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A mes cousins Denise et Danny Max, qui en savent long sur la moisson

du blé et plus long encore sur le bonheur de vivre en couple.


Et à tous les bibliothécaires qui se battent pour l’accès à l’information.
021.1 Relations des bibliothèques

A travers le pare-brise de sa vieille Chevrolet, Dorothy découvrit avec


émerveillement les champs de pavot…
En fait, il ne s’agissait pas de pavot, mais tout simplement de blé, qui
ondulait devant elle à perte de vue. Et la tour qui se dressait au loin n’était
pas la demeure d’un magicien, mais un élévateur à grain. Dorothy Jarrow,
D.J. pour les intimes, bibliothécaire de son état, n’en avait pas moins
l’impression de contempler une cité merveilleuse.
Et elle brûlait d’impatience.
Elle avait attendu six ans un poste correspondant à sa qualification. Six
ans, ce n’était pas tant que ça, lui assurait-on. C’était même très raisonnable
en cette période de restrictions budgétaires, où les administrateurs de
bibliothèque tremblaient à l’idée d’être licenciés. D.J. avait eu de la chance.
Elle venait de quitter un obscur poste d’assistante de collection (ou plutôt
de bonne à tout faire d’un patron odieux) pour prendre la direction de la
bibliothèque publique de Verdant, Kansas — un scénario tout aussi
improbable que si elle avait été enlevée par une tornade et emportée au pays
d’Oz.
— On est presque arrivés, Dew, annonça-t-elle au petit terrier noir qui
passait sa truffe à travers les barreaux de son panier. On fait table rase du
passé. Une nouvelle vie commence pour nous !
Trois semaines plus tôt, D.J. n’avait encore jamais entendu parler de
Verdant — que ses habitants prononçaient en accentuant la dernière syllabe
—, une petite ville comme tant d’autres, anonyme, discrète, sans rien de
particulier. Mais à partir de demain elle y serait chez elle. Elle aurait enfin
le foyer dont elle rêvait depuis toujours.
Comme elle approchait de l’agglomération, elle lâcha un peu la pédale
d’accélérateur. Elle ne pouvait pas se permettre un accident avec la
remorque qu’elle traînait derrière sa Chevrolet et où elle avait entassé tout
ce qu’elle possédait. De plus, bien qu’impatiente de s’atteler à sa noble
tâche, elle ne voulait pas se faire remarquer en dépassant la vitesse
autorisée.
Une bibliothécaire se devait en effet d’être posée, un tantinet sévère, et
totalement asexuée. Soucieuse de correspondre à ce profil, D.J. avait opté
pour une tenue grise avec des chaussures plates. Elle portait ses lunettes de
vue et pas une mèche ne dépassait du chignon bas qui retenait ses longs
cheveux châtains.
— Cette région du Kansas est l’une des plus conservatrices de tout le
pays, avait fait remarquer Terri, son ancienne camarade de chambre, à
l’université.
— Dans ce cas, j’y serai à ma place, avait rétorqué D.J.
Il y avait eu une hésitation à l’autre bout du fil.
— D.J., n’en fais pas trop, avait conseillé Terri. Contente-toi de rester
toi-même.
Terri lui donnait tout le temps ce genre de conseils, mais D.J. se gardait
bien de les suivre. Se laisser aller et être soi-même, c’était bon pour les
autres, pour les filles comme Terri. D.J. préférait quant à elle la prudence et
la retenue.
Mais, quand elle entra enfin dans sa ville d’adoption, elle oublia les
principes qu’elle prêchait avec tant de conviction. Elle se sentait si excitée
qu’elle en avait presque le vertige. Après les stations-service, elle reconnut
le Brazier Grill qu’elle avait repéré sur Google Earth — car elle avait bien
entendu passé des journées entières sur internet à scruter les rues de
Verdant. Il y avait officiellement neuf restaurants en ville, mais le Brazier
était le seul à être étoilé. Après le Brazier apparurent les bâtiments
métalliques des grandes entreprises locales — Avery Pipe, Gunther Fencing
et Vern’s Feed and Tractor.
En entamant la légère pente qui traversait les voies ferrées, elle ralentit
encore. Un peu plus loin, sur sa gauche, se dressait l’élévateur à grain, très
imposant — la plus haute construction de la ville.
Elle allait vivre ici, désormais, faire partie de cette communauté. Elle
forma secrètement le vœu que ceux qui lui avaient donné sa chance n’aient
jamais à le regretter.
Elle circulait maintenant dans un quartier résidentiel de jolies maisons
anciennes bien entretenues, avec des balançoires sous les porches et des
fleurs dans le jardin — éléments qu’elle interpréta comme autant de preuves
de soin et d’amour.
— Il y a des tas de coins pour courir ici, Dew, annonça-t-elle. Fini les
appartements exigus et les parcs bondés !
Un peu plus loin, à l’orée du quartier commerçant, elle admira l’église
méthodiste St Luc, avec ses élégantes voûtes et sa flèche gothique qui
s’élançait vers le ciel. D.J. trouva le centre-ville très pittoresque. Des
immeubles de briques bordaient la rue principale, certains décorés avec
fantaisie, d’autres lourds et rectilignes. A la deuxième intersection,
l’enseigne triangulaire du cinéma — pompeusement baptisé « Théâtre
Ritz » — encombrait le trottoir, annonçant « Soirées cinéma les vendredis et
samedis ».
Elle repéra deux banques, une quincaillerie, une boulangerie, un
magasin d’électroménager, un drugstore et une boutique nommée Flea
Heaven. Fascinée par la lumineuse devanture du fleuriste, elle faillit rater sa
rue. La bibliothèque se trouvait sur Government Street, après la caserne des
pompiers qui occupait un angle, non loin de la mairie peinte d’un bleu
turquoise typique des années 1960 et de l’ancienne prison territoriale
reconvertie en bureau du shérif.
D.J. gara la voiture et sa remorque sur le parking de la bibliothèque, un
magnifique bâtiment de briques rouges avec de monumentales colonnes de
béton et un fronton triangulaire qui attirait le regard vers un modeste dôme.
Elle soupira. Un Carnegie, elle aurait dû s’en douter. Andrew Carnegie,
milliardaire philanthrope, avait été un fervent défenseur des bibliothèques
publiques. Il en avait fait bâtir dans tout le pays. Et celle-ci, D.J. en était
certaine, l’attendait depuis toujours.
— Parfait, dit-elle tout haut. La bibliothèque est parfaite, la ville est
parfaite, l’avenir est parfait… Ta voie est toute tracée, Dorothy.
Satisfaite, elle sortit de la voiture, son sac à la main. Elle ne prenait ses
nouvelles fonctions que le lendemain, mais pas question d’attendre jusque-
là pour visiter les lieux. Elle ouvrit la portière arrière et libéra Dew qui
courut aussitôt vers le carré d’herbe le plus proche pour arroser le pied d’un
arbre, puis revint docilement vers elle. Elle lui passa sa laisse.
— Les chiens n’ont pas leur place dans une bibliothèque, lui rappela-t-
elle. Je ne serai pas longue et je compte sur toi pour être sage.
Elle attacha la laisse à la plus basse branche de l’arbre. Déjà, Dew
s’était couché et mordillait avec ardeur un bâton qu’il venait de trouver.
Le cœur battant, D.J. grimpa les marches. Cette embauche était
vraiment tombée du ciel. Elle vérifiait ses e-mails pendant la pause du
déjeuner quand elle avait ouvert LE message, une offre — la première, à
vrai dire — émanant d’un site où elle avait mis son CV en ligne deux ans
plus tôt. Et le contenu de ce message était tellement incroyable et inattendu
qu’elle avait failli l’effacer en le prenant pour un spam.
Elle pouvait le réciter de mémoire.
Après examen de vos références, les membres de notre conseil
d’administration ont le plaisir de vous proposer un poste d’administratrice
à la bibliothèque locale de Verdant. Nous possédons une collection de
70  000 volumes et deux bibliobus. Vous superviserez quatre employés à
plein temps. Salaire motivant et nombreux avantages en nature,
notamment un logement de fonction. Prière de prendre contact avec nous
le plus vite possible.

D.J. avait dû relire ce mail plusieurs fois pour être sûre d’avoir bien
compris. Elle était engagée ! Vraiment engagée ! On ne parlait pas
d’entretien, ni d’autres candidats, rien du tout.
Elle avait appelé sur-le-champ pour annoncer qu’elle acceptait. Moins
d’une heure plus tard, elle déposait sa lettre de démission sur le bureau de
son patron. Et maintenant elle était là, dans sa ville, en train de grimper les
marches de sa bibliothèque.
Elle dut pousser fort pour ouvrir la grande et lourde porte principale et
se posa de nouveau la question de l’accès aux handicapés. Mais, quand elle
découvrit le grand hall d’entrée, cette préoccupation passa au second plan.
Le bâtiment était sombre et vieillot, imprégné d’une forte odeur de cellulose
en décomposition, pas désagréable, mais indiquant que les ouvrages de sa
bibliothèque étaient en péril : les acides qui rongeaient le papier pouvaient
se révéler aussi dévastateurs que le feu.
D.J. entra lentement, laissant à sa vision le temps de s’accoutumer à la
pénombre. Au bout de quelques minutes, elle vit passer, au milieu des
rayonnages, une silhouette qui disparut aussitôt.
Le lieu était étrange, inquiétant, et pour tout dire peu accueillant. Si
l’extérieur du bâtiment était austère et imposant, l’intérieur, pour sa part,
aurait pu servir de décor à un film de Tim Burton.
D.J. repéra bientôt le comptoir de prêt, sorte d’estrade arrondie placée
devant le double rayonnage d’une collection de livres à accès réglementé
protégé par des barreaux. La femme assise au bureau était plutôt enrobée et
devait avoir la cinquantaine. Elle portait un pull d’un orange criard —
probablement l’unique couleur vive de la pièce. Elle aussi avait vu D.J. et
elle la toisait d’un regard peu amène.
D.J. se promit d’évoquer la qualité de l’accueil lors de la première
réunion d’équipe. Soucieuse de donner le bon exemple, elle s’avança en
affichant un sourire engageant.
— Bonjour, dit-elle d’un ton posé. Je suis Dorothy Jarrow, la nouvelle
bibliothécaire.
Quelque part dans les rayonnages, un livre se ferma en claquant et le
bruit résonna dans la grande salle silencieuse. D.J. sursauta, mais se reprit
aussitôt et sourit de nouveau à l’employée.
— Je sais très bien qui vous êtes !
Le ton était à la limite de la grossièreté et la femme reprit son travail,
lequel consistait à coller des étiquettes d’adresses sur des cartes.
Comme elle ne mentionnait pas spontanément son nom, D.J. le lui
demanda.
— Je suis Amelia Grundler, répondit la femme d’un ton qui laissait
entendre qu’elle s’attendait à ce que D.J. sache qui elle était.
Comme D.J. n’avait aucune réaction, elle ajouta :
— La bibliothécaire.
D.J. parvint à dissimuler sa surprise et dit avec un sourire hésitant :
— Mais j’avais cru comprendre que… la bibliothécaire était… décédée.
— Mlle Popplewell est morte il y a six ans, en effet, concéda
Mlle Grundler. Mais cela faisait déjà quelques années qu’elle n’avait pas
mis les pieds ici. Je remplis donc les fonctions de bibliothécaire depuis dix
ans. Et d’un seul coup ils ont décidé d’embaucher une…
Mlle Grundler posa sur D.J. un regard appuyé et dédaigneux.
— … quelqu’un d’autre, conclut-elle.
— Je vois…
D.J. passa mentalement en revue les stratégies possibles. Débarquer
dans une équipe déjà soudée, c’était un peu comme arriver dans une école
en cours d’année. Il y avait une période d’adaptation, période qui
s’allongeait quand votre présence obligeait un membre de l’équipe à
rétrograder. Elle aurait pu rejeter la faute sur le conseil d’administration,
mais alimenter les conflits n’était pas sans danger. Elle aurait aussi pu
chercher à amadouer sa rivale en la flattant et en lui donnant de
l’importance — il suffisait de lui dire qu’elle serait ravie de profiter de ses
compétences et de son expérience, et qu’elle comptait sur son aide. Mais, au
premier coup d’œil, il était évident qu’Amelia Grundler n’était pas le genre
de femme à apprécier le travail d’équipe.
D.J. commençait à envisager la troisième option, à savoir une attitude
dénuée d’agressivité, mais ferme et autoritaire, quand la porte du hall
s’ouvrit sur une femme aux cheveux blancs, la soixantaine, vêtue d’un
élégant tailleur-pantalon mauve à rayures agrémenté d’une écharpe
mousseuse déclinant plusieurs tons de violet.
— Oh ! vous voilà ! s’exclama la vieille femme d’un ton enthousiaste.
Quand j’ai vu cette remorque et la plaque du Texas, je me suis dit que
c’était notre bibliothécaire.
Elle se précipita vers D.J. et lui prit la main, comme si elles étaient de
vieilles amies.
— Mais vous n’auriez pas dû venir ici… Je vous attendais à la maison.
— Je voulais voir la bibliothèque.
— Pas avant de vous être installée, répliqua la dame en mauve. Vous
passerez bientôt autant de temps que vous voudrez dans cette grotte ! Ne
soyez pas si pressée de vous y enfermer.
Elle agita la main, comme pour effacer ce qui les entourait.
— Mais j’en oublie les bonnes manières. Je ne me suis même pas
présentée. Je suis Vivian Sanderson, bien sûr.
Vivian Sanderson, la présidente du conseil d’administration, celle qui
l’avait embauchée… D.J. s’était longuement entretenue au téléphone avec
elle.
— Je suis heureuse de vous rencontrer enfin, dit-elle.
— Nous allons bien nous entendre, assura Vivian. Je serai aussi votre
logeuse. Venez, venez. Quittons vite ce vieil endroit terne et poussiéreux !
Elle tenta de l’attirer vers la porte, mais D.J. manifesta une certaine
résistance. Après tout, ce vieil endroit terne et poussiéreux représentait
aussi le boulot de ses rêves, son avenir…
— J’ai vraiment envie de visiter le bâtiment…
Mme Sanderson secoua la tête.
— Vous le visiterez demain, ce sera bien assez tôt ! répliqua-t-elle. Cette
bibliothèque est là depuis la nuit des temps et elle sera encore là quand il
gèlera en enfer. De plus, je suis certaine que vos employés tiennent à faire
bonne impression. Ne les prenez pas par surprise, ils ne s’attendent pas à
vous voir aujourd’hui.
D.J. la trouva très optimiste. A en juger par l’attitude de Mlle Grundler,
les employés ne cherchaient pas particulièrement à faire bonne impression.
En attendant, ce fougueux petit bout de femme avait réussi à la
rapprocher de la porte. Comme elle peinait à en pousser le battant, D.J. se
crut obligée de lui venir en aide.
— Au revoir, Amelia ! lança Mme Sanderson en agitant la main en
direction de l’estrade.
Puis, plus fort, elle cria vers les rayonnages.
— Au revoir, James !
Une fois dehors, elle s’arrêta pour balayer D.J. du regard, à la lumière
du soleil.
— Oh ! oui, vous êtes vraiment charmante, déclara-t-elle. Plus grande
que je ne le pensais, mais plus jolie que sur la photo de votre compte
LinkedIn. Sauf que le gris ne vous va pas, ma chère. Je vous verrais plutôt
en rose. Pas un rose pâle, bien sûr. Un rose soutenu.
D.J. ne portait jamais de rose et elle n’en avait nullement l’intention.
— Madame Sanderson, je…
— Oh ! je vous en prie, appelez-moi Viv, comme tout le monde. Et
comment devrai-je vous appeler ? Dorothy ? Dot ? Dottie ?
D.J. avait imaginé que ses collègues de la bibliothèque l’appelleraient
Mlle Jarrow.
— Mes amis m’appellent D.J., s’entendit-elle répondre.
— D.J., testa aussitôt Viv à voix haute. Ça me plaît. C’est chaleureux et
dynamique. Alors ce sera D.J., sans hésiter.
Elle lui adressa un grand sourire et descendit les marches du perron.
D.J. la suivit sans un mot, stupéfiée par cet accueil peu orthodoxe.
Comme elles arrivaient devant leurs voitures, Dew les remarqua et se
mit à tourner en rond autour de son arbre.
— C’est votre chien ? demanda Mme Sanderson.
— Oui.
Viv hocha la tête.
— Il n’est pas trop envahissant. Je suis sûre que ça ira.
Pas trop envahissant ? D.J. avait dit et répété à Mme Sanderson qu’elle
avait un animal domestique. Envahissant ou pas, il faudrait qu’elle le tolère.
La voiture de Viv, garée face à celle de D.J., était une Mini Cooper
décapotable du même mauve que son tailleur.
D.J. détacha Dew, le fit monter dans son panier, et s’empressa de
démarrer pour suivre sa future logeuse.
Mme Sanderson avait ouvert le capot de sa Mini Cooper et son écharpe
flottait au vent. D.J. la suivit à travers un dédale de rues, puis elles
atteignirent la lisière de la ville et prirent une route, mais Mme Sanderson
ne dépassa à aucun moment les trente-cinq kilomètres à l’heure.
Quand la Mini s’engagea dans une allée menant à une maison de style
Queen Ann, D.J. bifurqua elle aussi, non sans une certaine appréhension.
Elle s’était imaginée dans un petit appartement au premier étage d’un
immeuble en stuc, couleur taupe, pas du tout dans une maison. Mais celle-ci
était bien celle de Viv : la couleur lavande de la façade, ornée d’une frise
aubergine, ne laissait pas de place au doute.
Une fois lâché, Dew se mit aussitôt à explorer le jardin, tandis que D.J.
demeurait timidement près de sa voiture.
Mme Sanderson la rejoignit et suivit son regard.
— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle fièrement.
— C’est votre maison ?
— Oui, et je suis ravie de vous y accueillir.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Oh ! pour l’amour du ciel, j’ai besoin d’être dérangée, croyez-moi !
déclara Viv avec entrain.
— Mais… j’ai l’habitude de vivre seule, tenta de nouveau D.J.
— L’appartement qui se trouve à l’étage est indépendant, assura Viv. On
y accède par une petite terrasse, à l’arrière de la maison, avec une vue
magnifique sur le lever et le coucher de soleil. Et je suis aussi discrète
qu’une souris. Enfin, peut-être pas… Mais, à part le club de bridge, la
réunion des Town Girls, celle des Amis de la bibliothèque, l’association des
vétérans, les membres de la chambre de commerce une fois par trimestre, le
groupe des femmes de l’église méthodiste et… oh… quelques amis et
voisins de temps à autre, je ne reçois pas beaucoup de visites.
— En tant qu’administratrice de la bibliothèque, je ne trouve pas très
correct d’habiter chez un membre du conseil d’administration.
— Aucun problème ! rétorqua Viv. Ici, cela ne choquera personne. Je
vous offre ce logement. En restant ici, vous ferez des économies.
D.J. dut reconnaître que l’argument était de poids. L’argent que ses
parents lui avaient laissé avait servi à rembourser ses prêts d’étudiante, elle
n’avait pas d’économies. Mettre un peu d’argent de côté ne pouvait pas lui
nuire. De plus, elle avait l’intention de passer le plus clair de son temps à la
bibliothèque. Elle pouvait donc dormir dans l’appartement de
Mme Sanderson sans pour autant la croiser trop souvent.
— Très bien, dit-elle. Dans ce cas, je crois que je vais commencer par
décharger ma voiture.
— Je vais vous aider, proposa Viv. J’avais l’intention d’appeler mon fils
pour monter vos affaires, mais vous êtes toute rouge et en nage… Ce ne
serait pas très judicieux de le faire venir maintenant.
041.4 Biographie en anglais américain

En levant les yeux, Scott Sanderson découvrit Jeannie Brown derrière le


comptoir de son drugstore.
— Bonjour, comment ça va ?
Jeannie, la trentaine, rougit et haussa les épaules.
— Je devais passer en ville aujourd’hui et je me suis dit… que je
pouvais m’arrêter pour prendre les médicaments de ma mère, tant que j’y
étais. Et toi, ça va, sinon ?
Scott lui sourit.
— Je n’en ai que pour une minute. Je termine avec Mme Porter et je
suis à toi.
— Oh ! j’espère que je ne te dérange pas.
— Non, bien sûr que non, répondit-il. Laisse-moi l’ordonnance et
prends un café, je te l’offre.
Elle rougit de nouveau. Il lui sourit.
Scott aimait bien Jeannie. C’était une gentille fille. Au lycée déjà, elle
avait été une gentille fille. A présent, elle était divorcée et elle avait deux
charmants enfants, mais elle était toujours aussi gentille. Elle aussi le
trouvait gentil, c’était évident. Il aurait sans doute dû lui proposer de sortir
un soir. Il aurait dû, oui… Mais il décida de s’abstenir.
Jeannie aurait fait une merveilleuse épouse, mais Scott avait déjà eu une
épouse. La merveilleuse épouse, il avait donné. Il avait épousé la plus
charmante fille de la ville et il n’en était pas sorti grand-chose de bon. La
prochaine fois, s’il y avait une prochaine fois, il faudrait un peu plus que
cela pour le décider à sauter le pas.
Avant de s’occuper de l’ordonnance de la mère de Jeannie, il termina
celle de Dutch Porter — un traitement postopératoire. Puis il appela
Mme Porter qui attendait un peu plus loin. Son mari n’était rentré à la
maison que depuis vingt-quatre heures et elle semblait complètement
dépassée.
Scott lui expliqua la prescription en détail et nota l’heure à laquelle il
fallait prendre les médicaments, en dehors des repas ou pendant, tout en
signalant au passage les effets secondaires à surveiller.
Mme Porter opinait, mais elle n’avait pas l’air de suivre.
Il prit sa carte sur le porte-cartes installé près de la vitrine et l’agrafa sur
le sac en papier.
— Mon numéro de téléphone portable est là, dit-il. Vous pouvez
m’appeler à toute heure du jour ou de la nuit. C’est compliqué, vous aurez
sans doute des questions à me poser.
Mme Porter parut soulagée.
— Merci, Scott.
— Dites à Dutch que nous avons hâte qu’il revienne pour nous raconter
ses miraculeuses parties de pêche.
A présent, Mme Porter souriait. La santé de Dutch se dégradait chaque
jour et elle assistait, impuissante, à sa déchéance. Scott fut heureux de lui
avoir arraché un sourire. Le sourire était un remède aussi efficace que ceux
qu’il vendait.
Tandis que Mme Porter s’éloignait, Scott chercha du regard Jeannie qui
attendait près de la fontaine à soda, une antiquité datant du jour où son
arrière-grand-père avait ouvert le drugstore Sanderson, en 1920. L’arrière-
grand-père avait gagné plus d’argent en faisant le guignol près de cette
fontaine qu’en tant que pharmacien, mais c’était pour la préparation des
médicaments qu’il s’était passionné.
Cette passion s’était transmise de génération en génération, jusqu’à
Scott, même si les pharmaciens d’aujourd’hui n’avaient plus de
préparations à faire.
Jeannie tournait le dos à Scott, mais elle le surveillait du coin de l’œil,
dans le miroir. Il fit mine de ne pas l’avoir remarqué.
Il chercha sur son ordinateur la prescription habituelle de la mère de
Jeannie. Celle-ci passait régulièrement en ville et elle aurait pu prendre ses
médicaments elle-même, mais le comportement des citoyens de Verdant
n’étant pas toujours régi par la logique et la raison, Scott ne se demanda pas
pourquoi Jeannie avait éprouvé le besoin de s’en charger.
Il alla droit à l’étagère où se trouvaient les cachets qu’il avait à fournir.
Il travaillait depuis son enfance dans ce petit espace bien rangé et
soigneusement organisé. Son père lui avait appris les rudiments du métier
— après les avoir lui-même appris de son père. Le soir après l’école, le
samedi et pendant les vacances, Scott venait travailler avec lui. Jamais
personne n’avait évoqué l’éventualité qu’il eût envie de faire autre chose.
Dans les petites villes, les commerces se transmettaient de père en fils.
Scott aimait son métier et s’estimait chanceux. Il se demandait parfois avec
humour ce qu’il aurait fait s’il avait eu un père plombier ou thanatopracteur.
Il préférait ne pas y penser.
En levant les yeux, il surprit de nouveau Jeannie en train de l’observer
et s’empressa de se détourner.
Un homme divorcé habitant Verdant devait se méfier de deux catégories
de femmes : les célibataires et les femmes mariées.
Scott avait déjà tenté sa chance avec les deux.
Il avait commencé à fréquenter son ex-femme, Stephanie Rossiter,
quand ils étaient encore au collège. Elle avait été sa petite amie pendant six
ans et sa fiancée pendant deux ans. Puis ils s’étaient mariés. Mais le
mariage le plus chic que Verdant eût jamais vu avait été un mariage mort-
né : en incluant la période de soixante jours de réflexion de la procédure de
divorce, ils n’étaient restés légalement mari et femme que huit mois.
Scott venait à peine de commencer à s’en remettre quand il avait trouvé
une épaule pour pleurer en la personne d’Eileen Holland. La femme du
propriétaire de C & H Grain Elevator collectionnait pour se distraire les
liaisons brèves mais passionnelles. Elle était suffisamment discrète pour ne
pas se faire prendre et suffisamment avisée pour choisir des amants qui
savaient tenir leur langue. Scott aurait menti en prétendant qu’il n’avait pas
pris du bon temps avec elle. Mais il y avait dans leur relation quelque chose
de vain qui l’avait vite lassé. C’était donc lui qui avait rompu. Eileen n’était
probablement pas habituée à être abandonnée, car elle l’avait mal pris. Elle
ne lui avait pas adressé la parole depuis leur rupture — un véritable exploit
dans une petite ville comme Verdant.
Scott versa au jugé une poignée de pilules sur son plateau et les compta
avec la dextérité de quelqu’un qui a fait ça toute sa vie. Il ne s’était trompé
que d’un comprimé, qui retourna dans le bocal. Puis il versa la dose
nécessaire pour un mois dans un flacon sur lequel il colla l’étiquette
correspondante, après l’avoir vérifiée. Il scanna ensuite l’étiquette pour
l’ajouter à la facture mensuelle. A Verdant, on payait son pharmacien
comme son épicier, à la fin du mois.
Il mit le flacon dans un sachet, agrafa la note, et apporta le tout à
Jeannie.
Elle leva la tête vers lui et lui adressa un grand sourire amical auquel
son rouge à lèvres rose sombre donnait un petit côté triomphant. Jeannie
était vraiment jolie, aujourd’hui. Elle avait de grands yeux bleus et des
cheveux blonds coupés au carré. Elle avait pris quelques kilos depuis le
lycée, mais cela lui donnait un côté pulpeux et avenant. Scott la trouvait très
attirante.
— Tu as le temps de prendre une pause avec moi ? demanda-t-elle.
Il ne voulait pas lui donner de faux espoirs, mais il ne pouvait pas non
plus se montrer grossier.
— Bien sûr, répondit-il.
Mais, plutôt que de s’asseoir près d’elle, il alla se réfugier derrière le
comptoir de la fontaine à soda.
Paula, l’employée qui servait près de la fontaine, parue ravie.
— Très bien ! annonça-t-elle. Je vais en profiter pour faire une petite
pause.
Scott n’avait pas envie de rester seul avec Jeannie, mais il fit contre
mauvaise fortune bon cœur et se servit la moitié d’un verre de bière à la
salsepareille, en affichant un sourire enjoué. Puis il se percha sur la glacière,
face à Jeannie, mais avec quatre-vingts centimètres de paroi entre eux.
— Qu’est-ce qui t’amène en ville ? demanda-t-il.
Il s’agissait d’une question innocente et qu’il posait environ une
douzaine de fois par jour. Pour ceux qui vivaient et travaillaient dans les
mille acres de blé de la campagne environnante, un déplacement en ville
avait toujours un but.
— Je… je suis venue pour mon cours de gym.
Son hésitation lui laissa supposer qu’elle mentait, ce qui était sans doute
le cas car elle portait un jean habillé et un chemisier impeccablement
repassé. Son maquillage était irréprochable et ses cheveux bien lissés, à
l’exception de la mèche bouclée qu’elle ne cessait de caler nerveusement
derrière son oreille droite.
Ils étaient amis depuis le lycée et Scott regretta que leur statut de
célibataires ne leur permette pas de se fréquenter. A Verdant, les célibataires
étaient très minoritaires. La plupart des habitants avaient épousé leur amour
de jeunesse et ne regardaient jamais en arrière. Lui-même avait essayé avec
Stephanie, mais sans succès. Jeannie était divorcée, comme lui, et ils
savaient tous les deux que se montrer ensemble signifiait s’exposer aux
ragots. S’ils allaient au cinéma et qu’ils n’annonçaient pas un futur mariage,
on chuchoterait que la pauvre Jeannie n’avait pas su lui plaire. En revanche,
on dirait de lui qu’il avait du succès et on le comparerait au vieux Paske, le
don Juan de la maison de retraite qui se ridiculisait à essayer de séduire tout
ce qui passait à sa portée, mais qu’on admirait pour sa jeunesse d’esprit. Les
hommes et les femmes, à Verdant, ce n’était pas la même chose.
Scott se creusa la cervelle pour trouver un sujet de conversation
susceptible de mettre Jeannie à l’aise.
— Comment vont tes enfants ?
— Oh ! ils vont bien. Très bien.
— Et votre blé ?
— Plutôt pas mal, répondit-elle. Il mûrit bien. Papa n’a pas encore
vérifié le taux d’humidité, mais je crois que ce sera bon pour le grand show
dans dix à quinze jours.
Le « grand show » était un euphémisme pour désigner la moisson du blé
d’hiver, dont la culture était la base de l’économie locale. Dans ce coin du
Kansas, c’était avec le blé que les gens payaient les factures, même s’il y
avait aussi des champs de soja, ainsi que quelques puits de pétrole et de gaz
naturel.
— Et toi ? demanda Jeannie. Quoi de neuf ?
Il haussa les épaules.
— C’est Verdant, tu sais. Toujours les mêmes maux de tête, les mêmes
clients…
— Pas toujours les mêmes clients, rétorqua Jeannie. La nouvelle
bibliothécaire est arrivée aujourd’hui.
— Ah oui ?
— Suzy Granfeldt m’a appelée pour me le dire, expliqua Jeannie. Elle
ne l’a pas encore rencontrée, mais elle sait déjà que Mlle Grundler l’a
détestée au premier regard.
— Mlle Grundler déteste tout le monde, rétorqua Scott. Parfois elle
déteste les gens avant même de les avoir vus.
Jeannie gloussa.
— C’est vrai. Ça fait donc déjà un bon point pour la bibliothécaire. Et,
bien sûr, tout le monde sait que c’est ta mère qui l’a embauchée. Ta mère a
un jugement très sûr. Jamais elle n’aurait choisi quelqu’un qui ne pourrait
pas s’intégrer à Verdant.
Scott n’en était pas si certain. Un an plus tôt, il n’aurait pas mis en
doute le jugement de sa mère. Mais depuis la mort de son père elle avait
changé. Il s’était attendu à la voir perdue et éplorée, ce qui avait été le cas
pendant un temps, mais dernièrement elle paraissait galvanisée. Par quoi, il
se le demandait. Et puis, il y avait ce comportement bizarre avec la
nourriture : elle vivait seule, mais elle faisait des provisions de conserves
comme si elle prévoyait de nourrir une armée entière pendant des mois.
— C’est probablement une bonne chose que ma mère s’investisse dans
la bibliothèque, dit-il à Jeannie. Ça lui change les idées.
— Je suis sûre que la jeune femme qu’elle a embauchée sera parfaite,
assura Jeannie. Mais, franchement, je ne comprends pas pourquoi il lui a
semblé tout à coup indispensable de faire venir une bibliothécaire diplômée.
Jusque-là, on s’en était très bien passé et voilà maintenant que notre petite
collection de livres a besoin de la compétence d’une professionnelle !
— Elle espère peut-être relever le niveau culturel à Verdant, suggéra
Scott.
— Mes enfants fréquentent de temps à autre la bibliothèque, avec leur
école, poursuivit Jeannie d’un air songeur. Mais moi, depuis que j’ai ma
tablette numérique, j’évite d’y mettre les pieds.
Scott acquiesça.
— Tu n’es sans doute pas la seule. Cet endroit est lugubre. Chaque fois
que j’y vais, j’ai l’impression d’entrer dans un tombeau.
— Un tombeau qu’il faut partager avec Mlle Grundler.
— Et avec James, renchérit Scott. N’oublie pas James.
— Ah oui, James…
— Tu crois que James existe vraiment, ou qu’il n’est que le fruit de
notre imagination ?
Jeannie pouffa.
— Tu aurais du mal à me convaincre qu’il existe. C’est à peine si je l’ai
aperçu depuis le collège.
Le carillon de la porte tinta et Maureen Shultz entra, en toussant dans un
mouchoir. Elle avait une ordonnance pour des antibiotiques.
Paula apparut aussitôt près de la fontaine à eau, pour proposer à
Maureen une tasse de thé. Scott se demanda si elle ne s’était pas absentée
pour le laisser seul avec Jeannie.
Maureen était mal en point, mais ça n’avait pas émoussé son appétit
pour les ragots. Tout en la servant, Scott écouta les trois femmes commenter
l’arrivée de la nouvelle bibliothécaire. Personne ne l’avait encore
rencontrée. Personne ne l’avait vue non plus, à l’exception de sa mère et de
Mlle Grundler. Mais, loin de décourager les commentaires, cela les
alimentait.
— Elle s’installe dans la maison de Viv, au premier étage, annonça
Maureen.
La nouvelle fit hausser un sourcil à Scott. Au moment de son divorce, il
s’était réfugié chez ses parents, dans la maison de son enfance, et y avait
aménagé un petit appartement indépendant au premier étage. Ensuite, quand
il avait acheté sa propre maison, il avait encouragé ses parents à louer le
logement, mais ceux-ci avaient poussé des hauts cris. Quand son père était
mort, il avait de nouveau abordé la question, car il n’aimait pas savoir sa
mère seule la nuit dans cette grande maison vide. Elle avait refusé, bien
entendu.
— Je ne veux pas d’un étranger chez moi, avait-elle déclaré d’un ton
catégorique. Je ne vais pas transformer notre maison de famille en pension !
Elle avait apparemment changé d’avis.
Autour de la fontaine à soda, la discussion se poursuivait.
— Quelle femme instruite et saine d’esprit aurait envie de s’enterrer
dans une ville comme Verdant ?
La question était venue de Jeannie, laquelle vivait elle-même à Verdant
depuis toujours et savait de quoi elle parlait.
— Une vieille fille mariée à son chat ? suggéra Paula.
Maureen n’était pas d’accord.
— Karl l’a vue sur un site internet où les gens exposent leur profil
professionnel et il a dit qu’elle avait l’air plutôt jolie.
— Une jolie bibliothécaire ? s’étonna Paula. Ce serait bien la première
fois de ma vie que j’en rencontrerais une !
Jeannie ne put s’empêcher de rire.
— C’est parce que tu as toujours vécu ici et que nous n’avons eu que
Mlle Grundler.
— Si elle est jolie et qu’elle s’installe à Verdant, c’est qu’elle fuit
quelque chose, déclara Paula.
— Possible, convint Maureen. Mais si c’est le cas, ne vous en faites pas,
on l’apprendra tôt ou tard. Le passé finit toujours par vous rattraper, c’est
bien connu.
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)

D.J. se réveilla avec un goût infect dans la bouche et une atroce


migraine. Sa première pensée fut qu’elle s’était endormie avec ses lentilles
de contact. Ses yeux la brûlaient tant qu’elle n’arrivait pas à les ouvrir. Elle
avait l’estomac barbouillé, des courbatures. Elle gémit. Elle couvait
sûrement une méchante grippe.
Elle avait chaud et prit soudain conscience qu’un corps pesait sur le
sien. Le chien de sa camarade de chambre s’était encore glissé dans son lit !
Elle adorait ce grand labrador pataud, mais il aurait tout de même pu rester
de son côté du matelas. Elle tendit la main à l’aveuglette pour le repousser.
— Ahhh…
Ce n’était pas une réponse de chien. Et, sous ses doigts, elle ne sentait
pas non plus des poils de chien.
Elle se redressa tel un diable sortant de sa boîte, les yeux grands
ouverts.
Elle se trouvait dans une chambre inconnue, dans un lit inconnu, avec
un inconnu !
Elle fut prise d’une nausée qu’elle parvint à maîtriser à temps, tandis
que les souvenirs de la nuit précédente lui revenaient par bribes — musique,
plage, champagne…
Elle avait couché avec un parfait inconnu !
Maintenant, tout lui revenait… Elle était horrifiée, partagée entre la
honte et le désespoir.
Mais qu’est-ce qui lui avait pris ?
Elle devait quitter cette chambre de toute urgence. Sans réveiller cet
homme qui savait tout de son corps et rien d’elle.
Elle fit un effort pour respirer lentement et mettre son cerveau à
contribution. Elle devait se laisser glisser à bas du lit, puis sortir de la
chambre sur la pointe des pieds.
L’inconnu avait la tête tournée de l’autre côté et elle ne voyait pas son
visage — dont elle se souvenait à peine, ce qui était une bonne chose. Elle
aurait assez à faire pour oublier ses caresses — si elle y parvenait.
Tout en repoussant les draps avec précaution, elle surveilla d’un œil
anxieux les réactions du dormeur. Elle était nue comme au jour de sa
naissance, à part une légère brûlure et un suçon à l’intérieur de la cuisse.
Elle fit glisser sa jambe droite hors du lit et roula doucement sur elle-
même. Elle parvint à se lever sans bruit, mais un petit cri lui échappa quand
elle posa le pied sur quelque chose de froid, humide et poisseux. Elle jeta
un regard inquiet du côté de l’inconnu. Il dormait toujours comme un loir et
n’avait pas bougé. Debout sur un pied, elle décolla le préservatif usagé de
son talon. En cherchant des yeux un endroit où le jeter, elle découvrit ses
vêtements épars sur le sol, à portée de main. Si on pouvait appeler ça des
vêtements… Il y avait la jupe en cuir de Terri. Le petit haut à paillettes de
Heather. Et des chaussures bleu turquoise avec des talons en Plexiglas de
douze centimètres, son cadeau d’anniversaire.
Car elle avait eu vingt et un ans hier, elle était maintenant une adulte à
part entière… et sa première décision d’adulte avait été de se comporter
comme une gamine stupide.
Elle rassembla ses affaires en silence et se réfugia dans la salle de bains,
tout en jetant de nouveau un regard sur l’endormi, avant de refermer la
porte derrière elle. Elle avait caché sa pochette de soirée dans un
compartiment de son sac et soupira de soulagement en découvrant que son
portefeuille était toujours là, ainsi que ses clés, son rouge à lèvres et son
mascara.
Dans le miroir, elle découvrit un visage grotesque, barbouillé du
maquillage de la veille. Elle fit couler de l’eau chaude et se nettoya avec
l’unique serviette qu’elle trouva.
Elle avait maintenant repris figure humaine et se sentait un peu
rassérénée, mais elle avait hâte de fuir l’étranger allongé dans ce lit et la
situation pénible dans laquelle elle s’était fourrée.
Elle enfila son petit haut et sa jupe. Mais où donc était sa culotte ? Elle
ne l’avait pas. Tant pis, elle allait devoir s’en passer.
Quand elle enfila ses chaussures, les talons trop hauts la firent vaciller.
La veille, elle n’avait eu aucun mal à danser avec, alors pourquoi ne tenait-
elle pas debout aujourd’hui ?
Elle enleva les chaussures et décida qu’il n’était pas question de sortir
sans culotte. Elle ignorait si son motel était près ou loin et ne se sentait pas
le courage d’entreprendre une opération commando pour le retrouver. Sa
culotte était forcément quelque part dans la chambre, il ne lui restait plus
qu’à la chercher.
Elle se lança un regard décidé dans le miroir avant d’ouvrir la porte
pour un repérage des lieux. Elle vit la chemise de l’homme, ses chaussures,
son pantalon, avec la ceinture dans les passants. Quelque chose brillait sur
la moquette. Elle avança sur la pointe des pieds pour le ramasser. Il
s’agissait de la chaîne de taille qu’il lui avait achetée dans la petite boutique
hippie près de la plage. Elle était cassée, bien sûr. Vu la façon dont ils
s’étaient arraché leurs vêtements, il était normal que ce bijou de pacotille
n’ait pas survécu. Elle le fourra dans son sac, puis elle empila son sac et ses
chaussures sur la console près de la porte d’entrée et se décida à faire le tour
du lit. Lentement, méthodiquement, elle souleva tout ce qui jonchait le sol,
pour voir si sa petite culotte n’était pas dessous. Elle trouva un boxer, des
chaussettes, une note de bar et deux autres préservatifs usagés, mais pas de
culotte. Elle tentait de rassembler son courage pour chercher sous le lit,
quand l’inconnu roula sur le dos avec une sorte de grognement.
Elle se figea. Elle voyait maintenant son visage. La veille, elle avait
craqué pour son sourire de prédateur. Là, il dormait comme un ange, la
bouche entrouverte. Il avait une expression enfantine. On lui aurait donné le
bon Dieu sans confession.
Elle s’empressa de se détourner, tout en se jurant de se souvenir de la
leçon. On ne se jetait pas au cou du premier venu car on en gardait ensuite
un goût amer — rien que de la honte et des regrets.
Elle se tourna de nouveau vers le lit — il le fallait bien, si elle voulait
regarder sous le sommier. C’est alors qu’elle remarqua sa culotte en
dentelle rouge autour du biceps droit de l’inconnu. Il la portait comme un
brassard ! Elle songea tout d’abord qu’il ne lui restait plus qu’à en faire son
deuil. Mais, en lissant le dos de sa jupe en cuir, elle changea d’avis :
impossible de sortir les fesses à l’air. Elle se pencha donc lentement en
avant, en retenant son souffle, et fit glisser la culotte le long du bras de
l’endormi. Les premiers centimètres furent assez faciles, mais elle rencontra
des difficultés au moment de négocier le virage du coude. Très
délicatement, elle tira sur le bout de dentelle en surveillant sa lente
progression autour de l’os pointu. Elle allait franchir le sommet quand
l’élastique lâcha.
L’homme se réveilla en sursaut et ouvrit des yeux ronds.
— Hein ? Quoi ?
Elle serra sa culotte contre elle et courut vers la porte.
— Hé, attends !
Elle n’attendit surtout pas. Avant même que la porte claque derrière elle,
elle était en bas de l’escalier, elle traversait le parking, et courait à perdre
haleine sur le trottoir d’une rue inconnue, dans une ville inconnue, son sac
et ses chaussures dans une main, sa culotte dans l’autre.
080. Recueils généraux

Viv n’avait pas menti, le lever de soleil depuis la terrasse du premier


étage était réellement magnifique. A 6 h 30 D.J. était déjà debout pour
l’admirer, une tasse de café à la main et des projets plein la tête. Elle était
fin prête pour son premier jour de travail — bien en avance sur l’horaire.
La petite terrasse était meublée d’une table en teck et de deux chaises.
Un fauteuil berçant placé sous l’avant-toit, face à un paysage de ciel et de
champs de blé à perte de vue, invitait à s’asseoir. Mais D.J. se sentait trop
fébrile pour rester assise et faisait les cent pas sous le porche. Dew la
suivait, par solidarité.
— Bonjour ! Bonjour là-haut !
D.J. reconnut la voix de sa logeuse et se pencha par-dessus la rambarde.
Mme Sanderson grimpait déjà les marches menant à sa terrasse.
— Bonjour, madame Sanderson.
— Viv, ma chérie. Vous devez m’appeler Viv. Je vous ai entendue
marcher et j’ai préparé des muffins. J’espère que vous n’avez pas déjà
mangé.
— Je ne prends rien au petit déjeuner, répondit D.J.
— Il faut tout de même fêter votre premier lever de soleil à Verdant,
rétorqua Viv. De plus, j’adore les visites matinales et impromptues.
D.J. se retint de lui faire remarquer que sa visite était en effet très
matinale et tout à fait impromptue.
La veille, quand elle avait commencé à déballer ses affaires, Viv avait
manifesté l’intention de l’aider. Elle lui avait répondu plutôt sèchement
qu’elle préférait le faire seule, mais ça n’avait pas empêché cette intruse de
frapper à sa porte une demi-heure plus tard, avec un plateau-repas pour le
dîner.
D.J. était introvertie et solitaire. Les gens qui s’imposaient la mettaient
mal à l’aise. Elle n’avait partagé son espace vital avec personne depuis que
Terri, sa meilleure amie, s’était mariée. Jamais elle ne pourrait être la
voisine de cette Mme Sanderson. Ce n’était même pas la peine qu’elle
finisse de déballer ses affaires. Elle n’allait pas rester longtemps ici.
Tout en allant chercher dans la cuisine une tasse de café pour sa
visiteuse, elle décida qu’il valait mieux l’informer tout de suite de son
prochain déménagement. Quand elle revint sur la terrasse, elle trouva
Mme Sanderson installée à la table. Dew avait posé ses deux pattes avant
sur sa chaise et la suppliait de son regard je-suis-trop-mignon-pour-qu’on-
me-résiste. Croyant qu’il quémandait à manger, Mme Sanderson lui proposa
un muffin, qu’il renifla poliment, mais d’un air détaché.
— Il n’a pas l’habitude de manger ce genre de choses, expliqua D.J. Il
n’aime pas ça. Descends de là, Dew, ordonna-t-elle au chien.
Le chien obéit aussitôt.
— Dew ? répéta Viv, perplexe.
— Je l’ai appelé ainsi en hommage à Melvil Dewey, l’auteur de la
classification décimale universelle. Mes amis me taquinent en disant que je
suis mariée avec les bibliothèques, aussi, j’ai décidé de donner à mon fils
unique le nom de son père.
D.J. tapota son genou et il s’y installa sans se faire prier.
— Madame Sanderson, je tiens à vous présenter Melvil Dewey Jr.
Viv éclata de rire.
— Il est adorable, dit-elle. Mon fils, Scott, avait un épagneul cocker
quand il était petit. Qu’est-ce que vous faites de lui quand vous travaillez ?
— Je le laisse chez moi et je reviens pendant ma pause déjeuner pour le
sortir.
— Vous n’aurez pas besoin de faire ça ici, assura Viv. Je suis là et je
serais ravie de le sortir.
— Madame Sanderson…
Mme Sanderson ouvrait déjà la bouche, aussi, elle s’empressa de
corriger.
— … Viv.
Viv sourit, visiblement satisfaite.
— Vous n’êtes pas obligée de vous charger de cette corvée. Je sais que
j’aurai beaucoup à faire à la bibliothèque, mais ça ne m’empêchera pas de
m’occuper de mon chien.
— Je m’en doute, répondit Viv d’un ton conciliant. Mais je sors tous les
jours, alors autant que j’emmène M. Dewey avec moi. Il me défendra si on
m’attaque, ajouta-t-elle avec un petit sourire.
Dew se mit debout sur les genoux de D.J. en remuant la queue, comme
s’il avait compris que la conversation le concernait.
— Vous voyez, conclut Viv. Il est d’accord.
D.J. acquiesça avec réticence.
— Je déposerai sa laisse près de la porte de la cuisine, dit-elle. Je
suppose que vous possédez une clé de mon appartement ?
Viv hocha la tête et s’adressa à Dew.
— Toi et moi, on va devenir de grands amis, je le sens.
D.J. en fut très agacée. Cette femme était sa logeuse et son employeur,
pas sa camarade de chambre ou sa meilleure amie.
— Viv, je crois qu’il vaut mieux que je vous dise les choses clairement.
J’ai eu l’habitude de vivre seule. Je ne voudrais pas me montrer hostile,
mais…
— Oh ! ma chérie, je vous comprends très bien, coupa Viv. Une femme
a besoin d’intimité. J’ai été jeune, moi aussi. Et j’ai une fille.
— Vous avez une fille ?
— Oui. L’aînée de mes enfants. Elle est mariée à un homme très bien et
elle vit à Kansas City. Elle enseigne le théâtre, figurez-vous. Toute petite,
déjà, elle voulait jouer la comédie. Elle en a toujours fait des tonnes. Mon
époux, John, disait que vivre avec Leanne c’était un peu comme vivre avec
Norma Desmond. Le matin, quand elle descendait l’escalier, on avait
l’impression qu’elle allait nous annoncer : « Je suis prête pour mon gros
plan, monsieur DeMille. »
D.J. fut touchée de l’admiration que Viv portait à sa fille. Ses propres
parents n’avaient jamais eu la moindre opinion sur ce qu’elle était ni sur ce
qu’elle faisait. Viv parlait de Leanne avec beaucoup de chaleur, elle
semblait l’apprécier, pas la considérer comme un fardeau imposé par le
destin.
— Ça doit être… agréable… d’avoir une artiste dans la famille.
Viv opina.
— John et moi nous avons toujours trouvé que nos enfants
s’équilibraient, qu’ils se complétaient. Leanne était très sensible et pleine
d’imagination, prête à prendre tous les risques, tandis que Scott a toujours
été responsable et réfléchi. On peut compter sur lui, tous ceux qui le
connaissent vous le confirmeront.
— C’est merveilleux, déclara poliment D.J., tout en résistant à l’envie
de consulter sa montre.
— John et moi, nous avons eu peur qu’il ne décide de quitter Verdant.
Enfin, la vérité, c’est que nous avions peur qu’il parte, et peur qu’il ne parte
pas. La dernière chose que nous souhaitions, c’était qu’il se sente coincé ici
par notre affaire.
— Votre affaire ?
— Nous possédons le drugstore du centre-ville, Sanderson Drugstore. Il
est dans la famille de mon mari depuis qu’on vend des cigares aux Indiens
Kiowa.
Viv rit de sa petite plaisanterie. D.J. sourit.
— Mais en fin de compte nous avons été heureux qu’il reste. Quand on
a grandi dans une toute petite ville, on a parfois envie de voir autre chose.
— Probablement, approuva D.J.
— Et après son divorce… Vous avais-je dit qu’il était divorcé ?
— Euh…
— Eh bien, il l’est. Autant que vous le sachiez. C’est un fait. On n’y
peut rien changer. Et ça a été un beau gâchis.
Viv agita sa main devant son visage, comme pour balayer le gâchis.
— Je suppose que, ces trucs-là, c’est toujours comme ça. Je ne pouvais
pas m’en douter. Nous n’avions jamais eu de divorce dans notre famille.
Mais quand on est infidèle…
Viv haussa les épaules avec ostentation.
— Une mère est impuissante, dans ce genre de circonstances…
D.J. ne répondit pas, mais Mme Sanderson n’attendait visiblement pas
de réponse, car elle poursuivit sur sa lancée.
— Il aurait pu partir après son divorce, éprouver le désir de changer
d’air, mais non, il est resté. Malgré les ragots. On dit que le seul moyen de
ne pas être la cible des ragots dans une petite ville comme la nôtre est de
filer droit pour ne pas les alimenter, ou d’être tellement vieux qu’on vous
passe tout.
Viv soupira.
— Oh ! et maintenant vous allez croire que vous avez atterri dans un nid
de guêpes, dit-elle. Il y a un peu de ça, je l’avoue. D’un autre côté, nous
sommes aussi très solidaires. Tout le monde connaît tout le monde. C’est
comme une grande famille. C’est parfois pesant et parfois drôle. Mais c’est
certain que c’est différent de ce que vous avez vécu. Vous étiez fille
unique… Vous habitiez près d’une grande ville…
D.J. arrêta la tasse qu’elle portait à ses lèvres.
— Comment savez-vous que j’étais fille unique ?
L’espace de quelques secondes, le regard de Viv ressembla à celui d’une
biche surprise par les phares d’une voiture. Puis elle se reprit.
— Vous ne me l’avez pas dit ? demanda-t-elle d’un air innocent.
— Non, je ne pense pas, non.
— C’était probablement dans votre CV.
C’était ridicule. D.J. était certaine que son CV ne mentionnait pas cette
information.
Elle secoua la tête avec vigueur.
Viv haussa les épaules.
— Eh bien, c’est une sorte d’intuition, alors.
Elle lui adressa un sourire lumineux et jeta un coup d’œil à sa montre.
— Oh ! mais le temps passe…
Elle reposa son café et se leva.
— Il faut que je m’active. Monsieur Dewey, je vous retrouve plus tard.
J’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui.
D.J. se retint de lui faire remarquer qu’elle n’était pas la seule.
A 7 h 30, ne pouvant attendre une minute de plus, elle monta dans sa
voiture et parcourut en sens inverse les rues de la veille.
Le petit parking situé derrière l’imposante bibliothèque de Government
Street était heureusement désert car elle tractait toujours sa remorque de
location et occupa trois places à elle seule. Elle se promit de trouver le
temps de rendre la remorque à l’heure du déjeuner.
Il y avait une entrée de service à l’arrière, qu’elle espérait trouver
ouverte. Elle prit donc les cartons contenant ses dossiers et verrouilla sa
voiture. Devant l’entrée de service, son regard fut attiré par un vélo attaché
à la rambarde de métal. Ainsi, il y avait déjà quelqu’un ! L’un des employés
venait à bicyclette, sans doute. Mais quand elle vit l’engin de plus près elle
se mit à douter. Il était vieux et rouillé, mais son propriétaire, s’il en avait
encore un, semblait beaucoup y tenir : il était attaché par deux antivols en
U, l’un sur la roue avant et l’autre sur la roue arrière. Une chaîne reliait les
deux antivols et une autre chaîne s’enroulait autour du châssis, avec des
cadenas tous les dix centimètres. Deux antivols en U et une demi-douzaine
de cadenas pour un vélo rouillé ?
D.J. s’arrêta pour scruter les alentours. Le bureau du shérif était au bout
de la rue et la zone avait l’air calme. Mais elle poserait tout de même la
question de la dangerosité du quartier. La sécurité personnelle et matérielle
des employés, tout comme celle des usagers, relevait de sa responsabilité,
après tout.
Contrairement à ce vélo rouillé trop bien cadenassé, la porte de service
n’était pas verrouillée et D.J. entra avec ses dossiers. Elle trouva les
interrupteurs à droite de la porte et s’empressa d’éclairer la pièce. Il y avait
des cartons, des chariots, des tables couvertes de matériel. C’était là que
l’on réceptionnait les nouveaux livres, qu’on les enregistrait et qu’on les
réparait, avant de les proposer au prêt. Un certain désordre était donc tout à
fait normal et l’endroit lui parut plutôt bien tenu. Tout au fond, dans un
coin, se trouvait un petit espace réservé à la pause des employés, avec une
table ronde, quatre chaises, un four micro-ondes et une cafetière. Elle alla
aussitôt fouiller dans les placards pour chercher de quoi faire du café. Elle
ne put s’empêcher de sourire. Les habitudes avaient la vie dure : elle avait
préparé le café de son directeur pendant des années. A présent, c’était elle,
la directrice…
Mais elle imaginait mal Amelia Grundler lui apportant tous les matins
un petit café, le sourire aux lèvres.
Pendant que le liquide brun gouttait lentement à travers le filtre, D.J.
s’aventura dans la grande salle, laquelle lui parut encore plus sombre et
caverneuse que la veille. Elle alla derrière le comptoir de prêt et entreprit
d’allumer les lumières. Une ombre passa entre deux rayonnages de livres.
Elle sursauta.
— Qui est là ?
Il y eut un silence étrange et angoissant, puis un livre se ferma
bruyamment. Elle sursauta de nouveau.
— Qui est là ? répéta-t-elle d’un ton plus sévère.
Ce fut de nouveau le silence. Puis une timide voix de baryton résonna
dans la pièce.
— James.
La veille, Viv avait salué de loin en partant un certain James. Mais elle
ne l’avait pas vu.
Et elle ne le voyait toujours pas.
— Je suis Mlle Jarrow, la nouvelle bibliothécaire, annonça-t-elle en se
tournant dans la direction d’où était venue la voix.
Pas de réponse.
— Pourquoi vous cachez-vous derrière les livres ?
Elle crut qu’il allait ignorer cette question-là aussi, mais au bout de
quelques secondes une autre réponse se fit entendre.
— Je travaille.
D.J. ne voyait pas très bien quel genre de travail il pouvait effectuer tout
seul dans le noir.
— Approchez, dit-elle. Que je puisse faire votre connaissance.
Un petit temps de silence s’ensuivit, qu’elle interpréta comme une
hésitation.
— Non, fit enfin James.
— Non ?
Elle avança vers le rayonnage d’où semblait provenir la voix, mais
quand elle tourna au coin de l’allée il n’y avait personne. Elle passa à l’allée
suivante. Puis à celle d’après. Elle ne put trouver James, même s’il lui
sembla à plusieurs reprises entrevoir une ombre furtive. Au bout d’un
moment elle s’arrêta, agacée.
— Si vous ne voulez vraiment pas me voir, je ne vais pas vous courir
après toute la matinée, lança-t-elle.
— D’accord.
Une voix se fit entendre près de la porte de service.
— Bonjour !
D.J. sortit de derrière les rangées de livres. Une jeune femme
approchait.
— Je me doutais que vous seriez là, s’écria-t-elle. J’avais hâte de vous
voir. Je suis si heureuse de faire votre connaissance !
Et, pour le prouver, elle prit les deux mains de D.J. dans les siennes,
tout en trépignant presque d’enthousiasme.
— Euh… oui… bonjour, bredouilla D.J.
— Je suis Suzy. Suzy Newton. Enfin, non, je veux dire Suzy Granfeldt.
Vous voyez, je suis tellement émue que je n’arrive même pas à me souvenir
de mon propre nom.
Elle pouffa d’un air ravi.
— Je suis la fille du bibliobus 2.
D.J. songea que le terme « fille » était impropre. Suzy portait des
vêtements empruntés à la catégorie des juniors et se coiffait avec une
queue-de-cheval haute et sautillante, mais elle avait au moins son âge.
Ce qui ne l’empêchait pas de pouffer comme une gamine.
— Hier soir mon téléphone n’a pas cessé de sonner, reprit Suzy. Je suis
tout à coup devenue la fille la plus intéressante de tout Verdant. Tout le
monde veut me parler, parce que tout le monde veut savoir de quoi vous
avez l’air. Une tête nouvelle en ville, c’est si rare. Sans compter que vous
allez détrôner Mlle Grundler. Elle régnait sur cette bibliothèque depuis des
années… ça promet un beau feuilleton.
Elle eut de nouveau un petit rire de gorge, que D.J. jugea décidément
ridicule.
— Je ne fais descendre personne d’aucun trône, protesta-t-elle. Nous
formons une équipe et nous allons travailler ensemble.
L’expression de Suzy changea aussitôt et elle ouvrit des yeux ronds,
emplis de quelque chose qui ressemblait à de l’adoration.
— J’adooore travailler en équipe ! s’exclama-t-elle d’un ton théâtral.
Au lycée, j’ai été pom-pom girl pendant quatre ans. Et, pour l’instant, je
considère que c’est l’expérience la plus chouette de toute ma vie.
D.J. se demanda si Suzy plaisantait. Pourtant, non, elle paraissait
sérieuse. Elle ne trouva rien à répondre et fut heureusement sauvée par
l’arrivée d’un autre employé, un homme, qui se présenta comme le
conducteur du bibliobus 1, Amos Brigham. Il avait le même âge que Suzy,
sans doute, mais était aussi grand et calme que Suzy était petite et agitée. Il
secoua cérémonieusement la main de D.J.
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de consulter les horaires des
bibliobus, leur avoua D.J. Mais j’espère que vous aurez tous les deux le
temps d’assister à la réunion avant de partir en tournée.
— Une réunion ?
Suzy répéta le mot d’un air ravi, comme si on venait de lui annoncer un
congé qu’elle n’attendait pas.
— Nous ne faisons jamais de réunion, indiqua-t-elle.
— Mlle Grundler laisse un mot dans notre corbeille à courrier quand
elle a quelque chose à nous dire, renchérit Amos.
D.J. faillit lever les yeux au ciel, mais parvint à conserver une attitude
professionnelle.
— Les notes dans la corbeille à courrier, c’est très bien, dit-elle d’un ton
ambigu. Mais les réunions permettent à chacun de s’exprimer et renforcent
l’esprit d’équipe.
Suzy se tourna vers Amos pour l’informer de la nouveauté à voix basse.
— On travaille en équipe, maintenant.
Le visage d’Amos n’exprima rien, mais il répondit à la question de D.J.
— Je dois être à Hadeston à 10 heures.
Parfait. Sauf que cette information ne signifiait rien pour elle, vu qu’elle
ignorait où se trouvait Hadeston.
— Mon bibliobus est déjà chargé, j’ai fait le plein, je suis prêt à partir,
poursuivit-il. Donc, si on peut avancer la réunion à la prochaine demi-
heure, ça ira.
— Ce matin, je suis sur Elmira et Brushy, expliqua à son tour Suzy.
Mais ça ira aussi pour moi. Je ne manquerais pour rien au monde la
réunion.
D.J. acquiesça, tout en consultant sa montre. Amelia Grundler n’était
pas encore arrivée, mais c’était peut-être mieux ainsi.
— Très bien, dans ce cas, commençons tout de suite, dit-elle. Je propose
de nous installer à la table près de la cafetière.
— Vous voulez que James assiste aussi à la réunion ? demanda Amos.
— Bien entendu, répondit-elle.
Elle se tourna vers les rayonnages derrière elle.
— James, j’aimerais vous avoir parmi nous.
La réponse se fit attendre quelques secondes, puis un livre claqua.
— Nous devrions peut-être nous installer ici, suggéra Amos. Comme
ça, il pourra nous entendre sans se montrer.
D.J. fut tentée de demander pourquoi James ne voulait pas se montrer,
mais il les entendait, aussi, elle se tut.
La perspective d’une réunion autour du lugubre comptoir de prêt ne
l’enchantait pas, mais elle ne protesta pas quand Amos se mit à transporter
des chaises.
— James est un drôle de zèbre, dit-il à D.J. en guise d’explication. Mais
il travaille bien.
Suzy acquiesça avec empressement.
— Vous vous habituerez à ce truc des livres qui claquent, assura-t-elle.
Il range impeccablement les rayonnages. Une fois par mois environ, je lui
demande de trier les ouvrages de mon bibliobus. Je laisse le bus ouvert et le
lendemain je trouve tout en ordre.
— Il ne prend pas un jour de vacances, il n’est jamais malade,
poursuivit Amos. Il travaille ici depuis qu’il est gamin. Ça fait au moins
treize ans. C’est le plus ancien employé de la bibliothèque.
— Vous ne tirerez pas trois mots de lui, renchérit Suzy. Mais il est
fiable.
En entendant les collègues de James prendre sa défense avec tant de
ferveur, D.J. comprit qu’elle allait devoir s’adapter au comportement
bizarre de cette étrange recrue. Elle garda donc ses inquiétudes pour elle.
— Du moment qu’il fait son travail et qu’il n’effraye pas les usagers, je
suis sûre que nous nous entendrons bien, lâcha-t-elle, un peu plus fort que
nécessaire, pour être entendue de James.
Suzy pouffa de nouveau.
— Les usagers ne le voient presque jamais. Et avec lui les enfants ne
circulent pas dans la section des adultes. Seuls les garçons les plus
téméraires osent s’y aventurer en sachant qu’il est là, quelque part dans les
allées.
D.J. ne trouvait pas qu’il y avait de quoi s’en féliciter, mais elle décida
de changer de sujet. Elle avait pris soin de noter l’ordre du jour et sortit de
son sac la liste des points à aborder.
— Je pense qu’il n’est plus nécessaire que je me présente, déclara-t-elle.
Je suis très heureuse d’être ici, à Verdant, et je vous félicite pour le travail
que vous avez déjà accompli. Je tenais à vous réunir aujourd’hui pour
aborder quelques points qui…
Elle baissa les yeux vers le premier point de sa liste, mais avant qu’elle
ait eu le temps de reprendre Suzy intervint.
— Vous venez d’où ? demanda-t-elle. Où avez-vous passé votre
enfance ?
— Euh… A Wichita.
— J’adore Wichita. Dans quel quartier de la ville, exactement ?
— College Hill.
— Oh ! ça doit être beau !
Suzy se tourna vers Amos pour quêter son approbation.
— C’est un beau quartier, non ?
Amos haussa les épaules.
— Oui, en effet, c’était un très beau quartier, concéda D.J. d’un ton un
peu sec. Et à présent je voudrais vous parler de…
— Est-ce que votre famille vit toujours là-bas ? A College Hill ? reprit
Suzy.
— Mes parents sont morts il y a quelques années.
— Oh, Seigneur… Mais c’est affreux ! Que leur est-il arrivé ?
— Ils ont été tués dans un accident de voiture, répondit D.J. Mais ce
n’est pas de ça que je voulais vous parler.
— Bien sûr que non, approuva Suzy. N’empêche qu’ils doivent vous
manquer. Il y a des trucs qui vous collent à la peau et qui vous changent
pour toujours. Amos en sait quelque chose, pas vrai, Amos ? Ça s’appelle le
PSST, ou un truc comme ça. N’est-ce pas, Amos ?
Amos ne répondit pas et son visage demeura de marbre.
Suzy lui adressa un sourire d’excuse.
— Il lui est arrivé quelque chose de terrible quand il était à l’armée, à
l’étranger, expliqua Suzy en regardant tour à tour D.J. et Amos.
Amos se leva brusquement de sa chaise.
— Je dois y aller…
— Il fallait bien que je le lui dise, lui cria Suzy. Sinon, elle ne l’aurait
pas su.
Amos continua à avancer, sans se retourner. D.J. était abasourdie de la
manière dont sa réunion avait été anéantie.
Suzy se pencha vers elle.
— Il était dans la Garde nationale et personne ne sait ce qu’il s’est
vraiment passé. Quand il est parti, c’était un type joyeux et insouciant, mais
quand il est revenu… il était bizarre. Et depuis il a ces troubles, des…
— Vous faites allusion à des TSPT, troubles de stress post-traumatique,
coupa D.J. avant que Suzy ne donne une autre version fausse de
l’acronyme. Et ça ne me regarde pas, ajouta-t-elle d’un ton sévère. Si Amos
a envie que je sache quelque chose à son sujet, c’est à lui de me le dire.
— Oh ! oui, bien sûr, approuva Suzy. Dans quel lycée êtes-vous allée ?
— Pardon ?
— En habitant College Hill, vous avez dû aller à East High, non ?
— Euh, non. C’est bien le lycée qui correspond, mais moi je suis allée à
Hockaday, à Dallas.
— Votre famille avait déménagé à Dallas ?
— Non. J’étais interne.
Suzy joignit ses mains sous son menton en un geste théâtral.
— J’ai lu une fois un livre qui parlait d’un internat.
A cet instant, la porte de service s’ouvrit si violemment qu’elle alla
heurter le mur. Suzy poussa un cri effrayé et se leva d’un bond. Amelia
Grundler se tenait sur le seuil, visage fermé, sourcils froncés.
— Il est 9 h 02 et la porte n’est pas ouverte ! annonça-t-elle d’une voix
stridente.
Une frêle silhouette surgit en silence d’entre les rayonnages et se
précipita vers la porte principale pour ôter le verrou, avant de disparaître
comme elle était venue.
Mlle Grundler fusilla D.J. du regard.
— C’est votre premier jour et vous oubliez d’ouvrir. Ça promet !
Suzy s’éclipsa en jetant à D.J. un regard inquiet.
Mais celle-ci ne se laissa pas impressionner.
— Vous êtes en retard, Amelia, dit-elle. Nous avons dû tenir notre
première réunion de personnel sans vous.
Amelia plissa les yeux et se détourna sans répondre.
D.J. soupira. Cette femme avait décidé de lui compliquer la vie. Elle
allait guetter la moindre défaillance, la moindre erreur, la moindre faiblesse,
et tenterait de s’en servir contre elle pendant sa période d’essai. Amelia
avait clairement l’intention de récupérer son poste. Tout dans son attitude
semblait dire : « Toi et ton petit chien, ma jolie, je vous aurai. »
102. Miscellanées de philosophie

Scott faisait son footing matinal le long de la petite rivière aux berges
verdoyantes qui serpentait à l’est de la ville et lui avait donné son nom. Le
chemin était creusé par le passage des vélos, des coureurs, des promeneurs
et des pêcheurs. Scott le connaissait par cœur pour l’avoir parcouru en
toutes saisons et par tous les temps. Il était devenu insensible au charme des
hautes touffes d’herbes, à celui des lourds fruits à la peau flétrie qui
pendaient des haies de pommiers, à l’appel rauque de la sturnelle qui
chantait pour sa femelle et au doux ruissellement de l’eau qui circulait entre
les pierres de gué.
Il avait commencé à courir au lycée pour lutter contre la frustration
sexuelle, mais si on lui avait dit à l’époque qu’il en serait toujours là à
trente ans… Seigneur ! Ravalant un gémissement, il accéléra l’allure.
A l’endroit où le chemin se divisait en deux, il emprunta la pente qui
contournait le cimetière. Un robuste mur de pierre se dressait en façade
pour en marquer l’entrée mais, sur le côté, pas de mur ni de clôture.
Personne ne s’était donné la peine de protéger l’accès au cimetière car il n’y
avait pas à craindre que du bétail y entre — ni que des fantômes en sortent,
sans doute. En passant, Scott risqua un coup d’œil du côté de
l’emplacement où son père reposait pour l’éternité. Même maintenant, un
an après, la douleur était encore présente. Son père avait été un homme de
valeur. Un homme droit, fiable, travailleur. Un homme sur lequel, voisin ou
étranger, on pouvait compter si l’on avait des ennuis. Un homme à qui l’on
pouvait tout dire, qui pouvait tout entendre, sans juger, sans ciller.
Scott avait toujours eu confiance en lui et en son jugement.
C’était à lui qu’il s’était confié quand ça n’allait pas avec Stephanie.
— Au Kansas, on nous fait croire qu’on est responsables de tout ce qui
nous arrive, avait répondu John Sanderson. A part le mauvais temps, tout
est notre faute. La culpabilité n’est pas une bonne chose, mon fils. Il faut
t’en défaire.
Il avait parfaitement raison, Scott avait eu plus d’une fois l’occasion de
le vérifier. Mais le fait d’être conscient de cette vérité ne l’avait pas libéré
de sa culpabilité…
Quand il atteignit la rue goudronnée appelée officiellement Cottonwood
Avenue, mais connue par tout le monde sous le nom de Cemetery Road, il
s’arrêta. A sa droite, un chemin coupait à travers une étendue d’asclépiades
jusqu’à la maison de ses parents. Il hésita… Il n’avait pas vu sa mère depuis
une semaine et elle n’était pas du genre à appeler pour dire qu’elle avait
besoin de quelque chose. Puis il se souvint qu’elle n’était plus seule,
puisqu’elle avait maintenant la nouvelle bibliothécaire pour locataire. Il n’y
avait donc pas d’urgence à passer la voir.
Scott sourit tout en prenant vers le nord, en direction de sa maison.
L’heure tournait et les clients ne tarderaient pas à se montrer. Il prendrait
des nouvelles de sa mère dans la journée.
Une demi-heure plus tard, il ouvrait les portes de Sanderson Drugstore.
Il s’était douché, habillé, et il avait enfilé l’une de ses chemises à col Mao
qui se boutonnaient sur le côté. Son nom était brodé sur la poche de
poitrine, mais la chemise était identique à celles que son père portait
autrefois. Les pharmaciens d’aujourd’hui préféraient les blouses blanches
ou les combinaisons — certains travaillaient même en polo ! Mais, chez
Sanderson, la tenue de rigueur était celle des années 1960.
Scott prétendait qu’il préférait ces chemises aux blouses plus modernes
parce qu’elles étaient bon marché, confortables, élégantes. Mais en réalité
cela lui plaisait d’avoir l’impression d’être comme son père, en plus jeune.
De plus, il n’était pas un adepte du changement pour le changement. Ses
chemises étaient très bien. Pourquoi en changer ?
Le café gouttait toujours dans la cafetière quand Amos Brigham se
montra à la porte. Il portait aujourd’hui ses lunettes d’aviateur, signe qu’il
cherchait à dissimuler le regard hanté qui faisait dire aux gens de Verdant
qu’il ne tournait pas rond depuis qu’il était revenu d’Afghanistan. Il
réclama un café, mais Scott était certain qu’un whisky lui aurait été plus
utile. Sauf qu’Amos ne buvait pas, ce qui était sans doute une bonne chose.
Dès que celui-ci s’installa au comptoir, Scott leur servit à chacun une
tasse de café et vint se percher sur le tabouret près du sien.
Amos et Scott se connaissaient depuis l’enfance. Ils avaient été amis au
lycée, camarades de chambre à l’université. Ils avaient partagé le pire et le
meilleur de leurs vies. Ils s’entendaient bien, même s’ils étaient très
différents, y compris physiquement — Amos était un grand gaillard costaud
et paraissait plus âgé que Scott à cause de ses cheveux déjà poivre et sel,
qu’il coupait en brosse.
— Tu n’as pas l’air très bien, lança Scott.
Amos haussa les épaules.
— Parfois, je me sens presque normal, et puis il se passe un truc idiot
qui me fait replonger.
Scott hocha la tête d’un air compatissant.
— Tu sais, la prescription du Dr Kim est toujours valable.
Amos but lentement son café, puis secoua la tête.
— Ses cachets m’abrutissent et m’empêchent de conduire. De plus, les
antidépresseurs, c’est bon pour les gens qui sont déprimés sans raison.
Il y avait du vrai là-dedans. Scott ne fit pas à Amos l’injure de le
contredire.
— Je vais bien, assura Amos. J’ai autant de bons que de mauvais jours.
Et je continue à mettre un pied devant l’autre. C’est juste les situations
nouvelles, ou l’arrivée d’une nouvelle personne, qui me déstabilisent.
Scott l’écoutait en hochant la tête. Il n’avait pas de mots d’espoir à
offrir à son ami. Amos Brigham s’était enfermé en lui-même. Lui seul
pouvait décider d’en sortir.
— Les animaux blessés se cachent pour guérir leurs blessures, lui avait
dit une fois son père. Les hommes, eux, choisissent de s’isoler.
Le père de Scott avait fait une année de service en tant qu’appelé sur un
bateau-hôpital en face des côtes du Viêtnam. Il savait sans doute de quoi il
parlait.
Scott songea que ç’aurait été plus facile si Amos avait pu entrevoir une
lueur au bout du tunnel, mais il se garda bien de le lui dire. Ça ne le
regardait pas. Pour le distraire de ses idées noires, il changea de sujet.
— Tu as fait la connaissance de la nouvelle bibliothécaire ?
Amos opina et but une autre gorgée de café avant de répondre.
— Oui. Elle est jeune. Moins de trente ans, je pense, mais elle s’habille
comme une vieille fille.
— Je crois qu’on ne dit plus vieille fille, répliqua Scott. L’appellation
politiquement correcte est « femme célibataire et active ».
— C’est ce qu’elle est. Tenue de travail stricte, gris sur gris, avec les
cheveux tirés en une espèce de chignon bas, comme une grand-mère.
— Pas comme la mienne. Elle ne mettait que du jaune canari.
— Et ta mère du violet, je sais. C’est de famille…
Scott acquiesça.
— C’est pour ça que mon père et moi on ne portait que du blanc. Pour
ne pas jurer avec leurs tenues extravagantes.
— Eh bien, ça ne risque pas d’arriver avec la nouvelle bibliothécaire.
Elle est aussi terne qu’un moineau. Je suppose qu’elle se croit obligée de
passer inaperçue.
— Ce n’est pas tout à fait stupide, comme idée, ironisa Scott. N’oublie
pas que le vieux Paske fait partie du conseil d’administration. Ce pervers
serait capable de peloter une contrebasse !
Amos approuva de la tête.
— Ouais. Je me demande combien de fois il a tenté de pincer les fesses
d’Amelia Grundler.
— Bon Dieu, Amos, tu veux gâcher ma journée ?
— C’est sûr que ça relève plus du film d’horreur que du film porno !
Scott ricana.
— Du moment que je n’assiste pas à la scène, ce vieux bonhomme peut
bien tripoter toutes les vieilles filles qu’il veut. J’espère seulement que cette
vieille fille-là est moins aigrie que celles que nous connaissons déjà.
Amos demeura songeur quelques instants.
— Elle ne m’a pas semblée aigrie. Elle est chaleureuse et pleine
d’enthousiasme. Et elle est même plutôt pas mal.
— Ah oui ?
— J’ai pas dit que c’était un canon, précisa Amos. Traits harmonieux,
silhouette gracieuse. Elle est jolie. Assez pour s’entendre avec les autres
femmes. Pas suffisamment pour qu’elles aient peur de se faire piquer leurs
maris.
Scott sourit.
— L’équilibre parfait, donc ?
— Peut-être… Elle semble très pragmatique. Et elle a su faire
abstractions des bizarreries de James.
— Vous avez tenté de lui expliquer de quoi il retournait ?
— Il n’y a rien à expliquer à propos de James, répondit Amos. En tout
cas, pour ce qui est de cette femme, si Amelia Grundler ne la fait pas fuir,
elle a des chances de s’adapter ici, conclut-il.
— Très bien, dit Scott. Une jolie femme de plus, ça ne peut pas nous
faire de mal, même si elle se déguise en vieille fille.
Amos émit un grognement incrédule.
— Il me semble qu’on a ce qu’il faut, en matière de jolies femmes. Un
célibataire comme toi aurait dû déjà le remarquer.
Scott secoua la tête.
— Je suis marié à mon commerce, répondit-il.
— N’importe quoi ! Une femme, si tu la choisis bien, pourrait
transformer cet endroit en paradis sur terre.
— Ça veut dire que, si je la choisis mal, elle pourrait le transformer en
enfer.
Amos haussa les épaules.
— Tu t’es déjà trompé une fois, fit remarquer Amos.
— C’est peut-être ça, le problème, répondit Scott en riant. Chat échaudé
craint l’eau froide.
— Tu n’as pas eu de chance, ça peut arriver. A présent, tu es plus âgé et
plus sage, tu choisiras mieux. Tu n’as qu’à tester toutes les célibataires du
coin. Ça pourrait être… divertissant.
— La dernière fois, tester ne m’a pas servi à grand-chose, riposta Scott.
Sans compter que nos chers concitoyens ne le toléreraient sûrement pas.
Amos ne peut s’empêcher de sourire.
— Ça serait sympa de provoquer un petit scandale, dit-il. Je te le
demande comme une faveur. Sinon, cet été, le blé sera l’unique sujet de
conversation.
Scott sourit aussi.
— Todd Philpot s’est arrêté ici hier en revenant de l’élévateur à grain. Il
m’a dit que son blé était à trente-deux pour cent d’humidité.
Amos acquiesça. La moisson approchait et le taux d’humidité contenu
dans le grain était le facteur déterminant pour en fixer la date précise.
— Il fait plutôt sec, ce matin, reprit-il. Mais j’ai aperçu quelques nuages
à l’ouest. Même s’il ne pleut pas, ils apporteront un peu d’humidité.
— Et s’ils n’en apportent pas on ne parlera que de ça. Le blé et encore
le blé.
— Tu es cruel.
Scott rit.
— J’ai hâte que la moisson commence, dit Amos. J’aime bien ça, même
si on en rigole. J’aime travailler dans les champs.
Il termina son café et se leva.
— Et, à propos de travail, je dois y aller. Il faut que je sois à Hadeston à
10 heures, je ferai mieux de prendre la route.
— Oh ! la route de Hadeston… C’est magnifique. Tu vas voir du blé, du
blé, et encore du blé. Du blé à perte de vue.
129.9 Destinée et origine des âmes
individuelles

Vivian Sanderson entra dans le cimetière avec le chien de la nouvelle


bibliothécaire. Ce cimetière était sans doute interdit aux chiens, mais c’était
justement là qu’elle avait envie de se promener. Et, si quelqu’un lui faisait
une remarque, elle dirait qu’elle ne savait pas. Elle faisait souvent l’idiote
pour se protéger.
— Tu es une femme intelligente, alors pourquoi tu te fais passer pour
une demeurée ? lui demandait souvent John.
— Pour avoir la paix, mon cher ! Les idiots, on ne s’occupe pas d’eux,
on ne prend même pas la peine de les critiquer. Se faire passer pour un idiot,
c’est le meilleur moyen de parvenir à ses fins sans se faire remarquer.
Or, en ce moment, elle avait en cours des projets importants et elle ne
voulait pas se faire remarquer.
Viv s’arrêta devant la tombe familière et passa affectueusement la main
sur le granit, sous prétexte d’enlever la poussière.
— Bonjour, mon chéri, dit-elle. J’ai apporté des ciseaux pour tailler tes
roses mousseuses. Tout le monde me dit que j’aurais dû planter des fleurs
vivaces, mais moi je voulais des roses pour toi.
Elle posa une main sur la pierre tombale et s’agenouilla.
— Je ne suis pas venue seule.
Elle jeta un coup d’œil vers M. Dewey.
— J’espère qu’il n’aura pas la mauvaise idée de marquer son territoire
sur ton emplacement.
Le chien, la voyant s’agenouiller, s’approcha en remuant la queue et
s’assit à côté d’elle, puis il roula sur le dos, lui offrant son ventre à caresser.
— Stupide petit cabot, fit-elle d’un ton attendri. Ce n’est pas à toi que je
parle.
Mais elle lui donna ce qu’il réclamait. Le chien ferma les yeux de plaisir
et remua les pattes en cadence, comme si elles étaient reliées aux doigts qui
le caressaient.
Viv ne put s’empêcher de sourire.
— Ce n’est pas mon chien, expliqua-t-elle à la pierre tombale. Je le
sors, c’est tout.
Elle poussa l’animal pour le remettre sur ses pattes, défit la laisse et
l’encouragea à s’éloigner.
— Va jouer, ordonna-t-elle. Et ne déterre personne.
Dew partit ventre à terre et se mit à décrire des cercles autour du
cimetière. De temps en temps il s’arrêtait pour la regarder, puis repartait,
comme s’il la mettait au défi de courir après lui.
Viv éclata de rire.
— C’est un petit chien très drôle, dit-elle. Et il a l’air intelligent. Il
appartient à la nouvelle bibliothécaire. J’ai failli m’étrangler quand elle m’a
demandé si j’acceptais les animaux dans l’appartement. Tu sais bien que je
suis comme ma mère et que j’ai toujours pensé que la place des animaux
était dehors ou dans les étables. Le chien de Scott était interdit de séjour à la
maison et restait dans sa niche ou sous le porche, tu te souviens ? Faire
entrer un animal chez soi, c’est inviter aussi la saleté et les puces. Mais j’ai
senti au ton de sa voix que, si j’avais dit non à cet animal, elle ne serait pas
venue.
Viv sortit ses ciseaux de son sac et entreprit de couper les fleurs fanées,
ainsi que les feuilles qui empêchaient de lire le nom et la date gravés dans le
granit.
— Je suppose que ça aurait pu être pire, poursuivit-elle. Elle aurait pu
avoir un chat. Avoir un chat, ça fait vraiment vieille fille, alors qu’un chien,
c’est une manière de montrer qu’on est en quête d’affection.
Tailler les roses mousseuses aurait dû lui prendre deux minutes. Elle
leur en consacra cinq, puis en passa cinq autres à couper l’herbe qui
poussait autour, avec la précision d’un coiffeur. Fin et dense, le cynodon
avait proliféré par-dessus la tombe, comme la croûte d’une blessure en voie
de cicatrisation, jusqu’à dissimuler complètement la terre bien tassée qui
recouvrait le cercueil. Mais la blessure de Viv, elle, était loin d’être guérie.
Elle venait ici chaque jour. Et elle avait l’intention de continuer jusqu’à ce
qu’on la mette en terre, auprès de son John.
— Il s’appelle Dewey, Melvil Dewey, poursuivit Viv en surveillant du
coin de l’œil le chien qui continuait à courir autour du cimetière. C’est drôle
comme nom, tu ne trouves pas ? Ce choix dénote une certaine créativité et
un grand sens de l’humour. Elle aurait pu choisir tout simplement Rover ou
Blackie. A part ça, elle est plutôt séduisante et elle semble intelligente.
J’espère qu’elle est gaie et gentille. Je ne peux pas en être encore sûre, mais
je crois que oui.
Parce qu’il avait entendu son nom ou parce qu’il commençait à en avoir
assez de tourner en rond, le chien vint s’asseoir près d’elle et fourra son
museau poilu dans sa paume, l’obligeant à le caresser et à le gratter derrière
les oreilles.
— Scott est beaucoup trop sérieux et soucieux de ses responsabilités,
reprit-elle d’un ton mélancolique, tout en caressant distraitement le chien. Il
a besoin d’une femme qui mettra des rires et de la joie dans sa vie.
Elle continua à gratter le cou de Dew qui posa son museau sur ses
genoux.
— Tu te souviens de ces réunions de la chambre du commerce, quand
Baldo Shultz nous soumettait ses propositions loufoques, comme de
transformer Verdant en une destination touristique ? Tu étais là, sur
l’estrade, à l’écouter avec le plus grand sérieux, mais tu évitais mon regard
pour ne pas éclater de rire.
Elle secoua la tête.
— Oh ! Seigneur… Et tu te souviens de la fois où il voulait qu’on
installe des pancartes dans les champs de blé pour signaler aux
extraterrestres qu’ils étaient les bienvenus ? Il disait que cela attirerait les
touristes et donnerait un bon coup de pouce à l’économie de notre ville.
Viv se mit à pouffer et, une fois qu’elle avait commencé, impossible de
s’arrêter. Bientôt, elle riait et elle pleurait en même temps. Puis, il ne resta
plus que les pleurs. Son corps se mit à trembler, tandis qu’elle sanglotait,
tout en luttant pour garder en elle cette douleur qui enflait. Mais ses larmes
débordaient tout de même sur ses joues, coulant sur son visage tandis
qu’elle se mordait la lèvre pour tenter de les retenir.
Derrière elle, le petit terrier se mit à gémir. Elle en fut si surprise qu’elle
cessa de pleurer.
Il était assis derrière elle, bien droit, et la fixait de ses grands yeux bruns
si expressifs. Elle pensa tout d’abord que la sympathie qu’elle croyait lire
dans son regard n’était qu’une projection. Mais le gémissement du chien
exprimait si bien sa propre détresse qu’elle dut se rendre à l’évidence : il
compatissait.
— Mais non, mon petit, ce n’est rien, ce n’est rien, fit-elle d’une voix
douce. Je suis désolée. Je ne voulais pas te perturber.
Elle passa tendrement ses doigts dans les boucles douces et brillantes de
son pelage.
— Si j’avais su que tu étais si intelligent, je t’aurais caché mon chagrin,
comme je le cache aux autres.
Le chien grimpa sur ses genoux pour lécher ses joues encore humides
de larmes. Elle ne s’était jamais laissé approcher de si près par un animal et
elle fut tout d’abord désagréablement surprise par le contact de sa langue
rugueuse. Mais elle n’osa pas le repousser et, bizarrement, cette
manifestation d’affection intempestive lui redonna le sourire.
— Tu es un petit chien intelligent, monsieur Dewey, lui dit-elle tout en
tirant un mouchoir de sa poche. Mon fils, que je vois pourtant plusieurs fois
par semaine, ne se doute de rien. Mais, toi, tu m’as démasquée dès la
première promenade. Je suppose je peux compter sur toi pour n’en parler à
personne.
Elle rit en voyant le chien, gueule ouverte et langue pendante, qui
semblait lui sourire.
— J’ai un grand projet pour Scott et John m’aide à le réaliser. Mais ce
serait bien si je t’avais aussi de mon côté.
Le chien sauta de ses genoux, allongea les pattes de devant et, le train
arrière relevé, remua la queue avec enthousiasme.
Elle interpréta cette gymnastique comme une réponse positive.
140.4 Ecoles et systèmes philosophiques

D.J. ne pouvait pas dire que sa première journée de travail était un franc
succès. Cette bibliothèque était décidément aussi sombre et lugubre que des
catacombes, les tapis de la section enfants étaient effilochés, la collection
pour adolescents ne comportait qu’un seul roman parlant de vampires — et
encore, il était d’un auteur mineur.
Son bureau était situé au premier étage et l’on y accédait par un étroit
escalier en colimaçon. Elle eut par ailleurs la mauvaise surprise de
découvrir qu’il croulait sous les demandes de prêt par courrier. Le prêt par
courrier était pratiquement l’unique recours de ceux qui ne pouvaient pas se
déplacer jusqu’à la bibliothèque, ni se rendre dans les secteurs desservis par
les bibliobus — à cause de leur grand âge, d’un handicap ou de la distance.
Malheureusement, un simple regard au tas qui s’amoncelait suffisait à
comprendre que répondre aux demandes de ces usagers n’était pas
considéré comme une priorité.
D.J. alla aussitôt en parler à Mlle Grundler.
— Je m’en occupe chaque fois que mon emploi du temps me le permet,
rétorqua celle-ci d’un ton condescendant et quelque peu ironique.
— C’est-à-dire ? demanda D.J.
— Le deuxième et le quatrième jeudi de chaque mois, répondit
Mlle Grundler. Ce sont les jours où Suzy ne circule pas avec le bibliobus et
peut tenir le bureau de prêt à ma place.
— Deux fois par mois ? Seulement ?
D.J. n’en croyait pas ses oreilles.
— Et les jours où c’est Amos qui ne circule pas en bibliobus ? Lui aussi
peut tenir le bureau de prêt.
— Plus ou moins. De plus, les jours où Amos serait disponible, je suis
prise par les prêts interbibliothèques.
Deux jours pour un service qui aurait réclamé beaucoup plus de temps
et de soin, surtout dans une ville comme Verdant…
Très bien. Puisqu’on ne tenait aucun compte des priorités dans cette
bibliothèque, elle fournirait à ses employés une liste de tâches prioritaires,
dûment classées par ordre d’importance. Elle empila les livres sur son
bureau, de manière à avoir vue sur le bureau de prêt en contrebas, et se mit
à rédiger un cahier des charges.
Elle fut malheureusement plusieurs fois interrompue par des visiteuses
qui n’hésitaient pas à braver les étroites marches pour faire la connaissance
de la nouvelle bibliothécaire. C’est ainsi qu’elle rencontra Marianna
Tacomb, Nina Philpot, Claire Gleason, Helen Rossiter. Les noms se
mélangeaient dans sa tête. Elle souriait, tant et tant qu’elle avait
l’impression que son visage allait se fendre en deux. Elle aurait volontiers
parlé de ce qu’elles attendaient d’une bibliothèque, mais elles n’étaient pas
venues pour ça.
— Je ne suis pas inscrite, déclara Claire Gleason. Qui aurait envie de
perdre du temps dans ce vieux bâtiment poussiéreux ?
D.J. serra les dents en faisant de son mieux pour ne pas montrer sa
déception et ne pas se sentir visée, mais tout ce qui avait trait à la
bibliothèque la touchait désormais personnellement. Elle voulait que la
petite communauté de Verdant apprenne à apprécier sa bibliothèque, mais
cette femme avait raison, l’endroit n’était pas accueillant. C’était à cela
qu’il fallait remédier en priorité.
Comme Mme Sanderson lui avait assuré que Dew avait fait une longue
promenade dans la matinée, elle profita de la pause déjeuner pour aller
rendre sa remorque. En cherchant sur internet, elle trouva le plus proche
point de location, Vern’s Feed & Tractor, en bordure d’autoroute.
Deux gars détachèrent la remorque, débranchèrent les feux d’arrêt et
ôtèrent les attaches du pare-chocs. Ses papiers étaient en ordre et tout fut
vite réglé.
— Bonjour ! Vous devez être la nouvelle bibliothécaire.
La voix était douce et mélodieuse, très féminine, mais en se retournant
D.J. se trouva face à une femme massive, aux cheveux coupés en brosse et
vêtue d’une combinaison de mécanicien.
D.J. lui tendit la main.
— Bonjour. Oui, je suis bien la nouvelle bibliothécaire. Je m’appelle
Dorothy Jarrow.
La femme secoua vigoureusement sa main avec un grand sourire.
— Vernice Milbank, annonça-t-elle. Tout le monde m’appelle Vern.
D.J. parvint à dissimuler sa surprise. Quand on lui avait parlé de Vern,
de Vern’s Feed & Tractor, elle avait supposé qu’il s’agissait d’un homme.
Par ailleurs, le prénom allait bien à cette femme si masculine.
— C’est un plaisir de vous rencontrer, dit-elle.
— Ma sœur m’a dit qu’elle passerait ce matin dans votre bureau pour
faire votre connaissance.
— En effet, je l’ai vue.
— Elle emmène les enfants de temps en temps à la bibliothèque. Moi-
même, je ne suis pas une grande lectrice. Je ne reste pas suffisamment
longtemps en place pour finir un bouquin.
D.J. avait entendu ça toute la matinée.
— Une bibliothèque n’est plus un endroit où l’on trouve uniquement
des livres, expliqua-t-elle avec patience. Nous prêtons aussi des films, des
disques, des jeux, des livres audio. Nous avons plusieurs points d’accès
internet. C’est un lieu de culture, où chacun peut trouver son bonheur.
Vern rit, comme si c’était très drôle.
— Comment se passe votre première journée ?
— Je suis très occupée.
— Oui, j’imagine que tous les crétins et les abrutis à cent kilomètres à
la ronde sont venus mettre leur nez dans vos affaires, lâcha Vern. Verdant
est une petite ville. Il vaut mieux vous y habituer.
— Verdant me fait l’effet d’une ville charmante, assura D.J. Et je ne suis
pas habituée aux grandes villes. Je viens de Wichita.
Vern fronça les sourcils.
— Wichita n’est pas un coin paumé. C’est la plus grande ville du
Kansas.
Elle leva la main, comme si elle s’attendait à ce que D.J. proteste.
— Je sais, je sais. Si l’on compare à l’agglomération urbaine de Kansas
City ou à d’autres grandes villes du Missouri, Wichita est une ville de taille
moyenne. Mais elle a poussé plus vite que la mauvaise herbe dans les
champs de blé.
Fière de sa comparaison, Vern se claqua les cuisses avec enthousiasme.
— Verdant n’est pas un endroit facile pour une étrangère, avertit-elle.
Vous allez être observée au microscope et chacun aura son mot à dire à
votre sujet. Je n’aimerais pas être à votre place, vous pouvez me croire.
Avec son allure masculine et le métier qu’elle avait choisi, Vern avait dû
subir pas mal de pressions. Elle savait sûrement de quoi elle parlait.
D.J. la remercia de sa sollicitude.
— Les gens vont se demander ce que vous êtes venue faire ici,
poursuivit Vern. Ils vont inventer des tas de trucs pour expliquer ce qui a
bien pu vous pousser à vous installer chez nous.
— C’est pourtant simple : le désir de diriger une bibliothèque et d’y
apporter les changements qui s’imposent.
Vern acquiesça.
— Ce qui amène tout naturellement une autre question : qu’est-ce qui a
bien pu pousser le conseil d’administration de cette bibliothèque à désirer
des changements ? Il n’a pas levé le petit doigt depuis vingt ans. Pourquoi
se réveille-t-il maintenant ?
D.J. faillit répondre qu’il était plus que temps et que mieux valait tard
que jamais, mais elle se tut. En ces temps difficiles, les bibliothèques
n’étaient pas une priorité. On manquait d’écoles, de nombreux retraités
vivaient en dessous du seuil de pauvreté, et il aurait fallu investir dans les
transports pour handicapés. Le pays tout entier avait mis les bibliothèques
entre parenthèses en attendant la reprise économique.
— Peu importent leurs raisons, répondit-elle. Je suis ravie qu’ils aient
décidé de m’embaucher et je suis prête à relever le défi.
Vern eut un sourire songeur.
— Bien sûr, il y a la théorie de Stevie.
— Stevie ?
— Mon amie, expliqua Vern. Elle pense que c’est Viv qui vous a fait
venir ici. Pour Scott.
— Je vous demande pardon ?
— Stevie pense que Viv Sanderson s’est mis en tête de faire venir du
sang neuf en ville, dans l’espoir de conduire enfin son fils devant l’autel.
— Eh bien, je ne serai certainement pas la personne qui épousera le fils
de Mme Sanderson ! assura D.J.
En manœuvrant avec habileté, D.J. parvint à faire dévier la conversation
sur des sujets plus neutres. Au bout de quelques minutes, elle prétexta
qu’elle avait du travail et s’éclipsa. Son estomac gargouillait, mais elle
retourna à la bibliothèque sans même s’arrêter pour s’acheter un sandwich.
Elle avait envie d’avancer dans son travail et elle espérait que l’après-midi
serait un peu plus calme que la matinée.
Ses vœux furent exaucés : on ne l’interrompit pratiquement pas.
Mlle Grundler passa l’après-midi assise au comptoir de prêt, à parler
tout bas au téléphone. Plusieurs personnes entrèrent, levèrent le nez vers le
bureau de D.J., mais repartirent après quelques mots échangés avec Amelia,
sans avoir tenté de gravir l’escalier.
D.J. supposa que la vieille femme se chargeait de dissuader les visiteurs
de la déranger et elle se sentit soutenue. Amelia s’était peut-être calmée…
Elle se concentra donc sur son cahier des charges. Puis Suzy rentra de sa
tournée de bibliobus. Elle passa devant Mlle Grundler sans la saluer, grimpa
l’escalier et entra dans le bureau de D.J. en refermant la porte derrière elle.
— Vous avez déjeuné avec Vern Milbank, aujourd’hui ? chuchota-t-elle,
inquiète.
D.J. haussa un sourcil.
— Je l’ai rencontrée à l’heure de la pause déjeuner, répliqua D.J., en
allant rendre ma remorque de location.
Suzy laissa échapper un long soupir de soulagement et se laissa tomber
dans le fauteuil le plus proche.
— Je me doutais bien…, lâcha-t-elle.
— En fait, je n’ai pas déjeuné du tout, ajouta D.J., qui regrettait à
présent d’avoir fait l’impasse sur le sandwich. Mais pourquoi cette
question ? Il y a une raison pour laquelle je ne devrais pas déjeuner avec
elle ?
— Mlle Grundler raconte à tous ceux qui veulent bien l’entendre que
vous avez invité Vernice à déjeuner.
— Et après ?
— Et après ? Eh bien… Vernice est… elle est de la pédale, comme on
dit.
D.J. ne prit pas la peine de lui faire remarquer que cette expression ne
s’employait pas pour les lesbiennes.
— Nous sommes au service de tous les citoyens de cette ville, rétorqua-
t-elle. Un fonctionnaire ne peut pas se permettre de faire de la
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle d’une personne.
— Pardon ?
— Nous devons traiter tout le monde de la même manière, expliqua D.J.
— Oui, c’est l’évidence, je comprends, approuva Suzy. Mais
Mlle Grundler laisse entendre que vous avez déjeuné avec Vernice parce
que vous êtes de vieilles amies. Vous voyez ce que je veux dire… Elle
assure que vous aussi vous êtes… Enfin… Vous me comprenez…
— Oh…
En d’autres circonstances, D.J. aurait souri, mais là elle fut atterrée.
Amelia ne s’était donc pas amadouée et cherchait à la marginaliser. Elle
l’attaquait sur tous les fronts, pas juste professionnellement.
— Vous pensez sans doute que personne ne la croira parce que vous êtes
jolie et très féminine, poursuivit Suzy. Mais à Verdant on en a vu d’autres.
La compagne de Vernice est justement la plus belle femme de la ville. Au
lycée, elle était toujours élue Miss Automne. Elle s’est mariée, puis elle a
laissé tomber son mari pour s’installer avec Vern. La plupart des gens n’ont
rien compris.
Suzy avait pris un ton dramatique, comme si elle racontait une terrible
tragédie.
— Ce sont des choses qui arrivent, il n’y a pas de quoi en faire un
drame, déclara posément D.J.
— Tout de même, c’était très choquant, assura Suzy. Et les habitants de
Verdant n’aiment pas être choqués.
Inquiète, Suzy écarquilla ses grands yeux bleus.
— Bah, je suis certaine que toute nouvelle personne dans cette ville a
droit à son lot de racontars, lui assura D.J. Une fois que les gens me
connaîtront un peu mieux, ils se calmeront.
— Oh que non ! insista Suzy. Ils ne se calmeront pas. Les ragots, c’est
presque un devoir sacré dans cette ville. Les gens adorent ça. Ils écoutent,
ils colportent, ils déterminent leur comportement en fonction de ce qui
circule. Il y a en ville des gens qui n’adressent pas la parole à Vern ou à sa
compagne. Certains vont même jusqu’à traverser la rue pour ne pas les
croiser. Pourtant elles ont grandi ici, leurs familles vivent ici. Vous, vous
êtes une étrangère, ce qui aggrave votre cas…
D.J. n’en doutait pas.
— Vous ne devez pas vous laisser chasser par cette vieille pie d’Amelia.
Moi, je crois en vous. J’ai envie de travailler avec vous. Je sens que vous
allez changer beaucoup de choses dans cette bibliothèque. Mais, si vous ne
faites pas attention, c’est Amelia qui va gagner.
— Mais enfin c’est ridicule de juger une personne en fonction des gens
à qui elle parle ! s’exclama D.J.
Suzy haussa les épaules.
— Je suppose qu’il y a pas mal de choses ridicules dans une petite ville
comme la nôtre. Je ne suis pas suffisamment futée pour m’en rendre
compte. Je manque de recul, sans doute. J’ai toujours vécu ici, vous
comprenez…
— Rassurez-vous, Suzy, je n’ai pas toujours vécu ici, mais j’ai bien
l’intention de rester et je saurai m’adapter, déclara D.J. Cette ville est aussi
la mienne, à présent, et je refuse de croire qu’on me jugera uniquement en
fonction des rumeurs qui circuleront sur mon compte. Les gens sont plus
intelligents que ça.
Suzy n’eut pas l’air convaincue.
— Nous ne sommes peut-être pas aussi intelligents que vous le pensez.
J’ai été élue déléguée de classe en terminale, ajouta-t-elle avec le plus grand
sérieux, comme si c’était une preuve de la bêtise de ses concitoyens.
Elle soupira.
— Vous m’apportez une bouffée d’air frais. Vous avez plein de projets
intéressants. Je serais affreusement déçue si tout tombait à l’eau à cause
d’Amelia.
— Ne vous inquiétez pas, je suis capable de me défendre.
Le point de vue de Suzy pouvait paraître caricatural et elle prenait les
choses un peu trop à cœur, mais D.J. comprit qu’il y avait un fond de vérité
dans ce qu’elle exprimait. Pour s’intégrer et travailler dans de bonnes
conditions, elle devait obtenir l’approbation et le soutien de la communauté
de Verdant. Elle allait devoir se battre pour ça, rien ne lui était acquis
d’avance. Soudain, elle se sentit gagnée par le découragement et la fatigue.
Elle tenta de se rassurer en se disant qu’elle verrait les choses sous un
meilleur jour le lendemain, après une bonne nuit de sommeil. Bien sûr
qu’elle était épuisée… Elle avait mal dormi, les visites incessantes de ce
matin l’avaient mise à cran et elle n’avait rien avalé depuis les muffins du
petit déjeuner.
Malheureusement, elle n’était pas au bout de sa longue journée, car elle
avait accepté une invitation à dîner de Mme Sanderson. Sur le moment, ça
lui avait paru une bonne idée parce que ça lui évitait de cuisiner, mais quand
elle quitta la bibliothèque quelques instants plus tard elle se rendit compte
qu’elle aurait préféré rentrer chez elle pour prendre un bain chaud et filer au
lit.
Sauf qu’elle n’avait rien à manger et qu’elle avait tout de même faim…
Elle frappa donc à la porte de la cuisine de Mme Sanderson à 18 heures
précises.
Viv se montra drôle et enjouée. Le dîner était en train de cuire et ça
sentait très bon. En sirotant le petit verre de vin blanc sec que son hôtesse
lui avait servi, D.J. commença à se détendre. Finalement, cette soirée ne
serait pas la corvée qu’elle avait redoutée.
Dew s’était installé sur le tapis près de l’évier, comme s’il était chez lui,
obligeant Mme Sanderson à l’enjamber sans cesse.
D.J. remarqua une gamelle sur le sol.
Dew la renifla, puis s’en détourna.
— Il n’est pas habitué à manger les restes, rappela D.J. à Viv.
— Mais c’est de la très bonne viande !
D.J. secoua la tête.
— Désolée, mais il ne s’intéresse pas aux restes, ni à rien de ce qui est
cuisiné, pas même à la viande. Il ne mange que de la nourriture pour chiens.
— Je n’ai jamais vu un chien refuser de la viande, déclara Viv d’un ton
incrédule.
D.J. haussa les épaules.
— Il a toujours été difficile. De plus, je ne cuisine presque pas. Il est
habitué à la nourriture pour chiens.
Le petit terrier leva la tête en battant le sol de sa queue, comme s’il était
conscient d’être le centre de l’attention.
Viv rit.
— En tout cas, aucun doute, il est expressif !
— Je vous suis très reconnaissante de l’avoir emmené en promenade
aujourd’hui, reprit D.J. Mais je ne veux surtout pas vous imposer ça
régulièrement. C’est trop contraignant.
— Oh ! pas du tout, assura Viv. Je crois que j’aime bien l’avoir dans les
pattes, ça me tient en alerte.
Le couvert était mis pour trois et Viv annonça qu’elle avait invité son
fils à se joindre à elles.
D.J. se demanda si Vern n’avait pas raison. Peut-être que
Mme Sanderson, qui semblait avoir l’habitude de gouverner son monde,
s’était mis en tête de la jeter dans les bras de son fils ? Ma foi, elle pouvait
essayer si ça lui chantait, mais il y avait peu de chances que ça marche ! Ses
amies avaient déjà tenté de lui présenter leurs frères, leurs cousins, leurs
copains, leurs collègues. Elle les avait trouvés fades. Elle n’y pouvait rien…
Il manquait toujours la petite étincelle de passion qu’elle avait sentie face à
l’inconnu de South Padre…
Une voiture se gara dans l’allée. Viv s’anima brusquement.
— C’est Scott, annonça-t-elle. Vous verrez, vous allez bien vous
entendre avec lui.
D.J. acquiesça d’un vague hochement de tête et se tourna vers la porte
avec un sourire convenu, mais néanmoins aimable.
— Salut, maman ! lança Scott en ouvrant la moustiquaire de la cuisine.
Comme il se tenait à contre-jour, D.J. ne distingua tout d’abord qu’un
grand gaillard aux épaules larges, vêtu d’une chemise blanche.
Puis il entra.
Le cœur de D.J. fit une embardée et son sang quitta son visage. Scott, le
fils de sa logeuse, n’était autre que son amant de South Padre, son erreur de
jeunesse !
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)

Les trois jeunes filles qui venaient de franchir le seuil du Naked Parrot
s’arrêtèrent quelques secondes à l’entrée pour balayer la salle du regard.
C’était plein à craquer et tout le monde avait l’air complètement parti.
L’atmosphère plut à D.J. Elle avait déjà bu plusieurs verres et se sentait
d’humeur joyeuse. Des poussières d’étoiles explosaient à intervalles
réguliers à la périphérie de sa vision. Avec ses amies, elle avait entrepris
une tournée des bars du bord de mer et celui-ci était leur troisième. La
soirée était déjà bien avancée. D.J. espéra qu’elle trouverait ici ce qu’elle
cherchait.
Derrière elle, elle entendit murmurer Heather.
— Pas mal, les mecs…
— Exceptionnel, tu veux dire, renchérit Terri.
Ce soir, c’était l’anniversaire de D.J. et aussi les vacances de printemps,
ce qui leur donnait deux bonnes raisons de faire la fête. Elles avaient bu du
champagne dans leur chambre de motel et la soirée avait commencé
gaiement, puis, l’alcool aidant, D.J. avait avoué à ses deux amies, entre
deux sanglots, qu’elle était encore vierge et qu’elle se sentait anormale —
enfermée dans un personnage dont elle n’était pas très sûre qu’il fût le bon.
Elle voulait qu’il se passe quelque chose dans sa vie. Terri et Heather,
toujours prêtes à résoudre les problèmes des autres, avaient décidé qu’il
fallait remédier à ça. Ce soir même. Parce que c’était ce soir qu’elle avait
vingt et un ans.
— Tu n’es pas obligée de le faire, lança Terri tandis qu’elles hésitaient
encore sur le seuil. C’est peut-être une idée complètement loufoque.
D.J. n’avait aucune envie d’écouter cette voix de la raison qui se
manifestait à la dernière minute.
— C’est une idée loufoque, mais qui s’impose. J’ai vingt et un ans, je
n’ai même pas fait de crise d’adolescence, il est temps que je m’éclate !
— Je ne sais pas si c’est l’endroit idéal pour une crise d’adolescence,
murmura Terri.
Au même moment, une fille portant un haut très court et un Bikini en
guise de bas renversa sa bière dans son décolleté, accidentellement ou pas,
ce qui rendit ses seins plus visibles encore que si elle avait été torse nu.
Les garçons qui l’entouraient se mirent à rire et à applaudir.
Terri les entraîna loin de la scène.
— Je pourrais faire un truc dans le genre, suggéra D.J.
— Inutile, assura Terri. Pas besoin de mettre le feu à tes cheveux pour
attirer l’attention. Tu as une allure folle.
D.J. dut s’avouer qu’elle avait raison. Terri et Heather s’étaient
occupées de son « déguisement » et elles n’y étaient pas allées de main
morte. Son maquillage avait nécessité une demi-heure supplémentaire. Elle
avait lâché ses cheveux — qu’elle nouait d’ordinaire en queue-de-cheval —
et Heather lui avait fait des mèches plus blondes avec un spray. Elle lui
avait également prêté un petit haut à paillettes qui attirait le regard sur des
appas tout à fait dignes d’intérêt. La minijupe en cuir — cerise sur le gâteau
— était une idée de Terri.
— Toutes les filles portent des Bikini, avait-elle dit. Une jupe courte
sera un plus.
Celle que D.J. portait n’aurait pas pu être plus courte. Et les talons en
Plexiglas de douze centimètres qu’on lui avait offerts pour son anniversaire
lui faisaient des jambes interminables.
— En portant ces chaussures, tu signifies très clairement ce que tu
cherches, avait assuré Terri. Et si un type n’est pas capable de comprendre
ça c’est qu’il est trop bête pour toi.
— Mais justement je veux attirer les imbéciles, avait rétorqué D.J. Un
type intelligent ne serait pas dupe de ce petit jeu.
Tandis qu’elles se frayaient un chemin dans une foule compacte sentant
les algues et la crème solaire, D.J. aperçut son reflet dans le mur tapissé de
miroirs, derrière le comptoir. Si elle n’avait pas été entourée de Heather et
de Terri, elle ne se serait pas reconnue. Elle se sentit soudain euphorique et
triomphante. Ce soir, elle était quelqu’un d’autre. La terne et ennuyeuse
Dorothy Jarrow était ailleurs, le nez plongé dans un livre, probablement.
Cette étrangère si sexy était une fille délurée et sans cervelle qui n’aurait
jamais gâché une nuit de vacances à bouquiner.
Elle était capable de jouer un personnage et c’était le moment de le
prouver. Quand le groupe de théâtre de son université avait monté la
comédie musicale Oklahoma, elle avait décroché le rôle principal. Plutôt
grâce à sa voix qu’à ses talents de comédienne, certes, mais elle avait
découvert à cette occasion que c’était agréable de devenir quelqu’un
d’autre.
Elle afficha un sourire radieux, la tête haute. Elle était une jeune fille
légère et gaie, habituée à faire la fête. Elle s’amusait comme une petite
folle.
Terri la poussa tout au fond de la salle, vers la rangée de box qui
surplombaient la piste de danse. Le choix était judicieux car il leur
permettrait d’avoir une vue d’ensemble sur la salle. Terri alla tout droit vers
le box le mieux situé, pourtant occupé par quatre filles visiblement
éméchées, aux visages rougis par le soleil et par l’alcool.
— Laquelle de vous trois est Jennifer ? demanda-t-elle.
Les quatre filles échangèrent des regards ahuris.
— Il n’y a pas de Jennifer… Je suis Ginny et…
— Ah, alors ça doit être toi ! affirma Terri. Il y a quatre types super sexy
qui t’ont remarquée sur la plage aujourd’hui et qui te cherchent. Ils sont
dehors.
Les filles abandonnèrent aussitôt le box en poussant des petits cris
excités, laissant leur place à Terri, Heather et D.J.
— Je n’ai pas vu ces types dont tu parles, fit remarquer D.J.
Terri sourit.
— Aucune importance. Dehors, c’est plein de types super sexy. Et nous
avions besoin d’une vue panoramique pour repérer ton M. Tout.
— Pas M. Tout, corrigea D.J. Je dirais plutôt M. Tout-de-Suite, M. Tout-
Tout-de-Suite, M. Je-Sais-Comment-Tout-te-Faire.
Elles rirent de bon cœur, puis commandèrent à boire, tout en observant
les hommes alentour.
— Quand il s’agit de choisir un type dans une boîte de nuit, tout est
question d’équilibre et de finesse, expliqua Heather. Si tu en prends un qui
se trouve avec un groupe de copains, tu risques d’être considérée comme
une fille facile. Mais, si tu choisis un type esseulé, tu peux tomber sur un
Freddy Krueger…
— Quoi ?
— Heather, arrête, tu vas lui ficher la trouille, intervint Terri. Ecoute,
D.J., on va te suivre à la trace jusqu’à ce que tu nous renvoies. Et toi, si tu
n’as pas envie de suivre le type, si tu sens un truc louche, ou si tu changes
tout simplement d’avis, tu appelles et on vole à ton secours. Mais prends
ton temps pour choisir le cadeau-surprise de tes vingt et un ans.
Elles passèrent quelques minutes à scruter la foule du regard, puis firent
le bilan de leurs impressions.
— Celui qui danse, là, c’est le bon, annonça Heather. Regarde comme il
bouge bien. S’il est capable de se tortiller comme ça en restant debout,
imagine tout ce qu’il pourra faire une fois allongé !
— Elle ne cherche pas un acrobate, mais un amant attentionné ! protesta
Terri. Moi j’aime bien le géant assis au bar, il a l’air doux.
Heather fronça les sourcils.
— Il a l’air d’un motard, si tu veux mon avis. Je suis sûre que sa bande
l’attend à la sortie.
D.J. les trouvait tous les deux plutôt… ordinaires, et aucun des deux ne
lui plaisait vraiment. Mais, ce soir, elle avait l’intention de se fier à
l’expérience de ses deux amies. Il s’agissait de franchir le dernier pas vers
l’âge adulte. Pas question de se tromper.
— Et le type en T-shirt assis dans le fauteuil, tout près de la piste ?
suggéra Heather. Il est grand, il est calme…
— Parce qu’il est au bord du coma éthylique ! riposta Terri. Elle n’a pas
besoin d’un type qui devra d’abord dessoûler.
— Eh bien, il y a le type derrière vous, dit Heather. Il sirote la même
bière depuis notre arrivée et ne quitte pas des yeux la piste de danse. Il
cherche peut-être une fille comme toi, D.J.
Terri et D.J., assises en face de Heather, se tournèrent lentement pour
regarder le jeune homme installé dans le box derrière elles.
D.J. le trouva tout de suite sexy. Son T-shirt arborant le logo d’un
concert des Foo Fighters, avec l’inscription Been There Done That, était
tendu sur de larges épaules. Il était musclé, tout en restant fin. Il avait un
beau visage, avec des traits masculins, des cheveux d’un blond sable, bien
coupés.
— Mignon, murmura Terri. Et il a l’air gentil.
D.J. ne voulait pas d’un homme « gentil ».
Leurs yeux se croisèrent et D.J. crut sentir passer entre eux une sorte
d’étincelle. Mais peut-être n’était-ce que l’une de ces étoiles qui explosaient
à intervalles réguliers devant ses yeux. Elle faillit détourner le regard, mais
elle parvint à s’en empêcher. Elle n’était plus D.J., mais une autre. Une
jeune femme qui avait de l’expérience et de l’assurance. Elle avança donc le
menton et lança un regard langoureux à son éventuel futur M. Tout.
Il haussa un sourcil.
Elle ne cilla pas.
Le garçon lui sourit. Il avait un très beau sourire. Chaleureux,
engageant, et incroyablement sensuel.
— Oh non, dit Terri. Pas lui ! Ce n’est pas lui qu’il te faut.
— Je le trouve plutôt bien, rétorqua D.J.
— Non, franchement, non, insista Terri. Pas lui. Je parie que c’est un
scout. Un chef scout, même.
— Tu plaisantes, non ? intervint Heather. Il a plutôt l’allure d’un tueur
en série.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama D.J. On voit que c’est un
gentil garçon.
— Les tueurs en série ont toujours l’air de gentils garçons, répondit
Heather.
— Tu es cinglée, soupira D.J.
— Elle l’est, approuva Terri. Mais n’empêche que ce type ne te
convient pas. Tu cherches à coucher, pas à tomber amoureuse. Lui, c’est le
genre dont tu pourrais tomber amoureuse.
D.J. songea à la petite étincelle. Terri avait probablement raison.
— Regarde plutôt celui qui est assis à la table, là-bas. Il a l’air sympa.
Un peu enrobé, peut-être, mais…
— Terri, il a un tatouage World of Warcraft ! coupa Heather d’un ton
railleur.
— Eh bien, au moins ce n’est pas Donjons & Dragons, rétorqua Terri.
Heather rit.
— Non, celui-là, il doit le cacher sous sa chemise !
D.J. jeta un coup d’œil distrait du côté du tatoué et se retourna de
nouveau. Le beau garçon du box la regardait toujours. Il souriait et il
paraissait très à l’aise. Il rencontrait probablement une fille différente
chaque soir de la semaine dans des endroits comme celui-ci.
— Viens, dit Terri en se levant pour entraîner D.J. avec elle. Tu ne peux
pas te décider à distance. Allons danser.
Terri et Heather lui tinrent tour à tour compagnie sur la piste de danse,
se chargeant aussi de prospecter et de parler à quelques garçons au bar. D.J.
était entrée dans la peau de son double — la délurée, la libérée. Chacun de
ses gestes visait à mettre en avant la fille disponible qu’elle incarnait. Elle
ajouta même une touche d’Ado Annie, le personnage qu’elle avait joué
dans Oklahoma, version est du Texas. Les garçons autour d’elle avaient
l’air d’y croire et elle comprit bientôt qu’elle n’aurait que l’embarras du
choix. Elle plaisait ! Elle qui s’était sentie si longtemps dédaignée fut prise
d’une euphorie qui vint s’ajouter aux effets de l’alcool.
Elle reprenait sa respiration après un duo athlétique, quand le super mec
du box apparut devant elle, occupant tout son champ de vision. Soudain, il
n’y eut plus que lui. Lui et elle.
— Oh ! salut…, bredouilla-t-elle, oubliant le faux accent traînant qui
faisait partie de son personnage.
Il était encore plus grand qu’elle ne l’aurait cru et ses yeux d’un brun
sombre la fixaient avec une chaleur qui la transperçait.
— Je crois que vous allez être obligée de danser avec moi, annonça-t-il.
— Obligée ? répondit-elle avec un petit sourire. Et pourquoi donc
serais-je obligée ?
— Parce que je suis venu ici pour m’amuser avec une jolie fille et que
vous êtes tellement étincelante que je ne vois plus que vous, déclara-t-il.
— Etincelante ? répéta-t-elle.
Elle poussa en avant ses seins recouverts du petit haut à paillettes.
— Ce n’est qu’un haut à paillettes, dit-elle en riant.
Il sourit.
— Oui, mais il n’y a pas que ça.
Il caressa du bout d’un doigt fin et bronzé les liens qui retenaient son
petit haut, de sa clavicule jusqu’à son décolleté.
De nouveau, elle sentit des étincelles crépiter entre eux.
— Vous n’avez pas besoin de paillettes, dit-il. C’est de l’intérieur que
vous brillez.
D.J. eut l’impression que ses genoux se transformaient en gelée. Elle se
sentit soudain dégrisée, totalement lucide, et ça ne lui plut pas du tout. Mais
elle n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle s’accrocha donc à son
personnage de vamp, repoussa ses cheveux en arrière et offrit ce qu’elle
avait de mieux en guise de sourire confiant.
— Attention, prévint-elle. Si vous vous approchez trop de moi, vous
risquez d’être couvert de paillettes.
Il lui lança un regard suggestif, puis sourit et l’attira dans ses bras.
— Je suis prêt à prendre le risque, rétorqua-t-il.
Un nouveau morceau commençait et les hanches de D.J. ondulaient déjà
toutes seules.
— Je crois que c’est vous qui allez être obligé de danser avec moi, fit-
elle d’un air mutin, tout en virevoltant.
Sans crier gare, il se pencha vers sa bouche. Quand leurs lèvres se
touchèrent, un fort courant passa entre eux. D.J. rendit le baiser, en y
mettant toute sa technique et surtout beaucoup d’enthousiasme. Ce baiser
était dingue. Elle ne voulait pas qu’il s’arrête.
Quand ils s’écartèrent enfin pour respirer, elle avait la tête qui tournait.
— Ouah…, murmura-t-il à son oreille.
Elle ne répondit rien. Pourquoi perdre son temps en commentaires
inutiles ? Elle se colla un peu plus à lui, laissant à leur désir le soin de faire
la conversation. Ils se mirent à chavirer doucement au rythme de la
musique.
— C’est tout à fait ce que je cherche, ajouta-t-il.
Elle avait passé ses bras autour de son cou. Il avait posé ses mains sur
ses hanches. Elle remua tout contre lui et il laissa échapper un gémissement
sourd. Puis ses lèvres effleurèrent ses cheveux et il s’écarta légèrement,
comme s’il éprouvait le besoin de mettre de la distance entre eux.
— Formidable, murmura-t-il. Mais n’allons pas trop vite.
Elle n’était pas d’accord. C’était sa nuit et pas question de prendre le
temps de souffler. Elle lui offrit de nouveau son sourire le plus aguicheur,
tout en s’écartant de lui et en prenant ses mains qu’elle posa sur ses fesses.
— Trop vite, je ne sais même plus ce que ça veut dire, répliqua-t-elle en
le regardant droit dans les yeux.
Il s’arrêta de danser.
— Sortons, fit-il.
152.2 Emotions, perceptions et mouvements

Scott n’était pas venu chez sa mère uniquement pour se régaler d’un
délicieux dîner, même si le rôti de bœuf avait pesé dans sa décision. Il
considérait comme un devoir de se renseigner sur la nouvelle locataire de sa
mère. Cette invitation lui fournissait une excellente occasion de voir de quoi
il retournait, l’air de rien.
Il se présenta à la porte de la cuisine, qu’il ouvrit sans frapper, comme à
son habitude, et eut la surprise d’être accueilli par une petite boule de poils
noirs qui se précipita vers lui avec enthousiasme, en remuant la queue et en
poussant des jappements excités.
— Bonjour, le toutou ! lança-t-il en s’accroupissant pour gratter
l’encolure de l’animal.
Ce petit chien était mignon et affectueux, mais Scott n’en fut pas moins
surpris que sa mère l’accepte dans la maison, et surtout dans sa cuisine. Elle
n’avait jamais laissé entrer un animal chez elle, c’était contre tous ses
principes. Il avait eu autrefois un petit épagneul cocker, Blondie, qu’il était
obligé de cacher sous sa veste pour le monter à l’étage quand les nuits
d’hiver étaient trop froides et qu’il ne supportait pas l’idée de le laisser
dehors. Et voici que ce petit chien inconnu se pavanait dans la cuisine
comme s’il était chez lui…
Il leva les yeux vers sa mère qui remuait quelque chose sur le feu. En
face d’elle se tenait une jeune femme incarnant le stéréotype parfait de la
bibliothécaire — expression sévère, tailleur gris, cheveux ramassés en
chignon bas.
— Je suppose que c’est votre chien ? lança-t-il en se redressant.
Il traversa la pièce en deux enjambées et tendit sa main.
— Je suis Scott, le fils de Viv. Connaissant ma mère, je suppose qu’elle
vous en a déjà trop dit à mon sujet.
A en juger par les yeux écarquillés et apeurés de la jeune femme, on
aurait pu penser que sa mère l’avait présenté comme un tueur en série.
Après un délai anormalement long, la bibliothécaire accepta de secouer
la main qu’il lui tendait. Ce fut à cet instant qu’il eut une impression de
déjà-vu.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ? demanda-t-il en la dévisageant
avec attention.
Les joues de la jeune femme rosirent.
— Pardon ?
Scott fit deux pas vers sa mère et planta un baiser sur la joue qu’elle lui
présentait.
— Voici D.J., notre nouvelle bibliothécaire, déclara Viv d’un ton
solennel. Elle occupe ton appartement de célibataire.
— Ce n’est pas mon appartement, maman, c’est chez toi.
— Oui, mais la décoration reflète ta personnalité.
Scott avait fait le minimum pour se sentir à l’aise dans ce logement. S’il
reflétait quelque chose, c’était uniquement un morne sentiment de solitude.
Mais il se garda bien de contredire sa mère et reporta son attention sur la
jeune femme.
— Votre visage me semble familier, dit-il. Je pense que nous nous
sommes déjà rencontrés.
— Euh…
Elle n’avait toujours pas réussi à formuler une phrase digne de ce nom
et elle arborait une expression de biche effarouchée.
— Vous avez grandi dans l’ouest du Kansas ?
— A Wichita. Mes parents vivaient à Wichita.
Scott secoua la tête.
— Je n’y suis pas resté longtemps, mais je vous ai peut-être croisée
quelque part.
— Non, non… Je ne… Je…
— Etes-vous diplômée de l’université du Kansas ? insista-t-il. J’ai passé
plusieurs années à étudier à Lawrence.
— Euh, non, non…
— D.J. était à la SMU, intervint sa mère. Elle a obtenu son diplôme
avec mention. Et elle a poursuivi à Vanderbilt.
— Eh bien, c’est impressionnant, dit Scott. Dans ce cas, vous n’avez
sûrement pas fréquenté la bande de fainéants avec lesquels je traînais.
— Il raconte n’importe quoi, intervint de nouveau Viv. Ne l’écoutez
pas, D.J. Il était président de sa section Rho Chi, la société honorifique des
étudiants en pharmacie.
Il haussa les épaules.
— C’est ma mère, murmura-t-il sur le ton de la confidence. Me couvrir
de compliments est pour elle un acte de foi quotidien.
La bibliothécaire ne lui accorda pas l’ombre d’un sourire et prit une
longue gorgée de vin.
— J’ai fait quelques déplacements pour des réunions nationales, reprit
Scott. C’est peut-être là qu’on s’est croisés.
Cette suggestion déclencha une réponse immédiate et catégorique.
— Je suis certaine de ne jamais vous avoir rencontré de toute ma vie.
Cette formulation exagérée avait tout du déni, mais Scott n’insista pas.
Cette femme devait ressembler à quelqu’un qu’il connaissait.
— Peu importe ! conclut-il, je suis ravi en tout cas de vous rencontrer.
Et le rôti de maman est un bonus appréciable.
La bibliothécaire continuait à le fixer avec une expression proche de la
panique. Il avait eu vent de la rumeur répandue par Amelia Grundler, à
savoir qu’elle était une vieille amie de Vern et donc probablement
lesbienne. Peut-être avait-elle peur des hommes ?
— Scotty, sers un autre verre de vin à D.J., demanda sa mère. Et ensuite
vous irez tous les deux dans le salon pour bavarder tranquillement, le temps
que je finisse de préparer le dîner.
Sa mère ne l’appelait plus « Scotty » depuis longtemps, mais il espéra,
pour la pauvre bibliothécaire, que ce diminutif le ferait paraître moins
menaçant. Il avait par ailleurs la nette impression que l’invitée de sa mère
aurait préféré rester dans la cuisine plutôt que de s’isoler avec lui dans le
salon, mais il obéit tout de même et remplit deux verres de sauvignon blanc.
En suivant la jeune femme dans le salon, il eut de nouveau une sensation de
déjà-vu.
Peu importait, cette femme n’était pas son genre. Elle était plutôt jolie,
mais froide, et trop petite.
Elle dédaigna le confortable canapé, lui préférant le vieux fauteuil
crapaud de sa mère. Il s’installa en face d’elle, sur le canapé, dont l’assise
était beaucoup plus haute. Il devait baisser la tête pour la regarder et avait la
désagréable impression de se trouver sur un trône.
Elle ne s’était toujours pas déridée. Son visage était un nuage sombre. Il
lui offrit un sourire conciliant.
Elle avait dû avoir une dure journée, sa première journée dans son
nouvel emploi, avec Amelia Grundler comme collègue… Et sans doute
aurait-elle préféré rentrer chez elle ce soir, au lieu d’être obligée de faire
bonne figure avec des inconnus. Ce dîner était probablement une corvée
pour elle. Il afficha donc une expression intéressée mais neutre, et attendit
qu’elle prenne l’initiative de la conversation.
Elle n’ouvrit pas la bouche. En revanche, elle descendit son verre en un
rien de temps. A ce rythme, elle serait soûle avant le dîner.
Il songea que ça aurait au moins le mérite de la dérider.
Comme le silence se prolongeait, il décida que ça ne pouvait plus durer
et se rabattit sur le sujet le plus bateau, à savoir la météo.
— Le ciel était très bleu, aujourd’hui, dit-il. Mais les agriculteurs
aimeraient bien qu’il pleuve un peu avant la moisson.
Elle leva la tête vers lui et le fixa d’un air affolé, comme s’il venait de
lui avouer que son violon d’Ingres était de disséquer des petits chats et de
leur grignoter le foie en buvant un verre de chianti.
— Puis-je vous resservir un peu de vin ? proposa-t-il.
A son grand soulagement, elle acquiesça, ce qui lui permit de quitter le
salon, au moins pour quelques minutes.
Dans la cuisine, il fut accueilli par le regard interrogateur de sa mère.
— Elle est charmante, n’est-ce pas ?
Scott n’eut pas le cœur de la contredire.
— Oui, maman, tout à fait charmante, répondit-il tout en remplissant le
verre de l’invitée.
— C’est tellement agréable d’avoir quelqu’un de nouveau en ville,
reprit sa mère. Je suis sûre que vous avez beaucoup de choses en commun,
tous les deux.
Ce vœu pieu ne fut pas confirmé au cours du pénible repas qui suivit.
La délicieuse cuisine de Viv ne parvint pas à égayer la jeune femme et,
comme elle ne répondait que par monosyllabes quand il s’adressait à elle,
Scott renonça à faire des efforts. Il fit mine d’être trop occupé à manger
pour parler, laissant à sa mère le soin de mener un joyeux quasi-monologue.
Elle était très douée pour ça et parvint à rendre l’atmosphère du dîner à peu
près respirable.
Comme il n’avait plus à faire la conversation, il en profita pour observer
cette bibliothécaire qui plaisait tant sa mère. Elle était de taille moyenne,
plutôt mince, soignée de sa personne. Il chercha un mot pour qualifier
l’impression qu’elle lui faisait et trouva… « ordonnée ». Voilà, elle était
ordonnée. Son tailleur était impeccable, avec une coupe discrète qui
dissimulait juste ce qu’il fallait des courbes de sa silhouette. Ses cheveux
étaient tirés en un chignon bas, plus fonctionnel qu’élégant. Elle était
maquillée, mais très peu. Elle portait les lunettes standard d’un rat de
bibliothèque. Bref, elle avait tout à fait le physique de l’emploi, comme si
elle avait été coulée dans un moule. Mais il ne parvenait pas à se défaire de
l’impression qu’elle lui était vaguement familière. Elle lui rappelait
quelqu’un, mais qui ? Impossible à dire.
Au moins, depuis qu’ils étaient à table, elle était passée à l’eau — le
conseil d’administration n’avait donc pas embauché une alcoolique. Mais sa
froide lucidité, après tout ce qu’elle avait bu avant le repas, était tout de
même inquiétante.
Elle avait en tout cas des manières très policées à table. Elle coupait
délicatement sa viande et prenait de petites bouchées. Elle était
« mesurée ». Il rajouta ce mot à son portrait. L’ordre et la mesure devaient
être les deux credo de son existence.
— Il n’y a pas beaucoup de jeunes gens célibataires en ville, disait sa
mère. Les distractions sont rares. Il faudrait que Scott vous sorte un peu.
Quand ce repas interminable s’acheva enfin, la bibliothécaire voulut
aider à débarrasser.
— Non, non, non ! protesta Viv. Vous êtes mon invitée. De plus, je
préfère débarrasser moi-même. Vous deux, les jeunes, du balai !
— Euh… Je… Euh…
Il était évident que D.J. cherchait un prétexte pour ne pas rester seule
avec Scott.
— Scott, tu devrais montrer à D.J. le lever de lune au-dessus des
champs de blé. Je suis sûre qu’elle n’a jamais rien vu de pareil.
— Mais je ne sais pas à quelle heure…
— A 20 h 46 exactement, coupa sa mère.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge de la cuisine.
— Dépêchez-vous, je ne voudrais pas qu’elle rate ça.
Scott se sentit piégé. Il offrit à D.J. un sourire qui se voulait amical et
inoffensif — et qui lui coûta beaucoup car il était très stressé. Il montra la
porte et suivit la bibliothécaire dehors. Il déplaisait à cette femme, c’était
évident. Il lui avait été antipathique au premier regard. Elle n’aimait peut-
être pas les hommes, tout simplement. Ou bien il lui rappelait un crétin qui
lui lançait des boules de papier mâché en CE 2. Il était en tout cas certain
que voir la lune se lever n’améliorerait pas l’opinion qu’elle avait de lui.
Dehors, le chemin n’était pas éclairé et le chien de la bibliothécaire
allait et venait entre leurs jambes, ce qui rendait d’autant plus périlleux
l’exercice qui consistait à progresser dans le noir. Scott aurait préféré
avancer lentement, mais la bibliothécaire marchait devant lui comme si elle
fuyait, et les bonnes manières l’obligeaient à se régler sur son allure. Quand
ils atteignirent l’endroit qui donnait sur le champ de blé voisin, elle s’arrêta
d’elle-même pour contempler le paysage en silence. Il trouva deux chaises
longues, mais elle resta debout. Il en fit donc autant.
Le silence se prolongea et, fort de son expérience de la soirée, il ne se
donna pas la peine de chercher à le rompre. Mais il se sentait tout drôle.
Tout… excité. Il se demanda s’il ne devenait pas fou. Il était excité par la
présence d’une bibliothécaire hostile et revêche !
Il songea, non sans un certain humour, qu’il ferait bien de se trouver une
partenaire, avant d’être troublé par les mannequins de sa vitrine.
Et soudain, comme si ce désir déplacé n’était pas suffisamment difficile
à gérer dans un moment pareil, il sentit sur ses épaules le poids familier de
la désillusion et des regrets. Dans l’ensemble, il n’était pas malheureux,
mais sa vie d’aujourd’hui ne ressemblait en rien à celle qu’il avait autrefois
rêvée.
Au-dessus des tiges de blé mûr, une lune aussi grosse et brillante qu’un
projecteur de Hollywood s’éleva lentement dans le ciel nocturne.
Scott se racla la gorge.
— On appelle ça l’illusion de lune géante, expliqua-t-il avec la voix
docte d’un commentateur de documentaire. Pendant des années, on a cru
que l’atmosphère ou la courbe terrestre créaient une sorte de loupe qui
faisait apparaître la lune plus grande à l’horizon. Puis des mesures ont
montré que c’est notre cerveau qui interprète l’information différemment.
— Oui, je sais, dit-elle.
Le ton très sec tira Scott de sa rêverie mélancolique. Son interlocutrice
semblait indifférente à la beauté de la lune. Quel glaçon !
Elle se tourna vers lui.
— J’ai eu une rude journée. Je vais rentrer, maintenant, déclara-t-elle.
Remerciez votre mère pour ce délicieux dîner.
Elle se détourna et s’éloigna d’un pas énergique, plus martial que
féminin, le laissant seul avec les blés, la lune et son trouble.
176.6 Morale du divertissement et des loisirs

D.J. arriva le lendemain matin au travail les yeux encore bouffis de


sommeil. Elle avait passé la nuit à se tourner et à se retourner dans son lit
comme un poisson pris dans un filet. Elle n’avait pas osé se lever pour
arpenter sa chambre, de peur que Viv ne l’entende marcher.
Pour la cent millième fois une voix affolée hurla dans son cerveau :
Pourquoi lui ? Pourquoi a-t-il fallu que je le retrouve ici ?
Cette coïncidence improbable n’était pas du tout la bienvenue. Elle était
même catastrophique.
La veille, elle avait été sous le choc pendant tout le dîner, au point
qu’elle avait à peine pu ouvrir la bouche.
Le fils de sa logeuse était le M. Tout de South Padre !
Son erreur de jeunesse.
Dans la catégorie « erreurs de jeunesse », la sienne avait été brève,
plutôt inoffensive et sans pratiquement aucune conséquence. Elle avait
compris la leçon, elle regrettait, elle était passée à autre chose. Elle avait
presque réussi à ne plus y penser. Ça lui revenait certains soirs, quand elle
voyait la lune se lever à l’horizon. Alors, elle secouait la tête. L’eau avait
coulé sous les ponts, c’était loin, il fallait tirer un trait…
Malheureusement, elle venait d’atterrir dans la ville natale de son amant
d’un soir, sur sa propriété, dans sa maison. Le comble : elle dormait dans
son ancienne chambre !
Elle laissa échapper un gémissement, tout en grimpant l’escalier en
colimaçon menant à son bureau.
— Notre bibliothécaire semble bien grincheuse, ce matin.
Suzy était assise par terre, entourée de livres et de paperasse.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda-t-elle.
— Je trie mes rapports mensuels d’activité, répondit Suzy. Amelia ne
cesse de nous répéter que les bibliobus sont des dinosaures. Je me suis dit
que vous voudriez évaluer le rapport coût/service, avant de décider de ce
que nous devons en faire. Alors j’ai voulu préparer les rapports avant que
vous ne les demandiez.
— Euh, très bien… Excellente idée, approuva D.J., impressionnée par
l’initiative de Suzy, mais pas forcément prête à aborder ce genre de sujets à
une heure aussi matinale. De nombreuses bibliothèques ont abandonné les
bibliobus, c’est vrai. Mais, dans les zones rurales, ils sont encore très utiles
et tout à fait justifiés.
Suzy laissa échapper un bruyant soupir.
— C’est aussi mon avis, dit-elle. Mais je préfère vous le prouver avec
des chiffres. C’est dans des moments comme ceux-là que je regrette de ne
pas avoir été plus attentive en cours de maths.
— Si vous rassemblez les données chiffrées, je vous aiderai à les
interpréter.
— Vous feriez ça ? C’est très gentil de votre part. Je sais que vous
voulez développer le prêt par courrier, alors, forcément, je m’inquiète pour
les bibliobus.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter. Les deux services ne sont pas en
compétition, ils sont complémentaires. Et, si l’un des deux est menacé, c’est
le prêt par courrier. Avec le prêt par téléchargement, il deviendra vite
obsolète.
D.J. contourna avec soin la pile de papiers de Suzy pour s’installer à son
bureau, lequel était jonché de livres, au point qu’elle dut poser son
ordinateur portable sur le fauteuil.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— C’était là quand je suis arrivée, répondit Suzy.
D.J. crut tout d’abord que c’était Mlle Grundler qui avait laissé des
traces de son passage, pour bien lui montrer qu’elle considérait son bureau
comme le sien. Mais, en y regardant de plus près, elle constata qu’un
bordereau de prêt était glissé à l’intérieur de chaque livre.
— Est-ce qu’Amelia est restée plus tard, hier soir ?
— Elle est partie avant moi, assura Suzy. C’est bien vous qui avez
fermé, non ?
C’était bien elle, oui.
— Elle a dû revenir plus tard pour travailler, suggéra D.J. Ce sont les
demandes de prêt par courrier. On dirait même qu’elles y sont toutes. Tout a
été rattrapé en une seule soirée.
— Vous plaisantez ? Amelia déteste ce truc. Je ne peux pas croire
qu’elle ait fait des heures supplémentaires pour ça.
Suzy s’était levée pour examiner les livres posés sur le bureau.
— Ça alors ! murmura-t-elle.
— Quoi ? demanda D.J.
— Ce n’est pas Amelia, c’est James, dit-elle en montrant du doigt
l’écriture en pattes de mouche sur les bordereaux. Il doit vraiment beaucoup
vous apprécier.
— Il se sauve quand j’approche, répliqua D.J.
— Il avait tout de même très envie de vous faire plaisir. La preuve…
— Il est peut-être comme vous avec vos statistiques, riposta D.J. Il a
voulu prendre une initiative pour montrer à la nouvelle bibliothécaire qu’il
était utile.
Suzy secoua la tête.
— James n’est pas du genre à prendre des initiatives. Il est un peu…
bizarre. Je cherche le mot pour désigner ce qu’il a… C’est un peu comme
« artiste »…
— Artiste ? Vous voulez dire « autiste » ?
— C’est ça, oui : autiste. Désolée. J’ai parfois du mal à enregistrer ce
qu’on me dit ! s’exclama Suzy en pouffant. Bref, James est « spécial ».
Mais il connaît tous les ouvrages de cette bibliothèque et vous trouve
n’importe quoi en un rien de temps.
— C’est une qualité précieuse, approuva D.J. De nombreux autistes
atteints du syndrome d’Asperger choisissent de travailler dans des
bibliothèques.
— Le syndrome d’Asperger ?
— Oui, c’est un trouble du spectre autistique caractérisé par une
intelligence normale. Les gens qui en sont atteints ont une relation au
monde différente de la nôtre, un cerveau particulier. Il n’est pas rare qu’ils
aient un domaine d’excellence.
— Oh ! dit Suzy. Ça fait du bien d’apprendre qu’il n’est pas tout
simplement bizarre.
D.J. soupira. Il allait lui falloir du temps pour s’habituer aux gens de
cette petite ville.
Puisque tout était prêt, elle s’occupa de l’envoi des livres, qu’elle mit
sous enveloppes. Elle venait de terminer et de descendre au rez-de-chaussée
quand Amelia Grundler se montra enfin, avec cinq minutes de retard et sur
le visage une expression détachée, comme pour la mettre au défi de lui faire
une remarque.
Mais D.J. avait déjà trouvé la parade. Elle s’était installée au bureau de
prêt, dans le fauteuil d’Amelia, et ne manifesta pas l’intention d’abandonner
la place en la voyant arriver. Amelia pouvait se réfugier dans la salle de
réception et d’expédition, s’attarder près de la cafetière, ou s’occuper
ailleurs, à une tâche quelconque.
D.J. choisit pour elle la troisième option. Elle attrapa un vieux plumeau
rangé sur une haute étagère et le lui tendit. Epousseter les livres n’avait rien
de passionnant, mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Une société de
nettoyage venait régulièrement faire le ménage, mais il valait mieux confier
à un employé de la bibliothèque le soin de dépoussiérer les ouvrages qui
dormaient sur les rayonnages.
Amelia contempla le plumeau comme s’il s’était agi d’un serpent.
— Je devrais plutôt m’occuper de faire avancer les demandes de prêt
par courrier, dit-elle.
— Elles ont toutes été traitées, répondit D.J.
Amelia fronça les sourcils.
— Les livres rentrés hier soir ?
— James s’en est occupé. Quand je suis arrivée ce matin, tout était
vérifié et remis en place.
Mlle Grundler prit le plumeau d’un geste rageur.
D.J. savoura sa petite victoire en silence, tout à fait consciente qu’elle
n’avait pas encore gagné la guerre déclarée par Amelia. De plus, elle aurait
préféré que celle-ci accepte de s’intégrer à l’équipe.
Après avoir téléchargé le budget de la bibliothèque sur son portable, elle
décida de l’étudier pour se familiariser avec le prix des fournitures et
réfléchir aux fonds nécessaires pour faire tourner sa petite entreprise. Elle
était plutôt à l’aise avec les chiffres, mais avec sa nuit d’insomnie et
l’angoisse de se trouver de nouveau nez à nez avec… lui… Les diagrammes
qui s’affichèrent à l’écran lui parurent aussi mystérieux que des runes.
Elle abandonna donc les comptes et décida de se consacrer à l’accueil
des usagers — un autre volet important de son travail — qui défilaient pour
rendre des livres, et surtout pour voir la nouvelle bibliothécaire.
Des ouvrages qui auraient dû revenir depuis des années rejoignaient
enfin leur place sur les rayonnages. Chaque jour de retard aurait dû
entraîner une amende de vingt-cinq cents, mais D.J. se montra magnanime
et accorda une amnistie à tout le monde. Récupérer les livres et faire entrer
les gens dans le bâtiment lui faisait déjà l’effet d’une grande victoire. Il y
eut également quelques visiteurs qui n’étaient pas des passionnés de
littérature : plusieurs femmes d’un certain âge, quelques ménagères avec
des petits accrochés à leurs basques, un pompier de la caserne d’en face, le
coiffeur du village…
— On n’y voit goutte, ici, lui confia une vieille femme. Quand je veux
un livre, je me fournis plutôt au bibliobus. Mais je tenais à voir la nouvelle
bibliothécaire. Je vous trouve charmante, sachez-le.
D.J. apprécia le compliment, mais la remarque sur l’éclairage l’inquiéta.
Les rangées d’ampoules fluo-compactes qui pendaient du plafond
n’éclairaient pas suffisamment, c’était l’évidence.
Elle avait eu l’intention de n’usurper que quelques minutes le poste
d’Amelia, pour lui donner une petite leçon, mais le temps fila à une allure
telle qu’elle passa toute la matinée au comptoir de prêt. Elle profita de la
pause du déjeuner pour annoncer à Amelia qu’elle lui rendait sa place.
Les sourcils de Mlle Grundler restèrent froncés, comme ils l’avaient été
toute la matinée, mais elle répondit poliment.
— Bien entendu, dit-elle. Suivez votre programme.
D.J. ramassa son portable et les quelques notes qu’elle avait prises sur le
budget, puis elle grimpa l’étroit escalier menant à son bureau. Là, elle sortit
de son sac le déjeuner à emporter que Mme Sanderson lui avait donné le
matin.
— Vous n’êtes pas obligée de faire ça, avait-elle indiqué à Viv quand
celle-ci l’avait arrêtée dans l’escalier au moment où elle s’apprêtait à partir.
— Bien sûr, mais ça me fait plaisir, avait répondu Viv. Et ne vous
inquiétez pas pour Melvil Dewey. Nous irons faire un tour ensemble au
bord de la rivière, avant qu’il fasse trop chaud.
D.J. avait failli le lui interdire. Dew était son chien et c’était avec elle
qu’il aurait dû faire une promenade. Mais, pendant qu’elle travaillait, le
pauvre Dew n’avait rien d’autre pour se distraire qu’un panier de jouets à
mâchonner et la télévision qu’elle laissait allumée. C’était égoïste de le
priver de compagnie par jalousie. Mais, d’un autre côté, elle n’avait pas
envie qu’il s’attache à la mère du M. Tout de South Padre !
Elle mordit dans son sandwich au pain de viande, en prêtant à peine
attention à ce qu’elle mangeait. Elle avait cru que la folie de ses vingt et un
ans était derrière elle, mais Scott était bel et bien M. Tout. Et il était là, tout
près…
Pour la cent millième fois, elle secoua la tête. C’était difficile à croire.
Ou peut-être qu’elle aurait dû s’y attendre, justement. On finit toujours par
payer ses erreurs. Ou, comme aurait dit l’aumônier de Hockaday : « Sachez
que votre péché vous poursuivra. »
Plus D.J. réfléchissait à ce qui lui arrivait, plus elle se révoltait contre ce
coup du sort.
Pourquoi fallait-il qu’il soit justement originaire de cette ville ?
Par ailleurs, elle oscillait entre le soulagement et la colère. Le
soulagement parce qu’il ne se souvenait pas d’elle, et la colère… pour la
même raison.
Ses idées noires eurent tôt fait de lui couper l’appétit, aussi, elle remit le
sandwich dans son papier. Elle ouvrit de nouveau son portable pour se
pencher sur le budget, mais les cases et les chiffres dansaient devant ses
yeux et elle ne parvenait toujours pas à leur trouver un sens. Agacée, elle se
mit à tambouriner sur le bureau avec son stylo.
Bon, impossible de se concentrer, donc pas de travail intellectuel
aujourd’hui. Elle se leva et chercha une tâche plus physique, qui réclamerait
moins de concentration et lui permettrait de libérer son stress. Tandis
qu’elle descendait l’escalier, la porte d’entrée s’ouvrit sur un groupe agité et
bruyant de séniors qui se dispersèrent aussitôt entre les rayonnages. Le
groupe en question venait de la maison de retraite Pine Tree. D.J. dut ouvrir
la porte réservée au service pour laisser entrer quelques fauteuils roulants.
D.J. avait eu de vieux parents — sa mère avait plus de quarante ans
quand elle l’avait mise au monde —, et elle se croyait habituée au caractère
irascible de certains vieillards qui s’autorisent tout en raison de leur grand
âge, mais ce groupe lui parut particulièrement grincheux.
— Je déteste cet endroit, lui déclara une vieille femme en frappant le sol
de sa canne pour ponctuer sa phrase. Le bibliobus s’arrête dans la maison
de retraite où réside ma sœur mais, nous, nous sommes pénalisés parce que
nous sommes en ville.
— Mais vous avez beaucoup plus de choix en venant à la bibliothèque
qu’avec le bibliobus, répliqua D.J.
— On ne peut pas choisir quand on n’y voit rien ! rétorqua la femme
d’un ton sec. Votre bibliothèque est aussi sombre qu’une grotte. Je choisis
uniquement en fonction des titres, à l’instinct. Je ne peux pas lire les
quatrièmes de couverture.
L’homme derrière elle — l’un des rares du groupe — prit la parole.
— Tu devrais faire comme moi, te cantonner aux biographies. Elles sont
rangées près des fenêtres.
— Mais moi je préfère les romans ! protesta la femme. Les biographies,
ça ne m’intéresse pas.
L’homme pouffa.
— Je ne les lis pas parce qu’elles m’intéressent. Je les lis parce que je
peux au moins les choisir.
Il marquait un point. Les rayonnages étaient mal éclairés. Et, à moins de
distribuer des lampes de poche à tout le monde, D.J. ne voyait pas comment
améliorer cet état de choses.
Elle passa donc l’après-midi à fournir un service personnalisé aux
pensionnaires de la maison de retraite. Elle interrogea chacun d’eux sur ses
goûts et leur apporta une sélection de livres qu’elle alla elle-même chercher.
Quand ils remontèrent dans leur car, d’énormes piles de livres jonchaient
les tables. Amelia fit mine de ne pas remarquer la pagaille et ne leva pas le
petit doigt pour aider à ranger. D.J. ne lui demanda rien, car elle n’était pas
mécontente de travailler seule et en silence, après tout ce remue-ménage.
Tout en chargeant un chariot, elle réfléchissait à la meilleure manière de
recevoir ces vieilles personnes. Plutôt que d’attendre leur arrivée pour aller
chercher des livres, on pouvait peut-être préparer une sélection sur une
table ? Bien sûr, il faudrait installer la table dans un endroit dégagé, devant
le bureau de prêt, par exemple… Sauf que le bureau de prêt n’était pas bien
éclairé non plus.
Elle se dirigea donc dans l’allée des biographies, le seul endroit
lumineux de la bibliothèque. Une demi-douzaine de hautes fenêtres
s’alignaient à intervalles réguliers, laissant largement passer la lumière.
Mais il n’y avait pas assez d’espace pour installer une table.
Elle cherchait une autre solution, quand elle entendit grincer des roues.
Elle se retourna juste à temps pour voir disparaître son chariot derrière une
rangée d’étagères.
— James ?
Le chariot cessa de rouler, mais James ne se montra pas. Elle n’avait pas
aperçu sa silhouette de toute la journée. C’était tout de même un peu fort. Il
était son employé, mais elle ne l’avait jamais vu.
Elle s’engagea d’un pas résolu dans l’allée où avait disparu le chariot.
James ne prit pas la fuite, cette fois. Il resta là, tête baissée.
— Vous avez l’intention de ranger ces livres pour moi ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Merci.
— D’accord.
— Et merci aussi d’avoir préparé les envois pour les demandes de prêt
par courrier.
— D’accord.
— J’ai l’intention de faire le maximum pour cette bibliothèque et je vais
avoir besoin de votre aide.
James rentra son cou entre ses épaules, comme s’il espérait faire
disparaître sa tête à l’intérieur de son buste.
— Vous faites partie de mon équipe, n’est-ce pas ?
— Oui. Oui. D’accord.
Il opinait, mais tout son corps criait à D.J. de s’éloigner et de le laisser
tranquille.
Elle eut pitié de lui et retourna dans son bureau, mais elle souriait. Elle
avait réussi à extorquer trois mots à James et c’était une grande victoire.
210.4 Théologie naturelle

Scott roulait vers sa maison. La route traversait une campagne déserte et


s’arrêtait brutalement au bord de la rivière qui coulait le long de son terrain,
pour reprendre de l’autre côté, quelques kilomètres plus à l’ouest — faute
d’argent, les autorités du comté avaient renoncé à construire le pont prévu
au départ.
Scott aimait bien ce long trajet solitaire qui lui donnait l’impression
d’habiter au bout du monde.
On était aujourd’hui vendredi, jour où il s’octroyait un après-midi de
repos. Paula était restée au magasin et l’appellerait sur son portable en cas
de prescription urgente. Lui, il assurait la permanence du samedi.
Il arrêta sa voiture à la place habituelle, près de la porte de derrière. Il
avait grandi dans une maison où l’on ne verrouillait jamais les portes, mais
la sienne était isolée et il préférait la fermer — ce qui ne l’empêchait pas
d’être quelqu’un de confiant. Il chercha à tâtons la clé sur l’applique
métallique au-dessus de la porte, déverrouilla et remit la clé en place, sur
l’aimant qui la maintenait.
A l’intérieur, il commença par se déshabiller dans la buanderie, située
près de l’entrée de derrière. Vivant seul, il considérait les paniers et autres
corbeilles à linge comme des accessoires inutiles. Il déposait son linge
directement dans la machine et la mettait en route quand elle était pleine.
Une fois nu, il se dirigea vers sa chambre, située côté façade. De plain-
pied, la maison avait près de quatre-vingts ans, et elle était rétro et
vieillotte. Il avait modernisé la cuisine et repeint l’extérieur, mais les murs
de la chambre étaient encore recouverts d’un papier pastel défraîchi à motif
de pétales de roses. C’était plutôt féminin et on devinait qu’elle avait été
autrefois destinée à une petite fille, mais le soleil entrait le matin par les
fenêtres.
Elle était en désordre, comme toujours, et il songea avec un brin de
nostalgie qu’une présence féminine aurait été la bienvenue. Tout en enfilant
son jean, il jeta au lit défait un regard assassin. Il avait des rêves agités, ces
dernières nuits. Des rêves érotiques dont il se réveillait épuisé et troublé.
— Tu as besoin d’une femme, dit-il à son image dans le miroir.
Il pensa aussitôt à Jeannie Brown. Elle se sentait seule, et il lui plaisait.
Ça signifiait qu’il avait fait la moitié du chemin pour occuper son lit. Elle
ne devait pas être d’une sensualité torride, mais c’était toujours mieux que
rien, n’est-ce pas ?
— Faux, répondit-il à son image. Mieux vaut être seul que mal
accompagné. Je suis déjà passé par là — Been There Done That —, j’ai le
T-shirt !
Le T-shirt en question — souvenir d’un lointain concert de rock dont il
se souvenait à peine — fut justement celui qui lui tomba sous la main quand
il la plongea dans le tiroir de sa commode. Il l’enfila et le rentra dans son
pantalon.
Il allait maintenant s’adonner à son violon d’Ingres : le jardinage.
En retraversant la maison dans l’autre sens, il s’arrêta devant le
réfrigérateur, but une grande rasade de jus d’orange, à même la bouteille,
puis s’essuya la bouche du revers de la main. Ce comportement aurait
horrifié sa mère et écœuré son ex-femme. Mais un homme célibataire avait
droit à quelques consolations, notamment à celle qui consistait à oublier les
bonnes manières.
Avant de sortir par la porte de derrière, il enfila ses bottes en caoutchouc
et un chapeau de paille à large bord. Puis il traversa le carré d’herbe qu’il
appelait pompeusement sa pelouse. Au nord de ce carré se trouvait la fosse
septique. L’herbe y était plus verte, mais la source de cette luxuriance ne
l’encourageait pas à traîner dans le coin.
La « propriété du vieux Paske », comme on l’appelait encore en ville,
même si elle était à présent la sienne, comprenait la maison et trois acres de
terrain qui allaient jusqu’à la rive du Verdant. En l’achetant, Scott n’avait
pas vraiment prêté attention au terrain, sinon pour se réjouir de ce que
personne ne construirait sous son nez.
Jamais il n’aurait pensé y faire un jour un potager.
Il contempla d’un œil attendri les longues rangées de plants qui y
poussaient. Les fanes de carottes auraient pu figurer dans un vase, auprès de
jolies fleurs. Les plants de pommes de terre étaient déjà robustes, le vert vif
des haricots tranchait contre le brun-gris de la terre du Kansas.
Depuis l’enfance, ses parents l’avaient habitué à travailler dans le
potager familial. Et, comme tous les adolescents de la campagne, il avait
effectué son lot de travaux de ferme. Aussi, quand il s’était installé ici, le
besoin de faire pousser quelque chose s’était imposé avec tant de force qu’il
n’avait pu y résister.
Du côté de sa mère, il descendait d’une longue génération de
cultivateurs dont les gènes avaient décidé de s’exprimer, à sa grande
surprise. Ses parents avaient simplement haussé les épaules.
— Qu’est-ce que tu aurais pu faire d’autre avec cette bonne terre ? avait
demandé son père.
Qu’aurait-il pu faire d’autre, en effet.
La première année, il avait commencé par une demi-douzaine de plants
de tomates. Tout le monde savait que les tomates du jardin étaient
supérieures à celles que l’on achetait. Mais, quand on se donnait la peine de
planter des tomates, on était partant aussi pour quelques concombres et des
radis. Quant aux courgettes et aux potirons, ils poussaient tout seuls.
Brocolis, oignons, maïs doux, salsifis — les variétés s’étaient multipliées au
fil des saisons. Cette année, il avait même des navets et des gombos, deux
légumes qu’il ne mangeait pas.
Il trouverait bien quelqu’un à qui les donner.
L’important, c’était de semer, d’arroser, de surveiller les plants, de les
soigner et de les protéger des mauvaises herbes. Et enfin, et surtout, de
récolter le fruit de ses efforts, la suprême récompense — à condition d’avoir
eu ce qu’il fallait de soleil et de pluie, car un bon cultivateur savait que tout
ne dépendait pas de lui.
Scott arpenta lentement les rangées de légumes, en regardant où il
posait les pieds. Tout allait bien. Ici et là, il remarqua des traces d’animaux
sauvages, mais il fallait bien partager de temps à autre avec les lapins, les
ratons laveurs ou les opossums — cela aussi, un cultivateur le savait, ce qui
ne l’empêchait pas d’essayer de limiter les dégâts que ces nuisibles
pouvaient causer à son jardin. Scott se dirigea donc vers sa cabane à outils
pour prendre un vaporisateur rempli d’eau poivrée, à vaporiser sur les
choux. Le poivre découragerait les sales bestioles de venir manger ses
salades.
Il balaya son œuvre d’un regard satisfait. Que c’était bon d’avoir un
jardin ! Le contact avec la nature était nécessaire à l’être humain. Et un
passe-temps était indispensable à… un type qui n’avait ni femme, ni
enfants, ni petite amie…
Pour remplir sa vie, Scott avait son jardin et son travail. Le travail, il y
pensait tout le temps. Il passait ses soirées à réfléchir à ce qu’il avait fait
dans la journée et à ce qu’il aurait à faire le lendemain.
— Travaille dur quand tu es là mais, une fois que tu as fermé la porte,
oublie, lui avait pourtant conseillé son père.
Il n’y arrivait pas, surtout depuis que son père n’était plus là pour
partager avec lui la charge de travail. Mais il devait reconnaître que ça avait
commencé avant, au moment de son divorce. Quand il s’était senti seul,
déçu, perdu. Il s’était réfugié dans son travail, s’absorbant dans des détails
qui lui faisaient oublier son chagrin. La conscience professionnelle était une
chose mais, lui, il cherchait surtout à éviter de réfléchir à sa vie. Au fond, en
ce moment, il se contentait de survivre.
Il fut tiré de ses sombres pensées par des aboiements excités. Puis une
boule de poils noirs se précipita dans ses rangs d’oignons.
— Hé, toi, sors de là ! cria-t-il.
Puis il reconnut le chien de la bibliothécaire.
— Tu es bien loin de chez toi, pour un chien qui a de si courtes pattes,
déclara-t-il.
Il n’avait pas entendu arriver la voiture de sa mère, c’était étrange… En
regardant du côté de la rivière, il l’aperçut qui remontait le chemin menant à
la berge. Elle portait un élégant pantalon en maille et des chaussures à
talons qui auraient mieux convenu pour une partie de bridge que pour une
promenade dans la campagne.
Le chien calé sous son bras, il alla à sa rencontre.
— Tu es venue à pied jusqu’ici ? demanda-t-il, incrédule.
Viv était écarlate et essoufflée.
— Ce n’était pas mon intention, expliqua-t-elle. Mais M. Dewey est
parti en avant… Et nous voilà.
Scott lui offrit son bras libre et elle le prit avec reconnaissance.
— Tu devrais lui mettre une laisse, lui dit-il.
— Je suppose que oui, admit-elle. Mais il est si content de courir, tu
comprends…
Scott se demanda une fois de plus ce que ce chien avait bien pu faire à
sa mère…
— C’est une longue marche pour toi, maman. Ça fait près de cinq
kilomètres.
Elle eut un sourire qui se voulait détaché.
— C’était à peu près la distance que j’avais à parcourir pour aller à
l’école, tous les jours, aller et retour.
— Oui, bien sûr, répondit Scott, sarcastique, et tu laissais l’empreinte de
tes petits pieds nus dans la neige ! Il y avait des bus de ramassage dans les
années 1960, maman. C’est un fait historique.
— Oh ! peu importe. En tout cas, j’aurais bien besoin d’un verre d’eau.
Arrivé devant la porte de derrière, Scott posa le chien.
— Toi, tu restes là.
L’animal dressa les oreilles et le fixa d’un air innocent, mais il se faufila
à l’intérieur aussitôt la porte entrouverte.
Viv s’installa avec un soupir reconnaissant sur la première chaise
qu’elle rencontra, dans l’alcôve près de la fenêtre, le coin petit déjeuner de
Scott. Il lui servit un verre d’eau fraîche, puis il prit un bol pour le chien et
y versa de l’eau du robinet avant de le poser à terre.
Sa mère contemplait la vue. Depuis l’alcôve, elle apercevait le terrain,
le potager et les arbres au loin, le long de la berge.
— C’est beau ce que tu as fait ici, Scotty, dit-elle quand il vint s’asseoir
en face d’elle. Je devrais venir plus souvent.
— Tu es la bienvenue, maman. Mais tu sais, quand tu ne viens pas en
voiture, mets au moins des chaussures convenables.
Elle rit.
— Parfois, tu me rappelles ton père. Il n’osait jamais me rabrouer
franchement, mais il était souvent exaspéré par mon comportement.
— Je ne me rappelle pas l’avoir vu exaspéré, contra Scott.
— Bien sûr que tu ne t’en souviens pas ! Nous faisions attention. Ce qui
ne concernait que nous restait entre nous. Il n’est pas nécessaire de mêler
les enfants aux hauts et aux bas de la vie conjugale.
— Je n’arrive pas à vous imaginer en train de vous disputer, répliqua
Scott. Vous paraissiez toujours si heureux.
Viv rit.
— Le bonheur perpétuel, ça n’existe pas. Une dose suffisante de
bonheur est probablement la définition d’un mariage heureux.
— C’est possible mais, vois-tu, je suis mal placé pour en parler.
Le front de Viv se plissa et elle lui jeta un regard inquiet. Comme toutes
les mères, elle ne supportait pas l’idée qu’il puisse souffrir.
— Je plaisantais, lui assura-t-il.
Elle allongea le bras par-dessus la table pour lui tapoter la main.
— Un de ces jours, tu trouveras celle qu’il te faut, Scotty.
Il sourit, mais se garda d’approuver. Elle pensait sans doute à la
bibliothécaire et il aurait été cruel de la laisser espérer pour rien.
— Que penses-tu de notre nouvelle bibliothécaire ? demanda-t-elle
alors. Tu ne trouves pas que notre D.J. est une charmante jeune femme ?
Scott parvint à ne pas lever les yeux au ciel.
— Je suis sûre qu’elle est très gentille, fit-il.
— Tu devrais peut-être sortir avec elle ce week-end. Elle ne connaît
personne.
Il n’allait pas tomber dans un piège aussi grossier.
— Maman, elle a déjà probablement des projets pour le week-end. Il
paraît qu’elle est originaire de Wichita. Elle va sûrement rouler jusque là-
bas pour voir sa famille ou ses amis.
— Elle ne connaît personne à Wichita, rétorqua Viv. Elle est fille unique
et ses parents sont décédés il y a quelques années. Ils étaient âgés. Et,
d’après ce que j’ai pu comprendre, elle a grandi dans les internats et les
camps d’été. Elle n’a personne. Ses seuls liens sont ceux qu’elle nouera ici
à Verdant.
— Comment sais-tu tout ça ? Elle n’avait pas l’air causante le soir où tu
m’as invité à dîner.
Viv rougit.
— Personne ne raconte sa vie à la première rencontre. Mais, quand on
embauche une nouvelle employée, on lui pose quelques questions.
Scott haussa un sourcil. Les gens ne racontaient pas leur vie au cours
d’un entretien d’embauche.
— Je dois rentrer, annonça Viv en se levant d’un bond. D.J. va
s’inquiéter.
— Pour toi ?
— Mais non, pour M. Dewey, bien entendu.
239.2 Apologétique et polémique

D.J. arriva chez elle peu après 18 heures. Le bilan de sa première


semaine de travail était globalement positif : elle avait quelques idées sur
les améliorations à apporter, elle était sur la bonne voie.
Mais la journée d’aujourd’hui s’était mal terminée. Et ça lui laissait un
goût amer.
Quand on gérait une équipe, on était capable de conserver son calme en
cas de conflit avec un employé. Et plus l’employé en question — dans le
cas présent, Amelia Grundler — se montrait virulent, plus il fallait lui
opposer une attitude ferme et sereine.
— Eh bien, on peut dire que c’est raté, murmura D.J. pour elle-même.
Elle gara sa voiture et prit son ordinateur, ainsi que les dossiers qu’elle
avait emportés. Elle avait hâte de se retrouver chez elle, seule et tranquille.
Elle avait prévu de réchauffer un plat au micro-ondes et de passer la soirée
devant la télévision. La situation lui paraîtrait sans doute moins dramatique
demain matin au réveil.
Mais elle n’arrivait pas à oublier Amelia. Non seulement elle avait
perdu son sang-froid avec elle, mais Amos et Suzy en avaient été témoins.
Elle s’en voulait beaucoup.
Quand Amelia l’avait agressée, elle aurait dû se planter devant le
comptoir de prêt pour défendre son point de vue, sans élever la voix.
Mais, au lieu de ça, elle avait ordonné à la vieille grincheuse de la
suivre dans le coin réservé à la pause des employés et elle s’était mise à
hurler comme une hystérique. Emportée par sa colère, elle n’avait même
pas remarqué la présence d’Amos et de Suzy.
Elle s’était ridiculisée, mais ce n’était pas le plus grave. Le plus grave,
c’était qu’elle avait montré à Amelia son point sensible. A présent, cette
harpie savait où appuyer pour faire mal et elle ne se gênerait pas pour le
faire chaque fois que ce serait possible.
D.J. monta les marches de l’escalier d’un pas lourd. Elle avait honte.
Elle n’aurait pas dû se laisser dominer par ses vieilles peurs. Si elle croyait
avoir fait du chemin, elle s’était fait des illusions.
Mais aussi, tout ça, c’était la faute de M. Tout ! Elle dormait mal, elle
mangeait n’importe comment, elle était sur les nerfs… Comment, dans ces
conditions, conserver le détachement nécessaire à sa fonction ? Elle
craignait à chaque seconde de le voir apparaître. Elle avait la sensation de
marcher sur des œufs. Tout cela la rendait vulnérable.
Elle ouvrit sa porte en poussant un gémissement de désespoir. Elle en
était à envisager de donner sa démission. Verdant n’était pas l’endroit où
elle pourrait enfin s’installer. Elle ne pouvait pas bâtir son avenir en
comptant sur la mémoire défaillante de Scott. Il finirait bien par la
reconnaître.
Une fois dans son appartement, elle se déchargea de ses dossiers et de
son ordinateur sur la table de la cuisine. Puis, elle posa sa veste sur une
chaise et enleva ses chaussures, avant d’ôter ses épingles à cheveux. Se
défaire du poids de ce chignon à l’arrière de son crâne fut un soulagement.
C’était comme se débarrasser d’un lourd fardeau.
Elle soupira. Elle commençait à se sentir chez elle, dans cet
appartement. Elle n’avait pas encore vidé ses cartons, mais elle y était bien.
Le salon comportait deux jolies fenêtres côté sud. La chambre était
d’une dimension plus qu’honorable, et bien exposée elle aussi. La cuisine
était petite, tout en longueur, mais il y avait tout de même un coin
confortable, avec une table pour deux. Sa pièce préférée était la salle de
bains, immense, rétro, carrelée de blanc et de noir, avec une baignoire
griffes de lion et une douche ultramoderne à porte vitrée.
Elle contempla la baignoire avec envie. Un bon bain l’aiderait peut-être
à se détendre et à oublier ses déboires de la journée.
Une fois qu’elle aurait dîné et fait manger Dew, elle…
Dew ?
Elle prit brusquement conscience que son meilleur ami, son
compagnon, son chien, n’était pas venu l’accueillir à la porte quand elle
était entrée.
C’était la première fois.
Elle traversa l’appartement en l’appelant. Il ne répondit pas en aboyant
et elle n’entendit pas non plus le bruit caractéristique de ses griffes sur le
sol : il n’était pas là.
Agacée, elle sortit sous le porche, puis descendit l’escalier. C’était très
gentil de la part de Viv de sortir Dew dans la journée, mais elle devait le
ramener après la promenade, pas le garder chez elle. Elle frappa à la porte
de Viv quelques coups vigoureux.
Pas de réponse.
Elle attendit une minute et frappa de nouveau.
Derrière la porte de sa logeuse, le silence était complet. D.J. tenta de
regarder à travers les panneaux de verre. Personne dans la cuisine. Viv
somnolait peut-être sur son canapé. Mais Dew aurait entendu, s’il avait été
là, et il n’aurait pas manqué de réveiller toute la maisonnée avec ses
aboiements.
Pourtant, la Mini Cooper mauve de Viv était garée dans l’allée. Puis elle
remarqua la laisse de Dew posée sur la rambarde du porche. Elle le sortait
sans laisse ?
— De mieux en mieux…, marmonna-t-elle.
Dew était un bon chien, plutôt obéissant, et en général il venait quand
on l’appelait. Mais il connaissait à peine Viv, elle n’avait sûrement pas
d’autorité sur lui et il essayerait de la tester. Comment ferait-elle pour le
rattraper s’il se mettait à courir ?
Elle commençait à s’inquiéter et décida de partir à leur recherche.
Comme elle était pieds nus, elle remonta à l’étage pour enfiler des
chaussures et, tant qu’elle y était, pour passer des vêtements plus adaptés
qu’un tailleur. Elle se mit à ouvrir des cartons pour dénicher un jean. Le
premier vêtement correct qui lui tomba sous la main fut un bermuda de
cycliste qu’elle ne portait plus depuis qu’on lui avait volé sa bicyclette.
N’ayant ni le temps ni la patience de chercher autre chose, elle passa donc
le bermuda et le haut bleu vif à fermeture Eclair qui allait avec. Puis elle
traversa son appartement en mettant une chaussure de sport, et enfila la
deuxième en franchissant le seuil.
Tandis qu’elle descendait l’escalier, elle rassembla ses cheveux en
queue-de-cheval. Elle frappa de nouveau à la porte de Viv, par acquit de
conscience, puis s’engagea dans l’allée d’un pas souple et décidé. Dew
avait dû se perdre. Verdant était pour lui un endroit nouveau, où il n’avait
aucun repère. La ville n’était pas grande, mais elle était entourée de champs
de blé qui se ressemblaient tous. Et, dans les champs, il y avait des animaux
sauvages…
Dans la rue, elle hésita. A droite ou à gauche ? L’un des chemins menait
au centre-ville, l’autre au sentier qui longeait la rivière. Viv avait pu prendre
n’importe lequel des deux. Tandis qu’elle restait là, indécise, une voiture
familière apparut.
Une camionnette blanche avec le logo du drugstore Sanderson peint sur
le côté… On ne pouvait pas s’y tromper. Près de lui, sur le siège du
passager, se trouvait Viv. Dew était installé sur ses genoux, sa tête dépassait
de la vitre ouverte, il avait la langue pendante, les poils et les oreilles au
vent.
La camionnette s’arrêta près d’elle en soulevant un nuage de terre. D.J.
tendit aussitôt la main vers son petit chien.
— Vous l’avez retrouvé ! lâcha-t-elle, soulagée.
— Oh ! mais M. Dewey ne s’était pas perdu, lui assura Viv. Lui et moi,
nous avons fait une longue promenade le long de la rivière pour aller voir
Scott. Nous avions tous les deux besoin d’exercice.
Dew semblait heureux de laisser D.J. le caresser et lui gratter l’encolure.
Il lui lécha les mains avec enthousiasme, mais il n’avait pas l’air de vouloir
abandonner sa place près de la fenêtre. Et, quand elle le prit dans ses bras, il
se débattit.
— Merci de le sortir, Viv. Mais vous devez absolument lui passer sa
laisse. Il pourrait se sauver.
— Il ne s’est pas sauvé, et je vous le ramène sain et sauf, répondit Viv
d’un ton détaché. Ne vous inquiétez pas.
D.J. haussa un sourcil, mais garda son opinion pour elle-même.
Elle jeta un coup d’œil du côté du conducteur de la camionnette, en
évitant de croiser son regard.
— Vous pouvez y aller, murmura-t-elle.
Elle s’écarta pour laisser la voiture s’engager dans l’allée.
Puis elle retourna vers la maison. Dans ses bras, Dew recommença à
s’agiter. Elle dut le poser à terre. Il courut aussitôt rejoindre Viv qui sortait
de la camionnette.
— C’est le petit chien le plus intelligent que j’aie jamais vu, dit-elle à
D.J. qui approchait.
Elle acquiesça.
— Les terriers croisés sont en général très intelligents.
— Et il adore la voiture, ajouta Viv.
D.J. eut une moue songeuse. C’était chouette pour Dew que Viv
l’emmène partout avec lui, mais cette inconsciente devait comprendre les
règles de base.
— Je ne le laisse pas passer sa tête à l’extérieur, répondit-elle
fermement. C’est dangereux. Si vous le transportez en voiture, il faut que
vous preniez son panier.
Viv répondit par un petit rire.
— Mais nous ne faisons que de très courts trajets, voyons…
— Même pour un court trajet, c’est dangereux, madame Sanderson,
insista-t-elle. Vous pourriez avoir un accident.
— Dans Verdant ? Si j’avais bu, peut-être, et si je m’aventurais sur
l’autoroute, fit-elle en gloussant. Nous n’avons pas eu de gros accident en
ville depuis… des années.
D.J. secoua la tête.
— Le moindre petit accrochage peut être fatal pour un animal lâché
dans une voiture. Il faut le mettre dans un panier et attacher ce panier avec
une ceinture.
La vieille femme haussa les épaules, sans cesser de sourire.
— Bon, très bien, concéda-t-elle. Dans ce cas, nous nous contenterons
des balades à pied. Mais la vie est courte et c’est vraiment dommage de se
priver d’un tel plaisir. La sécurité, c’est une question de point de vue. Et
toutes ces règles, quel fardeau !
D.J. était sur le point de lui rétorquer que la sécurité n’avait rien
d’illusoire et que la respecter ne constituait en rien un fardeau, mais en
voyant Scott sortir de la camionnette elle eut le souffle coupé. Il était en
jean et T-shirt, et elle le trouva très séduisant, aussi séduisant que le M. Tout
de South Padre. Il portait le même T-shirt que le soir de leur rencontre, et
elle fut surprise de s’en souvenir. Elle se souvenait de tout, décidément.
Tandis que lui…
Il rejoignit les deux femmes et prit une pose alanguie, adossé à la
voiture.
— Vous alliez courir ? demanda Viv.
D.J. baissa les yeux sur sa tenue de cycliste, en se demandant si elle
devait avouer à Viv qu’elle s’apprêtait à partir à leur recherche.
— Scotty court régulièrement, lui aussi, poursuivit Viv sans attendre sa
réponse.
D.J. décida qu’il était urgent de changer de sujet de conversation et
lança la première phrase qui lui passa par la tête.
— Vous avez des projets pour le week-end ?
La question s’adressait à Viv, mais, horreur, celle-ci se tourna vers son
fils, comme si elle considérait qu’une telle demande ne pouvait concerner
que lui.
Aussi surpris que contrarié, il abandonna aussitôt sa pose décontractée
et se redressa.
— Je… euh… je travaille le samedi.
D.J. acquiesça.
— J’ai l’intention d’ouvrir la bibliothèque demain, moi aussi.
— Mais il n’y a pas d’ouverture le week-end ! intervint Viv.
— C’est quelque chose que j’entends changer, annonça D.J. Je pense
que c’est le meilleur moment pour les familles. De nombreux enfants n’ont
rien de particulier à faire le samedi.
— Mais comment allez-vous vous arranger, pour le personnel ? s’enquit
Viv. Je ne suis pas certaine que le conseil d’administration serait d’accord
pour payer un employé de plus.
— J’assurerai moi-même la permanence du samedi, répondit D.J. Au
moins le temps de tester ces nouveaux horaires et d’évaluer le taux de
fréquentation. Une bibliothèque publique ne peut pas fonctionner comme
une banque : 9 heures 18 heures, c’est parfait pour les retraités, ou pour
ceux qui ont de très jeunes enfants. Mais il faut que tout le monde puisse
avoir accès à nos services.
Elle fut surprise de voir Scott acquiescer.
— C’est une bonne idée, dit-il. Le samedi est le jour où il y a le plus de
monde en ville. Au drugstore, c’est le plus chargé.
— Exactement, renchérit D.J. Si nous voulons donner un nouveau
souffle à la bibliothèque, nous devons attirer des gens qui n’ont pas
l’habitude d’y aller.
— Ma foi, si c’est ce que vous voulez, c’est parfait, déclara Viv.
Comme je vous l’ai dit quand je vous ai embauchée, nous apprécions
l’esprit d’initiative.
— Je vous remercie.
Viv n’en avait pas terminé.
— Mais il ne faut pas penser qu’au travail. Il faut aussi s’amuser, n’est-
ce pas ? Une bibliothécaire trop sérieuse, c’est ce que nous avons eu
pendant des années. J’espérais que vous changeriez cette image.
— Oh ! mais j’y compte bien ! assura D.J.
— Parfait. Je vous conseille de commencer dès samedi. Je disais
justement à Scott qu’il devait vous montrer la ville, vous aider à rencontrer
des gens nouveaux. Ça se fait, entre voisins, non ?
— Eh bien, je…
— N’est-ce pas ce que je t’ai dit, Scott ?
— Euh, oui… Tu l’as dit.
— Merveilleux ! approuva Viv avant de se tourner vers D.J. A quelle
heure doit-il passer vous chercher samedi soir ?
302.7 Interactions sociales

Le samedi fut chargé, comme Scott s’y était attendu. La moisson


approchait et l’on venait chercher ses médicaments parce qu’on n’aurait
bientôt plus le temps, réapprovisionner les trousses de premiers secours, se
procurer des masques à particules, faire des stocks de crème solaire, de
piles pour les lampes de poche… Et, tout cela, on le trouvait au drugstore
Sanderson. Les vieux amis qui s’y croisaient en profitaient pour discuter
autour d’un café.
Il y avait de l’animation. Et même de l’électricité dans l’air.
Les habitants de Verdant, plutôt calmes et paisibles d’ordinaire,
frétillaient d’impatience. La moisson n’était pas une partie de plaisir, mais
au contraire un dur labeur qui s’étalait sur plusieurs semaines. Mais elle
marquait également l’aboutissement d’une année d’efforts et un grand
moment d’entraide. Cette année, la récolte promettait d’être bonne et le
moral était au plus haut.
Tout en comptant des pilules, en répondant au téléphone et en servant
les clients, Scott se laissa gagner par l’effervescence. Les clients se
succédèrent pour boire des cafés et commenter le taux d’humidité du blé.
Même ceux qui ne plantaient que des pétunias en pots avaient quelque
chose à dire sur la question.
La matinée passa à une allure folle. Scott avait demandé à Paula de lui
rapporter de chez Gleason un sandwich épicé œuf crudités quand elle s’était
absentée pour sa pause déjeuner. Il s’installa derrière le comptoir pour
manger, puisque tous les sièges étaient occupés de l’autre côté.
Il venait juste de mordre dans son sandwich quand une amie de sa mère,
Edna Kievener, prit la parole.
— Alors, comme ça, tu sors samedi soir avec la nouvelle
bibliothécaire ?
Un silence assourdissant accueillit cette question. Scott avala
péniblement sa bouchée tandis que tout se figeait dans la pièce, excepté les
regards qui se tournaient vers lui.
— On ne peut pas dire que je sors avec elle, parvint-il à balbutier avant
même d’avoir fini de déglutir.
Il but une gorgée de soda pour faire passer un morceau qui restait coincé
dans sa gorge.
— Maman m’a demandé de lui montrer la ville, de lui présenter des
gens, ce genre de choses, expliqua-t-il. Il n’y a pas de quoi en faire des
gorges chaudes…
Les têtes opinèrent de l’autre côté du comptoir et certains feignirent de
se désintéresser de l’affaire. Mais Scott ne fut pas dupe. Tout le monde était
intéressé.
— Je vois…, reprit Mme Kievener. Et comment tu la trouves ?
— Je… euh… je ne la connais pas vraiment, répondit Scott avec
diplomatie.
— Viv l’aime beaucoup, annonça Edna à la cantonade. Elle dit que c’est
une jeune femme charmante.
— Elle n’est pas si jeune que ça ! lança Nina Philpot.
Scott fut tenté de son côté de contester le qualificatif « charmante »,
mais il préféra rester neutre.
— D’après ce que tout le monde dit, elle est adorable, insista Edna.
— On ne sait encore rien d’elle, intervint Harvey Holland. Elle vient
d’arriver, elle se montre sous son meilleur jour.
Harvey était l’homme le plus riche de la ville, et aussi, en tant que
propriétaire de l’élévateur à grain, le plus important. Il se promenait
aujourd’hui, comme chaque fois à l’approche de la moisson, en salopette
usée et chapeau poussiéreux, soucieux de montrer qu’il appartenait à la
grande communauté des cultivateurs.
Au bout du comptoir, Karl Langley, le shérif adjoint et unique
représentant de la loi dans cette partie du comté, acquiesça.
— Tant qu’on ne sait rien sur les gens, on leur accorde le bénéfice du
doute. De plus, les bibliothécaires sont censées être des personnes
tranquilles, non ?
Près de lui, Suzy Granfeldt, qui connaissait mieux la bibliothécaire que
quiconque, se manifesta.
— Eh bien, elle n’est pas Marsha Milquetoast, si c’est ce que vous
pensez. Elle a même du caractère.
Elle jeta un regard entendu du côté d’Amos Brigham qui mangeait un
banana split en guise de déjeuner. Il opina pour signifier son approbation.
— Vraiment ? demanda Nina.
Tout le monde était suspendu aux lèvres de Suzy, y compris Scott.
— Hier, elle a passé un sacré savon à Mlle Grundler.
Elle avait dit ça avec fierté et admiration.
Harvey émit un sifflement.
— Seigneur… Et pourquoi donc ? voulut savoir Edna.
Suzy se pencha en avant, comme pour murmurer une confidence, tout
en sachant pertinemment que l’affaire ferait le tour de la ville dès que les
mots seraient sortis de sa bouche.
— C’était au sujet d’Ashley Turpin.
— Ashley Turpin ? La petite de Julene ?
Suzy fit signe que oui.
— Julene ne termine son service au Brazier qu’après le coup de feu du
dîner, expliqua Amos. Je crois qu’elle n’a personne pour garder Ashley cet
été, alors la petite vient se réfugier à la bibliothèque tous les jours, en fin
d’après-midi.
— Quand nous fermons, elle va à pied au restaurant pour rejoindre sa
mère, ajouta Suzy. Je lui ai proposé de l’accompagner en voiture, mais elle
m’a dit qu’elle n’avait pas le droit.
— C’est un long trajet, pour une si petite fille, argua Edna.
— Elle le fait tous les soirs, assura Harvey. Je la vois passer.
Edna émit un petit bruit de bouche désapprobateur.
— Un parking en bordure de route n’est pas un endroit où je laisserais
jouer une gamine.
Amos acquiesça.
— Elle est bien mieux à la bibliothèque.
— Je ne pense pas que D.J. soit au courant de tout ça, reprit Suzy. Elle
ne sait pas où va Ashley, ni pourquoi. Mais Mlle Grundler a fait remarquer
que la bibliothèque n’était pas une garderie et, comme nous ne voyons
jamais la mère, elle a chargé Ashley de lui faire passer le message.
— Je comprends son point de vue, intervint Karl. Les contribuables ne
paient pas les employés de la bibliothèque pour jouer les baby-sitters.
— Mais elle n’aurait pas dû s’adresser à la petite, fit valoir Edna.
— Apparemment, notre nouvelle bibliothécaire est de ton avis, lâcha
Nina.
Harvey ricana.
— C’est quand même quelque chose qu’elle ait osé s’en prendre à la
vieille Grundler. C’est la seule femme du village que je craindrais de croiser
la nuit dans une impasse !
Edna lui jeta un regard amusé.
— J’ai pourtant entendu de drôles de choses à ton sujet, une histoire où
il était justement question d’une impasse.
Cette remarque déclencha des rires dans l’assemblée. Harvey se
contenta de hausser les épaules.
— Non, vous ne comprenez pas, protesta Suzy. Amelia Grundler
méritait d’être remise à sa place, mais D.J. était folle de rage, au-delà de
tout ce qu’on peut imaginer. D’habitude, elle est douce et aimable mais, là,
elle aboyait. C’était clair que le sujet touchait chez elle un point sensible. Et
Amelia l’a parfaitement compris. Demandez à Amos, si vous ne me croyez
pas !
— Bien sûr qu’on te croit, lui assura Paula.
— Grundler avait dû user sa patience, dit Nina.
— Elle mettrait n’importe qui à bout, renchérit Edna.
Scott acquiesça. Il voulait bien croire que cette D.J. avait un fichu
caractère. Il n’y avait qu’à voir comment elle le regardait.
— Elle me rappelle quelqu’un, mais je n’arrive pas à savoir qui, dit-il
en s’adressant au groupe. Vous n’auriez pas une idée ?
Il y eut quelques haussements d’épaules. Personne n’eut rien à lui
proposer.
— Je ne vois pas du tout, répondit Suzy.
Si elle ne ressemblait pas à quelqu’un de Verdant, ça signifiait qu’il
l’avait rencontrée ailleurs. Parce que sa tête lui disait quelque chose, il en
était certain.

* * *
Il y songeait encore quelques heures plus tard en se préparant pour leur
rendez-vous.
— Il ne s’agit pas d’un rendez-vous, dit-il tout haut à son reflet dans le
miroir.
S’ils passaient la soirée ensemble, c’est parce que sa mère leur avait
forcé la main.
Pourtant, il envisagea de mettre une cravate. La bleu foncé, pour aller
avec sa chemise bleue à rayures. Puis il se ravisa. Pas de cravate. S’il se
montrait en cravate, les gens allaient jaser. Ils jaseraient quand même, mais
ce n’était pas la peine de leur fournir des munitions.
Il arrêta sa voiture devant chez elle à 19 heures précises. Elle sortit au
moment où il atteignait les premières marches de l’escalier menant à son
appartement, et il la soupçonna d’avoir guetté son arrivée. Elle ne s’était
pas mise en frais : elle portait un costume tailleur bleu-gris et des
chaussures plates, comme le soir où il avait fait sa connaissance. Cette
tenue stricte et neutre lui allait beaucoup moins bien que son bermuda de
cycliste. Il se demanda pourquoi elle cherchait à cacher sa taille fine et ses
seins généreux. Et aussi pourquoi elle le regardait d’un air dégoûté.
Il sourit, par politesse, initiative qui produisit l’effet inverse de celui
qu’il escomptait.
— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, dit-elle. Je suis parfaitement
capable de rencontrer des gens toute seule.
— Je n’en doute pas, répondit-il d’un ton avenant. Mais ma mère a
raison. C’est toujours plus agréable d’avoir quelqu’un pour se charger des
présentations. Si vous êtes comme moi, vous préférez sans doute rester chez
vous après une longue journée de travail. Seule, vous n’auriez pas fait
l’effort de sortir.
— Je ne suis pas du tout comme vous ! déclara-t-elle avec un aplomb
déplacé, puisqu’elle ne savait rien de lui.
Il fit mine de ne pas avoir entendu.
— J’ai pensé que nous pourrions aller au cinéma. C’est à peu près la
seule distraction en ville, c’est ce que tout le monde fait le samedi soir.
— Très bien, répondit-elle.
Comme ils se dirigeaient vers la voiture, sa mère se montra à la porte de
derrière et leur cria :
— Amusez-vous bien, les enfants !
Ça n’était pas gagné, songea Scott. Depuis qu’il savait que la
bibliothécaire avait défendu la petite Ashley contre ce dragon d’Amelia
Grundler, il avait décidé de faire un effort pour l’apprécier. Mais
l’expression hostile de son visage indiquait clairement qu’elle n’était pas
dans le même état d’esprit.
— Je ne rentrerai pas tard, indiqua-t-elle.
Viv rit.
— Oh ! je ne m’inquiétais pour ça. Après 22 heures, c’est un peu
comme si on pliait la ville pour la mettre au placard. Je vais monter
chercher M. Dewey. Nous nous tiendrons compagnie.
— Mais… il est déjà dans son panier, objecta D.J.
— Ne vous inquiétez pas. Je descendrai le panier chez moi.
Scott n’arrivait pas à comprendre comment et pourquoi sa mère s’était
attachée à ce chien. Mais il décida de ne pas s’en préoccuper. Il ouvrit la
portière de la camionnette pour sa cavalière d’un soir, puis songea qu’elle
n’apprécierait peut-être pas le geste.
Ce fut le cas, à en juger par sa mine.
Situé sur la rue principale, le Ritz ne passait que des vieux films que
l’on pouvait visionner sur internet. Mais les pop-corn étaient bons et il y
avait du monde — donc des gens à rencontrer. Une famille de cinq
personnes pouvait s’y offrir une sortie pour vingt dollars. Les fermiers qui
venaient en ville le samedi pour faire leurs achats de la semaine y passaient
volontiers la soirée.
Le parking était bondé, il n’y avait plus une place libre. Scott dut se
garer un peu plus loin, à l’angle d’une rue.
D.J. n’attendit pas qu’il vienne lui ouvrir la portière et fila sur le trottoir.
Il fit l’effort de marcher à ses côtés, bien qu’elle mît délibérément un bon
mètre entre eux, comme si elle craignait qu’il ne se jette sur elle.
Devant le guichet vitré où l’on délivrait les tickets, un groupe
d’adolescents tapageurs patientaient. Les garçons faisaient les idiots pour
attirer l’attention des filles, lesquelles gloussaient de plaisir.
Ils s’alignèrent derrière eux. Scott se demanda s’il avait un jour eu leur
âge. Techniquement parlant, oui, bien entendu. Mais jamais il n’était sorti
en groupe pour aller au cinéma. Le cinéma avait toujours été pour lui une
sortie en couple avec Stephanie.
— Je suppose que vous venez là tous les week-ends ?
Il fut surpris que sa silencieuse compagne se décide enfin à parler.
C’était peut-être un progrès.
— Non, je ne viens pas souvent.
— On dirait qu’il y a beaucoup de très jeunes gens. Surtout des
adolescents.
— Il y a des gens de tous âges, vous verrez, dit-il en lui offrant un
nouveau sourire.
Qu’elle ne lui rendit pas.
— Nous n’avons pas beaucoup de distractions, ajouta-t-il. Si nous
voulons conserver ce cinéma, il faut le soutenir.
Elle acquiesça d’un air songeur.
— Oui, je comprends.
En vérité, il ne soutenait pas beaucoup le Ritz. Il n’y allait même plus
du tout parce que ça lui rappelait de mauvais souvenirs. C’était ici qu’il
avait commencé à se douter que ça n’allait pas si bien que ça entre
Stephanie et lui. Mais il n’avait pas voulu écouter son instinct.
Au moment où ils se présentèrent devant le guichet, D.J. fouilla dans
son sac pour en sortir un billet de vingt dollars, qu’elle lui tendit. Il le
contempla d’un air ahuri, puis il comprit enfin où elle voulait en venir.
— C’est moi qui vous invite, dit-il.
Elle tenta d’insister.
— Je ne vois pas pourquoi vous payeriez ma place.
— C’est deux dollars par personne ! Vous m’offrirez les pop-corn…
Il sortit son portefeuille et donna le montant exact à Christy Tacomb, la
caissière, qui avait observé leur échange avec un vif intérêt.
Dès demain, tout le monde en ville saurait que la nouvelle bibliothécaire
avait voulu payer sa place de cinéma et chacun aurait son interprétation à
donner de la chose.
Il prit les tickets que Christy lui tendait. Il était si distrait qu’il oublia de
signaler à D.J. qu’il y avait à l’entrée un endroit à peine visible où le sol
était inégal, entre le trottoir goudronné et le vieux carrelage noir et blanc
d’origine, datant des années 1920.
Quand elle trébucha, il la rattrapa instinctivement par la taille.
Et, quand son bras se referma autour de la taille de la revêche
bibliothécaire, ce fut comme s’il retrouvait quelque chose qu’il avait
longtemps cherché.
304.3 Facteurs influençant les
comportements sociaux

D.J. aurait volontiers étranglé Viv pour avoir suggéré cette sortie du
samedi soir avec M. Tout. Après cette première semaine éprouvante, elle
aurait préféré se plonger dans un bon livre. Et, au lieu de ça, elle allait
passer sa soirée avec un homme qui risquait de la reconnaître et de faire
d’elle la risée de cette communauté. Elle avait intérêt à se surveiller, à ne
rien dire ni faire qui puisse lui rafraîchir la mémoire.
— Oui, je sais, les braves gens de Verdant ne me poursuivraient pas en
brandissant leurs fourches, mais ils seraient du genre à me demander de
partir « pour le bien de la communauté ».
Elle s’adressait à Melvil Dewey, seule oreille attentive où elle pouvait
déverser ses inquiétudes.
Le petit chien était assis sur le tapis de sa chambre et la suivait d’un œil
fasciné tandis qu’elle allait et venait, de son lit à son armoire, pour essayer
des vêtements qu’elle jetait ensuite sur le lit. Et tout en s’habillant, se
déshabillant, et se rhabillant, elle pestait tout haut.
— Si la mémoire lui revient, je ne pourrai plus jamais le regarder en
face ! Et tu te doutes bien qu’il ne se gênera pas pour raconter l’épisode à
tous les mecs de la ville. C’est ce que font les types comme lui…
Dew ne fit aucun commentaire.
— Il ne faut surtout pas qu’il se souvienne. Il ne faut pas. Il m’a déjà
demandé si on s’était rencontrés. Je lui rappelle quelqu’un. Je dois faire
attention à ce que je porte, à ma façon de marcher, de parler…
Elle parlait d’un ton assuré, mais elle n’était pas rassurée du tout.
— Mais comment est-ce possible qu’il ne m’ait pas reconnue ?
demanda-t-elle au chien d’un ton incrédule. C’est incroyable qu’il ait tout
oublié d’une soirée qui a changé ma vie… ou plutôt qui m’a gâché la vie !
Dew inclina la tête, sa façon à lui de dire qu’il ne comprenait pas
pourquoi elle se mettait dans un état pareil.
Elle posa une main sur son front, comme si elle avait la migraine.
— Bon d’accord, dire que cette soirée a gâché ma vie est peut-être un
peu exagéré, admit-elle. J’ai couché avec un inconnu. C’était dangereux et
irresponsable. Mais c’est exactement le genre de choses dangereuses et
irresponsables que font les jeunes gens de vingt ans.
Dew retroussa les babines, comme s’il souriait.
— J’ai eu de la chance de ne pas me retrouver enceinte et de ne pas
attraper de maladie.
Cependant, jamais elle n’aurait imaginé que cette stupide nuit aurait
autant de répercussions sur les relations amoureuses qui avaient suivi.
— Si on peut appeler ça des relations amoureuses ! se plaignit-elle. Ma
vie sexuelle est pratiquement inexistante. Je préfère passer une soirée avec
un verre de vin et un livre érotique qu’avec un homme !
Elle essaya plusieurs tenues, mais tout lui semblait trop apprêté, ou bien
trop sexy, ce qui raviva sa crainte d’être reconnue. En désespoir de cause,
elle opta pour son uniforme de bibliothécaire. Elle mit ses lunettes et ne se
maquilla pas, ce qui lui fit gagner du temps et lui permit d’être prête au
moment précis où elle entendit la camionnette de Scott s’engager dans
l’allée.
Elle se dépêcha de sortir pour aller à la rencontre de celui que le destin
avait remis sur son chemin.
Il attendait au bas des marches et le simple fait de le voir l’agaça.
Pourquoi arborait-il cet air de boy-scout inoffensif ?
Elle était tellement exaspérée qu’elle eut du mal à rester aimable avec
Viv qui proposait d’aller chercher Dew. Viv était charmante, mais si elle se
faisait des idées à propos d’elle et de son fils… Eh bien, elle avait intérêt à
les oublier au plus vite !
D.J. avait conscience de se comporter comme une pimbêche avec Scott.
Elle savait aussi que son attitude aurait pu le pousser à se demander si,
après tout, ils ne s’étaient pas rencontrés quelque part, car on n’était pas
censé se montrer si hostile envers un parfait inconnu. Mais c’était plus fort
qu’elle, elle ne pouvait pas faire autrement.
Galant, il lui tint la portière de sa camionnette. Elle jeta un regard
incrédule à l’intérieur. A South Padre, il circulait dans une Mazda sport de
couleur bleue, plus chic, mais elle avait refusé de monter et ils avaient
marché au milieu des boutiques de souvenirs, puis le long de la plage, au
clair de lune. Ç’avait été une soirée magique. Elle était comme envoûtée par
sa présence.
Mais, ce soir, pas question de se laisser envoûter.
Elle se glissa sur le siège du passager et s’y installa, raide comme un
piquet, tandis qu’il contournait la camionnette pour se glisser derrière le
volant.
Il fit plusieurs tentatives pour engager une conversation polie, mais elle
ne lui répondit que par monosyllabes, tout en se disant qu’elle exagérait. A
South Padre, ils n’avaient échangé que quelques mots et le peu qu’elle lui
avait dit n’était qu’un tissu de mensonges. Il ne risquait pas de l’identifier
au détour d’une conversation. C’était de son corps, de ses gestes, qu’elle
devait se méfier.
Car de ce côté-là elle ne lui avait pas caché grand-chose.
Elle s’était juré de ne pas regarder côté conducteur, mais ses yeux ne
cessaient de se poser sur les mains crispées sur le volant. Ou sur cette cuisse
dont le muscle se contractait quand le pied appuyait sur l’accélérateur.
Quand il se gara enfin, elle fut soulagée de quitter cette camionnette qui
la condamnait à une dangereuse promiscuité et en sortit précipitamment,
sans attendre qu’il lui ouvre la portière.
Sur le trottoir, elle garda ses distances. Au propre comme au figuré.
Tout en l’observant du coin de l’œil.
Il avait une démarche de vainqueur qui l’agaçait. Dans l’ensemble, son
attitude prétentieuse était insupportable. Quand il marchait, on avait
l’impression que chacun de ses pas le rapprochait du but qu’il s’était fixé.
Comme tous les séducteurs, il avait l’habitude d’obtenir ce qu’il voulait, en
particulier avec les femmes. Il avait dû faire une foule de conquêtes. Pas
étonnant qu’il ne se souvienne pas d’elle…
Mais ça n’en était pas moins horriblement vexant.
— Je parie que vous venez tous les week-ends ici, lâcha-t-elle.
Il parut surpris qu’elle daigne lui parler, mais il eut tout de même la
présence d’esprit de nier.
Quand il prétendit qu’il n’était pas venu depuis longtemps dans ce
cinéma, elle ne le crut qu’à moitié ; cependant, c’était possible, car il n’y
avait que des adolescents devant le guichet, et il préférait sans doute aller
chasser dans un bar minable et sombre en bordure d’autoroute, plus glauque
encore que le Naked Parrot de South Padre — où les filles se soûlaient et
versaient de la bière sur leurs petits hauts, avant de se laisser embarquer par
des types aussi soûls qu’elles.
Quand ce fut leur tour de payer, elle se mit à fouiller dans son sac pour
chercher du liquide. Pas question de le laisser l’inviter. Elle ne voulait rien
lui devoir.
Il refusa de prendre l’argent qu’elle lui tendait et suggéra un grand
gobelet de pop-corn pour deux. Elle avait l’estomac noué, aucune envie de
pop-corn, et encore moins envie d’en partager un gobelet avec lui.
Elle était en train de les imaginer, plongeant leurs mains dans le même
gobelet de pop-corn et… elle trébucha. Elle n’avait pas vu la minuscule
marche, à l’entrée de la salle de cinéma.
Bien entendu, il en profita pour la saisir par la taille, sous prétexte de la
rattraper.
Et ce fut incroyable. Comme lors de cette unique et lointaine nuit, à
South Padre. Une étincelle jaillit entre eux. Son bras était tiède, doux,
familier, bienvenu. Il était fait pour s’enrouler autour de sa taille.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Oui, ça va, ça va.
Elle lissa machinalement la jupe de son tailleur, comme si elle espérait
se débarrasser de la trace magnétique qu’il y avait laissée.
Leurs regards se croisèrent. Il la fixait, les yeux plissés, l’air songeur.
Elle crut un instant que la mémoire lui était revenue et en fut atterrée.
— Allons-y, dit-elle, tout en entrant, sans se préoccuper de vérifier s’il
suivait ou pas.
Il se précipita pour retenir la porte qu’elle avait lâchée derrière elle. Elle
avait hâte de se réfugier dans l’obscurité.
Elle dut malheureusement passer par le hall d’entrée — un endroit très
bien éclairé et bondé. Rencontrer des gens était le but annoncé de la soirée
et Scott paraissait déterminé à remplir sa mission.
Elle le suivit dans une sorte de brouillard. Son cerveau ne fonctionnait
plus, elle était encore sous le choc de leur bref contact physique. Son cœur
battait trop vite, elle avait des frissons. Elle souriait, elle opinait, elle serrait
des mains, mais elle ne put retenir un seul nom plus de deux secondes.
Heureusement pour elle, les gens de Verdant ne parlaient que de la
moisson qui approchait et elle pouvait se contenter d’écouter. Ils semblaient
aussi excités que des enfants à l’approche de Noël.
— Le temps sera de notre côté, cette année, je pense, déclara un fermier
qui devait avoir la quarantaine. On ne demande pas une grosse pluie, mais
une petite averse ferait le plus grand bien.
Près d’elle, Scott secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr que vous l’aurez. J’ai l’impression qu’il fait très
sec. L’air est chargé d’électricité.
Le fermier haussa un sourcil.
— Je n’ai rien remarqué, dit-il en se tournant vers sa femme pour quêter
son avis.
— La météo a annoncé un taux d’humidité moyen, déclara celle-ci.
— D.J. a reçu une décharge d’électricité statique en glissant devant le
cinéma, insista Scott.
Il se tourna vers D.J.
— N’est-ce pas ?
— Euh, oui, oui, marmonna-t-elle en feignant de s’intéresser à la
conversation, tandis qu’une sensation affreuse l’envahissait. Je… Voulez-
vous m’excuser, je vous prie ?
Elle n’attendit pas de réponse et fila en direction des toilettes dans
l’espoir d’y trouver un peu de solitude, mais ce ne fut pas le cas. Tous les
W.-C. étaient occupés et une demi-douzaine de femmes attendaient devant
les lavabos. Elle n’avait envie de parler à personne et garda le regard rivé au
sol en attendant qu’un box se libère. Dès que ce fut le cas, elle s’y
engouffra, ferma la porte derrière elle, abaissa le couvercle et s’adossa au
battant en fermant les yeux.
Bon sang… Ce M. Tout possédait décidément un magnétisme
dévastateur.
Mais non. Elle n’y céderait pas.
Elle s’autorisa pourtant une brève rêverie, s’imaginant qu’elle ne l’avait
jamais rencontré auparavant… Il tombait amoureux d’elle, et elle de lui. Ils
vivaient quelque chose d’exceptionnel et…
Elle eut un sursaut de lucidité. Mais qu’est-ce qui lui prenait ? M. Tout
était doué au lit, mais il n’était pas un homme pour elle. Un don Juan
comme lui ne pouvait pas offrir à une femme le foyer stable dont elle avait
besoin. Elle voulait un homme sérieux, sur lequel on pouvait compter. Et
tant pis si l’entente sensuelle n’était pas au rendez-vous.
Comme elle n’entendait plus rien de l’autre côté de la porte, elle songea
que la séance avait dû commencer. Scott attendait, elle devait se décider à
l’affronter. Elle sortit.
Il restait quelqu’un près des lavabos. : une femme qui devait avoir la
quarantaine, bien habillée, les cheveux bien coupés — pas une femme de
cultivateur, de toute évidence. Elle se penchait vers le miroir pour se
remettre du rouge à lèvres. Quand leurs yeux se croisèrent, D.J. lui adressa
un léger signe de tête, avant de se laver les mains en affectant un air
concentré.
La femme rangea le rouge à lèvres dans son sac, qu’elle referma d’un
claquement sec. Puis elle se détourna du miroir. D.J. continua à se laver les
mains, tête baissée, car elle n’avait aucune envie de parler. Mais la femme
s’arrêta à sa hauteur.
— Alors, je suppose que c’est vous ? dit-elle d’un drôle de ton.
— Euh… Oui, je suis la nouvelle bibliothécaire.
La femme eut un petit rire cynique.
— Je ne parlais pas de ça. Vous êtes la nouvelle conquête de Scott. Je
me demandais justement qui il allait dégoter pour me remplacer ! Vous êtes
arrivée à point.
Elle détailla D.J. du regard, comme quelqu’un qui évalue une
marchandise.
— Je ne sais pas quoi dire, soupira-t-elle. Quoi qu’il en soit, ma chère,
je vous souhaite de profiter de lui tant que ça dure !
Et sur ces mots elle sortit, sans laisser à D.J. le temps de répondre. Ça
tombait bien, parce qu’elle n’avait rien à répondre. Ainsi, ce qu’elle avait
pressenti se confirmait : Scott était un don Juan. Il séduisait les femmes et,
ensuite, il les laissait tomber comme des mouchoirs usagés. Ça n’était pas
une surprise, mais cela alimenta tout de même sa rancœur contre lui.
Elle s’essuya rapidement les mains et quitta les toilettes. La femme
avait disparu. Dans le hall, Scott l’attendait avec deux boissons et un grand
sachet de pop-corn.
— A voir la tête que vous faites, je parierais qu’Eileen vous a dit
quelque chose, lança-t-il.
— Eileen ? Votre ex-petite amie ? Eh bien, oui, en effet. Elle pense que
nous sommes ensemble, figurez-vous.
Elle s’en voulut d’avoir ce ton sarcastique, mais il le méritait, après
tout.
Il secoua la tête.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Personne ne fait attention à ce que
raconte Eileen.
— Mais ça m’ennuie qu’elle pense qu’il y a quelque chose entre nous.
Même si elle est la seule.
— Je vous comprends, approuva-t-il. Mais vous n’y pouvez rien, alors
autant ne pas y accorder d’importance. Allons donc voir ce film. Je sais que
vous avez hâte de vous retrouver seule et que vous n’appréciez pas
beaucoup cette sortie. Mais nous aurons accompli notre devoir et ma mère
sera contente.
D.J. fut tentée de le gifler, mais elle était plus honteuse que blessée. Il
ignorait pourquoi elle se montrait à ce point odieuse avec lui et il devait la
prendre pour une harpie. Tant mieux ! Comme ça, au moins, il l’éviterait. Et
elle aussi allait l’éviter. Il avait raison : bientôt, plus rien ne les obligerait à
se fréquenter. Son calvaire était presque terminé…
La séance avait en effet commencé et ils entrèrent dans une salle noire.
Il n’y avait qu’une allée centrale, qui descendait vers l’écran, mais, après sa
chute, elle préféra laisser Scott passer devant elle.
Il repéra une allée où il restait deux fauteuils accessibles. Juste à côté,
D.J. reconnut Vern, la femme de Feed & Tractor, assise auprès d’une jolie
blonde, délicate et menue.
Les deux femmes regardèrent Scott avec des yeux surpris. Il les salua
d’un discret signe de tête et descendit trois rangs plus bas pour prendre un
fauteuil.
Il n’avait pas voulu s’asseoir près d’elles ?
Super… Non content d’être un menteur et un dragueur invétéré,
M. Tout était aussi homophobe. Il avait décidément tous les défauts !
306.5 Culture et institutions sociales

Viv revenait du supermarché où elle avait fait un détour par le rayon


pour animaux, afin d’acheter quelques gâteries pour M. Dewey. Elle avait
découvert avec étonnement la diversité des produits pour chiens : dans la
catégorie croquettes, ça allait du jambon à base de protéines végétales aux
feuilletés goût pizza. Ne sachant pas ce que Dew aimait, elle avait pris un
peu de tout.
Elle décida de stocker ses achats dans le deuxième garde-manger, celui
qui se trouvait sous l’escalier du couloir, car elle n’avait plus de place dans
les placards de la cuisine.
M. Dewey la suivit, bien entendu. Il la regarda vider les sacs de courses
avec beaucoup d’intérêt, comme s’il savait que c’était pour lui.
— Tu veux goûter quelque chose ? demanda-t-elle. Voyons…
Elle prit un sachet de croquettes et lut tout haut.
— Steak haché de bison…
Elle éclata de rire.
— Tu vas aimer, je pense. Mais je vois mal tes ancêtres en train de
chasser le buffle dans les plaines, sans vouloir te vexer.
M. Dewey n’était pas vexé et se précipita pour avaler la croquette
qu’elle lui tendait. Puis il se dressa sur ses pattes arrière pour en réclamer
une autre.
— Mais regarde-moi ça ! D’accord, je t’en donne une deuxième, mais je
ne te laisserai pas devenir accro, je te préviens. Pas la peine de faire du
cinéma !
Comme elle reposait le sac sur les étagères, une boîte de conserve
déformée attira son attention. Elle l’attrapa et examina d’un air approbateur
le métal bombé sur le dessus.
— Des tomates, dit-elle au chien. Les tomates, c’est parfait, ça va avec
tout.
Elle referma le placard et emporta la conserve avariée, non pas dans la
cuisine, mais dans le bureau qui avait été celui de son John. La pièce était
telle qu’il l’avait laissée, à part qu’elle sentait un peu le renfermé. Viv
n’avait voulu toucher à rien. Plus personne n’y entrait, à part elle.
Elle se dirigea vers un étroit cagibi tout au bout de la pièce et prit la clé
cachée au-dessus du chambranle. Après avoir ouvert le cagibi, elle s’arrêta
quelques secondes pour contempler avec nostalgie la collection de cannes à
pêche rangées contre le mur du fond. Sur le côté, les étagères étaient
chargées de filets, de moulinets et de boîtes contenant tout l’attirail du
parfait pêcheur. Elle soupira. Jeune marié, son John avait adoré la pêche
mais, quand les enfants avaient grandi, le temps lui avait manqué pour
s’adonner à sa passion autant qu’il l’aurait voulu.
La vieille glacière marron en métal dans laquelle il transportait ses
prises était toujours là. Elle défit le fermoir et l’ouvrit.
Le chien posa ses pattes sur le rebord et fourra sa tête dedans.
— Ne t’avise pas de toucher à ça, monsieur Dewey, lui dit Viv d’un ton
ferme. Ce n’est pas pour toi. D’ailleurs, tu n’aimes pas les conserves.
Le chien leva vers elle un regard interrogateur, mais elle ne lui donna
pas d’autre explication. La boîte de tomates alla rejoindre les autres
conserves périmées. Une de plus, voilà qui était parfait. Elle rabattit
soigneusement le couvercle de la glacière, referma la porte du placard,
tourna la clé, et déposa celle-ci à sa place sur le chambranle.
— Allez, viens, maintenant, dit-elle à M. Dewey. Il n’y a plus rien à
voir là-dedans.
Ils s’apprêtaient à quitter la pièce quand le téléphone sonna. Viv
n’aimant pas s’attarder dans ce bureau qui lui rappelait trop son John, elle
alla décrocher dans le salon.
— Salut, maman, fit une voix familière à l’autre bout du fil.
C’était Leanne, sa fille aînée.
— Oh ! Leanne, comment vas-tu, ma chérie ?
Leanne entama aussitôt un compte rendu complet et détaillé de sa
trépidante vie urbaine. Viv s’installa sur le canapé pour mieux profiter de la
conversation. Dewey leva vers elle des yeux suppliants, mais attendit pour
grimper sur ses genoux qu’elle l’y autorise en silence.
Tout en parlant, elle le caressait et lui grattait les oreilles.
A entendre Leanne, on avait l’impression que sa vie était un perpétuel
chaos, mais Viv sentait qu’elle était heureuse avec son mari et épanouie
dans son travail.
— Comment ça s’est passé, avec Ryan ? demanda Leanne.
Viv se raidit, à peine, mais assez pour alerter le chien qui inclina la tête
de côté, en levant vers elle des yeux interrogateurs.
— Très bien.
— Je meurs de curiosité, tu sais, insista Leanne. Ryan m’a dit que
c’était contraire à son éthique de parler de ses enquêtes, même avec des
membres de la famille.
— Je lui ai simplement demandé de me fournir deux trois informations,
répondit Viv d’un ton évasif.
— C’est au sujet du drugstore ? Si quelqu’un vole Scott sans qu’il s’en
aperçoive, il faut que je le sache.
— Rien à voir avec ça, lui assura Viv. C’était personnel, si l’on peut
dire.
— Personnel ? Vraiment, maman, pour quelles affaires personnelles une
femme de soixante-deux ans peut-elle avoir besoin d’un détective privé ?
Viv ne répondit pas.
— Ça fait des semaines que je me creuse la cervelle, se plaignit Leanne.
Est-ce que ça aurait un rapport avec papa ? Parce que enfin, quand on
engage un détective privé, c’est en général pour surprendre son mari avec
une bimbo dans un motel miteux. Papa te trompait ?
— Ton père n’aimait pas les motels miteux et il n’a jamais regardé une
bimbo.
— C’est aussi ce que je pense. Mais je me suis dit que tu avais peut-être
des doutes à ce sujet.
— Non, bien sûr que non.
— D’accord. Dans ce cas… Est-ce que tu as été victime d’une
arnaque ?
— De quoi tu parles ?
— Les femmes de ton âge, en particulier les veuves, sont les cibles
privilégiées de certaines arnaques, expliqua Leanne. Tu n’as pas échangé
des mails avec un prince nigérien en exil ?
Viv soupira.
— Non, ma chérie. Pas de prince nigérien en vue.
— Tu n’as rien reçu t’annonçant que tu étais la gagnante d’un tirage au
sort ? Un truc où on te demande de payer pour accéder à ton gain ? Ne vire
jamais de l’argent sans savoir où il va, et sans nous en parler d’abord.
— Mais bien sûr que non, voyons !
— Et, si tu reçois un appel d’un membre de la famille qui te demande
de l’argent, assure-toi d’abord que c’est bien lui. Raccroche et rappelle-le
sur le numéro que tu connais.
— Calme-toi, chérie, personne n’a essayé de m’arnaquer, je t’assure. Tu
te fais des idées.
— Je suis ta fille, je me fais du souci pour toi.
— Je suis la mère, c’est à moi de m’inquiéter.
— Plus maintenant. Une fois que les enfants sont grands, les rôles
s’inversent.
— Quand une mère cesse de s’inquiéter, c’est qu’elle est morte !
affirma Viv.
— Peu importe, soupira Leanne. Mais je cesserais de m’inquiéter si tu
me disais ce qui se passe. Je ne te poserai pas de questions et je ne te jugerai
pas. Mais, si tu me le dis, ça me soulagera. A moins que je ne sois
concernée et que…
— Tu n’es pas du tout concernée et ça ne te regarde en rien.
— Tu en as parlé à Scott ?
— Il n’est pas plus concerné que toi.
— D’accord. Au moins, pas de jaloux. Tu ne t’es pas confiée à lui non
plus.
— Bien sûr que non.
— Tant mieux. Donc, s’il ne s’agit pas d’une arnaque, pas de moi et pas
de Scott…
Viv ne répondit rien. Pas même un soupir.
— Si tu ne me le dis pas, je vais passer mon temps à me torturer les
méninges.
— Tu as tort.
— J’espère que tu finiras par céder ! Bon, à part ça, Jamie et moi on
pense à te rendre visite, ce week-end ou le prochain. Qu’est-ce que tu
préfères ?
La main qui caressait Dew s’arrêta. Il ouvrit les yeux, comme pour
protester.
— Le moment est mal choisi, Leanne.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’est bientôt la moisson, ça va être très agité, ici, tu comprends, et…
A l’autre bout de la ligne, Leanne pouffa.
— Maman, je sais ce que c’est que la moisson. Je sais que tout le
monde s’agite et que la circulation est parfois impossible dans le centre-
ville. Mais je vis à Kansas City, je te le rappelle. Jamie et moi, on est
immunisés contre les bouchons !
— Mais… Je crois que je n’aurai pas de chambre pour vous, reprit Viv.
Avec tous ces gens en ville, il y a toujours quelqu’un qui vient dormir.
— On prendra l’appartement du dessus.
— Impossible. Je l’ai loué.
— Tu l’as loué ? Tu as bien fait. Dans ce cas, on prendra la chambre
d’amis.
— Mais, chérie, je viens de te dire que la chambre d’amis serait
probablement occupée pendant la moisson. De nombreux saisonniers
cherchent des chambres en ville. Ça se loue cher…
Il y eut un long silence à l’autre bout de la ligne, puis Leanne se décida
à parler.
— Tu n’as jamais voulu louer et maintenant tu n’as plus une chambre
pour nous. Tu as besoin d’argent à ce point-là ? J’appelle Scott !
— Margery Leanne ! Ne te mêle pas de ça ! Je t’ai dit que ça n’avait
rien à voir avec l’argent, ni avec le drugstore.
— Ne m’appelle pas Margery et ne me parle pas comme si j’avais
douze ans ! J’en ai trente-deux.
— C’est-à-dire l’âge d’apprendre à ne pas te mêler de ce qui ne te
regarde pas.
Viv aurait voulu raccrocher au nez de sa fille et mettre fin à cette
conversation, mais c’eût été grossier et elle n’aimait pas se montrer
grossière.
Privé de caresses, Dewey commençait à s’impatienter. Il se redressa et
fit mine de sauter à terre. Comme elle ne voulait pas le laisser sortir seul
dans le jardin, elle lui gratta l’encolure pour qu’il reste en place.
— Leanne, ma chérie, n’en fais pas toute une montagne, dit-elle d’une
voix radoucie. Les semaines à venir vont être très chargées ici. Je serai
occupée avec mes clubs et avec la bibliothèque. J’aurais été ravie de te voir
avec Jamie, mais ça m’arrangerait vraiment que vous veniez à la fin du
mois, après la moisson.
Leanne ne parut pas tout à fait convaincue, mais elle accepta. Après
avoir promis de rappeler bientôt, elle raccrocha.
Viv poussa un soupir de soulagement.
— Eh bien, on l’a échappé belle ! murmura-t-elle à M. Dewey.
324.4 Processus politique

D.J. avait consacré une bonne partie de son dimanche après-midi à


préparer la réunion d’équipe hebdomadaire du lundi matin. Après le
lamentable coup d’éclat de vendredi, elle tenait à restaurer son image et son
autorité. Elle voulait apparaître de nouveau comme une personne calme et
raisonnable — et pleine de projets pour la bibliothèque. En la voyant
défendre avec tant de véhémence la jeune Ashley, Mlle Grundler avait
trouvé sa faille et elle le savait.
Elle arriva à son poste avec une heure d’avance, mais elle n’était pas la
première. La vieille bicyclette rouillée de James était déjà soigneusement
cadenassée à la rambarde. Elle se demanda une fois de plus si James ne
vivait pas dans le bâtiment. Elle n’avait pourtant remarqué aucun indice
laissant supposer qu’il s’y était « installé ». Il n’avait même pas laissé un
paquet de biscuits dans le placard, près de la cafetière, et ne quittait jamais
les allées encombrées de livres, sans même une chaise pour s’asseoir. Donc,
à moins de dormir sur les étagères, il était sans cesse en mouvement.
En tout cas, même s’il ne dormait pas à la bibliothèque, il s’y sentait
chez lui et y passait le plus clair de son temps, ce qui leur faisait un point
commun. Enfant, elle avait même rêvé de se laisser enfermer dans une
bibliothèque pour passer la nuit au milieu des livres.
Elle ne vit pas James en entrant, mais il était là, elle n’en doutait pas.
Les lumières étaient éteintes, elle les alluma.
— Pourquoi vous n’allumez pas les lumières quand vous arrivez,
James ? demanda-t-elle tout haut.
Au bout de quelques minutes, elle obtint une timide réponse.
— Mlle Grundler ne veut pas que je gaspille l’électricité.
— Mais vous ne pouvez pas travailler, dans le noir, objecta D.J.
— Je… J’ai une lampe de poche, bredouilla James.
Elle secoua la tête.
— Il travaille avec une lampe de poche, grommela-t-elle entre ses dents.
Plus fort, elle ajouta.
— James, je vous autorise à allumer les lumières pour faire votre travail
dans de bonnes conditions.
— D’accord.
Elle se détourna pour s’éloigner, puis changea d’avis.
— Je vais préparer du café pour la réunion, annonça-t-elle. Nous la
ferons ici, pour que vous puissiez nous entendre. Pourriez-vous installer une
table et des chaises, s’il vous plaît ?
Elle n’attendit pas la réponse et traversa la salle d’expédition et de
réception pour rejoindre le coin détente, près de la cafetière. Elle s’adossa
au comptoir le temps que le café passe et en profita pour réviser les
questions à aborder pendant la réunion. Elle commencerait par souligner les
points forts de la bibliothèque — une occasion de féliciter l’équipe et donc
de commencer sur une note agréable pour tout le monde. Ensuite, elle
aborderait les améliorations à apporter. Elle aurait pu se dispenser de cet
exercice de mémoire, car elle avait pris des notes, mais elle cherchait aussi
à empêcher son esprit de battre la campagne. Elle ne voulait pas penser à
l’épisode de vendredi avec Mme Grundler. Et encore moins à la soirée de
samedi avec Scott.
Mais c’était plus facile à dire qu’à faire, surtout en ce qui concernait
Scott. La crainte qu’il ne la reconnaisse un jour lui empoisonnait la vie. Elle
avait eu la preuve samedi qu’il n’était pas un type recommandable, en tout
cas pas un type pour elle, même s’il n’était pas le diable en personne — ce
qui aurait par ailleurs pu expliquer ses performances au lit.
— Tu as dit que tu n’y pensais plus, murmura-t-elle pour elle-même.
Rien à faire, elle se mettait à ressasser dès qu’elle était seule. Elle se
servit donc une tasse de café sans attendre qu’il finisse de passer et quitta au
plus vite la pièce. Quand elle revint dans le grand hall, la table et les chaises
étaient en place.
— Merci, lança-t-elle en direction des rayonnages qui la séparaient des
fenêtres.
Elle monta à l’étage par l’escalier en colimaçon pour aller chercher des
dossiers dans son bureau, puis redescendit pour installer sur la table ses
notes, les dossiers et son ordinateur. Elle avait décidé d’attendre en bas afin
de commencer la réunion le plus tôt possible.
L’idée paraissait bonne, mais l’expérience prouva qu’elle ne l’était pas.
Suzy arriva la première, avec ses propres sujets de discussion — sujets
que D.J. aurait préféré éviter.
— Je n’en reviens pas ! lança-t-elle en guise de préambule. Vous êtes
sortie samedi soir avec Scott Sanderson !
D.J. ne parvint pas à déterminer si le ton exprimait uniquement
l’étonnement, ou s’il était teinté de désapprobation.
— Nous avons vu un film ensemble, rien de plus, protesta-t-elle.
— Je suis vexée que vous ne m’ayez pas parlé de ce premier rendez-
vous, insista Suzy en s’installant sur une chaise, à sa droite.
Elle se pencha en avant, le menton posé sur ses mains jointes, comme
une enfant qui s’apprête à écouter un conte de fées.
D.J. retint avec peine un soupir d’exaspération.
— Il ne s’agissait pas d’un premier rendez-vous, mais d’une sortie
improvisée.
— Une sortie improvisée ? C’est encore mieux !
— Il ne s’agissait pas d’un rendez-vous, répéta D.J. Mme Sanderson a
demandé à son fils de m’emmener en ville pour me présenter des gens.
C’est tout.
— C’est parfait, acquiesça Suzy. Discret, pas de pression… Les
hommes sont sans défense contre ça. Viv vous aime beaucoup. Et vous
savez ce qu’on dit : « Il faut d’abord séduire la belle-mère… »
D.J. n’en croyait pas ses oreilles. Qu’est-ce que le mot belle-mère venait
faire dans cette conversation ?
— Il n’est pas question de relation à long terme, dit-elle sèchement.
— Mais pourquoi exclure une relation ? insista Suzy. Vous êtes une
femme séduisante. Et Scott apprécie les femmes tranquilles, plutôt
classiques.
— J’en doute. Mais ça n’a pas d’importance. Je suis venue ici pour
travailler, pas pour faire des rencontres, expliqua-t-elle.
— Bien sûr que vous n’êtes pas venue pour faire des rencontres ! Et
beaucoup pensent que, si Viv a engagé une nouvelle bibliothécaire, c’est
pour trouver une femme à son fils !
D.J. sentit la nausée l’envahir. Ce n’était pas la première fois qu’elle
entendait ça et elle commençait à en avoir assez. Quand les braves gens de
Verdant comprendraient-ils que, Scott et elle, c’était tout simplement
impossible ?
— Nous sommes allés voir un film, reprit-elle avec calme. Nous
n’avons aucune attirance l’un pour l’autre, rien en commun, nous n’avons
même pas sympathisé. Point final.
— Oh…
Suzy paraissait sincèrement déçue. Elle s’adossa à sa chaise avec un air
gêné.
— Vous vous êtes disputés ?
— Non. Pourquoi nous serions-nous disputés ? Il n’est pas mon genre.
C’est tout.
De gênée, l’expression de Suzy passa à perplexe.
— Mais Scott est l’un des garçons les plus attirants et les plus
intéressants de cette ville ! Il y a très peu de célibataires à Verdant, vous
savez.
— Dans ce cas, il ne devrait pas avoir de difficultés à trouver une petite
amie, rétorqua D.J.
— Il n’a pas de petite amie. Il ne sort jamais.
— Vous devez être mal renseignée.
— Mais pas du tout ! A Verdant, on ne peut rien cacher, et surtout pas
qu’on sort avec quelqu’un. La seule chose qui intéresse plus que les
histoires de couples, ce sont les matchs de l’équipe de base-ball du lycée. Si
Scott avait une petite amie, je le saurais, croyez-moi.
D.J. secoua la tête.
— Je suis tombée sur l’une de ses conquêtes dans les toilettes pour
dames du cinéma.
— Son ex-femme ? Elle était pom-pom girl avec moi. Elle est adorable
et tout le monde l’aime bien. Mais certaines choses dans un mariage sont
impardonnables. Scott a eu le cœur brisé.
— Scott ? Le cœur brisé ? Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre. Et
ce n’est pas son ex-femme que j’ai rencontrée, mais une ex-petite amie.
— Une ex-petite amie ?
Apparemment, Suzy n’était pas aussi bien renseignée qu’elle le pensait.
— Eileen…
Suzy ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.
— Vous avez rencontré Eileen Holland ? murmura-t-elle d’une voix de
conspiratrice. Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle a été la maîtresse de
Scott ?
— Elle me l’a dit.
— Seigneur ! s’exclama Suzy d’un ton théâtral. Il y avait des rumeurs à
ce sujet, mais personne n’était sûr de rien.
— Vous voyez. Les gens de Verdant ne savent pas tout.
— Vous ne m’avez pas comprise, répliqua Suzy. Il ne sortait pas
vraiment avec Eileen. Elle est mariée avec Bryce Holland. Il possède
l’élévateur à grain, avec son père.
D.J. faillit tomber à la renverse. Elle comprenait maintenant pourquoi
Suzy s’était mise à parler tout bas.
— Bryce est… C’est l’homme le plus riche du comté. Il connaît tout le
monde et il est très influent dans le conseil d’administration de la
bibliothèque, poursuivit Suzy sur un ton d’avertissement. Donc, quoi que
vous ait dit Eileen, à votre place, je m’empresserais de l’oublier.
Ce fut le moment que choisit Mlle Grundler pour entrer. Suzy lança à
D.J. un regard signifiant qu’il fallait changer de conversation.
— Message reçu, répondit D.J.
326.9 Esclavage et émancipation

Scott se réveilla de très mauvaise humeur. Il avait encore rêvé de sable,


de rivage, et d’un bijou étincelant sur une taille fine et bronzée.
— Oh ! Paillette, gémit-il. Tu me tues…
Il roula hors de son lit et fila directement sous la douche, les yeux mi-
clos.
Moins d’une heure plus tard, il était au drugstore et buvait sa première
tasse de café, les cheveux encore humides, quand une lueur se fit dans son
esprit.
— C’est à elle qu’elle ressemble ! murmura-t-il, incrédule.
La bibliothécaire revêche que sa mère tentait de lui jeter dans les bras
lui rappelait la Paillette qui nourrissait ses fantasmes depuis des années… !
— In-cro-ya-ble.
Il secoua la tête. Sa Paillette de South Padre était impulsive et sensuelle.
La D.J. de sa mère était sèche et coincée.
Leur soirée n’avait pas été aussi catastrophique qu’il l’avait redouté,
mais ça n’avait pas non plus été une partie de plaisir. D.J. avait fait la tête
dès la première minute, puis elle s’était un peu dégelée, mais Eileen avait
tout gâché avec son intervention. Qu’est-ce qui lui avait pris, de parler de
leur liaison à une parfaite étrangère ?
Il comprenait que D.J. se soit sentie agressée, mais il n’y était pour rien,
après tout. Elle avait dû ressasser pendant tout le film, parce qu’elle lui
avait à peine adressé la parole en sortant du cinéma. Franchement, c’était
exagéré. Ça n’avait pas de sens. Il ne comprenait rien à cette femme.
Pourquoi lui était-il à ce point antipathique ?
Les gens ne cessaient de répéter qu’elle était « gentille » et « douce ».
Apparemment, elle lui réservait un traitement de faveur.
Quand le carillon de la porte d’entrée tinta, il se tourna pour accueillir
son premier visiteur de la journée, Amos Brigham.
— Il t’en reste, de ce breuvage ? demanda Amos en montrant la tasse de
Scott.
— Je pense que je peux t’en servir un peu, répondit Scott en plaçant une
soucoupe et une tasse sur le comptoir.
Puis il alla chercher la cafetière posée sur son socle.
— Tu commences tôt ce matin ? demanda-t-il.
Amos haussa les épaules, tout en prenant un siège devant le comptoir.
— Nous avons une réunion et ça promet d’être intéressant. Amelia va
être remontée et j’ai besoin d’une dose de caféine supplémentaire pour
affronter la tempête.
Scott rit.
— On voit que tu ne sais pas ce que c’est que d’être le seul homme dans
une équipe de femmes ! soupira Amos.
— Je pense au contraire que j’ai une idée assez précise de ce que ça
peut donner, rétorqua Scott. Je travaille avec Paula dans un magasin qui
appartient aussi à ma mère et à ma sœur.
— Ah, c’est vrai. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle.
— Et puis tu n’es pas le seul homme à la bibliothèque. Il y a James.
Amos eut un sourire narquois et secoua la tête.
— Tu as raison, il y a James.
— Bois ton café, ça ira mieux.
Amos but en silence.
Scott se servit une deuxième tasse. Il aimait bien bavarder avec Amos.
— Je n’ai pas encore vu Suzy ce matin, déclara Amos. Aussi, je n’ai pas
encore eu droit aux derniers ragots concernant ton grand rendez-vous avec
la bibliothécaire.
— Ce n’était pas un rendez-vous, riposta Scott, agacé.
— Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié, ce n’était pas un rendez-vous.
— Maman m’a demandé d’emmener D.J. en ville pour lui présenter des
gens. C’est tout.
Amos n’insista pas.
— Tout le monde la trouve sympathique, cette D.J., déclara-t-il.
Scott approuva.
— Elle s’est montrée aimable, lâcha-t-il.
Sauf avec lui…
— Elle à l’air très désireuse de s’intégrer, poursuivit-il. Elle a écouté les
fermiers et ça n’a même pas eu l’air de l’agacer.
Amos acquiesça.
— Et tu sais bien qu’ils ne parlent que des moissons, en ce moment,
ajouta Scott.
Amos rit.
— Oui, c’est bien vrai, ça ! J’en ai tellement assez d’entendre parler de
blé que j’ai envie de leur crier de se taire. Pourtant, j’aime la période des
moissons.
— Je comprends, approuva Scott. Max Shultz a entendu dire que la
récolte de Brandon Renny est prévue pour le 12.
Amos opina.
— Ses terres sont un peu plus au sud, mais ça approche, dit-il.
— Dans peu de temps, on en sera à souhaiter que ça se termine.
Amos rit.
— Tu connais trop bien cette ville !
Scott acquiesça.
— Tu aurais dû voir la tête de la bibliothécaire quand Max lui a
expliqué tous les secrets de la mesure de l’humidité du blé.
— Tu devais être mal à l’aise.
— Non, elle s’en est plutôt bien sortie. Elle est restée très polie et a fait
mine d’être intéressée. C’est moi qui étais au bord de la crise d’épilepsie.
— Je connais ça.
— Tu as le T-shirt, toi aussi ?
— Non, moi je suis plutôt tatouages.
Ils continuèrent à plaisanter un moment sur le sujet. Scott servit une
deuxième tasse de café à Amos.
— Tu sais ce qu’on dit de ton rendez-vous de samedi ? demanda Amos.
— Ce n’était pas un rendez-vous, répondit machinalement Scott.
Mais il tendit l’oreille pour écouter. Il espérait que la rencontre entre
Eileen et D.J. n’avait pas eu de témoins.
— On dit que Viv a fait venir cette fille ici pour te la coller dans les
bras, expliqua Amos.
Scott soupira de soulagement. On pouvait donc encore avoir des secrets
dans cette ville…
— J’espère que ce n’est pas vrai, répondit-il. Je n’aime pas décevoir ma
mère.
— Elle n’a pourtant pas trop mal choisi, rétorqua Amos. Sa silhouette
manque un peu de courbes, mais elle a un joli visage.
— Sa silhouette est très bien, protesta Scott. Tu as vu ses fesses ?
— Non, je n’ai pas fait attention. Mais toi oui, apparemment.
— Je l’ai vue en short de cycliste, c’est pour ça. Crois-moi, elle a
quelques atouts et pas grand-chose à cacher.
— Eh bien, dans ce cas, tu devrais tenter ta chance avec elle.
Scott secoua la tête.
— Je ne pense pas, non.
— Tu ne vas pas vivre comme un moine toute ta vie ?
— C’est toi qui me dis ça ? railla Scott. De plus, si j’avais l’intention de
me lancer de nouveau dans une histoire amoureuse, je crois plutôt que je
tenterais ma chance avec Jeannie Brown.
— Jeannie Brown ? Elle a recommencé à sortir avec des hommes ?
— Elle sortirait si on le lui proposait, assura Scott. N’oublie pas que
nous sommes à Verdant. Elle a le choix entre toi, moi, et le vieux Paske. Je
pense qu’on peut éliminer Paske d’office. Il faudrait que l’un de nous deux
se décide.
Amos ne put s’empêcher de rire.
— Je prends Jeannie, tu prends la bibliothécaire, et Paske restera tout
seul ! conclut Scott.
— Je ne peux pas prendre la bibliothécaire, protesta Amos.
— Et pourquoi pas ?
— Eh bien… Parce qu’elle est ma patronne et que je tiens à mon boulot.
— Ah c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça.
— Mais je l’aime bien, poursuivit Amos. Elle est… je ne sais pas… elle
a l’esprit ouvert.
— L’esprit ouvert ?
— Oui. Elle n’aborde pas les choses comme la majorité des gens. Elle
se comporte de façon très naturelle avec James. Elle me parle normalement,
pas comme si elle me considérait comme quelqu’un de… fragile.
Scott pouffa.
— C’est un peu dur de t’imaginer comme quelqu’un de fragile.
Amos palpa ses solides abdos.
— Je suis fragile comme du verre, déclara-t-il avec un grand sourire.
Puis il reprit, d’un ton sérieux.
— Les gens d’ici font attention à ce qu’ils me disent. Comme s’ils
avaient peur que je pique une crise et que je les prenne en otages.
— Ils n’ont pas peur que tu piques une crise, assura Scott.
— Mais ils pensent que j’ai changé, insista Amos. Et c’est vrai, j’ai
changé. Et changer, à Verdant, ce n’est pas très bien perçu.
Scott ne pouvait pas dire le contraire. Il savait ce que ça signifiait de
décevoir les attentes dans leur petite ville.
— D.J. accepte les gens tels qu’ils sont, reprit Amos. Elle n’a pas peur
de leurs blessures.
— C’est donc quelqu’un de très bien, rétorqua Scott. Ça vaut peut-être
le coup de changer de boulot pour l’épouser.
Amos secoua la tête.
— Pas question ! C’est toi qui prends la bibliothécaire.
— Impossible. Je ne lui plais pas.
Amos fronça les sourcils.
— Et pourquoi ?
Scott haussa les épaules.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Elle m’a détesté au premier regard. Et
plus elle me connaît, plus elle me déteste.
— C’est bizarre. En général, on te trouve plutôt sympathique.
— Je dois lui rappeler un salaud qui l’a fait souffrir.
— Oui, c’est possible. Tu ne disais pas qu’elle te rappelait quelqu’un ?
— Oui. Et j’ai fini par trouver qui.
— Et ?
— Elle ressemble à une femme avec qui je suis sorti quand j’étais
étudiant.
Scott contempla rêveusement le fond de sa tasse de café.
— Oh ! quel sourire ! lança Amos. C’est un bon souvenir, alors ?
— Plutôt.
— Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette charmante jeune femme ?
— Je n’en sais rien. Elle a disparu sans crier gare et je ne l’ai plus
revue.
Amos fronça les sourcils.
— Comment ça, « disparu sans crier gare » ? Tu n’as pas cherché à
savoir où elle était passée ?
— Je ne savais pas où la chercher, avoua Scott. Je ne connaissais même
pas son nom.
— Tu ne connaissais pas son nom ? répéta Amos. Et c’était ta petite
amie ?
— Je l’avais rencontrée un soir, pendant les vacances de printemps.
Amos haussa un sourcil.
— Je ne savais pas que tu étais du genre à faire la fête, quand tu étais
étudiant.
— Ce n’était pas mon genre, tu as raison. En général, je rentrais pour
travailler au drugstore. Mais, cette année-là, j’avais décidé de m’amuser un
peu, pour changer.
— Et ?
— Et je l’ai rencontrée.
Scott marqua un temps d’hésitation avant de poursuivre.
— Tu connais la formule… « Elle a bouleversé ma vie… »
— A ce point ?
— Oui, elle a bouleversé ma vie. C’était une initiation sexuelle, un
échange que je n’aurais même pas imaginé. Complètement dingue…
— Tu vas me rendre jaloux, soupira Amos. C’était mon fantasme
d’adolescent, d’être initié par une femme plus âgée que moi.
— Elle n’était pas plus âgée que moi, argua Scott. Elle était étudiante, et
plus jeune que moi, je pense. Mais elle savait se servir de son corps, crois-
moi ! Après toutes ces années, je suis encore excité quand j’y pense.
Amos éclata de rire.
— C’est gênant, pour un célibataire.
— Hé, ce n’est pas drôle, dit Scott. Parfois, ça m’attriste. Si je n’avais
pas rencontré cette fille… je serais peut-être encore marié avec Stephanie.
— Non, sûrement pas. Stephanie et toi, vous ne pouviez pas être
heureux ensemble.
333.3 Economie foncière

La réunion ne se passait pas très bien. Amelia Grundler était nerveuse et


cassante, d’humeur belliqueuse. Elle n’avait pas apprécié la violente
réprimande de vendredi et elle guettait l’occasion de prendre sa revanche.
D.J. s’y était attendue, mais cela ne lui facilitait pas la tâche.
Elle avait pris grand soin de formuler des commentaires positifs sur la
bibliothèque en général et sur le travail de chacun. La bibliothèque
fonctionnait bien, mais son personnel manquait d’ambition. Elle était là
pour les motiver, leur proposer de nouveaux défis, mais sans trop bousculer
leurs habitudes.
Elle devait avancer à petits pas.
Donc, après avoir félicité et écouté ses collaborateurs, elle aborda
prudemment le premier changement qu’elle souhaitait mettre en place —
celui qui, d’après elle, serait le moins sujet à controverse.
A sa grande surprise, il souleva au contraire une véritable polémique.
— Le mobilier de la salle de lecture date un peu, expliqua-t-elle. Certes,
il est beau et de bonne qualité, mais la pièce est lugubre et pas très
engageante.
— On pourrait retapisser les banquettes, suggéra Suzy. Un beau tissu de
couleur vive suffirait à égayer l’ensemble et éviterait de changer tout le
mobilier.
D.J. fut ravie de l’intervention de Suzy. C’était exactement ce qu’elle
avait en tête.
Mais Mlle Grundler n’était pas d’accord.
— On ne remplace pas du cuir par un tissu bon marché.
— Quand le cuir est d’un vert caca d’oie, je pense qu’on peut ! rétorqua
Suzy.
Les yeux d’Amelia étincelèrent de colère, tant elle était furieuse que
Suzy ose la contredire. On aurait dit que sa tête allait exploser. D.J. ne put
s’empêcher de jubiler intérieurement — même si ça n’était pas très
professionnel.
— Ces pièces ont été offertes par M. Milbank, déclara Amelia d’un ton
solennel. La famille Milbank sera scandalisée de voir le peu de
considération que vous accordez à sa générosité. Et les gens de Verdant
aussi.
Déstabilisée par cet argument, Suzy se mit à bafouiller. D.J. jugea bon
d’intervenir.
— Merci à toutes les deux, dit-elle. Je présenterai vos réserves au
conseil d’administration. C’est lui qui tranchera. Pas nous.
Elle adressa un sourire à la cantonade et passa au point suivant.
— J’ai réfléchi à un projet en ce qui concerne les personnes du
troisième âge, annonça-t-elle. En me fondant sur ce que j’ai pu constater la
semaine dernière, lors du passage des résidents de Pine Tree.
Elle proposa d’accueillir les retraités dans la zone de lecture, beaucoup
mieux éclairée que les rayonnages de la section adultes, et de leur apporter
les livres.
— Ça ferait beaucoup de manutention, déclara Amelia d’un ton
catégorique. Si les gens ne sont pas capables de se débrouiller pour trouver
leurs livres, nous ne pouvons pas en être tenus pour responsables.
— Mais nous en sommes en partie responsables, argua D.J. La section
adultes est trop sombre. Même moi, j’ai parfois du mal à déchiffrer les
titres. Et James a toujours une lampe de poche sur lui. N’est-ce pas, James ?
Il y eut un moment de silence embarrassé, puis une voix désincarnée
répondit.
— Oui.
Amelia ricana.
— Si nous faisons cela pour les pensionnaires de Pine Tree, tout le
monde va en réclamer autant.
— C’est ce que je souhaite, répondit D.J. J’espère que certaines des
maisons de retraite actuellement desservies par le bibliobus prendront
l’habitude d’amener leurs pensionnaires jusqu’ici.
Amos secoua la tête.
— Elles ne le feront pas.
— Pas si l’endroit est trop sombre et peu accueillant, rétorqua D.J.
Mais, si nous réussissons à le rendre agréable, les personnes âgées
viendront peut-être.
— Mais pourquoi les inciter à se déplacer ? demanda Suzy. Ils aiment le
bibliobus et moi j’aime aller là-bas.
D.J. acquiesça.
— Si nous arrivons à supprimer certains points d’arrêt, vous les
remplacerez par d’autres. Je suis sûre qu’Amos et vous avez des
suggestions à ce sujet.
Suzy opina d’un air songeur. Amos eut aussitôt une proposition à faire.
— Les gosses du lycée que leur bus dépose à Batesville traînent tous les
après-midi pendant une heure ou deux à la station-service.
— Il n’y a que l’école élémentaire à Batesville, expliqua Suzy. Ensuite
les enfants doivent venir jusqu’ici.
Amos acquiesça.
— Si le bibliobus était garé près de la station-service, disons deux fois
par mois, je pense que nos statistiques de fréquentation augmenteraient
considérablement.
— En effet, et c’est bien de ça que je parle, renchérit D.J. Je voudrais
proposer nos services à une population qui ne songe même pas à en profiter.
— Le gérant de la station-service sera ravi que les gamins s’occupent à
autre chose qu’à lui voler ses beignets rassis !
Suzy ne put s’empêcher de rire.
— Tout ça n’a rien à voir avec la question qui nous occupe, protesta
Amelia. Vous pouvez vous arrêter à Batesville si ça vous chante, mais je ne
suis pas d’accord pour que cette bibliothèque devienne le refuge de retraités
impotents !
— Ces retraités sont nos usagers, mademoiselle.
— Nous n’avons pas le personnel pour assurer ce genre de services
individualisés. Qui va les attendre et s’occuper d’eux ? Pas moi. Alors peut-
être vous, mademoiselle l’administratrice ? Les contribuables ne vous
payent pas pour jouer les infirmières. Vous voulez ouvrir le samedi,
recueillir les enfants abandonnés, et maintenant vous envisagez de nous
faire perdre un temps précieux en nous obligeant à materner de vieux idiots
à qui il faudrait presque faire la lecture !
D.J. comprit qu’Amelia cherchait à la faire sortir de ses gonds. Elle
avala plusieurs fois sa salive avant de répondre.
— Essayons, au moins, proposa-t-elle calmement. Je m’occuperai de
Pine Tree cette semaine. Suzy et Amos, je vous charge de convaincre les
gérants des maisons de retraite de venir jusqu’ici.
Ils acquiescèrent, en évitant le regard de Mlle Grundler. D.J. ne se
tourna pas vers elle, mais elle la vit du coin de l’œil rougir de colère.
— On devrait peut-être attendre la fin des moissons pour mettre tout ça
en place, suggéra Amos.
— Ah oui, ça c’est sûr ! s’empressa d’approuver Suzy.
Amos leva les yeux vers D.J.
— La moisson commencera la semaine prochaine, c’est presque certain,
déclara-t-il.
Encore la moisson ! Mais enfin, la vie ne s’arrêtait tout de même pas
pendant les sacro-saintes moissons !
— Je veux qu’on commence tout de suite, dit-elle.
— Oui, fit Amos. Dès que nous serons revenus.
— Revenus ? Revenus d’où ?
Mlle Grundler poussa un soupir d’exaspération.
— La bibliothèque sera fermée pendant la moisson.
— Pardon ?
— Nous fermons. Tous les ans, nous fermons.
— Je n’ai pas vu ça dans notre calendrier.
— Parce qu’on ne sait pas exactement quand ça va commencer et quand
ça va se terminer. Mais nous fermons dès le début des moissons.
— C’est ridicule ! protesta D.J.
Cette fois, Mlle Grundler poussa un gros soupir écœuré.
— Au contraire, mademoiselle Jarrow, c’est tout à fait sensé, dit Amos.
Personne n’a le temps de lire.
— Tout le monde est très occupé pendant cette période, je le
comprends, répondit D.J. Dans ce cas, nous pourrions fermer la
bibliothèque principale, mais mettre les bibliobus en circulation.
— Eh bien…
Amos hésita.
— Il y aura tant de camions et de tracteurs sur les routes que ce ne serait
pas très prudent de faire circuler les bibliobus. Ajoutez à cela que Suzy et
moi nous serons occupés à conduire un camion qui transportera du grain…
Comme tous les ans.
Amelia écoutait cet échange avec un plaisir sadique.
— De mon côté, je rends tous les ans visite à ma sœur qui habite
Colorado Springs, intervint-elle. Et je n’ai aucune intention d’annuler un
voyage prévu de longue date.
D.J. en resta muette. Jamais elle n’avait entendu une chose pareille. Une
bibliothèque qui fermait sans préavis et sans annoncer quand elle
rouvrirait…
— Moi, je serai là, fit tranquillement une voix venue de derrière les
rayonnages.
D.J. eut envie de rire, mais elle parvint à garder son sérieux.
— Merci, James, dit-elle. J’apprécie votre soutien.
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)

Scott avait remarqué cette fille quand elle s’était installée dans le box
près du sien, à cause de sa jupe en cuir et de son haut à paillettes. Il l’avait
tout de suite écartée de la liste des candidates. Trop jeune. De plus, ses
longs cheveux blonds méchés lui rappelaient les pom-pom girls du lycée. Et
les pom-pom girls, bien entendu, lui rappelaient Stephanie.
Il n’allait tout de même pas faire ça en pensant à sa petite amie.
Quelques minutes plus tard, la blonde se retourna pour le regarder et,
cette fois, il ne la trouva pas trop jeune. Il la trouva… lumineuse.
Rayonnante, même.
Il en eut le souffle coupé.
Quand elle lui sourit, il fut aussitôt subjugué par la courbe de ses lèvres
d’un rose foncé. Cette fille-là était sûre d’elle, expérimentée, sensuelle.
Exactement ce qu’il cherchait.
Il rassembla donc tout son courage pour lui rendre son sourire.
Mais une petite voix intérieure se fit entendre pour le mettre en garde. Il
n’était pas de taille pour une fille comme ça. Il n’était qu’un naïf
campagnard, il n’avait que très peu d’expérience avec les femmes, il allait
se ridiculiser.
Il se détourna donc pour chercher quelqu’un d’autre sur la piste. Hélas,
la blonde décida d’aller danser et il fut de nouveau comme happé par sa
présence. Il ne voyait plus qu’elle. Elle dansait bien, elle riait aux éclats,
elle flirtait avec les garçons qui lui tournaient autour.
Comme elle était sexy ! Elle avait de longues jambes que ses
impossibles talons faisaient paraître encore plus longues, un petit derrière
rebondi qui faisait remonter sa jupe en cuir de manière plus que suggestive.
La voix intérieure se manifesta de nouveau, mais cette fois pour
l’exhorter à bouger. S’il restait assis à regarder, on allait lui souffler la
blonde sous le nez. Pourquoi ne pas tenter sa chance avec elle ?
Il prit une profonde inspiration et rejoignit la piste de danse, en fonçant
droit sur elle.
— Oh… Bonjour…, dit-elle.
Elle avait un regard timide et audacieux en même temps, un curieux
mélange.
— Je crois que vous allez être obligée de danser avec moi, déclara-t-il,
comme s’il la mettait au défi de le repousser.
— Obligée ? Et pourquoi donc ?
— Parce que vous êtes si étincelante que je ne vois plus que vous.
— Etincelante ? répéta-t-elle en levant le menton. C’est juste un haut à
paillettes.
Il rit, tout en songeant que non, les paillettes n’expliquaient pas tout,
loin de là.
Il allongea le bras pour la toucher, en prenant garde d’effleurer
seulement le tissu, pas sa peau, comme s’il craignait de se brûler. Cette peur
n’était d’ailleurs pas complètement infondée, car il sentait d’étranges
fourmillements dans les doigts. Le phénomène était tellement étrange et
inattendu qu’il ne put s’empêcher de s’écrier :
— Vous n’avez pas besoin de paillettes. C’est de l’intérieur que vous
brillez !
Incapable de résister, il l’attira dans ses bras. Elle se laissa faire tout en
continuant à danser, et il eut l’impression que leurs corps se fondaient l’un
dans l’autre. C’était la sensation qu’il avait attendue en vain avec Stephanie.
Celle qui transformait un homme et une femme en un couple. Cette
inconnue recouvrait toutes ses blessures d’un baume à la fois doux et
apaisant.
Des sonnettes d’alarme résonnèrent dans son crâne.
Il ne devait pas aller trop vite. Il ne voulait l’effrayer pour rien au
monde.
Mais, quand il approcha sa bouche de la sienne, tout explosa. Son
cerveau cessa aussitôt de fonctionner. Il était juste capable de se dire qu’un
baiser, c’était ça. Il savait maintenant qu’il n’avait jamais été embrassé
auparavant.
Quand le baiser prit fin, il serra la jeune femme contre lui pour lutter
contre l’horrible sensation de manque qui l’assaillait. Il fit glisser ses mains
jusqu’à ses hanches et elle ne protesta pas. Aussi, il s’enhardit jusqu’à
empoigner ses fesses et à la soulever légèrement pour presser son ventre
contre son sexe. Elle laissa échapper un gémissement de plaisir.
— C’est tout à fait ce dont j’avais besoin, murmura-t-il, plus pour lui-
même que pour elle.
Elle parut apprécier le commentaire et se pendit à son cou, tout en
ondulant contre lui.
— Ne va pas trop vite, murmura-t-il, de nouveau pour lui-même.
— Je ne sais même plus ce que ça veut dire, murmura-t-elle tout contre
son oreille d’une voix rauque et sensuelle.
— Sortons, dit-il.
Ils filèrent vers la sortie main dans la main, en courant presque.
Une fois dehors, dans l’air frais de la nuit, Scott se sentit soudain
dégrisé. Son corps le pressait de plaquer cette femme contre le mur le plus
proche et de la prendre tout de suite, sans préliminaires. Mais, s’il était venu
ici, c’était précisément pour apprendre les préliminaires. Aussi se contint-il,
et leva-t-il les yeux vers elle. Sous le violent éclairage au néon de l’entrée
du bar, elle paraissait encore plus jeune qu’à l’intérieur.
— Tu as bien vingt et un an ? demanda-t-il, soudain inquiet.
Elle rit.
— Hier, je t’aurais répondu non. Mais c’est mon anniversaire,
aujourd’hui.
— Joyeux anniversaire !
Elle s’approcha de lui avec des yeux brillants.
— Merci, je pense qu’avec toi il sera joyeux. Tu es mon cadeau-
surprise. Avoue que c’est un peu plus excitant qu’un gâteau avec des
bougies…
Elle l’embrassa et, de nouveau, il dut faire un effort surhumain pour ne
pas la plaquer contre un mur.
— Marchons, dit-il quand elle s’écarta de lui.
Il lui prit la main, mais ils ne firent que quelques pas sur le trottoir avant
de recommencer à s’embrasser.
Quand ils se séparèrent, il était au bord de la crise cardiaque tant son
cœur battait. Il prit de nouveau la main de la jeune femme et l’entraîna sur
l’avenue qui menait à la plage.
Dans sa tête, les images défilaient à toute allure. Il devait l’emmener
dans un motel, dans sa voiture, sur la plage. Il devait la prendre. Tout de
suite.
Il tenta de se calmer et de passer en revue les Sept étapes pour une
sexualité torride de GQ et Stratégie des prouesses sexuelles de Men’s
Health Monthly. Il ne voulait surtout pas être déçu ce soir. Il allait faire de
son mieux, mettre en pratique tout ce qu’il avait étudié.
Il se souvint alors d’avoir lu qu’il ne fallait pas négliger la conversation.
Les femmes aimaient qu’on leur parle.
— Je crois que je devrais me présenter. Je m’appelle…
Elle le fit taire en posant un doigt sur ses lèvres.
— Je ne veux pas savoir ton nom, ni rien d’autre. C’est très bien comme
ça, nous n’avons pas besoin de parler.
Elle avait une jolie voix, très douce. Et une langue plus douce encore.
Ils firent de nouveau quelques pas, puis s’embrassèrent parce qu’il n’y
tenait plus, puis se séparèrent de crainte de perdre le contrôle.
La rue était très commerçante et il y avait un bruit dingue avec les
boîtes de nuit et les boutiques qui déversaient des flots de musique sur le
trottoir. Des volutes d’encens s’échappaient d’un magasin hippie à la vitrine
particulièrement colorée. Scott admira un buste de mannequin qui présentait
une douzaine de faux piercings pour seins.
Il prit sa compagne par la taille et l’entraîna à l’intérieur.
— Je veux t’offrir un cadeau d’anniversaire, dit-il.
Il lui désigna les faux piercings — non sans arrière-pensée, car elle
serait obligée d’enlever son haut à paillettes pour les essayer. Elle écarquilla
les yeux et son visage afficha soudain une expression surprise et naïve qui
ne cadrait pas du tout avec son personnage.
— Ce sont des faux, lui assura-t-il en lui montrant leur charnière. Je ne
suis pas en train de te proposer de te trouer les seins !
Elle lui sourit, visiblement soulagée. Il allait prendre l’un des faux
piercings, quand ses yeux tombèrent sur un bijou de taille, un lien doré
décoré de strass et qui brillait de mille feux sous les lumières fluorescentes.
Au centre, une petite pierre rose en forme de cœur attirait le regard vers la
région située en dessous.
— On dirait qu’il est fait pour toi, déclara-t-il.
— Il est joli, approuva-t-elle.
— On peut l’essayer ? demanda-t-il au vendeur.
Celui-ci répondit par un haussement d’épaules indifférent qu’il
interpréta comme une autorisation.
Elle lui présenta sa taille, les bras levés, et il fit glisser la chaîne entre
ses doigts, avant de la lui passer et de boucler le fermoir — tout en prenant
garde de ne pas effleurer la belle peau bronzée que le doré du bijou mettait
en valeur.
Mais ses mains tremblaient.
Sa conquête se détourna en se déhanchant et déambula dans le magasin,
comme un mannequin qui présente un modèle.
Ce bijou lui allait à merveille et la rendait encore plus sexy. Elle était
éblouissante. Il la baptisa secrètement « Paillette ».
Elle s’arrêta devant lui, en appui sur une hanche, pour se faire admirer.
— Je crois que ce bijou t’attendait, dit-il d’une voix rauque.
Elle eut un rire joyeux qui lui alla droit au cœur.
— Tu n’es pas obligé de me faire un cadeau, tu sais.
— Je sais, mais ça me fait plaisir. Ce sera un petit souvenir de plus de
ton vingt et unième anniversaire.
Le hippie lui annonça un prix scandaleux pour un tel bijou de pacotille,
mais il ne chercha pas à marchander car il avait conscience d’être dans un
magasin pour touristes. De plus, il ne regretta pas son argent quand Paillette
se jeta sur lui pour le remercier d’un baiser, tandis qu’il ramassait sa
monnaie.
Une fois dehors, ils continuèrent à descendre la rue, en riant et en
s’embrassant. Le cadeau d’anniversaire scintillait sous les lampadaires,
comme un appel… Ils arrivaient enfin au bout de la rue, où se trouvait sa
voiture, et ce n’était pas trop tôt, car il était fou de désir. Il fit asseoir
Paillette sur le capot et, comme il se glissait entre ses jambes, il poussa un
cri étouffé en remarquant qu’elle ne portait qu’un minuscule string rouge
sous sa petite jupe en cuir.
Elle l’avait saisi par la nuque et lui mordillait le cou. Quand un groupe
qui passait sur le trottoir se mit à leur hurler des encouragements, il prit
soudain conscience qu’ils étaient toujours en pleine rue, et que, même s’il y
avait moins de boutiques et de passage, ils n’étaient pas seuls.
Il fit descendre Paillette du capot. Elle tituba.
— C’est ma voiture, dit-il. Monte.
Elle le repoussa.
— Non. Non. Pas dans une voiture.
Elle paraissait affolée, soudain. Il comprit qu’il ne fallait pas insister.
— Et si on allait pique-niquer sur la plage, pour fêter ton anniversaire ?
suggéra-t-il.
Elle accepta avec enthousiasme et, après avoir pris la couverture bleu et
rouge qu’il conservait dans son coffre pour les fêtes de fin de match, ils
entrèrent dans l’épicerie la plus proche, où il trouva ce qu’il fallait pour un
pique-nique d’anniversaire improvisé : une bouteille de champagne pas
vraiment glacé, mais pas trop chaud non plus, des gobelets, un paquet de
biscuits fourrés à l’orange, une boîte de bougies d’anniversaire.
Articles auxquels Paillette rajouta au dernier moment une boîte de
préservatifs, qu’elle vint déposer à la caisse.
— J’en ai déjà, indiqua-t-il.
Elle lui adressa un sourire enjôleur et le fixa droit dans les yeux.
— Oui, mais ceux-là brillent dans le noir.
Le caissier eut un sourire tellement obscène que Scott dut se retenir
pour ne pas lui mettre son poing dans la figure.
— D’accord, dit-il à Paillette.
Mais il lança tout de même au caissier un regard menaçant, tout en
prenant la monnaie qu’il lui rendait.
Fuyant les lumières et la foule, ils se dirigèrent vers la plage, guidés par
le ressac de la mer. Un pâté de maisons plus loin, ils traversèrent Gulf
Boulevard, et le trottoir devint un chemin. Elle s’appuya sur lui pour
enlever ses talons hauts et ils avancèrent vers le sommet des dunes, sur la
vaste étendue de sable blanc.
Leur conversation se réduisait au strict minimum. Elle avait clairement
dit qu’elle ne voulait rien savoir de lui et, même s’il était curieux à son
sujet, et il ne voulait pas gâcher l’ambiance en la bombardant de questions.
Il choisit un coin désert et isolé pour étaler la couverture. Il ouvrit la
bouteille de champagne et ils portèrent un toast aux vingt et un ans de
Paillette. Il mit des bougies sur le gâteau fourré à l’orange, mais la brise
venue de la mer l’empêcha de les allumer.
Ils burent, ils rirent, ils s’embrassèrent, ils se caressèrent. Ils n’osèrent
pas aller trop loin, car ils n’étaient pas seuls sur la plage, même s’ils avaient
un peu plus d’intimité que sur le capot de sa voiture. Une fille passa près
d’eux en riant et en poussant de petits cris aigus, poursuivie par un type
portant un jean coupé.
Scott avait lu qu’un bon amant ne devait surtout pas faire l’impasse sur
les préliminaires. Cette jeune femme avait l’air d’apprécier les préliminaires
et d’être prête à aller plus loin, mais il ne voulait pas se presser. Les
étreintes à la va-vite qui laissaient une femme sur sa faim, il ne connaissait
que ça. Ce soir, il voulait autre chose.
Il découvrait par exemple qu’il aimait embrasser. Il avait toujours cru
que le baiser, c’était surtout pour la fille. Mais celle-ci avait une bouche
vraiment spéciale, chaude et douce. Jamais Stephanie ne l’avait embrassé
comme ça. Mais Stephanie n’aimait pas les baisers plus que le reste.
Tandis que Paillette, elle, avait l’air d’aimer tout ce qu’il lui faisait. Et
elle le faisait savoir en gémissant. Bon sang, il avait de plus en plus de mal
à se contrôler !
Il se redressa pour reprendre son souffle et contempla l’horizon.
— Regarde, dit-il. La lune se lève.
Il avait toujours cru qu’il n’y avait rien de plus beau qu’une lune
apparaissant au-dessus d’un champ de blé, mais au-dessus de la mer c’était
tout aussi impressionnant.
Il installa Paillette devant lui, face à l’horizon, et libéra ses seins du
petit haut qui les comprimait. Puis il remonta sa jupe et commença à la
caresser, tout en lui mordillant le cou.
Elle tenta de se tourner vers lui, pour lui rendre la pareille, mais il l’en
empêcha.
— Regarde la lune, ordonna-t-il, tout en prenant entre deux doigts l’un
de ses petits tétons dressés. Ne ferme pas les yeux. Regarde bien.
— Elle est énorme, murmura-t-elle..
— On appelle ça l’illusion de lune géante, expliqua-t-il d’un ton docte.
Pendant très longtemps, on a cru que l’atmosphère ou la courbe terrestre
créaient une sorte de loupe qui faisait apparaître la lune plus grande à
l’horizon.
Il glissa une main sous le minuscule bout de tissu rouge qui servait de
culotte à Paillette. Un petit cri étouffé lui annonça qu’il avait trouvé son
point sensible.
— En fait pas du tout. Ce n’est même pas que nous voyons la lune plus
grosse à l’horizon, c’est le cerveau qui interprète l’image différemment…
Sans cesser de la caresser, il se mit à lui mordiller le cou, tandis qu’elle
ouvrait et fermait doucement les cuisses, comme si elle hésitait entre
emprisonner sa main ou lui donner plus de liberté de mouvement. Les petits
bruits qui sortaient de la gorge de Paillette étaient nouveaux pour lui et
l’excitaient au plus haut point.
— Oh oui, tu aimes ça, murmura-t-il. Laisse-toi aller…
Au moment où la lune jaillissait à l’horizon, Paillette poussa un cri
d’extase. Quand elle se détendit complètement dans ses bras, il la serra
contre lui et couvrit ses cheveux de petits baisers. Il avait réussi. Il l’avait
fait. Il avait envie de crier à la terre entière qu’il avait fait jouir une femme.
Les doutes qui le torturaient depuis des années s’étaient évanouis en un
éclair — ou plutôt en un spasme vibrant. Il savait maintenant ce qu’était un
orgasme féminin.
— Allons-y, dit-il.
— Où ?
Il ramassa le petit haut à paillettes dans le sable et le tendit à Paillette.
— Ailleurs.
Elle leva les yeux vers lui, soudain inquiète et timide.
— Je… C’est fini ?
Il ne put s’empêcher de rire.
— Non, madame. Je vous emmène dans ma chambre et je vais
m’occuper de vous toute la nuit…
349.2 Droit des juridictions particulières

Les derniers échantillons apportés à l’élévateur à grain confirmaient que


le blé était mûr. La moisson allait commencer. Une course contre la montre
venait de s’engager, qui ne se terminerait que lorsque tout serait engrangé
dans les silos. Il fallait couper le blé avant qu’il pleuve, ou qu’il y ait un
coup de vent ou de grêle — autant d’intempéries qui pouvaient gâcher une
récolte. L’équilibre économique de Verdant reposait sur le blé. Une récolte
perdue aurait eu des conséquences désastreuses pour tout le monde.
Aussi, on attendait avec impatience les moissonneuses-batteuses, ces
merveilleuses machines inventées au XIXe siècle pour accélérer la récolte
des plantes à graine et améliorer leur productivité. Ici, les fermiers se
cotisaient pour les louer. Elles passaient donc de champ en champ, en
commençant par le sud et en finissant par le nord — où le blé arrivait plus
tard à maturité.
— Les moissonneuses-batteuses sont en route.
C’était la douzième fois que Scott entendait cette phrase.
— Oui, je sais, répondit-il.
— Tu vas rester ouvert ?
— Pas tout le temps, mais je laisserai mon numéro de portable sur la
vitrine, assura-t-il, comme chaque fois qu’on lui posait la question. Paula va
travailler à l’élévateur mais, le matin, je ferai les petits déjeuners à
emporter, comme tous les ans, et je servirai du café pour ceux qui passeront
par là.
Durant la récolte, les habitants de Verdant se divisaient en deux
catégories : ceux qui travaillaient aux champs et ceux qui s’occupaient des
approvisionnements en tous genres, nourriture, essence, hébergement.
Le drugstore Sanderson proposait depuis toujours un petit déjeuner à
emporter et Scott entendait bien respecter la tradition.
Côté pharmacie, l’activité allait ralentir. Les gens avaient prévu des
médicaments d’avance et leur trousse de secours était bien remplie. Les
vaccinations contre le tétanos étaient à jour. Il ne resterait en fait que les
urgences et les intempestifs rhumes des foins.
Ce matin-là, il y eut plus de monde que de coutume à la pharmacie.
Certains s’arrêtaient uniquement pour boire un café et partager une fébrilité
contagieuse.
La mère de Scott fut la seule personne à ne pas se laisser gagner par
l’excitation générale.
Elle arriva dans la matinée et entra en balayant la boutique d’un air
satisfait de propriétaire. Le chien de la bibliothécaire, qu’elle tenait pour
une fois en laisse, trottait à côté d’elle. Elle commença par aller se laver les
mains dans l’arrière-boutique.
— Tu ne devrais pas emmener le chien dans l’arrière-boutique, maman,
protesta Scott.
Elle rit, comme si c’était une bonne plaisanterie.
— Ne t’inquiète pas pour M. Dewey, il ne sait pas ouvrir les bouchons
de sécurité enfants.
Scott lui jeta un regard noir.
— Ne me regarde pas comme ça ! protesta-t-elle en s’essuyant les
mains. Je ne suis pas une petite fille et tu n’as pas le droit de me gronder. Tu
gronderas tes enfants quand tu en auras.
Scott la connaissait bien. Il sentit que la conversation prenait un tour
dangereux et décida de changer de sujet.
— Vous venez d’où, toi et ton petit compagnon ? demanda-t-il.
— Du cimetière. J’ai arraché quelques mauvaises herbes autour de la
tombe de ton père et replanté quelques fleurs qui étaient mal placées. C’est
pour ça que j’ai les mains sales.
Scott fut tenté de lui demander ce que son père lui avait raconté de beau
aujourd’hui, mais il se retint. On lui avait charitablement rapporté que Viv
parlait toute seule devant la tombe, comme si elle avait été en grande
conversation avec le défunt.
— Je n’ai plus mis les pieds au cimetière depuis le jour de
l’enterrement, avoua-t-il.
Sa mère lui sourit.
— Tu n’as aucune raison d’y aller, murmura-t-elle. Il n’y a que des
morts, là-bas. Les vivants doivent rester avec les vivants.
Il faillit lui faire remarquer qu’elle-même était vivante et qu’elle y allait
tous les jours, mais il se retint.
— Parlons de choses plus intéressantes, ajouta-t-elle d’un ton enjoué.
Apparemment, elle préférait éviter le sujet du cimetière — autant que
lui celui des enfants.
— On pourrait parler des moissons, suggéra Scott en riant. Aujourd’hui
tout le monde ne parle que de ça, mais, toi, ça n’a pas l’air de te
passionner…
Viv fronça les sourcils en secouant la tête.
— Ça fait soixante ans que je vois arriver la moisson, répondit-elle en
soupirant. Crois-moi, ça ne me passionne plus.
Elle lui jeta un drôle de regard en biais.
— Si on parlait plutôt de ta soirée de samedi ? J’ai hâte de savoir
comment s’est passé ton premier rendez-vous avec la nouvelle
bibliothécaire.
— Ce n’était pas un rendez-vous, maman. Tu m’as demandé de
l’emmener au cinéma et de lui présenter du monde. C’est ce que j’ai fait.
Elle émit un petit bruit de bouche désapprobateur.
— Voyons, Scott, ne me prends pas pour une idiote ! Je sais que tu es
très pudique avec moi et que tu n’aimes pas parler de tes relations
sentimentales. Autrefois, tu demandais conseil à ton père, mais il n’est plus
là. C’est à moi de prendre le relais.
Scott se retint de lever les yeux au ciel. Il baissa la voix, pour ne pas
risquer d’être entendu par les clients.
— Allô, maman ! Ici, la Terre… Ton fils est un homme divorcé et il a
trente ans. Il n’a pas besoin des conseils de sa mère pour gérer sa vie
amoureuse.
— Ne sois pas insolent !
— Je te demande pardon, mais avoue que tu le méritais, soupira-t-il.
Maman, je suis sûr que D.J. est une charmante jeune femme, mais nous
n’avons pas accroché, tous les deux. Nous n’avons rien en commun et elle
n’est pas mon genre.
— C’est ridicule ! Elle est tout à fait ton genre et vous n’avez
pratiquement que des points communs.
— Ah oui ? Tu as l’air bien sûre de toi ! Eh bien, puisque tu veux tout
savoir, elle m’est indifférente. Quant à elle, elle ne m’apprécie pas du tout
et ne fait rien pour me le cacher. Désolé, maman… Si tu pensais nous
marier, c’est raté.
— Tu ne peux pas dire que c’est raté, protesta-t-elle. Vous n’avez même
pas essayé !
— Cesse d’insister, maman. Et oublie…
— On ne juge pas quelqu’un en une soirée. C’est trop court.
— Une soirée, ça peut être très long, au contraire. Et celle de samedi l’a
été, tu peux me croire. Entre elle et moi, c’est comme un pétard mouillé, ça
ne prend pas. Il n’y a pas la moindre étincelle.
Viv pinça la bouche d’un air mécontent, mais elle n’insista pas et partit
rejoindre les clients autour de la fontaine à soda, où elle présenta le chien à
la cantonade, comme si c’était le sien.
Scott aimait sa mère et détestait la décevoir, aussi, il fut soulagé de la
voir s’animer et commenter l’approche des moissons — le sujet de
conversation auquel il était impossible d’échapper. Au bout d’un moment,
elle revint le saluer.
— Tu rentres à la maison ? demanda-t-il.
— Oui, mais je vais d’abord faire quelques courses.
Les étagères de sa cuisine croulaient sous les provisions et elle aurait pu
se passer de faire des courses pendant les dix années à venir, mais Scott ne
le lui fit pas remarquer. Elle cherchait à meubler sa solitude, elle s’activait,
c’était déjà une bonne chose.
— Très bien. Alors, au revoir, maman.
— Au revoir, mon fils. A bientôt.
350.0 Administration publique

D.J. était descendue inspecter la section des enfants. Elle était un peu
moins lugubre que la section adultes, car les rayonnages, plus bas, laissaient
passer la lumière, mais il fallait trouver un moyen de la rendre plus gaie et
plus attrayante. Ashley Turpin était là, bien qu’il fût déjà tard, et tellement
absorbée par son livre qu’elle ne l’avait pas remarquée. D.J. ressentit une
bouffée de sympathie pour cette enfant. Ashley était une petite fille
enrobée, plutôt grande pour son âge, avec un visage rond et plat, des
cheveux ternes qui hésitaient entre le blond et le brun, peu soignés. Elle
était mal fagotée, habillée avec des vêtements dont on devinait qu’ils
n’avaient pas été achetés pour elle, mais récupérés au hasard des dons. Tout
cela aurait pu passer au second plan avec un joli sourire et une personnalité
extravertie, mais Ashley ne possédait aucun de ces deux atouts et arborait
en général une mine fermée.
D.J. la rejoignit et s’accroupit près de sa chaise.
— Qu’est-ce que tu lis ?
Ashley ne répondit pas et montra à D.J. la couverture de son livre, avec
l’air coupable de quelqu’un qui s’attend à être réprimandé.
Elle avait choisi un roman pour adolescents. D.J. ne put s’empêcher de
sourire. Cette petite était une vraie lectrice.
— J’ai adoré ce livre et moi aussi je l’ai lu quand j’avais ton âge, dit-
elle. Avec un peu d’avance, ajouta-t-elle.
L’expression d’Ashley exprima un mélange de surprise et de
soulagement.
— J’ai lu tous les livres pour mon âge, expliqua-t-elle comme si elle
avait préparé sa défense.
D.J. acquiesça.
— Je vois ce que tu veux dire. J’ai eu le même problème que toi.
Elle rendit le livre à Ashley.
— Je suis désolée d’interrompre ta lecture, dit-elle, mais je voulais que
tu saches que la bibliothèque ne fermera pas cette année pendant la moisson
et que tu y seras la bienvenue.
— D’accord, répondit Ashley.
D.J. aurait voulu la prendre dans ses bras, la consoler, lui dire qu’elle
savait pourquoi elle venait se réfugier ici, lui dire qu’elle-même, autrefois,
avait passé son temps à lire à la bibliothèque de son quartier. Mais, bien sûr,
elle ne le fit pas. Elle se contenta de lui adresser un sourire rassurant et
regagna l’espace de lecture réservé aux adultes.
Encombré de vieux meubles lourds et cossus, l’endroit était confortable,
mais d’un style vieillot. Trois des murs étaient recouverts de hautes étagères
remplies de livres. Les portes donnant accès aux toilettes et l’ouverture sur
le hall carrelé de marbre occupaient la moitié du quatrième. L’atmosphère
était étouffante et évoquait plutôt le salon d’un club huppé du siècle passé.
On n’aurait pas été surpris de sentir des odeurs de cigares de prix et
d’entendre le tintement des verres de sherry.
Pour la énième fois, elle examina les lampes en réfléchissant au moyen
d’obtenir un meilleur éclairage. Les ampoules à incandescence des lourds
plafonniers de cuivre avaient été remplacées par des ampoules fluo
compactes. Des halogènes, diffusant une lumière plus intense, seraient peut-
être plus indiqués ? Elle repoussa aussitôt l’idée. Les halogènes
produisaient trop de chaleur et étaient déconseillés dans les bâtiments
publics, à cause du risque d’incendie. Un dôme de verre géant aurait été
idéal, mais modifier la structure de cette bâtisse historique aurait demandé
des démarches interminables en vue d’obtenir l’autorisation nécessaire —
laquelle aurait sans doute été refusée pour des raisons budgétaires.
— Qu’est-ce que vous faites ?
La question venait de Suzy qui rentrait de sa tournée de bibliobus.
Aujourd’hui, elle lisait des contes aux enfants du comté et elle arborait pour
la circonstance une jupe longue et un T-shirt Harry Potter.
— Je regarde et je réfléchis, répondit-elle en lui adressant un sourire un
peu forcé.
Elle en voulait un peu à Suzy et Amos de ne pas l’avoir soutenue et de
s’absenter pendant la moisson.
— Vous ne comprenez pas, avait plaidé Suzy. La moisson, c’est
l’événement le plus important de l’année. Tout le monde participe.
D.J. comprenait, mais ça ne l’obligeait pas à être d’accord. Trois
employés en moins, sur quatre — cinq avec elle —, c’était beaucoup. Elle
n’avait pas envie de différer les changements qui s’imposaient. Elle avait
même décidé de profiter de ce moment où les usagers ne se montreraient
pas, d’après ce qu’on lui affirmait, pour accélérer les choses.
Sans ses employés, puisqu’il était apparemment impensable de les
obliger à venir travailler sans se mettre à dos toute la communauté de
Verdant.
— Comment s’est passée votre tournée, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Très bien. J’ai eu beaucoup de monde. J’adore ce travail.
— Avez-vous prévenu que vous ne passeriez pas pendant la moisson ?
Suzy acquiesça.
— Tout le monde le savait déjà, mais je l’ai annoncé, comme vous me
l’aviez demandé. Les personnes âgées et les enfants ont fait des provisions
de livres. Les autres seront trop épuisés à la fin de leur journée de travail
pour avoir la force d’en ouvrir un.
D.J. acquiesça. Elle commençait à en avoir assez qu’on lui répète tout le
temps la même chose.
— Je… Je voudrais vous demander quelque chose, murmura Suzy d’un
ton hésitant.
— Suzy, j’ai très bien compris votre position. C’est une affaire
entendue, n’en parlons plus.
— Mais ce n’est pas de la moisson que je veux vous parler ! répondit
Suzy d’un air surpris.
Elle considérait visiblement elle aussi que l’affaire était entendue et ne
se sentait même pas coupable. D.J. en fut agacée.
— Je vous écoute, dit-elle d’un ton sec.
— C’est à propos de Viv. De Mme Sanderson.
— Euh… Oui ?
Encore des ragots, sans doute. Le sport national de Verdant commençait
à l’irriter. Elle décida qu’elle ne se gênerait pas pour couper court à la
conversation si Suzy allait trop loin.
— Est-ce qu’elle vous paraît bien en ce moment ? poursuivit Suzy. Elle
n’a pas un comportement bizarre ?
Bizarre, Viv l’était certainement. Mais D.J. ne la connaissait pas assez
pour savoir si elle l’était plus que de coutume, aussi, elle préféra se montrer
prudente.
— Non, pas du tout.
Suzy acquiesça.
— Est-ce que vous l’avez chargée de… de faire des achats pour vous ?
La question était étrange, mais D.J. se contenta de secouer la tête.
— Je vous demande ça, parce que je sais qu’elle a acheté tout un chariot
de nourriture pour chiens.
— Elle a fait ça ? s’étonna D.J. Je ne lui ai pourtant rien demandé.
— Eh bien…
Suzy hésita de nouveau.
— Vous êtes sûre de ne pas non plus lui avoir demandé d’acheter pour
vous un article plus… intime ?
— Mais de quoi parlez-vous ?
Suzy s’approcha et baissa la voix.
— Vous voyez qui est Kimmi Morton ? Les parents de son mari tiennent
le supermarché IGA.
— Oui, j’y ai déjà fait des courses. Et je crois qu’on m’a présenté
Kimmi Morton.
— Ça fait un moment que Kimmi se fait du souci pour Viv. Depuis
quelques semaines, elle achète des tas de conserves…
En effet, D.J. avait remarqué que Viv Sanderson stockait chez elle une
quantité anormale de boîtes, mais elle n’allait pas commenter le contenu du
garde-manger de sa logeuse.
— Les Morton ont d’abord pensé qu’elle faisait des provisions au cas
où il neigerait trop cet hiver pour sortir. Puis, Kimmi l’a vue inspecter les
dates de péremption des boîtes de conserve. Elle ne prend que des boîtes sur
le point d’être périmées.
D.J. fronça les sourcils.
— C’est étrange, en effet, ne put-elle s’empêcher de répondre.
— Plutôt. Quand on achète une boîte de conserve qui sera bientôt
périmée, c’est pour la consommer tout de suite, pas pour l’ajouter à un
stock déjà conséquent.
D.J. acquiesça.
— Kimmi en a parlé à Scott, poursuivit Suzy. Il l’avait déjà remarqué et
il pense que c’est une façon pour sa mère de meubler sa solitude.
— Ah ?
— Le mari de Viv est mort il y a un an environ.
— Oh… Je l’ignorais.
— C’est étrange qu’elle ne vous en ait pas parlé, déclara Suzy. Enfin, ce
n’est pas le sujet. Ce que je voulais vous dire, c’est que Viv a acheté
aujourd’hui un article dont elle n’a pas du tout l’usage. Kimmi la soupçonne
de perdre la tête, mais elle n’ose pas en parler à Scott.
— De quoi s’agit-il ?
Suzy se pencha en avant pour murmurer.
— Elle est passée à la caisse avec une énorme boîte de tampons
périodiques.
D.J. haussa un sourcil.
— Je sais, soupira Suzy. Viv a plus de soixante ans. De plus, Kimmi a
appris de sa belle-mère qu’elle a subi une hystérectomie il y a près de dix
ans.
Ce n’était pas le genre d’informations qu’un gérant de supermarché était
censé détenir sur ses clients, mais D.J. commençait à s’habituer aux mœurs
de Verdant et elle ne fut même pas surprise.
— Elle… elle a dû les acheter pour quelqu’un d’autre… ou pour un
usage détourné.
— Ou alors elle perd la boule, suggéra Suzy.
— Elle ne me fait pas cette impression.
— Il faut tout de même alerter Scott. C’est son fils, tout de même !
D.J. dut reconnaître qu’elle avait raison.
— Mais Kimmi ne veut pas s’en charger, reprit Suzy.
— Pourquoi ?
— Elle dit qu’elle ne veut pas que l’on pense qu’elle surveille les achats
de ses clients.
D.J. haussa les épaules.
— Oui, je la comprends. C’est un peu comme à la bibliothèque : nous
ne sommes pas censés raconter qui emprunte quoi, ni parler de ce que nos
usagers cherchent sur internet. Nous n’avons même pas l’autorisation de le
divulguer aux autorités sans mandat. Et, même si un supermarché n’est pas
encadré par la loi à ce sujet, il y a une question d’éthique…
— Elle m’a demandé de parler à Scott, poursuivit Suzy. Mais comment
puis-je savoir que Viv a acheté des tampons, à moins de l’avoir appris par
quelqu’un du supermarché ? Ça me déplairait que Viv ait l’impression que
l’on jase sur son compte. C’est pour ça que j’ai pensé que le mieux serait
que ça vienne de vous.
— De moi ?
— Oui… Parce que vous habitez chez elle et que vous avez pu voir
traîner cette boîte. Et aussi parce que vous fréquentez Scott.
— Je ne fréquente pas Scott.
— D’accord, mais vous êtes sortis ensemble samedi soir. Vous pouvez
lui parler. De plus, vous êtes nouvelle dans cette communauté, c’est plus
facile pour vous. Vous comprenez ?
Justement, non, D.J. ne comprenait pas très bien.
— Je connais à peine Viv et Scott, dit-elle. Et, pour ce qui est de Scott,
je n’ai nulle envie de faire plus ample connaissance.
— Mais pour vous il n’y a aucun enjeu ! Si Scott le prend mal et vous
en veut, quelle importance ?
— Parce que vous pensez qu’il pourrait le prendre mal ?
— Si Viv était ma mère, je serais contente que quelqu’un s’intéresse
suffisamment à elle pour remarquer ce genre de choses et venir m’en parler.
Mais, ici, il faut tout le temps marcher sur des œufs. Nous sommes
supposés être solidaires et nous intéresser à ce qui arrive à nos voisins. Mais
celui qui met son nez dans les affaires des autres risque de se le faire tailler.
Et la cicatrice reste longtemps, vous pouvez me croire.
D.J. croisa les bras.
— Donc, Kimmi et vous, vous tenez au bout de votre nez et vous me
proposez de sacrifier le mien, c’est bien ça ?
Suzy lui jeta un regard embarrassé.
— Et ma réputation, ma place dans cette communauté, vous en faites
quoi ? poursuivit D.J. C’est chez moi, ici, maintenant.
Suzy eut l’air surprise.
— Mais… ce n’est pas comme si vous étiez là depuis toujours.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous finirez par partir dans une grande ville. Personne n’attend de
vous que vous vous installiez définitivement ici.
— C’est pourtant mon intention, déclara D.J.
— Parlez-lui, je vous en prie.
— Je refuse.
— Il le faut.
— Pas question.
— J’ai déjà promis à Kimmi que vous le feriez.
— Quoi ?
— Je vous en prie… Je serai votre meilleure amie.
— Vous parlez comme une gamine.
— Vous avez raison. Et je suis déjà votre meilleure amie. Je vous en
prie, faites-le pour moi…
— Non, vraiment, Suzy, je ne peux pas.
— Réfléchissez-y, au moins. Pensez à la pauvre Viv. Je sais que vous
l’appréciez et que vous ne voudriez pas qu’il lui arrive malheur. Pensez à
votre mère. Si elle était malade, vous aimeriez le savoir.
L’argument ébranla D.J. Elle n’avait jamais été proche de sa mère et
c’était l’un des grands regrets de sa vie.
— Je ne peux rien vous promettre, dit-elle enfin. Mais j’y réfléchirai.
— Oui ! s’écria Suzy en lançant son poing en l’air en signe de victoire.
Je savais que je pouvais compter sur vous.
374.6 Education des adultes

Viv ne s’était jamais intéressée aux animaux. Elle avait eu une vie bien
remplie. Elle avait aidé son mari à tenir un commerce, elle avait élevé deux
enfants, elle s’était toujours investie dans la vie de la communauté. Elle
n’avait jamais eu besoin de la compagnie d’un animal.
Aussi, elle découvrait aujourd’hui avec surprise que la présence de
M. Dewey lui faisait un bien fou. Il l’accompagnait tous les jours au
cimetière et courait librement pendant qu’elle parlait à John. Il ne
s’éloignait pas et la suivait quand elle repartait, toujours plein d’entrain.
Elle s’agenouilla devant la tombe, sans même faire mine d’arracher les
mauvaises herbes ou de s’occuper des fleurs. Elle était venue uniquement
pour parler à John. John, qu’elle avait hâte de rejoindre. John, qu’elle
supportait de moins en moins de laisser seul au cimetière.
— Je vais passer au plan B, déclara-t-elle en se penchant vers la pierre
tombale. Je n’ai pas le choix. Je n’ai jamais été une mère abusive qui
manipule ses enfants, mais là je n’ai pas le choix. Comme on dit : « A
situation désespérée, solution désespérée. » Tu n’es pas d’accord ?
Aucune réponse ne lui parvint depuis le bloc de granit.
— Ils sont têtus tous les deux, soupira-t-elle. Il prétend qu’il est très
heureux comme ça. Et elle l’a détesté au premier regard. Mais je sais qu’ils
se trompent. Je me fie à ton jugement. Je t’ai toujours fait confiance dans
les affaires de cœur. Tu te souviens, quand tu m’as dit que nous devions
nous marier ?
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Tu ne m’as pas demandé si je voulais t’épouser, tu m’as affirmé que
je devais t’épouser. Tu étais sûr de me rendre heureuse. Et tu avais raison.
Elle soupira.
— Depuis que tu n’es plus là, je ne sais plus ce que c’est que le
bonheur.
Elle demeura rêveuse quelques secondes, puis se reprit.
— Je dois trouver un moyen de les obliger à passer du temps l’un avec
l’autre, reprit-elle d’un ton résolu. Et ensuite les choses suivront leur cours.
Elle acquiesça.
— Je sais que nous avons raison, John. Il faut simplement leur fournir
l’occasion de se découvrir. Il y a un truc qui fonctionne entre eux. Je le
sens. Ils sont faits pour vivre ensemble.
Viv tendit le bras pour caresser les lettres gravées dans la pierre.
— Ensemble, c’est le mot que je préfère.
La pierre chauffée par le soleil était tiède, et Viv avait désespérément
besoin d’être réchauffée.
Elle s’allongea sur la tombe et caressa l’herbe grasse.
— Tu me manques, murmura-t-elle.
Il ne répondit pas. Pourquoi ne répondait-il pas ? Il s’était manifesté une
fois, et depuis plus rien. Pourquoi l’abandonnait-il ? Elle avait besoin de lui.
Les larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle ne supportait plus le
vide laissé par son absence.
Soudain, M. Dewey fut là, et se mit à lécher en haletant les larmes
salées sur ses joues. Elle commença par le repousser, mais il revint à la
charge.
— Espèce de stupide petit toutou ! le gronda-t-elle en souriant. Je dois
te paraître bien sotte.
Elle lui gratta les oreilles et il prit son air de chien content, avec sa
langue qui pendait. Il était si attendrissant qu’elle eut envie de rire. On ne
pouvait pas résister à ce chien…
— Tu veux jouer, c’est ça ? C’est tout ce qui t’intéresse ? Jouer, jouer, et
encore jouer. Tu crois que je n’ai rien de mieux à faire ?
Elle éclata de rire.
— Oui, en effet, tu as raison, je n’ai rien de mieux à faire.
Quand elle se leva, le chien se mit à trottiner joyeusement devant elle,
en direction de la maison.
347.0 Procédures civiles

Dès l’arrivée des moissonneuses-batteuses, un silence assourdissant


s’abattit sur le centre-ville. Après plusieurs jours d’agitation frénétique,
Main Street était déserte, comme endormie. Scott était seul au drugstore et
il n’était pas mécontent de ce moment de répit. Installé devant le comptoir,
sur un tabouret, il préparait les petits déjeuners à emporter qu’il vendrait le
lendemain — des sacs en papier contenant de la viande de bœuf séchée, une
pêche, et un roulé à la cannelle sous emballage. A deux dollars pièce, c’était
le petit déjeuner le moins cher de la ville, mais surtout une tradition
familiale que Scott tenait à perpétuer. Le logo du drugstore sur le papier
brun était aussi familier aux hordes de saisonniers de passage qu’aux
habitants de Verdant.
Scott devait avoir six ou sept ans quand il avait préparé ces petits
déjeuners pour la première fois. Son père lui avait expliqué ce qu’il devait
mettre dans les sacs en papier, en lui recommandant de ne surtout rien
oublier. Scott s’était acquitté de cette tâche en se mordillant la lèvre
inférieure, avec le sérieux que l’on peut attendre d’un enfant qui se sent
investi d’une responsabilité d’adulte.
A présent qu’il avait grandi, il remplissait les sacs machinalement, en
pensant à autre chose — et surtout à son père, cet homme au grand cœur et
à l’âme généreuse qui lui avait toujours prodigué de bons conseils, adaptés
à son âge.
Quand il avait sept ans et qu’il se plaignait de devoir sans cesse obéir à
sa mère, ç’avait été : « Il faut faire ce que te demande ta mère. Elle ne veut
que ton bien. »
Adolescent, quand il lui avait avoué que l’école l’ennuyait et qu’il rêvait
d’une carrière de joueur de basket, il avait eu droit à : « Joue au basket,
mais travaille à l’école, comme ça tu auras le choix plus tard. »
Et, à propos de Stephanie, il s’était entendu dire : « Pour être heureux, il
faut épouser une femme qui te convient et que tu aimes sincèrement. »
Scott avait refusé d’écouter cet avertissement et il l’avait amèrement
regretté. Stephanie n’avait jamais été une femme pour lui et il avait souffert
de ne pas l’avoir compris à temps. Avec le recul, il se demandait comment il
avait pu se montrer aveugle à ce point…

* * *

— C’est un péché, lui avait-elle dit la première fois qu’ils avaient fait
l’amour. C’est pour ça que je ne ressens rien. Je sais que c’est un péché et je
n’arrive pas à me laisser aller.
— Un péché ? avait-il répété sans chercher à lui dissimuler son
étonnement.
Elle était venue le rejoindre à Lawrence, dans son petit appartement
d’étudiant, et il s’était donné du mal pour faire de leur première nuit
d’amour un moment inoubliable. Il avait dépensé son argent de la semaine
pour acheter une bonne bouteille de vin, il avait allumé des bougies,
répandu des pétales de roses sur le lit. Il s’était agenouillé devant elle et il
lui avait offert une bague en lui demandant de l’épouser. Ils s’étaient
embrassés et caressés au milieu des pétales de roses. Mais, quand il avait
voulu aller plus loin, elle avait protesté.
— Nous sommes fiancés, à présent, lui avait-il fait remarquer.
— Nous sommes fiancés, mais pas mariés, avait-elle répondu.
Elle avait fini par céder, mais elle avait refusé de se déshabiller
entièrement. Après l’amour, elle s’était empressée de se rhabiller — en
parlant cette fois encore de péché.
— Stephanie, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as des scrupules, maintenant ?
Au lycée, quand tu copiais sur moi pendant les contrôles, tu ne te
demandais pas si c’était un péché.
— Ne fais pas l’idiot, ça n’a rien à voir ! avait-elle rétorqué en
repoussant ses cheveux en arrière de ce geste gracieux qui lui plaisait tant.
Le tableau périodique des éléments ne m’aurait été d’aucune utilité dans la
vie…
Elle l’avait regardé droit dans les yeux. Elle était vraiment belle. Elle
avait des cheveux blonds comme les blés, de grands yeux bleus et une
longue silhouette tout en jambes.
— Scott, je n’y ai pris aucun plaisir. Parce que c’est un péché.
Ensuite, ils avaient recommencé, mais ça ne s’était pas amélioré.
Convaincu que c’était sa faute, qu’il ne savait pas y faire, il s’était
documenté. Puis, comme cela ne changeait rien, il était passé à la
pratique… avec Paillette.
— Je sais que le sexe, ça peut être mieux que ça, surtout entre des gens
qui s’aiment, avait-il dit une fois à Stephanie, fort de l’expérience de sa
folle nuit avec Paillette.
— Ah oui ? Et qu’en sais-tu ? Tu es un expert ?
Il n’avait pas répondu, mais son air coupable l’avait trahi.
— Tu m’as trompée !
Il avait gardé le silence.
— Seigneur… Tu m’as sûrement transmis une maladie.
— J’ai utilisé des préservatifs, avait-il argué. Avec elle, comme avec toi.
— Tu m’as vraiment trompée !
Elle s’était levée pour arpenter la pièce.
— Qui c’était ?
— Ce n’est pas important. Elle n’était pas importante. C’était une
aventure d’un soir.
— Oui. J’ai entendu parler des folles nuits d’étudiants. On fait boire les
filles et on les oblige à coucher.
— Jamais je n’obligerais une fille à coucher avec moi.
— Tu m’obliges tout le temps à coucher avec toi.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je ne t’ai jamais forcée à quoi que
ce soit !
— Tu ne fais que ça. Tu m’as obligée dès que tu as eu ton appartement à
Lawrence. Moi je t’ai toujours dit que je voulais attendre.
— Mais nous n’avons pas attendu et il serait important que ça se passe
mieux entre nous. Pour toi et pour moi. C’est pour ça que… C’est pour ça
que j’ai couché avec une autre femme. Pour être capable de te donner du
plaisir.
— Si tu veux vraiment me faire plaisir, laisse-moi un peu tranquille
avec ça ! avait-elle répliqué.

* * *
Scott glissa une pêche dans un sac en papier, tout en secouant la tête.
C’était à ce moment-là qu’il aurait dû comprendre que ça ne pouvait pas
marcher entre Stephanie et lui. Stephanie ne l’avait jamais désiré. Jamais
aimé.
— Tu aurais dû la quitter sur-le-champ, murmura-t-il pour lui-même.
Mais il ne l’avait pas quittée…
Depuis, il avait retenu la leçon et s’était juré de ne plus s’égarer dans
des liaisons vouées à l’échec.
Il avait décidé de rester seul en attendant de rencontrer son âme sœur.
Il ne put s’empêcher de ricaner : ça risquait de prendre du temps, car il y
avait peu de chances qu’elle vienne frapper à sa porte d’ici au lendemain !
La sonnette de la porte qui tintait lui fit lever le nez de ses sacs. A sa
grande surprise, il reconnut la bibliothécaire. Vu l’attitude revêche qu’elle
avait eue au cinéma, il aurait cru qu’elle l’éviterait comme la peste. Comme
quoi, on pouvait se tromper…
Il fut tenté de l’accueillir d’une remarque acerbe, pour lui rendre la
monnaie de l’autre soir, mais il se retint. Tout le monde en ville avait l’air
de la trouver gentille. Peut-être l’était-elle, après tout ? Curieux de savoir ce
qu’elle lui voulait, il lui fit son sourire aimable de commerçant — celui qui
ne l’engageait à rien.
— Bonjour. Que puis-je pour vous ?
La question parut la prendre par surprise. Elle regarda autour d’elle
comme si elle tentait de se souvenir de ce qu’elle était venue chercher.
— Je… Euh… C’est l’heure de ma pause et tous les magasins sont
fermés.
Scott acquiesça.
— Vous ne trouverez ouverts que le supermarché IGA et les
sandwicheries.
Elle paraissait mal à l’aise.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil
du côté des sachets alignés sur le comptoir.
— Je prépare des petits déjeuners pour ceux qui travaillent aux récoltes,
expliqua-t-il. La plupart des commerçants font un geste. C’est une façon de
participer à la moisson.
Elle fronça les sourcils.
— La bibliothèque a l’habitude de faire quelque chose ?
— Pas que je sache. C’est difficile de lire un livre tout en conduisant un
tracteur.
— On pourrait proposer des téléchargements gratuits de livres audio,
répondit-elle.
Il approuva.
— Ma foi, pourquoi pas ?
— C’est trop tard pour cette année, mais je mettrai ça en place l’année
prochaine, dit-elle. Merci de m’avoir donné l’idée.
Il haussa les épaules.
— Ce serait amusant de voir ces grands gaillards noueux écouter La
Céréaliculture pour les nuls.
— On pourrait peut-être leur proposer des romans, répliqua-t-elle.
Pionniers, de Willa Cather, serait de circonstance.
Scott sourit.
— Ou bien Cent ans de solitude.
— Ah, je vois que vous aimez lire…
Il haussa les épaules.
— Réflexe d’autodéfense. J’ai grandi dans l’ouest du Kansas.
— J’ai deux mots pour vous : télé et satellite.
— Ma mère et mon père ont attendu que je sois à l’université pour
installer une antenne sur le toit de notre maison.
— C’était très judicieux de leur part.
— Possible. Asseyez-vous, proposa-t-il en désignant le tabouret libre
près du comptoir.
C’était la première fois qu’il avait avec elle une conversation sensée et
il se prit à espérer qu’elle avait définitivement enterré la hache de guerre.
— Vous voulez une tasse de café ? Ou plutôt, vu la chaleur qu’il fait
aujourd’hui, un soda glacé, qu’on appelle ici un « pop » ?
— Ah, c’est vrai que vous dites « pop ». Ma baby-sitter à Wichita disait
cela, elle aussi.
Il passa derrière le comptoir.
— Si vous demandez un soda à ce comptoir, on vous servira un mélange
de crème glacée et d’eau gazeuse. Je serais ravi de vous en préparer un, je
suis un spécialiste.
Une drôle d’expression passa fugitivement sur le visage de D.J., mais
elle s’effaça avant qu’il ait le temps de l’interpréter.
— Un pop, ce serait parfait, assura-t-elle.
— Voulez-vous une boisson au chocolat, un 7 Up à la vanille, un Coca
cerise-noix de coco ?
Elle secoua la tête.
— Je prendrai un simple Pepsi, s’il vous plaît. Je sais que ce n’est pas
très original, mais j’aime ça.
— On n’a pas besoin d’être tout le temps original, déclara-t-il avec le
plus grand sérieux. Mais de temps en temps…
Elle fit de nouveau une drôle de tête et il comprit qu’elle se méfiait de
lui. Ou bien, elle lui cachait quelque chose. Il se demanda ce que ça pouvait
bien être. Oh ! et puis, après tout, peu importe !
Il lui servit son Pepsi et retourna remplir ses sacs.
A son grand étonnement, elle le suivit.
— Je voudrais vous parler, annonça-t-elle.
Il espéra qu’elle n’allait pas se mettre à lui exposer les raisons de son
hostilité. En tout cas, elle ne s’apprêtait pas à aborder un sujet agréable :
elle avait la mine dégoûtée de quelqu’un qui vient d’avaler un truc infect, et
ce n’était probablement pas à cause du Pepsi.
— Il faut que je vous parle de… de votre mère.
— De ma mère ?
— Ce n’est sans doute pas mon rôle, mais…
Elle prit le temps d’inspirer et se lança.
— Votre mère, dernièrement… Je ne sais pas si vous vous êtes aperçu
qu’elle… qu’elle se comportait…
Il eut pitié d’elle.
— Vous trouvez que ma mère a un comportement étrange ?
Elle lui lança un regard plein de gratitude.
— Oui, oui, c’est ça. Je sais qu’elle est veuve depuis peu… Et, à ce
sujet, toutes mes condoléances pour votre père… Mais votre mère… fait
certaines choses qui… m’inquiètent.
Elle avait tant de mal à s’exprimer que c’en était douloureux de
l’écouter. Scott croyait savoir de quoi elle voulait parler. Sa mère était
pénible, avec ses manigances d’entremetteuse. Cette jeune femme était
nouvelle dans leur petite communauté, elle y avait une position fragile, elle
n’osait pas se révolter ouvertement. Il décida de la tirer d’embarras une fois
pour toutes.
— Ecoutez, dit-il, ma mère essaye de nous pousser l’un vers l’autre
depuis le jour où vous êtes arrivée. Je sais que c’est très gênant. Pour nous
deux. Mais vous n’avez plus à vous en faire. J’ai parlé avec elle aujourd’hui
et je lui ai dit qu’elle outrepassait ses prérogatives de mère. Je l’ai calmée,
croyez-moi. Elle se tiendra tranquille, désormais.
358.1 Autres forces militaires spécialisées

Viv roulait dans sa Mini décapotable. M. Dewey était installé à l’avant,


sur le siège près du sien, ses petites oreilles au vent. Elle jeta un regard
satisfait de son côté. Elle n’éprouvait pas la moindre culpabilité. A quoi
servait d’avoir une décapotable si on enfermait ses passagers dans un
panier ?
Et puis, quand on partait en mission commando, le risque faisait partie
du jeu.
La maison de Scott était déjà en vue. Le cœur de Viv se mit à battre la
chamade. Elle arrêta sa voiture tout près de la porte de la cuisine, afin qu’on
ne puisse pas la repérer depuis la route. Il ne passait jamais personne, mais
on ne savait jamais, un bon soldat ne négligeait aucune précaution.
Elle prit une profonde inspiration et se tourna vers le petit chien qui la
fixait avec des yeux interrogateurs.
— Inutile de faire cette tête, déclara-t-elle. Je sais que tu n’approuves
pas, mais je suis décidée et tu ne me feras pas changer d’avis.
Il détourna la tête.
— Très bien, je vois que tu as compris.
Elle ouvrit sa portière et il se précipita dehors, en passant sur ses
genoux, pendant qu’elle prenait le temps de ramasser le sac de courses
qu’elle avait posé sur le plancher.
Quand elle arriva devant la porte, le chien l’y attendait, les pattes de
devant sur la marche du seuil. Elle posa le sac près de lui et passa les doigts
en haut du chambranle, en quête de la clé. Elle n’y était pas. Elle souleva le
paillasson. Pas là non plus.
Elle recula et jeta un coup d’œil autour d’elle. M. Dewey la suivait du
regard, dans l’expectative.
— Ne réfléchis pas comme un voleur, murmura-t-elle pour elle-même.
Mets-toi à la place de quelqu’un qui pense qu’on ne viendra jamais le voler.
Elle contempla la porte d’un air perplexe, puis son regard s’arrêta sur
l’applique en métal à gauche de l’entrée. Elle s’avança et passa ses mains
dessous, sur le côté, dessus.
— Bingo !
Elle prit la clé et la montra au chien.
— On est dans la place, soldat Dewey !
M. Dewey remua la queue avec excitation et attendit qu’elle ouvre.
Viv hésita quelques secondes avant de pousser le battant.
— Est-ce que tes pattes sont sales ? demanda-t-elle à son petit
compagnon. Parce que, si tu laisses des traces sur le sol, on saura que c’est
nous.
Elle prit le chien dans ses bras et se servit d’un pan de son chemisier
pour essuyer ses griffes et le dessous de ses pattes. Dès qu’elle le reposa, il
fila à l’intérieur. Elle le suivit.
La maison de son Scott était assez bien tenue. Elle sourit en songeant
qu’il était comme son père : il préférait l’ordre au désordre et considérait
l’efficacité comme un devoir moral. Côté cœur, en revanche, c’était à elle
que Scott ressemblait. Il était entier, dévoué. Il avait promis à Stephanie de
l’épouser et il avait tenu sa promesse, en dépit de ses doutes.
A présent, Stephanie ne faisait plus partie de la vie de Scott et il méritait
d’être heureux. Le destin ne lui avait pas souri, jusque-là. La mission
d’aujourd’hui consistait à infléchir le cours de ce destin. Elle était la mère
de Scott, après tout. Elle avait bien le droit de lui donner un coup de pouce.
Elle entra dans la salle de bains. Une serviette humide traînait par terre
et elle résista à la tentation de la ramasser. Elle sortit de son sac de courses
une petite boîte rectangulaire et la posa sur la table de toilette. Le couvercle
du siège des toilettes n’était pas rabattu — détail prouvant que la maison
était habitée par un homme seul.
Elle se débattit quelques instants avec l’emballage en Cellophane de la
boîte, puis elle en sortit enfin un tampon. Il fallut ensuite le défaire du
papier qui l’enveloppait, puis du tube applicateur. Elle le lâcha dans la
cuvette. Un second tampon suivit bientôt le premier. M. Dewey avait posé
ses pattes avant sur le rebord du siège pour suivre l’avancée de cette
délicate opération. A présent, quatre tampons encombraient le fond de la
cuvette en gonflant lentement.
— Tiens-toi prêt, je vais tirer la chasse, annonça-t-elle.
Elle interpréta l’absence de réponse comme un accord et appuya sur le
levier qui déclenchait la chute d’eau. Les tampons disparurent dans un
tourbillon en direction de la cible — la fosse septique.
Parfait.
Elle s’empressa d’enchaîner. Elle avait toute une boîte de munitions à
faire passer.
384.2 Communications

D.J. était rentrée chez elle après une longue journée de travail plutôt
décevante, car elle n’avait pas encore trouvé le moyen de régler les
problèmes d’éclairage de la bibliothèque. Elle commença par se faire couler
un bain chaud, puis alluma une bougie aux senteurs de l’océan et entra dans
la baignoire sans attendre qu’elle se remplisse.
Elle avait grand besoin de se détendre
Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le bruit de l’eau, si familier et
rassurant. Quand elle était enfant, sa mère l’emportait parfois dans la salle
de bains pour l’installer dans la baignoire, avec un livre, son travail de
classe, ou la télévision. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi.
Plus tard, avec le recul, elle avait compris que sa mère avait voulu la
mettre à l’abri des violentes disputes qui l’opposaient à son père.
Elle soupira. En l’isolant pour la protéger, sans jamais lui expliquer
pourquoi, sa mère avait fait d’elle une personne solitaire et introvertie. Elle
s’était souvent sentie seule, abandonnée, délaissée. N’osant pas protester, ni
réclamer, parce qu’on ne le lui en laissait pas le loisir, elle s’était enfermée
dans une tour d’ivoire. Avec ses livres.
Elle ferma les yeux et repoussa les images qui lui venaient à l’esprit. On
ne pouvait rien changer au passé. Il fallait le surmonter. Et, si possible,
l’oublier.
Dew quitta le tapis de bain sur lequel il s’était installé pour somnoler,
sauta sur le panier de linge et posa ses pattes avant sur le carreau de fenêtre
couvert de buée.
C’était sûrement Mme Sanderson qui rentrait. Dew, qui sortait souvent
avec elle, s’intéressait aux déplacements de la vieille femme… Depuis leur
arrivée à Verdant, il n’était plus son chien. Quand elle revenait du travail, il
ne se jetait plus sur elle en remuant frénétiquement la queue, mais lui
lançait un regard distrait comme pour dire : « Ah, tiens, toi aussi tu vis ici. »
D.J. dut s’avouer que cela lui déplaisait.
Le bain était prêt. D.J. ferma le robinet avec son pied, puis laissa
échapper un soupir.
Elle avait perdu un temps considérable, aujourd’hui, à réfléchir aux
problèmes d’éclairage de la bibliothèque. Il lui était venu l’idée saugrenue
d’installer un alignement de miroirs au niveau des moulures, près du
plafond. Placés selon un certain angle, ces miroirs devaient capter la
lumière provenant de l’autre côté des étagères et la renvoyer vers le bas,
dans la salle de lecture. Elle avait donc tenté, testé différentes positions pour
ces miroirs. Puis elle s’était résignée. A moins de pouvoir en modifier
l’inclinaison au cours de la journée, ce qui était impossible, les miroirs
n’amélioreraient la situation que quelques heures par jour. De plus, les
rayons agressifs qu’ils renverraient risquaient d’éblouir les lecteurs.
— Idiote, murmura-t-elle pour elle-même.
Il devait pourtant y avoir un moyen d’éclairer cette fichue salle et ça la
rendait folle de ne pas le trouver. Elle connaissait de très belles
bibliothèques dans lesquelles la lumière naturelle ne pénétrait jamais. Peut-
être qu’en mettant des lampes fluorescentes le long des étagères… Tiens,
pourquoi pas… L’idée n’était pas mauvaise. Elle était peu coûteuse et
éviterait de repenser tout l’éclairage.
Dew se leva de nouveau et cette fois courut vers la porte, qu’il se mit à
gratter
— Dew, arrête !
Il lui jeta un vague regard, puis se remit à gratter frénétiquement,
comme s’il espérait creuser un tunnel sous la porte pour s’échapper.
Une minute plus tard, elle entendit marcher sur sa terrasse, puis frapper
à sa porte.
— Oh… Seigneur !
Dew fit entendre des jappements excités.
Elle fut tentée de ne pas répondre, puis elle se souvint qu’elle était à
Verdant. Ici, on ouvrait à un visiteur. Sa voiture était garée devant la
maison. Elle ne voulait pas qu’on dise qu’elle ne recevait pas les gens qui se
présentaient chez elle.
Elle sortit donc précipitamment du bain, tout en pestant contre
l’opportun. Comme les coups se faisaient plus insistants, elle attrapa une
serviette et ouvrit la porte de la salle de bains pour se faire entendre.
— J’arrive ! cria-t-elle.
Dew se faufila par la porte entrouverte et fila vers l’entrée.
L’idée qu’il ait hâte de revoir Viv, avec qui il avait pourtant passé sa
journée, agaça D.J.
Elle s’enveloppa dans la serviette et la noua avec soin. Puis, pieds nus,
elle marcha d’un pas lourd jusqu’à l’entrée.
Elle ouvrit la porte sans même prendre la peine de vérifier qui frappait,
persuadée d’avoir affaire à Mme Sanderson.
Mais ce fut sur M. Tout que s’ouvrit le battant.
Il demeura quelques secondes aussi abasourdi qu’elle. Totalement muet.
— Oh… Désolé, vraiment… Je ne pensais pas vous sortir du bain.
La phrase rappela à D.J. qu’elle était nue sous sa serviette. Elle fit un
pas de côté pour se réfugier derrière le battant.
— Je pensais que c’était votre mère, bredouilla-t-elle.
— Désolé, répéta-t-il. Je… Je la cherche, justement. Vous savez où elle
est ?
— Non.
— Elle ne vous a pas dit qu’elle sortait, ni où elle allait ?
— Non.
— Elle a l’habitude de s’absenter le soir en semaine ?
— Non… euh… je n’en sais rien. Que voulez-vous ?
— Je… Vous ne sauriez pas, par hasard, où elle cacherait un double des
clés de la maison ?
— Non, désolée.
— D’habitude, elle les met sous le pot de bégonias, mais j’ai vérifié,
elles n’y sont pas.
— Je ne peux pas vous aider, vraiment.
— J’ai cherché partout et… Ecoutez, je ne voudrais pas vous déranger,
mais… Est-ce que je pourrais l’attendre sur votre terrasse ?
Qu’il attende sa mère où il voulait, mais qu’il la laisse fermer la porte,
bon sang !
— Pas de problème, répondit-elle.
— Merci. Je serai très discret. Vous ne vous apercevrez même pas de
ma présence.
Elle en doutait. Mais elle était si soulagée de pouvoir enfin refermer
cette fichue porte qu’elle ne fit pas de commentaire.
— Dew ! appela-t-elle.
Il ne vint pas.
— Dew, viens ici !
Il l’ignora.
— Dew !
Il grimpa sur l’un des fauteuils de la terrasse et s’y installa, le museau
sur les pattes de devant.
— Retournez dans votre bain, dit Scott. Je surveillerai votre chien. Avec
moi, il ne risque rien.
D.J. fut tentée de sortir pour traîner ce traître à l’intérieur par la peau du
cou, mais cela aurait signifié s’exposer un peu plus aux regards de M. Tout.
Elle le remercia donc du bout des lèvres avant de pousser la porte avec un
immense soulagement. Elle demeura quelques instants adossée au battant,
sous le choc, puis, telle une condamnée à mort résignée à son destin, elle se
dirigea vers sa chambre pour évaluer devant le miroir l’étendue de la
catastrophe.
Elle avait eu l’espoir secret d’avoir exagéré l’indécence de sa tenue,
mais celui-ci s’envola quand elle découvrit la silhouette que lui renvoyait le
miroir. C’était encore pire que tout ce qu’elle avait imaginé. La minuscule
serviette couvrait à peine ses fesses et ses seins, et elle moulait toutes ses
courbes.
Elle en aurait hurlé d’humiliation.
Elle n’avait pas envie de se replonger dans son bain. A présent, elle ne
risquait plus de se détendre.
Elle se mit à fouiller dans les cartons les plus proches pour trouver
quelque chose à se mettre. Elle avait accroché ses tailleurs de travail, mais
elle n’avait pas encore sorti le reste de ses effets. Il faisait une chaleur
torride, mais, bien sûr, ce furent ses vêtements d’hiver qui lui tombèrent en
premier sous la main. Elle parvint tout de même à trouver un jean. Puis un
soutien-gorge de sport qui lui écrasait les seins et un T-shirt assez large pour
un défenseur de deuxième ligne. La vue de ses pieds nus la dérangeait. Elle
enfila une paire de ballerines.
Une fois habillée, elle revint vers le miroir et soupira.
— Reste naturelle, murmura-t-elle. Fais comme s’il n’était pas là.
Le conseil était judicieux, mais le suivre se révéla difficile. Elle alla
vider la baignoire. Suspendit sa serviette. Mit de l’ordre dans la salle de
bains, puis dans le salon. Elle s’installa sur le canapé, mais ne put y rester,
incapable de demeurer suffisamment calme pour regarder la télévision. Elle
décida donc de manger. Hélas, elle ne trouva dans son réfrigérateur que
quelques condiments, mais pas de viande ni de légumes. Elle se serait
presque contentée d’un sandwich à la moutarde et aux cornichons, mais une
recherche dans son placard lui apprit qu’elle n’avait plus de pain. Elle se
rabattit donc sur ce qui lui restait : du fromage et des biscuits salés.
Près du paquet de biscuits, elle trouva la bouteille que ses anciens
collègues lui avaient offerte le jour de son départ. Elle se servit un verre de
vin, avec l’espoir que ça l’aiderait à se calmer. Puis elle resta là, debout
dans la cuisine, à siroter son vin, trop nerveuse pour manger.
— Oh ! pour l’amour du ciel, gémissait-elle de temps en temps,
reprends-toi, Dorothy ! Il ne se souvient pas de toi, sinon il aurait déjà dit
quelque chose. Tu n’es qu’un vague épisode dans la longue histoire de ses
conquêtes. Tu dois te montrer amicale, tout en conservant une certaine
distance. Tu ne vas pas trembler chaque fois qu’il t’approche, tout de
même !
Elle accordait décidément trop d’importance à ce Scott. Il était temps
d’affronter ses peurs !
— Comporte-toi en adulte, bon sang ! marmonna-t-elle.
Elle prépara un plateau avec deux verres, le vin, le fromage et les
biscuits salés. Puis elle emporta le tout sur la terrasse.
En la voyant approcher, Dew leva la tête pour lui adresser son sourire de
chien heureux à la langue pendante. Scott se leva d’un bond.
— Laissez-moi vous aider, fit-il.
Il lui prit le plateau des mains et le déposa sur la table en métal, devant
le rocking-chair.
— Vous n’étiez pas obligée de vous donner tout ce mal, lança-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Il fallait bien que je mange, et vous aussi. Je n’ai malheureusement
que ça à vous offrir.
— Ça me va très bien, assura-t-il. J’ai tellement faim que je ne vais pas
faire le difficile…
D.J. parvint tout juste à sourire.
— Vous auriez peut-être dû manger avant de venir, dit-elle.
— J’aurais dû, ça c’est sûr. Mais je n’y ai même pas pensé tant j’étais
déboussolé.
— Déboussolé ?
— Ma fosse septique est totalement bouchée. C’est catastrophique.
Elle lui répondit d’un vague bruit censé exprimer sa sollicitude, tout en
cherchant du regard un endroit où s’asseoir. Dew n’avait pas l’air disposé à
abandonner son siège et il ne restait donc qu’une place, sur le canapé
occupé par Scott. Le menton en avant, le dos raide, elle alla s’y installer.
Il ne parut pas remarquer son hésitation et poursuivit ses explications ;
— J’ai d’abord cru que quelque chose obstruait l’évacuation de l’évier.
Mais c’est plus grave que ça. C’est bouché plus loin, au niveau d’un tuyau,
et je ne sais pas où.
D.J. n’y connaissait rien en plomberie, mais cette conversation aussi
peu sexy que possible lui convenait tout à fait — d’autant qu’elle était
installée avec M. Tout sur une terrasse, au crépuscule…
— Je n’y connais pas grand-chose en fosses septiques, avoua-t-elle. Ça
arrive souvent ?
— Ça ne m’était jamais arrivé.
Il leur servit du vin.
— Je fais tout ce qu’il faut pour l’entretenir. J’ai fait pomper la boue
d’épuration l’année dernière.
Elle ne savait même pas ce qu’était la boue d’épuration, mais elle
acquiesça et chercha quelque chose à dire pour qu’il n’abandonne pas le
sujet.
— Ah bon ? Et qu’est-ce qui a pu se passer, d’après vous ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. C’est bizarre. Aucun problème quand
je suis parti ce matin. Et ce soir c’était obstrué. Ce n’est même pas que ça
coule mal ou lentement, c’est bouché, complètement bouché !
Elle but une gorgée de vin, le temps de trouver une réponse adéquate.
— Vous avez appelé un plombier ? lâcha-t-elle enfin. J’imagine que
vous n’avez trouvé personne pour venir tout de suite ?
— Je ne trouverai personne avant la fin des moissons, répondit-il en
soupirant. Tous les plombiers sont actuellement assis sur une moissonneuse,
ou au volant d’un tracteur ou d’un camion. Tout ce qui n’est pas lié de près
ou de loin à la récolte va devoir attendre.
D.J. voyait très bien de quoi il parlait.
— Je suis donc à la porte de chez moi, poursuivit-il, et je n’ai nulle part
où aller. Toutes les chambres de motel et tous les lits supplémentaires sont
occupés. Je suis venu ici pour demander asile à ma mère. Et elle n’est pas
là.
D.J. but une autre gorgée de vin, tout en maudissant le destin. Elle
venait de comprendre qu’ils allaient vivre sous le même toit jusqu’à la fin
des moissons !
— Je me demande où elle peut bien être, reprit-il. C’est bizarre…
D’habitude, elle évite de conduire la nuit.
— Elle ne m’a rien dit, assura D.J. Elle est montée dans sa voiture et
elle est partie.
Elle contempla la courbe virile de sa mâchoire dans la pénombre, tandis
qu’il secouait la tête.
— C’est vraiment étrange…
Mme Sanderson paraissait vive et pleine d’énergie mais, si tous ceux
qui la connaissaient s’accordaient à lui trouver un comportement bizarre, il
y avait une raison. D.J. aurait préféré éviter d’aborder le sujet avec Scott.
Elle s’était déjà déplacée une fois jusqu’au drugstore, à la demande de Suzy,
mais quand elle avait voulu expliquer les raisons de sa présence elle s’était
mise à bégayer. Scott avait cru qu’elle se plaignait de Viv qui voulait les
jeter dans les bras l’un de l’autre. Incapable de justifier son attitude revêche
avec lui elle avait bredouillé de vagues excuses et s’était éclipsée.
Mais à présent c’était différent. Elle était chez elle, sur son terrain,
rassurée par ses bonnes résolutions et par l’alcool. Elle ne trouverait sans
doute pas de meilleur moment. Elle prit le temps de choisir ses mots.
— Votre mère semble… préoccupée. Ou plutôt distraite. Quand elle va
faire ses courses, elle choisit… des articles inattendus.
Elle se demanda si elle aurait le courage de prononcer les mots
« tampons périodiques ».
Elle l’entendit soupirer.
— Je me fais du souci pour elle, avoua-t-il. Je suis sûr que c’est lié à la
mort de mon père.
Elle acquiesça.
— Ça n’a pas dû être facile pour elle. Et pour vous non plus.
— Non, en effet, murmura Scott. Nous étions très proches, mon père et
moi. Il me manque beaucoup. Mais maman… Seigneur… Ils étaient
tellement liés, tous les deux ! Vraiment liés, vous comprenez ? Il existait
entre eux quelque chose que la plupart d’entre nous passent leur vie à
attendre. Ils s’adoraient. Ils ne s’ennuyaient jamais. Ils passaient le plus de
temps possible ensemble. Ils ne cessaient d’échanger des sourires et des
blagues qu’ils étaient seuls à comprendre.
Il secoua la tête.
— J’ai grandi avec l’idée que tous les couples étaient comme eux. C’est
quand je me suis marié que j’ai découvert que ce n’était pas le cas.
Il eut un petit rire, comme s’il se moquait de lui-même. Puis il se tourna
vers elle pour lui sourire et son cœur fit une embardée.
— Mes parents partageaient tout, poursuivit-il. Ma sœur et moi, on en
plaisantait en disant que ça nous évitait d’avoir à avouer deux fois nos
bêtises. Quand on disait quelque chose à l’un, l’autre le savait. Ils formaient
une entité. C’était très particulier.
Il se tourna vers elle pour la regarder, avec un air vaguement contrit,
sans doute parce qu’il s’était laissé aller à des confidences.
— Mais peut-être que tout le monde voit ses parents comme ça.
D.J. aurait pu lui répondre que non, ça n’était pas son cas.
— En ce moment, elle passe son temps à faire des provisions, reprit
Scott. Au début, j’ai cru qu’elle allait souvent au supermarché parce que ça
lui donnait l’occasion de voir du monde. Mais elle n’est pas seule, loin de
là. Elle participe à tant de groupes et de clubs que je me demande comment
elle fait pour organiser son emploi du temps.
D.J. avait remarqué elle aussi que la vie de sa logeuse était bien remplie.
— Ensuite, je me suis dit qu’il s’agissait d’une sorte de dépression.
Qu’elle ressentait un vide et qu’elle essayait de le remplir en mangeant.
— C’est assez classique comme réaction, en effet, approuva D.J.
— Mais elle n’a pas changé ses habitudes alimentaires. Donc ce n’est
pas la bonne explication.
D.J. acquiesça.
— J’en suis maintenant à espérer qu’il s’agit d’achats compulsifs, un
autre moyen de lutter contre la dépression, à ce qu’on dit.
D.J. en douta. Les achats compulsifs concernaient en général des jeunes
femmes accros à la mode et aux belles chaussures — pas les femmes plus
âgées accros aux boîtes de conserve.
— Vous y croyez vraiment ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Je ne comprends pas ce genre de fonctionnement.
Acheter ne m’a jamais consolé de mes malheurs. Et ma mère n’est pas non
plus de celles qui ont besoin de consommer pour se sentir bien. Mais un
deuil, parfois, vous change profondément.
Il lui jeta un bref regard en coin.
— Je n’ai rien à vous apprendre sur le sujet. Maman m’a raconté que
vous aviez perdu vos parents.
— Oui.
— Ça a dû être une terrible épreuve. Je n’arrive même pas à imaginer à
quel point. Je suppose que, le jour où l’on perd ses deux parents, on se rend
compte qu’on est désormais seul au monde et qu’on ne peut compter que
sur soi-même.
— Je n’ai jamais pu compter que sur moi-même, lâcha-t-elle.
Elle le regretta aussitôt, mais c’était trop tard.
Il interpréta cet aveu dans le bon sens.
— C’est parfois bien d’être obligé de se débrouiller, dit-il. Ça développe
l’autonomie et la confiance en soi. Ce sont des qualités importantes quand
on tient un commerce, ou quand on travaille dans une institution publique.
— Absolument…
Elle avait souvent tenté de s’en convaincre, mais elle avait des doutes.
— Quand on dirige une équipe et qu’on a un poste à responsabilité,
mieux vaut ne pas être accaparée par une nombreuse famille, ajouta-t-elle.
— C’est exactement ce que je me dis tous les jours ! Mais ça ne me
réconforte pas vraiment, je l’avoue.
Elle faillit rétorquer qu’elle ne se disait pas ça pour se rassurer et qu’elle
était sincère, mais ce fut une tout autre phrase qui sortit de sa bouche.
— Ça ne me réconforte pas non plus.
Il parut apprécier son honnêteté.
— J’en conclus qu’aucun amoureux transi ne vous attend chez vous, le
cœur battant ?
— Je n’ai pas d’autre chez-moi que cette ville, avoua-t-elle. J’ai quitté
très jeune Wichita, la ville de mon enfance, pour aller dans un internat.
— Mais vous y retourniez pendant l’été et les petites vacances ?
— Non. J’allais en colonie, ou chez des amis. Mes parents n’avaient pas
un grand sens de la famille.
— Vous avez eu beaucoup de chance, lança-t-il en riant. Vous
connaissez ma mère, vous comprenez ce que je veux dire.
D.J. ne put s’empêcher de rire.
— J’aime beaucoup votre mère, confia-t-elle. Quant à Dew, il est fou
d’elle et, croyez-moi, on peut se fier à son jugement.
— Oui, c’est un bon compagnon pour quelqu’un qui est un peu solitaire,
ajouta-t-il.
— Je ne suis pas solitaire, répliqua-t-elle fermement.
— Désolé, j’ai mal choisi mes mots. J’aurais dû dire « indépendante ».
C’était en effet un peu mieux.
— Je n’ai pas vraiment besoin de créer des liens. J’ai beaucoup
déménagé dans ma vie. J’ai même l’impression de n’avoir jamais fait que
ça.
Elle soupira.
— Mais à présent j’aimerais me poser. Trouver un endroit où je me
sentirais chez moi. J’espère que je serai chez moi à Verdant…
— Cette ville a besoin de vous, assura-t-il. Et je ne parle pas seulement
en tant que bibliothécaire. Si vous saviez ce que ça fait du bien de voir de
nouvelles têtes…
— J’espère rester suffisamment longtemps pour que les gens se lassent
de voir ma tête, dit-elle en riant.
— Je peux vous donner des conseils, pour vous intégrer, plaisanta-t-il. Il
faudrait que vous ayez un hobby un peu farfelu, comme la collection de
haricots malformés, par exemple, ou les concours d’appels de cochons.
D.J. secoua la tête.
— Quand on est bibliothécaire, pas besoin d’un hobby pour s’intégrer.
387.45 Transports spatiaux

Scott se retourna d’un bond sur son matelas en gémissant. Son crâne
heurta un coin de la tête de lit et il se réveilla en poussant un juron. Il se
redressa, posa ses pieds à terre et palpa sa bosse. Il avait dormi dans la
chambre d’amis, une pièce dont le papier à fleurs rose et mauve datait des
années 1980 et dont sa mère avait choisi à l’époque la décoration. Elle ne
voulait toucher à rien, et la trouvait « tout à fait bien ». Elle aurait tout de
même pu changer le lit trop étroit…
Il avait très mal dormi, et pas seulement à cause de l’étroitesse du lit.
Il avait rêvé de South Padre, de la plage et… de Paillette. Surtout de
Paillette. Et de faire l’amour avec elle. Il n’en pouvait plus de ces rêves
exténuants.
Il se leva en soupirant et marcha en titubant jusqu’à la salle de bains. Il
ouvrit le robinet de la douche, fit coulisser la porte et attendit que la cabine
soit saturée de vapeur pour y entrer. Cette douche était minuscule, comparée
à la sienne qui était spacieuse et déversait un jet d’eau généreux. Mais, ici,
l’eau était bien chaude et s’écoulait normalement dans la bonde
d’évacuation — ce qui n’était pas le cas de la sienne…
Il se plaça donc sous le jet et ferma les yeux. Aussitôt, il revit South
Padre, la plage et… Paillette.
Ses lèvres esquissèrent un sourire. Paillette venait à lui. Elle le
rejoignait dans la petite douche de la chambre d’amis de sa mère. Sûre
d’elle. Sensuelle. Avide de plaisir, tout autant que lui. Il la sentait frémir
dans l’attente de ses caresses.
Puis brusquement elle fut sur lui. La lune brillait à travers les carreaux,
éclairant ses seins nus qui s’exposaient, provocateurs, à hauteur de son
visage. De sa gorge s’échappaient des sons gutturaux, excitants. Ses
muscles intimes se crispaient autour de lui, comme une bouche qui aurait
cherché à l’avaler. A présent qu’elle ne bougeait plus, il pouvait l’admirer
tout à loisir, tout en se mordant la lèvre jusqu’au sang pour ne pas jouir.
Puis, elle se remit à onduler des hanches, de plus en plus vite… La dernière
fois qu’ils avaient fait l’amour, elle avait crié à en faire exploser les
carreaux. Soudain, il la fit pivoter et la pénétra par-derrière. Le petit bijou
qu’il lui avait offert avait glissé autour de sa taille et le cœur pendait
maintenant entre ses incroyables fesses et se balançait en cadence. Il s’en
saisit comme d’une bride tandis qu’il s’enfonçait un peu plus profondément
encore en elle… La chaîne cassa au moment où ils atteignaient tous les
deux l’orgasme…
Scott se laissa aller contre les carreaux de la douche. C’était toujours à
Paillette qu’il pensait quand il se masturbait. Huit ans et elle l’excitait
toujours autant. La nuit qu’il avait passée avec elle restait la nuit la plus
folle de sa vie. Il se la repassait en boucle, en l’agrémentant de temps à
autre d’improvisations.
— Hmm…, gémit-il, tout en fermant de nouveau les paupières pour
convoquer une dernière fois le souvenir de Paillette.
Elle sentait la mer et le sel, une petite serviette verte enveloppait son
corps nu et luisant. Ses fesses qui se devinaient sous la serviette ne
demandaient qu’à être exposées.
Il tressaillit et ouvrit les yeux. La fille enveloppée d’une petite serviette
verte, ce n’était pas Paillette, mais la revêche bibliothécaire !
Il réprima à grand-peine un juron.
Il tendit aussitôt la main vers le robinet d’eau froide et s’aspergea la
tête. Le choc lui arracha un petit cri, mais eut le mérite de lui remettre les
idées en place. Il sortit de la douche et entreprit de s’essuyer.
Il se coupa deux fois en se rasant. Qu’est-ce que c’était que ce délire ?
Paillette et D.J. ! N’importe quoi !
Il attrapa son téléphone, son ordinateur portable, et sortit de sa chambre
en claquant la porte.
Une délicieuse odeur de café flottait dans la cuisine. Sa mère était en
poste, devant la cuisinière.
— Bonjour, Scotty, dit-elle d’un ton chaleureux. Qu’est-ce que tu veux
pour le petit déjeuner ? Des pancakes ?
Il secoua la tête.
— Rien du tout. Je n’ai pas faim.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu as toujours faim le matin et tu
adores les pancakes.
— Aujourd’hui, je n’ai pas faim, je t’assure. Et puis je n’ai pas le temps,
je file tout de suite au magasin.
— C’est ridicule, voyons ! Personne n’est encore levé.
Elle avait raison. Verdant vivait au rythme des moissons. Pour couper le
blé, il fallait attendre que la rosée de la nuit s’évapore. Les moissonneuses-
batteuses commençaient à la fin de la matinée et fonctionnaient jusque tard
dans la nuit. Ceux qui travaillaient aux champs ne se levaient pas avant
9 heures.
Mais Scott n’avait vraiment pas faim.
— Un peu de café, peut-être, fit-il.
— Sers-toi, répondit sa mère d’un ton enjoué. Je vais tout de même
préparer des pancakes aux myrtilles, tes préférés. Tu en mangeras si tu
veux.
Il soupira. Il avait hâte de se retrouver seul au drugstore, mais sa mère
paraissait si heureuse de l’avoir près de lui qu’il n’osa pas la décevoir.
— En fait, j’en mangerai bien un ou deux, concéda-t-il.
— Parfait. Tu veux bien m’aider à les préparer ?
Il se retrouva bientôt enrôlé pour casser des œufs, tamiser la farine,
doser la levure.
Elle faisait chauffer la poêle à pancakes quand le téléphone mural de la
cuisine sonna. C’était un vieux modèle, avec une sonnerie tonitruante.
— Bonjour ! dit sa mère en décrochant.
Mais le ton changea très vite.
— C’est affreux…
Il leva la tête. Il se passait quelque chose de grave.
— Je serai là dans dix minutes, Karl, promit-elle.
Elle se tourna vers Scott en raccrochant.
— Dutch Porter s’est tiré une balle dans la tête cette nuit.
— Une balle dans la tête ?
— Pendant que Cora prenait sa douche. Il a fait ça sous un oreiller pour
qu’elle n’entende pas le coup.
— C’est elle qui l’a trouvé ?
Sa mère acquiesça en silence.
— Pauvre Mme Porter, murmura-t-il.
— Tu peux le dire… Quand on veut mettre fin à ses jours, on s’arrange
au moins pour que la famille croie à un accident.
Scott fut tenté de rétorquer qu’on n’avait pas le droit de mettre fin à ses
jours quand on avait une famille, mais le moment était mal choisi pour
entamer une discussion de ce genre.
— Je vais m’habiller, annonça Viv en filant vers sa chambre. Pendant ce
temps, monte et demande à D.J. de te laisser M. Dewey. Je l’emmène avec
moi.
— Tu emmènes un chien dans la maison d’un suicidé ?
— Les animaux de compagnie peuvent être d’un grand réconfort dans
une telle situation, affirma-t-elle en disparaissant dans le couloir.
Si elle avait décidé d’emmener le chien, inutile de tenter de l’en
dissuader. Scott éteignit le feu sous la poêle et but une gorgée de café pour
se donner du courage. Puis il sortit par la porte de derrière.
Le matin était calme et paisible. Pas un souffle d’air n’agitait les arbres.
Il songea à Dutch. Il fallait être vraiment désespéré pour décider d’en finir
par une si belle journée.
Il grimpa les marches menant à la terrasse.
Après avoir frappé à la porte de l’appartement, il se tourna face aux
champs de blé. D.J. était sûrement en petite tenue à cette heure-ci, et il ne
voulait pas se montrer indiscret.
Le battant s’ouvrit et le petit chien se précipita dehors en jappant.
— Oui ? Que voulez-vous ?
La question était un peu sèche, mais pas hostile. Il se tourna. Elle était
déjà habillée d’une jupe et d’un chemisier tout simple, les lunettes en place,
les cheveux bien tirés, le maquillage impeccable.
— Bonjour, dit-il. Ma mère sort et elle voudrait emmener votre chien
avec elle.
— Oui, bien sûr. Il se passe quelque chose ?
— En fait… oui. Dutch Porter s’est tué cette nuit. Il était très malade
depuis longtemps. Il était assez âgé, tout le monde le connaît à Verdant.
— Vous voulez dire… qu’il s’est suicidé ?
— D’une balle dans la tête.
— Oh ! mais c’est affreux !
Scott acquiesça.
— Le shérif adjoint est sur place et maman va tenir compagnie à la
veuve. Elle pense que votre chien aidera à alléger l’atmosphère.
— Bien sûr, bien sûr. Si je peux faire quelque chose…
Au même moment, il entendit Viv qui sortait dans le jardin.
Dew n’attendit la permission de personne pour dégringoler l’escalier et
la rejoindre.
Viv était impeccable, tirée à quatre épingles. On n’aurait jamais cru
qu’elle s’était habillée à la hâte. Elle attacha la laisse au collier de
M. Dewey.
— Appelle-moi si tu penses que je peux me rendre utile, dit-il en la
rejoignant.
— Merci, Scotty. Mais, dans une situation pareille, je crois qu’on ne
peut pas faire grand-chose.
Elle jeta un coup d’œil du côté de l’escalier.
— C’est de l’autre côté de la ville, expliqua-t-elle à D.J. Je crois que ce
n’est pas la peine que je le mette dans son panier pour un si court trajet.
Elle ne demandait pas vraiment l’autorisation de D.J., mais celle-ci
acquiesça tout de même.
Elle monta dans la Mini avec le chien, fit demi-tour et descendit l’allée
en direction de la rue. Scott jeta un regard en biais à D.J.
— Merci de laisser si souvent votre chien à ma mère, lança-t-il. J’ai
l’impression qu’elle a presque oublié que ce n’était pas le sien.
— J’ai parfois l’impression que lui aussi oublie que je suis sa maîtresse.
Ils échangèrent un sourire entendu.
— Euh… Je crois que… Je crois que je ferais bien de partir au travail,
dit-elle.
— Il est encore très tôt, répliqua Scott. Vous voudriez des pancakes ?
— Non, non, je vous remercie.
— Vous êtes sûre ? Parce que la pâte est déjà prête.
— Je ne mange pas beaucoup le matin.
— Je vous conseille de ne répéter ça à personne. Sinon le bruit va se
répandre en ville que vous commencez votre journée avec une tranche de
jambon sur une biscotte de riz. Le petit déjeuner, c’est sacro-saint, à la
campagne.
Il crut voir sur son visage l’ébauche d’un sourire.
— Je crois que je reprendrais bien une tasse de café, admit-elle.
— Alors venez, dit-il en lui montrant la porte de la cuisine. Il est prêt.
Elle entra sans se faire prier. Il lui désigna un siège devant le comptoir
du petit déjeuner et posa devant elle une tasse de café encore fumant.
— Vous devriez goûter mes pancakes à la myrtille, insista-t-il.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Mais non, la pâte est prête et je vais en faire pour moi, assura-t-il. Ils
sont délicieux, je vous le promets. Une promesse faite à une jolie femme,
c’est tout aussi sacré que le petit déjeuner.
Il avait cru faire une bonne plaisanterie, mais elle avança le menton,
aussitôt sur la défensive. Il se demanda si c’était à cause de « promesse » ou
de « jolie ». Il décida d’éviter ce genre de propos à l’avenir et se concentra
sur la préparation des pancakes.
Quand la poêle fut suffisamment chaude, il versa quatre louches de pâte
et prit une spatule dans un tiroir. La pièce était silencieuse. On n’entendait
plus que le tic-tac rythmé de l’horloge. Il chercha un sujet de conversation
anodin.
— Vous savez, nous avons un mot régional pour pancakes, comme
« pop » pour soda.
— Vraiment ? répondit-elle.
Elle n’eut pas l’air très intéressée, mais elle était autant que lui soulagée
d’être délivrée du poids du silence, il l’aurait juré.
— Quand j’étais gosse, mes parents appelaient ça des « hot cakes », dit-
il. Et, dans certaines parties du Kansas, on dit « flapjacks », ou
« slapjacks ».
Il lui jeta un regard à la dérobée, avec un sourire, qu’elle lui rendit.
— C’est amusant, murmura-t-elle.
Dans la poêle, les quatre ronds de pâte étaient maintenant couverts de
grosses bulles. Il glissa avec dextérité sa spatule sous l’un des ronds et le
retourna. Il fit de même avec les trois autres, puis répartit les pancakes dans
deux assiettes qu’il posa sur le bar, en plaçant entre les deux une bouteille
de sirop d’érable. Avant de s’asseoir, il resservit du café.
— Ils sont vraiment délicieux, le félicita D.J.
Scott la trouva presque sympathique. Beaucoup plus que la
bibliothécaire guindée qui faisait tout le temps la tête.
— C’est mon petit déjeuner préféré, avoua-t-il. Petit, je suppliais
maman tous les matins pour avoir des pancakes. Elle s’en est sortie en
m’apprenant à les faire.
D.J. lui accorda un demi-sourire.
— C’est subtil.
Scott acquiesça.
— Ma mère est une personne intéressante. Elle n’a jamais eu ce qu’on
peut appeler un véritable travail. Elle a travaillé, bien sûr, mais dans la
ferme de son père, puis dans le magasin de son mari. Elle n’a jamais touché
un salaire. Mais elle aurait fait une excellente dirigeante d’entreprise. Elle
voit toujours plus loin que les autres. Elle prend des initiatives.
— C’est vrai, ce que vous dites. J’ai eu l’occasion de m’en apercevoir.
C’est elle qui m’a embauchée parce qu’elle considérait que la bibliothèque
avait besoin d’être améliorée.
— Exactement, approuva Scott.
D.J. prit une bouchée de pancakes.
— Elle m’a fait venir ici pour résoudre un problème.
Scott acquiesça, tout en songeant que le problème en question n’était
sans doute pas celui que D.J. croyait.
390.1 Coutumes, étiquette et folklore

Il était déjà presque midi et personne n’avait encore franchi le seuil de


la bibliothèque. D.J. soupira tout haut. La petite Ashley ne s’était pas
montrée, aujourd’hui. James était dans les rayonnages, quelque part, mais
elle ne l’entendait pas. Elle se demanda à quoi il pouvait bien s’occuper.
Elle s’était installée au bureau de prêt avec son ordinateur portable. Elle
s’était d’abord plongée dans l’étude des plannings, puis dans celle de
l’itinéraire des bibliobus. Elle avait enchaîné avec le budget des
acquisitions, revu le programme parascolaire prévu pour l’automne
prochain, fignolé la mise en place du service séniors. Mais, tout ça, c’était
secondaire. Pour augmenter le taux de fréquentation de sa bibliothèque, elle
devait avant tout la rendre plus accueillante.
Elle avait passé des heures à se documenter sur l’agencement des
bibliothèques Carnegie et en avait trouvé un peu plus d’une douzaine qui
ressemblaient à celle de Verdant. Mais aucune n’était affublée des hautes et
étroites fenêtres qui faisaient son malheur.
Décidément, tout n’était pas aussi parfait qu’elle l’avait rêvé. Cette
bibliothèque avait tout d’un mausolée. Et puis, il y avait le problème
M. Tout. Elle ferma les yeux et secoua la tête pour chasser le souvenir de
son humiliation de la veille, quand elle avait ouvert à Scott enroulée dans
une serviette. Si c’était ainsi qu’elle comptait prendre ses distances, elle
faisait fausse route !
Par chance, Scott avait su se tenir et s’était abstenu de tout
commentaire, ce qui l’avait d’ailleurs agréablement surprise. Ensuite, au
cours de leur conversation sur la terrasse, elle avait découvert qu’il était
sensible, et plutôt gentil.
Et il faisait de délicieux pancakes.
N’empêche qu’elle avait intérêt à rester sur ses gardes. Elle n’oubliait
pas qu’il était un dragueur. Il faisait partie de ces hommes qui ne se
gênaient pas pour séduire des femmes dans les bars. Il ne se gênait pas non
plus pour sortir avec des femmes mariées. Rien ne l’arrêtait.
— En fait, c’est un sale type, murmura-t-elle. Vraiment un sale type.
Elle se le répéta plusieurs fois, pour s’en persuader.
Mais il était de compagnie agréable…
Oui, bien sûr… Et après ? C’était sa technique pour attirer les femmes
dans ses griffes. Il faisait le gentil, il plaisantait. Ah, et puis il était doué au
lit, et ça, c’était un atout de poids.
Mais n’empêche que c’était un sale type.
Elle ferma son ordinateur d’un geste rageur, puis elle le rouvrit et
recommença à chercher des idées d’éclairage sur internet.
Elle était sur le point de se décourager de nouveau, quand la porte
s’ouvrit, laissant entrer un long puits de lumière qui traversa tout le
vestibule, jusqu’au bureau de prêt.
Une jolie blonde apparut sur le seuil et s’avança d’un pas gracieux, un
sourire aux lèvres.
D.J. reconnut la jeune femme qui était assise près de Vern, au cinéma.
Sa compagne, probablement.
Elle portait une robe d’été de style champêtre et transportait un panier
recouvert d’un torchon.
— Bonjour, vous devez être Stevie, la…
Les mots « compagne » et « colocatrice » lui vinrent à l’esprit, mais elle
changea d’avis au dernier moment.
— … l’amie de Vern.
Elle se demanda avec une vague inquiétude si l’esprit étriqué de la
petite ville de Verdant n’était pas en train de déteindre sur elle.
Stevie éclata de rire. Elle avait un rire doux, presque enfantin.
— Je suis la femme de Vern, dit-elle posément. Nous nous sommes
mariées dans l’Iowa il y a trois ans. Ça a beaucoup choqué la digne
communauté de Verdant, mais voyez-vous, Vern et moi, on s’en fiche !
D.J. n’avait pas oublié que Scott avait jugé bon de changer de place au
cinéma pour ne pas s’asseoir à côté de Vern et de Stevie. Elles devaient être
habituées à ce genre d’affronts et n’y prêtaient plus attention. Elles avaient
bien raison.
— Je suppose que je dois vous appeler Mme Milbank, reprit-elle.
Stevie pouffa.
— Pas du tout. Je crois que nous pouvons commencer tout de suite par
les prénoms.
— Très bien. Moi, c’est D.J.
— Vern m’a dit que vous alliez me plaire et elle se trompe rarement.
— J’en suis ravie…
Stevie jeta un coup d’œil autour d’elle. L’endroit était désert.
— Vous êtes toute seule, là-dedans ? demanda-t-elle.
D.J. inclina la tête du côté des rayonnages.
— Il y a James.
Stevie se tourna dans la direction qu’elle venait de lui désigner.
— Salut, James ! cria-t-elle.
James ne répondit pas.
Stevie secoua la tête et se pencha pour parler tout bas à D.J.
— James ne m’aime pas, lâcha-t-elle.
D.J. en fut surprise. James n’aimait pas être bousculé, mais Stevie ne
semblait pas du genre à bousculer qui que ce soit.
— Ce n’est pas grave, s’empressa d’ajouter Stevie. Je le mérite. Quand
j’étais au lycée, je passais mon temps à me moquer de lui.
D.J. haussa un sourcil.
— James était bizarre, reprit Stevie, en guise d’explication. Et à cette
époque, ce que je détestais le plus au monde, c’était la bizarrerie.
Elle eut un sourire parfait, blanc et lumineux, le genre de sourire pour
lequel une actrice aurait vendu son âme.
— C’est curieux quand on pense que je suis moi-même devenue l’une
des principales bizarreries de cette ville.
Elle eut un rire plein d’ironie mordante.
— Ça nous fera un point commun, car j’ai toujours été considérée
comme quelqu’un d’étrange, moi aussi, répondit D.J.
Puis elle s’empressa de corriger, pour que sa phrase ne soit pas mal
interprétée.
— Mais je ne suis pas… euh… eh bien…
Stevie la gratifia d’un deuxième sourire tout aussi éblouissant que le
premier.
— Vous êtes hétéro.
— Oui, c’est ça. Je suis une hétéro bizarre.
Stevie montra son panier.
— Ce sont des cookies, dit-elle. Je les avais préparés pour ceux qui font
la queue dans les camions devant l’élévateur à grain. Il m’en restait, alors je
me suis dit que ce serait pour vous.
— C’est très gentil de votre part.
— Etre bizarre n’empêche pas d’être gourmande.
D.J. rit de bon cœur avec elle. Les cookies de Stevie étaient
parfaitement ronds et dorés. Et succulents. En plus d’être une beauté
exceptionnelle, Stevie était une cuisinière hors pair.
— Délicieux, assura-t-elle. Je n’ai jamais mangé d’aussi bons cookies.
— Ma mère m’a bien éduquée. Elle a fait de moi une excellente
maîtresse de maison. Elle disait que c’était indispensable pour trouver un
bon mari.
Elle eut un petit sourire enfantin.
— C’est d’ailleurs ce qui s’est produit.
— Vern est votre mari ?
— Oh ! non, Vern est ma femme. Je parlais de mon ex-mari.
D.J. préféra changer de sujet.
— Pourquoi y a-t-il des camions devant l’élévateur à grain ? demanda-t-
elle.
— Le grain est chargé dans des camions qui le transportent jusqu’à
l’élévateur. Ils patientent pour décharger.
— Oh ! je vois.
— Les conducteurs sont coincés dans leurs cabines. On leur a installé
des toilettes portables et on se relaie pour leur vendre des petits trucs à
grignoter.
— Comme le drugstore qui propose des petits déjeuners à emporter ?
— Oui, c’est ça. C’est une façon de participer.
D.J. acquiesça.
— J’y suis allée aujourd’hui parce que j’ai pensé que beaucoup de gens
seraient chez les Porter, ou en ville, en train de commenter l’événement, et
qu’il fallait tout de même que quelqu’un s’occupe de nos pauvres
camionneurs.
D.J. prit un air grave.
— Oui. Je me doute qu’une pareille tragédie doit faire jaser. Il ne leur
en faut pas beaucoup, par ici, d’après ce que j’ai pu comprendre.
Les beaux yeux bleus de Stevie s’écarquillèrent, comme s’il ne lui était
pas venu à l’esprit que se réunir pour commenter la mort de Dutch Porter
avait quelque chose de déplacé.
— Oui, c’est vrai, soupira-t-elle. Mais les gens sont sincèrement
bouleversés, vous savez. Dutch et Cora ont six enfants et au moins une
douzaine de petits-enfants. Ils ont aussi des frères et sœurs, des beaux-
frères, des belles-sœurs, des cousins… Il y a environ une centaine de
personnes en ville qui se considèrent comme faisant partie de leur famille.
D.J. avait imaginé une maison vide et une veuve esseulée. Vu sous cet
angle, c’était différent, en effet.
— Est-ce que Mme Sanderson est parente avec eux ? Elle est partie voir
Mme Porter tôt ce matin.
Stevie secoua la tête.
— Non. Viv est tout simplement la femme que l’on appelle en cas de
crise. Elle sait quoi dire et quoi faire. Elle est très estimée, dans notre
communauté.
— Elle a en effet l’air d’une personne solide et bienveillante.
Stevie hocha la tête.
— Bienveillante, oui, c’est le mot. Elle l’a été avec moi quand j’ai
quitté mon mari pour Vern.
— Je suis sûre qu’elle a compris que vous ne pouviez pas continuer à
vous mentir.
La jolie Stevie demeura un instant songeuse.
— Sans doute, dit-elle enfin. Mais elle était aussi choquée et
malheureuse. John aussi.
D.J. trouva les mots un peu excessifs. Qu’ils aient été choqués, elle
pouvait le comprendre. Mais « malheureux » ? Après tout, cela ne les
concernait pas directement.
— Il faut que je retourne au magasin, annonça Stevie. C’est la période
de l’année où nous avons le plus de travail. N’importe quoi peut lâcher sur
une machine, et il faut remplacer au plus vite. Quand nous n’avons pas les
pièces en stock, Vern doit se déplacer pour aller les chercher et c’est moi
qui tiens la boutique.
— J’ai été ravie de faire enfin votre connaissance, déclara D.J.
— Moi aussi, répondit Stevie.
Elle déchargea sur le comptoir le contenu de son panier et cria en
direction des rayonnages :
— Ce sont des cookies maison, James. Ils sont à l’avoine et au beurre
de cacahuètes. Je sais que tu aimes ça. J’en laisse sur le bureau pour toi.
De nouveau, elle n’obtint pas de réponse.
— C’est bien les hommes, ça, murmura-t-elle à D.J. en levant les yeux
au ciel. Même quand ils vous ont pardonné depuis longtemps, ils continuent
à vous faire la tête !
392.5 Coutumes relatives à la vie quotidienne
et aux cycles de vie

Durant la moisson, Scott ne voyait pas beaucoup de clients, à part à


l’heure du petit déjeuner, et encore, pas très tôt. Mais, ce jour-là, ce fut un
défilé incessant dès l’ouverture. La nouvelle de la mort de Dutch s’était
répandue comme une traînée de poudre. Ceux qui n’étaient pas auprès de sa
veuve et de sa famille passaient au drugstore pour commenter le sujet avec
force hochements de tête.
Dutch avait passé toute sa vie à Verdant. Tout le monde le connaissait et
le respectait. Ceux qui avaient eu avec lui des différends en mesuraient à
présent l’insignifiance, comme toujours en ce genre de circonstances, et ne
retenaient plus que le meilleur — à savoir qu’il avait toujours été convivial,
sociable, entouré d’amis qu’il surnommait avec tendresse : « mes potes, les
péquenauds du coin ».
Dutch était vieux et malade, mais il avait été autrefois un travailleur et
un costaud. De l’avis général, il n’avait pas supporté de se sentir diminué.
— Quand on a toujours été en bonne santé, c’est difficile d’accepter la
maladie, déclara Earl Tacomb.
Earl luttait contre le diabète et l’asthme depuis plus de vingt ans et tout
le monde aurait parié qu’il allait mourir avant Dutch.
Une douzaine de clients s’agglutinaient autour du comptoir et Scott
avait fort à faire. Il servait avec diligence, mais dans le calme, en raison du
caractère solennel de l’occasion.
Chacun y alla de son commentaire, de son avis, de son explication.
— Dutch conservait un pistolet dans sa table de nuit.
— Sa femme le trouvait pourtant mieux, ces jours-ci.
— Leurs voisins, les Rossiter, n’ont pas entendu le coup de feu, mais ils
ont entendu les hurlements de Cora.
— Ils ont dû forcer la porte de la maison, elle était trop hystérique pour
ouvrir la porte.
— Langley dit que ce n’était pas un accident.
— Cora était toujours en robe de chambre.
— Le coup lui a emporté la moitié du visage…
— Il y avait du sang dans toute la chambre.
Scott se serait bien passé de tous ces détails, mais il comprenait que les
gens aient besoin de parler. Ils tentaient de donner du sens à la mort. Mais la
mort n’avait pas de sens. Jamais. Pas même quand elle touchait des gens
malades ou âgés. Lui préférait ne pas en parler, parce que ça ne servait à
rien.
Et aussi parce que ça lui rappelait la mort de son père. Il songea à D.J.,
qui avait perdu ses deux parents. Est-ce que ça comptait double ? Souffrait-
on deux fois plus quand on perdait son père et sa mère, ou bien y avait-il un
seuil au-delà duquel la souffrance ne pouvait pas empirer ? Scott pouvait à
peine imaginer qu’il perdrait un jour sa mère. Il espéra que ce ne serait pas
pour bientôt, car il ne se sentait pas capable d’endurer un tel chagrin.
Mais on n’avait aucun pouvoir sur ce genre de choses. Dutch Porter en
était la preuve.
— Il ne verra même pas la fin des moissons, déclara Earl. Je suis sûre
que ça l’a fait hésiter.
— A condition qu’il ait su que la moisson avait commencé, répliqua
Scott. Il prenait beaucoup de médicaments. Il ne devait pas avoir l’esprit
très clair.
— Mais il devait le sentir au plus profond de lui, insista Earl.
Bob Gleason lui donna raison.
— Ils ont prévu l’enterrement un matin et un service bref, car il faut que
ce soit fini avant midi, conclut Earl avec tristesse.
— C’est moche de penser que la cérémonie risque d’être écourtée à
cause des moissons, lança Maureen Shultz. Mais enfin, je suppose qu’il n’y
a pas moyen de faire autrement.
— Et pas de raison non plus, renchérit Nina Philpot. Quand quelqu’un
se suicide… on ne fait pas une longue oraison.
Jeannie Brown était assise au comptoir et remuait le lait qu’elle venait
de verser dans son café.
— Il devait souffrir terriblement pour en arriver là et je ne le juge pas,
dit-elle. Mais il n’aurait pas pu choisir un plus mauvais moment.
— Je ne suis pas d’accord, protesta Amos en venant s’installer près
d’elle. Il a choisi le meilleur moment. La moisson distraira la famille de sa
douleur. Quand les gens sont très occupés, ils n’ont pas le temps de ruminer
des idées noires. Je suis sûr que c’est ce qu’il s’est dit.
— Ce n’est pas idiot, déclara Maureen.
Nina secoua la tête.
— Je ne suis pas de votre avis, contra-t-elle. Il n’a pas pensé à ses
proches. Sinon, il ne se serait pas suicidé.
— Tu as l’air bien sûre de toi, rétorqua Jeannie.
— Et ton jugement est sévère, renchérit Amos.
Nina haussa les épaules.
— C’est comme ça que je vois les choses, dit-elle. Le suicide est un acte
égoïste.
— Mais il a essayé de ménager sa femme ! intervint Maureen. Il a
attendu qu’elle soit sous la douche. Elle ne l’a pas vu faire. Il a étouffé le
coup de feu sous un oreiller, pour qu’elle n’entende rien.
— Et tu penses qu’il a fait ça pour la ménager ? Qui allait découvrir son
corps ? Qui allait garder cette affreuse image en tête pour le restant de ses
jours ?
Tout le monde acquiesça à cette sombre vérité.
— Là, tu as raison, fit Bob. Il ne devait pas avoir les idées claires.
— Ou, du moins, pas jusqu’au bout, admit Amos. Mais le suicide n’est
pas forcément un acte égoïste. Celui qui considère qu’il est une charge pour
les autres peut avoir envie de disparaître pour les soulager.
— Nous avons tous des passages à vide, murmura Jeannie d’un air
songeur. Et pourtant nous sommes là. Pourquoi ?
— Parce que nous ne sommes pas de purs égoïstes, affirma Nina,
comme si Jeannie venait d’apporter la preuve de ce qu’elle défendait.
— Parle pour toi ! répliqua Jeannie. Moi, je suis très égoïste !
Sa réponse fit rire. Jeannie n’avait pas une once d’égoïsme.
— Et justement, la preuve que je le suis, c’est que je suis toujours là,
devant vous, reprit Jeannie. Accepter de vivre face à… face à cette injustice
qu’est la vie… c’est un signe d’égoïsme.
— Le suicide serait donc un acte altruiste ? demanda Amos.
Jeannie secoua la tête.
— Non, je n’irais tout de même pas jusque-là. Pour se suicider, il faut
avoir perdu pied. Ne plus faire la différence entre le bien et le mal.
— Tu es en train de dire que Dutch avait perdu la boule ? demanda Earl.
Parce que moi je lui ai parlé il y a trois jours et il m’a semblé tout à fait
lucide.
— Pas besoin de courir tout nu dans les rues pour avoir perdu la tête,
objecta Jeannie. Il a peut-être eu un coup de folie. Ou bien sa folie était bien
enfouie, et quand elle s’est exprimée…
Nina et Earl secouèrent la tête pour marquer leur désaccord. Maureen
acquiesça. Bob but son café d’un air songeur.
— Tu as raison, Jeannie, dit Amos. J’ai connu à l’armée des types qui se
sont suicidés et ils n’étaient pas plus perturbés que les autres. Ils ont eu un
moment de désespoir et personne n’a rien vu venir. Eux non plus,
probablement. Certains avaient une femme et des enfants…
— J’avoue que c’est plus facile de se dire que Dutch a été victime d’un
coup de folie passager, reconnut Earl.
— Vous êtes trop indulgent, reprit Nina. Dutch n’était pas fou du tout et
ce qu’il a fait est affreux.
— Oui, c’est affreux pour sa famille, approuva Jeannie. Là, je suis
d’accord. Et aussi pour nous… Il va nous manquer.
— Ça, c’est bien vrai, renchérit Bob.
Maureen se montra encore plus conciliante.
— L’important est de se souvenir de sa vie. Pas de la manière dont il y a
mis fin.
Tout le monde acquiesça d’un air solennel.
— Mais enfin, ça va être dur dans les champs, ces jours-ci, reprit
Jeannie. La moitié de notre personnel fait partie de la famille Porter.
Elle ponctua sa phrase d’un soupir résigné.
— Vous voyez ? Je vous avais bien dit que j’étais une personne égoïste.
— Ne t’en fais pas, Jeannie, lança Amos en souriant. Je suis là, je ne
t’abandonnerai pas.
Elle eut un petit rire.
— Je ne vois pas ce que tu pourrais faire pour moi, dit-elle.
— Oh ! je vois qu’en plus d’être égoïste tu as la mémoire courte.
Aurais-tu oublié le comité d’accueil d’un certain bal ?
— Ne m’en parle pas ! gémit-elle. J’essaye d’oublier ce cauchemar
depuis quinze ans.
— Il y avait huit personnes dans ce comité, expliqua Amos. Six, plus
nous deux. Et, le jour du bal, les six autres se sont désistés au dernier
moment. On s’est retrouvés seuls pour décorer la salle.
— J’ai fait des fleurs en papier crépon jusqu’à en avoir les mains en
sang, gémit Jeannie.
Ils rirent de bon cœur tous les deux.
— J’avais une femme superbe comme cavalière pour le bal et je suis
arrivé en retard, reprit Amos. Elle était furieuse parce que j’avais passé
l’après-midi avec toi.
— J’étais si fatiguée que je n’ai pas eu le courage de me maquiller.
— J’ai voulu emmener ma cavalière au bord de la rivière et je me suis
endormi dans la voiture.
— Elle a dû te prendre pour un parfait gentleman !
— Je crois qu’elle m’a plutôt pris pour un mufle ou pour un idiot.
— C’était une dure journée, mais on en est venus à bout, conclut
Jeannie. Et ça fait des bons souvenirs.
Amos approuva.
— Donc, tu vois, à nous deux nous pouvons accomplir de grandes
choses, conclut-il.
Ils rirent de nouveau.
— Tant mieux si vous pouvez accomplir de grandes choses, dit Earl.
Tâchez de faire de même pour la moisson.
A 10 h 30, le drugstore se vida, et Scott resta seul. Les heures
s’égrenèrent lentement, sans une visite ni un coup de fil.
Il décida de fermer le magasin et alla chez sa mère pour se changer. En
arrivant, il vit la voiture de D.J. Elle aussi était rentrée plus tôt que prévu.
Elle avait dû s’ennuyer ferme, toute seule dans sa lugubre bibliothèque.
Mais quelle idée aussi, d’ouvrir pendant la moisson ! Elle était vraiment
rigide. Tant pis pour elle ! La bibliothèque devait être d’un ennui mortel en
ce moment, encore plus que le drugstore.
Tout le monde avait entendu parler de son entêtement. Elle aurait mieux
fait de manifester un peu plus de souplesse. Ça n’aurait rien changé pour la
bibliothèque et cela aurait eu le mérite de clouer le bec de Mlle Grundler,
qui répandait le bruit qu’elle avait des difficultés à s’intégrer au sein de leur
communauté.
Viv n’était pas là, elle avait dû rester chez les Porter. Scott trouva la
maison vide et le silence qui y régnait lui parut pesant. Sans doute ébranlé
par les conversations de la matinée à propos de la mort de Dutch, il songea
qu’un jour sa mère ne l’habiterait plus. Tout le monde devait mourir un jour
et il était dans l’ordre des choses que sa mère disparaisse avant lui. Mais pas
maintenant. Pas tout de suite. Il voulait qu’elle ait le temps de connaître ses
petits-enfants.
L’idée l’avait traversé tout naturellement et il en fut lui-même surpris.
Depuis quand songeait-il à avoir des enfants ?
Il n’était pas près d’avoir des enfants, puisqu’il n’avait même pas de
femme. Il s’était d’ailleurs presque résigné à rester célibataire. Mieux valait
être seul que mal accompagné.
Il traversait le couloir en direction de la chambre d’amis, quand on
frappa à la porte de la cuisine. Il fit demi-tour pour aller ouvrir. C’était D.J.
Elle tenait à la main un saladier rempli de petites boules de pastèque qui
sentaient merveilleusement bon.
— Les pancakes, ce n’était pas grand-chose, dit-il. Il ne fallait pas…
— Pardon ? Oh ! non… C’est pour la famille Porter.
— Oh ! d’accord… Bien sûr.
— Ça se fait, non ? Même quand on ne connaît pas vraiment les gens.
— Oui, je suppose que oui.
Elle baissa les yeux vers son plat.
— C’est une salade de pastèque. C’est tout ce que je sais faire. Je ne
cuisine pas du tout. Je ne connais pas les Porter, mais je me suis dit que je
devais quand même leur rendre visite.
— Je suis sûr que ce sera très apprécié, dit-il.
— Je voulais leur apporter ça, mais je ne sais pas où ils habitent.
— Ils habitent de l’autre côté de la ville, près de… Bon, attendez, je
vais vous y conduire.
— Non, vous n’êtes pas obligé de faire ça.
— Je le sais. Mais j’y allais, de toute façon…
Il prit son téléphone et ses clés et enfila une veste — car on ne se
présentait pas sans une veste dans la maison d’un mort.
Il sortit avec D.J., lui tint son saladier pendant qu’elle s’installait sur le
siège, puis il alla prendre place derrière le volant.
Il sentit que c’était à lui d’entretenir la conversation, en choisissant un
sujet neutre, qui ne pousserait pas D.J. à se retrancher derrière une froide
hostilité. Leurs relations étaient beaucoup plus détendues et il avait envie
que ça dure. Il parla donc de Dutch.
— Vous auriez aimé Dutch, fit-il. Et il en serait sans doute venu à
fréquenter régulièrement la bibliothèque.
— Oh… Il aimait la lecture ?
Scott secoua la tête.
— Il n’a jamais lu autre chose que le Farm Journal, dit-il. Mais il
adorait la compagnie des jolies filles.
Il se mordit la langue, persuadé qu’elle allait croire qu’il la draguait et
mal le prendre, mais, à sa grande surprise, elle eut un petit rire incrédule.
— Je ne crois pas qu’on puisse me classer dans cette catégorie.
— C’est vous qui le dites…
Il continua de conduire en silence, tout en songeant en son for intérieur
que D.J. était bien plus que jolie. Elle était lumineuse et…
Lumineuse ! Mais non. La fille lumineuse, c’était Paillette.
Il ne fallait pas confondre !
393.4 Coutumes funéraires

D.J. avait d’abord voulu refuser de se rendre chez les Porter avec Scott
mais, une fois arrivée à destination, elle se félicita de l’avoir à ses côtés —
et pas uniquement parce qu’il portait le saladier. Elle avait la gorge nouée et
ses mains tremblaient, elle se sentait sur le point d’éclater en sanglots.
Seule, elle serait repartie en courant, pour ne pas risquer de pleurer devant
des étrangers sur la mort d’un homme qu’elle n’avait jamais vu.
Les Porter habitaient une maison carrée, à bardeaux, entourée de plates-
bandes fleuries. On devinait à la regarder qu’elle était habitée par une
famille pleine d’amour. Cette famille était aujourd’hui frappée par le
malheur, mais la vie reprendrait bientôt son cours.
La porte était ouverte et D.J. reconnut à travers la porte moustiquaire le
visage familier de Suzy.
— Ça fait plaisir de vous voir, murmura Suzy en la serrant dans ses
bras, comme si elles étaient de vieilles amies.
D.J. répondit qu’elle aussi était heureuse de la voir. Et c’était vrai.
— Vous êtes de la famille ? demanda-t-elle à Suzy.
— Mon beau-père est un Porter du côté de sa mère, expliqua Suzy. Ce
qui fait de Dutch mon oncle.
En découvrant la salle à manger bondée, D.J. pensa avec tristesse à la
mort de ses parents, auxquels seuls quelques voisins avaient rendu
hommage. La table était si chargée que Scott dut écarter quelques plats afin
qu’elle puisse poser son saladier.
Elle avait déjà envie de partir, mais il fallait maintenant présenter ses
condoléances aux nombreux membres de la famille Porter.
— Toutes mes condoléances…
Elle s’étonna de constater qu’ils semblaient tous désireux de faire sa
connaissance, en dépit de la tragique circonstance qui l’amenait ici. Scott se
chargeait des présentations. Elle répondait aux questions polies qu’on lui
posait sur son arrivée à Verdant et sur ce qu’elle avait envie d’y accomplir.
Comprenant que sa présence permettait à ces gens de parler d’autre
chose que du mort, elle se prêta au jeu de bonne grâce. Ils étaient encore
sous le choc et elle était heureuse de les distraire un peu de leur chagrin. Sa
participation ne se bornait pas à apporter une salade de pastèque. Elle se
sentait pour la première fois un membre à part entière de la communauté de
Verdant et en fut émue.
Elle fit donc le tour de la maisonnée, pour échanger quelques mots avec
chacun. Scott la suivait, tout en menant ses conversations de son côté. Elle
était consciente de sa présence, de son regard qui ne l’abandonnait jamais
plus de quelques minutes. Consciente aussi du respect qu’il manifestait à
tous, de sa discrète et sincère gentillesse.
Dans le petit salon, elle trouva son chien assis sur un canapé de chintz
bien rembourré, calé entre Viv, à sa droite, et la veuve, à sa gauche.
Mme Porter lui tapotait la tête d’un geste machinal, une caresse dont il avait
horreur, mais qu’il subissait stoïquement, le museau en l’air. Il la regarda
mais ne bougea pas, comme s’il était conscient d’avoir une tâche
importante à accomplir. Viv ne l’avait pas vue. Elle paraissait absente.
Soudain, D.J. sentit une main dans son dos. Scott l’avait rejointe et la
poussait légèrement en avant.
Les deux femmes levèrent les yeux quand ils s’arrêtèrent devant elles.
— Madame Porter, dit Scott. Je vous présente Dorothy Jarrow, notre
nouvelle bibliothécaire.
— Oh ! bonjour…
D.J. prit dans la sienne la main glacée et osseuse que Mme Porter lui
tendait.
— Mes condoléances, murmura-t-elle.
— C’est votre chien, n’est-ce pas ? demanda Mme Porter tout cherchant
du regard une confirmation du côté de Viv.
— Oui, répondit D.J.
— C’est une douce petite créature, déclara Mme Porter, tout en
continuant à tapoter le crâne du chien. Il sait se tenir.
— J’en suis ravie, répondit D.J.
Elle se tourna vers Viv.
— Je peux le ramener à la maison, si vous voulez.
Viv secoua la tête.
— Je le ramènerai plus tard.
D.J. jeta un dernier regard à la main de Mme Porter qui flattait le crâne
de son chien, puis elle se détourna sans un mot.
Scott la suivit et se pencha pour murmurer à son oreille.
— On y va ?
D.J. acquiesça.
Scott leur fit de nouveau traverser la maison en direction de la sortie.
Suzy était toujours à l’entrée.
— Merci à vous d’être venus, leur dit-elle.
Ne trouvant pas de formule de politesse adéquate, D.J. se contenta de
sourire.
— J’ai hâte de reprendre le travail, déclara Suzy. J’en ai assez de
conduire ces vieux camions ! Mon bibliobus me manque.
Elle s’approcha et baissa la voix.
— Vous avez accepté un rendez-vous ? Enfin, vous avez compris que
vous ne trouveriez pas mieux que Scott à Verdant !
D.J. secoua la tête.
— Il n’y a pas eu de rendez-vous, répondit-elle, un peu agacée. Il m’a
accompagnée ici parce que je ne connaissais pas l’adresse.
Suzy n’eut pas l’air convaincue.
— Ce n’est jamais un rendez-vous, avec vous, c’est ça ?
D.J. ne fit pas de commentaires.
Une fois dehors, à l’air libre, elle respira profondément. Elle n’aurait
pas su dire pourquoi, mais elle se sentait oppressée, comme enfermée dans
un carcan qu’elle aurait voulu briser. Scott l’entraîna sans un mot vers la
camionnette et la fit monter. Puis il fit le tour pour s’installer derrière le
volant.
Il prit la direction opposée à celle de la maison de Viv et s’enfonça dans
la campagne. Elle fut tentée de l’interroger sur leur destination, mais elle se
tut. Le silence qui s’était installé entre eux n’était pas pesant, mais
étrangement agréable, comme s’ils avaient dépassé le stade des
conversations superficielles.
Des deux côtés de l’étroit chemin en terre, le blé poussait, haut et
généreux. Scott tourna plusieurs fois à droite, puis une fois à gauche, avant
de stopper sur le bas-côté et d’arrêter le moteur.
— Venez, dit-il en ouvrant la portière.
Elle se demanda ce qui lui prenait de s’arrêter au milieu de nulle part,
mais elle n’en eut pas vraiment le temps car il avait déjà abandonné la
camionnette et s’enfonçait dans le champ qui bordait la route.
Comme il continuait d’avancer sans jeter un regard en arrière, elle se
décida à le suivre, non sans une certaine appréhension. Ce n’était pas facile
de se frayer un chemin au milieu des hautes tiges de blé, surtout avec les
chaussures qu’elle avait aux pieds. Puis, brusquement, Scott disparut. Elle
ne le vit plus.
— Scott ? appela-t-elle.
— Je suis là.
Sa voix était toute proche.
— Je suis à côté de vous, asseyez-vous, indiqua-t-il.
Elle se baissa et ce fut comme si le champ de blé l’enveloppait. Au-
dessus d’elle, il y avait le ciel mauve du coucher de soleil, et tout autour
l’étreinte douce et accueillante des tiges de blé.
— C’est surprenant, n’est-ce pas ? l’entendit-elle dire.
— Oui. Je parie que vous veniez jouer dans ce champ quand vous étiez
enfant.
— Je jouais à cache-cache dans les blés, mais pas ici. Dans ce champ, je
venais pour être seul.
D.J. acquiesça. Elle comprenait de quoi il parlait.
— Moi je me réfugiais dans les bibliothèques, mais je rêvais de
construire une cabane dans les arbres.
Il rit.
— Il n’y a pas beaucoup de cabanes dans les arbres, au Kansas, ironisa-
t-il.
D.J. se sentait bien, assise là, isolée du monde, avec lui à portée de voix.
C’était parfait.
— Mais se cacher dans un champ de blé répond au même désir, celui de
changer de point de vue sur le monde, reprit-il. Dans une cabane dans les
arbres, on devient un oiseau. Ici on devient un lapin ou un rat des champs.
Et on peut lever les yeux vers le ciel. C’est bon pour l’âme de regarder vers
le haut.
— C’est vrai, approuva D.J.
Ils restèrent là. Séparés, mais pourtant ensemble, tandis que le jour
déclinait lentement.
— C’était pénible, chez les Porter, murmura-t-il.
Elle répondit tout bas que oui.
— Je sais qu’il fallait y aller, poursuivit-il. Mais j’ai mon propre chagrin
à gérer. La plupart du temps, j’arrive à l’oublier. Mais, dans ce genre de
circonstances, il se réveille.
— Oui, approuva-t-elle. C’est la même chose pour moi. Au moins, vous
avez une excuse : la perte est récente. Votre famille est encore en deuil.
Moi, mes parents sont morts il y a dix ans.
— Perdre ses deux parents, ce doit être terrible. Je ne veux pas
l’imaginer. Je me fais tellement de souci pour ma mère ! Depuis que mon
père est mort, je pense sans cesse à la protéger. Jamais je n’aurais pensé
réagir comme ça.
— C’est peut-être parce que votre père n’est plus là pour le faire et que
vous avez l’impression que vous devez prendre le relais ?
— Oui, c’est possible. Ou bien, plus simplement, je me demande pour
qui je compterai quand elle ne sera plus là. Pour personne, en fait.
— Vous compterez pour les gens d’ici, assura-t-elle. Pour vos amis et
pour les autres.
— Mais est-ce que ce que je ferai comptera ? insista-t-il. S’ils ne sont
plus là, qui sera fier de moi ?
— Vous, répondit-elle.
— Oui, je suppose que oui, dit-il. C’est ce qui s’est passé pour vous ?
Avez-vous cherché à protéger celui de vos deux parents qui restait quand le
premier est mort ?
— Non. Ils sont morts ensemble. Accident de voiture.
— Seigneur ! Mon père était malade et nous avons eu au moins le temps
de comprendre ce qui nous arrivait. J’ai eu la chance de lui dire au revoir.
— Pas moi.
— Et c’est moi qui me plains, fit-il. Désolé…
— Ne vous excusez pas. Vous avez le droit de geindre. Moi aussi, je me
plains, mais pas de la même manière. Vous étiez proche de votre père et il
vous manque. Moi, je n’avais pas vraiment de relations avec mes parents. Je
les regrette, mais ils ne me manquent pas au quotidien.
— Vous ne vous entendiez pas bien avec eux ? demanda-t-il.
— C’est entre eux qu’ils ne s’entendaient pas. Avec moi, je crois qu’il
n’y avait pas de problème. Je ne les intéressais pas, c’est tout.
— Vous vous sentiez délaissée ?
— Ils avaient tous les deux la quarantaine passée quand je suis née et ils
ont eu du mal à passer du statut de couple sans enfants à celui de parents.
Aucun des deux n’a jamais cherché à établir de vrais liens avec moi.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Parfois je me disais qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur
relation, dit-elle. Ils se disputaient tout le temps. Quand il y avait du monde,
ils jouaient la comédie du couple heureux, mais une fois seuls ils ne
cessaient de se chamailler, toujours à chercher chez l’autre la faille pour
l’attaquer, allant chaque fois plus loin dans l’insulte.
— Ça devait être affreux.
— Ça l’était pour moi, assura D.J. Mais eux ils devaient aimer ça, parce
qu’ils l’entretenaient soigneusement. J’étais si lasse de leurs disputes que je
rêvais de les voir divorcer. Mais je n’ai pas eu cette chance.
D.J. n’arrivait pas à croire qu’elle parlait de tout ça. Et surtout avec lui.
Jamais elle n’en avait raconté autant. Ni à ses amis ni à personne. Mais,
dans ce nid de blé, elle ne pouvait plus s’arrêter.
— Je me consolais en me disant qu’ils ne savaient pas comment faire
pour former une famille. Ils avaient eux-mêmes coupé les ponts avec tout le
monde. A leur enterrement, il n’y avait aucun de leurs parents.
Elle soupira et leva les yeux, au-delà de ce blé qui la protégeait en la
dissimulant.
— Parfois j’avais l’impression que je ne méritais tout simplement pas
d’être aimée, avoua-t-elle.
Elle entendit remuer les blés, puis il fut là, assis derrière elle. Pas trop
près, mais assez pour qu’elle sente sa présence sans en être gênée.
La nuit et les hautes tiges qui les entouraient créaient un espace rien que
pour eux. Ils étaient seuls au monde.
— J’imagine que votre père ne vous donnait pas beaucoup de conseils.
— A part « travaille bien à l’école », je ne me souviens de rien.
— D’accord. Voulez-vous que je vous fasse profiter du meilleur conseil
que m’ait donné mon père ?
— Oui.
— « Tu n’es pas responsable de tous tes malheurs. »
— En effet, dit-elle.
— Il ne suffit pas d’accepter cette vérité, reprit-il. Il faut se l’approprier.
C’est ça, le secret, je crois. C’est ce qui permet de se débarrasser des doutes
inutiles.
Ils se fixèrent un long moment en silence.
— Je comprends, déclara-t-elle enfin. C’est un excellent conseil.
— Mon père était d’excellent conseil, assura-t-il. J’espère être un jour
aussi sage que lui.
— C’est un noble but. Vous pensez que vous l’atteindrez ?
Il haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. Mais j’ai encore du chemin à parcourir.
D.J. fut touchée par cet aveu.
— Moi aussi, j’ai toujours été de ceux qui mettent du temps à éclore.
— Vous êtes venue au bon endroit, pour éclore tranquillement, dit-il. A
Verdant, nous aimons prendre notre temps.
— Oui, j’ai remarqué. C’est l’une des choses que j’apprécie ici.
— Vraiment ?
— Oui.
— Tant mieux… J’avais vaguement espéré que vous envisageriez de
vous installer.
Elle n’envisageait pas d’autre endroit pour s’installer.
Ils demeurèrent silencieux, à contempler les étoiles, dans le silence et
leur douce solitude réciproque.
Il ne tenta pas de s’approcher. Sa présence était à la fois familière et
rassurante. D.J. avait l’impression d’avoir déjà ressenti ça, mais elle ne
savait pas où et quand. Ça n’avait rien de sexuel. Non, c’était autre chose.
Quelque chose qu’elle avait attendu sans le savoir. Elle espérait secrètement
que cet instant de grâce n’aurait pas de fin. Hélas ! tout avait une fin.
— Nous devrions rentrer, dit-il.
— Oui, je crois que oui.
Quand ils se levèrent, le monde changea brutalement. Le blé était une
mer d’onyx qui ondulait dans le noir. Au-dessus d’eux, les étoiles brillaient,
la Voie lactée formait une longue traînée lumineuse dans le ciel.
Elle se tenait près de lui, éblouie par la beauté du ciel nocturne et par la
soudaine conscience de leur insignifiance. Quand il se pencha pour poser
ses lèvres sur sa tempe, cela lui parut tout à fait naturel. Il ne s’agissait pas
vraiment d’un baiser, plutôt d’un geste de réconfort.
— Donne-moi ta main, fit-il.
Elle se laissa guider à travers champs.
398.5 Folklore

Il était tard quand Viv se décida à quitter la maison des Porter. Tandis
qu’elle avançait vers sa voiture, M. Dewey en profita pour se soulager dans
l’herbe.
— Tu t’es très bien comporté, le félicita-t-elle. J’ignore comment tu sais
ce dont les gens ont besoin, mais aujourd’hui, avec Cora, tu as été parfait.
Qu’est-ce qui a pris à Dutch de faire ça ?
Elle soupira.
— Il se fichait de ce qu’elle penserait.
Elle ouvrit la portière de sa Mini Cooper et M. Dewey se faufila à
l’intérieur. Il s’installa sur son perchoir habituel, le siège du passager, les
pattes avant sur le repose-bras, pour laisser ses oreilles flotter au vent.
Viv monta à son tour et mit le moteur en marche. Elle n’avait pas envie
de rentrer tout de suite, dans une maison vide. Avec ces boîtes de conserve
qui pourrissaient dans la glacière de John et lui rappelaient qu’elle n’en
avait plus pour longtemps.
Elle se mit à rouler au hasard.
A l’intersection avec la grand-route, elle dut céder le passage à trois
camions chargés de blé, tout en se demandant pourquoi elle s’arrêtait. Elle
venait de rater une belle occasion. Une vieille femme conduisant la nuit,
fatiguée par une journée passée à veiller un mort, qui oubliait de marquer
un stop et percutait un camion… Voilà qui était crédible.
Elle soupira. Non, ce n’était pas une bonne idée. Percuter un véhicule
lancé à pleine vitesse ne vous était pas forcément fatal. Et puis, il fallait
penser au conducteur d’en face, qui risquait lui aussi d’être blessé, ou
d’avoir toute sa vie cet accident sur la conscience. Et il y avait M. Dewey,
qui n’était même pas dans son panier. D.J. avait raison, c’était dangereux de
le laisser s’asseoir sur le siège avant sans protection.
Non. Le plan qu’elle mûrissait depuis des mois était meilleur. Elle ne
devait pas en dévier.
Une fois les camions passés, elle traversa la route en direction de l’ouest
de la ville, où elle continua à errer sans but. Elle finit par s’arrêter là où
aboutissaient si souvent ses sorties : dans le parking du cimetière. Quand
elle éteignit ses phares, le paysage sombre demeura impénétrable. Elle
demeura là, à regarder au-delà de la grille. Elle aurait voulu voir quelque
chose. N’importe quoi. Une volute de fumée. Un spectre transparent. Une
apparition. Mais rien. Il n’y avait rien qu’une portion de terrain où les corps
de ceux qu’elle avait connus et aimés gisaient à présent sans vie.
— A nourrir les vers…
M. Dewey sauta soudain sur ses genoux, réclamant son attention.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle. Tu en as assez de venir ici ?
Elle le gratta derrière les oreilles.
— Je me demande si ta maîtresse t’amènera ici, sur ma tombe ? Je
suppose que non. Mais je ne serai pas vraiment ici, tu sais. Je serai au
paradis, avec John. Et je serai heureuse, bien plus qu’ici sans lui.
Elle sourit.
— Mais tu vas me manquer.
Elle regarda une dernière fois à travers le pare-brise et soupira. La
phrase « Circulez, y a rien à voir » lui vint à l’esprit, et cela la fit rire.
— Je crois qu’on devrait rentrer, dit-elle à M. Dewey. Il y a peu de
chances que nous surprenions mon fils et ta maman en flagrant délit. Ils
devraient…
Elle rit.
— Je vais te paraître crue, mais… Je voudrais qu’ils fassent l’amour,
tous les deux. Comme tous les jeunes gens normaux. Mais ils sont lents, ce
n’est pas croyable !
Son expression changea.
— Ils ont souffert, murmura-t-elle. Ils ne veulent plus se tromper.
Elle eut un soupir agacé.
— Ils ne savent pas encore que la vie est trop courte pour hésiter face au
bonheur.
401.2 Théorie des langues et du langage

D.J. s’éveilla tôt le lendemain matin. Elle commença par boire une
grande tasse de café. Hier, elle s’était confiée à Scott. Pour la première fois
de sa vie, elle s’était livrée à quelqu’un et cela lui avait fait du bien. Comme
disait Scott, tout était une question de point de vue. Hier, dans ce champ de
blé, elle avait changé son point de vue sur le monde.
Dew était encore somnolent et il avait les yeux bouffis de sommeil —
tout comme elle. Il n’avait pas touché à son repas de la veille et elle
soupçonnait Viv de le gaver de gâteries pour chiens. Ce n’était en tout cas
pas avec les restes qu’il s’empiffrait.
Sous la douche, tandis que l’eau chaude coulait sur son visage, elle
songea de nouveau à Scott. La veille, dans ce champ de blé, près de lui, elle
s’était sentie en sécurité, entière, remplie, réconfortée. Beaucoup mieux que
si elle avait fait l’amour. Enfin, tout dépendait avec qui on faisait l’amour…
Avec Scott, évidemment, on avait tout, comme son surnom l’indiquait.
— Tu étais différente ce soir-là, murmura-t-elle tout haut, dans la
vapeur chaude. Il n’avait rien d’exceptionnel. Mais, toi, tu avais décidé
d’être une autre.
Question de point de vue. Une fois de plus.
Elle quitta la douche, puis se sécha, se passa de la crème sur le visage et
se brossa les dents. Elle chassa Scott de son esprit pour se concentrer sur
son travail de la journée et sur les problèmes qui l’attendaient.
Soudain, l’image des longues et étroites fenêtres espacées d’environ un
mètre s’imposa à elle comme une évidence.
— Seigneur ! Mais bien sûr ! Question de point de vue !
Elle s’habilla en quinze minutes et, pour une fois, elle délaissa son
costume de bibliothécaire pour un jean et un T-shirt, noua rapidement ses
cheveux en queue-de-cheval — pas le temps pour un chignon — et partit.
Le petit quartier commerçant était déjà bondé et le trafic était lent sur
Main Street. Elle en grinçait des dents d’impatience.
Quand elle arrêta sa voiture devant la bibliothèque, elle fut soulagée
d’apercevoir la vieille bicyclette rouillée attachée à la rambarde.
— Que Dieu te bénisse, James ! murmura-t-elle.
Ça la touchait de penser qu’il était toujours là avant elle. Elle se
précipita à l’intérieur, sans même s’arrêter pour faire du café.
— James ! James !
Elle alla se placer entre les fenêtres et les rayonnages qui les longeaient.
— Mais c’est fou ! s’exclama-t-elle. C’est complètement fou !
— Pardon, fit une voix hésitante venue de quelque part derrière la
muraille de livres.
— Oh ! ce n’est pour vous que je disais ça, James. Figurez-vous que je
viens de comprendre quelque chose qui aurait dû me sauter aux yeux dès le
premier jour : les étagères sont installées dans le mauvais sens.
Elle vit la tête de James apparaître au coin d’un rayonnage. Il n’était pas
encore prêt à l’affronter à découvert.
— Regardez les fenêtres… Ces rayonnages doivent être placés
perpendiculairement au mur, pas parallèlement. C’est évident. C’est une
question de point de vue.
— Une question de point de vue, répéta James.
— Ça va être magnifique, reprit-elle. Ça va tout changer !
Elle contempla de nouveau les fenêtres, puis les longues rangées
d’étagères chargées de livres. Tout était propre, bien aligné, parfaitement en
ordre. Mais dans le mauvais sens. Il allait falloir tout enlever.
— Très bien, James, dit-elle. Voici ce que nous allons faire : nous allons
commencer par enlever tous les livres ; ensuite, il faudra enlever les
étagères. Comme elles sont vissées au sol, il y aura des trous à reboucher. Et
ça laissera sûrement des traces sur le parquet, qu’il faudra réparer. Nous
allons faire pivoter tout ça à quarante-cinq degrés. Puis il ne restera plus
qu’à fixer les étagères et à remettre les livres en place.
James ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes, comme si elle lui
avait proposé de lui ouvrir le ventre et de répandre ses entrailles dans la
pièce. Visiblement, cette proposition lui faisait peur.
— Oh ! non, on ne peut pas faire ça, dit-il. On ne peut pas faire ça.
— Bien sûr qu’on peut ! assura-t-elle. Ça va être un sacré
chambardement, mais on va le faire.
— Non, non, non, répondit-il. Non. On ne peut pas.
Elle comprit qu’il s’affolait à l’idée que l’on touche aux rayonnages
dont il s’occupait avec tant de soin.
— Ne vous en faites pas, James. Nous n’allons pas enlever les livres et
les empiler n’importe comment. Je vais réfléchir au moyen de faire tout ça
avec méthode. Les livres… resteront classés. Je vous le promets. Nous
déplacerons tout avec le plus grand soin. Les livres ne risquent rien.
— Oh non, répéta-t-il. Non, non, non.
Elle était trop emballée par son merveilleux projet pour se laisser
dissuader par la réaction négative de James.
Elle alla dans son bureau chercher un mètre mesureur. Puis elle
redescendit, en chantonnant. En arrivant en bas des marches, elle entendit
claquer un livre. Comme elle traversait la pièce en direction des
rayonnages, un deuxième se referma. Elle ne fit pas de commentaire et
commença à prendre ses mesures.
— James, vous voulez bien tenir l’une des extrémités du mètre ?
demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Elle l’entendait aller et venir, fermer des livres à
intervalles réguliers, mais il n’ouvrit pas la bouche.
Elle n’insista pas et se débrouilla pour mesurer sans son aide.
Ça allait être un travail titanesque et il fallait s’y mettre sur-le-champ,
profiter des moissons pour tout chambouler. Avec l’aide de James et en
travaillant d’arrache-pied, c’était faisable.
Elle trouva du papier millimétré et se mit à tracer le plan de la future
salle. Tandis qu’elle y travaillait, elle remarqua que les livres se fermaient
de plus en bruyamment et fréquemment, mais elle y prêta à peine attention.
Mais, quand il se mit à marmonner, elle commença à s’inquiéter.
— James, est-ce que ça va ? cria-t-elle.
Elle n’obtint pas de réponse.
Elle le chercha dans les rayonnages, pour tenter de le raisonner, mais il
la fuyait et elle dut se contenter de lui parler à distance, sans le voir.
— Si nous plaçons ces rayonnages sur un axe est-ouest, la lumière
entrant par les fenêtres éclairera les allées. Celui qui a installé les
rayonnages la première fois a fait une erreur. Ce que je propose changera
tout. Vous verrez, ce sera beaucoup mieux. Vous n’aurez plus besoin d’une
lampe de poche pour y voir clair. Et les biographies seront protégées du
soleil.
Son explication ne servit à rien. A part peut-être à aggraver la situation.
James avait besoin de s’habituer à cette idée. Il fallait lui laisser le
temps de réfléchir, il en viendrait à la seule conclusion possible : elle avait
raison.
Elle retourna s’asseoir au bureau de prêt et reprit son croquis. Mais,
avec la tension qui émanait de l’autre bout de la pièce, elle n’arrivait plus à
se concentrer.
— Tout va bien se passer, James. Tout va bien se passer.
Il cessa de marmonner et vlan ! fit claquer plusieurs livres.
Elle tenta de l’oublier, mais elle était inquiète. Il était très agité et ses
tentatives pour l’apaiser demeuraient vaines. Comment allait-il réagir quand
elle passerait à l’action ?
— James ? Dites-moi quelque chose, James !
Elle l’entendit marcher, grommeler… Mais pas de réponse.
Il était peut-être furieux et il lui en voulait — autant qu’il en voulait à
Stevie. Mais au moins, avec Stevie, il s’était contenté de ne pas répondre.
Son comportement devenait vraiment inquiétant. Et même un peu effrayant.
Elle regretta que Suzy ne soit pas là. Ou Amos. Ou quelqu’un qui
connaissait James mieux qu’elle. Qui aurait su quoi faire. James avait
sûrement des parents, ou des personnes qui s’occupaient de lui. Pourquoi ne
s’était-elle pas préoccupée plus tôt de prendre contact avec eux ? A qui
pouvait-elle s’adresser ?
Le téléphone sonna. Elle décrocha.
— Bibliothèque publique de Verdant…
Il y eut un temps d’hésitation à l’autre bout de la ligne.
— Allô, fit-elle d’un ton plus sec.
Elle n’avait pas de temps à perdre.
— Salut…
Elle reconnut la voix de Scott.
— Oh ! bonjour, répondit-elle.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit-il. Mais je vous ai vue partir
en trombe ce matin et je me suis demandé… Enfin, je me suis inquiété…
Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, tout va bien, répondit-elle d’un ton joyeux.
Puis elle se demanda pourquoi elle lui mentait. La force de l’habitude…
— Sauf que, non, tout ne va pas bien. James…
Elle baissa la voix et mit sa main devant l’appareil.
— James se comporte bizarrement. Qui dois-je appeler ? Ses parents ?
— Ses parents sont morts, indiqua Scott. Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il fait le va-et-vient entre les rayonnages en marmonnant et en faisant
claquer les livres.
— Je vais demander à ma mère ce qu’elle en pense. Je vous rappelle
tout de suite.
D.J. fut surprise de se sentir à ce point rassurée par ce bref échange avec
Scott. Comme la veille, quand elle n’avait pas hésité à lui parler de ses
peurs, elle se sentait en confiance avec lui.
Mais il ne rappela pas. Quelques minutes après son coup de fil, il
franchissait avec sa mère la porte de la bibliothèque. Ils étaient tous deux
vêtus de noir.
Le cœur de D.J. fit un bond. Il portait un costume noir et il était très
séduisant.
— Oh ! je suis désolée. J’ai complètement oublié l’enterrement.
— Ce n’est pas grave, lui assura Viv. Nous ne sommes pas en retard.
James se tut et fit claquer un livre. Viv et Scott sursautèrent. D.J. s’y
était habituée et ne broncha pas.
— Qu’est-ce qui a bien pu le mettre dans un tel état, d’après vous ?
demanda Viv.
— Je lui ai parlé de modifier l’agencement intérieur de la bibliothèque
pour qu’elle soit moins sombre, répondit D.J.
Elle préféra ne pas entrer dans les détails.
— Il m’a demandé de ne pas le faire. Et, comme je n’ai pas pris en
compte ses protestations, il a commencé à se manifester en fermant des
livres.
— Les livres, c’est pour calmer son angoisse, expliqua Viv.
— Pour calmer son angoisse ?
— Oui, votre proposition l’angoisse. Les rayonnages, c’est son univers.
Pour lui c’est terrible, ce que vous proposez.
— Je ne veux pas le perturber, assura D.J. Je veux juste faire mon
travail.
— Je sais, dit Viv. Je vais essayer de lui parler.
— Tu veux que je vienne avec toi ? proposa Scott.
Viv secoua la tête.
— Non. Il n’est pas dangereux, ne t’inquiète pas.
D.J. la regarda disparaître derrière les rayons avec une certaine
inquiétude. James marmonnait de plus en plus fort et s’était visiblement mis
à courir. Il fit claquer trois livres. Puis plus rien.
D.J. n’entendait pas ce que Viv disait, mais le ton de sa voix était calme.
Puis elle reconnut la voix de baryton de James. Il répondait.
— Ne t’en fais pas, lança Scott. Il va se calmer.
D.J. acquiesça.
— Grâce à ta mère.
Il lui sourit.
— Qu’est-ce que tu lui as proposé, pour qu’il réagisse comme ça ? Tu
t’es levée ce matin avec l’idée de tout changer dans la bibliothèque ?
— C’est à peu près ça, oui, répondit-elle. J’ai compris que, si l’on
plaçait les rayonnages perpendiculairement aux fenêtres, les allées seraient
beaucoup mieux éclairées.
Scott balaya l’espace du regard.
— Mais… ça a toujours été comme ça…
Elle acquiesça.
— Question de point de vue, répliqua-t-elle avec un sourire complice.
Les rayonnages ont été posés en dépit du bon sens et ensuite personne ne
s’est posé de question. Il a fallu quelqu’un de l’extérieur pour pointer
l’évidence.
— Quelqu’un de l’extérieur ? répéta-t-il d’un ton amusé. Tu n’es pas
quelqu’un de l’extérieur. Tu es une fille de Verdant. Seule une fille de
Verdant accepterait de s’asseoir au milieu des champs de blé en pleine nuit.
Comme elle éclatait de rire, Viv sortit des rayonnages et les rejoignit.
— Je pense que ça ira pour l’instant, dit-elle. C’est un énorme choc
pour lui. Il a vécu presque toute sa vie dans ce bâtiment, vous comprenez.
D.J. acquiesça.
— Je comprends aussi pourquoi il a le teint blafard !
— Je lui ai promis que vous ne feriez rien aujourd’hui.
— D’accord.
— Et que vous ne feriez rien sans l’en avoir averti auparavant.
Le ton de Viv était calme mais ferme. Elle semblait considérer que
James avait son mot à dire.
— Pas de problème, assura D.J. J’étais si emportée par mon
enthousiasme, si surexcitée, que ça a dû l’impressionner. Il a cru que j’allais
m’y mettre sur-le-champ. Un pareil déménagement doit se planifier. Et la
période des moissons est peut-être mal choisie.
— C’est le plus mauvais moment, approuva Scott. Tu n’aurais personne
pour t’aider. Mais, d’un autre côté, le fait qu’il n’y ait personne…
D.J. acquiesça.
— C’est aussi ce que je me suis dit. Avec James, je peux y arriver. Mais
encore faut-il qu’il accepte de m’aider.
Viv sourit et lui tapota le bras.
— N’oubliez pas de l’associer à toutes vos décisions.
Elle se tourna vers Scott et posa un doigt sur le cadran de sa montre.
— Ça ne se fait pas d’arriver en retard à un enterrement. Les gens vont
croire qu’on est de la famille.
Il n’y avait aucun risque pour que les gens se trompent à ce sujet. A
Verdant, tout le monde savait qui était parent avec qui. Mais Scott suivit sa
mère sans protester.
418.8 Linguistique appliquée ; usage
standard

Les funérailles de Dutch Porter furent tristes et solennelles, comme


toutes les funérailles. Elles furent également quelque peu expédiées, en
dépit des efforts manifestes de l’officiant des pompes funèbres pour effacer
cette désolante impression.
Depuis l’intérieur de l’église, on entendait grincer les freins des
camions qui marquaient le stop au carrefour. Ils traversaient la ville pour
rejoindre les champs. Le monde continuait de tourner et cette évidence
pénétrait dans le bâtiment, troublant l’isolement et la douleur de ceux qui
assistaient à la cérémonie.
Scott se recueillait en silence. Dutch avait été un homme courageux et
travailleur, un bon père et un bon citoyen. Il trouva injuste qu’il n’ait droit
qu’à un bref éloge funèbre, sous prétexte qu’il avait cru bon de mettre fin à
ses jours. Mais toute cette précipitation était due aussi à l’effervescence
provoquée par la moisson. Scott dut admettre qu’il avait une sorte
d’impatience dans les jambes et qu’il avait hâte que cela finisse, comme
tout le monde.
Après la bénédiction finale, le corps fut transporté dans le corbillard et
Scott suivit avec sa mère la procession jusqu’au cimetière. La plupart des
gens en avaient profité pour s’éclipser et, autour de la tombe, il ne resta
pratiquement que la famille proche. Dutch ayant servi au Viêtnam, des
vétérans de l’armée américaine assistaient à la cérémonie.
Enfin, ce fut terminé. Viv s’attarda autour de la tombe. Comme
toujours, il fallait qu’elle parle avec tout le monde. Un peu comme si elle
était l’hôtesse de ce jardin de pierre et qu’elle se devait de dire un mot à
chacun des invités.
Scott s’égara du côté de la tombe de son père. Sa mère avait planté des
fleurs d’un rose sombre sous la pierre tombale dans un rectangle délimité
par de petits cailloux blancs. Scott se demanda si c’était autorisé. Il en
doutait, car il ne voyait rien de semblable autour de lui. Puis il se souvint de
la panique de sa mère le soir de l’enterrement, quand elle avait craint de ne
pas se souvenir de l’emplacement. Elle avait planté ces fleurs pour être sûre
de retrouver la tombe de son mari.
Il ferma les yeux, submergé par la douleur.
Soudain, elle fut là, à ses côtés. Il lui sourit.
— Les fleurs sont belles, maman, dit-il.
— Elles ont souffert de la chaleur, mais j’essaye de les arroser tous les
jours.
Ça lui déplaisait qu’elle vienne ici tous les jours. Ça lui déplaisait
qu’elle veille seule sur cette tombe.
— Après la moisson, on pourra peut-être… venir ensemble… et… je ne
sais pas. On pourrait aussi demander à Leanne et Jamie de nous
accompagner. On ne devrait pas faire quelque chose ? Une sorte de
cérémonie commémorative ?
Elle leva les yeux vers lui et sourit.
— Non, répondit-elle. Il n’y a rien de plus à faire. Mais merci de l’avoir
proposé. Tu es un bon fils, Scott. J’oublie parfois de te le dire, mais sache
que je le pense, même quand je ne le dis pas.
— Merci, maman. Je te le rappellerai la prochaine fois que tu seras en
rogne contre moi.
— Une dame est parfois furieuse, mais elle n’est jamais en rogne,
répliqua-t-elle.
Ils retournèrent ensemble chez les Porter, dans la Mini. Là, Scott prit sa
camionnette, tandis que Viv frappait chez la veuve qui, disait-elle, allait
avoir besoin de son soutien.
Scott rentra se changer et se rendit au drugstore. Il avait laissé son
numéro de portable sur la porte, mais personne n’avait cherché à le joindre.
Il n’avait même pas reçu un texto. Main Street était de nouveau déserte.
Comme il se sentait trop nerveux pour rester assis à ne rien faire tout
l’après-midi, il laissa la pancarte « absent » à la porte et repartit.
Près de l’élévateur à grain, une longue file de camions faisaient la queue
pour décharger. Il fallait d’abord grimper sur une balance pour la pesée,
puis déverser le grain dans une fosse où il était récupéré par des godets qui
l’acheminaient verticalement. Une fois vidé, le camion était de nouveau
pesé. L’opération n’était pas sans danger, en raison des gaz et particules
incandescentes contenus dans la poussière des grains — il y avait un
système de ventilation, mais il ne réduisait pas le risque à zéro.
Scott repéra dans la file le camion d’Amos. Il jeta un rapide coup d’œil
dans le rétroviseur pour s’assurer que personne n’arrivait derrière lui et
s’arrêta à sa hauteur, au milieu de la route. Amos patientait, accoudé avec
nonchalance sur son volant
— Salut, espèce de fainéant ! appela-t-il. Quoi de neuf ?
Amos ouvrit sa portière et sauta à terre.
Scott remarqua qu’il était un peu trop bien habillé et coiffé pour
quelqu’un qui charriait du grain toute la journée. Il ne lui semblait pas
l’avoir vu à l’église, mais peut-être était-il resté tout au fond.
— Non, répondit Amos quand il lui demanda s’il avait assisté à
l’enterrement de Dutch. Je n’ai pas pu. Il y a trop de travail et presque toute
l’équipe des Brown fait partie de la famille Porter. Je suis resté pour les
aider. J’ai conduit un tracteur, et maintenant un camion.
Scott acquiesça.
— Ça fait combien de temps que tu fais la queue ?
— Pas longtemps, vingt minutes. C’est plutôt rapide mais, avec la
poisse que j’ai, ça va ralentir quand ce sera mon tour.
C’était bien Amos et son éternel pessimisme ! Scott ne put s’empêcher
de sourire.
— Bon, vu ton état d’esprit, je suppose que ce n’est pas la peine de te
demander si tu avances avec Jeannie.
Amos rougit.
— Je lui ai proposé de déjeuner avec moi un de ces quatre.
— Et ?
— Elle a répondu « Bien sûr ». Mais je suppose que c’était par
politesse.
— C’est ça ! ricana Scott. Les femmes disent oui par politesse, c’est
bien connu. Surtout Jeannie, et c’est pour ça qu’elle est restée avec son
mari. Et, comme tu invites très souvent des femmes, elle a dû penser que tu
oublierais qu’elle avait accepté.
Amos se baissa pour mieux voir Scott.
— Tu te fiches de moi ? Le pauvre type qui s’est fait cocufier par sa
femme se moque du soldat traumatisé ?
Scott éclata de rire.
— Si je ne me moquais pas de toi, qui le ferait ?
— J’en ai autant à ton service !
Comme la file de camions avançait, Amos le salua d’un geste de la
main et remonta dans son véhicule. Scott démarra. Il espérait sincèrement
que ça marcherait entre Amos et Jeannie. Rien n’effacerait ce que son ami
avait vécu en Afghanistan, mais une compagne mettrait au moins un peu de
joie dans sa vie.
— Dans la tienne aussi, une compagne mettrait un peu de joie,
murmura-t-il pour lui-même.
Il roula jusque chez lui, gara sa voiture dans l’allée et se rendit dans le
jardin. Son potager lui manquait. Il ramassa tant de haricots qu’il dut
prendre un seau. Il y avait aussi des brocolis et un chou-fleur. Bientôt, il
faudrait déterrer les pommes de terre et les betteraves. Un visiteur nocturne
avait partiellement grignoté un très beau chou, mais contre ça il ne pouvait
rien.
Il transporta son butin de légumes jusqu’au porche donnant dans la
cuisine, déroula le tuyau d’arrosage et ouvrit le robinet extérieur. Il prit son
temps pour arroser, tout en laissant son esprit vagabonder…
Il revit D.J., installée derrière le bureau de prêt, très professionnelle, et
sourit à cette image.
Puis il songea à leur conversation de la veille. Ils n’avaient pas eu la
même enfance. Il avait été soutenu et protégé par des parents qui l’avaient
beaucoup aimé — même un peu trop. D.J. n’avait pas été désirée, tout juste
tolérée par le couple de ses parents, livrée à elle-même dès le plus jeune
âge.
Son sort était sans doute plus enviable que celui de D.J. mais, tout de
même, le fait de jouir d’une certaine indépendance lui avait donné
beaucoup d’assurance. Il admirait ses capacités d’adaptation et sa force
intérieure. Elle avait accepté un poste dans une ville où elle ne connaissait
personne et elle prenait les problèmes à bras-le-corps. Elle était le contraire
d’une timorée.
— Je suis sûre qu’elle n’est pas non plus timorée au lit, murmura-t-il
pour lui-même.
Il s’efforça aussitôt de chasser cette pensée de son esprit. Il trouvait D.J.
très attirante, mais elle commençait tout juste à l’accepter comme ami. S’il
se jetait sur elle, il se retrouverait aussitôt à la case départ.
Quand il eut fini d’arroser, il ouvrit la porte de derrière et entra dans la
maison. Il fit couler de l’eau dans l’évier. On ne savait jamais. Il s’était
peut-être produit un miracle. La fosse avait pu se déboucher aussi
inexplicablement qu’elle s’était bouchée. L’eau se mit à refluer au bout de
cinq minutes. Le bouchon était toujours là, loin dans les tuyaux. Il allait
falloir creuser dans le jardin pour le trouver.
Dans la chambre, il prit des chemises propres pour les emporter chez sa
mère. Il traversait la maison pour repartir quand le téléphone sonna.
— Tu es là ! s’écria une voix accusatrice à l’autre bout du fil. J’ai
appelé au magasin tout l’après-midi, mais personne ne répondait.
— Salut, sœurette, répondit-il. Tu sais, dans notre campagne, nous
possédons la dernière trouvaille de la technologie. Ça s’appelle un
téléphone portable. Tu composes le numéro et ça sonne dans ma poche !
— Très drôle…
— Il est même équipé d’une fonction super géniale. Tu écris un
message et les mots volent jusqu’à moi dans les airs.
— Continue à vendre des médocs ! lança-t-elle. Comme comique, tu
n’as aucun avenir.
— C’est toi qui le dis. Les gens rient de tout et de n’importe quoi.
— Je ne suis pas au courant, répondit Leanne. Ma vie n’est pas une
partie de plaisir, tu sais. Comment se fait-il que tu ne travailles pas ?
— La moisson, répondit-il. Et nous avons eu un enterrement ce matin.
Je n’ai même pas ouvert.
— Qui est mort ?
Scott lui fit le résumé de la mort de Dutch. Elle l’écouta d’une oreille
compatissante. Elle aussi avait bien connu le vieil homme. Elle était même
sortie avec l’un de ses fils, au lycée. Ils évoquèrent le passé pendant
quelques minutes, non sans une certaine nostalgie.
— Quand est-ce que tu passes nous voir ? demanda-t-il. Tu me
manques. Comme une grande sœur manque à son petit frère.
— On voulait venir ce week-end, mais maman n’a pas voulu.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout, répondit Leanne. Elle a dit que la chambre d’amis serait
louée pendant la moisson.
— Elle a dit ça ? Je n’en ai pas entendu parler. D’ailleurs, c’est moi qui
l’occupe, la chambre d’amis.
— Tu es chez maman ?
— Eh oui ! J’ai un problème avec ma fosse septique. Mais, comme tout
le monde travaille aux champs, personne ne va se déplacer avant ce week-
end pour venir voir ce qui se passe.
— Ah… Très bien. Je me fais du souci pour maman.
— Ah bon ?
— Elle fait beaucoup de cachotteries, ces derniers temps. Tu l’as
sûrement remarqué.
Il avait surtout remarqué qu’elle accumulait des boîtes de conserve.
— Oui, c’est possible, répondit-il, évasif.
— Tu es au courant, pour le détective privé ?
— Le détective privé ?
— Maman a demandé à Jamie de lui conseiller un détective privé. Et il
l’a fait. J’ai failli l’étrangler. Je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas
d’abord exigé de savoir ce qu’elle attendait d’un détective privé et cet idiot
m’a répondu que ça ne le regardait pas. C’est le genre de trucs qui me rend
dingue, chez lui !
— Je te comprends, répondit Scott sur le ton de la raillerie. Les gens
discrets, ce n’est pas drôle.
— Oh ! ça va. Tu es aussi curieux que moi.
Elle avait raison. Il était curieux. Qu’est-ce que sa mère avait bien pu
demander à un détective privé ?
440.0 Langues romanes

D.J. passa tout l’après-midi à travailler sur le plan d’installation des


rayonnages. Elle était tellement absorbée par sa tâche qu’elle n’entendit
même pas arriver Ashley Turpin.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Ashley portait des vêtements trop grands — un short et un vieux T-shirt
avec une licorne imprimée. Mais ses yeux brillaient de curiosité.
— Je dessine le plan de la nouvelle bibliothèque, répondit D.J.
— Je peux regarder ?
D.J. acquiesça et lui fit signe de passer derrière le bureau.
La petite fille obéit avec l’empressement et la déférence de quelqu’un à
qui l’on ouvre un royaume secret et magique.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda D.J.
Ashley examina le dessin sur papier millimétré.
— Les lignes sont bien droites, dit-elle enfin, mais ce n’est pas très joli.
D.J. rit.
— Tu as raison, mais le but n’est pas de faire un joli dessin. Le résultat
sera joli, ne t’inquiète pas.
La petite lui jeta un regard interrogateur.
— Tu vois ces rectangles au bord ? Ce sont les fenêtres du bâtiment. En
mettant les rayonnages dans ce sens, la lumière entrera dans la salle,
jusqu’au vestibule.
Ashley fronça les sourcils.
— C’est quoi, le « veste il bulle » ?
— Le vestibule, c’est l’entrée, juste en face de nous.
— La lumière va arriver jusqu’ici ?
D.J. acquiesça.
— Oui, le matin.
— Ça sera très beau, avec le sol rose et blanc.
D.J. sourit.
— Oui, je pense que cela mettra le marbre du sol en valeur.
— Tu devrais colorier le sol de ton dessin, suggéra Ashley.
D.J. contempla le croquis qu’elle avait tracé au millimètre près. Il était
parfait, il n’y manquait rien.
Comme elle n’avait pas l’air convaincue, Ashley insista.
— Tu pourras le montrer aux autres et ils verront comme ça va être
bien.
Ce croquis était surtout pour elle, mais elle se souvint des livres qui
claquaient.
— C’est que je n’ai pas vraiment le temps de colorier, dit-elle, encore
hésitante.
— Ah…
Ashley semblait à la fois déçue et résignée. Comme si elle avait
l’habitude qu’on ne tienne pas compte de ses suggestions.
— C’est une très bonne idée, assura D.J. Je suis sûre que ça améliorerait
mon plan. Mais je préfère me concentrer sur le déménagement, tu
comprends.
Ashley acquiesça d’un air songeur.
— J’ai mes crayons de couleur, reprit-elle. Je pourrais le faire pour toi.
D.J. contempla le visage plein d’espoir de l’enfant. Et, comme toujours,
elle pensa à elle-même autrefois. Elle se revit, dans la bibliothèque publique
de Wichita, où elle venait chercher l’approbation des bibliothécaires qui la
conseillaient pour ses lectures et lui confiaient parfois de petites tâches. Elle
eut envie de rendre ce qu’elle avait reçu.
— Va chercher tes crayons de couleur, dit-elle.
Tandis que la petite partait chercher son matériel en courant, elle fit une
photocopie de son plan. Au moins, si Ashley le gâchait, elle en aurait un
double.
— Il faut que je puisse lire les chiffres, expliqua-t-elle, en montrant les
cotes. Evite de les colorier.
— Bien sûr, je ferai attention, promit Ashley.
D.J. s’attendait à ce que la gamine soit aussi peu soignée dans son
coloriage que dans sa tenue, mais elle se trompait. Ashley s’appliqua et elle
coloriait bien. Et, visiblement, elle s’intéressait au déménagement. Elle posa
des questions sur la manière dont D.J. comptait procéder.
— Ce que tu colories là, c’est le plan, expliqua D.J. Ça va me servir
pour mon organigramme.
L’expression d’Ashley indiqua que le mot « organigramme » n’évoquait
rien pour elle.
— L’organigramme, ce sont les actions successives à accomplir pour
aller de là où nous sommes à ce que j’ai représenté sur mon dessin.
— Je vois, répondit la petite. Tu enlèves les livres des étagères, tu mets
les étagères dans l’autre sens, et tu reposes les livres. C’est facile.
— Oui, c’est ça, mais… En pratique, c’est beaucoup plus compliqué
qu’il n’y paraît. Quand on sort un livre d’une étagère, on sait où le ranger
parce que les autres sont toujours en place. Là, c’est facile. Mais, quand on
sort tout, ça se complique.
— Mais il y a les chiffres et les lettres sur la tranche, rétorqua Ashley.
— Bien sûr mais, si les livres ont été empilés n’importe comment, on ne
saura pas où situer un ouvrage dans sa section. Ça pourrait prendre des mois
de tri et de déplacement pour tout remettre en ordre.
Ashley parut se satisfaire de cette explication et D.J. se serait arrêtée là
si elle n’avait pas entendu, ou plutôt senti, une présence dans le rayonnage
le plus proche. James les écoutait.
Elle poursuivit donc, en haussant légèrement le ton.
— Je vais attribuer deux numéros à chaque étagère. Le premier servira à
identifier la place de l’étagère.
Ashley acquiesça.
— Le second servira à repérer les livres de l’étagère. Pendant qu’on
déplacera une étagère, ses livres seront empilés verticalement dans la salle
de lecture, regroupés sous son numéro.
Ashley ne fit aucune objection. D.J. espéra que James se montrerait
aussi coopératif qu’elle.
Quand vint l’heure de fermer, D.J. avait bien avancé son organigramme.
Ashley, de son côté, avait terminé son coloriage. D.J. dut admettre que le
croquis avait bien meilleure allure. La couleur bois des étagères en chêne
contrastait avec le sol en marbre rose et blanc qu’Ashley avait représenté
avec application. Les cotes étaient lisibles. C’était parfait.
— Tu as fait du bon travail, la félicita D.J. Je suis fière de toi.
Le compliment fit rougir Ashley, comme si elle n’avait pas l’habitude.
— C’est juste un coloriage. Même les petits savent colorier.
— Certainement pas. Pas comme ça. Tu as un œil d’artiste, c’est
évident. Pas moi. Jamais je n’aurai pu faire ce que tu as fait. Je te remercie.
Ashley sourit. Elle paraissait aux anges.
— Il est tard, poursuivit D.J. Tu ne veux pas que je te raccompagne en
voiture jusqu’au Brazier ?
Ashley parut d’abord enchantée par la proposition, puis son visage se
ferma.
— Je n’ai pas le droit de monter dans la voiture des gens, dit-elle. Ma
maman ne veut pas.
— On pourrait l’appeler pour lui demander si elle est d’accord, suggéra-
t-elle. Comme ça, même si elle dit non, elle sera au moins prévenue que tu
arrives plus tard que d’habitude et elle ne s’inquiétera pas.
Ashley accepta. Et, quand sa mère l’autorisa à monter dans la petite
Chevrolet de la bibliothécaire, elle se mit à trépigner de joie, comme si on
venait de lui annoncer une sortie au parc d’attractions, avec à la clé une
énorme glace.
Pendant qu’elle rassemblait ses affaires, D.J. contempla ses dossiers
étalés sur le bureau de prêt. Elle fut tentée de tout emporter pour travailler
dans la soirée. Mais à quoi bon se précipiter pour boucler le projet, si elle
n’avait personne pour l’aider à le mettre en pratique ?
Elle rassembla tout en pile, mais laissa la pile sur le bureau, avec le plan
colorié par Ashley sur le dessus. Elle croisa les doigts. Elle allait en avoir
besoin.
Puis elle verrouilla la porte principale, éteignit les lumières et sortit avec
Ashley par la porte de service. L’enfant ne fut pas déçue par la petite
Chevrolet de D.J.
— Génial ! s’exclama-t-elle. On dirait une voiture pour enfants. Les
copains de ma mère conduisent tous des camionnettes. Mes grands-parents
ont une voiture, mais elle est très grande. Et elle sent le vieux.
Elle plissa le nez.
— Ta voiture, elle sent… le chien.
D.J. n’était pas certaine que ce fût mieux, mais elle rit de bon cœur.
— C’est normal. J’ai un chien.
— Comment il s’appelle ?
— Melvil Dewey Jr.
La petite la contempla d’un air perplexe.
— Mais je l’appelle Dew.
Le trajet fut entièrement occupé par des questions à propos du chien. Où
l’avait-elle eu ? Quel âge avait-il ? A quoi jouait-il ? Où dormait-il ?
Qu’est-ce qu’il mangeait ?
Après avoir obtenu toutes les réponses aux questions qui la
préoccupaient, Ashley poussa un gros soupir.
— J’ai toujours voulu un chien, conclut-elle.
— Tu devrais en demander un à ta mère, suggéra D.J.
— Je lui ai demandé au moins un million de fois. Elle dit qu’elle n’a pas
d’argent pour nourrir un chien.
D.J. haussa les épaules.
— Si elle le dit, c’est que c’est vrai. Mes parents me répondaient ça
aussi. Mais, maintenant que je suis grande, je dépense mon argent comme je
veux et j’ai un chien. Et c’est Dew que j’ai choisi.
Ashley prit un air boudeur.
— C’est dans longtemps, quand je serai grande.
— Mais en attendant tu peux lire des livres sur les chiens, te renseigner
sur les races, sur la manière de les dresser. Ça te permettra de choisir ton
chien plus tard. Tu es douée pour le coloriage et le dessin. Tu pourrais
dessiner les chiens que tu aimes sur un petit carnet.
La suggestion laissa Ashley songeuse.
— Je ne suis pas sûre de savoir assez bien dessiner pour ça.
— Tu peux décalquer des dessins et les colorier.
Un sourire éclaira le visage de l’enfant.
— Ah oui, ça, je crois que je saurais le faire.
— J’en suis certaine.
Le parking du Brazier était plein et les clients faisaient la queue à
l’extérieur.
— Tu peux faire le tour et me laisser devant l’entrée de service, suggéra
Ashley.
D.J. se faufila entre les voitures garées en épi. Derrière le bâtiment, le
chemin était barré par une camionnette qu’elle connaissait bien.
— Merci, D.J. s’exclama Ashley. J’ai passé une très bonne journée.
Saisissant son sac à dos, elle fila vers l’entrée de service, tête baissée…
et faillit bousculer Scott qui en sortait, les bras chargés d’un grand carton.
Quand il aperçut D.J., son visage s’éclaira d’un sourire. Impossible de
le nier, il avait un sourire irrésistible.
Il déposa son chargement à l’arrière de sa camionnette, puis il vint vers
la Chevrolet et s’arrêta à hauteur de D.J., le bras sur le capot.
— Tu as fini de travailler ?
— Oui, j’ai fermé la bibliothèque il y a dix minutes.
— Tu as des projets pour ce soir ?
— Des projets ?
Cette fois, il l’invitait parce qu’il en avait envie, pas parce que sa mère
le lui demandait. Accepter son invitation revenait à admettre qu’elle aussi
avait envie de passer du temps avec lui.
— Je… J’ai du travail.
— Ça ne peut pas attendre ? J’apporte à dîner à l’équipe qui travaille
chez les Brown. J’ai pensé que tu pourrais me donner un coup de main.
C’est intéressant, tu sais. Et ce serait une très bonne manière de t’intégrer à
la communauté.
— Euh… D’accord… C’est une bonne idée.
— Très bien. On va passer par la maison de maman. Tu pourras laisser
ta voiture et te changer.
Il lui adressa un sourire et un petit signe de la main, tout en s’éloignant
pour rejoindre sa camionnette. D.J. résista à l’impulsion de se donner une
claque et se contenta de se maudire intérieurement. Elle était en train de se
laisser séduire par Scott. La veille, elle avait accepté un baiser — sur le
front d’accord, mais quand même —, et aujourd’hui elle allait dîner avec
lui…
Pas de doute, il avait une bonne technique de drague. Il savait s’y
prendre pour approcher les femmes en douceur.
Il avait peut-être changé, après tout. Les gens changeaient parfois…
Non ?
La réponse à cette question avait toujours été non. Non, les gens ne
changeaient pas.
Une fois chez Viv, elle prit sa mallette à l’arrière, tandis que Scott faisait
déjà demi-tour. Viv n’était pas là.
— J’en ai pour une minute, promit-elle.
— Mets un jean, pas un short, indiqua-t-il. Et de bonnes chaussures.
Des bottes en caoutchouc seraient idéales, mais tu n’en as sûrement pas.
Elle acquiesça, tout en grimpant quatre à quatre les marches de
l’escalier. Elle avait l’impression d’être une petite fille à qui l’on vient
d’annoncer une sortie au parc d’attractions, avec à la clé une énorme glace.
499.9 Autres langues

Quand Scott avait appelé Amos pour proposer d’apporter le


ravitaillement chez les Brown, il avait déjà en tête d’inviter D.J.
Le fait qu’il soit justement tombé sur elle par hasard au Brazier prouvait
que le ciel était de son côté.
Il s’adossa à la camionnette, laissant l’ombre de la grande maison le
protéger de la chaleur de cette fin d’après-midi. Ayant une mère et une
sœur, il savait que D.J. n’allait pas se changer en cinq minutes et en avait
pris d’avance son parti. M. Dewey descendit l’escalier en trottinant, puis il
prit dans sa gueule une vieille balle de tennis pleine de terre et courut vers
lui, dans l’espoir de trouver en lui un compagnon de jeu. Scott lui lança la
balle plusieurs fois. Ce chien était doux et sympathique. Il faisait un bon
petit compagnon pour sa mère — au point qu’il se demanda s’il n’allait pas
lui offrir un animal de compagnie pour son anniversaire.
Il réfléchissait au chien qu’il pourrait choisir quand il entendit le pas de
D.J. dans l’escalier. Déjà ? Elle n’était pas restée là-haut plus de cinq
minutes. Elle siffla pour faire remonter Dew à l’appartement et l’y enferma.
— Désolée, dit-elle en s’approchant de lui. C’est la pagaille dans mes
affaires. Je n’ai pas encore défait mes cartons.
Elle grimpa dans la camionnette.
— J’ai eu la chance de mettre tout de suite la main sur mes chaussures
de marche, que je ne porte pourtant jamais, mais j’ai eu un mal fou à
trouver un jean, alors que j’en ai une bonne demi-douzaine.
Elle souriait et il la trouva charmante, avec son T-shirt et ses cheveux
noués en queue-de-cheval. Il ne pouvait s’empêcher de sourire chaque fois
qu’il posait les yeux sur elle.
— Je comprends que tu n’aies pas eu le temps de t’occuper de tes
cartons, dit-il. Tu as beaucoup à faire, rien que pour t’adapter à ton nouveau
travail.
— Eh bien, il y a de ça, admit-elle. Au début, je ne pensais pas rester
longtemps chez ta mère. Et puis, finalement, l’appartement me plaît. Il est
agréable et… je m’y sens chez moi.
— Merci, répondit Scott, tout en se demandant pourquoi cette réponse
lui faisait tant plaisir. Je l’ai aménagé pour que l’on s’y sente chez soi.
Comment ça s’est passé cet après-midi, avec James ? demanda-t-il.
— Un peu mieux, il me semble. J’ai dessiné un plan détaillé de la future
bibliothèque et je l’ai laissé bien en vue, pour qu’il puisse le regarder.
J’espère que ça l’aidera à se préparer psychologiquement. Si je le trouve en
lambeaux en arrivant demain, je saurai qu’il n’est pas convaincu.
— Tu as fait des photocopies ?
Elle acquiesça.
— James est particulier, mais c’est difficile pour tout le monde
d’accepter le changement, soupira-t-elle. Nous avons tous tendance à nous
raccrocher à nos habitudes.
Cette remarque rappela à Scott sa longue et décevante relation avec
Stephanie. Même après avoir compris que ça ne marcherait jamais entre
eux, il s’était accroché à l’espoir que ça finirait par s’arranger — pour ne
pas bousculer ses habitudes.
Il s’arrêta au stop et bifurqua sur la grand-route qui quittait la ville.
— Si tu es sûre de ton projet, ce n’est pas la peine d’attendre que tout le
monde soit d’accord pour le mettre en pratique, dit-il.
— Ta mère m’a demandé de laisser une chance à James d’y participer,
répondit-elle, alors je vais attendre un peu. James fait partie de la
bibliothèque, autant que les livres. Si je le bouscule, tout le monde va m’en
vouloir.
Il fut de nouveau conquis par son désir sincère de s’adapter aux
bizarreries des gens de Verdant. Elle ne voulait pas simplement tout
bouleverser et faire ce qui lui chantait. Elle voulait faire au mieux pour la
bibliothèque, mais avec l’adhésion du plus grand nombre. Sa mère ne s’était
pas trompée en la choisissant.
Ils étaient maintenant à la périphérie de la ville. Les champs de blé
s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions. A leur droite, une
longue ligne de matériel d’irrigation frangeait l’horizon, telle une garniture
de dentelle posée dans une immobilité bienvenue après des mois de travail
exténuant à nourrir la terre et le blé.
— J’ai hâte de voir comment se passe la moisson, avoua D.J. dans un
souffle.
Son enthousiasme avait quelque chose de contagieux.
— Alors, lança-t-il en imitant la voix off d’un documentaire, vous
sentez-vous prête à contribuer à la moisson du grenier à blé d’hiver de la
nation, la locomotive économique du continent nord-américain ?
Elle eut un rire cristallin qui le remua jusqu’au bas-ventre. Qui aurait pu
croire que la revêche bibliothécaire avait un rire aussi sensuel ? Pourquoi ne
l’avait-il pas remarqué plus tôt ? Ce rire… Il lui semblait l’avoir déjà
entendu.
Le regard perdu au loin, les coudes posés sur le rebord de la vitre
baissée de sa portière, elle semblait avide de relever le défi, prête à tout
affronter. La nuit dernière, il avait été ému par sa beauté, sa sincérité, sa
fragilité. Ce soir, elle était magnifique, explosive, vibrante d’énergie.
Elle se tourna vers lui et, surprenant son regard, elle lui sourit.
— J’ai une question, dit-elle.
— Bien sûr que tu as une question ! répondit-il d’un ton faussement
solennel. Les gens qui découvrent la moisson ont toujours des questions. Et
les bibliothécaires se posent plus de questions que les autres.
— C’est exact, déclara D.J. Et, en général, nous cherchons nous-mêmes
les réponses dans les livres ou sur internet. Mais j’ai un spécialiste à ma
disposition, alors j’en profite.
— Je ne suis pas un expert en agriculture, mais en tant qu’observateur
de longue date je répondrai si possible à toutes tes questions.
— Merci d’avance de ton aide. Explique-moi donc pourquoi tu parles
de « blé d’hiver », alors qu’il fait assez chaud pour faire frire un œuf sur le
tableau de bord ?
— Je suppose que tu penses que c’est parce que les fermiers sont des
gens contrariants ?
— Ça ne m’a même pas traversé l’esprit.
— Tu vois, tu es déjà l’une des nôtres. Aveugle à ses propres défauts.
— C’est possible. Mais je vois tout de même très clairement les tiens.
— Quoi ? Je n’en crois pas un mot. Tu vis depuis des semaines avec ma
mère qui répète en boucle que je suis un fils parfait.
— Malheureusement pour toi, elle n’est pas la seule à m’avoir parlé de
toi.
Elle avait lancé ça pour rire, sur le ton de la plaisanterie. Mais, une fois
ces mots prononcés, ils restèrent là, entre eux. Et elle paraissait aussi
surprise de les avoir dits que lui de les avoir entendus. Il la revit, sortant des
toilettes du cinéma, le visage exsangue, le regard furibond.
Il s’éclaircit la gorge.
— Tu penses à Eileen, fit-il d’une voix calme et grave.
— Ça ne me regarde pas, murmura-t-elle. Oublie ce que je viens de
dire.
— Non, non. Je te dois une explication au sujet d’Eileen.
Elle attendit patiemment, mais il eut beau réfléchir, il ne trouva rien de
convaincant à lui répondre. Il avait l’impression que tous ses arguments
sonnaient comme des excuses. Oui, il s’était senti seul. Oui, il souffrait.
Oui, il avait voulu prouver quelque chose. Mais pourquoi Eileen plutôt
qu’une autre ?
Il laissa échapper un soupir et avoua sa défaite.
— Je ne trouve pas d’explication pour Eileen.
— Tu ne m’en dois pas, de toute façon.
— Je le sais. C’est à moi-même que j’en dois, et je n’en trouve pas.
C’était une erreur. Une stupide et très regrettable erreur. J’ai de la chance
qu’elle n’ait pas eu de conséquences graves.
— Pas de conséquences graves ? répéta-t-elle.
— A part l’épisode de l’autre jour qui t’a mise dans l’embarras, aucune.
Il y a eu des rumeurs, bien sûr. Mais elles ne sont pas parvenues jusqu’aux
oreilles du mari d’Eileen, ou alors il n’y a pas accordé d’importance.
Elle fronça les sourcils.
— Et ton mariage ? Il me semble que c’est quand même une
conséquence grave.
— J’étais déjà divorcé, s’empressa-t-il de préciser. Quand j’étais marié,
je ne me suis jamais retourné sur Eileen.
Il avait cru que cette remarque adoucirait un peu sa faute aux yeux de
D.J., mais elle parut au contraire encore plus choquée et déçue. Elle se
concentra sur la route devant elle.
Ne trouvant rien à ajouter, il se tut. Après tout, il n’avait pas à se
justifier. Sa relation avec Eileen remontait à des années. Il était célibataire
et Eileen était venue vers lui. Ils avaient eu une brève liaison. Il avait
rompu.
Il décida donc de revenir à leur sujet de départ.
— On appelle ça le blé d’hiver parce qu’on le plante juste avant les
premières gelées. Il sort de terre au printemps et atteint sa maturité au
milieu de l’été…
631.2 Agriculture : techniques, équipement

La perspective de voir la moisson de près avait rendu D.J. volubile. Elle


avait l’impression de faire l’école buissonnière, d’abandonner sa routine, de
partir à la découverte d’un monde nouveau. Elle tentait de refréner son
enthousiasme, en vain. Elle était aussi excitée qu’une lycéenne avant son
bal de promo. Bien sûr, elle ne portait pas de robe, mais Scott avait l’air de
la trouver très bien en jean et T-shirt, et ça lui suffisait.
Ils avaient quitté la ville et roulaient en parlant de tout et de rien. La
conversation était légère et enjouée, très agréable. D.J. était d’un caractère
introverti et supportait aisément de longues périodes de solitude, mais
quand elle s’enthousiasmait pour un nouveau projet — comme aujourd’hui
pour la restructuration de la bibliothèque — elle aimait avoir quelqu’un
avec qui le partager, surtout si ce quelqu’un était assez intéressé pour
l’écouter vraiment. Elle expliqua donc tout à Scott dans les moindres
détails, tandis qu’ils traversaient les rues étroites bordées de pelouses bien
tondues, puis le pont qui enjambait les andains laissés par les faucheuses.
Bientôt, ce furent les champs dorés qui s’étiraient jusqu’à l’horizon. Le
paysage était fascinant, mais le regard de D.J. revenait sans cesse vers
Scott. Lui aussi était fascinant. La veille, dans l’intimité sombre et
silencieuse des champs de blé, elle avait apprécié sa retenue. Aujourd’hui, il
parlait beaucoup et il était très drôle. C’était facile et agréable de deviser
avec lui, en flirtant vaguement. Il parlait de lui-même avec détachement, et
D.J. se sentait détendue, en confiance. Jusqu’au moment où elle songea à ce
qu’il venait de lui dire au sujet d’Eileen.
Elle savait par Viv qu’il avait trompé sa femme. Donc, si ça n’était pas
avec Eileen, c’était avec une autre. Une autre femme qui n’était qu’une
erreur de plus qu’il s’était empressé d’oublier, sans doute… Comme il
l’avait oubliée, elle.
Elle sentit la tristesse lui nouer la gorge.
Elle tâcha de se reprendre. Eh bien, quoi ? Elle savait depuis le début à
quoi s’en tenir avec lui.
Elle détourna la tête vers les champs, pour ne plus le voir.
Heureusement, ils arrivaient en vue de la propriété des Brown. D.J. avait
imaginé un champ immense, avec une petite machine le parcourant en tous
sens. En fait, le champ grouillait de véhicules imposants. Trois
moissonneuses-batteuses avançaient lentement, alignées en une légère
diagonale. Des tracteurs tirant d’énormes remorques allaient et venaient
autour d’elles. Deux semi-remorques attendaient en bordure de route.
Scott s’arrêta sous une rangée d’arbres, près de la clôture. Il lui apprit
qu’ils étaient là pour protéger le sol de l’érosion durant les tempêtes de
poussière. Par les chaudes journées d’été, ils permettaient d’avoir un peu
d’ombre.
Ils descendirent de la camionnette et elle mit ses mains en visière pour
surveiller l’approche des machines qui progressaient dans leur direction.
Pendant ce temps, Scott ouvrait la porte coulissante pour en sortir le
carton du Brazier — un grand carton de sacs tachés de graisse contenant les
repas. Puis il se pencha pour attraper la glacière des boissons.
— Tu as besoin d’aide ? demanda-t-elle.
— Non. Ils sont tous affamés, ils se servent eux-mêmes.
Elle acquiesça.
— Voici Jeannie, annonça-t-il. Je vais lui demander si elle peut te faire
monter avec elle.
Elle chercha Jeannie du regard.
— Elle est sur le tracteur, expliqua-t-il. Celui qui vient vers nous, avec
sa remorque.
Elle savait au moins reconnaître un tracteur et il y en avait justement un
qui venait de s’arrêter près d’un camion. A travers le pare-brise teinté, on
distinguait à peine la silhouette du conducteur : impossible de dire s’il
s’agissait d’un homme ou d’une femme.
Elle sentit une main se poser sur sa taille.
— Viens, dit Scott. Je vais te présenter à Jeannie.
On plaçait à présent un gros tuyau au-dessus de la remorque, sur le côté.
Il fallait le positionner selon un angle précis, opération qui demanda des
manœuvres d’ajustement de la part du tracteur. Des hommes s’étaient
approchés pour le guider. Au bout de quelques minutes, l’un d’eux cria que
« c’était bon ».
Il y eut un bref instant de silence, suivi d’un ronflement de moteur
assourdissant.
D.J. sursauta.
Le bras qui entourait sa taille resserra discrètement son étreinte.
— Oui, je sais, c’est très bruyant, dit Scott.
Ils s’approchèrent, ce qui les exposa encore plus au bruit. Le conducteur
était toujours dans la cabine du tracteur et son attention était maintenant
accaparée par le robinet à blé d’où son chargement s’écoulait — de la
remorque vers la benne du camion.
— Salut, Jeannie ! appela Scott en agitant le bras.
Celle-ci se retourna pour lui rendre son salut, puis elle descendit de son
tracteur et s’approcha d’eux.
— Vous êtes la nouvelle bibliothécaire, c’est ça ? cria-t-elle par-dessus
le vacarme. Moi, c’est Jeannie.
D.J. serra la main qu’elle lui tendait.
Jeannie portait un jean et un grand T-shirt à manches longues. Une
queue-de-cheval blonde s’échappait de sa casquette, au-dessus de son
attache Velcro.
— Je suis ravie de vous rencontrer, hurla D.J. J’ai beaucoup entendu
parler de vous.
Ils hochèrent tous les trois la tête et se sourirent. Ils s’entendaient à
peine, avec tout ce bruit.
Scott se pencha vers Jeannie.
— On dirait que vous avez presque fini, lança-t-il.
Jeannie fit signe que oui.
— On ne finira peut-être pas ce soir, mais sûrement demain. Deux des
moissonneuses-batteuses sont déjà passées au champ suivant.
Scott avait l’air de comprendre de quoi elle parlait.
Jeannie se tourna vers D.J.
— Nous avons des contrats avec chaque récoltant.
D.J. acquiesça d’un air entendu. Elle n’y comprenait pas grand-chose,
mais les circonstances ne se prêtaient pas à des explications détaillées.
L’atroce grondement cessa d’un coup. Il ne resta plus que le bruit du
tracteur, qui fit à D.J. l’effet d’un ronronnement de chaton.
— C’est mieux quand on n’est pas obligés de hurler pour s’entendre,
déclara Jeannie.
D.J. approuva.
— Je vous ai apporté les repas du Brazier, dit Scott. Tu veux prendre ta
pause maintenant, pendant que c’est bien chaud ?
— Non, je vais attendre un peu, répondit Jeannie.
Puis elle se tourna vers D.J.
— Ça vous dirait de monter avec moi ? Pour voir les choses de près ?
— Oui, volontiers.
— Dans ce cas, allons-y, répondit Jeannie. A tout à l’heure, ajouta-t-elle
en s’adressant à Scott.
D.J. jeta à ce dernier un bref regard interrogateur, tandis qu’il lui faisait
signe de suivre Jeannie.
— Garde-nous quelque chose à manger, cria Jeannie. Travailler, ça
creuse.
Elle se dirigea vers le tracteur et s’arrêta devant une échelle à quatre
barreaux, du côté conducteur.
— Faites comme moi, indiqua Jeannie.
D.J. grimpa derrière elle. A l’intérieur, la cabine était fraîche et plutôt
spacieuse. Le siège du conducteur se trouvait au milieu, entouré d’écrans,
de leviers et d’un tas de boutons sur la droite.
Jeannie lui désigna un siège rabattable, beaucoup plus petit que le sien,
adossé à la portière.
— Bouclez votre ceinture, dit-elle. Je n’ai pas l’intention de renverser
cet engin mais, avec une deuxième personne à bord, je préfère pécher par
excès de prudence.
D.J. attacha sa ceinture et Jeannie démarra.
— Le truc qu’on tire, c’est une remorque à grain, expliqua Jeannie. Ça
sert à transporter la récolte de la moissonneuse jusqu’au camion.
D.J. remarqua qu’elles ne roulaient pas tout droit vers les
moissonneuses, mais qu’elles empruntaient un chemin qui longeait le
champ.
— Quand les moissonneuses se trouvent près de la route ou quand le sol
est suffisamment plat, on peut couper à travers champ, poursuivit Jeannie.
Mais, là, il vaut mieux éviter si on ne veut pas être trop secoué.
Jeannie manœuvrait son tracteur avec l’aisance d’une mère de famille
conduisant sa voiture pour se rendre au supermarché.
— On dirait que vous avez fait ça toute votre vie, fit D.J.
— Pas tout à fait, répondit Jeannie en souriant. Mes parents défendaient,
et défendent toujours, le partage des tâches entre les hommes et les femmes.
Pour eux, certaines sont réservées aux hommes et d’autres aux femmes. Et
pas question de mélanger.
— Mais vous n’êtes pas de cet avis.
Jeannie haussa les épaules.
— Je l’ai été. Pour moi, la moisson, c’était cuisiner et nettoyer. C’était
comme servir un énorme repas de fête trois fois par jour. Avec tous les plats
à laver.
— Je vois.
— J’aurais préféré être dans les champs, là où ça se passait vraiment,
mais, au lieu de conduire un beau tracteur climatisé, j’étais condamnée à
transpirer devant les fourneaux.
— Et comment avez-vous changé de poste ?
— De nos jours, on ne cuisine plus pour ceux qui travaillent aux
champs. On fait venir des repas à emporter. Et puis, j’ai changé pas mal de
choses dans ma vie. J’ai décidé de faire ce que j’avais envie de faire.
D.J. crut qu’elle allait arrêter là ses confidences et n’avait pas
l’intention de l’inciter à poursuivre, mais Jeannie le fit d’elle-même.
— Quand j’ai divorcé, j’étais à cran, reconnut-elle. Je ne croyais plus en
rien. J’ai pris du recul, et je me suis rendu compte que j’avais toujours fait
ce que les autres attendaient de moi.
Elle haussa les épaules.
— Parfois, un bien peut surgir d’un mal. J’ai compris que ce qui
comptait pour moi, c’était mes enfants et le regard que je portais sur moi-
même. Tout le reste était superflu.
Cette philosophie pouvait paraître primaire, mais D.J. comprit que
Jeannie s’était battue pour en arriver là.
Comme elles approchaient des moissonneuses, le bruit dans la cabine
devint trop fort pour leur permettre de mener une conversation.
— Je dois régler mon allure sur celle de la moissonneuse, cria Jeannie.
Le moindre décalage peut compromettre toute la manœuvre. Je dois rester
près, mais pas trop. Je préfère ne pas vous dire ce qui se passerait si
j’effleurais les lames des roues.
D.J. ne comprenait pas un mot de ce qu’elle racontait. La moissonneuse
continua imperturbablement sa progression. Jeannie ne cessait de surveiller
le rétroviseur, son allure, le champ devant elle. D.J. observa le grain que
déversait le tuyau, en un flot régulier et continu, avec un bruit assourdissant.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Jeannie.
— C’est fascinant, répondit D.J.
Par le pare-brise arrière, elle pouvait voir leur remorque se remplir,
tandis que les deux véhicules progressaient avec une synchronisation
parfaite.
Soudain, le grain cessa de se déverser, aussi brusquement que si l’on
avait fermé un robinet. Le tuyau de la moissonneuse reprit peu à peu sa
place. Jeannie salua le conducteur d’un coup de Klaxon et s’éloigna. La
moissonneuse poursuivit son chemin, tandis que le tracteur bifurquait pour
retourner vers les camions.
— Je n’aurais jamais cru que les moissonneuses ne s’arrêtaient même
pas pour charger les remorques, déclara D.J. quand elles se furent
suffisamment éloignées de la moissonneuse pour s’entendre.
— Quand le conducteur du tracteur n’est pas assez expérimenté, ou
quand le terrain est trop accidenté, on ne charge pas en marche. Mais ça fait
perdre du temps.
— Vous n’avez pas commis une seule erreur, s’émerveilla D.J.
— Merci. Le réservoir d’une moissonneuse contient jusqu’à 350 gallons
de diesel. Elle peut marcher toute une journée sans s’arrêter.
— Oui, je comprends.
— Bien entendu, on n’est jamais à l’abri d’une défaillance ou d’une
panne, reprit Jeannie. C’est comme dans la vie. On ne peut pas tout prévoir.
D.J. ne put s’empêcher de rire.
— Je voudrais vous demander quelque chose, fit Jeannie, d’une voix
hésitante.
— Je vous écoute.
— Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez beaucoup entendu parler
de moi.
Elle fronça les sourcils.
— C’était par Scott… ou bien par Amos ?
D.J. fut prise au dépourvu. Elle n’avait pas spécialement entendu parler
de Jeannie, elle avait dit ça pour se montrer polie.
— Pour être franche, je crois que c’est surtout Suzy qui m’a parlé de
vous.
Jeannie parut d’abord surprise, puis elle éclata de rire.
— Bien sûr, j’aurais dû m’en douter ! Vous travaillez avec elle.
— Elle ne m’a jamais dit de mal de vous, assura D.J.
— Non. Je m’en doute. Mais, si je vous posais la question, c’est parce
que…
Elle hésita de nouveau.
— Il me semble qu’Amos s’intéresse à moi.
— Vraiment ?
— Oui, ça peut paraître bizarre… D’autant plus que tout le monde ici
pense qu’il est devenu indifférent… Mais il me semble que les gens se
trompent.
— Et vous ? demanda D.J. Vous vous intéressez à lui ?
Jeannie se tourna vers elle et lui tira la langue en louchant.
— Je ne vous le dirai pas. Peut-être… Mais je dois d’abord penser à
mes enfants.
— Amos a l’air d’aimer les enfants.
— Il les aime, mais c’est plus compliqué que ça.
Elle soupira.
— Au lycée, je collectionnais les conquêtes. La seule à avoir eu plus de
petits copains que moi, c’était Stevie Rossiter. Et encore, ça dépend si on
compte Vern ou pas, parce qu’elles ont commencé très tôt à sortir ensemble,
en cachette.
— Eh bien, moi, j’ai perdu ma virginité à vingt et un ans. J’étais la
dernière de mon groupe de copines.
Jeannie sourit.
— Je parie que vous avez attendu de rencontrer quelqu’un qui en valait
vraiment la peine.
D.J. se sentit rougir.
— Non. Je me suis décidée le soir de mon anniversaire et je me suis
jetée au cou du premier venu. Je me suis ridiculisée.
Jeannie éclata de rire.
— Bah, ce n’est pas grave de se ridiculiser par amour !
D.J. faillit répliquer qu’il n’avait pas été question d’amour, uniquement
de sexe. Mais elles arrivaient près du semi-remorque. Jeannie avait du
travail, aussi D.J. garda-t-elle ses souvenirs et ses explications pour elle.
636.6 Elevage des animaux

Viv avait tenu compagnie à Cora le plus longtemps possible. La pauvre


Cora avait réussi à rester digne pendant les funérailles, mais une fois seule
elle avait craqué.
Viv était bien placée pour comprendre qu’on se révolte à l’idée de
continuer à vivre sans son compagnon. Mais Cora s’était répandue en
imprécations contre Dutch en lui reprochant de l’avoir abandonnée. Viv
l’avait trouvée dure. Bien sûr, Dutch aurait pu choisir une fin moins
traumatisante pour ceux qui allaient le découvrir, et s’arranger pour
maquiller son suicide en simple décès. Mais au fond, quand on réfléchissait
bien, il avait été poussé par des motifs altruistes.
Il n’avait pas voulu être un fardeau pour sa femme — physiquement et
émotionnellement. Il n’avait pas voulu que ses enfants le voient décliner. Il
n’avait pas voulu que le coût de son traitement pèse sur toute sa famille.
Tout cela était évident. Mais Viv eut l’honnêteté d’admettre que ce
n’était pas tout. Dutch avait refusé de passer les dernières années de son
existence entre l’hôpital et son domicile. Il en avait eu assez de se gaver de
médicaments et de passer ses journées devant la télévision. N’entrevoyant
plus rien de bon à l’horizon, il avait décidé d’en finir. La maladie lui avait
retiré les rênes de sa vie. Son suicide lui avait permis de les reprendre.
En arrivant chez elle, Viv trouva la maison vide. Elle espéra que Scott
était sorti avec la bibliothécaire.
Si seulement ces deux-là avaient pu se décider !
Il était temps qu’ils passent à l’action car elle n’en pouvait plus de
porter ce projet terrible dont elle ne pouvait parler à personne.
Elle trouva soudain insupportable de rester dans cette maison vide et
ramassa son sac. Mais où aller ? Toute la ville était aux champs pour la
moisson. Elle ne trouverait personne dans les rues, pas même pour une
partie de bingo.
Elle reposa son sac et en sortit ses clés. Le pauvre M. Dewey s’ennuyait
probablement à mourir dans sa prison, là-haut. Elle décida d’aller le libérer.
Le chien l’accueillit avec enthousiasme et la suivit en trottinant jusque chez
elle.
— La vérité, monsieur Dewey, c’est que tu es mon seul ami. A toi, je
peux parler sans crainte, parce que je suis sûre que tu ne répéteras rien.
Elle soupira.
— Quand j’ai décidé que je ne pouvais pas continuer comme ça, j’ai
tout de suite pensé à Scott. Je ne pouvais pas le laisser seul, tu comprends.
C’est pour ça que j’ai fait venir ta maîtresse… Leanne a son mari. Mais
Scott, lui, n’a personne.
M. Dewey avala d’une bouchée le biscuit qu’elle lui tendait et la suivit
dans le salon.
Quand elle s’installa sur le canapé, il sauta d’un bond à côté d’elle, mais
ne se roula pas en boule pour quémander des caresses, comme à son
habitude. Il resta assis, bien droit, la tête inclinée, comme s’il avait compris
qu’elle avait besoin de parler et d’être écoutée.
— Mais jamais je n’aurais envisagé d’en venir à cette extrémité, si je
n’avais pas fait ce rêve, poursuivit-elle.
Elle s’adossa aux coussins, perdue dans ses souvenirs.
— Tu sais, je suis presbytérienne. Je ne croyais pas aux fantômes, ni
aux séances de spiritisme, ni aux messages venus de l’au-delà…
M. Dewey remua une oreille. Il était tout ouïe.
— Mais, il y a environ cinq mois, j’ai fait un rêve. Je faisais mes
courses au supermarché. Et devine qui est apparu dans l’allée des
conserves ? John !
Elle eut un rire joyeux.
— J’ai failli ne pas le reconnaître. C’était le John de ma jeunesse. Il
avait encore tous ses cheveux et il était aussi fringant que quand nous étions
au lycée. Il était grand. En pleine forme.
Viv soupira.
— J’étais si heureuse de le voir ! Nous avons parlé un long moment,
mais figure-toi que je n’arrive pas à me souvenir de ce que nous nous
sommes dit.
Elle secoua la tête d’un air écœuré.
— En tout cas, il m’a affirmé que Scott avait besoin de la nouvelle
bibliothécaire et que je saurais que c’était elle quand je la verrais.
Elle allongea le bras pour gratter M. Dewey derrière les oreilles.
— Et c’est grâce à ça que tu es là, dit-elle. J’ai consulté une centaine de
CV sur le site Web de l’association des libraires et, à la minute où j’ai vu ta
maîtresse, j’ai pensé qu’elle serait parfaite pour Scott.
Le chien secoua la tête, comme pour repousser la main de Viv, puis lui
présenta de nouveau ses oreilles.
— Mais je me suis tout de même méfiée, reprit Viv. Après le désastreux
mariage de Scott, j’ai tendance à me méfier de mon propre jugement. C’est
pour ça que j’ai engagé un détective privé.
Elle prit la gueule de M. Dewey entre ses mains et se pencha pour lui
parler bien en face, comme on parle à un bébé.
— Il le fallait, tu comprends. Elle aurait pu avoir quelqu’un dans sa
vie… ou n’importe quoi d’autre. Mais elle est irréprochable. Et j’ai
découvert en plus qu’elle avait un passé de solitaire. Elle a beaucoup
souffert, ta maîtresse. Et, ça, c’est bien aussi. Parce qu’un homme comme
Scott saura panser ses blessures.
M. Dewey s’était installé sur ses genoux, mais il continuait à la fixer de
son regard triste.
— Je me réjouis pour eux, reprit-elle. Et j’espère qu’ils vont vite
avancer, pour que je puisse penser à moi. J’ai hâte de redevenir jeune et
d’être de nouveau dans les bras de mon John.
642. Service de la table et des repas

Après avoir déchargé son grain, Jeannie abandonna son tracteur à un


autre conducteur.
— Je vais manger, annonça-t-elle. Si tu pouvais faire un chargement
pendant ce temps…
D.J. la suivit vers la camionnette de Scott autour de laquelle une partie
de l’équipe s’était rassemblée pour déjeuner. D.J. repéra aussitôt Scott qui
parlait avec Amos. Il souriait. Elle le trouva beau et plein de charme. On ne
voyait que lui.
Un terrible sentiment de regret la submergea. Si seulement elle n’avait
pas connu Scott à South Padre ! Si seulement elle avait pu oublier l’épisode
de la plage. Peut-être que…
Amos tendit un sac à Jeannie.
— J’ai réussi à t’en mettre un de côté, Jeannie, dit-il. Et crois-moi j’ai
du mérite, parce que cette équipe est pire qu’un nuage de sauterelles. Mais
je me suis battu pour toi parce qu’il faut que tu manges. Si tu maigris
encore, tu vas devenir transparente.
Jeannie était plutôt pulpeuse et elle ne se trouvait pas mince, mais elle
accepta le compliment.
— Merci.
Elle devint écarlate. Au niveau des joues. Et Amos au niveau du cou. Ils
étaient aussi troublés l’un que l’autre.
D.J. espéra que ça marcherait, entre eux. Pour leur laisser un peu
d’intimité, elle alla rejoindre Scott, qui se tourna vers elle, les sourcils
froncés.
— Désolé, lança-t-il. Je sais que tu as participé, mais le repas est réservé
aux travailleurs.
— Pas de problème, répondit-elle. Je n’ai pas très faim.
— Ah… Eh bien, puisque tu es de si bonne composition…
Il sortit de derrière son dos un paquet graisseux.
— J’ai réussi à mettre un hamburger de côté. Mais nous allons devoir le
partager.
Jeannie mordait déjà dans le sien.
— Mmm, c’est délicieux. Ne refusez pas, dit-elle à D.J.
Scott défit le papier et lui tendit le hamburger.
— Tu veux que je le coupe en deux, ou bien on mord dedans ?
Elle aurait dû exiger qu’il le coupe en deux, mais un esprit malin avait
dû prendre possession de son esprit. Elle se pencha sans un mot et planta
ses dents dans le hamburger, emportant une énorme bouchée de viande
chaude, légumes aigres, laitue et tomates, et moutarde. Elle avala le tout et
poussa un soupir d’aise.
Scott ouvrit des yeux ronds.
— Jeannie a raison, fit-elle. C’est délicieux.
Elle s’attendait à ce qu’il morde de son côté, mais il fit pivoter le
hamburger et croqua exactement dans l’empreinte de ses dents, tout en la
fixant droit dans les yeux. Elle faillit s’étrangler d’émotion.
Soudain, elle n’était plus capable d’avaler la moindre bouchée. Mais,
quand il lui tendit le hamburger, elle comprit qu’il lui lançait un défi.
La voix de la raison lui conseillait de réagir comme l’aurait fait
Dorothy, la sage bibliothécaire, celle qui savait se mettre à distance du
danger.
Mais cette Dorothy-là se fondit dans l’ombre quand la dévergondée de
la plage mordit dans l’empreinte des dents de Scott.
D.J. ferma les paupières, parce qu’elle n’osait pas soutenir le regard de
Scott. Quand elle les rouvrit, il la fixait toujours, avec des yeux brillants.
Elle avait l’impression qu’il était en train de l’embrasser. Elle frissonna
mais, contre toute prudence, elle ne chercha pas à se soustraire à son regard.
— Alors, D.J., qu’est-ce que tu as pensé de ta virée en tracteur ?
La question venait d’Amos et D.J. sursauta. Elle fit un pas en arrière et
tenta de se reprendre. L’espace d’un instant, elle avait oublié les gens qui les
entouraient.
— Oh ! j’ai été très impressionnée. On n’a pas droit à l’erreur. Jeannie
est une très bonne conductrice.
Amos acquiesça.
— C’est vrai que c’est impressionnant, approuva-t-il. Et je sais que
Jeannie se débrouille comme un chef. Quand j’étais petit, je croyais que ça
n’intéressait que les garçons. Mais, finalement, je me rends compte que les
gros engins intéressent aussi les filles.
A peine avait-il prononcé cette phrase qu’Amos se rendit compte qu’on
pouvait l’entendre à double sens. Il ouvrit la bouche pour se rattraper, mais
ne trouva rien à dire.
Un silence gêné tomba sur le groupe. Amos avait les yeux d’une bête
traquée. D.J. n’osait pas regarder Scott.
Ce fut Jeannie qui rompit le silence.
— Tu as bien raison, Amos. Nous, les filles, on s’intéresse aux gros
engins, pas vrai, D.J. ?
D.J. sentait des flammes lui brûler les joues, mais elle parvint à
répondre.
— Absolument, dit-elle. Plus ils sont gros, plus on s’y intéresse !
Ils éclatèrent tous de rire. D.J. ne put s’empêcher d’admirer le sang-
froid de Jeannie. Amos avait besoin d’une femme comme elle.
Ils continuèrent à deviser pendant quelques minutes, puis Scott
commenta les projets de D.J. pour la bibliothèque.
— Ça me donne envie de reprendre le boulot, s’exclama Amos. J’ai
hâte de voir ce que ça va donner !
— Ça ne peut être que mieux, assura Jeannie. Je n’en reviens pas que
vous ayez eu cette idée. Moi, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais
conseillé de tout démolir et de construire une autre bibliothèque, parce que
celle-ci est aussi sombre qu’un château fort.
— La démolir ? s’exclama D.J. Sûrement pas ! On peut faire quelque
chose de bien. Vous verrez. Ça sera formidable.
Une fois son camion chargé, Amos s’excusa à regret, bientôt imité par
Jeannie qui retourna à son tracteur.
Scott échangea des plaisanteries avec d’autres travailleurs qui venaient
prendre leur repas et présenta D.J. au père de Jeannie. Quand tout le monde
eut fini de manger, ils rassemblèrent les papiers et emballages qu’ils
déposèrent à l’arrière de la camionnette, puis s’installèrent sur leurs sièges.
— Merci de m’avoir amenée ici, dit D.J. C’était vraiment sympa.
Il lui fit son sourire de séducteur.
— Si tu veux t’intégrer dans cette communauté, il faut commencer par
là. Le blé, c’est ce qui nous unit. Du moins pour l’instant.
— Pour l’instant ?
Scott acquiesça.
— Le monde change, même ici, dans les champs. Nous avons de plus
en plus de forages de gaz naturel. Pour les cultures, il faut de l’eau. Avec les
grandes sécheresses de ces dernières années et le réchauffement climatique,
de nombreux fermiers envisagent de se reconvertir. La moitié de la terre a
été emportée par la tempête de poussière. Nous savons ce dont la nature est
capable. Ici, rien n’est jamais gagné.
D.J. prit le temps de réfléchir, tout en observant le paysage.
— C’est difficile d’imaginer cette campagne sans ces champs de blé.
— Cette campagne n’avait pas vu une charrue il y a cinquante ans. Les
choses évoluent. Nous aussi, nous devons évoluer. On ne peut pas rester
figé dans le passé.
Il avait raison, mais ce n’était pas toujours facile à admettre.
— C’est un peu comme les rayonnages de la bibliothèque. Je suis
certaine que le résultat en vaut la peine, mais James est affolé à l’idée de
changer le moindre livre de place.
— Oui. Nous le jugeons parce qu’il panique à l’idée de déplacer des
étagères mais, quand quelque chose vient déranger notre routine, nous
trouvons normal d’être angoissés.
D.J. fronça les sourcils.
— Je t’imagine mal en train de t’angoisser. Tu as l’air si calme et
décontracté !
Il rit.
— Moi ?
— Oui, toi. Tu me fais penser à George Clooney quand il entre dans Las
Vegas avec l’intention de faire sauter la banque du casino.
Il en resta bouche bée.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. Tu parais sûr de toi, affirma-t-elle.
— Ce n’est qu’une impression. C’est toi, plutôt, qui parais sûre de toi.
Dans ton travail, par exemple, tu fonces. On voit que tu sais où tu vas et que
tu es sûre de ne pas te tromper.
— J’aimerais bien !
— C’est vrai ? Mon père me disait toujours que les échecs étaient plus
importants que les succès. Quand tout marche sur des roulettes, on
n’apprend rien. Les échecs sont pleins d’enseignements et forgent le
caractère.
— Ma foi, il avait peut-être raison.
— Il avait raison, assura Scott.
Il sourit.
— Et il a vécu suffisamment longtemps pour me voir commettre
quelques erreurs.
D.J. se surprit à rire aux éclats. Elle n’en revenait pas d’être aussi à
l’aise. Elle était dans la voiture de M. Tout et elle riait.
Elle se tourna vers lui pour le dévisager.
Il avait des dents parfaites, les lèvres bien ourlées, les épaules larges,
des bras fins et musclés. Elle jeta un coup d’œil du côté de ses cuisses
moulées dans un jean.
Mais elle détourna aussitôt les yeux, troublée. Des images de la
lointaine nuit de South Padre lui revenaient. Elle voyait en gros plan ses
mains qui se posaient sur elle. Ses lèvres…
Tout à l’heure, elle avait mordu dans l’empreinte de ses dents…
Elle se redressa et posa un coude sur la vitre du passager pour présenter
son visage à l’air frais de l’extérieur et combattre le désir déplacé qui la
submergeait.
Elle tenta de se souvenir qu’elle était une bibliothécaire asexuée et
ennuyeuse. Mais même Dorothy la bibliothécaire ne parvenait pas à oublier
ce que l’autre, la délurée, avait fait avec Scott.
Elle jeta de nouveau un bref regard plein de culpabilité à son
conducteur. Cette fois, leurs yeux se rencontrèrent. Et, l’espace d’un instant,
ils partagèrent quelque chose… quelque chose de doux et de rassurant,
qu’elle n’avait jamais connu.
Il freina brusquement — si brusquement qu’elle fut projetée en avant,
puis en arrière. Il déporta sa camionnette vers le bas-côté en terre, s’arrêta,
défit sa ceinture et se pencha vers elle.
— Il faut à tout prix que je fasse ça, dit-il avant de poser ses lèvres sur
les siennes.
La bouche de Scott était à la fois ferme et tendre. A peine avait-il
effleuré ses lèvres qu’elle sentit toutes ses barrières céder. C’était aussi fou
que dans son souvenir. Elle ne put retenir un gémissement, tandis qu’il
s’enhardissait et glissait la langue dans sa bouche. Une onde de chaleur
envahit soudain sa gorge, son ventre, ses cuisses, et le désir la submergea
tout entière. Depuis huit ans, elle rêvait de ses caresses et à présent elle était
dans ses bras ! Ses doigts enfouis dans ses cheveux, elle en reconnaissait la
douceur, la texture.
Elle aurait voulu crier son désir, mais sa langue avait mieux à faire que
de remuer pour parler. Elle voulut se presser contre lui, mais sa ceinture de
sécurité l’en empêchait.
Leurs lèvres se séparèrent.
— Mmm, murmura-t-il contre ses joues. C’était vraiment bon.
— Oui…
— C’est bizarre, ça ne m’a pas fait l’effet d’un premier baiser.
Une sonnette d’alarme retentit dans le cerveau de D.J.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— J’ai l’impression de t’avoir déjà embrassée.
Le claquement de la ceinture de sécurité qu’il détachait fit taire la
sonnette d’alarme. Il l’attira dans ses bras, sur ses genoux, et elle ne chercha
pas à résister, au contraire… Il gémissait lui aussi, à présent.
Mais il finit tout de même par l’abandonner et elle en profita pour
explorer du bout des lèvres la courbe de sa mâchoire, son oreille, son cou…
Tout à coup, elle se retrouvait huit ans en arrière, à South Padre. Elle
voulait sa bouche sur ses chevilles. Le long de sa colonne vertébrale. Sur
ses seins. Entre ses cuisses…
Elle gémit tout haut et remonta son T-shirt. Elle aurait volontiers enlevé
son soutien-gorge, mais il ne lui en laissa pas le temps. Glissant une main
entre ses cuisses, il la souleva et mordilla ses seins à travers la fine dentelle.
Elle avait tellement envie de lui qu’elle en aurait pleuré. Mais il semblait
décidé à prendre tout son temps, lui infligeant un supplice aussi délicieux
qu’insupportable.
— Oui, gémit-elle. Viens…
Elle ne sut pas s’il avait entendu. Un dixième de seconde plus tard, un
camion les doubla en faisant hurler son Klaxon.
Scott poussa un juron et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur, avant de
la reposer sans ménagement sur le siège du passager.
Ils reconnurent le camion d’Amos.
— Il n’a rien vu, lui assura Scott.
Mais il fixait d’un air préoccupé le nuage de poussière que le camion
laissait dans son sillage.
— Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, insista-t-il. Il n’a rien vu.
En proie à un désir insensé, D.J. n’en était pas à ce genre de
préoccupations. Il lui fallut quelques secondes avant de prendre conscience
de ce qui s’était passé. Elle s’était presque donnée à un homme, au bord
d’une route ! Ça ne cadrait pas du tout avec son image de bibliothécaire
sage et posée.
— De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à voir, murmura-t-elle.
C’était un baiser, rien de plus.
— Très juste.
Un son aigu se fit entendre, et Scott sortit son téléphone de sa poche
— C’est un texto d’Amos.
Il lui tendit l’appareil pour lui montrer le message.
Trouvez une chambre !
D.J. lut et relut plusieurs fois la phrase, avant d’éclater d’un rire
cristallin, qui résonna dans l’habitacle.
Scott demeura quelques secondes interloqué, puis joignit son rire au
sien.
657.4 Comptabilité

Embrasser D.J. avait été une expérience ébouriffante. Après


l’interruption inopportune d’Amos, Scott avait hésité entre la reprendre
dans ses bras et se répandre en excuses. Il n’avait finalement choisi aucune
de ces deux options. Elle semblait si gênée qu’il n’avait pas osé la regarder
en face. Mais elle ne l’avait pas giflé et n’avait pas non plus éclaté en
sanglots — deux réactions qu’il aurait trouvées légitimes. Elle avait ri. La
bibliothécaire guindée avait ri !
Ce baiser, il ne le regrettait pas parce qu’il en avait envie depuis
longtemps. Et la voir ainsi, détendue, accessible, avec le soleil qui jouait
dans ses cheveux, l’avait encouragé.
— Pour elle, ce baiser n’a peut-être pas le même sens que pour moi,
murmura-t-il pour lui-même, le lendemain, tout en se rendant au drugstore.
Il s’était levé tôt avec l’intention d’inviter D.J. à prendre le petit
déjeuner, mais sa voiture n’était déjà plus là. Pourtant il n’était pas 7 heures.
Il tenta de se rassurer. Elle ne le fuyait pas. Elle avait simplement hâte de
mettre en pratique son projet de restructuration de la bibliothèque.
Ce qui ne l’empêcha pas de s’inquiéter. Que devait-elle penser de lui ?
Il n’avait pas l’habitude de se jeter sur les femmes, il attendait en général
qu’elles fassent le premier pas.
Il n’avait jamais cherché à mener le jeu, sauf à South Padre, parce qu’il
avait besoin de se prouver qu’il pouvait donner du plaisir à une femme.
Mais hier, dans la voiture, il s’était déchaîné. D.J., de son côté, avait
répondu avec une fougue qui…
Il laissa échapper un long sifflement. Bon sang ! Mais oui, hier, il avait
retrouvé la même fougue qu’à South Padre. D.J. lui faisait le même effet
que Paillette. Elle avait eu de la chance qu’Amos passe par là. Quelques
minutes de plus, et ils se seraient retrouvés allongés à l’arrière de la
camionnette…
Il se sentit brusquement d’excellente humeur et content de commencer
sa journée.
Il venait à peine d’ouvrir et d’allumer les lumières que Suzy Granfeldt
se montra.
— Alors, c’est vrai ? demanda-t-elle avec enthousiasme.
— Qu’est-ce qui est vrai ?
— La toute nouvelle brûlante idylle de Verdant ! dit-elle, en riant de
plaisir.
Scott retint un gémissement. Amos était soi-disant son meilleur ami.
Pourquoi répandait-il des ragots sur son compte ? Il aurait fait moins de
dégâts en se confiant à une radio locale qu’à Suzy.
— Je ne vois pas à quoi tu fais allusion, répondit-il.
— Oh ! je t’en prie. Tu sais sûrement quelque chose. Earl dit qu’ils sont
déjà comme les deux doigts de la main. Chaque fois qu’il attend sur le bord
de la route que son camion soit chargé, elle descend de son tracteur pour
aller lui parler à l’oreille.
— Oh… Tu parles d’Amos et de Jeannie ?
— Et de qui voudrais-tu que je parle ? Allez, je t’écoute… Lâche le
morceau.
— Je ne sais rien, assura Scott. Ils ont l’air très amis, c’est vrai, mais
c’est normal, ils se connaissent depuis toujours.
— Amis ? répéta Suzy. S’ils veulent faire croire à cette version, ils ont
intérêt à mieux jouer. J’aurais bien craqué pour Amos, mais il n’a jamais eu
l’air intéressé. Quant à Jeannie, je croyais qu’elle avait jeté son dévolu sur
toi.
— Sur moi ? dit Scott en feignant la surprise.
— Oui, je sais, c’est stupide, reprit Suzy, avec un peu trop de
conviction. Ça n’aurait jamais marché entre vous.
— Amos a beaucoup souffert, lâcha-t-il comme s’il n’avait pas entendu.
Celle qui l’approchera devra tenir compte de son passé.
— Bien sûr, je sais, je sais. Et toi aussi, après toutes ces années, tu
souffres encore. Mais j’avais l’impression qu’Amos n’avait plus de
sentiments. Alors, si Jeannie a su trouver le chemin de son cœur, toute la
ville veut le savoir.
Et, comme pour s’assurer que tout le monde était bien au courant, elle
resta toute la matinée assise au comptoir, à boire du café et à répandre la
bonne nouvelle.
Scott était si inquiet qu’il alla dans l’arrière-boutique pour prévenir
Amos de ce qui se tramait. Il s’avéra qu’Amos était déjà au courant.
— Ce n’est pas si grave que ça, dit-il à Scott. Je suis persuadé que
Jeannie est intéressée. Mais, si elle ne l’est pas, le zèle de Suzy lui donnera
l’occasion de démentir la chose.
— Je ne suis pas certain que ce soit si simple, soupira Scott.
— Ouais, tu as raison. Tout le monde n’est pas capable de déshabiller la
bibliothécaire sur le bord de la route.
— Je… nous… Il ne s’est rien passé.
— Désolé de t’avoir interrompu… Mais enfin, la prochaine fois, tu sera
plus discret.
— Ecoute, tu fais ce que tu veux avec Jeannie. Moi, je t’appelais juste
pour te donner un petit coup de pouce.
— Tu n’as rien à craindre de moi, je suis de ton côté. Et je vais même te
donner un conseil : surtout, n’hésite pas. Cette fille est parfaite pour toi.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Tu crois ça ? J’en sais plus que je n’en ai l’air. Je n’ai vu que très
vaguement ce qui se passait dans cette camionnette, mais vous ne jouiez pas
aux cartes. Je me souviens de nos sorties, quand on était ados, avec toi et
Stephanie à l’arrière de la voiture. Ça n’avait rien à voir…
Le drugstore se vida à mesure que les travailleurs partaient aux champs.
Scott prépara quelques ordonnances et attendit les clients qui viendraient
s’approvisionner en antihistaminiques et en sirop. L’air saturé de poussière
de blé provoquait des allergies et le rhume des foins. Ça allait avec la
saison.
Vers le milieu de l’après-midi, il ne lui resta plus rien à faire. Il se mit à
aller et venir comme un lion en cage.
Au bout d’un moment, n’y tenant plus, il transféra les appels de la
pharmacie sur son téléphone portable et ferma boutique, en laissant son
numéro sur la porte. Puis il monta dans sa camionnette et traversa la ville en
direction de la bibliothèque. Il avait l’intention d’aider D.J. Elle ne pouvait
pas s’en sortir seule avec James — en supposant que celui-ci ait décidé de
participer.
Et ensuite, une fois qu’ils auraient fini de travailler…
Il gara sa voiture dans le parking de la bibliothèque, le sourire aux
lèvres. Le bâtiment était aussi sombre que d’habitude, mais il ne lui parut
pas lugubre. A sa grande surprise, il trouva au bureau de prêt une petite fille
de huit ans, le nez plongé dans un livre.
— Bonjour, dit-il. Tu dois être Ashley.
La petite plissa les yeux d’un air inquiet.
— Vous voulez quoi ? demanda-t-elle.
Scott n’était pas certain de vouloir lui expliquer. Heureusement, il n’eut
pas à le faire, car D.J. sortit de derrière les rayonnages.
— Bonjour.
Il remarqua qu’elle avait rougi. Il aurait voulu la prendre dans ses bras
et lui ôter sa timidité d’un baiser. Mais ce n’était ni le moment ni le lieu.
— Je suis venu te donner un coup de main, fit-il. La restructuration est
toujours d’actualité ?
— Je pense qu’on est sur la bonne voie, répondit-elle, un peu plus fort
que nécessaire. James a apporté quelques améliorations à mon projet. C’est
très utile d’avoir dans l’équipe quelqu’un qui connaît si bien nos
collections.
Scott comprit que ce discours ne lui était pas destiné, mais il entra dans
le jeu.
— Je suis là, à votre disposition, déclara-t-il. Il suffit de me dire ce que
je dois faire.
— C’est sérieux ?
— On ne peut plus sérieux, oui.
— Très bien. Je suis en train d’attribuer un numéro à chaque section, à
chaque étagère, à chaque groupe de livres. De façon à pouvoir les remettre
facilement en place le moment venu.
Scott avait l’habitude d’une organisation rigoureuse au drugstore et il
comprit très vite ce qu’elle attendait de lui. En s’appuyant sur le plan
qu’elle lui montra, il l’aida à attribuer des numéros. Ça demandait de la
concentration, mais ça n’était pas très compliqué, surtout en s’y mettant à
deux. Il remarqua qu’elle s’absorbait dans sa tâche et se détendait peu à
peu, comme la veille. Il était évident qu’elle aimait ce qu’elle faisait et
qu’elle était persuadée que le résultat valait la peine qu’on se donne du mal.
Il aurait pu se débrouiller seul, mais il trouva mille prétextes pour lui
poser des questions, discuter d’un problème, ou passer près d’elle dans
l’allée. C’était amusant de travailler avec elle et il était heureux de se rendre
utile. James avait donné son accord pour le grand déménagement, mais il ne
levait pas le petit doigt. Il faisait claquer régulièrement des livres et se
sauvait chaque fois que quelqu’un s’approchait de lui.
Ashley, au contraire, vivait son heure de gloire au bureau de prêt. Elle
était censée enregistrer les livres qui sortaient et répondre au téléphone
mais, comme personne ne venait emprunter de livres et que le téléphone ne
sonnait pas, elle lisait tranquillement, installée dans son fauteuil.
Quand l’estomac de Scott se mit à gargouiller, il se souvint qu’il n’avait
pas déjeuné. Mais il n’en tint pas compte, pour ne pas se priver de la
compagnie de D.J., même pour quelques minutes. Il continua donc à coller
des étiquettes numérotées.
Quand Ashley annonça qu’il était l’heure pour elle de rejoindre sa mère,
D.J. consulta sa montre d’un air surpris. Elle n’avait pas vu le temps passer.
Pas plus que lui.
— Tu dois commencer à en avoir assez, lui dit-elle.
— Non, ça va. Je voudrais terminer cette section.
Elle parut ravie de cette réponse et il comprit qu’il avait dit ce qu’elle
attendait. Ils travaillèrent encore un long moment. Même James se désista et
rentra avant eux.
— Je n’arrive pas à croire qu’on en soit venus à bout ! déclara D.J.
quand ils eurent enfin terminé. Je pensais que ça prendrait au moins deux
jours.
— Ça fait peut-être plus de deux jours qu’on est là, lança Scott. J’ai
tellement faim que je me demande si ça ne fait pas plutôt une semaine.
— J’ai faim aussi, répondit-elle. Mais j’ai surtout envie de rentrer chez
moi et de me plonger dans un bain.
Scott fut tenté de lui demander s’il pouvait l’aider, mais il se retint. Il ne
voulait pas gâcher cet instant de paisible complicité.
— J’ai une idée, fit-il. Tu rentres chez toi prendre un long bain chaud et
pendant ce temps je nous prépare quelque chose à grignoter.
— Je ne peux pas te demander ça.
— Tu ne me le demandes pas, c’est moi qui te le propose.
— Tu en as assez fait pour moi aujourd’hui.
— J’ai faim. Je vais de toute façon me faire à manger. Je peux aussi
bien cuisiner pour deux personnes. Il faut bien que quelqu’un écoule toute
cette nourriture que ma mère entasse dans ses placards…
Elle tenta de nouveau de refuser, mais heureusement elle était trop
fatiguée pour lutter. Elle ferma la bibliothèque et il la suivit en voiture.
En arrivant chez sa mère, Scott constata que les moissonneuses
travaillaient maintenant dans le champ qui bordait la maison de Viv. Il entra
par la porte de la cuisine. Viv était installée sur une chaise et regardait la
télévision, le petit chien de la bibliothécaire sur ses genoux.
— Je vais préparer à dîner pour D.J., annonça-t-il.
Il s’attendait à une avalanche de questions, mais elle ne vint pas.
— C’est une très bonne idée.
Il sortit du réfrigérateur les légumes de son jardin.
— Nous mangerons là-haut, sur la terrasse.
— C’est la nuit idéale pour ça, approuva-t-elle. Tout à fait idéale.
662.5 Technologie des combustibles et
explosifs

Quand D.J. se plongeait dans son bain, les tracas du monde extérieur ne
l’atteignaient plus. Elle était dans une oasis tiède et parfumée. Elle se
détendait complètement.
Elle commença par se frictionner avec vigueur, puis s’allongea en
fermant les yeux. Elle pensa aussitôt à Scott, bien entendu. Scott et encore
Scott.
Ça l’avait beaucoup touchée qu’il vienne spontanément l’aider ce soir à
la bibliothèque. Il s’était attelé à la tâche avec un tel enthousiasme qu’on
aurait pu croire que c’était lui, le bibliothécaire.
Scott savait être un ami à l’oreille attentive, comme l’avant-veille, dans
la solitude des champs de blé, quand elle lui avait confié ses secrets
d’enfance.
Scott était aussi un homme drôle et sensuel. La veille, dans sa voiture,
elle avait retrouvé l’espace d’un instant l’amant de la folle nuit de South
Padre. Elle poussa un gémissement de désespoir, mais elle n’aurait pas su
dire si elle se lamentait parce qu’elle avait retrouvé M. Tout, ou parce
qu’elle l’avait autrefois perdu.
Puis elle s’inquiéta de ce qu’il pourrait penser d’une femme qui
répondait avec tant d’empressement aux caresses d’un homme qui se jetait
sur elle dans une voiture, en bordure de route.
Bah, il ne pensait sûrement rien, parce qu’il avait l’habitude que les
femmes perdent la tête entre ses bras. Il cachait bien son jeu… ! C’était à
s’y méprendre.
Quand il embrassait, on sentait tout de suite qu’il avait beaucoup
d’expérience. Elle dut admettre, avec une vague tristesse, que Scott sortait
gagnant de la comparaison avec les autres garçons qu’elle avait connus —
et qui auraient pu faire de bons compagnons s’ils n’avaient pas été des
amants médiocres. Scott était un amant exceptionnel, et ça, c’était assez
rare.
— Pourquoi pas ? murmura-t-elle pour elle-même.
Malheureusement, elle vivait désormais dans une petite ville de
campagne où elle avait l’intention de s’installer. Et Scott n’était plus un
étranger au charme irrésistible, mais un membre de la communauté dans
laquelle elle devait s’intégrer. Elle serait amenée à le côtoyer pendant les
vingt prochaines années. Au moins. Il n’était pas question d’avoir avec lui
une liaison secrète à Verdant. Sans parler de sa mère qui était sa logeuse,
qui faisait partie du conseil d’administration de la bibliothèque et qui vivait
juste en dessous de son appartement…
— Impossible, déclara-t-elle d’un ton convaincu. C’est tout simplement
impossible.
Scott l’attendait. Il était temps qu’elle s’habille, qu’elle se coiffe, qu’elle
se maquille…
Elle regretta de n’avoir pas encore trié ses vêtements car elle dut se
rabattre sur un petit haut à fines bretelles et une jolie jupe plissée qu’elle
avait achetés sur un coup de tête, mais ne portait jamais. Elle enfila une
paire de sandales à talons hauts et vérifia sa silhouette dans le miroir. Oui,
ça lui allait bien, mais elle avait l’air trop jeune et trop jolie… Et elle se
sentait… vulnérable.
Quand Scott vint la chercher, elle était coiffée et maquillée. Elle ne
portait pas ses lunettes, mais des lentilles de contact.
— Quelle vision ! s’exclama-t-il.
Cette réaction lui confirma qu’elle avait bien fait de se donner du mal.
Elle résista difficilement à la tentation de se jeter dans ses bras.
— J’ai pensé que ce serait bien de manger dehors, sur ta terrasse.
Comme ça, on pourra regarder les moissonneuses.
— Les moissonneuses ?
Il acquiesça.
— Elles sont dans le champ, derrière la maison.
Il avait recouvert la table d’une jolie nappe et disposé des chandeliers.
— Ce n’est pas un festin, prévint-il. Le poulet a été préparé par ma
mère. Mais les légumes viennent de mon jardin. Personnellement, j’ai
tellement faim que j’avalerais n’importe quoi. Je me suis dit que tu devais
avoir faim, toi aussi, et que tu ne ferais pas la difficile.
— Je suis affamée !
Elle était aussi persuadée d’être trop nerveuse pour manger, mais elle
dévora avec enthousiasme tout ce qu’il lui servit et but avec plaisir le vin
blanc pétillant qu’il versa dans son verre. La tension qu’elle avait ressentie
en se préparant s’était envolée. Elle essaya de trouver une explication
rationnelle à ce mystère, mais dut conclure qu’elle se sentait tout
simplement en confiance avec Scott.
— Ton chien est en bas, bien entendu, indiqua-t-il. Il regarde la
télévision avec maman. Elle m’a chargé de te dire qu’elle l’avait invité à
dormir chez elle.
D.J. éclata de rire.
— Ces deux-là s’entendent à merveille. C’est bizarre, mais je me suis
habituée à ce qu’il passe son temps avec elle.
Scott acquiesça.
— On devrait lui trouver un animal de compagnie, avant qu’elle ne
s’approprie définitivement le tien.
Elle s’était toujours sentie gênée quand un homme disait « on » ou
« nous », en les incluant tous les deux, mais ce soir cela lui parut tout à fait
naturel. Parce que ça venait de Scott. Elle lui tendit son verre et il le remplit
de nouveau.
Ils voyaient au loin les lumières des moissonneuses et celles des
tracteurs qui évoluaient sur la route ou à travers le champ voisin.
— Tu as remarqué qu’ici on regarde souvent au loin, vers l’horizon ?
demanda-t-elle.
— C’est la distraction préférée des habitants du Kansas, approuva-t-il.
Quand on est dans un champ de blé, pour ne pas se perdre il faut garder les
yeux fixés sur l’horizon. Après, ça devient une habitude.
— Tu m’as déjà entraînée une fois dans un champ de blé au milieu de
nulle part, et tu n’avais pas l’air perdu.
Il rit doucement.
— Oui, c’est vrai. Et je suis en train de me rendre compte que c’est
bizarre de se distraire en regardant l’horizon.
— Mais c’est si beau ! Les plus grandes œuvres d’art sont des peintures
champêtres. Admirer la beauté d’un paysage, c’est un réflexe naturel, c’est
très apaisant.
Il la fixa avec une étrange intensité, puis il lui offrit son sourire de
séducteur, celui auquel les femmes ne pouvaient pas résister.
— Tu es décidément la personne qui manquait à notre charmante petite
ville, déclara-t-il en trinquant avec elle.
Elle se sentit rougir, et s’empressa de changer de sujet.
— Je ne savais pas que la moisson se poursuivait à la nuit tombée, dit-
elle en contemplant le ballet des véhicules dans les champs.
Scott acquiesça.
— Ça peut durer jusqu’à minuit, et parfois au-delà, assura-t-il. Les
moissonneuses s’arrêtent quand le grain devient trop humide. Elles sont
ultra-sophistiquées et équipées d’un système qui mesure le taux d’humidité.
— Ce qui est beau, c’est qu’on ne distingue pas vraiment les machines,
sauf parfois une ombre qui se détache sur l’horizon, ou quand elles
s’éclairent l’une l’autre. On ne voit que le blé devant elles.
— C’est vrai. C’est un peu comme nous. Nous allons toujours de
l’avant, mais nous avons du mal à voir clair en nous-mêmes.
D.J. lui sourit.
— Tu deviens philosophe, ma parole !
Il rit.
— C’est sans doute le vin, répliqua-t-il. Ou alors c’est d’avoir passé une
partie de la journée à étiqueter des livres dans une bibliothèque.
— Je ne suis pas sûr de t’avoir remercié pour ton aide.
— Tu m’as remercié. Ce qui ne m’empêche pas d’espérer une autre
récompense, plus tard. Un baiser, peut-être ?
Elle sentit un frisson d’anticipation courir sur sa peau.
— Ça n’est pas tout à fait exclu, répondit-elle.
A la lueur de la bougie, elle vit son sourire s’élargir.
— Voilà une agréable perspective, murmura-t-il.
Ils prirent le temps de finir leur repas. Il n’avait pas l’air pressé. Elle
tâcha de ne pas manifester d’impatience.
Enfin, il remplit leurs verres et proposa d’aller les boire sur la
balancelle.
Elle accepta avec empressement.
— Tu as froid ? demanda-t-il comme elle ne pouvait réprimer un léger
frisson.
Elle accepta sans réticence le bras qui vint entourer ses épaules.
— Je peux aller chercher une couverture, proposa-t-il.
— Non, ce n’est pas la peine. C’est très bien comme ça.
Elle constata avec surprise qu’elle se laissait volontiers aller contre lui
et resta sourde à la petite voix intérieure qui la mettait en garde.
Ils contemplèrent de nouveau les lumières en silence.
— Nous revoilà en train de scruter l’horizon…
— C’est la campagne du Kansas, expliqua-t-il. Elle vous absorbe. En
ville, on ne passe pas sa soirée à scruter l’immeuble d’en face.
— Sauf si on est un détective privé en planque !
Il se tourna vers elle pour lui sourire.
— J’ai l’impression que notre bibliothécaire lit un peu trop de romans
policiers.
Elle rit.
— C’est vrai que je lis trop. Et toi, tu passes trop de temps à regarder les
champs de blé.
— Possible. Mais, en ce moment, c’est toi que j’ai envie de regarder.
Son visage était si près du sien qu’elle sentait son souffle contre son
oreille. Il allait l’embrasser, mais il semblait hésiter. Et elle aussi hésitait.
Elle reporta son attention sur les lumières.
— Autrefois, quand tu participais à la moisson, tu travaillais la nuit ?
demanda-t-elle.
— Bien sûr, dit-il en s’écartant insensiblement d’elle. La nuit tombe
sans qu’on s’en rende compte et on continue à travailler, tant que c’est
possible.
— Tu veux dire qu’on ne sent pas la différence ?
— Au contraire, c’est très différent. On ressent tout à coup une grande
solitude. La même que celle que tu as ressentie l’autre nuit, quand je t’ai
emmenée dans les champs. C’est pareil. La présence des machines, le bruit,
les autres, ça ne change rien. Le rapport avec la nature est très fort.
D.J. acquiesça.
— Je comprends, fit-elle.
— Parfois, je pense aux familles qui sont venues s’installer ici, comme
celle de mes arrière-grands-parents et de leurs parents. Ils n’avaient ni
voiture ni téléphone. Ils étaient seuls au milieu de nulle part. Avec une
ribambelle d’enfants pour les aider. Ils restaient parfois des semaines sans
voir personne.
— Ça devait être l’enfer quand ils ne s’entendaient pas bien !
s’exclama-t-elle.
— Probablement. Mais ça les obligeait aussi à régler leurs conflits, ou à
se contenter de ce qu’ils avaient, même si ce n’était pas l’idéal.
— Ce n’est pas toujours possible, soupira-t-elle.
— Tu as raison. Je l’ai compris avec mon ex-femme.
Elle se raidit. Elle n’avait pas envie qu’il parle de son ex-femme. Il
allait sûrement lui expliquer pourquoi il l’avait trompée et se trouver des tas
d’excuses. Et, ses excuses, elle ne voulait pas les entendre.
Mais elle ne savait pas comment l’arrêter. Et peut-être aussi avait-elle
envie de savoir ?
— Je savais bien avant de l’épouser qu’il y avait de gros problèmes
entre nous. Mais j’avais l’impression que, si j’y mettais de la bonne volonté,
ils finiraient par se régler.
— Et ça n’a pas été le cas.
— Non, ça n’a pas été le cas.
Il s’interrompit et parut hésiter quelques instants.
— En fait, si. Tout s’est bien terminé. Elle est heureuse en amour. Et
maintenant je suis célibataire, assis dans ce fauteuil auprès d’une femme
que je trouve incroyablement séduisante et qui me doit un baiser pour me
remercier de tout ce que j’ai fait pour elle, cet après-midi…
D.J. savait qu’elle aurait dû prétexter la fatigue et s’éloigner de lui sur-
le-champ. Mais ce ne fut pas ce qu’elle fit. Elle se persuada qu’elle n’irait
pas plus loin qu’un tout petit baiser. Que ça ne dégénérerait pas comme la
veille, dans sa camionnette. Ni comme à South Padre, sur cette plage
baignée de lune.
682.7 Petits travaux de forge (art du
forgeron)

Devant la télévision, Viv caressait machinalement le chien installé sur


ses genoux, tout en suivant une tragicomédie qui lui paraissait plus tragique
que comique. Des éclats de rire préenregistrés marquaient les moments où il
fallait trouver ça drôle. Elle soupira.
— Ces deux-là ne devraient pas se marier ! confia-t-elle à M. Dewey. Ils
ne sont pas faits l’un pour l’autre.
Le chien ne fit pas de commentaire. Tant qu’elle le caressait, tout allait
bien pour lui.
Elle continua à regarder la télévision, tout en secouant la tête et en
faisant claquer sa langue pour marquer sa désapprobation.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi, dans ce genre de séries, les
hommes sont toujours laids et stupides, tandis que les femmes sont belles et
intelligentes. J’ai une certaine expérience et je t’assure qu’un couple aussi
mal assorti, dans la vie, on n’en rencontre pas souvent.
De nouveau, M. Dewey ne donna pas son avis.
— Sans doute que les gens qui écrivent les scénarios pensent que les
hommes intelligents ne se laissent pas séduire par les jolies femmes.
Elle rit de sa trouvaille et gratta le chien derrière les oreilles. Puis elle
prit sa tête dans ses mains pour lui faire lever le museau.
— En tout cas, si c’est ce qu’ils pensent, ils se trompent.
M. Dewey lui lécha la main.
— Parce que, en ce moment même, ta jolie maîtresse est en train de
séduire mon Scott, qui est pourtant très intelligent.
Elle coupa le son de la télévision, comme si elle ne supportait pas
d’écouter une seconde de plus le dialogue insipide des deux protagonistes.
— Ne t’inquiète pas, reprit-elle. Si quelqu’un peut rendre D.J. heureuse,
c’est bien mon Scott. Il a tant à donner à la femme de sa vie ! Hélas, pour
l’instant, il ne l’a pas trouvée.
M. Dewey roula sur le dos pour lui offrir son ventre à gratter.
Elle rit.
— Oui, j’ai compris. Tu sais très bien réclamer ce que tu veux, je l’avais
déjà remarqué.
Elle enfouit ses ongles dans les boucles de son poil noir et il ferma les
yeux de plaisir, la langue pendante. Elle ne put s’empêcher de sourire. Il
était tellement expressif ! Elle poussa l’abnégation jusqu’à le gratter un long
moment, ne s’arrêtant que lorsqu’elle en eut des crampes aux bras.
M. Dewey eut de son côté la délicatesse de ne pas gémir pour quémander de
nouvelles caresses. Il se remit sur ses pattes et leva vers elle un regard
attentif, comme pour lui signifier qu’il se mettait à son service.
Mais elle n’avait aucune tâche à lui confier. A part celle de l’écouter.
— Mon Scott est devenu quelqu’un de bien, dit-elle. Je suis très fière de
lui. Je pense qu’il sera gentil avec toi. Enfant, il était très doux avec son
petit chien. Et, s’il aime D.J., il aimera aussi son chien, non ?
Elle sourit aux grands yeux confiants de M. Dewey.
— Il me ressemble, reprit-elle. Nous avons tous les deux tendance à
prendre des mesures draconiennes quand nous l’estimons nécessaire. Mais
il était plus proche de John que de moi.
Elle eut un sourire triste et attendri.
— Je sais à quel point il ressent le vide de son absence. Et, bientôt, ce
sera moi… Mais avec D.J. pour mettre de la joie dans sa vie il tiendra le
coup.
Viv quêta une confirmation du côté du chien, mais celui-ci resta de
marbre.
Elle prit distraitement la commande à distance de la télé et fit de
nouveau défiler les chaînes. Il y avait des émissions d’actualités, des jeux,
des rediffusions de films.
— Rien d’intéressant ce soir, déclara-t-elle. C’est caractéristique. Les
gens perdent leur intérêt pour le monde quand ils savent qu’ils vont bientôt
le quitter.
Les grands yeux de l’animal reflétaient une telle inquiétude qu’elle se
demanda l’espace d’un instant s’il comprenait ce qu’elle disait — idée
saugrenue qui la fit rire.
— Mais toi, tu m’intéresses toujours, monsieur Dewey, assura-t-elle.
Suffisamment en tout cas pour que je te donne une petite gâterie bien
méritée.
Elle se leva et, tout en traînant ses pieds chaussés de pantoufles, elle alla
chercher dans le garde-manger les biscuits pour chiens. M. Dewey avala en
deux bouchées celui qu’elle lui tendait, puis la suivit en trottinant tandis
qu’elle errait sans but dans la maison.
Quand elle s’installa au bureau de son mari, il se coucha à ses pieds.
— Je sais que tu n’as plus faim, dit-elle. Qu’est-ce que tu veux de moi ?
Une explication ?
Elle soupira.
— Je vais justement m’arranger pour ne pas avoir à donner
d’explication.
Le chien continua à la fixer.
— Je t’ai déjà raconté comment on s’était rencontrés, John et moi ? Eh
bien, non. Parce qu’on ne s’est pas rencontrés. Il a toujours fait partie de ma
vie et moi de la sienne.
Le chien posa sa tête entre ses pattes, sans la quitter des yeux.
— Tout petit, il était mon ami et mon compagnon de jeu. Quand je suis
entrée à l’école, j’ai découvert que les filles jouaient avec les filles et les
garçons avec les garçons. J’ai pris mes distances avec lui.
Elle secoua la tête.
— Quelle perte de temps ! Mais finalement ce n’était pas plus mal, ça
nous a évité de nous prendre pour des frères et sœurs. Et ça nous a permis
de tomber amoureux par la suite.
Viv soupira et baissa les yeux vers le petit chien qui la fixait toujours.
— Je n’ai jamais raconté à personne à quel point notre mariage a été
heureux, poursuivit-elle. Les gens n’ont pas envie d’écouter ça. Ce qu’ils
veulent entendre c’est : « Il a de mauvaises habitudes, il travaille trop, pas
assez, il n’est pas romantique pour deux sous, il dépense l’argent du ménage
aux cartes. » Les gens aiment qu’on se plaigne, ça les console de leur
propre malheur. Le bonheur, ça ennuie ou ça agace.
Elle fit claquer sa langue et secoua la tête.
— Mais toi, cher monsieur Dewey, tu ne comprends pas un traître mot
de ce que je dis et tu m’écoutes toujours très patiemment, alors, à toi, je
peux dire que j’ai eu un mariage heureux. J’ai aimé et respecté John chaque
jour de notre vie commune. Il était celui à qui je pouvais tout raconter, il
était toujours à mes côtés pour m’encourager, me soutenir, se réjouir avec
moi de mes succès. Il nous arrivait de rire ensemble à propos de choses qui
auraient à peine fait sourire les autres. Nous n’avons eu que de bons
moments. Quand nous étions séparés, je tâchais de me souvenir de chaque
minute, pour pouvoir la partager ensuite avec lui.
Elle caressa amoureusement l’accoudoir du fauteuil.
— Oh ! nous avons bien eu une ou deux disputes. Mais, sur les choses
importantes, nous tombions toujours d’accord. Quand on se disputait, il
devenait tout rouge, comme s’il allait exploser. Et moi je me mettais à crier.
On se trouvait tellement ridicules qu’on finissait par éclater de rire.
Elle sourit à ce souvenir, puis elle reprit son monologue mélancolique.
— Ma vie, c’était lui et moi. Je ne peux pas continuer seule. Et le seul
être à qui je puisse en parler, le seul capable de m’écouter sans se lasser,
c’est un petit chien.
Elle baissa une nouvelle fois les yeux vers M. Dewey, qui remua la
queue, comme pour dire qu’il était disposé à l’écouter autant qu’elle le
souhaitait.
— Ne t’inquiète pas, lui confia-t-elle. Dès que ces deux-là auront
compris qu’ils sont faits l’un pour l’autre, je cesserai de solliciter les
charmantes petites oreilles que tu remues si joliment.
700.6 Arts et loisirs

Les moissonneuses s’étaient rapprochées, mais Scott les entendait à


peine tant son sang battait à ses oreilles.
Après son inqualifiable conduite dans la camionnette, il avait décidé de
se rattraper. Ce soir, il s’en tiendrait à des baisers. Rien que des baisers,
même s’il devait en mourir. Il avait commencé par un petit baiser prudent et
il était déjà au bord de la crise cardiaque.
A la lueur de la lune, il vit que sa jupe remontée dévoilait une cuisse
affriolante que ses mains voulaient caresser. Mais il résista. S’il osait un
geste déplacé, il était à peu près sûr de récolter une gifle. Ou de finir dans
son lit. Ou les deux. Oui, probablement
En attendant, entre eux, le thermomètre ne cessait de grimper. Cette
femme-là était faite pour lui. Elle savait ce qui le rendait fou, et lui il n’avait
pas à chercher beaucoup pour trouver ce qui la mettait en feu.
Dès qu’il sentait qu’ils approchaient du point de non-retour, il s’écartait
pour reprendre son souffle et feignait de s’intéresser aux machines — le
temps de se calmer.
— Mais… qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle en voyant qu’il
s’écartait une fois de plus. On dirait que tu ne sais pas ce que tu veux.
— Je… je voulais nous laisser un peu de temps. Les choses vont un peu
trop vite entre nous, je trouve. Quand je pense qu’il y a une semaine tu
avais l’air de me détester !
Elle ouvrit la bouche pour nier, puis se tut.
— Je n’ai pas l’intention de faire machine arrière avec toi, ajouta-t-il,
mais je ne veux pas aller plus loin tant que nous ne sommes pas prêts tous
les deux.
Scott parvint à se contrôler quelques instants encore, puis il lâcha :
— Si nous ne nous séparons pas maintenant, nous allons faire des
bêtises…
— Tu en es sûr ?
— Oui.
— Tu pourrais… rester.
Il s’accorda quelques minutes de folie, à imaginer qu’il acceptait, qu’il
s’allongeait sur le corps nu de D.J., qu’il la caressait de sa langue pour lui
arracher les cris de plaisir qui ne demandaient qu’à sortir de sa gorge, qu’il
la pénétrait et lui faisait l’amour jusqu’à ce qu’ils crient grâce tous les deux.
Il poussa un gémissement.
— Tu sais que j’en meurs d’envie… Tu le sais.
— Alors pourquoi ne pas rester ?
— Je ne peux pas. Pas ce soir. C’est trop tôt. C’est trop bon.
— Ce n’est pas trop tôt, supplia-t-elle. Je t’assure que non !
Il aurait bien voulu la croire, lui céder. Mais ils ne savaient pas encore si
c’était sérieux entre eux. Il ne voulait pas tout gâcher. Il ne voulait pas rater
une vie d’amour pour une nuit d’amour. Il avait déjà commis une fois cette
erreur. A South Padre. Si seulement il s’était comporté autrement avec
Paillette, toute sa vie aurait pu en être changée !
Il repoussa aussitôt cette pensée. C’était le passé. Paillette n’existait
plus.
— Reste, je t’en prie…
— Non, je ne peux pas, répondit-il en s’écartant. Il faut nous montrer
patients.
Elle ne répondit pas et il comprit qu’elle était blessée. Elle allait lui en
vouloir de l’avoir repoussée. Il espéra qu’il trouverait le moyen de se faire
pardonner.
Dans la pénombre de la terrasse, il vit qu’elle faisait un effort pour se
reprendre. Elle lissa ses cheveux, puis elle tira sur son chemisier et sur sa
jupe.
— D’accord, dit-elle d’un ton faussement détaché.
Il soupira de soulagement et se rendit compte qu’il avait retenu jusque-
là son souffle. Il ne s’était déjà que trop attardé.
Il se leva d’un bond.
— Bonsoir, ajouta-t-elle en lui tendant la main.
Il la prit et la tint dans la sienne.
— Laisse-moi te raccompagner jusqu’à ta porte, murmura-t-il.
— Mais elle est à peine à deux pas !
Elle se leva et ils marchèrent ensemble vers sa porte, main dans la main,
comme un couple d’adolescents. Avec D.J., il retrouvait ses émois de tout
jeune homme. Mais il avait aussi des désirs d’homme adulte et cela lui
coûtait de les brider.
Sur le seuil, elle se tourna vers lui.
— Bonne nuit.
Il se pencha vers elle et lui donna un baiser léger.
— Bonne nuit, D.J. Et tâche de rêver de moi, d’accord ? Moi je vais
rêver de toi, c’est certain.
719.3 Sites naturels

Le réveil fut difficile et D. J. regretta de ne pas pouvoir faire la grasse


matinée. Il était plus de 3 heures quand elle s’était couchée, et elle avait eu
du mal à s’endormir.
En la quittant, Scott lui avait demandé de rêver de lui. Elle avait eu une
nuit agitée, en effet, mais elle n’avait pas rêvé de Scott. Elle avait rêvé de
livres. De rangées de livres. De chariots de livres. De montagnes de livres.
Elle avait rangé des livres toute la nuit. Dans des grands cartons. Dans des
petits cartons. Dans des cartons bruns. Dans des cartons blancs. Dans des
cartons épais, pour les gros volumes. Dans des cartons si fragiles qu’on
pouvait à peine les soulever. Puis son rêve avait viré au cauchemar. Elle
s’était rendu compte que Dew s’était laissé enfermer dans un carton et elle
avait commencé à les défaire tous, en l’appelant frénétiquement. Elle devait
le trouver. Il fallait qu’elle le trouve !
Et le réveil avait sonné.
Elle s’était dressée d’un bond, le cœur battant. Après avoir éteint le
réveil, elle avait appelé Dew, qui n’était pas à sa place, au pied de son lit.
Puis elle s’était souvenue qu’il avait passé la nuit chez Viv.
Elle alla se faire du café et prit une douche pendant qu’il passait. Elle
avait tant à faire… Aujourd’hui, ils déplaçaient les livres. Scott avait promis
de l’aider et James ferait ce qu’il pourrait, mais c’était son travail, sa
bibliothèque, son projet. C’était à elle d’organiser, toute la responsabilité
reposait sur elle.
Elle décida d’opter pour une tenue pratique et confortable. Seules les
femmes au foyer des séries télévisées des années 1950 faisaient le ménage
en chaussures à talons et colliers de perles. Elle fouilla dans la pagaille de
ses vêtements et en sortit un jean, ainsi qu’un haut plus proche du T-shirt
que du chemisier. Elle faillit mettre des sandales à brides, puis eut la
sagesse de se rabattre sur de jolies tennis qui allaient bien avec l’ensemble.
James était probablement déjà en train d’arpenter les rayonnages. Elle
but son café en grignotant une tartine, puis sortit.
Une fois sur la terrasse, elle prit soin de ne pas faire de bruit. Scott
devait dormir, elle ne voulait pas le réveiller. Elle se plut à l’imaginer, bien
au chaud dans un lit en désordre.
En passant devant la cuisine, elle vit de la lumière et fut tentée de
frapper, pour boire une tasse de café avec Scott. Elle avait un prétexte tout
trouvé : celui de saluer Dew.
Mais elle se retint. Elle avait trop de travail pour se permettre de traîner.
Scott avait promis de venir l’aider, elle le verrait plus tard. Il viendrait, elle
en était sûre.
Scott avait garé sa camionnette derrière la Mini mauve de sa mère,
qu’elle dut contourner pour rejoindre sa voiture. Elle fouillait dans son sac
pour en sortir ses clés quand elle sentit qu’elle mettait le pied sur quelque
chose. Elle n’eut pas le temps de réagir, juste celui d’apercevoir une forme
allongée qui glissait sur sa cheville. Elle eut le réflexe de donner un coup de
pied. Ce fut à ce moment-là qu’elle comprit qu’il s’agissait d’un serpent et
que la douleur parvint jusqu’à son cerveau.
Elle se mit à hurler.
Elle tenta de fuir à cloche-pied, mais elle trébucha et tomba. Le fait de
se retrouver au sol la terrifia. Elle avait l’impression qu’une armée de
serpents était là, prête à l’attaquer. Elle tenta de se relever.
Tout à coup, Scott fut près d’elle. Il la saisit par les épaules et la
souleva.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Un… un serpent, parvint-elle à bredouiller en désignant l’herbe.
Il la lâcha aussitôt et se mit à courir en direction du bruit de cascabelle
que l’on entendait maintenant distinctement. Oubliant le danger, elle ne
pensa plus qu’à lui.
— Tu es pieds nus ! Et en slip ! lui cria-t-elle.
Viv accourut, tandis que Dew sautillait derrière Scott en aboyant
comme un fou.
— Va-t’en ! hurla Scott.
Dew s’arrêta net.
Scott revenait maintenant vers elle.
— Ça va aller, lança-t-il. Ça va aller.
— C’était un serpent !
Il acquiesça.
— Je l’ai vu. Un crotale des prairies, ajouta-t-il comme si ça expliquait
tout.
Il se tourna vers sa mère.
— Va me chercher une couverture, mon portable…
Elle partit aussitôt.
— Et mes clés de voiture !
Il s’accroupit près de D.J. Il paraissait très calme. Etrangement calme,
même, comme s’il se déplaçait au ralenti. Il lui sourit.
— J’ai l’impression que la journée commence mal. Mais ça va aller. Je
t’emmène chez le Dr Kim.
Le cerveau de D.J. ne fonctionnait plus très bien. Elle avait le pied et la
cheville en feu. En pliant le genou, elle put observer de près la morsure. Il
n’y avait que deux minuscules points, distants de quelques centimètres, rien
de très impressionnant. L’un sur sa peau, l’autre sur sa chaussure.
Elle entendit Scott ouvrir la portière coulissante de l’arrière de sa
camionnette et fouiller à l’intérieur. Il revint vers elle quelques instants plus
tard, avec aux pieds une paire de chaussures de marche en piteux état.
Il s’accroupit de nouveau près d’elle.
— Passe tes bras autour de mon cou…
Il la souleva sans effort pour la porter dans la camionnette, puis il
l’installa sur le siège reculé au maximum. Des cartons étaient empilés
devant, sur le plancher, et il allongea sa jambe blessée sur le tas de cartons.
— Il faut garder ta jambe surélevée, expliqua-t-il, mais plus bas que le
cœur.
Elle ne put retenir un cri de douleur quand il lui ôta sa chaussure.
— Désolé, s’excusa-t-il. Ton pied commence à enfler. Il faut enlever ta
chaussure tout de suite, sinon on sera obligés de la découper.
Elle acquiesça en silence. Elle mobilisait toute son énergie pour retenir
ses larmes.
— Il faut empêcher le venin de circuler.
— D’accord.
Il la regarda droit dans les yeux. Il paraissait maître de lui-même.
Calme. Imperturbable.
— Tu dois bouger le moins possible, poursuivit-il. C’est effrayant de se
faire mordre par un serpent et on a tendance à paniquer. Mais la peur
accélère le rythme cardiaque et du coup le venin se déplace plus vite dans le
corps.
Elle acquiesça.
— Ce n’est pas le serpent le plus dangereux, murmura-t-elle.
Il acquiesça.
— Les piqûres de guêpes ou d’abeilles font plus de victimes que les
morsures de serpents.
— C’est rassurant.
Comme Viv revenait avec la couverture, il la lui prit des mains pour
couvrir D.J.
— Je croyais que c’était pour toi, la couverture, déclara Viv. Tu es en
slip, tu ne veux pas que j’aille au moins te chercher un pantalon ?
— Tu ne voudrais tout de même pas priver les gens du meilleur potin de
l’année ? ironisa Scott.
D.J. avait trop mal pour rire, mais elle parvint à sourire.
Scott déposa sur ses genoux une boule de poils noirs et frisés.
— Dew…
— Caresse ton chien, dit-il. Il t’aidera à rester calme.
— Je m’habille et je vous suis ! annonça Viv.
Scott démarra en trombe, puis sortit son téléphone de sa poche et, tout
en continuant à rouler, il appela le Dr Kim.
— Bonjour, c’est Scott, dit-il. Je suis en route vers ta clinique avec
quelqu’un qui a été mordu par un serpent… Non, c’est D.J. Jarrow, la
nouvelle bibliothécaire… Oui, je l’ai vu… Un crotale des prairies… Non,
ce n’était pas un diamantin… Oui, j’en ai dans le réfrigérateur de la
pharmacie… Tu veux que je m’arrête en passant, ou que la dépose d’abord
à la clinique ?
Il se tourna vers D.J.
— Comment tu te sens ? Tu as la nausée ? Des frissons ?
— Non. Ça va. J’ai juste très mal à la jambe.
— Je crois que c’est encore très localisé, expliqua-t-il. Ça fait moins de
dix minutes… D’accord, à tout de suite…
Il raccrocha et posa le téléphone sur le tableau de bord.
— On va s’arrêter à la pharmacie pour prendre un produit, annonça-t-il.
Et ensuite on rejoindra le Dr Kim à la clinique.
Elle espéra que le produit en question atténuerait la douleur qui lui
brûlait le pied et la cheville. En fait, toute la partie inférieure de sa jambe
était en feu.
— Tu as entendu la cascabelle avant de marcher sur le serpent ?
— Euh… Je ne sais pas… Peut-être…
Elle tenta de revoir la séquence.
— Non, je ne crois pas, reprit-elle. Je crois que j’ai marché dessus parce
que je ne l’avais ni vu ni entendu.
— C’est une bonne chose.
— Pourquoi ?
— Un serpent sécrète plus de venin quand il a faim ou quand il est en
colère. Si tu l’as simplement surpris, il avait moins de venin dans ses
poches que s’il était en train de chasser.
— Mais qu’est-ce qu’il faisait dans l’allée ? demanda-t-elle. Il y a
beaucoup de serpents, ici ?
— Il y en a dans les champs de blé. Ils mangent les souris et d’autres
rongeurs. On n’en voit pas beaucoup. Ce sont les moissonneuses d’hier soir
qui l’ont chassé du champ. Il est venu se réfugier là et il attendait qu’il fasse
assez chaud pour rejoindre son territoire. Il devait dormir et tu lui as marché
dessus. Il a eu peur, lui aussi, tu peux me croire.
Sans doute. Mais ça ne la consolait pas.
Ils roulaient à présent dans la rue principale, encore déserte à cette
heure. Scott se gara juste devant la pharmacie, à contresens, en prenant trois
places en épi. Il mit les feux de détresse.
— Je reviens tout de suite !
Elle l’espérait, parce que la douleur devenait insupportable et que sa
jambe, en plus de la brûler, commençait à l’élancer. Elle continua à caresser
Dew, mais ferma les yeux, incapable de soutenir son regard inquiet.
Elle les rouvrit en entendant une voiture s’arrêter près de la
camionnette, nez à nez avec elle. On lui avait présenté l’homme qui en
sortit, mais son uniforme brun, son arme et son talkie-walkie auraient suffi à
l’identifier si elle ne l’avait pas reconnu. Il s’agissait du shérif adjoint. Il
s’approcha lentement de la portière côté passager et elle parvint à descendre
la vitre.
— Bonjour, madame, dit-il d’une voix ferme et aimable. Que vous
arrive-t-il ?
— J’ai été mordue par un serpent.
Il jeta un coup d’œil à l’intérieur de l’habitacle et fit la grimace en
voyant son pied sur les boîtes en carton.
— Scott est allé chercher un produit à la pharmacie…
— Vous avez identifié le serpent ?
— C’était un crotale des prairies, dit-elle. J’ai à peine eu le temps de
l’apercevoir, mais Scott l’a bien vu.
L’homme acquiesça sans un mot. Scott, qui sortait de la pharmacie,
hésita sur le seuil, puis verrouilla la porte.
— Il sait qu’il est en slip ? demanda l’homme à D.J.
— Il n’a pas eu le temps de s’habiller.
— Salut, Karl, lança Scott. Tu peux nous escorter jusqu’à la clinique ?
— Bien sûr !
Karl fila vers sa voiture, tandis que Scott grimpait dans la camionnette.
— Comment ça va ? demanda-t-il.
— Ça fait vraiment très mal, gémit-elle.
Elle n’en était plus à jouer les courageuses.
— Nous y sommes presque.
Ils attendirent que Karl ait fait demi-tour, puis ils démarrèrent, précédés
par son gyrophare, avec Dew qui aboyait, effrayé par le son strident de la
sirène.
753.1 Symbolisme, allégorie, mythe et
légende

Scott franchit la porte des urgences avec D.J. dans ses bras. Son cœur
battait la chamade. Quand il l’avait entendue hurler, tout à l’heure, il sortait
de sa salle de bains, encore tout endormi. Il s’était mis à courir, dans une
sorte de brouillard — il ne se souvenait plus très bien comment il était passé
de sa chambre au jardin. Dès qu’il avait compris qu’elle avait été mordue
par un serpent, son cerveau s’était concentré sur les gestes techniques.
Heureusement, il les connaissait pour avoir suivi une formation poussée en
premiers soins, obligatoire dans sa spécialité et très utile pour ceux qui,
comme lui, s’installaient dans une zone rurale où l’on n’avait pas toujours
un médecin à portée de main. Il se félicita de l’avoir prise au sérieux à
l’époque.
Une infirmière vint les accueillir et Scott la suivit jusqu’à une salle
d’examen. Il déposa D.J. sur la table, puis la femme examina la morsure et
délimita au marqueur noir la zone enflée. Elle nota aussi l’heure sur la ligne
qu’elle venait de tracer.
Elle était sympathique et chaleureuse.
— Je vais vous faire une perfusion, annonça-t-elle. Il vaudrait mieux
éloigner votre chien.
D.J. tenait toujours Dew dans ses bras. Scott répugnait à le lui enlever
mais, dans une chambre stérile, un animal n’avait pas sa place.
— Ne t’inquiète pas pour lui, dit-il. Ma mère ne va pas tarder à arriver.
Elle va s’en occuper.
En se détournant, il se trouva nez à nez avec Karl.
— Je m’occupe du chien, fit Karl en lui prenant Dew des bras.
— Merci.
— Si vous avez besoin que j’appelle une ambulance ou un hélicoptère,
je serai derrière la porte, déclara-t-il en s’adressant à l’infirmière.
Celle-ci hocha la tête en silence.
— J’espère que tout ira bien, ajouta-t-il, se tournant vers D.J.
Il effleura son chapeau en guise de salut et sortit.
Sans Dew pour la réconforter, D.J. réclama la main de Scott et il en fut
ému. Il avait envie de la prendre dans ses bras et de la serrer tout contre lui,
mais le moment était mal choisi. Il allait devoir attendre la fin des soins
d’urgence pour lui dire qu’il l’aimait.
Il l’aimait ?
Il fut lui-même surpris de ce qu’il venait de formuler si spontanément.
L’aimait-il vraiment ? Il n’avait pas le temps de réfléchir à la question, mais
il se promit de le faire.
Le Dr Kim arriva et les salua tous les deux, tout en posant sur Scott un
regard désapprobateur.
— Tu trouveras des combinaisons dans le réduit près de l’entrée de la
salle d’examen, lui dit-il d’un ton qui évoquait plus un ordre qu’une
suggestion. Un jeune homme à moitié nu se promenant dans les couloirs
risquerait de ternir la réputation de ma clinique. Et puis, je n’ai pas envie
que l’une de mes vieilles patientes ait une crise cardiaque en te voyant
débarquer en slip dans la salle d’attente !
Scott ne put s’empêcher de sourire. Il avait complètement oublié qu’il
était presque nu. Le Dr Kim prenait le temps de plaisanter et de se
préoccuper de sa tenue, c’était bon signe…
Il s’empressa d’aller chercher une combinaison bleue en coton, mais
retourna dans la chambre pour l’enfiler, car il ne voulait pas s’éloigner de
D.J.
— J’étais pressé, expliqua-t-il à l’infirmière qui le regardait enfiler les
manches avec un air pincé. Je n’ai pas voulu perdre de temps à m’habiller.
— Tu as bien fait, approuva le Dr Kim. Le temps est un facteur
déterminant en cas de morsure de serpent.
Le Dr Kim avait une présence paternelle et apaisante qui était
indubitablement un atout dans son travail. Il tira le rideau autour d’eux,
remonta la jambe du pantalon de D.J. et examina la blessure avant de
mesurer la distance entre la veine distale et la zone enflée. Puis il adressa à
D.J. un sourire rassurant.
— Nous allons devoir vous faire une prise de sang, annonça-t-il.
Il se tourna vers l’infirmière.
— Je veux un hémogramme, la numération des plaquettes, le taux de
prothrombine, le taux de fibrinogènes et le produit de dégradation du
fibrinogène.
De nouveau, il s’adressa à D.J.
— Votre vaccin antitétanique est à jour ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
— Dans ce cas, nous allons vous faire une injection.
D.J. ne parut pas s’en émouvoir. Mais, quand le médecin manipula son
pied pour le regarder sous tous les angles, elle grimaça et se mordit la lèvre.
— Vous croyez que vous pouvez enlever votre jean ou vous préférez
que l’infirmière le découpe ? demanda-t-il.
D.J. n’eut pas le temps de répondre. L’infirmière défaisait déjà le bouton
de sa braguette, puis elle fit coulisser la fermeture Eclair et lui demanda de
poser son pied droit à plat sur la table.
— Aidez-nous à vous soulever le bassin, dit-elle. Nous allons faire
descendre votre jean.
Le « nous » incluait Scott à qui elle demanda de s’occuper de la jambe
droite. A eux deux, ils lui ôtèrent aisément son jean.
La manœuvre fut pénible et douloureuse pour D.J. qui retomba, pâle et
épuisée, sur son oreiller.
Scott se pencha vers elle.
— Très jolie culotte, murmura-t-il à son oreille.
Il avait espéré la faire rougir pour lui redonner des couleurs. Cela
fonctionna très bien.
— Je porte toujours de jolies culottes, au cas où j’aurais un accident,
répondit-elle.
Il se demanda où elle trouvait la force de faire de l’humour.
— Dans ce cas, c’est ton jour de chance, car celle-ci est
particulièrement bien choisie.
— C’est aussi le tien !
Il sourit.
— Je dois avouer que j’ai déjà plusieurs fois rêvé tout éveillé de te
retirer ton pantalon. Mais ce n’était pas exactement dans ces circonstances.
Elle parvint à esquisser une sorte de sourire.
Le Dr Kim se racla la gorge.
— Tu as apporté le sérum ?
— Il est dans la camionnette. Je vais le chercher, répondit Scott.
Tandis qu’il se débattait pour trouver l’ouverture du rideau, le Dr Kim
s’adressa à D.J. pour la rassurer.
— Vous serez sur pied dans très peu de temps, promit-il. On va vous
faire une perfusion de sérum antivenimeux et vous donner quelque chose
pour atténuer la douleur.
— Merci…
En sortant de la salle d’examen, Scott se mit à courir. Sa camionnette
était toujours arrêtée en double file devant l’entrée. Karl la surveillait.
Il sortit son sac et lui confia ses clés.
— Tu pourrais me la garer ? demanda-t-il.
Karl acquiesça.
De retour dans la salle d’examen, Scott trouva le Dr Kim en train de se
laver les mains. Le rideau qui entourait le lit de D.J. était toujours tiré.
— Voilà le sérum. Comment va-t-elle ?
— Elle se sentira mieux quand les antalgiques auront agi.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
Le médecin lui tendit une poche de sérum physiologique pour
perfusion.
— Prépare l’injection. On va commencer par quatre doses.
— D’accord.
Ravi de pouvoir se concentrer sur une tâche concrète, Scott se lava les
mains et enfila des gants. Il prit ensuite une seringue de 30 ml et préleva un
peu de sérum dans la poche pour le mélanger avec la poudre anti-venin.
Puis il secoua les flacons doucement jusqu’à ce que le mélange soit
homogène. Il le reprit ensuite avec sa seringue et l’injecta dans la poche. La
perfusion était prête. Il prit l’étiquette d’un des flacons pour la fixer sur la
poche et retourna derrière le rideau.
D.J. était allongée sur la table et paraissait dormir. L’infirmière lui avait
passé une blouse d’hôpital et l’avait couverte. Elle était sous oxygène, une
machine surveillait son rythme cardiaque.
Avant d’accrocher au pied à perfusion la poche que lui tendait Scott,
l’infirmière vérifia que l’étiquette correspondait à ce qui était noté sur le
bracelet que D.J. portait au poignet.
— On va commencer avec un débit de 50 cc pour voir comment elle
supporte, dit le médecin en s’adressant à Scott. S’il n’y a pas de réaction
anaphylactique d’ici à dix minutes, on passera à 250.
— Ça me paraît bien, répondit Scott.
En reconnaissant sa voix, D.J. ouvrit les yeux.
— Tu es revenu, murmura-t-elle.
— Etes-vous allergique à la papaye ou à la papaïne ? demanda le
médecin.
— Euh, non… pas à ma connaissance.
— Etes-vous enceinte ou susceptible de l’être ?
— Non.
— C’est une bonne chose.
— Aucun risque de ce côté-là, mon petit ami ne veut pas aller plus loin
que des baisers, murmura-t-elle, à moitié endormie.
Scott lui sourit.
— C’est vous, le petit ami ? demanda l’infirmière.
— Euh… oui.
L’infirmière se tourna vers le médecin.
— C’est un scoop, ça, docteur, non ? Suzy Granfeldt suit le même cours
de catéchèse que moi le dimanche et c’est le genre de nouvelles dont elle
raffole.
Scott ne se sentit pas gêné le moins du monde. Il était ravi au contraire
que l’infirmière et le médecin plaisantent. Ça le rassurait.
Au bout de dix minutes, D.J. ne manifestant aucune réaction, le
médecin demanda à l’infirmière d’augmenter le débit de la perfusion.
— Est-ce que les antalgiques vous font de l’effet ? demanda-t-il à D.J.
— Oui, un peu, répondit-elle.
— Si vous avez besoin de dormir, n’hésitez pas, dit-il. La perfusion va
prendre un certain temps et ça vous ferait du bien de vous reposer.
— D’accord… Scott ?
— Oui, ma chérie, je suis là, fit-il en lui prenant la main.
— Il faut que tu ailles voir James à la bibliothèque. Il doit se demander
ce qui se passe.
— Ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
Elle soupira de soulagement et ferma de nouveau les yeux. Il la
contempla quelques minutes, surpris de ce qu’il ressentait. Il avait compris
qu’elle était hors de danger, mais il souffrait de la voir dans cet état.
Il sortit pour donner des nouvelles à sa mère.
Viv était assise sur un banc, sous le surplomb du toit. Elle tenait le chien
en laisse et s’adressait à lui.
— Tu n’as trouvé personne d’autre à qui parler ? demanda Scott.
Elle leva les yeux et lui sourit.
— Il a une oreille très attentive.
Il ne put s’empêcher de rire.
— Comment va D.J. ? demanda Viv.
— Pour l’instant, elle dort. Je crois que ça se présente plutôt bien. L’un
des crocs du serpent a glissé sur sa chaussure et de ce côté la morsure n’est
pas trop profonde. Elle supporte très bien le produit et on va pouvoir la
perfuser en moins d’une heure, avant que le venin n’atteigne le cœur.
Il s’installa près d’elle sur le banc et se frotta les yeux, les coudes sur les
genoux, penché en avant. Puis il posa son menton sur ses mains et poussa
un énorme soupir, comme s’il avait jusque-là retenu son souffle.
— J’ai eu une peur bleue, avoua-t-il.
— Il y avait de quoi !
— Bon sang, j’ai ressenti la même impuissance que quand papa était
malade, dit-il. On croit qu’on a tout le temps devant soi pour approcher les
gens, partager des choses avec eux et… Et tout à coup on se rend compte
que ce n’est pas le cas.
En voyant sa mère froncer les sourcils, il regretta d’avoir mentionné son
père. Chaque fois qu’il en parlait avec elle, ces derniers temps, il la sentait
sur le point de craquer. Il tenta de se justifier.
— Avec papa, à la fin, nous avons eu un peu de temps. J’ai beaucoup
parlé avec lui. C’est une chance.
Viv changea de sujet.
— D.J. n’est pas en danger de mort, affirma-t-elle.
Scott acquiesça.
— Les morsures de crotales des prairies sont rarement fatales. Et, quand
elles le sont, c’est plutôt parce que les gens paniquent et font une crise
cardiaque.
— Il n’empêche que c’est effrayant, dit Viv. Depuis le jardin d’Eden,
tout le monde a une peur bleue des serpents.
Scott acquiesça.
— J’aurais dû la prévenir…
Il secoua la tête d’un air coupable.
— Ce cri qu’elle a poussé ! C’était effrayant…
Viv ne put s’empêcher de rire.
— Je sais maintenant ce que les gens entendent par « un cri à vous
glacer le sang ».
— Oui, c’était tout à fait ça.
Viv avança un bras pour lui tapoter la main, comme quand il était un
petit garçon.
— Je sais que tu commences à avoir des sentiments pour elle.
Comme il ne répondait pas, elle hésita.
— Je me trompe ?
Il haussa les épaules.
— Sans doute pas.
Elle attendit.
— J’aime bien passer du temps avec elle, reprit-il. Elle a le sens de
l’humour. Elle est intelligente. Intéressante.
— C’est déjà beaucoup, assura Viv. Et très prometteur.
Il acquiesça.
— Mais elle me rappelle quelqu’un et ça me fait un drôle d’effet.
— Vraiment ? Elle te rappelle quelqu’un ? Qui ?
— Une fille que j’ai rencontrée quand j’étais étudiant. Tu ne la connais
pas.
Viv hésita.
— Eh bien, je suis certaine qu’elle est très différente de la fille en
question.
— Oui, je pense que oui.
— Elle a été très seule, dans sa vie. Ses parents la confiaient à des
nounous et des baby-sitters. Et, dès qu’ils ont pu, ils l’ont envoyée à
l’internat. Ils l’ont toujours considérée comme un fardeau, une gêne.
Scott hocha la tête d’un air rêveur. C’était en effet ce que lui avait
confié D.J. Puis il se souvint brusquement qu’elle lui avait aussi avoué n’en
avoir jamais parlé auparavant.
— Comment sais-tu tout cela ? demanda-t-il à sa mère.
Viv leva les yeux, un peu surprise.
— Oh ! je ne sais pas… Je suppose qu’elle a dû me le dire.
— Certainement pas !
— Alors c’est venu de quelqu’un d’autre, suggéra Viv d’un air vague.
— Non, insista Scott en secouant la tête. Elle n’en parle à personne.
— Une fille comme Suzy a pu réussir à lui tirer les vers du nez.
Il n’en crut pas un mot. D.J. était bien trop secrète pour se laisser
extorquer des confidences. Et soudain il comprit. Il venait de se souvenir du
coup de fil de sa sœur.
— Tu as engagé un détective privé pour obtenir des renseignements sur
D.J. !
Elle ne chercha pas à nier.
— Quand on s’apprête à embaucher quelqu’un qu’on n’a pas rencontré,
il faut bien savoir à qui on a affaire.
— Maman, dans ces cas-là, on le fait venir, on lui pose des questions,
on se renseigne auprès de ses précédents employeurs. On ne paye pas
quelqu’un pour enquêter !
Elle haussa les épaules avec nonchalance.
— Il ne s’agissait pas seulement de l’engager pour un travail. Il
s’agissait d’introduire une nouvelle personne dans une petite communauté.
Je trouve que tu devrais me féliciter d’avoir pris mes précautions et de ne
pas m’être fiée à mon seul jugement.
— Ton problème, ce n’était pas son arrivée dans notre petite
communauté, maman. Tu la voyais déjà entrer dans notre famille.
Il soupira.
— C’est donc vrai, ce que tout le monde raconte ? Tu veux vraiment me
trouver une femme ?
— Eh bien… Il te fallait quelqu’un et je n’avais pas l’éternité devant
moi.
— Incroyable !
— Ne sois pas stupide. J’ai bien choisi. Elle te plaît. Elle est parfaite
pour toi. De quoi te plains-tu ?
Il n’avait pas envie de se plaindre, en effet.
— Ce qui est fait est fait, maman. Mais à l’avenir j’apprécierais que tu
ne te mêles plus de ma vie privée.
Elle lui sourit.
— Je te jure que ça n’arrivera plus, lui assura-t-elle. A partir de
maintenant, tu vas gérer ta vie tout seul. Bon… Tu vas passer ta journée
ici ? Tu veux que je m’occupe du magasin ?
— J’ai promis à D.J. d’aller prévenir James.
— C’est une très bonne idée. Va à la bibliothèque. M. Dewey et moi, on
se charge du drugstore.
— D’accord. Je vais demander au Dr Kim de me tenir régulièrement
informé de l’état de santé de D.J.
795.6 Jeux de hasard

Scott trouva la bibliothèque ouverte et les lumières allumées à


l’intérieur. Il découvrit aussi une petite silhouette derrière le bureau de prêt.
Bon sang ! Tout le monde avait complètement oublié cette petite…
— Bonjour, Ashley.
— Bonjour. D.J. n’est pas là. Elle n’est pas venue ce matin.
— Je sais, répondit-il. Elle est à la clinique du Dr Kim. Elle a été
mordue par un serpent.
— Un serpent ! Un gros ?
— Plutôt, oui.
— Elle va mourir ?
— Non. Elle est bien soignée, ne t’inquiète pas. Tu es seule ici ? Tu as
vu James ?
Elle jeta un regard inquiet du côté des rayonnages et se pencha pour
murmurer.
— Je ne l’ai pas vu. Mais je l’entends. Il est là.
— Très bien. Je vais aller le voir. Ashley, je voudrais que tu fasses
quelque chose pour moi.
Elle acquiesça avec enthousiasme.
— Appelle ta maman au travail. Dis-lui que D.J. s’est fait mordre par un
serpent et que tu t’ennuies ici, avec moi et James. Dis-lui aussi que ma mère
s’occupe du drugstore et qu’elle serait ravie que tu lui tiennes compagnie, à
condition que tu aies le droit d’aller à pied jusque là-bas.
La petite fronça les sourcils.
— Je pourrai emporter mon livre ?
— Tu sais comment l’enregistrer ?
— Oui.
— Tu l’enregistres et tu l’emportes. Mais, avant, appelle ta mère.
Ashley acquiesça docilement.
En cherchant James au milieu des rayonnages, Scott fit une découverte
surprenante. James avait commencé à déplacer les livres et à les déposer sur
les tables de la salle de lecture, où les piles s’entassaient, surmontées des
étiquettes indiquant leur emplacement futur, selon le plan établi par D.J.
Il fut très impressionné. James avait déjà bien avancé et il n’était pas
encore midi.
— James, vous êtes là ?
— Oui.
La réponse avait surgi de l’ombre.
— Vous m’avez entendu raconter à Ashley ce qui était arrivé à D.J. ?
— Oui.
— Elle sera sans doute absente pendant plusieurs jours.
— Oui.
Scott ne savait plus quoi dire.
— Vous avez bien travaillé, dit-il enfin.
— J’aime pas faire ça, répondit James.
— Mais vous le faites quand même ?
— Elle veut que ce soit fait. Alors on le fait.
Il avait dit ça posément, calmement, comme s’il énonçait une évidence.
James acceptant de se charger d’une tâche qui bouleversait sa routine,
c’était énorme. Scott se demanda ce que D.J. avait bien pu lui faire pour
susciter une telle abnégation de sa part.
Lui aussi avait envie d’aider D.J. Et il savait pourquoi.
— Vous avez raison, James, lâcha-t-il. On le fait. On va le faire.
Il tira son téléphone de sa poche et appela sa mère, qui décrocha à la
deuxième sonnerie.
— Maman, c’est moi. Tout va bien, au magasin ?
— Oui, tout va bien.
— Très bien. Je t’envoie Ashley Turpin. Tu crois que tu pourras
l’occuper jusqu’à ce qu’elle rejoigne sa mère ?
— Mais bien sûr…
— Je vais rester à la bibliothèque et avancer le déplacement des
rayonnages avec James.
— Oh ! c’est une excellente idée. Je suis sûre que D.J. appréciera le
geste.
— Mais on aurait besoin d’aide, reprit-il. Donc, si tu as des clients qui
ont terminé dans les champs et qui cherchent quelque chose à faire, tu nous
les envoies !
Durant la moisson, il n’y avait pas beaucoup de désœuvrés, mais sa
mère les rejoignit tout de même un peu plus tard avec Ashley, Edna
Kievener et Lola Philpot. Elles travaillèrent toutes les quatre d’arrache-pied,
tandis que M. Dewey les observait depuis un fauteuil.
Il était un peu plus de 16 heures quand le Dr Kim appela.
Dès que Scott prononça le nom du médecin, un silence religieux se fit
autour de lui. Tout le monde s’arrêta pour écouter.
— On contrôle bien la progression du venin. Elle présente quelques
enflures et quelques boursouflures, mais il n’y a pour l’instant aucun signe
de coagulopathie. Je pense qu’elle n’aura pas de séquelles.
— C’est une excellente nouvelle.
— Je l’ai envoyée en ambulance à l’hôpital de Hay. Je veux qu’elle
reste sous surveillance médicale pendant un jour ou deux. C’est une mesure
de précaution.
— Elle est réveillée ?
— Elle dort beaucoup et se réveille de temps en temps. Mais elle reste
calme, c’est l’essentiel. Je lui ai quand même administré un calmant pour
que son transfert en ambulance lui paraisse moins pénible.
— Je peux aller la voir à l’hôpital ?
— Elle n’arrivera pas là-bas avant 18 h 30 ou 19 heures. Ensuite il y
aura la procédure d’admission. Les visites sont interdites après 20 heures.
Tu vas devoir attendre demain.
Scott n’en avait pas la moindre intention.

* * *

Ils travaillèrent encore une heure. Ils parvinrent à défaire toutes les
étagères, excepté la rangée parallèle aux fenêtres.
Tandis qu’il remerciait tout le monde, Viv emmena Ashley au Brazier et
James assura qu’il pouvait se charger de fermer la bibliothèque. A en juger
par la manière dont il attachait sa bicyclette, Scott n’en douta pas.
Il passa chez sa mère, prit la douche qu’il n’avait pas prise le matin et
enfila des vêtements dignes de ce nom. Il avait hâte de prendre la route.
Hâte de voir D.J.
Sa mère était dans la cuisine quand il sortit de sa chambre.
— Je t’ai préparé un sandwich que tu pourras manger en chemin, dit-
elle. Et tu devrais aussi prendre ça.
Elle lui montra un sac à main gris qu’il reconnut aussitôt.
— Je l’ai trouvé dans l’allée. Il était ouvert et tout son contenu était
éparpillé, mais je crois avoir tout ramassé. Je suis sûre qu’elle aura besoin
de sa carte de Sécurité sociale et de ses papiers.
— D’accord, bonne idée.
— La première chose que fait une femme quand elle se réveille dans un
endroit inconnu, c’est de chercher son sac à main, expliqua-t-elle.
— Je comprends, répondit-il en sortant.
Sur la route, il reçut un appel d’Amos. Il lui fut reconnaissant de
s’inquiéter de l’état de santé de D.J. et lui rapporta ce que lui avait dit le
médecin.
— J’aurais dû la mettre en garde contre les serpents, ce matin, dit-il.
— Arrête ça tout de suite ! répondit Amos. On ne peut pas tout
contrôler, dans la vie. Et ça ne sert à rien de ressasser le passé. Ce qui est
fait est fait, on ne peut rien y changer. C’est fini. Passe à autre chose.
Scott hésita.
— Il me semble que c’est un truc que je te dis souvent, répondit-il enfin.
— En effet. Et tu devrais suivre ton propre conseil.
— Je le suivrai, si tu le suis.
— Je fais de mon mieux, répondit Amos. La moisson est finie, alors
hier soir j’ai raccompagné Jeannie chez elle. Elle m’a proposé de monter
boire une bière et…
— Ah oui ? Tout n’est donc pas perdu pour toi ! Bon, maintenant, il faut
que je raccroche. Je vais appeler Suzy pour lui dire de répandre la nouvelle.
— Tu n’oserais pas faire ça.
— Tu vas devoir acheter mon silence.
— Je… Je t’écoute, répondit Amos d’une voix hésitante.
— Puisque la moisson est finie, pourrais-tu passer demain à la
bibliothèque pour aider James à démonter les rayonnages ?
— Bien sûr. Je ne manquerais ça pour rien au monde.
— On a besoin de toutes les bonnes volontés.
— Tu devrais en parler à Suzy. Avec elle, la nouvelle circulera plus vite
qu’avec une campagne publicitaire.
Amos avait probablement raison, mais Scott n’avait pas le temps de
parler à Suzy pour le moment, car il arrivait à l’hôpital. Il gara sa voiture,
attrapa le sac de D.J., s’arrêta au comptoir d’information pour demander où
était la chambre de D.J. et la trouva sans difficulté.
Elle était pâle et paraissait un peu groggy, mais elle sourit en le voyant
entrer.
— Bonjour…
Il aurait voulu l’embrasser, mais il n’osa pas. Il se contenta de se
pencher pour déposer un baiser sur son front.
— Tu sembles plus détendue que tout à l’heure, dit-il. Comment te sens-
tu ?
— Beaucoup mieux que ce matin, ça c’est sûr, répondit-elle. Et merci.
— Merci de quoi ?
— D’avoir fait fuir ce serpent.
— Je crois qu’il a fui tout seul. Et, s’il a eu peur, c’est de ton chien, pas
de moi. Je n’ai fait que te transporter à la clinique, ce qui était la moindre
des choses. Il n’était pas question d’attendre une ambulance.
— Tu t’es arrêté pour prendre du sérum à la pharmacie.
Scott acquiesça.
— Pour le sérum, tu me remercieras quand tu auras vu la note. Il n’est
pas donné, je te préviens.
— Je n’ai donc aucune raison de te remercier ?
— Tu peux me remercier de t’avoir apporté ton sac, fit-il.
— Ah, je me disais bien qu’il ressemblait au mien ! Mais il allait
tellement bien avec tes vêtements que j’ai cru qu’il t’appartenait, plaisanta-
t-elle.
Il fit la moue.
— Non, jamais je n’aurais pris un sac gris avec la tenue que je porte
aujourd’hui, répliqua-t-il.
Elle ne put s’empêcher de rire. Et le son de son rire était merveilleux.
Ile de South Padre (huit ans plus tôt)

Paillette était allongée près de son amant. Ils ne parlaient pas. Il se


contentait de la serrer dans ses bras, comme s’il craignait qu’elle ne
disparaisse. Mais elle ne songeait pas à partir. Elle se sentait comblée. Ce
qu’elle venait de vivre dépassait tout ce qu’elle avait rêvé et imaginé.
Ç’avait été un véritable feu d’artifice. Cette nuit était vraiment sa nuit, un
moment hors du temps où elle n’était plus une fille à part, malheureuse,
introvertie, solitaire — une fille qui n’intéressait pas les garçons.
— J’ai encore envie de toi, murmura-t-il.
Elle était épuisée. Elle se sentait incapable de recommencer.
— Je suis fatiguée, parvint-elle à chuchoter.
— Repose-toi. Dors si tu en as besoin. Ne t’occupe pas de moi.
Pour la bercer sans doute, il se mit à la couvrir de petits baisers, puis sa
bouche s’égara, de plus en plus bas. Quand sa langue commença à taquiner
le point sensible entre ses jambes, elle sentit venir un surprenant regain
d’énergie.
C’était presque trop. A la limite du supportable. Mais très agréable. Puis
tout à fait insuffisant. Frustrant. Elle le voulait en elle. Doucement, elle prit
son sexe dans sa main.
— Ce que c’est bon, gémit-il. Ce que c’est bon !
Quand il la retourna pour se lover contre elle, ce fut aussi très agréable.
Puis il la pénétra avec douceur et se mit à aller et venir en elle, sans hâte, et
ce fut encore mieux. Elle n’aurait jamais cru pouvoir jouir de nouveau, mais
il parvint à lui donner un orgasme, très puissant et très doux à la fois.
Envahie par une sensation de totale félicité, de plénitude absolue, elle se
sentait en complète osmose avec lui. Ils n’étaient plus seulement un homme
et une femme, mais une nouvelle entité. Elle eut l’impression qu’elle
n’avait attendu que ça toute sa vie.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
822.6 Œuvres dramatiques anglaises

Après deux jours sous analgésiques à fortes doses, D.J. avait le cerveau
embrumé. Elle avait eu un sommeil agité, entrecoupé de cauchemars, où on
lui servait des bols de soupe pleins d’araignées. Puis un héros blond en slip
bleu venait à son secours et la consolait en la caressant sur fond de ressac
d’océan, et c’était merveilleux, incroyable, magique. Si puissant qu’elle se
réveillait. Le retour à la réalité était violent, avec cette douleur terrible qui
lui transperçait le pied et la jambe.
Elle avait perdu la notion du temps. Elle ne cessait de s’endormir et de
se réveiller. Le soleil entrait par la fenêtre durant la journée et, la nuit, elle
apercevait les veilleuses. C’était son unique repère.
Elle comprenait maintenant pourquoi la plupart des patients gardaient la
télé allumée. Ça les abrutissait, évidemment, mais ça leur permettait de
conserver un lien avec le monde extérieur.
Son téléphone avait beaucoup sonné, ce qui l’avait agréablement
surprise, car elle ne connaissait pas grand monde à Verdant. Les abonnés de
la bibliothèque s’inquiétaient de sa santé et tenaient à lui souhaiter un
prompt rétablissement.
La première à l’appeler avait été Viv, pour lui parler de Dew. Il n’avait
pas l’air malheureux au rez-de-chaussée, même si Viv assurait que sa
maîtresse lui manquait.
— Chaque fois que nous rentrons et qu’il voit votre voiture dans l’allée,
il grimpe l’escalier et tente de regarder à travers la porte, comme s’il
essayait de savoir où vous êtes et pourquoi vous ne venez pas le chercher,
avait-elle expliqué.
D.J. avait souri.
— Vous vous occupez beaucoup de lui et je suis certaine qu’il n’a
jamais été aussi heureux. Avant que je vienne ici, il restait seul toute la
journée et il détestait ça.
— Avec moi, c’est la nouveauté qu’il apprécie. Mais c’est à vous qu’il
est attaché. Je veux que vous le sachiez.
Dew et Viv s’entendaient à merveille. Ils vadrouillaient toute la journée
dans Verdant. D.J. soupçonnait Viv de ne pas l’enfermer dans son panier
quand elle l’emmenait en voiture, mais elle le lui pardonnait volontiers.
Après Viv, ç’avait été Helen Rossiter, qui lui avait appris que toute la
ville parlait de sa mésaventure, puis il y avait eu Claire Gleason, qui avait
cru la consoler en lui faisant valoir que ce repos forcé lui permettrait de
retrouver un teint frais et rajeuni.
La moisson était finie, la vie avait repris son cours à Verdant, les gens
prenaient le temps de lui parler et de s’apitoyer sur son sort. Ceux qui
avaient été mordus par un serpent, ou dont un membre de la famille avait
été mordu, ou qui connaissaient quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui
avait été mordu, avaient des commentaires à faire.
Elle avait également reçu des visites du fleuriste local. Le long rebord
de fenêtre de sa chambre d’hôpital était aussi coloré et odorant qu’un jardin.
Les vases de gerberas côtoyaient les bouquets de glaïeuls et de fleurs des
champs. Il y avait aussi un dieffenbachia qu’elle destinait à la bibliothèque.
Chaque fois que le fleuriste entrait, elle ouvrait la carte agrafée sur le
bouquet le cœur battant. Et chaque fois elle était déçue. Rien de la part de
Scott.
Bien sûr, il ne lui devait rien et n’était pas tenu de lui offrir des fleurs.
C’était elle, plutôt, qui avait une dette envers lui. Elle s’était d’ailleurs
préparée à le remercier, s’il lui rendait de nouveau visite.
Le matin du troisième jour, on lui annonça qu’elle était libre de partir et
elle s’en réjouit, parce qu’elle n’en pouvait plus de rester enfermée. Elle
devait prendre rendez-vous avec le Dr Kim pour une visite de contrôle et se
reposer encore quelques jours avant de commencer des séances de
rééducation de sa jambe gauche.
L’infirmière lui montra comment bander son pied encore enflé. Pas
question d’enfiler une chaussure. On lui mit une attelle, comme si elle
souffrait d’une entorse.
Une fois habillée, elle appela Viv pour lui demander de venir la
chercher, tout en espérant secrètement que celle-ci enverrait Scott. Elle dut
s’avouer qu’il lui manquait et qu’elle avait hâte de le revoir.
Quand il était passé la voir la nuit de son admission à l’hôpital, pour lui
apporter son sac, elle l’avait trouvé touchant. Elle aurait voulu qu’il la
prenne dans ses bras et se laisser aller. Mais bien sûr c’était ridicule. Oui, ils
avaient passé une soirée à s’embrasser et à se caresser, et l’épisode de la
morsure les avait encore rapprochés. Mais il restait encore entre eux pas
mal de barrières.
Scott avait jugé plus sage de prendre des distances.
Mais, elle, elle avait envie de le voir. De l’avoir près d’elle, de lui
parler, de rire avec lui. Elle avait envie de se réfugier avec lui dans un
champ de blé. Envie de se blottir dans ses bras, de l’embrasser, de faire
l’amour avec lui…
Elle avait décidé de se donner à lui, même si elle savait qu’elle risquait
d’avoir le cœur brisé. Tant pis si Scott était un dragueur et un infidèle. Tant
pis s’il était suffisamment inconscient pour se compromettre avec une
femme mariée. Il n’était pas capable de lui offrir la relation solide et entière
dont elle avait toujours rêvé, mais ça lui était égal. Après tout, c’était déjà
un peu plus que la nuit d’amour sur la plage qui la faisait fantasmer depuis
des années ! Apparemment, les hommes plus conventionnels, plus fiables,
et pour tout dire plus ennuyeux, ne l’intéressaient pas.
Sans doute le problème venait-il de là. Elle était attirée par des hommes
qui ne pouvaient pas lui offrir une vie stable, à laquelle elle aspirait pourtant
plus que tout.
Elle sortit de son sac le peu de maquillage qu’il contenait et tâcha de
rehausser son teint, qui n’avait pas l’air si reposé que ça après ces trois jours
de « vacances ». Elle brossa ses cheveux avec soin pour effacer les traces de
son séjour prolongé au lit. Elle était prête à partir et put vérifier dans le
miroir qu’elle était plus que présentable.
Aussi, quand elle vit apparaître Suzy sur le seuil de sa chambre, elle ne
fut pas seulement surprise, mais terriblement déçue.
— Je voulais venir en bibliobus, annonça Suzy en pouffant, cette idée
saugrenue paraissant beaucoup amuser. Je me suis dit que ça vous plairait
de voyager dans l’un de vos véhicules. Mais Amos n’a pas voulu. Il a dit
qu’un si long trajet coûterait trop cher en essence et que vous n’auriez pas
la place d’allonger vos jambes. Il avait raison, hélas. Je déteste quand il a
raison.
— Vous avez repris le travail ? demanda D.J.
— Officiellement, je reprends demain. Mais Amos a déjà repris,
poursuivit Suzy. C’est le jour où il va à Washunga et à Ponyvale, notre
secteur le plus au sud. Ça fait une semaine que la moisson est finie, là-bas.
Je crois qu’ils l’attendent.
D.J. sortit en fauteuil roulant sur le parking et un aide-soignant l’aida à
s’installer à l’arrière dans la grande voiture des Granfeldt — ce qui lui
permit en effet d’allonger confortablement sa jambe.
Ce n’était pas très facile de converser dans ses conditions, mais il en
fallait plus pour décourager Suzy. Durant ces trois jours d’absence, D.J.
avait manqué quelques potins. Suzy profita du trajet pour lui faire rattraper
ce retard.
D.J. écouta avec un peu d’intérêt et beaucoup d’amusement. Les
nouvelles au sujet d’Amos et Jeannie la réjouirent particulièrement.
— Elle est radieuse, déclara Suzy. Je lui ai dit : il suffit de te voir passer
sur le trottoir avec cet air heureux pour comprendre ce qui t’arrive.
D.J. ne put s’empêcher de rire — non sans une légère inquiétude : les
habitants de sa petite ville d’adoption ne liraient-ils pas sur son visage
qu’elle était amoureuse de Scott ?
— Quant à Amos…, reprit Suzy
Elle secoua la tête.
— C’est dingue… Il ne regardait personne depuis des années. Je croyais
qu’il avait tiré un trait sur l’amour.
— Apparemment, ça n’était pas le cas.
— Je suppose que ça n’est jamais le cas.
— C’est naturel de rechercher un compagnon de vie, renchérit D.J.
— Vous aussi vous recherchez un compagnon de vie ? fit soudain Suzy.
Il paraît que Scott était en slip quand il vous a emmenée à l’hôpital.
D.J. rougit.
— Ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Il était chez sa mère et je
venais de chez moi. Il m’a entendue hurler dans le jardin et il est venu.
N’allez pas vous imaginer des choses…
— Moi ? Aucune chance. Mais j’aime bien constater que j’avais raison.
— C’est-à-dire ?
— J’ai toujours pensé que vous feriez un couple parfait. Et, maintenant,
tout le monde en ville est d’accord avec moi.
— Mais nous ne sommes pas un couple ! protesta D.J. Nous… Enfin, je
ne sais même pas comment appeler ça…
— Mais j’ai entendu dire qu’il s’était présenté à l’hôpital comme votre
petit ami. Je me trompe ?
— Il était tellement stressé qu’il a répondu ce qui lui passait par la tête.
Il… Nous… Enfin…
Elle ne savait plus quoi dire.
— S’il l’a dit, c’est qu’il le pensait, affirma Suzy. Et il se démène, ces
jours-ci. J’ai comme l’impression qu’il espère gagner le cœur de notre
bibliothécaire.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Il déménage toute la bibliothèque. Enfin, pas les murs. L’intérieur. Il
fait ce que vous aviez dessiné sur vos plans. C’est pour ça qu’il n’a pas pu
venir vous chercher. Ils bossent tous comme des fous pour avoir terminé
avant votre retour.
Suzy se tut.
— Zut ! C’était censé être une surprise.
— Mais c’est une surprise, murmura D.J.
Elle ne s’était pas du tout attendue à ça.
— Il savait à quel point vous teniez à le faire pendant la moisson,
expliqua Suzy. De plus le médecin lui a dit qu’il vous faudrait un peu de
temps avant d’être complètement remise.
D.J. avait attendu des fleurs. Et lui, pendant ce temps, il travaillait à la
bibliothèque. C’était beaucoup mieux qu’un bouquet !
— Mais c’est un travail énorme ! objecta-t-elle. Il ne peut pas avoir fait
ça en quatre jours.
— Il ne l’a pas fait tout seul. Il a eu de l’aide.
— Amos et vous, je suppose…
— Evidemment, mais ça ne compte pas. Nous sommes des employés de
la bibliothèque. Je parlais des bénévoles.
— Des bénévoles ?
— Oui, et ils sont nombreux, vous pouvez me croire. Attendez, laissez-
moi passer en revue tous ceux que j’ai croisés avant de partir…
Elle tendit la main, comme pour compter sur ses doigts.
— Mike Russell. Alvin Fremont. Leon Coaler. Earl Tacomb, Barnette
Paske, Ed Morton…
— Mais je ne les connais pas ! s’étonna D.J.
— Je ne pense pas qu’ils aient jamais franchi la porte de la bibliothèque,
en effet, dit Suzy. Mais on les a appelés, alors ils sont venus.
— Eh bien, je… Il y avait d’autres personnes, que je connais ?
— Mon fiancé… et quelques hommes de la famille Porter que vous
avez dû voir. J’ai donné quelques coups de fil avant de partir vous chercher
pour trouver quelques volontaires supplémentaires. A l’heure qu’il est, la
moitié de la ville est dans la bibliothèque.
— Je n’arrive pas à y croire, murmura D.J. en secouant la tête. Il n’y a
que des hommes ?
— Non, bien sûr que non. Les hommes sont plus efficaces pour
démonter et remonter des étagères, mais il y a aussi des femmes. Nina,
Marianna, Jeannie. Stevie et Vern.
— Vraiment ? C’est vous qui les avez appelées ?
— Non, ce n’est pas moi. Elles ont dû entendre parler de l’affaire et
elles sont venues.
— Scott n’aime pas Vern.
— Ce n’est pas ça… Je crois au contraire qu’ils s’entendent plutôt bien,
compte tenu des circonstances.
— Quelles circonstances ? Vern est homosexuelle, mais ce n’est pas une
raison pour la rejeter.
Suzy lui jeta un regard ahuri dans le rétroviseur.
— Vous n’êtes pas au courant ? Tout le monde le sait ! Comment se
peut-il que vous ne soyez pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
Suzy arrêta la voiture sur le bas-côté et mit le frein à main. Puis elle
détacha sa ceinture et se tourna pour regarder D.J.
— Du divorce de Scott ? Qu’est-ce que vous savez à ce propos ?
— Rien, à part que ça a fait un petit scandale parce qu’il avait trompé sa
femme.
Suzy secoua la tête.
— Pas du tout. C’est le contraire.
— C’est elle qui l’a trompé ?
— Pendant des années. Avant et après leur mariage. Peut-être même dès
le début de leur relation. Elle l’a toujours trompé.
— Eh bien…
— Avec Vern.
— Pardon ?
Suzy acquiesça.
— C’était avant Stevie, alors ? demanda D.J.
— Non. Stevie Rossiter est l’ex-femme de Scott. Avant, on l’appelait
Stephanie, mais c’est la même personne.
908.1 L’Histoire en relation avec les
différentes catégories de personnes

Avec la nouvelle configuration des rayonnages, il avait fallu tout


démonter et tout faire pivoter à quarante-cinq degrés. Une fois l’espace
entièrement dégagé, les traces de l’ancien emplacement étaient bien visibles
sur le parquet — et fort laides.
Scott avait eu un moment de découragement, mais il s’était consolé en
se disant que la période n’aurait pas pu être mieux choisie pour ce travail
titanesque. La moisson venait de se terminer et elle avait été excellente.
Tous les gars de la ville débarquèrent avec leurs outils, pleins de bonne
volonté, chacun avec ses compétences.
Ils eurent vite fait de poncer le parquet, de tout nettoyer et de passer une
nouvelle couche de vernis. Le plus long fut le séchage.
Rien d’inattendu. En revanche, Scott n’avait pas prévu qu’il lui faudrait
s’occuper de James. Sans les rayonnages, celui-ci n’avait plus nulle part où
se cacher. Et, comme les livres étaient entassés en piles et recouverts de
grands draps, il n’avait plus rien à faire claquer non plus. Scott vit dans son
regard qu’il était au bord de la crise de panique.
Il l’attira à l’écart dans la pièce de repos.
— James, tu ne peux pas craquer, lui dit-il. Nous devons aller jusqu’au
bout. On fait ça pour D.J.
L’argument dut paraître insuffisant à James car il continua à agiter ses
mains, en évitant le regard de Scott.
— Ecoute, James, c’est toi qui connais le mieux cette bibliothèque. Tu
dois garder la tête claire pour nous aider à résoudre les problèmes de
logistique.
— De logistique…, répéta James.
— Il n’y a pas un endroit où tu pourrais aller pour te calmer ?
— Les étagères…
— Elles n’y sont plus, pour le moment, les étagères. Trouve autre
chose.
James se mit à hocher la tête, mais il s’agissait plus d’un tic que d’une
réponse affirmative. Soudain, il remarqua un livre qui traînait sur une table.
Il alla le ramasser, l’ouvrit et le referma.
Ce fut comme si le bruit du livre qui claquait lui avait remis les idées en
place. Il leva les yeux vers Scott.
— Le bibliobus.
— Très bonne idée.
James alla donc se réfugier dans le paradis d’un bibliobus.
Sans étagères, la pièce était inondée par la lumière que laissaient entrer
les fenêtres situées à l’est. Tout le monde en fut surpris.
— C’est magnifique ! s’exclama Jeannie.
— Et ça c’est rien que les étagères, dit Suzy. Imagine ce que ça va être
quand on aura refait la décoration de la salle de lecture et la section des
enfants.
Scott ne put s’empêcher d’acquiescer. Il était heureux que D.J. ait
commencé par déplacer les rayonnages dont la nouvelle disposition
changeait radicalement l’aspect de la bibliothèque. En voyant le résultat,
tout le monde se rallierait à sa cause et appuierait les autres modifications
qu’elle voulait apporter.
La bibliothèque n’était plus du tout lugubre. C’était même difficile
d’imaginer que leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents aient
supporté ça si longtemps.
— Ils ne connaissaient pas le feng shui, fit valoir Earl Tacomb.
Scott fut surpris qu’Earl connaisse le mot.
— D’accord, mais tout de même, il s’agissait simplement d’avoir le bon
sens de ne pas bloquer les ouvertures, déclara Amos.
Quelques-uns prétendirent avoir toujours remarqué que les rayonnages
étaient posés en dépit du bon sens. La nouvelle bibliothécaire n’avait pas eu
un éclair de génie, mais s’était contentée de mettre en pratique une solution
à laquelle ils avaient déjà pensé.
Scott fut abasourdi par leur culot. Puisque c’était si évident, pourquoi
personne n’en avait-il jamais parlé ?
Mais il préféra ne pas faire la remarque à voix haute. Inutile de froisser
« ses » bénévoles. Il avait besoin d’eux.
Il tenait à ce que D.J. trouve la bibliothèque terminée en revenant de
l’hôpital.
Quand, le vendredi matin, sa mère l’appela pour lui annoncer que D.J.
sortait le jour même, il se sentit déchiré. Il ne pouvait laisser la bibliothèque
en plan pour aller la chercher. Amos avait une tournée en bibliobus. Viv
était occupée au magasin, et…
— Moi, je peux y aller, proposa Suzy.
— Roule le plus lentement possible, pour nous laisser plus de temps. Je
voudrais que tout soit fini à son arrivée.
— Compte sur moi. Je vais vous envoyer des renforts, aussi…
Il se demanda qui elle pourrait bien trouver, aussi, il fut surpris quand
de nouveaux volontaires se présentèrent.
Suzy avait ameuté tous les commerçants de la ville.
— J’ai mis une pancarte sur la porte de mon magasin, expliqua Otis
Morton. « Absent. Occupé à aider à la bibliothèque. »
Et il n’était pas le seul. Les commerces qui ne pouvaient pas fermer
avaient envoyé au moins un employé, pour participer.
L’atelier du lycée de Verdant, avec son professeur, Sam Niles, débarqua
ensuite au grand complet — toute une ribambelle de filles et de garçons
munis de leurs clés à molette et de leurs tournevis. Puis ce furent les
résidents de la maison de retraite Pine Tree — un car entier. Ceux qui
étaient en état de se rendre utiles le firent, les autres s’installèrent dans des
fauteuils qu’on aligna dans l’entrée et se chargèrent d’encourager les
travailleurs.
Il fallait arrimer chaque rangée en vissant la base au sol et sécuriser
l’ensemble avec des croisillons métalliques. Une fois la structure
d’ensemble en place, il ne resterait plus qu’à monter les étagères, une par
une.
Le premier rayonnage fut long à monter, mais le rythme s’accéléra dès
le deuxième et des équipes se formèrent pour partager les tâches.
Scott était ravi. Il commençait à entrevoir la fin de ce travail titanesque.
Ils allaient y arriver ! Il était fier. Il avait hâte de voir la tête que ferait D.J.
— tout en espérant qu’elle n’arriverait pas trop tôt et que Suzy conduirait
lentement, comme il le lui avait demandé.
Tout se passait si bien que c’était presque trop beau pour être vrai.
Il fallait bien qu’un problème survienne…
Et, le problème, ce fut Amelia Grundler, qui revenait de vacances,
fraîche et reposée, prête à en découdre. Elle était accompagnée de Karl
Langley, qui la suivait avec une mine honteuse. Elle brandissait un morceau
de papier.
— Arrêtez de vandaliser cette bibliothèque publique ! annonça-t-elle
d’un ton victorieux. Regardez, j’ai une ordonnance de cessation et
d’abstention !
— Vandaliser ? répéta Scott en secouant la tête. On ne vandalise pas, on
rénove.
Elle lui jeta un regard dédaigneux, comme s’il était un gamin surpris en
train de dessiner sur un mur.
— Personne ici n’est autorisé à apporter le moindre changement à ce
bâtiment, déclara-t-elle. Aucun de vous n’y travaille officiellement. Et
aucun de vous n’est qualifié pour modifier un local public.
— Vous parlez comme si nous avions débarqué sans crier gare avec
l’intention de tout démonter, protesta Scott. C’est D.J. qui a pris la décision
de cette restructuration et nous suivons ses plans.
— Ah oui ! gronda Mme Grundler. Comprenez-moi bien, je ne blâme
pas D.J. Elle vient d’être embauchée, et elle ignorait qu’il fallait l’aval du
comté pour effectuer un changement de cette envergure.
Tout le monde se mit à parler en même temps dans la pièce.
Scott jeta un regard interrogateur à Karl. Celui-ci haussa les épaules et
secoua la tête.
— Montrez-moi cette ordonnance, demanda Scott.
Mlle Grundler la lui tendit.
Il contempla la signature du juge et lut rapidement le papier.
— Ce papier stipule qu’étant donné que la bibliothécaire ne s’est pas
conformée à la réglementation et aux procédures du comté, et qu’elle a fait
travailler des gens sans autorisation, elle est provisoirement destituée de la
direction de la bibliothèque, qui sera confiée à l’employé possédant le plus
d’ancienneté, lequel sera chargé de ses prérogatives et investi de son
autorité jusqu’à la prochaine réunion du conseil d’administration qui aura
lieu, comme vous le savez, en octobre.
Scott était catastrophé. Il avait voulu faire une bonne surprise à D.J. et,
au lieu de cela, il l’avait livrée pieds et poings liés à la vengeance de
Mlle Grundler. Si Amelia dirigeait la bibliothèque jusqu’en octobre, D.J. ne
tiendrait pas le coup. Seul le conseil d’administration pouvait la licencier,
mais Mlle Grundler lui rendrait la vie impossible pour la pousser à partir.
— A présent, je vais vous demander de quitter les lieux, dit
Mlle Grundler. Une équipe de gens qualifiés est en route, depuis Salina,
pour restaurer cette salle. La bibliothèque sera fermée jusqu’à la fin de la
semaine, le temps de tout remettre en place. Nous ouvrirons lundi, à
l’horaire habituel.
Scott ne pouvait pas abandonner sans lutter.
— Mais regardez autour de vous ! supplia-t-il. Voyez à quel point c’est
mieux ainsi. Pensez à tous ces gens qui se sont investis dans cette
transformation… C’est un plus pour la bibliothèque, un plus pour la
communauté. Le juge qui a rédigé cette ordonnance ne sait pas exactement
de quoi il retourne. Il n’est pas là pour voir le résultat. Mais, vous, vous le
voyez. Vous avez passé une grande partie de votre vie ici. Vous y avez fait
votre carrière. Vous profiterez de l’amélioration, autant que nous.
— Non, répondit Amelia d’un ton sec et sans appel. Je ne permettrai pas
à une étrangère de transformer ma bibliothèque. Rentrez chez vous, tous
tant que vous êtes. Sinon je serai obligée de demander à l’adjoint du shérif
de vous mettre dehors.
Sa déclaration laissa tout le monde abasourdi, puis il y eut des
murmures et des protestations. Un autodidacte comme Bryce Holland et une
femme d’affaires comme Vern auraient dû refuser de recevoir des ordres
d’une fonctionnaire. Les vieux grincheux de la maison de retraite auraient
dû considérer qu’ils n’avaient pas à se plier aux caprices d’une femme plus
jeune qu’eux. Mais, dans l’enceinte de la bibliothèque, tout le monde avait
toujours obéi aux ordres de Mlle Grundler. Elle y régnait en despote depuis
tant d’années que personne n’osa la contrer. Tout le monde se mit à
rassembler ses affaires, à regret.
Soudain, un livre claqua derrière l’étagère métallique du bureau de prêt.
— Attendez ! fit une voix de baryton.
La scène se figea, comme sur un tableau. Puis ils inspirèrent tous en
même temps, tandis que James sortait de sa cachette.
Il s’avança lentement, penché en avant, comme si on l’avait battu, ou
comme s’il cherchait à disparaître pour se soustraire à l’attention du groupe,
les yeux rivés au sol. Il s’arrêta à côté de Karl. Courageux, mais pas
téméraire, il préférait mettre l’adjoint du shérif entre lui et Mlle Grundler.
— Est-ce que je peux lire ce papier ? demanda-t-il à Scott.
Scott lui tendit le papier et il se détourna pour le parcourir, tandis que
tout le monde attendait, captivé par son intervention. Mais, comme il
prenait son temps et effectuait une seconde lecture, des murmures de
protestation commencèrent à se faire entendre.
— Pour l’amour du ciel ! fit Nina Philpot. Dis quelque chose, James, ou
retourne derrière tes bouquins !
James se tourna vers eux. Il tremblait comme une feuille, mais il parla
d’une voix posée.
— Cette ordonnance suspend D.J. de sa fonction de directrice.
C’était à Scott qu’il s’adressait.
— Oui, en effet, il me semble que c’est bien ça, répondit Scott. D.J. n’a
plus aucun pouvoir de décision.
— Et nous n’y pouvons rien, ajouta Karl.
— Jusqu’à l’automne ! précisa Vern en lançant un regard mauvais à
Amelia.
Scott était atterré. Même si tout le monde lui manifestait son soutien,
D.J. serait très déçue par ce qui venait de se passer et déciderait peut-être
d’abandonner. Et, même si elle choisissait de rester, Viv ne parviendrait pas
forcément à convaincre le conseil d’administration de s’opposer à Amelia et
d’engager D.J. à la fin de sa période d’essai.
Mlle Grundler répondit à la remarque de Vern en plissant les yeux avec
mépris.
— Cette ordonnance n’est pas contestable, expliqua Karl en s’adressant
à James. En tant qu’adjoint du shérif, mon premier réflexe a été de le
vérifier, vous pouvez me croire.
James acquiesça.
— Mais il n’est pas mentionné que la rénovation doit cesser, dit-il.
Seulement que c’est l’employé le plus ancien qui prend la direction de la
bibliothèque, murmura James.
— Oui. Tout ça, on l’a déjà compris, James, lança Harvey Holland d’un
ton railleur.
James tressaillit, comme s’il avait reçu un coup, mais il répondit.
— Oui mais, cet employé, je crois que c’est… que c’est plutôt moi.
912.7 Représentations graphiques de la
surface terrestre

Installée à l’arrière de la voiture de Suzy, D.J. essayait de remettre de


l’ordre dans ses idées. Après avoir appris qu’une incroyable surprise
l’attendait à la bibliothèque, elle venait de découvrir que l’ex-femme de
Scott n’était autre que Stevie — et que c’était elle qui l’avait trompé et non
le contraire. Stevie avait préféré Vern à Scott. Tout cela était incroyable…
Elle oublia qu’elle s’était juré de ne jamais prêter l’oreille aux ragots et
réclama des détails à Suzy.
— Je ne sais pas grand-chose de plus que ce que tout le monde sait,
reconnut Suzy. Ces deux-là se sont fréquentés très tôt. Vraiment très jeunes.
Au collège. Ils n’ont eu personne d’autre. Tout le monde pensait qu’ils se
marieraient dès qu’ils auraient terminé le lycée. Mais ils ne se sont pas
mariés. Scott est parti faire ses études de pharmacie. Il rentrait ici certains
week-ends. Ils n’avaient pas l’air pressés.
Suzy rit de sa plaisanterie.
— Scott a fini par revenir pour travailler avec son père. Le mariage était
prévu, mais Stephanie a d’abord voulu décorer leur future maison. Et elle a
pris son temps. Ensuite, elle a voulu acheter des voitures. Après, elle voulait
une douzaine de demoiselles d’honneur et il a fallu attendre que les robes
soient prêtes. Avec le recul, je me rends compte qu’elle cherchait à différer
le moment où elle sauterait le pas. Mais à l’époque personne ne s’en est
douté. Pas même Scott. Ils ont fait un mariage grandiose, avec cinq cents
invités. Quelques mois après, elle le quittait. Les invités n’avaient pas
encore reçu les cartes de remerciements pour les cadeaux de mariage, c’est
vous dire…
— Oh ! c’est horrible, murmura D.J.
Elle avait de la peine pour Scott, mais elle s’efforça de ne pas le
montrer.
— Mais Scott était un dragueur, non ? Il sortait avec d’autres femmes ?
— Scott ?
Suzy secoua la tête.
— Pas à ma connaissance. Il a toujours été fidèle.
Elle pouffa.
— Et même un peu coincé.
— Ah bon… Parce que j’ai entendu dire que… qu’il avait l’habitude de
faire la fête… à l’occasion des vacances de printemps…
— Ah oui ? demanda Suzy qui paraissait sincèrement étonnée. Qui vous
a dit un truc pareil ?
— Euh… Je ne m’en souviens pas.
— Si c’est vrai, je ne l’ai pas su, et pourtant je suis attentive aux bruits
qui circulent. En général, pendant les vacances, il venait aider à la
pharmacie. Vous devez confondre avec Leanne, sa sœur, qui était assez
dévergondée et qui, pour finir, a épousé un flic. Mais Scott… Non. Je peux
demander à Amos. Il ne me répondra pas, mais je lirai la vérité sur son
visage.
— Non, non, ce n’est pas la peine.
Elles arrivaient enfin à la bibliothèque. Suzy se gara devant l’entrée.
— Attendez-moi là, dit-elle. Je vais chercher quelqu’un pour vous aider
à sortir de la voiture.
D.J. n’avait pas la patience d’attendre. Elle parvint à extirper sa jambe
blessée de la berline et se mit à avancer sur le trottoir à cloche-pied. Arrivée
devant les marches, elle hésita. Elle envisageait de contourner le bâtiment
pour passer par la rampe d’accès réservée aux handicapés, quand les portes
d’entrée s’ouvrirent à la volée. Scott vint à sa rencontre en descendant les
marches quatre à quatre. Il bondissait plus qu’il ne courait. Il avait l’air fou
de joie. Elle crut qu’il allait la prendre dans ses bras et l’embrasser, mais il
se ravisa.
— Salut.
— Salut.
— Suzy nous a avoué qu’elle n’avait pas pu tenir sa langue. Tant pis
pour la surprise.
— C’est quand même une surprise. J’ai hâte de voir ça. Tu peux
m’aider à monter ?
— Je peux te porter.
— Donne-moi ton bras, ça ira.
Côte à côte, marche après marche, ils grimpèrent l’escalier. Scott en
profita pour lui raconter ce qui s’était passé avec Amelia. Il parlait vite, il
paraissait surexcité.
— Une autorisation ? Ça m’étonnerait qu’il faille une autorisation pour
déplacer des étagères. Je réorganise l’espace intérieur. Je ne touche pas aux
murs.
Scott acquiesça.
— Oui. Je suppose qu’un tribunal te donnerait raison. Mais qui a le
temps et l’argent de porter ça devant un tribunal ?
— Et c’est James qui nous a sauvé la mise…
— Incroyable, n’est-ce pas ?
— Oui… Enfin, non… Pas vraiment. James tient à cette bibliothèque
plus que n’importe qui. Et c’est pour ça qu’il a tenu à préserver ce que nous
avions fait, même si tous ces changements le bouleversent.
Une fois en haut des marches, Scott tint la porte à D.J. En entrant, elle
fut saluée par une salve d’applaudissements. Mais le plus bel accueil fut
celui de la lumière qui coulait entre les allées jusqu’au vestibule. Elle avait
toujours su que ce serait mieux ainsi, mais elle n’avait pas imaginé que ce
serait aussi beau.
Scott lui fit lentement traverser la grande salle. Elle était sous le choc.
— C’est merveilleux. Merci. Merci à tous. Merci beaucoup…
Tout le monde s’était rassemblé autour d’elle, et elle s’efforça
d’exprimer sa gratitude à chacun. Il y eut quelques « ça n’était pas grand-
chose », ou « ça m’a fait plaisir ».
— C’est notre bibliothèque, déclara un vieil homme de Pine Tree. Il
était temps de faire quelque chose pour la rendre plus agréable.
Suzy rappela que le médecin avait dit que D.J. ne devait pas rester
longtemps debout. On lui installa donc un fauteuil derrière le bureau de
prêt, d’où elle put assister à la suite des opérations, tout en ménageant sa
jambe, que l’on avait surélevée.
Il restait encore quelques étagères à mettre en place, mais une équipe
s’occupait de remplir celles qui étaient déjà posées. D.J. se félicita d’avoir
pris la précaution d’établir un plan de déménagement détaillé et d’avoir tout
étiqueté, car cela permettait à ces gens qui ne connaissaient pas le
classement des livres de travailler de manière autonome.
Elle demanda où était James, mais il avait disparu, sans doute dans le
bibliobus, car toute cette agitation l’angoissait. D.J. apprit que Karl, en tant
que représentant de la loi et garant de l’exécution de l’ordonnance du juge,
avait solennellement désigné James comme administrateur, le temps que
l’on statue sur le sort de D.J. Mlle Grundler s’était mise en colère, mais ils
avaient tenu bon. Elle était partie très vexée, et surtout décidée à se battre
pour faire entendre son point de vue.
Amos rentra tard de sa tournée de bibliobus et parut impressionné par le
travail effectué en son absence.
— Jamais je n’aurais cru que ce serait fini aujourd’hui, déclara-t-il. Je
suis stupéfait.
Stupéfait ou pas, il ne ménagea pas sa peine pour aider les autres, et en
profita pour s’autoproclamer assistant de Jeannie. Il la suivait partout.
Après avoir fermé le drugstore, Viv arriva avec Dew. D.J. fut ravie de
voir son chien, et lui tout excité de la retrouver.
— Vous n’auriez pas dû le faire entrer ici, reprocha-t-elle à Viv.
— Je le tiens en laisse.
— Oui, je sais, mais tout de même. Seuls les chiens d’assistance sont
autorisés à pénétrer dans les bibliothèques.
Viv lui fit un clin d’œil.
— Eh bien, pour moi, il fait office de chien d’assistance. Et puis, il
connaît très bien un membre du conseil d’administration.
Edna Kievener prit un fauteuil et vint s’installer près de D.J.
— Je fais semblant de vous demander conseil, déclara-t-elle. Pour
m’asseoir un peu.
— Etre fatiguée est une raison suffisante.
Edna secoua la tête.
— Je ne voudrais pas qu’on me prenne pour l’un de ces vieux croûtons
de la maison de retraite qui ne peuvent rien faire d’autre que rester assis. Le
vieux Paske m’a fait de l’œil tout l’après-midi. Si cet obsédé ne se calme
pas, je vais lui tirer les oreilles !
D.J. éclata de rire.
— Je suis sûre que personne ne voudrait assister à ça.
— Oh que si ! contra Edna en riant elle aussi. A Verdant, ce genre
d’événements passe pour une distraction. Mais ne vous en faites pas, je ne
vais pas me faire remarquer. Plutôt que de lui tirer les oreilles, j’enverrai
M. Dewey lui mordre le mollet.
— Dew ne mord pas.
— Mais il me fait l’effet d’un petit compagnon toujours prêt à défendre
une femme.
Claire Gleason prit elle aussi une pause pour discuter du nouveau circuit
des bibliobus, qu’elle trouvait formidable.
— C’est bien que le service des bibliobus s’étende, dit-elle.
Ashley vint raconter à D.J. les aventures passionnantes qu’elle avait
vécues pendant son absence et en profita pour caresser Dew. Elle qui était
d’habitude silencieuse et renfermée n’arrivait plus à se taire.
— J’ai aidé Mme Sanderson au drugstore, puis j’ai promené M. Dewey
dans le quartier et j’ai joué avec lui. Je voudrais bien avoir un chien comme
lui. Un terrier noir. Ma couleur préférée, c’est le orange, mais il n’y a pas de
chien orange…
C’est la première fois que D.J. l’entendit rire.
En début de soirée, de nouvelles personnes se présentèrent à la
bibliothèque. D.J. avait l’impression d’être l’hôtesse d’une grande réception
car les gens venaient se présenter et la saluer en arrivant, parfois même en
file indienne.
Ils travaillèrent tard. Tout le monde voulait finir. Quand le soleil se
coucha, les plus âgés, qui n’avaient pas envie de conduire la nuit, — dont
Viv — quittèrent les lieux. Les résidents de la maison de retraire prirent eux
aussi congé. L’un d’eux déclara qu’il ne s’était pas amusé comme ça depuis
des années.
Il était 19 h 15 quand Stevie Rossiter arriva. Elle apportait un barbecue
offert par le Brazier. Julene Turpin l’avait accompagnée, autant pour l’aider
à servir que pour récupérer sa fille.
Ce fut Stevie qui apporta son assiette à D.J.
— Vous avez bonne mine pour quelqu’un qui sort de l’hôpital, lui lança-
t-elle. Les femmes de Verdant vont devoir faire des efforts pour être à la
hauteur.
D.J. trouva le compliment touchant, mais sûrement pas sincère. Stevie
était une beauté et elle n’avait rien à craindre de personne.
— J’ai appris aujourd’hui que vous avez été mariée avec Scott, dit-elle.
Stevie ouvrit de grands yeux.
— Vous ne l’avez appris qu’aujourd’hui ? Et moi qui croyais que mon
histoire était connue de tous !
— Je connaissais votre histoire et celle de Vern, expliqua D.J. Mais je
n’avais pas fait le lien avec Scott.
— Je suis étonnée qu’il ne vous ait rien dit.
— Il m’a dit qu’il était divorcé. Et il a parlé de son ex-femme, mais
comme il l’appelait Stephanie je n’avais pas fait le lien…
— Ah, je comprends. Quand j’ai changé de vie, j’ai changé de
prénom… Mais Scott m’appelle encore Stephanie, je sais.
D.J. se contenta de sourire.
— J’espère que ça ne compliquera pas nos relations, reprit Stevie. Je
vous trouve très sympathique, et Vern aussi. Nous pensons toutes les deux
que vous faites un très beau couple, vous et Scott.
— Mais nous ne sommes pas vraiment un couple ! protesta D.J.
— Eh bien, dans ce cas, tâchez d’en devenir un ! rétorqua Stevie. Scott
est un type merveilleux. Ce que je lui ai fait… Et ce que j’ai fait à Vern…
Ce que je me suis fait à moi-même, aussi… C’était stupide et affreux.
Elle soupira et secoua la tête.
— On commet parfois des erreurs quand on est jeune. Mais ça ne veut
pas dire qu’on n’a pas droit au bonheur. A présent, je suis heureuse. Je
pense que vous êtes la femme qu’il faut à Scott. Et, lui aussi, il est l’homme
qu’il vous faut.
783.2 Voix solo

Viv se sentait presque joyeuse. Cela lui avait fait du bien de remplacer
Scott au magasin pendant qu’il mobilisait tout Verdant pour la bibliothèque.
L’élan de solidarité suscité par l’accident était impressionnant. Elle s’était
assise quelques minutes pour se reposer et regardait travailler les bénévoles,
Dew était à ses pieds. Elle avait bien fait de le faire entrer dans l’enceinte
de la bibliothèque. Il passait de l’un à l’autre et participait à sa manière à
créer une joyeuse ambiance, faisant sourire les travailleurs fatigués aussi
aisément que les retraités installés dans le hall.
Edna, l’une de ses vieilles amies, vint près d’elle.
— Ils forment un beau couple, dit Edna en désignant du menton Scott et
D.J.
Viv acquiesça.
— Ils sont très touchants, reprit Edna. C’est beau, la jeunesse. Ils ne
pensent qu’à s’arracher leurs vêtements, ça crève les yeux.
— Espérons qu’ils attendront d’être rentrés à la maison, ironisa Viv.
— Ah…, soupira Edna. Ça me rappelle des souvenirs…
Viv acquiesça. A elle aussi, cela rappelait des souvenirs.
— Plus besoin de t’en faire pour Scott, ajouta Edna. A présent, tu dois
penser à toi et rien qu’à toi. Je sais que c’est nouveau, mais je suis sûre que
ça te fera du bien.
Penser à elle… Viv avait bien l’intention de penser à elle, mais sans
doute pas dans le sens où l’entendait Edna. Elle avait pris sa décision. Elle
allait rejoindre John dès ce soir. Il n’y avait plus rien pour elle sur cette
terre. Plus personne n’avait besoin d’elle et elle n’avait plus rien à attendre
de personne. Elle avait fait venir D.J. pour que Scott ne soit plus seul, pour
être libre de partir, libre de faire… ce que John attendait d’elle.
Elle allait rejoindre John car c’était ce qu’il souhaitait.
N’est-ce pas ?
Récemment, il lui était arrivé d’en douter, car John ne s’était plus
manifesté. Tous les soirs, elle s’endormait en espérant rêver de nouveau de
lui, revoir l’homme jeune et fort qui lui était apparu dans les rayons du
supermarché.
Depuis que cette image avait remplacé celle du corps glacé de John
allongé sur son lit de mort, elle souffrait moins, mais elle n’avait pas changé
d’avis pour autant. Elle n’avait plus aucune raison de vivre. A présent que
Scott avait trouvé chaussure à son pied, plus rien ne la retenait sur cette
terre.
En arrivant chez elle, elle eut de nouveau quelques instants de doute.
Voulait-elle vraiment mourir ? Puis elle se reprit. Bien sûr qu’elle voulait
mourir. Elle avait été très occupée ces dernières semaines et elle en avait un
peu oublié sa douleur, mais ça n’était pas une raison pour se mettre à faire
des projets d’avenir. Elle n’avait pas de projet, à part celui de partir.
Edna avait raison : Scott et D.J. formaient un beau couple et ils
trouveraient le bonheur ensemble. Aujourd’hui n’était peut-être pas le jour
idéal pour… Mais y avait-il un jour idéal, pour mourir ? Si elle remettait à
plus tard, à demain, ou dans une semaine ?
Non ! Pas question. Ce serait aujourd’hui…
Elle ôta sa laisse à M. Dewey, déposa son sac sur le comptoir de la
cuisine et alla tout droit dans le bureau de son mari pour prendre la glacière
remplie de conserves avariées, qu’elle rapporta dans la cuisine. Le chien ne
la quitta pas d’une semelle.
Elle posa les boîtes bombées dans l’évier.
— J’avais l’intention de préparer un genre de ragoût, expliqua-t-elle à
M. Dewey. J’ai des ingrédients variés et je me disais que ce serait parfait.
Mais, finalement, je penche plutôt pour une tourte. Je faisais souvent des
tourtes pour John et il adorait ça.
Le chien la suivait avec des yeux intrigués.
— Regarde cette crème de poulet…
Elle lui montra l’intérieur de la boîte dont le dessus était à présent
recouvert d’une drôle de couche marron.
— C’est dégoûtant, n’est-ce pas ? Si dégoûtant que c’en est effrayant.
Elle mit la conserve de côté.
— Ce qui est bien avec la toxine botulique, c’est qu’elle n’a pas de
goût. Mourir de botulisme n’est pas la façon la plus agréable de mourir,
c’est certain. Mais ça n’est pas non plus la pire. Certains pensent que ça
revient à être victime d’un empoisonnement alimentaire et que ça fait vomir
tripes et boyaux, mais ils se trompent. Les symptômes ne se manifestent pas
tout de suite. Et heureusement, parce que en vomissant on se débarrasserait
de la toxine, et on en réchapperait.
Elle venait de dénicher tout au fond de la glacière une boîte tellement
déformée qu’elle ne tenait plus sur sa base. Elle la posa près de la crème de
poulet.
— La toxine botulique atteint le système nerveux et provoque une
paralysie, expliqua-t-elle. Il paraît que ce qu’on perd en premier, c’est
l’usage de la parole. C’est une bonne chose. Même si je change d’avis, je ne
pourrai pas appeler à l’aide.
Viv se dirigea vers le comptoir et fouilla dans le tiroir. Elle mesura sa
farine, puis prit un batteur à main dont elle se servit pour pétrir la pâte.
M. Dewey suivit l’opération avec intérêt.
Elle se mit à chantonner. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait
une tourte. Elle se prit à songer qu’elle devrait en faire plus souvent, puis
éclata de rire. Quelle étourdie ! Celle-ci était sa dernière, elle avait failli
l’oublier.
Après la mort de John, elle avait pensé très tôt au suicide, et songé à ces
femmes qui se jetaient dans les flammes du bûcher de leur mari. Mais on
n’avait pas fait de bûcher pour John. Sans lui, sa vie n’avait plus de sens et
elle n’avait aucune raison de continuer, mais elle avait pris le temps de
chercher un moyen de disparaître sans traumatiser ceux qui restaient. On la
trouverait morte dans son lit, mais personne ne soupçonnerait qu’elle avait
mis fin à ses jours. Ce serait un choc pour Scott, mais il s’en remettrait.
Elle étala sa boule de pâte en deux ronds de la taille de son moule. Elle
commença par foncer le plat, puis elle laissa reposer, le temps de préparer la
garniture.
Des pois cassés, des pommes de terre, des carottes, des tomates, des
haricots blancs, de la choucroute. Elle ne put s’empêcher de rire. Personne
n’avait jamais eu l’idée de mélanger tout ça dans une tourte. Elle prit son
ouvre-boîte électrique et se mit au travail.
La première boîte répandit la moitié de son contenu dans toute la
cuisine.
M. Dewey aboya.
— C’est parti pour le feu d’artifice ! lança-t-elle joyeusement.
Moyennant quelques éclaboussures, elle parvint à mixer entre eux les
ingrédients de sa tourte. Elle ne les fit surtout pas cuire à part. Moins on
faisait chauffer la bactérie, mieux ça valait.
— J’ai l’impression d’être une sorcière en train de préparer une potion
magique, dit-elle à M. Dewey. Si j’avais eu un œil de triton à rajouter,
j’aurais peut-être pu transformer ma Mini en citrouille ? Qu’en dis-tu,
monsieur Dewey ?
Elle versa le mélange dans le moule et le recouvrit d’une couche de
pâte. Puis elle scella bien les bords et les pinça, comme sa mère le lui avait
appris, et traça quelques stries avec la pointe d’un couteau avant d’admirer
son travail avec un sourire satisfait. Jamais elle n’avait fait une aussi belle
tourte.
— Tu as vu ça ? Je suis fière de moi. Dommage que je ne puisse pas
transmettre ma recette…
Elle rit, tout en songeant que la plaisanterie n’était pas du meilleur goût.
— J’ai encore un peu de temps devant moi, admit-elle. Il faut entre six
et douze heures avant que les symptômes ne se manifestent. Je pourrais
écrire « tourte à la choucroute » sur un bout de papier et le glisser dans ma
boîte à recettes. D.J. ou Leanne finirait bien par le trouver. Qu’en penses-
tu ?
Mais se borner à écrire le nom du plat revenait à laisser une bien maigre
trace des derniers instants de sa vie. Après tout, pourquoi ne pas rédiger
toute la recette ? Ah, bah… A quoi bon ? Personne n’y accorderait la
moindre attention.
Elle mit sa tourte à four chaud et régla la minuterie sur trente minutes.
Elle vida toutes les conserves avariées qui lui restaient et rinça les
boîtes. Elle nettoya aussi la glacière, puis la cuisine, avec un produit
antibactérien. Elle aplatit toutes les boîtes vides pour qu’on ne remarque pas
qu’elles étaient déformées et les répartit dans plusieurs poubelles.
Soudain, Viv aperçut des phares dans le jardin. D.J. et Scott rentraient.
— Oui, dit-elle à M. Dewey, c’est ici qu’ils vivront. Je sais que Scott
aime sa maison mais, quand je ne serai plus là, ça lui semblera évident de
s’installer ici. Ils pourront rouvrir la communication entre le premier et le
deuxième étage.
Elle baissa les yeux vers le petit chien.
— Tu seras très heureux, je te le promets. Bientôt, cette grande maison
sera pleine d’enfants qui joueront avec toi.
Cela lui faisait du bien de penser que Scott et D.J. allaient être heureux
dans la maison où elle avait vécu avec John.
Avec une petite pointe de regret toutefois, parce que ni John ni elle ne
seraient là pour voir ça.
La minuterie du four sonna comme un glas. Viv regarda une dernière
fois autour d’elle, dans la cuisine, pour s’assurer qu’elle avait bien effacé
toutes les traces.
Sa tourte était bien dorée et sentait délicieusement bon. Elle la déposa
sur le comptoir pour la laisser refroidir, le temps de mettre la table.
Pour cette occasion exceptionnelle, elle avait décidé de s’installer dans
la salle à manger et d’utiliser le service en porcelaine de Chine de sa grand-
mère.
— Il sert pour Thanksgiving, pour Noël et pour les suicides, expliqua-t-
elle au chien.
Décidément, ce soir, elle était très en verve…
La belle tourte fut encore plus impressionnante sur une nappe blanche,
avec une cuillère d’argent à ses côtés. Viv avait mis au frais une bouteille de
chenin blanc et s’en versa une généreuse dose dans une flûte à champagne.
Elle alluma les bougies et rajouta une serviette. C’était très beau et très
solennel. Mais, une seule assiette, ça faisait un peu tristounet.
Elle rajouta une assiette pour M. Dewey et y déposa quelques boulettes
— les plus chères et les meilleures.
Cette fois, c’était parfait.
Sauf qu’elle n’avait pas du tout faim.
Elle avait profité du barbecue offert par le Brazier à ceux qui
travaillaient à la bibliothèque, comme tout le monde.
Elle envisagea d’abord de s’asseoir à table et de se forcer à manger —
le meilleur moyen de ne pas changer d’avis. Mais quand même, c’était son
dernier repas, et elle avait envie d’y prendre du plaisir.
— Et si on regardait un film ? demanda-t-elle à M. Dewey. On se fera
un petit dîner de minuit après.
Le chien ne répondit pas, mais la suivit quand elle alla dans le salon.
Elle passa en revue sa collection de DVD. Il lui fallait un film long et
émouvant, une histoire d’amour de préférence. Elle ne tarda pas à trouver
ce qu’elle cherchait : Titanic. Elle montra la pochette à M. Dewey.
— Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, mes acteurs préférés.
M. Dewey parut approuver son choix.
Elle mit le disque dans le lecteur et s’installa sur le canapé, laissant
M. Dewey se recroqueviller près d’elle.
Elle avait déjà vu le film une bonne demi-douzaine de fois. Les décors
étaient superbes. Les costumes magnifiques. Le scénario palpitant. Viv
adorait la scène où Rose saute du canot de sauvetage, préférant rester avec
Jack plutôt que d’être sauvée. Mais ils étaient jeunes et pleins d’avenir et,
ensemble, ils se battaient pour survivre.
Viv, elle, se sentait trop vieille et trop fatiguée pour se battre. Son
personnage préféré était Mme Straus, la femme du multimillionnaire, qui
choisissait de rester à bord avec son mari. Viv pleurait chaque fois que
venait le moment où ils affrontaient la mort, ensemble, dans les bras l’un de
l’autre, tandis que l’eau glacée s’engouffrait dans leur cabine.
Unis par leur amour jusqu’à l’instant ultime, jusqu’à leur dernier
souffle.
Viv sortit de sa poche un mouchoir en papier pour essuyer ses larmes.
Elle se désintéressa délibérément des scènes où apparaissait le
personnage de Molly Brown, la célèbre « insubmersible ». Elle ne
partageait pas sa conception des choses. La vie ne valait pas toujours la
peine d’être vécue. Parfois, il n’y avait pas de raisons de se battre pour
continuer.
Sa main, qui cherchait machinalement le réconfort de son petit
compagnon, rencontra le vide. Elle balaya la pièce du regard. Il n’y était
pas. C’était bizarre. D’habitude, il adorait somnoler près d’elle sur le
canapé.
Quand elle entendit du bruit dans la salle à manger, elle se leva d’un
bond.
— Monsieur Dewey ?
Le chien était debout sur la table, ce qui n’était pas dans ses habitudes
non plus. Il était assis devant la tourte, son museau était tout barbouillé.
Elle contempla le tableau pendant quelques secondes. La moitié de son
repas avait disparu. Elle poussa un cri horrifié et prit le chien dans ses bras
en lui essuyant le museau.
— Mais qu’est-ce que tu as fait ? Tu ne manges pas les restes,
d’habitude. Tu n’aimes que la nourriture pour chiens.
Elle jeta un coup d’œil à l’assiette qu’elle avait préparée pour lui, en
face de la sienne. Il n’avait pas touché à ses boulettes.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Elle le transporta dans la cuisine et le posa dans l’évier, puis, prise de
panique, se mit à fouiller dans les placards. Elle trouva enfin ce qu’elle
cherchait. Le sel de table.
Elle s’en versa dans la paume. Puis, serrant M. Dewey contre elle, elle
l’obligea à avaler les cristaux blancs. Il se débattit, en vain, car elle était
plus grande et plus forte que lui, et surtout très déterminée.
Le chien fut aussitôt pris de spasmes et se mit à cracher.
— Mais pourquoi tu as fait ça ? lui demanda-t-elle, tandis que les
larmes roulaient sur ses joues. Tu n’aimes pas les restes. Qu’est-ce qui t’a
pris ?
Au bout de quelques minutes, le chien commença à vomir pour de bon.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ? ne cessait-elle de répéter. Tu avais déjà
mangé. Tu avais tes boulettes préférées dans une assiette. Et puis, tu ne
montes jamais sur les tables, d’ordinaire, et tu ne voles pas de nourriture…
M. Dewey était trop malade pour répondre. Il ne cessait de vomir.
Elle avait elle aussi la nausée, à le voir dans cet état. Sous le choc, elle
regardait cette innocente petite créature qui lui avait manifesté tant
d’affection, et qu’elle avait failli tuer. A bout de forces, elle se laissa glisser
le long d’une porte de placard pour s’asseoir sur le sol et restituer à son tour
le contenu de son estomac.
M. Dewey paraissait déjà un peu mieux. Il parvint à se déplacer pour
venir jusqu’à elle, posa ses pattes avant sur son genou et la fixa avec un
regard plein d’amour.
— Tu ne voulais pas rester sans moi, c’est ça ? murmura-t-elle. Tu ne
voulais pas continuer tout seul ? Mais, vois-tu, je ne veux pas que tu
renonces à la vie parce que je ne suis plus là.
Aveuglée par les larmes, elle caressa l’encolure du petit chien.
— Tu dois vivre. Je veux que tu vives. Je ne veux pas que tu partes à
cause de moi.
Elle demeura un long moment silencieuse et essuya ses larmes en
soupirant.
— Je crois que mon John n’aurait jamais voulu que je parte à cause de
lui…
904.65 Recueils de récits et événements
historiques

Les livres étaient en place et les restes du dîner nettoyés. Emportés par
leur élan, les volontaires avaient même établi un planning pour s’occuper de
la section des enfants. D.J. était aux anges.
La bibliothèque se vidait lentement. James revint occuper sa place
parmi les rayonnages.
— Je tiens à vous remercier pour ce que vous avez fait, James, lui lança
D.J. en voyant passer sa silhouette. Vous avez sauvé cette bibliothèque et
vous m’avez sauvé la mise.
— D’accord.
— Mlle Grundler va vous en vouloir, soupira-t-elle.
— D’accord.
— Ce serait bien de pouvoir lui envoyer un seau d’eau glacée à la tête
pour la calmer, malheureusement personne n’osera jamais le faire.
— Vous croyez ?
Elle ne put s’empêcher de rire et il rit avec elle.
A l’autre bout de la pièce, Scott remerciait ceux qui partaient. D.J. fut
heureuse de le voir serrer la main de Vern et embrasser Stevie sur les deux
joues.
Quand tout le monde fut parti, Scott ferma la grande porte et proposa à
D.J. de la raccompagner. Elle traversa le parking à cloche-pied, mais il la
prit dans ses bras pour l’installer dans la camionnette. Il fit ensuite le tour
pour prendre place derrière le volant.
— Merci d’avoir accepté que je te raccompagne, dit-il en démarrant.
Elle haussa les épaules.
— Ça m’a semblé tout naturel. Nous allons au même endroit.
— Non. J’ai regagné mes pénates.
— Vraiment ?
— Oui. Les plombiers sont passés cette semaine. Ils ont dû creuser une
grosse tranchée dans le jardin, mais ils ont trouvé le problème et ils l’ont
réglé.
— C’est une bonne nouvelle.
— Tu ne croiras jamais ce que m’a dit leur patron, poursuivit Scott. Il
va te faire une sacrée réputation, j’en ai bien peur.
— Comment ça ?
— La canalisation était obstruée et il m’a chargé de dire à ma petite
amie de ne plus jeter ses tampons dans les toilettes.
Il secoua la tête.
— J’ai eu beau lui jurer qu’aucune femme n’avait mis les pieds dans
cette maison depuis que je m’y étais installé, il n’a pas voulu me croire.
Ainsi, il n’avait jamais invité une femme chez lui ? Depuis que Suzy lui
avait assuré que Scott n’était ni un tombeur ni un dragueur, D.J. ne savait
plus que croire à son sujet. ne venait-il pas de suggérer que c’était elle, sa
petite amie ?
Devant chez Viv, il arrêta sa camionnette.
Elle aurait voulu sortir seule du véhicule, mais au moment de poser le
pied à terre elle hésita, prise d’une appréhension soudaine : c’était dans ce
jardin qu’elle avait été mordue et à présent elle avait peur des serpents. Elle
fut soulagée quand Scott déclara qu’il allait la porter.
— Je peux marcher, protesta-t-elle tout de même, pour la forme.
— Non, insista-t-il. Ça fait des jours que je rêve de te prendre dans mes
bras. Il me semble que c’est l’occasion rêvée.
Il grimpa les marches avec une aisance surprenante, comme si elle ne
pesait pas plus lourd qu’une plume.
— Je t’ai vue parler avec Stephanie aujourd’hui, dit-il.
Il avait fait cette remarque d’un ton dégagé, mais elle comprit qu’il se
demandait ce qu’elles avaient pu se dire.
— Nous avons échangé des secrets de filles, ironisa-t-elle.
Scott avait atteint la terrasse. Il la déposa doucement à terre pour ouvrir
la porte.
— Tu peux être fier, ajouta-t-elle. Tout le monde n’est pas aussi
apprécié par son ex-femme.
Il acquiesça.
— Je suis sûre qu’elle s’est accusée de tous les maux, répondit Scott.
C’est ce qu’elle fait toujours. Mais je suis coupable, moi aussi.
— Ah ?
— Coupable d’avoir été stupide.
Elle entra à cloche-pied et avança dans le couloir, mais quand elle
voulut passer dans le salon il l’arrêta et lui montra la chambre.
— Il faut que tu gardes le pied en l’air, dit-il.
— C’est ton argument habituel pour convaincre une femme de
s’allonger dans un lit ?
— Non, mais c’est le mieux adapté en la circonstance, répondit-il en
plaisantant. Tu as des antalgiques ?
Il jeta un coup d’œil autour de lui, dans la pièce en désordre.
— Ici, répondit-elle en lui tendant son sac. Désolée pour le désordre de
la chambre, je n’ai pas encore défait mes cartons.
— Surtout, ne profite pas de tes jours de congé pour les défaire,
répliqua-t-il. Tu es là pour te reposer, pas pour ranger ton appartement.
Il lui donna deux cachets et alla chercher un verre d’eau dans la salle de
bains.
— Tu te sentiras beaucoup mieux dans quelques minutes, assura-t-il.
Il cala des oreillers dans son dos, tandis qu’elle allongeait sa jambe.
— Enlevons cette attelle, suggéra-t-il en commençant à défaire les
bandes Velcro.
Elle soupira quand il la lui retira.
— Ça va mieux ?
— Beaucoup mieux.
— L’attelle sert juste à stabiliser ta jambe et à t’aider à marcher tant que
tu ne peux pas enfiler de chaussure. Tu n’es pas censée la porter toute la
journée.
Elle acquiesça. L’infirmière de l’hôpital le lui avait déjà expliqué. De
plus, elle n’avait pas envie de parler maladie, soins, convalescence.
— Pourquoi dis-tu que tu t’es comporté comme un idiot avec ton ex-
femme ? demanda-t-elle. Parce que tu n’as pas compris qu’elle était
homosexuelle ?
Il demeura songeur.
— Eh bien… Je ne savais pas qu’elle était homo, mais je sentais bien
que quelque chose clochait.
— Je sais que ça ne me regarde pas, tu n’es pas obligé d’en parler si ça
te gêne, fit-elle devant son air sombre.
— Ça ne me gêne pas d’en parler. Simplement, j’ai du mal à
comprendre comment j’ai pu me mentir à ce point. Je voulais à tout prix
croire qu’elle était la femme de ma vie. Elle était drôle, intelligente, jolie…
Au début, tout allait très bien. Elle aimait qu’on se prenne la main et qu’on
s’embrasse le soir avant de se quitter. Mais, quand j’ai voulu aller plus loin,
elle n’a pas très bien réagi.
D.J. tenta d’imaginer leur couple. Il avait dû souffrir qu’elle n’éprouve
pas de désir pour lui.
— Les garçons de mon âge se vantaient de coucher avec leur petite
copine, mais moi je n’avais pas grand-chose à raconter, même quand j’en
rajoutais.
— Tu as essayé d’en parler avec elle ?
Il secoua la tête.
— Pour moi, elle était parfaite. Le problème ne pouvait pas venir d’elle.
Il venait donc de moi.
— De toi ?
— Je pensais que je m’y prenais mal. Alors j’ai cherché à m’améliorer.
— A t’améliorer ? De quelle façon ?
— En me documentant. J’ai lu tous les livres et magazines sur le sujet.
— Tu plaisantes ?
— Parole de scout, dit-il en levant une main. J’ai lu Playboy, GQ et
Cosmo.
— Tu as lu Cosmo ? demanda-t-elle d’un ton incrédule.
— On trouve de très bons conseils dans ce magazine, répondit-il le plus
sérieusement du monde.
— Mais ça n’a pas marché avec Stevie.
— Pas vraiment. Mais je n’ai pas abandonné la partie pour autant.
Quand j’ai eu mon appartement d’étudiant, j’ai insisté pour qu’elle accepte
de faire l’amour.
— Mauvaise tactique.
— Pas mauvaise, très mauvaise, catastrophique même, rétorqua-t-il.
J’avais beau m’appliquer, ça ne lui faisait aucun effet. Elle supportait…
— Mais tu n’as pas abandonné la partie pour autant.
— J’étais persuadé que c’était parce que j’étais nul au lit, et de plus en
plus décidé à apprendre comment la satisfaire.
Il secoua la tête.
— Mes parents ont piqué une crise quand j’ai eu un B en chimie, mais
je n’ai pas pu leur expliquer que c’était parce que je passais le plus clair de
mon temps à étudier l’orgasme féminin.
D.J. éclata de rire.
— Et ce n’est pas le pire, poursuivit-il. J’ai décidé que j’avais besoin de
pratique, puisque la théorie ne suffisait pas. J’ai donc cherché une femme
expérimentée censée me montrer comment m’y prendre.
— Une prostituée ?
— Non, pas une prostituée, ce n’est pas mon truc. Je suis sorti un soir,
pendant les vacances de printemps, tu sais, quand tous les étudiants se
déchaînent. J’ai choisi la fille la plus sexy de tout South Padre.
D.J. tressaillit.
— Tu n’as pas besoin de connaître les détails, mais je peux te dire tout
de même qu’elle m’a fait exploser le cerveau.
Elle le contempla fixement sans un mot, mais dans sa tête les questions
se bousculaient. Combien de fois était-il allé à South Padre ? Avec combien
de femmes avait-il vécu l’expérience ?
— Si je te raconte tout ça, c’est pour que tu comprennes ce qui s’est
passé ensuite, précisa-t-il d’un air gêné.
— Et que s’est-il passé ensuite ?
— Quand je suis rentré chez moi, j’ai parlé avec mon père. Je lui ai
parlé de mes problèmes avec Stephanie et de… de cette fille… de ce que
j’avais vécu avec elle… Je lui ai expliqué que j’avais eu l’impression d’être
quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plein, d’heureux. Je lui ai avoué que
j’avais l’impression d’être amoureux de cette fille… C’était fou. Je ne la
connaissais pas, et pourtant j’avais des sentiments pour elle.
D.J. avait le cerveau engourdi. Elle ne l’entendait plus qu’à travers un
brouillard. Elle ne comprenait pas bien. Il parlait vraiment d’elle ?
— Papa a répondu que je ne devais pas ignorer mes sentiments. Que ce
qui s’était passé avec cette inconnue prouvait que Stephanie et moi n’étions
pas faits l’un pour l’autre. Il m’a conseillé de rompre avec elle et d’attendre
de rencontrer une femme qui me transporterait, comme la fille de South
Padre.
Il se redressa.
— Pour une fois, je n’ai pas suivi ses conseils, murmura-t-il. J’étais
tellement accroché à l’idée que Stephanie et moi étions destinés l’un à
l’autre que j’ai refusé de voir l’évidence.
D.J. avait presque le vertige. Elle n’arrivait pas à faire le lien entre ce
qu’elle entendait et ce qu’elle savait et, au fond, ce qu’elle avait toujours su.
C’était comme si le monde venait de changer d’axe. Elle n’arrivait plus à
retrouver son équilibre.
— Aujourd’hui, je suis bien décidé à suivre le conseil de mon père,
déclara-t-il.
Il la regarda droit dans les yeux.
— D.J., je crois que tu pourrais bien être la femme que j’attends depuis
si longtemps. Je sais que nous venons de nous rencontrer, mais je me sens
très proche de toi. J’ai l’impression de t’avoir toujours connue. Tu serais
d’accord pour… pour aller plus loin avec moi ?
Elle le fixait toujours, sans un mot. Il remarqua son expression perdue.
— Oui, j’ai avoué en public que tu étais ma petite amie et les racontars
vont déjà bon train sur notre compte. Mais, à toi, je pose la question : veux-
tu passer du temps avec moi, apprendre à me connaître ?
Elle était sur le point de tout lui avouer, pour South Padre. Elle demeura
silencieuse quelques minutes, le temps de rassembler son courage.
— Mais qu’est-ce qui me prend ? murmura-t-il. Tu sors tout juste de
l’hôpital et tu es bourrée de cachets. Tu as besoin de dormir. On en parlera
demain, ou dans quelques jours, quand tu seras reposée. Je vais t’aider à te
coucher. Un pyjama ?
— Euh, oui, un pyjama, ça serait vraiment parfait, dit-elle.
Elle lui parlerait donc demain. Cela lui laisserait le temps de trouver les
mots.
Scott se leva et balaya du regard les cartons qui jonchaient la pièce.
— Peut-être dans ce carton, là, suggéra-t-elle en en montrant un près de
la commode.
Il chercha un pyjama, tandis qu’elle cherchait à mettre de l’ordre dans
ses idées. Etait-ce possible ? M. Tout, le séducteur invétéré, n’avait pas tant
de pratique que ça, il avait surtout appris dans les livres et son expérience
n’était qu’un vernis ! Il avait cru rencontrer à South Padre une femme
expérimentée qui l’avait initié aux plaisirs charnels. Et, cette femme, c’était
elle !
Elle ne savait pas comment s’y prendre pour lui avouer la vérité… et ne
pas tout gâcher.
— Ah, ça y est ! l’entendit-elle s’exclamer.
Quand il se tourna vers elle, il heurta par mégarde la boîte à bijoux
posée tout au bord de la commode. Elle tomba en déversant son contenu.
— Oups, dit-il en lui lançant le pyjama.
Puis il se pencha pour ramasser les bijoux.
Elle fronça les sourcils en tentant une fois de plus de mettre de l’ordre
dans ses idées. Comment avait-elle pu se tromper à ce point sur le compte
de Scott ? Elle l’avait pris pour un dragueur invétéré, mais il n’en était pas
un.
Il était à la fois un homme sérieux et un amant exceptionnel. L’homme
dont elle rêvait depuis sa nuit à South Padre.
Elle fut tout à coup alertée par l’étrange silence qui venait de s’abattre
dans la pièce.
Elle chercha Scott du regard. Il était toujours accroupi devant la
commode et avait l’air de regarder quelque chose. Il se redressa au ralenti et
se tourna vers elle. Ce fut à ce moment-là qu’elle remarqua qu’il tenait un
bijou dans sa main.
Une chaîne de taille dorée, avec un pendentif en forme de cœur.
South Padre (huit ans plus tard)

D.J. se réveilla au son du ressac et des cris d’enfants. Un livre était posé
sur ses genoux. Elle s’était assoupie en lisant, à l’ombre d’un parasol.
Elle bâilla et s’étira, tout en scrutant l’étendue de sable devant elle. Elle
repéra au bord de l’eau la grande silhouette familière d’un homme.
Accroupi, le dos voûté, les bras tendus en avant, les mains crispées, il jouait
au monstre avec deux petites filles qui hurlaient de peur et de plaisir. Elles
tournaient autour de lui et tentaient de le toucher sans se faire attraper.
Soudain, le monstre fit un bond en avant, les empoigna par la taille et les
emporta… à l’ombre du parasol où se tenait D.J.
Elle rit quand il les déposa sur ses genoux.
— Je n’en peux plus, murmura-t-il en se laissant tomber sur une
serviette.
Les filles, infatigables comme tous les enfants, se jetèrent aussitôt sur
lui pour jouer à la « guerre des chatouilles ».
Sophie, qui n’avait que six ans, ne supportait pas la moindre chatouille.
Sa petite sœur, Jaleh, devenait hystérique dès qu’on avançait un doigt vers
elle et pouvait se mettre à pleurer si ça allait trop loin. Mais elles
n’hésitaient pas à attaquer leur père et elles étaient deux. Il était inférieur en
nombre et totalement débordé, c’était clair.
D.J. les laissa torturer Scott pendant quelques minutes, puis se décida à
intervenir.
— Laissez votre père se reposer, dit-elle. Vous ne voulez tout de même
pas l’épuiser le deuxième jour des vacances.
Les filles s’arrêtèrent à regret. Sophie réclama à son père un jeu plus
calme qui consistait à se servir de ses doigts de pied pour compter.
Jaleh, que cette longue journée de soleil et de plage avait tout de même
fatiguée, vint se réfugier sur les genoux de D.J. Elle sentait le sel et la
crème solaire. Elle commençait à s’assoupir, quand un intrus vint troubler
sa tranquillité.
— Dewey ! hurla Jaleh en sautant des genoux de sa mère.
Sophie se leva et les deux se mirent à jouer avec le chien, en saluant
vaguement sa propriétaire d’un « Bonjour, grand-mère ! ».
D.J. mit sa main en visière et leva les yeux vers sa belle-mère. Elle était
élégante, comme toujours, et avait su trouver la version plage de son style
habituel : un caftan bleu lavande et un immense chapeau de paille.
Scott se leva.
— Je vais te chercher un fauteuil, dit-il.
Viv secoua la tête.
— Ne te donne pas cette peine, je suis juste venue chercher les filles.
Les petites lui jetèrent un regard intéressé.
— Gerald nous invite à dîner sur le port. Le bateau pirate sera mis à
l’eau ce soir. J’ai pensé que les filles aimeraient voir ça.
— Gerald ? répéta Scott. Le vieux monsieur que tu as rencontré dans
l’avion ?
— Il n’est pas si vieux que ça, argua D.J., et je lui ai trouvé un air très
distingué.
— D’accord. Mais, maman, pourquoi veux-tu emmener les filles à un
rendez-vous galant ?
— Ce n’est pas un rendez-vous galant ! protesta Viv.
— Il me semble avoir déjà entendu ça quelque part, ricana Scott.
Viv eut un soupir agacé.
— En tout cas, s’il tient à moi, il faut qu’il aime aussi mes petites-filles.
Elle frappa dans ses mains. Les petites et le chien se rassemblèrent
autour d’elle.
— Ce soir, vous dormez dans ma chambre, leur annonça-t-elle.
Sophie et Jaleh sautèrent de joie.
— Gerald est d’accord ? ironisa Scott.
Viv ne répondit pas, mais le menaça du doigt.
— Vous n’êtes pas obligée de garder les petites, fit D.J. Vous aussi, vous
êtes en vacances.
Viv écarta l’objection d’un geste de la main.
— Prendre des vacances, quand on est à la retraite, ça veut dire se
rendre utile. De plus, c’est un plaisir de les garder.
Leur petit groupe prit donc congé, au milieu des aboiements et des rires.
Scott et D.J. se retrouvèrent seuls, avec la perspective d’une nuit rien que
pour eux.
— Pourquoi elle prend les filles, d’après toi ? demanda-t-il. Elle ne veut
pas se retrouver seule avec ce type ?
D.J. haussa les épaules.
— C’est possible. Mais je pense qu’elle a un autre motif.
Scott haussa les sourcils.
— Lequel ?
— Elle m’a fait récemment quelques discrètes allusions à propos du
petit-fils qu’elle aimerait avoir. En ajoutant que ce serait bien pour les filles
d’avoir un petit frère.
— Ah oui ? A moi, elle n’a rien dit.
— Elle n’a pas osé. Elle savait que tu lui aurais répondu de se mêler de
ses affaires.
— En effet…
Il lui jeta un regard en biais.
— Qu’est-ce que tu en penses ? Tu trouves que notre famille est au
complet, ou il manque encore quelqu’un ?
D.J. haussa les épaules.
— Les deux. Tu sais bien que j’adore les bébés. Mais avons-nous envie
de recommencer à donner le biberon à 2 heures du matin ?
— Et les coliques ? Tu te souviens des coliques ?
— J’ai quelques souvenirs, oui.
Il rit.
— Alors ? Tu en penses quoi ?
— Un nouveau bébé, ça serait merveilleux. Mais nous sommes heureux
comme ça. On s’entend bien, on a deux superbes petites filles, un travail qui
nous plaît, des amis… Et mon mari est le meilleur amant de tout le Kansas.
— Vraiment ? C’est ce que tu penses ?
— Ma foi, je n’ai pas d’éléments de comparaison au Kansas, mais oui,
je le pense.
— Le meilleur amant de tout le Kansas…, répéta-t-il.
— Oui, mais nous ne sommes pas au Kansas en ce moment. Et ici, à
South Padre, la compétition est rude. Tu vas devoir te surpasser.
Scott éclata de rire.
— Tu es incorrigible…
Elle haussa les épaules.
— Je suis une bibliothécaire, que veux-tu…
Il se leva d’un bond et lui tendit la main.
— Où va-t-on ? demanda-t-elle.
— Là où nous serons seuls.
— Ah oui ? Et pour quoi faire ?
— C’est une surprise, dit-il en souriant. Une tradition de South Padre.
— C’est-à-dire ?
— Je vais tâcher de réveiller la Paillette qui sommeille en
Mme Sanderson.
TITRE ORIGINAL : LOVE OVERDUE
Traduction française : BARBARA VERSINI

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est une marque déposée par le Groupe Harlequin

BEST-SELLERS®
est une marque déposée par Harlequin S.A.
© 2013, Pamela Morsi.
© 2014, Harlequin S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Femme sur un bureau : © MAX OPPENHEIM/GETTY IMAGES
Livres : © SVETA/FOTOLIA/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : V. ROCH
Tous droits réservés.

Publié par MIRA®


ISBN 978-2-2803-1975-1

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HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de
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