-426.

4. Portrait de Nûr al-Dîn


27Nûr al-Dîn (1146-1174), fils de Zengî, hérite à sa mort de la principauté d’Alep et s’empare
de Damas en 1154. Il s’avère le grand homme du djihâd au XIIe siècle. Il a rassemblé en une
idéologie cohérente les éléments composant le djihâd : réforme morale, défense inflexible de
l’orthodoxie sunnite, lutte contre les Francs et unité du monde islamique. Aussi les portraits
qu’en dressent les auteurs musulmans s’attachent-ils autant à décrire le prince idéal que le
pourfendeur des Francs : la construction d’une medersa (école coranique) ou d’une mosquée
vaut autant qu’une victoire sur l’Infidèle ; il n’est pas indifférent que Nûr al-Dîn ait été
finalement inhumé dans une medersa. La fin de son règne est occupée par les trois
expéditions qu’il envoie en Égypte contre les Latins qui cherchaient à s’emparer du pays,
« clef de la Palestine ».
28Shihâb al-Dîn Abû al-Qâsim Abû Shâma (1203-1267) est né à Damas. Il a rédigé, avec le
Kitâb-ar-Rawdatain (Livre des deux jardins) une compilation sur les règnes de Nûr al-Dîn et
Saladin réunissant des extraits importants d’historiens antérieurs comme al-Qalânisî, Ibn al-
Athîr, ’Imâd al-Dîn, etc., ainsi qu’une foule de matériaux issus de la chancellerie de Saladin.
« Nûr al-Dîn a eu l’initiative de tout ce qui s’est fait de bien à son époque ; il a établi l’ordre
partout, grâce à son équité, à son courage, au respect qu’il inspirait à tout le royaume, et cela,
malgré de rudes revers et des désastres étendus. Il trouva dans les pays qu’il conquit les
ressources nécessaires pour continuer la guerre sainte, de sorte qu’en vérité il devint facile
pour ses successeurs de suivre la même voie [...].
Il se dirigea sur Alep [52] et en prit possession, puis il porta ses armes sur le territoire de Tell-
Bashîr [53], s’empara d’un grand nombre de villes fortes, entre autres Azaz, Marrâsh et Tell
Khaled, défit le prince d’Antioche [54] et le tua avec 3000 hommes de l’armée franque. Il établit
à Alep la doctrine orthodoxe [55], abolit les innovations impies que les habitants avaient
introduites dans l’appel à la prière et anéantit l’hérésie. Il dota cette ville de collèges et de
fondations pieuses et y fit fleurir la justice. Après avoir assiégé Damas deux fois [56], il s’en
rendit maître à la suite d’un troisième siège, y rétablit l’ordre, entoura cette ville d’une enceinte
de remparts, bâtit des collèges et des mosquées, répara les routes et agrandit les marchés.
Il abolit les taxes que l’on prélevait sur les habitants dans le Marché aux fruits et le Marché
aux moutons, la taxe du mesurage et d’autres contributions. Il punit sévèrement l’usage du vin.
Il prit sur l’ennemi Banias, Monaïtarah et d’autres places fortes [57]. À la guerre il se
distinguait par sa fermeté, par son adresse au tir à l’arc et la vigueur avec laquelle il maniait
l’épée ; il marchait à la tête de ses officiers, s’offrant ainsi au martyre, et suppliait Dieu de ne
pas permettre que son corps devînt la pâture des animaux féroces ou des oiseaux de proie [...].
Plusieurs princes francs furent ses prisonniers [58]. Il défit les Grecs, les Arméniens et les
Francs à Harîm [59], où ils étaient réunis au nombre de 30000. Puis il s’empara de cette ville,
conquit une partie des territoires d’Antioche et l’Égypte, qui était sur le point de tomber au
pouvoir des ennemis. »
Abû Shâma, Le Livre des deux jardins, traduction Barbier de Meynard dans le Recueil des historiens des
croisades, historiens orientaux, t. IV, Paris, Imprimerie Nationale, 1898, pp. 12, 16-17.
Saladin et les Francs
29Envoyé par Nûr al-Dîn en Égypte pour y rétablir l’orthodoxie sunnite, le kurde Saladin (fils
d’un officier du nom de Ayyûb) élimine le dernier calife fatimide shi’ite, s’y installe en
souverain et, à la mort de Nûr al-Dîn en 1174, s’efforce d’étendre son pouvoir sur l’ensemble
de la Syrie. Il est le souverain fondateur, en 1171, de la nouvelle dynastie des Ayyûbides.
30Saladin devient la charnière de l’idéologie de guerre sainte ; il veut réaliser sous son égide
un grand ralliement de l’Islam, auquel il assigne un double objectif : la rénovation de
l’orthodoxie sunnite, et la reconquête de Jérusalem. La caution du calife lui assure un grand
capital moral qui lui permet de mobiliser des forces importantes et de mener des campagnes
victorieuses contre les Francs. Tout comme Nûr al-Dîn, Saladin entend tirer parti de la
propagande de djihâd pour soutenir le moral des troupes, attirer les volontaires, mobiliser
l’opinion, fortifier enfin son prestige. Sa campagne la plus célèbre est celle qui se termine par
le désastre des Latins à Hattîn (4 juillet 1187), lui permettant d’occuper la plus grande partie
du royaume latin de Jérusalem, à l’exception de Tyr, où résiste Conrad de Montferrat.
31La défaite d’Hattîn et la chute de Jérusalem en octobre 1187 surviennent alors qu’en
Occident s’accentue le clivage entre la masse, toujours attachée à la défense de la Terre sainte,
et les grands, retenus par leurs préoccupations temporelles et l’essor des monarchies féodales,
qui brise l’unité chrétienne.
32En prenant l’initiative d’une nouvelle croisade (encyclique du 29 octobre 1187), Grégoire
VIII attribue l’échec en Terre sainte à la responsabilité collective du monde chrétien ; il
convie celui-ci à un repentir général, à un jeûne sévère, tout en promettant à ceux qui
prendraient la croix les privilèges habituels de croisade, spirituels et matériels. Le légat
pontifical, Henri d’Albano, chargé de la prédication, insiste plus encore sur le renouveau de la
foi, qui seul pourra racheter la Jérusalem terrestre.
33Les préoccupations des trois plus grands souverains de l’Occident (le roi de France
Philippe-Auguste, le roi d’Angleterre Henri II puis son fils Richard Cœur de Lion, l’empereur
germanique Frédéric Ier Barberousse), chargés de mener l’expédition, sont fort éloignées de
celles de la papauté. Héraut d’un messianisme impérial s’assignant l’extermination de
l’Infidèle, Frédéric Ier Barberousse disparaît avant d’atteindre la Terre sainte et ses troupes se
dissolvent. Richard Cœur de Lion s’empare au passage de l’île de Chypre, d’abord remise à
l’ordre du Temple, puis met le siège devant Acre en compagnie des troupes du roi capétien,
plus soucieux du rendement de la dîme saladine, levée pour financer la croisade, que de la
reconquête de Jérusalem. Sitôt Acre reprise, Philippe-Auguste rentre en France et les
antagonismes nationaux minent l’armée croisée, incapable de reprendre Jérusalem. La trêve
conclue en septembre 1192 avec Saladin est un aveu d’impuissance et d’échec. Des critiques
sévères s’expriment jusque dans les milieux ecclésiastiques : la croisade est-elle vraiment
voulue par Dieu ?

1. Lettre de Saladin au calife al-Mustadî (1175)


34Parmi les textes rassemblés par Abû Shâma, on trouve de nombreuses lettres de propagande
sorties de la chancellerie des sultans, en particulier celles du cadi al-Fâdil, l’un des plumitifs
de Saladin.
Cette lettre est écrite au moment où, Nûr al-Dîn étant mort, Saladin entreprend depuis
l’Égypte de soumettre les territoires syriens restés fidèles aux héritiers de Nûr al-Dîn. En
octobre 1174, il vient d’entrer à Damas.
« Nous avons remporté des succès d’abord en Syrie où nous avons inauguré en personne une
suite de victoires. Nous avons combattu les Infidèles à la tête de notre armée, nous, notre père
et notre oncle paternel [60], dans toute ville prise d’assaut, dans toute forteresse conquise,
partout où l’ennemi a été mis en déroute, sur tous les champs de bataille où l’on s’est battu
pour l’islam [...].
Nous avons ensuite reçu des nouvelles d’Égypte : la situation y était compromise par de
funestes mesures, par la faiblesse de son gouvernement où les petits l’emportaient sur les
grands ; l’ordre était partout détruit et l’islam affaibli par les discordes civiles. Les Francs
réclamaient un gouvernement quelconque qui pût leur payer d’énormes contributions [61].
La doctrine orthodoxe était reconnue par la majorité, mais battue en brèche ; la loi religieuse
invoquée de nom, mais repoussée de fait. L’hérésie s’y répandait ainsi qu’on le sait, l’erreur
y régnait à ce point qu’on pouvait considérer la ruine de l’islam comme certaine [62] [...].
Nous sommes dont partis pour l’Égypte avec une armée nombreuse et solide, avec des
sommes qui avaient épuisé notre avoir et atteint l’extrême limite de nos efforts, car elles
représentaient le total de nos impôts, le produit de notre travail et la rançon des prisonniers
chrétiens tombés en notre pouvoir [...]. La volonté de Dieu s’est accomplie et son assistance
nous a donné la victoire : Égyptiens et Francs ont été déçus dans leurs espérances [63] [...].
Nous avons définitivement établi l’autorité, fait proclamer le nom du calife, et relevé le noble
drapeau noir [64].
On sait ce qui s’est passé au Yémen : le fils du Mahdî [65], l’imposteur impie, l’hérésiarque
rebelle, y a répandu le sang des musulmans et commis des crimes que l’apôtre de Dieu a pris
le soin de venger [...]. Nous avons envoyé contre lui notre frère à la tête d’une expédition
abondamment pourvue et bien armée ; il est parti et nous a livré sa personne. Dieu – qu’il en
soit loué ! – a secondé son entreprise [66]. Par la volonté de Dieu, notre parole est portée
jusqu’en Inde, elle s’étend jusqu’aux contrées que la conquête musulmane a déflorées. Nous
avons réalisé au Maghreb d’étonnantes prouesses, des actions d’éclat qui n’ont pas été
accomplies sans péril, car il n’y a pas d’entreprise sans péril. Le bruit s’était répandu que
cette famille des Abd al-Mu’min était toute puissante, son royaume très florissant, son armée
toujours victorieuse et son autorité hors d’atteinte. Grâce à Dieu, nous leur avons enlevé,
dans le voisinage de nos États, un territoire de plus d’un mois de marche [67] [...].
Partout le nom de notre seigneur l’imam Mustadî’ bi-amr Allâh [68], prince des croyants, y
est proclamé dans la prière publique, succès que l’islam n’avait pas obtenu encore, et c’est
sous son drapeau et ses insignes victorieux que les ordres sont promulgués [...].
Parmi nos ennemis, il y avait aussi les soldats de Venise, de Pise et de Gênes, mais tous se
comportaient tantôt comme des guerriers exerçant de sérieux dommages et brûlant d’une
haine inextinguible, tantôt comme des voyageurs qui s’imposaient à l’islam par le commerce
et échappaient à la rigueur des règlements. Eh bien, il n’est pas un seul d’entre eux qui ne
vienne aujourd’hui nous apporter les armes avec lesquelles il nous combattait, pas un qui ne
recherche notre faveur par l’offre de ses richesses et des plus beaux produits de son industrie.
Nous avons établi de bons rapports avec eux tous et conclu des traités de paix avantageux, en
dépit de leur résistance et en plaçant nos intérêts au-dessus des leurs [69].
Enfin, lorsque Dieu a décidé la mort de Nûr al-Dîn [15 mai 1174] en la présente année, nous
avions l’intention de faire la guerre sainte.
Mais il nous faut pour cela une investiture générale sur l’Égypte, le Yémen, l’Afrique, la
Syrie, sur tout ce qui forme le royaume de Nûr al-Dîn et aussi sur le pays que Dieu donnera à
la dynastie abbasside [70] par le secours de notre épée et de nos armées [71] [...]. En un mot,
la Syrie ne peut retrouver l’ordre avec son gouvernement actuel ; elle n’a pas un homme de
guerre capable d’entreprendre et de mener à bonne fin la conquête de Jérusalem. »
Lettre rédigée par le cadi al-Fâdil, conservée dans Abû Shâma, Le Livre des deux jardins, traduction Barbier de
Meynard, dans Recueil des historiens des croisades, historiens orientaux, t. IV, Paris, Imprimerie Nationale,
1898, pp. 169-180.

2. Guillaume de Tyr analyse les causes des succès de Saladin


35Né vers 1130 en Terre sainte, Guillaume de Tyr fit des études de théologie et de droit à
Paris et à Bologne. Revenu dans le royaume de Jérusalem en 1165, il est nommé archidiacre
de Tyr, reçoit la tutelle du futur roi Baudouin IV et est nommé chancelier du royaume de
Jérusalem en 1174, puis archevêque de Tyr l’année suivante. Témoin de tous les événements
qui ont affecté cet État latin entre 1165 et 1184, en particulier des succès remportés par Nûr
al-Dîn et Saladin, il rédige sur la demande du roi Amaury (mort en 1174) une chronique qui
est la principale source de nos connaissances sur l’Orient latin avant 1184. Il attribue les
succès de Saladin à trois causes : les péchés des chrétiens que Dieu entend punir, le
désapprentissage des armes au cours des périodes de paix qu’a connues le royaume de
Jérusalem et surtout l’unité du monde musulman qu’ont su instaurer les Zengîdes.
« Qu’il soit permis de se séparer un peu du tissu de l’histoire, non pour vagabonder
inutilement mais pour apporter quelque chose qui n’est pas sans fruit. On demande souvent,
et on le demande semble-t-il avec raison, pourquoi nos pères en nombre plus petit ont soutenu
avec avantage l’attaque de forces ennemies plus grandes et ont détruit avec de modestes
troupes leur multitude [...].
En considérant et en discutant avec soin notre état, une première cause nous est apparue, qui
se rapporte à Dieu auteur de toute chose, parce qu’à la place de nos pères qui furent des
hommes religieux et craignant Dieu, sont nés des fils perdus, des fils scélérats, des
prévaricateurs de la foi chrétienne, qui courent au hasard et sans réfléchir à travers tout ce
qui n’est pas permis, tels les méchants qui dirent à Dieu leur seigneur : "Retire-toi de nous,
nous refusons les voies de ton savoir." C’est à juste titre et selon l’exigence de leurs péchés
que le Seigneur, ainsi provoqué à la colère, retire sa grâce. Tels sont les hommes du siècle
présent et surtout ceux de l’espace oriental.
Celui qui tenterait avec sa plume diligente de poursuivre leurs habitudes, ou plutôt la
monstruosité de leurs vices, succomberait sous l’immensité du matériel et passerait plutôt à la
satire qu’à la composition de l’histoire. Une deuxième cause nous est apparue à côté : qu’au
temps passé, quand ces hommes vénérables conduits par un zèle divin, remplis intérieurement
d’une foi ardente, descendirent en premier dans les régions orientales, ils étaient accoutumés
aux disciplines guerrières, exercés au combat, l’usage des armes leur était familier. Au
contraire le peuple oriental, amolli par une longue paix, sans armes, inexpérimenté dans les
lois du combat, vivait en vacance. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si un petit nombre
résista à un grand nombre plus facilement, ou si après avoir vaincu, ils eurent l’avantage
dans les événements de la guerre [...].
Une troisième cause aussi, ni inférieure ni moins efficace, s’est derechef imposée à nous : que
dans les temps anciens toutes les cités avaient des seigneurs différents, de sorte que, pour
parler à la façon de notre Aristote, elles n’étaient pas en position subordonnée et leurs
dévouements étaient rarement les mêmes, plus souvent contradictoires. On combattait avec
moins de péril contre elles, dont le savoir était différent, qui se redoutaient souvent les unes
les autres. Le fait est que, pour repousser leurs maux communs, elles ne pouvaient pas
facilement ou ne voulaient pas se réunir. Et ceux qui avaient plus peur des leurs que de nous
prenaient peu les armes pour nous ruiner. Mais maintenant tous les royaumes qui nous sont
limitrophes sont soumis à un seul pouvoir, avec le soutien du Seigneur. Car dans le proche
passé, un homme très cruel qui abhorrait le nom chrétien comme la peste, Zengî, père de ce
Nûr al-Dîn qui est mort récemment, occupa d’autres royaumes de force, c’est dans notre
mémoire, puis occupa de force Ragès la belle et noble métropole des Mèdes, aussi appelée
Édesse, jusqu’à ses confins, après avoir donné la mort à tous les fidèles qui se trouvaient
dedans. De même Nûr al-Dîn son fils, après avoir expulsé le roi de Damas, plus grâce à la
perfidie des siens que grâce à ses propres forces, revendiqua pour lui ce royaume et l’ajouta
à l’héritage paternel. Tout récemment le même Nûr al-Dîn, grâce à l’aide et l’intelligence de
Shîrkûh [72], s’asservit le très antique et opulent royaume d’Égypte, comme nous l’avons
expliqué plus largement en traitant ci-dessus du règne du seigneur Amaury [73]. Ainsi,
comme nous le disions, tous les royaumes voisins obéissent au pouvoir d’un seul, répondent
aux signes d’un seul, même malgré eux, s’arment pour notre malheur à la voix d’un seul,
comme un seul homme : nul parmi eux n’est emporté par des dévouements différents, nul ne
passe outre les ordres du seigneur impunément. Tout ceci, Saladin [74] le possède
pleinement, Saladin que nous avons souvent mentionné, un homme d’humble origine, un
homme de condition extrême, à qui la fortune a ensuite été extrêmement souriante. Il a
abondance d’un or très pur, dit obrizum, qui vient de l’Égypte et de ses confins, des autres
provinces il a des cavaliers pugnaces et des troupes innombrables assoiffées d’or, qu’il est
assez facile de réunir quand on a abondance d’or. »
Guillaume de Tyr, Chronica, éd. R.B.C. Huygens, 2 vol., Turnhout, 1986, t. 2, pp. 969-971, traduction M.
Zerner, dans D. Regnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages, Paris. R. Laffont 1997, pp. 696-697.

3. La bataille de Hattîn (3-4 juillet 1187)


36Toutes les forces des États latins ou presque furent engagées dans cette bataille et furent
détruites, encerclées qu’elles se trouvèrent sur les hauteurs des Cornes d’Hattîn, dominant le
lac de Tibériade. La conduite de Saladin, telle que la rapporte Ibn al-Athîr qui ne l’aimait pas
(sur Ibn al-Athîr, voir p. 70), est faite de grandeur d’âme, de courtoisie mais aussi de froide
cruauté et de réalisme. Hattîn voit le triomphe du djihâd et doit marquer le début du rejet des
Francs de Syrie.
« On m’a dit que al-Malik al-Afdal, fils de Saladin [75], avait raconté le récit suivant : "Je me
trouvais aux côtés de mon père dans cette bataille, la première que je voyais de mes yeux.
Quand le roi des Francs se retira sur cette colline [76] avec sa troupe, ils chargèrent d’une
manière terrifiante les musulmans qui les affrontaient et les repoussèrent jusqu’à mon père.
Je le vis, consterné et bouleversé, empoigner sa barbe et s’avancer en criant : "À bas le
mensonge du démon !" et les musulmans revenant à la contre-attaque repoussèrent les Francs
sur la colline.
En les voyant reculer et les musulmans les talonner, je criais de joie : "Nous les avons
battus !" Mais ils revinrent en une seconde charge semblable à la première qui repoussa les
nôtres jusqu’à mon père. Il recommença alors les mêmes gestes, et la contre-attaque des
musulmans les ramena à la colline. Je criai encore : "Nous les avons battus !" Mais mon père
se retourna et me dit : "Tais-toi ! Nous ne les aurons battus que lorsque s’abattra cette
tente [77]". Et tandis qu’il parlait, la tente tomba. Le sultan descendit de cheval, se prosterna
et remercia Dieu en pleurant de joie. La tente était tombée ainsi : les Francs avaient
terriblement souffert de la soif au cours de ces charges où ils avaient espéré trouver une issue
à l’encerclement, mais en vain. Ils étaient alors descendus de cheval et s’étaient assis par
terre. Les musulmans grimpant la colline abattirent la tente et les capturèrent tous jusqu’au
dernier. Il y avait parmi eux le Roi [Guy de Lusignan], son frère [78] et le prince Arnât,
seigneur d’al-Karak [79], de tous les Francs l’ennemi le plus déterminé des musulmans. Ils
capturèrent aussi le seigneur de Byblos [80], le fils de Honfroy [81], le chef des templiers, qui
était l’un des plus hauts dignitaires parmi les Francs [82] et une troupe de templiers et
d’hospitaliers. Le nombre des morts et des prisonniers parmi eux fut tel que qui voyait les
morts ne croyait pas qu’on eût pu faire un seul prisonnier et qui voyait les prisonniers ne
pensait pas qu’ils aient eu un seul tué. Depuis l’époque de leur premier assaut contre le
littoral de Syrie, les Francs n’avaient jamais subi une pareille défaite [83]."
Une fois qu’ils furent tous capturés, le sultan se rendit dans sa tente et fit conduire en sa
présence le roi des Francs et le prince seigneur d’al-Karak. Il fit asseoir à ses côtés le roi,
mort de soif ; on lui servit de l’eau glacée ; il en but et offrit le reste au prince qui but lui
aussi ; mais Saladin dit : "Ce n’est pas avec ma permission que ce maudit a bu ; cela ne lui
garantit pas la vie sauve [84]" ; et il se mit à apostropher le prince, à lui reprocher ses fautes,
à dresser la liste de ses torts ; enfin il se leva et lui coupa la tête de sa propre main. "Deux
fois, dit-il, j’avais fait vœu de le tuer s’il tombait entre mes mains : une fois quand il voulut
marcher sur La Mecque et Médine, une autre quand il captura par traîtrise la
caravane [85]". Quand il fut tué puis traîné dehors, le roi se mit à trembler, mais Saladin le
calma et le rassura. Quant au comte, seigneur de Tripoli, après s’être échappé, comme nous
l’avons dit, de la bataille, il gagna Tyr, puis de là, Tripoli, mais il ne resta que peu de jours,
car il mourut de rage et de fureur en raison du désastre qui avait frappé les Francs en
particulier et en général toute la foi chrétienne [86].
La défaite des Francs étant consommée, Saladin passa là le reste de la journée, puis le
dimanche matin revint assiéger Tibériade. La dame de la ville demanda un sauf-conduit pour
elle, ses enfants, ses compagnons et ses biens, et il le lui accorda [87]. Elle sortit avec toute
sa suite. Saladin tint sa parole et elle s’éloigna sans être inquiétée.
Par ordre du sultan, le roi et un groupe de prisonniers des plus notables furent invités à
Damas, tandis que les hospitaliers et les templiers prisonniers furent rassemblés pour être
exécutés. Le sultan comprit que ceux qui avaient en main de tels prisonniers ne les livreraient
pas, dans l’espérance d’en toucher la rançon, il offrit donc pour chaque prisonnier de ces
deux catégories cinquante dinars égyptiens ; aussitôt on lui en amena deux cents qu’il fit
décapiter. Il fit tuer ceux-là et non les autres parce qu’ils étaient les plus belliqueux de tous
les Francs ; ainsi il en débarrassa le peuple musulman et il écrivit à son lieutenant à Damas
pour faire exécuter tous ceux qui se trouveraient dans cette ville, qu’ils fussent prisonniers de
lui, ou d’autres. La consigne fut suivie. »
Ibn al-Athîr, Histoire des atabegs de Mossoul, traduction F. Reinaud, dans Recueil des historiens des croisades,
historiens orientaux, Paris, Imprimerie Nationale, 1887, pp. 351-355.
4. Saladin et les templiers et hospitaliers
37’Imâd al-Dîn al-lsfahânî (1125-1201), natif d’Ispahan, est sans doute, parmi les secrétaires
du sultan (al-Fadil et Bahâ-al-Dîn notamment) celui qui a le style le plus fleuri et, il faut bien
le dire à la suite de F. Gabrieli, le plus insupportable ! Les membres des deux grands ordres
militaires, templiers et hospitaliers, représentent pour Saladin l’ennemi par excellence, alliant
fanatisme religieux et ardeur au combat. En les tuant, l’Ayyûbide pense décapiter les
meilleurs défenseurs des États latins. Seuls sont épargnés les captifs de haut rang, dont
Saladin croit pouvoir tirer rançon.
« Au matin du lundi 17 Rebî 2 [6 juillet 1187], deux jours après la victoire, le sultan fit
rechercher les templiers et les hospitaliers qui étaient prisonniers, et dit : "Je purifierai la
terre de ces deux races impures." Il promit donc cinquante dinars à toute personne qui lui en
amènerait un ; aussitôt l’armée en amena des centaines. Il ordonna de les décapiter, aimant
mieux les tuer que les réduire en esclavage. Il y avait auprès de lui toute une troupe de
docteurs et de soufis et un certain nombre de dévots et d’ascètes : chacun réclama l’honneur
d’en tuer un, dégaina son épée et se retroussa la manche. Le sultan était assis, le visage
radieux, tandis que ceux des Infidèles étaient sombres ; les troupes se tenaient en rang, les
émirs tout droits en double file. Il y en eut qui fendirent et coupèrent net : ils en furent loués ;
d’autres se récusèrent ou manquèrent leur coup ; on les excusa ; d’autres firent rire d’eux-
mêmes et on dut les remplacer. J’en ai pu voir certains qui souriaient et tuaient, qui parlaient
et agissaient : que de promesses tenues, que de mérites acquis, que de récompenses éternelles
obtenues par le sang versé ! Que d’œuvres pies assurées par une tête coupée ! Que de lames
teintes de sang après la victoire tant rêvée, que de lances brandies contre le lion capturé, que
de blessures guéries par la blessure d’un templier ! Le sultan insuffla énergie aux chefs qu’il
a renforcés ; il a déployé ses drapeaux pour dissiper les malheurs, il a terrassé l’infidélité
pour revivifier l’islam ; il a détruit l’associationnisme pour construire le monothéisme ; il
s’est engagé entier pour dégager la communauté des croyants et il a abattu les ennemis pour
défendre les amis.
Le sultan expédia à Damas le roi des Francs [88] et son frère [89], et Honfroy [90] et le sire
de Byblos [91], et le chef des templiers [92], et tous leurs grands barons capturés. Ils y furent
emprisonnés et immobilisés, eux qui avaient montré tant d’agitation. L’armée se dispersa de
toute part avec ses prisonniers ; la braise de la troupe des incroyants languit et s’éteignit. »
’Imâd al-Dîn, Al-Fath al-Kussi, dans Recueil des historiens des croisades, historiens orientaux, t. III, Paris,
Imprimerie Nationale, 1884.

5. La prise de Jérusalem par Saladin (2 octobre 1187)


38Écrit en Terre sainte par un « Poulain » (Franc né en Terre sainte) qui puise son inspiration
dans l’œuvre d’un autre Poulain, Ernoul, ce récit est dominé par la défaite d’Hattîn et par ses
conséquences. Il fait l’apologie de la politique des Poulains et en particulier de la très
puissante maison d’Ibelin. Son représentant Balian, dernier défenseur de Jérusalem, est
contraint de rendre la ville à Saladin, non sans honneur.
« Saladin partit d’Ascalon [93] et alla assiéger Jérusalem un jeudi soir [17 septembre 1187].
Le vendredi au matin, il mit le siège de la porte de David [94] jusqu’à la porte Saint-
Étienne [95].
Après qu’il eut mis le siège, il ordonna aux habitants de Jérusalem de lui remettre la cité, et il
promit de tenir volontiers les accords qu’il leur fit devant Ascalon. Et qu’ils sachent bien que
s’ils ne lui remettaient pas la ville, il commencerait à donner l’assaut et jamais il ne les
prendrait de bonne foi, mais il les prendrait par la force. Ainsi en avait-il juré. Ceux de la
ville lui firent dire qu’il fît selon son bon plaisir, mais que jamais ils ne lui remettraient la
ville. Alors Saladin fit armer ses troupes pour donner l’assaut à la ville. Les chrétiens
sortirent tout armés et combattirent les Sarrasins. La bataille ne dura guère, parce que les
Sarrasins avaient le soleil de la matinée face à eux ; aussi se retirèrent-ils jusqu’à la fin de
l’après-midi, et alors il commencèrent à donner l’assaut et l’assaut dura jusqu’à la nuit. Ainsi
Saladin mit le siège pendant huit jours devant Jérusalem.
Quand Saladin vit qu’il ne pouvait porter dommage aux chrétiens de ce côté, il déplaça le
siège et le mit de la porte de Saint-Étienne jusqu’au mont des Oliviers [96]. Aussi ceux qui se
trouvaient sur le mont des Oliviers pouvaient voir tout ce que l’on faisait à Jérusalem. Le
déplacement du siège eut lieu huit jours après l’arrivée de Saladin devant Jérusalem [97], de
sorte que l’on ne pouvait plus sortir de la ville. Depuis la porte de Saint-Étienne jusqu’à la
porte de Josaphat, où se trouvait le siège, il n’y avait plus de porte ou de poterne par où l’on
puisse sortir pour combattre les Sarrasins, en dehors de la porte de la Maladrerie [98], d’où
l’on sortait pour se rendre entre les deux murs.
Le jour où Saladin se déplaça de la porte de David et vint à la porte de Saint-Étienne, il fit
dresser une pierrière [99] qui attaqua par trois fois les murs de la ville. Et pendant la nuit il
fit dresser tant de pierrières et de mangonneaux que le lendemain on en découvrit onze très
grands, qui attaquaient les murs de la ville.
En raison du grand désir qu’avait Saladin de s’emparer de la ville de Jérusalem, il ne laissa
jamais la ville en repos, mais l’attaqua avec force de jour et de nuit, de sorte que ceux qui se
trouvaient à l’intérieur étaient fort marris et épuisés par l’attaque. Et quand ils virent qu’ils
ne pouvaient se défendre, les chrétiens de la ville se rassemblèrent et tinrent conseil pour
savoir ce qu’ils feraient. Ils vinrent trouver le patriarche et Balian d’Ibelin et ils prièrent
Balian d’Ibelin d’aller trouver Saladin pour savoir quelle paix il leur accorderait. Il y alla et
lui parla.
Balian vint vers lui, et lui demanda grâce, que pour Dieu il eût pitié d’eux. Alors Saladin
répondit à Balian : "Écoutez, dit-il, pour l’amour de Dieu et de vous, je vous dirai ce que je
ferai. J’aurai pitié d’eux pour maintenir mon serment. Ils se rendront à moi prisonniers. Je
leur laisserai leurs biens et leur argent pour faire comme bon leur plaira [...]. »
Continuateur de Guillaume de Tyr, éd. M.-R. Morgan, Paris, 1982, pp. 63-67. Traduction des auteurs.

5. Négociations pour la reddition d’Acre


39Né à Mossoul en 1145, Bahâ al-Dîn Ibn Shaddâd entre au service de Saladin qu’il sert
comme cadi de son armée jusqu’à la mort de l’Ayyûbide, dont il écrit une biographie, dans un
style simple et dépouillé. Cette œuvre constitue une chronique très vivante de la Troisième
Croisade. L’auteur met en valeur dans ce passage la résistance acharnée des troupes
musulmanes cherchant à libérer la garnison d’Acre, elle-même assiégée par les Francs, et les
longues tractations qui devaient aboutir à la capitulation de la garnison le 12 juillet 1191.
« L’assaut s’intensifiait par terre de tous les côtés, grâce à des forces qui se relayaient ; les
défenseurs, fantassins et cavaliers, en raison de leurs pertes, étaient réduits à un tout petit
nombre ;
Découragés par l’approche de la mort imminente, ils se sentirent incapables de prolonger la
défense quand l’ennemi eut occupé les tranchées et le mur du bastion avancé. Les Francs
l’avaient miné, y avaient accumulé les matières inflammables, puis ils y mirent le feu et un
pan de mur s’écroula. Les Francs pénétrèrent par la brèche, tout en y perdant, tant morts que
prisonniers, cent cinquante hommes dont six de leurs chefs. L’un de ceux-ci cria : "Ne me
tuez pas, et je ferai reculer les Francs !" Mais un Kurde s’élança sur lui et l’abattit, les cinq
autres furent tués de même. Le lendemain les Francs firent proclamer : "Épargnez ces six
hommes et en échange nous vous laisserons tous sortir librement !" Mais les nôtres
répondirent qu’ils les avaient déjà tués et dans leur douleur les Francs suspendirent leur
offensive pendant trois jours.
On m’a rapporté que Sayf al-Dîn al-Mashtûb [100] en personne, avec un sauf-conduit, était
allé parler au roi de France. Il lui dit : "Dans le passé nous avons pris une quantité de vos
places en les enlevant d’assaut, et cependant nous avons accordé aux habitants la vie sauve et
nous les avons transférés honorablement en lieu sûr. Maintenant nous acceptons de rendre la
place, et toi tu nous assures la vie sauve." Le roi répondit : "Ceux que vous avez pris dans le
passé, étaient nos sujets ; de même vous êtes vous aussi des mamlûks [esclaves turcs éduqués
pour l’armée] et mes esclaves. Je verrai ce qu’il convient de vous réserver". Al-Mashtûb,
m’a-t-on dit, riposta longuement et violemment sur ce point, disant en particulier : "Nous ne
rendrons pas la place avant d’être tous morts, et aucun de nous ne tombera sans tuer d’abord
cinquante de vos chefs" et il s’en alla.
Quand il revint en ville avec cette nouvelle, certains membres de la garnison montèrent dans
une barque et gagnèrent de nuit le cap musulman, le neuf Djûmâdâ 2 [4 juillet] ; dans ce
groupe se trouvaient, parmi les personnalités connues, ’Izz al-Dîn Arsal [101], Ibn al-
Djawâlî et Sunqur al-Ushâqî. Arsal et Sunqur, arrivés au camp, s’éclipsèrent sans laisser de
traces, par crainte de la colère du sultan ; Ibn al-Djawâlî fut capturé, et jeté en prison.
Le matin suivant, le sultan monta à cheval, dans l’intention de tomber par surprise sur
l’ennemi ; il fit emporter des pelles et des outils pour combler les fossés, mais les troupes ne
le suivirent pas sur ce terrain et en sous-main firent défection : "Tu veux mettre en péril
l’Islam tout entier, disaient-ils ; il n’y a rien de bon dans ton projet". Le même jour
apparurent trois envoyés du roi d’Angleterre, qui demandèrent au sultan des fruits et de la
neige, et lui dirent que le grand maître de l’Hôpital viendrait le lendemain discuter de la paix.
Le sultan reçut avec honneur les envoyés, les laissa se promener dans le marché du camp, et
ils retournèrent le soir même aux leurs. Le même jour, le sultan ordonna à Sârim al-Dîn
Qaymâz an-Najnî [102] de pénétrer avec les siens dans les positions ennemies. Celui-ci
s’ébranla avec une troupe d’émirs kurdes, dont al-Djanâh, frère d’al-Mashtûb, et ses
compagnons, et il atteignit les positions des Francs.
Qaymâz lui-même planta son étendard sur la tranchée ennemie et combattit une partie de la
journée pour défendre l’oriflamme. Le même jour, pendant que l’attaque était en plein
développement, survint l’émir ’Izz al-Dîn Djurdîk an-Nûri [103], qui mit pied à terre avec les
siens et combattit vigoureusement. Le vendredi dix Djûmâdâ 2 [5 juillet] l’armée franque
suspendit ses assauts, car elle était entièrement entourée par les forces musulmanes qui
passèrent la nuit sous les armes, en équipage de guerre, attendant de voir s’offrir une
possibilité d’aider leurs frères enfermés dans Acre : ils espéraient que ceux-ci pourraient
attaquer en quelque point le dispositif franc et le rompre, puis se lier avec l’armée de
l’extérieur qui les appuyait : ainsi ceux qui auraient pu s’échapper l’auraient fait, et les
autres seraient restés pris.
Mais les assiégés, avec lesquels le plan avait été établi, ne purent cette nuit-là réussir leur
sortie, car un esclave fugitif en avait informé l’ennemi : celui-ci avait pris des mesures de
précaution et surveillait étroitement les assiégés. Le vendredi dix, trois envoyés de l’ennemi
prirent langue pendant une heure avec al-Malik al-’Âdil [104] et repartirent sans avoir rien
conclu. À la fin du jour, l’armée musulmane était toujours en place dans la plaine, en face de
l’ennemi, et tous passèrent la nuit en état d’alerte.
Le samedi onze, les Francs s’ébranlèrent avec tout l’appareil de guerre et l’on crut qu’ils
voulaient offrir aux musulmans une bataille rangée. Quand ils furent déployés, de la porte
proche du pavillon sortirent une quarantaine de personnes les invitant à une rencontre.
Parmi eux figuraient quelques mamlûks, dont al-’Adl az-Zabdani, seigneur de Sidon et
affranchi du sultan. Al’Âdil se rendit auprès d’eux et on commença à discuter de la libre
sortie de la garnison d’Acre ; mais ils émirent de trop grandes prétentions et le samedi se
passa sans que rien ne fût conclu. »
Bahâ al-Dîn, Les Anecdotes sultaniennes et les vertus yousoufiennes, Recueil des historiens des croisades,
historiens orientaux, t. III, Paris, Imprimerie Nationale, 1884, pp. 39-40.

7. L’assassinat de Conrad de Montferrat (28 avril 1192)


40L’arrivée inopinée du marquis Conrad de Montferrat à Tyr, le 24 juillet 1187, sauva la ville
des griffes de Saladin et permit la survie du royaume franc. Mais le problème de l’avenir du
royaume fut posé. Conrad, soutenu par Philippe-Auguste et la majorité des barons, refusait de
reconnaître Guy de Lusignan comme roi, alors que Richard Cœur de Lion soutenait ce
dernier. Richard dut céder et Conrad fut couronné.
41Las, quelques jours après, Conrad était poignardé [105] par deux membres de la secte des
Assassins. Cette secte (apparue au XIe siècle et fondée par le Perse Hassan Sabbah) appartient
à une branche extrémiste du mouvement shi’ite, la branche nizari qui a rompu avec le califat
fatimide du Caire et s’est organisée dans les montagnes reculées du Sud de la Caspienne (al-
Alamut) ; de là une branche s’est installée dans le Djebel Ansarieh (Liban) sous la direction
de Sinan, le « Vieux de la montagne ».
42Les Assassins mènent des opérations de style « terroriste » contre leurs adversaires,
essentiellement les sunnites. Mais ils n’hésitent pas à envoyer leurs fidai (combattants de la
foi) assassiner un Franc avec qui ils sont en conflit. En l’occurrence, Conrad n’avait pas
répondu aux demandes du « Vieux » de réparer les torts causés par ses bateaux à un de leurs
navires. Les sources arabes comme les sources occidentales ont vu derrière cet assassinat une
machination ourdie soit par Richard Cœur de Lion, soit par Saladin (c’est l’avis d’Ibn al-Athîr
par exemple).
« Il fut l’hôte de l’évêque de Tyr le mardi 13 Rebî 2 588 [28 avril 1192] et il mangea son
dernier repas comme était venu son dernier jour. Déjà se trouvait à la porte celui qui devait
trancher toutes ses espérances. Il fut convié à l’enfer, où [l’ange] Malik attendait son arrivée,
où le Tartare guettait sa venue, où brûlait le cercle le plus profond du feu infernal, où pour
lui flamboyait la flamme et rougeoyait le foyer. Tout proche était le moment où l’abîme allait
l’engloutir, la fournaise le consumer ; les anges justiciers installaient déjà le siège où ils
allaient le tourmenter et l’enfer avait ouvert pour lui ses sept portes, désireux de l’engloutir et
lui, inconscient, s’attardait à manger et à banqueter.
Il mangea et déjeuna, ignorant le précipice qui l’attendait : il mangea et but, se reput et
s’amusa, sortit et monta à cheval. Alors bondirent sur lui deux hommes, ou plutôt deux loups
sans fourrure, qui l’arrêtèrent de leurs poignards et l’abattirent près des boutiques. Puis l’un
des deux s’enfuit et entra dans l’église après avoir supprimé cette âme vile. Le marquis,
transpercé mais encore en vie, dit : "Portez-moi dans l’église." On l’y transporta, croyant le
mettre en lieu sûr. Mais quand son agresseur le vit, il lui sauta encore dessus pour l’achever
et lui infligea blessures sur blessures, plaies sur plaies. Les Francs se saisirent des deux
meurtriers et découvrirent qu’ils avaient été apostés par les fidai ismaéliens. Ils les
interrogèrent pour savoir qui les avait envoyés pour accomplir ce meurtre, et ils répondirent
que c’était le roi d’Angleterre. On a dit qu’ils s’étaient convertis au christianisme depuis six
mois et qu’ils avaient entamé une vie d’ascétisme et de purification, fréquentant assidûment
les églises et s’adonnant à une piété rigoureuse. L’un était entré au service d’Ibn
Barzân [106], l’autre du sire de Sidon [107], afin de pouvoir approcher le marquis et
s’attirer sa confiance en raison de leur présence habituelle. Puis ils s’étaient accrochés à
l’arçon de sa selle et l’avaient assassiné. Ils subirent tous deux les plus cruels supplices et
furent traités avec une impitoyable rigueur. Singulière aventure de deux mécréants qui
répandirent le sang d’un mécréant, de deux scélérats qui massacrèrent un scélérat !
Quand le marquis fut étendu et plongé la tête la première dans l’enfer, le roi d’Angleterre
assuma le gouvernement de Tyr et le confia au comte Henri [108] en arrangeant toute chose
avec lui. Celui-ci s’unit à la reine, épouse du marquis, cette même nuit [c’est-à-dire la nuit de
son accession au gouvernement de Tyr, et de son mariage] en affirmant que c’était lui qui
était le plus apte à prétendre à la main de l’épouse du défunt [109].
Elle était enceinte, ce qui ne l’empêcha pas de s’unir à lui, chose encore plus laide que
l’accouplement matériel. Je demandai à un de leurs envoyés à qui serait attribuée la paternité
de l’enfant, et celui-ci me répondit : "Ce sera l’enfant de la reine !" Voyez un peu comme peut
être licencieuse cette bande de mécréants !
L’assassinat du marquis dans de telles conditions ne nous convint guère, bien qu’il fût l’un
des chefs de l’erreur ; il était en effet l’ennemi du roi d’Angleterre, son rival pour le royaume
et pour le trône et en toute chose son compétiteur. Il était en relations avec nous pour que
nous l’aidions à arracher de la main du roi ce que l’autre lui avait ravi. Chaque fois que le
roi d’Angleterre apprenait que l’envoyé du marquis se trouvait auprès du sultan, il nous
expédiait immédiatement des messages, tout humilité et douceur, il se remettait à parler de
paix et dans la nuit de son erreur on pouvait espérer voir briller l’aurore [110]. »
’Imâd al-Dîn, traduction dans F. Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition
1996, pp. 264-265.

NOTES
 [1] Les Normands prennent Palerme en 1072 et achèvent la conquête de l’île en 1091.
 [2] Prise de Tolède en 1085, occupation de Valence en 1094 ; villes de l’Ebre entre
1094 et 1100. On remarque que notre auteur ne fait aucune allusion à la « réaction »
des Almoravides (voir le chapitre 2).
 [3] Relevons la claire notion de la spécificité de la croisade avec comme objectif
Jérusalem et le parallélisme djihâd-guerre sainte.
 [4] Nous ne possédons aucune référence sur lui.
 [5] Il s’agit de Abû Hâuod al-Ghazzalî (1058-1111), théologien et juriste né au
Khurasan et qui enseigna à Bagdad. Il a séjourné quelque temps à Damas après 1094
et al-Sulamî a pu l’y rencontrer.
 [6] Al-Sulamî parle d’abord du djihâd mineur et fait une distinction entre engagement
collectif et engagement individuel fondé sur la distinction djihâd offensif ou agressif
et djihâd défensif. Le critère en est la responsabilité (et la capacité) des autorités
légitimes de la communauté musulmane, initiateurs naturels du djihâd. En cas de
défaillance de celles-ci, tout musulman est tenu de s’engager personnellement sauf
dans les cas que al-Sulamî précise ensuite.
 [7] Il s’agit de cette expédition annuelle ou ghazw (ou ghazwa) engagée contre les
non-croyants à l’islam et qui fut initiée par le prophète à Médine. Elle est la base du
djihâd mineur.
 [8] Fatwâ : réponse rendue sur une question juridique par un juriste donnant une
interprétation qui facilite l’application de la loi coranique.
 [9] Sunna : « coutume du Prophète » ou ensemble des exemples normatifs empruntés
à la vie de Mahomet et précisant le contenu de la loi musulmane.
 [10] Ville située entre Saragosse et Lérida.
 [11] Josselin Ire de Courtenay, originaire du Gâtinais, venu avec la Première Croisade
et mis en possession de la seigneurie de Turbessel (Ouest du comté d’Édesse) par son
cousin, Baudouin du Bourcq, auquel il succédera comme comte d’Édesse en 1119.
 [12] Tancrède de Hauteville, neveu de Bohémond, assura la régence de la principauté
d’Antioche durant la captivité puis l’absence de celui-ci. Il meurt en 1112.
 [13] Le futur comte Josselin Il (1131-1145).
 [14] Probablement le sultan seldjûkide de Rûm (Konya) en Asie mineure.
 [15] Baudouin du Bourcq, fils de Hugues de Rethel, cousin de Baudouin 1 er auquel il a
succédé à Édesse en 1100 avant de lui succéder dans le royaume en 1118.
 [16] Djawali, atabeg de Mossoul, fonction qu’il a enlevée à Jekermish en 1106/1107,
avant d’en être privé par le sultan seldjûkide Muhammad au profit de Mawdûd. C’est
pour contrer ce dernier qu’il libéra Baudouin et lui proposa de s’allier pour combattre
le nouvel atabeg.
 [17] Ridwân, prince seldjûkide, fils de Tutush, émir d’Alep de 1098 à 1113.
 [18] Le Turbessel des Francs.
 [19] Fils de Malik Shâh, le grand conquérant seldjûkide fondateur du sultanat et
rénovateur du califat abbasside et du sunnisme mort en 1092, il succéda à son frère
Barkyaruk en 1105 et régna jusqu’en 1119.
 [20] Ville de Perse, à l’ouest du plateau iranien, future capitale du sultanat.
 [21] Allusion aux événements de l’année 1110.
 [22] Désigne un descendant du prophète, du clan de Hashim.
 [23] Le calife était alors al-Mustansir bi-’llâh (1094-1118).
 [24] Ville de Perse, capitale des Seldjûkides.
 [25] Ce sont les expéditions de 1111 dans lesquelles on voit une des premières
manifestations du djihâd.
 [26] Sur le cours supérieur du Khaboui, affluent de l’Euphrate supérieur.
 [27] Région au nord de Harran et de Ra’s-al-’Âm (voir notes 7 et 10).
 [28] Au sud de Gaza sur la côte méditerranéenne.
 [29] Partie septentrionale de la Haute-Mésopotamie.
 [30] Ville du cours supérieur du Tigre.
 [31] Haute-Mésopotamie, comprise entre les cours supérieurs du Tigre et de
l’Euphrate.
 [32] Ville située sur un affluent du Khaboui.
 [33] Ville située sur un oued, affluent du Khaboui.
 [34] En amont du confluent entre l’Euphrate et le Balikh.
 [35] Sur le cours du Balikh.
 [36] Ville de l’Euphrate, sur la route entre Damas et Bagdad.
 [37] Zengî.
 [38] Grande dépression entre les monts Liban et Anti-Liban.
 [39] Petit-fils de Tughtikîn et émir de Damas après le meurtre de son frère Shihâb ad-
Dîn.
 [40] Importante agglomération située à l’extrémité sud-ouest de la Ghouta, à environ 8
kilomètres de Damas.
 [41] Zone de jardins et de vergers irrigués, à l’ouest de Damas.
 [42] Région au sud de Damas, englobant les hauteurs du djebel druze.
 [43] Groupes turcs nomades, Oghuz d’origine, ayant envahi l’Anatolie au XI e siècle.
 [44] Vaste province semi-montagneuse et steppique, parsemée d’oasis fertiles, située à
l’est du plateau iranien et au sud de l’Asie centrale.
 [45] Deuxième place forte du comté d’Édesse, située entre Édesse et l’Euphrate.
 [46] Louis VII, roi de France de 1137 à 1180.
 [47] Ultramontains : les gens d’outre-mont, de l’autre côté des Alpes, par rapport à
l’Italie.
 [48] Peut-être le 4 janvier 1148.
 [49] Louis VII, devant les difficultés rencontrées, a décidé de gagner Adalia, sur la
côte d’Asie mineure, à douze journées de marche. De là il espère trouver des bateaux
(c’est un port aux mains des Byzantins) pour gagner la Syrie.
 [50] Évrard des Barres, maître de l’ordre du Temple de 1149 à 1152 ; il en
démissionna pour rejoindre Cîteaux (il est encore en vie en 1174). L’ordre du Temple,
créé en 1120 pour protéger les pèlerins sur les routes menant à Jérusalem, fut reconnu
par l’Église en 1129, lorsqu’au concile réuni à Troyes, en présence de saint Bernard,
sa règle fut validée.
 [51] De ce développement un peu confus, retenons que les escadrons de chevaliers
ainsi encadrés par les templiers devaient supporter sans broncher le harcèlement des
Turcs et ne riposter par la charge de cavalerie que sur ordre ; ensuite ils devaient se
reformer sans chercher à poursuivre l’ennemi. La suite du récit montre la mise en
pratique de cette tactique dans la bataille en marche, tactique dans laquelle les
templiers et les hospitaliers sont passés maîtres.
 [52] Nûr al-Dîn succède à son père Zengî à Alep en septembre 1146.
 [53] Turbessel (comté d’Édesse). Située à l’ouest du comté, la région ne fut prise
qu’en 1150 et le comte Josselin II de Courtenay fut fait prisonnier à cette occasion.
 [54] Raymond II, prince d’Antioche, est tué le 29 juin 1149 à la bataille d’Inab.
 [55] Il y avait une importante communauté shi’ite à Alep.
 [56] Deux tentatives vaines en 1150 et 1151. Damas fut prise le 25 avril 1154.
 [57] Le 18 octobre 1164.
 [58] Josselin II d’Édesse entre autres mourut dans les prisons de Damas ; Bohémond
III d’Antioche et Raymond III de Tripoli furent capturés en août 1164.
 [59] Harîm, prise par les Francs en 1157, fut reconquise par Nûr al-Dîn en 1164.
 [60] Najm al-Dîn Ayyûb, père de Saladin, et Alad al-Dîn Shîrkûh, son oncle, le
conquérant de l’Égypte pour le compte de Nûr al-Dîn. Il est mort le 23 mars 1169 et
Saladin lui a succédé comme émir de l’Égypte.
 [61] Allusion au quasi-protectorat franc sur l’Égypte en 1167-1168.
 [62] Le califat fatimide était shi’ite donc hérétique.
 [63] En 1169, les Francs sont intervenus à la demande de Shawar, vizir du califat.
 [64] Saladin a rétabli l’orthodoxie sunnite en Égypte. La prière du vendredi à la grande
mosquée fut désormais placée sous l’invocation du calife abbasside de Bagdad.
 [65] Ce terme signifie « le bien guidé » et est attribué au restaurateur de la religion et
de la justice qui, selon une croyance très répandue chez les musulmans, régnera avant
la fin du monde. Par extension, le titre est porté par des souverains qui prétendent
restaurer la vraie religion.
 [66] Le gouverneur de Zalid, Abd al-Nabi, fut accusé par Saladin et ses partisans
d’hérésie et de blasphème. L’intervention de Turan Shâh, frère de Saladin (il part
d’Égypte en février 1174), était aussi un moyen, en prenant le contrôle de Médine et
de La Mecque, et en s’emparant du Yémen, de s’assurer un gage prestigieux (les
Lieux saints de l’islam) et d’avoir un refuge en cas de complication avec Nûr al-Dîn.
 [67] Il y a là une exagération manifeste, Saladin n’ayant sans doute pris le contrôle
que de quelques arpents du désert libyen. La famille almohade, dont Abd al-Mu’min
(calife de 1130 à 1163) fut le premier calife, intronisé par le Mahdi Ibn Tumârt
fondateur du mouvement de réforme, tenait en effet solidement le Maghreb d’alors.
 [68] Calife de 1170 à 1180.
 [69] En 1173, la ville de Pise vient de renouveler son accord avec l’Égypte.
 [70] Deuxième dynastie califienne de l’Islam, qui instaure son autorité à Bagdad en
750 et la garde malgré la désintégration progressive de l’Empire jusqu’en 1258.
 [71] Le calife répondit favorablement à la demande de Saladin. Il lui confirma pleine
autorité sur ses territoires (Égypte) et ses conquêtes (Yémen, Maghreb, marges
dissidentes) ; en revanche en ce qui concerne la Syrie, il ne lui reconnaît d’autorité que
sur Damas et son territoire (occupé depuis octobre 1174 par Saladin) et encore,
seulement comme lieutenant du fils de Nûr al-Dîn, al-Salîh.
 [72] Lieutenant kurde de Nûr al-Dîn et oncle de Saladin.
 [73] Amaury Ier, roi de Jérusalem (1163-1174).
 [74] Saladin accompagne Shîrkûh en Égypte et en devient vizir en 1169.
 [75] Fils aîné de Saladin, il se vit attribuer Damas dans la succession de son père. Mort
en 1225.
 [76] Les Cornes (deux pitons rocheux) de Hattîn.
 [77] La tente du roi Guy de Lusignan.
 [78] Amaury de Lusignan, roi de Jérusalem de 1197 à 1205.
 [79] Renaud de Châtillon, régent d’Antioche (1153-1160), captif de 1160 à 1176 et
seigneur du Kerak de Moab, vaste seigneurie de l’Outre-Jourdain, jusqu’à sa mort.
 [80] Jubail ou Gibelet des Latins.
 [81] Fils de Onfroi de Toron.
 [82] Gérard de Ridefort, chevalier d’origine flamande, devenu templier en Terre sainte
et désigné maître de l’ordre en 1185. Saladin l’épargna alors qu’il fit exécuter tous les
templiers et hospitaliers prisonniers, probablement pour s’en servir pour obtenir la
reddition des places chrétiennes. Ridefort mourut le 4 octobre 1189 lors du siège
d’Acre.
 [83] On estime le total des forces franques réunies à Hattîn à 18000 hommes, au
maximum 25 000. Le nombre des chevaliers, y compris ceux des ordres militaires,
avoisinait 1 800 à 2 000.
 [84] Selon la tradition musulmane, le fait de servir de l’eau fraîche à son prisonnier
signifiait qu’on l’épargnait.
 [85] Renaud de Châtillon s’était rendu célèbre en février 1183 par sa tentative
d’attaquer les Lieux saints de l’Islam (Médine et La Mecque) avec une flotte qu’il
avait fait construire en mer Rouge. Au début de l’année 1187, le pillage par ses soins
d’une caravane allant du Caire à Damas fut le prétexte de l’intervention de Saladin
contre les Francs.
 [86] Raymond III, comte de Tripoli (1152-1187) et seigneur de Galilée, dans le
royaume, rival et opposant à Guy de Lusignan.
 [87] Eschive de Bures, dame de Tibériade, femme de Raymond III de Tripoli. Elle
tenait encore la forteresse de la ville.
 [88] Guy de Lusignan (1186-1192).
 [89] Amaury de Lusignan, futur roi de Chypre (1194-1205) et de Jérusalem (1197-
1205).
 [90]Onfroi de Toron, époux d’Isabelle, fille du roi Amaury Ier.
 [91] Guy Embriaco (famille génoise), époux d’Alix, sœur de Bohémond IV
d’Antioche et seigneur de Jebaïl (Byblos, Gibelet).
 [92] Gérard de Ridefort, maître du Temple (1185-1189).
 [93]Ville côtière, au sud de Jaffa, qui commandait la route de l’Égypte.
 [94]À l’ouest de la ville de Jérusalem, à côté de la citadelle du même nom.
 [95]Au nord de la ville, aujourd’hui porte de Damas.
 [96]Le mont des Oliviers est à l’est de la ville, et accessible par la porte de Josaphat.
 [97]Le 25 septembre 1187.
 [98]La porte de Saint-Lazare, à l’ouest de la porte de Saint-Étienne.
 [99] Machine servant à lancer des blocs de pierre contre les murailles.
 [100] Commandant des troupes kurdes campées devant Acre.
 [101] Ancien commandant des mamlûks de Shîrkûh.
 [102] Commandant des troupes musulmanes de Terre sainte.
 [103] Commandant de la garnison d’Acre.
 [104] Frère de Saladin.
 [105] C’est au retour du logis de Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, qu’il fut tué.
L’archevêque de Tyr était Joscius (v. 1187-1200), également chancelier du royaume.
 [106] Balian II d’Ibelin, seigneur de Ramlâ, qui avait défendu Jérusalem face à
Saladin en 1187.
 [107] Renaud de Sidon.
 [108] Henri de Champagne, roi de 1192 à 1197.
 [109] La véritable héritière du trône est en effet Isabelle, fille d’Amaury Ier, veuve de
Conrad qu’elle avait épousé en 1190 et enceinte de lui. Elle donnera naissance à Marie
de Montferrat qui héritera à son tour du trône. Isabelle dut épouser Henri le 5 mai
1192 ; leur fille Alix épousera le roi Hugues Ier de Chypre.
 [110] Fine analyse d"Imâd al-Dîn : la division des Francs était une aubaine pour
Saladin. Il ne peut donc avoir commandité l’assassinat. Richard, lui, avait bien
quelques mobiles ! Conrad mena effectivement, de son vivant, des négociations
parallèles à celles de Richard avec Saladin. Ce dernier choisit finalement de miser sur
Richard et c’est avec lui qu’il signa la trêve.

CROISADE ET DJIHAD AU XIIIE SIECLE*


La mort de Saladin (mars 1193) entraîne un affaiblissement de l’idée de djihâd. Ses héritiers,
formant la dynastie des Ayyûbides, d’après le nom de leur ancêtre Ayyûb, cherchent en effet à
créer une sorte de coexistence pacifique avec les Francs, ce qui n’exclut pas des conflits
militaires localisés. En effet les Ayyûbides, par fidélité au souverain fondateur de la dynastie,
utilisent le djihâd pour renforcer leur prestige plutôt que pour diriger les forces vives de
l’islam contre les Francs. Aussi rencontrent-ils une opposition des milieux piétistes, sensibles
aux valeurs de la guerre sainte et qui reprochent aux souverains d’avoir cédé des territoires
aux Francs, de coopérer militairement avec eux et de ne point réagir lorsqu’une terre
musulmane est attaquée. Les protestations contre le relâchement du djihâd rencontrent peu
d’écho, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle puissance au Proche-Orient, les Mongols. Mais il
faut attendre la chute de Bagdad et la suppression du califat abbasside (1258) pour que
s’exprime le caractère religieux de la lutte contre les Mongols.
2L’Occident profite de ce relâchement à la fin du XII e et dans les premières décennies du
XIIIe siècle pour donner une impulsion nouvelle à la croisade. Dès son avènement, le pape
Innocent III, élu en janvier 1198, envoie son légat Pierre Capuano prêcher la croisade.
Il légitime la prédication d’un curé de campagne, Foulques de Neuilly, qui exhorte à la
pénitence, s’attaque à l’usure et à la luxure et constitue un trésor de croisade avec la garantie
des autorités religieuses. Innocent III souligne l’obligation faite au chrétien de combattre pour
le Christ, comme un vassal doit combattre pour son seigneur. Des légats pontificaux doivent
conduire l’expédition. La décision de dévier vers Constantinople atteint durablement l’esprit
de la croisade ; si le monde latin se réjouit de l’unité chrétienne retrouvée grâce à la conquête
de la capitale byzantine, il ne mesure pas les fractures que provoque dans la chrétienté
orientale le pillage de Constantinople, et perd de vue la libération de la Terre sainte.
3En 1212 les croisades d’enfants renouvellent le rite collectif de purification et affirment
l’élection des pauvres et des innocents qui s’offrent en victimes pour le salut de la chrétienté
toute entière. Seule l’enfance peut attendre du miracle la reconquête de Jérusalem.
4Malgré les échecs, la papauté n’a pas renoncé à la mobilisation générale de toute l’Europe
chrétienne. Le IVe concile de Latran (1215) lui en donne l’occasion. Dans son sermon
d’ouverture, Innocent III développe le sens de la croisade, occasion éminente du sacrifice et
du martyre, à l’imitation de Jésus-Christ. Il exhorte au jeûne, aux aumônes, à la contrition,
tout en fixant les détails du projet (constitution Ad liberandum). Les « privilèges de croisade »
sont élargis à ceux qui participent aux frais ; en constituant une caisse de croisade par un
prélèvement sur les revenus des clercs, l’Église se charge d’une partie du financement. Le
pape omet tout détail sur le commandement et la destination de l’expédition. L’appel
pontifical connaît un grand succès ; en 1218, des effectifs plus nombreux que ceux de la
Troisième Croisade se dirigent vers l’Égypte, clef de la Terre sainte (Cinquième Croisade).
Saint François y arrive en 1219 : le dialogue ébauché par le Poverello d’Assise avec l’Infidèle
annonce une attitude nouvelle face aux Sarrasins ; l’idée de mission voit le jour.
5Dix ans plus tard, au grand scandale de Grégoire IX, un empereur excommunié, Frédéric II,
négocie avec le sultan la restitution de Jérusalem et des Lieux saints aux chrétiens (Sixième
Croisade). Le traité de Jaffa de février 1229 établit les bases d’une coexistence entre chrétiens
et Sarrasins. L’idée de croisade n’est pas tout à fait morte cependant. Deux princes
occidentaux, Thibaud IV de Champagne et Richard de Cornouailles, assurent aux Latins
jusqu’en 1244 la possession de Jérusalem. Puis viennent les deux expéditions de Saint Louis
qui redonnent à la croisade sa pureté d’origine (Septième Croisade). Mais elle doit bien peu à
la papauté et tout à l’initiative et à la piété du roi qui doit contraindre son entourage réticent et
ne réussit pas à susciter l’enthousiasme d’antan. La chrétienté n’en ressent que plus durement
l’échec du roi capétien en Égypte (avril-mai 1250), prélude à l’avènement d’une nouvelle
dynastie, celle des Mamlûks : esclaves turcs achetés jeunes dans les régions caucasiennes et
pontiques, et éduqués pour l’armée, les mamlûks formaient à l’origine les régiments des
armées des sultans ayyûbides ; ils prendront le pouvoir peu après la capture de Saint Louis.
Cette dynastie poursuivra dans la seconde moitié du XIIIe siècle l’élimination systématique
des dernières possessions latines en Syrie-Palestine.
Lettre du pape Innocent III au patriarche de Jérusalem (1213)
6Peu de temps avant d’organiser le concile de Latran IV (1215) qui allait faire une large place
à la croisade, Innocent III, dans une lettre adressée au patriarche de Jérusalem Albert de
Vercelli (1205-1213), exalte la vertu d’humilité, seule capable de fléchir Dieu et d’obtenir de
Lui la libération des Lieux saints.
Il charge le patriarche de transmettre au sultan al-’Âdil une lettre proposant la fin des
croisades, si ce dernier consent à rétrocéder aux chrétiens la Terre sainte.
« Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère le patriarche de
Jérusalem, légat du Siège apostolique, salut et bénédiction apostolique.
Nous avons formé un projet saint et pieux pour venir en aide à la Terre sainte pour le bien de
tous, grâce à l’inspiration divine, et nous nous efforçons de le mener à terme. Tu le
comprendras pleinement en lisant l’encyclique que nous adressons à presque tous les pays
chrétiens. Réjouis-t’en, d’autant plus largement que tu l’as plus ardemment souhaité.
Mais la très mauvaise conduite de certains des habitants de cette terre pourrait empêcher ou
simplement retarder la réalisation de ce projet salutaire, parce que leurs mauvaises actions
inclinent Dieu à la colère plutôt qu’à l’indulgence ; aussi nous t’adjurons, frère, dans ta
prudence, d’user, comme un sage médecin, de moyens variés pour guérir leur plaie mortelle,
et de t’employer à les ramener à une vraie pénitence au cas où, se pliant à tes salutaires
conseils, ils accepteraient de prendre le remède de la vertu divine qui leur permettrait de
ressentir la vertu du divin remède.
La dure obstination des Sarrasins n’a pas coutume de se laisser attendrir par les humbles
prières des chrétiens. Cependant, pour montrer notre humilité à Celui qui résiste aux
orgueilleux et qui donne la grâce aux humbles, nous avons écrit, en prenant conseil de gens
prudents et craignant Dieu, au sultan de Damas et du Caire, qui détient l’héritage du Christ,
pour l’admonester humblement dans les termes que tu verras exprimés dans nos lettres. Car,
quand il aura appris dans quelles dispositions nous sommes (qu’elles puissent cependant lui
rester cachées !), peut-être le Tout-Puissant lui fera-t-il éprouver sa crainte et fera-t-il
spontanément, parce qu’il aura été supplié avec douceur, ce qu’il pourrait être appelé à faire
malgré lui et de force. Nous voulons donc et nous t’ordonnons de lui faire envoyer, avec nos
messagers, des hommes prudents et fidèles qui s’appliquent à l’amener à notre point de vue.
Avertis cependant notre très cher fils dans le Christ, le roi Jean de Jérusalem [1], et les frères
de l’Hôpital et du Temple, et incite-les à défendre et à garder cette terre avec l’aide des
pèlerins et des gens du pays, de façon à ce que nul malheur ne l’éprouve (ce qu’à Dieu ne
plaise !), et ce en implorant sans cesse la miséricorde de Dieu.
Nous estimons ta présence auprès de nous non seulement nécessaire, mais très utile pour la
réalisation de ce projet salutaire. Aussi nous demandons à Ta Fraternité, par des lettres
apostoliques à toi adressées, de t’efforcer de venir, dans la mesure où tu pourras le faire sans
faire courir de graves dangers à la Terre sainte, au terme que nous avons fixé pour la réunion
du concile universel. Viens aussitôt que possible, en amenant avec toi des hommes experts au
conseil et d’une fidélité éprouvée, bien au fait des circonstances, des causes, des temps et des
lieux. Ainsi pourrions-nous, mieux informés, travailler beaucoup plus utilement à libérer
l’héritage du Seigneur. Enfin, vénérable frère dans le Christ, accorde-nous le secours de tes
prières, dont nous avons grand besoin, auprès du très juste Juge et du Père très bon. »
Patrologie latine, t. 216, coll. 830-832, dans J. Richard, L’Esprit de la croisade, Paris, Cerf, 1969.

Sermon de Jacques de Vitry pour la croisade


7Né entre 1160 et 1170 à Vitry-en-Perthois, Jacques de Vitry, après des études aux écoles
parisiennes, devient un prédicateur renommé auprès de l’évêque de Liège. À partir de 1214, il
participe activement à la prédication de la croisade lancée par Innocent III et est élu évêque de
Saint-Jean d’Acre en 1216. Il suit la Cinquième Croisade en Égypte, résigne son évêché
d’Acre en 1228 et meurt à Rome en 1240.
Dans ce sermon, destiné à susciter des vocations des croisés, Jacques de Vitry exalte la gloire
de la croix du Christ, qui rejaillit sur l’ensemble de la famille du croisé, lui apportant la
rémission totale des péchés.
« Sur la gloire de la croix, qui doit nous glorifier, et sur la grandeur de l’indulgence qui peut
profiter aux épouses, enfants et parents des croisés, qu’ils soient vivants ou morts.
L’apôtre [2] dit avec raison :
"Que je ne me glorifie pas, si ce n’est dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ", comme
s’il disait : certains se glorifient de la puissance de leurs titres, d’autres de la noblesse de
leur famille, d’autres de la beauté de la chair, d’autres de leur force corporelle, d’autres de
la vitesse de leur course, d’autres de leur habileté de langage. Nous devons nous glorifier de
la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ ; celui qui possède en lui la vertu de la croix, peut
justement se glorifier en elle.
Pour cette raison, les croisés qui se préparent au service de Dieu, se confessent en vérité et en
contrition ; s’ils meurent au service du Christ, ils sont considérés comme de vrais martyrs,
libérés des péchés véniels et mortels, de toute pénitence qui leur fut imposée, absous de la
punition de leurs péchés en ce monde, de la peine du purgatoire dans l’autre, exempts des
tourments de l’enfer, couronnés de gloire et d’honneur dans une éternelle béatitude.
Les épouses et les enfants bénéficient de ces faveurs s’ils participent aux dépenses. Mais les
croisés peuvent aussi aider grandement leurs parents défunts qui leur ont laissé leurs biens, si
les croisés prennent la croix avec l’intention d’aider leurs parents. S’il est possible de venir
en aide aux défunts par des aumônes et des œuvres pieuses, y a-t-il plus grande aumône que
de s’offrir soi-même et ses biens à Dieu et de donner son âme au Christ, de laisser derrière
soi épouse, enfants, parents et lieu de naissance pour le seul service du Christ, de s’exposer
aux dangers sur terre, aux dangers sur mer, aux dangers des voleurs, aux dangers des
pilleurs, aux dangers de la guerre pour l’amour du Crucifié ? Donc, n’ayez aucun doute que
le pèlerinage apporte non seulement à vous-mêmes la rémission de vos péchés et la
récompense de la vie éternelle, mais aussi à vos épouses, enfants et parents, vivants ou morts,
tout le bien que vous pourrez faire au cours du voyage.
C’est là l’indulgence entière et plénière que le pape vous concède, selon le pouvoir des clefs
que Dieu lui a remises. C’est comme une fontaine d’ablution ouverte pour la maison de
David [3], qui purifie des péchés et procure les récompenses célestes. »
Ch.-T. Maier, Crusade Propaganda and Ideology. Model Sermons for the Preaching of the Cross, Cambridge,
2000, p. 113. Traduction française des auteurs.

La Cinquième Croisade (1217-1221)


8Lancée lors du quatrième concile de Latran (11 novembre 1215), l’appel à la croisade
est largement diffusé. La papauté (Innocent III d’abord, puis son successeur Honorius III élu
en 1216) s’appuie sur le profond mouvement de renaissance religieuse qu’atteste au même
moment la création des ordres mendiants. Elle souhaite faire de la croisade une mobilisation
générale de l’Europe chrétienne.
9De partout, l’appel est entendu, mais surtout dans les États périphériques de l’Occident, qui
n’avaient guère participé aux expéditions antérieures. Les premières troupes partent
d’Autriche, sous le commandement du duc Léopold VI, et de Hongrie, sous celui du roi
André II. Elles sont rejointes à Acre par des contingents flamands et chypriotes.
10Plutôt que de tenter la reconquête de la Ville sainte, le conseil des barons décide d’affaiblir
les forces musulmanes par de rapides chevauchées, sans grand résultat.
Au printemps 1218, le roi de Jérusalem, Jean de Brienne, fait décider la conquête de l’Égypte,
moins pour elle-même que pour en obtenir une décision militaire face à l’adversaire principal
des Francs et s’assurer ainsi une mainmise définitive sur la Terre sainte.
L’armée croisée débarque à Damiette, à la surprise totale des Égyptiens, s’empare de la tour
de la Chaîne, qui défendait l’entrée du Nil (24 août 1218), puis de la ville elle-même (5
novembre 1219). Dans sa correspondance, Jacques de Vitry évoque cette phase heureuse de la
Cinquième Croisade.
11L’arrivée du légat pontifical Pélage, qui préconise la conquête totale de l’Égypte, aggrave
les dissensions au sein de l’armée croisée, dont les chefs refusent les offres de négociation du
sultan ayyûbide al-Kâmil. Attendant vainement des renforts de l’Occident, et en particulier la
venue annoncée et maintes fois reportée de Frédéric II, Pélage ordonne en juin 1221 la
marche vers Le Caire. Mais, arrêtés par la puissante forteresse de la Mansûra et par la crue du
Nil, les croisés doivent capituler et restituer Damiette, pour obtenir une libre retraite et une
trêve de huit années. Comme paraît isolée la voix de saint François d’Assise qui, au milieu
des combats, vient prêcher le christianisme au sultan et lance l’idée d’une mission chrétienne
auprès des Infidèles !

1. Épisode du siège de Damiette par les Francs (24 août 1218)


« Un conseil réunit un certain jour tous les capitaines [...] il fut décidé par tous unanimement
à l’inspiration du Saint-Esprit de gagner Babylone [4] ; il advint ainsi qu’on prit la mer à
Acre au jour de l’ascension du Seigneur [24 mai 1218], et l’on parvint heureusement, grâce à
Dieu, à la très grande ville égyptienne de Damiette sur la rive du fleuve du paradis [5]. Là,
l’armée chrétienne a tenu jusqu’à naguère dans une île de ce fleuve, attaquant la ville elle-
même pour l’enlever aux ennemis ; elle avait d’abord affaire à une tour qui se dresse au
milieu du cours d’eau ; extrêmement forte, et munie de fortifications sans pareilles, celle-ci
empêchait toute avance des nôtres sur le fleuve, et leur aurait interdit toute possibilité de
prendre d’assaut la ville, s’ils n’avaient pu s’en emparer heureusement, grâce à Dieu, après
de nombreux travaux et flots de sueur, mais non sans perdre nombre d’hommes de valeur :
elle a été prise avec l’aide de Dieu le jour de la Saint-Barthélemy [24 août 1218], avec CXIII
prisonniers – sans compter les tués et ceux qui se sont noyés en voulant s’évader. À présent
donc tous les nôtres ont le désir et l’unique volonté de traverser le fleuve, et d’attaquer par la
partie basse le sultan de Babylonie, qui leur est opposé avec une armée innombrable de
l’autre côté de la rive, et d’enlever la ville elle-même dans un assaut viril et, en troisième lieu,
de lancer une vigoureuse offensive contre leurs vaisseaux et galères ; et qu’ainsi la main de
Dieu défasse les ennemis de la croix du Christ, et élève ses fidèles toujours plus haut dans les
louanges du Christ. Amen. »
Jacques de Vitry, Lettres de la Cinquième Croisade, éd. R.B.C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1998, p. 85.

2. Le récit d’Ibn al-Athîr


« Les Francs revenus du siège d’at-Tûr [6] demeurèrent à Acre jusqu’au début de l’année
615, puis se dirigèrent par mer vers Damiette où ils arrivèrent en Safar [mai 1218] ; ils
jetèrent l’ancre à al-Giza. Le Nil les séparait de Damiette ; un bras du fleuve débouche dans
la mer près de cette ville.
[Les Égyptiens] y avaient construit une solide et haute tour, avec de massives chaînes de fer,
tendues sur le fleuve jusqu’aux remparts de Damiette, pour empêcher les navires qui venaient
de la mer de remonter le Nil et de pénétrer en territoire égyptien [...]. La tour était bien
garnie de défenseurs.
Al-Malik al-Kâmil, fils d’al-Malik al’Âdil, seigneur de Damiette et de toute l’Égypte [7],
s’était installé dans une localité nommée al-’Adiliyya, près de Damiette ; de là il envoyait
constamment des troupes dans la ville pour empêcher l’ennemi de pénétrer dans son
territoire. Les Francs, tout en attaquant sans arrêt la tour, n’obtinrent aucun résultat ; leurs
machines de guerre et leurs engins furent détruits, mais ils persévérèrent dans l’assaut de la
forteresse et restèrent ainsi quatre mois sans réussir à l’enlever. Passé ce délai, ils parvinrent
à s’en emparer et coupèrent les chaînes pour permettre à leurs navires de naviguer sur les
eaux du Nil ; ainsi ils purent prendre solidement pied sur la terre ferme. À la place des
chaînes, al-Malik al-Kâmil fit alors installer un grand pont qui leur interdisait de remonter le
Nil. Les Francs l’attaquèrent avec acharnement et réussirent à le couper. Al-Kâmil réunit
alors un grand nombre de bâtiments de charge et les coula dans le Nil, ce qui les empêcha de
passer. Ce que voyant, les Francs utilisèrent un canal, appelé al-Azraq, par où autrefois
passait le Nil. Ils le creusèrent et l’approfondirent en amont des bâtiments qui obstruaient le
fleuve ; ils y amenèrent les eaux du fleuve jusqu’à l’embouchure, et firent remonter, par ce
chemin, leurs navires jusqu’au lieu-dit Bûra situé dans la terre d’al-Giza, en face duquel se
trouvait al-Malik al-Kâmil qu’ils voulaient attaquer depuis cet endroit : en effet ils ne
pouvaient autrement le combattre car Damiette constituait un barrage infranchissable qui
séparait les deux armées. Donc, quand ils furent à Bûra, ils se trouvèrent en face de lui et
commencèrent à l’attaquer par le fleuve, mais leurs assauts répétés n’eurent aucun succès et
ne changèrent en rien la position de ceux de Damiette, qui recevaient sans interruption
renforts et ravitaillement, le Nil s’interposant entre eux et les Francs [...].
Il advint alors, par la volonté du Très-Haut, qu’al-Malik al-’Âdil mourut en Djûmâdâ 2 615
[août 1218], comme nous le raconterons s’il plaît à Dieu. Sa mort affaiblit le moral de la
population, car c’était lui le vrai sultan ; ses fils, malgré leur titre de roi, lui étaient
subordonnés, et c’était lui qui commandait et qui les avait désignés rois des diverses
provinces [8] [...]. L’armée ayant perdu son sultan, chacun se trouva libre d’agir à sa guise,
sans s’occuper du sort même de ses proches : les soldats ne purent prendre avec eux les
tentes, les provisions, les armes, les biens sauf ceux qui étaient légers et faciles à porter ; ils
laissèrent tout le reste là où il se trouvait, ravitaillement, armes, montures et tentes, et
partirent rejoindre al-Kâmil.
Le matin suivant, les Francs ne virent plus un seul musulman sur la rive du Nil et se
demandèrent d’abord ce qui était arrivé ; une fois qu’ils furent informés du véritable état des
choses, ils passèrent tranquillement le Nil, sans rencontrer d’opposition ni de défense et
pénétrèrent sur le territoire de Damiette. Cela advint le vingt Dju-l-kade 615 [8 février 1219],
et ils levèrent dans le camp musulman un butin inimaginable. Al-Malik al-Kâmil se préparait
à quitter l’Égypte car il ne se fiait à personne dans son armée et les Francs auraient pu
s’emparer de tout le pays sans effort ni peine ; heureusement Dieu fit cette grâce aux
musulmans : al-Malik al-Mu’azzam ’Îsâ, fils d’al-’Âdil [9], rejoignit son frère al-Kâmil deux
jours après ces événements, alors que tous étaient en grande agitation. À son arrivée, al-
Kâmil reprit espoir et courage et, revigoré, resta sur ses positions [...].
Quand les Francs furent passés sur le territoire de Damiette, tous les Arabes nomades des
diverses tribus se réunirent, razzièrent les régions proches de la ville, coupèrent les routes et
pillèrent, causant plus de dommages et de mal aux musulmans que les Francs eux-mêmes
[...].
Les Francs donc bloquèrent Damiette et l’attaquèrent par terre et par mer, en élevant, selon
leur habitude, des retranchements pour se protéger des attaques des musulmans.
Après une longue lutte, les défenseurs furent réduits à toute extrémité, à court de vivres, et
fatigués par des combats perpétuels : en effet les Francs étaient si nombreux qu’ils pouvaient
se relayer au combat, alors qu’il n’y avait pas à Damiette assez d’hommes pour leur
permettre de soutenir leur défense en se relayant. Malgré cela, ils surent vaillamment résister
bien que le bilan des pertes en morts, blessés et malades, s’avérât lourd. Le siège dura
jusqu’au vingt-sept Shaban 616 [8 novembre 1219] ; les survivants, en raison de leur petit
nombre et des difficultés de ravitaillement, ne pouvaient plus défendre la ville ; ils la
rendirent aux Francs contre la vie sauve ; certains d’entre eux partirent, d’autres restèrent,
incapables de bouger, et tout le monde se dispersa. »
Traduction dans F. Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition 1996, pp. 282-
286.

3. Saint François auprès du sultan (1219)


12Ernoul était un serviteur de Balian d’Ibelin, le défenseur de Jérusalem en 1187 (voir le
chapitre 5 p. 109). Sa chronique se présente comme une continuation de Guillaume de Tyr.
Elle est perdue mais on en connaît un abrégé fait par Bernard, trésorier de l’abbaye Saint-
Pierre de Corbie qui l’introduisit dans sa chronique rédigée, elle, vers 1231. Saint François a
souhaité, dès 1212, partir en mission pour évangéliser les musulmans ; seules les
circonstances ont retardé ce départ jusqu’au moment de la Cinquième Croisade. Il arrive à
Damiette pendant le siège (qui dure de mai 1218 à novembre 1219). On connaît la version
officielle franciscaine (celle de saint Bonaventure dans sa vie de saint François) de la tentative
faite par François et son compagnon de convertir le sultan al-Kâmil (1218-1238), fils d’al-
’Âdil et neveu de Saladin. La version de Bernard le Trésorier est plus proche des faits. Il
apparaît, à le lire, que l’initiative de François a beaucoup amusé le sultan et il ne faut sans
doute pas accorder à cette initiative plus d’importance qu’elle n’a eue sur le moment (le
chroniqueur ignore d’ailleurs le nom de François). Du moins cette démarche est-elle
significative d’une nouvelle approche de la croisade : non pas un refus de celle-ci, mais la
volonté d’y associer la mission et l’objectif de la conversion.
« Maintenant je vais vous parler de deux clercs [10] qui étaient dans l’ost à Damiette. Ils
vinrent devant le cardinal [11] et lui dirent qu’ils voulaient aller prêcher devant le soudan
[sultan] mais qu’ils ne voulaient pas partir sans avoir congé de lui. Et le cardinal leur dit
qu’il ne leur donnerait pas congé et qu’il ne leur commandait pas d’aller, car il ne voulait
pas donner congé à quiconque d’aller dans un tel lieu où ils seraient tués, car il savait bien
que s’ils y allaient, ils n’en reviendraient jamais [12]. Ils répondirent que s’ils y allaient il n’y
aurait point de péché, car il ne les envoyait pas ; mais qu’il souffre de les laisser aller. Ils
l’implorèrent beaucoup. Quand le cardinal vit qu’ils avaient tellement volonté d’y aller, il
leur dit :
"Seigneur, je ne sais ce que sont vos cœurs et vos pensées, ni si elles sont bonnes ou
mauvaises, et si vous y allez, prenez garde que votre cœur et vos pensées soient toujours
tournées vers Dieu". Ils répondirent qu’ils ne voudraient pas y aller si ce n’était pour le bien
de Dieu. Alors le cardinal leur dit que, dans ces conditions, ils pouvaient y aller s’ils
voulaient mais que ce n’était pas par son congé.
Alors les clercs quittèrent l’ost des chrétiens et s’en allèrent vers l’ost des Sarrasins. Quand
les Sarrasins qui faisaient le guet les virent venir, ils pensèrent qu’ils venaient pour porter un
message ou pour renier [13]. Ils allèrent à leur rencontre, les prirent et les emmenèrent pour
les présenter au soudan. Quand ils furent devant le soudan, ils le saluèrent ; Le soudan les
salua aussi, puis leur demanda s’ils voulaient être sarrasins ou s’ils étaient venus en
messagers. Et ils répondirent que jamais ils ne seraient sarrasins mais qu’ils étaient venus
devant lui en messager, de par Dieu et pour sauver son âme à Dieu. Si vous ne voulez pas
croire, dirent-ils, nous prierons pour rendre votre âme à Dieu, car nous vous disons pour vrai
que si vous mourez dans la Loi où vous êtes, vous êtes perdus, et Dieu ne recevra pas votre
âme. Et c’est pour cela que nous sommes venus vers vous. Si vous voulez nous ouïr et
entendre, nous vous montrerons par droite raison, devant les plus prud’hommes de votre
terre, si vous les convoquez, que votre Loi est mauvaise.
Le soudan leur répondit qu’il avait des archevêques, évêques et de bons clercs de sa Loi [14],
et que sans eux il ne pouvait les entendre. Les clercs lui répondirent : "De cela nous sommes
très contents. Convoquez-les et si nous ne pouvons leur démontrer par droite raison que ce
que nous vous disons est vrai, et que votre Loi est mauvaise, s’ils veulent nous ouïr et
entendre, faites-nous couper la tête."
Le soudan les envoya chercher et ils vinrent devant lui dans sa tente. Et il y eut là les plus
hauts hommes et les plus sages de sa terre et les deux clercs y furent aussi. Quand ils furent
tous assemblés, le soudan leur dit pourquoi il les avait convoqués, et alors leur dit pourquoi il
les avaient assemblés, et ce que les clercs lui avaient dit, et pourquoi ils étaient venus. Et ils
lui répondirent : "Sire, tu es l’épée de la Loi, et tu dois maintenir la Loi et la garder. Nous te
commandons, de par Dieu, et de par Mahomet qui nous donna la Loi, que tu leur fasses
couper la tête, car nous ne voulons pas entendre ce qu’ils disent et nous vous défendons que
vous écoutiez ce qu’ils disent, car la Loi défend qu’on entende aucune prédication. Et s’il est
quelqu’un qui veuille parler ou prêcher contre la Loi, la Loi commande qu’on lui coupe la
tête [15]. Et pour ça nous te commandons, de par Dieu et par la Loi que tu leur fasses couper
la tête car ainsi le commande la Loi."
Alors ils prirent congé et s’en allèrent, ne voulant pas en entendre davantage. Et le soudan
resta avec les deux clercs. Lors le soudan leur dit : "Seigneurs, ils m’ont dit de par Dieu et de
par la Loi, que je vous fasse couper la tête, car ainsi l’ordonne la Loi ; mais j’irai un peu
contre le commandement et je ne vous ferai pas couper la tête, car ce serait une mauvaise
réponse à ce que vous avez fait de vous mettre en aventure de mourir pour mon âme, pour la
rendre à Dieu." Après le soudan leur dit que s’ils voulaient demeurer avec lui, il leur
donnerait de grandes terres et de grandes possessions ; et ils lui dirent qu’ils ne
demeureraient pas plus longtemps puisque l’on ne voulait ni les entendre, ni les écouter. Ils
s’en retourneraient dans l’ost des chrétiens, si tels étaient ses ordres.À cela le soudan leur
répondit qu’il les ferait volontiers reconduire dans l’ost en toute sûreté [...].Le soudan leur fit
donner à manger et à boire et quand ils eurent mangé assez, ils prirent congé du soudan et il
les fit conduire sûrement dans l’ost des chrétiens. »
Ernoul et Bernard le Trésorier, Chronique, éd. L. de Mas-Latrie, Paris, Société de l’histoire de France, 1871,
pp. 431-435.

La croisade de Frédéric II (1228-1229)


13Frédéric II a pris la croix dès 1215, cinq ans avant son couronnement impérial. Mais, retenu
par les affaires germaniques et italiennes, il tarde à répondre aux sollicitations pressantes du
pape Honorius III. Les troupes de la Cinquième Croisade, cantonnées en Égypte, attendent
vainement sa venue. En 1225, l’empereur épouse la fille de Jean de Brienne, Isabelle, héritière
du royaume de Jérusalem, et renouvelle son vœu de croisade.
Le nouveau pape, Grégoire IX, élu au printemps 1227, menace Frédéric II
d’excommunication s’il tarde à partir. L’empereur s’embarque en septembre 1227, mais,
malade, diffère sa campagne, encourant ainsi la sentence pontificale. L’empereur avait établi
des contacts avec al-Kâmil, lui promettant d’aider le sultan contre son frère de Damas, al-
Mu’azzam.
14Parti excommunié, en juin 1228, Frédéric II fait étape en Chypre, où il veut imposer ses
droits de souveraineté contre les barons, et en particulier le clan des Ibelin. Arrivé à Acre, il
contraint al-Kâmil à la négociation et reprend, sans combats, par le traité de Jaffa (18 février
1229) la ville de Jérusalem, moins l’esplanade du Temple, les régions de Nazareth, de Ramla
et de Bethléem. Il se rend ensuite au Saint-Sépulcre et s’y couronne lui-même, au grand
scandale des pèlerins et du patriarche de Jérusalem qui ne pardonne pas un succès
diplomatique à un empereur en rupture avec l’Église.
15Le traité de Jaffa a néanmoins permis d’obtenir des résultats non négligeables : la
restitution de Jérusalem, qui restera aux mains des chrétiens jusqu’en 1244, l’élargissement
des territoires d’Acre, de Tyr et de Sidon, et une paix générale garantie pour dix ans. Mais la
« tyrannie impériale » a suscité discorde et guerre civile et, par là, affaibli les États francs.
16Cadi et lettré, Ibn Wâsil apporte un témoignage précieux sur ces événements. Né à Hama
en 1208, il vécut dans l’entourage des princes ayyûbides de Kerak, de Hama et du Caire où il
assista à l’établissement de la dynastie mamlûke. Il fut envoyé en ambassade par Baybars
auprès du roi de Sicile, Manfred, et termina sa vie comme grand cadi de Hama (1298). Il
écrivit des traités de logique et d’astronomie et surtout laissa une chronique, le Mufarrij al-
Kurûb. Son ouvrage, qui aboutit à l’année 1263, est une source précieuse pour l’histoire des
Ayyûbides et des croisades du XIIIe siècle. Il rend compte notamment du traité de Jaffa, dont
le texte latin n’a pas été préservé.

1. Le traité de Jaffa (février 1229)


« Les tractations se poursuivirent donc entre al-Malik al-Kâmil [16] et l’empereur, dont
l’objectif restait fixé sur ce qui avait été précédemment convenu entre al-Kâmil et lui-même
avant la mort d’al-Mu’azzam [17]. Le roi des Francs refusait de rentrer dans son pays sinon
aux conditions préétablies : remise de Jérusalem et d’une partie des conquêtes de Saladin,
alors qu’al-Malik al-Kâmil ne voulait rien savoir pour lui céder ces territoires.
On finit par s’entendre sur la cession de Jérusalem, à condition qu’elle resterait sans
défense ; qu’on n’en relèverait pas les murailles ; que rien à l’extérieur n’appartiendrait aux
Francs, tous les villages suburbains restant aux musulmans, avec un gouverneur à eux
résidant à al-Bira, dans la province de Jérusalem ; que de même la zone sacrée de Jérusalem
avec la mosquée du saint Rocher [18] et la mosquée al-Aqsâ [19] resteraient accessibles aux
musulmans ; lesquels doivent en assumer l’administration et y célébrer leur culte comme par
le passé, tout en autorisant les Francs qui le désirent à les visiter. Les Francs exceptèrent du
traité quelques petits villages sur la route d’Acre à Jérusalem qui demeurèrent sous leur
autorité à la différence de la majeure partie de la province.
Le sultan al-Malik al-Kâmil pensa que, s’il avait rompu avec l’empereur sans lui donner
entière satisfaction, il en serait résulté une guerre avec les Francs et une rupture
irrémédiable qui lui eût fait perdre tous les objectifs pour lesquels il s’était mis en marche. Il
voulut donc donner satisfaction aux Francs en leur cédant Jérusalem démantelée et en
concluant en même temps une trêve ;
Par la suite il pourrait récupérer toutes ces concessions quand il le voudrait. C’est l’émir
Fakhr al-Dîn ibn ash-Shaykh [20] qui conduisit les négociations ; on discuta aussi de divers
sujets à propos desquels l’empereur envoya à al-Kâmil des questions difficiles de philosophie,
de géométrie et de mathématiques pour mettre à l’épreuve les savants de sa cour. Le sultan
soumit les questions de mathématiques au shaykh ’Alam al-Dîn Qaysar [21], maître en cet
art, et le reste à un groupe de sages qui surent répondre à toutes les questions. Puis le sultan
et l’empereur jurèrent d’observer les termes de l’accord et établirent une trêve pour un temps
déterminé. Ainsi furent réglées les questions en litige et chacune des parties se sentit sûre de
l’autre. On m’a rapporté que l’empereur dit à l’émir Fakhr al-Dîn : "Si je ne craignais une
perte de prestige aux yeux des Francs, je n’aurais pas imposé au sultan ces conditions. Je
n’ai aucune visée effective sur Jérusalem ni sur quelque autre terre, mais j’ai voulu seulement
prendre soin de mon honneur devant la chrétienté." [Cette trêve fut établie pour dix ans, cinq
mois, et quarante jours, à partir du 28 Rebî 1 626 (24 février 1229)].
La trêve fut conclue ; le sultan fit proclamer à Jérusalem que les musulmans devaient quitter
la ville et la remettre aux Francs. Les musulmans sortirent au milieu des cris, des pleurs et
des lamentations. Cette décision déplut fortement à tout le monde musulman, qui fut attristé
au su de cette perte et désapprouva ou blâma l’acte du sultan al-Kâmil, étant donné que la
reconquête de cette noble ville et sa libération des mains des Infidèles avaient été une des
plus grandes actions d’al-Malik al-Nâsir Saladin – Dieu sauve son âme. Mais al-Malik al-
Kâmil, d’heureuse mémoire, savait bien que les Francs ne pourraient pas se défendre dans
Jérusalem sans murailles, et que, quand il aurait atteint son but et qu’il tiendrait la situation
en main, il purifierait Jérusalem des Francs et les en chasserait. "Nous ne leur avons
accordé, dit-il, que les églises et des maisons en ruines. La zone sacrée, le Rocher vénéré et
tous les autres sanctuaires, but de nos pèlerinages, restent, comme ils l’étaient, sous notre
administration et autorité ; les rites islamiques y sont en vigueur comme auparavant et les
musulmans ont reçu un gouverneur pour leurs provinces et leurs districts ruraux." »
Ibn Wâsil, Le Dissipateur des incertitudes autour de l’histoire des Awûbides, traduction F. Gabrieli dans
Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition 1996, pp. 296-297.
2. La visite de Frédéric II à Jérusalem
« Cela fait, l’empereur demanda au sultan la permission de visiter Jérusalem. Le sultan la lui
accorda et ordonna au cadi de Naplouse, Sham al-Dîn, d’heureuse mémoire, qui jouissait
d’un grand prestige auprès de la maison ayyûbide, de se mettre au service de l’empereur
pendant la durée de sa visite et jusqu’à son retour à Acre. L’auteur, Djamâl al-Dîn ibn Wâsil,
dit : "Voici ce que m’a raconté le cadi Sham al-Dîn : "Quand l’empereur roi des Francs vint
à Jérusalem, je me tins à ses côtés comme me l’avait ordonné le sultan al-Malik al-Kâmil, et
j’entrai avec lui dans l’enceinte sacrée où il observa les sanctuaires mineurs. J’entrai ensuite
avec lui dans la mosquée al-Aqsâ, dont il admira l’architecture, de même que celle du
sanctuaire du Rocher [22]. Arrivé à la niche de la prière [23], il en admira la beauté,
contempla émerveillé la chaire [24] et en gravit les escaliers jus-130 qu’au sommet ; il
redescendit, me prit la main et nous retournâmes vers al-Aqsâ. Là il trouva un prêtre qui,
évangile à la main, voulait entrer dans al-Aqsâ. L’empereur se mit à crier : "Qu’est-ce qui t’a
amené ici ? Par Dieu, si l’un d’entre vous revient ici sans permission, je lui crèverai les
yeux ! Nous sommes les esclaves et les serviteurs du sultan al-Malik al-Kâmil. Il nous a
gracieusement donné ces églises, à vous et à moi. Qu’aucun d’entre vous n’ose s’éloigner de
la place qui est la sienne !"
Le prêtre s’en alla tout tremblant. L’empereur se rendit à la maison où on lui avait réservé un
logement et s’y installa. Je recommandai au muezzin, dit le cadi Sham al-Dîn, de ne pas
chanter l’appel à la prière cette nuit-là par égard pour le souverain. Quand, au matin,
j’entrai chez lui, il me dit : "Ô cadi, pourquoi les muezzins n’ont-ils pas appelé à la prière
selon la coutume ? – Ton humble esclave, répondis-je, les en a empêchés par égard et respect
pour ta majesté. – Tu as mal agi, répondit-il ; mon principal désir, en passant la nuit à
Jérusalem, était d’entendre l’appel à la prière du muezzin et leurs louanges à Dieu pendant la
nuit." Puis il partit et s’en retourna à Acre.
Quand arriva à Damas la nouvelle de la remise de Jérusalem aux Francs, al-Malik al-
Nâsir [25] se mit à blâmer son oncle, al-Malik al-Kâmil, afin de lui aliéner les sentiments de
la population, et il ordonna au prédicateur, le shaykh Sham al-Dîn Yûsuf, neveu du shaykh
Djamâl al-Dîn ibn al-Djawzî, orateur éloquent fort bien apprécié du peuple, de prêcher dans
la grande mosquée de Damas. Il devait évoquer les fastes de Jérusalem, les histoires et les
traditions pieuses qui lui sont rattachées, attrister les gens sur son sort, parler de
l’humiliation et de la consternation que sa cession aux Infidèles infligeait aux musulmans. Al-
Malik al-Nâsir Dâwûd se proposait ainsi d’écarter le peuple d’al-Malik al-Kâmil et de
s’assurer de son loyalisme pour le combattre. »
Ibn Wâsil, Le Dissipateur des incertitudes autour de l’histoire des Ayyûbides, traduction F. Gabrieli dans
Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition 1996, pp. 297-298.

La Septième Croisade (1248-1250)


17La croisade de Saint Louis, minutieusement préparée pendant quatre ans, commença par un
rapide succès avec la prise pratiquement sans combat de Damiette. La suite fut moins
heureuse et les Égyptiens défendirent solidement Mansûra, qui barrait la route du Caire.
Les Francs ne parvinrent pas à trouver de gué avant février 1250 ; ils franchirent ensuite le
chenal qui leur barrait l’accès à la ville. Malgré les ordres du roi, son frère Robert d’Artois
n’attendit pas que l’ensemble de l’armée ait franchi le gué et fonça sur Mansûra ;
Ses troupes furent défaites dans le combat de rue. L’armée du roi ne parvint pas à stabiliser sa
situation et le roi dut se résoudre à remonter sur Damiette. Il ne put y parvenir et dut se rendre,
le 5 avril 1250.
18Peu après, son compagnon et futur biographe Jean de Joinville (v. 1225-1317) fut fait
prisonnier. Sénéchal du comté de Champagne, il suivit Saint Louis en croisade et devint son
conseiller et son ami. À partir des notes qu’il prit alors, il écrivit une Vie de Saint Louis, sur la
commande de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel. La rédaction est datée de
1305-1309. Esprit curieux et bon observateur, il laisse de la croisade une approche bien
documentée, très vivante et personnelle.

1. La bataille de Mansûra (février 1250)


« Nous avons déjà dit que les Francs s’étaient placés face aux musulmans et que la lutte
s’était ouverte entre les deux parties, séparées par le bras nilotique d’Ashmûn, petit canal
comportant quelques gués étroits [26]. Un musulman indiqua aux Francs un de ces gués où le
passage était sûr : les Francs y arrivèrent au matin du mardi cinq Dju-l-kade [10 février
1250] et les musulmans les virent tout d’un coup dans leur camp. L’émir Fakhr al-Dîn Yûsuf
b. al-Shaykh ash-Shuyûkh prenait son bain quand on vint lui dire que les Francs avaient
surpris les musulmans ; tout égaré, il sauta en selle sans armure ni autre arme défensive ;
Une troupe de Francs s’abattit sur lui et le tua – Dieu lui fasse miséricorde ! C’était un bon
émir, sage, cultivé, généreux et sagace, de hautes vues et de grand cœur, sans égal parmi ses
frères ni même ailleurs ; il avait accumulé les bonnes actions et s’était élevé à une très haute
position tout près du trône d’al-Malik al-Sâlih Najm al-Dîn Ayyûb. Son ambition le poussait
même à aspirer à l’occuper mais Dieu lui rompit la vie comme martyr de la foi [27].
Le roi des Francs [28] pénétra dans Mansûra et arriva jusqu’au palais du sultan. Les Francs
se dispersèrent dans les rues étroites de la ville, cependant que les militaires, les civils et le
petit peuple fuyaient en désordre. L’Islam allait recevoir un coup mortel et les Francs étaient
déjà sûrs de la victoire. Ce fut une chance pour les musulmans que les Francs se fussent
dispersés dans les rues ; au moment du danger suprême, on vit s’avancer le bataillon turc des
mamlûks d’al-Sâlih, Bahrites et Djamdârites [29]. Ces lions de la guerre, ces vaillants
cavaliers, chargèrent l’ennemi comme un seul homme et par cette charge le rompirent et le
repoussèrent. Les Francs furent massacrés de partout, à coups de masses et d’épées. Les
Bahrites en firent un carnage et les poursuivirent dans les rues de Mansûra où les Francs
perdirent mille cinq cents de leurs meilleurs chevaliers. Pendant ce temps, leur infanterie
était arrivée au pont al-Mansûr, sur le canal d’Ashmûn, et allait le franchir. Et si la défense
avait molli, si l’infanterie franque avait réussi à passer en force du côté des musulmans, il en
serait résulté un désastre irréparable parce que, nombreuse comme elle était, elle aurait
défendu sa chevalerie [30]. [Mais il n’en fut pas ainsi] et sans l’étroitesse du champ de
bataille – on combattait en effet dans des sentiers et des ruelles – les nôtres auraient
exterminé les Francs jusqu’au dernier. Au contraire, les survivants réussirent à se mettre à
l’abri et à se réfugier à Jadila où ils se regroupèrent, tandis que la nuit tombante séparait les
deux camps. »
Ibn Wâsil, traduction F. Gabrieli dans Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition 1996,
pp. 317-318.
2. Joinville prisonnier (8 avril 1250)
« Le grand amiral des galères m’envoya chercher et me demanda si j’étais cousin du roi ; et
je lui dis que non, et je lui racontai comment et pourquoi le marinier avait dit que j’étais
cousin du roi [31]. Et il dit que j’avais agi en sage, car autrement nous aurions été tous tués.
Et il me demanda si je tenais en quelque manière au lignage de l’empereur Frédéric
d’Allemagne, qui alors vivait ; et je lui répondis que je savais que madame ma mère était sa
cousine germaine [32], et il dit qu’il m’en aimait d’autant mieux.
Pendant que nous mangions, il fit venir un bourgeois de Paris devant nous. Quand le
bourgeois fut venu, il me dit : "Sire, que faites-vous ? – Que fais-je donc ? dis-je – Au nom de
Dieu, dit-il, vous mangez de la viande le vendredi !" Quand j’entendis cela, je repoussai mon
écuelle. Et l’amiral demanda à mon Sarrasin pourquoi j’avais fait cela, et il le lui dit ; et
l’amiral lui répondit qu’assurément Dieu ne m’en saurait mauvais gré, puisque je ne l’avais
pas fait sciemment.
Et sachez que c’est la réponse que me fit le légat [33], quand nous fûmes hors de captivité. Et
pour cela je ne laissai pas de jeûner ensuite tous les vendredis du carême, au pain et à l’eau ;
ce pourquoi le légat se fâcha très vivement contre moi, parce qu’il n’était resté avec le roi,
parmi les hommes de haut rang, que moi.
Le dimanche après [10 avril 1250], l’amiral me fit débarquer sur la rive du fleuve avec tous
les autres prisonniers qui avaient été pris sur l’eau. Pendant que l’on tirait messire Jean, mon
bon prêtre, de la soute de la galère, il s’évanouit ; et on le tua et on le jeta dans le fleuve.
Son clerc, qui s’évanouit lui aussi à cause de la maladie de l’armée qu’il avait, on lui lança
un mortier à la tête ; et il fut tué et on le jeta dans le fleuve.
Tandis que l’on faisait débarquer les autres malades des galères où ils avaient été
prisonniers, il y avait des Sarrasins prêts, les épées toutes nues, et tous ceux qui tombaient, ils
les tuaient et les jetaient tous dans le fleuve. Je leur fis dire, par mon Sarrasin, qu’il me
semblait que ce n’était pas bien fait, car c’était contre les enseignements de Saladin [34], qui
dit que l’on ne devait tuer aucun homme après qu’on lui ait donné à manger de son pain et de
son sel. Et l’amiral me répondit que ce n’étaient pas des hommes qui aient quelque valeur,
puisqu’ils n’avaient pas l’usage de leurs membres à cause des maladies qu’ils avaient.
Il fit amener mes mariniers devant moi et me dit qu’ils étaient tous renégats ; et je lui dis qu’il
n’ait jamais confiance en eux, car aussi vite qu’ils nous avaient abandonnés ils les
abandonneraient, s’ils en voyaient le moment et le lieu. Et l’amiral me fit cette réponse qu’il
était d’accord avec moi, car Saladin disait qu’on ne vit jamais un mauvais chrétien bon
Sarrasin, ni un mauvais Sarrasin bon chrétien.
Et après ces événements, il me fit monter sur un palefroi et me conduisit à côté de lui ; et nous
passâmes un pont de bateaux et allâmes à Mansûra, où le roi et ses gens étaient prisonniers.
Et nous arrivâmes à l’entrée d’une grande tente, où étaient les scribes du sultan ; et là ils
firent écrire mon nom. Alors mon Sarrasin me dit : "Sire, je ne vous suivrai plus, car je ne le
peux." Quand mon nom fut inscrit, l’amiral me mena dans la tente où se trouvaient les
barons, et plus de dix mille personnes avec eux. Quand j’entrai là, les barons manifestèrent
tous une si grande joie que l’on n’entendait plus rien, et ils en louaient Notre-Seigneur, et
disaient qu’ils croyaient m’avoir perdu. »
Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, présenté et traduit par Jacques Monfrin, Paris, Garnier, 1995, pp. 161-163.
NOTES
 [1] Jean de Brienne, roi de Jérusalem (1210-1225). Le royaume de Jérusalem est
amputé de la Ville sainte, que détiennent les musulmans. Sa capitale est Acre.
 [2] Saint Paul, épître aux Galates, VI, 14.
 [3] Zacharie, XIII, 1.
 [4] Bab-el-Lûk, nom du Vieux Caire.
 [5] Le Nil, selon la Genèse, passe pour être l’un des quatre fleuves du paradis.
 [6] Forteresse musulmane près d’Acre.
 [7] Al-’Âdil, frère de Saladin et sultan d’Égypte de 1199 à 1218. Son fils al-Kâmil
Muhammad lui succède de 1218 à 1238.
 [8] Al-’Âdil avait réuni sous son pouvoir toutes les possessions de Saladin.
 [9] Maître de Damas de 1218 à 1227.
 [10] François est accompagné du frère illuminatus de Rieti.
 [11] Le cardinal espagnol Pélage, légat du pape et chef de la croisade.
 [12] Manifestement, Pélage se méfie de la propension au martyre qui anime François
et les franciscains.
 [13] Les Francs font le siège de Damiette et sont eux-mêmes menacés par les troupes
égyptiennes. Les échanges ne sont pas rares : messagers et ambassadeurs, ou soldats
désabusés : qui abandonnent les lignes et renient leur foi.
 [14] Il n’y a pas de clergé dans l’islam, uniquement des docteurs de la Loi.
 [15] Il est toujours loisible à un chrétien d’expliquer à un musulman ce qu’est le
christianisme. Il n’est pas possible sous peine de mort de dénoncer la « fausse loi de
Mahomet ».
 [16] Sultan d’Égypte de 1218 à 1238.
 [17] Maître de Damas de 1218 à 1227.
 [18] Mosquée al-Sakhra, construite par Abd al-Malik de 687 à 691, pour commémorer
le voyage nocturne du Prophète, élevé au ciel.
 [19] Ou « mosquée lointaine » (par rapport aux deux autres lieux sacrés de l’islam, La
Mecque et Médine) ; construite par le calife omeyyade al-Walid Ier de 705 à 715, elle
fut au début des croisades la résidence des rois de Jérusalem, puis le siège de l’ordre
du Temple.
 [20] Émir égyptien qui avait été envoyé en ambassade auprès de Frédéric II en Italie.
 [21] Gouverneur musulman de Jérusalem.
 [22] Le dôme du Rocher, improprement appelé aujourd’hui mosquée d’Omar, fut
construit par le calife omeyyade Abd al-Malik entre 687 et 691.
 [23] Le mihrab, niche décorative adjointe au mur de fond des salles de prière qui
indique la direction de la « Pierre noire » de La Mecque, vers laquelle on doit se
tourner pour la prière.
 [24] Le minbar, siège surélevé en bois, réservé à l’origine au Prophète et à ses
successeurs, qui y recevaient l’allégeance (bay’a) des musulmans, est devenu une
chaire à degrés, d’où parle l’imam de la Prière.
 [25] Maître de Damas de 1227 à 1229 et de Kerak de 1229 à 1249.
 [26] Les Francs devaient absolument mettre fin au bombardement de feu grégeois par
les Égyptiens et neutraliser leur camp avant de pouvoir entreprendre quoi que ce soit
sur Mansûra ; d’où la recherche d’un gué pour franchir ce bras du Nil qui les séparait
du camp.
 [27] Fakhr al-Dîn fut, comme conseiller du sultan, le correspondant de Frédéric II dans
les années 1225-1230. Il commandait les troupes égyptiennes à Damiette en juin 1249.
Il fut limogé à la suite de son échec par le sultan d’Égypte al-Sâlih Ayyûb (1240-
1249). À la mort de celui-ci (22 novembre 1249), mort tenue secrète par sa veuve pour
laisser le temps à son successeur Turan Shah d’arriver de Mésopotamie, Fakhr al-Dîn
retrouva son poste de commandant en chef.
 [28] Il s’agit du frère du roi, Robert d’Artois, qui commande l’avant-garde.
 [29] Les Bahrites tirent leur nom de leur lieu de casernement, une île du Nil près du
Caire. Ce sont ces mamlûks qui, peu après la capture de Saint Louis, prendront le
pouvoir aux dépens du dernier Ayyûbide.
 [30] La chevalerie franque seule avait pu franchir le gué trop profond pour les piétons.
Ceux-ci durent attendre la mise en place d’un pont de bateaux.
 [31] On lui avait conseillé de dire qu’il était parent du roi pour échapper à la mort.
 [32] En fait au cinquième degré !
 [33] Eudes de Chateauroux.
 [34] Allusion, déformée, à la pratique musulmane que Saladin appliqua après la
bataille de Hattîn (voir p. 106), en offrant de l’eau glacée au roi Guy prisonnier, lui
assurant ainsi la vie sauve

FRANCS ET ARABES AU QUOTIDIEN


L’installation des croisés en Syrie-Palestine et les opérations de reconquête chrétienne dans la
péninsule Ibérique et en Sicile fournissent l’occasion d’une découverte de l’Autre. Ibn
Djubayr, qui parcourt les terres syriennes tout en proférant les malédictions rituelles à l’égard
des Infidèles, ne peut s’empêcher de relever les traits positifs de l’occupation du pays par les
Francs.
Parallèlement, Jacques de Vitry, nommé évêque d’Acre, découvre avec étonnement le puzzle
ethnique et religieux de son diocèse, tout en croyant avec un peu d’optimisme à la prochaine
conversion des musulmans à la foi chrétienne.
2Le prince syrien Usâma ibn Munqidh, émir de Shaizar, qui eut de nombreux contacts avec
les Francs de Syrie du Nord, rapporte avec humour et étonnement un certain nombre
d’anecdotes sur la conduite de ses voisins et en particulier sur leurs connaissances médicales
limitées.
3Ces Latins installés en Terre sainte, nous les voyons évoluer dans leur cadre de vie grâce aux
découvertes archéologiques récemment effectuées par des chercheurs israéliens, qui ont mis
au jour des villages et des exploitations rurales occupées par les Francs. Ils remettent ainsi en
cause un schéma traditionnel, qui voulait considérer les Latins comme des citadins installés
dans les villes côtières de Terre sainte. L’archéologie démontre leur installation aussi dans les
régions rurales de l’intérieur, mais exclusivement dans celles occupées par des chrétiens
orientaux, alors que les pays en majorité musulmans ne voient guère des croisés s’y installer.
4Dans la péninsule Ibérique, les contacts entre chrétiens et musulmans s’effectuent dans une
zone large et mouvante de « frontière », où se constitue une société de liberté et d’égalité
relatives par rapport aux sociétés féodales traditionnelles du Nord de l’Espagne. Les progrès
de la Reconquête s’accompagnent d’une colonisation chrétienne, bien que demeurent des
communautés musulmanes sous l’autorité des nouveaux pouvoirs castillans ou aragonais.
Peu à peu s’effacent les caractéristiques de la société de frontière. En Sicile subsistent
également des communautés musulmanes. La pression chrétienne oblige toutefois beaucoup
de ses membres à émigrer au Maghreb, avant que Frédéric II ne déporte massivement les
derniers groupes musulmans de l’île vers la colonie de Lucera, dans le Nord de la Pouille.

Les Sarrasins vus par Jacques de Vitry


5L’évêque d’Acre fait connaissance avec la population de sa ville. Il comprend qu’existent
des divisions entre les musulmans, mais se montre peu capable de les expliquer. Le texte met
en évidence les membres de la secte néo-ismaélienne des nizaris, appelés Assassins par les
Latins, en raison de leur recours à des activités terroristes et à des meurtres politiques (voir au
chapitre 5 le document sur l’assassinat de Conrad de Montferrat). Le mot dérive de l’arabe
hashishi ou « fumeur de hachich », mais rien ne prouve que les membres de la secte aient fait
usage de la drogue pour perpétrer les assassinats politiques auxquels ils se livraient. L’autre
secte évoquée semble être celle des Druzes, adeptes d’une doctrine shi’ite extrémiste, dérivée
de l’ismaïlisme et caractérisée par l’ésotérisme de son enseignement.
« À présent que je suis à Acre, mon regard se tourne souvent vers la mer, et je verse des
larmes d’inquiétude, dans l’attente de l’arrivée des croisés : je crois en effet que, si nous
avions ici quatre mille hommes d’armes, nous ne trouverions grâce à Dieu personne qui soit
en mesure de nous résister. De fait, il règne une grande discorde parmi les Sarrasins, et
beaucoup, prenant conscience de leur erreur, s’ils osaient et avaient l’aide des chrétiens, se
convertiraient au Seigneur. Il me semble, à ce propos, que les chrétiens habitant parmi les
Sarrasins sont plus nombreux que les Sarrasins eux-mêmes.
Beaucoup de rois chrétiens en effet qui habitent en Orient, et jusqu’au pays du prêtre
Jean [1], s’ils apprenaient l’arrivée des croisés, entreraient en guerre contre les Sarrasins
pour leur venir en aide. Quant aux Sarrasins, en raison des diverses sectes qu’ils ont, ils sont
très désunis : certains tiennent ainsi pour la loi de Mahomet, d’autres s’en moquent et boivent
du vin au mépris des prescriptions de Mahomet, mangent de la viande de porc et ne
pratiquent pas la circoncision, à l’inverse des autres Sarrasins. Le Vieux de la montagne [2]
est l’abbé de l’ordre des Frères couteliers qui n’observent aucune loi, sinon de croire au
salut par l’obéissance absolue – quoi qu’on leur ordonne de faire. Ces gens sont appelés
Assassins ; ils tuent indifféremment les chrétiens et les Sarrasins. D’autres sont des Sarrasins
qui sont dits occulte legis (de loi occulte) : la loi en effet à laquelle ils adhèrent, ils ne la
révèlent à personne, sinon à leurs fils quand ils atteignent l’âge de raison. Du coup leurs
femmes ignorent ce à quoi leurs maris croient : ils aimeraient mieux mourir plutôt que de
révéler à quiconque d’autre que leurs fils les secrets de leur loi.
Il y a d’autres personnes misérables et sans loi aucune. Elles vont disant qu’au jour du
jugement, quand le Seigneur demandera : "Pourquoi n’avez-vous pas suivi la loi des juifs ?",
ils répondront : "Seigneur, nous n’étions pas tenus de l’observer, car nous ne l’avons pas
reçue, n’étant pas juifs. – Et pourquoi ne gardez-vous pas la loi des chrétiens ? – Seigneur,
nous n’y étions pas tenus, car nous n’étions pas chrétiens ; de même nous n’avons pas dû
suivre la loi des Sarrasins, car nous n’avons jamais été Sarrasins."
Ainsi ils croient échapper au jour du jugement en se distinguant des autres. Pourtant le
Seigneur dit : "Quiconque n’est pas avec moi est contre moi." J’en ai trouvé d’autres selon
qui l’âme meurt avec le corps, en foi de quoi ils vivent à leur gré, comme des bêtes.
N’ayant pas prêché sur la terre sarrasine, je prêchais quand cela m’était possible aux confins
du territoire chrétien et de celui des Sarrasins, et faisais passer à ceux-ci des lettres écrites en
sarrasin. J’y exposais leurs erreurs et la vérité de notre loi. Or beaucoup des Sarrasins
faisaient baptiser leurs fils par les prêtres des Syriens dans le seul but de les voir vivre plus
longtemps. »
Jacques de Vitry, Lettres de la Cinquième Croisade, éd. R.B.C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1998, pp. 69-71.
Traduction française de G. Duchet-Suchaux.

La médecine franque d’après Usâma


6Usâma ibn Munqidh, émir de Shaizar (1095-1188), doit sa renommée à son autobiographie,
Kitâb al-lktibâr (Livre de l’enseignement par l’exemple), qui fourmille d’éléments
anecdotiques sur ses contemporains, Francs et musulmans, avec lesquels il entretint de
longues relations, tantôt orageuses, tantôt pacifiques. La supériorité de la médecine orientale
sur celle d’Occident justifie l’ironie du propos.
« Le maître d’al-Munâyt’ira [3] écrivit à mon oncle pour lui demander de lui envoyer un
médecin pour soigner certains de ses compagnons malades. Mon oncle lui dépêcha un
médecin chrétien nommé Thâbit. Celui-ci fut de retour en moins de six jours et nous lui
dîmes : "Tu as eu vite fait de soigner ces malades !" Voici ce qu’il nous raconta :
"On me présenta un chevalier qui avait une tumeur à la jambe et une femme atteinte de
consomption. Je mis un emplâtre au chevalier, la tumeur s’ouvrit et s’améliora ; je prescrivis
une diète à la femme pour lui rafraîchir le tempérament.
Mais voici qu’arrive un médecin franc, lequel déclara : ’Cet homme ne sait pas les soigner !’
et, s’adressant du chevalier, il lui demanda : ’Que préfères-tu ? Vivre avec une seule jambe
ou mourir avec les deux ?’ Le patient ayant répondu qu’il aimait mieux vivre avec une seule
jambe, le médecin ordonna : ’Amenez-moi un chevalier solide et une hache bien aiguisée.’
Arrivèrent le chevalier et la hache tandis que j’étais toujours présent. Le médecin plaça la
jambe sur un billot de bois et dit au chevalier : ’Donne-lui un bon coup de hache pour la
couper net !’ Sous mes yeux, l’homme la frappa d’un premier coup, puis, ne l’ayant pas bien
coupée, d’un second ; la moelle de la jambe gicla et le blessé mourut à l’instant même.
Examinant alors la femme, le médecin dit : ’Elle a dans la tête un démon qui est amoureux
d’elle. Coupez-lui les cheveux !’ On les lui coupa et elle recommença à manger de leur
nourriture, avec de l’ail et de la moutarde, ce qui augmenta la consomption. ’C’est donc que
le diable lui est entré dans la tête’, trancha le médecin, et saisissant un rasoir, il lui fit une
incision en forme de croix, écarta le cerveau pour faire apparaître l’os de la tête et le frotta
avec du sel [...] et la femme mourut sur le champ. Je demandai alors : ’Vous n’avez plus
besoin de moi ?’ Ils me dirent que non et je m’en revins après avoir appris de leur médecine
bien des choses que précédemment j’ignorais." »
Usâma Ibn Munqidh, Des Enseignements de la vie. Souvenirs d’un gentilhomme syrien du temps des croisades,
éd. A. Miquel, Paris, Imprimerie Nationale, 1983, pp. 291-293.

Résidences franques en Terre sainte


7L’archéologue italien Bellarmino Bagatti a mis au jour en 1993 une cinquantaine de maisons
franques. Elles se situent à proximité du monastère franciscain d’al-Kubayba (Parva
Mahomeria, ou petite mahomerie) dans un village (kirbat en arabe) nommé Kirbat al-Kurum,
Ramat Allon en hébreu, identifié au village franc d’Aram ou Arnotie, dans l’actuelle banlieue
de Jérusalem. Il s’agit de maisons voûtées, construites de part et d’autre de la rue principale du
village, auxquelles s’ajoute un grand bâtiment central avec chapelle, ayant servi à la gestion de
l’église du Saint-Sépulcre, dont les chanoines possèdent le village. Dans la majorité des maisons
l’on retrouve des traces de l’exploitation des oliveraies voisines, en particulier des pressoirs à
huile.

Fatwâ à propos des jugements du cadi de Sicile


8En Sicile, occupée par les musulmans jusqu’à la conquête normande, subsistent ensuite,
après 1091, des communautés musulmanes résiduelles importantes, qui conservent leurs
institutions, en particulier les muftis (chefs religieux) et les cadis (juges). Consultation sur un
point de droit, en matière civile ou religieuse, la fatwâ est délivrée par un mufti qui doit réunir
trois conditions : faire profession de l’islam, être honorable, posséder la science juridique. Les
fatwâs sont données tant à des particuliers qu’aux magistrats et à toutes autres autorités.
L’État contrôle l’exercice de la profession et en fait une fonction publique, intégrée au conseil
de justice du sultan et des gouverneurs de province. La consultation suivante porte sur la
légitimité de la résidence des croyants musulmans chez les Infidèles et sur la reconnaissance
d’un cadi, c’est-à-dire un juge nommé par une autorité non musulmane.
« On le [4] questionna à propos des jugements établis par le cadi de Sicile et du témoignage
de témoins probes : sont-ils recevables ou non ?
Quoique ce soit une nécessité, on ne sait pas si leur séjour dans l’île sous la domination des
incroyants est le produit de la coercition ou d’un choix spontané.
Il répondit : l’objection est ici double. Le premier point concerne le cadi et les preuves que
l’on a de son honnêteté [Adâla] ; en effet, il est interdit de résider dans le dâr al-harb [5]
sous la conduite des incroyants. Le deuxième point touche à sa désignation, car le cadi a été
nommé par les incroyants. Quant au premier point, il y a un principe sur lequel on s’appuie
pour régler ce problème et d’autres semblables : il faut améliorer l’opinion des musulmans et
les écarter de la désobéissance. Il ne faut pas se laisser détourner de ce principe par des
pensées mensongères et des inventions fragiles ; en acceptant, par exemple, ce qui a
l’apparence extérieure de l’honnêteté chez une personne, on pourrait accepter un grand
crime qu’elle a commis secrètement dans le cadre de la même affaire. À moins qu’on ait la
preuve de son immunité contre l’erreur, une telle acceptation est à rejeter [...]. Il n’y a pas de
doute que celui qui séjourne dans le dâr al-harb le fait parce qu’il y est contraint, on ne peut
le retenir contre son honnêteté. De même, s’il légitime cela en disant, par exemple, qu’il y
séjourne parce qu’il a l’espoir de guider des gens de ce "pays" dans le droit chemin ou de les
tirer d’une erreur quelconque ; al-Bâqillâni [6] l’a montré - comme l’ont montré les
compagnons de Malik [7] – à propos du fait qu’on est autorisé à se rendre dans le dâr al-
harb pour libérer les prisonniers [...]. Les représentants de l’école malikite diffèrent quant à
la valeur du témoignage de celui qui entre volontairement en territoire ennemi pour faire du
commerce ; et la dispute autour de l’interprétation de la Mudawwana [8] sur ce point a été
rude.
Quant à celui dont l’honnêteté est attestée, mais dont le séjour en territoire ennemi fait naître
des soupçons pour une raison quelconque, la règle est de l’excuser parce que la majorité des
cas précédents va dans ce sens. On n’en exclura qu’un seul : le cas où des indices montrent
que son séjour est volontaire et sans but précis.
Le deuxième point concerne la désignation du cadi, de son représentant, par des incroyants,
que l’on justifie en avançant que c’est un devoir d’empêcher les gens de nuire les uns aux
autres – au point qu’une personne de l’école a été jusqu’à justifier rationnellement ce devoir,
même si la désignation de ce cadi par l’Infidèle est sans valeur. Quand ceux qui sont sous sa
juridiction réclament un cadi et justifient sa nomination par la nécessité qu’ils en ont, on
n’invalide pas sa juridiction ni l’exécution de ses jugements et on fait comme s’il avait été
désigné par une autorité musulmane. »
9A.M. Turki, « Consultation juridique d’al-Mâzarî sur le cas des musulmans vivant en Sicile
sous l’autorité des Normands », dans Mélanges de l’Université Saint-Joseph,
t. 50/2, Beyrouth, 1992, pp. 692-704.

Chrétiens et musulmans en Palestine à la fin du XII e siècle


10C’est à la fin de son périple qu’Ibn Djubayr (voir le document 5 du chapitre 1) parvient en
Syrie franque, puisqu’il comptait se rembarquer sur un bateau gagnant la Sicile dans le port
d’Acre. La précision de ses notations sur les rapports entre chrétiens et musulmans, tant au
point de vue religieux que dans les relations commerciales, est particulièrement intéressante.
Ibn Djubayr est un homme qui a quitté l’Espagne bourré de préjugés et de craintes, les
premiers visant aussi bien les Francs que les pouvoirs musulmans d’Orient.
Il est rassuré par ceux-ci (Saladin n’a rien à envier aux Almohades d’al-Andalus) et s’il reste
inquiet c’est parce que l’attitude des Francs de Syrie est si clémente envers les musulmans que
cela pourrait tourner à la défaveur de l’islam.
1. Damas
« Nous assistâmes à cette époque, c’est-à-dire au mois de Djûmâdâ 1 de cette année [10 août-
8 septembre] à la sortie de Saladin, avec toute l’armée des musulmans, pour aller attaquer la
forteresse d’al-Kerak [9], qui est l’une des plus grosses forteresses des chrétiens [...]. Vaste,
elle est entourée d’une région habitée dont on dit qu’elle comprendrait jusqu’à 400 villages.
Le sultan vint l’assiéger et la serra de près, au cours d’un siège qui fut fort long. Cependant,
les allées et venues des caravanes de l’Égypte à Damas, en territoire chrétien, n’étaient pas
plus interrompues que celles des marchands allant de Damas à Saint-Jean d’Acre ; aucun des
marchands chrétiens n’était arrêté ou vexé.
Les chrétiens font payer, sur leur territoire, aux musulmans une taxe, qui est appliquée en
toute bonne foi. Les marchands chrétiens, à leur tour, paient en territoire musulman sur leurs
marchandises ; l’entente est entre eux parfaite et l’équité est observée en toute circonstance.
Les gens de guerre sont occupés à leur guerre, le peuple demeure en paix, et les biens de ce
monde vont à celui qui est vainqueur. Telle est la conduite des gens de ce pays dans leur
guerre. Il en va de même dans la lutte intestine survenue entre les émirs des musulmans et
leurs rois ; elle n’atteint ni les peuples, ni les marchands ; la sécurité ne leur fait défaut dans
aucune circonstance, paix ou guerre. La situation de ce pays, sous ce rapport, est si
extraordinaire que le discours n’en saurait épuiser la matière. Que Dieu exalte la parole de
l’islam par sa faveur. »
2. Baniyâs
« Que Dieu la protège ! Cette cité [10], poste frontière du pays des musulmans, est petite,
avec une citadelle dont un cours d’eau fait le tour, au pied de sa muraille, et qui, pénétrant
par l’une des portes de la ville, poursuit son cours sous des moulins. Elle était aux mains des
Francs quand feu Nûr al-Dîn la fit revenir à l’Islam. Elle a un vaste territoire de labour dans
une plaine qui l’avoisine et qui est dominée par une forteresse des Francs appelée
Hûnin [11], à trois parasanges [12] de Baniyâs. L’exploitation de cette plaine est partagée
entre les musulmans et les Francs, suivant un règlement qu’ils appellent "règlement de
partage [13]". Ils partagent la récolte en portions égales ; leurs bêtes y sont mêlées, sans
qu’il en résulte entre eux aucun acte d’injustice. »
3. Acre
« Nous nous arrêtons le lundi dans l’une des fermes [14] de Saint-Jean d’Acre, à une
parasange de la ville. Le chef, le directeur, est un musulman, chargé de commander pour le
compte des Francs aux travailleurs musulmans qui s’y trouvent. Il réserve à tous les gens de
notre caravane une hospitalité magnifique et les accueille tous, grands et petits, dans une
vaste chambre haute de son habitation ; il leur offre diverses espèces de mets qu’il leur fait
servir et il étend à tous son généreux accueil. Nous sommes de ceux qui profitent de cette
invitation.
Cette nuit ainsi passée, nous sommes au matin du mardi 10 de ce mois [18 septembre] à
Saint-Jean d’Acre – que Dieu la ruine ! – et on nous emmène à la douane qui est un khan
destiné à la station de la caravane [15].
Devant la porte, sur des bancs couverts de tapis, sont assis les secrétaires chrétiens de la
douane avec des écritoires d’ébène à ornements d’or. Ils savent écrire et parler l’arabe, ainsi
que leur chef, fermier de la douane, qu’on appelle le çahib [16], titre qui lui est donné à
cause de l’importance de sa fonction ; ils le confèrent à toute personne considérable et
préposée à une charge autre que celles de l’armée. Tout impôt chez eux est converti en une
ferme, et la ferme de cette douane vaut une somme considérable [17]. Les marchands y
descendirent leurs charges et s’installèrent à l’étage supérieur. On examina la charge de
ceux qui déclarèrent n’avoir point de marchandises, pour constater s’il n’y en avait point de
cachées, puis on les laissa aller leur chemin et prendre logis où ils voudraient. Tout cela se fit
avec politesse et courtoisie, sans brutalité ni bousculade. Nous allons loger dans une
chambre que nous louons à une chrétienne, face à la mer. Et nous demandons à Dieu de
combler notre paix et de faciliter notre sécurité.
"Que Dieu l’anéantisse et la rende à l’Islam !" Acre est la capitale des cités des Francs en
Syrie, "l’escale des voiles se dressant comme des étendards sur la mer immense [18]", le port
de tout navire, l’égale par sa grandeur et son animation de Constantinople, centre de réunion
des bateaux et des caravanes, rendez-vous des marchands musulmans et chrétiens de tous
pays. Ses rues et ses voies publiques regorgent de la foule, et la place est étroite où poser son
pas ; elle brûle dans l’incroyance et l’iniquité ; elle regorge de cochons et de croix ; sale,
dégoûtante, toute emplie d’immondices et d’ordures [19]. Les Francs l’ont enlevée aux
musulmans dès la première décennie du VI e siècle [20] ; l’Islam l’a pleurée à pleines
paupières, ce fut l’une de ses lourdes peines. Les mosquées y sont devenues des églises, et les
minarets des sonnoirs à cloches. Dieu a conservé pure, dans sa mosquée principale, une
place qui est réservée aux musulmans, comme un petit oratoire où les étrangers d’entre eux
se réunissent pour célébrer la prière rituelle [21]. À son mihrâb est le tombeau du prophète
Calih [22] – que Dieu lui accorde prière et salut, ainsi qu’à tous les prophètes !
– Dieu a garanti cette place de la souillure de l’incroyance pour la baraka [23] de ce saint
tombeau.
À l’est de la ville est une source [...]. Elle est proche d’une mosquée dont le mihrâb est resté
intact ; les Francs se sont donnés un autre mihrâb dans la partie est ; ainsi musulmans et
chrétiens s’y assemblent et prennent les uns une direction de prière, les autres une autre.
Entre les mains des chrétiens cette mosquée est vénérée, respectée. Dieu veuille y conserver
pour les musulmans une place où prier ! »
11Ibn Djubayr, Voyages, présenté et traduit par M. Gaudefroy-Demombynes, documents relatifs à l’histoire des
croisades, publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
Paris, 1949-1956, pp. 334-335, 351 et 354-362.

Palerme sous les rois normands (1185)


12Quittant Acre en octobre 1184 sur un bateau qui allait en Sicile, Ibn Djubayr débarque à
Messine en décembre et passe l’hiver en Sicile. La tolérance qui, au premier abord, marque
les rapports entre chrétiens et musulmans de Sicile, notamment au niveau du gouvernement
du royaume, n’est pas sans lui rappeler l’al-Andalus, dont il est originaire. Il est impressionné
par l’orientalisme de la cour normande de Palerme : « La Sicile normande [...] n’est pas
véritablement sortie du monde musulman » (J.-M. Martin, Italies normandes, p. 96).
Mais ce musulman pieux reste vigilant : il se méfie des tendances tyranniques du roi
Guillaume ; il se réjouit du mouvement de conversion à l’islam qui s’opère dans les ateliers et
harems discrets du palais.
« La plus belle des cités de la Sicile est la résidence de son roi ; les musulmans l’appellent la
cité al-Ma’din [24], et les chrétiens Palerme. C’est là que demeurent les musulmans citadins ;
ils y ont des mosquées, et les souks, qui leur sont réservés dans les faubourgs, sont nombreux.
Tous les autres musulmans habitent les fermes, les villages et les autres villes, comme
Syracuse, etc. Mais c’est la grande cité, résidence du roi Guillaume [25], qui est la plus
importante et la plus considérable ; Messine ne vient qu’après elle. C’est dans la cité que
nous allons résider et d’où nous espérons nous embarquer vers le lieu du pays d’Occident où
Dieu décrétera que nous irons.
L’attitude du roi est vraiment extraordinaire. Il a une conduite parfaite envers les
musulmans ; il leur confie des emplois, il choisit parmi eux ses "officiers [26]", et tous, ou
presque tous, gardent secrète leur foi et restent attachés à la foi de l’islam. Le roi a pleine
confiance dans les musulmans et se repose sur eux de ses affaires, et de l’essentiel de ses
préoccupations, à tel point que l’intendant de sa cuisine est un musulman [27]. Il a une
troupe d’esclaves noirs musulmans qui sont commandés par un chef qâ’id, pris parmi eux.
Ses vizirs et ses chambellans sont des eunuques fityân, dont il y a un grand nombre, qui sont
les hommes de son gouvernement et auxquels il confie ses affaires privées. C’est en eux que se
montre l’éclat de son pouvoir royal, car ils étalent des vêtements magnifiques, des montures
fringantes. Il n’en est point qui n’ait une cour, des intendants, une suite. Ce roi a des palais
superbes et des jardins merveilleux, particulièrement dans sa capitale. À Messine il a un
château, blanc comme la colombe, qui domine le rivage de la mer.
Il a un choix nombreux de pages et de femmes esclaves. Il n’y a point de roi des chrétiens qui
soit plus splendide en sa royauté, plus fortuné, plus luxueux que lui. Par les jouissances du
pouvoir où il est plongé, par la belle ordonnance de ses décrets, par les solides assises de son
pouvoir, par la juste répartition des rangs parmi ses hommes, par l’éclat de sa pompe royale,
par l’étalage de sa parure, il ressemble aux rois des musulmans.
Son autorité royale est très considérable. Il a des médecins, des astrologues, dont il a grand
souci et dont il est si féru que, s’il apprend qu’un médecin ou un astrologue passe par son
royaume, il ordonne qu’on s’empare de lui, et il lui prodigue de larges moyens d’existence,
pour lui faire oublier son pays. Dieu veuille par sa grâce garantir les musulmans du désordre
où ce roi pourrait les jeter ! Il a environ trente ans. Que Dieu protège les musulmans contre
son iniquité et son oppression !
Un autre trait que l’on rapporte de lui et qui est extraordinaire, c’est qu’il lit et écrit l’arabe
et que, selon ce que nous avons appris de l’un de ses serviteurs particuliers, sa devise est
"Louange à Dieu, comme est due la louange", et que celle de son père était : "Louange à
Dieu, reconnaissance de ses bienfaits [28]".
Les femmes esclaves et les favorites de son palais sont toutes des musulmanes. Et voici une
étrange chose que m’a contée le même serviteur du prince, Yahyà b. Fityàn le brodeur, qui
travaillait à la broderie d’or dans l’atelier royal. Quand une Franque chrétienne est
introduite au palais, elle devient vite musulmane, car elle est convertie par les femmes dont
on vient de parler. Celles-ci gardent sur tout cela le plus grand secret auprès du roi. Elles ont
des élans merveilleux vers le bien. – On nous a ainsi raconté que cette île fut secouée d’un
tremblement de terre, dont ce roi polythéiste [29] fut fort effrayé.
Il parcourut alors son palais, où il n’entendit qu’invocations à Dieu et à son prophète,
prononcées par ses femmes et par ses eunuques. Si ceux-ci manifestèrent quelque trouble à sa
vue, il leur dit pour les rassurer : "Que chacun de vous invoque celui qu’il adore et dont il
suit la foi". »
13Ibn Djubayr, Voyages, présenté et traduit par. G. Gaudefroy Demombynes,documents relatifs à l’histoire des
croisades, publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles lettres, Paris, 1949-1956, pp. 379-382.

Les captifs
14À l’issue des batailles, Francs, Espagnols et musulmans ont été confrontés au problème des
captifs. Pour ceux-ci, il n’y a que deux alternatives : soit croupir en prison en attendant un
échange ou le paiement d’une rançon ; soit être réduits en esclavage. L’Espagne chrétienne, la
Sicile normande et l’Orient latin se sont facilement convertis à cette pratique habituelle dans
le monde musulman, puisque l’esclavage était un des fondements de son organisation sociale.
Les institutions mises en place de part et d’autres visent à faire libérer ces deux catégories de
captifs. En Occident, deux ordres charitables, l’ordre de la Merci et celui des trinitaires, se
consacrent à cette tâche au XIIIe siècle.

1. Captifs latins en Syrie musulmane


À Damas
« Alors que j’étais dans le palais du sultan, une grande et belle construction, j’ai voulu voir
des chrétiens captifs dans la fosse du sultan qui est la prison, mais cela ne parut pas sage à
mon guide. N’osant pas entrer, j’ai reçu des lettres d’eux et leur en ai fait parvenir par des
intermédiaires. Un chevalier suève me fit donner une bourse qu’il avait faite de sa main dans
la prison. J’ai vu aussi en ville plusieurs captifs chrétiens, des Allemands, mais je n’osais leur
parler de crainte d’être tué. J’ai vu un captif de Wernigerode et un chevalier de
Quedlingburg nommé Jean qui me donna une bourse [30]. »

Au bord de la mer Rouge


« Dans cette mer, j’ai vu un château situé sur un rocher à deux mille pieds de la côte [31]. Il
était gardé en partie par des chrétiens, en partie par des Sarrasins. Les chrétiens étaient des
captifs, Français, Anglais, Latins ; mais tous, chrétiens et Sarrasins, étaient des pêcheurs au
service du sultan de Babylone [32]. Ni agriculteurs ni guerriers, ils ne faisaient d’autre
service que la pêche, sans autre moyen d’existence. Ils mangent rarement du pain et sont à
plus de cinq journées de marche de toute habitation. »
15« Le voyage de Maître Thietmar » dans D. Régnier-Bohler, Croisades et pèlerinages, Paris, Robert Laffont,
1997, pp. 936-937 et 950-951.
2. Captifs maghrébins dans le royaume de Jérusalem
« L’une des horreurs qui frappent les yeux de quiconque habite le pays des chrétiens est la vue
des prisonniers musulmans, qui trébuchent dans les fers et qui sont employés à de durs travaux
et traités comme des esclaves, et aussi celle des captives musulmanes qui ont aux jambes des
anneaux de fer. Les cœurs se brisent à leur vue mais la pitié ne leur sert de rien.
Une belle œuvre de Dieu en faveur des prisonniers occidentaux [33], en ces pays syriens
devenus francs, est celle-ci : dans ces contrées syriennes et ailleurs, tout musulman qui, en
mourant, prescrit sur son bien un legs, le consacre spécialement à la délivrance des prisonniers
occidentaux, en considération de l’éloignement où ils sont de leur pays et qui les prive de tout
autre moyen de délivrance hors ce qui vient de Dieu : car ils sont étrangers, séparés de leur
patrie. Parmi les musulmans, les souverains de ces contrées, et parmi les femmes, les
princesses, et en général les gens qui ont aisance et fortune, ne font de dépense que dans cette
voie [...]. Dieu a prédestiné en leur faveur, à Damas, deux hommes aisés, des marchands parmi
les plus considérables et les plus riches, pourvus d’une large fortune, l’un appelé Naçr b.
Qawâm et l’autre nommé Abû-d-Dorr Yâqût, affranchi d’al-’Attâfi, qui font toutes leurs affaires
sur le littoral tombé aux mains des Francs [34]. Leur réputation y est sans égale et ils y ont
partout des prêteurs de confiance. Les caravanes vont et viennent en transportant leurs
marchandises. Leur richesse est importante et ils jouissent d’une influence considérable auprès
des princes musulmans et chrétiens. Dieu les a établis tous deux pour la délivrance des captifs
occidentaux, par leurs propres moyens et par ceux de testateurs instituant des legs. Ils y sont
désignés par la réputation que leur ont acquise leur honnêteté, leur probité et leur générosité
à disposer de leurs biens dans cette voie. Il n’y a guère d’Occidental qui ne soit délivré de
captivité autrement que par leurs mains. Ainsi, constamment sur ce chemin, ils dépensent leur
fortune et prodiguent leur effort pour délivrer les serviteurs de Dieu des mains des mécréants,
ennemis de Dieu. Dieu ne laissera point se perdre le salaire des bienfaisants !
Par la pire des rencontres, dont le mal n’est conjuré qu’en cherchant refuge auprès de Dieu,
nous avions eu pour compagnon, sur le chemin d’Acre en venant de Damas, un Maghrébin de
Bône, ville de la région de Bougie, qui avait été fait prisonnier et délivré par l’entremise d’Abû-
d-Dorr et était resté parmi ses serviteurs. Il arriva avec sa caravane jusqu’à Acre. Or, il venait
de fréquenter les chrétiens et il avait pris beaucoup de leurs mœurs. Satan s’acharna à l’affoler
et à l’égarer, si bien qu’il renia la foi de l’islam, devint mécréant et se fit chrétien, durant notre
séjour à Tyr. Comme nous revenions à Acre, nous fûmes informés de son histoire ; il venait de
se faire baptiser et de se souiller d’apostasie ; il avait revêtu la ceinture chrétienne et pris
hâtivement le chemin de l’enfer [35]. »
16Ibn Djubayr, Voyages, présenté et traduit par M. Gaudefroy-Demombynes, documents relatifs à l’histoire des
croisades, publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Paris, 1949-1956, pp. 360-362.

NOTES
 [1] Souverain chrétien mythique, régnant pour les uns en Éthiopie, pour les autres au
cœur de l’Asie, et dont on espérait l’alliance pour lutter contre les Sarrasins.
 [2] Nom donné à leur chef par les membres de la secte des Assassins.
 [3] Le Moinestre des Croisés, au Liban, à 15 km à l’est de Byblos.
 [4] Al-Mâzarî.
 [5] Le dâr al-harb (« territoire de guerre ») s’oppose au dâr al-islam, communauté des
croyants, ensemble des pays où règne la loi de Mahomet.
 [6] Théologien et juriste malikite de la fin du Xe siècle, ayant joué dans l’Irak des
Bouyides un rôle important de praticien et de théoricien du sunnisme.
 [7] Il s’agit de Malik ibn Anas (711-796), juriste de la première période de l’islam, qui
à Médine s’attacha à codifier la loi en usage. Il est le fondateur de l’école juridique du
malikisme, censée représenter la Sunna vivante de Mahomet et de ses compagnons.
 [8] Traité juridique malikite, composé par Sahnun au début du IXe siècle.
 [9] Il s’agit du Kerak de Moab, dans la principauté franque d’Oultre-Jourdain. Comme
les précédentes, cette tentative de Saladin, en août 1184, fut infructueuse.
 [10] La ville fut enlevée aux Francs en 1164.
 [11] Hûnin, sur le parallèle de Tyr. C’est le Château Neuf des Francs, qui sera donné à
l’ordre militaire des teutoniques au XIIIe siècle.
 [12] Un parasange équivaut à 5 kilomètres environ.
 [13] Condominium fréquent en Syrie. Ce contrat de partage par moitié des fruits et
revenus de l’exploitation s’appelle le contrat muqâsama.
 [14] Ferme ou village. Il s’agit probablement d’un fief exploité au profit d’un seigneur
franc d’Acre.
 [15] Khan ou caravansérail, équivalent du fundûq ou fondaco des colonies et
comptoirs marchands italiens (voir texte 3 du chapitre 8). Ici il est réservé aux seuls
caravaniers musulmans, ce qui explique que les services douaniers des Francs y soient
installés.
 [16] Titre honorifique arabe réservé à des fonctions civiles.
 [17] Les revenus des douanes sont affermés et constituent des fiefs-rentes.
 [18] Coran, sourate 55, verset 24.
 [19] À prendre aussi au sens moral. La réputation d’Acre, ville active, cosmopolite,
n’est pas meilleure chez Ibn Djubayr que, plus tard, chez Jacques de Vitry.
 [20] 1104, mais vie siècle de l’ère musulmane fondée sur l’hégire, 622.
 [21]La grande mosquée est devenue église et le mirhâb, une sorte d’oratoire.
 [22] Prophète précurseur de Mahomet qui s’est adressé à la tribu arabe des Thamud.
 [23] Bénédiction, source de grâce.
 [24] La ville en arabe.
 [25] Guillaume II, fils de Guillaume Ier et Marguerite de Navarre, roi de Sicile de 1166
à 1189.
 [26] Le mot fityân est ordinairement traduit par eunuque mais l’historien Gaudefroy-
Demombynes préfère lui associer la notion d’officier au sens médiéval de ce terme
(exerçant un office). Toutefois, on retrouve le problème quelques lignes plus loin :
qu’est-ce qu’un eunuque fityân ?
 [27] Guillaume ne craint pas le poison !
 [28] Cela reprend une formulation musulmane.
 [29] Le tremblement de terre daterait de 1179.
 [30] Thietmar est évidemment sensible au sort de ses compatriotes, dont certains sont
chevaliers. Doit-on faire remonter leur captivité à la Troisième Croisade ? À celle
d’Henri VI (1196) ? Où à des événements plus récents ? Sur Thietmar, voir le
document 3 du chapitre 3.
 [31] Il s’agit de l’île de Graye ou Jazirat Firawûn, l’île de Pharaon, dans le golfe
d’Aqaba, que les Latins du royaume de Jérusalem occupèrent jusqu’à la chute du
premier royaume de Jérusalem. Selon la légende, Pharaon y aurait été arrêté et
englouti en poursuivant Moïse.
 [32] Ces captifs sont probablement là depuis longtemps. C’était une région de pêche,
et de cueillette du corail, probablement un monopole appartenant au sultan.
 [33] Il s’agit des musulmans originaires d’al-Andalus et du Maghreb.
 [34] Ce ne sont peut-être pas des philanthropes ! Ces marchands de Damas, qui font
toutes leurs affaires avec les Francs du littoral ont sans doute beaucoup à se faire
pardonner. Comme les marchands italiens qui commercent avec les Infidèles, en
somme !
 [35] C’est la preuve que, à cette époque encore, la conversion de musulmans au
christianisme n’était pas rare. Le mouvement de conversion n’était pas univoque
comme on le pense souven

ÉCHANGES ET CONTACTS CULTURELS


Si la Syrie-Palestine revêt une importance capitale pour les relations économiques entre
l’Orient et l’Occident, elle présente moins d’intérêt en ce qui concerne les contacts culturels
entre le monde arabe et le monde latin, bien que l’on sous-estime souvent la connaissance de
l’arabe par les élites de la société franque (Guillaume de Tyr ou les Ibelin). C’est ailleurs
surtout qu’ils s’effectuent, essentiellement en Italie du Sud et dans la péninsule Ibérique.
2En Italie du Sud, Constantin l’Africain, chrétien d’origine ou musulman converti, s’établit au
Mont-Cassin, le grand monastère bénédictin proche de Naples, et entretient d’excellentes
relations avec l’abbé Didier et l’archevêque de Salerne, Alfan, traducteur d’un traité grec de
médecine. Connaissant l’arabe, le latin et le grec, il permet au monde latin, par ses
traductions, d’accéder aux traités médicaux de l’époque hellénistique, repris par les Arabes. Il
influence l’essor de l’école de médecine de Salerne. En Sicile, le roi Roger Il (1130-1154) fait
de son palais le principal foyer de culture ouvert sur l’Orient. Il accueille Idrîsî, géographe
arabe peut-être originaire de Ceuta et formé en Andalousie.
Pour le souverain, celui-ci élabore une sorte de géographie universelle en soixante-dix
chapitres, illustrés par une carte que le roi aurait fait graver sur un disque d’argent. Des poètes
arabes composent des textes à la gloire du roi, tandis qu’un moine grec, Nil Doxopater, écrit
pour lui sa Taxis, un tableau des cinq sièges patriarcaux de la chrétienté.
3L’activité intellectuelle ne faiblit pas à la cour de Sicile pendant les règnes suivants.
L’empereur Frédéric II, élevé en Italie du Sud et plus proche de ses sujets italiens que des
Allemands de son empire, a plaisir à fréquenter les cadis et les intellectuels arabes de sa cour.
Il connaît l’arabe et utilise cette langue pour dialoguer avec le sultan ayyûbide al-Kâmil.
4Dans la péninsule Ibérique, c’est Tolède qui représente le principal foyer de traductions et de
contacts entre les deux mondes. Reconquise par les chrétiens dès 1086, elle abrite un groupe
de traducteurs réunis, entre autres, par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. C’est par là que
sont transmis à l’Occident d’une part des textes grecs sauvegardés par leurs traductions
arabes, et d’autre part des traités philosophiques et scientifiques arabes (par exemple les
œuvres d’Avicenne et d’Averroès). C’est aussi à Pierre le Vénérable que l’on doit l’initiative
d’une traduction du Coran, destinée à mieux combattre l’islam, mais qui permet néanmoins à
l’Occident d’échapper aux stéréotypes arabophobes transmis par la littérature polémique
byzantine.

La vie de Constantin l’Africain


5Dans le premier tiers du XIIe siècle, Pierre Diacre entreprend de compléter les chroniques du
Mont-Cassin, en réunissant en un cartulaire des copies des actes publics et privés, qui
authentifient les possessions de l’abbaye. Bien qu’il n’ait pas manqué de créer des documents
de toutes pièces, Pierre Diacre a préservé nombre de documents authentiques des VIII e -IXe
siècles qui, sans son œuvre, auraient aujourd’hui disparu. Beaucoup d’incertitudes subsistent
néanmoins sur la biographie de Constantin l’Africain : est-il chrétien ou musulman converti ?
Fut-il chassé d’Afrique en raison de l’hostilité que suscitait son savoir ? Ou est-il venu une
première fois en Italie comme marchand, avant d’y apporter des livres médicaux et de
s’installer au Mont-Cassin, sous la protection d’Alfan, archevêque de Salerne et de Didier,
abbé du monastère ? Ses traductions constituent en tout cas la base du savoir médical en Italie
du Sud puis dans tout l’Occident.
« Constantin l’Africain, moine de ce même monastère [1], totalement versé dans toutes les
études philosophiques, maître de l’Orient et de l’Occident, nouvel Hippocrate débordant de
science, venant de Carthage où il était né, gagna Babylone [2], où il acquit toutes les
connaissances en grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique,
mathématiques, astronomie, nécromancie, musique et physique des Chaldéens, des Arabes,
des Perses et des Sarrasins. Puis, s’en allant, il gagna l’Inde où il s’adonna aux plus hautes
études. Et quand il fut formé à tous les arts, il se rendit en Éthiopie, et là se forma aux
disciplines des Éthiopiens. Et quand il fut de fait comblé de leur science, il se rendit en Égypte
et se forma totalement à tous les arts des Égyptiens. Ayant achevé de cette façon le cours de
trente-neuf années d’études, il revint en Afrique. Quand les Africains virent qu’il était versé
dans les études de tous les peuples, ils pensèrent le mettre à mort. L’ayant su, Constantin
s’embarqua secrètement sur un navire et arriva à Salerne, où il resta quelque peu caché sous
le masque de l’indigence.
Ensuite, reconnu par le frère du roi de Babylone qui était venu là, il fut reçu avec beaucoup
d’honneur par le duc Robert [3]. Puis, s’en allant, Constantin se rendit au monastère du
Mont-Cassin, et, reçu avec beaucoup de bienveillance par l’abbé Didier [4], il devint moine.
Établi dans ce même monastère, il traduisit de nombreux livres de diverses langues des
peuples, parmi lesquels les principaux sont les suivants : le Pantegni [5] (divisé en XII livres)
où il exposa ce que doit savoir un médecin ; la Pratique [6], où il exposa comment le médecin
peut préserver la santé et guérir la maladie (divisée en XII livres) ; le Livre des degrés [7] ; le
Régime des aliments [8] ; le Livre des fièvres [9], traduit de l’arabe ; le Livre de l’urine [10].
Sur les organes internes : Sur le coït [11] ; le Viatique [12], divisé en sept parties : d’abord
sur les maladies de la tête ; puis sur la maladie du visage ; sur les instruments ; sur les maux
d’estomac et d’intestin ; sur les maux du foie, des reins, de la vessie, de la rate, de la bile ;
des maux des membres génitaux ; de tout ce qui naît sur la peau ; l’Exposition d’aphorisme ;
le Livre Tegni [13] ; le Megategni [14] ; le Microtegni [15] ; l’Antidotaire [16] ; la Dispute
sur les sentences de Platon et d’Hippocrate [17] ; le Livre de simple Médecine [18] ; Des
organes génitaux, c’est-à-dire des membres et des corps des femmes ; Du Poulx ; Le
diagnostic ; Des Expériences ; Le choix des herbes et des épices ; La Chirurgie [19] ; le Livre
de la médecine oculaire [20].
Cet homme passa quarante ans à apprendre la science des divers peuples. Récemment devenu
vieux et chargé d’ans il mourut au Mont-Cassin. Ce fut au temps des empereurs
susdits [21]. »
Pierre Diacre, De viris illustribus, présenté et traduit par H. Bloch dans Monte Cassino in the Middle Ages, t.1,
Rome, 1986, pp. 127-129. Traduction française des auteurs.

Le portrait de Roger II par Idrîsî


6Dans le prologue à son ouvrage, Idrîsî (que nous avons déjà évoqué au chapitre 1) exalte le
savoir mathématique et l’esprit d’invention de Roger II dans les sciences appliquées,
particulièrement dans son effort pour connaître ses royaumes, leurs routes et leurs mers, à
partir des œuvres classiques des géographes arabes. Le roi veut établir une concordance du
savoir géographique et non récapituler des informations pratiques.
Une préoccupation scientifique que partage naturellement son obligé, Idrîsî, appelé pour ce
faire à travailler à la cour de Palerme.
« Le meilleur sujet auquel puisse s’intéresser un observateur, car il lui inspirera pensées et
idées, est le grand roi Roger [22], glorieux par Dieu, et puissant par la puissance de ce dernier,
roi de Sicile, d’Italie, de Lombardie et de Calabre, soutien de l’imam de Rome [23] et de la
religion chrétienne. Il est supérieur au roi des Rûms [24], par l’extension et la rigueur de son
pouvoir [...]
Quant aux sciences mathématiques ou appliquées qu’il connaît, elles ne se comptent pas et
n’ont pas de limites ; il est accompli à l’extrême et excelle dans chacune. Il met au point des
inventions étonnantes et innove avec des nouveautés merveilleuses qu’aucun autre roi avant
lui n’a réalisées, ni n’a mises au point seul. Ses inventions paraissent évidentes à qui regarde,
on peut les indiquer et les prouver clairement. Elles se répandent dans les métropoles, leur
renommée s’étend vers tous les horizons et dans toutes les régions [...].
Un exemple des connaissances sublimes et des inclinations élevées et hautes de Roger est qu’il
a voulu connaître ses contrées suffisamment et exactement, en se fondant sur des connaissances
certaines et éprouvées, alors que les dépendances de son royaume s’étaient étendues, que
s’étaient multipliés les intérêts des gens relevant de son gouvernement et qu’étaient passés sous
son autorité les pays italiens dont les habitants étaient soumis à son pouvoir et à sa puissance.
Il a voulu connaître les limites de ces zones, leurs routes par terre et par mer, le climat dans
lequel elles se situaient, les mers et les golfes qui s’y trouvaient.
Cela, tout en prenant connaissance des autres contrées et pays des sept climats sur l’existence
desquels ceux qui étudient ce sujet s’accordent et que les copistes et les auteurs fixent sur leurs
ouvrages. Il a voulu savoir, pour chaque climat, la partie des contrées qu’il contient, qui lui
revient et en relève. Il l’a fait en étudiant ce qui est dans les ouvrages concernant cette
discipline et cette science, tels le Livre des merveilles d’al-Mas’ûdî et les livres d’Abû Nasr
Sa’id al-Jayhânî, d’Abû’l-Qâsim ’Ubayd Allâh b. Khurradâdhbih, d’Ahmad b. ’Umar al-
’Udhrî, d’Abû’l-Qâsim Muhammad al-Hawqal al-Baghdâdî, de Khânâkh b. Khâqân al-Kîmâkî,
de Mûsâ b. Qâsim al-Qaradî, d’Ahmad b. Ya’qûb connu sous le nom d’al-Ya’qûbî, d’Ishaq b.
al-Hasan al-Munajjim ("l’astronome"), de Qudâma al-Barî, de Ptolémée al-Aqlûdî (Claudius)
et d’Orose (Urusyùs) al-Antâkî (l’Antiochénien) [25]Il n’y trouva pas tout clair, complet et
détaillé, mais au contraire rapide. Il fit donc venir des gens versés dans cette discipline, il en
discuta et commença à chercher avec eux. Mais il ne trouva rien de plus que dans les livres
cités [...]. Il se procura une tablette pour dresser une carte et il commença à vérifier, petit à
petit, ces données, à l’aide de compas en fer et en tenant compte des observations qu’il avait
tirées des livres cités et des informations qu’il avait retenues lorsque les auteurs divergeaient.
Il appliqua son attention à l’ensemble de ces données jusqu’à ce qu’il établisse la vérité. Il
ordonna alors que l’on fondît pour lui une sphère précise, énorme et immense en argent pur.
Elle pesait quatre cents livres italiennes, chacune d’elle équivalant à cent douze dirhams.
Quand ce fut fait, le roi ordonna aux artisans d’y graver une représentation des sept climats,
avec leurs contrées et leurs pays, leurs côtes et leurs campagnes, leurs golfes et leurs mers,
leurs cours d’eau et l’embouchure de leurs fleuves, les zones habitées et les zones désertes,
toutes les routes fréquentées qui relient ces contrées entre elles, avec les distances en milles,
les itinéraires fréquentés et les ancrages connus. Cela en suivant le modèle que Roger avait
fourni aux artisans sur la tablette où il avait dressé une carte. Ils ne laissèrent rien de côté et
ils menèrent à terme cette réalisation et cette représentation conformément à ce qu’il avait
tracé pour eux.
Ils composèrent également un livre qui suivait ces illustrations et figures, sauf que le roi y
ajouta la description des conditions propres aux différentes contrées et terres, regardant la
nature organique et inorganique, les lieux, leur configuration, leurs mers et leurs montagnes,
les distances, les espaces cultivés, les récoltes, les types de construction, les spécialités et les
disciplines qu’on y pratique, les produits fabriqués qui s’y vendent, les marchandises qu’on y
importe et qu’on en exporte, les merveilles qui sont relatées et qui sont attribuées à ces zones.
Cela en mentionnant dans quel climat ces choses se trouvent et en décrivant les habitants, leur
apparence, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs costumes et habits et leur langue. Enfin, il
ordonna que ce livre s’intitulât Divertissement pour celui qui désire parcourir le monde, ce qui
fut fait au cours de la première décade de janvier, qui correspond au mois de Shawwâl de
l’année 548 H. [1154]. J’obéis donc à ces ordres et suis les grandes lignes dégagées par le
roi. »
Idrîsî, La Première Géographie de l’Occident, présentation par H. Bresc et A. Nef, Paris. Flammarion. 1999.
pp. 58-60.

Les traducteurs de Tolède


1. Lettre de Pierre le Vénérable à saint Bernard (1143)
7Pierre le Vénérable, abbé de Cluny de 1122 à 1155, acquit la conviction qu’on ne pourrait
pas vaincre l’islam sans avoir une connaissance précise des bases de la foi musulmane. Nul
désir de mieux comprendre l’autre, mais la volonté de mieux le combattre, tel est le souci qui
anime le groupe de traducteurs qui s’est rassemblé à Tolède à l’initiative de l’abbé en 1142.
Pierre le Vénérable s’appuiera sur ces textes désormais accessibles pour rédiger un traité
contre les Sarrasins (Adversus nefandam sectam sarracenorum).
8Tolède a été reprise par le roi de Castille en 1085. C’est donc dans une ville redevenue
chrétienne que, sous le patronage de l’archevêque Raymond de la Sauvetat, les traducteurs
vont travailler ; c’est dans les riches bibliothèques de la ville qu’ils vont rencontrer des juifs et
des musulmans qui les aideront dans leur travail. Pierre le Vénérable, dans une longue lettre
adressée à saint Bernard, l’informe de son entreprise. Il la précise dans une seconde lettre,
beaucoup plus courte, adressée au même, mais qui n’est peut-être qu’une addition à la
première. Finalement ce sont deux traductions du Coran qui sortiront de cette entreprise, celle
de Pierre de Tolède et Pierre de Poitiers et celle de Robert de Ketton et d’Hermann de
Carinthie ; ainsi qu’une série d’autres textes qui forment ce que Norman Daniel a appelé le
« Corpus toledano-clunisien ».
Lettre à saint Bernard (Lettre 111)
« J’ai envoyé aussi, bien cher ami, une nouvelle traduction exécutée par nos soins, contenant
une argumentation contre l’exécrable et nuisible hérésie [26] de Mahomet. Elle a été
récemment, sur mon ordre, tournée d’arabe en latin, lors de mon séjour en Espagne [27]. Je
l’ai faite traduire par maître Pierre de Tolède [28], qui connaît bien les deux langues. Mais
comme la latine ne lui est pas aussi familière que l’arabe, je lui ai adjoint un homme instruit,
notre bien cher fils et frère Pierre [29], qui nous sert de secrétaire et que Votre Révérence
connaît bien. Il a corrigé et redressé le texte latin incorrect et confus qui lui était soumis, et a
mis la dernière main à cette lettre ou plutôt à cet opuscule que je crois destiné à servir
grandement, en raison des renseignements qu’il nous apporte sur un sujet inconnu.
Tu n’ignores pas que cet écrit, qui n’a pas été utile, dans leur propre langue, à ces
malheureux égarés, ne deviendra pas bienfaisant du fait qu’il est traduit en latin. Mais ce
sera peut-être un bienfait pour quelques Latins de s’instruire de choses qu’ils ignorent, et de
se rendre compte à quel point cette hérésie est pernicieuse, afin qu’ils puissent la combattre
et la rejeter. Et pour que rien ne leur soit celé de ce qui concerne cette damnable secte, j’ai
fait traduire toute leur loi, qu’en leur langue ils nomment Alcoran ou Alcayran, intégralement
et en suivant l’ordre.
Ce terme Alcoran, ou Alcayran, si on le traduit littéralement, signifie la collection des
préceptes que [Mahomet], ce méchant homme, a prétendu lui avoir été révélés du ciel
morceau par morceau. J’ai en outre fait traduire des propos fabuleux qu’il aurait tenus avec
un certain juif Udia et d’autres juifs : ils dépassent en absurdités et en rêveries fantastiques
tous ses autres écrits. »
Addition à la lettre précédente
« J’ai également fait traduire d’arabe en latin toute la doctrine et la vie de cet homme néfaste
[Mahomet], ainsi que la loi qu’il a appelée Alcoran, c’est-à-dire "collection de préceptes",
faisant croire à d’infortunés hommes qu’elle lui avait été révélée du ciel par l’intermédiaire
de l’ange Gabriel. Les traducteurs sont deux hommes connaissant bien les deux langues,
l’Anglais Robert de Ketene [30] qui est maintenant archidiacre de Pampelune, et le Dalmate
Hermann [31], clerc instruit et d’esprit fort délié. Je les ai trouvés sur les bords de l’Ebre en
train d’étudier l’astrologie, et je les ai décidés à grands frais d’entreprendre cette
œuvre [32]. »
The Letters of Peter the Venerable, éd. G. Constable, 2 vol., Harvard, 1967, t. 1, pp. 294-295 ; traduction M.T.
d’Alverny dans « La connaissance de l’islam dans l’Occident médiéval », Archives d’histoire doctrinale et
littéraire du Moyen Âge, t. 16,1948, p. 72.

2. Apologie de Gérard de Crémone


9Gérard de Crémone (vers 1114-1187) n’appartient pas à l’équipe de Pierre le Vénérable. Le
texte de l’apologie donne 42 titres d’œuvres grecques et arabes, de philosophie, de géométrie,
de médecine (surtout), d’astrologie et de géomancie, traduites par Gérard ; en fait on en a
recensé plus de 80. Il est mort à Tolède.
« La lampe qui brille ne doit pas être mise à l’écart ni sous le boisseau, mais placée sur le
candélabre ; de même les hauts faits des hommes de bien ne doivent pas être ensevelis dans la
torpeur du silence mais portés aux oreilles des contemporains, car ils ouvrent la porte de la
vertu aux hommes à venir et placent sous les yeux des hommes présents, par une digne
commémoration, les exemples des Anciens comme modèle de vie. Pour éviter donc que les
ténèbres du silence ne viennent cacher maître Gérard de Crémone, qu’il ne perde le bienfait
de la renommée qu’il s’est méritée, pour qu’un vol éhonté ne permette à un autre de mettre
son nom sur les ouvrages qu’il a traduits, d’autant qu’il ne l’a jamais mis au débit d’aucun,
ses compagnons ont soigneusement dressé la liste de toutes les œuvres qu’il a traduites, dans
le domaine de la dialectique comme de la géométrie, de l’astrologie comme de la philosophie,
de la médecine comme des autres sciences, en mettant cette liste à la fin du présent
Tegni [33], qu’il vient de traduire, imitant la façon dont Galien appelle la liste de ses œuvres
à la fin du même ouvrage Élevé dès le berceau dans le giron de la philosophie, et parvenu à
la meilleure connaissance de toutes ses parties que pouvait lui offrir l’étude des Latins,
l’amour de l’Almageste [34], qu’il ne trouvait pas chez les Latins, le poussa à Tolède.
Il y vit une grande abondance d’ouvrages en langue arabe sur toutes les disciplines et
déplora l’absence d’ouvrages latins sur ce qu’il savait [exister]. Il apprit l’arabe pour
pouvoir les traduire ; s’appuyant à la fois sur sa science et sur sa connaissance de la langue,
comme le prescrit Hamet [35] dans sa lettre sur la proportion et la proportionnalité : "le
traducteur, outre la parfaite connaissance des langues de et dans laquelle il traduit, doit
avoir la connaissance de la discipline qu’il traduit", il traduisit de l’arabe, à la manière du
sage qui en parcourant les prés verdoyants ne cueille pas toutes les fleurs mais les plus belles
pour en tresser une couronne. Et jusqu’à la fin de sa vie, il n’a cessé de traduire [de l’arabe],
le plus clairement et intelligiblement qu’il a pu, tous les livres qu’il jugeait les plus fins, dans
la plupart des disciplines, pour les remettre à la latinité comme à une héritière chérie.
Il entra dans la voie de toute chair dans sa 73e année, l’an 1187 de notre Seigneur Jésus-
Christ. Suivent les noms des ouvrages que maître Gérard de Crémone a traduits à
Tolède [36]. »
Présenté et traduit dans J. Favier (dir.), Archives de l’Occident, Paris, Fayard, 1995, pp. 449-454.

Une lettre arabe de Frédéric II


10La culture à la cour de Frédéric II est l’objet aujourd’hui de débats : la cour du
Hohenstaufen est-elle aussi ouverte sur la culture arabe que la cour normande qui l’a
précédée ? L’empereur semble avoir compris l’arabe, mais l’élément arabe à sa cour est bien
limité : quelques gardes du corps originaires de Lucera. Une lettre écrite pour lui en arabe par
des sujets de Sicile ou de Malte parlant cette langue apporte-t-elle la preuve d’un grand essor
culturel et d’échanges profonds entre les deux rives de la Méditerranée ? Ne serait-ce pas
plutôt un geste de courtoisie envers un correspondant éminent, le sultan al-Kamîl, que l’on
veut flatter en parlant sa langue ? L’interprétation d’un tel document est délicate. Frédéric II y
présente à son correspondant la situation difficile qu’il a trouvée dans ses États, à son retour
de croisade.
« L’auguste César, empereur romain, Frédéric, fils de l’empereur Henri fils de l’empereur
Frédéric, victorieux par la grâce de Dieu, puissant par sa Puissance, exalté par sa Gloire, roi
d’Allemagne et de Lombardie, de Toscane et Longobardie, de Calabre et de Sicile, seigneur
du royaume de Jérusalem, soutien du pontife romain, champion de la foi chrétienne.
Au nom de Dieu clément et miséricordieux,
Nous sommes partis en abandonnant notre cœur qui est resté [près de vous] détaché du
corps, du genre et de l’espèce. Et il a juré qu’il n’altérerait jamais l’amour qu’il a pour vous
à perpétuité et il s’est soustrait par la fuite à mon obédience [...].
Pour en revenir à nous, et sachant que votre seigneurie aime à entendre de nos bonnes
nouvelles, nous l’informons ainsi de nos nobles actions. Comme nous [vous] l’avions déjà
expliqué à Sidon, le pape, par traîtrise et tromperie, a pris une de nos places fortes, nommée
Mont-Cassin, que son maudit abbé lui a remise ; et il s’était promis de commettre encore
davantage de dégât ; mais le pouvoir lui manqua, car nos fidèles sujets attendaient notre
heureux retour. Aussi fut-il obligé de répandre la fausse nouvelle de notre mort, et il fit
attester par serment par les cardinaux que notre retour était donc impossible. Ils cherchèrent
à tromper le peuple avec ces fables et prétendirent que personne, après nous, ne pouvait
administrer nos États et les conserver à notre fils, si ce n’est le pape. Ainsi par les serments
de ces hommes, qui sont les pontifes de la religion et les successeurs des apôtres, une bande
de gens de peu et de brigands se laissa séduire.
Cependant nous arrivâmes au port de Brindisi, la bien gardée, et nous trouvâmes que le roi
Jean [37] et les Lombards avaient engagé une irruption hostile dans notre royaume, mais
qu’à la nouvelle de notre arrivée, ils étaient pris de doutes sur ce que les cardinaux leur
avaient affirmé par serment.
Nous envoyâmes alors des lettres annonçant que nous étions revenus sains et saufs, et alors
nos ennemis commencèrent à s’inquiéter ; ils s’agitèrent, perdirent courage et tournèrent
bride, mis en désordre par deux journées de marche alors que nos sujets rentraient dans
notre obédience.
De même les Lombards, qui formaient la majeure partie de leur armée, ne supportèrent point
de se trouver rebelles et parjures envers leur empereur, et ils s’en retournèrent tous. Quant
au roi susmentionné et à ses compagnons ils furent saisis de honte et de peur et ils se
réfugièrent dans un étroit espace d’où ils n’osaient sortir pour agir, car tout le pays était
revenu à nous et à notre obédience. Cependant nous avions réuni une forte armée avec les
Allemands qui étaient avec nous en Syrie, avec d’autres qui, partis plus tôt [de Terre sainte]
avaient été jetés par le vent sur nos côtes, et avec les fidèles et les officiers de notre royaume ;
avec eux nous nous mîmes en marche à grandes journées vers les pays de nos ennemis. »
F. Gabrieli, Chroniques arabes des croisades, Paris, Sindbad, 1977, réédition 1996, pp. 307-310.

Réponse d’Ibn Sab’în aux « lettres de Sicile » de Frédéric II


11Ibn Sab’în, né en 1217 à Murcie en al-Andalus, se lance dès l’âge de 15 ans dans la
rédaction de La Séparation des connaissances. Il écrivit à Ceuta, à la demande du
gouvernement almohade, un petit traité pour répondre aux questions philosophiques que
l’empereur Frédéric II avait posées aux savants de l’Orient musulman. De fil en aiguille la
réponse incomba à Ibn Sab’în. Il composa une réponse pleine de morgue et de mépris envers
l’empereur, entre 1237 et 1242, s’affichant comme un défenseur intransigeant d’un islam pur
et dur. C’est le début de cette réponse, rapportée par un tiers, qui est reproduite ici, montrant
le cheminement de la demande de Frédéric II et l’intervention de Ibn Sab’în. Or, comme il
n’était guère en odeur d’orthodoxie chez les Almohades, Ibn Sab’în dut fuir en Orient ; il fut
persécuté au Caire, gagna La Mecque, où il se suicida en 1271.
« Le shaykh, l’imam, la sommité, l’imam du peuple et prince des imams, l’exemple des deux
Villes saintes, notre seigneur Kotb-eddin Ibn Sab’în ’Abd al-Haqq Abû Muhammad – qu’il
plaise à Dieu de s’en servir comme instrument de sa bonté et d’accorder souvent aux
musulmans des qualités aussi excellentes que les siennes – a répondu de la manière suivante
aux questions du roi de Rûm, empereur et prince de la Sicile. Un écrit contenant ces questions
avait été envoyé par l’empereur en Orient, à savoir l’Égypte, Syrie, Irak, Daroub et Yémen ;
mais les réponses des philosophes musulmans de ces contrées ne remplirent nullement
l’attente du prince. De même, après qu’il eut fait des investigations sur l’Ifrîqiya et sur les
savants qu’on aurait pu y trouver, on lui représenta le pays comme dénué tout à fait de cette
sorte d’études. Enfin, il s’enquit du Maghreb et de l’Espagne et comme on lui signala dans
cet empire un homme du nom d’Ibn Sab’în, il écrivit au sujet de ses questions philosophiques
au calife Rashîd, de la dynastie d"Abd al-Mu’min [38], qui ordonna aussitôt à Ibn
Khelâs [39], son gouverneur à Ceuta, de rechercher le personnage dont il vient d’être parlé,
afin qu’il répondît aux propositions du roi des Rûms. Il faut ajouter que celui-ci avait envoyé
sa lettre au calife par un navire avec son ambassadeur et une somme d’argent.
Comme Ibn Khelâs manda auprès de lui l’imam Kotb-eddin et lui donna lecture desdites
questions et des ordres du calife, l’imam – que Dieu soit content de lui – sourit et se chargea
de la réponse. Mais lorsque Ibn Khelâs lui remit l’argent qui avait été offert par
l’ambassadeur, il le renvoya avec un refus formel, en ajoutant : "Je ne réponds à ces
questions avec d’autre objet que celui d’augmenter le nombre des croyants en Dieu et de faire
triompher l’islam". Il termina ses paroles par ce passage du Coran : "Dis-leur : je ne vous
demande pour récompense que votre zèle à vous rapprocher de Dieu [40]."
Ibn Sab’în écrivit donc ses réponses. Le roi, les ayant reçues, fut parfaitement satisfait de
l’imam et lui envoya un présent de grande valeur. Mais ce présent fut refusé comme le
premier ; de manière que le chrétien eut l’humiliation d’avoir le dessous en cette occasion.
Que Dieu donne toujours la victoire à l’islam et le fasse triompher sur la religion chrétienne
par des arguments irréfragables ! Louanges au Dieu seigneur des mondes !
Réponses que nous faisons aux dites questions, en remettant à Dieu d’en assurer le succès.
Ô prince digne d’être aimé, qui désirez savoir et suivre la meilleure voie - que Dieu te fasse
atteindre le bien et te prépare à l’accepter [...] –, tu poses des questions sur lesquelles ont
disputé les grands esprits de tous les temps et les docteurs de tous les siècles. Tous ceux qui
ont traité ces questions, en exposant les idées qui se présentaient à leur intelligence et les
doctrines qu’ils avaient acquises, se sont servis d’un langage absolu, général, manquant de
corrélation, admettant les inductions. Cependant celui qui recherche la vérité doit bien se
garder des expressions inexactes [...]. »
M. Amari, « Questions philosophiques adressées aux savants musulmans par l’empereur Frédéric II », Journal
asiatique, 5e série, I, 1853, pp. 259-264. Traduction des auteurs.

NOTES
 [1] Le Mont-Cassin, monastère fondé par saint Benoît dans les années 520, détruit par
les Lombards vers 570 et reconstruit en 718, avec l’appui du pape et du duc de
Bénévent.
 [2] Babylone : nom grec, dérivé du copte, et désignant la forteresse construite au VII e
siècle au bord du Nil, puis un quartier du Caire.
 [3] Robert Guiscard, membre de la célèbre famille normande des Hauteville ; il
conquiert la Calabre et la Pouille et met fin à l’occupation byzantine de l’Italie du Sud,
en s’emparant de Bari (1071).
 [4] Didier, abbé du Mont-Cassin et futur pape Victor III (1086-1087).
 [5] Pantegni : traduction de l’encyclopédie médicale d’al-Magusi, médecin d’origine
persane (xe siècle), transmetteur de l’œuvre de Galien (129-210 env.)
 [6] La Practica est avec la Theorica l’une des grandes parties du Pantegni.
 [7] Traduction du traité d’Hunayn ibn Ishaq (809-877).
 [8] Traduction du traité du médecin et philosophe Ishaq al-Isra’ili, au service du prince
aghlabide Ziyâdat Allâh III, dans la première moitié du xe siècle.
 [9] Traité d’Ishaq al-Isra’ili.
 [10] Traité d’Ishaq al-Isra’ili.
 [11] Traité inspiré du Viatique du voyageur du Kairouanais Ibn al-Gazzâr.
 [12] Le Viatique du voyageur d’Ibn al-Gazzâr.
 [13] L’Art médical de Galien.
 [14] De la méthode thérapeutique, traité de Galien traduit par Hunayn ibn Ishaq.
 [15] Abrégé de la médecine de Galien.
 [16] Ultime livre de la Practica, amplifié d’additions dues au traducteur.
 [17] Les Aphorismes d’Hippocrate (460-377 av. J-C.)
 [18] Traité du pseudo-Sérapion.
 [19] Ces traités semblent être des extraits tirés de la Practica.
 [20] Traité ophtalmologique d’Hunayn ibn Ishâq.
 [21] Henri IV (1056-1106) et son fils, Conrad, duc de Lorraine.
 [22] Roger II, roi de Sicile en 1130, gouverne l’État normand de 1105 à 1154.
 [23] Comprendre : le pape.
 [24] L’empereur de Byzance.
 [25] Mas’ûdî, encyclopédiste né vers 893, mort en 956 ; Jayhâni, vizir des Samanides,
auteur d’un Livre des routes et des pays, achevé entre 920 et 942 ; Ibn Khurradâdhbih,
de Bagdad, né vers 820 et mort vers 900 ; al-’Udhrî, auteur d’un Livre des merveilles ;
Ibn Hawqal, voyageur et géographe de la seconde moitié du Xe siècle (voir le texte 2
du chapitre 1) ; al-Kîmakî, informateur d’Idrîsî sur les Kimek ; Ya’qûbî, auteur d’un
Livre des pays vers 890 ; Ishaq b. al-Hasan, astronome andalou vers 950 ; Qudâma al-
Barî, né vers 873 et mort entre 932 et 948.
 [26] Dans un autre texte, Pierre le Vénérable hésite entre le qualificatif d’hérétique
(qui désigne malgré tout des chrétiens) ou celui de païen.
 [27] Pierre le Vénérable avait entrepris une visite des maisons clunisiennes d’Espagne
en 1142. Il souhaitait aussi trouver des hommes instruits pour traduire le Coran et
autres textes musulmans.
 [28] On ne sait rien de lui.
 [29] Pierre de Poitiers.
 [30] Robert de Ketton ou de Chester était venu à Barcelone en 1140 pour apprendre
l’arabe. Il traduisit des ouvrages scientifiques.
 [31] Hermann de Carinthie est en Espagne de 1138 à 1142.
 [32] Il faudrait ajouter aux quatre noms précédents un musulman, Muhammad.
 [33] Le Microtegni ou abrégé de la Médecine de Galien, manuel de base de
l’enseignement de la médecine.
 [34] Œuvre de Ptolémée.
 [35] Hamet ou Ahmed Ibn Yusuf.
 [36] 4. Dialectique d’Aristote, Secondes analytiques (en 2 livres), Themistius,
Commentaire des Secondes analytiques (en 1 livre), Alfarabi, Le Syllogisme, etc.
 [37] Jean de Brienne, roi de Jérusalem, beau-père de Frédéric II, et dépouillé de sa
couronne par son gendre.
 [38] Abd al-Wahîd al-Rashîd (1232-1242), descendant du fondateur de la dynastie
almohade, ’Abd al-Mu’min. L’empire almohade était alors réduit au Maroc et sa
capitale était Marrakech.
 [39] Celui-là même qui, inquiet des désordres causés par l’enseignement d’Ibn Sab’în
et de ses disciples à Ceuta, le contraignit à partir.
 [40] Coran, sourate 13, verset 22.

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