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Master I – Langues et Cultures étrangères et régionales

Spécialité Occitan

Un Texte Ancien Occitan du XV° siècle:


La Vision de Tindal

Mémoire de recherches
présenté par

Jean-Luc ARVIEU

sous la direction de Madame Gilda Caiti-Russo,


Maîtresse de Conférences Habilitée à diriger des recherches en occitan médiéval

Jury :
─ Monsieur Philippe Martel, Professeur, Directeur du Département d'Occitan,
─ Monsieur Hervé Lieutard, Maître de Conférences.

1
Sommaire
Introduction p. 3

Chapitre I: La source de la Vision de Tindal p. 4

Chapitre II: Le manuscrit p. 6

Chapitre III: Le texte p. 12

Chapitre IV: Étude linguistique p. 42

Conclusion p. 53

Bibliographie p. 54

Remerciements p. 59

Annexe p. 60

2
Au nombre des premiers écrits en langue occitane qui ont survécu au
temps, on compte le Poème sur Boèce d'environ 1050 et des chartes antérieures à
1100. Clovis Brunel (cf. Les plus anciennes chartes en langue provençale) a
publié un recueil de 540 pièces administratives des XI° et XII° siècles dont la plus
ancienne date de 1034 (acte de partage entre Peire, évêque de Gérone, et Roger
1er, comte de Foix, son neveu)1.

Aux XII° et XIII° siècles, l'occitan est surtout connu comme langue
littéraire avec la production poétique des troubadours.

A compter de la fin du XIII° siècle, en raison notamment de la


croisade et de ses conséquences, la création littéraire occitane, poétique surtout,
s'affaiblit. Cependant, la langue ne cesse de progresser, non seulement comme
langue véhiculaire mais aussi comme langue de développement dans les domaines
techniques et scientifiques, soit avec la publication d'œuvres techniques ou
scientifiques originales soit, plus souvent, avec la réécriture en occitan d'œuvres
en latin. C'est dans ce dernier contexte que la Vision de Tindal a été traduite du
latin en occitan. Au Moyen-Age, cette langue sert également à la rédaction des
actes, des délibérations, des comptes, de la correspondance, et des chroniques des
communes languedociennes.

Le document écrit en langue occitane médiévale connu sous le nom de


la Vision de Tindal est archivé à la Bibliothèque Municipale de Toulouse aux folii
47v-96r du ms. 894. Il est la propriété de cette bibliothèque depuis 1879.

Le manuscrit ms. 894 est un recueil qui contient trois autres textes,
également écrits en langue occitane médiévale, dénommés:
− Lo Viatge de Ramon de Perilhos al Purgatori de Sanct Patrici, aux
folii 1-40v,
− La Gesta de Fra Peyre Cardinal, aux folii 40v-47v,
− La Vision de Sanct Pau, aux folii 96r-100.

Ils sont contenus dans une reliure en bois recouvert de cuir gaufré. Le
format de chaque feuillet est de 210X157 mm.

Ces textes ont déjà fait l'objet d'une édition en 1903 par A. Jeanroy et
2
A. Vignaux . Notre édition, qui ne concerne qu'une partie du texte, contient une
traduction en langue française. L'étude linguistique de ce texte médiéval a pour
objet d'interpréter les graphies.

Au début de la présente recherche, le manuscrit ms. 894 venait tout


juste d'être numérisé. La direction de la Bibliothèque Municipale de Toulouse,
pour favoriser notre travail de recherche, nous a communiqué très rapidement un
fichier de cette numérisation avant sa mise en ligne sur son site internet.

Actuellement, le manuscrit ms. 894 est accessible sur le site internet

1
Clovis Brunel, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Slatkine Reprints, Genève, 1973, réimpression de
l'édition de Paris, 1926 et 1952
2
A. Jeanroy et A. Vignaux, Voyage au purgatoire de Saint Patrice, Visions de Tindal et de Saint Paul, Textes
languedociens du XV° siècle, Privat, Toulouse, 1903

3
de la Bibliothèque de Toulouse à l'adresse URL suivante:
http://numerique.bibliotheque.toulouse.fr/ark:/74899/B315556101_MS0894

Chapitre I. La source de la Vision de Tindal:

La Vision de Tindal raconte le voyage aller et retour de l'au-delà de


l'âme du chevalier Tindal, un guerrier plus préoccupé des plaisirs de ce monde que
du bien de son âme. Ce texte occitan est la traduction de la Visio Tnugdali, écrite
en latin en 1149, par un moine irlandais, frater Marcus, à la demande de l'abbesse
Gisela du couvent bénédictin de Ratisbonne, au sud de l'Allemagne. Marcus
transféra de l'oral à l'écrit et de l'irlandais au latin, l'aventure de Tnugdali.

Ce récit appartient à la tradition des voyages et visions de l'au-delà


propres à l'Irlande comme la Navigation de Saint Brendan, écrite au IX° siècle et
dont le moine Benedeit donne la première traduction en langue vernaculaire
pendant le premier quart du XII°, et le Purgatoire de Saint Patrick écrit en 1184
par le moine anglo-normand H. de Saltrey. Il exprime les conceptions politiques
de Marcus, sa contribution au mouvement réformateur de son temps, qui tentait de
faire disparaître les particularités celtiques de la société et de l'Eglise d'Irlande
pour les amener dans la ligne de Rome, sa perception de l'idée de pèlerinage et sa
vision de ce monde comme de l'autre. 3

Le récit du moine Marcus, la Vision Tnugdali, connut une vaste


renommée sur le continent comme le prouve le grand nombre de manuscrits latins
éparpillés dans toute l'Europe. On le trouve aussi au nombre des premiers livres
imprimés.

L'intérêt que l'on portait à ce récit apparaît également dans les


nombreuses traductions dont il fut l'objet (allemand, anglais, biélorusse, catalan,
croate, irlandais, islandais, italien, occitan, néerlandais, portugais, suédois, serbo-
croate). En sus du manuscrit objet du présent mémoire, on en comptait un second
également écrit en langue occitane médiévale qui a été malheureusement détruit
en 1904 lors de l'incendie de la Bibliothèque Nationale de Turin (Turin, Bibl.
Naz., L.IV.22: Vision de Godalh (XIII° s.).

Depuis le début du XIII° siècle, la France a connu l'essor des voyages


allégoriques en langue vulgaire. Si, d'un côté, la production visionnaire subit un
arrêt presque définitif à la fin de XIII° siècle, il faut bien souligner, de l'autre, que
certains textes, comme la Vision de Tindal (ou Tondale), ne cessent de circuler et
d'être diffusés jusqu'à la fin du Moyen Age, tant dans des rédactions latines que
dans des traductions en langues vulgaires, si bien que le XV° siècle marque
l'apogée de leur diffusion. 4

La Visio Tnugdali de Marcus n'existe plus que sous la forme laissée


par ses différents copistes.

3
Yolande de Pontfarcy, L'au-delà au Moyen Âge, « Les Visions du chevalier Tondal » de David Aubert et sa source la
« Visio Tnugdali » de Marcus, Peter Lang, Bern, 2010, p XI
4
Mattia Cavagna, La Vision de Tondale, les Versions Françaises de Jean de Vignay, David Aubert, Regnaud le Queux,
Honoré Champion Editeur, Paris, 2008, p 7

4
On n'a pas actuellement identifié le scribe qui a écrit en occitan
médiéval la Vision de Tindal, pas plus que le texte latin qui a servi de base à sa
production. Au folio 100r, le scribe a daté la fin de son œuvre du 18 mai 1466, et
signé de son nom « Depetralata ».

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

L'an mial CCCC seisenta e sieys a XVIII L'an mille quatre cent soixante six le 18
del mes de may foc acabat le p[re]sent mai a été achevé le présent
libre de Tindal e de Sant Patrici per livre de Tindal et de Saint Patrick,
las mas de my écrit de ma main.

Ce patronyme se retrouve notamment dans le clergé où un chanoine du


nom de Raymondus de Petralata occupe ces fonctions en 1427 à Saint Antonin,
(actuellement Saint Antonin Noble Val) qui était la seconde ville d'importance en
Rouergue dans le diocèse de Rodez. Le 10 juin 1427, il était nommé à la
cathédrale Sainte Marie d'Auch car il échangeait son canonicat avec un chanoine
local. 5

On doit rappeler que Guilhem de Tudèle, rédacteur de la Chanson de


la Croisade jusqu'au jour de la bataille de Muret le 12 septembre 1213, séjourna
également à Saint Antonin Noble Val. Quand Baudouin fut devenu seigneur de
Saint-Antonin après sa conquête, le 6 mai 1212, par Simon de Montfort , Guilhem
de Tudèle fut pourvu par le premier nommé d'un canonicat au chapitre de la
collégiale6.

Petralata trouve son étymologie dans l'association des substantifs


latins PETRA+LATA qui signifie roche plate ou large. En occitan, l'utilisation de
5
Référence électronique : Obediences.net > Prosopographie : vedette 3314, PETRALATA DE, RAYMUNDUS Mis
en ligne le 01 février 2006. URL : http://obediences.net/repdyn_fiches_individus.php?identif=3314&page=tab
6
Martin-Chabot Eugène, La Chanson de la Croisade Albigeoise, éditée et traduite du provençal, Tome Ier, La
Chanson de Guillaume de Tudèle, (3ème édition), Société d'Edition « Les Belles Lettres », Paris, 1976, pp VIII-IX

5
« peiralada » pour un lieu-dit est souvent liée à la présence d'un dolmen. A
Roussayrolles dans le Tarn distant de 14 km de Saint Antonin Noble Val, le
dolmen dit « du Vaour » se trouve au lieu-dit « Peyralade ».

A Rivière sur Tarn (Aveyron), on trouve le château de « Peyrelade ». A


Saint-Saturnin dans le Cantal, le château de Peyrelade présente un fronton daté de
1012. Dans le Couserans, se trouve la vallée de « Peyralade ». On note également
des lieux-dits « Peyrelade » en Corrèze, en Dordogne, et dans le Tarn-et-
Garonne7.

A. Jeanroy et A. Vignaux ont comparé ce texte à l'édition en latin de


M. A. Wagner8, lors de l'édition et l'étude de la Vision de Tindal 9. Ils précisent
que le manuscrit a été signalé pour la première fois en 1832 par le marquis de
Castellane, alors Président de la Société Archéologique du Midi de la France. A sa
mort, le manuscrit rentra dans la collection du Docteur Desbarreaux-Bernard, puis
en 1879, il passa à la Bibliothèque Municipale de Toulouse.

Le marquis de Castellane indique qu'il est possible que la traduction


romane soit de beaucoup antérieure à la date de 1466. 10

Pierre BEC considère que dans la version occitane de la Vision de


Tindal le scribe a pris des libertés par rapport au texte latin. D'après lui, il est
possible que le texte occitan remonte à une traduction romane peut-être catalane. 11

Chapitre II. Le manuscrit:

− la mise en page:

Le scribe a tracé un cadre vertical qu'il suit autant que faire se peut
pour aligner le texte à gauche et à droite selon la technique de la justification, ce
qui le conduit parfois à couper des mots en bout de lignes. Les lignes horizontales
servent d'appui aux lettres des premières et dernières lignes du texte. Toujours
pour conserver la justification du texte, il termine les paragraphes par des volutes
ou par un simple trait.

Le souci de soigner la mise en page se retrouve dans la décoration de


la première lettre du texte, et dans celles des débuts de paragraphe ou de phrase.

La première lettre du texte est une lettrine rouge et noire, sobrement


ornée, de la lettre Q dont la hampe est très allongée. Le format de la première
7
Longnon Auguste, Les Noms de Lieu de la France, Honoré Champion Editeur, Paris, 1999,
8
M. A. Wagner, Visio Tnugdali, lateinisch und altdeutsch; Erlangen, 1882, pp. 1-56
9
A. Jeanroy et A. Vignaux, Voyage au purgatoire de Saint Patrice, Visions de Tindal et de Saint Paul, Textes
languedociens du XV° siècle, Privat, Toulouse, 1903
10
Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, Tome Second, années 1834-1835, Imprimerie de
Lavergne, Toulouse, 1836, pp 1 à 24
11
Pierre Bec, Anthologie de la prose occitane du Moyen-Âge (XII°-XV° siècle), Aubanel, Avignon, 1977, p 240

6
ligne du texte est supérieur au reste du texte et les hastes des consonnes sont très
allongées.

Le scribe a également décoré la première lettre du début de chaque


paragraphe d'une lettrine de couleur rouge. La lettrine de début de paragraphe
ainsi que les deux ou trois premiers mots sont écrits en plus gros caractères que le
reste du texte. A l'intérieur des paragraphes, il y a un grand nombre de majuscules,
précédées d'un pied de mouche à l'encre rouge. Cette présentation facilite la
lecture.

Pour compléter cette mise en page, dans la partie supérieure du texte le


scribe a poussé l'ornementation en agrémentant les hastes de boucles. Sur la
première ligne de chaque folio, la haste des consonnes est en général très allongée.
Dans la partie inférieure, on note d'élégants lancés de plumes.

Chaque feuillet compte une vingtaine de lignes.

− l'écriture:

L'écriture est cursive. Les mots sont séparés les uns des autres.

L'alphabet:

a
(on trouve deux formes de a, l'une proche du a
moderne cursif, la seconde moins facilement
identifiable)
b
(il est formé d'une haste qui boucle à droite
avec une panse inférieure à droite)

c
(il est composé d'un petit crochet en haut, il ne
boucle pas en bas)
d
(il a une forme onciale, sa haste se courbe
fortement vers la gauche)

e
(il ressemble à une boucle lorsqu'il se trouve à
l'intérieur d'un mot)
e
(il est très différent du précédent lorsqu'il se
trouve en initiale ou en fin de mot)

7
f
(il comporte une barre horizontale en son milieu
qui permet de le différencier du s)

g
(il se constitue de deux parties, en haut un
crochet, sur la droite une ligne en courbe qui
s'étire en longue queue)
h
(il est proche du h moderne cursif, la boucle
droite descend sous la ligne)

i
(il se termine par un léger crochet en direction
de la lettre suivante, il n'a pas de point)
I et j
(en initiale ils ne se différencient pas)

l
(la haste du l se termine parfois par une boucle)

M
(il comporte trois jambages)

n
(dans le mot il ressemble au u)
n
(il est plus facilement identifiable en initiale)

o
(il a une forme parfaitement arrondie)

p
(la hampe du p est verticale)

q
(la hampe est moins verticale que celle du p)

r
(on note deux formes de r, l'une proche du r
moderne cursif, la seconde stylisée qui
ressemble à un R majuscule)

8
s
(en initiale ou dans le mot, il a une forme
proche du f)

s
(il a deux formes lorsqu'il se trouve en finale
d'un mot )

s
(en finale, lorsqu'il sert de justification à droite,
il est agrémenté d'une haste)

t
(il ressemble à un c surmonté d'une barre
horizontale)
u
(il se confond avec le v e le n)

u
(en initiale il se confond avec le v)

v
(dans le mot, il se confond avec le u et le n)
v
(en initiale, il se confond avec le u)

X
(on le trouvera notamment dans la première
lettre de l'abréviation du mot latin Christus: xst)

Y
(la lettre y est composée de deux branches et
d'une hampe qui forme une boucle)

Z
(le z se termine par une hampe)

Les majuscules:

Si le scribe met des majuscules en début de paragraphe et parfois en


début de phrase, par contre, il ne met pas de majuscule aux noms propres. Les
scribes médiévaux ne pratiquaient pas la distinction, obligatoire aujourd'hui, entre

9
noms communs et noms propres.12

Les abréviations:
Le scribe a usé de systèmes abréviatifs. On décèle deux variétés
d'abréviations.

Les abréviations par signes conventionnels:

Per ou par
se présente sous la forme d'un p dont la hampe
est barrée

que
se présente sous la forme d'un q dont la hampe
se continue par une boucle remontante

En début de mot, le digramme <er>


est annoncé par une consonne stylisée,
ici « s » qui donne /ser/

Le titulus sert à signaler l'absence d'un graphème (m, n et o), et même


d'un digramme, que ce soit à la fin ou dans le mot. Il n'a pas de forme fixe, il peut
être un crochet ou une boucle, ou les deux à la fois.

Titulus de m

Titulus de n

Titulus de o

12
Michel Parisse, Manuel de paléographie médiévale, Picard, Paris, 2006, p 11

10
que
se présente également sous la forme d'un q
surmonté d'un titulus

Dans le mot, le digramme <er>


se présente sous la forme d'un titulus en boucle

Les abréviations par contraction:

Les mots abrégés sont ceux qu'on rencontrait le plus fréquemment


dans les textes religieux et donc la compréhension était assurée.

Dans le texte, le scribe a utilisé les abréviations suivantes:

Jesus Christus:
Jhu xst

Spiritus:
Sps
surmonté d'un titulus

Système de notation des chiffres


Le Moyen Age a hérité de l'Antiquité romaine son système de
notation, qu'on appelle « chiffres romains », chaque chiffre y est représenté par
une ou plusieurs lettres. Les lettres de base sont I (1), V (5), X (10), L (50), C
(100), D (500), M (1000).
Dans le texte, certainement pour éviter de les confondre avec des
lettes ordinaires, le scribe a encadré les chiffres de deux points.

I
(il ressemble à la lettre
« j »)

III
(il ressemble à la lettre m
avec trois jambages)

11
Chapitre III: Le texte:

Les pages suivantes comprennent la reproduction du manuscrit du


folio 48r au folio 55r, sa transcription et sa traduction en langue française.

Le manuscrit est reproduit avec l'aimable autorisation de la


Bibliothèque Municipale de Toulouse.

Les agglutinations graphiques (enla pour en la, dedieu pour de dieu)


ont été segmentées conformément à l'usage actuel.

Nous avons signalé les abréviations et la restitution de graphèmes


faisant l'objet d'une abréviation dans le manuscrit par des crochets. Nous avons
transcrit i/u consonantiques par j/v. Il a été ajouté l'élision, ainsi que des
majuscules aux noms propres. Nous avons également mis des points d'enclise
lorsque c'était nécessaire et adopté le point en exposant aussi pour la gémination
morphosyntaxique.

Nous avons introduit une ponctuation contemporaine interprétative.

Le texte est précédé d'une rubrique. Elle sert d'intitulé. Elle est mise
en valeur par l'emploi de l'encre rouge.

Folio 47 verso

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

Ayssi come[n]sa lo libre de Tindal Ici commence le livre de Tindal


tractan de las penas de purgatory qui traite des peines du purgatoire.

12
Folio 48r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

13
F° 48 r

1 Qui vol ausir, Celui qui veut écouter,


entendre ni aver gaug eter- entendre et avoir la joie éternelle,
nal deu esser mot curos, doit être très attentif,
e entendut a amar Dieu e obezir als consentir à aimer Dieu, et obéir à
5 seus comandamens. E per tal que l'arma ses commandements. Afin que l'âme et le
e lo cors sian scomogutz en la temenssa corps soient émus par la crainte de Dieu,
de Dieu, legisca o fassa legir aquest qu'il lise ou fasse lire ce
libre, loqual un sanct religios, que a- livre. Celui-ci fut traduit du grec en latin
via nom Marc, traslatec de grec par un saint religieux, qui s'appelait Marc,
10 en lati, a honor de Dieu, e de squivar peccat, pour honorer Dieu, pour éviter le péché,
e estar lialment el setgle, e viure être loyal avec les autres, et vivre
en la terra, fazen los comandamens sur la terre, en suivant les commandements
de Dieu. de Dieu.
Al palays de Ybernia, abia hun Au palais d'Irlande, il y avait un
15 cavalier jove e fort, e avia nom Tindal chevalier jeune et fort, qui s'appelait Tindal,
noble e de gran linatge; home alegre, noble et de grande lignée; homme
e era mot gracios e tresque bel, corte- joyeux, il était très gracieux et très beau,
zament noirit, pros e espert e bel courtoisement élevé, preux et adroit, beau
parlier, laugier en totas cauzas de parleur, connaisseur dans tous les
domaines de

14
Folio 48v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

15
f° 48 v

20 cavalaria. Mas per sa beutat, son estam[en]t de la chevalerie. Mais gâté par sa beauté,
tornet en desplazer de Dieu e en dolor de son comportement déplut à Dieu et
son arma, tant se coffizava en sa savie- provoqua la douleur de son âme. Il avait
za e en la laugieyria de son cors e en sa tellement confiance en son savoir, dans
forssa que non avia cura de far l'agilité de son corps et dans sa force, qu'il
25 s[er]vizi a Dieu ni procurar la salvatio ne se souciait pas de servir Dieu, ni de
de la seua arma. Am si negus ly [par]les chercher à sauver son âme. Aussi si
de coffessio o de penitenssa, el s'en trufa- quelqu'un venait à lui parler de confession
va e ne fazia squern. La glieysa me- et de pénitence, il s'en moquait et le
nesprezava .ls paubres de [Jesus Christ] tournait en dérision. Il méprisait l'église, il
30 no volia vezer, mas a joglars e refusait de voir les pauvres de Jésus Christ,
a glotos e a vanas gens donava sos mais par vaine gloire, donnait ses biens aux
bes per vana gloria. E cant el ac jongleurs, aux profiteurs, et aux vaniteux. Il
estat lonc temps en aquel stame[n]t, y avait longtemps qu'il menait cette vie
plac a la divinal mis[er]icordia que lorsqu'il plut à la divine miséricorde de
35 son mal regime[n] e sas banas obras changer son mauvais comportement et ses
fosso mudadas, e que se convertis e fos mauvaises œuvres, qu'il se convertisse et
son amic, coma fes de sant Paul. soit en paix avec lui comme il fit avec Saint
Per aventura per qualque causa Paul.
que fazia o dizia avia fag o dig C'est parce qu'il avait fait à l'occasion
40 que era plazen a Dieu per laqual quelque action, ou avait dit l'avoir faite ou
dite, qui avait plu à Dieu, que ce dernier

16
Folio 49 r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

17
f° 49 r

no lo bolia dampnar et[er]nalment. ne voulait pas le condamner éternellement.


Endevenc se que, estan aquel Alors que ce chevalier était
cavalhier en la ciutat de Corcages 13, ly dans la cité de Cork, il avait contracté
venc sopdament, de mentre que el soudainement une terrible maladie tandis
45 ma[n]java a taula am sos jotglars, an qu'il mangeait à table avec ses jongleurs, au
sos plazers, una gran malautia, de la- milieu de ses plaisirs, qui le laissa trois
qual .III. jorns e . III . nuogz jac aissi jours et trois nuits gisant comme mort.
coma mort. En loqual spazi foc sa Pendant ce temps, son âme lui fut dérobée
arma raubida, e ly foc mostrat com et il lui fut montré comment il devait aimer
50 devia amar e servir Dieu e hobesir et servir Dieu et obéir à ses
als seus comandamens, losquals avia commandements qu'il avait méprisés dans
en son joven menesprezats e ly sa jeunesse et il lui fut montré comme vous
foc mostrat com auziretz l'entendrez, les peines de l'enfer, les joies du
A Las penas d'yffern e.ls gaugz, paradis car quelque fût la maladie, on en
55 de paradis car qual que fos la ma- parlera par la suite. Ce même Tindal avait
lautia se dira. Aquest Tindal avia énormément d'amis, de parents et de
gran multitut d'amigz, de parens compagnons d'armes. Un de ses bons amis
e de companhos, e hun son bon amic lui devait trois chevaux à la suite d'un
devia ly tres cavals per causa de ca[m]by. échange.

13
Le copiste a fait ici une erreur de transcription avec « Cartages » au lieu de « Corcages » actuellement Cork (en
Irlandais Corcaigh)

18
Folio 49 v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

19
f° 49 verso

60 E venc aquest Tindal, al temps que de- Au moment où il devait être payé des trois
via esser pagat dels tres cavals en chevaux, Tindal se rendit dans la maison de
lo hostal daquest deutor per aver sos ce débiteur pour les récupérer. Le débiteur
cavals, e aquel deutor fes ly mot bel lui fit un très bon accueil, il demanda, entre
aculhiment e dis, entre las autras cau- autres choses, qu'au nom de Dieu, il le
65 sas, que per Dieu ly perdones, car de pardonnât, parce que pour le moment il lui
presen no podia aber los tres cavals. était impossible de le satisfaire.
De laqual causa Tindal foc mot corrossat, De ce fait, Tindal fut fort courroucé. Il
e bolia s'en partir mas lo deutor ly voulait s'en aller mais le débiteur le pria
preguec mot cortesament q[ue] ma[n]ges avec tant de courtoisie de manger avec lui,
70 amb el, e fes ho. E cant foro a taula et il y consentit. Quant ils furent attablés et
e las viandas ly foro aportadas dava[n]t, que la nourriture lui fut servie, il étendit son
e el estendec son bras per come[n]sar bras pour commencer à manger et
de ma[nj]ar, e sopdament ly venc tant soudainement il fut saisi d'une telle douleur
de mal al bras, que non poc portar au bras qu'il ne put porter de nourriture à sa
75 la vianda en sa boca, e comensec a bouche. Il commença à pousser de terribles
far critz terribles, e dis que el era cris, il dit qu'il allait mourir et qu'il ne
mort e que non podia escapar. E pouvait pas y échapper. Subitement, le corps
sopdament lo cors cazec coma mort, tomba comme s'il était mort. Il fut ainsi
e foc ayssi com cors desamparat comme un corps séparé de l'âme, il
80 de l'arma, e ac totz los senhals de présentait tous les signes de

20
Folio 50 r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

21
f° 50 r

mort. E adonc los s[er]vidors levero la mort. Alors, les serviteurs levèrent la
taula, los scudiers cridero, lo deutor foc table, les écuyers crièrent, le débiteur fut
irat, lo poble de la ciutat se ajustec, désespéré, le peuple de la ville se rassembla,
los clergues sonero los glasses, e foron les clercs sonnèrent le glas et ils furent
85 totz turbatz e emiravilhozats de la mort tout troublés et stupéfaits de la mort
del bon cavalhier. E estec enayssi du bon chevalier. Le corps demeura ainsi
jazen lo cors coma si era mort, del gisant comme s'il était mort, du
dimecres entro al dissapde, que non mercredi jusqu'au samedi, car il ne donnait
avia senhal mas un pauc de calor aucun signe de vie, à l'exception d'un peu de
90 de vida. E quant venc el dissapde chaleur de vie. Quand vint le samedi
que lo volian sebelhir, so dizia la et qu'on voulut l'ensevelir, l'un disait:
hun « Mort es de tot », e l'autre dizia: « Il est bien mort ». L'autre disait:
« Encaras non es de tot mort, que en- « Il n'est pas encore mort, il a encore quelque
caras a color », e volian lo sebelhir, e couleur ». Alors qu'ils voulaient l'enterrer,
95 l'esperit tornec al cors, e comensec l'esprit revint dans le corps. Il commença
a sospirar mot fort. E d'aysso agro à respirer très fort. De cela, ils furent
totz motz grans meravilhas. E van tous énormément stupéfaits. Certains
dire alcus: «Non es pas enayssi co- vont dire: « N'est-ce pas ainsi que dit
ma ditz lo psalmista: Sp[iritu]s yens e l'auteur des psaumes: Spiritus yens e
100 non rediens. L'esperit va e no[n] retorna. » non rediens. L'esprit part et ne revient pas. »

22
Folio 50v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

23
Folio 50v

Adonc Tindal obric sos uelhs e regardec Alors Tindal ouvrit ses yeux et regarda
entorn si, e fec senhal, car non podia autour de lui. Il fit signe car il ne pouvait
parlar per so que avia vist que el pas parler. De ce qu'il avait vu, il
105 volia coffessar e cumenjar. E vengro los voulait se confesser et communier. Les
cappelas e cofesset se devotament e prêtres arrivèrent, il se confessa
cumenget. E cant ac resseubut lo cors dévotement et communia. Quant il eut
de Jh[es]u[s] Ch[ri]st dis enayssi: «O senher Die[u]s reçu le corps de Jésus Christ il dit ainsi:
mis[er]icordios, be conoyssi que sobregra[n] « Oh seigneur Dieu miséricordieux, je
110 es la tena mis[er]icordia e la tena reconnais bien que ta miséricorde et ta
pietat major que lo meu deffalhime[n]t, pitié sont plus grandes que mes
car en my ha gran desconoyssenssa, manquements, mais j'étais bien ingrat,
mas per la gran pietat que es en tu, aussi grâce à la grande compassion qui te
as me mostrat grans tribulatios per caractérise, tu m'as montré de grandes
115 ma correctio, e pueys as me consolat épreuves pour me corriger. Puis tu m'as
e vivifiat, e del gran abisme de yffern consolé et vivifié et délivré du grand
deliurat. » E cant ac finidas aquestas abîme de l'enfer. » Quant il eut achevé ces
paraulas, donec als paubres de Jh[es]u[s ] paroles il donna aux pauvres de Jésus
Ch[ri]st tot cant avia, e no a parens q[ue] Christ tout ce qu'il avait, au lieu de le
120 el agues. E desamparec la vida léguer à ses parents. Il interrompit la vie
bana e l'estament que avia tengut, légère et la conduite qu'il avait eues.

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Folio 51r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

25
Folio 51r

e pres a.far bonas obras e a Dieu plazent, Il se mit à faire de bonnes œuvres qui plurent
e contar publicament a las gens so que à Dieu, et à raconter publiquement aux gens
avia vist aytant cant l'arma estec ce qu'il avait vu pendant que son âme avait été
125 foras lo cors. E tot so que avia supportat séparée de son corps. Il raconta tout ce qu'il
tot o racontec, ayssi coma o auziretz, avait supporté, comme vous l'entendrez et
que ieu vos contariey. comme je vous raconterai.
Cant l'arma se desamparat lo Quand l'âme quitta le corps et qu'elle eut
cors e conoc que mal lo avia regit, connaissance de quelle façon elle l'avait mal
130 ac gran vergonha e gran pahor e no conduit, elle eut bien honte et bien peur, et
sabia que se fezes, mas volgra tornar ne savait que faire, aussi elle aurait voulu
en lo cors e no podia. E vesia sa cossie[n]s- retourner dans le corps, mais ne le pouvait
sa plena de peccatz e digna de t[o]rmen, pas. Elle voyait sa conscience chargée de
e estec en gran pahor e gran temen- péchés et digne de tourment, elle était effrayée
135 sa, mas envoquet la misericordia et dans une grande crainte. Cependant, elle
de Dieu am gran coffizanssa, e car invoqua avec une grande confiance la
per aventura avia fag qualque miséricorde de Dieu. Car il était arrivé,
plazer a Dieu, e Dieus volc ly mos- qu'elle ait fait quelque fois plaisir à Dieu, et
trar so que auziretz. Entre que stava Dieu voulut lui montrer ce que vous allez
140 trista e ploran e no sabia so que devia entendre. Tandis qu'elle était triste et éplorée
far ni ont se tengues, e la vic venir et qu'elle ne savait pas ce qu'elle devait faire
ni où se réfugier, elle vit arriver

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Folio 51 verso

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

27
Folio 51v

una gran multitut d'esperitz horres, terri- une grande multitude d'esprits laids, terribles
bles e pudens, que non tant solament et puants, qui, non seulement
onplian l'ostal ont jazia lo cors, mas remplissaient la maison où gisait le corps,
que tota la ciutat n'era plena. Et mais aussi toute la ville.
145 aquestz speritz vengro a la arma Ces esprits rodaient autour de la pauvre âme,
trista tot al torn. Et non pas p[er] coffortar non pas pour la réconforter, mais pour qu'elle
la, mas per so que fos en major tristor fût encore plus triste et encore plus éprouvée.
e en major tribulatio. E come[n]seron Ils commencèrent à crier et à entonner des
a cridar e a dire cans de gran dolor. chants très douloureux. Et ils lui disaient:
150 E dizian ly: «O! arma trista, tu y est « Oh! Âme triste, tu es fille de la mort et
filha de mort e vianda de fuoc et[er]nal nourriture du feu éternel, amie des ténèbres et
e amiga de scurtat, e enemiga de ennemie de la clarté!». Ses horribles esprits se
clartat. » E gitavo se aquels orribles jetaient contre l'âme et grinçaient des dents.
speritz contra l'arma, e estregian Avec beaucoup de méchanceté, ils se
155 las dens. E de gran maleza se squissa- déchiraient et disaient à l'âme: « Vois ceux que
va[n], e disian a l'arma: « Vet tu aquels tu as choisis, avec eux tu brûleras et entreras
que as elegitz, am losquals cremaras au plus profond de l'enfer.
e entraras en lo plus prion de yffern. Car tu as été source de trahisons, et
Car tu y est estada noyrimen de tra- mère de querelles et de discordes.
160 cios, e mayre de bregas e de discor- Pourquoi maintenant ne fais-tu pas
dias. Per que aras no te donas lo

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Folio 52r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

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Folio 52r

orguelh que solies far? Per que no[n] raubas? l'orgueilleuse comme tu avais coutume de le
per que non fas las grans malesas faire? Pourquoi ne voles-tu pas? Pourquoi ne
e.ls tortz que solies far? Regarda ont fais-tu pas les grandes méchancetés et les
165 es la tua vanetat, lo van gaug ,e.l torts que tu avais coutume de faire ? Regarde
fol ris, ni la bobanssa. Ont as la où est ta vanité, la vaine jouissance, le fou
forssa per la qual non temias re rire et la bombance. Où as-tu la force avec
offendre? Ont so los regardamens teus laquelle tu ne craignais pas d'offenser qui
dezonestz que solias far? Dels tortz, que ce soit? Où sont les jugements tous
170 dels mals, de las forssas, de las enjus- malhonnêtes que tu savais faire? Des torts,
ticias, de las vilhesas, dels plazers des maux, des violences, des injustices, des
desonestz que as fachs ni ditz, de tot bassesses, des plaisirs malhonnêtes que tu as
auras gazardo en aquesta hora de faits, dits et pensés; de tout cela, tu auras la
so que as fach ni dig ni penssat.» récompense, maintenant, de ce que tu as fait,
175 E cant l'arma auzic aysso, estec dit et pensé.»
mot trista, e sospirec, e tremolec, Quant l'âme entendit cela, elle fut très triste.
e estec embayda quasi en despera- Elle soupira, et trembla. Elle fut envahie par
tio, que tot jorn esperava que los le désespoir. En permanence elle attendait
demonis la prenesso e l'anmenesso que les démons la prissent et la conduisissent
180 en yffernals turmens, e reclamec dans les tourments de l'enfer. Elle réclama la
la misericordia de Dieu am gran miséricorde de Dieu dans une grande
dolor. douleur.

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folio 52v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

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Folio 52v

Adonc Dieus tot poderos, plen de pie- Donc, Dieu tout puissant plein de
tat e de misericordia, lo qual tot sol pot pitié et de miséricorde, celui qui seul
185 restaura los perdutz, an aquesta ar- peut sauver les perdus, comme cette âme
ma, car se era reclamada a lui e la s'était confiée à lui et à sa miséricorde,
sena misericordia, volc ajudar et a voulut l'aider et adoucir la misère et
trempar la miseria e la afflictio en l'affliction dans laquelle elle se trouvait.
laqual estava, e trames ly .I. son Il lui envoya l'un de ses anges. Pendant
190 angel. E enayssi coma l'arma re que l'âme regardait çà et là, elle vit une
gardava say e lay, l'arma vic una clarté qui avait la forme d'une étoile
clardat a forma de una stela luzen, brillante. Aussitôt, elle eut l'espoir que
e demantenen ac speranssa que cette lumière lui apporte un peu de
aquela clardat ly donava qualque réconfort. En même temps, l'ange
195 consolatio. E aqui meteys, venc lo apparut à l'âme dans une grande lumière,
angel am gran clardat a l'arma, e sa- et la salua par son propre nom. Il lui dit:
ludec la per son propry nom, e dic « Dieu te sauve Tindal et t'aide dans sa
ly: «Dieus te sal Tindal e te ajude miséricorde. Que fais-tu?»
per sa misericordia. E que fas? » E Ainsi donc, quant l'âme vit l'ange qui
200 adonc l'arma can vic l'angel plus était plus beau qu'aucune forme humaine
bel que ninguna forma de home qu'on pût trouver, malgré la grande peur
que se pogues trobar nonobstant qu'elle éprouva et eut
la gran pahor que ac aguda, ac

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Folio 53r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

33
Folio 53 r

de la presencia de l'angel, e respondec de la présence de l'ange, elle répondit


205 am grans lagremas: « Ay, senher payre, en pleurant à chaudes larmes: «Ah, seigneur père,
per la gran merce de Dieu, ajuda me, par la grâce de Dieu, aide moi,
car las dolors de yffern son entorn my, car les tourments de l'enfer m'entourent,
e los lasses de mort me volo prendre! » et les filets de la mort veulent me prendre. »
E adonc l'angel ly dis: « Can tu te ve- Alors, l'ange lui dit: «Quant tu te vois
210 zes en gran mis[e]ria e en gran paor, dans une grande misère et dans une grande
tu me apelas payre, mas cant tu crainte, tu m'appelles père. Mais quand tu te
eras en lo setgle e avias tos plazers, trouvais dans le monde où tu t'adonnais à tes
tu me menesprezavas e non avias plaisirs, tu me méprisais et tu ne te préoccupais
cura de my. Ieu era tot jorn am tu pas de moi. Moi, j'étais toujours avec toi, et je
215 e te amonestava a .far be, e tu no t'exhortais à faire le bien mais tu ne voulais pas
me volias creire ». E l'arma respondec: me croire. » L'âme répondit au Seigneur:
«Ay, senh[e]r, ja non ay menbranssa que « Oh, seigneur, aujourd'hui je n'ai pas le souvenir
jamay ieu te vis ny auzis la tena de t'avoir jamais vu, ni d'avoir entendu ta douce
dossa paraula.» E l'angel ly dis: parole. » L'ange lui dit: «Depuis ta naissance
220 « Ieu te ay seguida e acompanhada jusqu'à ce moment, je t'ai suivie et accompagnée
vas qualque part volguesses anar dans tous les endroits où tu voulais aller, mais tu
del temps que nasquiest entro aq[ue]st, ne voulais pas suivre mes salutaires conseils. »
e non volias creire mos savis cosselhs.»

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Folio 53v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

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Folio 53v

E estendec l'angel sa ma e pres hung L'ange étendit sa main, et attrapa l'un


225 dels orribles speritz. Et dis a l'arma: « Ve- de ces horribles esprits. Il dit à l'âme:
zes tu aqueste ca? Aquest ca es pl[u]s « Vois-tu ce chien. C'est le plus agressif,
contrary e plus apparelhat de far celui qui peut te faire plus de mal que les
te mal que los autres. Aysso es autres; c'est le mauvais esprit, que tu as
lo mal esperit que as cresut e my cru, et tu n'as pas voulu croire en moi.
230 non as volgut creyre. May Dieus, ple Mais Dieu, plein de miséricorde veut te
de mis[er]icordia, vol mostrar en tu sa montrer sa grande bonté, bien que tu ne
gran bontat cant que non ho ajas ga- l'aies pas mérité. Rassure-toi, âme, car il te
zanhat. E estay segura, arma, car faudra voir de terribles choses et souffrir
a tu covendra gran re vezer e suffrir pour obtenir ensuite la gloire éternelle.
235 per aver pueys la gloria eternal. C'est pourquoi tu vas me suivre et garder
Per que viey apres my e tey en ta dans ta mémoire ce que je te montrerai, tu
memoria so que ieu te mostrariey. en verras et en entendras, puis ensuite tu
E so que veyras ni auziras, car pueys reviendras dans ton corps, car Dieu ne veut
tornaras en ton cors car Dieus no te pas te perdre. » L'ange prit alors l'âme, et
240 vol perdre.» Adonc l'angel pres la l'âme s'approcha de l'ange remplie de
arma, e l'arma se appropiec de l'angel crainte. Le corps resta là.
am gran pahor, e lo cors restec aqui. Les démons virent que l'ange
E los demonis vigro que l'angel accompagnait et protégeait cette
acompanhec e gardet aquesta

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Folio 54r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

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Folio 54r

245 arma en tal manieyra que no la auzero âme de telle manière qu'ils n'osèrent pas
tocar, e comensero a cridar e a dire: «O la toucher et ils commencèrent à crier et à dire:
Dieus, e tant delial e tant cruzel yes, « Oh Dieu! Tu es bien déloyal et bien cruel, car
car per ta sola voluntat alcus mor- par ta seule volonté tu mortifies les uns et tu
tifficas e.ls autres vivifficas, e segon vivifies les autres, et, en fonction de ce que tu as
250 que as promes, non redes a cascun se- promis, tu ne rends pas à chacun selon sa
gon sas obras. Car tu delieuras al- conduite. Car tu délivres des âmes qui ne l'ont
cunas armas que non an gazanhat pas mérité et tu condamnes d'autres par ton bon
e dampnas d'autras per ton voler.» vouloir. »
E cant agro aysso dig entre els, Quand ils eurent prononcé ces mots entre eux,
255 los demonis se comensero a naffrar les démons commencèrent à se battre
la hun l'autre, e mordre de gran fe- les uns contre les autres, et à se mordre avec une
lonia, car no podiam tormentar la grande traîtrise, car ils ne pouvaient pas
arma. E enayssi se partiro d'aqui tourmenter l'âme. C'est ainsi qu'ils partirent de là
am grans critz e am gran tristicia en poussant de grands cris, dans une grande
260 e am gran indignatio, e aqui restec colère et très indignés. Dans cet endroit, il régna
gran pudor per tres horas. une grande puanteur pendant trois heures.
Adonc l'angel comensec Alors l'ange commença à s'avancer, et il dit à
a anar, e dis a l'arma que lo seguis. l'âme de le suivre. Alors l'âme lui dit en se
Adonc l'arma ly dis en plangen: plaignant:

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Folio 54 v

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

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Folio 54 v

265 « Ay, senher payre, si ieu vau avant, « Ah, seigneur père, si je m'avance,
ieu temy que aquela companhia, que j'ai peur que cette compagnie qui
tant que me an amenassada, me p[re]ngo m'a tant menacée ne m'attrape
e me meto en lo fuoc infernal ». E et me jette dans le feu de l'enfer. Et
l'angel respon: «Non ajas pahor, car l'ange répond: « N'aie pas peur, car
270 major es la nostra companhia que notre compagnie est plus grande que la leur
la lor e plus forta. E qual poyria et plus forte. Car qui pourrait
esser plus fort de nos que Dieus sia être plus fort que nous puisque Dieu est
an nos. Els non an poder de prendre avec nous, ils n'ont pas le pouvoir de te
te ni de appropriar mas tant coma prendre ni de s'approcher, mais seulement
275 Dieus o permet. Mas tu veyras tant que Dieu le permet. Mais pour te corriger,
las penas de yffern, e d'alcunas tu verras les peines de l'enfer, et de certaines
te convendra a suffrir per fa corretio.» tu devras souffrir.»
E come[n]sero a.far lor cami, e l'arma Ils commencèrent à marcher, l'âme n'avait
non avia clartat mas aquela que pour seule clarté que celle qui émanait
280 yssia de l'angel. E cant agro de l'ange. Quant ils eurent longuement
anat longament, vengro a una marché, ils virent une vallée obscure et
val scura e tenebroza e cuberta ténébreuse, couverte des ténèbres de
de tenebras de mort. Aquesta val la mort. Cette vallée était
era mot prionda e plena de très profonde et pleine de
285 carbos ardens e pudens, e avia y charbons ardents et puants, il y avait

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Folio 55r

Toulouse Bibliothèque Municipale, ms 894, © Bibliothèque Municipale de Toulouse, G. Boussières

Folio 55r

hun cruzel de ferr, que podia aber .I. un grand creuset de fer qui pouvait avoir une
cana d'espes, que era tot blanc e cre- cane d'épaisseur qui était tout blanc et
mava pus fort que los carbons. La pu- brûlait plus fort que les charbons, la
dor que yssia d'aquela val era ta puanteur qui sortait de cette vallée était si
290 granda que ne se podia stimar. E una importante qu'on ne pouvait l'évaluer. Une
gran multitut d'armas desendia grande multitude d'âmes descendait sur ce
sobre aquel cruzel a manieyria creuset à la manière...

Le scribe interrompt son écriture sans terminer sa phrase. Il a laissé dans le


manuscrit un grand blanc de quatre lignes avant de reprendre par un nouveau
paragraphe.

41
Chapitre IV: Etude linguistique:

Graphie
Zone causa/fach:

On reconnaît en Occitanie médiévale l'existence de quatre régions-


types linguistiques selon les différentes palatalisations: (1°): [ʧawza]-[fajt], (2°):
[ʧawza]-[faʧ], (3°): [kawza]-[fajt], (4°): [kawza]-[faʧ] 14.

Le scribe était originaire de la zone causa [kawza]/fach [faʧ] (l 38, 59,


67: causa, l 172, 174: fach). Cette non palatalisation de [k] dans les résultats de
CA- latin (CAUSA) et la palatalisation du -CT latin (FACT) localise la langue du
scribe dans le languedocien septentrional et nord-oriental.

Cette aire linguiste correspond aujourd'hui au département de


l'Aveyron, et partiellement aux départements de la Lozère, du Cantal, du Lot, du
Tarn, de Haute-Garonne, de l'Hérault et du Gard.

agglutinations graphiques :

Les mots sont séparés les uns des autres. Cependant, il arrive que le
scribe accole des adverbes ou des prépositions à des articles ou à des mots (elo,
enla, dedieu, degrec). Aux XI° et XII° siècles les scribes ne séparaient pas les
mots d'après leur individualité grammaticale comme le fait l'orthographe de notre
temps. Ils les réunissaient suivant leur solidarité phonétique 15. On trouve dans
notre texte des restes de cette habitude.

gémination:

La consonne initiale est redoublée après la préposition terminée par


une voyelle (l 121, 215, 278: affar).

A continue ad latin. La préposition ad construite avec un infinitif


marque le but ou l'obligation (ad facěre). Le copiste en liant dans un même
ensemble graphique une conjonction et un mot, redouble alors la consonne initiale
de ce mot. Il s'agit d'une gémination par assimilation de l'occlusive en coda (en
position de faiblesse articulatoire) à la consonne en attaque de la syllabe suivante.
La gémination est tout simplement le redoublement d'une consonne qui produit un
allongement perceptible à l'oral. L'allongement de cette consonne est issu d'un
contact entre une occlusive en coda et une autre consonne en attaque. L'occitan
médiéval a ici conservé l'assimilation de l'occlusive d a la fricative labio-dentale f,
et transcrit cet allongement de f dans la graphie avec ff à l'initiale.

Ce qui est intéressant c'est que cette assimilation se fait entre deux
syllabes qui n'appartiennent pas au même mot et la graphie en est le témoin.
14
Revue des Langues Romanes, Tome CVII, Année 2003, N°2, Philologie de l'Ancien Occitan, Editions, Etudes et
Grammaire, Etudes Réunies par Gérard Gouiran, Université Montpellier III, 2003, p. 406, note 75
15
Brunel Clovis, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Picard, Paris, 1952, p VI

42
L'assimilation s'est produite de bonne heure, dès l'époque du latin
vulgaire, c'est ainsi que admirari est devenu amminari, adsatis assatis16.

Amuïssement de la nasale devant f:

On trouve également des géminations par assimilation qui ont lieu à


l'intérieur du mot. C'est le cas à la ligne 22 avec coffizava de confisava (latin:
confitěor). Ici aussi la nasale en coda s'est assimilée à la consonne en attaque de la
syllabe suivante qui est comme dans le cas précédent la fricative /f/. C'est la même
chose pour yffernals de infernals, à la ligne 180.

Bétacisme:

Quand le son [b] provient d'un v ou d'un b intervocalique latins, il est


représenté per v selon l'ancien usage de la langue d'oc 17. Il y a interférence entre
oral et écrit aux lignes 14: abia (hăběo), et 177 : embayda. Il s'agit ici de ratés qui
laissent deviner le dialecte parlé. Comme le précisent Gérard Gourian et Michel
Hébert (cf « Le Livre Potentia des Etats de Provence ») : « la langue de tous les
jours perce parfois la croûte durcie de l'orthographe officielle »18.

Notation du l palatal:

Pour la notation du l mouillé, nous trouvons uniquement la graphie lh


(l 43,86 : cavalhier, l 64 : aculhiment, l 85 : emiravilhozatz, l 91 : sebelhir, l 97 :
meravilhas, l 102 : uelhs, l 111 : defalhiment, l 151: filha, l 162 : orguelh, l 171 :
vilhesas, l 223 : cosselhs, l 227 : apparelhat).

Ce l palatal intervocalique ou aboutissant en finale constitue un trait


typique du manuscrit.

Dans cavalhier -lh- résulte de la fusion de -li-. Sebelhir que l'étymon


SEPELĬRE ne comporte qu'un -L- doit sa mouillure à l'extension de formes qui
présentent un yod (SEPELIO, SEPELIAM)19.

Notation du « n » palatal:

Pour le n palatal, nous trouvons toujours nh (l 58 : companhos, l 80,


89, 103 : senhals, l 108, 205, 217, 265 : senher, l 130 : vergonha, l 220:
acompanhada, l 233, 252 : gazanhat, l 240 : acompanhec, l 265, 270 :
companhia).

Absence d'élision:

La non-élision de l'article devant la voyelle est rare (l 62: lo hostal, l


91, 256: la hun). Cette absence d'élision se rencontre dans des textes rouergats du
16
Joseph Anglade, Grammaire de l'Ancien Provençal, Librairie C. KLINCKSIECK, Paris, 1921
17
Lois Alibèrt, Gramatica Occitana segon los parlars lengadocians, Institut d'Estudis Occitan, Tolosa, 2000, p 22
18
« Le Livre Potentia des Etats de Provence », (1391-1523), publié par Gérard Gouiran et Michel Hébert, Editions du
Comité des Travaux historiques et scientifiques, Paris, 1997, p XL
19
François Zufferey, Recherches linguistiques sur les chansonniers provençaux, Librairie Droz, Genève, 1987, p 148

43
XV° siècle20.

On peut voir dans la présence de « h » dans hostal (latin : hospĭtĭum)


et hun (latin : hĭc, hæc, hŏc) une trace étymologique .

Absence de la vocale e prosthétique:

L'absence de la vocale e prosthétique est une trace laissée par le scribe


(l 6 scomogutz, l 11 squivar, l 28 squern, l 33 stament, l 48 spazi, l 82 scudiers, l
138 stava, l 145-154 speritz, l 155 squissavan, l 192 stela, l 193 speranssa).
L'asence de e prosthétique se retrouve en italien.

Sperit pour esperit représente une convention graphique généralisée


en Rouergue et ailleurs21.

L'absence de e prosthétique est un phénomène que l'on rencontre


fréquemment dans les textes provençaux, dans lesquels les scribes semblent
préférer [sk] à [esk], comme dans scomogutz (l 6), squivar (l 28), squern,
scudiers (l 82), [sp] à [esp] comme dans spazi (l 48), et [st] à [est] comme dans
stament (l 33) et stava (l 38)22.

Cette absence est une coutume graphique latinisante. Si pour les


substantifs suivants le mot renvoie à un étymon : spazi (SPATIUM), scudier
(SCUTARIUS), stava (STARE), speritz (SPIRITUS), stela (STELLA), e
speranza (SPERARE), ce n'est pas le cas pour scomogutz dont l'étymon
commence par le préverbe -ex (EXMOVERE).

Le manque de e- est fréquent également dans les textes catalans


médiévaux23.

S'agissant du contexte qui précède les mots débutant par s+consonne,


on remarque que l'absence du e prosthétique évite la liaison avec la finale du mot
précédent (l 6: lo cors sian scomogutz, l 33: ac estat longtemps en aquel stament,
l 48: en loqual spazi foc sa arma raubida, l 82: los scudiers cridero, l 145:
aquestes speritz vengro). L'absence de e- prosthétique après consonne est attestée
plusieurs fois dans des chartes rouergates et quercinoises antérieures au XIII°
siècle.24

Effectivement, on trouve cette trace notamment dans une charte


relative au legs par Gracias à l'hôpital Saint Jean de Jérusalem d'une rente d'un
setier de froment sur un moulin à Curlande, d'environ 1160 rédigée dans le
20
Revue des Langues Romanes, TOME CVII, Année 2003, n° 2, Philologie de l'Ancien Occitan, Editions, Etudes et
Grammaire, Etudes Réunies par Gérard Gouiran, Université Montpellier III, 2003, Le Texte Occitan d'un livre
d'Heures à l'usage de Rodez (1460-1470), Médiathèque de Rodez, ms 138, p 388
21
Revue des Langues Romanes, Tome CVII, Année 2003, N°2, Philologie de l'Ancien Occitan, Editions, Etudes et
Grammaire, Etudes Réunies par Gérard Gouiran, p. 374
22
Le Livre « Potentia » des Etats de Provence, éd. Gérard Gouiran, M. HEBERT, Paris, 1997, p. XLVI, § 2.3.
23
L'occitan une langue de travail et de la vie quotidienne du XII° au XXI° siècle, Les traductions et les termes
techniques en langue d'oc, Actes du colloque organisé à Limoges les 23 et 24 mai 2008, publiés par Jean-Loup
Lemaitre et Françoise Vieillard, , Paris, Diffusion de Boccard, 2009, p 267
24
Revue des Langues Romanes, Tome CVII, Année 2003, N°2, Philologie de l'Ancien Occitan, Editions, Etudes et
Grammaire, Etudes Réunies par Gérard Gouiran, p. 402

44
Rouergue dans ce termes : Carta de la laissa que fetz enz Garcias a Deu ez a
l'ospital de Jherusalem .I. ster de froment quez avia al molinar ez ela terra quess'i
aperte a la font a Qurlanda,...25

On trouve un exemple de l'absence de e prosthétique en toulousain du


XV° siècle dans les compositions de Guilhem de Galhac (« De vers lo cel, hon
gautz floris he grana », vers 22: Qu'es principals don del Sant Sperit, et « Huyei
signes vey dins una mar passibla »: vers 5: Son de vermelh e de color scura, vers
25: Las alas prenc designans stat noble)26. Guilhem de Galhac était procureur au
Parlement de Toulouse. Il fut élu mainteneur du « Consistoire de la Gaie Science »
en 1453 et capitoul en 1463.

L'écrit ne peut pas être systématiquement pris comme la preuve d'une


réalisation orale. En effet, on trouve dans notre texte le digramme <es> dans
escapar (l 77 : non podia escapar), esperit (l 95 : l'esperit tornec al cors, l 100 :
l'esperit va, l 142: una gran multitut d'esperitz horres, l 229 : lo mal esperit),
estendec (l 72 : el estendec, l 224 : E estendec l'angel), et esperava (l 178 : tot
jorn esperava). On peut donc en tirer la conclusion que le graphème <s> était
donc prononcé [es] devant [p], [t] et [k].

Dans les œuvres de Frédéric Mistral, l'aphérèse de e- se rencontre dans


les mots commençant par s+consonne (vengu' spera (Calendau, IV, 40), i' a'
sclapa si tambourin (Isclo, Coumtesso, 186).

Les mots en es+consonne perdent e- en niçart moderne après l'article


féminin pluriel li (exemple : li 'stella), e après l'article féminin singulier dans les
parlers pyrénéens, et sur une zone de terrain aquitain oriental (ex. Luchon : era'
scolo), region de Lombez et Lomagne (ex. la' scolo)27.

Amuissement de la nasale finale n:

Le n final tombe souvent dans les substantifs. La nasale finale est donc
toujours muette (exemples: l 10: lati [la'ti], l 27: coffessio, l 105: cappelas
[kape'las], l 114: correctio, l 166: deseparatio, l 185: consolatio, l 224 : ma [ma], l
226 : ca [ka], l 234 : re [re]) .

C'est également le cas à la 3° personne du pluriel du prétérit


(exemples: l 70: foro, l 96: agro, l 145: vengro) ainsi qu'à la 3° personne du pluriel
du subjonctif imparfait (l 169: prenesso, menesso).

Les chartes les plus anciennes des XI° et XII° siècles offrent les
mêmes désinences dans le Quercy (foro) et l'Albigeois (agro, vengro). On trouve
aussi la désinence -esso a la troisième personne du pluriel de l'imparfait du
25
Clovis Brunel, Les plus anciennes chartes en langue provençale. Recueil des pièces originales antérieures au XIII°
siècle, publiées avec une étude morphologique, Tome I et II, Slatkine Reprints, Genève, 1973, p. 89, n° 91
26
Bibliothèque Méridionale, 1ère série, Tome XVI, Les Joies du Gai Savoir, Recueil de Poésies couronnées par le
Consistoire de la Gaie Science (1324-1484), publié avec la traduction de J-B Noulet, par Alfred Jeanroy, Imprimerie
Edouard Privat, Toulouse, 1914, p: 41, 131, 133
27
Jules Ronjat, Grammaire historique des parlers provençaux modernes, Laffite Reprints, Marseille, 1980, § 451.

45
subjonctif dans l' Albigeois (traissesso) et l'Agenais (poguesso, tenguesso,
fesso).28

N intervocalique en latin et devenue finale en roman est instable dans


la plupart des mots (lati/LATINE)29. La disparition du /n/ étymologique est
typique du languedocien où la chute du -n instable est constante30.

Désinence en tz:

Les substantifs se terminant par -t se déclinaient avec la désinence -z


(parentz, latz, votz, imperairitz, fatz). Une réfection analogique s'est effectuée. Les
mots au pluriel (l 76, 259: critz, l 80, 85: totz, l 97: motz, l 132: peccatz, l 141,
145, 154, 225: speritz, 169, 172: desonestz), les participes passés au pluriel (l 85:
turbatz, l 157: elegitz, l 185: perdutz), se terminant par -t au singulier ont pris la
désinence -z.

Cette graphie qui reste stable, particulièrement dans les pluriels,


correspond à une réalité phonétique en Toulousain et dans le Bas-Quercy pour le
son [ʦ].31

Diphtongaison - triphtongaison:

<iey> sert de terminaison à la première personne du futur (l 126


contariey: indicatif futur SG1 de contar, l 237 mostrariey: indicatif futur SG1 de
mostrar) alors que la forme médiévale est respectivement contarai e mostrarai.

[aj] tend par accomodation, vers un produit [ɛj], qui caractérise en


particulier le gascon, où ai donne èi, et cantarai cantarèi 32. Le passage de ai à
(i)ei à la 1ère personne du singulier du futur se relève également en Narbonnais,
Toulousain, Albigeois et Quercinois, ce trait exclu le Rouergue (ai) 33.

Dans les chartes occitanes des XI° et XII° siècles, à la première


personne du singulier du futur, -ai se remarque dans la Provence, le Nîmois et le
Rouergue, -ei dans l'Albigeois, le Narbonnais et le pays de Foix. Dans le
Gévaudan, les deux formes sont relevées.34

On remarque que la voyelle ouverte [ɛ], suivie dans la même syllabe


par la palatale y, se diphtongue en jɛ . La triphtongaison est provoquée par yod [j].

A la seconde personne de l'impératif présent (l 236 viey: pour ven de


28
Åke Grafström, Etude sur la morphologie des plus anciennes chartes languedociennes, Almqvist et Wiksell,
Stockholm, 1968
29
Joseph Anglade, Grammaire de l'Ancien Provençal, Librairie C. KLINCKSIECK, Paris, 1921.
30
Joseph Anglade, Grammaire de l'Ancien Provençal, Librairie C. KLINCKSIECK, Paris, 1921, p 266
31
L'occitan une langue de travail et de la vie quotidienne du XII° au XXI° siècle, Les traductions et les termes
techniques en langue d'oc, Actes du colloque organisé à Limoges les 23 et 24 mai 2008, publiés par Jean-Loup
Lemaitre et Françoise Vielliard, , Paris, Diffusion de Boccard, 2009, p. 267
32
Jacques Allières, Formation et structure de l'occitan ancien, Jean-Louis Massoure, Villeneuve sur Lot, 2005
33
Joseph Anglade, Grammaire de l'Ancien Provençal, Librairie C. KLINCKSIECK, Paris, 1921, p 266
34
Brunel Clovis, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Recueil des pièces originales antérieures au XIII°
siècle, publiées avec une étude morphologique, Tomes I et II, Slatkine Reprints, Genève, 1973, réimpression de
l'édition de Paris, 1926 et 1952, p XLII

46
venir) on retrouve la triphtongaison [j'ɛj], par contre à la seconde personne de
l'impératif présent de tenir [ɛj] ne triphtongue pas (l 236: tey pour ten de tenir).

On retrouve ce phénomène de triphtongaison dans les substantifs (l


23: laugieyra, l 28: glieysa, l 245, 292: manieyra) où l'accent tonique porte sur la
voyelle e.

Dans la Chanson de la Croisade, [ɛj] sert de terminaison à la première


personne du futur (laisse 146, ligne 12: Eu saubrei, et ligne 13: aurei proat). On
pense que les deux auteurs de la Chanson de la Croisade étaient originaires d'un
pays entre Toulouse, Quercy, Albigeois, Cominges et Foix. Force est de constater
que deux siècles plus tard on retrouve dans notre texte les mêmes traits
diatopiques.

Par ailleurs, d'après François Zufferey, les diphtongues en [w] peuvent


subir des évolutions intéressantes pour localiser la langue. C'est ainsi que eu peut
s'ouvrir en au dans les textes du Languedoc occidental comme le Breviari d'Amor,
le Voyage au Purgatoire de Saint Patrice, et les Visions de Tindal et de Saint
Paul35 .On relève effectivement laugier à la ligne 19.

On notera la diphtongaison nuogz (l: 47) qui ne se trouve que dans le


languedocien oriental.

Morphologie
adjectif épicène:

L'adjectif gran a la même forme au masculin et au féminin (exemples:


l 97: grans meravilhas, l 112: gran pietat, l 115: gran abisme, l 129: gran
vergonha e gran pahor, l 135: gran coffizanssa, l 141: gran multitut, l 163: grans
malesas, l 196: gran clardat).

C'est également le cas de luzen à la ligne 192: una stela luzen.

L'adjectif gran vient des adjectifs de la 3° déclinaison latine


GRANDIS, qui ne diffère qu'au neutre GRANDE. Il a gardé une forme unique
pour les deux genres.

Il existe deux exceptions dans le texte où le féminin est marqué (l 121:


pres a.ffar bonas obras, l 288 à 290: la pudor que yssia d'aquela val era ta
granda).

Ce flottement entre la forme étymologique de l'adjectif féminin de la


3ème déclinaison – gran – et le métaplasme analogique – granda – est attesté dès
35
François Zufferey, Recherches Linguistiques sur les Chansonniers Provençaux, Librairie Droz, Genève, 1987, p109

47
l'époque littéraire et se maintient encore au XV° siècle 36

La déclinaison à deux cas:

Des nombreux cas que comportait la déclinaison latine, le latin


vulgaire n'a retenu que le nominatif et l'accusatif au singulier comme au pluriel, et
ce système bicasuel se perpétue en ancien occitan. Le cas sujet (CS) est issu du
nominatif, tandis que le cas régime (CR) est issu de l'accusatif, il exerce les
fonctions des autres cas latins. Aux sigles CS et CR s'ajoute dans la description
qui suit, la lettre S pour singulier ou P pour pluriel.

Un grand nombre de substantifs masculins ne diffèrent d'un cas à


l'autre que par la présence ou l'absence de s final. Le s dit de «flexion », remonte
au latin où, d'une manière générale, les substantifs masculins se terminaient en s
au nominatif singulier et à l'accusatif pluriel.

La déclinaison à deux cas a persisté çà et là en Occitanie plus


longtemps qu'en pays d'oïl. Quelques vestiges de la déclinaison à deux cas étaient
encore visibles au XV° siècle37. Il n'en reste que peu de traces, au sein de notre
texte, et uniquement dans les substantifs dieu e senher:

CSS dieus CSP dieu CSS sénher CSP senhor


CRS dieu CRP dieus CRS senhor CRP senhors

On trouve senher et Dieus à la ligne 107, dans la phrase O senher


Dieus misericordios be conoyssi que sobregran es la tena misericordia. Ces
substantifs, apparaissant dans l'adresse directe, sont au cas sujet quelque soit leur
fonction, comme également à la ligne 205: Ay senher payre, à la ligne 217 Ay
senher, à la ligne 247: O Dieus e tant delial e tant cruzel, et à la ligne 265: Ay
senher payre.

A partir du XIV° siècle, l'emploie de senher marquait la révérence à


quelqu'un d'important, pour désigner une personne qui a du pouvoir, au contraire
de senhor (radical du cas régime singulier). Senher est devenu un titre. C'est une
réorganisation sémantique de l'héritage laissé par l'ancienne déclinaison.

On trouve également Dieus dans les phrases ou Dieus est sujet (l 137:
Dieus volc, l 183 Dieus... volc ajudar, l 198: Dieus te sal, l 230: May Dieus ple
de misericordia voll mostrar, l 239: Dieus no te vol perdre, l 272: Dieus sia an
nos, l 275: Dieus o permet).

Nous avons toujours Dieu au cas régime singulier (l 65: que per Dieu
ly pardones, l 121: E pres affar bonas obras e a Dieu plazent, l 134: envoquet la
misericordia de Dieu, l 135-136: E car per aventura avia fag qualques plazers a
Dieu, l 180: E reclamet la misericordia de Dieu, l 205: per la gran merce de
Dieu).

36
Revue des Langues Romanes, Tome CVII, Année 2003, N°2, Philologie de l'Ancien Occitan, Editions, Etudes et
Grammaire, Etudes Réunies par Gérard Gouiran, Université Montpellier III, 2003, p. 376
37
Revue des Langues Romanes, Philologie de l'ancien occitan : éditions, études et grammaire. Etudes recueillies par
Gérard Gouiran, Tome CVII, n° 2, Publications Montpellier III, 2003, p. 376

48
La disparition du système bicasuel s'est faite graduellement. La
déclinaison à deux cas est encore relativement bien observée au courant du XIV°
siècle 38.

Le XV° siècle marque donc un tournant. On ne trouve dans notre texte


que des fossiles de cette déclinaison (cas sujet singulier: Dieus, senher).

Morphologie verbale

La désinence – c à la 3° personne du singulier du prétérit:

Les verbes en -AR présentent à la 3° personne du singulier du prétérit


la désinence en -c au lieu de -t (l 9: traslatec, l 69: preguec, l 75, 95, 262:
comensec, l 83: ajustec, l 86, l 121, l 133, l 175, estec, l 95: tornec, l 101 regardec,
l 117: donec, l 119: desemparec, l 125: racontec, l 134: invoquet, l 176: sospirec,
tremolec, l 180: reclamec, l 196: saludec, l 241: appropriec, l 242, 260: restec, l
244: acompanhec, ) .

Il en est de même pour les verbes en -IR qui devraient avoir une
désinence en -t ou Ø ( l 101: obric, 175: auzic), ainsi que des verbes en – RE qui
ont un prétérit faible (l 72, 224: estendec, l 204, 216: respondec).

Les verbes en -ER et -RE qui ont un prétérit fort ont une désinence en
– c (l 34: plac, l 44, 60, 73, 90, 195: venc, l: 46: jac, l 78, cazec, l 80, l 137, 177:
volc). Il est de même de l'auxiliaire aver (l 203: ac).

Le scribe a également appliqué cette désinence -c à la troisième


personne du prétérit de l'auxiliaire èsser (l 48, 49, 67, 79, 82: foc), du verbe veire
(l 140, 191, 200: vic), et même du verbe faire (l 102: fec).

Comme en latin, un verbe fort fait toujours porter l'accent sur le


radical du prétérit (parfait de l'indicatif latin) aux personnes 1, 3, et 6, c'est donc
par analogie avec le prétérit fort que le scribe a appliqué cette désinence en -c à la
3° personne du singulier des prétérits faibles. En effet, au niveau pan-roman, dans
les parfaits faibles, le radical n'est jamais tonique 39.

On note quelques exceptions (l 21: tornet, l 105: cofesset, l 106:


comunget, l 134: invoquet, l 244: guardet).

L'emploi de l'occlusive vélaire c à la 3° personne des prétérits faibles


localise la langue à la région Toulousaine. En effet, on retrouve ce même
phénomène dans Lo Doctrinal de Sapiensa en lo lenguatge de Tholosa, imprimé à
Toulouse en 1504, dans une version occitane du XV° siècle du Doctrinal de
Sapience de Guy de Royce, archevêque de Sens (1345-1409). Le texte français
écrit en 1388 est lui-même une traduction d'un texte latin 40.

38
Frede Jensen, Syntaxe de l'ancien occitan, Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1994, p 17
39
Jacques Allières, Manuel de linguistique romane, Honoré Champion, Paris, 2001, p 87
40
Pierre Bec, Anthologie de la prose occitane du Moyen-Âge, Vent Terral, Valdariás, 1987, pp 93-96

49
Lo Doctrinal de Sapiensa en lo lenguatge de Tholosa est archivé à la
Bibliothèque de Toulouse sous la référence mf. 731. Il est consultable en ligne à
l'adresse URL suivante: http://numerique.bibliotheque.toulouse.fr/cgi-
bin/superlibrary a=d&d=/ark:/74899/B315556101_RD16_0725

Nous reproduisons un extrait de ce texte, écrit en caractères gothiques,


tiré du chapitre Dels divers et escurs jutgamens de nostre Senhor, dans lequel on
notera cet emploi permanent de l'occlusive vélaire c comme désinence à la
troisième personne des prétérits faibles. 41

On remarquera également l'absence du s de flexion dans le cas sujet


Dieu (Dieu trametec un angel... Dieu me trames). La déclinaison à deux cas a
complètement disparu.

Alqual hermita Dieu trametec ung angel en forma dung home e luy
dissec en aquesta maniera. Veny am my car Dieu me trames a tu per te mena en
divers locs per tal que yey te mostre sos divers jutgamens et escurs; et
prumièrament lo menec en lhostal dung bon home loqual los receubec
benignament et les fec bon cara e los tenguec ben aises.

Cette désinence selon Paul Meyer (Daurel et Beton, P. LXIII) « ne


paraît avoir été usuelle au XIII° et au XIV° siècle que dans l'Albigeois, le
Toulousain, et le pays de Foix ».

C'est aussi la conclusion à laquelle parvient Clovis Brunel : « La


désinence -eg, d'où -ec, dans laquelle le -g remplace le -t final habituel, par suite
d'une analogie partie des parfaits forts tels que ac, s'emploie, dans les plus
anciennes chartes antérieures au XIII° siècle, dans une région dont le centre est
Toulouse, et s'étend jusqu'à Moissac, Saint-Antonin, Rayssac ».42

On trouve également des traces de cette désinence -ec dans la


Chanson de la Croisade (laisse 143, vers 12 : E mandec l'Apostolis que
reconciliatz fos, laisse 144, vers 43 : Lo cardenals se leva e respondec breument,
laisse 146, vers 36 : Ladoncs baichec Paratges lo tertz o la mitat).

Le prétérit périphrastique (l 97-98 van dire):

En occitan, le type va+infinitif apparaît dès la fin du XII° siècle. Il se


répand au XIV° et XV° siècles et apparaît comme une forme concurrente du
prétérit synthétique. Par la suite, la raréfaction du prétérit périphrastique est due à
la généralisation des formes modernes du prétérit qui répondent à un besoin de
simplification 43.

Les valeurs sémantiques de van dire et diguèron, sont sensiblement les


mêmes, et donc van dire peut paraître comme une simple variante stylistique de

41
Revue des Langues Romanes, IV, fascicule 6, 1880, pp. 261-64 (éd. J.-B. Noulet)
42
Clovis Brunel, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Recueil des pièces originales antérieures au XIII°
siècle, publièes avec une étude morphologique, Tome I, Slatkine Reprints, Genève 1973, p XLIV
43
Jean Sibille, La Passion de Saint André, drame religieux de 1512 en occitan briançonnais, Thèse pour le Doctorat des
Sciences du Langage, Université Lumière – Lyon 2, année 2003, P 261

50
diguèron.

Le conditionnel:

Le conditionnel I:

Le conditionnel I est à la fois mode et temps. Comme temps, il sert à


marquer le futur dans le passé. Comme mode, il s'emploie dans le système
hypothétique pour marquer que l'action exprimée dépend d'une condition qui
l'empêche ou l'a empêchée de se réaliser. C'est le cas dans la phrase l 271-272:
qual poyria esser plus fort de nos que Dieus sia an nos.

Le conditionnel II:

Le Conditionnel II est issu du plus-que-parfait latin. Quand on se sert


du Conditionnel II, on a en vue le non-réalisation de l'hypothèse. Il a presque
toujours comme dans la langue classique, la valeur d'un conditionnel passé (irréel
du passé).

Le Conditionnel II est associé à l'imparfait du subjonctif (l 130: No


sabia que se fezes mas volgra tornar en lo cors).

Le subjonctif:

Le subjonctif exprime en principe un fait simplement envisagé dans la


pensée, s'opposant ainsi à l'indicatif, mode de la réalité et de l'affirmation positive.
Le subjonctif est le mode de la subordination, mais il est employé aussi dans la
proposition principale 44.

Le subjonctif dans la proposition indépendante:

Dans la proposition indépendante, le subjonctif sert à exprimer un


souhait, il a une valeur optative:
l 198: Dieus te sal Tindal e te ajude per sa misericordia,

L'imparfait du subjonctif:

L'adverbe si placé en début de phrase entraîne l'emploi du subjonctif


imparfait dans la proposition principale (l 26: si negus ly [par]les de coffessio o
de penitenssa).

L'imparfait du subjonctif est d'un emploi courant dans la formulation


d'un souhait en proposition indépendante, où il sert à exprimer un regret. Le regret
a un rapport assez étroit avec le souhait, auquel il rajoute une notion
d'impossibilité de satisfaction (l 65: que per Dieu ly perdones).

L'imparfait du subjonctif est employé lorsqu'on est dans une


complétive d'une principale qui est à la forme négative:
l 120-130: no sabia que se fezes,
44
Frede Jensen, Syntaxe de l'ancien occitan, Max Niemeyer, Verlag Tübingen, 1994, p 247

51
l 139-140: no sabia so que devia far ni ont se tengues,
L 218: Ja non ay menbranssa que jamay ieu te vis ny auzis la tena
dossa paraula,

Le subjonctif dans la complétive:

La complétive, qui est introduite par que, prend le subjonctif si le


verbe régissant exprime désir ou incertitude. Les principales catégories à examiner
sont les verbes indiquant la volonté ou le désir, les verbes d'émotion ou
déclaratifs:
l 36: plac a la divinal mis[er]icordia que son mal regime[n] e sas
vanas obras fosso mudadas e que se convertis, e fos son amic,
l 69: lo deutor ly preguec mot cortesament q[ue] ma[n]ges amb el,
l 117 a 119: donec als paubres de Jh[es]u[s ] Ch[ri]st tot cant avia e
no a parens q[ue] el agues,
l 147 a 149: Et aquestes speritz vengro a la arma trista tot al torn,
non pas p[er] coffortar la, mas per so que fos en major tristor e en major
tribulatio,
l 161-162: per que non aras no te donas orguelh que solies far,
l 163-164: per que non fas las grans malesas els tortz que solies far,
l 179: esperava que los demonis la prenesso e l'anmenesso en
yffernals turmens,
l 201 a 203: adonc l'arma can vic l'angel plus bel que ninguna forma
de home que se pogues trobar,
l 263: dis a l'arma que lo seguis,
l 230: Dieus ple de mis[er]icordia voll mostrar en tu sa gran bontat
cant que non ho ajas gazanhat,

Parfois, le que complétif est omis:


l 36: e fos son amic,
l 7: legisca o fassa legir,

Le subjonctif de regret est souvent introduit par car (l 55: car qual
que fos la malautia).

A la troisième personne, le subjonctif peut exprimer un ordre, faisant


fonction d'impératif. Sa valeur est un futur d'obligation:
l 7 legisca o fassa legir,

Les locutions régissantes marquant la prévention se construisent avec


le subjonctif, le verbe est précédé d'une négation:
l 269: l'angel respon non ajas pahor,

Position du pronom réfléchi se:

On remarque les positions suivantes du pronom réfléchi se:

− le pronom réfléchi est enclitique dans les phrases suivantes:

→ l 105 : E vengro los cappelas e cofesset se devotament,

52
→ l 153 : E gitavo se aquels orribles speritz contra l'arma,

− le pronom réfléchi précède le verbe dans les phrases suivantes:

→ l 155 : E de gran maleza se squissavan,


→ l 241: l'arma se appropiec del angel am gran pahor.

Le pronom réfléchi est donc exclu de sa position initiale dans les


phrases E vengro los cappelas e cofesset se devotament / E gitavo se aquels
orribles speritz contra l'arma. On remarque que dans ces deux propositions le
verbe se trouve en première position et que le pronom réfléchi le suit
immédiatement.

Dans les propositions l'arma se appropriec del angel am gran pahor e


E de gran maleza se squissavan, le pronom réfléchi se trouve devant le verbe. Le
pronom réfléchi reprend donc sa position avant le verbe, la proposition s'ouvre par
d'autres éléments, ici un sujet (l'arma), et un complément circonstanciel de
manière (de gran maleza).

Le pronom faible reprend sa position avant le verbe, si la proposition


s'ouvre par d'autres éléments, un sujet, un objet direct ou indirect, un attribut, un
adverbe, un régime prépositionnel, une conjonction, etc... 45

Ce système, où le pronom est exclu de la position initiale est entré


dans l'histoire sous le nom de la loi de Tobler Mussafia, du nom de deux linguistes
à qui elle est due. Adolf Tobler qui a remarqué qu'il est faux de prétendre que dans
les anciens textes romans on ne trouve que des pronoms faibles postposés au
verbe que dans les interrogatives et dans les impératives. Adolfo Mussafia qui a
constaté que la phrase ne peut pas être ouverte par un pronom atone, pour des
motifs phonétiques ou tautologiques.

Toutes les langues romanes obéissent à cette loi: « dans les langues
romanes anciennes, le pronom faible objet ne peut pas se trouver en première
position absolue de phrases ».

Si en français le pronom faible ne sera plus interdit en début absolu de


phrase, les autres langues romanes auront un comportement relativement stable
jusqu'au XV° siècle 46.

45
Frede Jensen, Syntaxe de l'ancien occitan, Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1994, p 105
46
Sanda Reinheimer et Liliane Tasmowski, Pratique des Langues Romanes, II. Les pronoms personnels, L'Harmattan,
2005, p 54

53
Conclusion

Le texte de la Vision de Tindal en occitan médiéval conserve encore


certains de ses secrets. Pour qui et par qui a-t-il été exécuté?

En attendant de répondre à ces questions, on se contentera de poser


géographiquement la langue du scribe qui a daté son texte du 1466 . L'élément le
plus important qui confirme cette date est la présence de fossiles de la déclinaison
à deux cas. En effet, si la déclinaison à deux cas est encore relativement bien
observée au courant du XIV° siècle, seulement quelques vestiges de celle-ci
étaient encore visibles au XV° siècle. Dans notre texte on ne retrouve que les
substantifs Dieus et senher qui présentent des traces de déclinaison au cas sujet
singulier. On remarquera l'absence de déclinaison dans Lo Doctrinal de Sapiensa
en lo lenguatge de Tholosa qui est également une version occitane du XV° siècle
du Doctrinal de Sapience de Guy de Roce. Le XV° marque donc un changement
radical rejoignant dans cette habitude le pays d'oïl.

La non palatalisation de [k] dans le résultat de CA- latin (CAUSA) et


la palatalisation de -CT latin (FACT) permettent de localiser la langue du
manuscrit dans la zone causa/fach qui correspond à un territoire large qui est celui
de l'occitan septentrional et nord-oriental.

Pour être plus précis dans cette localisation, on se servira des


constatations suivantes:
─ La désinence -c à la troisième personne des prétérits faibles
s'emploie dans les chartes antérieures au XIII° siècle dans une région dont le
centre est Toulouse et s'étend jusqu'à Moissac, Saint-Antonin, et Rayssac. Elle
persiste «en lo lenguatge de Tholosa » au XV° siècle.
─ La nasale finale tombe souvent dans les substantifs. Cette chute du
n étymologique est typique du languedocien. Le n final tombe aussi aux
troisièmes personnes du pluriel du prétérit et du subjonctif imparfait. Les chartes
les plus anciennes des XI° et XII° siècles offrent les mêmes désinences pour le
prétérit dans le Quercy et l'Albigeois et pour le subjonctif imparfait dans
l'Albigeois et l'Agenais.
─ La désinence constante -tz au pluriel des substantifs et des participes
passés correspond à une réalité phonétique en Toulousain et Bas-Quercy.
─ Le passage de ai à (i)ei à la 1ère personne du singulier du futur se
révèle en Narbonnais, Toulousain, Albigeois et Quercinois.
─ L'absence du e prosthétique est attestée dans les chartes antérieures
au XIII° siècle du Rouergue et du Quercy. On la retrouve dans les compositions
du XV° siècle du Toulousain Guilhem de Galhac.

Le passage de ai à (i)ei à la 1ère personne du singulier du futur exclut


le Rouergue.

Notre scribe était donc originaire de la zone géographique couvrant le


Toulousain, l'Albigeois et le Bas-Quercy.

On rappellera également que le copiste a signé son œuvre du nom de


« Petralata ». Ce nom se retrouve le plus souvent dans des lieux-dits qui se situent

54
dans cette même région. On a retrouvé un chanoine du nom de Petralata qui
bénéficiait d'un canonicat en 1426 à Saint-Antonin Noble Val, cette ville est
également citée dans l'étude linguistique.

L'orthographe occitane moderne a remis en circulation depuis environ


soixante ans les principes traditionnels de la langue occitane médiévale.

Ce texte apparaît d'une lecture moderne. La langue de la prose, c'est à


dire la langue concrète de tous les jours, a finalement peu varié. L'étude
linguistique montre également la proximité entre la syntaxe occitane du XV°
siècle et celle d'aujourd'hui.

55
BIBLIOGRAPHIE

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57
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ANNEXE

Carte : « Le languedocien et ses variétés ».47

47
Jacques Allières, Manuel de linguistique romane, Honoré Champion, Paris, 2001, p 222

58
Remerciements :

Je remercie bien chaleureusement les enseignants du département


Occitan de l'Université Paul Valery de Montpellier qui m'ont donné envie de
poursuivre des études tardives dans cette langue, et plus particulièrement Madame
Gilda Caiti-Russo qui m'a fait découvrir et apprécier l'occitan médiéval. Un grand
merci également à Madame la Directrice de la Bibliothèque de Toulouse qui m'a
permis d'avoir accès au plus tôt à la version numérisée du ms. 894 ce qui a facilité
mon travail de recherche.

Le 17 juin 2013,

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