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2 La fondation des mathématiques : Kant et après

Sébastien Gandon

1. Introduction

En philosophie des mathématiques, les recherches dites « fondationnelles »


obéissent à des agendas di↵érents. Je proposerai, en première approche, de
distinguer quatre sens de « fondationnel ». On peut vouloir fonder les mathé-
matiques pour :
(A) les rendre certaines. Un problème est dit « fondationnel » dans cette
acception lorsqu’il menace la cohérence d’un domaine entier de connaissance.
Par exemple, la question de savoir comment définir la notion de coefficient dif-
férentiel est au xviiie siècle de nature fondationnelle, car elle est liée à des doutes
concernant la légitimité du nouveau calcul. De même, au début du xxe siècle,
l’axiomatisation de la théorie des ensembles procède de la volonté explicite de
se prémunir contre le danger que représente les paradoxes ensemblistes.
(B) les transmettre. C’est souvent à l’occasion de la préparation d’un nou-
veau cours, ou bien parce qu’ils étaient engagés dans un programme de réforme
éducative, que les mathématiciens se sont lancés dans des recherches fonda-
tionnelles. Ici, « fondationnel » se confond avec « élémentaire », c’est-à-dire
avec l’arrière-plan de pratiques et de théories, jamais complètement explici-
tées, à partir duquel le savoir d’une communauté scientifique s’élabore. Dans
cette acception, les questions fondationnelles apparaissent lorsque, pour di-
verses raisons, l’arrière-plan de ces pratiques et de ces présupposés communs
doit être restauré.
(C) les organiser. Les mathématiques n’ont jamais été une science homo-
gène. Elles se subdivisent en di↵érents domaines, individualisés par leurs ob-
jets, leurs méthodes, leurs usages, leurs terminologies, leurs héros, etc. Il arrive
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souvent que la nature des articulations entre les di↵érentes disciplines sou-
lèvent des interrogations. Ainsi, la question de savoir si un théorème donné
relève plutôt d’un domaine ou d’un autre (par exemple, de l’analyse ou de
l’algèbre) peut ne pas trouver de réponse consensuelle 1 . De telles questions
sont dites « fondationnelles » en un sens di↵érent des deux précédents.
(D) leur assigner une place dans la connaissance. La connaissance mathé-
matique semble se distinguer par certains traits des autres types de connais-
sance : les objets mathématiques (s’il y en a) ne sont pas de nature sensible,
les vérités mathématiques semblent valoir nécessairement et ne pas dépendre
de l’état du monde, etc. Comment intégrer les mathématiques à un tableau
cohérent de la connaissance humaine ? C’est à cette question que répond une
recherche « fondationnelle » en ce dernier sens. Ainsi, l’importance fondation-
nelle de la théorie des ensembles vient du fait qu’elle fournit un cadre dans
lequel l’ensemble des mathématiques peut être développé, ce qui suggère que la
connaissance mathématique n’est rien d’autre que la connaissance de certaines
propriétés des ensembles.
Bien entendu, des liens, multiples, existent entre ces di↵érents types de fon-
dation. Mais une question peut être fondationnelle en une des acceptions (elle
peut rendre les mathématiques incertaines, compromettre leur transmission,
brouiller leur organisation, les rendre mystérieuses), sans l’être dans les autres.
Et s’il est important de garder en tête ces di↵érences, c’est pour échapper à
une alternative stérile entre deux attitudes, la première consistant à assigner
aux recherches fondationnelles un seul cahier des charges homogène (souvent
celui de la fondation au sens (A) ou (D)), la seconde, à refuser toute définition
préalable et à maintenir que par « recherche fondationnelle », il faut entendre
toutes celles que les mathématiciens qualifient comme telles. Ces deux voies
sont des impasses. La première, la voie normative, se heurte au fait que la
notion de fondation est employée aux xixe et xxe siècles de façon souple et am-
bivalente ; la seconde, renonçant à toute boussole conceptuelle, est à la merci
de n’importe quelle confusion que les acteurs sont susceptibles de commettre.
La distinction liminaire de quatre sens di↵érents de fondation vise à constituer
une voie moyenne entre une forme de dogmatisme surplombant et une forme
de nominalisme qui s’épuiserait dans l’énumération de cas.
La période que nous allons aborder, le grand xixe siècle (qui commence
avec Kant, et se clôt à la première guerre mondiale), est une époque de grande
mutation. Les mathématiques se professionnalisent : des revues apparaissent,

1. Voir sur ce point, les analyses du chapitre 9 de ce volume.


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des structures de recherches et d’enseignement se mettent en place. Ce change-


ment a un impact évident sur les questions liées à la transmission. Le contenu
des mathématiques aussi se complexifient : alors qu’à la fin du xviiie les ma-
thématiques se définissent encore comme la science de la quantité, recenser
les di↵érentes disciplines et les articuler entre elles devient une tâche ardue
et un enjeu important au début du xxe siècle (voir par exemple Molk [1995]).
Le problème de l’organisation interne des mathématiques devient donc, sur la
période, central. Et dans la mesure où assigner aux mathématiques une place
bien définie dans la connaissance humaine présuppose une forme d’unité que
les mathématiques n’ont plus, une telle complexification menace également la
possibilité de l’intégration des mathématiques dans le tableau général de la
connaissance. Enfin, comme nous le verrons, certaines avancées heurtent des
habitudes de pensée bien ancrées et nécessitent un examen destiné à s’assurer
de la cohérence logique et épistémologique des nouveaux objets.
Ce chapitre ne vise bien entendu pas à décrire l’ensemble de ces change-
ments. Son but est plus modeste. Il poursuit essentiellement trois objectifs :
1. Kant a réussi à articuler, à sa théorie générale de la rationalité humaine,
une conception des mathématiques en phase avec les mathématiques telles
qu’elles se développent à la fin du xviiie siècle. Dit autrement, Kant parvient
à donner aux mathématiques une fondation-intégration (sens D) crédible, et
tout le xixe siècle sera d’une certaine façon hantée par la synthèse qu’a constitué
la théorie du sujet transcendantal. Dans la section 2, je présenterai, de façon
rapide, la théorie kantienne des mathématiques et sa réception.
2. La logique mathématique émerge à cette époque, chez des auteurs comme
Peirce, Schröder, Frege, Russell, etc. La nouvelle logique a suscité l’espoir de
permettre un nouveau type, non-kantien, de fondation-intégration. Frege et
Russell ont vu dans la logique le moyen de construire un nouveau tableau
général de la connaissance, dans lequel les mathématiques auraient le même
statut que la logique. Je donnerai dans la section 3 quelques éléments sur ce
programme, dont l’échec soulève la question de savoir si c’est vraiment le
logicisme, qui, comme le kantisme avant lui, échoue, ou si c’est le projet de
fondation-intégration qui devient lui-même problématique, à une époque où
l’homogénéité de la connaissance mathématique perd de son évidence.
3. Les sections 2 et 3 montreront également que les questions fondation-
nelles au sens de l’intégration, sont intrinsèquement liées, sur la période, à des
interrogations qui mettent en jeu l’organisation interne des mathématiques.
J’illustrerai ce point en adoptant un perspective plus « locale » dans les sections
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suivantes : en m’intéressant à la fondation de l’arithmétique dans la section 4,


de la géométrie dans la section 5.

2. La synthèse kantienne

2. 1 La connaissance rationnelle par construction de concepts

Le point de départ de Kant est la reconnaissance d’une di↵érence métho-


dologique fondamentale entre les deux disciplines purement rationnelles que
sont la philosophie et les mathématiques. La méthode philosophique est celle de
l’analyse logique, qui décompose les concepts en ses constituants. Kant nomme
réflexion le processus d’explicitation du contenu conceptuel. Il maintient que
la méthode mathématique, à la di↵érence de la méthode philosophique, ne se
réduit pas à la « réflexion ». Un autre ingrédient, que Kant appelle « construc-
tion », y intervient à titre essentiel. Comme il le résume, « la connaissance
philosophique est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance ma-
thématique la connaissance rationnelle par construction des concepts » (Kant
[2006], 547). Que signifie construire un concept ?
C’est à l’exemple de la pratique euclidienne que Kant en appelle pour ex-
pliquer la notion. Il se réfère, dans un texte célèbre, au théorème I, 32 d’Euclide
(Kant [2006], 549) :

Que l’on donne à un philosophe le concept d’un triangle, et


qu’on le laisse chercher à sa manière le rapport de la somme des
trois angles à l’angle droit. Il n’a rien que le concept d’une figure
renfermée entre trois lignes droites, et dans cette figure celui d’un
nombre égal d’angles. Il aura beau réflechir, tant qu’il voudra, sur
ce concept, il n’en tirera rien de nouveau. Il peut analyser et éclair-
cir le concept de la ligne droite, ou celui d’un angle, ou celui du
nombre trois, mais non pas arriver à d’autres propriétés qui ne sont
pas contenues dans ces concepts. Mais que l’on soumette cette ques-
tion au géomètre. Il commence par construire un triangle. Comme
il sait que deux angles droits pris ensemble valent autant que tous
les angles contigus qui peuvent être tracés d’un point sur une ligne
droite, il prolonge un côté de son triangle, et obtient ainsi deux
angles contigus, qui sont égaux à deux droits. Il partage ensuite
l’angle externe, en tirant une ligne parallèle au côté opposé du tri-
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angle, et voit qu’il en résulte un angle externe contigu qui est égal
à un angle interne, etc. Il arrive ainsi par une chaîne de raisonne-
ments, toujours guidé par l’intuition, à une solution parfaitement
claire et en même temps générale de la question.

Le géomètre euclidien, qui doit démontrer que tout objet de type A possède
une propriété P ne se contente pas, comme le fait le philosophe, de décomposer
le concept A pour voir si P s’y trouve. Il « se donne » dans l’intuition sensible
(sur la feuille ou dans l’imagination) un objet ayant la propriété A, et déploie
son raisonnement en se référant constamment à cet objet et ses propriétés. Cette
étape de la preuve euclidienne, qui consiste à exemplifier le concept sur lequel
porte le théorème (Proclus la nomme « ecthèse » ), a été rapidement considérée
comme la source de grandes difficultés. Comment, en e↵et, un théorème général
(tout A est P) peut-il être démontré par un raisonnement qui s’appuie de façon
essentielle sur un exemple particulier (un A parmi d’autres) ? Locke voyait ainsi
dans cette opération le signe de l’échec de l’ambition des mathématiques à at-
teindre des vérités générales de façon a priori, la référence à une figure attestant
que les vérités générales ne sont au mieux que des vérités particulières dé-
guisées 2 . Leibniz, accordant à Locke que l’ecthèse ôte aux mathématiques leur
généralité et leur nécessité, considérait que l’étape de construction n’était pas
essentielle à la preuve euclidienne, qu’elle n’avait qu’une valeur didactique 3 .
L’originalité de Kant est de faire de la construction dans l’intuition l’élé-
ment fondamental, non seulement de la méthode euclidienne, mais plus gé-
néralement de toutes les mathématiques. C’est dans une double opposition
à l’empirisme d’un Locke et au rationalisme d’un Leibniz que la pensée de
Kant s’inscrit. Contre Locke, Kant maintient que l’intuition singulière d’un A
particulier n’est pas tirée de l’expérience empirique : le géomètre a le pouvoir
de construire a priori l’objet correspondant à son concept. Contre Leibniz, Kant
maintient que l’on ne peut expulser l’intuition sensible du raisonnement ma-
thématique : la construction dans l’intuition est le ressort de la fécondité des
mathématiques.
On peut dire la même chose di↵éremment, en utilisant la distinction entre
jugement analytique et synthétique présentée dans la seconde édition de la
Critique. Kant, qui adhère à la théorie aristotélicienne de la proposition, selon

2. Pour une critique de l’idée de triangle quelconque, voir Locke [2006] IV, 7, §8-9.
3. Voir notamment Leibniz [1990], 285 : « Ce ne sont pas les figures qui donnent la preuve
chez les géomètres, quoique le style ecthétique le fasse croire. La force de la démonstration est
indépendante de la figure tracée, qui n’est que pour faciliter l’intelligence de ce qu’on veut dire et
fixer l’attention.»
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laquelle un jugement est la liaison entre un sujet et un prédicat, soutient que


cette liaison peut se faire de deux façons : « ou bien le prédicat B appartient au
sujet A comme quelque chose déjà contenu (implicitement) dans ce concept A ;
ou bien B, quoique lié à ce concept A, est entièrement en dehors de lui » (Kant
[2006], 63). Kant appelle « analytique » le premier type de jugement ; il nomme
le second « synthétique ». La méthode réflexive du philosophe ne peut aboutir
qu’à des jugements analytiques, explicitant ce qui est pensé sous les concepts.
Le mathématicien lui, précisément parce qu’il construit le concept dans l’in-
tuition, peut aller « au-delà » de ce qui est donné et produire des jugements
véritablement synthétiques. Affirmer que le jugement mathématique est syn-
thétique, c’est affirmer qu’il est aussi informatif que n’importe quel jugement
d’expérience : I, 32 nous apprend sur le triangle quelque chose de nouveau,
aussi nouveau que ce que nous apprenons quand nous apprenons que les corps
sont pesants. Le miracle est que cette information ne vient pas de l’extérieur, de
l’expérience, mais de la seule activité de notre raison, qui aurait le pouvoir de
« projeter » certains concepts dans l’intuition pour les étudier. Les jugements
mathématiques sont synthétiques a priori.
Kant en précise immédiatement la portée de cette thèse, en délimitant le do-
maine des mathématiques. La raison ne peut en e↵et pas construire n’importe
quel concept (Kant [2006], 548) : « il n’y a en e↵et que le concept de grandeur qui
se laisse construire, c’est-à-dire représenter a priori dans l’intuition ; les qualités
ne se laissent représenter dans aucune autre intuition que l’intuition empi-
rique ». Comme les seuls candidats au titre de l’intuition pure sont l’espace et
le temps (« la forme des phénomènes »), il suit que les seuls concepts mathéma-
tiques possibles sont ceux de grandeurs spatiales et temporelles 4 , à savoir les
concepts de figures et de nombres. Kant retrouve ainsi, au terme d’une forme
de déduction, la définition traditionnelle des mathématiques comme sciences
de la quantité. Il reste cependant que, malgré cette limitation, la nature du
constructionnalisme kantien reste difficile à appréhender. La littérature, foi-
sonnante sur la philosophie kantienne des mathématiques, diverge en e↵et sur
la façon de comprendre la notion de construction dans l’intuition 5 . Plutôt que
d’analyser ces débats, je voudrai ici retracer rapidement comment l’approche
kantienne a façonné le questionnement fondationnel sur les mathématiques
après lui.

4. Sur la question de l’application des mathématiques aux sciences de la nature chez Kant, voir
Molinini et Panza, ce volume.
5. Voir le débat Parsons / Hintikka sur les inteprétations « phénoménologique » versus « lo-
gique » de la construction. Voir notamment Parsons [1983] et Posy [1992] ; également Carson [1997]
et Friedman [2001].
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2. 2 Questions fondationnelles kantiennes

Trois éléments vont jouer un rôle central dans les débats autour des fonde-
ments des mathématiques tout au long du xixe siècle :

1. Dans la Critique, la réflexion sur les mathématiques est indissociablement


liée à une réflexion sur la métaphysique. La comparaison entre les deux disci-
plines de la raison pure a pour but explicite de marquer une di↵érence entre
un bon (mathématique) et un mauvais (métaphysique) usage de la raison.
Dans son usage métaphysique, la raison n’a pas la possibilité de construire les
concepts qu’elle mobilise, elle manque de la « pierre de touche » (la forme du
sensible) qui permet de légitimer les jugements synthétiques mathématiques.
Mais, comme fasciné par la puissance que sa raison déploie en mathématique, le
sujet est naturellement porté à vouloir étendre sa connaissance à des problèmes
qu’il considère comme inévitables et sublimes (Dieu, la liberté et l’immortalité),
et tombe inévitablement de ce fait dans une illusion que la dialectique trans-
cendantale a pour but de débusquer (Kant [2006], 303-312). Ce point est bien
connu. Dans la perspective étroite qui est ici la nôtre, c’est sur le contraste
entre la sécurité épistémique des mathématiques et l’insécurité épistémique de
la métaphysique que nous voudrions attirer l’attention. L’usage des concepts
est, en métaphysique, intrinsèquement lié aux surgissements de contradictions
indépassables et insolubles. Les mathématiques ne sont pas soumises à une
telle menace, et n’ont, par conséquent, aucun besoin de fondation au sens
(A) : l’intuition exerce un contrôle qui prévient toute forme d’incohérence. Le
partage net entre un domaine épistémiquement sûr, les mathématiques, et un
domaine épistémiquement dangereux, la métaphysique, est une des thèses qui
sera vivement discutée tout au long du xixe siècle.

2. La notion de construction dans l’intuition s’enracine, nous venons de le


voir, dans la pratique géométrique euclidienne. Cet ancrage constitue la force
et le talon d’Achille de l’approche kantienne. L’analyse kantienne est naturelle
et convaincante pour qui s’est confronté au texte euclidien et l’a enseigné (ce
que Kant a fait 6 ). La géométrie (euclidienne) joue de plus un rôle décisif dans
les Principia Mathematica de Newton, et donc dans les sciences mathématiques
de la nature, telles qu’elles sont pratiquées à l’époque 7 . Cette connexion entre
la théorie kantienne et la géométrie euclidienne pose toutefois un problème :

6. Sur le rapport de Kant à l’enseignement et à la fondation-transmission, voir plus bas.


7. Sur le rapport entre Kant et Euclide, voir Friedman [1992] et chapitre 10 de ce volume.
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comment étendre la théorie aux autres disciplines mathématiques ? À l’arith-


métique ? Et aux autres domaines qui se développent à l’époque où écrit Kant
– au premier chef, le calcul di↵érentiel et intégral (voir sur ce point le chapitre
1 ce volume) ? La solution n’est pas évidente. L’idée que la construction dans
l’intuition pure du temps jouerait en arithmétique le rôle que l’intuition pure
de l’espace joue en géométrie n’est pas convaincante 8 . Pour ce qui du rap-
port à l’analyse, la situation est encore plus difficile : si Kant parle à plusieurs
reprises des fluxions de Newton, il n’évoque pas les contributions d’Euler,
de d’Alembert, etc. ; il n’est pas non plus aisé d’articuler sa théorie des ma-
thématiques comme sciences de la grandeur extensive avec son analyse des
grandeurs fluentes comme grandeurs intensives 9 . La démarche de Kant pose
donc des questions fondationnelles au sens (C) : quel rôle joue la géométrie
au sein des mathématiques, et comment étendre la notion de construction aux
disciplines non-géométriques ?

3. La philosophie kantienne des mathématiques est solidaire d’une théorie


du sujet connaissant et de ses facultés – notamment de la distinction entre
l’entendement, source des concepts, et la sensibilité, support des intuitions. Or,
qu’il faille élaborer une théorie du sujet pour rendre compte de la connaissance
mathématique n’a rien d’évident, et sera discuté au xixe et xxe siècle – nous y
reviendrons. Il faut toutefois insister sur le fait que la théorie kantienne tire sa
force du fait que la doctrine du sujet transcendantal n’a pas été taillée sur me-
sure pour rendre compte de la pratique mathématique, qu’elle s’enracine dans
un projet complètement indépendant, celui de concilier le rationalisme des Lu-
mières et la défense de la foi, comme Kant l’explique lui-même dans la seconde
préface de la Critique 10 . La situation est donc la suivante : la théorie du sujet
transcendantal, qui a une justification métaphysique propre, se trouve fournir
un cadre propice au développement d’une pensée des mathématiques ajustée
(ou à peu près ajustée, voir l’alinéa précédent) à la pratique des mathématiciens.
C’est la combinaison heureuse entre une conception de la subjectivité enracinée

8. D’une part, le temps joue un rôle décisif en géométrie (voir Friedman [1992]) ; d’autre part,
c’est au symbolisme et à la construction symbolique, non au temps, que Kant en appelle pour
rendre compte de l’arithmétique et de l’algèbre (voir Shabel [1998]).
9. Le problème posé par le traitement kantien des fluxions est le point de départ de Cohen
[2001]. Pour une critique de l’interprétation de Cohen et une défense de la position de Kant, voir
Longuenesse [1993].
10. Kant [2006], 48-49 : « Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l’immortalité selon le
besoin qu’en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même temps les
prétentions de la raison pure à des vues transcendantes. . .. J’ai donc dû supprimer le savoir pour
lui substituer la croyance. ». Sur le fait u’il ne faut pas surévaluer le rôle joué par les mathématiques
dans la pensée kantienne, voir Fichant [2004].
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dans les débats métaphysiques des Lumières et une théorie des mathématiques
attentive à ce que font les mathématiciens qui confère à l’approche kantienne
son étonnante puissance.
Il reste cependant que cette conjonction des astres va se défaire. Les mathé-
matiques de la fin du xixe siècle ne ressemblent plus à celles que Kant connais-
sait, et le moins que l’on puisse dire est que ces mutations ne confirment pas
les intuitions kantiennes 11 . Donnons deux exemples de cet écart grandissant :

1. Alors que, chez Euler, l’étude des fonctions reposaient sur l’étude de leurs
expressions analytiques et des procédés de calcul, les mathématiciens du xixe
se concentrent sur les familles de fonctions satisfaisant certaines propriétés :
les fonctions continues, (ponctuellement ou totalement) discontinues, di↵éren-
tiables, intégrables, etc. . . 12 . On se demande par exemple si une fonction (à
variable réelle) continue partout sur un intervalle est nécessairement dérivable
sur cet intervalle (à part éventuellement en un nombre fini de points). Pour
répondre à ce genre de question, les propriétés qui caractérisent les classes de
fonctions doivent être définies avec une grande précision. La définition « géo-
métrique » de la discontinuité, qui fait appel à l’intuition d’un « saut » dans le
graphe de la fonction, n’est ainsi plus recevable. Surtout, la recherche de contre-
exemples, qui permet de rendre les définitions plus générales et rigoureuses, et
qui conduit à construire des exemples de fonctions « pathologiques » (comme
celui de fonctions continues partout nulle part dérivables), va apprendre aux
mathématiciens à se méfier de toute forme d’intuition. Ce nouveau « style »
de recherche, dont l’oeuvre de Weierstrass est l’expression la plus achevée, est
difficilement compatible avec l’accent mis par Kant sur la sensibilité 13 .

2. Hilbert publie en 1899 les Grundlagen der Geometrie, une exposition pu-
rement axiomatique de la géométrie euclidienne, qui ne fait plus jouer aucun
rôle (autre que didactique) à l’intuition et aux figures. Au début de l’ouvrage,
il est expliqué que « points », « droites » et « plans » désignent trois types
de choses et que les symboles « être sur », « entre » et « congruent » dési-
11. Le diagnostic sans nuance de Couturat n’est sans doute pas complètement incorrect : « les
progrès de la logique et de la mathématique au xixe siècle ont infirmé la théorie kantienne et donné
raison à Leibniz » (Couturat [1905], 303)
12. Sur cette évolution, voir Dahan-Dalmedico et Pei↵er [1986], chap. 6, et plus bas.
13. Bolzano, dont l’oeuvre est une critique du transcendantalisme kantien, peut à bon droit être
considéré comme un des précurseurs du « style weierstrassien ». Il est en particulier le premier à
avoir démontré le théorème des valeurs intermédiaires (voir Bolzano [1964]) et le premier à avoir
construit une fonction continue partout sur un intervalle nulle part dérivable (voir Sebestik [1992],
410-430). Sur Bolzano comme précurseur de Weierstrass, voir Benis-Sinaceur [1973].
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gnent des relations entre ces types que les axiomes se chargent de spécifier.
Alors que dans la tradition euclidienne, la signification des éléments de base
est fixée par référence à un remplissement intuitif, chez Hilbert, ce sont les
axiomes qui viennent en premier : les objets « décrits » sont tous ceux auxquels
le système peut être appliqué. La théorie géométrique devient chez Hilbert un
échafaudage abstrait de concepts 14 qui peut être implémenté sur une infinité de
supports, dont certains sont très éloignés du contexte initial fixé par l’intuition
spatiale. Même la géométrie euclidienne, sur laquelle Kant avait gagé sa philo-
sophie des mathématiques, se détache, progressivement, de toute référence à
l’intuition.

Le fossé entre les nouvelles pratiques mathématiques et la théorie de Kant


rend inévitable le développement d’options alternatives. Même les partisans
du kantisme (voir notamment Cassirer [1977]) s’accordent à penser qu’il faut
renouveler la doctrine du maître pour rendre compte des bouleversements
intervenus après lui. Avant d’étudier la plus importante de ces alternatives,
je vais revenir sur la distinction entre quatre formes de fondationalisme, pour
montrer comment Kant les combine.
C’est incontestablement la fondation-intégration (sens (D)) qui est centrale
chez Kant. Le but de Kant est avant tout de montrer que la connaissance ma-
thématique occupe une place singulière parmi les disciplines de la raison pure.
Mais cette thèse a immédiatement des répercussions sur les trois autres types
de fondation. Affirmer que la connaissance mathématique est une connais-
sance rationnelle par construction des concepts, c’est, comme on l’a vu, bannir
des mathématiques toute insécurité épistémique, et donc rejeter toute forme
de fondation-sécurisation (sens (A)). D’autre part, le rôle que Kant fait jouer
à la construction dans l’intuition tire ses racines d’une analyse fine de la pra-
tique géométrique euclidienne et tend donc à faire de la géométrie le modèle
de toute connaissance mathématique, ce qui rend nécessaire une enquête sur
l’organisation interne des mathématiques. Je n’ai pas beaucoup parlé de la
fondation-transmission (sens (B)), et on pourrait la croire absente de la ré-
flexion kantienne. Il n’en est rien. De même que le contrôle intuitif immunise

14. Ainsi, dans une célèbre lettre à Frege datée du 29 décembre 1899, Hilbert écrit (Rivenc [1992],
228) : « Chaque théorie n’est qu’un échafaudage ou un schéma de concepts avec leurs relations
réciproques nécessaires, et [. . .] les éléments de base peuvent être conçus de n’importe quelle
manière. Si je vois dans mes points un système quelconque de choses, par exemple le système de
l’amour, de la loi, ou du ramoneur . . ., et qu’alors je conçois tous mes axiomes comme des relations
entre ces choses, alors mes théorèmes, par exemple celui de Pythagore, vaudront aussi pour ces
choses. En d’autres termes : chaque théorie peut toujours être appliquée à une infinité de systèmes
d’éléments de base ».
La fondation des mathématiques : Kant et après 63

les mathématiques des contradictions, de même le rapport à l’intuition explique


pourquoi les mathématiques sont, selon Kant, la seule discipline a pouvoir être
apprise 15 . L’intuition permet d’intérioriser, de vérifier pour soi-même, la va-
lidité de ce qui est transmis comme un savoir extérieur. Les mathématiques
sont, selon Kant, le seul domaine où l’autorité du maître est à chaque instant
soumise à la vérification rationnelle de l’élève, qui a le pouvoir d’attester, en le
refaisant, la légitimité du raisonnement proposé.

3. La nouvelle logique : émergence et rôle fondationnel

Dans cette section, je vais présenter le programme logiciste de Frege et


Russell, la plus sérieuse alternative au kantisme sur la période. Je vais d’abord
décrire succinctement l’émergence de la nouvelle logique, et présenter ensuite
le logicisme.

3. 1 L’émergence de la nouvelle logique

Dans la seconde préface à la Critique de la Raison Pure, Kant estimait que, avec
Aristote, la logique était « arrêtée et achevée ». Considérant que toute proposi-
tion est de forme sujet-prédicat, et distinguant les propositions générales 16 en
fonction de leur qualité (affirmative, négative) et de leur quantité (universelle,
particulière) 17 , Aristote parvenait à dégager un ensemble de formes élémen-
taires de raisonnement, censées constituer les atomes de toutes les formes de
déductions valides. C’est ce dernier point qui est remis en cause au xixe siècle :
certains arguments, apparemment valides, ne se décomposent pas en suite de
syllogismes. Augustus de Morgan donnait l’exemple du raisonnement suivant :
« tous les chevaux sont des animaux ; donc une tête de cheval est une tête d’ani-
mal ». Pour comprendre pourquoi la logique aristotélicienne ne peut rendre
compte de la validité de cette déduction, plaçons-nous dans le cadre de la lo-

15. Voir Kant [2006], 541 : si « la connaissance mathématique, alors même qu’on l’a apprise, peut
avoir encore subjectivement la valeur d’une connaissance rationnelle [. . .], la cause en est que [. . .]
que l’usage de la raison n’a lieu ici qu’in concreto, bien qu’a priori, c’est-à-dire dans une intuition
pure et partant infaillible ».
16. C’est-à-dire dont le sujet est un concept général comme « cheval », et non pas un individu
comme « Bucéphale ».
17. Dans l’énoncé « certains chevaux sont des animaux », le sujet est pris particulièrement, tandis
que dans « tous les chevaux sont des animaux » ou dans « aucun cheval n’est un animal », le sujet
est pris universellement.
64 Sébastien Gandon

gique du premier ordre, le cadre dont les éléments ont précisément été élaborés
à cette époque par Frege et Russell). L’énoncé « un cheval est un animal » peut
se traduire ainsi 18 :
8x(Cx ! Ax) (1)

Et « une tête de cheval est une tête d’animal », ainsi 19 :

8x(9y(Cy ^ Txy) ! 9y(Ay ^ Txy)) (2)

Qu’est-ce qui, dans cette analyse, dépasse la logique aristotélicienne ?


Un premier élément de réponse est que, dans la logique classique, les
concepts « cheval » et « tête de cheval » sont tous deux conçus comme des pré-
dicats élémentaires indépendants l’un de l’autre – tandis que dans la logique
du premier ordre, le prédicat « tête de cheval » est vu comme la conjonction,
quantifiée existentiellement, du prédicat « cheval » et de la forme relationnelle
« être une tête de » : 9y(Cy ^ Txy). Pour e↵ectuer cette décomposition, il faut
admettre des formes relationnelles irréductibles, ce que le dogme selon lequel
toute proposition est de type sujet-prédicat interdit. Mais ce premier élément
n’est pas le plus important. Dans la théorie aristotélicienne, un concept est soit
considéré dans toute son extension, soit considéré dans une partie de son ex-
tension. Il n’en va pas de même dans la logique du premier ordre : les deux
variables d’un concept relationnel peuvent être liés par des quantificateurs dif-
férents, l’un universel, l’autre existentiel. Dans l’expression « x est une tête de
cheval », un objet x a la propriété d’être dans la relation Txy avec un certain
cheval – ici, la propriété est prise particulièrement. Mais dans l’expression « une
tête de cheval est une tête d’animal », on se prononce sur l’ensemble des objets
x qui ont la relation T avec un cheval. Ainsi, dans la formule (2), y est lié par un
quantificateur existentiel et x par un quantificateur universel – les « portées » de
ces deux quantificateurs sont imbriquées l’une dans l’autre. De telles situations
échappent à la théorie de la quantité aristotélicienne, un même concept étant
pris à la fois particulièrement et universellement.
Ce nouveau type non-aristotélicien de généralité joue un rôle fondamental
dans les mathématiques de la fin du xixe siècle, et notamment dans l’analyse
pratiquée dans l’école de Weierstrass. Prenons l’exemple de la définition weiers-
trassienne de la limite d’une fonction f (x) au point x (tiré de Dugac [1973], 64,
119-120) :

18. « Cx » code « x est un cheval » et Ax traduit « x est un animal ».


19. Avec « Txy » pour « x est une tête de y ».
La fondation des mathématiques : Kant et après 65

S’il est possible de déterminer une borne telle que, pour toute
valeur de h plus petite en valeur absolue que , f (x + h) f (x) soit
plus petite qu’une quantité ", aussi petite que l’on veut, alors on
dira qu’on a fait correspondre à une variation infiniment petite de
la variable une variation infiniment petite de la fonction.

Dans cette définition, on trouve des inégalités, c’est-à-dire des formes rela-
tionnelles, et un croisement de quantificateurs : le choix de la borne (lié par un
existentiel), qui délimite les variations du x, dépend du choix de la borne " (lié
par un universel) encadrant la variation du f (x) 20 . L’analyse weiestrassienne
mobilise de façon essentielle ce jeu sur les combinaisons de quantificateurs, et
dépasse donc le cadre de la logique classique. Le dépassement de la logique
aristotélicienne a ainsi des liens très profonds avec les mutations des mathé-
matiques dans la seconde moitié du xixe siècle.
Il faut toutefois nuancer ce diagnostic. On distingue généralement deux
courants di↵érents dans le renouvellement de la logique. Le premier prend sa
source chez les « algébristes anglais » 21 , et aboutit à la synthèse de Schröder et
aux travaux de Peirce. L’autre fil regroupe les recherches de Frege et de Russell,
qui s’appuient plus directement sur les travaux de Cauchy puis de Weierstrass
en analyse.
Pour des raisons d’espace, je ne dirai pas grand chose de la première tra-
dition, si ce n’est que, dans cette lignée « algébriste », c’est la formalisation et
les analogies entre logique et algèbre, qui sont mises en avant. Certes, Peirce et
Schröder parviennent à maîtriser la quantification croisée, mais cette conquête
est tardive et ne joue qu’un rôle marginal par rapport à la mise en évidence
d’analogies formelles entre di↵érents domaines 22 . Au contraire, chez Frege
comme chez Russell, la question de la reconfiguration de la généralité, dans
son lien organique avec le développement de l’analyse weierstrassienne, est
le point de départ de toute la réflexion. Dans Sur le but de l’idéographie, Frege
exprime ainsi très clairement son opposition à l’approche boolénne 23 . Selon
20. Weierstrass définit l’expression « f tend vers f(x) quand h tend vers 0 » sous la forme :
8" 2 R+⇤ , 9 2 R+⇤ , 8h 2 R, |h|  ! | f (x + h) f (x)|  "

21. On peut citer les noms de Duncan H. Gregory, G. Peacock, A. de Morgan et G. Boole.
22. Sur la place de l’algèbre en logique, voir Boole [1992], 25-26 ; sur le rôle fondamental de la
dualité entre interprétations ensembliste et propositionnelle, voir Boole [1992], chap. 4.
23. Répondant au compte-rendu critique de la Begri↵sschrift par Schröder, Frege affirme (Frege
[1971], 71) : « Je n’ai pas voulu donner en formules une logique abstraite, mais donner l’expression
d’un contenu au moyen de signes écrits, et d’une manière plus précise et plus claire au regard que
cela n’est possible au moyen des mots. En fait, je n’ai pas voulu créer un calculus ratiocinator mais
66 Sébastien Gandon

lui, l’insistance sur la dualité entre interprétations ensemblistes et proposition-


nelles du calcul booléen constitue un obstacle à la maîtrise des phénomènes
d’imbrication de quantificateurs (voir Frege [1971], 79). On retrouve le même
diagnostic chez Russell qui critique, dans The Principles of Mathematics, l’ana-
logie booléenne entre calcul des classes et calcul des propositions (chap. 2),
introduit la quantification croisée (chap. 5) et la théorie des relations (chap. 9),
et indique à plusieurs reprises que sa théorie a pour source « le mouvement en
faveur de la correction de la déduction, inaugurée par Weierstrass. » (Russell
[1903], 111).
Sans nier l’existence de ces deux courants, il ne faut toutefois pas accuser
l’écart entre eux. Une célèbre interprétation, qui trouve son origine chez van
Heijenoort, et qui a été reprise et développée aussi bien par Hintikka que par
Dreben et ses élèves, voit dans la distinction entre ces deux lignées la mani-
festation d’une opposition entre deux conceptions de la logique : l’approche
modèle-théorétique d’une part, la conception universaliste de l’autre 24 . Même
si cette lecture n’est pas sans mérite (dont souligner la richesse du courant
algébrique n’est pas le moindre), elle a l’inconvénient de ridigifier une dis-
tinction qui, dans les faits, est beaucoup plus fluide. Les deux courants ne se
développent pas de façon indépendante l’un de l’autre 25 , et le contraste entre
Calculus Ratiocinator et Lingua Universalis cristallise en réalité une tension qui
traverse chaque camp : de nombreux « algébristes » cherchent à dégager le
noyau commun de tous les calculs 26 , tandis que Frege et Russell se donnent les
moyens de penser la possibilité de varier les interprétations des symboles de
leurs langages 27 .

une lingua characterica au sens de Leibniz, étant bien entendu que le calcul de la déduction est à
mon sens partie obligée d’une idéographie. »
24. van Heijenoort [1967], Hodges [1986], Goldfarb [1989], Hintikka [1988], et l’article de P. de
Rouilhan et F. Rivenc dans le tome 2 de ce volume.
25. Weierstrass lui-même, le grand promoteur du nouveau style mathématique dont se réclament
Frege et Russell, reprend et développe les techniques algébriques de Lagrange. Et que ce soit
avec Frege (sur le rapport de Frege et de Lagrange, voir Panza [2015]) ou avec Russell (voir la
correspondance avec Couturat), de multiples échanges et emprunts ont lieu.
26. C’est le projet des algèbres universelles, qui de Grassmann à Whitehead, en passant par
Couturat, fleurissent à l’époque.
27. Landini [1998] et Halimi [2018].
La fondation des mathématiques : Kant et après 67

3. 2 Frege, Russell et le logicisme

L’idée directrice est simple : contrairement à ce que pensait Kant, il n’y a pas
de di↵érence de nature entre méthodes mathématiques et méthodes logiques.
Un texte célèbre, tiré de la conclusion des Grundlagen, présente le diagnostic
et récapitule les di↵érents fils que nous avons tissés jusqu’ici (Frege [1969],
211-212) :

Kant a visiblement sous-estimé la valeur des jugements analy-


tiques [. . .]. Kant semble penser qu’un concept est déterminé par
une simple conjonction de caractères, or c’est la manière la moins
féconde de construire des concepts. Si on examine les définitions
que nous avons données plus haut, on en trouvera difficilement
une qui procède ainsi. La même remarque vaut pour les défini-
tions mathématiques e↵ectivement fécondes, par exemple celle de
la continuité d’une fonction. Nous n’y verrons pas une suite de ca-
ractères coordonnés mais une combinaison plus intime, je voudrais
dire plus organique des déterminations.

Pour expliquer le caractère fécond des démonstrations mathématiques, Kant


en appelait à la construction dans l’intuition. Frege affirme lui que la reconfigu-
ration de la généralité permet d’expliquer pourquoi des définitions, qui ne font
appel à aucune intuition (comme la définition weierstrassienne de la conti-
nuité), peuvent accroître notre connaissance et donner lieu à des jugements
qui, bien que purement logiques, sont ampliatifs 28 . Dit autrement, pour Frege
comme pour Russell, c’est Leibniz, contre Kant et Locke (voir section 1), qui a
raison : une fois la logique renouvelée, les théorèmes de l’arithmétique élémen-
taire et de l’analyse (et pour Russell, de la géométrie) se déduisent des principes
logiques, et les concepts de l’arithmétique et de l’analyse (pour Russell, de la
géométrie) se définissent en termes logiques. Pour le montrer, il faut donc
d’abord identifier les notions logiques de base et les principes logiques fonda-
mentaux ; il faut, ensuite, dire comment les concepts mathématiques cibles se
définissent à partir du vocabulaire logique, et comment les principaux théo-
rèmes se déduisent des principes logiques.

28. Signalons qu’une des interprétations de l’intuition kantienne encore aujourd’hui en vogue
épouse cette lecture : l’opération que Kant nomme « construction dans l’intuition » correspondrait
très exactement à une « skolemisation » des formules en 89. Voir en particulier Friedman [1992],
55-95, et pour une discussion Parsons [1983].
68 Sébastien Gandon

Selon Frege 29 , cette double tâche ne peut être e↵ectuée que si l’on se donne
un langage artificiel, une idéographie. L’instrument de communication qu’est
la langue naturelle, trop souple et malléable, n’a pas, selon lui, la précision
requise pour permettre la déduction des théorèmes mathématiques. L’idéo-
graphie de Frege évoluera au cours du temps. Mais le canevas général qui
anime son projet reste le même : dans la Begri↵sschrift (Frege [1999]) comme
dans les Grundgesetze (Frege [2013]), Frege définit une notation puis énumère
un certain nombre d’axiomes et de règles d’inférence, à partir desquels il dé-
duit des propositions, dont certaines sont censées correspondre aux théorèmes
les plus importants de l’arithmétique. Les éléments de base de l’idéographie
fregéenne sont les signes de concept et d’objet, conçus comme une généra-
lisation des symboles de fonctions et de variables utilisés en mathématique.
Cette généralisation, même si elle peut paraître artificielle, permet d’étendre la
notation fonctionnelle aux propositions courantes. Par exemple, « Socrate est
un homme » se décompose selon Frege en un concept « x est un homme »,
qui lorsqu’il est appliqué à l’argument « Socrate » prend pour valeur le Vrai.
Trois autres éléments sont essentiels dans l’idéographie fregéenne : les deux
constantes logiques de négation et d’implication, le quantificateur de généra-
lité (avec son marqueur de portée), et (dans les Grundgsetze) l’opérateur "´ qui
associe à un concept son extension 30 . Frege prétend montrer que les principales
propositions de l’arithmétique (comme « tout nombre a un unique successeur »)
se dérivent formellement des six axiomes qu’il énonce et des règles d’inférences
qu’il détaille. Hélas, comme le lui révèle Russell dans une lettre en 1902, il y
a une faille dans le système : du cinquième axiome (qui affirme, en substance,
que les extensions de deux concepts F et G sont identiques si et seulement si
tous les F sont des G, et vice-versa), on peut dériver une contradiction. Ceci
ruine le projet fregéen, car, d’après les règles d’inférence admises par Frege,
d’une contradiction, tout peut se déduire, aussi bien 2 + 2 = 4 que 2 + 2 = 5 31 .
Russell élabore son logicisme indépendamment de Frege, dont il ne dé-
couvre l’oeuvre qu’après avoir rédigé l’essentiel de The Principles of Mathematics
(1903). Dans ses grandes lignes, le programme russellien est le même que le pro-
gramme fregéen : il s’agit de démontrer axiomatiquement à partir de primitive

29. Sur Frege, le lecteur pourra également consulter le chapitre intitulé « Logique, sens, et
référence » écrit par François Schmitz dans le premier tome de ce volume.
30. De façon très approximative, on pourrait dire que les indéfinissables que Frege introduit dans
son langage correspondent aux constantes que l’on rencontre aujourd’hui en théorie des ensembles,
soit les constantes logiques, et le symbole d’appartenance (que l’on peut reconstruire à partir de
´
l’opérateur ").
31. Pour plus sur le projet fregéen, voir Heck Jr [2013]. Pour une analyse des tentatives contem-
poraines néo-logiciste de restauration du programme fregéen, voir le chapitre 7 de ce volume.
La fondation des mathématiques : Kant et après 69

propositions logiques les principaux théorèmes mathématiques. Une di↵érence


importante est que, au lieu de fonder l’analyse logique sur le langage fonction-
nel des mathématiciens, Russell centre sa pensée sur le concept philosophique
de relation. Sur un plan technique, cette di↵érence ne change pas grand chose,
mais l’accent mis sur les relations ancre le logicisme russellien dans une certaine
conception de la métaphysique et de son histoire 32 , complètement étrangère à
la pensée fregéenne. Inversement, les préoccupations notationnelles, centrales
chez Frege, sont moins présentes chez Russell : The Principles est écrit en anglais
courant, et le symbolisme artificiel est employé, dans les Principia Mathematica,
de façon moins rigoureuse qu’il ne l’est dans les Grundgesetze. Deux autres
di↵érences doivent être signalées. En premier lieu, alors que Frege limitait son
logicisme à l’arithmétique, ce sont toutes les mathématiques, géométrie com-
prise, qui doivent, selon Russell, être réduites à la logique. En second lieu,
Russell ayant découvert les paradoxes qui minaient le système fregéen, un de
ces buts est évidemment d’éviter l’écueil, ce qui conduit à complexifier considé-
rablement la logique sous-jacente. Ces di↵érences ne brouillent pas cependant
la cohérence et l’identité de la thèse philosophique logiciste, qu’une comparai-
son avec l’approche kantienne permet de mesurer.
Dans la section précédente, nous avons vu que Kant opposait un bon (mathé-
matique) à un mauvais (métaphysique) usage de la raison pure, qu’il enracinait
sa théorie de la connaissance mathématique dans la pratique euclidiennne, et
que son approche était intimement connectée à une théorie du sujet et de ses
facultés. Sur ces trois points, le logicisme s’oppose frontalement au kantisme.
Tout d’abord, loin de considérer que la métaphysique est par nature exposée
à des antinomies, Russell comme Frege maintiennent que l’analyse logique, et
plus généralement, les mathématiques, peuvent résoudre des problèmes méta-
physiques. Les antinomies kantiennes ne sont pas le symptôme d’une déroute
de la raison métaphysique, elles sont des problèmes résolubles dans le cadre
d’une logique élargie 33 . Russell appelle « philosophie mathématique » (Russell
[1991]) la méthode qui consiste à utiliser les outils logique et mathématiques
pour résoudre les pseudo-paradoxes philosophiques 34 . Ensuite, comme nous
l’avons vu, alors que Kant enracinait son analyse dans la pratique géométrique
euclidienne, c’est dans la nouvelle rigueur weierstrassienne, centrale dans les

32. Sur ce point, et notamment sur l’opposition entre le « monisme spinoziste » et « monadisme
leibnizien », voir Russell [1903], chap. 26.
33. Voir Russell [1903], §435. Voir également les arguments développés dans le §327 du même
livre, intitulé « Zénon et Weierstrass », qui sont repris et développés dans Russell [1914].
34. Frege également, moins fréquemment et moins systématiquement, use de la logique pour ré-
soudre des questions philosophiques. Voir par exemple son analyse de l’existence comme propriété
de propriété dans Frege [1969].
70 Sébastien Gandon

mathématiques de la fin du xixe siècle, que le logicisme tire son origine. Enfin,
alors que Kant lie la réflexion sur les mathématiques à une analyse du sujet
connaissant et de ses facultés, c’est à l’analyse logique qu’est confié, chez Frege
et Russell, le soin de répondre à la question de la place de la connaissance
mathématique dans le tableau général des connaissances. 35 Pour les logicistes,
il faut soigneusement distinguer le contenu des propositions mathématiques
de la façon dont l’esprit humain le saisit ; l’étude du contenu revient à l’analyse
logique ; l’étude des relations entre ce contenu et l’esprit humain revient à la
psychologie (ou à l’épistémologie). L’erreur, constamment dénoncée par Rus-
sell et Frege, est de confondre ces deux enquêtes, et d’introduire, comme Kant
le fait, des considérations « psychologiques » dans l’analyse des contenus.
Le logicisme n’a pas eu le succès qu’il espérait, et ce pour plusieurs rai-
sons. Comme je l’ai dit, Frege, dans les Grundgesetze, formule un axiome dont
Russell tire, en 1902, une contradiction ; dans l’appendice B de Russell [1903],
Russell esquisse des solutions, qui ne résisteront pas à l’examen ; la période
de près de dix années qui s’écoule entre la publication de The Principles et
celle du premier volume des Principia est entièrement consacrée à la résolution
des « paradoxes ». Russell et Whitehead proposent, en 1910, une théorie des
types dite « ramifiée », qui, si elle parvient à éviter les contradictions, com-
plexifie énormément le cadre logique, et oblige à poser des principes (l’axiome
de l’infini et l’axiome de réductibilité) dont le statut est problématique 36 . Mais
indépendamment de ses difficultés internes, l’idée selon laquelle les mathéma-
tiques n’ont rien à voir avec l’activité d’un sujet n’emportera pas l’adhésion.
On distingue communément en philosophie des mathématiques, à la fin de
la période, deux types de résistance au programme logiciste : l’opposition des
« intuitionnistes », comme Brouwer et Poincaré ; celle des « formalistes », portée
par Hilbert et son école. Brouwer et Poincaré cherchent à remettre l’intuition
au coeur de la compréhension de ce que sont les mathématiques 37 . Hilbert voit
dans la capacité du mathématicien à manipuler de façon réglée des symboles
la source de la connaissance mathématique (voir section suivante) 38 .

35. Russell écrit ainsi (Russell [1989], 22) : « la philosophie demande à la mathématique : qu’est-ce
que cela veut dire ? La mathématique, par le passé, était incapable de répondre, et la philosophie,
quant à elle, répondait en introduisant la notion totalement inappropriée d’esprit. »
36. Pour une discussion de la nature et de la signification de la théorie des types ramifiées, voir
de Rouilhan [1996], Linsky [1999].
37. Sur la critique de Russell et la notion d’intuition chez Poincaré, voir Detlefsen [2011]. Sur
Brouwer et son opposition à la théorie des ensembles, voir Dubucs [1988]. Sur le constructionalisme
en général, voir chapitre 5 de ce volume.
38. En élargissant la perspective à la philosophie dans son ensemble, on pourrait aussi mention-
ner les réticences de Husserl et de ses disciples, basée sur la définition de la conscience comme
La fondation des mathématiques : Kant et après 71

S’il y a bien un échec du logicisme en tant que programme philosophique,


et un reflux dans l’intérêt porté au mouvement à partir des années trente, une
de ses conquêtes lui survivra : l’interface entre philosophie et mathématiques
au xxe siècle restera la logique. Même une approche opposée au logicisme
comme l’intuitionnisme developpera un cadre logique pour formuler et dé-
fendre ses thèses 39 . Ce qui confère au logicisme son importance inégalée est
d’avoir changé le terrain de la discussion philosophique sur les mathématiques :
à la théorie du sujet et de ses facultés s’est substituée, pour le meilleur ou pour
le pire, l’analyse du contenu logique – ceci, même lorsque l’on considère que
ce contenu est irréductiblement lié aux constructions d’un sujet.
En quel sens le logicisme est-il un fondationalisme ? Dans la littérature, le
logicisme est associé à la fondation-intégration (sens (D)) et à la fondation-
sécurisation (sens (A)). Le logicisme a, comme le kantisme, pour projet de
rendre compte de la connaissance mathématique, de lui assigner sa place dans
le tableau général et raisonné de la connaissance humaine ; et dans sa mise
en oeuvre, le programme a été confronté au surgissement imprévu de contra-
dictions et de paradoxes qui menaçent la cohérence des mathématiques. Le
refus de toute forme de « psychologisme » rend le logicisme étranger à la
fondation-transmission (sens (B)). Mais y a-t-il un rapport entre le logicisme et
la fondation-organisation (sens (C)) ? On pourrait penser que ce qui compte,
pour les logicistes, est de reconstruire le contenu des mathématiques, et non la
façon (parfois contingente) dont ce contenu se structure en di↵érentes branches
distinctes. Il est cependant difficile de considérer que la di↵érence entre arith-
métique, analyse, et géométrie (par exemple) relève de la « psychologie » – de
la façon dont l’esprit du mathématicien se rapporte à un contenu logique indif-
férencié. Comme je l’ai évoqué, le projet logiciste implique que l’on traduise,
via des définitions, les principaux théorèmes et concepts de l’arithmétique, de
l’analyse, et (pour Russell) de la géométrie, dans le langage logique. Une telle
opération requiert que l’on détermine quelle est la « bonne » structuration de
ces di↵érents champs mathématiques et de leurs relations, et s’atteler à une telle
tâche revient précisément à soulever des questions fondationnelles au sens (C)
de la fondation-organisation 40 .

structure intentionnelle (Tieszen [2005]), et les critiques persistantes des néo-kantiens comme Cas-
sirer (voir par exemple Cassirer [1977]).
39. Sur le développement de la logique intuitionniste et l’opposition de Brouwer à ce dévelop-
pement, voir Detlefsen [1990].
40. Sur la question du rapport entre logicisme et organisation interne des mathématiques, voir
Gandon [2012].
72 Sébastien Gandon

Dans le reste du chapitre, je me focaliserai sur des domaines mathématiques


délimités, et aborderai la question des fondements telle qu’elle se pose du point
de vue de disciplines particulières. Je ne parlerai plus de fondation globale des
mathématiques, mais de fondations locales de l’arithmétique, en premier lieu,
de la géométrie, en second lieu. Le but est non seulement de montrer que la
question des fondements se décline régionalement, mais qu’elles s’y décline
sous une grande variété de formes.

4. Fonder l’arithmétique

Dans cette section, je présenterai d’abord l’opuscule Was sind und was sollen
die Zahlen ? publié par Dedekind en 1888. Je parlerai ensuite de certaines direc-
tions prises par les recherches fondationnelles en arithmétique au début du xxe
siècle.

4. 1 Dedekind et les fondements de l’arithmétique

C’est Gauss (1777-1855) qui, au xixe siècle, est considéré comme le père
du mouvement d’arithmétisation des mathématiques. Dirichlet, Kronecker,
Weierstrass, Dedekind, malgré ce qui les di↵érencie et les oppose 41 , vont tous
reprendre l’idée que l’analyse, l’algèbre et la géométrie, sont des extensions (en
un sens qui reste à définir) de la théorie des nombres. Contrairement à ce que,
par exemple, Helmholtz ou les post-kantiens soutenaient, aucune référence
à une intuition de l’espace et du temps, à une quelconque forme d’évidence
géométrique, n’est, pour eux, requise en mathématique.
Plutôt que d’exposer les conceptions des entiers que l’on trouve dans ces
di↵érents programmes, je vais dans ce qui suit me concentrer sur l’approche
de Dedekind (1831-1916). La raison est que, à la di↵érence de Dirichlet, Kro-
necker, Weierstrass, qui voient la structure des entiers comme une donnée
irréductible 42 , Dedekind creuse pour ainsi dire sous ce socle, et dérive la no-
tion d’entier de notions plus générales, que nous qualifierions aujourd’hui
d’ensemblistes – mais qui, pour Dedekind, relevaient de la pensée pure.

41. On trouvera des éléments sur Dedekind et Kronecker dans le chapitre 3 de ce volume.
42. « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est œuvre humaine », aurait dit Kronecker.
La fondation des mathématiques : Kant et après 73

L’ouvrage de Dedekind (que je citerai dans la traduction Benis-Sinaceur


[2008]) se divise en trois parties : les sections 1 à 5 contiennent les définitions
des concepts de base ; les sections 6 à 8 portent sur la notion de « système
simplement infini » ; les sections 9 à 15 traitent de la définition par induction et
de ses applications. Dans ce qui suit, je me concentrerai avant tout sur les deux
premières parties 43 . Deux concepts y jouent un rôle fondamental : celui de sys-
tème et celui de représentation. Voici comment Dedekind introduit le premier :
« il arrive très fréquemment que des choses di↵érentes a, b, c, . . . soient, pour
un motif quelconque, saisies sous un point de vue commun, réunies en pensée ;
on dit alors qu’elles forment un système S ; on nomme les choses a, b, c, . . . les
éléments du système S. » (Benis-Sinaceur [2008], 154). Les systèmes de Dedekind
correspondent ainsi approximativement aux ensembles de la théorie naïve des
ensembles. La seconde notion fondamentale introduite par Dedekind est celle
de représentation (Abbildung) entre deux systèmes : « Par une représentation '
d’un système S on entend une loi selon laquelle à tout élément déterminé s de
S appartient une chose déterminée qui s’appelle l’image de s et se note '(s). »
La notion de Abbildung dedekindienne correspond ainsi au concept d’applica-
tion. Dedekind appelle semblable une application injective, et il affirme que
deux systèmes R et S sont semblables (nous dirions équipotents) s’il existe une
application injective (semblable) ' de S telle que R = '(S).
Dedekind, se restreignant aux représentations d’un ensemble dans lui-
même, introduit ensuite la notion de chaîne. On dit que K partie de S est
une '-chaîne si '(K) ✓ K. Le concept de '-chaîne est évidemment stable pour
la transformation ', et Dedekind montre qu’il est aussi stable pour l’intersec-
tion et l’union ensembliste. La '-chaîne d’une partie A de S, notée '0 (A) est
définie comme l’intersection de toutes les '-chaînes contenant A. Pour le dire
autrement, la '-chaîne de A est la plus petite chaîne que l’on peut engendrer à
partir de A par '. Cette définition est, on le verra, fondamentale.
Comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, Dedekind voit les
opérations consistant à unifier des éléments pour former un système et à as-
socier des éléments de di↵érents ensembles comme des opérations de base de
toute pensée humaine. Ce point éloigne Dedekind de Frege et Russell (qui, nous
l’avons vu, refusent de mêler l’esprit et son activité aux mathématiques) et le
rapproche du kantisme. Certes, la sensibilité n’intervient pas chez Dedekind ;
mais les notions de système et de représentation sont rapportées à l’activité
d’un sujet, et pourraient constituer des « formes a priori » de l’entendement
humain.
43. Sur la construction de Dedekind, nous renvoyons à Benis-Sinaceur [2008] et Dugac [1976].
74 Sébastien Gandon

Quoiqu’il en soit, ces développements suffisent pour définir, dans la section


5, la notion de système simplement infini, qui capture, selon Dedekind, la
nature de la suite des entiers. Le système simplement infini hN, 'i est introduit
par quatre conditions :
(1) '(N) ✓ N
(2) ' est semblable
(3) 1 < '(N)
(4) N = '0 (1)
Il s’agit d’une définition axiomatique : n’importe quel ensemble N sur lequel
est définie une application ' qui satisfait ces conditions est un système simple-
ment infini. Pour mieux saisir le sens de la construction, interprétons ' comme
la relation familière de succession entre entiers, et N comme l’ensemble des
entiers. La condition (1) stipule que tout successeur d’un entier est un entier,
(2) que deux nombres di↵érents sont les successeurs de nombres di↵érents et
(3) que 1 n’est le successeur d’aucun nombre. Reste (4), sur lequel il convient
de s’attarder plus longtemps.
À Keferstein, qui pensait pouvoir se passer de cette dernière condition,
Dedekind explique (Benis-Sinaceur [2008], 306) :

[Les trois premiers postulats] demeureraient valables pour tout


système S contenant, outre la suite N des nombres, un système
T d’autres éléments arbitraires t, auquel la représentation ' peut
toujours être prolongée de telle manière qu’elle conserve son carac-
tère de similitude et que '(T) = T. . . .Que faut-il donc ajouter aux
[axiomes] pour épurer notre système S de tous ces intrus étrangers
t fauteurs de désordre, et le restreindre à N ? Ce fut une des plus
grandes difficultés de mon analyse, et j’ai du y réfléchir longtemps
avant de réussir à la surmonter.

Les conditions (1)-(3) sont satisfaites pour tout système infini, c’est-à-dire
pour des ensembles trop grands, qui, en plus des éléments correspondant
aux entiers, contiennent des « intrus étrangers ». Comment s’en débarrasser ?
Comme le note Dedekind, si l’on s’autorisait le langage arithmétique, on aurait
seulement besoin de dire : « un élément n appartient à la suite N si et seulement
si, partant de l’élément 1, et continuant constamment à compter, i.e. répétant
un nombre fini de fois la représentation '. . ., on atteint une fois réellement
l’élément n, sans jamais rencontrer au cours de ce processus aucun des éléments
La fondation des mathématiques : Kant et après 75

t étrangers à la suite N » (Ibid., 306). Mais cette option n’est évidemment pas
disponible : les notions de « compter » et de « nombre fini » qui apparaissent
dans la clause sont précisément celles que l’on cherche à définir. La seule
solution pour distinguer entre les éléments n et les éléments t « passe par la
considération des chaînes » (Ibid., 307) : le postulat (4) pose qu’un système
simplement infini est la plus petite chaîne engendrée par 1. Par ce biais, les
« intrus étrangers » sont exclus de N sans donner lieu à aucun cercle vicieux
(voir cependant l’objection de Poincaré ci-dessous).
Toutes les propriétés usuelles de N (principe d’induction 44 compris) sont
donc, chez Dedekind, dérivés de façon rigoureuse à partir de quatre conditions
posées sur les notions d’ensemble et d’application. C’est en ce sens que De-
dekind a véritablement et pour la première fois fondé l’arithmétique : loin de
considérer les entiers comme une donnée irréductible, il dérive la structure à
partir d’une couche conceptuelle plus profonde 45 . La démarche dedekindienne
est axiomatique, et elle annonce, par le renversement qu’elle opère, la méthode
hilbertienne. En e↵et, le point de départ du raisonnement est la structure fa-
milière et bien connue des entiers ; Dedekind identifie certaines propriétés clés
de cette structure (les quatre conditions listées) et il réussit (c’est là que réside
le renversement) à montrer que toute structure satisfaisant ces propriétés pos-
sède exactement « la même forme » que la suite familière des entiers 46 . Ce qui
constituait le point de départ de la réflexion, à savoir la structure N, est donc
réduite, par analyse, à certaines de ses propriétés, dont il est montré qu’elles
suffisent à la caractériser.
On considère souvent que Die Zahlen constitue un exemple paradigmatique
de ce qu’est une recherche fondationnelle en mathématique. Il faut toutefois
souligner que la situation à laquelle Dedekind se confronte est, par certains
aspects, très singulière. Si les mathématiciens de la fin du xixe siècle sont en
désaccord sur la nature des entiers, ils s’accordent tous sur l’idée qu’il y a un
objet bien défini, à savoir N, que la théorie des nombres étudie. Autrement dit, le
point de départ du processus définitionnel ne soulève aucune objection. Il n’en
va pas toujours ainsi. Dans la seconde moitié du xixe siècle, il n’y a pas d’accord,
par exemple, sur ce qu’est un espace géométrique. Et comme nous le verrons,

44. Le principe d’induction énonce que (P étant une propriété quelconque) : si (i) P(1), et si (ii)
pour tout entier n, P(n) ) P(n + 1), alors pour tout entier n, P(n).
45. Certains commentateurs considèrent qu’il faut pour cette raison considérer Dedekind comme
un logiciste : le nombre entier n’est pas délivré par une intuition, mais par des concepts et des vérités
logiques. Pour une discussion du supposé logicisme de Dedekind, nous renvoyons à Benis-Sinaceur
[2008], 124 sq.
46. On dit que la théorie N est catégorique (tous ces modèles sont isomorphes). Sur la catégoricité
et sa signification, voir plus bas.
76 Sébastien Gandon

fonder la géométrie ne signifie pas trouver une définition axiomatique d’une


structure familière et bien connue, mais défendre une conception particulière,
à une période où aucune approche ne fait consensus. Cela ne veut pas dire que
fonder l’arithmétique soit plus simple que fonder la géométrie – comme on va
le voir, de nombreux problèmes menacent le projet dedekindien. Cela veut dire
qu’il ne faut pas réduire l’entreprise de fonder une branche particulière des
mathématiques à l’axiomatisation. Cette mise en garde faite, c’est maintenant
vers la postérité du programme dedekindien que je vais me tourner.

4. 2 Développements et difficultés

Je m’intéresserai plus particulièrement à deux développements : le pro-


gramme de Hilbert d’une part, l’émergence des arithmétiques non-standard
de l’autre. J’ai choisi de mettre l’accent sur ces deux postérités parce qu’elles
permettent de mieux cerner l’originalité méthodologique de l’approche dede-
kindienne, ainsi que certaines de ses limites.

1. La définition ne garantit pas à elle seule l’existence de ce qui est défini 47 .


Cette remarque s’applique à la définition axiomatique de Dedekind : rien ne
permet d’affirmer qu’un objet satisfait les quatre conditions énoncées. En réa-
lité, la situation est même plus dramatique : rien ne permet d’affirmer que les
conditions en question ne se contredisent pas. Comment prouver la cohérence
des axiomes de Dedekind 48 ?
On distingue deux stratégies permettant de répondre à ce genre de ques-
tion. Trouver un exemple, un modèle, satisfaisant les postulats : c’est l’option
« sémantique ». Montrer qu’aucune démonstration (au sens formel du terme 49 )
ne se termine par une contradiction : c’est l’option « syntaxique ». A l’époque,
c’est à l’arithmétique qu’il revient de garantir l’existence d’un « modèle » d’une
théorie axiomatisée (Hilbert [1899] prouve ainsi la cohérence relative des di-
verses géométries qu’il propose en construisant de tels modèles arithmétiques) :

47. Sur la théorie classique de la définition et l’écart entre définition et existence, voir Aristote,
Seconds Analytiques.
48. Dedekind pensait pouvoir éviter le cercle vicieux en prouvant (c’est le théorème 66 de Die
Zahlen) l’existence d’un ensemble infini ; mais la démonstration dedekindienne tombe sous le coup
des paradoxes ensemblistes. Sur ce point, voir Russell [1991], chap. 13.
49. Une démonstration formelle est une suite finie dont chaque élément est une formule bien
formée d’un langage formel, qui est un axiome, ou qui résulte des formules précédentes par une
règle d’inférence.
La fondation des mathématiques : Kant et après 77

l’option « sémantique » est donc, dans le cas de l’axiomatique de l’arithmétique,


impraticable. La seule alternative viable, aux yeux de Hilbert, est la stratégie
« syntaxique » qu’il explore dès 1904. Cette approche requiert de considérer
les démonstrations formalisées comme un objet mathématique dont on peut
étudier les propriétés. Hilbert en développera la théorie (théorie qu’il appelle
« métamathématique », ou « théorie de la démonstration ») dans les années
vingt. Une des difficultés soulevées par cette approche est qu’il est naturel,
pour étudier les propriétés des démonstrations formelles, de recourir au prin-
cipe d’induction 50 , considéré généralement (voir plus bas) comme un principe
arithmétique. Comment dès lors éviter la circularité ?
Hilbert pensait pouvoir relever le défi en opérant un double déplacement :
d’une part, en admettant la nécessité de « développer simultanément, au moins
de façon partielle, les lois de la logique et de l’arithmétique » (Hilbert [1904],
258), i.e. en se donnant les nombres (ou plutôt les signes de nombres) et les lois
de leurs combinaisons ; d’autre part, en distinguant deux types d’arithmétique,
une arithmétique intuitive, non-contradictoire et certaine parce que basée sur
la manipulation d’un nombre fini de signes, et l’arithmétique mathématique,
dont il tentait de montrer qu’elle pouvait être développée à partir de cette
base restreinte. Dans le « programme de Hilbert », parfois placé sous le patro-
nage de Kant 51 , la mathématisation de la notion de preuve formelle, interne au
système axiomatique, est censée justifier en retour le recours à l’axiomatique
comme méthode de fondation. Nul appui extérieur, que ce soit celui de Dieu
(Kronecker), de l’empirie (Helmholtz), de la logique (Frege), ou même de l’en-
tendement (Dedekind), ne serait donc nécessaire pour garantir la cohérence
de l’arithmétique. Grâce à l’axiomatique et la théorie de la démonstration, les
mathématiques « s’auto-fonderaient ».
On connaît la suite. Gödel [1931] a pour conséquence que si T est une théorie
récursivement axiomatisable, cohérente et capable de « formaliser l’arithmé-
tique » (ce que serait la théorie de Dedekind, une fois formalisée), alors la
cohérence de T n’est pas démontrable – ce qui ruine tout espoir de mener à
bien le programme de Hilbert. Pour prouver la cohérence de l’arithmétique, il

50. En e↵et, pour prouver qu’une certaine propriété P appartient à tous les théorèmes d’une
certaine théorie T, il suffit de montrer que P est partagée par les axiomes de T, et que P est
préservée par les règles d’inférence.
51. Hilbert [1926], 101 : « Kant enseignait déjà [. . .] que la mathématique porte sur un contenu
donné indépendamment de toute logique, et ne peut donc en aucune manière être fondée sur la
logique pure [. . .]. Pour qu’on puisse, en e↵et, appliquer les formes logiques de raisonnement,
et e↵ectuer des operations logiques, une condition préalable est qu’il y ait déjà quelque chose
de donné dans la representation, à savoir certains objets concrets, extra-logiques, présents dans
l’intuition et immédiatement perçus antérieurement à toute pensée. »
78 Sébastien Gandon

faut en appeler à des formes d’induction plus fortes que celle que l’on applique
aux entiers naturels, formes qui sont hors de portée de l’arithmétique intuitive
hilbertienne. Pour plus sur le programme de Hilbert et son échec, je renvoie
aux chapitres 3 et 5 de ce volume.

2. Parce qu’il considérait le principe d’induction comme la ligne de démar-


cation entre logique et mathématique, Poincaré rejetait l’analyse de Dedekind.
Les critiques qu’il formule à l’encontre de Die Zahlen dans Poincaré [1986] ne
sont pas toutes convaincantes. Mais une objection fait mouche. Poincaré appelle
non-prédicative une définition d’un objet A dont le definiens contient A (ou une
référence à un objet dont A est un élément). Il est évident que la condition (4)
est imprédicative : N est décrit comme l’intersection (le plus petit élément) de
toutes les chaînes '0 (1), N étant une de ces chaînes.
Sur le plan logique, l’imprédicativité se traduit par le fait que, dans (4),
le quantificateur universel porte sur toutes les parties de S. La logique de
Dedekind est ainsi une logique du second ordre, qui admet la quantification sur
les prédicats. Rappelons que la logique du premier ordre (qui s’est autonomisée
progressivement du reste de la logique pendant le premier tiers du xxe siècle 52 )
possède des propriétés métalogiques (compacité, complétude) qui garantissent
l’existence d’une correspondance entre le concept syntaxique de démonstration
et le concept sémantique de conséquence logique 53 . Ces résultats expliquent
pourquoi la logique du premier ordre est le cadre sous-jacent dans la théorie
des modèles. Ainsi ce que l’on appelle aujourd’hui l’Arithmétique de Peano
(PA) est l’étude des modèles d’une version en premier ordre de l’axiomatique
de Dedekind. S’il a des conséquences sur le plan syntaxique 54 , c’est surtout
le plan sémantique que le passage au premier ordre impacte : PA n’est pas
une théorie catégorique et la version en premier ordre de la condition (4) n’est
plus ce qui permet d’« épurer notre système S de tous [les] intrus étrangers
t » 55 . Pourquoi, dans ces conditions, ne pas revenir au second ordre ? Parce

52. Sur l’émergence de la logique du premier ordre, voir Moore [1988].


53. Voir le chapitre sur la complétude dans le tome 1 de ce volume.
54. L’axiome (4), de second ordre, est remplacé, dans PA, par un nombre indéfini de conditions
qui portent à chaque fois sur une partie K définie par une formule du langage (de premier ordre)
de la théorie.
55. La non-catégoricité ne provient pas d’une quelconque lacune, à laquelle on pourrait remédier
en ajoutant de nouvelles conditions ; elle tient au cadre logique sous-jacent. Notons cependant que,
contrairement à ce que pense Dedekind, les « intrus étrangers t » ne sont ici fauteurs d’aucun
trouble, puisqu’ils sont « invisibles » dans PA. C’est pourquoi il est difficile d’attribuer à Dedekind,
comme le fait Wang [1957], la paternité de l’idée de modèle non standard de l’arithmétique.
La fondation des mathématiques : Kant et après 79

qu’on perd alors les propriétés métalogiques des théories du premier ordre,
notamment la correspondance entre démonstrations et conséquences logiques.
Tout se passe donc comme si le fondationalisme axiomatique devait choisir
entre deux objectifs que Dedekind confond : celui consistant à analyser une
structure cible ; celui consistant à formaliser les relations déductives d’une
théorie cible. Lorsqu’on s’attache au premier objectif, la logique du second
ordre est le bon cadre (pour avoir la catégoricité), mais on doit alors renoncer à
la formalisation de la conséquence logique. Lorsque, au contraire, on poursuit le
second but, alors il faut accepter que, en plus du modèle attendu, ici N, la théorie
possède d’autres modèles, non-isomorphes à N. Autrement dit, le programme
initié par Dedekind, qui visait à caractériser complètement à la fois la suite des
entiers et leur théorie, ne peut pas, pour des raisons profondes, tenant à des
questions de limitation et d’expressivité des langages, être mené à bien. Entre
l’analyse et la formalisation, il faut choisir. Faut-il le regretter ? Le « défaut
descriptif » de PA a eu comme corrélat positif l’émergence d’un nouveau type
d’objet, les modèles non-standards de l’arithmétique, dont l’étude a donné lieu
à une nouvelle branche des mathématiques 56 .

En quel sens de fondation, les recherches inspirées par Dedekind sont-elles


fondationnelles ? Les préoccupations relatives à la sécurité épistémique ne sont
pas à l’origine du projet de fonder l’arithmétique. Mais elles se retrouvent
au coeur du programme hilbertien. C’est même ici la réflexion fondationnelle
(notamment via les paradoxes ensemblistes) qui introduit l’insécurité épisté-
mique – insécurité qu’une nouvelle fondation est censée lever. De même, si
les questions liées à la transmission ne sont pas centrales dans le projet dede-
kindien, la réflexion sur les limites expressives des théories du premier ordre
auront un impact sur les questions relatives à la transmission du contenu ma-
thématique. Comme l’a montré Shapiro, si on ne veut pas renoncer à l’idée,
naturelle, que les mathématiciens ont tous un même modèle en tête lorqu’ils
parlent des entiers, alors on doit admettre que le contenu des mathématiques
n’est pas intégralement transmis par des procédures formelles – ce qui rend
quelque peu énigmatique le processus d’apprentissage et de transmission en
mathématique 57 . Enfin, comme je l’ai déjà précisé, la question des fondements

56. C’est Henkin qui, le premier (Henkin [1950]), a obtenu des résultats sur la structure des
modèles non standards dénombrables de PA (résultats étendus par McDowell et Specker en 1961
et complétés par le théorème de Tennenbaum en 1959). Sur ces développements, voir Kaye [1991].
57. Sur les relations entre logique du second-ordre et les questions liées à ce que c’est que « suivre
une règle », voir Shapiro [2017]. Sur le structuralisme ante rem de Shapiro, voir le chapitre 7 de ce
volume.
80 Sébastien Gandon

de l’arithmétique a été soulevée dans le cadre plus général de l’arithmétisation


des mathématiques. En s’e↵orçant de donner un statut clair à la structure N,
les penseurs que l’on a évoqués poursuivaient l’objectif plus général d’insérer
les mathématiques au sein du tableau des connaissances humaines, et de les
articuler aux sciences de la nature. Le projet de fonder de l’arithmétique relève
donc à la fois d’un projet de fondation-sécurisation, de fondation-transmission
et de fondation-intégration. C’est toutefois sur la singularité de ce programme,
eu égard à la fondation-organisation, que je voudrai, pour finir insister.
L’originalité de Dedekind est d’avoir eu l’idée de dériver l’arithmétique
d’une théorie plus générale, qui ne la présuppose pas. Et la principale question
que ce projet soulève est celle de savoir s’il est possible de considérer la suite
des entiers comme une donnée irréductible. Certains mathématiciens pensent
que oui, d’autres que non. Mais comme je l’ai déjà souligné, ce désaccord repose
sur un consensus concernant la nature et les propriétés de la structure N. À
la fin du xixe siècle, les mathématiciens ont développé di↵érentes géométries ;
mais ils n’ont pas construit di↵érentes arithmétiques, non équivalentes. Fonder
l’arithmétique ne signifie donc absolument pas pour eux, structurer et unifier
ce qui se présente comme un ensemble disparate et hétérogène de savoirs. Pour
tous les acteurs, l’arithmétique est une théorie homogène bien identifiée, et la
seule question qui se pose est celle de savoir si cette forme de connaissance
doit (peut), ou non, être intégrée dans un ensemble plus vaste (la connaissance
logique, la connaissance des lois fondamentales de la pensée humaine, etc.). Je
voudrai maintenant présenter un autre exemple de recherche fondationnelle
« régionale », la recherche fondationnelle en géométrie, dans lequel, à la dif-
férence de ce qui se passe en arithmétique, aucun consensus minimal n’existe
sur la nature de ce qui est supposé être fondé.

5. Fonder la géométrie

L’histoire des recherches fondationnelles en géométrie est liée, au xixe siècle,


à l’émergence des géométries non euclidiennes. Après avoir brièvement rap-
pelé les principales étapes de cette émergence, et décrit deux autres évolutions,
moins spectaculaires, j’expliquerai comment, au tournant du xxe siècle, di↵é-
rentes conceptions concurrentes de ce qu’est un espace géométrique coexistent.
La fondation des mathématiques : Kant et après 81

5. 1 L’identité de la géométrie : géométrie non euclidienne, géométrie intrin-


sèque, géométrie projective

La géométrie non euclidienne 58 est basée sur la négation du postulat des


« parallèles », ou d’une proposition équivalente (comme celle affirmant que
la somme des angles d’un triangle quelconque est égale à deux droits). Trois
phases décomposent l’histoire de la géométrie non euclidienne : la première,
qui commence à la suite d’Euclide et s’étend jusqu’au xixe siècle, regroupe les
nombreuses tentatives pour démontrer le postulat d’Euclide ; la seconde est
celle de la découverte proprement dite par Bolyai, Lobatchevski et Gauss (qui
ne fait cependant état de ses recherches que dans sa correspondance privée)
dans les années 1820-30 ; la troisième, qui commence en 1860 avec la publi-
cation de la correspondance de Gauss, coincide avec la reconnaissance par
la communauté mathématique des géométries non euclidiennes 59 . C’est sur-
tout dans cette troisième phase, donc relativement tardivement, que le débat
épistémologique a lieu.
La crise ouverte par la découverte des géométries non euclidiennes engage
les quatre sens de fondation distingués en introduction. C’est tout d’abord la
certitude de la géométrie que la négation du postulat des parallèles sape 60 .
Mais c’est aussi à un héritage millénaire, celui des Éléments, que les nouveaux
géomètres s’en prennent, et c’est donc les modalités traditionnelle de la trans-
mission du savoir mathématique qui sont remises en cause 61 . La découverte
de nouvelles géométries soulèvent également des problèmes d’architecture
du champ mathématique : en vertu de quel(s) principe(s) classer les nou-
velles géométries ? Comment articuler géométrie et mécanique dans ce nou-
veau contexte 62 ? Enfin, étant donné le rôle que joue la géométrie euclidienne
chez Kant, et étant donné le rôle que joue la philosophie kantienne tout au

58. Sur l’histoire de la géométrie non euclidienne et des discussions épistémologiques qu’elle a
suscitées, je renvoie à Voelke [2005].
59. Je mets le pluriel, parce que la découverte de la géométrie hyperbolique (qui nie le postulat des
parallèles) s’est accompagnée de la découverte d’autres types de géométrie, comme par exemple
la géométrie elliptique par Riemann.
60. La citation de ces quelques phrases de Legendre, réfléchissant à la fin de sa vie sur son échec
à démontrer le postulat d’Euclide, nous fait saisir l’ampleur de la crise (Legendre [1833], 371-2) :
« Le théorème sur la somme des trois angles du triangle doit être regardé comme l’une de ces
vérités fondamentales qu’il est impossible de contester, et qui sont un exemple toujours subsistant
de la certitude mathématique qu’on recherche sans cesse et qu’on n’obtient que bien difficilement
dans les autres branches des connaissances humaines. »
61. La critique des « erreurs » d’Euclide est commune dans la littérature du xixe siècle – voir par
exemple Pasch [1882].
62. Sur le rapport entre la géométrie non euclidienne et « l’empirisme géométrique » chez
Lobatchevski, Gauss et Riemann, voir Voelke [2005], 33-48.
82 Sébastien Gandon

long du xixe siècle, la découverte des géométries non euclidiennes ne peut pas
ne pas avoir des e↵ets « globaux » sur la manière de concevoir la place des
mathématiques dans le tableau de la connaissance humaine.
Avant de donner plus de détails sur cette crise fondationnelle majeure, je
vais faire un pas de côté et décrire rapidement deux autres évolutions parallèles,
plus discrètes, qui a↵ectent la géométrie dans la première moitié du xixe siècle.
J’insiste sur ces deux changements, la naissance de la géométrie intrinsèque des
surfaces chez Gauss et l’émergence de la géométrie projective chez Poncelet,
parce qu’ils joueront par la suite un rôle important dans le débat sur la nature
des espaces non euclidiens.

1. Dans son mémoire Disquitiones generales circa superficies curvas (1828),


Gauss considère les surfaces, non comme des objets plongés dans un espace à
trois dimensions, mais comme des entités autonomes, dotés de propriétés qui
ne dépendent pas de leur inscription dans un environnement plus vaste. La
surface n’est plus définie comme la limite d’un solide, mais comme « un solide
flexible et inextensible » (Gauss [1828], XIII). Donnons rapidement quelques
éléments sur cette nouvelle approche 63 .
L’étude des propriétés des lignes et des surfaces, telle qu’elle est développée
avant Gauss, est traversée par une (double) dissymétrie 64 . En premier lieu, la
définition classique de la courbure d’une ligne en un point, via le concept
de cercle oscultateur, ne se généralise pas de façon évidente aux surfaces 65 .
D’autre part, si certaines surfaces, que l’on appelle développables, peuvent être
« appliquées » isométriquement sur un plan (comme les portions de cylindre,
ou de cônes), d’autres ne le peuvent pas : il est, par exemple, impossible de
« rendre plate » une demi-sphère sans la déchirer ni la plier 66 . On pourrait
s’attendre à ce que cette distinction ait un analogue uni-dimensionnel – qu’il y
ait des courbes « applicables » et d’autres « non-applicables » sur une droite.
Ce n’est pas le cas : toutes les courbes (suffisamment régulières) peuvent être
« aplaties » sans déchirure ni recollement sur une portion de droite. Ces deux

63. J’utilise dans ma présentation Merker et Languereau [2004] auquel je renvoie pour plus de
détail.
64. Dans tout ce qui suit, courbes et surfaces ont toutes les propriétés de régularité requises
(continuité, di↵érentiabilité, etc. . .).
65. Une courbe (suffisamment régulière) possède un cercle oscultateur en chaque point, alors
qu’une surface (même très régulière) n’a pas en général de « sphère oscultatrice » : en un point
donné, les courbures des lignes appartenant à une même surface varient généralement d’une ligne
à l’autre.
66. Pour des précisions sur la notion mathématique d’application d’une surface sur une autre,
voir plus bas.
La fondation des mathématiques : Kant et après 83

faits étaient connus par Gauss, qui, dans son mémoire, vise précisément à
définir un concept de courbure d’une surface, permettant de caractériser les
classes de surfaces qui « s’appliquent » les unes aux autres.
Quel sens, donc, donner à la courbure au point T d’une surface S ? La
définition géométrique de Gauss est complexe 67 , mais l’essentiel pour nous
est qu’elle fait jouer un rôle essentiel à la notion de vecteur normal à S en T.
Dans la mesure où elle fait référence à la position de la surface dans l’espace
environnant (la normale en un point à la surface nous fait « sortir » de la surface),
cette première caractérisation de la courbure est « extrinsèque ». Le tour de
force de Gauss est de montrer que ce caractère extrinsèque n’est qu’apparent.
Expliquons.
Gauss se place dans le cadre de la géométrie cartésienne, où une surface
est représentée par une équation. Toutefois, au lieu d’utiliser une équation
implicite (de type W(x, y, z) = 0) ou explicite (z = F(x, y)), Gauss exprime
les coordonnées x, y et z comme des fonctions de deux paramètres p et q 68 .
Se basant sur le théorème de Pythagore, Gauss montre alors que la distance
ds entre deux points infiniment voisins T et T0 de S s’exprime à l’aide des
coordonnées curvilignes de cette manière (E, F et G étant des coefficients dont
la valeur dépend des dérivées partielles premières des coordonnées x, y, z) :

ds2 = E dp2 + 2F dpdq + G dq2 (3)

L’équation (3) permet de déterminer à quelle condition une surface s’applique,


« sans déchirure ni pli », sur une autre. Plus précisément, on dira que S et S0
sont isométriques si et seulement s’il existe une bijection appropriée ' de S vers
S0 qui préserve la longueur des courbes, c’est-à-dire l’équation (3) 69 . Ainsi un
cône, un cylindre, un plan sont (localement) isométriques ; mais la sphère et le
plan ne le sont pas. Pour un animal plat, qui vivrait et se déplacerait sur S, en
ignorant complètement tout ce qui a trait à la forme et à la position de S dans
l’espace, les distances et les angles entre les chemins parcourus sur la surface
seraient les seules caractéristiques accessibles. Un tel être ne pourrait donc pas
distinguer entre les surfaces isométriques – par exemple, entre un cylindre et un

67. Gauss définit la courbure de S en T comme le quotient d’un élément de surface entourant T
par son image sphérique. Sur l’image sphérique, voir Merker et Languereau [2004], 21-28.
68. On a x = x(p, q), y = y(p, q) et z = z(p, q). Gauss voit les deux paramètres p et q comme un
repère intrinsèque, représentant deux systèmes de lignes appartenant à S.
69. Je simplifie ici considérablement la définition. Il faudrait parler en réalité d’isométrie locale
(S et S0 sont localement isométriques si pour tout point de S, il existe une bijection ' d’un voisinage
de ce point sur une partie de S0 qui conserve la distance) ; il faut de plus poser des conditions de
régularité supplémentaires sur '.
84 Sébastien Gandon

plan. L’équation (3) caractérise donc les propriétés intrinsèques d’une surface,
celles qui sont indépendantes de sa position dans l’espace ambiant. Dans son
mémoire, Gauss montre (c’est le célèbre « theorema egregium ») que la donnée
de (3) permet de déterminer la courbure de S en chacun de ses points. Mieux,
il montre que deux surfaces localement isométriques ont même courbure en
chacun de leurs points. Ce résultat est surprenant parce que, comme on l’a noté,
la définition de la courbure, telle que la donne Gauss au début de son mémoire,
fait référence au vecteur normal, donc, apparemment, à l’insertion de la surface
dans l’espace environnant. Le « theorema egregium » établit que cette apparence
est trompeuse, et qu’en réalité, la donnée de (3) suffit à calculer la courbure.
L’approche intrinsèque des surfaces constitue l’avénement d’une nouvelle
ère dans l’histoire de la géométrie. Mais cette percée n’est pas une rupture
avec la géométrie euclidienne. Si, comme nous le verrons bientôt, Riemann
s’appuie sur Gauss [1828] pour donner un statut aux espaces non euclidiens,
toute la recherche de Gauss se base en e↵et sur la reformulation cartésienne de
la géométrie grecque.

2. Jean-Victor Poncelet (1788-1867), reprenant des idées développées par


Desargues au xviie siècle, est le premier à avoir considéré la théorie projective
comme une branche indépendante de la géométrie. L’idée directrice de ses
travaux est d’étudier, non pas, comme chez Euclide, les propriétés de certaines
figures, mais les propriétés de familles de figures connectées entre elles par
certaines transformations, dites projectives. On peut définir les transformations
projectives de la manière suivante 70 . Soient n points coplanaires A1 , . . . , An
dans l’espace euclidien. On dira que les points A01 , . . . , A0n coplanaires sont en
perspective avec A1 , . . . , An si et seulement s’il existe un point O tel que OA1 A01 ,
OA2 A02 , . . ., OAn A0n , sont alignés. Dit autrement, deux ensembles de points
coplanaires sont en perspective s’ils peuvent être vus comme deux sections
planaires d’une même gerbe de droites 71 . Les transformations projectives se
définissent comme des composés de telles transformations perspectives, et la
géométrie projective est donc l’étude des propriétés des figures invariantes par
projection.
Notons que pour pouvoir considérer les perspectives comme des relations
bijectives, il faut introduire dans l’espace euclidien de nouveaux objets. En
70. Dans tout ce développement, je schématise et simplifie, en suivant Coxeter [1949], une histoire
dans son détail beaucoup plus riche et complexe. Pour plus, voir Nabonnand [2006] et le chapitre
1 de ce volume.
71. Un faisceau est l’ensemble des droites d’un même plan passant par un même point O ; une
gerbe est l’ensemble des droites de l’espace passant par un même point O.
La fondation des mathématiques : Kant et après 85

e↵et, lorsqu’on considère la section planaire d’une gerbe, il y a toujours des


droites de la gerbe (celles parallèles au plan de section) qui ne coupent pas
le plan. Pour garantir que chaque droite de la gerbe soit associée à un point
du plan de section, on est conduit à ajouter des « points à l’infini ». Cette
opération modifie en profondeur les propriétés de l’espace. Par exemple, en
géométrie euclidienne, on distingue, parmi les coniques, trois types distincts :
les hyperboles, les paraboles, les ellipses ; en géométrie projective, toutes les
coniques sont des « déformations » projectives du cercle, l’hyperbole ayant
deux points à l’infini, la parabole un, l’ellipse zéro 72 .
À première vue, peu de choses restent invariantes lorsqu’on déforme une
figure par projection : les distances et les angles sont modifiés, tout comme les
rapports entre distances et entre angles ; l’ordre des points sur une droite aussi.
Poncelet montre cependant que les transformations projectives préservent les
relations d’incidence, qu’une forme plus complexe d’ordre (la relation de sé-
paration qui relie quatre points de la droite projective) reste invariante, ainsi
que certaines relations métriques entre points (dont la plus importante est le bi-
rapport entre couples de points alignés 73 ). Poncelet va jusqu’à distinguer deux
sortes de théorèmes, les théorèmes projectifs (dont la validité s’étend au cadre
projectif), et les théorèmes métriques (dont la validité est restreinte au cadre
métrique). Desargues et Pappus sont des théorèmes projectifs, tandis que Py-
thagore est métrique. La désenchevêtrement du projectif et du métrique n’est
toutefois pas une tâche aisée, et le développement de la géométrie projective
au xixe siècle, en France puis en Allemagne, peut se comprendre comme la
réalisation progressive de cette désintrication.
Si le cadre des recherches de Poncelet n’est plus le cadre euclidien (certaines
propriétés des figures euclidiennes étant « oubliées » quand on adopte le point
de vue projectif), l’émergence de la géométrie projective n’est cependant pas
directement liée à la naissance des géométries non euclidiennes. En réalité, on
assiste même bien plutôt, par delà Descartes, à un retour à Euclide. Le but
de Poncelet est en e↵et de doter la géométrie synthétique (sans coordonnée ni
équation) de la puissance et de la généralité que possède sa rivale analytique.
L’exemple du traitement des coniques donne une idée de la façon dont il
compte y parvenir : en enrichissant le plan euclidien d’éléments idéaux, les

72. Plus généralement, cet enrichissement de l’espace euclidien permet d’identifier la géométrie
de la gerbe (resp. du faisceau) à celle du plan projectif (resp. celle de la droite projective) et est ainsi
à l’origine des résultats de dualité. Sur la dualité, voir Coxeter [1949].
CA DA
73. Le birapport de A, B par rapport à C, D est le nombre : , les distances étant prises
CB DB
algébriquement.
86 Sébastien Gandon

coniques forment une classe homogène, comme dans la géométrie cartésienne


(où les coniques sont des courbes qui ont pour équation un polynôme de
second degré), et ne se subdivisent plus en di↵érents types. Le passage de
l’euclidien au projectif est ainsi conçu comme un approfondissement de la
méthode synthétique des Anciens.

5. 2 À la recherche de la géométrie : fondation et définition

La première moitié du xixe siècle est, du point de vue de l’histoire de la


géométrie, une période extrêmement riche, et les deux avancées que je viens
d’évoquer ne sont évidemment pas les seules (on aurait pu évoquer le dévelop-
pement des algèbres géométriques de Grassmann, de la géométrie des lignes
ou des complexes linéaires de Plücker, la géométrie du plan complexe, etc.). Si
j’ai mis l’accent sur ces deux changements, c’est parce que, comme nous allons
maintenant le voir, elles vont fournir aux mathématiciens de la seconde moitié
du xixe des outils pour résoudre la crise engendrée par l’émergence des géomé-
tries non euclidiennes. Comme il n’était pas possible, en quelques pages, de
décrire, même à gros traits, l’ensemble des questions que cette crise ouvre (et
encore moins l’ensemble des solutions que les mathématiciens leur apportent),
je me contenterai ici d’illustrer l’idée suivante : à la fin du xixe siècle, aucun
consensus n’existe sur ce qu’il faut entendre par espace géométrique. Je vais
illustrer cette divergence en esquissant les grandes lignes de deux entreprises
fondationnelles importantes, l’approche de Riemann, basée sur la géométrie
intrinsèque, l’approche de Klein, basée sur la géométrie projective.

1. Dans son mémoire intitulé Sur les hypothèses qui servent de fondement à la
géométrie (1854), Riemann (1826-1866) reprend la théorie de Gauss qu’il géné-
ralise pour s’en servir comme cadre d’interprétation des géométries non eucli-
diennes. Gauss avait montré que si, pour une surface (suffisamment régulière)
S donnée, on calculait, au voisinage de chacun des points le ds2 , on caracté-
risait complètement la géométrie intrinsèque de S. Riemann, lui, se donne la
métrique (l’équation du ds2 ) et considère tout ensemble de points satisfaisant
cette condition comme la « variété » à deux dimensions définie par la métrique
en question 74 . Corrélativement, Riemann généralise à n dimensions ce qui était

74. Le terme utilisé par Riemann est Mannigfältigkeit. La notion n’est pas clairement définie
chez Riemann, qui semble notamment considérer que tout point d’une variété n-dimensionnelle
S est donné par n paramètres réels, et que S doit satisfaire certaines conditions de continuité et
La fondation des mathématiques : Kant et après 87

restreint chez Gauss à deux dimensions 75 . Autrement dit, chez Riemann, le


point de vue intrinsèque n’est pas conquis à partir de la donnée d’un objet géo-
métrique de dimension n, plongé dans un espace euclidien de dimension n + 1 ;
il est intégré dès le départ dans la définition des variétés n-dimensionnelles et
la donnée du ds2 .
Dans ce cadre plus général, Riemann se concentre d’abord sur les variétés
à courbure constante, celles dans lesquelles, explique-t-il, on peut déplacer les
figures sans changer leurs tailles ou leurs formes. Riemann montre que les
espaces euclidiens, hyperboliques et elliptiques correspondent respectivement
aux variétés de courbure constante nulle, négative et positive. Le concept gaus-
sien de courbure (généralisé aux espaces à n-dimensions) fournit ainsi l’ins-
trument de classification des di↵érents types d’espace métrique. Notons que
c’est Riemann qui découvre la géométrie elliptique (une géométrie métrique
où toutes les droites coplanaires se coupent) en montrant qu’on peut construire
un espace à courbure constante positive à deux dimensions sur une sphère, en
identifiant les « droites » aux grands cercles, et les « points » aux couples de
points antipodaux. En 1866, Beltrami montre que la géométrie d’une portion
limitée du plan hyperbolique est applicable à la pseudosphère (définie comme
la surface de révolution d’une tractrice le long de son asymptote), en identifiant
les « droites » aux géodésiques de la pseudosphère. Ces modèles « euclidiens »
des plans elliptiques et hyperboliques fournissent aux géométries non eucli-
diennes un support intuitif, et jouent un rôle important dans l’acceptation et la
popularisation des nouvelles théories.
Dans son mémoire, Riemann explique que « les propriétés, par lesquelles
l’espace [physique] se distingue de toute autre grandeur imaginable de trois
dimensions, ne peuvent être empruntées qu’à l’expérience » (Riemann [1968],
281). Les mesures astronomiques tendent à montrer, selon lui, que la courbure
de l’espace physique est zéro ou proche de zéro. Mais pour déduire que l’espace
physique est euclidien (ou quasi-euclidien), il faudrait admettre que cet espace
est une variété à courbure constante, ce qui, pour Riemann, n’est pas possible.
Il se pourrait que, dans l’infiniment petit notamment, les figures ne puissent
se mouvoir sans subir de déformation. On ne peut donc, pour des raisons tant

de di↵érentiabilité. Pour plus sur cette définition, voir Toretti [1978] et Voelke [2005] (notamment
137-139).
75. Le ds2 généralisé s’explicite de cette façon (les coefficients gij et g ji étant égaux) :
n
X
ds2 = gij dxi dx j = g11 dx21 + g12 dx1 dx2 + · · · + gnn dx2n
i, j=1
88 Sébastien Gandon

mathématiques que physique, se restreindre à l’analyse des variétés à courbure


constante : le fondement des rapports métriques de l’espace physique, dit
Riemann, doit être cherché « dans les forces de liaison qui agissent en lui »
(Ibid, 297). Cette articulation serrée entre géométrie et mécanique jouera un
rôle fondamental par la suite, notamment dans la relativité générale 76 .

2. Dans son article Ueber die sogenannte Nicht-Euklidische Geometrie (1871), le


mathématicien Felix Klein (1849-1925) réussit à présenter les métriques « clas-
siques » (euclidienne, hyperbolique et elliptique) comme des particularisations
du cadre projectif. Plus précisément, il parvient à définir une mesure projective
de la distance (linéaire et angulaire) entre deux points dans le plan projectif
complexe. Expliquons rapidement comment.
Nous avons vu plus haut que, si la distance entre deux points n’est pas
un invariant projectif, le birapport, qui est une relation métrique entre quatre
points, l’est. S’inspirant de Cayley (1821-1895), Klein considère alors, dans le
plan projectif, une conique ⌦, nommée conique fondamentale. Soient A, B deux
points quelconques. Dans le plan complexe, la droite (AB) coupe ⌦ en deux
points, C et D, et le birapport entre A, B, C et D est, comme tout birapport,
un invariant projectif. Klein montre qu’une fonction linéaire du logarithme de
ce birapport a exactement les mêmes propriétés que la distance. Plus préci-
sément, il prouve que si la conique fondamentale ⌦ est une conique réelle,
alors la métrique obtenue est hyperbolique ; si ⌦ est une conique imaginaire,
la métrique obtenue est elliptique ; par des raisonnements basés sur des pas-
sages à la limite, il retrouve le résultat de Cayley : quand ⌦ dégénère en deux
points cycliques 77 , la métrique est euclidienne. Le résultat, qui se généralise
aux espaces à n-dimensions, établit donc que les distances euclidiennes et non
euclidiennes (classiques), même si elles ne sont pas des invariants projectifs,
peuvent se définir dans le cadre projectif, en spécifiant une certaine conique
⌦ : les isométries (les transformations métriques) sont des transformations pro-
jectives laissant ⌦ invariante. Dans cette nouvelle approche, l’espace projectif
devient l’espace géométrique fondamental, celui à partir duquel toutes les géo-
métries métriques, euclidiennes aussi bien que non euclidiennes, peuvent être
dérivées 78 .

76. C’est le mathématicien anglais William Kingdon Cli↵ord (1845-1879) qui proposera le premier
en 1870 dans une conférence intitulée On the Space Theory of Matter de modéliser la gravitation par
un espace de courbure variable. Sur ces développements, voir Toretti [1978].
77. Les points cycliques sont deux points imaginaires communs à tous les cercles du plan. Leurs
coordonnées (homogènes) sont (1, i, 0) et (1, i, 0).
78. Pour plus sur la dérivation projective de la métrique, voir Voelke [2005].
La fondation des mathématiques : Kant et après 89

Klein [1871], qui se sert de la géométrie projective pour mettre sur un pied
d’égalité les espaces euclidiens et les espaces hyperboliques et elliptiques, a
joué un rôle central dans la reconnaissance des nouvelles géométries. Notons
cependant que dans cette perspective, seules les métriques classiques, celles
qui correspondent, chez Riemann, aux variétés à courbure constante, ont droit
de cité.

La discussion sur les fondements de la géométrie à la fin du xixe siècle ne se


résume bien évidemment pas à cette confrontation entre les points de vue de
Riemann et de Klein. J’ai passé ici sous silence les deux projets fondationnels
les plus connus aujourd’hui : le programme d’Erlangen de Klein-Poincaré 79 ,
et le programme de Hilbert 80 . Il faudrait également, dans ce tableau, faire une
place aux approches algébriques et vectorielles (Grassmann, Hamilton), ainsi
qu’à l’émergence du point de vue topologique (Riemann, Poincaré, Brouwer).
Il faudrait aussi souligner que ces lignes, bien que distinctes, ont de multiples
liens entre elles 81 . L’idée que je souhaite illustrer sortirait toutefois seulement
renforcée par la prise en compte de ces autres courants, qui confirmeraient ce
que la comparaison des deux fondations esquissées plus haut établit déjà, à
savoir que, au tournant du siècle, aucune conception consensuelle de ce qu’est
l’espace ne se dégage.
Reprenons en e↵et ce qui a été dit. Riemann voit dans la notion de courbure
le concept fondamental permettant de classer les di↵érentes géométries. Klein,
lui, associe chaque métrique au type d’une certaine conique fondamentale.
Cette di↵érence est liée à un contraste plus fondamental : alors que la fondation
riemanienne s’inscrit clairement dans le sillage de la géométrie analytique (les
variétés sont décrites par des équations), l’approche projective peut, comme
Poncelet le soulignait, se revendiquer d’une démarche purement synthétique,
qui n’introduit ni nombres ni coordonnées. D’autre part, on l’a vu, il n’y a pas,
chez Riemann de séparation nette entre géométrie et physique, la courbure
pouvant être conçue comme l’e↵et des « forces de liaison » qui agissent dans
l’espace. Dans l’approche projective, au contraire, une telle articulation n’existe
pas : la métrique n’est pas renvoyée à des forces physiques, et les structures qui
ne sont pas dérivables à partir de la matrice projective (comme les variétés à
courbure variable) ne sont pas considérées comme des espaces géométriques.

79. Sur le programme d’Erlangen, voir Hawkins [1984] et le chapitre 3 de ce volume.


80. Sur les Grundlagen, son origine et sa postérité, voir Hallett et Majer [2004].
81. Par exemple, il y a d’étroites relations entre l’approche projective et le programme d’Erlangen.
Mais les liens sont aussi profonds entre le programme d’Erlangen et la perspective riemannienne
(sur la théorie des groupes de Lie, voir Merker [2010]).
90 Sébastien Gandon

Les penseurs qui se réclament de cette approche tendent ainsi à séparer, de


manière conservatrice, les considérations géométriques et physiques 82 .
Ces désaccords ne concernent pas la question de savoir comment fonder une
discipline bien identifiée. Ils portent sur la nature et l’identité même de la dis-
cipline que l’on veut fonder. La géométrie basée sur la notion riemannienne de
variété n’est tout simplement pas la même que la géométrie fondée sur l’espace
projectif : les variétés à courbure variable, exclues dans l’approche projective,
relèvent de plein droit du champ de la géométrie riemanienne ; à l’inverse, la
métrique, qui est le concept géométrique fondamental chez Riemann, est chez
Klein, une spécification extrêmement particulière du concept de birapport. La
situation qui prévalait dans les recherches sur les fondements de l’arithmétique
ne se rencontre donc pas dans les recherches sur les fondements de la géométrie.
Alors qu’il y avait un accord sur la nature et les caractéristiques de la série des
entiers, il n’y a pas d’accord sur la nature et les propriétés de l’espace géomé-
trique. La divergence ne porte pas seulement sur la question de savoir s’il faut
trouver un fondement, et si oui, lequel, à une structure bien connue ; elle porte
sur la question de savoir comment identifier ce qui n’a plus de contours nets.
L’étude des recherches fondationnelles en géométrie montre ainsi que s’accor-
der sur ce que l’on veut fonder n’est pas toujours un préalable à l’entreprise
de fondation. Bien souvent, c’est parce que ce qui constitue l’identité d’un type
de savoir, d’un type de pratique, d’un type de problèmes n’apparaît plus aller
de soi, que les savants se lancent dans des recherches fondationnelles. Dans
ce genre de situation, les acteurs divergent sur la question de savoir comment
délimiter le périmètre du type de connaissance qu’ils sont censés fonder, et
l’entreprise fondationnelle n’est alors rien d’autre que la tentative de justifier
une définition controversée.

6. Conclusion : fondationalismes et anti-fondationalismes

On trouve dans la littérature philosophique, notamment dans Wittgenstein


[1956], mais aussi chez certains mathématiciens et historiens des mathéma-
tiques, l’idée que la préoccupation pour les fondements des mathématiques,
bien que légitime, est une préoccupation extérieure aux mathématiques. Elle est
celle, surplombante, du philosophe qui observe les mathématiques, elle n’est
pas celle, immanente, du mathématicien qui les produit.

82. Russell, par exemple, opposera l’étude des variétés à courbure constante, la géométrie, de
l’étude des variétés à courbure variable, assimilée à la géographie.
La fondation des mathématiques : Kant et après 91

J’ai cherché ici, en donnant un aperçu des diverses façons dont la ques-
tion des fondements des mathématiques s’est posée au xixe siècle, à nuancer
ce propos. Il est vrai qu’il y a un sens « philosophique » de la fondation, qui
n’intéresse pas, au premier chef, le mathématicien au travail. Les recherches
fondationnelles, au sens de l’intégration, qui visent à situer la connaissance
mathématique dans un tableau général de la connaissance humaine, même si
elles soulèvent des questions parfois délicates sur les pratiques mathématiques
et leurs évolutions (voir sections 2 et 3), peuvent, la plupart du temps, être
séparées des recherches mathématiques proprement dites. On peut aussi (mais
cela semble moins évident) accorder que les recherches visant à sécuriser un
domaine de savoir occupent une place particulière (que focaliser l’attention sur
les problèmes d’insécurité épistémique est plutôt une attitude de philosophe
cherchant à repousser les assauts du sceptique qu’une attitude de mathémati-
cien).
Mais comme je l’ai montré, il y a aussi des recherches fondationnelles qui
sont « internes » à la pratique des mathématiciens : celles qui relèvent d’une in-
terrogation sur la transmission des savoirs, celles qui portent sur l’organisation
et l’articulation des di↵érentes branches des mathématiques. Il est, pour ces en-
quêtes, qui interagissent parfois fortement avec les autres types de recherches
fondationnelles, difficile, voire arbitraire, de distinguer entre ce qui relève de
la recherche mathématique « ordinaire » et ce qui relève de la recherche fonda-
tionnelle.
92 Sébastien Gandon

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