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Sébastien Gandon
1. Introduction
souvent que la nature des articulations entre les di↵érentes disciplines sou-
lèvent des interrogations. Ainsi, la question de savoir si un théorème donné
relève plutôt d’un domaine ou d’un autre (par exemple, de l’analyse ou de
l’algèbre) peut ne pas trouver de réponse consensuelle 1 . De telles questions
sont dites « fondationnelles » en un sens di↵érent des deux précédents.
(D) leur assigner une place dans la connaissance. La connaissance mathé-
matique semble se distinguer par certains traits des autres types de connais-
sance : les objets mathématiques (s’il y en a) ne sont pas de nature sensible,
les vérités mathématiques semblent valoir nécessairement et ne pas dépendre
de l’état du monde, etc. Comment intégrer les mathématiques à un tableau
cohérent de la connaissance humaine ? C’est à cette question que répond une
recherche « fondationnelle » en ce dernier sens. Ainsi, l’importance fondation-
nelle de la théorie des ensembles vient du fait qu’elle fournit un cadre dans
lequel l’ensemble des mathématiques peut être développé, ce qui suggère que la
connaissance mathématique n’est rien d’autre que la connaissance de certaines
propriétés des ensembles.
Bien entendu, des liens, multiples, existent entre ces di↵érents types de fon-
dation. Mais une question peut être fondationnelle en une des acceptions (elle
peut rendre les mathématiques incertaines, compromettre leur transmission,
brouiller leur organisation, les rendre mystérieuses), sans l’être dans les autres.
Et s’il est important de garder en tête ces di↵érences, c’est pour échapper à
une alternative stérile entre deux attitudes, la première consistant à assigner
aux recherches fondationnelles un seul cahier des charges homogène (souvent
celui de la fondation au sens (A) ou (D)), la seconde, à refuser toute définition
préalable et à maintenir que par « recherche fondationnelle », il faut entendre
toutes celles que les mathématiciens qualifient comme telles. Ces deux voies
sont des impasses. La première, la voie normative, se heurte au fait que la
notion de fondation est employée aux xixe et xxe siècles de façon souple et am-
bivalente ; la seconde, renonçant à toute boussole conceptuelle, est à la merci
de n’importe quelle confusion que les acteurs sont susceptibles de commettre.
La distinction liminaire de quatre sens di↵érents de fondation vise à constituer
une voie moyenne entre une forme de dogmatisme surplombant et une forme
de nominalisme qui s’épuiserait dans l’énumération de cas.
La période que nous allons aborder, le grand xixe siècle (qui commence
avec Kant, et se clôt à la première guerre mondiale), est une époque de grande
mutation. Les mathématiques se professionnalisent : des revues apparaissent,
2. La synthèse kantienne
angle, et voit qu’il en résulte un angle externe contigu qui est égal
à un angle interne, etc. Il arrive ainsi par une chaîne de raisonne-
ments, toujours guidé par l’intuition, à une solution parfaitement
claire et en même temps générale de la question.
Le géomètre euclidien, qui doit démontrer que tout objet de type A possède
une propriété P ne se contente pas, comme le fait le philosophe, de décomposer
le concept A pour voir si P s’y trouve. Il « se donne » dans l’intuition sensible
(sur la feuille ou dans l’imagination) un objet ayant la propriété A, et déploie
son raisonnement en se référant constamment à cet objet et ses propriétés. Cette
étape de la preuve euclidienne, qui consiste à exemplifier le concept sur lequel
porte le théorème (Proclus la nomme « ecthèse » ), a été rapidement considérée
comme la source de grandes difficultés. Comment, en e↵et, un théorème général
(tout A est P) peut-il être démontré par un raisonnement qui s’appuie de façon
essentielle sur un exemple particulier (un A parmi d’autres) ? Locke voyait ainsi
dans cette opération le signe de l’échec de l’ambition des mathématiques à at-
teindre des vérités générales de façon a priori, la référence à une figure attestant
que les vérités générales ne sont au mieux que des vérités particulières dé-
guisées 2 . Leibniz, accordant à Locke que l’ecthèse ôte aux mathématiques leur
généralité et leur nécessité, considérait que l’étape de construction n’était pas
essentielle à la preuve euclidienne, qu’elle n’avait qu’une valeur didactique 3 .
L’originalité de Kant est de faire de la construction dans l’intuition l’élé-
ment fondamental, non seulement de la méthode euclidienne, mais plus gé-
néralement de toutes les mathématiques. C’est dans une double opposition
à l’empirisme d’un Locke et au rationalisme d’un Leibniz que la pensée de
Kant s’inscrit. Contre Locke, Kant maintient que l’intuition singulière d’un A
particulier n’est pas tirée de l’expérience empirique : le géomètre a le pouvoir
de construire a priori l’objet correspondant à son concept. Contre Leibniz, Kant
maintient que l’on ne peut expulser l’intuition sensible du raisonnement ma-
thématique : la construction dans l’intuition est le ressort de la fécondité des
mathématiques.
On peut dire la même chose di↵éremment, en utilisant la distinction entre
jugement analytique et synthétique présentée dans la seconde édition de la
Critique. Kant, qui adhère à la théorie aristotélicienne de la proposition, selon
2. Pour une critique de l’idée de triangle quelconque, voir Locke [2006] IV, 7, §8-9.
3. Voir notamment Leibniz [1990], 285 : « Ce ne sont pas les figures qui donnent la preuve
chez les géomètres, quoique le style ecthétique le fasse croire. La force de la démonstration est
indépendante de la figure tracée, qui n’est que pour faciliter l’intelligence de ce qu’on veut dire et
fixer l’attention.»
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4. Sur la question de l’application des mathématiques aux sciences de la nature chez Kant, voir
Molinini et Panza, ce volume.
5. Voir le débat Parsons / Hintikka sur les inteprétations « phénoménologique » versus « lo-
gique » de la construction. Voir notamment Parsons [1983] et Posy [1992] ; également Carson [1997]
et Friedman [2001].
La fondation des mathématiques : Kant et après 59
Trois éléments vont jouer un rôle central dans les débats autour des fonde-
ments des mathématiques tout au long du xixe siècle :
8. D’une part, le temps joue un rôle décisif en géométrie (voir Friedman [1992]) ; d’autre part,
c’est au symbolisme et à la construction symbolique, non au temps, que Kant en appelle pour
rendre compte de l’arithmétique et de l’algèbre (voir Shabel [1998]).
9. Le problème posé par le traitement kantien des fluxions est le point de départ de Cohen
[2001]. Pour une critique de l’interprétation de Cohen et une défense de la position de Kant, voir
Longuenesse [1993].
10. Kant [2006], 48-49 : « Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l’immortalité selon le
besoin qu’en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même temps les
prétentions de la raison pure à des vues transcendantes. . .. J’ai donc dû supprimer le savoir pour
lui substituer la croyance. ». Sur le fait u’il ne faut pas surévaluer le rôle joué par les mathématiques
dans la pensée kantienne, voir Fichant [2004].
La fondation des mathématiques : Kant et après 61
dans les débats métaphysiques des Lumières et une théorie des mathématiques
attentive à ce que font les mathématiciens qui confère à l’approche kantienne
son étonnante puissance.
Il reste cependant que cette conjonction des astres va se défaire. Les mathé-
matiques de la fin du xixe siècle ne ressemblent plus à celles que Kant connais-
sait, et le moins que l’on puisse dire est que ces mutations ne confirment pas
les intuitions kantiennes 11 . Donnons deux exemples de cet écart grandissant :
1. Alors que, chez Euler, l’étude des fonctions reposaient sur l’étude de leurs
expressions analytiques et des procédés de calcul, les mathématiciens du xixe
se concentrent sur les familles de fonctions satisfaisant certaines propriétés :
les fonctions continues, (ponctuellement ou totalement) discontinues, di↵éren-
tiables, intégrables, etc. . . 12 . On se demande par exemple si une fonction (à
variable réelle) continue partout sur un intervalle est nécessairement dérivable
sur cet intervalle (à part éventuellement en un nombre fini de points). Pour
répondre à ce genre de question, les propriétés qui caractérisent les classes de
fonctions doivent être définies avec une grande précision. La définition « géo-
métrique » de la discontinuité, qui fait appel à l’intuition d’un « saut » dans le
graphe de la fonction, n’est ainsi plus recevable. Surtout, la recherche de contre-
exemples, qui permet de rendre les définitions plus générales et rigoureuses, et
qui conduit à construire des exemples de fonctions « pathologiques » (comme
celui de fonctions continues partout nulle part dérivables), va apprendre aux
mathématiciens à se méfier de toute forme d’intuition. Ce nouveau « style »
de recherche, dont l’oeuvre de Weierstrass est l’expression la plus achevée, est
difficilement compatible avec l’accent mis par Kant sur la sensibilité 13 .
2. Hilbert publie en 1899 les Grundlagen der Geometrie, une exposition pu-
rement axiomatique de la géométrie euclidienne, qui ne fait plus jouer aucun
rôle (autre que didactique) à l’intuition et aux figures. Au début de l’ouvrage,
il est expliqué que « points », « droites » et « plans » désignent trois types
de choses et que les symboles « être sur », « entre » et « congruent » dési-
11. Le diagnostic sans nuance de Couturat n’est sans doute pas complètement incorrect : « les
progrès de la logique et de la mathématique au xixe siècle ont infirmé la théorie kantienne et donné
raison à Leibniz » (Couturat [1905], 303)
12. Sur cette évolution, voir Dahan-Dalmedico et Pei↵er [1986], chap. 6, et plus bas.
13. Bolzano, dont l’oeuvre est une critique du transcendantalisme kantien, peut à bon droit être
considéré comme un des précurseurs du « style weierstrassien ». Il est en particulier le premier à
avoir démontré le théorème des valeurs intermédiaires (voir Bolzano [1964]) et le premier à avoir
construit une fonction continue partout sur un intervalle nulle part dérivable (voir Sebestik [1992],
410-430). Sur Bolzano comme précurseur de Weierstrass, voir Benis-Sinaceur [1973].
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gnent des relations entre ces types que les axiomes se chargent de spécifier.
Alors que dans la tradition euclidienne, la signification des éléments de base
est fixée par référence à un remplissement intuitif, chez Hilbert, ce sont les
axiomes qui viennent en premier : les objets « décrits » sont tous ceux auxquels
le système peut être appliqué. La théorie géométrique devient chez Hilbert un
échafaudage abstrait de concepts 14 qui peut être implémenté sur une infinité de
supports, dont certains sont très éloignés du contexte initial fixé par l’intuition
spatiale. Même la géométrie euclidienne, sur laquelle Kant avait gagé sa philo-
sophie des mathématiques, se détache, progressivement, de toute référence à
l’intuition.
14. Ainsi, dans une célèbre lettre à Frege datée du 29 décembre 1899, Hilbert écrit (Rivenc [1992],
228) : « Chaque théorie n’est qu’un échafaudage ou un schéma de concepts avec leurs relations
réciproques nécessaires, et [. . .] les éléments de base peuvent être conçus de n’importe quelle
manière. Si je vois dans mes points un système quelconque de choses, par exemple le système de
l’amour, de la loi, ou du ramoneur . . ., et qu’alors je conçois tous mes axiomes comme des relations
entre ces choses, alors mes théorèmes, par exemple celui de Pythagore, vaudront aussi pour ces
choses. En d’autres termes : chaque théorie peut toujours être appliquée à une infinité de systèmes
d’éléments de base ».
La fondation des mathématiques : Kant et après 63
Dans la seconde préface à la Critique de la Raison Pure, Kant estimait que, avec
Aristote, la logique était « arrêtée et achevée ». Considérant que toute proposi-
tion est de forme sujet-prédicat, et distinguant les propositions générales 16 en
fonction de leur qualité (affirmative, négative) et de leur quantité (universelle,
particulière) 17 , Aristote parvenait à dégager un ensemble de formes élémen-
taires de raisonnement, censées constituer les atomes de toutes les formes de
déductions valides. C’est ce dernier point qui est remis en cause au xixe siècle :
certains arguments, apparemment valides, ne se décomposent pas en suite de
syllogismes. Augustus de Morgan donnait l’exemple du raisonnement suivant :
« tous les chevaux sont des animaux ; donc une tête de cheval est une tête d’ani-
mal ». Pour comprendre pourquoi la logique aristotélicienne ne peut rendre
compte de la validité de cette déduction, plaçons-nous dans le cadre de la lo-
15. Voir Kant [2006], 541 : si « la connaissance mathématique, alors même qu’on l’a apprise, peut
avoir encore subjectivement la valeur d’une connaissance rationnelle [. . .], la cause en est que [. . .]
que l’usage de la raison n’a lieu ici qu’in concreto, bien qu’a priori, c’est-à-dire dans une intuition
pure et partant infaillible ».
16. C’est-à-dire dont le sujet est un concept général comme « cheval », et non pas un individu
comme « Bucéphale ».
17. Dans l’énoncé « certains chevaux sont des animaux », le sujet est pris particulièrement, tandis
que dans « tous les chevaux sont des animaux » ou dans « aucun cheval n’est un animal », le sujet
est pris universellement.
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gique du premier ordre, le cadre dont les éléments ont précisément été élaborés
à cette époque par Frege et Russell). L’énoncé « un cheval est un animal » peut
se traduire ainsi 18 :
8x(Cx ! Ax) (1)
S’il est possible de déterminer une borne telle que, pour toute
valeur de h plus petite en valeur absolue que , f (x + h) f (x) soit
plus petite qu’une quantité ", aussi petite que l’on veut, alors on
dira qu’on a fait correspondre à une variation infiniment petite de
la variable une variation infiniment petite de la fonction.
Dans cette définition, on trouve des inégalités, c’est-à-dire des formes rela-
tionnelles, et un croisement de quantificateurs : le choix de la borne (lié par un
existentiel), qui délimite les variations du x, dépend du choix de la borne " (lié
par un universel) encadrant la variation du f (x) 20 . L’analyse weiestrassienne
mobilise de façon essentielle ce jeu sur les combinaisons de quantificateurs, et
dépasse donc le cadre de la logique classique. Le dépassement de la logique
aristotélicienne a ainsi des liens très profonds avec les mutations des mathé-
matiques dans la seconde moitié du xixe siècle.
Il faut toutefois nuancer ce diagnostic. On distingue généralement deux
courants di↵érents dans le renouvellement de la logique. Le premier prend sa
source chez les « algébristes anglais » 21 , et aboutit à la synthèse de Schröder et
aux travaux de Peirce. L’autre fil regroupe les recherches de Frege et de Russell,
qui s’appuient plus directement sur les travaux de Cauchy puis de Weierstrass
en analyse.
Pour des raisons d’espace, je ne dirai pas grand chose de la première tra-
dition, si ce n’est que, dans cette lignée « algébriste », c’est la formalisation et
les analogies entre logique et algèbre, qui sont mises en avant. Certes, Peirce et
Schröder parviennent à maîtriser la quantification croisée, mais cette conquête
est tardive et ne joue qu’un rôle marginal par rapport à la mise en évidence
d’analogies formelles entre di↵érents domaines 22 . Au contraire, chez Frege
comme chez Russell, la question de la reconfiguration de la généralité, dans
son lien organique avec le développement de l’analyse weierstrassienne, est
le point de départ de toute la réflexion. Dans Sur le but de l’idéographie, Frege
exprime ainsi très clairement son opposition à l’approche boolénne 23 . Selon
20. Weierstrass définit l’expression « f tend vers f(x) quand h tend vers 0 » sous la forme :
8" 2 R+⇤ , 9 2 R+⇤ , 8h 2 R, |h| ! | f (x + h) f (x)| "
21. On peut citer les noms de Duncan H. Gregory, G. Peacock, A. de Morgan et G. Boole.
22. Sur la place de l’algèbre en logique, voir Boole [1992], 25-26 ; sur le rôle fondamental de la
dualité entre interprétations ensembliste et propositionnelle, voir Boole [1992], chap. 4.
23. Répondant au compte-rendu critique de la Begri↵sschrift par Schröder, Frege affirme (Frege
[1971], 71) : « Je n’ai pas voulu donner en formules une logique abstraite, mais donner l’expression
d’un contenu au moyen de signes écrits, et d’une manière plus précise et plus claire au regard que
cela n’est possible au moyen des mots. En fait, je n’ai pas voulu créer un calculus ratiocinator mais
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une lingua characterica au sens de Leibniz, étant bien entendu que le calcul de la déduction est à
mon sens partie obligée d’une idéographie. »
24. van Heijenoort [1967], Hodges [1986], Goldfarb [1989], Hintikka [1988], et l’article de P. de
Rouilhan et F. Rivenc dans le tome 2 de ce volume.
25. Weierstrass lui-même, le grand promoteur du nouveau style mathématique dont se réclament
Frege et Russell, reprend et développe les techniques algébriques de Lagrange. Et que ce soit
avec Frege (sur le rapport de Frege et de Lagrange, voir Panza [2015]) ou avec Russell (voir la
correspondance avec Couturat), de multiples échanges et emprunts ont lieu.
26. C’est le projet des algèbres universelles, qui de Grassmann à Whitehead, en passant par
Couturat, fleurissent à l’époque.
27. Landini [1998] et Halimi [2018].
La fondation des mathématiques : Kant et après 67
L’idée directrice est simple : contrairement à ce que pensait Kant, il n’y a pas
de di↵érence de nature entre méthodes mathématiques et méthodes logiques.
Un texte célèbre, tiré de la conclusion des Grundlagen, présente le diagnostic
et récapitule les di↵érents fils que nous avons tissés jusqu’ici (Frege [1969],
211-212) :
28. Signalons qu’une des interprétations de l’intuition kantienne encore aujourd’hui en vogue
épouse cette lecture : l’opération que Kant nomme « construction dans l’intuition » correspondrait
très exactement à une « skolemisation » des formules en 89. Voir en particulier Friedman [1992],
55-95, et pour une discussion Parsons [1983].
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Selon Frege 29 , cette double tâche ne peut être e↵ectuée que si l’on se donne
un langage artificiel, une idéographie. L’instrument de communication qu’est
la langue naturelle, trop souple et malléable, n’a pas, selon lui, la précision
requise pour permettre la déduction des théorèmes mathématiques. L’idéo-
graphie de Frege évoluera au cours du temps. Mais le canevas général qui
anime son projet reste le même : dans la Begri↵sschrift (Frege [1999]) comme
dans les Grundgesetze (Frege [2013]), Frege définit une notation puis énumère
un certain nombre d’axiomes et de règles d’inférence, à partir desquels il dé-
duit des propositions, dont certaines sont censées correspondre aux théorèmes
les plus importants de l’arithmétique. Les éléments de base de l’idéographie
fregéenne sont les signes de concept et d’objet, conçus comme une généra-
lisation des symboles de fonctions et de variables utilisés en mathématique.
Cette généralisation, même si elle peut paraître artificielle, permet d’étendre la
notation fonctionnelle aux propositions courantes. Par exemple, « Socrate est
un homme » se décompose selon Frege en un concept « x est un homme »,
qui lorsqu’il est appliqué à l’argument « Socrate » prend pour valeur le Vrai.
Trois autres éléments sont essentiels dans l’idéographie fregéenne : les deux
constantes logiques de négation et d’implication, le quantificateur de généra-
lité (avec son marqueur de portée), et (dans les Grundgsetze) l’opérateur "´ qui
associe à un concept son extension 30 . Frege prétend montrer que les principales
propositions de l’arithmétique (comme « tout nombre a un unique successeur »)
se dérivent formellement des six axiomes qu’il énonce et des règles d’inférences
qu’il détaille. Hélas, comme le lui révèle Russell dans une lettre en 1902, il y
a une faille dans le système : du cinquième axiome (qui affirme, en substance,
que les extensions de deux concepts F et G sont identiques si et seulement si
tous les F sont des G, et vice-versa), on peut dériver une contradiction. Ceci
ruine le projet fregéen, car, d’après les règles d’inférence admises par Frege,
d’une contradiction, tout peut se déduire, aussi bien 2 + 2 = 4 que 2 + 2 = 5 31 .
Russell élabore son logicisme indépendamment de Frege, dont il ne dé-
couvre l’oeuvre qu’après avoir rédigé l’essentiel de The Principles of Mathematics
(1903). Dans ses grandes lignes, le programme russellien est le même que le pro-
gramme fregéen : il s’agit de démontrer axiomatiquement à partir de primitive
29. Sur Frege, le lecteur pourra également consulter le chapitre intitulé « Logique, sens, et
référence » écrit par François Schmitz dans le premier tome de ce volume.
30. De façon très approximative, on pourrait dire que les indéfinissables que Frege introduit dans
son langage correspondent aux constantes que l’on rencontre aujourd’hui en théorie des ensembles,
soit les constantes logiques, et le symbole d’appartenance (que l’on peut reconstruire à partir de
´
l’opérateur ").
31. Pour plus sur le projet fregéen, voir Heck Jr [2013]. Pour une analyse des tentatives contem-
poraines néo-logiciste de restauration du programme fregéen, voir le chapitre 7 de ce volume.
La fondation des mathématiques : Kant et après 69
32. Sur ce point, et notamment sur l’opposition entre le « monisme spinoziste » et « monadisme
leibnizien », voir Russell [1903], chap. 26.
33. Voir Russell [1903], §435. Voir également les arguments développés dans le §327 du même
livre, intitulé « Zénon et Weierstrass », qui sont repris et développés dans Russell [1914].
34. Frege également, moins fréquemment et moins systématiquement, use de la logique pour ré-
soudre des questions philosophiques. Voir par exemple son analyse de l’existence comme propriété
de propriété dans Frege [1969].
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mathématiques de la fin du xixe siècle, que le logicisme tire son origine. Enfin,
alors que Kant lie la réflexion sur les mathématiques à une analyse du sujet
connaissant et de ses facultés, c’est à l’analyse logique qu’est confié, chez Frege
et Russell, le soin de répondre à la question de la place de la connaissance
mathématique dans le tableau général des connaissances. 35 Pour les logicistes,
il faut soigneusement distinguer le contenu des propositions mathématiques
de la façon dont l’esprit humain le saisit ; l’étude du contenu revient à l’analyse
logique ; l’étude des relations entre ce contenu et l’esprit humain revient à la
psychologie (ou à l’épistémologie). L’erreur, constamment dénoncée par Rus-
sell et Frege, est de confondre ces deux enquêtes, et d’introduire, comme Kant
le fait, des considérations « psychologiques » dans l’analyse des contenus.
Le logicisme n’a pas eu le succès qu’il espérait, et ce pour plusieurs rai-
sons. Comme je l’ai dit, Frege, dans les Grundgesetze, formule un axiome dont
Russell tire, en 1902, une contradiction ; dans l’appendice B de Russell [1903],
Russell esquisse des solutions, qui ne résisteront pas à l’examen ; la période
de près de dix années qui s’écoule entre la publication de The Principles et
celle du premier volume des Principia est entièrement consacrée à la résolution
des « paradoxes ». Russell et Whitehead proposent, en 1910, une théorie des
types dite « ramifiée », qui, si elle parvient à éviter les contradictions, com-
plexifie énormément le cadre logique, et oblige à poser des principes (l’axiome
de l’infini et l’axiome de réductibilité) dont le statut est problématique 36 . Mais
indépendamment de ses difficultés internes, l’idée selon laquelle les mathéma-
tiques n’ont rien à voir avec l’activité d’un sujet n’emportera pas l’adhésion.
On distingue communément en philosophie des mathématiques, à la fin de
la période, deux types de résistance au programme logiciste : l’opposition des
« intuitionnistes », comme Brouwer et Poincaré ; celle des « formalistes », portée
par Hilbert et son école. Brouwer et Poincaré cherchent à remettre l’intuition
au coeur de la compréhension de ce que sont les mathématiques 37 . Hilbert voit
dans la capacité du mathématicien à manipuler de façon réglée des symboles
la source de la connaissance mathématique (voir section suivante) 38 .
35. Russell écrit ainsi (Russell [1989], 22) : « la philosophie demande à la mathématique : qu’est-ce
que cela veut dire ? La mathématique, par le passé, était incapable de répondre, et la philosophie,
quant à elle, répondait en introduisant la notion totalement inappropriée d’esprit. »
36. Pour une discussion de la nature et de la signification de la théorie des types ramifiées, voir
de Rouilhan [1996], Linsky [1999].
37. Sur la critique de Russell et la notion d’intuition chez Poincaré, voir Detlefsen [2011]. Sur
Brouwer et son opposition à la théorie des ensembles, voir Dubucs [1988]. Sur le constructionalisme
en général, voir chapitre 5 de ce volume.
38. En élargissant la perspective à la philosophie dans son ensemble, on pourrait aussi mention-
ner les réticences de Husserl et de ses disciples, basée sur la définition de la conscience comme
La fondation des mathématiques : Kant et après 71
structure intentionnelle (Tieszen [2005]), et les critiques persistantes des néo-kantiens comme Cas-
sirer (voir par exemple Cassirer [1977]).
39. Sur le développement de la logique intuitionniste et l’opposition de Brouwer à ce dévelop-
pement, voir Detlefsen [1990].
40. Sur la question du rapport entre logicisme et organisation interne des mathématiques, voir
Gandon [2012].
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4. Fonder l’arithmétique
Dans cette section, je présenterai d’abord l’opuscule Was sind und was sollen
die Zahlen ? publié par Dedekind en 1888. Je parlerai ensuite de certaines direc-
tions prises par les recherches fondationnelles en arithmétique au début du xxe
siècle.
C’est Gauss (1777-1855) qui, au xixe siècle, est considéré comme le père
du mouvement d’arithmétisation des mathématiques. Dirichlet, Kronecker,
Weierstrass, Dedekind, malgré ce qui les di↵érencie et les oppose 41 , vont tous
reprendre l’idée que l’analyse, l’algèbre et la géométrie, sont des extensions (en
un sens qui reste à définir) de la théorie des nombres. Contrairement à ce que,
par exemple, Helmholtz ou les post-kantiens soutenaient, aucune référence
à une intuition de l’espace et du temps, à une quelconque forme d’évidence
géométrique, n’est, pour eux, requise en mathématique.
Plutôt que d’exposer les conceptions des entiers que l’on trouve dans ces
di↵érents programmes, je vais dans ce qui suit me concentrer sur l’approche
de Dedekind (1831-1916). La raison est que, à la di↵érence de Dirichlet, Kro-
necker, Weierstrass, qui voient la structure des entiers comme une donnée
irréductible 42 , Dedekind creuse pour ainsi dire sous ce socle, et dérive la no-
tion d’entier de notions plus générales, que nous qualifierions aujourd’hui
d’ensemblistes – mais qui, pour Dedekind, relevaient de la pensée pure.
41. On trouvera des éléments sur Dedekind et Kronecker dans le chapitre 3 de ce volume.
42. « Dieu a fait les nombres entiers, tout le reste est œuvre humaine », aurait dit Kronecker.
La fondation des mathématiques : Kant et après 73
Les conditions (1)-(3) sont satisfaites pour tout système infini, c’est-à-dire
pour des ensembles trop grands, qui, en plus des éléments correspondant
aux entiers, contiennent des « intrus étrangers ». Comment s’en débarrasser ?
Comme le note Dedekind, si l’on s’autorisait le langage arithmétique, on aurait
seulement besoin de dire : « un élément n appartient à la suite N si et seulement
si, partant de l’élément 1, et continuant constamment à compter, i.e. répétant
un nombre fini de fois la représentation '. . ., on atteint une fois réellement
l’élément n, sans jamais rencontrer au cours de ce processus aucun des éléments
La fondation des mathématiques : Kant et après 75
t étrangers à la suite N » (Ibid., 306). Mais cette option n’est évidemment pas
disponible : les notions de « compter » et de « nombre fini » qui apparaissent
dans la clause sont précisément celles que l’on cherche à définir. La seule
solution pour distinguer entre les éléments n et les éléments t « passe par la
considération des chaînes » (Ibid., 307) : le postulat (4) pose qu’un système
simplement infini est la plus petite chaîne engendrée par 1. Par ce biais, les
« intrus étrangers » sont exclus de N sans donner lieu à aucun cercle vicieux
(voir cependant l’objection de Poincaré ci-dessous).
Toutes les propriétés usuelles de N (principe d’induction 44 compris) sont
donc, chez Dedekind, dérivés de façon rigoureuse à partir de quatre conditions
posées sur les notions d’ensemble et d’application. C’est en ce sens que De-
dekind a véritablement et pour la première fois fondé l’arithmétique : loin de
considérer les entiers comme une donnée irréductible, il dérive la structure à
partir d’une couche conceptuelle plus profonde 45 . La démarche dedekindienne
est axiomatique, et elle annonce, par le renversement qu’elle opère, la méthode
hilbertienne. En e↵et, le point de départ du raisonnement est la structure fa-
milière et bien connue des entiers ; Dedekind identifie certaines propriétés clés
de cette structure (les quatre conditions listées) et il réussit (c’est là que réside
le renversement) à montrer que toute structure satisfaisant ces propriétés pos-
sède exactement « la même forme » que la suite familière des entiers 46 . Ce qui
constituait le point de départ de la réflexion, à savoir la structure N, est donc
réduite, par analyse, à certaines de ses propriétés, dont il est montré qu’elles
suffisent à la caractériser.
On considère souvent que Die Zahlen constitue un exemple paradigmatique
de ce qu’est une recherche fondationnelle en mathématique. Il faut toutefois
souligner que la situation à laquelle Dedekind se confronte est, par certains
aspects, très singulière. Si les mathématiciens de la fin du xixe siècle sont en
désaccord sur la nature des entiers, ils s’accordent tous sur l’idée qu’il y a un
objet bien défini, à savoir N, que la théorie des nombres étudie. Autrement dit, le
point de départ du processus définitionnel ne soulève aucune objection. Il n’en
va pas toujours ainsi. Dans la seconde moitié du xixe siècle, il n’y a pas d’accord,
par exemple, sur ce qu’est un espace géométrique. Et comme nous le verrons,
44. Le principe d’induction énonce que (P étant une propriété quelconque) : si (i) P(1), et si (ii)
pour tout entier n, P(n) ) P(n + 1), alors pour tout entier n, P(n).
45. Certains commentateurs considèrent qu’il faut pour cette raison considérer Dedekind comme
un logiciste : le nombre entier n’est pas délivré par une intuition, mais par des concepts et des vérités
logiques. Pour une discussion du supposé logicisme de Dedekind, nous renvoyons à Benis-Sinaceur
[2008], 124 sq.
46. On dit que la théorie N est catégorique (tous ces modèles sont isomorphes). Sur la catégoricité
et sa signification, voir plus bas.
76 Sébastien Gandon
4. 2 Développements et difficultés
47. Sur la théorie classique de la définition et l’écart entre définition et existence, voir Aristote,
Seconds Analytiques.
48. Dedekind pensait pouvoir éviter le cercle vicieux en prouvant (c’est le théorème 66 de Die
Zahlen) l’existence d’un ensemble infini ; mais la démonstration dedekindienne tombe sous le coup
des paradoxes ensemblistes. Sur ce point, voir Russell [1991], chap. 13.
49. Une démonstration formelle est une suite finie dont chaque élément est une formule bien
formée d’un langage formel, qui est un axiome, ou qui résulte des formules précédentes par une
règle d’inférence.
La fondation des mathématiques : Kant et après 77
50. En e↵et, pour prouver qu’une certaine propriété P appartient à tous les théorèmes d’une
certaine théorie T, il suffit de montrer que P est partagée par les axiomes de T, et que P est
préservée par les règles d’inférence.
51. Hilbert [1926], 101 : « Kant enseignait déjà [. . .] que la mathématique porte sur un contenu
donné indépendamment de toute logique, et ne peut donc en aucune manière être fondée sur la
logique pure [. . .]. Pour qu’on puisse, en e↵et, appliquer les formes logiques de raisonnement,
et e↵ectuer des operations logiques, une condition préalable est qu’il y ait déjà quelque chose
de donné dans la representation, à savoir certains objets concrets, extra-logiques, présents dans
l’intuition et immédiatement perçus antérieurement à toute pensée. »
78 Sébastien Gandon
faut en appeler à des formes d’induction plus fortes que celle que l’on applique
aux entiers naturels, formes qui sont hors de portée de l’arithmétique intuitive
hilbertienne. Pour plus sur le programme de Hilbert et son échec, je renvoie
aux chapitres 3 et 5 de ce volume.
qu’on perd alors les propriétés métalogiques des théories du premier ordre,
notamment la correspondance entre démonstrations et conséquences logiques.
Tout se passe donc comme si le fondationalisme axiomatique devait choisir
entre deux objectifs que Dedekind confond : celui consistant à analyser une
structure cible ; celui consistant à formaliser les relations déductives d’une
théorie cible. Lorsqu’on s’attache au premier objectif, la logique du second
ordre est le bon cadre (pour avoir la catégoricité), mais on doit alors renoncer à
la formalisation de la conséquence logique. Lorsque, au contraire, on poursuit le
second but, alors il faut accepter que, en plus du modèle attendu, ici N, la théorie
possède d’autres modèles, non-isomorphes à N. Autrement dit, le programme
initié par Dedekind, qui visait à caractériser complètement à la fois la suite des
entiers et leur théorie, ne peut pas, pour des raisons profondes, tenant à des
questions de limitation et d’expressivité des langages, être mené à bien. Entre
l’analyse et la formalisation, il faut choisir. Faut-il le regretter ? Le « défaut
descriptif » de PA a eu comme corrélat positif l’émergence d’un nouveau type
d’objet, les modèles non-standards de l’arithmétique, dont l’étude a donné lieu
à une nouvelle branche des mathématiques 56 .
56. C’est Henkin qui, le premier (Henkin [1950]), a obtenu des résultats sur la structure des
modèles non standards dénombrables de PA (résultats étendus par McDowell et Specker en 1961
et complétés par le théorème de Tennenbaum en 1959). Sur ces développements, voir Kaye [1991].
57. Sur les relations entre logique du second-ordre et les questions liées à ce que c’est que « suivre
une règle », voir Shapiro [2017]. Sur le structuralisme ante rem de Shapiro, voir le chapitre 7 de ce
volume.
80 Sébastien Gandon
5. Fonder la géométrie
58. Sur l’histoire de la géométrie non euclidienne et des discussions épistémologiques qu’elle a
suscitées, je renvoie à Voelke [2005].
59. Je mets le pluriel, parce que la découverte de la géométrie hyperbolique (qui nie le postulat des
parallèles) s’est accompagnée de la découverte d’autres types de géométrie, comme par exemple
la géométrie elliptique par Riemann.
60. La citation de ces quelques phrases de Legendre, réfléchissant à la fin de sa vie sur son échec
à démontrer le postulat d’Euclide, nous fait saisir l’ampleur de la crise (Legendre [1833], 371-2) :
« Le théorème sur la somme des trois angles du triangle doit être regardé comme l’une de ces
vérités fondamentales qu’il est impossible de contester, et qui sont un exemple toujours subsistant
de la certitude mathématique qu’on recherche sans cesse et qu’on n’obtient que bien difficilement
dans les autres branches des connaissances humaines. »
61. La critique des « erreurs » d’Euclide est commune dans la littérature du xixe siècle – voir par
exemple Pasch [1882].
62. Sur le rapport entre la géométrie non euclidienne et « l’empirisme géométrique » chez
Lobatchevski, Gauss et Riemann, voir Voelke [2005], 33-48.
82 Sébastien Gandon
long du xixe siècle, la découverte des géométries non euclidiennes ne peut pas
ne pas avoir des e↵ets « globaux » sur la manière de concevoir la place des
mathématiques dans le tableau de la connaissance humaine.
Avant de donner plus de détails sur cette crise fondationnelle majeure, je
vais faire un pas de côté et décrire rapidement deux autres évolutions parallèles,
plus discrètes, qui a↵ectent la géométrie dans la première moitié du xixe siècle.
J’insiste sur ces deux changements, la naissance de la géométrie intrinsèque des
surfaces chez Gauss et l’émergence de la géométrie projective chez Poncelet,
parce qu’ils joueront par la suite un rôle important dans le débat sur la nature
des espaces non euclidiens.
63. J’utilise dans ma présentation Merker et Languereau [2004] auquel je renvoie pour plus de
détail.
64. Dans tout ce qui suit, courbes et surfaces ont toutes les propriétés de régularité requises
(continuité, di↵érentiabilité, etc. . .).
65. Une courbe (suffisamment régulière) possède un cercle oscultateur en chaque point, alors
qu’une surface (même très régulière) n’a pas en général de « sphère oscultatrice » : en un point
donné, les courbures des lignes appartenant à une même surface varient généralement d’une ligne
à l’autre.
66. Pour des précisions sur la notion mathématique d’application d’une surface sur une autre,
voir plus bas.
La fondation des mathématiques : Kant et après 83
faits étaient connus par Gauss, qui, dans son mémoire, vise précisément à
définir un concept de courbure d’une surface, permettant de caractériser les
classes de surfaces qui « s’appliquent » les unes aux autres.
Quel sens, donc, donner à la courbure au point T d’une surface S ? La
définition géométrique de Gauss est complexe 67 , mais l’essentiel pour nous
est qu’elle fait jouer un rôle essentiel à la notion de vecteur normal à S en T.
Dans la mesure où elle fait référence à la position de la surface dans l’espace
environnant (la normale en un point à la surface nous fait « sortir » de la surface),
cette première caractérisation de la courbure est « extrinsèque ». Le tour de
force de Gauss est de montrer que ce caractère extrinsèque n’est qu’apparent.
Expliquons.
Gauss se place dans le cadre de la géométrie cartésienne, où une surface
est représentée par une équation. Toutefois, au lieu d’utiliser une équation
implicite (de type W(x, y, z) = 0) ou explicite (z = F(x, y)), Gauss exprime
les coordonnées x, y et z comme des fonctions de deux paramètres p et q 68 .
Se basant sur le théorème de Pythagore, Gauss montre alors que la distance
ds entre deux points infiniment voisins T et T0 de S s’exprime à l’aide des
coordonnées curvilignes de cette manière (E, F et G étant des coefficients dont
la valeur dépend des dérivées partielles premières des coordonnées x, y, z) :
67. Gauss définit la courbure de S en T comme le quotient d’un élément de surface entourant T
par son image sphérique. Sur l’image sphérique, voir Merker et Languereau [2004], 21-28.
68. On a x = x(p, q), y = y(p, q) et z = z(p, q). Gauss voit les deux paramètres p et q comme un
repère intrinsèque, représentant deux systèmes de lignes appartenant à S.
69. Je simplifie ici considérablement la définition. Il faudrait parler en réalité d’isométrie locale
(S et S0 sont localement isométriques si pour tout point de S, il existe une bijection ' d’un voisinage
de ce point sur une partie de S0 qui conserve la distance) ; il faut de plus poser des conditions de
régularité supplémentaires sur '.
84 Sébastien Gandon
plan. L’équation (3) caractérise donc les propriétés intrinsèques d’une surface,
celles qui sont indépendantes de sa position dans l’espace ambiant. Dans son
mémoire, Gauss montre (c’est le célèbre « theorema egregium ») que la donnée
de (3) permet de déterminer la courbure de S en chacun de ses points. Mieux,
il montre que deux surfaces localement isométriques ont même courbure en
chacun de leurs points. Ce résultat est surprenant parce que, comme on l’a noté,
la définition de la courbure, telle que la donne Gauss au début de son mémoire,
fait référence au vecteur normal, donc, apparemment, à l’insertion de la surface
dans l’espace environnant. Le « theorema egregium » établit que cette apparence
est trompeuse, et qu’en réalité, la donnée de (3) suffit à calculer la courbure.
L’approche intrinsèque des surfaces constitue l’avénement d’une nouvelle
ère dans l’histoire de la géométrie. Mais cette percée n’est pas une rupture
avec la géométrie euclidienne. Si, comme nous le verrons bientôt, Riemann
s’appuie sur Gauss [1828] pour donner un statut aux espaces non euclidiens,
toute la recherche de Gauss se base en e↵et sur la reformulation cartésienne de
la géométrie grecque.
72. Plus généralement, cet enrichissement de l’espace euclidien permet d’identifier la géométrie
de la gerbe (resp. du faisceau) à celle du plan projectif (resp. celle de la droite projective) et est ainsi
à l’origine des résultats de dualité. Sur la dualité, voir Coxeter [1949].
CA DA
73. Le birapport de A, B par rapport à C, D est le nombre : , les distances étant prises
CB DB
algébriquement.
86 Sébastien Gandon
1. Dans son mémoire intitulé Sur les hypothèses qui servent de fondement à la
géométrie (1854), Riemann (1826-1866) reprend la théorie de Gauss qu’il géné-
ralise pour s’en servir comme cadre d’interprétation des géométries non eucli-
diennes. Gauss avait montré que si, pour une surface (suffisamment régulière)
S donnée, on calculait, au voisinage de chacun des points le ds2 , on caracté-
risait complètement la géométrie intrinsèque de S. Riemann, lui, se donne la
métrique (l’équation du ds2 ) et considère tout ensemble de points satisfaisant
cette condition comme la « variété » à deux dimensions définie par la métrique
en question 74 . Corrélativement, Riemann généralise à n dimensions ce qui était
74. Le terme utilisé par Riemann est Mannigfältigkeit. La notion n’est pas clairement définie
chez Riemann, qui semble notamment considérer que tout point d’une variété n-dimensionnelle
S est donné par n paramètres réels, et que S doit satisfaire certaines conditions de continuité et
La fondation des mathématiques : Kant et après 87
de di↵érentiabilité. Pour plus sur cette définition, voir Toretti [1978] et Voelke [2005] (notamment
137-139).
75. Le ds2 généralisé s’explicite de cette façon (les coefficients gij et g ji étant égaux) :
n
X
ds2 = gij dxi dx j = g11 dx21 + g12 dx1 dx2 + · · · + gnn dx2n
i, j=1
88 Sébastien Gandon
76. C’est le mathématicien anglais William Kingdon Cli↵ord (1845-1879) qui proposera le premier
en 1870 dans une conférence intitulée On the Space Theory of Matter de modéliser la gravitation par
un espace de courbure variable. Sur ces développements, voir Toretti [1978].
77. Les points cycliques sont deux points imaginaires communs à tous les cercles du plan. Leurs
coordonnées (homogènes) sont (1, i, 0) et (1, i, 0).
78. Pour plus sur la dérivation projective de la métrique, voir Voelke [2005].
La fondation des mathématiques : Kant et après 89
Klein [1871], qui se sert de la géométrie projective pour mettre sur un pied
d’égalité les espaces euclidiens et les espaces hyperboliques et elliptiques, a
joué un rôle central dans la reconnaissance des nouvelles géométries. Notons
cependant que dans cette perspective, seules les métriques classiques, celles
qui correspondent, chez Riemann, aux variétés à courbure constante, ont droit
de cité.
82. Russell, par exemple, opposera l’étude des variétés à courbure constante, la géométrie, de
l’étude des variétés à courbure variable, assimilée à la géographie.
La fondation des mathématiques : Kant et après 91
J’ai cherché ici, en donnant un aperçu des diverses façons dont la ques-
tion des fondements des mathématiques s’est posée au xixe siècle, à nuancer
ce propos. Il est vrai qu’il y a un sens « philosophique » de la fondation, qui
n’intéresse pas, au premier chef, le mathématicien au travail. Les recherches
fondationnelles, au sens de l’intégration, qui visent à situer la connaissance
mathématique dans un tableau général de la connaissance humaine, même si
elles soulèvent des questions parfois délicates sur les pratiques mathématiques
et leurs évolutions (voir sections 2 et 3), peuvent, la plupart du temps, être
séparées des recherches mathématiques proprement dites. On peut aussi (mais
cela semble moins évident) accorder que les recherches visant à sécuriser un
domaine de savoir occupent une place particulière (que focaliser l’attention sur
les problèmes d’insécurité épistémique est plutôt une attitude de philosophe
cherchant à repousser les assauts du sceptique qu’une attitude de mathémati-
cien).
Mais comme je l’ai montré, il y a aussi des recherches fondationnelles qui
sont « internes » à la pratique des mathématiciens : celles qui relèvent d’une in-
terrogation sur la transmission des savoirs, celles qui portent sur l’organisation
et l’articulation des di↵érentes branches des mathématiques. Il est, pour ces en-
quêtes, qui interagissent parfois fortement avec les autres types de recherches
fondationnelles, difficile, voire arbitraire, de distinguer entre ce qui relève de
la recherche mathématique « ordinaire » et ce qui relève de la recherche fonda-
tionnelle.
92 Sébastien Gandon
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