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D.J. avait dû relire ce mail plusieurs fois pour être sûre d’avoir bien
compris. Elle était engagée ! Vraiment engagée ! On ne parlait pas
d’entretien, ni d’autres candidats, rien du tout.
Elle avait appelé sur-le-champ pour annoncer qu’elle acceptait. Moins
d’une heure plus tard, elle déposait sa lettre de démission sur le bureau de
son patron. Et maintenant elle était là, dans sa ville, en train de grimper les
marches de sa bibliothèque.
Elle dut pousser fort pour ouvrir la grande et lourde porte principale et
se posa de nouveau la question de l’accès aux handicapés. Mais, quand elle
découvrit le grand hall d’entrée, cette préoccupation passa au second plan.
Le bâtiment était sombre et vieillot, imprégné d’une forte odeur de cellulose
en décomposition, pas désagréable, mais indiquant que les ouvrages de sa
bibliothèque étaient en péril : les acides qui rongeaient le papier pouvaient
se révéler aussi dévastateurs que le feu.
D.J. entra lentement, laissant à sa vision le temps de s’accoutumer à la
pénombre. Au bout de quelques minutes, elle vit passer, au milieu des
rayonnages, une silhouette qui disparut aussitôt.
Le lieu était étrange, inquiétant, et pour tout dire peu accueillant. Si
l’extérieur du bâtiment était austère et imposant, l’intérieur, pour sa part,
aurait pu servir de décor à un film de Tim Burton.
D.J. repéra bientôt le comptoir de prêt, sorte d’estrade arrondie placée
devant le double rayonnage d’une collection de livres à accès réglementé
protégé par des barreaux. La femme assise au bureau était plutôt enrobée et
devait avoir la cinquantaine. Elle portait un pull d’un orange criard —
probablement l’unique couleur vive de la pièce. Elle aussi avait vu D.J. et
elle la toisait d’un regard peu amène.
D.J. se promit d’évoquer la qualité de l’accueil lors de la première
réunion d’équipe. Soucieuse de donner le bon exemple, elle s’avança en
affichant un sourire engageant.
— Bonjour, dit-elle d’un ton posé. Je suis Dorothy Jarrow, la nouvelle
bibliothécaire.
Quelque part dans les rayonnages, un livre se ferma en claquant et le
bruit résonna dans la grande salle silencieuse. D.J. sursauta, mais se reprit
aussitôt et sourit de nouveau à l’employée.
— Je sais très bien qui vous êtes !
Le ton était à la limite de la grossièreté et la femme reprit son travail,
lequel consistait à coller des étiquettes d’adresses sur des cartes.
Comme elle ne mentionnait pas spontanément son nom, D.J. le lui
demanda.
— Je suis Amelia Grundler, répondit la femme d’un ton qui laissait
entendre qu’elle s’attendait à ce que D.J. sache qui elle était.
Comme D.J. n’avait aucune réaction, elle ajouta :
— La bibliothécaire.
D.J. parvint à dissimuler sa surprise et dit avec un sourire hésitant :
— Mais j’avais cru comprendre que… la bibliothécaire était… décédée.
— Mlle Popplewell est morte il y a six ans, en effet, concéda
Mlle Grundler. Mais cela faisait déjà quelques années qu’elle n’avait pas
mis les pieds ici. Je remplis donc les fonctions de bibliothécaire depuis dix
ans. Et d’un seul coup ils ont décidé d’embaucher une…
Mlle Grundler posa sur D.J. un regard appuyé et dédaigneux.
— … quelqu’un d’autre, conclut-elle.
— Je vois…
D.J. passa mentalement en revue les stratégies possibles. Débarquer
dans une équipe déjà soudée, c’était un peu comme arriver dans une école
en cours d’année. Il y avait une période d’adaptation, période qui
s’allongeait quand votre présence obligeait un membre de l’équipe à
rétrograder. Elle aurait pu rejeter la faute sur le conseil d’administration,
mais alimenter les conflits n’était pas sans danger. Elle aurait aussi pu
chercher à amadouer sa rivale en la flattant et en lui donnant de
l’importance — il suffisait de lui dire qu’elle serait ravie de profiter de ses
compétences et de son expérience, et qu’elle comptait sur son aide. Mais, au
premier coup d’œil, il était évident qu’Amelia Grundler n’était pas le genre
de femme à apprécier le travail d’équipe.
D.J. commençait à envisager la troisième option, à savoir une attitude
dénuée d’agressivité, mais ferme et autoritaire, quand la porte du hall
s’ouvrit sur une femme aux cheveux blancs, la soixantaine, vêtue d’un
élégant tailleur-pantalon mauve à rayures agrémenté d’une écharpe
mousseuse déclinant plusieurs tons de violet.
— Oh ! vous voilà ! s’exclama la vieille femme d’un ton enthousiaste.
Quand j’ai vu cette remorque et la plaque du Texas, je me suis dit que
c’était notre bibliothécaire.
Elle se précipita vers D.J. et lui prit la main, comme si elles étaient de
vieilles amies.
— Mais vous n’auriez pas dû venir ici… Je vous attendais à la maison.
— Je voulais voir la bibliothèque.
— Pas avant de vous être installée, répliqua la dame en mauve. Vous
passerez bientôt autant de temps que vous voudrez dans cette grotte ! Ne
soyez pas si pressée de vous y enfermer.
Elle agita la main, comme pour effacer ce qui les entourait.
— Mais j’en oublie les bonnes manières. Je ne me suis même pas
présentée. Je suis Vivian Sanderson, bien sûr.
Vivian Sanderson, la présidente du conseil d’administration, celle qui
l’avait embauchée… D.J. s’était longuement entretenue au téléphone avec
elle.
— Je suis heureuse de vous rencontrer enfin, dit-elle.
— Nous allons bien nous entendre, assura Vivian. Je serai aussi votre
logeuse. Venez, venez. Quittons vite ce vieil endroit terne et poussiéreux !
Elle tenta de l’attirer vers la porte, mais D.J. manifesta une certaine
résistance. Après tout, ce vieil endroit terne et poussiéreux représentait
aussi le boulot de ses rêves, son avenir…
— J’ai vraiment envie de visiter le bâtiment…
Mme Sanderson secoua la tête.
— Vous le visiterez demain, ce sera bien assez tôt ! répliqua-t-elle. Cette
bibliothèque est là depuis la nuit des temps et elle sera encore là quand il
gèlera en enfer. De plus, je suis certaine que vos employés tiennent à faire
bonne impression. Ne les prenez pas par surprise, ils ne s’attendent pas à
vous voir aujourd’hui.
D.J. la trouva très optimiste. A en juger par l’attitude de Mlle Grundler,
les employés ne cherchaient pas particulièrement à faire bonne impression.
En attendant, ce fougueux petit bout de femme avait réussi à la
rapprocher de la porte. Comme elle peinait à en pousser le battant, D.J. se
crut obligée de lui venir en aide.
— Au revoir, Amelia ! lança Mme Sanderson en agitant la main en
direction de l’estrade.
Puis, plus fort, elle cria vers les rayonnages.
— Au revoir, James !
Une fois dehors, elle s’arrêta pour balayer D.J. du regard, à la lumière
du soleil.
— Oh ! oui, vous êtes vraiment charmante, déclara-t-elle. Plus grande
que je ne le pensais, mais plus jolie que sur la photo de votre compte
LinkedIn. Sauf que le gris ne vous va pas, ma chère. Je vous verrais plutôt
en rose. Pas un rose pâle, bien sûr. Un rose soutenu.
D.J. ne portait jamais de rose et elle n’en avait nullement l’intention.
— Madame Sanderson, je…
— Oh ! je vous en prie, appelez-moi Viv, comme tout le monde. Et
comment devrai-je vous appeler ? Dorothy ? Dot ? Dottie ?
D.J. avait imaginé que ses collègues de la bibliothèque l’appelleraient
Mlle Jarrow.
— Mes amis m’appellent D.J., s’entendit-elle répondre.
— D.J., testa aussitôt Viv à voix haute. Ça me plaît. C’est chaleureux et
dynamique. Alors ce sera D.J., sans hésiter.
Elle lui adressa un grand sourire et descendit les marches du perron.
D.J. la suivit sans un mot, stupéfiée par cet accueil peu orthodoxe.
Comme elles arrivaient devant leurs voitures, Dew les remarqua et se
mit à tourner en rond autour de son arbre.
— C’est votre chien ? demanda Mme Sanderson.
— Oui.
Viv hocha la tête.
— Il n’est pas trop envahissant. Je suis sûre que ça ira.
Pas trop envahissant ? D.J. avait dit et répété à Mme Sanderson qu’elle
avait un animal domestique. Envahissant ou pas, il faudrait qu’elle le tolère.
La voiture de Viv, garée face à celle de D.J., était une Mini Cooper
décapotable du même mauve que son tailleur.
D.J. détacha Dew, le fit monter dans son panier, et s’empressa de
démarrer pour suivre sa future logeuse.
Mme Sanderson avait ouvert le capot de sa Mini Cooper et son écharpe
flottait au vent. D.J. la suivit à travers un dédale de rues, puis elles
atteignirent la lisière de la ville et prirent une route, mais Mme Sanderson
ne dépassa à aucun moment les trente-cinq kilomètres à l’heure.
Quand la Mini s’engagea dans une allée menant à une maison de style
Queen Ann, D.J. bifurqua elle aussi, non sans une certaine appréhension.
Elle s’était imaginée dans un petit appartement au premier étage d’un
immeuble en stuc, couleur taupe, pas du tout dans une maison. Mais celle-ci
était bien celle de Viv : la couleur lavande de la façade, ornée d’une frise
aubergine, ne laissait pas de place au doute.
Une fois lâché, Dew se mit aussitôt à explorer le jardin, tandis que D.J.
demeurait timidement près de sa voiture.
Mme Sanderson la rejoignit et suivit son regard.
— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle fièrement.
— C’est votre maison ?
— Oui, et je suis ravie de vous y accueillir.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Oh ! pour l’amour du ciel, j’ai besoin d’être dérangée, croyez-moi !
déclara Viv avec entrain.
— Mais… j’ai l’habitude de vivre seule, tenta de nouveau D.J.
— L’appartement qui se trouve à l’étage est indépendant, assura Viv. On
y accède par une petite terrasse, à l’arrière de la maison, avec une vue
magnifique sur le lever et le coucher de soleil. Et je suis aussi discrète
qu’une souris. Enfin, peut-être pas… Mais, à part le club de bridge, la
réunion des Town Girls, celle des Amis de la bibliothèque, l’association des
vétérans, les membres de la chambre de commerce une fois par trimestre, le
groupe des femmes de l’église méthodiste et… oh… quelques amis et
voisins de temps à autre, je ne reçois pas beaucoup de visites.
— En tant qu’administratrice de la bibliothèque, je ne trouve pas très
correct d’habiter chez un membre du conseil d’administration.
— Aucun problème ! rétorqua Viv. Ici, cela ne choquera personne. Je
vous offre ce logement. En restant ici, vous ferez des économies.
D.J. dut reconnaître que l’argument était de poids. L’argent que ses
parents lui avaient laissé avait servi à rembourser ses prêts d’étudiante, elle
n’avait pas d’économies. Mettre un peu d’argent de côté ne pouvait pas lui
nuire. De plus, elle avait l’intention de passer le plus clair de son temps à la
bibliothèque. Elle pouvait donc dormir dans l’appartement de
Mme Sanderson sans pour autant la croiser trop souvent.
— Très bien, dit-elle. Dans ce cas, je crois que je vais commencer par
décharger ma voiture.
— Je vais vous aider, proposa Viv. J’avais l’intention d’appeler mon fils
pour monter vos affaires, mais vous êtes toute rouge et en nage… Ce ne
serait pas très judicieux de le faire venir maintenant.
041.4 Biographie en anglais américain
Scott faisait son footing matinal le long de la petite rivière aux berges
verdoyantes qui serpentait à l’est de la ville et lui avait donné son nom. Le
chemin était creusé par le passage des vélos, des coureurs, des promeneurs
et des pêcheurs. Scott le connaissait par cœur pour l’avoir parcouru en
toutes saisons et par tous les temps. Il était devenu insensible au charme des
hautes touffes d’herbes, à celui des lourds fruits à la peau flétrie qui
pendaient des haies de pommiers, à l’appel rauque de la sturnelle qui
chantait pour sa femelle et au doux ruissellement de l’eau qui circulait entre
les pierres de gué.
Il avait commencé à courir au lycée pour lutter contre la frustration
sexuelle, mais si on lui avait dit à l’époque qu’il en serait toujours là à
trente ans… Seigneur ! Ravalant un gémissement, il accéléra l’allure.
A l’endroit où le chemin se divisait en deux, il emprunta la pente qui
contournait le cimetière. Un robuste mur de pierre se dressait en façade
pour en marquer l’entrée mais, sur le côté, pas de mur ni de clôture.
Personne ne s’était donné la peine de protéger l’accès au cimetière car il n’y
avait pas à craindre que du bétail y entre — ni que des fantômes en sortent,
sans doute. En passant, Scott risqua un coup d’œil du côté de
l’emplacement où son père reposait pour l’éternité. Même maintenant, un
an après, la douleur était encore présente. Son père avait été un homme de
valeur. Un homme droit, fiable, travailleur. Un homme sur lequel, voisin ou
étranger, on pouvait compter si l’on avait des ennuis. Un homme à qui l’on
pouvait tout dire, qui pouvait tout entendre, sans juger, sans ciller.
Scott avait toujours eu confiance en lui et en son jugement.
C’était à lui qu’il s’était confié quand ça n’allait pas avec Stephanie.
— Au Kansas, on nous fait croire qu’on est responsables de tout ce qui
nous arrive, avait répondu John Sanderson. A part le mauvais temps, tout
est notre faute. La culpabilité n’est pas une bonne chose, mon fils. Il faut
t’en défaire.
Il avait parfaitement raison, Scott avait eu plus d’une fois l’occasion de
le vérifier. Mais le fait d’être conscient de cette vérité ne l’avait pas libéré
de sa culpabilité…
Quand il atteignit la rue goudronnée appelée officiellement Cottonwood
Avenue, mais connue par tout le monde sous le nom de Cemetery Road, il
s’arrêta. A sa droite, un chemin coupait à travers une étendue d’asclépiades
jusqu’à la maison de ses parents. Il hésita… Il n’avait pas vu sa mère depuis
une semaine et elle n’était pas du genre à appeler pour dire qu’elle avait
besoin de quelque chose. Puis il se souvint qu’elle n’était plus seule,
puisqu’elle avait maintenant la nouvelle bibliothécaire pour locataire. Il n’y
avait donc pas d’urgence à passer la voir.
Scott sourit tout en prenant vers le nord, en direction de sa maison.
L’heure tournait et les clients ne tarderaient pas à se montrer. Il prendrait
des nouvelles de sa mère dans la journée.
Une demi-heure plus tard, il ouvrait les portes de Sanderson Drugstore.
Il s’était douché, habillé, et il avait enfilé l’une de ses chemises à col Mao
qui se boutonnaient sur le côté. Son nom était brodé sur la poche de
poitrine, mais la chemise était identique à celles que son père portait
autrefois. Les pharmaciens d’aujourd’hui préféraient les blouses blanches
ou les combinaisons — certains travaillaient même en polo ! Mais, chez
Sanderson, la tenue de rigueur était celle des années 1960.
Scott prétendait qu’il préférait ces chemises aux blouses plus modernes
parce qu’elles étaient bon marché, confortables, élégantes. Mais en réalité
cela lui plaisait d’avoir l’impression d’être comme son père, en plus jeune.
De plus, il n’était pas un adepte du changement pour le changement. Ses
chemises étaient très bien. Pourquoi en changer ?
Le café gouttait toujours dans la cafetière quand Amos Brigham se
montra à la porte. Il portait aujourd’hui ses lunettes d’aviateur, signe qu’il
cherchait à dissimuler le regard hanté qui faisait dire aux gens de Verdant
qu’il ne tournait pas rond depuis qu’il était revenu d’Afghanistan. Il
réclama un café, mais Scott était certain qu’un whisky lui aurait été plus
utile. Sauf qu’Amos ne buvait pas, ce qui était sans doute une bonne chose.
Dès que celui-ci s’installa au comptoir, Scott leur servit à chacun une
tasse de café et vint se percher sur le tabouret près du sien.
Amos et Scott se connaissaient depuis l’enfance. Ils avaient été amis au
lycée, camarades de chambre à l’université. Ils avaient partagé le pire et le
meilleur de leurs vies. Ils s’entendaient bien, même s’ils étaient très
différents, y compris physiquement — Amos était un grand gaillard costaud
et paraissait plus âgé que Scott à cause de ses cheveux déjà poivre et sel,
qu’il coupait en brosse.
— Tu n’as pas l’air très bien, lança Scott.
Amos haussa les épaules.
— Parfois, je me sens presque normal, et puis il se passe un truc idiot
qui me fait replonger.
Scott hocha la tête d’un air compatissant.
— Tu sais, la prescription du Dr Kim est toujours valable.
Amos but lentement son café, puis secoua la tête.
— Ses cachets m’abrutissent et m’empêchent de conduire. De plus, les
antidépresseurs, c’est bon pour les gens qui sont déprimés sans raison.
Il y avait du vrai là-dedans. Scott ne fit pas à Amos l’injure de le
contredire.
— Je vais bien, assura Amos. J’ai autant de bons que de mauvais jours.
Et je continue à mettre un pied devant l’autre. C’est juste les situations
nouvelles, ou l’arrivée d’une nouvelle personne, qui me déstabilisent.
Scott l’écoutait en hochant la tête. Il n’avait pas de mots d’espoir à
offrir à son ami. Amos Brigham s’était enfermé en lui-même. Lui seul
pouvait décider d’en sortir.
— Les animaux blessés se cachent pour guérir leurs blessures, lui avait
dit une fois son père. Les hommes, eux, choisissent de s’isoler.
Le père de Scott avait fait une année de service en tant qu’appelé sur un
bateau-hôpital en face des côtes du Viêtnam. Il savait sans doute de quoi il
parlait.
Scott songea que ç’aurait été plus facile si Amos avait pu entrevoir une
lueur au bout du tunnel, mais il se garda bien de le lui dire. Ça ne le
regardait pas. Pour le distraire de ses idées noires, il changea de sujet.
— Tu as fait la connaissance de la nouvelle bibliothécaire ?
Amos opina et but une autre gorgée de café avant de répondre.
— Oui. Elle est jeune. Moins de trente ans, je pense, mais elle s’habille
comme une vieille fille.
— Je crois qu’on ne dit plus vieille fille, répliqua Scott. L’appellation
politiquement correcte est « femme célibataire et active ».
— C’est ce qu’elle est. Tenue de travail stricte, gris sur gris, avec les
cheveux tirés en une espèce de chignon bas, comme une grand-mère.
— Pas comme la mienne. Elle ne mettait que du jaune canari.
— Et ta mère du violet, je sais. C’est de famille…
Scott acquiesça.
— C’est pour ça que mon père et moi on ne portait que du blanc. Pour
ne pas jurer avec leurs tenues extravagantes.
— Eh bien, ça ne risque pas d’arriver avec la nouvelle bibliothécaire.
Elle est aussi terne qu’un moineau. Je suppose qu’elle se croit obligée de
passer inaperçue.
— Ce n’est pas tout à fait stupide, comme idée, ironisa Scott. N’oublie
pas que le vieux Paske fait partie du conseil d’administration. Ce pervers
serait capable de peloter une contrebasse !
Amos approuva de la tête.
— Ouais. Je me demande combien de fois il a tenté de pincer les fesses
d’Amelia Grundler.
— Bon Dieu, Amos, tu veux gâcher ma journée ?
— C’est sûr que ça relève plus du film d’horreur que du film porno !
Scott ricana.
— Du moment que je n’assiste pas à la scène, ce vieux bonhomme peut
bien tripoter toutes les vieilles filles qu’il veut. J’espère seulement que cette
vieille fille-là est moins aigrie que celles que nous connaissons déjà.
Amos demeura songeur quelques instants.
— Elle ne m’a pas semblée aigrie. Elle est chaleureuse et pleine
d’enthousiasme. Et elle est même plutôt pas mal.
— Ah oui ?
— J’ai pas dit que c’était un canon, précisa Amos. Traits harmonieux,
silhouette gracieuse. Elle est jolie. Assez pour s’entendre avec les autres
femmes. Pas suffisamment pour qu’elles aient peur de se faire piquer leurs
maris.
Scott sourit.
— L’équilibre parfait, donc ?
— Peut-être… Elle semble très pragmatique. Et elle a su faire
abstractions des bizarreries de James.
— Vous avez tenté de lui expliquer de quoi il retournait ?
— Il n’y a rien à expliquer à propos de James, répondit Amos. En tout
cas, pour ce qui est de cette femme, si Amelia Grundler ne la fait pas fuir,
elle a des chances de s’adapter ici, conclut-il.
— Très bien, dit Scott. Une jolie femme de plus, ça ne peut pas nous
faire de mal, même si elle se déguise en vieille fille.
Amos émit un grognement incrédule.
— Il me semble qu’on a ce qu’il faut, en matière de jolies femmes. Un
célibataire comme toi aurait dû déjà le remarquer.
Scott secoua la tête.
— Je suis marié à mon commerce, répondit-il.
— N’importe quoi ! Une femme, si tu la choisis bien, pourrait
transformer cet endroit en paradis sur terre.
— Ça veut dire que, si je la choisis mal, elle pourrait le transformer en
enfer.
Amos haussa les épaules.
— Tu t’es déjà trompé une fois, fit remarquer Amos.
— C’est peut-être ça, le problème, répondit Scott en riant. Chat échaudé
craint l’eau froide.
— Tu n’as pas eu de chance, ça peut arriver. A présent, tu es plus âgé et
plus sage, tu choisiras mieux. Tu n’as qu’à tester toutes les célibataires du
coin. Ça pourrait être… divertissant.
— La dernière fois, tester ne m’a pas servi à grand-chose, riposta Scott.
Sans compter que nos chers concitoyens ne le toléreraient sûrement pas.
Amos ne peut s’empêcher de sourire.
— Ça serait sympa de provoquer un petit scandale, dit-il. Je te le
demande comme une faveur. Sinon, cet été, le blé sera l’unique sujet de
conversation.
Scott sourit aussi.
— Todd Philpot s’est arrêté ici hier en revenant de l’élévateur à grain. Il
m’a dit que son blé était à trente-deux pour cent d’humidité.
Amos acquiesça. La moisson approchait et le taux d’humidité contenu
dans le grain était le facteur déterminant pour en fixer la date précise.
— Il fait plutôt sec, ce matin, reprit-il. Mais j’ai aperçu quelques nuages
à l’ouest. Même s’il ne pleut pas, ils apporteront un peu d’humidité.
— Et s’ils n’en apportent pas on ne parlera que de ça. Le blé et encore
le blé.
— Tu es cruel.
Scott rit.
— J’ai hâte que la moisson commence, dit Amos. J’aime bien ça, même
si on en rigole. J’aime travailler dans les champs.
Il termina son café et se leva.
— Et, à propos de travail, je dois y aller. Il faut que je sois à Hadeston à
10 heures, je ferai mieux de prendre la route.
— Oh ! la route de Hadeston… C’est magnifique. Tu vas voir du blé, du
blé, et encore du blé. Du blé à perte de vue.
129.9 Destinée et origine des âmes
individuelles
D.J. ne pouvait pas dire que sa première journée de travail était un franc
succès. Cette bibliothèque était décidément aussi sombre et lugubre que des
catacombes, les tapis de la section enfants étaient effilochés, la collection
pour adolescents ne comportait qu’un seul roman parlant de vampires — et
encore, il était d’un auteur mineur.
Son bureau était situé au premier étage et l’on y accédait par un étroit
escalier en colimaçon. Elle eut par ailleurs la mauvaise surprise de
découvrir qu’il croulait sous les demandes de prêt par courrier. Le prêt par
courrier était pratiquement l’unique recours de ceux qui ne pouvaient pas se
déplacer jusqu’à la bibliothèque, ni se rendre dans les secteurs desservis par
les bibliobus — à cause de leur grand âge, d’un handicap ou de la distance.
Malheureusement, un simple regard au tas qui s’amoncelait suffisait à
comprendre que répondre aux demandes de ces usagers n’était pas
considéré comme une priorité.
D.J. alla aussitôt en parler à Mlle Grundler.
— Je m’en occupe chaque fois que mon emploi du temps me le permet,
rétorqua celle-ci d’un ton condescendant et quelque peu ironique.
— C’est-à-dire ? demanda D.J.
— Le deuxième et le quatrième jeudi de chaque mois, répondit
Mlle Grundler. Ce sont les jours où Suzy ne circule pas avec le bibliobus et
peut tenir le bureau de prêt à ma place.
— Deux fois par mois ? Seulement ?
D.J. n’en croyait pas ses oreilles.
— Et les jours où c’est Amos qui ne circule pas en bibliobus ? Lui aussi
peut tenir le bureau de prêt.
— Plus ou moins. De plus, les jours où Amos serait disponible, je suis
prise par les prêts interbibliothèques.
Deux jours pour un service qui aurait réclamé beaucoup plus de temps
et de soin, surtout dans une ville comme Verdant…
Très bien. Puisqu’on ne tenait aucun compte des priorités dans cette
bibliothèque, elle fournirait à ses employés une liste de tâches prioritaires,
dûment classées par ordre d’importance. Elle empila les livres sur son
bureau, de manière à avoir vue sur le bureau de prêt en contrebas, et se mit
à rédiger un cahier des charges.
Elle fut malheureusement plusieurs fois interrompue par des visiteuses
qui n’hésitaient pas à braver les étroites marches pour faire la connaissance
de la nouvelle bibliothécaire. C’est ainsi qu’elle rencontra Marianna
Tacomb, Nina Philpot, Claire Gleason, Helen Rossiter. Les noms se
mélangeaient dans sa tête. Elle souriait, tant et tant qu’elle avait
l’impression que son visage allait se fendre en deux. Elle aurait volontiers
parlé de ce qu’elles attendaient d’une bibliothèque, mais elles n’étaient pas
venues pour ça.
— Je ne suis pas inscrite, déclara Claire Gleason. Qui aurait envie de
perdre du temps dans ce vieux bâtiment poussiéreux ?
D.J. serra les dents en faisant de son mieux pour ne pas montrer sa
déception et ne pas se sentir visée, mais tout ce qui avait trait à la
bibliothèque la touchait désormais personnellement. Elle voulait que la
petite communauté de Verdant apprenne à apprécier sa bibliothèque, mais
cette femme avait raison, l’endroit n’était pas accueillant. C’était à cela
qu’il fallait remédier en priorité.
Comme Mme Sanderson lui avait assuré que Dew avait fait une longue
promenade dans la matinée, elle profita de la pause déjeuner pour aller
rendre sa remorque. En cherchant sur internet, elle trouva le plus proche
point de location, Vern’s Feed & Tractor, en bordure d’autoroute.
Deux gars détachèrent la remorque, débranchèrent les feux d’arrêt et
ôtèrent les attaches du pare-chocs. Ses papiers étaient en ordre et tout fut
vite réglé.
— Bonjour ! Vous devez être la nouvelle bibliothécaire.
La voix était douce et mélodieuse, très féminine, mais en se retournant
D.J. se trouva face à une femme massive, aux cheveux coupés en brosse et
vêtue d’une combinaison de mécanicien.
D.J. lui tendit la main.
— Bonjour. Oui, je suis bien la nouvelle bibliothécaire. Je m’appelle
Dorothy Jarrow.
La femme secoua vigoureusement sa main avec un grand sourire.
— Vernice Milbank, annonça-t-elle. Tout le monde m’appelle Vern.
D.J. parvint à dissimuler sa surprise. Quand on lui avait parlé de Vern,
de Vern’s Feed & Tractor, elle avait supposé qu’il s’agissait d’un homme.
Par ailleurs, le prénom allait bien à cette femme si masculine.
— C’est un plaisir de vous rencontrer, dit-elle.
— Ma sœur m’a dit qu’elle passerait ce matin dans votre bureau pour
faire votre connaissance.
— En effet, je l’ai vue.
— Elle emmène les enfants de temps en temps à la bibliothèque. Moi-
même, je ne suis pas une grande lectrice. Je ne reste pas suffisamment
longtemps en place pour finir un bouquin.
D.J. avait entendu ça toute la matinée.
— Une bibliothèque n’est plus un endroit où l’on trouve uniquement
des livres, expliqua-t-elle avec patience. Nous prêtons aussi des films, des
disques, des jeux, des livres audio. Nous avons plusieurs points d’accès
internet. C’est un lieu de culture, où chacun peut trouver son bonheur.
Vern rit, comme si c’était très drôle.
— Comment se passe votre première journée ?
— Je suis très occupée.
— Oui, j’imagine que tous les crétins et les abrutis à cent kilomètres à
la ronde sont venus mettre leur nez dans vos affaires, lâcha Vern. Verdant
est une petite ville. Il vaut mieux vous y habituer.
— Verdant me fait l’effet d’une ville charmante, assura D.J. Et je ne suis
pas habituée aux grandes villes. Je viens de Wichita.
Vern fronça les sourcils.
— Wichita n’est pas un coin paumé. C’est la plus grande ville du
Kansas.
Elle leva la main, comme si elle s’attendait à ce que D.J. proteste.
— Je sais, je sais. Si l’on compare à l’agglomération urbaine de Kansas
City ou à d’autres grandes villes du Missouri, Wichita est une ville de taille
moyenne. Mais elle a poussé plus vite que la mauvaise herbe dans les
champs de blé.
Fière de sa comparaison, Vern se claqua les cuisses avec enthousiasme.
— Verdant n’est pas un endroit facile pour une étrangère, avertit-elle.
Vous allez être observée au microscope et chacun aura son mot à dire à
votre sujet. Je n’aimerais pas être à votre place, vous pouvez me croire.
Avec son allure masculine et le métier qu’elle avait choisi, Vern avait dû
subir pas mal de pressions. Elle savait sûrement de quoi elle parlait.
D.J. la remercia de sa sollicitude.
— Les gens vont se demander ce que vous êtes venue faire ici,
poursuivit Vern. Ils vont inventer des tas de trucs pour expliquer ce qui a
bien pu vous pousser à vous installer chez nous.
— C’est pourtant simple : le désir de diriger une bibliothèque et d’y
apporter les changements qui s’imposent.
Vern acquiesça.
— Ce qui amène tout naturellement une autre question : qu’est-ce qui a
bien pu pousser le conseil d’administration de cette bibliothèque à désirer
des changements ? Il n’a pas levé le petit doigt depuis vingt ans. Pourquoi
se réveille-t-il maintenant ?
D.J. faillit répondre qu’il était plus que temps et que mieux valait tard
que jamais, mais elle se tut. En ces temps difficiles, les bibliothèques
n’étaient pas une priorité. On manquait d’écoles, de nombreux retraités
vivaient en dessous du seuil de pauvreté, et il aurait fallu investir dans les
transports pour handicapés. Le pays tout entier avait mis les bibliothèques
entre parenthèses en attendant la reprise économique.
— Peu importent leurs raisons, répondit-elle. Je suis ravie qu’ils aient
décidé de m’embaucher et je suis prête à relever le défi.
Vern eut un sourire songeur.
— Bien sûr, il y a la théorie de Stevie.
— Stevie ?
— Mon amie, expliqua Vern. Elle pense que c’est Viv qui vous a fait
venir ici. Pour Scott.
— Je vous demande pardon ?
— Stevie pense que Viv Sanderson s’est mis en tête de faire venir du
sang neuf en ville, dans l’espoir de conduire enfin son fils devant l’autel.
— Eh bien, je ne serai certainement pas la personne qui épousera le fils
de Mme Sanderson ! assura D.J.
En manœuvrant avec habileté, D.J. parvint à faire dévier la conversation
sur des sujets plus neutres. Au bout de quelques minutes, elle prétexta
qu’elle avait du travail et s’éclipsa. Son estomac gargouillait, mais elle
retourna à la bibliothèque sans même s’arrêter pour s’acheter un sandwich.
Elle avait envie d’avancer dans son travail et elle espérait que l’après-midi
serait un peu plus calme que la matinée.
Ses vœux furent exaucés : on ne l’interrompit pratiquement pas.
Mlle Grundler passa l’après-midi assise au comptoir de prêt, à parler
tout bas au téléphone. Plusieurs personnes entrèrent, levèrent le nez vers le
bureau de D.J., mais repartirent après quelques mots échangés avec Amelia,
sans avoir tenté de gravir l’escalier.
D.J. supposa que la vieille femme se chargeait de dissuader les visiteurs
de la déranger et elle se sentit soutenue. Amelia s’était peut-être calmée…
Elle se concentra donc sur son cahier des charges. Puis Suzy rentra de sa
tournée de bibliobus. Elle passa devant Mlle Grundler sans la saluer, grimpa
l’escalier et entra dans le bureau de D.J. en refermant la porte derrière elle.
— Vous avez déjeuné avec Vern Milbank, aujourd’hui ? chuchota-t-elle,
inquiète.
D.J. haussa un sourcil.
— Je l’ai rencontrée à l’heure de la pause déjeuner, répliqua D.J., en
allant rendre ma remorque de location.
Suzy laissa échapper un long soupir de soulagement et se laissa tomber
dans le fauteuil le plus proche.
— Je me doutais bien…, lâcha-t-elle.
— En fait, je n’ai pas déjeuné du tout, ajouta D.J., qui regrettait à
présent d’avoir fait l’impasse sur le sandwich. Mais pourquoi cette
question ? Il y a une raison pour laquelle je ne devrais pas déjeuner avec
elle ?
— Mlle Grundler raconte à tous ceux qui veulent bien l’entendre que
vous avez invité Vernice à déjeuner.
— Et après ?
— Et après ? Eh bien… Vernice est… elle est de la pédale, comme on
dit.
D.J. ne prit pas la peine de lui faire remarquer que cette expression ne
s’employait pas pour les lesbiennes.
— Nous sommes au service de tous les citoyens de cette ville, rétorqua-
t-elle. Un fonctionnaire ne peut pas se permettre de faire de la
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle d’une personne.
— Pardon ?
— Nous devons traiter tout le monde de la même manière, expliqua D.J.
— Oui, c’est l’évidence, je comprends, approuva Suzy. Mais
Mlle Grundler laisse entendre que vous avez déjeuné avec Vernice parce
que vous êtes de vieilles amies. Vous voyez ce que je veux dire… Elle
assure que vous aussi vous êtes… Enfin… Vous me comprenez…
— Oh…
En d’autres circonstances, D.J. aurait souri, mais là elle fut atterrée.
Amelia ne s’était donc pas amadouée et cherchait à la marginaliser. Elle
l’attaquait sur tous les fronts, pas juste professionnellement.
— Vous pensez sans doute que personne ne la croira parce que vous êtes
jolie et très féminine, poursuivit Suzy. Mais à Verdant on en a vu d’autres.
La compagne de Vernice est justement la plus belle femme de la ville. Au
lycée, elle était toujours élue Miss Automne. Elle s’est mariée, puis elle a
laissé tomber son mari pour s’installer avec Vern. La plupart des gens n’ont
rien compris.
Suzy avait pris un ton dramatique, comme si elle racontait une terrible
tragédie.
— Ce sont des choses qui arrivent, il n’y a pas de quoi en faire un
drame, déclara posément D.J.
— Tout de même, c’était très choquant, assura Suzy. Et les habitants de
Verdant n’aiment pas être choqués.
Inquiète, Suzy écarquilla ses grands yeux bleus.
— Bah, je suis certaine que toute nouvelle personne dans cette ville a
droit à son lot de racontars, lui assura D.J. Une fois que les gens me
connaîtront un peu mieux, ils se calmeront.
— Oh que non ! insista Suzy. Ils ne se calmeront pas. Les ragots, c’est
presque un devoir sacré dans cette ville. Les gens adorent ça. Ils écoutent,
ils colportent, ils déterminent leur comportement en fonction de ce qui
circule. Il y a en ville des gens qui n’adressent pas la parole à Vern ou à sa
compagne. Certains vont même jusqu’à traverser la rue pour ne pas les
croiser. Pourtant elles ont grandi ici, leurs familles vivent ici. Vous, vous
êtes une étrangère, ce qui aggrave votre cas…
D.J. n’en doutait pas.
— Vous ne devez pas vous laisser chasser par cette vieille pie d’Amelia.
Moi, je crois en vous. J’ai envie de travailler avec vous. Je sens que vous
allez changer beaucoup de choses dans cette bibliothèque. Mais, si vous ne
faites pas attention, c’est Amelia qui va gagner.
— Mais enfin c’est ridicule de juger une personne en fonction des gens
à qui elle parle ! s’exclama D.J.
Suzy haussa les épaules.
— Je suppose qu’il y a pas mal de choses ridicules dans une petite ville
comme la nôtre. Je ne suis pas suffisamment futée pour m’en rendre
compte. Je manque de recul, sans doute. J’ai toujours vécu ici, vous
comprenez…
— Rassurez-vous, Suzy, je n’ai pas toujours vécu ici, mais j’ai bien
l’intention de rester et je saurai m’adapter, déclara D.J. Cette ville est aussi
la mienne, à présent, et je refuse de croire qu’on me jugera uniquement en
fonction des rumeurs qui circuleront sur mon compte. Les gens sont plus
intelligents que ça.
Suzy n’eut pas l’air convaincue.
— Nous ne sommes peut-être pas aussi intelligents que vous le pensez.
J’ai été élue déléguée de classe en terminale, ajouta-t-elle avec le plus grand
sérieux, comme si c’était une preuve de la bêtise de ses concitoyens.
Elle soupira.
— Vous m’apportez une bouffée d’air frais. Vous avez plein de projets
intéressants. Je serais affreusement déçue si tout tombait à l’eau à cause
d’Amelia.
— Ne vous inquiétez pas, je suis capable de me défendre.
Le point de vue de Suzy pouvait paraître caricatural et elle prenait les
choses un peu trop à cœur, mais D.J. comprit qu’il y avait un fond de vérité
dans ce qu’elle exprimait. Pour s’intégrer et travailler dans de bonnes
conditions, elle devait obtenir l’approbation et le soutien de la communauté
de Verdant. Elle allait devoir se battre pour ça, rien ne lui était acquis
d’avance. Soudain, elle se sentit gagnée par le découragement et la fatigue.
Elle tenta de se rassurer en se disant qu’elle verrait les choses sous un
meilleur jour le lendemain, après une bonne nuit de sommeil. Bien sûr
qu’elle était épuisée… Elle avait mal dormi, les visites incessantes de ce
matin l’avaient mise à cran et elle n’avait rien avalé depuis les muffins du
petit déjeuner.
Malheureusement, elle n’était pas au bout de sa longue journée, car elle
avait accepté une invitation à dîner de Mme Sanderson. Sur le moment, ça
lui avait paru une bonne idée parce que ça lui évitait de cuisiner, mais quand
elle quitta la bibliothèque quelques instants plus tard elle se rendit compte
qu’elle aurait préféré rentrer chez elle pour prendre un bain chaud et filer au
lit.
Sauf qu’elle n’avait rien à manger et qu’elle avait tout de même faim…
Elle frappa donc à la porte de la cuisine de Mme Sanderson à 18 heures
précises.
Viv se montra drôle et enjouée. Le dîner était en train de cuire et ça
sentait très bon. En sirotant le petit verre de vin blanc sec que son hôtesse
lui avait servi, D.J. commença à se détendre. Finalement, cette soirée ne
serait pas la corvée qu’elle avait redoutée.
Dew s’était installé sur le tapis près de l’évier, comme s’il était chez lui,
obligeant Mme Sanderson à l’enjamber sans cesse.
D.J. remarqua une gamelle sur le sol.
Dew la renifla, puis s’en détourna.
— Il n’est pas habitué à manger les restes, rappela D.J. à Viv.
— Mais c’est de la très bonne viande !
D.J. secoua la tête.
— Désolée, mais il ne s’intéresse pas aux restes, ni à rien de ce qui est
cuisiné, pas même à la viande. Il ne mange que de la nourriture pour chiens.
— Je n’ai jamais vu un chien refuser de la viande, déclara Viv d’un ton
incrédule.
D.J. haussa les épaules.
— Il a toujours été difficile. De plus, je ne cuisine presque pas. Il est
habitué à la nourriture pour chiens.
Le petit terrier leva la tête en battant le sol de sa queue, comme s’il était
conscient d’être le centre de l’attention.
Viv rit.
— En tout cas, aucun doute, il est expressif !
— Je vous suis très reconnaissante de l’avoir emmené en promenade
aujourd’hui, reprit D.J. Mais je ne veux surtout pas vous imposer ça
régulièrement. C’est trop contraignant.
— Oh ! pas du tout, assura Viv. Je crois que j’aime bien l’avoir dans les
pattes, ça me tient en alerte.
Le couvert était mis pour trois et Viv annonça qu’elle avait invité son
fils à se joindre à elles.
D.J. se demanda si Vern n’avait pas raison. Peut-être que
Mme Sanderson, qui semblait avoir l’habitude de gouverner son monde,
s’était mis en tête de la jeter dans les bras de son fils ? Ma foi, elle pouvait
essayer si ça lui chantait, mais il y avait peu de chances que ça marche ! Ses
amies avaient déjà tenté de lui présenter leurs frères, leurs cousins, leurs
copains, leurs collègues. Elle les avait trouvés fades. Elle n’y pouvait rien…
Il manquait toujours la petite étincelle de passion qu’elle avait sentie face à
l’inconnu de South Padre…
Une voiture se gara dans l’allée. Viv s’anima brusquement.
— C’est Scott, annonça-t-elle. Vous verrez, vous allez bien vous
entendre avec lui.
D.J. acquiesça d’un vague hochement de tête et se tourna vers la porte
avec un sourire convenu, mais néanmoins aimable.
— Salut, maman ! lança Scott en ouvrant la moustiquaire de la cuisine.
Comme il se tenait à contre-jour, D.J. ne distingua tout d’abord qu’un
grand gaillard aux épaules larges, vêtu d’une chemise blanche.
Puis il entra.
Le cœur de D.J. fit une embardée et son sang quitta son visage. Scott, le
fils de sa logeuse, n’était autre que son amant de South Padre, son erreur de
jeunesse !
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)
Les trois jeunes filles qui venaient de franchir le seuil du Naked Parrot
s’arrêtèrent quelques secondes à l’entrée pour balayer la salle du regard.
C’était plein à craquer et tout le monde avait l’air complètement parti.
L’atmosphère plut à D.J. Elle avait déjà bu plusieurs verres et se sentait
d’humeur joyeuse. Des poussières d’étoiles explosaient à intervalles
réguliers à la périphérie de sa vision. Avec ses amies, elle avait entrepris
une tournée des bars du bord de mer et celui-ci était leur troisième. La
soirée était déjà bien avancée. D.J. espéra qu’elle trouverait ici ce qu’elle
cherchait.
Derrière elle, elle entendit murmurer Heather.
— Pas mal, les mecs…
— Exceptionnel, tu veux dire, renchérit Terri.
Ce soir, c’était l’anniversaire de D.J. et aussi les vacances de printemps,
ce qui leur donnait deux bonnes raisons de faire la fête. Elles avaient bu du
champagne dans leur chambre de motel et la soirée avait commencé
gaiement, puis, l’alcool aidant, D.J. avait avoué à ses deux amies, entre
deux sanglots, qu’elle était encore vierge et qu’elle se sentait anormale —
enfermée dans un personnage dont elle n’était pas très sûre qu’il fût le bon.
Elle voulait qu’il se passe quelque chose dans sa vie. Terri et Heather,
toujours prêtes à résoudre les problèmes des autres, avaient décidé qu’il
fallait remédier à ça. Ce soir même. Parce que c’était ce soir qu’elle avait
vingt et un ans.
— Tu n’es pas obligée de le faire, lança Terri tandis qu’elles hésitaient
encore sur le seuil. C’est peut-être une idée complètement loufoque.
D.J. n’avait aucune envie d’écouter cette voix de la raison qui se
manifestait à la dernière minute.
— C’est une idée loufoque, mais qui s’impose. J’ai vingt et un ans, je
n’ai même pas fait de crise d’adolescence, il est temps que je m’éclate !
— Je ne sais pas si c’est l’endroit idéal pour une crise d’adolescence,
murmura Terri.
Au même moment, une fille portant un haut très court et un Bikini en
guise de bas renversa sa bière dans son décolleté, accidentellement ou pas,
ce qui rendit ses seins plus visibles encore que si elle avait été torse nu.
Les garçons qui l’entouraient se mirent à rire et à applaudir.
Terri les entraîna loin de la scène.
— Je pourrais faire un truc dans le genre, suggéra D.J.
— Inutile, assura Terri. Pas besoin de mettre le feu à tes cheveux pour
attirer l’attention. Tu as une allure folle.
D.J. dut s’avouer qu’elle avait raison. Terri et Heather s’étaient
occupées de son « déguisement » et elles n’y étaient pas allées de main
morte. Son maquillage avait nécessité une demi-heure supplémentaire. Elle
avait lâché ses cheveux — qu’elle nouait d’ordinaire en queue-de-cheval —
et Heather lui avait fait des mèches plus blondes avec un spray. Elle lui
avait également prêté un petit haut à paillettes qui attirait le regard sur des
appas tout à fait dignes d’intérêt. La minijupe en cuir — cerise sur le gâteau
— était une idée de Terri.
— Toutes les filles portent des Bikini, avait-elle dit. Une jupe courte
sera un plus.
Celle que D.J. portait n’aurait pas pu être plus courte. Et les talons en
Plexiglas de douze centimètres qu’on lui avait offerts pour son anniversaire
lui faisaient des jambes interminables.
— En portant ces chaussures, tu signifies très clairement ce que tu
cherches, avait assuré Terri. Et si un type n’est pas capable de comprendre
ça c’est qu’il est trop bête pour toi.
— Mais justement je veux attirer les imbéciles, avait rétorqué D.J. Un
type intelligent ne serait pas dupe de ce petit jeu.
Tandis qu’elles se frayaient un chemin dans une foule compacte sentant
les algues et la crème solaire, D.J. aperçut son reflet dans le mur tapissé de
miroirs, derrière le comptoir. Si elle n’avait pas été entourée de Heather et
de Terri, elle ne se serait pas reconnue. Elle se sentit soudain euphorique et
triomphante. Ce soir, elle était quelqu’un d’autre. La terne et ennuyeuse
Dorothy Jarrow était ailleurs, le nez plongé dans un livre, probablement.
Cette étrangère si sexy était une fille délurée et sans cervelle qui n’aurait
jamais gâché une nuit de vacances à bouquiner.
Elle était capable de jouer un personnage et c’était le moment de le
prouver. Quand le groupe de théâtre de son université avait monté la
comédie musicale Oklahoma, elle avait décroché le rôle principal. Plutôt
grâce à sa voix qu’à ses talents de comédienne, certes, mais elle avait
découvert à cette occasion que c’était agréable de devenir quelqu’un
d’autre.
Elle afficha un sourire radieux, la tête haute. Elle était une jeune fille
légère et gaie, habituée à faire la fête. Elle s’amusait comme une petite
folle.
Terri la poussa tout au fond de la salle, vers la rangée de box qui
surplombaient la piste de danse. Le choix était judicieux car il leur
permettrait d’avoir une vue d’ensemble sur la salle. Terri alla tout droit vers
le box le mieux situé, pourtant occupé par quatre filles visiblement
éméchées, aux visages rougis par le soleil et par l’alcool.
— Laquelle de vous trois est Jennifer ? demanda-t-elle.
Les quatre filles échangèrent des regards ahuris.
— Il n’y a pas de Jennifer… Je suis Ginny et…
— Ah, alors ça doit être toi ! affirma Terri. Il y a quatre types super sexy
qui t’ont remarquée sur la plage aujourd’hui et qui te cherchent. Ils sont
dehors.
Les filles abandonnèrent aussitôt le box en poussant des petits cris
excités, laissant leur place à Terri, Heather et D.J.
— Je n’ai pas vu ces types dont tu parles, fit remarquer D.J.
Terri sourit.
— Aucune importance. Dehors, c’est plein de types super sexy. Et nous
avions besoin d’une vue panoramique pour repérer ton M. Tout.
— Pas M. Tout, corrigea D.J. Je dirais plutôt M. Tout-de-Suite, M. Tout-
Tout-de-Suite, M. Je-Sais-Comment-Tout-te-Faire.
Elles rirent de bon cœur, puis commandèrent à boire, tout en observant
les hommes alentour.
— Quand il s’agit de choisir un type dans une boîte de nuit, tout est
question d’équilibre et de finesse, expliqua Heather. Si tu en prends un qui
se trouve avec un groupe de copains, tu risques d’être considérée comme
une fille facile. Mais, si tu choisis un type esseulé, tu peux tomber sur un
Freddy Krueger…
— Quoi ?
— Heather, arrête, tu vas lui ficher la trouille, intervint Terri. Ecoute,
D.J., on va te suivre à la trace jusqu’à ce que tu nous renvoies. Et toi, si tu
n’as pas envie de suivre le type, si tu sens un truc louche, ou si tu changes
tout simplement d’avis, tu appelles et on vole à ton secours. Mais prends
ton temps pour choisir le cadeau-surprise de tes vingt et un ans.
Elles passèrent quelques minutes à scruter la foule du regard, puis firent
le bilan de leurs impressions.
— Celui qui danse, là, c’est le bon, annonça Heather. Regarde comme il
bouge bien. S’il est capable de se tortiller comme ça en restant debout,
imagine tout ce qu’il pourra faire une fois allongé !
— Elle ne cherche pas un acrobate, mais un amant attentionné ! protesta
Terri. Moi j’aime bien le géant assis au bar, il a l’air doux.
Heather fronça les sourcils.
— Il a l’air d’un motard, si tu veux mon avis. Je suis sûre que sa bande
l’attend à la sortie.
D.J. les trouvait tous les deux plutôt… ordinaires, et aucun des deux ne
lui plaisait vraiment. Mais, ce soir, elle avait l’intention de se fier à
l’expérience de ses deux amies. Il s’agissait de franchir le dernier pas vers
l’âge adulte. Pas question de se tromper.
— Et le type en T-shirt assis dans le fauteuil, tout près de la piste ?
suggéra Heather. Il est grand, il est calme…
— Parce qu’il est au bord du coma éthylique ! riposta Terri. Elle n’a pas
besoin d’un type qui devra d’abord dessoûler.
— Eh bien, il y a le type derrière vous, dit Heather. Il sirote la même
bière depuis notre arrivée et ne quitte pas des yeux la piste de danse. Il
cherche peut-être une fille comme toi, D.J.
Terri et D.J., assises en face de Heather, se tournèrent lentement pour
regarder le jeune homme installé dans le box derrière elles.
D.J. le trouva tout de suite sexy. Son T-shirt arborant le logo d’un
concert des Foo Fighters, avec l’inscription Been There Done That, était
tendu sur de larges épaules. Il était musclé, tout en restant fin. Il avait un
beau visage, avec des traits masculins, des cheveux d’un blond sable, bien
coupés.
— Mignon, murmura Terri. Et il a l’air gentil.
D.J. ne voulait pas d’un homme « gentil ».
Leurs yeux se croisèrent et D.J. crut sentir passer entre eux une sorte
d’étincelle. Mais peut-être n’était-ce que l’une de ces étoiles qui explosaient
à intervalles réguliers devant ses yeux. Elle faillit détourner le regard, mais
elle parvint à s’en empêcher. Elle n’était plus D.J., mais une autre. Une
jeune femme qui avait de l’expérience et de l’assurance. Elle avança donc le
menton et lança un regard langoureux à son éventuel futur M. Tout.
Il haussa un sourcil.
Elle ne cilla pas.
Le garçon lui sourit. Il avait un très beau sourire. Chaleureux,
engageant, et incroyablement sensuel.
— Oh non, dit Terri. Pas lui ! Ce n’est pas lui qu’il te faut.
— Je le trouve plutôt bien, rétorqua D.J.
— Non, franchement, non, insista Terri. Pas lui. Je parie que c’est un
scout. Un chef scout, même.
— Tu plaisantes, non ? intervint Heather. Il a plutôt l’allure d’un tueur
en série.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama D.J. On voit que c’est un
gentil garçon.
— Les tueurs en série ont toujours l’air de gentils garçons, répondit
Heather.
— Tu es cinglée, soupira D.J.
— Elle l’est, approuva Terri. Mais n’empêche que ce type ne te
convient pas. Tu cherches à coucher, pas à tomber amoureuse. Lui, c’est le
genre dont tu pourrais tomber amoureuse.
D.J. songea à la petite étincelle. Terri avait probablement raison.
— Regarde plutôt celui qui est assis à la table, là-bas. Il a l’air sympa.
Un peu enrobé, peut-être, mais…
— Terri, il a un tatouage World of Warcraft ! coupa Heather d’un ton
railleur.
— Eh bien, au moins ce n’est pas Donjons & Dragons, rétorqua Terri.
Heather rit.
— Non, celui-là, il doit le cacher sous sa chemise !
D.J. jeta un coup d’œil distrait du côté du tatoué et se retourna de
nouveau. Le beau garçon du box la regardait toujours. Il souriait et il
paraissait très à l’aise. Il rencontrait probablement une fille différente
chaque soir de la semaine dans des endroits comme celui-ci.
— Viens, dit Terri en se levant pour entraîner D.J. avec elle. Tu ne peux
pas te décider à distance. Allons danser.
Terri et Heather lui tinrent tour à tour compagnie sur la piste de danse,
se chargeant aussi de prospecter et de parler à quelques garçons au bar. D.J.
était entrée dans la peau de son double — la délurée, la libérée. Chacun de
ses gestes visait à mettre en avant la fille disponible qu’elle incarnait. Elle
ajouta même une touche d’Ado Annie, le personnage qu’elle avait joué
dans Oklahoma, version est du Texas. Les garçons autour d’elle avaient
l’air d’y croire et elle comprit bientôt qu’elle n’aurait que l’embarras du
choix. Elle plaisait ! Elle qui s’était sentie si longtemps dédaignée fut prise
d’une euphorie qui vint s’ajouter aux effets de l’alcool.
Elle reprenait sa respiration après un duo athlétique, quand le super mec
du box apparut devant elle, occupant tout son champ de vision. Soudain, il
n’y eut plus que lui. Lui et elle.
— Oh ! salut…, bredouilla-t-elle, oubliant le faux accent traînant qui
faisait partie de son personnage.
Il était encore plus grand qu’elle ne l’aurait cru et ses yeux d’un brun
sombre la fixaient avec une chaleur qui la transperçait.
— Je crois que vous allez être obligée de danser avec moi, annonça-t-il.
— Obligée ? répondit-elle avec un petit sourire. Et pourquoi donc
serais-je obligée ?
— Parce que je suis venu ici pour m’amuser avec une jolie fille et que
vous êtes tellement étincelante que je ne vois plus que vous, déclara-t-il.
— Etincelante ? répéta-t-elle.
Elle poussa en avant ses seins recouverts du petit haut à paillettes.
— Ce n’est qu’un haut à paillettes, dit-elle en riant.
Il sourit.
— Oui, mais il n’y a pas que ça.
Il caressa du bout d’un doigt fin et bronzé les liens qui retenaient son
petit haut, de sa clavicule jusqu’à son décolleté.
De nouveau, elle sentit des étincelles crépiter entre eux.
— Vous n’avez pas besoin de paillettes, dit-il. C’est de l’intérieur que
vous brillez.
D.J. eut l’impression que ses genoux se transformaient en gelée. Elle se
sentit soudain dégrisée, totalement lucide, et ça ne lui plut pas du tout. Mais
elle n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle s’accrocha donc à son
personnage de vamp, repoussa ses cheveux en arrière et offrit ce qu’elle
avait de mieux en guise de sourire confiant.
— Attention, prévint-elle. Si vous vous approchez trop de moi, vous
risquez d’être couvert de paillettes.
Il lui lança un regard suggestif, puis sourit et l’attira dans ses bras.
— Je suis prêt à prendre le risque, rétorqua-t-il.
Un nouveau morceau commençait et les hanches de D.J. ondulaient déjà
toutes seules.
— Je crois que c’est vous qui allez être obligé de danser avec moi, fit-
elle d’un air mutin, tout en virevoltant.
Sans crier gare, il se pencha vers sa bouche. Quand leurs lèvres se
touchèrent, un fort courant passa entre eux. D.J. rendit le baiser, en y
mettant toute sa technique et surtout beaucoup d’enthousiasme. Ce baiser
était dingue. Elle ne voulait pas qu’il s’arrête.
Quand ils s’écartèrent enfin pour respirer, elle avait la tête qui tournait.
— Ouah…, murmura-t-il à son oreille.
Elle ne répondit rien. Pourquoi perdre son temps en commentaires
inutiles ? Elle se colla un peu plus à lui, laissant à leur désir le soin de faire
la conversation. Ils se mirent à chavirer doucement au rythme de la
musique.
— C’est tout à fait ce que je cherche, ajouta-t-il.
Elle avait passé ses bras autour de son cou. Il avait posé ses mains sur
ses hanches. Elle remua tout contre lui et il laissa échapper un gémissement
sourd. Puis ses lèvres effleurèrent ses cheveux et il s’écarta légèrement,
comme s’il éprouvait le besoin de mettre de la distance entre eux.
— Formidable, murmura-t-il. Mais n’allons pas trop vite.
Elle n’était pas d’accord. C’était sa nuit et pas question de prendre le
temps de souffler. Elle lui offrit de nouveau son sourire le plus aguicheur,
tout en s’écartant de lui et en prenant ses mains qu’elle posa sur ses fesses.
— Trop vite, je ne sais même plus ce que ça veut dire, répliqua-t-elle en
le regardant droit dans les yeux.
Il s’arrêta de danser.
— Sortons, fit-il.
152.2 Emotions, perceptions et mouvements
Scott n’était pas venu chez sa mère uniquement pour se régaler d’un
délicieux dîner, même si le rôti de bœuf avait pesé dans sa décision. Il
considérait comme un devoir de se renseigner sur la nouvelle locataire de sa
mère. Cette invitation lui fournissait une excellente occasion de voir de quoi
il retournait, l’air de rien.
Il se présenta à la porte de la cuisine, qu’il ouvrit sans frapper, comme à
son habitude, et eut la surprise d’être accueilli par une petite boule de poils
noirs qui se précipita vers lui avec enthousiasme, en remuant la queue et en
poussant des jappements excités.
— Bonjour, le toutou ! lança-t-il en s’accroupissant pour gratter
l’encolure de l’animal.
Ce petit chien était mignon et affectueux, mais Scott n’en fut pas moins
surpris que sa mère l’accepte dans la maison, et surtout dans sa cuisine. Elle
n’avait jamais laissé entrer un animal chez elle, c’était contre tous ses
principes. Il avait eu autrefois un petit épagneul cocker, Blondie, qu’il était
obligé de cacher sous sa veste pour le monter à l’étage quand les nuits
d’hiver étaient trop froides et qu’il ne supportait pas l’idée de le laisser
dehors. Et voici que ce petit chien inconnu se pavanait dans la cuisine
comme s’il était chez lui…
Il leva les yeux vers sa mère qui remuait quelque chose sur le feu. En
face d’elle se tenait une jeune femme incarnant le stéréotype parfait de la
bibliothécaire — expression sévère, tailleur gris, cheveux ramassés en
chignon bas.
— Je suppose que c’est votre chien ? lança-t-il en se redressant.
Il traversa la pièce en deux enjambées et tendit sa main.
— Je suis Scott, le fils de Viv. Connaissant ma mère, je suppose qu’elle
vous en a déjà trop dit à mon sujet.
A en juger par les yeux écarquillés et apeurés de la jeune femme, on
aurait pu penser que sa mère l’avait présenté comme un tueur en série.
Après un délai anormalement long, la bibliothécaire accepta de secouer
la main qu’il lui tendait. Ce fut à cet instant qu’il eut une impression de
déjà-vu.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ? demanda-t-il en la dévisageant
avec attention.
Les joues de la jeune femme rosirent.
— Pardon ?
Scott fit deux pas vers sa mère et planta un baiser sur la joue qu’elle lui
présentait.
— Voici D.J., notre nouvelle bibliothécaire, déclara Viv d’un ton
solennel. Elle occupe ton appartement de célibataire.
— Ce n’est pas mon appartement, maman, c’est chez toi.
— Oui, mais la décoration reflète ta personnalité.
Scott avait fait le minimum pour se sentir à l’aise dans ce logement. S’il
reflétait quelque chose, c’était uniquement un morne sentiment de solitude.
Mais il se garda bien de contredire sa mère et reporta son attention sur la
jeune femme.
— Votre visage me semble familier, dit-il. Je pense que nous nous
sommes déjà rencontrés.
— Euh…
Elle n’avait toujours pas réussi à formuler une phrase digne de ce nom
et elle arborait une expression de biche effarouchée.
— Vous avez grandi dans l’ouest du Kansas ?
— A Wichita. Mes parents vivaient à Wichita.
Scott secoua la tête.
— Je n’y suis pas resté longtemps, mais je vous ai peut-être croisée
quelque part.
— Non, non… Je ne… Je…
— Etes-vous diplômée de l’université du Kansas ? insista-t-il. J’ai passé
plusieurs années à étudier à Lawrence.
— Euh, non, non…
— D.J. était à la SMU, intervint sa mère. Elle a obtenu son diplôme
avec mention. Et elle a poursuivi à Vanderbilt.
— Eh bien, c’est impressionnant, dit Scott. Dans ce cas, vous n’avez
sûrement pas fréquenté la bande de fainéants avec lesquels je traînais.
— Il raconte n’importe quoi, intervint de nouveau Viv. Ne l’écoutez
pas, D.J. Il était président de sa section Rho Chi, la société honorifique des
étudiants en pharmacie.
Il haussa les épaules.
— C’est ma mère, murmura-t-il sur le ton de la confidence. Me couvrir
de compliments est pour elle un acte de foi quotidien.
La bibliothécaire ne lui accorda pas l’ombre d’un sourire et prit une
longue gorgée de vin.
— J’ai fait quelques déplacements pour des réunions nationales, reprit
Scott. C’est peut-être là qu’on s’est croisés.
Cette suggestion déclencha une réponse immédiate et catégorique.
— Je suis certaine de ne jamais vous avoir rencontré de toute ma vie.
Cette formulation exagérée avait tout du déni, mais Scott n’insista pas.
Cette femme devait ressembler à quelqu’un qu’il connaissait.
— Peu importe ! conclut-il, je suis ravi en tout cas de vous rencontrer.
Et le rôti de maman est un bonus appréciable.
La bibliothécaire continuait à le fixer avec une expression proche de la
panique. Il avait eu vent de la rumeur répandue par Amelia Grundler, à
savoir qu’elle était une vieille amie de Vern et donc probablement
lesbienne. Peut-être avait-elle peur des hommes ?
— Scotty, sers un autre verre de vin à D.J., demanda sa mère. Et ensuite
vous irez tous les deux dans le salon pour bavarder tranquillement, le temps
que je finisse de préparer le dîner.
Sa mère ne l’appelait plus « Scotty » depuis longtemps, mais il espéra,
pour la pauvre bibliothécaire, que ce diminutif le ferait paraître moins
menaçant. Il avait par ailleurs la nette impression que l’invitée de sa mère
aurait préféré rester dans la cuisine plutôt que de s’isoler avec lui dans le
salon, mais il obéit tout de même et remplit deux verres de sauvignon blanc.
En suivant la jeune femme dans le salon, il eut de nouveau une sensation de
déjà-vu.
Peu importait, cette femme n’était pas son genre. Elle était plutôt jolie,
mais froide, et trop petite.
Elle dédaigna le confortable canapé, lui préférant le vieux fauteuil
crapaud de sa mère. Il s’installa en face d’elle, sur le canapé, dont l’assise
était beaucoup plus haute. Il devait baisser la tête pour la regarder et avait la
désagréable impression de se trouver sur un trône.
Elle ne s’était toujours pas déridée. Son visage était un nuage sombre. Il
lui offrit un sourire conciliant.
Elle avait dû avoir une dure journée, sa première journée dans son
nouvel emploi, avec Amelia Grundler comme collègue… Et sans doute
aurait-elle préféré rentrer chez elle ce soir, au lieu d’être obligée de faire
bonne figure avec des inconnus. Ce dîner était probablement une corvée
pour elle. Il afficha donc une expression intéressée mais neutre, et attendit
qu’elle prenne l’initiative de la conversation.
Elle n’ouvrit pas la bouche. En revanche, elle descendit son verre en un
rien de temps. A ce rythme, elle serait soûle avant le dîner.
Il songea que ça aurait au moins le mérite de la dérider.
Comme le silence se prolongeait, il décida que ça ne pouvait plus durer
et se rabattit sur le sujet le plus bateau, à savoir la météo.
— Le ciel était très bleu, aujourd’hui, dit-il. Mais les agriculteurs
aimeraient bien qu’il pleuve un peu avant la moisson.
Elle leva la tête vers lui et le fixa d’un air affolé, comme s’il venait de
lui avouer que son violon d’Ingres était de disséquer des petits chats et de
leur grignoter le foie en buvant un verre de chianti.
— Puis-je vous resservir un peu de vin ? proposa-t-il.
A son grand soulagement, elle acquiesça, ce qui lui permit de quitter le
salon, au moins pour quelques minutes.
Dans la cuisine, il fut accueilli par le regard interrogateur de sa mère.
— Elle est charmante, n’est-ce pas ?
Scott n’eut pas le cœur de la contredire.
— Oui, maman, tout à fait charmante, répondit-il tout en remplissant le
verre de l’invitée.
— C’est tellement agréable d’avoir quelqu’un de nouveau en ville,
reprit sa mère. Je suis sûre que vous avez beaucoup de choses en commun,
tous les deux.
Ce vœu pieu ne fut pas confirmé au cours du pénible repas qui suivit.
La délicieuse cuisine de Viv ne parvint pas à égayer la jeune femme et,
comme elle ne répondait que par monosyllabes quand il s’adressait à elle,
Scott renonça à faire des efforts. Il fit mine d’être trop occupé à manger
pour parler, laissant à sa mère le soin de mener un joyeux quasi-monologue.
Elle était très douée pour ça et parvint à rendre l’atmosphère du dîner à peu
près respirable.
Comme il n’avait plus à faire la conversation, il en profita pour observer
cette bibliothécaire qui plaisait tant sa mère. Elle était de taille moyenne,
plutôt mince, soignée de sa personne. Il chercha un mot pour qualifier
l’impression qu’elle lui faisait et trouva… « ordonnée ». Voilà, elle était
ordonnée. Son tailleur était impeccable, avec une coupe discrète qui
dissimulait juste ce qu’il fallait des courbes de sa silhouette. Ses cheveux
étaient tirés en un chignon bas, plus fonctionnel qu’élégant. Elle était
maquillée, mais très peu. Elle portait les lunettes standard d’un rat de
bibliothèque. Bref, elle avait tout à fait le physique de l’emploi, comme si
elle avait été coulée dans un moule. Mais il ne parvenait pas à se défaire de
l’impression qu’elle lui était vaguement familière. Elle lui rappelait
quelqu’un, mais qui ? Impossible à dire.
Au moins, depuis qu’ils étaient à table, elle était passée à l’eau — le
conseil d’administration n’avait donc pas embauché une alcoolique. Mais sa
froide lucidité, après tout ce qu’elle avait bu avant le repas, était tout de
même inquiétante.
Elle avait en tout cas des manières très policées à table. Elle coupait
délicatement sa viande et prenait de petites bouchées. Elle était
« mesurée ». Il rajouta ce mot à son portrait. L’ordre et la mesure devaient
être les deux credo de son existence.
— Il n’y a pas beaucoup de jeunes gens célibataires en ville, disait sa
mère. Les distractions sont rares. Il faudrait que Scott vous sorte un peu.
Quand ce repas interminable s’acheva enfin, la bibliothécaire voulut
aider à débarrasser.
— Non, non, non ! protesta Viv. Vous êtes mon invitée. De plus, je
préfère débarrasser moi-même. Vous deux, les jeunes, du balai !
— Euh… Je… Euh…
Il était évident que D.J. cherchait un prétexte pour ne pas rester seule
avec Scott.
— Scott, tu devrais montrer à D.J. le lever de lune au-dessus des
champs de blé. Je suis sûre qu’elle n’a jamais rien vu de pareil.
— Mais je ne sais pas à quelle heure…
— A 20 h 46 exactement, coupa sa mère.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge de la cuisine.
— Dépêchez-vous, je ne voudrais pas qu’elle rate ça.
Scott se sentit piégé. Il offrit à D.J. un sourire qui se voulait amical et
inoffensif — et qui lui coûta beaucoup car il était très stressé. Il montra la
porte et suivit la bibliothécaire dehors. Il déplaisait à cette femme, c’était
évident. Il lui avait été antipathique au premier regard. Elle n’aimait peut-
être pas les hommes, tout simplement. Ou bien il lui rappelait un crétin qui
lui lançait des boules de papier mâché en CE 2. Il était en tout cas certain
que voir la lune se lever n’améliorerait pas l’opinion qu’elle avait de lui.
Dehors, le chemin n’était pas éclairé et le chien de la bibliothécaire
allait et venait entre leurs jambes, ce qui rendait d’autant plus périlleux
l’exercice qui consistait à progresser dans le noir. Scott aurait préféré
avancer lentement, mais la bibliothécaire marchait devant lui comme si elle
fuyait, et les bonnes manières l’obligeaient à se régler sur son allure. Quand
ils atteignirent l’endroit qui donnait sur le champ de blé voisin, elle s’arrêta
d’elle-même pour contempler le paysage en silence. Il trouva deux chaises
longues, mais elle resta debout. Il en fit donc autant.
Le silence se prolongea et, fort de son expérience de la soirée, il ne se
donna pas la peine de chercher à le rompre. Mais il se sentait tout drôle.
Tout… excité. Il se demanda s’il ne devenait pas fou. Il était excité par la
présence d’une bibliothécaire hostile et revêche !
Il songea, non sans un certain humour, qu’il ferait bien de se trouver une
partenaire, avant d’être troublé par les mannequins de sa vitrine.
Et soudain, comme si ce désir déplacé n’était pas suffisamment difficile
à gérer dans un moment pareil, il sentit sur ses épaules le poids familier de
la désillusion et des regrets. Dans l’ensemble, il n’était pas malheureux,
mais sa vie d’aujourd’hui ne ressemblait en rien à celle qu’il avait autrefois
rêvée.
Au-dessus des tiges de blé mûr, une lune aussi grosse et brillante qu’un
projecteur de Hollywood s’éleva lentement dans le ciel nocturne.
Scott se racla la gorge.
— On appelle ça l’illusion de lune géante, expliqua-t-il avec la voix
docte d’un commentateur de documentaire. Pendant des années, on a cru
que l’atmosphère ou la courbe terrestre créaient une sorte de loupe qui
faisait apparaître la lune plus grande à l’horizon. Puis des mesures ont
montré que c’est notre cerveau qui interprète l’information différemment.
— Oui, je sais, dit-elle.
Le ton très sec tira Scott de sa rêverie mélancolique. Son interlocutrice
semblait indifférente à la beauté de la lune. Quel glaçon !
Elle se tourna vers lui.
— J’ai eu une rude journée. Je vais rentrer, maintenant, déclara-t-elle.
Remerciez votre mère pour ce délicieux dîner.
Elle se détourna et s’éloigna d’un pas énergique, plus martial que
féminin, le laissant seul avec les blés, la lune et son trouble.
176.6 Morale du divertissement et des loisirs
* * *
Il y songeait encore quelques heures plus tard en se préparant pour leur
rendez-vous.
— Il ne s’agit pas d’un rendez-vous, dit-il tout haut à son reflet dans le
miroir.
S’ils passaient la soirée ensemble, c’est parce que sa mère leur avait
forcé la main.
Pourtant, il envisagea de mettre une cravate. La bleu foncé, pour aller
avec sa chemise bleue à rayures. Puis il se ravisa. Pas de cravate. S’il se
montrait en cravate, les gens allaient jaser. Ils jaseraient quand même, mais
ce n’était pas la peine de leur fournir des munitions.
Il arrêta sa voiture devant chez elle à 19 heures précises. Elle sortit au
moment où il atteignait les premières marches de l’escalier menant à son
appartement, et il la soupçonna d’avoir guetté son arrivée. Elle ne s’était
pas mise en frais : elle portait un costume tailleur bleu-gris et des
chaussures plates, comme le soir où il avait fait sa connaissance. Cette
tenue stricte et neutre lui allait beaucoup moins bien que son bermuda de
cycliste. Il se demanda pourquoi elle cherchait à cacher sa taille fine et ses
seins généreux. Et aussi pourquoi elle le regardait d’un air dégoûté.
Il sourit, par politesse, initiative qui produisit l’effet inverse de celui
qu’il escomptait.
— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, dit-elle. Je suis parfaitement
capable de rencontrer des gens toute seule.
— Je n’en doute pas, répondit-il d’un ton avenant. Mais ma mère a
raison. C’est toujours plus agréable d’avoir quelqu’un pour se charger des
présentations. Si vous êtes comme moi, vous préférez sans doute rester chez
vous après une longue journée de travail. Seule, vous n’auriez pas fait
l’effort de sortir.
— Je ne suis pas du tout comme vous ! déclara-t-elle avec un aplomb
déplacé, puisqu’elle ne savait rien de lui.
Il fit mine de ne pas avoir entendu.
— J’ai pensé que nous pourrions aller au cinéma. C’est à peu près la
seule distraction en ville, c’est ce que tout le monde fait le samedi soir.
— Très bien, répondit-elle.
Comme ils se dirigeaient vers la voiture, sa mère se montra à la porte de
derrière et leur cria :
— Amusez-vous bien, les enfants !
Ça n’était pas gagné, songea Scott. Depuis qu’il savait que la
bibliothécaire avait défendu la petite Ashley contre ce dragon d’Amelia
Grundler, il avait décidé de faire un effort pour l’apprécier. Mais
l’expression hostile de son visage indiquait clairement qu’elle n’était pas
dans le même état d’esprit.
— Je ne rentrerai pas tard, indiqua-t-elle.
Viv rit.
— Oh ! je ne m’inquiétais pour ça. Après 22 heures, c’est un peu
comme si on pliait la ville pour la mettre au placard. Je vais monter
chercher M. Dewey. Nous nous tiendrons compagnie.
— Mais… il est déjà dans son panier, objecta D.J.
— Ne vous inquiétez pas. Je descendrai le panier chez moi.
Scott n’arrivait pas à comprendre comment et pourquoi sa mère s’était
attachée à ce chien. Mais il décida de ne pas s’en préoccuper. Il ouvrit la
portière de la camionnette pour sa cavalière d’un soir, puis songea qu’elle
n’apprécierait peut-être pas le geste.
Ce fut le cas, à en juger par sa mine.
Situé sur la rue principale, le Ritz ne passait que des vieux films que
l’on pouvait visionner sur internet. Mais les pop-corn étaient bons et il y
avait du monde — donc des gens à rencontrer. Une famille de cinq
personnes pouvait s’y offrir une sortie pour vingt dollars. Les fermiers qui
venaient en ville le samedi pour faire leurs achats de la semaine y passaient
volontiers la soirée.
Le parking était bondé, il n’y avait plus une place libre. Scott dut se
garer un peu plus loin, à l’angle d’une rue.
D.J. n’attendit pas qu’il vienne lui ouvrir la portière et fila sur le trottoir.
Il fit l’effort de marcher à ses côtés, bien qu’elle mît délibérément un bon
mètre entre eux, comme si elle craignait qu’il ne se jette sur elle.
Devant le guichet vitré où l’on délivrait les tickets, un groupe
d’adolescents tapageurs patientaient. Les garçons faisaient les idiots pour
attirer l’attention des filles, lesquelles gloussaient de plaisir.
Ils s’alignèrent derrière eux. Scott se demanda s’il avait un jour eu leur
âge. Techniquement parlant, oui, bien entendu. Mais jamais il n’était sorti
en groupe pour aller au cinéma. Le cinéma avait toujours été pour lui une
sortie en couple avec Stephanie.
— Je suppose que vous venez là tous les week-ends ?
Il fut surpris que sa silencieuse compagne se décide enfin à parler.
C’était peut-être un progrès.
— Non, je ne viens pas souvent.
— On dirait qu’il y a beaucoup de très jeunes gens. Surtout des
adolescents.
— Il y a des gens de tous âges, vous verrez, dit-il en lui offrant un
nouveau sourire.
Qu’elle ne lui rendit pas.
— Nous n’avons pas beaucoup de distractions, ajouta-t-il. Si nous
voulons conserver ce cinéma, il faut le soutenir.
Elle acquiesça d’un air songeur.
— Oui, je comprends.
En vérité, il ne soutenait pas beaucoup le Ritz. Il n’y allait même plus
du tout parce que ça lui rappelait de mauvais souvenirs. C’était ici qu’il
avait commencé à se douter que ça n’allait pas si bien que ça entre
Stephanie et lui. Mais il n’avait pas voulu écouter son instinct.
Au moment où ils se présentèrent devant le guichet, D.J. fouilla dans
son sac pour en sortir un billet de vingt dollars, qu’elle lui tendit. Il le
contempla d’un air ahuri, puis il comprit enfin où elle voulait en venir.
— C’est moi qui vous invite, dit-il.
Elle tenta d’insister.
— Je ne vois pas pourquoi vous payeriez ma place.
— C’est deux dollars par personne ! Vous m’offrirez les pop-corn…
Il sortit son portefeuille et donna le montant exact à Christy Tacomb, la
caissière, qui avait observé leur échange avec un vif intérêt.
Dès demain, tout le monde en ville saurait que la nouvelle bibliothécaire
avait voulu payer sa place de cinéma et chacun aurait son interprétation à
donner de la chose.
Il prit les tickets que Christy lui tendait. Il était si distrait qu’il oublia de
signaler à D.J. qu’il y avait à l’entrée un endroit à peine visible où le sol
était inégal, entre le trottoir goudronné et le vieux carrelage noir et blanc
d’origine, datant des années 1920.
Quand elle trébucha, il la rattrapa instinctivement par la taille.
Et, quand son bras se referma autour de la taille de la revêche
bibliothécaire, ce fut comme s’il retrouvait quelque chose qu’il avait
longtemps cherché.
304.3 Facteurs influençant les
comportements sociaux
D.J. aurait volontiers étranglé Viv pour avoir suggéré cette sortie du
samedi soir avec M. Tout. Après cette première semaine éprouvante, elle
aurait préféré se plonger dans un bon livre. Et, au lieu de ça, elle allait
passer sa soirée avec un homme qui risquait de la reconnaître et de faire
d’elle la risée de cette communauté. Elle avait intérêt à se surveiller, à ne
rien dire ni faire qui puisse lui rafraîchir la mémoire.
— Oui, je sais, les braves gens de Verdant ne me poursuivraient pas en
brandissant leurs fourches, mais ils seraient du genre à me demander de
partir « pour le bien de la communauté ».
Elle s’adressait à Melvil Dewey, seule oreille attentive où elle pouvait
déverser ses inquiétudes.
Le petit chien était assis sur le tapis de sa chambre et la suivait d’un œil
fasciné tandis qu’elle allait et venait, de son lit à son armoire, pour essayer
des vêtements qu’elle jetait ensuite sur le lit. Et tout en s’habillant, se
déshabillant, et se rhabillant, elle pestait tout haut.
— Si la mémoire lui revient, je ne pourrai plus jamais le regarder en
face ! Et tu te doutes bien qu’il ne se gênera pas pour raconter l’épisode à
tous les mecs de la ville. C’est ce que font les types comme lui…
Dew ne fit aucun commentaire.
— Il ne faut surtout pas qu’il se souvienne. Il ne faut pas. Il m’a déjà
demandé si on s’était rencontrés. Je lui rappelle quelqu’un. Je dois faire
attention à ce que je porte, à ma façon de marcher, de parler…
Elle parlait d’un ton assuré, mais elle n’était pas rassurée du tout.
— Mais comment est-ce possible qu’il ne m’ait pas reconnue ?
demanda-t-elle au chien d’un ton incrédule. C’est incroyable qu’il ait tout
oublié d’une soirée qui a changé ma vie… ou plutôt qui m’a gâché la vie !
Dew inclina la tête, sa façon à lui de dire qu’il ne comprenait pas
pourquoi elle se mettait dans un état pareil.
Elle posa une main sur son front, comme si elle avait la migraine.
— Bon d’accord, dire que cette soirée a gâché ma vie est peut-être un
peu exagéré, admit-elle. J’ai couché avec un inconnu. C’était dangereux et
irresponsable. Mais c’est exactement le genre de choses dangereuses et
irresponsables que font les jeunes gens de vingt ans.
Dew retroussa les babines, comme s’il souriait.
— J’ai eu de la chance de ne pas me retrouver enceinte et de ne pas
attraper de maladie.
Cependant, jamais elle n’aurait imaginé que cette stupide nuit aurait
autant de répercussions sur les relations amoureuses qui avaient suivi.
— Si on peut appeler ça des relations amoureuses ! se plaignit-elle. Ma
vie sexuelle est pratiquement inexistante. Je préfère passer une soirée avec
un verre de vin et un livre érotique qu’avec un homme !
Elle essaya plusieurs tenues, mais tout lui semblait trop apprêté, ou bien
trop sexy, ce qui raviva sa crainte d’être reconnue. En désespoir de cause,
elle opta pour son uniforme de bibliothécaire. Elle mit ses lunettes et ne se
maquilla pas, ce qui lui fit gagner du temps et lui permit d’être prête au
moment précis où elle entendit la camionnette de Scott s’engager dans
l’allée.
Elle se dépêcha de sortir pour aller à la rencontre de celui que le destin
avait remis sur son chemin.
Il attendait au bas des marches et le simple fait de le voir l’agaça.
Pourquoi arborait-il cet air de boy-scout inoffensif ?
Elle était tellement exaspérée qu’elle eut du mal à rester aimable avec
Viv qui proposait d’aller chercher Dew. Viv était charmante, mais si elle se
faisait des idées à propos d’elle et de son fils… Eh bien, elle avait intérêt à
les oublier au plus vite !
D.J. avait conscience de se comporter comme une pimbêche avec Scott.
Elle savait aussi que son attitude aurait pu le pousser à se demander si,
après tout, ils ne s’étaient pas rencontrés quelque part, car on n’était pas
censé se montrer si hostile envers un parfait inconnu. Mais c’était plus fort
qu’elle, elle ne pouvait pas faire autrement.
Galant, il lui tint la portière de sa camionnette. Elle jeta un regard
incrédule à l’intérieur. A South Padre, il circulait dans une Mazda sport de
couleur bleue, plus chic, mais elle avait refusé de monter et ils avaient
marché au milieu des boutiques de souvenirs, puis le long de la plage, au
clair de lune. Ç’avait été une soirée magique. Elle était comme envoûtée par
sa présence.
Mais, ce soir, pas question de se laisser envoûter.
Elle se glissa sur le siège du passager et s’y installa, raide comme un
piquet, tandis qu’il contournait la camionnette pour se glisser derrière le
volant.
Il fit plusieurs tentatives pour engager une conversation polie, mais elle
ne lui répondit que par monosyllabes, tout en se disant qu’elle exagérait. A
South Padre, ils n’avaient échangé que quelques mots et le peu qu’elle lui
avait dit n’était qu’un tissu de mensonges. Il ne risquait pas de l’identifier
au détour d’une conversation. C’était de son corps, de ses gestes, qu’elle
devait se méfier.
Car de ce côté-là elle ne lui avait pas caché grand-chose.
Elle s’était juré de ne pas regarder côté conducteur, mais ses yeux ne
cessaient de se poser sur les mains crispées sur le volant. Ou sur cette cuisse
dont le muscle se contractait quand le pied appuyait sur l’accélérateur.
Quand il se gara enfin, elle fut soulagée de quitter cette camionnette qui
la condamnait à une dangereuse promiscuité et en sortit précipitamment,
sans attendre qu’il lui ouvre la portière.
Sur le trottoir, elle garda ses distances. Au propre comme au figuré.
Tout en l’observant du coin de l’œil.
Il avait une démarche de vainqueur qui l’agaçait. Dans l’ensemble, son
attitude prétentieuse était insupportable. Quand il marchait, on avait
l’impression que chacun de ses pas le rapprochait du but qu’il s’était fixé.
Comme tous les séducteurs, il avait l’habitude d’obtenir ce qu’il voulait, en
particulier avec les femmes. Il avait dû faire une foule de conquêtes. Pas
étonnant qu’il ne se souvienne pas d’elle…
Mais ça n’en était pas moins horriblement vexant.
— Je parie que vous venez tous les week-ends ici, lâcha-t-elle.
Il parut surpris qu’elle daigne lui parler, mais il eut tout de même la
présence d’esprit de nier.
Quand il prétendit qu’il n’était pas venu depuis longtemps dans ce
cinéma, elle ne le crut qu’à moitié ; cependant, c’était possible, car il n’y
avait que des adolescents devant le guichet, et il préférait sans doute aller
chasser dans un bar minable et sombre en bordure d’autoroute, plus glauque
encore que le Naked Parrot de South Padre — où les filles se soûlaient et
versaient de la bière sur leurs petits hauts, avant de se laisser embarquer par
des types aussi soûls qu’elles.
Quand ce fut leur tour de payer, elle se mit à fouiller dans son sac pour
chercher du liquide. Pas question de le laisser l’inviter. Elle ne voulait rien
lui devoir.
Il refusa de prendre l’argent qu’elle lui tendait et suggéra un grand
gobelet de pop-corn pour deux. Elle avait l’estomac noué, aucune envie de
pop-corn, et encore moins envie d’en partager un gobelet avec lui.
Elle était en train de les imaginer, plongeant leurs mains dans le même
gobelet de pop-corn et… elle trébucha. Elle n’avait pas vu la minuscule
marche, à l’entrée de la salle de cinéma.
Bien entendu, il en profita pour la saisir par la taille, sous prétexte de la
rattraper.
Et ce fut incroyable. Comme lors de cette unique et lointaine nuit, à
South Padre. Une étincelle jaillit entre eux. Son bras était tiède, doux,
familier, bienvenu. Il était fait pour s’enrouler autour de sa taille.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Oui, ça va, ça va.
Elle lissa machinalement la jupe de son tailleur, comme si elle espérait
se débarrasser de la trace magnétique qu’il y avait laissée.
Leurs regards se croisèrent. Il la fixait, les yeux plissés, l’air songeur.
Elle crut un instant que la mémoire lui était revenue et en fut atterrée.
— Allons-y, dit-elle, tout en entrant, sans se préoccuper de vérifier s’il
suivait ou pas.
Il se précipita pour retenir la porte qu’elle avait lâchée derrière elle. Elle
avait hâte de se réfugier dans l’obscurité.
Elle dut malheureusement passer par le hall d’entrée — un endroit très
bien éclairé et bondé. Rencontrer des gens était le but annoncé de la soirée
et Scott paraissait déterminé à remplir sa mission.
Elle le suivit dans une sorte de brouillard. Son cerveau ne fonctionnait
plus, elle était encore sous le choc de leur bref contact physique. Son cœur
battait trop vite, elle avait des frissons. Elle souriait, elle opinait, elle serrait
des mains, mais elle ne put retenir un seul nom plus de deux secondes.
Heureusement pour elle, les gens de Verdant ne parlaient que de la
moisson qui approchait et elle pouvait se contenter d’écouter. Ils semblaient
aussi excités que des enfants à l’approche de Noël.
— Le temps sera de notre côté, cette année, je pense, déclara un fermier
qui devait avoir la quarantaine. On ne demande pas une grosse pluie, mais
une petite averse ferait le plus grand bien.
Près d’elle, Scott secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr que vous l’aurez. J’ai l’impression qu’il fait très
sec. L’air est chargé d’électricité.
Le fermier haussa un sourcil.
— Je n’ai rien remarqué, dit-il en se tournant vers sa femme pour quêter
son avis.
— La météo a annoncé un taux d’humidité moyen, déclara celle-ci.
— D.J. a reçu une décharge d’électricité statique en glissant devant le
cinéma, insista Scott.
Il se tourna vers D.J.
— N’est-ce pas ?
— Euh, oui, oui, marmonna-t-elle en feignant de s’intéresser à la
conversation, tandis qu’une sensation affreuse l’envahissait. Je… Voulez-
vous m’excuser, je vous prie ?
Elle n’attendit pas de réponse et fila en direction des toilettes dans
l’espoir d’y trouver un peu de solitude, mais ce ne fut pas le cas. Tous les
W.-C. étaient occupés et une demi-douzaine de femmes attendaient devant
les lavabos. Elle n’avait envie de parler à personne et garda le regard rivé au
sol en attendant qu’un box se libère. Dès que ce fut le cas, elle s’y
engouffra, ferma la porte derrière elle, abaissa le couvercle et s’adossa au
battant en fermant les yeux.
Bon sang… Ce M. Tout possédait décidément un magnétisme
dévastateur.
Mais non. Elle n’y céderait pas.
Elle s’autorisa pourtant une brève rêverie, s’imaginant qu’elle ne l’avait
jamais rencontré auparavant… Il tombait amoureux d’elle, et elle de lui. Ils
vivaient quelque chose d’exceptionnel et…
Elle eut un sursaut de lucidité. Mais qu’est-ce qui lui prenait ? M. Tout
était doué au lit, mais il n’était pas un homme pour elle. Un don Juan
comme lui ne pouvait pas offrir à une femme le foyer stable dont elle avait
besoin. Elle voulait un homme sérieux, sur lequel on pouvait compter. Et
tant pis si l’entente sensuelle n’était pas au rendez-vous.
Comme elle n’entendait plus rien de l’autre côté de la porte, elle songea
que la séance avait dû commencer. Scott attendait, elle devait se décider à
l’affronter. Elle sortit.
Il restait quelqu’un près des lavabos. : une femme qui devait avoir la
quarantaine, bien habillée, les cheveux bien coupés — pas une femme de
cultivateur, de toute évidence. Elle se penchait vers le miroir pour se
remettre du rouge à lèvres. Quand leurs yeux se croisèrent, D.J. lui adressa
un léger signe de tête, avant de se laver les mains en affectant un air
concentré.
La femme rangea le rouge à lèvres dans son sac, qu’elle referma d’un
claquement sec. Puis elle se détourna du miroir. D.J. continua à se laver les
mains, tête baissée, car elle n’avait aucune envie de parler. Mais la femme
s’arrêta à sa hauteur.
— Alors, je suppose que c’est vous ? dit-elle d’un drôle de ton.
— Euh… Oui, je suis la nouvelle bibliothécaire.
La femme eut un petit rire cynique.
— Je ne parlais pas de ça. Vous êtes la nouvelle conquête de Scott. Je
me demandais justement qui il allait dégoter pour me remplacer ! Vous êtes
arrivée à point.
Elle détailla D.J. du regard, comme quelqu’un qui évalue une
marchandise.
— Je ne sais pas quoi dire, soupira-t-elle. Quoi qu’il en soit, ma chère,
je vous souhaite de profiter de lui tant que ça dure !
Et sur ces mots elle sortit, sans laisser à D.J. le temps de répondre. Ça
tombait bien, parce qu’elle n’avait rien à répondre. Ainsi, ce qu’elle avait
pressenti se confirmait : Scott était un don Juan. Il séduisait les femmes et,
ensuite, il les laissait tomber comme des mouchoirs usagés. Ça n’était pas
une surprise, mais cela alimenta tout de même sa rancœur contre lui.
Elle s’essuya rapidement les mains et quitta les toilettes. La femme
avait disparu. Dans le hall, Scott l’attendait avec deux boissons et un grand
sachet de pop-corn.
— A voir la tête que vous faites, je parierais qu’Eileen vous a dit
quelque chose, lança-t-il.
— Eileen ? Votre ex-petite amie ? Eh bien, oui, en effet. Elle pense que
nous sommes ensemble, figurez-vous.
Elle s’en voulut d’avoir ce ton sarcastique, mais il le méritait, après
tout.
Il secoua la tête.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Personne ne fait attention à ce que
raconte Eileen.
— Mais ça m’ennuie qu’elle pense qu’il y a quelque chose entre nous.
Même si elle est la seule.
— Je vous comprends, approuva-t-il. Mais vous n’y pouvez rien, alors
autant ne pas y accorder d’importance. Allons donc voir ce film. Je sais que
vous avez hâte de vous retrouver seule et que vous n’appréciez pas
beaucoup cette sortie. Mais nous aurons accompli notre devoir et ma mère
sera contente.
D.J. fut tentée de le gifler, mais elle était plus honteuse que blessée. Il
ignorait pourquoi elle se montrait à ce point odieuse avec lui et il devait la
prendre pour une harpie. Tant mieux ! Comme ça, au moins, il l’éviterait. Et
elle aussi allait l’éviter. Il avait raison : bientôt, plus rien ne les obligerait à
se fréquenter. Son calvaire était presque terminé…
La séance avait en effet commencé et ils entrèrent dans une salle noire.
Il n’y avait qu’une allée centrale, qui descendait vers l’écran, mais, après sa
chute, elle préféra laisser Scott passer devant elle.
Il repéra une allée où il restait deux fauteuils accessibles. Juste à côté,
D.J. reconnut Vern, la femme de Feed & Tractor, assise auprès d’une jolie
blonde, délicate et menue.
Les deux femmes regardèrent Scott avec des yeux surpris. Il les salua
d’un discret signe de tête et descendit trois rangs plus bas pour prendre un
fauteuil.
Il n’avait pas voulu s’asseoir près d’elles ?
Super… Non content d’être un menteur et un dragueur invétéré,
M. Tout était aussi homophobe. Il avait décidément tous les défauts !
306.5 Culture et institutions sociales
Scott avait remarqué cette fille quand elle s’était installée dans le box
près du sien, à cause de sa jupe en cuir et de son haut à paillettes. Il l’avait
tout de suite écartée de la liste des candidates. Trop jeune. De plus, ses
longs cheveux blonds méchés lui rappelaient les pom-pom girls du lycée. Et
les pom-pom girls, bien entendu, lui rappelaient Stephanie.
Il n’allait tout de même pas faire ça en pensant à sa petite amie.
Quelques minutes plus tard, la blonde se retourna pour le regarder et,
cette fois, il ne la trouva pas trop jeune. Il la trouva… lumineuse.
Rayonnante, même.
Il en eut le souffle coupé.
Quand elle lui sourit, il fut aussitôt subjugué par la courbe de ses lèvres
d’un rose foncé. Cette fille-là était sûre d’elle, expérimentée, sensuelle.
Exactement ce qu’il cherchait.
Il rassembla donc tout son courage pour lui rendre son sourire.
Mais une petite voix intérieure se fit entendre pour le mettre en garde. Il
n’était pas de taille pour une fille comme ça. Il n’était qu’un naïf
campagnard, il n’avait que très peu d’expérience avec les femmes, il allait
se ridiculiser.
Il se détourna donc pour chercher quelqu’un d’autre sur la piste. Hélas,
la blonde décida d’aller danser et il fut de nouveau comme happé par sa
présence. Il ne voyait plus qu’elle. Elle dansait bien, elle riait aux éclats,
elle flirtait avec les garçons qui lui tournaient autour.
Comme elle était sexy ! Elle avait de longues jambes que ses
impossibles talons faisaient paraître encore plus longues, un petit derrière
rebondi qui faisait remonter sa jupe en cuir de manière plus que suggestive.
La voix intérieure se manifesta de nouveau, mais cette fois pour
l’exhorter à bouger. S’il restait assis à regarder, on allait lui souffler la
blonde sous le nez. Pourquoi ne pas tenter sa chance avec elle ?
Il prit une profonde inspiration et rejoignit la piste de danse, en fonçant
droit sur elle.
— Oh… Bonjour…, dit-elle.
Elle avait un regard timide et audacieux en même temps, un curieux
mélange.
— Je crois que vous allez être obligée de danser avec moi, déclara-t-il,
comme s’il la mettait au défi de le repousser.
— Obligée ? Et pourquoi donc ?
— Parce que vous êtes si étincelante que je ne vois plus que vous.
— Etincelante ? répéta-t-elle en levant le menton. C’est juste un haut à
paillettes.
Il rit, tout en songeant que non, les paillettes n’expliquaient pas tout,
loin de là.
Il allongea le bras pour la toucher, en prenant garde d’effleurer
seulement le tissu, pas sa peau, comme s’il craignait de se brûler. Cette peur
n’était d’ailleurs pas complètement infondée, car il sentait d’étranges
fourmillements dans les doigts. Le phénomène était tellement étrange et
inattendu qu’il ne put s’empêcher de s’écrier :
— Vous n’avez pas besoin de paillettes. C’est de l’intérieur que vous
brillez !
Incapable de résister, il l’attira dans ses bras. Elle se laissa faire tout en
continuant à danser, et il eut l’impression que leurs corps se fondaient l’un
dans l’autre. C’était la sensation qu’il avait attendue en vain avec Stephanie.
Celle qui transformait un homme et une femme en un couple. Cette
inconnue recouvrait toutes ses blessures d’un baume à la fois doux et
apaisant.
Des sonnettes d’alarme résonnèrent dans son crâne.
Il ne devait pas aller trop vite. Il ne voulait l’effrayer pour rien au
monde.
Mais, quand il approcha sa bouche de la sienne, tout explosa. Son
cerveau cessa aussitôt de fonctionner. Il était juste capable de se dire qu’un
baiser, c’était ça. Il savait maintenant qu’il n’avait jamais été embrassé
auparavant.
Quand le baiser prit fin, il serra la jeune femme contre lui pour lutter
contre l’horrible sensation de manque qui l’assaillait. Il fit glisser ses mains
jusqu’à ses hanches et elle ne protesta pas. Aussi, il s’enhardit jusqu’à
empoigner ses fesses et à la soulever légèrement pour presser son ventre
contre son sexe. Elle laissa échapper un gémissement de plaisir.
— C’est tout à fait ce dont j’avais besoin, murmura-t-il, plus pour lui-
même que pour elle.
Elle parut apprécier le commentaire et se pendit à son cou, tout en
ondulant contre lui.
— Ne va pas trop vite, murmura-t-il, de nouveau pour lui-même.
— Je ne sais même plus ce que ça veut dire, murmura-t-elle tout contre
son oreille d’une voix rauque et sensuelle.
— Sortons, dit-il.
Ils filèrent vers la sortie main dans la main, en courant presque.
Une fois dehors, dans l’air frais de la nuit, Scott se sentit soudain
dégrisé. Son corps le pressait de plaquer cette femme contre le mur le plus
proche et de la prendre tout de suite, sans préliminaires. Mais, s’il était venu
ici, c’était précisément pour apprendre les préliminaires. Aussi se contint-il,
et leva-t-il les yeux vers elle. Sous le violent éclairage au néon de l’entrée
du bar, elle paraissait encore plus jeune qu’à l’intérieur.
— Tu as bien vingt et un an ? demanda-t-il, soudain inquiet.
Elle rit.
— Hier, je t’aurais répondu non. Mais c’est mon anniversaire,
aujourd’hui.
— Joyeux anniversaire !
Elle s’approcha de lui avec des yeux brillants.
— Merci, je pense qu’avec toi il sera joyeux. Tu es mon cadeau-
surprise. Avoue que c’est un peu plus excitant qu’un gâteau avec des
bougies…
Elle l’embrassa et, de nouveau, il dut faire un effort surhumain pour ne
pas la plaquer contre un mur.
— Marchons, dit-il quand elle s’écarta de lui.
Il lui prit la main, mais ils ne firent que quelques pas sur le trottoir avant
de recommencer à s’embrasser.
Quand ils se séparèrent, il était au bord de la crise cardiaque tant son
cœur battait. Il prit de nouveau la main de la jeune femme et l’entraîna sur
l’avenue qui menait à la plage.
Dans sa tête, les images défilaient à toute allure. Il devait l’emmener
dans un motel, dans sa voiture, sur la plage. Il devait la prendre. Tout de
suite.
Il tenta de se calmer et de passer en revue les Sept étapes pour une
sexualité torride de GQ et Stratégie des prouesses sexuelles de Men’s
Health Monthly. Il ne voulait surtout pas être déçu ce soir. Il allait faire de
son mieux, mettre en pratique tout ce qu’il avait étudié.
Il se souvint alors d’avoir lu qu’il ne fallait pas négliger la conversation.
Les femmes aimaient qu’on leur parle.
— Je crois que je devrais me présenter. Je m’appelle…
Elle le fit taire en posant un doigt sur ses lèvres.
— Je ne veux pas savoir ton nom, ni rien d’autre. C’est très bien comme
ça, nous n’avons pas besoin de parler.
Elle avait une jolie voix, très douce. Et une langue plus douce encore.
Ils firent de nouveau quelques pas, puis s’embrassèrent parce qu’il n’y
tenait plus, puis se séparèrent de crainte de perdre le contrôle.
La rue était très commerçante et il y avait un bruit dingue avec les
boîtes de nuit et les boutiques qui déversaient des flots de musique sur le
trottoir. Des volutes d’encens s’échappaient d’un magasin hippie à la vitrine
particulièrement colorée. Scott admira un buste de mannequin qui présentait
une douzaine de faux piercings pour seins.
Il prit sa compagne par la taille et l’entraîna à l’intérieur.
— Je veux t’offrir un cadeau d’anniversaire, dit-il.
Il lui désigna les faux piercings — non sans arrière-pensée, car elle
serait obligée d’enlever son haut à paillettes pour les essayer. Elle écarquilla
les yeux et son visage afficha soudain une expression surprise et naïve qui
ne cadrait pas du tout avec son personnage.
— Ce sont des faux, lui assura-t-il en lui montrant leur charnière. Je ne
suis pas en train de te proposer de te trouer les seins !
Elle lui sourit, visiblement soulagée. Il allait prendre l’un des faux
piercings, quand ses yeux tombèrent sur un bijou de taille, un lien doré
décoré de strass et qui brillait de mille feux sous les lumières fluorescentes.
Au centre, une petite pierre rose en forme de cœur attirait le regard vers la
région située en dessous.
— On dirait qu’il est fait pour toi, déclara-t-il.
— Il est joli, approuva-t-elle.
— On peut l’essayer ? demanda-t-il au vendeur.
Celui-ci répondit par un haussement d’épaules indifférent qu’il
interpréta comme une autorisation.
Elle lui présenta sa taille, les bras levés, et il fit glisser la chaîne entre
ses doigts, avant de la lui passer et de boucler le fermoir — tout en prenant
garde de ne pas effleurer la belle peau bronzée que le doré du bijou mettait
en valeur.
Mais ses mains tremblaient.
Sa conquête se détourna en se déhanchant et déambula dans le magasin,
comme un mannequin qui présente un modèle.
Ce bijou lui allait à merveille et la rendait encore plus sexy. Elle était
éblouissante. Il la baptisa secrètement « Paillette ».
Elle s’arrêta devant lui, en appui sur une hanche, pour se faire admirer.
— Je crois que ce bijou t’attendait, dit-il d’une voix rauque.
Elle eut un rire joyeux qui lui alla droit au cœur.
— Tu n’es pas obligé de me faire un cadeau, tu sais.
— Je sais, mais ça me fait plaisir. Ce sera un petit souvenir de plus de
ton vingt et unième anniversaire.
Le hippie lui annonça un prix scandaleux pour un tel bijou de pacotille,
mais il ne chercha pas à marchander car il avait conscience d’être dans un
magasin pour touristes. De plus, il ne regretta pas son argent quand Paillette
se jeta sur lui pour le remercier d’un baiser, tandis qu’il ramassait sa
monnaie.
Une fois dehors, ils continuèrent à descendre la rue, en riant et en
s’embrassant. Le cadeau d’anniversaire scintillait sous les lampadaires,
comme un appel… Ils arrivaient enfin au bout de la rue, où se trouvait sa
voiture, et ce n’était pas trop tôt, car il était fou de désir. Il fit asseoir
Paillette sur le capot et, comme il se glissait entre ses jambes, il poussa un
cri étouffé en remarquant qu’elle ne portait qu’un minuscule string rouge
sous sa petite jupe en cuir.
Elle l’avait saisi par la nuque et lui mordillait le cou. Quand un groupe
qui passait sur le trottoir se mit à leur hurler des encouragements, il prit
soudain conscience qu’ils étaient toujours en pleine rue, et que, même s’il y
avait moins de boutiques et de passage, ils n’étaient pas seuls.
Il fit descendre Paillette du capot. Elle tituba.
— C’est ma voiture, dit-il. Monte.
Elle le repoussa.
— Non. Non. Pas dans une voiture.
Elle paraissait affolée, soudain. Il comprit qu’il ne fallait pas insister.
— Et si on allait pique-niquer sur la plage, pour fêter ton anniversaire ?
suggéra-t-il.
Elle accepta avec enthousiasme et, après avoir pris la couverture bleu et
rouge qu’il conservait dans son coffre pour les fêtes de fin de match, ils
entrèrent dans l’épicerie la plus proche, où il trouva ce qu’il fallait pour un
pique-nique d’anniversaire improvisé : une bouteille de champagne pas
vraiment glacé, mais pas trop chaud non plus, des gobelets, un paquet de
biscuits fourrés à l’orange, une boîte de bougies d’anniversaire.
Articles auxquels Paillette rajouta au dernier moment une boîte de
préservatifs, qu’elle vint déposer à la caisse.
— J’en ai déjà, indiqua-t-il.
Elle lui adressa un sourire enjôleur et le fixa droit dans les yeux.
— Oui, mais ceux-là brillent dans le noir.
Le caissier eut un sourire tellement obscène que Scott dut se retenir
pour ne pas lui mettre son poing dans la figure.
— D’accord, dit-il à Paillette.
Mais il lança tout de même au caissier un regard menaçant, tout en
prenant la monnaie qu’il lui rendait.
Fuyant les lumières et la foule, ils se dirigèrent vers la plage, guidés par
le ressac de la mer. Un pâté de maisons plus loin, ils traversèrent Gulf
Boulevard, et le trottoir devint un chemin. Elle s’appuya sur lui pour
enlever ses talons hauts et ils avancèrent vers le sommet des dunes, sur la
vaste étendue de sable blanc.
Leur conversation se réduisait au strict minimum. Elle avait clairement
dit qu’elle ne voulait rien savoir de lui et, même s’il était curieux à son
sujet, et il ne voulait pas gâcher l’ambiance en la bombardant de questions.
Il choisit un coin désert et isolé pour étaler la couverture. Il ouvrit la
bouteille de champagne et ils portèrent un toast aux vingt et un ans de
Paillette. Il mit des bougies sur le gâteau fourré à l’orange, mais la brise
venue de la mer l’empêcha de les allumer.
Ils burent, ils rirent, ils s’embrassèrent, ils se caressèrent. Ils n’osèrent
pas aller trop loin, car ils n’étaient pas seuls sur la plage, même s’ils avaient
un peu plus d’intimité que sur le capot de sa voiture. Une fille passa près
d’eux en riant et en poussant de petits cris aigus, poursuivie par un type
portant un jean coupé.
Scott avait lu qu’un bon amant ne devait surtout pas faire l’impasse sur
les préliminaires. Cette jeune femme avait l’air d’apprécier les préliminaires
et d’être prête à aller plus loin, mais il ne voulait pas se presser. Les
étreintes à la va-vite qui laissaient une femme sur sa faim, il ne connaissait
que ça. Ce soir, il voulait autre chose.
Il découvrait par exemple qu’il aimait embrasser. Il avait toujours cru
que le baiser, c’était surtout pour la fille. Mais celle-ci avait une bouche
vraiment spéciale, chaude et douce. Jamais Stephanie ne l’avait embrassé
comme ça. Mais Stephanie n’aimait pas les baisers plus que le reste.
Tandis que Paillette, elle, avait l’air d’aimer tout ce qu’il lui faisait. Et
elle le faisait savoir en gémissant. Bon sang, il avait de plus en plus de mal
à se contrôler !
Il se redressa pour reprendre son souffle et contempla l’horizon.
— Regarde, dit-il. La lune se lève.
Il avait toujours cru qu’il n’y avait rien de plus beau qu’une lune
apparaissant au-dessus d’un champ de blé, mais au-dessus de la mer c’était
tout aussi impressionnant.
Il installa Paillette devant lui, face à l’horizon, et libéra ses seins du
petit haut qui les comprimait. Puis il remonta sa jupe et commença à la
caresser, tout en lui mordillant le cou.
Elle tenta de se tourner vers lui, pour lui rendre la pareille, mais il l’en
empêcha.
— Regarde la lune, ordonna-t-il, tout en prenant entre deux doigts l’un
de ses petits tétons dressés. Ne ferme pas les yeux. Regarde bien.
— Elle est énorme, murmura-t-elle..
— On appelle ça l’illusion de lune géante, expliqua-t-il d’un ton docte.
Pendant très longtemps, on a cru que l’atmosphère ou la courbe terrestre
créaient une sorte de loupe qui faisait apparaître la lune plus grande à
l’horizon.
Il glissa une main sous le minuscule bout de tissu rouge qui servait de
culotte à Paillette. Un petit cri étouffé lui annonça qu’il avait trouvé son
point sensible.
— En fait pas du tout. Ce n’est même pas que nous voyons la lune plus
grosse à l’horizon, c’est le cerveau qui interprète l’image différemment…
Sans cesser de la caresser, il se mit à lui mordiller le cou, tandis qu’elle
ouvrait et fermait doucement les cuisses, comme si elle hésitait entre
emprisonner sa main ou lui donner plus de liberté de mouvement. Les petits
bruits qui sortaient de la gorge de Paillette étaient nouveaux pour lui et
l’excitaient au plus haut point.
— Oh oui, tu aimes ça, murmura-t-il. Laisse-toi aller…
Au moment où la lune jaillissait à l’horizon, Paillette poussa un cri
d’extase. Quand elle se détendit complètement dans ses bras, il la serra
contre lui et couvrit ses cheveux de petits baisers. Il avait réussi. Il l’avait
fait. Il avait envie de crier à la terre entière qu’il avait fait jouir une femme.
Les doutes qui le torturaient depuis des années s’étaient évanouis en un
éclair — ou plutôt en un spasme vibrant. Il savait maintenant ce qu’était un
orgasme féminin.
— Allons-y, dit-il.
— Où ?
Il ramassa le petit haut à paillettes dans le sable et le tendit à Paillette.
— Ailleurs.
Elle leva les yeux vers lui, soudain inquiète et timide.
— Je… C’est fini ?
Il ne put s’empêcher de rire.
— Non, madame. Je vous emmène dans ma chambre et je vais
m’occuper de vous toute la nuit…
349.2 Droit des juridictions particulières
D.J. était descendue inspecter la section des enfants. Elle était un peu
moins lugubre que la section adultes, car les rayonnages, plus bas, laissaient
passer la lumière, mais il fallait trouver un moyen de la rendre plus gaie et
plus attrayante. Ashley Turpin était là, bien qu’il fût déjà tard, et tellement
absorbée par son livre qu’elle ne l’avait pas remarquée. D.J. ressentit une
bouffée de sympathie pour cette enfant. Ashley était une petite fille
enrobée, plutôt grande pour son âge, avec un visage rond et plat, des
cheveux ternes qui hésitaient entre le blond et le brun, peu soignés. Elle
était mal fagotée, habillée avec des vêtements dont on devinait qu’ils
n’avaient pas été achetés pour elle, mais récupérés au hasard des dons. Tout
cela aurait pu passer au second plan avec un joli sourire et une personnalité
extravertie, mais Ashley ne possédait aucun de ces deux atouts et arborait
en général une mine fermée.
D.J. la rejoignit et s’accroupit près de sa chaise.
— Qu’est-ce que tu lis ?
Ashley ne répondit pas et montra à D.J. la couverture de son livre, avec
l’air coupable de quelqu’un qui s’attend à être réprimandé.
Elle avait choisi un roman pour adolescents. D.J. ne put s’empêcher de
sourire. Cette petite était une vraie lectrice.
— J’ai adoré ce livre et moi aussi je l’ai lu quand j’avais ton âge, dit-
elle. Avec un peu d’avance, ajouta-t-elle.
L’expression d’Ashley exprima un mélange de surprise et de
soulagement.
— J’ai lu tous les livres pour mon âge, expliqua-t-elle comme si elle
avait préparé sa défense.
D.J. acquiesça.
— Je vois ce que tu veux dire. J’ai eu le même problème que toi.
Elle rendit le livre à Ashley.
— Je suis désolée d’interrompre ta lecture, dit-elle, mais je voulais que
tu saches que la bibliothèque ne fermera pas cette année pendant la moisson
et que tu y seras la bienvenue.
— D’accord, répondit Ashley.
D.J. aurait voulu la prendre dans ses bras, la consoler, lui dire qu’elle
savait pourquoi elle venait se réfugier ici, lui dire qu’elle-même, autrefois,
avait passé son temps à lire à la bibliothèque de son quartier. Mais, bien sûr,
elle ne le fit pas. Elle se contenta de lui adresser un sourire rassurant et
regagna l’espace de lecture réservé aux adultes.
Encombré de vieux meubles lourds et cossus, l’endroit était confortable,
mais d’un style vieillot. Trois des murs étaient recouverts de hautes étagères
remplies de livres. Les portes donnant accès aux toilettes et l’ouverture sur
le hall carrelé de marbre occupaient la moitié du quatrième. L’atmosphère
était étouffante et évoquait plutôt le salon d’un club huppé du siècle passé.
On n’aurait pas été surpris de sentir des odeurs de cigares de prix et
d’entendre le tintement des verres de sherry.
Pour la énième fois, elle examina les lampes en réfléchissant au moyen
d’obtenir un meilleur éclairage. Les ampoules à incandescence des lourds
plafonniers de cuivre avaient été remplacées par des ampoules fluo
compactes. Des halogènes, diffusant une lumière plus intense, seraient peut-
être plus indiqués ? Elle repoussa aussitôt l’idée. Les halogènes
produisaient trop de chaleur et étaient déconseillés dans les bâtiments
publics, à cause du risque d’incendie. Un dôme de verre géant aurait été
idéal, mais modifier la structure de cette bâtisse historique aurait demandé
des démarches interminables en vue d’obtenir l’autorisation nécessaire —
laquelle aurait sans doute été refusée pour des raisons budgétaires.
— Qu’est-ce que vous faites ?
La question venait de Suzy qui rentrait de sa tournée de bibliobus.
Aujourd’hui, elle lisait des contes aux enfants du comté et elle arborait pour
la circonstance une jupe longue et un T-shirt Harry Potter.
— Je regarde et je réfléchis, répondit-elle en lui adressant un sourire un
peu forcé.
Elle en voulait un peu à Suzy et Amos de ne pas l’avoir soutenue et de
s’absenter pendant la moisson.
— Vous ne comprenez pas, avait plaidé Suzy. La moisson, c’est
l’événement le plus important de l’année. Tout le monde participe.
D.J. comprenait, mais ça ne l’obligeait pas à être d’accord. Trois
employés en moins, sur quatre — cinq avec elle —, c’était beaucoup. Elle
n’avait pas envie de différer les changements qui s’imposaient. Elle avait
même décidé de profiter de ce moment où les usagers ne se montreraient
pas, d’après ce qu’on lui affirmait, pour accélérer les choses.
Sans ses employés, puisqu’il était apparemment impensable de les
obliger à venir travailler sans se mettre à dos toute la communauté de
Verdant.
— Comment s’est passée votre tournée, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Très bien. J’ai eu beaucoup de monde. J’adore ce travail.
— Avez-vous prévenu que vous ne passeriez pas pendant la moisson ?
Suzy acquiesça.
— Tout le monde le savait déjà, mais je l’ai annoncé, comme vous me
l’aviez demandé. Les personnes âgées et les enfants ont fait des provisions
de livres. Les autres seront trop épuisés à la fin de leur journée de travail
pour avoir la force d’en ouvrir un.
D.J. acquiesça. Elle commençait à en avoir assez qu’on lui répète tout le
temps la même chose.
— Je… Je voudrais vous demander quelque chose, murmura Suzy d’un
ton hésitant.
— Suzy, j’ai très bien compris votre position. C’est une affaire
entendue, n’en parlons plus.
— Mais ce n’est pas de la moisson que je veux vous parler ! répondit
Suzy d’un air surpris.
Elle considérait visiblement elle aussi que l’affaire était entendue et ne
se sentait même pas coupable. D.J. en fut agacée.
— Je vous écoute, dit-elle d’un ton sec.
— C’est à propos de Viv. De Mme Sanderson.
— Euh… Oui ?
Encore des ragots, sans doute. Le sport national de Verdant commençait
à l’irriter. Elle décida qu’elle ne se gênerait pas pour couper court à la
conversation si Suzy allait trop loin.
— Est-ce qu’elle vous paraît bien en ce moment ? poursuivit Suzy. Elle
n’a pas un comportement bizarre ?
Bizarre, Viv l’était certainement. Mais D.J. ne la connaissait pas assez
pour savoir si elle l’était plus que de coutume, aussi, elle préféra se montrer
prudente.
— Non, pas du tout.
Suzy acquiesça.
— Est-ce que vous l’avez chargée de… de faire des achats pour vous ?
La question était étrange, mais D.J. se contenta de secouer la tête.
— Je vous demande ça, parce que je sais qu’elle a acheté tout un chariot
de nourriture pour chiens.
— Elle a fait ça ? s’étonna D.J. Je ne lui ai pourtant rien demandé.
— Eh bien…
Suzy hésita de nouveau.
— Vous êtes sûre de ne pas non plus lui avoir demandé d’acheter pour
vous un article plus… intime ?
— Mais de quoi parlez-vous ?
Suzy s’approcha et baissa la voix.
— Vous voyez qui est Kimmi Morton ? Les parents de son mari tiennent
le supermarché IGA.
— Oui, j’y ai déjà fait des courses. Et je crois qu’on m’a présenté
Kimmi Morton.
— Ça fait un moment que Kimmi se fait du souci pour Viv. Depuis
quelques semaines, elle achète des tas de conserves…
En effet, D.J. avait remarqué que Viv Sanderson stockait chez elle une
quantité anormale de boîtes, mais elle n’allait pas commenter le contenu du
garde-manger de sa logeuse.
— Les Morton ont d’abord pensé qu’elle faisait des provisions au cas
où il neigerait trop cet hiver pour sortir. Puis, Kimmi l’a vue inspecter les
dates de péremption des boîtes de conserve. Elle ne prend que des boîtes sur
le point d’être périmées.
D.J. fronça les sourcils.
— C’est étrange, en effet, ne put-elle s’empêcher de répondre.
— Plutôt. Quand on achète une boîte de conserve qui sera bientôt
périmée, c’est pour la consommer tout de suite, pas pour l’ajouter à un
stock déjà conséquent.
D.J. acquiesça.
— Kimmi en a parlé à Scott, poursuivit Suzy. Il l’avait déjà remarqué et
il pense que c’est une façon pour sa mère de meubler sa solitude.
— Ah ?
— Le mari de Viv est mort il y a un an environ.
— Oh… Je l’ignorais.
— C’est étrange qu’elle ne vous en ait pas parlé, déclara Suzy. Enfin, ce
n’est pas le sujet. Ce que je voulais vous dire, c’est que Viv a acheté
aujourd’hui un article dont elle n’a pas du tout l’usage. Kimmi la soupçonne
de perdre la tête, mais elle n’ose pas en parler à Scott.
— De quoi s’agit-il ?
Suzy se pencha en avant pour murmurer.
— Elle est passée à la caisse avec une énorme boîte de tampons
périodiques.
D.J. haussa un sourcil.
— Je sais, soupira Suzy. Viv a plus de soixante ans. De plus, Kimmi a
appris de sa belle-mère qu’elle a subi une hystérectomie il y a près de dix
ans.
Ce n’était pas le genre d’informations qu’un gérant de supermarché était
censé détenir sur ses clients, mais D.J. commençait à s’habituer aux mœurs
de Verdant et elle ne fut même pas surprise.
— Elle… elle a dû les acheter pour quelqu’un d’autre… ou pour un
usage détourné.
— Ou alors elle perd la boule, suggéra Suzy.
— Elle ne me fait pas cette impression.
— Il faut tout de même alerter Scott. C’est son fils, tout de même !
D.J. dut reconnaître qu’elle avait raison.
— Mais Kimmi ne veut pas s’en charger, reprit Suzy.
— Pourquoi ?
— Elle dit qu’elle ne veut pas que l’on pense qu’elle surveille les achats
de ses clients.
D.J. haussa les épaules.
— Oui, je la comprends. C’est un peu comme à la bibliothèque : nous
ne sommes pas censés raconter qui emprunte quoi, ni parler de ce que nos
usagers cherchent sur internet. Nous n’avons même pas l’autorisation de le
divulguer aux autorités sans mandat. Et, même si un supermarché n’est pas
encadré par la loi à ce sujet, il y a une question d’éthique…
— Elle m’a demandé de parler à Scott, poursuivit Suzy. Mais comment
puis-je savoir que Viv a acheté des tampons, à moins de l’avoir appris par
quelqu’un du supermarché ? Ça me déplairait que Viv ait l’impression que
l’on jase sur son compte. C’est pour ça que j’ai pensé que le mieux serait
que ça vienne de vous.
— De moi ?
— Oui… Parce que vous habitez chez elle et que vous avez pu voir
traîner cette boîte. Et aussi parce que vous fréquentez Scott.
— Je ne fréquente pas Scott.
— D’accord, mais vous êtes sortis ensemble samedi soir. Vous pouvez
lui parler. De plus, vous êtes nouvelle dans cette communauté, c’est plus
facile pour vous. Vous comprenez ?
Justement, non, D.J. ne comprenait pas très bien.
— Je connais à peine Viv et Scott, dit-elle. Et, pour ce qui est de Scott,
je n’ai nulle envie de faire plus ample connaissance.
— Mais pour vous il n’y a aucun enjeu ! Si Scott le prend mal et vous
en veut, quelle importance ?
— Parce que vous pensez qu’il pourrait le prendre mal ?
— Si Viv était ma mère, je serais contente que quelqu’un s’intéresse
suffisamment à elle pour remarquer ce genre de choses et venir m’en parler.
Mais, ici, il faut tout le temps marcher sur des œufs. Nous sommes
supposés être solidaires et nous intéresser à ce qui arrive à nos voisins. Mais
celui qui met son nez dans les affaires des autres risque de se le faire tailler.
Et la cicatrice reste longtemps, vous pouvez me croire.
D.J. croisa les bras.
— Donc, Kimmi et vous, vous tenez au bout de votre nez et vous me
proposez de sacrifier le mien, c’est bien ça ?
Suzy lui jeta un regard embarrassé.
— Et ma réputation, ma place dans cette communauté, vous en faites
quoi ? poursuivit D.J. C’est chez moi, ici, maintenant.
Suzy eut l’air surprise.
— Mais… ce n’est pas comme si vous étiez là depuis toujours.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous finirez par partir dans une grande ville. Personne n’attend de
vous que vous vous installiez définitivement ici.
— C’est pourtant mon intention, déclara D.J.
— Parlez-lui, je vous en prie.
— Je refuse.
— Il le faut.
— Pas question.
— J’ai déjà promis à Kimmi que vous le feriez.
— Quoi ?
— Je vous en prie… Je serai votre meilleure amie.
— Vous parlez comme une gamine.
— Vous avez raison. Et je suis déjà votre meilleure amie. Je vous en
prie, faites-le pour moi…
— Non, vraiment, Suzy, je ne peux pas.
— Réfléchissez-y, au moins. Pensez à la pauvre Viv. Je sais que vous
l’appréciez et que vous ne voudriez pas qu’il lui arrive malheur. Pensez à
votre mère. Si elle était malade, vous aimeriez le savoir.
L’argument ébranla D.J. Elle n’avait jamais été proche de sa mère et
c’était l’un des grands regrets de sa vie.
— Je ne peux rien vous promettre, dit-elle enfin. Mais j’y réfléchirai.
— Oui ! s’écria Suzy en lançant son poing en l’air en signe de victoire.
Je savais que je pouvais compter sur vous.
374.6 Education des adultes
Viv ne s’était jamais intéressée aux animaux. Elle avait eu une vie bien
remplie. Elle avait aidé son mari à tenir un commerce, elle avait élevé deux
enfants, elle s’était toujours investie dans la vie de la communauté. Elle
n’avait jamais eu besoin de la compagnie d’un animal.
Aussi, elle découvrait aujourd’hui avec surprise que la présence de
M. Dewey lui faisait un bien fou. Il l’accompagnait tous les jours au
cimetière et courait librement pendant qu’elle parlait à John. Il ne
s’éloignait pas et la suivait quand elle repartait, toujours plein d’entrain.
Elle s’agenouilla devant la tombe, sans même faire mine d’arracher les
mauvaises herbes ou de s’occuper des fleurs. Elle était venue uniquement
pour parler à John. John, qu’elle avait hâte de rejoindre. John, qu’elle
supportait de moins en moins de laisser seul au cimetière.
— Je vais passer au plan B, déclara-t-elle en se penchant vers la pierre
tombale. Je n’ai pas le choix. Je n’ai jamais été une mère abusive qui
manipule ses enfants, mais là je n’ai pas le choix. Comme on dit : « A
situation désespérée, solution désespérée. » Tu n’es pas d’accord ?
Aucune réponse ne lui parvint depuis le bloc de granit.
— Ils sont têtus tous les deux, soupira-t-elle. Il prétend qu’il est très
heureux comme ça. Et elle l’a détesté au premier regard. Mais je sais qu’ils
se trompent. Je me fie à ton jugement. Je t’ai toujours fait confiance dans
les affaires de cœur. Tu te souviens, quand tu m’as dit que nous devions
nous marier ?
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Tu ne m’as pas demandé si je voulais t’épouser, tu m’as affirmé que
je devais t’épouser. Tu étais sûr de me rendre heureuse. Et tu avais raison.
Elle soupira.
— Depuis que tu n’es plus là, je ne sais plus ce que c’est que le
bonheur.
Elle demeura rêveuse quelques secondes, puis se reprit.
— Je dois trouver un moyen de les obliger à passer du temps l’un avec
l’autre, reprit-elle d’un ton résolu. Et ensuite les choses suivront leur cours.
Elle acquiesça.
— Je sais que nous avons raison, John. Il faut simplement leur fournir
l’occasion de se découvrir. Il y a un truc qui fonctionne entre eux. Je le
sens. Ils sont faits pour vivre ensemble.
Viv tendit le bras pour caresser les lettres gravées dans la pierre.
— Ensemble, c’est le mot que je préfère.
La pierre chauffée par le soleil était tiède, et Viv avait désespérément
besoin d’être réchauffée.
Elle s’allongea sur la tombe et caressa l’herbe grasse.
— Tu me manques, murmura-t-elle.
Il ne répondit pas. Pourquoi ne répondait-il pas ? Il s’était manifesté une
fois, et depuis plus rien. Pourquoi l’abandonnait-il ? Elle avait besoin de lui.
Les larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle ne supportait plus le
vide laissé par son absence.
Soudain, M. Dewey fut là, et se mit à lécher en haletant les larmes
salées sur ses joues. Elle commença par le repousser, mais il revint à la
charge.
— Espèce de stupide petit toutou ! le gronda-t-elle en souriant. Je dois
te paraître bien sotte.
Elle lui gratta les oreilles et il prit son air de chien content, avec sa
langue qui pendait. Il était si attendrissant qu’elle eut envie de rire. On ne
pouvait pas résister à ce chien…
— Tu veux jouer, c’est ça ? C’est tout ce qui t’intéresse ? Jouer, jouer, et
encore jouer. Tu crois que je n’ai rien de mieux à faire ?
Elle éclata de rire.
— Oui, en effet, tu as raison, je n’ai rien de mieux à faire.
Quand elle se leva, le chien se mit à trottiner joyeusement devant elle,
en direction de la maison.
347.0 Procédures civiles
* * *
— C’est un péché, lui avait-elle dit la première fois qu’ils avaient fait
l’amour. C’est pour ça que je ne ressens rien. Je sais que c’est un péché et je
n’arrive pas à me laisser aller.
— Un péché ? avait-il répété sans chercher à lui dissimuler son
étonnement.
Elle était venue le rejoindre à Lawrence, dans son petit appartement
d’étudiant, et il s’était donné du mal pour faire de leur première nuit
d’amour un moment inoubliable. Il avait dépensé son argent de la semaine
pour acheter une bonne bouteille de vin, il avait allumé des bougies,
répandu des pétales de roses sur le lit. Il s’était agenouillé devant elle et il
lui avait offert une bague en lui demandant de l’épouser. Ils s’étaient
embrassés et caressés au milieu des pétales de roses. Mais, quand il avait
voulu aller plus loin, elle avait protesté.
— Nous sommes fiancés, à présent, lui avait-il fait remarquer.
— Nous sommes fiancés, mais pas mariés, avait-elle répondu.
Elle avait fini par céder, mais elle avait refusé de se déshabiller
entièrement. Après l’amour, elle s’était empressée de se rhabiller — en
parlant cette fois encore de péché.
— Stephanie, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as des scrupules, maintenant ?
Au lycée, quand tu copiais sur moi pendant les contrôles, tu ne te
demandais pas si c’était un péché.
— Ne fais pas l’idiot, ça n’a rien à voir ! avait-elle rétorqué en
repoussant ses cheveux en arrière de ce geste gracieux qui lui plaisait tant.
Le tableau périodique des éléments ne m’aurait été d’aucune utilité dans la
vie…
Elle l’avait regardé droit dans les yeux. Elle était vraiment belle. Elle
avait des cheveux blonds comme les blés, de grands yeux bleus et une
longue silhouette tout en jambes.
— Scott, je n’y ai pris aucun plaisir. Parce que c’est un péché.
Ensuite, ils avaient recommencé, mais ça ne s’était pas amélioré.
Convaincu que c’était sa faute, qu’il ne savait pas y faire, il s’était
documenté. Puis, comme cela ne changeait rien, il était passé à la
pratique… avec Paillette.
— Je sais que le sexe, ça peut être mieux que ça, surtout entre des gens
qui s’aiment, avait-il dit une fois à Stephanie, fort de l’expérience de sa
folle nuit avec Paillette.
— Ah oui ? Et qu’en sais-tu ? Tu es un expert ?
Il n’avait pas répondu, mais son air coupable l’avait trahi.
— Tu m’as trompée !
Il avait gardé le silence.
— Seigneur… Tu m’as sûrement transmis une maladie.
— J’ai utilisé des préservatifs, avait-il argué. Avec elle, comme avec toi.
— Tu m’as vraiment trompée !
Elle s’était levée pour arpenter la pièce.
— Qui c’était ?
— Ce n’est pas important. Elle n’était pas importante. C’était une
aventure d’un soir.
— Oui. J’ai entendu parler des folles nuits d’étudiants. On fait boire les
filles et on les oblige à coucher.
— Jamais je n’obligerais une fille à coucher avec moi.
— Tu m’obliges tout le temps à coucher avec toi.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je ne t’ai jamais forcée à quoi que
ce soit !
— Tu ne fais que ça. Tu m’as obligée dès que tu as eu ton appartement à
Lawrence. Moi je t’ai toujours dit que je voulais attendre.
— Mais nous n’avons pas attendu et il serait important que ça se passe
mieux entre nous. Pour toi et pour moi. C’est pour ça que… C’est pour ça
que j’ai couché avec une autre femme. Pour être capable de te donner du
plaisir.
— Si tu veux vraiment me faire plaisir, laisse-moi un peu tranquille
avec ça ! avait-elle répliqué.
* * *
Scott glissa une pêche dans un sac en papier, tout en secouant la tête.
C’était à ce moment-là qu’il aurait dû comprendre que ça ne pouvait pas
marcher entre Stephanie et lui. Stephanie ne l’avait jamais désiré. Jamais
aimé.
— Tu aurais dû la quitter sur-le-champ, murmura-t-il pour lui-même.
Mais il ne l’avait pas quittée…
Depuis, il avait retenu la leçon et s’était juré de ne plus s’égarer dans
des liaisons vouées à l’échec.
Il avait décidé de rester seul en attendant de rencontrer son âme sœur.
Il ne put s’empêcher de ricaner : ça risquait de prendre du temps, car il y
avait peu de chances qu’elle vienne frapper à sa porte d’ici au lendemain !
La sonnette de la porte qui tintait lui fit lever le nez de ses sacs. A sa
grande surprise, il reconnut la bibliothécaire. Vu l’attitude revêche qu’elle
avait eue au cinéma, il aurait cru qu’elle l’éviterait comme la peste. Comme
quoi, on pouvait se tromper…
Il fut tenté de l’accueillir d’une remarque acerbe, pour lui rendre la
monnaie de l’autre soir, mais il se retint. Tout le monde en ville avait l’air
de la trouver gentille. Peut-être l’était-elle, après tout ? Curieux de savoir ce
qu’elle lui voulait, il lui fit son sourire aimable de commerçant — celui qui
ne l’engageait à rien.
— Bonjour. Que puis-je pour vous ?
La question parut la prendre par surprise. Elle regarda autour d’elle
comme si elle tentait de se souvenir de ce qu’elle était venue chercher.
— Je… Euh… C’est l’heure de ma pause et tous les magasins sont
fermés.
Scott acquiesça.
— Vous ne trouverez ouverts que le supermarché IGA et les
sandwicheries.
Elle paraissait mal à l’aise.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil
du côté des sachets alignés sur le comptoir.
— Je prépare des petits déjeuners pour ceux qui travaillent aux récoltes,
expliqua-t-il. La plupart des commerçants font un geste. C’est une façon de
participer à la moisson.
Elle fronça les sourcils.
— La bibliothèque a l’habitude de faire quelque chose ?
— Pas que je sache. C’est difficile de lire un livre tout en conduisant un
tracteur.
— On pourrait proposer des téléchargements gratuits de livres audio,
répondit-elle.
Il approuva.
— Ma foi, pourquoi pas ?
— C’est trop tard pour cette année, mais je mettrai ça en place l’année
prochaine, dit-elle. Merci de m’avoir donné l’idée.
Il haussa les épaules.
— Ce serait amusant de voir ces grands gaillards noueux écouter La
Céréaliculture pour les nuls.
— On pourrait peut-être leur proposer des romans, répliqua-t-elle.
Pionniers, de Willa Cather, serait de circonstance.
Scott sourit.
— Ou bien Cent ans de solitude.
— Ah, je vois que vous aimez lire…
Il haussa les épaules.
— Réflexe d’autodéfense. J’ai grandi dans l’ouest du Kansas.
— J’ai deux mots pour vous : télé et satellite.
— Ma mère et mon père ont attendu que je sois à l’université pour
installer une antenne sur le toit de notre maison.
— C’était très judicieux de leur part.
— Possible. Asseyez-vous, proposa-t-il en désignant le tabouret libre
près du comptoir.
C’était la première fois qu’il avait avec elle une conversation sensée et
il se prit à espérer qu’elle avait définitivement enterré la hache de guerre.
— Vous voulez une tasse de café ? Ou plutôt, vu la chaleur qu’il fait
aujourd’hui, un soda glacé, qu’on appelle ici un « pop » ?
— Ah, c’est vrai que vous dites « pop ». Ma baby-sitter à Wichita disait
cela, elle aussi.
Il passa derrière le comptoir.
— Si vous demandez un soda à ce comptoir, on vous servira un mélange
de crème glacée et d’eau gazeuse. Je serais ravi de vous en préparer un, je
suis un spécialiste.
Une drôle d’expression passa fugitivement sur le visage de D.J., mais
elle s’effaça avant qu’il ait le temps de l’interpréter.
— Un pop, ce serait parfait, assura-t-elle.
— Voulez-vous une boisson au chocolat, un 7 Up à la vanille, un Coca
cerise-noix de coco ?
Elle secoua la tête.
— Je prendrai un simple Pepsi, s’il vous plaît. Je sais que ce n’est pas
très original, mais j’aime ça.
— On n’a pas besoin d’être tout le temps original, déclara-t-il avec le
plus grand sérieux. Mais de temps en temps…
Elle fit de nouveau une drôle de tête et il comprit qu’elle se méfiait de
lui. Ou bien, elle lui cachait quelque chose. Il se demanda ce que ça pouvait
bien être. Oh ! et puis, après tout, peu importe !
Il lui servit son Pepsi et retourna remplir ses sacs.
A son grand étonnement, elle le suivit.
— Je voudrais vous parler, annonça-t-elle.
Il espéra qu’elle n’allait pas se mettre à lui exposer les raisons de son
hostilité. En tout cas, elle ne s’apprêtait pas à aborder un sujet agréable :
elle avait la mine dégoûtée de quelqu’un qui vient d’avaler un truc infect, et
ce n’était probablement pas à cause du Pepsi.
— Il faut que je vous parle de… de votre mère.
— De ma mère ?
— Ce n’est sans doute pas mon rôle, mais…
Elle prit le temps d’inspirer et se lança.
— Votre mère, dernièrement… Je ne sais pas si vous vous êtes aperçu
qu’elle… qu’elle se comportait…
Il eut pitié d’elle.
— Vous trouvez que ma mère a un comportement étrange ?
Elle lui lança un regard plein de gratitude.
— Oui, oui, c’est ça. Je sais qu’elle est veuve depuis peu… Et, à ce
sujet, toutes mes condoléances pour votre père… Mais votre mère… fait
certaines choses qui… m’inquiètent.
Elle avait tant de mal à s’exprimer que c’en était douloureux de
l’écouter. Scott croyait savoir de quoi elle voulait parler. Sa mère était
pénible, avec ses manigances d’entremetteuse. Cette jeune femme était
nouvelle dans leur petite communauté, elle y avait une position fragile, elle
n’osait pas se révolter ouvertement. Il décida de la tirer d’embarras une fois
pour toutes.
— Ecoutez, dit-il, ma mère essaye de nous pousser l’un vers l’autre
depuis le jour où vous êtes arrivée. Je sais que c’est très gênant. Pour nous
deux. Mais vous n’avez plus à vous en faire. J’ai parlé avec elle aujourd’hui
et je lui ai dit qu’elle outrepassait ses prérogatives de mère. Je l’ai calmée,
croyez-moi. Elle se tiendra tranquille, désormais.
358.1 Autres forces militaires spécialisées
D.J. était rentrée chez elle après une longue journée de travail plutôt
décevante, car elle n’avait pas encore trouvé le moyen de régler les
problèmes d’éclairage de la bibliothèque. Elle commença par se faire couler
un bain chaud, puis alluma une bougie aux senteurs de l’océan et entra dans
la baignoire sans attendre qu’elle se remplisse.
Elle avait grand besoin de se détendre
Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le bruit de l’eau, si familier et
rassurant. Quand elle était enfant, sa mère l’emportait parfois dans la salle
de bains pour l’installer dans la baignoire, avec un livre, son travail de
classe, ou la télévision. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi.
Plus tard, avec le recul, elle avait compris que sa mère avait voulu la
mettre à l’abri des violentes disputes qui l’opposaient à son père.
Elle soupira. En l’isolant pour la protéger, sans jamais lui expliquer
pourquoi, sa mère avait fait d’elle une personne solitaire et introvertie. Elle
s’était souvent sentie seule, abandonnée, délaissée. N’osant pas protester, ni
réclamer, parce qu’on ne le lui en laissait pas le loisir, elle s’était enfermée
dans une tour d’ivoire. Avec ses livres.
Elle ferma les yeux et repoussa les images qui lui venaient à l’esprit. On
ne pouvait rien changer au passé. Il fallait le surmonter. Et, si possible,
l’oublier.
Dew quitta le tapis de bain sur lequel il s’était installé pour somnoler,
sauta sur le panier de linge et posa ses pattes avant sur le carreau de fenêtre
couvert de buée.
C’était sûrement Mme Sanderson qui rentrait. Dew, qui sortait souvent
avec elle, s’intéressait aux déplacements de la vieille femme… Depuis leur
arrivée à Verdant, il n’était plus son chien. Quand elle revenait du travail, il
ne se jetait plus sur elle en remuant frénétiquement la queue, mais lui
lançait un regard distrait comme pour dire : « Ah, tiens, toi aussi tu vis ici. »
D.J. dut s’avouer que cela lui déplaisait.
Le bain était prêt. D.J. ferma le robinet avec son pied, puis laissa
échapper un soupir.
Elle avait perdu un temps considérable, aujourd’hui, à réfléchir aux
problèmes d’éclairage de la bibliothèque. Il lui était venu l’idée saugrenue
d’installer un alignement de miroirs au niveau des moulures, près du
plafond. Placés selon un certain angle, ces miroirs devaient capter la
lumière provenant de l’autre côté des étagères et la renvoyer vers le bas,
dans la salle de lecture. Elle avait donc tenté, testé différentes positions pour
ces miroirs. Puis elle s’était résignée. A moins de pouvoir en modifier
l’inclinaison au cours de la journée, ce qui était impossible, les miroirs
n’amélioreraient la situation que quelques heures par jour. De plus, les
rayons agressifs qu’ils renverraient risquaient d’éblouir les lecteurs.
— Idiote, murmura-t-elle pour elle-même.
Il devait pourtant y avoir un moyen d’éclairer cette fichue salle et ça la
rendait folle de ne pas le trouver. Elle connaissait de très belles
bibliothèques dans lesquelles la lumière naturelle ne pénétrait jamais. Peut-
être qu’en mettant des lampes fluorescentes le long des étagères… Tiens,
pourquoi pas… L’idée n’était pas mauvaise. Elle était peu coûteuse et
éviterait de repenser tout l’éclairage.
Dew se leva de nouveau et cette fois courut vers la porte, qu’il se mit à
gratter
— Dew, arrête !
Il lui jeta un vague regard, puis se remit à gratter frénétiquement,
comme s’il espérait creuser un tunnel sous la porte pour s’échapper.
Une minute plus tard, elle entendit marcher sur sa terrasse, puis frapper
à sa porte.
— Oh… Seigneur !
Dew fit entendre des jappements excités.
Elle fut tentée de ne pas répondre, puis elle se souvint qu’elle était à
Verdant. Ici, on ouvrait à un visiteur. Sa voiture était garée devant la
maison. Elle ne voulait pas qu’on dise qu’elle ne recevait pas les gens qui se
présentaient chez elle.
Elle sortit donc précipitamment du bain, tout en pestant contre
l’opportun. Comme les coups se faisaient plus insistants, elle attrapa une
serviette et ouvrit la porte de la salle de bains pour se faire entendre.
— J’arrive ! cria-t-elle.
Dew se faufila par la porte entrouverte et fila vers l’entrée.
L’idée qu’il ait hâte de revoir Viv, avec qui il avait pourtant passé sa
journée, agaça D.J.
Elle s’enveloppa dans la serviette et la noua avec soin. Puis, pieds nus,
elle marcha d’un pas lourd jusqu’à l’entrée.
Elle ouvrit la porte sans même prendre la peine de vérifier qui frappait,
persuadée d’avoir affaire à Mme Sanderson.
Mais ce fut sur M. Tout que s’ouvrit le battant.
Il demeura quelques secondes aussi abasourdi qu’elle. Totalement muet.
— Oh… Désolé, vraiment… Je ne pensais pas vous sortir du bain.
La phrase rappela à D.J. qu’elle était nue sous sa serviette. Elle fit un
pas de côté pour se réfugier derrière le battant.
— Je pensais que c’était votre mère, bredouilla-t-elle.
— Désolé, répéta-t-il. Je… Je la cherche, justement. Vous savez où elle
est ?
— Non.
— Elle ne vous a pas dit qu’elle sortait, ni où elle allait ?
— Non.
— Elle a l’habitude de s’absenter le soir en semaine ?
— Non… euh… je n’en sais rien. Que voulez-vous ?
— Je… Vous ne sauriez pas, par hasard, où elle cacherait un double des
clés de la maison ?
— Non, désolée.
— D’habitude, elle les met sous le pot de bégonias, mais j’ai vérifié,
elles n’y sont pas.
— Je ne peux pas vous aider, vraiment.
— J’ai cherché partout et… Ecoutez, je ne voudrais pas vous déranger,
mais… Est-ce que je pourrais l’attendre sur votre terrasse ?
Qu’il attende sa mère où il voulait, mais qu’il la laisse fermer la porte,
bon sang !
— Pas de problème, répondit-elle.
— Merci. Je serai très discret. Vous ne vous apercevrez même pas de
ma présence.
Elle en doutait. Mais elle était si soulagée de pouvoir enfin refermer
cette fichue porte qu’elle ne fit pas de commentaire.
— Dew ! appela-t-elle.
Il ne vint pas.
— Dew, viens ici !
Il l’ignora.
— Dew !
Il grimpa sur l’un des fauteuils de la terrasse et s’y installa, le museau
sur les pattes de devant.
— Retournez dans votre bain, dit Scott. Je surveillerai votre chien. Avec
moi, il ne risque rien.
D.J. fut tentée de sortir pour traîner ce traître à l’intérieur par la peau du
cou, mais cela aurait signifié s’exposer un peu plus aux regards de M. Tout.
Elle le remercia donc du bout des lèvres avant de pousser la porte avec un
immense soulagement. Elle demeura quelques instants adossée au battant,
sous le choc, puis, telle une condamnée à mort résignée à son destin, elle se
dirigea vers sa chambre pour évaluer devant le miroir l’étendue de la
catastrophe.
Elle avait eu l’espoir secret d’avoir exagéré l’indécence de sa tenue,
mais celui-ci s’envola quand elle découvrit la silhouette que lui renvoyait le
miroir. C’était encore pire que tout ce qu’elle avait imaginé. La minuscule
serviette couvrait à peine ses fesses et ses seins, et elle moulait toutes ses
courbes.
Elle en aurait hurlé d’humiliation.
Elle n’avait pas envie de se replonger dans son bain. A présent, elle ne
risquait plus de se détendre.
Elle se mit à fouiller dans les cartons les plus proches pour trouver
quelque chose à se mettre. Elle avait accroché ses tailleurs de travail, mais
elle n’avait pas encore sorti le reste de ses effets. Il faisait une chaleur
torride, mais, bien sûr, ce furent ses vêtements d’hiver qui lui tombèrent en
premier sous la main. Elle parvint tout de même à trouver un jean. Puis un
soutien-gorge de sport qui lui écrasait les seins et un T-shirt assez large pour
un défenseur de deuxième ligne. La vue de ses pieds nus la dérangeait. Elle
enfila une paire de ballerines.
Une fois habillée, elle revint vers le miroir et soupira.
— Reste naturelle, murmura-t-elle. Fais comme s’il n’était pas là.
Le conseil était judicieux, mais le suivre se révéla difficile. Elle alla
vider la baignoire. Suspendit sa serviette. Mit de l’ordre dans la salle de
bains, puis dans le salon. Elle s’installa sur le canapé, mais ne put y rester,
incapable de demeurer suffisamment calme pour regarder la télévision. Elle
décida donc de manger. Hélas, elle ne trouva dans son réfrigérateur que
quelques condiments, mais pas de viande ni de légumes. Elle se serait
presque contentée d’un sandwich à la moutarde et aux cornichons, mais une
recherche dans son placard lui apprit qu’elle n’avait plus de pain. Elle se
rabattit donc sur ce qui lui restait : du fromage et des biscuits salés.
Près du paquet de biscuits, elle trouva la bouteille que ses anciens
collègues lui avaient offerte le jour de son départ. Elle se servit un verre de
vin, avec l’espoir que ça l’aiderait à se calmer. Puis elle resta là, debout
dans la cuisine, à siroter son vin, trop nerveuse pour manger.
— Oh ! pour l’amour du ciel, gémissait-elle de temps en temps,
reprends-toi, Dorothy ! Il ne se souvient pas de toi, sinon il aurait déjà dit
quelque chose. Tu n’es qu’un vague épisode dans la longue histoire de ses
conquêtes. Tu dois te montrer amicale, tout en conservant une certaine
distance. Tu ne vas pas trembler chaque fois qu’il t’approche, tout de
même !
Elle accordait décidément trop d’importance à ce Scott. Il était temps
d’affronter ses peurs !
— Comporte-toi en adulte, bon sang ! marmonna-t-elle.
Elle prépara un plateau avec deux verres, le vin, le fromage et les
biscuits salés. Puis elle emporta le tout sur la terrasse.
En la voyant approcher, Dew leva la tête pour lui adresser son sourire de
chien heureux à la langue pendante. Scott se leva d’un bond.
— Laissez-moi vous aider, fit-il.
Il lui prit le plateau des mains et le déposa sur la table en métal, devant
le rocking-chair.
— Vous n’étiez pas obligée de vous donner tout ce mal, lança-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Il fallait bien que je mange, et vous aussi. Je n’ai malheureusement
que ça à vous offrir.
— Ça me va très bien, assura-t-il. J’ai tellement faim que je ne vais pas
faire le difficile…
D.J. parvint tout juste à sourire.
— Vous auriez peut-être dû manger avant de venir, dit-elle.
— J’aurais dû, ça c’est sûr. Mais je n’y ai même pas pensé tant j’étais
déboussolé.
— Déboussolé ?
— Ma fosse septique est totalement bouchée. C’est catastrophique.
Elle lui répondit d’un vague bruit censé exprimer sa sollicitude, tout en
cherchant du regard un endroit où s’asseoir. Dew n’avait pas l’air disposé à
abandonner son siège et il ne restait donc qu’une place, sur le canapé
occupé par Scott. Le menton en avant, le dos raide, elle alla s’y installer.
Il ne parut pas remarquer son hésitation et poursuivit ses explications ;
— J’ai d’abord cru que quelque chose obstruait l’évacuation de l’évier.
Mais c’est plus grave que ça. C’est bouché plus loin, au niveau d’un tuyau,
et je ne sais pas où.
D.J. n’y connaissait rien en plomberie, mais cette conversation aussi
peu sexy que possible lui convenait tout à fait — d’autant qu’elle était
installée avec M. Tout sur une terrasse, au crépuscule…
— Je n’y connais pas grand-chose en fosses septiques, avoua-t-elle. Ça
arrive souvent ?
— Ça ne m’était jamais arrivé.
Il leur servit du vin.
— Je fais tout ce qu’il faut pour l’entretenir. J’ai fait pomper la boue
d’épuration l’année dernière.
Elle ne savait même pas ce qu’était la boue d’épuration, mais elle
acquiesça et chercha quelque chose à dire pour qu’il n’abandonne pas le
sujet.
— Ah bon ? Et qu’est-ce qui a pu se passer, d’après vous ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. C’est bizarre. Aucun problème quand
je suis parti ce matin. Et ce soir c’était obstrué. Ce n’est même pas que ça
coule mal ou lentement, c’est bouché, complètement bouché !
Elle but une gorgée de vin, le temps de trouver une réponse adéquate.
— Vous avez appelé un plombier ? lâcha-t-elle enfin. J’imagine que
vous n’avez trouvé personne pour venir tout de suite ?
— Je ne trouverai personne avant la fin des moissons, répondit-il en
soupirant. Tous les plombiers sont actuellement assis sur une moissonneuse,
ou au volant d’un tracteur ou d’un camion. Tout ce qui n’est pas lié de près
ou de loin à la récolte va devoir attendre.
D.J. voyait très bien de quoi il parlait.
— Je suis donc à la porte de chez moi, poursuivit-il, et je n’ai nulle part
où aller. Toutes les chambres de motel et tous les lits supplémentaires sont
occupés. Je suis venu ici pour demander asile à ma mère. Et elle n’est pas
là.
D.J. but une autre gorgée de vin, tout en maudissant le destin. Elle
venait de comprendre qu’ils allaient vivre sous le même toit jusqu’à la fin
des moissons !
— Je me demande où elle peut bien être, reprit-il. C’est bizarre…
D’habitude, elle évite de conduire la nuit.
— Elle ne m’a rien dit, assura D.J. Elle est montée dans sa voiture et
elle est partie.
Elle contempla la courbe virile de sa mâchoire dans la pénombre, tandis
qu’il secouait la tête.
— C’est vraiment étrange…
Mme Sanderson paraissait vive et pleine d’énergie mais, si tous ceux
qui la connaissaient s’accordaient à lui trouver un comportement bizarre, il
y avait une raison. D.J. aurait préféré éviter d’aborder le sujet avec Scott.
Elle s’était déjà déplacée une fois jusqu’au drugstore, à la demande de Suzy,
mais quand elle avait voulu expliquer les raisons de sa présence elle s’était
mise à bégayer. Scott avait cru qu’elle se plaignait de Viv qui voulait les
jeter dans les bras l’un de l’autre. Incapable de justifier son attitude revêche
avec lui elle avait bredouillé de vagues excuses et s’était éclipsée.
Mais à présent c’était différent. Elle était chez elle, sur son terrain,
rassurée par ses bonnes résolutions et par l’alcool. Elle ne trouverait sans
doute pas de meilleur moment. Elle prit le temps de choisir ses mots.
— Votre mère semble… préoccupée. Ou plutôt distraite. Quand elle va
faire ses courses, elle choisit… des articles inattendus.
Elle se demanda si elle aurait le courage de prononcer les mots
« tampons périodiques ».
Elle l’entendit soupirer.
— Je me fais du souci pour elle, avoua-t-il. Je suis sûr que c’est lié à la
mort de mon père.
Elle acquiesça.
— Ça n’a pas dû être facile pour elle. Et pour vous non plus.
— Non, en effet, murmura Scott. Nous étions très proches, mon père et
moi. Il me manque beaucoup. Mais maman… Seigneur… Ils étaient
tellement liés, tous les deux ! Vraiment liés, vous comprenez ? Il existait
entre eux quelque chose que la plupart d’entre nous passent leur vie à
attendre. Ils s’adoraient. Ils ne s’ennuyaient jamais. Ils passaient le plus de
temps possible ensemble. Ils ne cessaient d’échanger des sourires et des
blagues qu’ils étaient seuls à comprendre.
Il secoua la tête.
— J’ai grandi avec l’idée que tous les couples étaient comme eux. C’est
quand je me suis marié que j’ai découvert que ce n’était pas le cas.
Il eut un petit rire, comme s’il se moquait de lui-même. Puis il se tourna
vers elle pour lui sourire et son cœur fit une embardée.
— Mes parents partageaient tout, poursuivit-il. Ma sœur et moi, on en
plaisantait en disant que ça nous évitait d’avoir à avouer deux fois nos
bêtises. Quand on disait quelque chose à l’un, l’autre le savait. Ils formaient
une entité. C’était très particulier.
Il se tourna vers elle pour la regarder, avec un air vaguement contrit,
sans doute parce qu’il s’était laissé aller à des confidences.
— Mais peut-être que tout le monde voit ses parents comme ça.
D.J. aurait pu lui répondre que non, ça n’était pas son cas.
— En ce moment, elle passe son temps à faire des provisions, reprit
Scott. Au début, j’ai cru qu’elle allait souvent au supermarché parce que ça
lui donnait l’occasion de voir du monde. Mais elle n’est pas seule, loin de
là. Elle participe à tant de groupes et de clubs que je me demande comment
elle fait pour organiser son emploi du temps.
D.J. avait remarqué elle aussi que la vie de sa logeuse était bien remplie.
— Ensuite, je me suis dit qu’il s’agissait d’une sorte de dépression.
Qu’elle ressentait un vide et qu’elle essayait de le remplir en mangeant.
— C’est assez classique comme réaction, en effet, approuva D.J.
— Mais elle n’a pas changé ses habitudes alimentaires. Donc ce n’est
pas la bonne explication.
D.J. acquiesça.
— J’en suis maintenant à espérer qu’il s’agit d’achats compulsifs, un
autre moyen de lutter contre la dépression, à ce qu’on dit.
D.J. en douta. Les achats compulsifs concernaient en général des jeunes
femmes accros à la mode et aux belles chaussures — pas les femmes plus
âgées accros aux boîtes de conserve.
— Vous y croyez vraiment ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Je ne comprends pas ce genre de fonctionnement.
Acheter ne m’a jamais consolé de mes malheurs. Et ma mère n’est pas non
plus de celles qui ont besoin de consommer pour se sentir bien. Mais un
deuil, parfois, vous change profondément.
Il lui jeta un bref regard en coin.
— Je n’ai rien à vous apprendre sur le sujet. Maman m’a raconté que
vous aviez perdu vos parents.
— Oui.
— Ça a dû être une terrible épreuve. Je n’arrive même pas à imaginer à
quel point. Je suppose que, le jour où l’on perd ses deux parents, on se rend
compte qu’on est désormais seul au monde et qu’on ne peut compter que
sur soi-même.
— Je n’ai jamais pu compter que sur moi-même, lâcha-t-elle.
Elle le regretta aussitôt, mais c’était trop tard.
Il interpréta cet aveu dans le bon sens.
— C’est parfois bien d’être obligé de se débrouiller, dit-il. Ça développe
l’autonomie et la confiance en soi. Ce sont des qualités importantes quand
on tient un commerce, ou quand on travaille dans une institution publique.
— Absolument…
Elle avait souvent tenté de s’en convaincre, mais elle avait des doutes.
— Quand on dirige une équipe et qu’on a un poste à responsabilité,
mieux vaut ne pas être accaparée par une nombreuse famille, ajouta-t-elle.
— C’est exactement ce que je me dis tous les jours ! Mais ça ne me
réconforte pas vraiment, je l’avoue.
Elle faillit rétorquer qu’elle ne se disait pas ça pour se rassurer et qu’elle
était sincère, mais ce fut une tout autre phrase qui sortit de sa bouche.
— Ça ne me réconforte pas non plus.
Il parut apprécier son honnêteté.
— J’en conclus qu’aucun amoureux transi ne vous attend chez vous, le
cœur battant ?
— Je n’ai pas d’autre chez-moi que cette ville, avoua-t-elle. J’ai quitté
très jeune Wichita, la ville de mon enfance, pour aller dans un internat.
— Mais vous y retourniez pendant l’été et les petites vacances ?
— Non. J’allais en colonie, ou chez des amis. Mes parents n’avaient pas
un grand sens de la famille.
— Vous avez eu beaucoup de chance, lança-t-il en riant. Vous
connaissez ma mère, vous comprenez ce que je veux dire.
D.J. ne put s’empêcher de rire.
— J’aime beaucoup votre mère, confia-t-elle. Quant à Dew, il est fou
d’elle et, croyez-moi, on peut se fier à son jugement.
— Oui, c’est un bon compagnon pour quelqu’un qui est un peu solitaire,
ajouta-t-il.
— Je ne suis pas solitaire, répliqua-t-elle fermement.
— Désolé, j’ai mal choisi mes mots. J’aurais dû dire « indépendante ».
C’était en effet un peu mieux.
— Je n’ai pas vraiment besoin de créer des liens. J’ai beaucoup
déménagé dans ma vie. J’ai même l’impression de n’avoir jamais fait que
ça.
Elle soupira.
— Mais à présent j’aimerais me poser. Trouver un endroit où je me
sentirais chez moi. J’espère que je serai chez moi à Verdant…
— Cette ville a besoin de vous, assura-t-il. Et je ne parle pas seulement
en tant que bibliothécaire. Si vous saviez ce que ça fait du bien de voir de
nouvelles têtes…
— J’espère rester suffisamment longtemps pour que les gens se lassent
de voir ma tête, dit-elle en riant.
— Je peux vous donner des conseils, pour vous intégrer, plaisanta-t-il. Il
faudrait que vous ayez un hobby un peu farfelu, comme la collection de
haricots malformés, par exemple, ou les concours d’appels de cochons.
D.J. secoua la tête.
— Quand on est bibliothécaire, pas besoin d’un hobby pour s’intégrer.
387.45 Transports spatiaux
Scott se retourna d’un bond sur son matelas en gémissant. Son crâne
heurta un coin de la tête de lit et il se réveilla en poussant un juron. Il se
redressa, posa ses pieds à terre et palpa sa bosse. Il avait dormi dans la
chambre d’amis, une pièce dont le papier à fleurs rose et mauve datait des
années 1980 et dont sa mère avait choisi à l’époque la décoration. Elle ne
voulait toucher à rien, et la trouvait « tout à fait bien ». Elle aurait tout de
même pu changer le lit trop étroit…
Il avait très mal dormi, et pas seulement à cause de l’étroitesse du lit.
Il avait rêvé de South Padre, de la plage et… de Paillette. Surtout de
Paillette. Et de faire l’amour avec elle. Il n’en pouvait plus de ces rêves
exténuants.
Il se leva en soupirant et marcha en titubant jusqu’à la salle de bains. Il
ouvrit le robinet de la douche, fit coulisser la porte et attendit que la cabine
soit saturée de vapeur pour y entrer. Cette douche était minuscule, comparée
à la sienne qui était spacieuse et déversait un jet d’eau généreux. Mais, ici,
l’eau était bien chaude et s’écoulait normalement dans la bonde
d’évacuation — ce qui n’était pas le cas de la sienne…
Il se plaça donc sous le jet et ferma les yeux. Aussitôt, il revit South
Padre, la plage et… Paillette.
Ses lèvres esquissèrent un sourire. Paillette venait à lui. Elle le
rejoignait dans la petite douche de la chambre d’amis de sa mère. Sûre
d’elle. Sensuelle. Avide de plaisir, tout autant que lui. Il la sentait frémir
dans l’attente de ses caresses.
Puis brusquement elle fut sur lui. La lune brillait à travers les carreaux,
éclairant ses seins nus qui s’exposaient, provocateurs, à hauteur de son
visage. De sa gorge s’échappaient des sons gutturaux, excitants. Ses
muscles intimes se crispaient autour de lui, comme une bouche qui aurait
cherché à l’avaler. A présent qu’elle ne bougeait plus, il pouvait l’admirer
tout à loisir, tout en se mordant la lèvre jusqu’au sang pour ne pas jouir.
Puis, elle se remit à onduler des hanches, de plus en plus vite… La dernière
fois qu’ils avaient fait l’amour, elle avait crié à en faire exploser les
carreaux. Soudain, il la fit pivoter et la pénétra par-derrière. Le petit bijou
qu’il lui avait offert avait glissé autour de sa taille et le cœur pendait
maintenant entre ses incroyables fesses et se balançait en cadence. Il s’en
saisit comme d’une bride tandis qu’il s’enfonçait un peu plus profondément
encore en elle… La chaîne cassa au moment où ils atteignaient tous les
deux l’orgasme…
Scott se laissa aller contre les carreaux de la douche. C’était toujours à
Paillette qu’il pensait quand il se masturbait. Huit ans et elle l’excitait
toujours autant. La nuit qu’il avait passée avec elle restait la nuit la plus
folle de sa vie. Il se la repassait en boucle, en l’agrémentant de temps à
autre d’improvisations.
— Hmm…, gémit-il, tout en fermant de nouveau les paupières pour
convoquer une dernière fois le souvenir de Paillette.
Elle sentait la mer et le sel, une petite serviette verte enveloppait son
corps nu et luisant. Ses fesses qui se devinaient sous la serviette ne
demandaient qu’à être exposées.
Il tressaillit et ouvrit les yeux. La fille enveloppée d’une petite serviette
verte, ce n’était pas Paillette, mais la revêche bibliothécaire !
Il réprima à grand-peine un juron.
Il tendit aussitôt la main vers le robinet d’eau froide et s’aspergea la
tête. Le choc lui arracha un petit cri, mais eut le mérite de lui remettre les
idées en place. Il sortit de la douche et entreprit de s’essuyer.
Il se coupa deux fois en se rasant. Qu’est-ce que c’était que ce délire ?
Paillette et D.J. ! N’importe quoi !
Il attrapa son téléphone, son ordinateur portable, et sortit de sa chambre
en claquant la porte.
Une délicieuse odeur de café flottait dans la cuisine. Sa mère était en
poste, devant la cuisinière.
— Bonjour, Scotty, dit-elle d’un ton chaleureux. Qu’est-ce que tu veux
pour le petit déjeuner ? Des pancakes ?
Il secoua la tête.
— Rien du tout. Je n’ai pas faim.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu as toujours faim le matin et tu
adores les pancakes.
— Aujourd’hui, je n’ai pas faim, je t’assure. Et puis je n’ai pas le temps,
je file tout de suite au magasin.
— C’est ridicule, voyons ! Personne n’est encore levé.
Elle avait raison. Verdant vivait au rythme des moissons. Pour couper le
blé, il fallait attendre que la rosée de la nuit s’évapore. Les moissonneuses-
batteuses commençaient à la fin de la matinée et fonctionnaient jusque tard
dans la nuit. Ceux qui travaillaient aux champs ne se levaient pas avant
9 heures.
Mais Scott n’avait vraiment pas faim.
— Un peu de café, peut-être, fit-il.
— Sers-toi, répondit sa mère d’un ton enjoué. Je vais tout de même
préparer des pancakes aux myrtilles, tes préférés. Tu en mangeras si tu
veux.
Il soupira. Il avait hâte de se retrouver seul au drugstore, mais sa mère
paraissait si heureuse de l’avoir près de lui qu’il n’osa pas la décevoir.
— En fait, j’en mangerai bien un ou deux, concéda-t-il.
— Parfait. Tu veux bien m’aider à les préparer ?
Il se retrouva bientôt enrôlé pour casser des œufs, tamiser la farine,
doser la levure.
Elle faisait chauffer la poêle à pancakes quand le téléphone mural de la
cuisine sonna. C’était un vieux modèle, avec une sonnerie tonitruante.
— Bonjour ! dit sa mère en décrochant.
Mais le ton changea très vite.
— C’est affreux…
Il leva la tête. Il se passait quelque chose de grave.
— Je serai là dans dix minutes, Karl, promit-elle.
Elle se tourna vers Scott en raccrochant.
— Dutch Porter s’est tiré une balle dans la tête cette nuit.
— Une balle dans la tête ?
— Pendant que Cora prenait sa douche. Il a fait ça sous un oreiller pour
qu’elle n’entende pas le coup.
— C’est elle qui l’a trouvé ?
Sa mère acquiesça en silence.
— Pauvre Mme Porter, murmura-t-il.
— Tu peux le dire… Quand on veut mettre fin à ses jours, on s’arrange
au moins pour que la famille croie à un accident.
Scott fut tenté de rétorquer qu’on n’avait pas le droit de mettre fin à ses
jours quand on avait une famille, mais le moment était mal choisi pour
entamer une discussion de ce genre.
— Je vais m’habiller, annonça Viv en filant vers sa chambre. Pendant ce
temps, monte et demande à D.J. de te laisser M. Dewey. Je l’emmène avec
moi.
— Tu emmènes un chien dans la maison d’un suicidé ?
— Les animaux de compagnie peuvent être d’un grand réconfort dans
une telle situation, affirma-t-elle en disparaissant dans le couloir.
Si elle avait décidé d’emmener le chien, inutile de tenter de l’en
dissuader. Scott éteignit le feu sous la poêle et but une gorgée de café pour
se donner du courage. Puis il sortit par la porte de derrière.
Le matin était calme et paisible. Pas un souffle d’air n’agitait les arbres.
Il songea à Dutch. Il fallait être vraiment désespéré pour décider d’en finir
par une si belle journée.
Il grimpa les marches menant à la terrasse.
Après avoir frappé à la porte de l’appartement, il se tourna face aux
champs de blé. D.J. était sûrement en petite tenue à cette heure-ci, et il ne
voulait pas se montrer indiscret.
Le battant s’ouvrit et le petit chien se précipita dehors en jappant.
— Oui ? Que voulez-vous ?
La question était un peu sèche, mais pas hostile. Il se tourna. Elle était
déjà habillée d’une jupe et d’un chemisier tout simple, les lunettes en place,
les cheveux bien tirés, le maquillage impeccable.
— Bonjour, dit-il. Ma mère sort et elle voudrait emmener votre chien
avec elle.
— Oui, bien sûr. Il se passe quelque chose ?
— En fait… oui. Dutch Porter s’est tué cette nuit. Il était très malade
depuis longtemps. Il était assez âgé, tout le monde le connaît à Verdant.
— Vous voulez dire… qu’il s’est suicidé ?
— D’une balle dans la tête.
— Oh ! mais c’est affreux !
Scott acquiesça.
— Le shérif adjoint est sur place et maman va tenir compagnie à la
veuve. Elle pense que votre chien aidera à alléger l’atmosphère.
— Bien sûr, bien sûr. Si je peux faire quelque chose…
Au même moment, il entendit Viv qui sortait dans le jardin.
Dew n’attendit la permission de personne pour dégringoler l’escalier et
la rejoindre.
Viv était impeccable, tirée à quatre épingles. On n’aurait jamais cru
qu’elle s’était habillée à la hâte. Elle attacha la laisse au collier de
M. Dewey.
— Appelle-moi si tu penses que je peux me rendre utile, dit-il en la
rejoignant.
— Merci, Scotty. Mais, dans une situation pareille, je crois qu’on ne
peut pas faire grand-chose.
Elle jeta un coup d’œil du côté de l’escalier.
— C’est de l’autre côté de la ville, expliqua-t-elle à D.J. Je crois que ce
n’est pas la peine que je le mette dans son panier pour un si court trajet.
Elle ne demandait pas vraiment l’autorisation de D.J., mais celle-ci
acquiesça tout de même.
Elle monta dans la Mini avec le chien, fit demi-tour et descendit l’allée
en direction de la rue. Scott jeta un regard en biais à D.J.
— Merci de laisser si souvent votre chien à ma mère, lança-t-il. J’ai
l’impression qu’elle a presque oublié que ce n’était pas le sien.
— J’ai parfois l’impression que lui aussi oublie que je suis sa maîtresse.
Ils échangèrent un sourire entendu.
— Euh… Je crois que… Je crois que je ferais bien de partir au travail,
dit-elle.
— Il est encore très tôt, répliqua Scott. Vous voudriez des pancakes ?
— Non, non, je vous remercie.
— Vous êtes sûre ? Parce que la pâte est déjà prête.
— Je ne mange pas beaucoup le matin.
— Je vous conseille de ne répéter ça à personne. Sinon le bruit va se
répandre en ville que vous commencez votre journée avec une tranche de
jambon sur une biscotte de riz. Le petit déjeuner, c’est sacro-saint, à la
campagne.
Il crut voir sur son visage l’ébauche d’un sourire.
— Je crois que je reprendrais bien une tasse de café, admit-elle.
— Alors venez, dit-il en lui montrant la porte de la cuisine. Il est prêt.
Elle entra sans se faire prier. Il lui désigna un siège devant le comptoir
du petit déjeuner et posa devant elle une tasse de café encore fumant.
— Vous devriez goûter mes pancakes à la myrtille, insista-t-il.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Mais non, la pâte est prête et je vais en faire pour moi, assura-t-il. Ils
sont délicieux, je vous le promets. Une promesse faite à une jolie femme,
c’est tout aussi sacré que le petit déjeuner.
Il avait cru faire une bonne plaisanterie, mais elle avança le menton,
aussitôt sur la défensive. Il se demanda si c’était à cause de « promesse » ou
de « jolie ». Il décida d’éviter ce genre de propos à l’avenir et se concentra
sur la préparation des pancakes.
Quand la poêle fut suffisamment chaude, il versa quatre louches de pâte
et prit une spatule dans un tiroir. La pièce était silencieuse. On n’entendait
plus que le tic-tac rythmé de l’horloge. Il chercha un sujet de conversation
anodin.
— Vous savez, nous avons un mot régional pour pancakes, comme
« pop » pour soda.
— Vraiment ? répondit-elle.
Elle n’eut pas l’air très intéressée, mais elle était autant que lui soulagée
d’être délivrée du poids du silence, il l’aurait juré.
— Quand j’étais gosse, mes parents appelaient ça des « hot cakes », dit-
il. Et, dans certaines parties du Kansas, on dit « flapjacks », ou
« slapjacks ».
Il lui jeta un regard à la dérobée, avec un sourire, qu’elle lui rendit.
— C’est amusant, murmura-t-elle.
Dans la poêle, les quatre ronds de pâte étaient maintenant couverts de
grosses bulles. Il glissa avec dextérité sa spatule sous l’un des ronds et le
retourna. Il fit de même avec les trois autres, puis répartit les pancakes dans
deux assiettes qu’il posa sur le bar, en plaçant entre les deux une bouteille
de sirop d’érable. Avant de s’asseoir, il resservit du café.
— Ils sont vraiment délicieux, le félicita D.J.
Scott la trouva presque sympathique. Beaucoup plus que la
bibliothécaire guindée qui faisait tout le temps la tête.
— C’est mon petit déjeuner préféré, avoua-t-il. Petit, je suppliais
maman tous les matins pour avoir des pancakes. Elle s’en est sortie en
m’apprenant à les faire.
D.J. lui accorda un demi-sourire.
— C’est subtil.
Scott acquiesça.
— Ma mère est une personne intéressante. Elle n’a jamais eu ce qu’on
peut appeler un véritable travail. Elle a travaillé, bien sûr, mais dans la
ferme de son père, puis dans le magasin de son mari. Elle n’a jamais touché
un salaire. Mais elle aurait fait une excellente dirigeante d’entreprise. Elle
voit toujours plus loin que les autres. Elle prend des initiatives.
— C’est vrai, ce que vous dites. J’ai eu l’occasion de m’en apercevoir.
C’est elle qui m’a embauchée parce qu’elle considérait que la bibliothèque
avait besoin d’être améliorée.
— Exactement, approuva Scott.
D.J. prit une bouchée de pancakes.
— Elle m’a fait venir ici pour résoudre un problème.
Scott acquiesça, tout en songeant que le problème en question n’était
sans doute pas celui que D.J. croyait.
390.1 Coutumes, étiquette et folklore
D.J. avait d’abord voulu refuser de se rendre chez les Porter avec Scott
mais, une fois arrivée à destination, elle se félicita de l’avoir à ses côtés —
et pas uniquement parce qu’il portait le saladier. Elle avait la gorge nouée et
ses mains tremblaient, elle se sentait sur le point d’éclater en sanglots.
Seule, elle serait repartie en courant, pour ne pas risquer de pleurer devant
des étrangers sur la mort d’un homme qu’elle n’avait jamais vu.
Les Porter habitaient une maison carrée, à bardeaux, entourée de plates-
bandes fleuries. On devinait à la regarder qu’elle était habitée par une
famille pleine d’amour. Cette famille était aujourd’hui frappée par le
malheur, mais la vie reprendrait bientôt son cours.
La porte était ouverte et D.J. reconnut à travers la porte moustiquaire le
visage familier de Suzy.
— Ça fait plaisir de vous voir, murmura Suzy en la serrant dans ses
bras, comme si elles étaient de vieilles amies.
D.J. répondit qu’elle aussi était heureuse de la voir. Et c’était vrai.
— Vous êtes de la famille ? demanda-t-elle à Suzy.
— Mon beau-père est un Porter du côté de sa mère, expliqua Suzy. Ce
qui fait de Dutch mon oncle.
En découvrant la salle à manger bondée, D.J. pensa avec tristesse à la
mort de ses parents, auxquels seuls quelques voisins avaient rendu
hommage. La table était si chargée que Scott dut écarter quelques plats afin
qu’elle puisse poser son saladier.
Elle avait déjà envie de partir, mais il fallait maintenant présenter ses
condoléances aux nombreux membres de la famille Porter.
— Toutes mes condoléances…
Elle s’étonna de constater qu’ils semblaient tous désireux de faire sa
connaissance, en dépit de la tragique circonstance qui l’amenait ici. Scott se
chargeait des présentations. Elle répondait aux questions polies qu’on lui
posait sur son arrivée à Verdant et sur ce qu’elle avait envie d’y accomplir.
Comprenant que sa présence permettait à ces gens de parler d’autre
chose que du mort, elle se prêta au jeu de bonne grâce. Ils étaient encore
sous le choc et elle était heureuse de les distraire un peu de leur chagrin. Sa
participation ne se bornait pas à apporter une salade de pastèque. Elle se
sentait pour la première fois un membre à part entière de la communauté de
Verdant et en fut émue.
Elle fit donc le tour de la maisonnée, pour échanger quelques mots avec
chacun. Scott la suivait, tout en menant ses conversations de son côté. Elle
était consciente de sa présence, de son regard qui ne l’abandonnait jamais
plus de quelques minutes. Consciente aussi du respect qu’il manifestait à
tous, de sa discrète et sincère gentillesse.
Dans le petit salon, elle trouva son chien assis sur un canapé de chintz
bien rembourré, calé entre Viv, à sa droite, et la veuve, à sa gauche.
Mme Porter lui tapotait la tête d’un geste machinal, une caresse dont il avait
horreur, mais qu’il subissait stoïquement, le museau en l’air. Il la regarda
mais ne bougea pas, comme s’il était conscient d’avoir une tâche
importante à accomplir. Viv ne l’avait pas vue. Elle paraissait absente.
Soudain, D.J. sentit une main dans son dos. Scott l’avait rejointe et la
poussait légèrement en avant.
Les deux femmes levèrent les yeux quand ils s’arrêtèrent devant elles.
— Madame Porter, dit Scott. Je vous présente Dorothy Jarrow, notre
nouvelle bibliothécaire.
— Oh ! bonjour…
D.J. prit dans la sienne la main glacée et osseuse que Mme Porter lui
tendait.
— Mes condoléances, murmura-t-elle.
— C’est votre chien, n’est-ce pas ? demanda Mme Porter tout cherchant
du regard une confirmation du côté de Viv.
— Oui, répondit D.J.
— C’est une douce petite créature, déclara Mme Porter, tout en
continuant à tapoter le crâne du chien. Il sait se tenir.
— J’en suis ravie, répondit D.J.
Elle se tourna vers Viv.
— Je peux le ramener à la maison, si vous voulez.
Viv secoua la tête.
— Je le ramènerai plus tard.
D.J. jeta un dernier regard à la main de Mme Porter qui flattait le crâne
de son chien, puis elle se détourna sans un mot.
Scott la suivit et se pencha pour murmurer à son oreille.
— On y va ?
D.J. acquiesça.
Scott leur fit de nouveau traverser la maison en direction de la sortie.
Suzy était toujours à l’entrée.
— Merci à vous d’être venus, leur dit-elle.
Ne trouvant pas de formule de politesse adéquate, D.J. se contenta de
sourire.
— J’ai hâte de reprendre le travail, déclara Suzy. J’en ai assez de
conduire ces vieux camions ! Mon bibliobus me manque.
Elle s’approcha et baissa la voix.
— Vous avez accepté un rendez-vous ? Enfin, vous avez compris que
vous ne trouveriez pas mieux que Scott à Verdant !
D.J. secoua la tête.
— Il n’y a pas eu de rendez-vous, répondit-elle, un peu agacée. Il m’a
accompagnée ici parce que je ne connaissais pas l’adresse.
Suzy n’eut pas l’air convaincue.
— Ce n’est jamais un rendez-vous, avec vous, c’est ça ?
D.J. ne fit pas de commentaires.
Une fois dehors, à l’air libre, elle respira profondément. Elle n’aurait
pas su dire pourquoi, mais elle se sentait oppressée, comme enfermée dans
un carcan qu’elle aurait voulu briser. Scott l’entraîna sans un mot vers la
camionnette et la fit monter. Puis il fit le tour pour s’installer derrière le
volant.
Il prit la direction opposée à celle de la maison de Viv et s’enfonça dans
la campagne. Elle fut tentée de l’interroger sur leur destination, mais elle se
tut. Le silence qui s’était installé entre eux n’était pas pesant, mais
étrangement agréable, comme s’ils avaient dépassé le stade des
conversations superficielles.
Des deux côtés de l’étroit chemin en terre, le blé poussait, haut et
généreux. Scott tourna plusieurs fois à droite, puis une fois à gauche, avant
de stopper sur le bas-côté et d’arrêter le moteur.
— Venez, dit-il en ouvrant la portière.
Elle se demanda ce qui lui prenait de s’arrêter au milieu de nulle part,
mais elle n’en eut pas vraiment le temps car il avait déjà abandonné la
camionnette et s’enfonçait dans le champ qui bordait la route.
Comme il continuait d’avancer sans jeter un regard en arrière, elle se
décida à le suivre, non sans une certaine appréhension. Ce n’était pas facile
de se frayer un chemin au milieu des hautes tiges de blé, surtout avec les
chaussures qu’elle avait aux pieds. Puis, brusquement, Scott disparut. Elle
ne le vit plus.
— Scott ? appela-t-elle.
— Je suis là.
Sa voix était toute proche.
— Je suis à côté de vous, asseyez-vous, indiqua-t-il.
Elle se baissa et ce fut comme si le champ de blé l’enveloppait. Au-
dessus d’elle, il y avait le ciel mauve du coucher de soleil, et tout autour
l’étreinte douce et accueillante des tiges de blé.
— C’est surprenant, n’est-ce pas ? l’entendit-elle dire.
— Oui. Je parie que vous veniez jouer dans ce champ quand vous étiez
enfant.
— Je jouais à cache-cache dans les blés, mais pas ici. Dans ce champ, je
venais pour être seul.
D.J. acquiesça. Elle comprenait de quoi il parlait.
— Moi je me réfugiais dans les bibliothèques, mais je rêvais de
construire une cabane dans les arbres.
Il rit.
— Il n’y a pas beaucoup de cabanes dans les arbres, au Kansas, ironisa-
t-il.
D.J. se sentait bien, assise là, isolée du monde, avec lui à portée de voix.
C’était parfait.
— Mais se cacher dans un champ de blé répond au même désir, celui de
changer de point de vue sur le monde, reprit-il. Dans une cabane dans les
arbres, on devient un oiseau. Ici on devient un lapin ou un rat des champs.
Et on peut lever les yeux vers le ciel. C’est bon pour l’âme de regarder vers
le haut.
— C’est vrai, approuva D.J.
Ils restèrent là. Séparés, mais pourtant ensemble, tandis que le jour
déclinait lentement.
— C’était pénible, chez les Porter, murmura-t-il.
Elle répondit tout bas que oui.
— Je sais qu’il fallait y aller, poursuivit-il. Mais j’ai mon propre chagrin
à gérer. La plupart du temps, j’arrive à l’oublier. Mais, dans ce genre de
circonstances, il se réveille.
— Oui, approuva-t-elle. C’est la même chose pour moi. Au moins, vous
avez une excuse : la perte est récente. Votre famille est encore en deuil.
Moi, mes parents sont morts il y a dix ans.
— Perdre ses deux parents, ce doit être terrible. Je ne veux pas
l’imaginer. Je me fais tellement de souci pour ma mère ! Depuis que mon
père est mort, je pense sans cesse à la protéger. Jamais je n’aurais pensé
réagir comme ça.
— C’est peut-être parce que votre père n’est plus là pour le faire et que
vous avez l’impression que vous devez prendre le relais ?
— Oui, c’est possible. Ou bien, plus simplement, je me demande pour
qui je compterai quand elle ne sera plus là. Pour personne, en fait.
— Vous compterez pour les gens d’ici, assura-t-elle. Pour vos amis et
pour les autres.
— Mais est-ce que ce que je ferai comptera ? insista-t-il. S’ils ne sont
plus là, qui sera fier de moi ?
— Vous, répondit-elle.
— Oui, je suppose que oui, dit-il. C’est ce qui s’est passé pour vous ?
Avez-vous cherché à protéger celui de vos deux parents qui restait quand le
premier est mort ?
— Non. Ils sont morts ensemble. Accident de voiture.
— Seigneur ! Mon père était malade et nous avons eu au moins le temps
de comprendre ce qui nous arrivait. J’ai eu la chance de lui dire au revoir.
— Pas moi.
— Et c’est moi qui me plains, fit-il. Désolé…
— Ne vous excusez pas. Vous avez le droit de geindre. Moi aussi, je me
plains, mais pas de la même manière. Vous étiez proche de votre père et il
vous manque. Moi, je n’avais pas vraiment de relations avec mes parents. Je
les regrette, mais ils ne me manquent pas au quotidien.
— Vous ne vous entendiez pas bien avec eux ? demanda-t-il.
— C’est entre eux qu’ils ne s’entendaient pas. Avec moi, je crois qu’il
n’y avait pas de problème. Je ne les intéressais pas, c’est tout.
— Vous vous sentiez délaissée ?
— Ils avaient tous les deux la quarantaine passée quand je suis née et ils
ont eu du mal à passer du statut de couple sans enfants à celui de parents.
Aucun des deux n’a jamais cherché à établir de vrais liens avec moi.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Parfois je me disais qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur
relation, dit-elle. Ils se disputaient tout le temps. Quand il y avait du monde,
ils jouaient la comédie du couple heureux, mais une fois seuls ils ne
cessaient de se chamailler, toujours à chercher chez l’autre la faille pour
l’attaquer, allant chaque fois plus loin dans l’insulte.
— Ça devait être affreux.
— Ça l’était pour moi, assura D.J. Mais eux ils devaient aimer ça, parce
qu’ils l’entretenaient soigneusement. J’étais si lasse de leurs disputes que je
rêvais de les voir divorcer. Mais je n’ai pas eu cette chance.
D.J. n’arrivait pas à croire qu’elle parlait de tout ça. Et surtout avec lui.
Jamais elle n’en avait raconté autant. Ni à ses amis ni à personne. Mais,
dans ce nid de blé, elle ne pouvait plus s’arrêter.
— Je me consolais en me disant qu’ils ne savaient pas comment faire
pour former une famille. Ils avaient eux-mêmes coupé les ponts avec tout le
monde. A leur enterrement, il n’y avait aucun de leurs parents.
Elle soupira et leva les yeux, au-delà de ce blé qui la protégeait en la
dissimulant.
— Parfois j’avais l’impression que je ne méritais tout simplement pas
d’être aimée, avoua-t-elle.
Elle entendit remuer les blés, puis il fut là, assis derrière elle. Pas trop
près, mais assez pour qu’elle sente sa présence sans en être gênée.
La nuit et les hautes tiges qui les entouraient créaient un espace rien que
pour eux. Ils étaient seuls au monde.
— J’imagine que votre père ne vous donnait pas beaucoup de conseils.
— A part « travaille bien à l’école », je ne me souviens de rien.
— D’accord. Voulez-vous que je vous fasse profiter du meilleur conseil
que m’ait donné mon père ?
— Oui.
— « Tu n’es pas responsable de tous tes malheurs. »
— En effet, dit-elle.
— Il ne suffit pas d’accepter cette vérité, reprit-il. Il faut se l’approprier.
C’est ça, le secret, je crois. C’est ce qui permet de se débarrasser des doutes
inutiles.
Ils se fixèrent un long moment en silence.
— Je comprends, déclara-t-elle enfin. C’est un excellent conseil.
— Mon père était d’excellent conseil, assura-t-il. J’espère être un jour
aussi sage que lui.
— C’est un noble but. Vous pensez que vous l’atteindrez ?
Il haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Mais j’ai encore du chemin à parcourir.
D.J. fut touchée par cet aveu.
— Moi aussi, j’ai toujours été de ceux qui mettent du temps à éclore.
— Vous êtes venue au bon endroit, pour éclore tranquillement, dit-il. A
Verdant, nous aimons prendre notre temps.
— Oui, j’ai remarqué. C’est l’une des choses que j’apprécie ici.
— Vraiment ?
— Oui.
— Tant mieux… J’avais vaguement espéré que vous envisageriez de
vous installer.
Elle n’envisageait pas d’autre endroit pour s’installer.
Ils demeurèrent silencieux, à contempler les étoiles, dans le silence et
leur douce solitude réciproque.
Il ne tenta pas de s’approcher. Sa présence était à la fois familière et
rassurante. D.J. avait l’impression d’avoir déjà ressenti ça, mais elle ne
savait pas où et quand. Ça n’avait rien de sexuel. Non, c’était autre chose.
Quelque chose qu’elle avait attendu sans le savoir. Elle espérait secrètement
que cet instant de grâce n’aurait pas de fin. Hélas ! tout avait une fin.
— Nous devrions rentrer, dit-il.
— Oui, je crois que oui.
Quand ils se levèrent, le monde changea brutalement. Le blé était une
mer d’onyx qui ondulait dans le noir. Au-dessus d’eux, les étoiles brillaient,
la Voie lactée formait une longue traînée lumineuse dans le ciel.
Elle se tenait près de lui, éblouie par la beauté du ciel nocturne et par la
soudaine conscience de leur insignifiance. Quand il se pencha pour poser
ses lèvres sur sa tempe, cela lui parut tout à fait naturel. Il ne s’agissait pas
vraiment d’un baiser, plutôt d’un geste de réconfort.
— Donne-moi ta main, fit-il.
Elle se laissa guider à travers champs.
398.5 Folklore
Il était tard quand Viv se décida à quitter la maison des Porter. Tandis
qu’elle avançait vers sa voiture, M. Dewey en profita pour se soulager dans
l’herbe.
— Tu t’es très bien comporté, le félicita-t-elle. J’ignore comment tu sais
ce dont les gens ont besoin, mais aujourd’hui, avec Cora, tu as été parfait.
Qu’est-ce qui a pris à Dutch de faire ça ?
Elle soupira.
— Il se fichait de ce qu’elle penserait.
Elle ouvrit la portière de sa Mini Cooper et M. Dewey se faufila à
l’intérieur. Il s’installa sur son perchoir habituel, le siège du passager, les
pattes avant sur le repose-bras, pour laisser ses oreilles flotter au vent.
Viv monta à son tour et mit le moteur en marche. Elle n’avait pas envie
de rentrer tout de suite, dans une maison vide. Avec ces boîtes de conserve
qui pourrissaient dans la glacière de John et lui rappelaient qu’elle n’en
avait plus pour longtemps.
Elle se mit à rouler au hasard.
A l’intersection avec la grand-route, elle dut céder le passage à trois
camions chargés de blé, tout en se demandant pourquoi elle s’arrêtait. Elle
venait de rater une belle occasion. Une vieille femme conduisant la nuit,
fatiguée par une journée passée à veiller un mort, qui oubliait de marquer
un stop et percutait un camion… Voilà qui était crédible.
Elle soupira. Non, ce n’était pas une bonne idée. Percuter un véhicule
lancé à pleine vitesse ne vous était pas forcément fatal. Et puis, il fallait
penser au conducteur d’en face, qui risquait lui aussi d’être blessé, ou
d’avoir toute sa vie cet accident sur la conscience. Et il y avait M. Dewey,
qui n’était même pas dans son panier. D.J. avait raison, c’était dangereux de
le laisser s’asseoir sur le siège avant sans protection.
Non. Le plan qu’elle mûrissait depuis des mois était meilleur. Elle ne
devait pas en dévier.
Une fois les camions passés, elle traversa la route en direction de l’ouest
de la ville, où elle continua à errer sans but. Elle finit par s’arrêter là où
aboutissaient si souvent ses sorties : dans le parking du cimetière. Quand
elle éteignit ses phares, le paysage sombre demeura impénétrable. Elle
demeura là, à regarder au-delà de la grille. Elle aurait voulu voir quelque
chose. N’importe quoi. Une volute de fumée. Un spectre transparent. Une
apparition. Mais rien. Il n’y avait rien qu’une portion de terrain où les corps
de ceux qu’elle avait connus et aimés gisaient à présent sans vie.
— A nourrir les vers…
M. Dewey sauta soudain sur ses genoux, réclamant son attention.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle. Tu en as assez de venir ici ?
Elle le gratta derrière les oreilles.
— Je me demande si ta maîtresse t’amènera ici, sur ma tombe ? Je
suppose que non. Mais je ne serai pas vraiment ici, tu sais. Je serai au
paradis, avec John. Et je serai heureuse, bien plus qu’ici sans lui.
Elle sourit.
— Mais tu vas me manquer.
Elle regarda une dernière fois à travers le pare-brise et soupira. La
phrase « Circulez, y a rien à voir » lui vint à l’esprit, et cela la fit rire.
— Je crois qu’on devrait rentrer, dit-elle à M. Dewey. Il y a peu de
chances que nous surprenions mon fils et ta maman en flagrant délit. Ils
devraient…
Elle rit.
— Je vais te paraître crue, mais… Je voudrais qu’ils fassent l’amour,
tous les deux. Comme tous les jeunes gens normaux. Mais ils sont lents, ce
n’est pas croyable !
Son expression changea.
— Ils ont souffert, murmura-t-elle. Ils ne veulent plus se tromper.
Elle eut un soupir agacé.
— Ils ne savent pas encore que la vie est trop courte pour hésiter face au
bonheur.
401.2 Théorie des langues et du langage
D.J. s’éveilla tôt le lendemain matin. Elle commença par boire une
grande tasse de café. Hier, elle s’était confiée à Scott. Pour la première fois
de sa vie, elle s’était livrée à quelqu’un et cela lui avait fait du bien. Comme
disait Scott, tout était une question de point de vue. Hier, dans ce champ de
blé, elle avait changé son point de vue sur le monde.
Dew était encore somnolent et il avait les yeux bouffis de sommeil —
tout comme elle. Il n’avait pas touché à son repas de la veille et elle
soupçonnait Viv de le gaver de gâteries pour chiens. Ce n’était en tout cas
pas avec les restes qu’il s’empiffrait.
Sous la douche, tandis que l’eau chaude coulait sur son visage, elle
songea de nouveau à Scott. La veille, dans ce champ de blé, près de lui, elle
s’était sentie en sécurité, entière, remplie, réconfortée. Beaucoup mieux que
si elle avait fait l’amour. Enfin, tout dépendait avec qui on faisait l’amour…
Avec Scott, évidemment, on avait tout, comme son surnom l’indiquait.
— Tu étais différente ce soir-là, murmura-t-elle tout haut, dans la
vapeur chaude. Il n’avait rien d’exceptionnel. Mais, toi, tu avais décidé
d’être une autre.
Question de point de vue. Une fois de plus.
Elle quitta la douche, puis se sécha, se passa de la crème sur le visage et
se brossa les dents. Elle chassa Scott de son esprit pour se concentrer sur
son travail de la journée et sur les problèmes qui l’attendaient.
Soudain, l’image des longues et étroites fenêtres espacées d’environ un
mètre s’imposa à elle comme une évidence.
— Seigneur ! Mais bien sûr ! Question de point de vue !
Elle s’habilla en quinze minutes et, pour une fois, elle délaissa son
costume de bibliothécaire pour un jean et un T-shirt, noua rapidement ses
cheveux en queue-de-cheval — pas le temps pour un chignon — et partit.
Le petit quartier commerçant était déjà bondé et le trafic était lent sur
Main Street. Elle en grinçait des dents d’impatience.
Quand elle arrêta sa voiture devant la bibliothèque, elle fut soulagée
d’apercevoir la vieille bicyclette rouillée attachée à la rambarde.
— Que Dieu te bénisse, James ! murmura-t-elle.
Ça la touchait de penser qu’il était toujours là avant elle. Elle se
précipita à l’intérieur, sans même s’arrêter pour faire du café.
— James ! James !
Elle alla se placer entre les fenêtres et les rayonnages qui les longeaient.
— Mais c’est fou ! s’exclama-t-elle. C’est complètement fou !
— Pardon, fit une voix hésitante venue de quelque part derrière la
muraille de livres.
— Oh ! ce n’est pour vous que je disais ça, James. Figurez-vous que je
viens de comprendre quelque chose qui aurait dû me sauter aux yeux dès le
premier jour : les étagères sont installées dans le mauvais sens.
Elle vit la tête de James apparaître au coin d’un rayonnage. Il n’était pas
encore prêt à l’affronter à découvert.
— Regardez les fenêtres… Ces rayonnages doivent être placés
perpendiculairement au mur, pas parallèlement. C’est évident. C’est une
question de point de vue.
— Une question de point de vue, répéta James.
— Ça va être magnifique, reprit-elle. Ça va tout changer !
Elle contempla de nouveau les fenêtres, puis les longues rangées
d’étagères chargées de livres. Tout était propre, bien aligné, parfaitement en
ordre. Mais dans le mauvais sens. Il allait falloir tout enlever.
— Très bien, James, dit-elle. Voici ce que nous allons faire : nous allons
commencer par enlever tous les livres ; ensuite, il faudra enlever les
étagères. Comme elles sont vissées au sol, il y aura des trous à reboucher. Et
ça laissera sûrement des traces sur le parquet, qu’il faudra réparer. Nous
allons faire pivoter tout ça à quarante-cinq degrés. Puis il ne restera plus
qu’à fixer les étagères et à remettre les livres en place.
James ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes, comme si elle lui
avait proposé de lui ouvrir le ventre et de répandre ses entrailles dans la
pièce. Visiblement, cette proposition lui faisait peur.
— Oh ! non, on ne peut pas faire ça, dit-il. On ne peut pas faire ça.
— Bien sûr qu’on peut ! assura-t-elle. Ça va être un sacré
chambardement, mais on va le faire.
— Non, non, non, répondit-il. Non. On ne peut pas.
Elle comprit qu’il s’affolait à l’idée que l’on touche aux rayonnages
dont il s’occupait avec tant de soin.
— Ne vous en faites pas, James. Nous n’allons pas enlever les livres et
les empiler n’importe comment. Je vais réfléchir au moyen de faire tout ça
avec méthode. Les livres… resteront classés. Je vous le promets. Nous
déplacerons tout avec le plus grand soin. Les livres ne risquent rien.
— Oh non, répéta-t-il. Non, non, non.
Elle était trop emballée par son merveilleux projet pour se laisser
dissuader par la réaction négative de James.
Elle alla dans son bureau chercher un mètre mesureur. Puis elle
redescendit, en chantonnant. En arrivant en bas des marches, elle entendit
claquer un livre. Comme elle traversait la pièce en direction des
rayonnages, un deuxième se referma. Elle ne fit pas de commentaire et
commença à prendre ses mesures.
— James, vous voulez bien tenir l’une des extrémités du mètre ?
demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Elle l’entendait aller et venir, fermer des livres à
intervalles réguliers, mais il n’ouvrit pas la bouche.
Elle n’insista pas et se débrouilla pour mesurer sans son aide.
Ça allait être un travail titanesque et il fallait s’y mettre sur-le-champ,
profiter des moissons pour tout chambouler. Avec l’aide de James et en
travaillant d’arrache-pied, c’était faisable.
Elle trouva du papier millimétré et se mit à tracer le plan de la future
salle. Tandis qu’elle y travaillait, elle remarqua que les livres se fermaient
de plus en bruyamment et fréquemment, mais elle y prêta à peine attention.
Mais, quand il se mit à marmonner, elle commença à s’inquiéter.
— James, est-ce que ça va ? cria-t-elle.
Elle n’obtint pas de réponse.
Elle le chercha dans les rayonnages, pour tenter de le raisonner, mais il
la fuyait et elle dut se contenter de lui parler à distance, sans le voir.
— Si nous plaçons ces rayonnages sur un axe est-ouest, la lumière
entrant par les fenêtres éclairera les allées. Celui qui a installé les
rayonnages la première fois a fait une erreur. Ce que je propose changera
tout. Vous verrez, ce sera beaucoup mieux. Vous n’aurez plus besoin d’une
lampe de poche pour y voir clair. Et les biographies seront protégées du
soleil.
Son explication ne servit à rien. A part peut-être à aggraver la situation.
James avait besoin de s’habituer à cette idée. Il fallait lui laisser le
temps de réfléchir, il en viendrait à la seule conclusion possible : elle avait
raison.
Elle retourna s’asseoir au bureau de prêt et reprit son croquis. Mais,
avec la tension qui émanait de l’autre bout de la pièce, elle n’arrivait plus à
se concentrer.
— Tout va bien se passer, James. Tout va bien se passer.
Il cessa de marmonner et vlan ! fit claquer plusieurs livres.
Elle tenta de l’oublier, mais elle était inquiète. Il était très agité et ses
tentatives pour l’apaiser demeuraient vaines. Comment allait-il réagir quand
elle passerait à l’action ?
— James ? Dites-moi quelque chose, James !
Elle l’entendit marcher, grommeler… Mais pas de réponse.
Il était peut-être furieux et il lui en voulait — autant qu’il en voulait à
Stevie. Mais au moins, avec Stevie, il s’était contenté de ne pas répondre.
Son comportement devenait vraiment inquiétant. Et même un peu effrayant.
Elle regretta que Suzy ne soit pas là. Ou Amos. Ou quelqu’un qui
connaissait James mieux qu’elle. Qui aurait su quoi faire. James avait
sûrement des parents, ou des personnes qui s’occupaient de lui. Pourquoi ne
s’était-elle pas préoccupée plus tôt de prendre contact avec eux ? A qui
pouvait-elle s’adresser ?
Le téléphone sonna. Elle décrocha.
— Bibliothèque publique de Verdant…
Il y eut un temps d’hésitation à l’autre bout de la ligne.
— Allô, fit-elle d’un ton plus sec.
Elle n’avait pas de temps à perdre.
— Salut…
Elle reconnut la voix de Scott.
— Oh ! bonjour, répondit-elle.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit-il. Mais je vous ai vue partir
en trombe ce matin et je me suis demandé… Enfin, je me suis inquiété…
Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, tout va bien, répondit-elle d’un ton joyeux.
Puis elle se demanda pourquoi elle lui mentait. La force de l’habitude…
— Sauf que, non, tout ne va pas bien. James…
Elle baissa la voix et mit sa main devant l’appareil.
— James se comporte bizarrement. Qui dois-je appeler ? Ses parents ?
— Ses parents sont morts, indiqua Scott. Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il fait le va-et-vient entre les rayonnages en marmonnant et en faisant
claquer les livres.
— Je vais demander à ma mère ce qu’elle en pense. Je vous rappelle
tout de suite.
D.J. fut surprise de se sentir à ce point rassurée par ce bref échange avec
Scott. Comme la veille, quand elle n’avait pas hésité à lui parler de ses
peurs, elle se sentait en confiance avec lui.
Mais il ne rappela pas. Quelques minutes après son coup de fil, il
franchissait avec sa mère la porte de la bibliothèque. Ils étaient tous deux
vêtus de noir.
Le cœur de D.J. fit un bond. Il portait un costume noir et il était très
séduisant.
— Oh ! je suis désolée. J’ai complètement oublié l’enterrement.
— Ce n’est pas grave, lui assura Viv. Nous ne sommes pas en retard.
James se tut et fit claquer un livre. Viv et Scott sursautèrent. D.J. s’y
était habituée et ne broncha pas.
— Qu’est-ce qui a bien pu le mettre dans un tel état, d’après vous ?
demanda Viv.
— Je lui ai parlé de modifier l’agencement intérieur de la bibliothèque
pour qu’elle soit moins sombre, répondit D.J.
Elle préféra ne pas entrer dans les détails.
— Il m’a demandé de ne pas le faire. Et, comme je n’ai pas pris en
compte ses protestations, il a commencé à se manifester en fermant des
livres.
— Les livres, c’est pour calmer son angoisse, expliqua Viv.
— Pour calmer son angoisse ?
— Oui, votre proposition l’angoisse. Les rayonnages, c’est son univers.
Pour lui c’est terrible, ce que vous proposez.
— Je ne veux pas le perturber, assura D.J. Je veux juste faire mon
travail.
— Je sais, dit Viv. Je vais essayer de lui parler.
— Tu veux que je vienne avec toi ? proposa Scott.
Viv secoua la tête.
— Non. Il n’est pas dangereux, ne t’inquiète pas.
D.J. la regarda disparaître derrière les rayons avec une certaine
inquiétude. James marmonnait de plus en plus fort et s’était visiblement mis
à courir. Il fit claquer trois livres. Puis plus rien.
D.J. n’entendait pas ce que Viv disait, mais le ton de sa voix était calme.
Puis elle reconnut la voix de baryton de James. Il répondait.
— Ne t’en fais pas, lança Scott. Il va se calmer.
D.J. acquiesça.
— Grâce à ta mère.
Il lui sourit.
— Qu’est-ce que tu lui as proposé, pour qu’il réagisse comme ça ? Tu
t’es levée ce matin avec l’idée de tout changer dans la bibliothèque ?
— C’est à peu près ça, oui, répondit-elle. J’ai compris que, si l’on
plaçait les rayonnages perpendiculairement aux fenêtres, les allées seraient
beaucoup mieux éclairées.
Scott balaya l’espace du regard.
— Mais… ça a toujours été comme ça…
Elle acquiesça.
— Question de point de vue, répliqua-t-elle avec un sourire complice.
Les rayonnages ont été posés en dépit du bon sens et ensuite personne ne
s’est posé de question. Il a fallu quelqu’un de l’extérieur pour pointer
l’évidence.
— Quelqu’un de l’extérieur ? répéta-t-il d’un ton amusé. Tu n’es pas
quelqu’un de l’extérieur. Tu es une fille de Verdant. Seule une fille de
Verdant accepterait de s’asseoir au milieu des champs de blé en pleine nuit.
Comme elle éclatait de rire, Viv sortit des rayonnages et les rejoignit.
— Je pense que ça ira pour l’instant, dit-elle. C’est un énorme choc
pour lui. Il a vécu presque toute sa vie dans ce bâtiment, vous comprenez.
D.J. acquiesça.
— Je comprends aussi pourquoi il a le teint blafard !
— Je lui ai promis que vous ne feriez rien aujourd’hui.
— D’accord.
— Et que vous ne feriez rien sans l’en avoir averti auparavant.
Le ton de Viv était calme mais ferme. Elle semblait considérer que
James avait son mot à dire.
— Pas de problème, assura D.J. J’étais si emportée par mon
enthousiasme, si surexcitée, que ça a dû l’impressionner. Il a cru que j’allais
m’y mettre sur-le-champ. Un pareil déménagement doit se planifier. Et la
période des moissons est peut-être mal choisie.
— C’est le plus mauvais moment, approuva Scott. Tu n’aurais personne
pour t’aider. Mais, d’un autre côté, le fait qu’il n’y ait personne…
D.J. acquiesça.
— C’est aussi ce que je me suis dit. Avec James, je peux y arriver. Mais
encore faut-il qu’il accepte de m’aider.
Viv sourit et lui tapota le bras.
— N’oubliez pas de l’associer à toutes vos décisions.
Elle se tourna vers Scott et posa un doigt sur le cadran de sa montre.
— Ça ne se fait pas d’arriver en retard à un enterrement. Les gens vont
croire qu’on est de la famille.
Il n’y avait aucun risque pour que les gens se trompent à ce sujet. A
Verdant, tout le monde savait qui était parent avec qui. Mais Scott suivit sa
mère sans protester.
418.8 Linguistique appliquée ; usage
standard
Quand D.J. se plongeait dans son bain, les tracas du monde extérieur ne
l’atteignaient plus. Elle était dans une oasis tiède et parfumée. Elle se
détendait complètement.
Elle commença par se frictionner avec vigueur, puis s’allongea en
fermant les yeux. Elle pensa aussitôt à Scott, bien entendu. Scott et encore
Scott.
Ça l’avait beaucoup touchée qu’il vienne spontanément l’aider ce soir à
la bibliothèque. Il s’était attelé à la tâche avec un tel enthousiasme qu’on
aurait pu croire que c’était lui, le bibliothécaire.
Scott savait être un ami à l’oreille attentive, comme l’avant-veille, dans
la solitude des champs de blé, quand elle lui avait confié ses secrets
d’enfance.
Scott était aussi un homme drôle et sensuel. La veille, dans sa voiture,
elle avait retrouvé l’espace d’un instant l’amant de la folle nuit de South
Padre. Elle poussa un gémissement de désespoir, mais elle n’aurait pas su
dire si elle se lamentait parce qu’elle avait retrouvé M. Tout, ou parce
qu’elle l’avait autrefois perdu.
Puis elle s’inquiéta de ce qu’il pourrait penser d’une femme qui
répondait avec tant d’empressement aux caresses d’un homme qui se jetait
sur elle dans une voiture, en bordure de route.
Bah, il ne pensait sûrement rien, parce qu’il avait l’habitude que les
femmes perdent la tête entre ses bras. Il cachait bien son jeu… ! C’était à
s’y méprendre.
Quand il embrassait, on sentait tout de suite qu’il avait beaucoup
d’expérience. Elle dut admettre, avec une vague tristesse, que Scott sortait
gagnant de la comparaison avec les autres garçons qu’elle avait connus —
et qui auraient pu faire de bons compagnons s’ils n’avaient pas été des
amants médiocres. Scott était un amant exceptionnel, et ça, c’était assez
rare.
— Pourquoi pas ? murmura-t-elle pour elle-même.
Malheureusement, elle vivait désormais dans une petite ville de
campagne où elle avait l’intention de s’installer. Et Scott n’était plus un
étranger au charme irrésistible, mais un membre de la communauté dans
laquelle elle devait s’intégrer. Elle serait amenée à le côtoyer pendant les
vingt prochaines années. Au moins. Il n’était pas question d’avoir avec lui
une liaison secrète à Verdant. Sans parler de sa mère qui était sa logeuse,
qui faisait partie du conseil d’administration de la bibliothèque et qui vivait
juste en dessous de son appartement…
— Impossible, déclara-t-elle d’un ton convaincu. C’est tout simplement
impossible.
Scott l’attendait. Il était temps qu’elle s’habille, qu’elle se coiffe, qu’elle
se maquille…
Elle regretta de n’avoir pas encore trié ses vêtements car elle dut se
rabattre sur un petit haut à fines bretelles et une jolie jupe plissée qu’elle
avait achetés sur un coup de tête, mais ne portait jamais. Elle enfila une
paire de sandales à talons hauts et vérifia sa silhouette dans le miroir. Oui,
ça lui allait bien, mais elle avait l’air trop jeune et trop jolie… Et elle se
sentait… vulnérable.
Quand Scott vint la chercher, elle était coiffée et maquillée. Elle ne
portait pas ses lunettes, mais des lentilles de contact.
— Quelle vision ! s’exclama-t-il.
Cette réaction lui confirma qu’elle avait bien fait de se donner du mal.
Elle résista difficilement à la tentation de se jeter dans ses bras.
— J’ai pensé que ce serait bien de manger dehors, sur ta terrasse.
Comme ça, on pourra regarder les moissonneuses.
— Les moissonneuses ?
Il acquiesça.
— Elles sont dans le champ, derrière la maison.
Il avait recouvert la table d’une jolie nappe et disposé des chandeliers.
— Ce n’est pas un festin, prévint-il. Le poulet a été préparé par ma
mère. Mais les légumes viennent de mon jardin. Personnellement, j’ai
tellement faim que j’avalerais n’importe quoi. Je me suis dit que tu devais
avoir faim, toi aussi, et que tu ne ferais pas la difficile.
— Je suis affamée !
Elle était aussi persuadée d’être trop nerveuse pour manger, mais elle
dévora avec enthousiasme tout ce qu’il lui servit et but avec plaisir le vin
blanc pétillant qu’il versa dans son verre. La tension qu’elle avait ressentie
en se préparant s’était envolée. Elle essaya de trouver une explication
rationnelle à ce mystère, mais dut conclure qu’elle se sentait tout
simplement en confiance avec Scott.
— Ton chien est en bas, bien entendu, indiqua-t-il. Il regarde la
télévision avec maman. Elle m’a chargé de te dire qu’elle l’avait invité à
dormir chez elle.
D.J. éclata de rire.
— Ces deux-là s’entendent à merveille. C’est bizarre, mais je me suis
habituée à ce qu’il passe son temps avec elle.
Scott acquiesça.
— On devrait lui trouver un animal de compagnie, avant qu’elle ne
s’approprie définitivement le tien.
Elle s’était toujours sentie gênée quand un homme disait « on » ou
« nous », en les incluant tous les deux, mais ce soir cela lui parut tout à fait
naturel. Parce que ça venait de Scott. Elle lui tendit son verre et il le remplit
de nouveau.
Ils voyaient au loin les lumières des moissonneuses et celles des
tracteurs qui évoluaient sur la route ou à travers le champ voisin.
— Tu as remarqué qu’ici on regarde souvent au loin, vers l’horizon ?
demanda-t-elle.
— C’est la distraction préférée des habitants du Kansas, approuva-t-il.
Quand on est dans un champ de blé, pour ne pas se perdre il faut garder les
yeux fixés sur l’horizon. Après, ça devient une habitude.
— Tu m’as déjà entraînée une fois dans un champ de blé au milieu de
nulle part, et tu n’avais pas l’air perdu.
Il rit doucement.
— Oui, c’est vrai. Et je suis en train de me rendre compte que c’est
bizarre de se distraire en regardant l’horizon.
— Mais c’est si beau ! Les plus grandes œuvres d’art sont des peintures
champêtres. Admirer la beauté d’un paysage, c’est un réflexe naturel, c’est
très apaisant.
Il la fixa avec une étrange intensité, puis il lui offrit son sourire de
séducteur, celui auquel les femmes ne pouvaient pas résister.
— Tu es décidément la personne qui manquait à notre charmante petite
ville, déclara-t-il en trinquant avec elle.
Elle se sentit rougir, et s’empressa de changer de sujet.
— Je ne savais pas que la moisson se poursuivait à la nuit tombée, dit-
elle en contemplant le ballet des véhicules dans les champs.
Scott acquiesça.
— Ça peut durer jusqu’à minuit, et parfois au-delà, assura-t-il. Les
moissonneuses s’arrêtent quand le grain devient trop humide. Elles sont
ultra-sophistiquées et équipées d’un système qui mesure le taux d’humidité.
— Ce qui est beau, c’est qu’on ne distingue pas vraiment les machines,
sauf parfois une ombre qui se détache sur l’horizon, ou quand elles
s’éclairent l’une l’autre. On ne voit que le blé devant elles.
— C’est vrai. C’est un peu comme nous. Nous allons toujours de
l’avant, mais nous avons du mal à voir clair en nous-mêmes.
D.J. lui sourit.
— Tu deviens philosophe, ma parole !
Il rit.
— C’est sans doute le vin, répliqua-t-il. Ou alors c’est d’avoir passé une
partie de la journée à étiqueter des livres dans une bibliothèque.
— Je ne suis pas sûr de t’avoir remercié pour ton aide.
— Tu m’as remercié. Ce qui ne m’empêche pas d’espérer une autre
récompense, plus tard. Un baiser, peut-être ?
Elle sentit un frisson d’anticipation courir sur sa peau.
— Ça n’est pas tout à fait exclu, répondit-elle.
A la lueur de la bougie, elle vit son sourire s’élargir.
— Voilà une agréable perspective, murmura-t-il.
Ils prirent le temps de finir leur repas. Il n’avait pas l’air pressé. Elle
tâcha de ne pas manifester d’impatience.
Enfin, il remplit leurs verres et proposa d’aller les boire sur la
balancelle.
Elle accepta avec empressement.
— Tu as froid ? demanda-t-il comme elle ne pouvait réprimer un léger
frisson.
Elle accepta sans réticence le bras qui vint entourer ses épaules.
— Je peux aller chercher une couverture, proposa-t-il.
— Non, ce n’est pas la peine. C’est très bien comme ça.
Elle constata avec surprise qu’elle se laissait volontiers aller contre lui
et resta sourde à la petite voix intérieure qui la mettait en garde.
Ils contemplèrent de nouveau les lumières en silence.
— Nous revoilà en train de scruter l’horizon…
— C’est la campagne du Kansas, expliqua-t-il. Elle vous absorbe. En
ville, on ne passe pas sa soirée à scruter l’immeuble d’en face.
— Sauf si on est un détective privé en planque !
Il se tourna vers elle pour lui sourire.
— J’ai l’impression que notre bibliothécaire lit un peu trop de romans
policiers.
Elle rit.
— C’est vrai que je lis trop. Et toi, tu passes trop de temps à regarder les
champs de blé.
— Possible. Mais, en ce moment, c’est toi que j’ai envie de regarder.
Son visage était si près du sien qu’elle sentait son souffle contre son
oreille. Il allait l’embrasser, mais il semblait hésiter. Et elle aussi hésitait.
Elle reporta son attention sur les lumières.
— Autrefois, quand tu participais à la moisson, tu travaillais la nuit ?
demanda-t-elle.
— Bien sûr, dit-il en s’écartant insensiblement d’elle. La nuit tombe
sans qu’on s’en rende compte et on continue à travailler, tant que c’est
possible.
— Tu veux dire qu’on ne sent pas la différence ?
— Au contraire, c’est très différent. On ressent tout à coup une grande
solitude. La même que celle que tu as ressentie l’autre nuit, quand je t’ai
emmenée dans les champs. C’est pareil. La présence des machines, le bruit,
les autres, ça ne change rien. Le rapport avec la nature est très fort.
D.J. acquiesça.
— Je comprends, fit-elle.
— Parfois, je pense aux familles qui sont venues s’installer ici, comme
celle de mes arrière-grands-parents et de leurs parents. Ils n’avaient ni
voiture ni téléphone. Ils étaient seuls au milieu de nulle part. Avec une
ribambelle d’enfants pour les aider. Ils restaient parfois des semaines sans
voir personne.
— Ça devait être l’enfer quand ils ne s’entendaient pas bien !
s’exclama-t-elle.
— Probablement. Mais ça les obligeait aussi à régler leurs conflits, ou à
se contenter de ce qu’ils avaient, même si ce n’était pas l’idéal.
— Ce n’est pas toujours possible, soupira-t-elle.
— Tu as raison. Je l’ai compris avec mon ex-femme.
Elle se raidit. Elle n’avait pas envie qu’il parle de son ex-femme. Il
allait sûrement lui expliquer pourquoi il l’avait trompée et se trouver des tas
d’excuses. Et, ses excuses, elle ne voulait pas les entendre.
Mais elle ne savait pas comment l’arrêter. Et peut-être aussi avait-elle
envie de savoir ?
— Je savais bien avant de l’épouser qu’il y avait de gros problèmes
entre nous. Mais j’avais l’impression que, si j’y mettais de la bonne volonté,
ils finiraient par se régler.
— Et ça n’a pas été le cas.
— Non, ça n’a pas été le cas.
Il s’interrompit et parut hésiter quelques instants.
— En fait, si. Tout s’est bien terminé. Elle est heureuse en amour. Et
maintenant je suis célibataire, assis dans ce fauteuil auprès d’une femme
que je trouve incroyablement séduisante et qui me doit un baiser pour me
remercier de tout ce que j’ai fait pour elle, cet après-midi…
D.J. savait qu’elle aurait dû prétexter la fatigue et s’éloigner de lui sur-
le-champ. Mais ce ne fut pas ce qu’elle fit. Elle se persuada qu’elle n’irait
pas plus loin qu’un tout petit baiser. Que ça ne dégénérerait pas comme la
veille, dans sa camionnette. Ni comme à South Padre, sur cette plage
baignée de lune.
682.7 Petits travaux de forge (art du
forgeron)
Scott franchit la porte des urgences avec D.J. dans ses bras. Son cœur
battait la chamade. Quand il l’avait entendue hurler, tout à l’heure, il sortait
de sa salle de bains, encore tout endormi. Il s’était mis à courir, dans une
sorte de brouillard — il ne se souvenait plus très bien comment il était passé
de sa chambre au jardin. Dès qu’il avait compris qu’elle avait été mordue
par un serpent, son cerveau s’était concentré sur les gestes techniques.
Heureusement, il les connaissait pour avoir suivi une formation poussée en
premiers soins, obligatoire dans sa spécialité et très utile pour ceux qui,
comme lui, s’installaient dans une zone rurale où l’on n’avait pas toujours
un médecin à portée de main. Il se félicita de l’avoir prise au sérieux à
l’époque.
Une infirmière vint les accueillir et Scott la suivit jusqu’à une salle
d’examen. Il déposa D.J. sur la table, puis la femme examina la morsure et
délimita au marqueur noir la zone enflée. Elle nota aussi l’heure sur la ligne
qu’elle venait de tracer.
Elle était sympathique et chaleureuse.
— Je vais vous faire une perfusion, annonça-t-elle. Il vaudrait mieux
éloigner votre chien.
D.J. tenait toujours Dew dans ses bras. Scott répugnait à le lui enlever
mais, dans une chambre stérile, un animal n’avait pas sa place.
— Ne t’inquiète pas pour lui, dit-il. Ma mère ne va pas tarder à arriver.
Elle va s’en occuper.
En se détournant, il se trouva nez à nez avec Karl.
— Je m’occupe du chien, fit Karl en lui prenant Dew des bras.
— Merci.
— Si vous avez besoin que j’appelle une ambulance ou un hélicoptère,
je serai derrière la porte, déclara-t-il en s’adressant à l’infirmière.
Celle-ci hocha la tête en silence.
— J’espère que tout ira bien, ajouta-t-il, se tournant vers D.J.
Il effleura son chapeau en guise de salut et sortit.
Sans Dew pour la réconforter, D.J. réclama la main de Scott et il en fut
ému. Il avait envie de la prendre dans ses bras et de la serrer tout contre lui,
mais le moment était mal choisi. Il allait devoir attendre la fin des soins
d’urgence pour lui dire qu’il l’aimait.
Il l’aimait ?
Il fut lui-même surpris de ce qu’il venait de formuler si spontanément.
L’aimait-il vraiment ? Il n’avait pas le temps de réfléchir à la question, mais
il se promit de le faire.
Le Dr Kim arriva et les salua tous les deux, tout en posant sur Scott un
regard désapprobateur.
— Tu trouveras des combinaisons dans le réduit près de l’entrée de la
salle d’examen, lui dit-il d’un ton qui évoquait plus un ordre qu’une
suggestion. Un jeune homme à moitié nu se promenant dans les couloirs
risquerait de ternir la réputation de ma clinique. Et puis, je n’ai pas envie
que l’une de mes vieilles patientes ait une crise cardiaque en te voyant
débarquer en slip dans la salle d’attente !
Scott ne put s’empêcher de sourire. Il avait complètement oublié qu’il
était presque nu. Le Dr Kim prenait le temps de plaisanter et de se
préoccuper de sa tenue, c’était bon signe…
Il s’empressa d’aller chercher une combinaison bleue en coton, mais
retourna dans la chambre pour l’enfiler, car il ne voulait pas s’éloigner de
D.J.
— J’étais pressé, expliqua-t-il à l’infirmière qui le regardait enfiler les
manches avec un air pincé. Je n’ai pas voulu perdre de temps à m’habiller.
— Tu as bien fait, approuva le Dr Kim. Le temps est un facteur
déterminant en cas de morsure de serpent.
Le Dr Kim avait une présence paternelle et apaisante qui était
indubitablement un atout dans son travail. Il tira le rideau autour d’eux,
remonta la jambe du pantalon de D.J. et examina la blessure avant de
mesurer la distance entre la veine distale et la zone enflée. Puis il adressa à
D.J. un sourire rassurant.
— Nous allons devoir vous faire une prise de sang, annonça-t-il.
Il se tourna vers l’infirmière.
— Je veux un hémogramme, la numération des plaquettes, le taux de
prothrombine, le taux de fibrinogènes et le produit de dégradation du
fibrinogène.
De nouveau, il s’adressa à D.J.
— Votre vaccin antitétanique est à jour ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
— Dans ce cas, nous allons vous faire une injection.
D.J. ne parut pas s’en émouvoir. Mais, quand le médecin manipula son
pied pour le regarder sous tous les angles, elle grimaça et se mordit la lèvre.
— Vous croyez que vous pouvez enlever votre jean ou vous préférez
que l’infirmière le découpe ? demanda-t-il.
D.J. n’eut pas le temps de répondre. L’infirmière défaisait déjà le bouton
de sa braguette, puis elle fit coulisser la fermeture Eclair et lui demanda de
poser son pied droit à plat sur la table.
— Aidez-nous à vous soulever le bassin, dit-elle. Nous allons faire
descendre votre jean.
Le « nous » incluait Scott à qui elle demanda de s’occuper de la jambe
droite. A eux deux, ils lui ôtèrent aisément son jean.
La manœuvre fut pénible et douloureuse pour D.J. qui retomba, pâle et
épuisée, sur son oreiller.
Scott se pencha vers elle.
— Très jolie culotte, murmura-t-il à son oreille.
Il avait espéré la faire rougir pour lui redonner des couleurs. Cela
fonctionna très bien.
— Je porte toujours de jolies culottes, au cas où j’aurais un accident,
répondit-elle.
Il se demanda où elle trouvait la force de faire de l’humour.
— Dans ce cas, c’est ton jour de chance, car celle-ci est
particulièrement bien choisie.
— C’est aussi le tien !
Il sourit.
— Je dois avouer que j’ai déjà plusieurs fois rêvé tout éveillé de te
retirer ton pantalon. Mais ce n’était pas exactement dans ces circonstances.
Elle parvint à esquisser une sorte de sourire.
Le Dr Kim se racla la gorge.
— Tu as apporté le sérum ?
— Il est dans la camionnette. Je vais le chercher, répondit Scott.
Tandis qu’il se débattait pour trouver l’ouverture du rideau, le Dr Kim
s’adressa à D.J. pour la rassurer.
— Vous serez sur pied dans très peu de temps, promit-il. On va vous
faire une perfusion de sérum antivenimeux et vous donner quelque chose
pour atténuer la douleur.
— Merci…
En sortant de la salle d’examen, Scott se mit à courir. Sa camionnette
était toujours arrêtée en double file devant l’entrée. Karl la surveillait.
Il sortit son sac et lui confia ses clés.
— Tu pourrais me la garer ? demanda-t-il.
Karl acquiesça.
De retour dans la salle d’examen, Scott trouva le Dr Kim en train de se
laver les mains. Le rideau qui entourait le lit de D.J. était toujours tiré.
— Voilà le sérum. Comment va-t-elle ?
— Elle se sentira mieux quand les antalgiques auront agi.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
Le médecin lui tendit une poche de sérum physiologique pour
perfusion.
— Prépare l’injection. On va commencer par quatre doses.
— D’accord.
Ravi de pouvoir se concentrer sur une tâche concrète, Scott se lava les
mains et enfila des gants. Il prit ensuite une seringue de 30 ml et préleva un
peu de sérum dans la poche pour le mélanger avec la poudre anti-venin.
Puis il secoua les flacons doucement jusqu’à ce que le mélange soit
homogène. Il le reprit ensuite avec sa seringue et l’injecta dans la poche. La
perfusion était prête. Il prit l’étiquette d’un des flacons pour la fixer sur la
poche et retourna derrière le rideau.
D.J. était allongée sur la table et paraissait dormir. L’infirmière lui avait
passé une blouse d’hôpital et l’avait couverte. Elle était sous oxygène, une
machine surveillait son rythme cardiaque.
Avant d’accrocher au pied à perfusion la poche que lui tendait Scott,
l’infirmière vérifia que l’étiquette correspondait à ce qui était noté sur le
bracelet que D.J. portait au poignet.
— On va commencer avec un débit de 50 cc pour voir comment elle
supporte, dit le médecin en s’adressant à Scott. S’il n’y a pas de réaction
anaphylactique d’ici à dix minutes, on passera à 250.
— Ça me paraît bien, répondit Scott.
En reconnaissant sa voix, D.J. ouvrit les yeux.
— Tu es revenu, murmura-t-elle.
— Etes-vous allergique à la papaye ou à la papaïne ? demanda le
médecin.
— Euh, non… pas à ma connaissance.
— Etes-vous enceinte ou susceptible de l’être ?
— Non.
— C’est une bonne chose.
— Aucun risque de ce côté-là, mon petit ami ne veut pas aller plus loin
que des baisers, murmura-t-elle, à moitié endormie.
Scott lui sourit.
— C’est vous, le petit ami ? demanda l’infirmière.
— Euh… oui.
L’infirmière se tourna vers le médecin.
— C’est un scoop, ça, docteur, non ? Suzy Granfeldt suit le même cours
de catéchèse que moi le dimanche et c’est le genre de nouvelles dont elle
raffole.
Scott ne se sentit pas gêné le moins du monde. Il était ravi au contraire
que l’infirmière et le médecin plaisantent. Ça le rassurait.
Au bout de dix minutes, D.J. ne manifestant aucune réaction, le
médecin demanda à l’infirmière d’augmenter le débit de la perfusion.
— Est-ce que les antalgiques vous font de l’effet ? demanda-t-il à D.J.
— Oui, un peu, répondit-elle.
— Si vous avez besoin de dormir, n’hésitez pas, dit-il. La perfusion va
prendre un certain temps et ça vous ferait du bien de vous reposer.
— D’accord… Scott ?
— Oui, ma chérie, je suis là, fit-il en lui prenant la main.
— Il faut que tu ailles voir James à la bibliothèque. Il doit se demander
ce qui se passe.
— Ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
Elle soupira de soulagement et ferma de nouveau les yeux. Il la
contempla quelques minutes, surpris de ce qu’il ressentait. Il avait compris
qu’elle était hors de danger, mais il souffrait de la voir dans cet état.
Il sortit pour donner des nouvelles à sa mère.
Viv était assise sur un banc, sous le surplomb du toit. Elle tenait le chien
en laisse et s’adressait à lui.
— Tu n’as trouvé personne d’autre à qui parler ? demanda Scott.
Elle leva les yeux et lui sourit.
— Il a une oreille très attentive.
Il ne put s’empêcher de rire.
— Comment va D.J. ? demanda Viv.
— Pour l’instant, elle dort. Je crois que ça se présente plutôt bien. L’un
des crocs du serpent a glissé sur sa chaussure et de ce côté la morsure n’est
pas trop profonde. Elle supporte très bien le produit et on va pouvoir la
perfuser en moins d’une heure, avant que le venin n’atteigne le cœur.
Il s’installa près d’elle sur le banc et se frotta les yeux, les coudes sur les
genoux, penché en avant. Puis il posa son menton sur ses mains et poussa
un énorme soupir, comme s’il avait jusque-là retenu son souffle.
— J’ai eu une peur bleue, avoua-t-il.
— Il y avait de quoi !
— Bon sang, j’ai ressenti la même impuissance que quand papa était
malade, dit-il. On croit qu’on a tout le temps devant soi pour approcher les
gens, partager des choses avec eux et… Et tout à coup on se rend compte
que ce n’est pas le cas.
En voyant sa mère froncer les sourcils, il regretta d’avoir mentionné son
père. Chaque fois qu’il en parlait avec elle, ces derniers temps, il la sentait
sur le point de craquer. Il tenta de se justifier.
— Avec papa, à la fin, nous avons eu un peu de temps. J’ai beaucoup
parlé avec lui. C’est une chance.
Viv changea de sujet.
— D.J. n’est pas en danger de mort, affirma-t-elle.
Scott acquiesça.
— Les morsures de crotales des prairies sont rarement fatales. Et, quand
elles le sont, c’est plutôt parce que les gens paniquent et font une crise
cardiaque.
— Il n’empêche que c’est effrayant, dit Viv. Depuis le jardin d’Eden,
tout le monde a une peur bleue des serpents.
Scott acquiesça.
— J’aurais dû la prévenir…
Il secoua la tête d’un air coupable.
— Ce cri qu’elle a poussé ! C’était effrayant…
Viv ne put s’empêcher de rire.
— Je sais maintenant ce que les gens entendent par « un cri à vous
glacer le sang ».
— Oui, c’était tout à fait ça.
Viv avança un bras pour lui tapoter la main, comme quand il était un
petit garçon.
— Je sais que tu commences à avoir des sentiments pour elle.
Comme il ne répondait pas, elle hésita.
— Je me trompe ?
Il haussa les épaules.
— Sans doute pas.
Elle attendit.
— J’aime bien passer du temps avec elle, reprit-il. Elle a le sens de
l’humour. Elle est intelligente. Intéressante.
— C’est déjà beaucoup, assura Viv. Et très prometteur.
Il acquiesça.
— Mais elle me rappelle quelqu’un et ça me fait un drôle d’effet.
— Vraiment ? Elle te rappelle quelqu’un ? Qui ?
— Une fille que j’ai rencontrée quand j’étais étudiant. Tu ne la connais
pas.
Viv hésita.
— Eh bien, je suis certaine qu’elle est très différente de la fille en
question.
— Oui, je pense que oui.
— Elle a été très seule, dans sa vie. Ses parents la confiaient à des
nounous et des baby-sitters. Et, dès qu’ils ont pu, ils l’ont envoyée à
l’internat. Ils l’ont toujours considérée comme un fardeau, une gêne.
Scott hocha la tête d’un air rêveur. C’était en effet ce que lui avait
confié D.J. Puis il se souvint brusquement qu’elle lui avait aussi avoué n’en
avoir jamais parlé auparavant.
— Comment sais-tu tout cela ? demanda-t-il à sa mère.
Viv leva les yeux, un peu surprise.
— Oh ! je ne sais pas… Je suppose qu’elle a dû me le dire.
— Certainement pas !
— Alors c’est venu de quelqu’un d’autre, suggéra Viv d’un air vague.
— Non, insista Scott en secouant la tête. Elle n’en parle à personne.
— Une fille comme Suzy a pu réussir à lui tirer les vers du nez.
Il n’en crut pas un mot. D.J. était bien trop secrète pour se laisser
extorquer des confidences. Et soudain il comprit. Il venait de se souvenir du
coup de fil de sa sœur.
— Tu as engagé un détective privé pour obtenir des renseignements sur
D.J. !
Elle ne chercha pas à nier.
— Quand on s’apprête à embaucher quelqu’un qu’on n’a pas rencontré,
il faut bien savoir à qui on a affaire.
— Maman, dans ces cas-là, on le fait venir, on lui pose des questions,
on se renseigne auprès de ses précédents employeurs. On ne paye pas
quelqu’un pour enquêter !
Elle haussa les épaules avec nonchalance.
— Il ne s’agissait pas seulement de l’engager pour un travail. Il
s’agissait d’introduire une nouvelle personne dans une petite communauté.
Je trouve que tu devrais me féliciter d’avoir pris mes précautions et de ne
pas m’être fiée à mon seul jugement.
— Ton problème, ce n’était pas son arrivée dans notre petite
communauté, maman. Tu la voyais déjà entrer dans notre famille.
Il soupira.
— C’est donc vrai, ce que tout le monde raconte ? Tu veux vraiment me
trouver une femme ?
— Eh bien… Il te fallait quelqu’un et je n’avais pas l’éternité devant
moi.
— Incroyable !
— Ne sois pas stupide. J’ai bien choisi. Elle te plaît. Elle est parfaite
pour toi. De quoi te plains-tu ?
Il n’avait pas envie de se plaindre, en effet.
— Ce qui est fait est fait, maman. Mais à l’avenir j’apprécierais que tu
ne te mêles plus de ma vie privée.
Elle lui sourit.
— Je te jure que ça n’arrivera plus, lui assura-t-elle. A partir de
maintenant, tu vas gérer ta vie tout seul. Bon… Tu vas passer ta journée
ici ? Tu veux que je m’occupe du magasin ?
— J’ai promis à D.J. d’aller prévenir James.
— C’est une très bonne idée. Va à la bibliothèque. M. Dewey et moi, on
se charge du drugstore.
— D’accord. Je vais demander au Dr Kim de me tenir régulièrement
informé de l’état de santé de D.J.
795.6 Jeux de hasard
* * *
Ils travaillèrent encore une heure. Ils parvinrent à défaire toutes les
étagères, excepté la rangée parallèle aux fenêtres.
Tandis qu’il remerciait tout le monde, Viv emmena Ashley au Brazier et
James assura qu’il pouvait se charger de fermer la bibliothèque. A en juger
par la manière dont il attachait sa bicyclette, Scott n’en douta pas.
Il passa chez sa mère, prit la douche qu’il n’avait pas prise le matin et
enfila des vêtements dignes de ce nom. Il avait hâte de prendre la route.
Hâte de voir D.J.
Sa mère était dans la cuisine quand il sortit de sa chambre.
— Je t’ai préparé un sandwich que tu pourras manger en chemin, dit-
elle. Et tu devrais aussi prendre ça.
Elle lui montra un sac à main gris qu’il reconnut aussitôt.
— Je l’ai trouvé dans l’allée. Il était ouvert et tout son contenu était
éparpillé, mais je crois avoir tout ramassé. Je suis sûre qu’elle aura besoin
de sa carte de Sécurité sociale et de ses papiers.
— D’accord, bonne idée.
— La première chose que fait une femme quand elle se réveille dans un
endroit inconnu, c’est de chercher son sac à main, expliqua-t-elle.
— Je comprends, répondit-il en sortant.
Sur la route, il reçut un appel d’Amos. Il lui fut reconnaissant de
s’inquiéter de l’état de santé de D.J. et lui rapporta ce que lui avait dit le
médecin.
— J’aurais dû la mettre en garde contre les serpents, ce matin, dit-il.
— Arrête ça tout de suite ! répondit Amos. On ne peut pas tout
contrôler, dans la vie. Et ça ne sert à rien de ressasser le passé. Ce qui est
fait est fait, on ne peut rien y changer. C’est fini. Passe à autre chose.
Scott hésita.
— Il me semble que c’est un truc que je te dis souvent, répondit-il enfin.
— En effet. Et tu devrais suivre ton propre conseil.
— Je le suivrai, si tu le suis.
— Je fais de mon mieux, répondit Amos. La moisson est finie, alors
hier soir j’ai raccompagné Jeannie chez elle. Elle m’a proposé de monter
boire une bière et…
— Ah oui ? Tout n’est donc pas perdu pour toi ! Bon, maintenant, il faut
que je raccroche. Je vais appeler Suzy pour lui dire de répandre la nouvelle.
— Tu n’oserais pas faire ça.
— Tu vas devoir acheter mon silence.
— Je… Je t’écoute, répondit Amos d’une voix hésitante.
— Puisque la moisson est finie, pourrais-tu passer demain à la
bibliothèque pour aider James à démonter les rayonnages ?
— Bien sûr. Je ne manquerais ça pour rien au monde.
— On a besoin de toutes les bonnes volontés.
— Tu devrais en parler à Suzy. Avec elle, la nouvelle circulera plus vite
qu’avec une campagne publicitaire.
Amos avait probablement raison, mais Scott n’avait pas le temps de
parler à Suzy pour le moment, car il arrivait à l’hôpital. Il gara sa voiture,
attrapa le sac de D.J., s’arrêta au comptoir d’information pour demander où
était la chambre de D.J. et la trouva sans difficulté.
Elle était pâle et paraissait un peu groggy, mais elle sourit en le voyant
entrer.
— Bonjour…
Il aurait voulu l’embrasser, mais il n’osa pas. Il se contenta de se
pencher pour déposer un baiser sur son front.
— Tu sembles plus détendue que tout à l’heure, dit-il. Comment te sens-
tu ?
— Beaucoup mieux que ce matin, ça c’est sûr, répondit-elle. Et merci.
— Merci de quoi ?
— D’avoir fait fuir ce serpent.
— Je crois qu’il a fui tout seul. Et, s’il a eu peur, c’est de ton chien, pas
de moi. Je n’ai fait que te transporter à la clinique, ce qui était la moindre
des choses. Il n’était pas question d’attendre une ambulance.
— Tu t’es arrêté pour prendre du sérum à la pharmacie.
Scott acquiesça.
— Pour le sérum, tu me remercieras quand tu auras vu la note. Il n’est
pas donné, je te préviens.
— Je n’ai donc aucune raison de te remercier ?
— Tu peux me remercier de t’avoir apporté ton sac, fit-il.
— Ah, je me disais bien qu’il ressemblait au mien ! Mais il allait
tellement bien avec tes vêtements que j’ai cru qu’il t’appartenait, plaisanta-
t-elle.
Il fit la moue.
— Non, jamais je n’aurais pris un sac gris avec la tenue que je porte
aujourd’hui, répliqua-t-il.
Elle ne put s’empêcher de rire. Et le son de son rire était merveilleux.
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)
Après deux jours sous analgésiques à fortes doses, D.J. avait le cerveau
embrumé. Elle avait eu un sommeil agité, entrecoupé de cauchemars, où on
lui servait des bols de soupe pleins d’araignées. Puis un héros blond en slip
bleu venait à son secours et la consolait en la caressant sur fond de ressac
d’océan, et c’était merveilleux, incroyable, magique. Si puissant qu’elle se
réveillait. Le retour à la réalité était violent, avec cette douleur terrible qui
lui transperçait le pied et la jambe.
Elle avait perdu la notion du temps. Elle ne cessait de s’endormir et de
se réveiller. Le soleil entrait par la fenêtre durant la journée et, la nuit, elle
apercevait les veilleuses. C’était son unique repère.
Elle comprenait maintenant pourquoi la plupart des patients gardaient la
télé allumée. Ça les abrutissait, évidemment, mais ça leur permettait de
conserver un lien avec le monde extérieur.
Son téléphone avait beaucoup sonné, ce qui l’avait agréablement
surprise, car elle ne connaissait pas grand monde à Verdant. Les abonnés de
la bibliothèque s’inquiétaient de sa santé et tenaient à lui souhaiter un
prompt rétablissement.
La première à l’appeler avait été Viv, pour lui parler de Dew. Il n’avait
pas l’air malheureux au rez-de-chaussée, même si Viv assurait que sa
maîtresse lui manquait.
— Chaque fois que nous rentrons et qu’il voit votre voiture dans l’allée,
il grimpe l’escalier et tente de regarder à travers la porte, comme s’il
essayait de savoir où vous êtes et pourquoi vous ne venez pas le chercher,
avait-elle expliqué.
D.J. avait souri.
— Vous vous occupez beaucoup de lui et je suis certaine qu’il n’a
jamais été aussi heureux. Avant que je vienne ici, il restait seul toute la
journée et il détestait ça.
— Avec moi, c’est la nouveauté qu’il apprécie. Mais c’est à vous qu’il
est attaché. Je veux que vous le sachiez.
Dew et Viv s’entendaient à merveille. Ils vadrouillaient toute la journée
dans Verdant. D.J. soupçonnait Viv de ne pas l’enfermer dans son panier
quand elle l’emmenait en voiture, mais elle le lui pardonnait volontiers.
Après Viv, ç’avait été Helen Rossiter, qui lui avait appris que toute la
ville parlait de sa mésaventure, puis il y avait eu Claire Gleason, qui avait
cru la consoler en lui faisant valoir que ce repos forcé lui permettrait de
retrouver un teint frais et rajeuni.
La moisson était finie, la vie avait repris son cours à Verdant, les gens
prenaient le temps de lui parler et de s’apitoyer sur son sort. Ceux qui
avaient été mordus par un serpent, ou dont un membre de la famille avait
été mordu, ou qui connaissaient quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui
avait été mordu, avaient des commentaires à faire.
Elle avait également reçu des visites du fleuriste local. Le long rebord
de fenêtre de sa chambre d’hôpital était aussi coloré et odorant qu’un jardin.
Les vases de gerberas côtoyaient les bouquets de glaïeuls et de fleurs des
champs. Il y avait aussi un dieffenbachia qu’elle destinait à la bibliothèque.
Chaque fois que le fleuriste entrait, elle ouvrait la carte agrafée sur le
bouquet le cœur battant. Et chaque fois elle était déçue. Rien de la part de
Scott.
Bien sûr, il ne lui devait rien et n’était pas tenu de lui offrir des fleurs.
C’était elle, plutôt, qui avait une dette envers lui. Elle s’était d’ailleurs
préparée à le remercier, s’il lui rendait de nouveau visite.
Le matin du troisième jour, on lui annonça qu’elle était libre de partir et
elle s’en réjouit, parce qu’elle n’en pouvait plus de rester enfermée. Elle
devait prendre rendez-vous avec le Dr Kim pour une visite de contrôle et se
reposer encore quelques jours avant de commencer des séances de
rééducation de sa jambe gauche.
L’infirmière lui montra comment bander son pied encore enflé. Pas
question d’enfiler une chaussure. On lui mit une attelle, comme si elle
souffrait d’une entorse.
Une fois habillée, elle appela Viv pour lui demander de venir la
chercher, tout en espérant secrètement que celle-ci enverrait Scott. Elle dut
s’avouer qu’il lui manquait et qu’elle avait hâte de le revoir.
Quand il était passé la voir la nuit de son admission à l’hôpital, pour lui
apporter son sac, elle l’avait trouvé touchant. Elle aurait voulu qu’il la
prenne dans ses bras et se laisser aller. Mais bien sûr c’était ridicule. Oui, ils
avaient passé une soirée à s’embrasser et à se caresser, et l’épisode de la
morsure les avait encore rapprochés. Mais il restait encore entre eux pas
mal de barrières.
Scott avait jugé plus sage de prendre des distances.
Mais, elle, elle avait envie de le voir. De l’avoir près d’elle, de lui
parler, de rire avec lui. Elle avait envie de se réfugier avec lui dans un
champ de blé. Envie de se blottir dans ses bras, de l’embrasser, de faire
l’amour avec lui…
Elle avait décidé de se donner à lui, même si elle savait qu’elle risquait
d’avoir le cœur brisé. Tant pis si Scott était un dragueur et un infidèle. Tant
pis s’il était suffisamment inconscient pour se compromettre avec une
femme mariée. Il n’était pas capable de lui offrir la relation solide et entière
dont elle avait toujours rêvé, mais ça lui était égal. Après tout, c’était déjà
un peu plus que la nuit d’amour sur la plage qui la faisait fantasmer depuis
des années ! Apparemment, les hommes plus conventionnels, plus fiables,
et pour tout dire plus ennuyeux, ne l’intéressaient pas.
Sans doute le problème venait-il de là. Elle était attirée par des hommes
qui ne pouvaient pas lui offrir une vie stable, à laquelle elle aspirait pourtant
plus que tout.
Elle sortit de son sac le peu de maquillage qu’il contenait et tâcha de
rehausser son teint, qui n’avait pas l’air si reposé que ça après ces trois jours
de « vacances ». Elle brossa ses cheveux avec soin pour effacer les traces de
son séjour prolongé au lit. Elle était prête à partir et put vérifier dans le
miroir qu’elle était plus que présentable.
Aussi, quand elle vit apparaître Suzy sur le seuil de sa chambre, elle ne
fut pas seulement surprise, mais terriblement déçue.
— Je voulais venir en bibliobus, annonça Suzy en pouffant, cette idée
saugrenue paraissant beaucoup amuser. Je me suis dit que ça vous plairait
de voyager dans l’un de vos véhicules. Mais Amos n’a pas voulu. Il a dit
qu’un si long trajet coûterait trop cher en essence et que vous n’auriez pas
la place d’allonger vos jambes. Il avait raison, hélas. Je déteste quand il a
raison.
— Vous avez repris le travail ? demanda D.J.
— Officiellement, je reprends demain. Mais Amos a déjà repris,
poursuivit Suzy. C’est le jour où il va à Washunga et à Ponyvale, notre
secteur le plus au sud. Ça fait une semaine que la moisson est finie, là-bas.
Je crois qu’ils l’attendent.
D.J. sortit en fauteuil roulant sur le parking et un aide-soignant l’aida à
s’installer à l’arrière dans la grande voiture des Granfeldt — ce qui lui
permit en effet d’allonger confortablement sa jambe.
Ce n’était pas très facile de converser dans ses conditions, mais il en
fallait plus pour décourager Suzy. Durant ces trois jours d’absence, D.J.
avait manqué quelques potins. Suzy profita du trajet pour lui faire rattraper
ce retard.
D.J. écouta avec un peu d’intérêt et beaucoup d’amusement. Les
nouvelles au sujet d’Amos et Jeannie la réjouirent particulièrement.
— Elle est radieuse, déclara Suzy. Je lui ai dit : il suffit de te voir passer
sur le trottoir avec cet air heureux pour comprendre ce qui t’arrive.
D.J. ne put s’empêcher de rire — non sans une légère inquiétude : les
habitants de sa petite ville d’adoption ne liraient-ils pas sur son visage
qu’elle était amoureuse de Scott ?
— Quant à Amos…, reprit Suzy
Elle secoua la tête.
— C’est dingue… Il ne regardait personne depuis des années. Je croyais
qu’il avait tiré un trait sur l’amour.
— Apparemment, ça n’était pas le cas.
— Je suppose que ça n’est jamais le cas.
— C’est naturel de rechercher un compagnon de vie, renchérit D.J.
— Vous aussi vous recherchez un compagnon de vie ? fit soudain Suzy.
Il paraît que Scott était en slip quand il vous a emmenée à l’hôpital.
D.J. rougit.
— Ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Il était chez sa mère et je
venais de chez moi. Il m’a entendue hurler dans le jardin et il est venu.
N’allez pas vous imaginer des choses…
— Moi ? Aucune chance. Mais j’aime bien constater que j’avais raison.
— C’est-à-dire ?
— J’ai toujours pensé que vous feriez un couple parfait. Et, maintenant,
tout le monde en ville est d’accord avec moi.
— Mais nous ne sommes pas un couple ! protesta D.J. Nous… Enfin, je
ne sais même pas comment appeler ça…
— Mais j’ai entendu dire qu’il s’était présenté à l’hôpital comme votre
petit ami. Je me trompe ?
— Il était tellement stressé qu’il a répondu ce qui lui passait par la tête.
Il… Nous… Enfin…
Elle ne savait plus quoi dire.
— S’il l’a dit, c’est qu’il le pensait, affirma Suzy. Et il se démène, ces
jours-ci. J’ai comme l’impression qu’il espère gagner le cœur de notre
bibliothécaire.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Il déménage toute la bibliothèque. Enfin, pas les murs. L’intérieur. Il
fait ce que vous aviez dessiné sur vos plans. C’est pour ça qu’il n’a pas pu
venir vous chercher. Ils bossent tous comme des fous pour avoir terminé
avant votre retour.
Suzy se tut.
— Zut ! C’était censé être une surprise.
— Mais c’est une surprise, murmura D.J.
Elle ne s’était pas du tout attendue à ça.
— Il savait à quel point vous teniez à le faire pendant la moisson,
expliqua Suzy. De plus le médecin lui a dit qu’il vous faudrait un peu de
temps avant d’être complètement remise.
D.J. avait attendu des fleurs. Et lui, pendant ce temps, il travaillait à la
bibliothèque. C’était beaucoup mieux qu’un bouquet !
— Mais c’est un travail énorme ! objecta-t-elle. Il ne peut pas avoir fait
ça en quatre jours.
— Il ne l’a pas fait tout seul. Il a eu de l’aide.
— Amos et vous, je suppose…
— Evidemment, mais ça ne compte pas. Nous sommes des employés de
la bibliothèque. Je parlais des bénévoles.
— Des bénévoles ?
— Oui, et ils sont nombreux, vous pouvez me croire. Attendez, laissez-
moi passer en revue tous ceux que j’ai croisés avant de partir…
Elle tendit la main, comme pour compter sur ses doigts.
— Mike Russell. Alvin Fremont. Leon Coaler. Earl Tacomb, Barnette
Paske, Ed Morton…
— Mais je ne les connais pas ! s’étonna D.J.
— Je ne pense pas qu’ils aient jamais franchi la porte de la bibliothèque,
en effet, dit Suzy. Mais on les a appelés, alors ils sont venus.
— Eh bien, je… Il y avait d’autres personnes, que je connais ?
— Mon fiancé… et quelques hommes de la famille Porter que vous
avez dû voir. J’ai donné quelques coups de fil avant de partir vous chercher
pour trouver quelques volontaires supplémentaires. A l’heure qu’il est, la
moitié de la ville est dans la bibliothèque.
— Je n’arrive pas à y croire, murmura D.J. en secouant la tête. Il n’y a
que des hommes ?
— Non, bien sûr que non. Les hommes sont plus efficaces pour
démonter et remonter des étagères, mais il y a aussi des femmes. Nina,
Marianna, Jeannie. Stevie et Vern.
— Vraiment ? C’est vous qui les avez appelées ?
— Non, ce n’est pas moi. Elles ont dû entendre parler de l’affaire et
elles sont venues.
— Scott n’aime pas Vern.
— Ce n’est pas ça… Je crois au contraire qu’ils s’entendent plutôt bien,
compte tenu des circonstances.
— Quelles circonstances ? Vern est homosexuelle, mais ce n’est pas une
raison pour la rejeter.
Suzy lui jeta un regard ahuri dans le rétroviseur.
— Vous n’êtes pas au courant ? Tout le monde le sait ! Comment se
peut-il que vous ne soyez pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
Suzy arrêta la voiture sur le bas-côté et mit le frein à main. Puis elle
détacha sa ceinture et se tourna pour regarder D.J.
— Du divorce de Scott ? Qu’est-ce que vous savez à ce propos ?
— Rien, à part que ça a fait un petit scandale parce qu’il avait trompé sa
femme.
Suzy secoua la tête.
— Pas du tout. C’est le contraire.
— C’est elle qui l’a trompé ?
— Pendant des années. Avant et après leur mariage. Peut-être même dès
le début de leur relation. Elle l’a toujours trompé.
— Eh bien…
— Avec Vern.
— Pardon ?
Suzy acquiesça.
— C’était avant Stevie, alors ? demanda D.J.
— Non. Stevie Rossiter est l’ex-femme de Scott. Avant, on l’appelait
Stephanie, mais c’est la même personne.
908.1 L’Histoire en relation avec les
différentes catégories de personnes
Viv se sentait presque joyeuse. Cela lui avait fait du bien de remplacer
Scott au magasin pendant qu’il mobilisait tout Verdant pour la bibliothèque.
L’élan de solidarité suscité par l’accident était impressionnant. Elle s’était
assise quelques minutes pour se reposer et regardait travailler les bénévoles,
Dew était à ses pieds. Elle avait bien fait de le faire entrer dans l’enceinte
de la bibliothèque. Il passait de l’un à l’autre et participait à sa manière à
créer une joyeuse ambiance, faisant sourire les travailleurs fatigués aussi
aisément que les retraités installés dans le hall.
Edna, l’une de ses vieilles amies, vint près d’elle.
— Ils forment un beau couple, dit Edna en désignant du menton Scott et
D.J.
Viv acquiesça.
— Ils sont très touchants, reprit Edna. C’est beau, la jeunesse. Ils ne
pensent qu’à s’arracher leurs vêtements, ça crève les yeux.
— Espérons qu’ils attendront d’être rentrés à la maison, ironisa Viv.
— Ah…, soupira Edna. Ça me rappelle des souvenirs…
Viv acquiesça. A elle aussi, cela rappelait des souvenirs.
— Plus besoin de t’en faire pour Scott, ajouta Edna. A présent, tu dois
penser à toi et rien qu’à toi. Je sais que c’est nouveau, mais je suis sûre que
ça te fera du bien.
Penser à elle… Viv avait bien l’intention de penser à elle, mais sans
doute pas dans le sens où l’entendait Edna. Elle avait pris sa décision. Elle
allait rejoindre John dès ce soir. Il n’y avait plus rien pour elle sur cette
terre. Plus personne n’avait besoin d’elle et elle n’avait plus rien à attendre
de personne. Elle avait fait venir D.J. pour que Scott ne soit plus seul, pour
être libre de partir, libre de faire… ce que John attendait d’elle.
Elle allait rejoindre John car c’était ce qu’il souhaitait.
N’est-ce pas ?
Récemment, il lui était arrivé d’en douter, car John ne s’était plus
manifesté. Tous les soirs, elle s’endormait en espérant rêver de nouveau de
lui, revoir l’homme jeune et fort qui lui était apparu dans les rayons du
supermarché.
Depuis que cette image avait remplacé celle du corps glacé de John
allongé sur son lit de mort, elle souffrait moins, mais elle n’avait pas changé
d’avis pour autant. Elle n’avait plus aucune raison de vivre. A présent que
Scott avait trouvé chaussure à son pied, plus rien ne la retenait sur cette
terre.
En arrivant chez elle, elle eut de nouveau quelques instants de doute.
Voulait-elle vraiment mourir ? Puis elle se reprit. Bien sûr qu’elle voulait
mourir. Elle avait été très occupée ces dernières semaines et elle en avait un
peu oublié sa douleur, mais ça n’était pas une raison pour se mettre à faire
des projets d’avenir. Elle n’avait pas de projet, à part celui de partir.
Edna avait raison : Scott et D.J. formaient un beau couple et ils
trouveraient le bonheur ensemble. Aujourd’hui n’était peut-être pas le jour
idéal pour… Mais y avait-il un jour idéal, pour mourir ? Si elle remettait à
plus tard, à demain, ou dans une semaine ?
Non ! Pas question. Ce serait aujourd’hui…
Elle ôta sa laisse à M. Dewey, déposa son sac sur le comptoir de la
cuisine et alla tout droit dans le bureau de son mari pour prendre la glacière
remplie de conserves avariées, qu’elle rapporta dans la cuisine. Le chien ne
la quitta pas d’une semelle.
Elle posa les boîtes bombées dans l’évier.
— J’avais l’intention de préparer un genre de ragoût, expliqua-t-elle à
M. Dewey. J’ai des ingrédients variés et je me disais que ce serait parfait.
Mais, finalement, je penche plutôt pour une tourte. Je faisais souvent des
tourtes pour John et il adorait ça.
Le chien la suivait avec des yeux intrigués.
— Regarde cette crème de poulet…
Elle lui montra l’intérieur de la boîte dont le dessus était à présent
recouvert d’une drôle de couche marron.
— C’est dégoûtant, n’est-ce pas ? Si dégoûtant que c’en est effrayant.
Elle mit la conserve de côté.
— Ce qui est bien avec la toxine botulique, c’est qu’elle n’a pas de
goût. Mourir de botulisme n’est pas la façon la plus agréable de mourir,
c’est certain. Mais ça n’est pas non plus la pire. Certains pensent que ça
revient à être victime d’un empoisonnement alimentaire et que ça fait vomir
tripes et boyaux, mais ils se trompent. Les symptômes ne se manifestent pas
tout de suite. Et heureusement, parce que en vomissant on se débarrasserait
de la toxine, et on en réchapperait.
Elle venait de dénicher tout au fond de la glacière une boîte tellement
déformée qu’elle ne tenait plus sur sa base. Elle la posa près de la crème de
poulet.
— La toxine botulique atteint le système nerveux et provoque une
paralysie, expliqua-t-elle. Il paraît que ce qu’on perd en premier, c’est
l’usage de la parole. C’est une bonne chose. Même si je change d’avis, je ne
pourrai pas appeler à l’aide.
Viv se dirigea vers le comptoir et fouilla dans le tiroir. Elle mesura sa
farine, puis prit un batteur à main dont elle se servit pour pétrir la pâte.
M. Dewey suivit l’opération avec intérêt.
Elle se mit à chantonner. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait
une tourte. Elle se prit à songer qu’elle devrait en faire plus souvent, puis
éclata de rire. Quelle étourdie ! Celle-ci était sa dernière, elle avait failli
l’oublier.
Après la mort de John, elle avait pensé très tôt au suicide, et songé à ces
femmes qui se jetaient dans les flammes du bûcher de leur mari. Mais on
n’avait pas fait de bûcher pour John. Sans lui, sa vie n’avait plus de sens et
elle n’avait aucune raison de continuer, mais elle avait pris le temps de
chercher un moyen de disparaître sans traumatiser ceux qui restaient. On la
trouverait morte dans son lit, mais personne ne soupçonnerait qu’elle avait
mis fin à ses jours. Ce serait un choc pour Scott, mais il s’en remettrait.
Elle étala sa boule de pâte en deux ronds de la taille de son moule. Elle
commença par foncer le plat, puis elle laissa reposer, le temps de préparer la
garniture.
Des pois cassés, des pommes de terre, des carottes, des tomates, des
haricots blancs, de la choucroute. Elle ne put s’empêcher de rire. Personne
n’avait jamais eu l’idée de mélanger tout ça dans une tourte. Elle prit son
ouvre-boîte électrique et se mit au travail.
La première boîte répandit la moitié de son contenu dans toute la
cuisine.
M. Dewey aboya.
— C’est parti pour le feu d’artifice ! lança-t-elle joyeusement.
Moyennant quelques éclaboussures, elle parvint à mixer entre eux les
ingrédients de sa tourte. Elle ne les fit surtout pas cuire à part. Moins on
faisait chauffer la bactérie, mieux ça valait.
— J’ai l’impression d’être une sorcière en train de préparer une potion
magique, dit-elle à M. Dewey. Si j’avais eu un œil de triton à rajouter,
j’aurais peut-être pu transformer ma Mini en citrouille ? Qu’en dis-tu,
monsieur Dewey ?
Elle versa le mélange dans le moule et le recouvrit d’une couche de
pâte. Puis elle scella bien les bords et les pinça, comme sa mère le lui avait
appris, et traça quelques stries avec la pointe d’un couteau avant d’admirer
son travail avec un sourire satisfait. Jamais elle n’avait fait une aussi belle
tourte.
— Tu as vu ça ? Je suis fière de moi. Dommage que je ne puisse pas
transmettre ma recette…
Elle rit, tout en songeant que la plaisanterie n’était pas du meilleur goût.
— J’ai encore un peu de temps devant moi, admit-elle. Il faut entre six
et douze heures avant que les symptômes ne se manifestent. Je pourrais
écrire « tourte à la choucroute » sur un bout de papier et le glisser dans ma
boîte à recettes. D.J. ou Leanne finirait bien par le trouver. Qu’en penses-
tu ?
Mais se borner à écrire le nom du plat revenait à laisser une bien maigre
trace des derniers instants de sa vie. Après tout, pourquoi ne pas rédiger
toute la recette ? Ah, bah… A quoi bon ? Personne n’y accorderait la
moindre attention.
Elle mit sa tourte à four chaud et régla la minuterie sur trente minutes.
Elle vida toutes les conserves avariées qui lui restaient et rinça les
boîtes. Elle nettoya aussi la glacière, puis la cuisine, avec un produit
antibactérien. Elle aplatit toutes les boîtes vides pour qu’on ne remarque pas
qu’elles étaient déformées et les répartit dans plusieurs poubelles.
Soudain, Viv aperçut des phares dans le jardin. D.J. et Scott rentraient.
— Oui, dit-elle à M. Dewey, c’est ici qu’ils vivront. Je sais que Scott
aime sa maison mais, quand je ne serai plus là, ça lui semblera évident de
s’installer ici. Ils pourront rouvrir la communication entre le premier et le
deuxième étage.
Elle baissa les yeux vers le petit chien.
— Tu seras très heureux, je te le promets. Bientôt, cette grande maison
sera pleine d’enfants qui joueront avec toi.
Cela lui faisait du bien de penser que Scott et D.J. allaient être heureux
dans la maison où elle avait vécu avec John.
Avec une petite pointe de regret toutefois, parce que ni John ni elle ne
seraient là pour voir ça.
La minuterie du four sonna comme un glas. Viv regarda une dernière
fois autour d’elle, dans la cuisine, pour s’assurer qu’elle avait bien effacé
toutes les traces.
Sa tourte était bien dorée et sentait délicieusement bon. Elle la déposa
sur le comptoir pour la laisser refroidir, le temps de mettre la table.
Pour cette occasion exceptionnelle, elle avait décidé de s’installer dans
la salle à manger et d’utiliser le service en porcelaine de Chine de sa grand-
mère.
— Il sert pour Thanksgiving, pour Noël et pour les suicides, expliqua-t-
elle au chien.
Décidément, ce soir, elle était très en verve…
La belle tourte fut encore plus impressionnante sur une nappe blanche,
avec une cuillère d’argent à ses côtés. Viv avait mis au frais une bouteille de
chenin blanc et s’en versa une généreuse dose dans une flûte à champagne.
Elle alluma les bougies et rajouta une serviette. C’était très beau et très
solennel. Mais, une seule assiette, ça faisait un peu tristounet.
Elle rajouta une assiette pour M. Dewey et y déposa quelques boulettes
— les plus chères et les meilleures.
Cette fois, c’était parfait.
Sauf qu’elle n’avait pas du tout faim.
Elle avait profité du barbecue offert par le Brazier à ceux qui
travaillaient à la bibliothèque, comme tout le monde.
Elle envisagea d’abord de s’asseoir à table et de se forcer à manger —
le meilleur moyen de ne pas changer d’avis. Mais quand même, c’était son
dernier repas, et elle avait envie d’y prendre du plaisir.
— Et si on regardait un film ? demanda-t-elle à M. Dewey. On se fera
un petit dîner de minuit après.
Le chien ne répondit pas, mais la suivit quand elle alla dans le salon.
Elle passa en revue sa collection de DVD. Il lui fallait un film long et
émouvant, une histoire d’amour de préférence. Elle ne tarda pas à trouver
ce qu’elle cherchait : Titanic. Elle montra la pochette à M. Dewey.
— Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, mes acteurs préférés.
M. Dewey parut approuver son choix.
Elle mit le disque dans le lecteur et s’installa sur le canapé, laissant
M. Dewey se recroqueviller près d’elle.
Elle avait déjà vu le film une bonne demi-douzaine de fois. Les décors
étaient superbes. Les costumes magnifiques. Le scénario palpitant. Viv
adorait la scène où Rose saute du canot de sauvetage, préférant rester avec
Jack plutôt que d’être sauvée. Mais ils étaient jeunes et pleins d’avenir et,
ensemble, ils se battaient pour survivre.
Viv, elle, se sentait trop vieille et trop fatiguée pour se battre. Son
personnage préféré était Mme Straus, la femme du multimillionnaire, qui
choisissait de rester à bord avec son mari. Viv pleurait chaque fois que
venait le moment où ils affrontaient la mort, ensemble, dans les bras l’un de
l’autre, tandis que l’eau glacée s’engouffrait dans leur cabine.
Unis par leur amour jusqu’à l’instant ultime, jusqu’à leur dernier
souffle.
Viv sortit de sa poche un mouchoir en papier pour essuyer ses larmes.
Elle se désintéressa délibérément des scènes où apparaissait le
personnage de Molly Brown, la célèbre « insubmersible ». Elle ne
partageait pas sa conception des choses. La vie ne valait pas toujours la
peine d’être vécue. Parfois, il n’y avait pas de raisons de se battre pour
continuer.
Sa main, qui cherchait machinalement le réconfort de son petit
compagnon, rencontra le vide. Elle balaya la pièce du regard. Il n’y était
pas. C’était bizarre. D’habitude, il adorait somnoler près d’elle sur le
canapé.
Quand elle entendit du bruit dans la salle à manger, elle se leva d’un
bond.
— Monsieur Dewey ?
Le chien était debout sur la table, ce qui n’était pas dans ses habitudes
non plus. Il était assis devant la tourte, son museau était tout barbouillé.
Elle contempla le tableau pendant quelques secondes. La moitié de son
repas avait disparu. Elle poussa un cri horrifié et prit le chien dans ses bras
en lui essuyant le museau.
— Mais qu’est-ce que tu as fait ? Tu ne manges pas les restes,
d’habitude. Tu n’aimes que la nourriture pour chiens.
Elle jeta un coup d’œil à l’assiette qu’elle avait préparée pour lui, en
face de la sienne. Il n’avait pas touché à ses boulettes.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Elle le transporta dans la cuisine et le posa dans l’évier, puis, prise de
panique, se mit à fouiller dans les placards. Elle trouva enfin ce qu’elle
cherchait. Le sel de table.
Elle s’en versa dans la paume. Puis, serrant M. Dewey contre elle, elle
l’obligea à avaler les cristaux blancs. Il se débattit, en vain, car elle était
plus grande et plus forte que lui, et surtout très déterminée.
Le chien fut aussitôt pris de spasmes et se mit à cracher.
— Mais pourquoi tu as fait ça ? lui demanda-t-elle, tandis que les
larmes roulaient sur ses joues. Tu n’aimes pas les restes. Qu’est-ce qui t’a
pris ?
Au bout de quelques minutes, le chien commença à vomir pour de bon.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ? ne cessait-elle de répéter. Tu avais déjà
mangé. Tu avais tes boulettes préférées dans une assiette. Et puis, tu ne
montes jamais sur les tables, d’ordinaire, et tu ne voles pas de nourriture…
M. Dewey était trop malade pour répondre. Il ne cessait de vomir.
Elle avait elle aussi la nausée, à le voir dans cet état. Sous le choc, elle
regardait cette innocente petite créature qui lui avait manifesté tant
d’affection, et qu’elle avait failli tuer. A bout de forces, elle se laissa glisser
le long d’une porte de placard pour s’asseoir sur le sol et restituer à son tour
le contenu de son estomac.
M. Dewey paraissait déjà un peu mieux. Il parvint à se déplacer pour
venir jusqu’à elle, posa ses pattes avant sur son genou et la fixa avec un
regard plein d’amour.
— Tu ne voulais pas rester sans moi, c’est ça ? murmura-t-elle. Tu ne
voulais pas continuer tout seul ? Mais, vois-tu, je ne veux pas que tu
renonces à la vie parce que je ne suis plus là.
Aveuglée par les larmes, elle caressa l’encolure du petit chien.
— Tu dois vivre. Je veux que tu vives. Je ne veux pas que tu partes à
cause de moi.
Elle demeura un long moment silencieuse et essuya ses larmes en
soupirant.
— Je crois que mon John n’aurait jamais voulu que je parte à cause de
lui…
904.65 Recueils de récits et événements
historiques
Les livres étaient en place et les restes du dîner nettoyés. Emportés par
leur élan, les volontaires avaient même établi un planning pour s’occuper de
la section des enfants. D.J. était aux anges.
La bibliothèque se vidait lentement. James revint occuper sa place
parmi les rayonnages.
— Je tiens à vous remercier pour ce que vous avez fait, James, lui lança
D.J. en voyant passer sa silhouette. Vous avez sauvé cette bibliothèque et
vous m’avez sauvé la mise.
— D’accord.
— Mlle Grundler va vous en vouloir, soupira-t-elle.
— D’accord.
— Ce serait bien de pouvoir lui envoyer un seau d’eau glacée à la tête
pour la calmer, malheureusement personne n’osera jamais le faire.
— Vous croyez ?
Elle ne put s’empêcher de rire et il rit avec elle.
A l’autre bout de la pièce, Scott remerciait ceux qui partaient. D.J. fut
heureuse de le voir serrer la main de Vern et embrasser Stevie sur les deux
joues.
Quand tout le monde fut parti, Scott ferma la grande porte et proposa à
D.J. de la raccompagner. Elle traversa le parking à cloche-pied, mais il la
prit dans ses bras pour l’installer dans la camionnette. Il fit ensuite le tour
pour prendre place derrière le volant.
— Merci d’avoir accepté que je te raccompagne, dit-il en démarrant.
Elle haussa les épaules.
— Ça m’a semblé tout naturel. Nous allons au même endroit.
— Non. J’ai regagné mes pénates.
— Vraiment ?
— Oui. Les plombiers sont passés cette semaine. Ils ont dû creuser une
grosse tranchée dans le jardin, mais ils ont trouvé le problème et ils l’ont
réglé.
— C’est une bonne nouvelle.
— Tu ne croiras jamais ce que m’a dit leur patron, poursuivit Scott. Il
va te faire une sacrée réputation, j’en ai bien peur.
— Comment ça ?
— La canalisation était obstruée et il m’a chargé de dire à ma petite
amie de ne plus jeter ses tampons dans les toilettes.
Il secoua la tête.
— J’ai eu beau lui jurer qu’aucune femme n’avait mis les pieds dans
cette maison depuis que je m’y étais installé, il n’a pas voulu me croire.
Ainsi, il n’avait jamais invité une femme chez lui ? Depuis que Suzy lui
avait assuré que Scott n’était ni un tombeur ni un dragueur, D.J. ne savait
plus que croire à son sujet. ne venait-il pas de suggérer que c’était elle, sa
petite amie ?
Devant chez Viv, il arrêta sa camionnette.
Elle aurait voulu sortir seule du véhicule, mais au moment de poser le
pied à terre elle hésita, prise d’une appréhension soudaine : c’était dans ce
jardin qu’elle avait été mordue et à présent elle avait peur des serpents. Elle
fut soulagée quand Scott déclara qu’il allait la porter.
— Je peux marcher, protesta-t-elle tout de même, pour la forme.
— Non, insista-t-il. Ça fait des jours que je rêve de te prendre dans mes
bras. Il me semble que c’est l’occasion rêvée.
Il grimpa les marches avec une aisance surprenante, comme si elle ne
pesait pas plus lourd qu’une plume.
— Je t’ai vue parler avec Stephanie aujourd’hui, dit-il.
Il avait fait cette remarque d’un ton dégagé, mais elle comprit qu’il se
demandait ce qu’elles avaient pu se dire.
— Nous avons échangé des secrets de filles, ironisa-t-elle.
Scott avait atteint la terrasse. Il la déposa doucement à terre pour ouvrir
la porte.
— Tu peux être fier, ajouta-t-elle. Tout le monde n’est pas aussi
apprécié par son ex-femme.
Il acquiesça.
— Je suis sûre qu’elle s’est accusée de tous les maux, répondit Scott.
C’est ce qu’elle fait toujours. Mais je suis coupable, moi aussi.
— Ah ?
— Coupable d’avoir été stupide.
Elle entra à cloche-pied et avança dans le couloir, mais quand elle
voulut passer dans le salon il l’arrêta et lui montra la chambre.
— Il faut que tu gardes le pied en l’air, dit-il.
— C’est ton argument habituel pour convaincre une femme de
s’allonger dans un lit ?
— Non, mais c’est le mieux adapté en la circonstance, répondit-il en
plaisantant. Tu as des antalgiques ?
Il jeta un coup d’œil autour de lui, dans la pièce en désordre.
— Ici, répondit-elle en lui tendant son sac. Désolée pour le désordre de
la chambre, je n’ai pas encore défait mes cartons.
— Surtout, ne profite pas de tes jours de congé pour les défaire,
répliqua-t-il. Tu es là pour te reposer, pas pour ranger ton appartement.
Il lui donna deux cachets et alla chercher un verre d’eau dans la salle de
bains.
— Tu te sentiras beaucoup mieux dans quelques minutes, assura-t-il.
Il cala des oreillers dans son dos, tandis qu’elle allongeait sa jambe.
— Enlevons cette attelle, suggéra-t-il en commençant à défaire les
bandes Velcro.
Elle soupira quand il la lui retira.
— Ça va mieux ?
— Beaucoup mieux.
— L’attelle sert juste à stabiliser ta jambe et à t’aider à marcher tant que
tu ne peux pas enfiler de chaussure. Tu n’es pas censée la porter toute la
journée.
Elle acquiesça. L’infirmière de l’hôpital le lui avait déjà expliqué. De
plus, elle n’avait pas envie de parler maladie, soins, convalescence.
— Pourquoi dis-tu que tu t’es comporté comme un idiot avec ton ex-
femme ? demanda-t-elle. Parce que tu n’as pas compris qu’elle était
homosexuelle ?
Il demeura songeur.
— Eh bien… Je ne savais pas qu’elle était homo, mais je sentais bien
que quelque chose clochait.
— Je sais que ça ne me regarde pas, tu n’es pas obligé d’en parler si ça
te gêne, fit-elle devant son air sombre.
— Ça ne me gêne pas d’en parler. Simplement, j’ai du mal à
comprendre comment j’ai pu me mentir à ce point. Je voulais à tout prix
croire qu’elle était la femme de ma vie. Elle était drôle, intelligente, jolie…
Au début, tout allait très bien. Elle aimait qu’on se prenne la main et qu’on
s’embrasse le soir avant de se quitter. Mais, quand j’ai voulu aller plus loin,
elle n’a pas très bien réagi.
D.J. tenta d’imaginer leur couple. Il avait dû souffrir qu’elle n’éprouve
pas de désir pour lui.
— Les garçons de mon âge se vantaient de coucher avec leur petite
copine, mais moi je n’avais pas grand-chose à raconter, même quand j’en
rajoutais.
— Tu as essayé d’en parler avec elle ?
Il secoua la tête.
— Pour moi, elle était parfaite. Le problème ne pouvait pas venir d’elle.
Il venait donc de moi.
— De toi ?
— Je pensais que je m’y prenais mal. Alors j’ai cherché à m’améliorer.
— A t’améliorer ? De quelle façon ?
— En me documentant. J’ai lu tous les livres et magazines sur le sujet.
— Tu plaisantes ?
— Parole de scout, dit-il en levant une main. J’ai lu Playboy, GQ et
Cosmo.
— Tu as lu Cosmo ? demanda-t-elle d’un ton incrédule.
— On trouve de très bons conseils dans ce magazine, répondit-il le plus
sérieusement du monde.
— Mais ça n’a pas marché avec Stevie.
— Pas vraiment. Mais je n’ai pas abandonné la partie pour autant.
Quand j’ai eu mon appartement d’étudiant, j’ai insisté pour qu’elle accepte
de faire l’amour.
— Mauvaise tactique.
— Pas mauvaise, très mauvaise, catastrophique même, rétorqua-t-il.
J’avais beau m’appliquer, ça ne lui faisait aucun effet. Elle supportait…
— Mais tu n’as pas abandonné la partie pour autant.
— J’étais persuadé que c’était parce que j’étais nul au lit, et de plus en
plus décidé à apprendre comment la satisfaire.
Il secoua la tête.
— Mes parents ont piqué une crise quand j’ai eu un B en chimie, mais
je n’ai pas pu leur expliquer que c’était parce que je passais le plus clair de
mon temps à étudier l’orgasme féminin.
D.J. éclata de rire.
— Et ce n’est pas le pire, poursuivit-il. J’ai décidé que j’avais besoin de
pratique, puisque la théorie ne suffisait pas. J’ai donc cherché une femme
expérimentée censée me montrer comment m’y prendre.
— Une prostituée ?
— Non, pas une prostituée, ce n’est pas mon truc. Je suis sorti un soir,
pendant les vacances de printemps, tu sais, quand tous les étudiants se
déchaînent. J’ai choisi la fille la plus sexy de tout South Padre.
D.J. tressaillit.
— Tu n’as pas besoin de connaître les détails, mais je peux te dire tout
de même qu’elle m’a fait exploser le cerveau.
Elle le contempla fixement sans un mot, mais dans sa tête les questions
se bousculaient. Combien de fois était-il allé à South Padre ? Avec combien
de femmes avait-il vécu l’expérience ?
— Si je te raconte tout ça, c’est pour que tu comprennes ce qui s’est
passé ensuite, précisa-t-il d’un air gêné.
— Et que s’est-il passé ensuite ?
— Quand je suis rentré chez moi, j’ai parlé avec mon père. Je lui ai
parlé de mes problèmes avec Stephanie et de… de cette fille… de ce que
j’avais vécu avec elle… Je lui ai expliqué que j’avais eu l’impression d’être
quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plein, d’heureux. Je lui ai avoué que
j’avais l’impression d’être amoureux de cette fille… C’était fou. Je ne la
connaissais pas, et pourtant j’avais des sentiments pour elle.
D.J. avait le cerveau engourdi. Elle ne l’entendait plus qu’à travers un
brouillard. Elle ne comprenait pas bien. Il parlait vraiment d’elle ?
— Papa a répondu que je ne devais pas ignorer mes sentiments. Que ce
qui s’était passé avec cette inconnue prouvait que Stephanie et moi n’étions
pas faits l’un pour l’autre. Il m’a conseillé de rompre avec elle et d’attendre
de rencontrer une femme qui me transporterait, comme la fille de South
Padre.
Il se redressa.
— Pour une fois, je n’ai pas suivi ses conseils, murmura-t-il. J’étais
tellement accroché à l’idée que Stephanie et moi étions destinés l’un à
l’autre que j’ai refusé de voir l’évidence.
D.J. avait presque le vertige. Elle n’arrivait pas à faire le lien entre ce
qu’elle entendait et ce qu’elle savait et, au fond, ce qu’elle avait toujours su.
C’était comme si le monde venait de changer d’axe. Elle n’arrivait plus à
retrouver son équilibre.
— Aujourd’hui, je suis bien décidé à suivre le conseil de mon père,
déclara-t-il.
Il la regarda droit dans les yeux.
— D.J., je crois que tu pourrais bien être la femme que j’attends depuis
si longtemps. Je sais que nous venons de nous rencontrer, mais je me sens
très proche de toi. J’ai l’impression de t’avoir toujours connue. Tu serais
d’accord pour… pour aller plus loin avec moi ?
Elle le fixait toujours, sans un mot. Il remarqua son expression perdue.
— Oui, j’ai avoué en public que tu étais ma petite amie et les racontars
vont déjà bon train sur notre compte. Mais, à toi, je pose la question : veux-
tu passer du temps avec moi, apprendre à me connaître ?
Elle était sur le point de tout lui avouer, pour South Padre. Elle demeura
silencieuse quelques minutes, le temps de rassembler son courage.
— Mais qu’est-ce qui me prend ? murmura-t-il. Tu sors tout juste de
l’hôpital et tu es bourrée de cachets. Tu as besoin de dormir. On en parlera
demain, ou dans quelques jours, quand tu seras reposée. Je vais t’aider à te
coucher. Un pyjama ?
— Euh, oui, un pyjama, ça serait vraiment parfait, dit-elle.
Elle lui parlerait donc demain. Cela lui laisserait le temps de trouver les
mots.
Scott se leva et balaya du regard les cartons qui jonchaient la pièce.
— Peut-être dans ce carton, là, suggéra-t-elle en en montrant un près de
la commode.
Il chercha un pyjama, tandis qu’elle cherchait à mettre de l’ordre dans
ses idées. Etait-ce possible ? M. Tout, le séducteur invétéré, n’avait pas tant
de pratique que ça, il avait surtout appris dans les livres et son expérience
n’était qu’un vernis ! Il avait cru rencontrer à South Padre une femme
expérimentée qui l’avait initié aux plaisirs charnels. Et, cette femme, c’était
elle !
Elle ne savait pas comment s’y prendre pour lui avouer la vérité… et ne
pas tout gâcher.
— Ah, ça y est ! l’entendit-elle s’exclamer.
Quand il se tourna vers elle, il heurta par mégarde la boîte à bijoux
posée tout au bord de la commode. Elle tomba en déversant son contenu.
— Oups, dit-il en lui lançant le pyjama.
Puis il se pencha pour ramasser les bijoux.
Elle fronça les sourcils en tentant une fois de plus de mettre de l’ordre
dans ses idées. Comment avait-elle pu se tromper à ce point sur le compte
de Scott ? Elle l’avait pris pour un dragueur invétéré, mais il n’en était pas
un.
Il était à la fois un homme sérieux et un amant exceptionnel. L’homme
dont elle rêvait depuis sa nuit à South Padre.
Elle fut tout à coup alertée par l’étrange silence qui venait de s’abattre
dans la pièce.
Elle chercha Scott du regard. Il était toujours accroupi devant la
commode et avait l’air de regarder quelque chose. Il se redressa au ralenti et
se tourna vers elle. Ce fut à ce moment-là qu’elle remarqua qu’il tenait un
bijou dans sa main.
Une chaîne de taille dorée, avec un pendentif en forme de cœur.
South Padre (huit ans plus tard)
D.J. se réveilla au son du ressac et des cris d’enfants. Un livre était posé
sur ses genoux. Elle s’était assoupie en lisant, à l’ombre d’un parasol.
Elle bâilla et s’étira, tout en scrutant l’étendue de sable devant elle. Elle
repéra au bord de l’eau la grande silhouette familière d’un homme.
Accroupi, le dos voûté, les bras tendus en avant, les mains crispées, il jouait
au monstre avec deux petites filles qui hurlaient de peur et de plaisir. Elles
tournaient autour de lui et tentaient de le toucher sans se faire attraper.
Soudain, le monstre fit un bond en avant, les empoigna par la taille et les
emporta… à l’ombre du parasol où se tenait D.J.
Elle rit quand il les déposa sur ses genoux.
— Je n’en peux plus, murmura-t-il en se laissant tomber sur une
serviette.
Les filles, infatigables comme tous les enfants, se jetèrent aussitôt sur
lui pour jouer à la « guerre des chatouilles ».
Sophie, qui n’avait que six ans, ne supportait pas la moindre chatouille.
Sa petite sœur, Jaleh, devenait hystérique dès qu’on avançait un doigt vers
elle et pouvait se mettre à pleurer si ça allait trop loin. Mais elles
n’hésitaient pas à attaquer leur père et elles étaient deux. Il était inférieur en
nombre et totalement débordé, c’était clair.
D.J. les laissa torturer Scott pendant quelques minutes, puis se décida à
intervenir.
— Laissez votre père se reposer, dit-elle. Vous ne voulez tout de même
pas l’épuiser le deuxième jour des vacances.
Les filles s’arrêtèrent à regret. Sophie réclama à son père un jeu plus
calme qui consistait à se servir de ses doigts de pied pour compter.
Jaleh, que cette longue journée de soleil et de plage avait tout de même
fatiguée, vint se réfugier sur les genoux de D.J. Elle sentait le sel et la
crème solaire. Elle commençait à s’assoupir, quand un intrus vint troubler
sa tranquillité.
— Dewey ! hurla Jaleh en sautant des genoux de sa mère.
Sophie se leva et les deux se mirent à jouer avec le chien, en saluant
vaguement sa propriétaire d’un « Bonjour, grand-mère ! ».
D.J. mit sa main en visière et leva les yeux vers sa belle-mère. Elle était
élégante, comme toujours, et avait su trouver la version plage de son style
habituel : un caftan bleu lavande et un immense chapeau de paille.
Scott se leva.
— Je vais te chercher un fauteuil, dit-il.
Viv secoua la tête.
— Ne te donne pas cette peine, je suis juste venue chercher les filles.
Les petites lui jetèrent un regard intéressé.
— Gerald nous invite à dîner sur le port. Le bateau pirate sera mis à
l’eau ce soir. J’ai pensé que les filles aimeraient voir ça.
— Gerald ? répéta Scott. Le vieux monsieur que tu as rencontré dans
l’avion ?
— Il n’est pas si vieux que ça, argua D.J., et je lui ai trouvé un air très
distingué.
— D’accord. Mais, maman, pourquoi veux-tu emmener les filles à un
rendez-vous galant ?
— Ce n’est pas un rendez-vous galant ! protesta Viv.
— Il me semble avoir déjà entendu ça quelque part, ricana Scott.
Viv eut un soupir agacé.
— En tout cas, s’il tient à moi, il faut qu’il aime aussi mes petites-filles.
Elle frappa dans ses mains. Les petites et le chien se rassemblèrent
autour d’elle.
— Ce soir, vous dormez dans ma chambre, leur annonça-t-elle.
Sophie et Jaleh sautèrent de joie.
— Gerald est d’accord ? ironisa Scott.
Viv ne répondit pas, mais le menaça du doigt.
— Vous n’êtes pas obligée de garder les petites, fit D.J. Vous aussi, vous
êtes en vacances.
Viv écarta l’objection d’un geste de la main.
— Prendre des vacances, quand on est à la retraite, ça veut dire se
rendre utile. De plus, c’est un plaisir de les garder.
Leur petit groupe prit donc congé, au milieu des aboiements et des rires.
Scott et D.J. se retrouvèrent seuls, avec la perspective d’une nuit rien que
pour eux.
— Pourquoi elle prend les filles, d’après toi ? demanda-t-il. Elle ne veut
pas se retrouver seule avec ce type ?
D.J. haussa les épaules.
— C’est possible. Mais je pense qu’elle a un autre motif.
Scott haussa les sourcils.
— Lequel ?
— Elle m’a fait récemment quelques discrètes allusions à propos du
petit-fils qu’elle aimerait avoir. En ajoutant que ce serait bien pour les filles
d’avoir un petit frère.
— Ah oui ? A moi, elle n’a rien dit.
— Elle n’a pas osé. Elle savait que tu lui aurais répondu de se mêler de
ses affaires.
— En effet…
Il lui jeta un regard en biais.
— Qu’est-ce que tu en penses ? Tu trouves que notre famille est au
complet, ou il manque encore quelqu’un ?
D.J. haussa les épaules.
— Les deux. Tu sais bien que j’adore les bébés. Mais avons-nous envie
de recommencer à donner le biberon à 2 heures du matin ?
— Et les coliques ? Tu te souviens des coliques ?
— J’ai quelques souvenirs, oui.
Il rit.
— Alors ? Tu en penses quoi ?
— Un nouveau bébé, ça serait merveilleux. Mais nous sommes heureux
comme ça. On s’entend bien, on a deux superbes petites filles, un travail qui
nous plaît, des amis… Et mon mari est le meilleur amant de tout le Kansas.
— Vraiment ? C’est ce que tu penses ?
— Ma foi, je n’ai pas d’éléments de comparaison au Kansas, mais oui,
je le pense.
— Le meilleur amant de tout le Kansas…, répéta-t-il.
— Oui, mais nous ne sommes pas au Kansas en ce moment. Et ici, à
South Padre, la compétition est rude. Tu vas devoir te surpasser.
Scott éclata de rire.
— Tu es incorrigible…
Elle haussa les épaules.
— Je suis une bibliothécaire, que veux-tu…
Il se leva d’un bond et lui tendit la main.
— Où va-t-on ? demanda-t-elle.
— Là où nous serons seuls.
— Ah oui ? Et pour quoi faire ?
— C’est une surprise, dit-il en souriant. Une tradition de South Padre.
— C’est-à-dire ?
— Je vais tâcher de réveiller la Paillette qui sommeille en
Mme Sanderson.
TITRE ORIGINAL : LOVE OVERDUE
Traduction française : BARBARA VERSINI
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est une marque déposée par le Groupe Harlequin
BEST-SELLERS®
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© 2013, Pamela Morsi.
© 2014, Harlequin S.A.
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