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Lisa

Swann
Intégral
ADORE-MOI !
Volume 1
1. Nouveau départ
– Miam, succulent ton cheesecake, maman, dis-je en tendant mon assiette pour qu’elle m’en
resserve une autre part.
Ma mère, en plus d’être une superbe brune dont j’ai la chance d’avoir récupéré quelques miettes
de beauté et de talent artistique, est un sacré cordon-bleu.
– Heureusement qu’il n’y a que le poids des bagages qui soit limité dans l’avion, marmonne mon
père, qui a toujours un irrésistible humour pince-sans-rire.
Je lui fais une grimace ; il me répond par un sourire malicieux, et ma mère paraît se tendre quand
elle me pose la question qu’elle m’a déjà posée cent fois en un mois.
– Ton vol est direct, c’est ça ?
Je ne pars que dans deux semaines, mais mon départ paraît tellement angoisser ma mère qu’elle
ne peut s’empêcher de s’attacher à ce genre de détails.
– C’est ça, maman, je décolle à 10 h 30, dis-je rapidement, mais je sens que tout ça te rend très
nerveuse et je n’ai pas envie d’au revoir tendus et larmoyants. Je commence une nouvelle vie, je ne
pars pas à la guerre.
Malgré son air peiné, je sens bien que ma mère a envie de me faire plaisir, qu’elle est fière de moi
aussi ; mes parents me le disent assez. Comme mon père me jette un petit regard d’avertissement,
je me reprends :
– Maman, je ne veux pas que vous vous inquiétiez. J’ai tout planifié. Tu sais que je ne pars pas à
l’aventure. J’aurai un toit, je serai avec Saskia. J’ai des contacts professionnels là-bas, et je ne pars
qu’avec un visa de six mois. Je ne disparais pas à tout jamais.
Le problème est très simple et prend de l’envergure à mesure que mon départ approche : moi,
Anna Claudel, 25 ans, je pars dans deux semaines à New York, dans le quartier de Williamsburg, à
Brooklyn plus précisément. Je ne pars pas pour un voyage d’agrément, mais pour une nouvelle vie,
la tête pleine de projets. Je m’installe avec mon amie Saskia, artiste dans l’âme, à qui une galerie
d’art de Brooklyn offre une résidence artistique : un an de créations et de projets financés. Quant à
moi, c’est l’occasion de me lancer dans la grande aventure américaine pendant une période de six
mois, que j’espère renouveler. Pendant que Saskia se consacrera à son œuvre, je perfectionnerai
mes talents personnels, l’écriture et le dessin, et j’espère bien me faire une place dans le monde du
journalisme outre-Atlantique. Que du positif en somme, si ce n’est l’accueil mitigé de mes parents.
De ma mère surtout.
Pourtant, elle a grandi à Philadelphie ; elle devrait être heureuse que je m’installe dans son pays
natal – ma mère est américaine, ce qui explique que je suis naturellement bilingue, passant d’une
langue à l’autre sans y penser – et surtout que je me serve de certains talents qu’elle m’a transmis.
Ma mère a toujours peint.
Quand on lui demande ce qu’elle fait dans la vie, elle répond immanquablement : « Rien ». Ce qui
a le don d’agacer mon père, parce que c’est loin d’être vrai. Alors non, ma mère n’a jamais travaillé
au sens conventionnel du terme, mais quelle discipline dans son art ! Enfant, j’étais fascinée de la
voir levée avant toute la famille, déjà dans son atelier. Je l’admire vraiment ; elle réussit tout ce
qu’elle touche, mais c’est comme si elle refusait de l’admettre. Alors elle se contente de donner des
cours et assure qu’elle s’en satisfait.
De ma mère, j’ai pris l’habitude de tout « croquer », un carnet toujours à portée de mains. À la
place de la trousse à maquillage « classique », j’en ai toujours une remplie de matériel dans mon sac
à main. Fusains, crayons, aquarelles de poche, feutres… j’ai tout à disposition, et mes amis ont pris
l’habitude de me voir griffonner pendant que nous discutons. Le résultat peut être comique !
– Anna ? Tu me réponds ? me demande mon père.
Euh, là, je griffonnais justement deux silhouettes féminines dans une étreinte affectueuse, une
mère et une fille.
C’est parfois difficile pour moi de parler, et je sais que ma mère comprend ce genre de langage.
Comme mon père comprend aussitôt que je ne l’ai pas écouté – dans la famille Tête-en-l’air, je
voudrais la fille ! –, il me répète en soupirant :
– Vous avez trouvé une solution pour l’appartement avec Saskia ?
– Oui, oui, dis-je, soulagée de pouvoir les rassurer. La galerie a cherché un appartement avec une
chambre de plus, et je paie le supplément par rapport à la location initialement prévue, si Saskia
avait dû louer un appartement seule. Pas besoin de carte verte, ni d’ennuis avec des proprios, tout
passe par la galerie qui offre la résidence à Saskia.
– Très bien, murmure mon père.
– J’ai ma lettre de recommandation pour le magazine What’s Up et ma rédac’ chef m’a assurée
qu’elle pourrait m’avoir des piges à Esquire. Mais le must du must, c’est quand même que le Elle
américain a intégré sur son site un lien vers mon blog. Ils en ont même parlé dans une parution du
mois dernier. Du coup, la fréquentation de mon site a terriblement augmenté !
Mon père sourit devant mon enthousiasme.
– On sait que tu vas réussir, Anna ; on a confiance en toi. N’est-ce pas, Jane ? dit-il en posant une
main sur celle de ma mère.
Je sens bien qu’elle cache son chagrin, mais je suis grande, je vais m’en sortir !
– Oui, on est fiers de toi, ma chérie, murmure-t-elle.
Je lui fais glisser mon petit croquis que j’ai agrémenté de cœurs. Un peu puérils, certes, mais qui
en disent long sur l’amour que j’ai pour elle. Elle le regarde avec émotion.
– Bon, mon seul souci, c’est de caser la visite de Churchill chez le véto avant le départ, ajouté-je
pour détendre l’atmosphère.
Mes parents prennent une mine ahurie.
– Churchill ? demande mon père.
– Oui, mon nouveau chat, celui que j’ai adopté quand j’ai fait mon article sur les animaux de
compagnie pour célibataires.
Maman fait la moue et ferme les yeux.
– Avais-tu besoin de t’embarrasser d’un animal alors que tu ne sais même pas ce que sera ta vie
là-bas ? Sans compter les formalités, Anna, dit-elle.
– Rien de rien, pas de quarantaine ; mon futur collègue de bureau a un pedigree et des papiers en
bonne et due forme. Je croise juste les doigts pour qu’il ne chope pas un rhume avant le départ…
– J’aurais plutôt pensé que ton souci allait être de dire au revoir à Jonathan, commente mon père,
mais je crois comprendre que l’adoption de ce Churchill implique que tu te considères déjà comme
une célibataire endurcie ayant besoin d’un animal de compagnie.
Quel finaud, mon papa qui sent tout…
– Oui et Jonathan, comment va-t-il ? surenchérit ma mère.
En quelques mots, Jonathan a été mon petit ami pendant ces deux dernières années. À vrai dire,
il a plus été mon ami tout court que mon petit ami, et ça, dès le début. Nous nous sommes
rencontrés à l’école de journalisme. Son père possède un journal quotidien local en Écosse, et
j’aimais beaucoup l’humour de Jonathan, son côté un peu farfelu. J’avais surtout l’impression que
Jonathan me comprenait. Il a été d’une grande indulgence pour mes habitudes un peu déroutantes,
et notamment la capacité que j’ai de me plonger dans un autre monde pendant des heures, durant
lesquelles je ne fais qu’alterner entre écriture et dessin. Le principal souci avec Jonathan, c’est donc
plutôt qu’il a toujours été un très bon copain et que nous avons fait l’erreur de croire que cela
suffisait pour construire une relation amoureuse.
Quand j’y pense, ça n’a jamais été la flamme entre nous. On est devenus amants, mais ça n’a
jamais été vraiment passionné. Au lit, c’était comme dans la vie, on s’entendait et on rigolait bien,
mais je ne suis pas sûre que ce soit l’endroit idéal pour se payer des crises de fous rires. Et puis
surtout, Jonathan n’a plus paru me comprendre quand j’ai commencé à évoquer, l’an dernier, mon
envie d’aller vivre aux États-Unis. Il y a même eu un sacré couac entre nous. C’est à ce moment-là
que j’ai réalisé qu’il nous avait concocté un joli petit avenir à deux avec professions assurées par
papa, maison en Écosse, mariage et bambins à la clé. Autant nous envoyer directement en maison
de retraite ! Très peu pour moi, merci.
Alors, progressivement, j’ai fait comprendre à Jonathan que ce plan sur la comète s’arrêtait là
pour nous deux, que c’était chacun notre route et vogue la galère !
Je frime, je n’ai jamais dit ça… Pas mon genre de faire du mal !
Non, j’ai pris mes distances, et nous avons beaucoup discuté. Mais, avec Jonathan, je me
demande parfois si trop discuter ne tue pas la discussion. À force de parler, le vif du sujet devient
une sorte de concept abstrait, comme dans une émission de télévision où les invités débattent d’un
sujet qu’ils ne connaissent pas vraiment. Pour résumer, il y a deux mois, j’ai rompu avec Jonathan,
mais, à deux semaines de mon départ, Jonathan semble vouloir occulter notre rupture et nourrir le
fol espoir que je ne parte pas… C’est d’autant plus douloureux que je n’ai aucune envie qu’on se
dispute et j’aspire sincèrement à le garder dans ma vie comme ami.
Je sais, c’est horrible de dire cela à un homme quand on rompt, mais c’est vrai !
Pour couronner le tout, mes parents adorent Jonathan, qu’ils trouvent sympathique, simple et
stable. Ce qui est vrai aussi ! Je me vois mal leur expliquer que mon traversin me fait plus d’effet
que celui qu’ils voyaient déjà comme leur gendre…
– Jonathan va bien, dis-je. Enfin, il irait mieux si je ne m’en allais pas. On a déjà eu cette
discussion cent fois et je ne veux pas nier la peine que je lui fais, mais je crois que c’est mieux ainsi.
Mes parents hochent la tête comme s’ils n’avaient pas le choix. Je consulte discrètement ma
montre. Il est presque 16 heures. Je vais devoir les quitter pour rentrer à Paris.
Dans l’entrée, j’ai droit aux dernières recommandations pour les préparatifs, puis ils me serrent
fort dans leurs bras. C’est une répétition de ce qui va se passer dans deux semaines à l’aéroport,
sauf qu’il y aura certainement plus de larmes.
Je referme la grille du pavillon de la banlieue parisienne en meulières, la maison où j’ai grandi.
Mes parents sont sur le perron ; mon père tient ma mère par la taille, et ils m’envoient tous les
deux un baiser de la main. Je leur réponds de la même manière et file, tête baissée, la gorge serrée
vers la gare.
Dans le RER, j’observe les gens et le décor extérieur, je dessine quelques postures et ambiances
en imaginant ce que je verrai dans quelques semaines quand j’emprunterai les transports en
commun new-yorkais. Mon cœur se met à battre et j’en oublie un peu la tristesse éprouvée à
m’éloigner de mes parents.
Métro, escaliers, rue, je débouche place des Abbesses et, là, à quelques mètres de l’entrée de
mon immeuble, j’aperçois Jonathan planté devant la porte. En me voyant approcher, il cache
maladroitement derrière lui un bouquet de fleurs.
Bien entendu, cela me fait plaisir de le voir. Je suis toujours contente de discuter avec lui. Ce qui
m’ennuie, c’est qu’il va peut-être falloir tout réexpliquer depuis le début…
Je me penche pour lui faire la bise. Il a l’air tout désemparé, comme si le fait que je l’embrasse
sur les joues allait le faire se désintégrer.
– C’est sympa de passer me voir, dis-je. J’étais chez mes parents. Ils t’embrassent. Ça fait
longtemps que tu attends ?
– Non, non, mentit-il.
– Tu montes boire un thé ? lui proposé-je.
– Ben, c’est-à-dire que, tu sais, je suis allergique aux poils de chat et, avec ton nouveau
colocataire…
J’aurais voulu le faire exprès que je n’aurais pas pu mieux faire…
– Je t’offre un verre au café du coin alors ? dis-je en l’attrapant par le bras pour l’entraîner.
Comme Jonathan est embarrassé par son bouquet alors que nous marchons, il finit par me le
donner en bafouillant à nouveau.
– Comme tu t’en vas bientôt, j’ai pensé que tu pourrais profiter des fleurs avant ton départ, dit-il.
– C’est gentil ça, merci, réponds-je négligemment.
– Ça n’est pas ce que tu crois, hein ? ajoute-t-il aussitôt. Je n’espère plus rien. C’est juste que
j’avais envie de te faire plaisir.
Le problème de Jonathan, c’est qu’il est intelligent mais très émotif. Aussi, il sait très vite ce que
je pense, mais se dévoile tout aussi rapidement, en affirmant le contraire en général.
Au café, il me pose des questions sur mon déménagement, mes projets, le quartier où nous allons
habiter avec Saskia, toutes ces choses qu’il sait déjà mais qu’il a besoin d’entendre encore une fois
pour que mon départ devienne réel. Je réponds à toutes ses questions, je l’aide à confirmer notre
rupture, le fait que nos routes vont se séparer. C’est important d’accompagner l’autre dans une
rupture, enfin, c’est ce que je pense.
– Tu seras le bienvenu si tu veux venir nous voir, tu sais, lui dis-je.
Mais je sais ce qu’il pense de Saskia, une fille trop exubérante à son goût, imprévisible et surtout
trop entreprenante avec les hommes.
– Même si tu ne viens pas seul, ajouté-je en me filant intérieurement une gifle.
Ça n’est pas de très bon goût, mais c’est sincère. J’espère vraiment qu’il trouvera quelqu’un, et je
serais contente de rencontrer cette personne. Nous nous quittons pour le moment en nous
embrassant comme des amis de longue date. Je me doute bien qu’il trouvera un moyen de venir me
souhaiter bon voyage une dernière fois.
À peine mets-je le pied dans l’immeuble ancien où je vis que j’entends le vacarme très lyrique qui
gronde derrière la porte du premier étage où habite mon cher ami et voisin Gauthier. Je frappe à sa
porte, avant de rejoindre mon petit appartement au second. Une, deux, quatre fois, évidemment,
avec ce boucan, il ne doit pas m’entendre. Je teste la poignée, la porte est ouverte, comme toujours.
Dans le salon, la musique est tellement forte que j’en deviens presque sourde et qu’il m’est
difficile de m’orienter. Comme je suppose que le tintement métallique que j’entends ne fait pas
partie de la partition de La bohème de Puccini, je me dirige vers la cuisine.
Me tournant le dos, ce grand brun de Gauthier dirige un orchestre imaginaire, une cuillère en
bois à la main, dont il assène par moments de petits coups sur des casseroles accrochées à un
râtelier.
– En voilà une manière pas banale de jouer de la baguette, monsieur le chef d’orchestre ! lui dis-
je en hurlant presque.
Gauthier se retourne d’un coup et me répond sans perdre le fil de la musique des mouvements de
sa cuillère en bois :
– Il faut être un peu partout, madame, les percussions sont ce que je maîtrise le mieux. Tiens, tu
m’as apporté des fleurs ? s’étonne-t-il.
– C’est Jonathan qui vient de me les offrir.
Gauthier fait une petite moue ennuyée et me dépasse pour aller baisser le volume de la musique.
– D’autre part, ton colocataire n’a pas forcément la classe anglaise que laisserait augurer son
nom.
Il a miaulé, que dis-je, hurlé une bonne heure en début d’après-midi, dit-il en m’agitant sa cuillère
sous le nez.
Il faut juste s’accoutumer, Gauthier parle comme ça. Il fait des phrases bien tournées, mais
parfois, il dit aussi des choses très détestables.
– Churchill doit s’habituer à sa nouvelle maison. Sois un peu indulgent…
– À sa nouvelle maison pendant deux semaines encore, oui. Tu veux un thé, Anna ?
Je refuse en agitant la tête.
– Comment s’est passé ce repas dominical en famille alors ? me demande Gauthier en me tendant
une plaquette de chocolat noir que je ne refuse pas.
Nous allons dans son salon où je lui raconte ma journée, le déjeuner chez mes parents, leurs
questions et leurs inquiétudes, puis ma rencontre avec Jonathan devant l’immeuble. Je fixe devant
moi le portrait à l’encre que j’ai fait de Gauthier, son profil racé et sa bouche rieuse.
– Moi aussi, je suis fier de toi, Anna, me dit mon ami en me serrant très vite dans ses bras. Je suis
heureux pour toi, heureux de vous rejoindre bientôt aussi, Saskia et toi. Si tout va bien, je
m’installerai à New York dans deux mois. Vraiment, j’ai hâte, mais je suis encore plus heureux que
tu me débarrasses de ce monstre à pedigree qui braille dès que tu sors. On n’est pas à la SPA,
merde ! dit-il avec son ton Madame-de-Rothschild que j’adore et qui nous fait éclater de rire.
Dès que j’entre dans mon appartement, la musique reprend de plus belle à l’étage du dessous.
Churchill, mon British shorthair de 6 mois, qui pèse le poids d’un gros chat adulte, se couche sur
le dos devant mes pieds pour que je lui gratte le ventre, puis, quand il en a assez, se relève et se
lance dans une tirade de miaulements sans fin qui m’est adressée, sans aucun doute, étant donné
qu’il me fixe de ses yeux dorés diaboliques.
Je repense à l’article que j’ai écrit : « Le mâle British shorthair se caractérise par une forte
tendance à moduler ses miaulements à votre attention, de sorte que vous avez véritablement
l’impression qu’il a des choses à vous raconter. À conseiller à celles qui ont besoin de parler en
rentrant du bureau. ». Et il était tellement mignon celui-ci, chez l’éleveur que j’avais interviewé,
cette grosse boule de poils qu’un client avait rapportée car il était allergique aux poils de chat… Je
n’ai pas pu résister.
– Quoi ? ! Ce truc à poils t’a coûté 800 euros ? ! s’était exclamé Gauthier quand je l’avais
rapporté à la maison.
– Mais non, je t’ai dit qu’il valait 800 euros ! lui avais-je répondu.
– Tu sais quoi ? On n’a qu’à le revendre et on va à l’opéra tous les soirs de la semaine prochaine !
Gauthier a un humour assez proche de celui de mon père, mais en plus fou et plus bruyant.
Churchill continue son monologue.
– Oui, moi aussi, mon gros, lui dis-je en essayant de le dégager de mes pattes quand mon portable
sonne dans mon sac.
C’est Saskia.
– Hello ! What’s up , ma belle ? Ça s’est passé comment avec tes parents ? On sort ce soir ? J’ai
un super plan.
Je vous présente Saskia, qui parle plus vite que son ombre et tire dix cartouches de sujets de
discussion à la seconde. Ma méthode, c’est de mémoriser et de répondre dans l’ordre en essayant de
garder le rythme.
– Hello ! Je rentre juste. Très bien. Je suis partante. C’est quoi ?
– Je te dirai tout à l’heure. Je me débarbouille de toute la peinture que j’ai sur moi, je me fais
belle et j’arrive !
2. Sortir ce soir
Se débarbouiller de la peinture que Saskia a sur elle, cela peut prendre du temps. Je prends donc
le mien pour me préparer, sous l’œil attentif de Churchill. C’est fou comme ce que je fais paraît tout
d’un coup important à travers le regard d’un gros chat anglais qui fait du lard toute la journée.
Quand je lui demande si telle tenue me va – une mini-jupe en jean, un leggings en coton fin aux
motifs gris ton sur ton, un débardeur, un tee-shirt fluide qui dénude mes épaules, et des ballerines
de danse vernies rose bonbon –, il me répond ! Cet animal est mieux qu’un Furby !
Presque deux heures plus tard, après un coup strident à la sonnette, Saskia entre de son pas
empressé. On a toujours l’impression qu’elle marche par grand vent, un peu penchée en avant,
qu’elle fend un air qui serait solide.
Saskia, grande fille à peine plus âgée que moi, m’a accostée quatre ans plus tôt lors d’une expo,
en me demandant si elle pouvait peindre ma peau. Entendez, peindre sur ma peau. J’ai accepté. Ce
fut une expérience étonnante ; j’ai découvert l’œuvre de Saskia et trouvé une amie.
On ne pourrait pas trouver moins assorties que nous deux : Saskia est grande, toute en muscles
et en membres secs, alors que je suis plutôt du style poupée de porcelaine, aux formes bien
proportionnées. Saskia arbore une longue tignasse blonde qu’elle malmène dans des coiffures
sauvages, et moi, une coupe mi-longue brune, artistiquement décoiffée. Elle a des yeux sombres, et
les miens sont verts tachetés de doré. Saskia parle et rit fort, fait de grands gestes et ne passe
jamais inaperçue, tandis que j’essaie d’être aussi discrète que possible et me retrouve toujours un
peu embarrassée quand un homme pose un regard curieux sur moi. Pourtant, nous avons le chic
pour nous retrouver habillées dans les mêmes tons ou le même style, bien que Saskia y ajoute
toujours sa touche de folie. À l’image de ce soir, où sa tenue diffère à peine de la mienne. Son haut
est largement décolleté et ses stilettos multicolores lui donnent plus d’une tête de plus que moi.
Elle se pose sur le tabouret devant ma table à dessin.
– Tu as encore de la peinture dans les cheveux, lui fais-je remarquer.
Et elle est parfumée à la térébenthine…
– Pas grave, dans le noir, ça ne se verra pas, répond-elle.
– Alors, quel est le programme ?
– Je te raconte. Il m’est arrivé un truc dingue hier soir.
Il ne lui arrive QUE des trucs dingues !
– Je faisais cette performance dans une galerie avec ces musiciens un peu barrés qui jouaient de
la musique expérimentale pendant que je peignais dans le noir, en dansant, avec des couleurs fluo.
Dingue…
– Et ?
– Et dans le public, il y avait ce type très… comment dire… très à part. Un grand brun avec des
lunettes et un bouc, les cheveux hyper-longs. Il est venu me voir à la fin de la performance. C’est un
Américain. Il est bassiste. Il joue avec son groupe ce soir au Duc des Lombards.
Tandis qu’elle me parle, elle fixe Churchill, assis de dos sur le rebord de la fenêtre.
– Tu sais que ce chat ressemble à une grosse poire velue. Tu es sûre que tu l’emmènes à New
York ? S’il continue à grossir comme ça, il va occuper toute une pièce.
Je soupire.
– Je pars à New York avec Churchill, dis-je. Non, rectifié-je, je suis déjà à New York avec Churchill
!
J’attrape ma besace.
– Donc c’est au Duc des Lombards qu’on va, si j’ai bien compris, dis-je. Et sans aucune arrière-
pensée, n’est-ce pas ? Juste pour le plaisir d’écouter de la musique…
Quelques stations de métro plus tard, nous nous retrouvons devant l’entrée du Duc des
Lombards.
Par cette soirée de juillet, le public est autant sur la terrasse en coin de rue qu’à l’intérieur. Une
foule branchée, hétéroclite, qui va du jeune étudiant au producteur quinquagénaire et sa clique de
belles femmes apprêtées. Pas vraiment ma tasse de thé cette ambiance confinée et très tape-à-l’œil.
Encore moins cette sorte de jazz sirupeux joué par des musiciens quinquagénaires dans la salle de
concert du sous-sol.
Je jette un regard à Saskia une fois à l’intérieur.
– Ne me dis pas que c’est…
– Non, non, me coupe Saskia, ce n’est pas son groupe. Ils jouent juste après.
Nous commandons un verre, et Saskia vide le sien d’un trait pour aller se faufiler au travers des
auditeurs jusqu’à la scène au moment où le groupe suivant, les 3 Points Circle, est annoncé. Je reste
en retrait, debout contre un mur, pour siroter tranquillement mon jus de fruits.
Les quatre musiciens s’installent sur scène. Je repère aussitôt celui qui intéresse mon amie, pas
vraiment étonnée qu’elle ait jeté son dévolu sur le plus atypique des quatre, un homme maigre et
élancé aux mains et aux bras puissants, qui joue de la basse d’un air paisible, avec un petit sourire
intérieur. De loin, je vois la tignasse de Saskia qui se balance presque aux pieds de l’homme…
La musique est plaisante et plus rythmée, après la mélasse mille fois entendue du groupe
précédent. C’est une sorte de rock-blues, un peu jazzy, principalement musical, avec quelques
interventions vocales d’un guitariste qui me captive aussitôt. Je ne dois d’ailleurs pas être la seule à
être captivée ! Il est tout simplement… charismatique. Il n’en rajoute pas pour attirer l’attention,
mais c’est impossible de ne pas le voir. Habillé sobrement d’une chemise noire, largement
déboutonnée au col, sur un torse que je devine divinement sculpté, et d’un jean slim foncé.
Non mais n’importe quoi, il faut que je me calme !
On ne voit que lui ! Son visage bien dessiné à la mâchoire carrée, son sourire effilé quand il
chante les yeux fermés, ses yeux pâles (bleus, verts ou gris ?) quand il regarde droit vers la foule,
ses cheveux châtain clair, assez courts mais ébouriffés. Il bouge élégamment, on sent qu’il prend du
plaisir à ce qu’il fait.
Et moi à le regarder…
Je regarde autour de moi et constate que je ne suis pas la seule sous le charme. Les visages
féminins sont tournés vers lui, un sourire rêveur aux lèvres. Perdue au milieu de ces admiratrices, je
me laisse, moi aussi, envoûter avec un même sourire ravi. Le groupe alterne les morceaux rythmés
avec d’autres plus apaisants et magiques, où l’on sent que chacun improvise de manière inspirée.
Surtout ce superbe guitariste…
Je reste fascinée tout au long de leur set. Ma peau se couvre de chair de poule quand le guitariste
se lance dans un solo ou lorsqu’il fredonne tout simplement d’une voix chaude, un rien éraillée. Je
frissonne et me trouve stupide à avoir l’impression que c’est à moi qu’il s’adresse quand il parle de
sentiments amoureux. Voilà un homme qui donne envie de contacts. C’est certainement un type
inaccessible et dangereux qui doit profiter de ses charmes. Je secoue la tête. Je ne suis pourtant pas
une midinette, mais, là, il faut bien l’avouer, ce type me rend le corps chaud et me retourne
complètement.
Quand ils disparaissent de scène, je cherche Saskia des yeux sans la trouver. Elle a sans doute dû
aller retrouver son bassiste en coulisse. Loin de moi l’idée de la rejoindre, au risque de tomber sur
ce beau guitariste et me ridiculiser…
Le public se disperse et je m’assieds au fond de la salle à une table où je ne connais personne et
personne ne me remarque. J’ai ce don pour la discrétion et pour passer inaperçue… Je sors mon
carnet de croquis de mon sac et me mets à griffonner automatiquement jusqu’à ce que je me rende
compte que je suis en train de dessiner le portrait du guitariste de mémoire et à en couvrir toute
une page du carnet.
Si c’est comme ça, autant me laisser aller…
Je tourne la page et le « croque » en pied dans les attitudes qui se sont imprimées dans ma tête.
Puis, de nouveau son visage, son sourire, son regard, ses épaules… je suis vraiment absorbée par
mes croquis quand une main se pose sur mon épaule.
– Are you Saskia’s friend ?
Je lève la tête vers la voix masculine qui vient de s’adresser à moi et… je reste bouche bée, le
feutre pointé dans le vide, le souffle coupé. C’est lui, le guitariste, comme s’il venait de prendre vie
des pages de mon carnet.
Il faut que je parle ! Il faut que je retrouve ma voix !
– Vous êtes l’amie de Saskia ? redemande-t-il, cette fois en français avec un accent à tomber par
terre.
J’arrive tout juste à balbutier « Oui, yes I am », pour lui faire comprendre que, bon sang, je suis
bilingue, non ? !, et je lui demande en anglais où se trouve mon amie.
– Elle est en coulisse avec nous. Elle m’a demandé de venir te chercher. Tu viens ?
Il a compris le message et est repassé à l’anglais de sa voix juste un peu rauque –
automatiquement, je l’entends me tutoyer. Cette langue a du bon, elle rend les gens plus proches –,
et là, il m’attend, debout, à quelques centimètres de moi. Personne ne pourrait résister à ce beau
sourire ou refuser son invitation.
– Tu dessinais ? demande-t-il en baissant les yeux sur mon carnet.
Et sur tous ces portraits de lui !
Je referme brusquement le carnet sur mes genoux. Il a un petit sourire amusé et ses yeux brillent
d’une curiosité ravageuse.
Il les a vus ! Il a vu mes dessins de lui !
Je me mets à trembler. Il faut que je me lève. Ce que je fais d’un coup tout en forçant ma voix :
– Je te suis, dis-je en avançant franchement, l’air faussement déterminé.
Je fais deux pas qui me coûtent, les jambes flageolantes, sous son regard toujours amusé.
– Tu ne prends pas ton sac ? me dit-il.
Merde ! J’ai bien mon carnet et mon feutre à la main, mais j’ai laissé ma besace accrochée au
dossier du fauteuil. Je fais un brutal volte-face, rouge jusqu’à la racine des cheveux, et je percute
une fille avec son verre. Elle recule d’un pas, et c’est l’enchaînement des dominos : elle bouscule un
des types qui étaient assis à la même table que moi, lui renverse son verre sur la chemise, le type se
lève d’un bond, entraîne la table dans le mouvement et tous les verres se répandent sur les genoux
de tous ceux assis autour… et sur ma besace qui gît par terre maintenant que mon fauteuil vide a,
lui aussi, basculé. Les victimes s’énervent, le ton monte, on comprend très vite qui est l’origine de la
catastrophe et je me retrouve énergiquement prise à partie.
Et il intervient… comme mon sauveur. Il s’interpose, calme le jeu, pose une main apaisante sur le
bras du type trempé, calme les piaillements des filles maculées et propose de payer une tournée à la
table. Pendant ce temps, accroupie par terre, j’essuie tant bien que mal ma besace dégoulinante.
Bien joué, Anna ! Franchement, si tu voulais passer pour une cruche et te ridiculiser, tu n’aurais
pas pu mieux faire…
De nouveau, sa main se pose sur mon épaule.
– Ça va ? me demande-t-il.
– Oui, oui, bafouillé-je en me relevant. Ce n’est pas grave, c’est juste un sac, hein… Merci.
– Allez viens, me dit-il en me prenant la main et en m’entraînant derrière lui dans la foule.
Ma main dans la sienne, c’est presque une expérience mystique… comme si, soudain, je prenais
conscience d’avoir un corps, une peau, le sang qui bat dans mes veines. Le point de contact de nos
deux mains me paraît brûlant comme de la lave. Je déglutis et, les jambes en coton, je le suis. Mais il
s’arrête presque aussitôt et se tourne vers moi :
– Au fait, moi, c’est Dayton. Et toi ?
Il me tient toujours la main. Je la sens chaude et électrique contre ma peau. Encore une fois, je
perds tous mes moyens, comme si j’étais devenue amnésique et avais oublié jusqu’à mon prénom.
Mes lèvres restent closes et ses yeux bleu clair ne me quittent pas. Il incline la tête sur le côté,
sourit légèrement en fronçant les sourcils.
– Hé, tu es sûre que ça va ? me demande-t-il.
Mais bon sang, réveille-toi, Anna !
– Oui, oui, c’est juste qu’il y a beaucoup de bruits et de monde. Je ne suis pas trop à l’aise dans ce
genre d’ambiance.
– Tu n’aimes pas les concerts ?
– Ben oui, si, bien sûr !
Ma confusion le fait rire et il rejette la tête en arrière. Mon regard reste rivé à son cou et à sa
bouche qui s’entrouvre.
– Je ne sais toujours pas comment tu t’appelles, dit-il.
– Anna, c’est Anna.
– Comment se fait-il que tu parles si bien anglais, Anna ?
– Euh, ma mère est américaine, voilà, c’est tout simple, balbutié-je comme une élève qu’on
interroge.
– Bon, fait-il en me souriant, allons rejoindre les autres dans un endroit moins bruyant.
Nous reprenons notre traversée de la salle, main dans la main, moi dans son sillage, me laissant
entraîner par… Dayton. Je voudrais que ce moment ne s’arrête jamais. J’ai l’impression de me
réduire à cette main qu’il serre dans la sienne. Il se retourne parfois pour s’assurer sans doute que
je n’ai pas provoqué un nouveau cataclysme et me sourit. Je ne suis qu’une poupée de chiffons
ballotée au milieu de la foule. Dayton est interpellé de temps en temps par des personnes du public
qui le reconnaissent et le félicitent, échangent quelques mots avec lui, mais il ne lâche jamais ma
main.
J’attends patiemment, embarrassée et ne peux m’empêcher de remarquer que des femmes
posent des regards dubitatifs sur nos deux mains qui se tiennent. Je ne sais plus où me mettre et,
pourtant, je ne dis rien. Je ne comprends toujours pas ce qu’il s’est passé entre le moment où je suis
tombée sous le charme de son apparition sur scène et là, maintenant qu’il me tient la main. Chaque
fois que nous reprenons notre route, il m’adresse un nouveau sourire irrésistible. J’ai le souffle court
et j’ai très chaud.
Nous parvenons enfin dans la loge du groupe et, dès que Dayton en ouvre la porte, il est accueilli
par des « Ah » enjoués. Quand j’apparais derrière lui, les regards se fixent sur moi. Je repère
aussitôt Saskia qui lance un « Twinkle ! » que je regrette dans la seconde où elle l’a prononcé.
– Twinkle ? me demande Dayton en haussant ses divins sourcils.
« Twinkle », c’est le pseudo de narratrice du blog que je tiens. J’avoue que, parfois, mes amis s’y
perdent autant que moi. C’est un verbe ou un nom, comme on veut. Au choix, cela signifie «
scintiller » ou « pétillement dans les yeux ». Il y a sans aucun doute beaucoup de moi dans cette «
Twinkle », dans ce qu’elle pense et dans les sujets qu’elle aborde, mais je n’ai en rien sa répartie et
sa spontanéité. En tous cas, pas dans la vraie vie. La preuve en est que « Twinkle » ne resterait pas
livide et muette devant le beau spécimen masculin qui vient de me poser une question.
Le bassiste – que je trouve déjà bien proche de mon amie – se met alors à fredonner « Twinkle
twinkle little star, how I wonder who you are » (Scintille, scintille petite étoile, je me demande bien
qui tu es), et Dayton, qui me fixe toujours, éclate de rire en même temps que les autres.
– Non, non, euh, c’est bien Anna, dis-je très vite en lançant un regard noir à ma copine qui a déjà
oublié sa gaffe et gesticule en étant déjà passée à autre chose.
Dayton pose une main dans mon dos, toujours avec ce sourire malicieux.
Je dois vraiment l’amuser… Moi-même, je me trouve super-drôle !
– Je te présente ? dit-il en se penchant légèrement vers moi.
Il dégage un parfum épicé et boisé à la fois, et son torse n’est qu’à quelques centimètres de main.
Sent-il qu’il me trouble ? Je dois être cramoisie…
Nous nous dirigeons vers Saskia et son bassiste ; ça a l’air de bien passer entre eux, et la joie de
mon amie est toujours communicative. Au moins, je ne suis plus seule avec Dayton. Pendant que ce
dernier s’adresse à son copain, Saskia roule des yeux dans ma direction en signe d’encouragement.
Je sais que, dans son langage corporel, ça veut dire : « Vas-y ! Attaque, qu’est-ce que tu attends ? ».
Excepté que je n’attaque jamais !
Dayton se charge des présentations : Julian, le bassiste, qui doit être magnétique vu comme
Saskia est aimantée par lui, puis le batteur et le second guitariste ; ces deux derniers sont en grande
discussion sur le programme de leur fin de soirée. Il y a d’autres personnes qui vont et viennent
dans la loge, et je me retrouve bientôt un peu esseulée dans mon coin, à siroter un jus de fruits que
Dayton m’a mis dans la main. Ça plaisante, ça s’interpelle, ça discute business et musique. Des filles
un peu énervées déboulent, les musiciens rigolent avec elles. Je ne me sens pas trop à ma place,
mais je n’arrive pas à me décider à partir. J’échange avec Julian et Saskia, qui est en train de lui
expliquer notre imminent départ pour New York. Dès que nous abordons ce sujet, je suis
intarissable, et me voilà lancée dans la description de notre future aventure, tout en essayant
d’observer Dayton à la dérobée, mais il me surprend à plusieurs reprises.
Un moment, je le sens s’approcher dans mon dos. Il reste ainsi, quelques secondes, à m’écouter
parler, comme s’il hésitait à intervenir. Puis, je sens son souffle dans ma nuque et je me raidis quand
il me murmure :
– J’aimerais bien voir ce que tu dessines.
Je rougis et me tourne vers lui. Saskia saisit la balle au bond.
– J’adore ce que fait Anna, c’est très spontané, pris sur le vif et juste, dit-elle.
– Ah, je ne sais pas, bafouillé-je, ce sont juste des croquis, des illustrations pour des articles…
Saskia est une vraie artiste, elle !
Dayton ne me quitte pas des yeux. J’ai toujours le sentiment qu’il se retient de quelque chose,
comme si ses pensées le perturbaient. Je déglutis avec difficulté, une boule dans la gorge. Un frisson
me traverse, faisant pointer mes seins sous mon fin tee-shirt. Je croise les bras sur ma poitrine et
tourne mon visage vers lui.
– Alors peut-être pourras-tu m’en dire plus sur « Twinkle » ? ajoute-t-il en plongeant ses yeux
clairs dans les miens.
A-t-il seulement conscience de l’effet qu’il me fait ?
Je ne peux m’empêcher de fixer ses lèvres et son sourire malicieux. Il s’amuse sans doute de tout
cela parce que je ne peux m’empêcher de sentir aussi une certaine distance, une réserve dans ce
regard, comme s’il se préservait de quelque chose.
– On part boire un verre ! me lance Saskia, accrochée au bras de Julian.
Les deux autres musiciens assurent le rapatriement du matériel à leur hôtel et, de toute
évidence, ils ont trouvé de l’aide auprès de cinq jeunes femmes très excitées et bruyantes. Si bien
que je me retrouve sur le trottoir, à côté de Dayton qui, après avoir pris congé de ses acolytes, se
tourne vers moi.
– Bon, eh bien, on dirait que tout le monde nous a lâchés, dit-il en souriant. Ça te dit qu’on se
balade un peu pour profiter de cette belle nuit ?
Je hoche la tête avant d’émettre un timide :
– Oui, d’accord.
J’ai cette pensée troublante.
Je ne peux que lui obéir.
3. Paris la nuit
Loin du public du Duc des Lombards et de l’euphorie d’après concert de la loge, je me retrouve
pour la première fois seule avec Dayton. D’accord, nous ne sommes pas vraiment seuls, nous
déambulons dans la rue qui est encore animée par cette chaude nuit estivale, mais, même s’il ne me
touche pas comme il l’a fait en me tenant la main une heure plus tôt, sa proximité, son corps à
quelques centimètres du mien, alors que nous marchons lentement, me plongent dans un embarras
qu’il doit certainement sentir. J’ai la gorge serrée et les mains chaudes. Je m’agrippe à la
bandoulière de ma besace.
– Tu voulais peut-être rentrer te coucher ? me demande-t-il.
– Non, non, c’est une bonne idée de se promener un peu, réponds-je avec un filet de voix.
– J’avais envie d’en savoir plus sur toi, ajoute-t-il sur un ton qui me semble gêné, qu’on passe un
moment ensemble.
Difficile de refuser une telle proposition ! Autant l’admettre, moi aussi j’ai envie de passer plus de
temps avec lui. Jamais je n’aurais rêvé d’une situation pareille : tomber sous le charme d’un
musicien séduisant et attirer son attention. Bon sang, je ne crois toujours pas à ce qui est en train
de m’arriver.
Ça ne rime véritablement à rien puisque, dans deux semaines, je m’envole vers de nouveaux
horizons.
Perdue dans mes réflexions, je me tais. Comme Dayton est, lui aussi, silencieux, je me tourne
lentement vers lui pour l’observer, tout en marchant. Il est peut-être aussi en train de se demander
ce qu’il fait là, avec une fille incapable d’aligner trois phrases sensées. Je découvre que, lui aussi,
m’observe. Quand il constate ma surprise, il me sourit, embarrassé d’être pris en flagrant délit.
– On devrait un peu se détendre, tu ne crois pas, Anna, dit-il avec un sourire presque gamin.
À sentir son regard ainsi rivé sur moi, mon malaise redouble. Je tire sur ma jupe, remonte mon
tee-shirt sur mon épaule et essaie de dissimuler entièrement mon visage derrière trois mèches de
cheveux. En même temps, je ne me le cache pas, j’ai juste envie de me jeter sur cet homme, de
poser mes lèvres sur ce sourire, de sentir ses mains remonter ma jupe et baisser mon tee-shirt…
Ouh là, il ne faut pas que je m’emballe !
Tout ce qui se bouscule dans ma tête, et maintenant dans mon ventre, entre mes cuisses, rend la
situation éminemment inconfortable…
Dayton n’a pas l’air non plus très à l’aise. Mon embarras doit être contagieux ou pesant, je ne
sais pas. Il lève la main droite pour la passer dans ses cheveux. Mon attention est soudain attirée
par un petit détail que je n’avais pas remarqué jusqu’alors. Sur l’intérieur de son bras droit, un peu
plus haut que son poignet, à la lisière de sa manche roulée, il y a un tatouage discret d’un cercle
autour duquel sont disposés trois points.
– Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en approchant mon doigt sans toucher sa peau, comme si
j’avais peur de me brûler.
Une seconde, rien qu’une, ses yeux bleus s’assombrissent. Il baisse vivement le bras pour que le
tatouage se retrouve de nouveau dissimulé sous la chemise.
– Comme de nombreux tatouages, c’est une erreur de jeunesse, répond-il. Un truc qui n’a aucun
sens particulier, qui est juste là pour incarner le mystère. C’est aussi le nom de notre groupe.
Oui, suis-je bête, 3 Points Circle… qui ne veut en effet pas dire grand-chose…
La circulation est quasi-inexistante à cette heure de la nuit. Nous croisons des groupes de jeunes
qui plaisantent et s’interpellent d’une voix forte, des couples de tous les âges qui marchent d’un pas
rapide vers une destination commune ou flânent, bras dessus bras dessous, pour profiter de la
chaleur nocturne.
Et nous, qui sommes-nous ? Un homme et une femme qui ne se connaissent pas, qui se
promènent, silencieux, à la discussion tâtonnante. Mettons ça sur le compte de la transition entre
l’effervescence du Duc des Lombards et les rues plus calmes. Après tout, il vient de jouer avec son
groupe ; il peut tout aussi bien avoir envie de calme, juste d’une compagnie apaisante et
réconfortante pour une petite promenade de détente… Sauf que la compagnie qu’il a justement
choisie, à savoir moi, est complètement perturbée par son charme…
Dayton a une manière féline de se déplacer, souple mais puissante. À l’approche de la place du
Châtelet, il s’arrête une seconde.
– On va sur les quais ? me demande-t-il, comme si cette idée soudaine de nous retrouver entre
inconnus allait nous sortir enfin de l’embarras.
Alors que nous traversons la place, qu’il avance d’une démarche détendue, mon cerveau carbure
à toute vitesse. Quelque chose est en train de se passer, là, maintenant ; quelque chose que je n’ai
jamais connue ; un tourbillon qui me prend le corps et le cœur, et qui n’arrive que dans les films
qu’on regarde en se gavant de chocolat, les soirs où on trouve que, franchement, la vie, ça n’est pas
une fête foraine. Par contre, depuis le début de la soirée, j’ai l’impression de passer de la grande
roue aux montagnes russes. Que penser aussi de cette chaleur dans tout mon corps, de cette envie
d’une peau que je connais à peine ? Et le fait d’être en juillet n’a rien à voir avec tout ça !
En bord de Seine, nous bifurquons vers le Pont Neuf. Là, dans cet espace plus ouvert, c’est
comme si nous respirions mieux tous les deux.
– Tu pars aux États-Unis bientôt alors ? me demande-t-il.
– Oui, dans deux semaines, réponds-je en souriant, tant cette perspective me remplit de joie.
– Pour t’y installer et travailler là-bas, c’est ça ? ajoute-t-il.
S’il me lance sur ce sujet, il est sûr que je vais être intarissable. Dans un sens, cela me permet de
m’arracher de la tension sensuelle qu’il dégage et qu’il provoque en moi. Quand je me décide à lui
expliquer mes projets, j’ai l’impression de retrouver une sorte de présence.
– Oui, je suis en contact avec des rédactions de magazines là-bas. Ma rédac chef m’a pas mal
aidée, c’est vrai ; elle croit en moi, j’ai de la chance. C’est un grand pas, ce départ à New York ! dis-
je avec un grand sourire.
– En tous les cas, rien que de l’évoquer, cela te transforme, dit-il avec les yeux pétillant d’humour.
Ça fait plaisir de voir tant d’enthousiasme.
Un instant, je me sens un peu stupide avant de comprendre qu’il est sincère.
Pas de panique, on discute, là.
– C’est vrai, continue-t-il, les gens paraissent blasés de tout. Il y a pourtant encore des choses qui
valent le coup de s’emballer, non ? Dans tous les cas, c’est un sacré moteur, cette énergie que tu
dégages.
J’ai toujours le sourire figé de la fille contente d’être comprise.
– Enfin, ça se sent, ajoute-t-il, comme s’il jonglait maladroitement avec les mots, pendant que
nous marchons toujours lentement et que nos bras se frôlent par moments.
Une sorte de complicité s’installe entre nous dans cette déambulation calme et, sans m’en rendre
compte, je me dévoile. Répondant à ses questions, je parle à Dayton de ce que j’ai entrepris et de ce
qu’il me reste comme énergie à déployer.
Avec humour et spontanéité, comme si j’oubliais à quel superbe spécimen masculin je m’adresse.
Tout y passe : mon amitié avec Saskia, son importance dans mon projet, la manière dont elle me
stimule et celle dont Gauthier me soutient et me fait rire aussi, la forte probabilité qu’il nous
rejoigne à New York, mes parents qui me couvent un peu trop mais qui m’aiment tant, le talent de
ma mère pour la peinture, le chat que je viens d’adopter, le blog de « Twinkle »…
C’est n’importe quoi, pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça ? Il doit me prendre pour une
folle…
Je lui dis tout ! Je plaisante en livrant à Dayton des anecdotes qui le font rire. Le temps de cette
discussion, je suis un peu la « Twinkle » de mon blog ; ce qui ne m’arrive presque jamais dans la vie
réelle, enfin pas avec les autres.
J’en oublie même de l’interroger sur sa vie à lui mais, chaque fois que je suis prise d’un sursaut
de culpabilité et que je lui pose une question, il esquive pour détourner le sujet et revenir à moi. Et
me revoilà à parler et à me livrer sans pouvoir écarter la pensée que non, décidément, je n’ai pas été
élevée comme ça, que je frôle l’impolitesse à ne parler que de moi ! Mais la nuit, le regard de
Dayton, son attention, sa manière de me relancer chaque fois par une question judicieuse, comme
s’il voulait toujours en savoir plus sur moi, tout cela me donne le sentiment que je peux tout lui dire,
alors que, quelques minutes plus tôt, le simple fait de le regarder me donnait des jambes en coton.
C’est un flux ininterrompu de paroles qui sort de ma bouche, et, certainement, un grand nombre
d’inepties, mais Dayton s’esclaffe, s’amuse. Me voilà maintenant à expliquer, sans y parvenir
vraiment, que le dessin et l’écriture me permettent d’exprimer ce que je n’arrive pas à dire.
Oups, je m’embrouille là, non ?
Dayton s’arrête sur le trottoir et me fixe d’un regard doux et profond, qui provoque aussitôt un
emballement de mon cœur.
– Je ne voudrais pas te gêner, ni te donner l’impression que j’insiste, me dit-il avec ce qu’il me
semble être une multitude de précautions, mais j’aimerais bien voir ce que tu dessines. J’ai vu que
tu avais un carnet de croquis avec toi, tout à l’heure.
C’est reparti, je ne sais plus où me mettre, le rouge me monte aux joues en même temps qu’une
bouffée de chaleur.
– Ça n’est pas que je ne veux pas te montrer les croquis du carnet, c’est juste que je ne pensais
pas que, en dessinant, je me trouverais en situation de te les faire voir. Et c’est un peu… personnel,
enfin… intime.
Je m’embourbe, et Dayton esquisse un sourire en fronçant les sourcils d’un air amusé.
– Voilà, continué-je, pendant le concert, c’est toi que j’ai essentiellement dessiné, comme ça,
d’après ce que j’ai observé. Je ne suis pas certaine que ça vaille le coup d’être vu, c’est tout.
– Je ne pensais pas que ce serait aussi gênant pour toi, comme tu dessinais au milieu du public,
excuse-moi, dit-il en posant sa main sur mon bras.
Ma voix m’échappe à nouveau. Son contact est pareil à un sortilège qui me paralyse.
Oh et puis rien à faire, tout sera oublié demain !
Je me jette à l’eau et fouille dans ma besace pour en sortir mon carnet de croquis. Je le feuillette
pour dévoiler des expressions de Dayton croquées d’un trait nerveux. Des détails qui en disent
sûrement très long sur le regard que j’ai posé sur lui et le charme qui s’est opéré. Des esquisses de
sa tête tournée et de sa nuque, son sourire, ses yeux clos, l’inclinaison de son visage, sa chemise
déboutonnée, son regard, ses mains.
Il me prend le carnet des mains avec un regard interrogateur, comme pour me demander la
permission, et je cède, bizarrement, sans crainte. Il examine les croquis en silence avant de relever
la tête, la mine sérieuse.
– Ce sont des dessins très sensuels, Anna, dit-il.
Mon Dieu, s’il savait la moitié des trucs qui me sont passés par la tête depuis que je l’ai vu…
– Le regard que tu as posé sur moi est troublant. Je n’aurais pas pensé… Pour être franc, je n’ai
pas l’habitude d’être perçu ainsi, dit-il avec un petit rire embarrassé.
– Ah, fais-je, et comment te perçoit-on alors ?
J’ai envie d’en savoir davantage sur lui. Il n’a cessé de m’écouter depuis que nous sommes partis
du Duc des Lombards. Mais, comme à chaque question que j’ai essayé de lui poser, Dayton élude à
nouveau celle-ci en se tournant vers la Seine et les quais illuminés de l’autre rive, comme si c’était
exactement le moment de contempler le paysage !
Mon cerveau fait alors l’expérience d’une rapide mise à jour impliquant le carambolage sauvage
de plusieurs questions : à quoi tout cela rime-t-il ? Comment cela va-t-il finir ? Ne suis-je pas un peu
innocente et stupide pour croire que cet homme superbe et séduisant, qui doit plaire à toutes les
femmes, s’intéresse à moi ? Est-il seulement possible qu’il puisse être attiré par moi comme moi par
lui ? Ressent-il le même trouble ?
– Tu es très belle comme ça, pensive, Anna, me souffle-t-il à l’oreille.
Et il me sourit alors que j’émerge de mes pensées. Son regard est tendre. C’est étrange, cette
tendresse qui émane de lui alors même qu’il dégage une terrible sensualité. Sa main se lève,
s’apprête à me caresser la joue. On dirait… puis c’est comme s’il changeait d’avis ; la main retombe,
mais l’intention est là, troublante entre nous. Tout mon corps est en alerte ; un frisson me prend et
nous échangeons un regard profond qui dit bien plus que cette caresse arrêtée en plein vol.
Je me rends compte que ma tension s’est évanouie à mesure que les heures avec Dayton ont
passé.
Cette nuit, qui s’annonce blanche, me donne finalement l’impression de planer sur un nuage.
C’est juste imprévu, surnaturel. Je devrais cesser de m’interroger sur la réalité de cette situation.
J’aimerais que cette promenade dure toujours.
– La nuit est-elle aussi magique à New York ? demandé-je sans arrière-pensée, juste parce que ce
moment merveilleux me fait penser à voix haute.
– Qui sait ? Nous aurons peut-être l’occasion d’y faire une autre promenade nocturne ? répond-il
sur le même ton rêveur. C’est là que j’habite la plupart du temps, après tout.
Je me tourne vers lui. La tête penchée, il scrute mon visage comme s’il essayait du regard de
percer mes pensées, puis il se détourne. Mes pensées sont certainement trop confuses pour qu’il
parvienne à les lire.
Nous approchons du pont des Arts et sa surcharge de cadenas amoureux, et il se met à fredonner
tout en pointant le doigt vers le ciel… vers la lune encore visible dans le jour qui se lève bientôt.
Puis il chante d’une voix de crooner :
« Fly me to the moon
Let me play among the stars
Let me see what spring is like
On Jupiter and Mars
Emmène-moi sur la lune Laisse-moi jouer parmi les étoiles Laisse-moi voir à quoi ressemble le
printemps Sur Jupiter et Mars. »
Il prend ma main, et j’ai la confirmation de l’effet surnaturel qu’il me fait. Une décharge remonte
le long de mon bras et envahit tout mon corps. Le temps de deux secondes, il ne dit rien, ses yeux
bleus dans les miens et ses lèvres effilées esquissant tout juste un sourire. Comme s’il se posait une
question silencieuse. Peut-être la même que moi.
Bon sang, je ne comprends rien…
Il m’entraîne sur le pont et je suis cette chose paralysée qu’il entraîne derrière lui. Malgré tout,
un petit rire ravi m’échappe. On se croirait dans une comédie musicale… Sa voix chaude se fait plus
enjôleuse, alors qu’il me prend dans ses bras pour m’emporter dans une danse lente. Il chante
Sinatra tout contre mon visage : « In other words, hold my hand
In other words, baby, kiss me
En d’autres mots, prends ma main En d’autres mots, bébé, embrasse-moi. »
Sourire béat et rêveur, je me liquéfie à l’intérieur. Son souffle est tout proche de ma bouche, je
respire son odeur épicée, je perçois la chaleur de sa peau. Je ferme les yeux…
Mais il me lâche brusquement, et je le vois se précipiter à l’autre bout du pont avec l’élégance
d’un jaguar. Je reste les bras ballants. De loin, je l’observe appeler un passant. J’entends une
discussion que je ne saisis pas, puis, très vite, il revient vers moi en trottant, le sourire et le regard
lumineux. Il rit tout seul, et ce rire est d’une sensualité terrible. Je serais capable de n’importe
quoi…
Il serre contre lui une bonne trentaine de roses.
– Le pauvre gars allait rentrer chez lui sans avoir vendu une rose ! lance-t-il en s’arrêtant devant
moi. J’ai eu envie que tu t’endormes au milieu de ces fleurs, ajoute-t-il plus calmement en me les
offrant.
Les bras chargés de roses, le cœur battant à tout rompre, je murmure : « Merci », alors que j’ai
envie de lui dire qu’on ne m’a jamais fait ça, que c’est un peu fou mais que ça me plaît, que ça me
bouleverse, que son rire et son regard me rendent folle. Alors, je me penche juste un peu et je pose
un baiser sur sa joue, très près du coin de sa bouche.
Quelque chose de l’ordre de la surprise et du désir enflamme ses yeux, puis il change
complètement de comportement, comme s’il se retenait une nouvelle fois de quelque chose.
Mais non !
– Il est tard, Anna, ou tôt, ça dépend du point de vue, dit-il. Tu dois être fatiguée et je le suis moi
aussi. Je repars dans trois jours ; mon programme parisien est un peu… chargé. Je vais te trouver un
taxi.
Je suis déboussolée. Je sais qu’il s’est passé quelque chose, je l’ai senti et lui aussi, je l’ai vu dans
ses yeux ! Alors quoi ? ! Il a trop de choses à faire ? Je ne suis pas assez bien ? Ma vie va changer
dans quelques semaines ? Trop de choses pourraient expliquer cette brusque distance qu’il met
entre nous, et pourtant c’est autre chose, ce doit être autre chose…
Nous marchons lentement vers le Pont Neuf. J’ai les bras chargés de roses. Dayton reste à
quelques centimètres de moi, les mains dans les poches. Je n’ose plus rien dire, et lui semble vouloir
meubler le silence embarrassé en parlant du concert. Soudain, il aperçoit un taxi et se met à courir
pour attirer l’attention du chauffeur. Je m’immobilise sur le trottoir.
Non, ça ne peut pas s’arrêter là…
Dayton discute avec le chauffeur. Je le vois lui glisser des billets pour ma course alors que je
m’approche. Dayton m’ouvre la portière arrière, je me fige avant de monter.
– Dayton, dis-je, la gorge nouée.
Mais je perds ma voix quand il prend mon visage entre ses mains. Cela semble durer des
secondes et des secondes, ses yeux dans les miens sans que je comprenne ce que ce regard veut
dire. Puis, il penche son visage vers moi et ses lèvres se posent sur les miennes. Longtemps. Sa
bouche paraît ne pas vouloir se détacher. Les yeux clos, je savoure ce contact brûlant, passionné,
que Dayton semble contrôler. Puis il s’écarte doucement, sans un mot, m’installe sur la banquette
arrière sans que nos yeux se quittent et ferme la portière.
Le taxi démarre et, quand je me retourne pour lancer un dernier regard à Dayton, il s’éloigne
déjà dans la direction opposée.
4. Cet obscur objet du désir
Je crois bien que le chauffeur a voulu me faire la conversation pendant le trajet, mais je suis
restée bloquée entre tristesse et stupéfaction. Le vide. Juste un prénom peut-être.
Dayton…
Et un énorme point d’interrogation entourant cet homme, son apparition surnaturelle et la nuit
que je viens de vivre près de lui.
J’arrive chez moi pour me coucher, quand la ville s’apprête à se lever pour aller travailler. Il faut
bien que mon métier ait quelques avantages…
J’avance au radar, Churchill dans mes jambes, jusqu’à ma chambre où je m’extirpe de mes
vêtements, avant de m’entortiller en petite culotte dans mon drap. Je caresse mon gros chat
affectueux d’un air absent, espérant que son ronronnement finira par me bercer, mais j’ai les lèvres
qui me brûlent encore du baiser de Dayton et, devant mes yeux, rien d’autre que son visage, son
regard clair et son sourire. Sa voix chaude résonne encore en moi.
Tout cela s’est-il réellement passé ?
Je n’ai pourtant rien inventé. Il m’a dit des choses, que j’étais belle, qu’il a été touché par mes
dessins. Il m’a fait comprendre que je ne le laissais pas insensible, et cette danse romantique sur le
pont des Arts, les fleurs et ce baiser ! Tout s’emmêle dans ma tête. J’ai le corps chaud et, en même
temps, envie de pleurer. Churchill ronronne en me gratifiant d’un regard bienveillant. Je finis par
m’endormir sans m’en rendre compte.
Le sommeil est de courte durée. Dormir en plein jour, ça n’a jamais été mon truc, et l’excitation
de la nuit passée ne me lâche pas. Quatre heures plus tard, j’ouvre les yeux. J’ai faim, besoin d’une
douche et je suis déjà à compter les minutes qui ont passé depuis que Dayton a fermé la portière du
taxi. C’est déjà du passé, quel constat terrible !
– Des nuits comme ça, il doit en passer dans chaque ville, hein ? Une admiratrice dans chaque
port ! Des rencontres agréables qui lui permettent de décompresser après ses concerts et de
s’assurer qu’il plaît ou un truc comme ça… Enfin, je ne me fais pas de soucis pour lui… Tu ne crois
pas ? dis-je tout haut.
Churchill émet un truc bizarre qui lui tient lieu de miaulement.
– Je vais m’en remettre, tu sais… Après tout, on n’a pas la chance de vivre des moments comme
ça tous les jours !
Mon colocataire se met dans la position du chien qui veut qu’on lui gratte le ventre.
– Oh mais, tu sais qu’on a envie de te manger, toi, dis-je en le prenant dans mes bras et en
l’emportant dans la cuisine… où je nous nourris tous les deux, moi d’un bol de céréales et lui de
croquettes.
J’enclenche la bouilloire électrique et file prendre une douche pour me remettre les idées en
place.
Ensuite, je m’installe à ma table de travail avec mon mug de thé. Il est 11 heures. J’ai rendez-
vous cet après-midi avec ma rédactrice en chef, Claire Courtevel, pour débriefer sur mon reportage
concernant les animaux de compagnie pour célibataires. Normalement, avec Internet, je ne devrais
pas avoir besoin d’aller la voir, mais Claire aime rencontrer régulièrement les journalistes avec qui
elle travaille. C’est d’autant plus motivant qu’elle est toujours de bon conseil et soutient l’originalité
de mon travail.
D’ici là, je compte bien poster un nouvel article et quelques illustrations sur mon blog « Twinkle
in Paris », qui deviendra bientôt « Twinkle in New York » ! Mes textes sont accessibles en anglais
comme en français. Pour le premier jet, ça dépend de mon humeur, mais ces dernières semaines,
c’est souvent en anglais que je rédige d’abord, histoire de me mettre dans le bain de ma future vie.
Je relis mon dernier article posté, intitulé Le nouveau mâle de la maison… ou presque et illustré
par un croquis à l’aquarelle représentant mon gros British shorthair couleur sable, confortablement
installé dans un fauteuil club, un cigare à la main.
J’aborde tous les sujets dans ce blog, qui est censé être représentatif de la vie trépidante – ou pas
– d’une jeune Parisienne curieuse. Cela va de la séance chez l’esthéticienne aux interrogations sur
les relations amoureuses, amicales ou professionnelles. J’y parle aussi de films, de chaussures ou du
dernier stage de conduite sportive auquel j’ai participé pour la rédaction d’un article. En somme,
toute une foule d’anecdotes. Finalement, je me sers juste de ma vie et transforme tout. J’édulcore ou
j’enjolive, je rends souvent comique ce qui ne l’est pas et, surtout, j’essaie de ne pas me prendre au
sérieux sans être futile. Je crois que c’est pour cela que beaucoup de lectrices se retrouvent dans ce
que je raconte. Toutefois, je n’oublie jamais que « Twinkle » est un personnage fictif !
Le sujet du jour s’impose évidemment. J’aurais envie d’oublier le ton léger et enjoué de mon blog
pour disserter sans fin sur ma nuit avec Dayton… mais raconter ces heures sur un ton humoristique
me permettra sans doute de soulager mon cœur. Churchill passe près de moi avec sa petite pieuvre
en peluche dans la gueule, tel un chien de chasse. C’est bon, tout le monde se met au travail !
Une heure et demie plus tard, j’ai fini mon article qui m’a fait revivre les heures magiques vécues
avec Dayton, à peine enjolivées. C’est un moment que toutes les femmes aimeraient connaître. J’ai
intitulé le post J’ai fait un rêve et j’ai griffonné un dessin représentant mon personnage en train de
valser avec un homme hypersexy sur le pont des Arts au lever du soleil… Presque la vérité… Pour
rester dans le ton du blog, je finis par cette phrase : « Quel homme surprenant, capable, aux petites
heures de l’aube, de dévaliser un vendeur de roses pour m’en couvrir, ses mains caressantes
pressant pétales odorants et ronronnant ( !) contre mon visage… jusqu’au moment où je me réveille
la tête enfouie sous mon colocataire anglais réclamant sa ration de croquettes. Un rêve ? »
Je traduis rapidement, poste le tout sur le blog et reste pensive à mon bureau, envahie par le
souvenir de Dayton. Je soupire.
Percevant du bruit à l’étage du dessous, je donne deux coups de talons sur le plancher, auxquels
me répondent très vite deux autres coups. Ce qui veut dire que Gauthier est disponible pour une
petite visite. Je regarde l’heure, celle de déjeuner, prends deux ou trois bricoles dans mon
réfrigérateur et descends dans l’appartement du dessous, dans lequel j’entre sans frapper.
Mon ami est assis à son bureau, au milieu d’un fouillis de documents, car il travaille également
chez lui. Il gère les contrats et la promotion de plusieurs artistes parisiens, tous masculins, tous
jeunes. Chacun possède une caractéristique pour laquelle Gauthier est tombé follement amoureux :
la voix d’un certain conteur, le corps d’un danseur ou encore les mains d’un comédien. C’est parce
qu’il envisage de promouvoir certains de ses « poulains » aux États-Unis et de découvrir d’autres
artistes français à New York qu’il nous rejoindra certainement dans quelques mois.
Gauthier se lève pour m’accueillir.
– Toi, tu n’as pas beaucoup dormi ! me dit-il.
– Si, un peu, réponds-je sans grande conviction.
– Non seulement tu as très peu dormi mais, en plus, à la tête que tu fais, tu as un truc hyper-
excitant à me raconter, ajoute-t-il.
– Ouiii !
Gauthier n’est pas mon ami pour rien, il me connaît bien !
Pendant que nous grignotons, je raconte ma nuit avec Dayton, espérant que Gauthier me rassure
sur la possibilité que je revoie ma rock star ; c’est sans compter le côté très rationnel et prudent de
mon ami.
– Je comprends que ce genre de nuit te bouleverse, Anna, qui ne le serait pas ? Mais ce type me
paraît un peu étrange. Il te sort le grand jeu de l’Américain à Paris, puis il te plante sans un mot en
t’embrassant… Franchement, on se demande s’il ne s’est pas un peu amusé avec toi.
Je fais la moue.
– Mais bien sûr que j’aimerais que cet Apollon au torse envoûtant te rappelle, continue-t-il en
posant la main sur la mienne pour me réconforter. J’aimerais qu’il t’emmène dans un tourbillon
d’amour, et tout et tout. J’aimerais surtout que tu sois heureuse, Anna… mais je crains que tu ne sois
déçue.
– Je sais, réponds-je en hochant la tête, j’y ai pensé aussi. Il vaut mieux ne pas se monter la tête.
Tu as raison, il aurait pu me faire comprendre qu’il voulait me revoir, d’autant qu’il sait que je
pars à New York dans deux semaines. Mais, il ne l’a pas fait…
– Voilà ! dit Gauthier. Maintenant je crois que nous avons besoin de chocolat et d’un petit café !
Je remonte dans mon appartement pour me préparer à mon rendez-vous avec Claire Courtevel. Je
consulte mes mails et passe faire un petit tour sur mon blog pour voir si des lectrices ont réagi.
J’imagine avoir réveillé une multitude de rêves de romance. Si seulement elles savaient…
En effet, il y a déjà quelques commentaires au bout d’à peine deux heures. Certains me font
sourire : « Oh non, j’y croyais ! ! ! »
Moi aussi…
« Fais-nous rêver ENCORE, Twinkle ! »
Mais je voudrais bien !
Et je m’arrête sur celui-ci, visiblement d’un nouveau visiteur du blog :
« Ce n’était pas un rêve… », signé du pseudo PontDesArts.
Mon cœur s’emballe, j’ai les jambes coupées sur ma chaise. En voilà une affirmation, pour un
lecteur qui n’a jamais visité ce blog !
Je me surprends à imaginer ce qui serait inespéré… mais non, impossible ! Dayton m’a bien dit
que son agenda parisien était très chargé. Je le vois mal en train de me pister sur Internet… En
même temps, ce ne doit pas être trop compliqué de m’y retrouver. Je lui ai parlé de ce blog, il
connaît mon pseudo… Non, non et non, c’est encore un de ces dragueurs virtuels qui a flairé mon
âme romantique.
Ça ne serait pas la première fois…
J’enfreins la règle que je me suis fixée de ne pas contacter directement mes lecteurs, justement
pour éviter les débordements, et je clique sur son pseudo pour accéder à son adresse mail et lui
envoie un message : « Pourtant, c’était bien mon chat que j’ai trouvé dans mon lit à mon réveil. »
Pour éviter les impairs, je m’arrête là et j’attends sa réponse. Son commentaire date
apparemment de quelques minutes.
Je patiente, mais rien… L’étincelle d’espoir qui s’est enflammée quelques minutes plus tôt s’éteint
déjà, quand un nouveau commentaire de PontDesArts apparaît sur mon blog : « C’étaient les roses
qui devaient passer la nuit avec toi. »
Cela ne peut être que lui ! Non ? Oui ? Merde, c’est l’heure de partir à mon rendez-vous !
J’attrape ma besace et manque de piétiner Churchill en train de faire la sieste sur le dos, devant la
porte.
– Mais bouge-toi, mon gros, il se passe des choses, là ! m’énervé-je.
Je file à toute allure, sans pouvoir même passer une tête chez Gauthier pour lui annoncer le
dernier rebondissement. Le métro est bondé. Je sens que je vais être en retard. Coincée entre deux
touristes, je dégaine mon portable. Il faut que je parle à Saskia de toute urgence ! Trois sonneries,
puis elle répond :
– Anna, attends, je suis en pleine négociation, je te rappelle, me lance-t-elle avant de raccrocher.
Je n’ai même pas eu le temps de lui parler de Dayton. Comme tout ceci est frustrant !
J’ai à peine cinq minutes de retard, mais Claire Courtevel a l’air agacé. En fait, c’est son air
habituel, donc autant ne pas se formaliser. Ça va avec ses tenues très businesswoman version presse
féminine, c’est-à-dire un tout petit peu plus excentrique que le gris anthracite.
– Anna, enfin ! lance-t-elle quand j’entre.
– Bonjour Claire, dis-je en m’asseyant aussitôt et en sortant mon cahier de notes car, avec Claire,
mieux vaut ne pas s’étendre en politesses.
Bizarrement, j’aime bien cette belle femme un peu revêche. J’ai accepté ses manières brusques
car je crois que j’en ai besoin. Elles me rassurent dans ma vie, qui n’a pas vraiment d’horaires, ni de
discipline. Malgré son comportement, Claire m’a toujours appuyée et croit en moi. Je la respecte
vraiment.
– Bon, eh bien, pas mal ton reportage sur les animaux, Anna, commence-t-elle tout en brassant
des feuilles sur son bureau. Tu t’en es bien sortie. C’est documenté, à la fois sérieux et léger, vivant
et c’est une véritable mine d’informations. De plus, tes illustrations sont géniales…
Trop de compliments, il doit y avoir un hic…
– Il faudrait juste que tu me rajoutes un peu d’exotisme et de luxe, tu vois, ajoute-t-elle en levant
la tête pour me fixer.
– Euh… exotisme et luxe, répété-je en prenant des notes, sans voir où elle veut en venir.
– Oui enfin, tu vois quoi… des bêtes pas communes ou des lézards qui coûtent la peau des fesses,
une interview d’un vendeur de trucs dans le genre et d’un célibataire accro à ce type de bestioles…
Je lève des yeux ronds comme des soucoupes.
– Du coup, tu me rajoutes une petite illustration aussi. Dans le même style.
Je suis toujours muette.
– Et le délai est un peu court en fait. C’est pour demain en début d’après-midi, ça te va ?
Ne jamais dire non à Claire !
– D’accord, réponds-je en me levant. Je ne traîne pas alors.
Au moment de sortir, Claire m’interpelle :
– Et Anna, c’est du beau boulot. Je fais toujours suivre à la rédaction de New York. Du beau
boulot, vraiment !
Je lui adresse un petit sourire de remerciement.
Dans la rue, je consulte mon portable. Saskia a essayé de me joindre et je la rappelle.
– Tu es où, là ? lui demandé-je dès qu’elle décroche.
– Pas loin de la Madeleine, pourquoi ?
– Parce qu’il faut que je te parle. Je suis là dans 20 minutes, tu m’attends ?
– Oui, oui, t’inquiète, je suis occupée. J’ai du matériel et l’autorisation de gribouiller sur une
devanture de magasin en travaux.
Mon amie est comme ça. Même si tous – moi, la première ! – reconnaissent la valeur de son
travail, elle a une vision très ludique de ses actions éphémères de rue. Pour ma part, je ne me
permettrais jamais de dire qu’elle gribouille !
Saskia me donne l’adresse et, 20 minutes plus tard, je la retrouve travaillant devant une boutique
en chantier.
– Tu peins quoi ? lui demandé-je.
– Un nu de femme. C’est un magasin de vêtements pour hommes, répond-elle. Toi, ma louloute, je
crois qu’il t’est arrivé quelque chose cette nuit ou je me trompe ? ajoute-t-elle.
– Comment tu sais ça ?
– Parce que, comme il m’en est arrivé un aussi, ce matin, j’ai entendu Julian appeler son pote
Dayton dans sa chambre d’hôtel. Celui-ci lui aurait dit qu’il avait passé la nuit avec toi et qu’il était
rentré au petit matin… Alors ?
– Alors oui, nous avons passé la nuit ensemble, mais pas pour ce que tu crois ! Nous avons parlé !
Je lui raconte toute l’aventure « Dayton », pendant qu’elle continue de peindre à la main sur le
panneau.
– Mais c’est complètement fou ! s’exclame-t-elle. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Ben, attendre qu’il réponde à mon message.
– Mais non ! J’ai une meilleure idée ! Attends…
Elle s’enduit une dernière fois la main de peinture pour écrire en gros sous sa femme nue : «
Faites l’amour, pas les magasins », puis elle s’essuie les mains sur sa jupe en jean déjà maculée,
range ses trois tubes d’acrylique dans son sac et part de son pas habituel sur le trottoir. Je me
retourne pour contempler son œuvre sur le panneau. C’est de l’art éphémère, du graff poétique, et
j’admire mon amie pour sa capacité à créer ainsi, en trois mouvements, n’importe où.
– Suis-moi ! me lance-t-elle.
Ce que je fais. Quelques coins de rue plus loin, elle s’arrête et me désigne une façade d’immeuble
sur laquelle s’étale un énorme panneau noir affichant le nom de l’hôtel Le Burgundy.
– Julian, Dayton et les autres séjournent là, dit Saskia. Et toi, tu n’as qu’une chose à faire, c’est
d’entrer là-dedans, demander le numéro de la chambre de Dayton et te pointer comme une fleur à
sa porte pour lui faire la surprise.
– Non, pas question, dis-je, les jambes coupées.
C’est un vrai palace… Je ne l’aurais jamais imaginé dans un tel endroit…
– Non, non, dis-je en m’éloignant. S’il avait voulu me revoir, il m’aurait donné son numéro ou le
nom de son hôtel… Je ne peux pas faire ça.
Saskia est désemparée de me voir fuir.
– Mais tu ne peux pas laisser passer un type pareil, Anna !
Elle me rattrape et me tire par la main.
– Attends avant de filer, j’ai une autre idée, dit-elle en m’entraînant derrière elle.
Hé, c’est une manie décidément !
Elle s’arrête devant un gros Porsche Cayenne noir.
– Tu vois ça ? fait-elle en agitant les mains. Ce… gros truc luxueux, eh bien, c’est une de leurs
voitures pendant leur séjour. Ils en ont une autre pour leurs instruments.
– Et ?
– Eh bien, tu n’as qu’à lui laisser un message sur le pare-brise. C’est Dayton qui s’en sert le plus,
d’après Julian.
– Un message ? demandé-je, l’air perdu. Mais quoi ?
Saskia prend un air exaspéré. Elle fouille dans son sac et me tend un rouge à lèvres.
– Je ne sais pas, moi, un truc clair du genre : « Trouve-moi », dit-elle en me poussant vers la
voiture.
Je reste figée sur place, le rouge à lèvres à la main. Ça n’est pas du tout mon truc, le tag
improvisé.
Encore moins quand il s’agit d’un potentiel message amoureux. Et puis n’est-ce pas un peu illégal
de faire ça sur la voiture de quelqu’un ? Saskia trépigne à côté de moi et finit par me secouer par le
bras.
– Allez « Twinkle » !
Oh et puis zut, je n’ai rien à perdre !
Je me lance. Je dessine rapidement une fille allongée sur le ventre, le visage appuyé sur une
main, l’air rêveur et j’écris en dessous « Trouve-moi » pendant que Saskia surveille les alentours.
Fière de moi, elle m’applaudit, puis nous nous éloignons, l’air de rien, en pouffant.
5. Rendez-vous au paradis
Je quitte Saskia pour rentrer dare-dare chez moi. J’ai du travail qui m’attend, des recherches et
des interviews à faire et une illustration à dessiner.
Je dois aussi absolument consulter mon blog pour voir si mon mystérieux lecteur s’est de nouveau
manifesté !
Je sais, tout le monde maintenant peut faire cela depuis son téléphone, mais je considère que je
passe assez de temps devant mon ordinateur pour éviter de le faire quand je sors. Dans la rue, dans
le métro, je regarde autour de moi et je dessine.
Pas de bruit chez Gauthier qui doit être sorti. Je rentre chez moi et j’allume mon ordinateur.
Avant de rechercher les perles rares des animaux de compagnie, je me connecte à mon blog. Pas de
réponse écrite, mais un fichier sonore joint : une voix masculine qui fredonne Fly me to the moon de
Sinatra et, derrière, des bruits de circulation, des voix, un brouhaha urbain. Je ne suis pas certaine
que ce soit Dayton. Évidemment, j’ai cité la chanson dans mon blog ; ce pourrait donc être n’importe
quel rigolo voulant semer la confusion dans mon esprit.
Ne pas s’emballer… Rester calme…
Je réponds prudemment :
« Qui êtes-vous ? »
Après le grand n’importe quoi au rouge à lèvres sur le pare-brise, je crois qu’il est temps pour
moi de me reprendre. Si un abruti a envie de me faire tourner en bourrique sur mon blog, je ne vais
pas y passer la soirée, mais si c’est en effet Dayton… La phrase de Gauthier me revient alors à
l’esprit : « On se demande s’il ne s’est pas un peu amusé avec toi. ». Oui, c’est ça, il s’amuse… et
moi, j’ai du boulot !
Après une heure de recherches sur Internet, je dégote un éleveur d’axolotl, – Quelle horreur
cette grosse salamandre albinos ! Qui peut avoir envie d’un tel truc comme animal de compagnie ?
–, un vendeur de pythons et deux heureux propriétaires, l’une d’un dromadaire et l’autre d’un singe-
écureuil. J’appelle les uns, envoie mes questions aux autres, me renseigne sur les législations
concernant ces copains exotiques, le coût de telles adoptions, je gribouille d’après photos des
illustrations décalées. Bref, je bosse.
Même si je dois me reprendre plusieurs fois, l’esprit envahi de souvenirs de Dayton, je m’acharne
à la tâche et, comme toujours, le dessin m’emporte dans un autre monde.
Une seule fois, je m’aventure à réécouter l’enregistrement de la voix sur mon blog.
Je sais, c’est ridicule.
Je sais aussi que Saskia retrouve Julian ce soir. Sans doute va-t-elle voir Dayton ? Tout d’un coup,
je lui en veux, puis j’en veux à Saskia, puis je m’en veux parce que je refuse de me mettre dans tous
mes états pour un homme que je ne reverrai sans doute pas, alors que je suis au seuil de ma
nouvelle vie.
– Hors de question que je me laisse perturber, dis-je à l’attention de Churchill qui acquiesce en se
léchant la patte.
La soirée est bien avancée mais je n’ai pas faim. Je n’en peux plus de ces animaux débiles pour
célibataires. Churchill prend un air offusqué en m’entendant jurer.
Je griffonne toujours, bien qu’il me semble avoir trouvé deux illustrations valables pour mon
article, et je me rends soudain compte que je viens de dessiner un portrait de Dayton tenant plus du
gros monstre poilu que de l’homme séduisant qu’il est. C’est l’obsession malgré moi… Alors je fais
comme tout le monde, Internet, Google, je cherche des photos de lui, de son groupe et ne parviens à
trouver ni son nom de famille, qui me permettrait d’être plus précise dans mes investigations, ni des
photos de son groupe où il apparaîtrait. C’est comme s’il n’existait tout bonnement pas ! J’éteins
mon ordinateur en trouvant que c’est la fin idéale pour cette journée. Le mystère est éclairci car il
n’y a pas de mystère ! Bonne nuit !
Malgré la fatigue, je ne cesse de me réveiller toute la nuit et, quand l’alarme de mon téléphone
sonne à 10 heures, je m’extirpe difficilement du lit. J’ai l’impression de peser une tonne. Tout est
dans le geste ; il faut que je me force à faire les choses. Douche, petit déjeuner sans appétit, mon
colocataire anglais sent bien que quelque chose cloche et tourne en rond en miaulant. Tout
m’agace…
Je me mets au travail, accuse réception des réponses de mes interlocuteurs de la veille, rédige
mon article, peaufine mes illustrations et envoie mon texte à ma rédactrice en chef. Ensuite, je poste
un nouvel épisode de « Twinkle » sur mon blog.
Évidemment, pas de réponse de mon mystérieux dragueur…
Cette fois, l’article parle des symptômes d’une nouvelle maladie mentale intitulée « Docteur, je
consulte mes mails toutes les 30 secondes », dans lequel je me moque gentiment des femmes
incapables de ne pas vérifier 15 fois par heure que leur portable capte bien.
Ce pourrait être moi, si j’avais eu l’intelligence de filer mon numéro de téléphone à Dayton…
Je dessine « Twinkle » avec une banane collée à l’oreille, un entonnoir sur la tête et les yeux
cernés, englués à un écran d’ordinateur.
Qu’est-ce que je me fais rire…
Un message privé me parvient juste au moment où je m’apprête à me déconnecter. C’est un
message de PontDesArts. La revanche… mon cœur manque un battement. Enfin une réponse à mon
prudent : « Qui êtes-vous ? » !
« Tu veux savoir ? Rdv au Café de Flore à 5 :00 pm »
Je reste à fixer le message en essayant de rassembler calmement mes pensées, ce qui est difficile
étant donné que mon cœur s’est soudain emballé à l’idée que cette proposition puisse venir de
Dayton. Reprenons la situation point par point :
1. S’il s’agit d’un petit rigolo, ce serait une bonne occasion de le remettre à sa place.
2. S’il s’agit justement d’un petit rigolo, ce serait tout de même stupide de me donner rendez-
vous dans un lieu plutôt fréquenté, alors que je ne sais pas à quoi il ressemble et que, sans doute, lui
ne sait pas non plus quelle tête j’ai (à moins qu’il sache).
3. L’heure du rendez-vous est écrite à l’anglaise… donc ce pourrait être Dayton…
4. Dans ce cas, à quel petit jeu joue-t-il avec moi ?
Je suis confuse, j’ai envie de croire à un heureux retournement de situation, mais j’ai peur d’être
déçue. Évidemment, j’ai d’autres sujets de préoccupation en ce moment. Je pourrais, par exemple,
commencer à faire un premier tri dans mes affaires pour savoir ce que je vais emporter à New
York… mais qui laisserait un tel mystère en suspens ? Franchement ! Sans compter que si le
message est de Dayton, je regretterai sans doute toute ma vie de ne pas avoir répondu présente !
Je vais aller au Flore ! J’ai envie de croire que c’est Dayton qui m’y attendra. Au pire, je serai
fixée sur ma sottise et aurai une bonne raison de tirer un trait sur mes souvenirs romantiques.
Au pire, je me vengerai même sur un pauvre idiot qui aura tenté de me draguer sur Internet !
Alors que l’heure de partir approche, je commence à me préparer pour le mystérieux rendez-
vous.
Je l’admets, je suis nerveuse comme pour un premier rendez-vous amoureux. Ne pas savoir me
bouleverse. Et oui, j’ai la trouille parce qu’il est possible que je sois sur le point de retrouver Dayton
et, bien que je m’interdise d’y croire, c’est impossible de ne pas nourrir un minuscule espoir.
Je fais au mieux pour paraître jolie sans être trop apprêtée : un jean délavé, une blouse diaphane
et des sandales colorées.
J’arrive un peu en avance au café. La terrasse à l’ombre est plutôt bondée par cette chaude
journée de juillet et pendant une seconde, je crains de ne pouvoir trouver de place et d’être obligée
d’attendre dans la salle ou sur le trottoir au risque de ne pas être repérée par mon énigmatique
rendez-vous.
S’il vient…
Un couple libère une table et je me jette dessus comme la misère sur le monde. Je m’installe sous
le nez de deux touristes qui patientaient comme moi. Il faudra me déloger de là à la grue !
Respirer, rester calme, ne pas attendre fébrilement. Je sors mon carnet et me mets à gribouiller
n’importe quoi. Au bout de quatre pages remplies, deux cafés avalés d’un trait – des cafés au prix
d’un cocktail –, je n’ose pas regarder ma montre. L’heure du rendez-vous doit être passée.
– Bonjour, mademoiselle, dit-il en français avec un accent à tomber raide, en s’asseyant près de
moi.
Je suis stupéfaite. Mon cœur explose dans ma poitrine. Dayton est là, ses yeux pâles, ses lèvres
effilées, ses cheveux clairs avec quelques reflets cuivrés. Un ange passe et nous décoche une flèche
en plein cœur. Dayton marque un temps, sûrement sensible au même trouble que moi, puis il pose
nonchalamment son bras sur le dossier de ma chaise, croise ses jambes et me dévisage en haussant
un sourcil étonné.
– C’est bien avec moi que tu as rendez-vous ou bien tu attends quelqu’un d’autre ? demande-t-il.
– Non, enfin, je veux dire, oui, en fait, non, je n’étais même pas sûre qu’il s’agisse de toi. Pour
être honnête, je m’attendais à avoir rencard avec un pervers ! dis-je avant de m’esclaffer
nerveusement.
– Tu prends souvent le risque d’accepter des rendez-vous avec des inconnus ? plaisante-t-il. Tu es
une véritable aventurière.
Il me sourit, lève la main avec confiance et capte aussitôt l’attention de la serveuse. Qui ne le
remarquerait pas ? Je suis surprise de le voir porter une veste légère de costume par-dessus une
chemise déboutonnée au col, un pantalon droit et des chaussures de ville qui contrastent avec son
image de musicien. Mais il est tout simplement superbe, une sorte d’idéal de l’homme viril et
mystérieux. Tellement beau à regarder, mais si difficile à lire.
Il se penche vers moi, plonge son regard intense dans le mien. Un frisson parcourt tout mon
corps.
Ce regard est comme une caresse.
– Je suis désolé pour le retard, Anna, dit-il, mais j’ai eu un contretemps. Ta copine Saskia n’a rien
trouvé de mieux à faire que de barbouiller le pare-brise de ma voiture au rouge à lèvres. Il m’a fallu
trouver quelqu’un pour enlever tout ce gras, et ça m’a retardé.
Merde…
Je dois être cramoisie. Évidemment, il a dû reconnaître mon style de dessin. Il me scrute avec
une étincelle rieuse dans les yeux. Démasquée, je rougis de plus belle. Puis, il pose une main sur la
mienne et je fonds.
– J’ai beaucoup ri en lisant ton blog, Anna. Je savais que tu avais un certain talent pour saisir les
gens et les situations en dessin, mais tu as aussi du talent pour écrire avec humour. Je comprends
que ça plaise. Je suis sûr que cela va marcher pour toi aux States.
Quel beau sourire stupide je dois afficher…
– D’ailleurs, continue-t-il, c’est à n’y rien comprendre, cette différence entre ce que tu écris et ce
que tu es, même si tu as beaucoup parlé l’autre nuit.
C’est vrai que là, je suis plutôt sans voix. Et il vaut mieux car je suis à deux doigts de livrer toutes
les choses que je ressens.
– Quelque chose ne va pas, Anna ? me demande-t-il.
J’agite la tête.
– Non, non.
Il se penche vers moi avec une expression inquiète. Je devrais être radieuse ; il est là, près de moi
et tout ce que je ressens me paralyse. Il va falloir que je m’en soulage ou bien il sera incapable de
me soutirer deux phrases d’affilée.
Je lève des yeux perdus vers lui. Une boule obstrue ma gorge.
– Tu me troubles, parviens-je à murmurer.
Il se recule sur sa chaise, l’air gêné, mais pas comme si mon aveu l’embarrassait, plutôt comme
s’il était touché et ému.
– Je te trouble ? répète-t-il.
– Oui, dis-je. Je ne fais que penser à l’autre nuit, à tout ce qui s’est passé, à toi. Je n’arrive pas à
donner un sens à ce qui m’arrive, et je sais que je dois te paraître ridicule et stupide, que toutes les
filles doivent te raconter les mêmes sottises.
– Chut, fait-il en posant ses doigts sur mes lèvres. Cette nuit a été magique en tous points : la
façon de te rencontrer, ce que tu m’as dit de toi, cette danse sur le pont des Arts. J’ai apprécié ce
qu’il s’est passé. Comme toi, je n’ai pas cessé d’y penser.
Au passé, il parle au passé !
Je retiens mon souffle en espérant qu’il change de temps.
– Je te l’ai dit, je pars après-demain et mon agenda à Paris est chargé. Il l’est tout autant à New
York.
Je hoche la tête.
– Mais j’avais envie de te revoir, répond-il comme s’il sous-entendait bien plus. Bien sûr qu’il s’est
passé des choses entre nous l’autre nuit, Anna. Cette complicité, cette proximité, tout semblait
naturel, normal. Ça peut faire peur, non ? C’est sans doute pour cela qu’on y pense tous les deux
depuis ?
– Ça fait peur ? Je ne sais pas, Dayton. Qu’est-ce que tu entends par là ?
– J’ai eu envie de t’emmener avec moi, de prolonger ce moment et, en même temps, qu’aurais-tu
pensé ? Que tu étais une fille d’un soir ? Je n’ai pas envie de ça, explique-t-il.
Je suis un peu perdue, tout comme il a l’air de l’être dans ses explications.
– Tu vas commencer une nouvelle vie, Anna. Tout est ouvert devant toi.
– Je ne vois pas où tu veux en venir, dis-je.
Il approche son visage du mien, ses lèvres des miennes, ses yeux dans les miens.
– Tu ne te rends pas compte de ce que tu dégages, Anna, des regards qui se posent sur toi. New
York va t’appartenir, je le sens. Tu dois commencer libre cette nouvelle vie.
Je reste interloquée. Qu’entend-il par là ? Se cherche-t-il des prétextes ou des excuses ? Je
voudrais lui demander des explications. Est-ce mon trouble qui rend incompréhensible ce qu’il veut
me dire ? Tout s’embrouille en moi. Je n’arrive pas à le suivre, ni même à trouver la phrase juste qui
pourrait exprimer tout cela. Alors, perdue, je ne parviens qu’à lui demander :
– Tu joues avec moi, Dayton ?
Muet, il me fixe de son regard plus ombrageux.
– C’est tout le contraire, Anna ! Viens, me dit-il en se levant.
Il fait signe à la serveuse pour montrer qu’il laisse un billet sur la table et s’éloigne de la terrasse
en me traînant derrière lui. J’ai tout juste le temps d’attraper mon sac. Je n’attends pas dix mètres
pour me planter sur le trottoir et tirer d’un coup sur son bras en m’exclamant :
– Et ça suffit de me traîner comme ça sans me demander mon avis comme si c’était une habitude
!
Je ne suis pas… je ne suis pas… bafouillé-je comme une enfant en colère.
Après m’avoir dévisagée, surpris, il sourit et s’avance brusquement vers moi.
– Oh Anna, murmure-t-il en prenant mon visage entre ses mains, Anna…
Et il m’embrasse.
Il m’embrasse, et ce baiser dure des secondes et des minutes. Il est plus passionné, plus
aventureux que celui de l’autre nuit. Ses lèvres ouvrent les miennes, sa langue vient me chercher,
ses mains m’attirent contre lui, et je réponds à sa fougue sans essayer de comprendre ce qu’il est en
train de se passer.
Il s’écarte de mon visage. Ses yeux scintillent et il a ce sourire qui ne cache pas son ravissement.
Il me reprend la main et repart. Cette fois, je le suis sans résister. Je ne sais pas où il m’emmène,
mais peu importe, je le suis. Je ne le laisserai pas me faire monter dans un taxi et claquer la portière
une seconde fois.
Cela ne semble pas être dans ses intentions, car, alors que nous continuons de marcher vers je ne
sais où, il s’arrête parfois pour me regarder et m’embrasser encore et encore. Il me colle contre le
mur d’un immeuble, et son baiser se fait plus empressé, pendant que ses mains cherchent mon
corps.
Je me rends, les jambes tremblantes et le ventre en feu.
Ce que je ressens pour cet homme depuis la première fois où il m’a parlé s’abat sur moi comme
une évidence. Cela dépasse ma chair, une simple attirance. C’est une fusion de mon cœur et de mon
corps, de mon souffle et de mon sang, avec tout ce qu’il est. La puissance de sa présence près de
moi et la force des regards qu’il pose sur moi parlent de la même réaction chimique et unique qui
me dévaste. Impossible de lutter ou de nier ce qui est entre nous ; c’est une énergie plus forte que
nos volontés réunies.
Je perds mes mains dans ses cheveux, l’attire vers moi en le tenant par la nuque. Il s’écarte
parfois pour me dévisager et, dans ces moments, son regard est envoûtant. Il me sourit, rejette la
tête en arrière et éclate d’un rire d’homme qui me fait frissonner. C’est une situation complètement
folle, encore plus magique que l’autre nuit…
À quelques pas de Saint-Germain-des-Prés, il s’arrête devant la façade d’un immeuble élégant,
typique du quartier. Une plaque fixée au mur annonce que l’hôtel a accueilli de prestigieux
écrivains.
Dayton me lance un regard interrogateur.
– Je ne veux pas que tu croies que… commence-t-il.
Mon regard amoureux l’apaise aussitôt. Je lui prends la main pour le guider le temps de quelques
pas. Je ne veux rien croire, juste être avec lui. Dayton me sourit, puis il entre dans l’hôtel et se
dirige vers la réception. La réceptionniste semble le reconnaître. Ils discutent tous les deux. Dayton
prend une clé et revient vers moi en me convoitant de ses beaux yeux bleus.
– Anna, je ne veux pas que tu croies que c’est une habitude chez moi d’emmener les femmes dans
des hôtels en plein après-midi.
Je hoche la tête en souriant.
– Je ne veux pas que tu croies non plus que je suis connu ici parce que j’aurais l’habitude d’y
amener mes conquêtes. J’y ai une suite à l’année. C’est mon pied-à-terre quand je viens à Paris sans
le groupe.
Une suite à l’année dans un hôtel de luxe ?
Ce n’est pas le moment de me pencher sur les aspects pratiques de la vie de Dayton. La magie
est là, c’est tout ce qui importe. J’acquiesce une nouvelle fois.
– Je ne veux pas non plus que tu croies que je te considère comme un coup d’un soir, conclut-il en
m’adressant un regard profond qui en dit long.
Je regarde autour de nous pour m’assurer que personne ne l’a entendu prononcer cette dernière
phrase. Après tout, c’est la première fois que j’accompagne un homme – certes, pas n’importe quel
homme ! – dans un hôtel en pleine journée.
– Tu es sûre, Anna ? me demande-t-il doucement.
Oui, je suis sûre, j’ai le goût de ses baisers sur mes lèvres.
Nous montons dans la suite Mistinguett, au décor de verre Art Déco. L’endroit est d’une autre
époque. Comme l’autre nuit sur le pont des Arts, c’est comme si nous nous coupions du monde
entier.
Nous sommes l’un avec l’autre, hors du temps. En cette fin de journée, le soleil illumine tous les
miroirs de la chambre.
J’entends verrouiller la porte dans mon dos, et mon cœur s’emballe. Il s’approche de moi sans
faire de bruit. Il a déjà dû ôter ses chaussures. Je me retourne. Ses yeux sont pareils à du métal
liquide dans cet éclairage flamboyant, ses traits comme sculptés. Il prend mon visage entre ses
mains, pose son front contre le mien, tandis que ses doigts caressent mes lèvres. Encore une fois,
j’ai l’impression qu’une guerre se livre en lui. Une guerre que j’aimerais tellement apaiser. Je me
laisse attirer contre son corps avec l’envie de me fondre à sa chair, à son cœur et de me mettre au
diapason de son souffle. Je n’ai jamais éprouvé avec autant de confiance ce désir de m’oublier dans
l’autre. Je veux être avec lui. À lui. Pour lui.
Les lèvres de Dayton se posent sur les miennes et me dévorent tandis que ses mains se faufilent
sous ma tunique.
Tout mon corps se couvre de frissons sous la chaleur de son contact, sous la caresse ferme de ses
mains qui découvrent mon corps. Son ventre force contre le mien et je sens son désir déjà très
présent. Jamais un homme ne m’a autant affirmé son envie, et cette affirmation est naturelle, un
aveu que tous les mots ne pourraient exprimer. C’est plus fort que moi, je gémis, les lèvres prises
entre les siennes, agacées par les mordillements. Ses doigts qui palpent mon dos descendent sur
mes fesses.
– Mmmm, Anna, me susurre-t-il. Moi aussi, je pense à toi depuis l’autre nuit, et tu ne peux pas
savoir à quel point je me suis battu pour ne pas t’entraîner dans un hôtel. J’avais tellement envie de
plus.
Je reste muette. Je sais maintenant qu’il a lutté, qu’il ne voulait pas que je croie à une aventure,
et c’est apaisée que je savoure l’instant brûlant de ces retrouvailles.
Je bascule la tête en arrière sous l’assaut de ses baisers qui me dévorent la gorge. Sa langue
effleure mon menton et sa main explore mon ventre, remonte vers mes seins, tire sur le tissu de
mon soutien-gorge pour accéder à mon mamelon. Un nouveau gémissement s’élève de ma gorge.
Mon désir est oppressant, dévastateur, j’en perds le rythme de ma respiration. J’ai l’impression à la
fois d’étouffer et d’avoir trop d’air dans mes poumons. J’ai chaud, les tempes fiévreuses et le sexe
qui s’embrase d’un coup quand Dayton prend un de mes seins en main pour le malaxer avec passion,
tout en me mordillant la gorge.
Je laisse échapper une sorte de râle qui semble venir tout droit de mon ventre. Nous sommes
collés contre le mur le plus proche, nos souffles sauvages. Ce désir que nous gardons en nous depuis
l’autre nuit est une vague qui nous submerge et nous malmène. Nous ne pouvons y résister.
Ma main part à la recherche de sa hanche pour rapprocher Dayton. Après ces heures sans savoir
si je le reverrais, l’envie de me fondre en lui est urgente. Je ne me rappelle pas d’étreintes aussi
passionnées. Je vis cela pour la première fois. Je ne me rappelle pas avoir été dévastée et brûlante,
et le souffle court comme en cet instant. C’est Dayton qui, tel une substance chimique, me
transforme complètement.
Pressé contre moi, je sens son érection qui bat au travers du tissu de son pantalon. Dayton émet
un soupir rauque. Il s’appuie d’une main contre le mur, à hauteur de mon visage, puis avance son
bassin contre mon ventre. Sa respiration s’apaise et il plonge son regard brûlant dans mes yeux.
– Tu me troubles aussi, Anna, c’est une évidence, murmure-t-il.
Je suis à bout de souffle, la voix me manque.
– Anna, est-ce que tu me crois ? demande-t-il.
– Oui, dis-je dans un soupir.
Je me rends compte que le simple fait d’évoquer son désir de moi est tout aussi excitant que son
érection que je sens pressante. Je tiens à peine sur mes jambes.
– Il n’y a que les femmes fatales qui sont désirables. Celles qui sont sûres d’elles et ont toujours
la phrase juste, Anna, chuchote-t-il.
– Je ne sais pas, Dayton.
– Tu es désirable, Anna. Ta bouche donne envie d’embrasser, ton corps de caresser et ton rire de
t’entendre jouir.
Ce mot dans sa bouche, toutes les perspectives qu’il offre… je sens mon sexe qui se serre déjà.
Il m’éloigne lentement du mur et me conduit au centre de la chambre. Les meubles couverts de
miroirs, certainement à l’image de la loge de l’époque de Mistinguett, renvoient le reflet de nos
deux corps, nous donnant l’impression de nous retrouver au centre d’un palais des glaces. Nous
restons debout, face à face.
Son regard est pénétrant. Je suis perdue et mes jambes se dérobent sous moi quand il me dit :
– Je veux te donner du plaisir, Anna.
Puis les paroles laissent place aux gestes. Il prend le bas de ma tunique et relève mes bras pour
m’ôter le vêtement. Ses gestes sont lents et attentifs comme s’il ne voulait pas perdre un détail de
ce qu’il voit. Nos yeux ne se quittent pas. Je me laisse faire, confiante, frémissant chaque fois que
ses doigts entrent en contact avec ma peau, mais si légèrement. Il s’empare de mon jean qu’il
déboutonne, puis il me bascule avec précaution sur les draps de satin blanc du lit avant de faire
glisser le jean le long de mes jambes et de défaire les sangles de mes sandales en effleurant tout
juste mes pieds.
Il contrôle tout, avec douceur et attention. Je reste à demi étendue en sous-vêtements sur le lit
pendant que, devant moi, toujours sans me quitter des yeux comme s’il fallait que je ne perde rien
du feu qui embrase son regard, il se déshabille lui aussi. Je découvre son torse puissant, ses
pectoraux parfaitement dessinés, ses bras à la longue musculature, ses hanches qui ressortent pour
souligner la découpe de son ventre, ses cuisses fermes. C’est au-delà de ce que j’avais pu deviner ou
apercevoir de son corps. Il est superbe, encore plus beau… Sous son boxer, son sexe bandé ne
demande qu’à être libéré.
Je ne détourne pas le regard, je ne minaude pas. J’ai voulu ce moment, je l’ai rêvé, et je veux
profiter de chaque minute. Jamais je n’ai désiré un homme de cette manière, avec une telle force.
Dans la lumière éclatante des miroirs, au milieu des reflets du corps nu de Dayton projeté à
l’infini, je prends conscience que cette brûlure de tout mon être, c’est la première fois que je la
ressens.
Dayton se love tout contre moi sur les draps de satin. Il ne dit plus rien. Il se contente de me
regarder, puis il me fait rouler sur lui, cuisses de part et d’autre de son bassin, sexe contre sexe au
travers de nos sous-vêtements, et il presse mon visage d’une main ferme contre le sien, tandis que
l’autre main appuie sur mes reins pour que nos ventres se touchent plus encore. Nous ne parlons
plus, mais nos yeux qui ne se quittent pas, continuent le langage complice et intime que nous avons
débuté plus tôt.
Au moment où sa langue pénètre ma bouche, il rehausse son bassin et je sens son sexe dur forcer
contre mon clitoris hypersensible. Maintenue contre sa bouche et son ventre, alors qu’il n’est pas
encore en moi, je me sens déjà entièrement prise.
Folle de désir, je me mets à rouler des hanches pour me frotter contre son érection. Je ne peux
m’empêcher de gémir entre ses lèvres. Sa main passe de l’arrière de ma tête à la fermeture de mon
soutien-gorge, qu’il détache très vite. Il fait glisser une bretelle sur mon épaule. Je me débarrasse
du sous-vêtement, surprise par le poids de mes seins tendus par l’excitation, qui flottent à quelques
centimètres de la bouche de Dayton.
Il me fait de nouveau rouler, et je suis sous lui. Son regard ne se lasse pas de me dévorer, ses
bras abandonnés de part et d’autre de ma tête. Je le regarde comme si je lui confessais que c’est lui
que j’attends depuis des années, comme si je le suppliais de mettre fin à cette attente. Jamais le
désir n’a été aussi fort ; jamais je n’ai eu envie de crier à un homme de me pénétrer et de me
posséder. Plus les yeux de Dayton s’attardent sur mon corps et en explorent la moindre surface, plus
mon excitation est décuplée.
Je n’en peux plus…
Dayton se recule et attrape ma petite culotte. Je soulève le bassin pour lui faciliter la tâche.
– Attends, dit-il.
Il lâche les côtés de la culotte et, redressée sur mes coudes, je le vois s’approcher de mon sexe
encore couvert. Du bout des doigts, il effleure mon clitoris au travers de l’étoffe. Je soupire et écarte
les cuisses. Il se penche pour caresser le même endroit avec ses lèvres.
– Ta culotte est toute mouillée, Anna, murmure-t-il d’une voix rauque.
Ces paroles explicites déclenchent un nouveau frisson.
Il se redresse d’un coup et ne me laisse pas le temps de l’aider cette fois, mais m’enlève mon
sous-vêtement d’un coup sec. Puis il se défait du sien. Je ne peux retenir un autre gémissement
devant son sexe libéré. Dayton pose ses mains à l’intérieur de mes cuisses, de part et d’autre de
mon sexe, et je me sens soudain vulnérable sous son regard qui fouille mon intimité.
– Tu brilles tellement tu es excitée, Anna.
Je ne veux pas répondre, je veux juste l’attirer à moi, en moi. Je me redresse pour lui faire
comprendre, essaie de saisir ses bras.
– Ne bouge pas, Anna, je veux te regarder. J’avais tellement envie de toi l’autre nuit… L’envie est
encore plus forte aujourd’hui, violente… C’est à peine si je peux respirer.
Il approche sa bouche de mon sexe et souffle doucement dessus, en l’écartant de ses doigts. Je
me cambre. Ses mains remontent aussitôt jusqu’à mes seins durs et ses doigts se mettent à jouer
avec délice sur mes mamelons. Je m’arque sur le lit.
– On prendra tout notre temps ensuite, Anna, chuchote-t-il contre mon sexe, mais pour la
première fois, je crois qu’on ne peut plus attendre…
Il se redresse et saisit lestement un étui sur la table de nuit. Dans le mouvement, son sexe est à
quelques centimètres de mes mains et, alors que, me dominant à genoux, il fait glisser le préservatif
sur son érection en me fixant des yeux, j’effleure sa verge du bout des doigts et me laisse retomber
sur le lit quand Dayton étend son corps au-dessus du mien.
Son érection bat contre mon ventre, descend et trouve mon clitoris. Dayton s’amuse quelques
secondes à se frotter ainsi contre moi. Le désir devient terrible, une torture. Alors il couvre ma
bouche de ses lèvres. Sa langue fouille profondément pour trouver la mienne, comme s’il voulait me
manger entièrement. À l’entrée de mon sexe, le bout de sa verge force lentement. Je roule des
hanches pour accélérer la progression, mais il se retient, se fige sur place avant de me pénétrer un
peu plus loin. J’ai envie de crier, et il me semble que c’est ce qu’il m’arrive, mais sa bouche couvre
toujours la mienne. Mes mains se referment sur ses fesses ; je veux qu’il me prenne complètement.
Il relève la tête, à bout de souffle, les lèvres brillantes.
– Comme tu es serrée, Anna… J’ai peur de te faire mal, chuchote-t-il comme s’il était surpris.
– Je suis serrée parce que j’ai envie de toi. Prends-moi.
Ses yeux s’éclairent d’une lueur folle et son bassin avance d’un coup. Je me rends dans un râle.
Ses allées et venues en moi prennent de l’ampleur, sont de plus en plus fortes ; il me remplit
complètement. Je relève mes cuisses autour de sa taille et il passe une main sous mes fesses. Sa
bouche suce avidement un de mes seins.
Notre désir est urgent. À chaque poussée en moi, un petit cri m’échappe. Son souffle s’emballe
quand il sent que j’écarte encore plus les cuisses. Mon clitoris est tellement gonflé que c’est à peine
supportable. Je sens tout mon sexe qui s’ouvre autour de l’érection puissante de Dayton. Mon ventre
se crispe ; je ne veux pas que ça finisse, mais l’explosion me vient du bas du ventre, tend mes seins
et, rejetant la tête en arrière, je crie de plaisir.
– Anna, oui, crie.
Il relève le visage pour observer mon orgasme et nos regards ne se quittent pas. Je suis assaillie
par des vagues de plaisir qui ne cessent de me bousculer. Je gémis à présent, mes yeux toujours
plantés dans les siens. Ses traits se contractent, ses musclent se raidissent et il m’attrape sous les
fesses pour me pénétrer une dernière fois. Les lèvres entrouvertes, le regard vague, je lui souris.
– Tu aimes faire l’amour, Anna, dit-il en haletant.
– Non, réponds-je, le souffle court, j’aime comme tu me fais l’amour, Dayton.
Il s’allonge près de moi et me serre contre lui, dos contre son torse, en déposant de tendres
baisers sur ma nuque. Nous restons ainsi quelques minutes sans parler, à attendre que les
battements de nos cœurs s’apaisent.
– Je savais que ce serait ainsi dès l’instant où je t’ai vue assise au Duc des Lombards en train de
dessiner. Cinq minutes plus tôt, je ne savais pas qui tu étais et ton amie me demandait d’aller te
chercher. Lorsque je t’ai vue, ton épaule dénudée, tes cheveux sur ton visage, ta bouche, j’ai tout de
suite eu envie de te toucher. J’ai été déstabilisé.
Il ne me voit pas alors je ferme les yeux de plaisir.
C’est un rêve, je n’y crois pas.
Dire qu’il y a quelques heures à peine, je craignais de ne jamais le revoir.
– Je crois que tu n’as même pas conscience de quelle manière tu attires le regard, n’est-ce pas ?
poursuit Dayton. Tu es trop occupée à regarder les autres.
– Peut-être, dis-je. Je n’y ai jamais pensé comme ça.
– Je t’aurais prise sur le pont des Arts l’autre soir, avoue-t-il. C’est juste que…
Mon visage s’empourpre.
– Que quoi, Dayton ? demandé-je dans un murmure.
Mais il esquive une nouvelle fois et j’oublie qu’il esquive car son corps devient brûlant presque
instantanément.
– Je vais te prendre encore, Anna, me dit-il d’une voix dont je reconnais déjà le timbre rauque.
Contre mes fesses, sa verge prend vie. Il se frotte contre moi et ses mains trouvent aussitôt mes
seins qu’il pétrit, tout en continuant de grossir dans mon dos. Je me cambre pour lui exprimer mon
approbation, déjà excitée. Il se recule, se met à genoux et me positionne à quatre pattes devant lui.
– Baisse-toi un peu, m’ordonne-t-il, ivre de désir. Laisse le satin caresser tes seins.
Je m’exécute. Il n’est pas autoritaire et je ne suis pas son jouet. Je sens qu’il a véritablement
envie que nous prenions le maximum de plaisir.
Je m’appuie sur les coudes de sorte que les pointes de mes seins touchent le tissu satiné. Les
mains posées sur mes fesses, Dayton imprime à mon corps un léger bercement, et, très vite, la
caresse des draps sur mes seins, alliée à celles des mains de Dayton me malaxant les fesses,
m’emporte dans un espace de jouissance que je ne connaissais pas. Quand ses doigts s’immiscent
dans mon sexe en tournant pour m’ouvrir, j’ai envie de me redresser, mais mon amant expert me fait
comprendre de rester en place. Son index profondément enfoncé en moi appuie vers le bas dans
mon sexe, pendant que du pouce, il tourne sur mon clitoris. Je halète.
– Tu es belle, Anna. Je voudrais que tu jouisses comme ça.
– Non, Dayton, viens, je t’en prie.
– Tu veux ?
Toujours ce même geste rapide vers la table de nuit. Je ferme les yeux, entends les bruits discrets
de l’étui, la croupe toujours tendue.
Cette fois, il n’a pas peur de me faire mal et mon sexe est déjà prêt à le recevoir. Il m’allonge sur
le lit, rehausse juste mon bassin en repliant un peu mes cuisses et me couvre entièrement comme un
roi animal.
Cette étreinte dure longtemps. Il me prend avec lenteur et application, me retourne, me cambre.
Je jouis à répétition et il m’observe sans ciller, retenant son plaisir chaque fois pour m’envisager
sous un nouvel angle, comme si sa faim de moi était insatiable. Je me laisse totalement aller et
consens à toutes ses propositions. À chacun de mes orgasmes, son regard s’illumine dans l’éclat du
soleil couchant qui se reflète dans les mille miroirs. Ma gorge est douloureuse de toutes ces
jouissances.
Quand, enfin, il se laisse aller à son propre plaisir, il est tellement fort qu’un moment, j’ai peur
qu’il en perde conscience. Puis, il s’abat sur mon corps comme un guerrier épuisé, un sourire sur les
lèvres, les yeux mi-clos.
– Que me fais-tu, Anna ? murmure-t-il.
Et toi donc !
Je caresse son front couvert de sueur, l’embrasse doucement sur les lèvres. Ce n’est qu’une trêve,
la nuit commence juste. Nous nous assoupissons un peu pour reprendre des forces. Tout à l’heure,
j’imagine que nous ouvrirons les paupières, dans les bras l’un de l’autre… Et puis, et puis…
6. Attractions désastre
Je m’éveille en sentant bouger Dayton contre moi. Il se dégage doucement de mes bras, et j’ouvre
les yeux. Penché sur la table de chevet, il allume son portable, puis il me reprend contre lui.
– Tu peux encore dormir, Anna, il est tôt, me chuchote-t-il en me picorant le visage de baisers.
– Tu ne pensais quand même pas m’abandonner pendant que je dormais ? dis-je d’une voix
endormie.
Comme c’est bon de se réveiller contre sa peau, dans son odeur. Je bouge un peu et me rends
compte que tout mon corps est endolori par notre nuit d’amour torride, par ces heures brûlantes
que nous avons passées à nous découvrir l’un l’autre, à confondre nos désirs et partager le plaisir. Je
me blottis contre lui, et ses gestes sont si tendres que je soupire de contentement en enfouissant
mon visage dans son cou.
– Je suis bien, dis-je dans un souffle.
– Moi aussi, chuchote-t-il.
Je voudrais que la journée ne commence jamais. Je voudrais rester là, contre lui, et que nous
reprenions nos échanges de la nuit, que nous alternions encore tendresse, rire et passion. Je
l’entends encore m’avouer que je le trouble comme il me trouble. Un frisson traverse tout mon
corps.
– Il va falloir que j’y aille, poursuit-il. J’ai des rendez-vous importants ce matin et je ne peux pas
les annuler.
La barbe, le temps ne peut-il pas s’arrêter pour les amoureux ?
– Quoi comme rendez-vous ? demandé-je.
– Des trucs, répond-il en se levant.
– Je me demande comment tu aurais réagi si j’avais répondu aussi vaguement chaque fois que tu
as posé des questions me concernant.
Assis, nu – et superbe ! –, au bord du lit, il se tourne vers moi avec cette expression qui est
maintenant sa signature : sourire fin amusé et regard intense.
– Des trucs pas très intéressants, ajoute-t-il, comme si le sujet était clos. Tu viens prendre une
douche avec moi ?
Il me tend la main, et je ne peux résister à cette invitation qui se transforme rapidement en
quelque chose de plus audacieux qu’une simple douche. De quoi merveilleusement commencer la
journée…
Alors que nous nous habillons, je me retiens de lui poser la question qui me brûle les lèvres : «
Quand nous reverrons-nous ? ». Je jette des coups d’œil dans sa direction, admirant son corps
sculptural et ses gestes souples. Il est terriblement viril dans ce costume léger, aussi séduisant que
sur scène en jean et chemise. J’ai la gorge nouée, et lui ne prononce pas un mot.
– Tu repars demain, c’est ça ? parviens-je enfin à articuler.
– C’est ça, répond-il sans rien de plus.
Je fouille dans mon sac pour consulter mon téléphone et me donner une contenance. Je sens
Dayton s’approcher.
– Je te l’emprunte une seconde ? dit-il en désignant mon portable.
Il pianote sur mon téléphone avant de me le rendre, alors que le sien bipe pour annoncer
l’arrivée d’un message.
– Tiens, tu auras mon numéro comme ça, dit-il sur un ton pratique. Tu es prête ? ajoute-t-il.
Je hoche la tête et le suis jusqu’à l’extérieur de l’hôtel, ma main dans la sienne.
– Je dois passer à mon hôtel pour me changer et filer à mon rendez-vous. Je te dépose quelque
part ?
Et soudain, parce que j’ai le cœur gros, j’ai envie de fuir à toutes jambes, mais je parviens à
rester digne.
– Non, non, réponds-je, je vais marcher un peu et prendre le métro. Je n’ai pas de rendez-vous,
j’ai tout mon temps ! ajouté-je avec un air enjoué complètement faux.
Je repasserai pour mes talents de comédienne…
Il incline la tête, plonge ses yeux dans les miens et pose une main sur ma joue, son pouce
effleurant mes lèvres tendrement.
– J’aimerais t’avoir près de moi pour ma dernière nuit à Paris, Anna, chuchote-t-il.
« Ma dernière nuit » sonne un peu comme « notre dernière nuit » tout court.
– Moi aussi, dis-je malgré tout.
J’en crève, oui !
– Rejoins-moi à mon hôtel en fin de journée, tu veux bien ? Je suis au Burgundy. Je t’appelle dès
que j’ai fini ma journée surchargée.
Je secoue la tête. Je ferais n’importe quoi pour lui.
– Et, Anna, ne mords pas ta lèvre comme ça, s’il te plaît, ça me fait un effet fou et nous n’avons
pas le temps…
J’esquisse un sourire, et il m’embrasse avec passion.
– J’ai hâte d’être ce soir, me chuchote-t-il.
Nous nous quittons une nouvelle fois sur un trottoir, mais, cette fois, en sachant que nous allons
nous retrouver.
Je rentre chez moi sur un nuage. En bas de l’immeuble, je tombe sur Gauthier, les bras chargés
de courses, et je l’accompagne chez lui. Il est un peu pressé, car il a invité un « magnifique et
talentueux » danseur à déjeuner pour parler affaires.
– Hum, affaires, tu es certain ? dis-je.
– Mais bien sûr, je sais rester professionnel, tu sais, répond-il. Rien n’interdit d’apprécier les gens
avec qui on fait affaire. Dans mon cas, j’ai remarqué que ma motivation était bien meilleure.
– Tu me raconteras alors ?
– Uniquement si tu me racontes où tu as dormi cette nuit, me dit-il, puisque notre premier
ministre anglais n’a cessé de miauler.
J’affiche un sourire épanoui.
– Dormi ? Non, on ne peut pas dire que j’ai beaucoup dormi… J’étais avec Dayton.
– Je vois, dit-il avec son expression soucieuse.
Mon ami est toujours méfiant. Je sais qu’il n’aime pas me voir souffrir.
– Je le revois ce soir, ajouté-je aussitôt pour le rassurer.
– Très bien, tu as l’air comblée en tous cas.
Il commence alors à me poser une longue liste de questions auxquelles je me rends bien vite
compte que je n’ai aucune réponse : – Quel âge a Dayton ?
– Euh plus âgé que moi, la trentaine…
– Quel est son nom de famille ?
– Je ne sais pas.
– La musique est-elle sa principale activité ?
– Eh bien, oui, enfin je crois.
– Où part-il demain ?
– Aucune idée.
– Il habite à New York ?
– Oui, je pense.
Au bout de dix minutes gênantes de réponses hésitantes, je prends conscience que je n’ai que son
numéro de téléphone et les souvenirs de notre nuit passée comme certitudes. C’est mince…
Devant ma mine affolée, Gauthier me rassure en me disant que j’en saurai certainement plus ce
soir, puis il me congédie gentiment pour se mettre en cuisine et me recommande encore une fois de
faire attention à moi.
Churchill, caché sous le canapé, me prend en embuscade dès que je mets un pied dans mon
appartement et se jette dans mes jambes pour se venger en m’agonisant de reproches – je suppose
que c’en est, étant donné le ton de ses miaulements. Je nourris la bête, lui accorde sa ration de
câlins en retard en le caressant d’un air absent, tout en rêvassant sur le canapé aux heures
passionnées avec Dayton. Je soupire, je tremble, et on est à peine en fin de matinée. L’après-midi va
être longue…
Quand mon estomac se met à grommeler, je me rappelle que je n’ai quasiment rien mangé depuis
hier, et le peu que nous avons grignoté avec Dayton dans la chambre a rapidement été consommé
dans nos ébats. Il est également temps de se reconnecter avec la réalité. J’allume l’ordinateur.
Claire Courtevel m’a envoyé un message pour accuser réception de mes illustrations et du
supplément d’article de la veille et me féliciter de mon professionnalisme. Je fais un passage sur
mon blog pour lire les derniers commentaires de mes lectrices suite à mon dernier texte : « Alors, il
a appelé ? »
Non, mais c’était mieux.
« Une vie comme un roman… »
Mieux que ça…
J’entame la rédaction d’un nouvel article intitulé Nights in white satin dans un style propre à
faire rêver toutes les femmes, mais qui soulève un point important : sommes-nous toutes prêtes à
nous laisser dévorer par la passion avec un homme dont on ne sait rien ? Je colore à l’aquarelle un
croquis de deux corps allongés sur un lit sous un ciel étoilé, et je laisse mes lectrices fantasmer pour
la journée.
Je décide d’appeler Saskia pour la tenir au courant des dernières évolutions de mes folles
aventures. Elle répond aussitôt.
– Je ne devrais pas te répondre, Anna, dit-elle en riant à moitié, mais c’est juste que j’ai oublié de
couper mon portable.
– Ah, et tu es où ?
– Là, je suis dans un palace, dans une chambre complètement dévastée en compagnie de celui
avec qui je l’ai dévastée…
– Ah, je vois, donc je te dérange là ?
– Hum, tu ne me déranges jamais, Anna, mais comment dire, un peu quand même, là… glousse-t-
elle.
– Bon, je te laisse alors, je voulais juste te dire qu’il y a eu du nouveau au sujet de Dayton…
– Oh, oh ! fait-elle. On se raconte tout ça plus tard, tu veux bien ?
– Mais oui, profite bien de ta journée, dis-je avant de raccrocher.
L’après-midi se passe mollement entre croquis et somnolence. J’envoie une photo d’un dessin très
suggestif à Dayton, représentant un couple nu en pleine passion, mais je finis par être troublée par
les pensées qui sont à l’origine de ce genre de dessins, par les initiatives qu’elles provoquent en
moi, et j’essaie de m’oublier dans des travaux plus sérieux.
Finalement, l’après-midi touche à sa fin sans que j’aie eu le moindre signe de Dayton, et les
questions paniquées m’assaillent à nouveau. S’il m’oubliait ? S’il avait mieux à faire ? Dois-je
l’appeler au risque de l’agacer ? Pourquoi n’a-t-il même pas réagi au dessin que je lui ai envoyé ?
Mon coloc anglais n’a aucune réponse.
Enfin, un SMS arrive :
[Je t’attends. Le Burgundy, 6e étage, appartement.]
« Boum » fait mon cœur, comme si c’était la première fois que j’allais le retrouver. Après tout,
c’est la première fois après la première fois… L’émotion et le trouble sont toujours là, plus intenses
même.
Je peaufine mon maquillage discret, en essayant de ne pas trembler d’excitation, attrape une
veste légère en peau noire pour rendre plus rock ma robe légère –susceptible d’être très rapidement
ôtée –, et je file à toute allure après m’être assurée que Churchill a de quoi manger toute une nuit
(je crois que cet animal mange même pendant son sommeil).
Quarante minutes plus tard, je pénètre dans le vaste et lumineux hall de marbre blanc,
époustouflée par le caractère luxueux des lieux. Je me dirige droit vers les ascenseurs et monte au
6e étage où je passe devant des portes annonçant les suites Royale ou Vendôme, avant de frapper à
celle sur laquelle une plaque en bronze annonce « Appartement ». Derrière cette porte m’attend une
nuit de délices amoureux avec l’homme le plus séduisant du monde.
À la troisième tentative nerveuse, la porte s’ouvre sur Dayton, pieds nus, jean et chemise blanche
sortie du pantalon. Il est hypersexy, à tomber par terre dans cette tenue décontractée. Son sourire
n’est rien que pour moi, et son regard qui s’éclaire et s’intensifie d’un coup me rassure aussitôt. La
nuit nous appartient.
– Anna, dit-il en m’attirant à lui pour m’embrasser de ses lèvres voraces.
Je me laisse aller dans ses bras et sous ses mains qui reprennent possession de mes courbes.
– Le dessin que tu m’as envoyé m’a donné des envies tout l’après-midi, chuchote-t-il en me
mordillant le cou.
Je gémis de plaisir sous ses caresses. Il se redresse et me prends la main pour me guider dans un
couloir vers une porte derrière laquelle je perçois des voix. Je le regarde, intriguée.
– Tu n’es pas seul ? demandé-je.
Je croyais que nous devions passer cette soirée en amoureux. Pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue ?
– Petite réunion imprévue, chuchote-t-il d’un air désolé, avant de poser un rapide baiser sur mes
lèvres. Ça ne devrait pas durer toute la soirée.
Il lâche ma main pour ouvrir la double porte donnant sur un salon dans lequel sont installées…
beaucoup trop de personnes.
– On a une invitée, lance Dayton à l’assemblée.
Il y a là Julian (sans Saskia ?), les deux autres musiciens du groupe entourés de filles qu’il me
semble avoir aperçues l’autre soir au Duc des Lombards, deux autres types au look débraillé que je
ne connais pas et, surtout, il y a une rousse sculpturale qui me fait aussitôt penser à la méchante
adversaire de Batman, Poison Ivy. Nonchalamment installée dans un canapé, tout habillée de vert
pour faire ressortir ses cheveux flamboyants, la bouche carnassière, le regard détaché, elle me
considère de haut en bas, et je me sens comme une première communiante tombée dans un
traquenard.
– Hé, bonjour, beauté française, me lance-t-elle alors que personne ne semble s’offusquer de son
ton un peu moqueur comme si tout le monde y était habitué.
Même Dayton !
– Anna, dit-il, je te présente Petra. C’est la chanteuse du groupe. Elle n’était pas avec nous au
Duc des Lombards parce qu’elle avait une obligation à Londres, mais elle est normalement de tous
les concerts.
Super…
Ensuite, il me présente les autres, mais je ne retiens aucun nom. Je suis restée bloquée sur Petra
et ses manières de reine de la soirée. Je me sens embarrassée dans cette pièce où tous se
connaissent.
Les discussions reprennent leur cours, et Petra semble monopoliser la conversation. Elle est
omniprésente et hypersexy, a de l’humour et la voix qui porte, j’ai tout simplement envie de la tuer…
ou d’être aspirée par l’épaisse moquette. Sans compter que je pensais passer une soirée en tête-à-
tête avec Dayton. Lui est à l’aise dans cette assemblée. Il parle peu, mais je sens que tous
respectent le silence chaque fois qu’il prend la parole. Son autorité silencieuse accentue encore mon
malaise. Je me sens déplacée.
Comme Julian passe près de moi, je lui demande :
– Saskia n’est pas avec toi ?
Tout d’abord, à voir sa tête, j’ai peur qu’il ne se rappelle même plus de qui je parle, puis,
finalement, il répond :
– Euh non, elle avait un truc de prévu ce soir, je ne sais pas quoi…
Il me donne surtout l’impression de s’en moquer complètement. Je ravale une brusque poussée
de colère. Pour me détendre, je me dirige vers la porte-fenêtre ouverte et vais prendre l’air sur la
terrasse. Dayton me rejoint deux minutes plus tard.
– Ça va ? me demande-t-il en me touchant doucement le visage, si vite que j’ai le sentiment qu’il
ne veut pas que cela se voie.
Je hoche la tête mais tout ment en moi, et il le sent aussitôt.
– Dis-moi ce qui ne va pas, Anna, ajoute-t-il en inclinant le visage.
– Euh, je pensais que nous allions passer la soirée seuls, enfin, ensemble…
– Oui, c’est ce que je t’ai dit et j’en ai très envie. La soirée ne fait que commencer et nous
sommes ensemble, non ? Il peut se passer bien des choses encore.
Le simple fait de me toucher ou même de déposer un léger baiser dans mon cou comme il le fait
efface toutes mes inquiétudes.
Évidemment, il ne va pas mettre tout le monde à la porte comme ça…
Nous retournons dans le salon et Dayton reprend sa place au milieu du groupe, trop loin de moi à
mon goût. Je me pose dans un fauteuil à l’écart, en sirotant le jus de fruits qu’il m’a servi. Petra
monopolise l’attention en racontant l’enregistrement qu’elle a fait à Londres avec un artiste que
tous semblent connaître, sauf moi, et dont elle dresse un portrait assez comique. Tous éclatent de
rire, ce qui la pousse à la surenchère. Elle va même jusqu’à s’accrocher aux épaules de Dayton et
manifester une complicité qui allume tous les feux de la jalousie en moi. Dayton rit de l’histoire de
Petra et ne s’éloigne pas d’elle. Il la prend même par la taille, alors qu’elle poursuit sa narration le
bras autour des épaules de Dayton. Le malaise que je ressens instantanément est physique. Mon
ventre se tord et mon sang se glace d’un coup dans mes veines.
Mais c’est un couple ou quoi ? !
Je déglutis. Qu’est-ce que je fais là ? Je ne comprends rien à leurs manières de se comporter.
Cette proximité qu’ils partagent tous, les blagues qu’ils font, ce n’est pas mon monde. J’ai envie de
me lever et de m’enfuir, mais je n’ai pas envie de passer pour une petite idiote. Alors je fais ce qui
me sauve toujours. Je sors mon carnet de croquis de mon sac et me mets à griffonner des postures
et des visages, pour me couper de ce qu’il se passe dans cette pièce, qui me blesse profondément.
Petra devient alors une femme-plante et Dayton, une sorte d’empereur. Toute la scène représente
un banquet romain où tout le monde est affalé et rit de manière grotesque.
Soudain, j’entends la voix de ma nouvelle ennemie résonner tout près de moi :
– Tu gribouilles ? demande-t-elle en se penchant, pas assez vite pour apercevoir mes dessins, car
je referme aussitôt mon carnet.
Je cherche Dayton du regard. Il fixe ses yeux sur moi et m’adresse une petite moue pour
m’indiquer que je ne dois pas prêter attention à ce qui vient de m’être dit. Enfin, je suppose que
c’est ce que ce regard veut dire. Mais le souffle me manque. Tout le monde pouffe en me voyant
tétanisée dans mon fauteuil.
Petra lance alors :
– Hé, qu’est-ce qu’on fait ? On sort dîner ensemble pour notre dernière soirée parisienne ?
La proposition semble enthousiasmer l’assemblée. Dayton me fixe toujours du regard. Je me lève
alors, bafouille que j’ai d’autres plans pour la soirée et, à peine quelques minutes plus tard, je sors
de l’ascenseur, des larmes plein les yeux.
J’ai presque atteint la sortie de l’hôtel quand j’entends des pieds nus frapper le sol de marbre.
Deux bras m’agrippent par les épaules pour me faire pivoter brutalement.
– Tu fais quoi, là, Anna ? me demande Dayton d’une voix froide.
J’ai le menton qui tremble.
– Tu vois, Dayton, là, je m’en vais. Je vous laisse entre vous pour votre dernière soirée parisienne.
– Il me semble que ce n’est pas ce qui était prévu, répond-il.
– Non, en effet, mais il n’était pas prévu non plus que je me retrouve au milieu de musiciens et
leurs groupies. Tu aurais pu me prévenir, non ? Tu as bien vu que je n’étais pas à l’aise et, pourtant,
tu n’as rien fait. Tu fais comme si je n’existais pas. Sans compter que ta copine se paie ma tête.
Il prend mon visage fermement entre ses mains.
– Anna, reste, s’il te plaît.
– Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit, Dayton ? Je m’en vais parce que j’en ai marre que tu
t’amuses avec moi.
Tout le monde dans le hall nous regarde mine de rien. Pour couronner le tout, la voix de Petra me
parvient depuis l’endroit où se trouvent les ascenseurs.
– Dayton ! Tu comptes sortir pieds nus ?
Je détache les mains de Dayton de mon visage, le regarde intensément en me disant que c’est la
dernière fois que je vois cet homme superbe qui m’a fait faire n’importe quoi, et je tourne les talons.
7. Qui es-tu ?
Je n’aurai jamais connu de retours aussi différents chez moi en une seule journée. Alors que ce
matin, je planais au paradis ; je rentre à présent comme si on venait juste de me repêcher d’un
marais, dégoulinante et sale. J’ai caché tant bien que mal mes larmes dans le métro, et, dans la rue,
je hâte le pas pour me retrouver au plus vite chez moi et me laisser aller à des sanglots tragiques. Je
suis autant furieuse que blessée par ce qu’il a fait et ma sottise.
Ça fait trois jours que je connais ce type et pas une heure sans que je sois à cran !
Pour couronner une situation déjà bien assez catastrophique, Jonathan monte la garde au bas de
mon immeuble.
C’est la goutte qui fait déborder le vase !
En me voyant le visage inondé de larmes, il prend un air affolé et inquiet.
– J’en étais sûr, me dit-il aussitôt. J’ai lu ton blog et j’ai su tout de suite que tu t’étais fourrée dans
une sale histoire avec un mec.
Les bras ballants, j’hésite entre lui hurler dessus (pour me soulager) et lui tomber dans les bras
(comme je le ferais avec la boulangère s’il s’agissait d’elle) tant je suis effondrée. Je suis tellement à
bout que je ne peux me retenir :
– Mais enfin qu’est-ce que tu fous ici, Jonathan ? Tu ne peux pas me laisser vivre ma vie au lieu
de me traquer comme un psychopathe !
– Je m’inquiétais pour toi, Anna, bafouille-t-il.
J’agite les bras comme un moulin.
– Je ne te demande rien. Je suis bien assez grande pour vivre ma vie. J’aimerais que tu te rentres
dans la tête une bonne fois pour toutes que c’est fini entre nous et que je n’ai pas à te tenir au
courant de ce que je fais !
Je m’en veux aussitôt. Jonathan est blanc comme la craie ; je l’ai blessé. Il baisse la tête.
– Je sais tout ça, Anna. Ça n’empêche pas que je me fasse du souci pour toi.
– Je suis désolée, excuse-moi, lui dis-je pour me rattraper.
Trop tard, le mal est fait, mais j’ai envie d’être seule, et pas d’essayer de réparer une relation qui
est finie ou de ménager les susceptibilités des autres après ce que je viens de vivre dans la suite du
Burgundy.
– J’ai besoin d’être seule, là, Jonathan. Ne t’inquiète pas, je t’appellerai.
Il s’éloigne, affligé, et je monte à mon appartement dans lequel je m’enferme pour pleurer toutes
les larmes de mon corps. Je suis en colère et j’ai mal. Encore plus quand je me rends compte que
Dayton n’a pas cherché plus que ça à me retenir. Il n’a même pas cherché à m’appeler.
Je revois son visage dans le hall de l’hôtel, ses lèvres fines pincées, comme s’il s’interdisait de
dire quelque chose. Lorsque le visage et la voix de Petra me reviennent à l’esprit, j’ai envie de tout
casser, mais je me retiens car je ne veux pas alarmer Gauthier. Churchill, blotti sous un meuble,
attend que l’orage passe.
À peine deux heures plus tard, alors que je suis toujours pétrifiée entre chagrin et fureur, les
messages et les appels commencent à arriver, auxquels je ne réponds pas : [Anna, réponds, je t’en
prie.]
[Excuse-moi, s’il te plaît, je ne voulais pas te blesser.]
Sur d’autres messages vocaux, il ne dit rien ; je l’entends juste respirer.
Pour ne pas craquer, j’appelle Saskia et lui demande de venir. Je ne veux pas rester seule. Je sais
que je pourrais céder à nouveau pour me retrouver dans la même situation demain matin. Il est
temps que je me reprenne en main ; je ne suis plus une adolescente.
Même si j’ai envie de l’excuser, rien que pour pouvoir me retrouver contre lui…
Saskia ne se fait pas attendre, et nous nous préparons à une soirée de siège (pizza, chocolat, film)
après lui avoir expliqué tout ce qu’elle a manqué de cette stupide et merveilleuse histoire avec
Dayton.
– Hum, fait-elle, il faut être solide quand on fréquente des types comme ça.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Je veux dire que ces types voyagent, qu’ils prennent du bon temps et qu’il faut fonctionner
comme eux si on ne veut pas souffrir, me dit-elle.
– C’est ce qui se passe entre Julian et toi ?
– Oui, c’est ça. On a passé du bon temps ensemble, mais il a plus ou moins une copine fixe et, le
reste du temps, il fait des rencontres. La règle du jeu est simple, on se plaît, on s’amuse, mais c’est
tout. Mieux vaut ne pas trop en savoir sur l’autre.
Je secoue la tête. Je ne comprends rien à ce genre de relations dont je suis incapable. Et puis, ça
n’est pas comme si Dayton ne s’était pas intéressé à ce que je suis. J’ai l’impression de ne lui avoir
rien caché de ma personne. Lui, par contre… c’est un mystère. C’était sûrement voulu.
Un SMS arrive :
[Je ne pars pas sans t’avoir revue, Anna.]
Saskia m’observe. J’efface le message.
Puis c’est un appel qui bascule sur la messagerie : « Anna, ça suffit, réponds-moi. De toute façon,
je sais où tu habites, j’arrive. ».
Comment ça, il sait où j’habite ? !
– Merde ! dis-je, paniquée, sans chercher à comprendre comment il a pu obtenir cette info. Il va
débarquer ici.
Un quart d’heure plus tard, le 4 x 4 dont j’ai artistiquement barbouillé le pare-brise se gare en
double file devant l’immeuble. Saskia et moi jetons un coup d’œil entre les stores.
– Tu comptes faire quoi ? me demande mon amie quand nous apercevons Dayton sortir de la
voiture et se diriger vers la porte de mon immeuble.
Je ne sais plus.
– Tu veux que j’aille lui parler, Anna ?
– Pas question. Je suis déjà passée pour une imbécile à l’hôtel. Finalement, il s’amuse avec moi
depuis le début, sans doute une question de fierté pour lui. Il ne doit pas aimer se faire planter
devant tout le monde. Je vais me comporter comme une adulte et lui demander qu’il s’en aille.
Il me faut une force surhumaine rien que pour ouvrir la porte de mon appartement et descendre
l’escalier sur mes jambes de plomb. Il est posté devant la porte de l’immeuble, que j’entrouvre sans
sortir, ni le laisser entrer. Son visage est tendu, mais ses yeux se mettent à briller dès qu’il me voit.
Bien entendu, il croit que je vais céder…
– Il faut que tu t’en ailles, Dayton. Je ne veux pas que tu restes là et je ne tiens pas à te faire
monter chez moi, ni à te suivre. Laisse-moi, s’il te plaît.
– Anna, commence-t-il en serrant les mâchoires comme s’il se retenait de parler fort, Anna, je suis
désolé pour ce qu’il s’est passé tout à l’heure. Je n’aurais pas dû laisser faire. J’aurais dû m’en tenir
à ce que nous avions convenu.
– En effet, et tu aurais dû t’en rendre compte tout de suite et pas deux heures plus tard. Je
comprends tout à fait que tu aies envie de t’amuser avec tes amis, avec moi et le monde entier, mais
je peux quand même décider si le jeu m’amuse ou pas. Je ne sais pas être une fille d’un soir.
– Anna, fait-il en entrant de force dans le hall et me prenant le visage pour approcher le sien,
Anna, je m’en veux. Je ne sais pas quoi faire pour me rattraper. Je n’avais pas prévu de te
rencontrer, ni que j’aurais envie de passer avec toi du temps que je n’ai pas. Tu n’es pas une fille
d’un soir, je te l’ai dit ! Tu dois me croire !
Rien que d’avoir ses mains sur mon visage provoque une vague de tremblements dans tout mon
corps. Quand il effleure mes lèvres de sa bouche, autant dire que je fonds littéralement et manque
de m’écrouler. Je sens aussitôt le désir monter en moi. Je me rappelle tout de suite le plaisir qu’il
m’a donné, mais je pense aussi aux larmes que je verserai sans doute demain quand il devra partir.
Sois forte !
– Non, s’il te plaît, Dayton, va-t’en, dis-je en le repoussant vers la porte.
Il me fixe, abasourdi. Je n’arrive pas à lire son regard. Je ne sais pas s’il est blessé ou triste, mais,
quand je referme la porte, le cœur une nouvelle fois en morceaux, je le vois taper du poing contre le
mur avant de s’éloigner vers sa voiture. Je monte me réfugier dans les bras de mon amie.
Saskia reste dormir chez moi et nous faisons ménage à trois dans mon lit : Churchill, elle et moi
(plus une tonne de mouchoirs en papier). Cela fait du bien de ne pas être seule au réveil. Chaque
fois que mon regard s’assombrit, Saskia trouve une phrase légère pour détourner mon attention. Je
ne doute pas une seconde que notre cohabitation new-yorkaise se passera bien.
À peine sommes-nous levées que je reçois un coup de fil de Claire Courtevel.
– Tu bosses sur quelque chose, là, Anna ? me demande-t-elle d’une voix qui me semble plus
agacée que d’habitude.
– Non, pourquoi ?
– Parce que tu pars pour Amsterdam ce soir, répond-elle.
– Comment ça ?
– Bon, je vais résumer la situation que je ne comprends pas plus que toi. Le rédac chef du
magazine masculin du groupe vient de m’appeler. Il te veut pour une interview exclu du patron
d’une boîte de protection informatique.
Super-excitant…
– C’est une boîte américaine très en vue et en pleine expansion, poursuit Claire. Elle ne fait pas
beaucoup de communication, mais, là, le patron a contacté le magazine pour leur proposer une
exclusivité. Ne me demande pas comment, ni pourquoi, mais c’est toi qu’ils veulent, papier plus
illustrations… Ce type est de passage dans leurs bureaux d’Amsterdam, donc tu fais ton sac. Tes
billets t’attendent à l’aéroport. Ils t’ont réservé une chambre là-bas. Enfin, tout est organisé, tu ne
peux pas dire non.
– Je vois… alors c’est oui.
– Je t’envoie de la doc par mail, Anna. Le type s’appelle Jeff Coolidge, la boîte en question,
DayCool. Essaie de te renseigner un peu sur son domaine d’activité, bien sûr. Encore une chose, ton
papier paraîtra également dans le magazine américain du groupe. Bonne chance et assure !
Quelle sacrée surprise ! Ce n’est pas du tout le genre de sujet que j’ai l’habitude de traiter. Je le
dis à Saskia qui, d’humeur à positiver, me rassure en déclarant que ce nouveau défi ne peut être que
stimulant. Elle n’a pas tort. L’article va être publié aux États-Unis ; c’est un sacré tremplin pour
démarcher les magazines là-bas. Me voilà, comme une « vraie journaliste » à m’envoler au débotté
pour une interview exclusive !
La classe, non ?
L’après-midi file. Je poste un article sur mon blog intitulé Qui est votre Poison Ivy ? en
caricaturant méchamment la mienne. Je passe voir Gauthier pour lui demander, à genoux, de
prendre soin de Churchill en mon absence et appelle mes parents pour les prévenir de mon bref
voyage. Puis, direction l’aéroport.
Cette mission, bien que complètement incompréhensible, me sauve presque. Prise dans l’urgence
et un rien angoissée par mes objectifs, j’arrive à tenir à distance le souvenir obsédant de Dayton.
C’est toujours mieux que de me morfondre sur cette passion sans lendemain…
Le vol dure le temps d’un trajet en banlieue. Je le passe à parcourir ma documentation sur les
sociétés de protection informatique et le peu qu’on sait de Jeff Coolidge que je rencontrerai demain
dans les salons de l’hôtel où je dois séjourner. Tout a été organisé dans les règles de l’art ; ce qui me
pousse à nouveau à m’interroger sur l’étrangeté de cette interview.
C’est une limousine qui me conduit au Conservatorium Hotel d’Amsterdam, près du musée. Le
décor design est prestigieux. Je suis abasourdie par le luxe de l’endroit. Quelque chose cloche,
vraiment. Je n’ai jamais entendu parler d’un tel traitement pour une simple journaliste. J’ai plutôt
l’habitude d’être reçue entre deux portes ou de poireauter interminablement car mon interlocuteur
a oublié notre rendez-vous. Là, c’est plutôt le traitement « tapis rouge » !
Je souris malgré tout intérieurement en pensant que ce n’est que le troisième hôtel que je
fréquente en trois jours. Je devrais peut-être proposer un papier sur ce sujet d’ailleurs…
Quand le groom me laisse à ma chambre, je corrige aussitôt ma définition du mot « chambre ».
C’est une suite monumentale, et je me surprends même à prendre des photos que j’envoie à
Saskia et Gauthier. La baignoire est une énorme vasque de pierre posée devant une fenêtre
panoramique. Je suis comme une enfant au château de Versailles ! On me monte un dîner sans que
je l’aie commandé.
Je m’installe pour préparer mon interview avec l’angoisse de la jeune journaliste qu’on doit avoir
choisie par erreur… Il y en a sûrement de nombreux autres beaucoup plus qualifiés que moi sur le
sujet.
Après un bain de rêve pendant lequel mon esprit essaie de m’entraîner vers des pensées
douloureuses de Dayton, je me couche et m’endors du sommeil perturbé d’une veille d’examen.
Mon rendez-vous avec Jeff Coolidge est à 10 heures dans un salon privé de l’hôtel. Quand j’arrive,
il m’attend déjà. Ma première pensée est qu’il ne colle pas du tout avec l’idée que je me faisais d’un
PDG d’une boîte informatique. Jeff Coolidge est un grand mastodonte à la poigne musclée. Un
impressionnant quadragénaire black que j’aurais plus facilement imaginé comme entraîneur de boxe
plutôt qu’en tenue de businessman.
Il m’invite à m’asseoir, et je sens aussitôt que tout va bien se passer entre nous. Son sourire est
franc, sa voix, douce et mesurée ; il me met en confiance.
Jeff Coolidge m’explique qu’avant de créer DayCool, il a travaillé au Computer Crime Research
Service, une organisation non gouvernementale américaine chargée d’identifier les délits commis
sur Internet. Aujourd’hui, toutes les grandes compagnies font appel à sa société pour la protection
de leurs données. DayCool possède ce qu’il appelle des « bureaux éphémères » dans tous les pays
du monde.
– Il n’y a pas qu’aux États-Unis que l’on trouve des gens compétents, précise-t-il. Nous cherchons
l’excellence et l’exception partout dans le monde parce que l’approche de ce domaine, bien
qu’universelle, possède des particularités propres à chaque culture. Les gens qui travaillent pour
nous sont disséminés dans le monde entier.
Il donne l’impression d’avoir l’habitude de parler de son entreprise et il s’exprime avec
enthousiasme.
– Cette interview tombe à pic, m’explique-t-il. Une grosse multinationale qui conçoit et
commercialise des ordinateurs, téléphones et autres produits électroniques vient de relever des
défaillances dans son système de protection, qui rendraient ses utilisateurs très vulnérables au
piratage sur des réseaux non sécurisés. C’est DayCool qui a lancé l’alerte et solutionné ce problème.
Tout s’explique, un beau coup de pub que cette interview…
Ce sujet, que je ne connaissais pas, m’apparaît soudain passionnant. De la manière dont en parle
Jeff Coolidge, j’imagine les employés de DayCool comme une armée de mercenaires embusqués,
prêts à lâcher leur filet sur le moindre criminel virtuel, protégeant d’armures invisibles une
multitude de grosses entreprises.
Je n’ai quasiment pas besoin d’interroger Jeff Coolidge. C’est à croire qu’il a préparé l’interview
tout seul et qu’il me la livre toute mâchée. La discussion, bien que plaisante, me perturbe un peu
quand même. J’ai le sentiment de tenir un rôle accessoire mais bien défini, dans lequel il me serait
impossible de me tromper ; tout simplement parce que je n’ai quasiment rien à faire en tant que
journaliste… Je lui explique que je dois également illustrer mon article et lui demande si cela le
dérange que nous discutions tranquillement pendant que je griffonne quelques portraits en
situation.
La séance de pose prend une petite demi-heure au bout de laquelle il se lève pour m’annoncer
qu’il doit passer le relais à une autre personne de DayCool pour la suite de l’entretien car il a un
rendez-vous.
– Je vous remercie, M. Coolidge, mais je crois que j’ai tout ce qu’il me faut pour mon article.
– On ne sait jamais, me dit-il en me serrant la main, si d’autres questions vous viennent à l’esprit.
En tous cas, je vous remercie, Anna, vous êtes tout à fait charmante et je suis ravi qu’on vous ait
chargée de cet article.
– Euh, j’ai plutôt l’impression que c’est vous qui en avez fait la demande expresse, M. Coolidge,
d’après ce que m’a dit ma rédactrice en chef.
Il hoche la tête en me souriant, mais fait comme s’il ne m’avait pas entendue et sort du salon.
C’était involontaire ou il a vraiment voulu éviter de me répondre ?
Perplexe, je me réinstalle dans mon fauteuil pour peaufiner mes esquisses en attendant ce second
interlocuteur qui aura certainement plein de choses à me dire sans que je pose une question…
Je n’entends pas la porte s’ouvrir, mais je sens une présence dans la pièce. Je lève la tête pour
découvrir…
Dayton ? !
Il est adossé à la porte, ses yeux intenses rivés sur moi. Je reste bouche bée de stupéfaction et,
avant que j’aie le temps de prononcer un mot, il s’avance vers moi, mais avec précaution, comme s’il
ne voulait pas me faire fuir.
Mon cœur est au bord de l’explosion. Il est beau à en crever, là, devant moi.
Mais qu’est-ce qu’il fiche ici, au beau milieu d’une interview ?
J’en ai les mains qui tremblent. La surprise et le trouble qu’il provoque immanquablement en moi
depuis notre première rencontre se liguent pour me faire perdre les pédales.
Je me lève d’un coup et fais tomber tout mon matériel par terre. Dayton s’accroupit aussitôt pour
ramasser mes crayons et carnets.
– Décidément, c’est une manie, Anna, dit-il en levant le visage vers moi avec un petit sourire.
Je n’ai toujours pas bougé. Il se redresse, pose mes affaires sur la table et caresse ma joue,
toujours avec la même prudence.
– Que fais-tu là, Dayton ? Comment savais-tu que…
– Chut, chuchote-t-il en posant le bout de ses doigts sur mes lèvres. Je t’ai dit que je voulais te
revoir. Je me suis arrangé pour que tu fasses cette interview. J’espère que tu me crois maintenant
quand je te dis que tu n’es pas la fille d’un soir. Je ne comprends pas tout ce que je fais, Anna, mais
je le fais, et c’est toi qui déclenches tout ça en moi. Je n’ai pas envie d’y résister.
Je parviens à jeter un coup d’œil derrière lui pour m’assurer que l’autre personne de DayCool
n’est pas entrée sans qu’on s’en aperçoive.
– Ne t’inquiète pas, dit Dayton. Personne ne viendra nous déranger. Il fallait que je te parle avant
de repartir aux États-Unis. Rien que toi et moi. Tu ne sais rien de moi, Anna, mais j’ai compris qu’il
fallait que je te dise qui je suis et quelle est ma vie, si je veux avoir une chance de rentrer dans la
tienne.
Volume 2
1. Quelques pièces du puzzle
Je cherche le dossier du fauteuil de la main pour m’appuyer une seconde.
Il faut que je reprenne mes esprits. Tout ça est un peu confus pour moi. J’étais en interview avec
Jeff Coolidge, le patron de la société de protection informatique DayCool, et on m’a fait venir
quasiment d’urgence à Amsterdam pour cette rencontre. Voilà que Dayton, mon amant-musicien
mystérieux, est là devant moi ! J’aurais dû malgré tout m’en douter : ce palace auquel j’ai eu droit,
l’urgence de l’interview, quelque chose clochait.
Je secoue la tête pour me remettre les idées en place. Dayton me prend doucement le bras.
– Ça va, Anna ? me demande-t-il, l’air soucieux.
– Oui, oui, c’est juste que tout ça est un peu surprenant, réponds-je. Tu sais que je suis en train
de travailler, là ? Je veux dire, je suis censée faire une interview.
Le sourire de Dayton provoque une vague de chaleur qui m’emplit totalement. Comment rester
de marbre devant un tel homme ?
– Je le sais, d’autant plus que, comme je te l’ai dit, c’est moi qui ai organisé cette interview, Anna.
Jeff n’est pas seulement le pdg de DayCool, c’est aussi mon bras droit et mon meilleur ami.
DayCool m’appartient.
Je cligne des yeux, abasourdie.
C’est quoi ce bordel ! ?
– Anna, assieds-toi, je t’en prie, me dit Dayton en me prenant la main pour me conduire vers un
canapé du salon privé dans lequel j’ai interviewé « son bras droit et meilleur ami », Jeff Coolidge. Je
sais que tout cela est un peu brutal, mais il faut qu’on parle.
Nous nous installons en biais sur le canapé pour pouvoir nous regarder, préserver ce contact des
yeux qui m’évitera certainement de perdre complètement pied. Je suis déstabilisée, c’est le moins
qu’on puisse dire. Dayton pose sur moi un regard à la fois réservé et rassurant. Je ne sens plus mes
jambes, je suis comme engourdie. Je croyais avoir affaire à un rockeur, mais c’est Mr Business que
j’ai devant moi. Je me doutais bien qu’il était complexe, mais là, c’est bien plus que ce que j’aurais
pu imaginer.
– Je ne sais pas par où commencer, dit-il avec un petit sourire gêné.
Tellement craquant !
Je reste vigilante, je m’attends à tout avec lui.
– Je suppose qu’il vaut mieux que j’explique tout d’abord pourquoi on en arrive à ce moment tous
les deux, dit-il après avoir pris une profonde inspiration.
Je suis toujours sans voix.
– Anna, dit Dayton en serrant ma main sans se départir de son assurance virile, ce qu’il s’est
passé à Paris m’a complètement perturbé. Il se peut donc que je ne te l’aie pas fait comprendre, ou
montré comme il fallait, mais cette rencontre inattendue, ces moments que nous avons passés
ensemble, tout ça est unique. Tu peux croire ce que tu veux, cela ne m’arrive pas tous les jours.
Toutes les filles ne me font pas cet effet, et ça, c’était déjà compliqué à vivre pour moi.
Ah ouais ? Comme si pour moi, tout était super simple…
– Je ne me suis pas bien comporté, en présence du groupe et de Petra, je le sais et je tiens à m’en
excuser. Mais, vraiment, je ne savais plus où j’en étais. Je voulais en savoir encore plus sur toi, mais
en même temps, cette envie me faisait peur… J’ai eu peur de ce qu’il s’est passé.
Je sens bien que je dois dire quelque chose mais, au risque de lâcher une bêtise, je me tais.
– Anna, poursuit Dayton. C’était… magique, non ?
Je hoche la tête, puis quelques mots réussissent à se frayer un chemin dans ma gorge nouée par
le trouble et la stupeur :
– Oui, oui, ça l’était… En fait, ça l’est toujours, je crois, non ? demandé-je en lui jetant un regard
intrigué.
Son sourire est une réponse à lui seul.
– Oui, répond Dayton, rayonnant et rassuré. Tu ne peux pas savoir ce qui m’est passé par la tête.
Oh si, je peux imaginer, ça doit ressembler à ce qui est passé dans la mienne…
Un petit rire étonné lui échappe. Il prend ma main dans les siennes, puissantes. Je me sens toute
petite.
– Je voulais savoir qui tu étais, Anna. C’est pour ça que j’ai joué à ce petit jeu du lecteur
mystérieux sur ton blog. C’était n’importe quoi mais j’avais envie de te tester. J’étais sous le charme,
j’avais besoin de savoir que c’était réciproque.
Mon naturel parvient enfin à refaire surface.
– Je suis ravie d’avoir pu te divertir, Dayton, d’autant que n’étant même pas certaine que c’était
toi, j’étais prête à rencontrer n’importe quel dragueur psychopathe… dis-je avec un petit sourire
facétieux. Toutefois, je persiste à croire qu’il aurait été plus simple de m’appeler… Après tout, tu as
bien réussi à avoir mon adresse quand ça a mal tourné…
Je marque une pause et fronce les sourcils en disant :
– Et d’ailleurs, comment as-tu eu mon adresse ?
Ses yeux pétillants se rivent aux miens. Il se penche en avant pour appuyer ses coudes sur ses
genoux, et sa proximité est grisante. Étrangement, je me sens bien en cet instant, proche de lui et
complice.
– Ton adresse, ça a été un jeu d’enfant, finit par lâcher Dayton. Il me suffisait de quelques
informations à ton sujet et tu m’en as tellement dit cette première nuit qu’il m’a été très facile de te
retrouver, tout d’abord sur Internet puis dans la ville. Tu sais, c’est un peu mon domaine,
finalement.
Ah, je sens qu’on arrive à de nouvelles révélations…
– Si j’ai créé DayCool, ça n’est pas par hasard. L’informatique, Internet, je m’y connais plutôt pas
mal. C’est comme ça que j’ai rencontré Jeff d’ailleurs. Je pense que tu as compris quelles étaient les
activités de DayCool… Notre boulot, c’est la protection, mais pour savoir bien protéger, il faut avoir
une bonne connaissance des attaques.
Il me parle, je l’écoute et le regarde. Je le vois littéralement se transformer sous mes yeux à
mesure que les minutes passent.
Il y a deux heures encore, Dayton était un musicien au charme animal qui m’avait complètement
envoûtée à Paris et que je m’étais résignée à chasser de mes pensées.
Ouais, j’ai même l’impression que je lui en voulais à mort…
Et le Dayton que j’ai devant moi n’est pas tout à fait le même, quoique… Je sens encore plus ce
tiraillement en lui, cette guerre intérieure que se livrent sans doute les parts de secret et de réalité
de sa vie.
Mais qui est-il exactement ? Mr Business ou Mr Star ? J’aimerais me contenter de la conviction
simple qu’il est juste cet homme au physique qui me retourne, à la sensualité ravageuse, qui me
rend si vulnérable et prête à tout.
– Anna ? Tu m’écoutes ?
– Oui, bien sûr, c’est juste que c’est à mon tour, je crois, d’être un peu sur la réserve. Pour être
franche, j’ai un peu de mal à te suivre. Tous ces changements de personnages, d’univers, ça va vite,
dis-je.
– Tu préférerais ne pas savoir ? me demande-t-il, intrigué. Tu m’as fait confiance, Anna. Tu m’as
tout dit de toi, je crois que je te dois bien la même sincérité.
Je hoche la tête avec un petit sourire embarrassé. En vérité, Dayton a le chic pour me perdre. Je
ne sais pas trop où j’en suis, mais là, avec lui, c’est déjà pas mal…
– Jeff t’a sûrement expliqué que nous recrutons des petits génies, qui ne sont en fait ni plus ni
moins que des hackers reconvertis, poursuit Dayton. On préfère qu’ils mettent leurs talents au
service des autres. Ils utilisent leurs compétences pour pister les pirates, déjouer les offensives,
lancer des contre-attaques, anéantir des virus.
– C’est un peu… guerrier décrit comme ça, dis-je avec un petit sourire.
– J’ai été un de ces hackers, continue Dayton. Quand j’étais plus jeune, je me suis fait prendre en
train d’essayer d’aller là où je n’aurais pas dû. Je me suis introduit sur des sites sécurisés, j’en ai
bloqué d’autres…
Il secoue la tête d’un air ennuyé, pas fier de lui, et moi, je suis bouche bée devant cet homme qui
n’est décidément pas ce que j’avais imaginé et qui ne cesse de me révéler de nouvelles facettes de
lui-même.
– Je ne t’en dirai pas plus, ça ne sert à rien, c’est du passé, dit-il. En tous les cas, Jeff m’a sauvé
d’une mauvaise passe et j’ai abandonné le côté obscur du hacker, s’esclaffe-t-il.
Dans le temps suspendu des confidences, j’en suis même arrivée à oublier une des premières
révélations qu’il m’a faite, à peine quelques minutes plus tôt : DayCool lui appartient. Et cela me
revient soudain, là, alors qu’il plaisante légèrement comme pour faire passer la grosse pilule à venir.
Alors je le devance.
– Tu es donc le patron de Jeff Coolidge, c’est ça ? demandé-je en plissant les yeux pour lui
montrer que j’essaie de mettre tous les éléments en place.
– Oui, me répond-il en me scrutant, sur le quivive.
– Ok, tu viens de m’expliquer comment tu as pu me retrouver, que tu as été un ancien…
délinquant d’Internet en fait, c’est ça ?
Il hoche la tête.
– Mais je ne comprends pas pourquoi tu ne m’as pas tout de suite dit que tu étais à la tête de
cette grosse société, Dayton ? Quel est le problème ? Tu as peur que je ne trouve pas ça aussi
rock’n’roll qu’un musicien ? demandé-je en ouvrant les mains d’un air interrogateur. Tout ça me
semble énorme, avoué-je. Comment peux-tu assurer sur tous les tableaux ?
Il redevient grave et, sans doute pour ne pas me paraître trop froid, sa main remonte sur mon
bras et me caresse doucement la peau, provoquant immédiatement des vagues de frissons sur tout
mon corps.
– Je tiens à ce que mon rôle reste secret, me dit-il. Mon nom n’apparaît jamais associé à DayCool.
C’est Jeff le patron.
Mon air interloqué lui fait comprendre que j’ai besoin d’en savoir plus.
– Tu sais, Anna, les clients pour lesquels nous travaillons sont parfois autre chose que des
grandes entreprises. Il nous arrive de collaborer avec des gouvernements étrangers. Les virus
informatiques sont les nouvelles armes terroristes. Le fait qu’on ne sache pas quel rôle je joue dans
cette société permet de préserver les informations, d’assurer une discrétion et une sécurité pour ces
missions plus délicates.
Qu’on me pince ! Je croyais juste être en train de vivre une passion amoureuse et voilà que je me
retrouve en plein roman d’espionnage !
Le silence me semble, pour le moment, la meilleure réaction, faute de mieux, parce que je ne vois
vraiment pas comment intervenir dans ces aveux.
Dayton rapproche son visage du mien, et je préférerais que ce soit pour m’embrasser que pour
s’adresser à moi avec la même gravité.
– Tu m’as fait confiance, Anna, et je te fais confiance en te disant tout cela. Il faut que tu gardes
ça pour toi. Le peu de relations solides que j’ai se basent sur cette confiance. Mon intuition ne m’a
jamais trompé.
Il attend une réaction, je crois, alors je hoche la tête avec un sourire timide mais entendu.
– C’est aussi parce que j’ai envie de vivre ma passion pour la musique que je souhaite conserver
la liberté que m’apporte ce secret. Je ne veux pas tout mélanger, tu comprends ?
Mon Dieu, mais tout cela me paraît bien compliqué quand même. Cela ne va pas m’aider à savoir
quel homme j’ai en face de moi. Est-ce là son seul secret ? Me dit-il vraiment tout ?
– Les membres du groupe, Julian, les autres, ils ne savent donc pas ce que tu fais pour DayCool,
c’est ça ? demandé-je.
– Non, en effet, ils pensent juste que je suis gros actionnaire d’une entreprise florissante. Tu sais,
ça ne les intéresse pas plus que ça, du moment qu’on répète, qu’on joue, qu’on prend notre pied en
concert. Ils croient que ma fortune est personnelle et familiale.
Ta quoi ?
Je déglutis la boule dans ma gorge et ma voix sort tout éraillée.
– Ta fortune ? murmuré-je.
Dayton m’attire contre lui et prend mon visage entre ses mains. Nos souffles se rencontrent. Il
sent le désarroi qui m’a soudain envahie, comme si toutes les informations qu’il vient de me révéler
s’étaient accumulées et débordaient par mes yeux, ma bouche. Enfin, c’est trop, là.
– Anna, Anna, pas de panique ! Oui, je suis riche, mais tu as dû t’en douter, non ?
– Oui, un peu, mais je croyais que ça allait avec le statut de rock star… réponds-je d’une toute
petite voix.
Il éclate de rire.
– De rock star ? s’esclaffe-t-il. On n’est pas Muse ou les Red Hot, juste un petit groupe. On
tourne, mais rien d’exceptionnel.
Alors toutes mes pensées se libèrent comme si on faisait éclater une grosse baudruche remplie
de confettis : la suite dans l’hôtel luxueux, que dis-je, les hôtels luxueux, y compris celui
d’Amsterdam ; la voiture prestige ; la nonchalance de son élégance qui va certainement de pair avec
une certaine aisance financière ; ce pouvoir qu’il a de provoquer les événements ; cette société qui
lui appartient ; ses affaires secrètes avec des gouvernements étrangers ; son passé de
cyberdélinquant ! Ça fait beaucoup !
Et moi, dans tout ça, où est ma place dans sa double vie ? Même s’il est là aujourd’hui, qu’il a
tout fait pour me retrouver, pour me faire venir ici, m’expliquer toute sa vie, qu’en sera-t-il demain ?
Parce que j’ai plutôt l’impression que sa vie est outrageusement remplie.
Elle déborde, oui…
Près de moi, mon visage entre ses mains, Dayton paraît capable de deviner toutes ces idées qui
se bousculent en moi. Ma première impulsion serait de lui demander du temps, de l’espace, enfin,
un peu de solitude pour que je puisse réfléchir à tout cela, mais sa proximité me trouble. Je suis
comme aimantée et je n’ai pas du tout envie de m’éloigner de lui pour réfléchir. Ce qu’il vient de me
confier a dû lui coûter si, en effet, peu de personnes sont au courant. C’est donc qu’il a toute
confiance en moi.
– Anna, je suis venu ici et je t’ai fait venir ici parce que c’est important pour moi que tu saches
qui je suis, me chuchote-t-il en se rapprochant encore.
Et encore… jusqu’à ce que nos lèvres se frôlent doucement, pour refaire connaissance, avant de
se toucher plus volontairement et qu’enfin, nos bouches se confondent dans un baiser passionné qui
souligne toute la tension et l’importance de notre discussion.
– Je ne veux pas qu’on en reste là, murmure-t-il quand nous reprenons notre souffle.
Euh, comment ça ?
Je jette des regards autour de nous pour lui rappeler où nous sommes… à savoir, pas dans une
chambre d’hôtel.
Quand il saisit le malentendu, son sourire s’épanouit et ses yeux étincellent.
Quoi ? !
– Je ne serais pas contre un petit quart d’heure sauvage, Anna, mais ce n’était pas ce que je
voulais dire, me dit-il en m’adressant un sourire complice.
Je le regarde alors avec des yeux comme des billes. Le rouge me monte aux joues d’avoir eu les
idées aussi mal – bien ? – placées.
– Si je t’ai fait tant de révélations sur ma vie, c’est que je ne veux pas qu’on en reste là dans notre
relation. Je veux qu’on essaie tous les deux, qu’on se donne une chance, me chuchote-t-il entre deux
baisers légèrement déposés sur mes lèvres.
– Moi aussi je crois, soupiré-je, apaisée.
– Mais je te rassure, ajoute Dayton, ça n’empêchera pas ces petits quarts d’heure sauvages qui
ont l’air de t’intéresser !
Moi ? Si peu…
Je deviens rouge comme une tomate. Dayton fait diversion pour me sauver de l’embarras.
– Et je te rassure aussi, l’interview que tu as faite de Jeff n’est pas une fausse commande !
Ah oui, l’interview ! La raison officielle de ma présence à Amsterdam !
Je reprends mes esprits. Dayton a l’air plus détendu aussi. Après tout, malgré les bizarreries qu’il
vient de me révéler, je suis toujours là, troublée, sous le charme. L’attirance que nous éprouvons l’un
pour autre est à toute épreuve.
Quand nous sortons du salon privé de l’hôtel – après nous être accordé quelques minutes
supplémentaires de tendre et décente intimité –, nous retrouvons Jeff au bar qui me serre encore
une fois chaleureusement la main.
– Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, Anna, me dit-il avec un franc sourire sous l’œil
amusé de Dayton. Je m’excuse d’avoir fait partie de ce coup monté, mais je suis certain que votre
article va tout casser !
Je n’en suis pas si sûre, mais je lui assure que je ferai de mon mieux.
Jeff nous abandonne et Dayton m’entraîne vers la sortie de l’hôtel.
– Tu connais Amsterdam ? me demande-t-il avec son air séducteur.
Non, mais avec un tel guide, je suis prête à tout !
***
Nous partons pour quelques heures de promenade romantique dans la ville. Nous longeons les
canaux ou les enjambons sur les petits ponts pittoresques. Nous prenons le temps, main dans la
main, de nous retrouver après cette discussion lourde en révélations.
Depuis notre rencontre, il n’y a pas eu un moment passé ensemble qui ne m’ait pas déconcertée.
Je suis comme envoûtée, fascinée. Dayton m’arrache de mon quotidien, et je ne sais jamais à quoi
m’attendre avec lui. Je suis constamment surprise, même si j’ai l’impression de le connaître depuis
toujours.
C’est ça être amoureuse ?
Dans l’air chaud, sous le soleil, Dayton redevient cet homme troublant, oscillant entre assurance
et attention, aux gestes sensuels, à la voix de mâle qui me fait frissonner.
Un rockeur doublé d’un businessman : Mr Business et Mr Rock ! Quel pied !
Il n’a rien d’ordinaire ; il est tout simplement exceptionnel ! Et moi qui avais cru à l’amant d’une
nuit…
Je prends toute la mesure de cet homme, allongée contre lui sur une pelouse d’un parc arboré
près d’un étang, alors qu’il me raconte quelques anecdotes de concerts. Je souris. C’est un moment
précieux ; le calme après la tempête. J’ai l’impression de revenir de très loin. Je me blottis contre lui
et ferme les yeux, sens son odeur, apprécie sa main puissante qui me caresse les cheveux. Je
repousse loin de moi l’idée qu’avec la vie qu’il mène, de pareils moments sont certainement rares.
Raison de plus pour les apprécier !
– Il est temps d’aller à l’aéroport, Anna, me dit doucement Dayton, pour ne pas me brusquer.
Je plisse les paupières et grogne pour retarder cet instant, et ma réaction puérile le fait rire.
Nous passons à l’hôtel prendre mon sac et filons en limousine à l’aéroport. Son avion décolle un peu
plus tard que le mien.
– On se voit dans quelques jours, hein ? me dit-il en me serrant contre lui avant de m’embrasser.
– Dans neuf jours exactement, réponds-je en souriant.
Certes, il y a mon déménagement, mais maintenant je sais que je vais retrouver Dayton à New
York. Et ça, c’est la cerise sur le gâteau ! Hier encore, j’étais persuadée de ne plus jamais le revoir.
– Alors sois sage, me dit-il d’un air facétieux, avant de me laisser partir vers la salle
d’embarquement. Et les petits quarts d’heure sauvages, c’est juste avec moi, hein ? ajoute-t-il avec
un clin d’œil taquin.
Installée dans l’avion, je me shoote discrètement au parfum de Dayton qui imprègne encore ma
tunique.
2. New York sans toi
Retour en milieu de soirée à Paris. Je ne suis pas étonnée de voir de la lumière dans mon
appartement. J’ai prévenu Gauthier et Saskia de l’heure de mon arrivée. En montant l’escalier, je
m’interroge sur ce que je vais leur raconter. Les mots de Dayton résonnent encore en moi : « Tu dois
garder tout ça pour toi, Anna, je te fais confiance. ». Ok, je comprends, mais, dans quelques jours,
Saskia va partager ma vie au quotidien ; ce qui est déjà presque le cas alors que nous ne vivons pas
encore ensemble ! Alors quoi ? Je vais devoir mentir à mes amis les plus proches, ceux à qui je
confie tout ? Impossible. Si je leur mens, ils le sentiront. Avant d’ouvrir la porte de mon
appartement, j’ai pris ma décision : je ne cacherai qu’une partie de la vérité.
Saskia, Gauthier et Churchill sont tous les trois affalés sur mon canapé en train de regarder un
film.
Je dois avouer que cela fait chaud au cœur d’être attendue quand on rentre chez soi !
Gauthier éteint la télévision, et mes deux amis m’assaillent aussitôt de questions : « Alors,
comment ça s’est passé ? Tu t’en es bien sortie ? Il ressemble à quoi ce patron de société high-tech ?
».
Je pose mes affaires avant de leur livrer un compte rendu dont je prends bien soin de ménager le
suspense :
– Bon, vous avez reçu les photos de la chambre ? leur demandé-je. Eh bien, en plus de la chambre
luxueuse, il y a eu la limousine qui m’attendait à l’aéroport et le petit dîner gastronomique qui m’a
été servi pendant que je préparais l’interview. Le lendemain, j’ai rencontré Jeff Coolidge dans un
salon privé de l’hôtel. Le type n’a pas du tout le physique de l’emploi…
– Ah oui, c’est-à-dire ? intervient Gauthier tout de suite intéressé.
– Bon, il ressemble plutôt à un entraîneur de boxe, dans le genre grand black qui peut te broyer
les os en une poignée de main, mais il a vraiment été très sympa. Je ne dirais pas qu’il a répondu à
toutes mes questions parce que je n’ai presque pas eu besoin de lui en poser. Il était plutôt
intéressant à « croquer » et s’est laissé faire pendant la séance de pose.
Saskia fronce les sourcils et affiche un petit sourire intrigué.
– Je ne sais pas pour toi, Gauthier, mais moi, j’ai l’impression que notre miss Twinkle a autre
chose à nous dire, dit-elle.
Je ne peux décidément rien cacher à Saskia !
Je rougis, commence à bafouiller pour me défendre, mais, après tout, j’avais décidé de leur
raconter, non ?
– J’ai vu Dayton à Amsterdam, déclaré-je sans effet d’annonce.
– Quoi ? ! s’exclame Saskia avec un grand sourire, pendant que Gauthier se prend le visage à
deux mains et que Churchill lance un couinement bruyant pour se mettre au diapason des autres.
– Il connaît Jeff Coolidge, continué-je. En fait, il a des parts dans la société DayCool, et il s’est
arrangé pour que je fasse cette interview.
Gauthier secoue la tête d’un air atterré, Saskia frétille sur place. Alors je leur raconte la version
que les musiciens du groupe connaissent. Je trouve que c’est une bonne option pour préserver le
secret de Dayton. Ce n’est qu’un demi-mensonge, finalement.
Entre les cris hystériques de Saskia, qui se réjouit de ce nouveau retournement de situation, et
les petits hochements de tête de Gauthier, qui répète en boucle : « Ce type s’amuse avec toi, Anna,
méfie-toi ! », je ne sais plus où donner de la tête.
Je jette un coup d’œil à Churchill, excédé par ce raffut. Je décide qu’il est temps pour tout le
monde d’aller se coucher !
***
Neuf jours avant New York ! Ça laisse peu de temps pour tout faire : finaliser notre
déménagement, écrire mon article sur le patron de DayCool, alimenter mon blog, m’occuper des
formalités pour Churchill, confirmer mes contacts professionnels à New York… Surtout que, je dois
bien l’admettre, Dayton occupe une grande partie de mes pensées.
Le lendemain de mon retour d’Amsterdam, je poste sur mon blog un article intitulé Deux
amoureux à Amsterdam. Un post essentiellement graphique avec les dessins et esquisses que j’ai pu
faire lors de ma promenade avec Dayton ou ceux que j’ai griffonnés dans l’avion, le nez dans son
odeur. Les portraits de Dayton que je charge sur le site réveillent en moi toutes sortes de sensations
délicieuses, et je souris, ravie.
Pour ne pas laisser mes lectrices en reste d’humour, j’ajoute un autre post composé de questions
absurdes du genre : « Et si vous rencontriez le prince charmant ? » ou bien « Et si vous étiez
amoureuse de James Bond ? » et les réponses décalées qui vont avec. Les romantiques et les
rigolotes sont comblées, et les commentaires enjoués fusent de toutes parts. Tout en restant évasive
et spontanée, j’ai réussi encore une fois à transformer la réalité !
Je suis amusée de lire quelques interventions de PontDesArts – le pseudo de Dayton – sur ma
série de croquis : « Quel joli couple ! Elle a l’air très amoureuse, faut dire qu’il a l’air génial ce mec !
», « Ouragan twinklien sur Amsterdam ! », et, sur ma série de questions : « Et si vous étiez
amoureux d’une incroyable pipelette virtuelle ? », « James Bond n’existe pas ou alors dis-moi où il
habite que j’aille lui casser la gueule ! ».
Savoir que Dayton lit mon blog me rend à la fois prudente, mais aussi très facétieuse. Il sait de
qui je parle. Nous partageons notre secret et je peux en jouer tout en contentant mes lectrices.
J’aimerais aussi entendre sa voix, mais je n’ose pas l’appeler. Maintenant que je connais sa vie, je
suis certaine qu’il ne doit pas vraiment avoir le temps pour dix appels enamourés dans une journée.
J’en serais capable !
Je ne tiens surtout pas à l’importuner, à être un poids pour lui, ni lui faire regretter sa décision de
donner une chance à notre histoire en passant pour un boulet ! Même s’il s’est confié à moi,
l’histoire n’est pas simple, pas installée. Il faut du temps… Encore plus de temps avec tous ses
secrets ! Je gère donc mon envie de l’entendre comme je peux.
Comme cela fait trois jours que je suis sans nouvelles – hormis ses interventions sur mon blog –,
une fois mon article sur DayCool envoyé à la rédaction et mon esprit plus libre, je décide de le
provoquer un peu. Je poste alors sur mon blog un article intitulé Comment ne pas être un boulet
avec lui ? , qui consiste en une petite liste de ce qu’une amoureuse rêve de faire sans oser ou qu’elle
se retient de faire pour éviter de faire fuir son homme.
La réaction de Dayton ne tarde pas. Une heure plus tard, mon téléphone sonne. Quand je vois son
nom apparaître sur l’écran, mon cœur s’emballe aussitôt, le sang me monte aux joues et bat dans
mes oreilles. C’est un tel boucan que j’ai peur qu’il l’entende depuis l’autre côté de l’océan. Je
m’éclaircis la voix et réponds d’un ton joyeux, mais pas trop : – Bonjour, Dayton.
– Salut, Anna… répond-il de sa voix virile qui me fait autant d’effet au téléphone qu’en vrai. J’ai
cru comprendre que tu avais quelques revendications, ajoute-t-il sur un ton taquin.
– Revendications ? C’est un peu fort, mais j’avais un message à te faire passer et, apparemment,
tu l’as compris, réponds-je en minaudant.
– Tout se passe bien pour ton déménagement ?
Je m’attendais à quelque chose de plus personnel, plus intime, mais bon…
– Oui, oui, ça se prépare, réponds-je un peu désarçonnée. Et toi ? Ça va ?
Bonjour le niveau de discussion… C’est à Mr Business que je parle ?
– Oui, pas mal de travail, des choses un peu délicates mais passionnantes. Je n’ai pas beaucoup
de temps pour moi, me confie-t-il.
C’est peut-être sa façon à lui de s’excuser… Il faut que je me reprenne. Dans deux secondes, si je
ne trouve pas quelque chose, il va raccrocher. Alors je me lance : – Ça me fait plaisir d’entendre ta
voix, elle me manquait… enfin euh… il n’y a pas que ta voix qui me manque, hein ?
Il a un petit rire qui me fait me sentir encore plus stupide.
– Anna, moi aussi, j’ai hâte de te voir. C’est juste que je n’ai pas trop le temps de t’appeler, tu
sais. Je pense à toi souvent. Tout le temps en fait…
Je soupire presque de soulagement.
– Moi aussi, Dayton.
J’entends une voix féminine derrière lui et, aussitôt, il enchaîne :
– Je dois te laisser, Anna. On essaie de se voir un peu sur Skype demain ou le jour suivant ?
– Oui, oui, si tu veux, parviens-je à balbutier, un rien intriguée et déçue.
– Je t’embrasse fort, à bientôt.
Je n’ai même pas le temps de répondre qu’il a raccroché. Je reste comme une gourde à fixer mon
téléphone, la gorge serrée. Aussitôt, mon cerveau se met en marche : tu parles d’un coup de fil
amoureux ! Il valait mieux en rester aux échanges virtuels sur mon blog… Je sais que Mr Business
est occupé, mais je n’ai pas le sentiment que je lui manque tant que ça. Et qui était cette femme qui
a écourté notre conversation ? Il ne me semble pas avoir reconnu la voix de Petra, mais suis-je
seulement capable de me souvenir de sa voix ?
Mon téléphone sonne de nouveau et j’espère que c’est Dayton qui me rappelle pour ne pas rester
sur la frustration de cette conversation, mais c’est… Jonathan !
J’essaie de ne pas m’emporter :
– Salut, Jonathan.
– Salut, Anna. J’appelais juste pour savoir si tu avais besoin d’aide, pour préparer tes cartons ou
autre chose. Le départ approche et tu dois avoir mille trucs à faire.
Et discuter avec toi n’en fait pas partie…
– Oui, mille trucs à faire et pas trop le temps de papoter, Jonathan. T’inquiète pour mes cartons,
Gauthier me file un coup de main. Et là, il faut que je te laisse parce que j’emmène Churchill chez
le véto.
Du coin de l’œil, je vois mon chat anglais filer droit vers ma chambre, certainement pour se
terrer sous mon lit. Pas de panique, Churchill, c’est juste une feinte pour me débarrasser du raseur
de service !
– Ah bon ? Désolé de te déranger alors. Tu crois que je peux venir te dire au revoir, à l’aéroport
peut-être ? hasarde-t-il en abattant sa dernière carte.
Je retiens un soupir exaspéré.
– Jonathan, non, je ne veux voir que mes parents. Ça va déjà être assez chargé en émotions
comme ça.
Quelle diplomatie !
– Bon, d’accord, je comprends, me répond-il. Tu m’appelles en arrivant là-bas alors ? Je te
souhaite plein de belles choses, Anna, continue-t-il de son ton larmoyant.
– Oui, merci, au revoir, Jonathan.
Je coupe la communication et serre les dents pour ne pas crier d’agacement. Il faut que je dévie
cette mauvaise humeur, quitte à bouleverser mon programme !
– Churchill ! Viens, mon gros, finalement je t’emmène voir un monsieur très, très gentil…
***
Quand Saskia arrive le lendemain matin pour qu’on fasse le point sur nos cartons qu’un
transporteur viendra chercher dans la journée, son enthousiasme m’a l’air d’être plus mesuré que la
dernière fois qu’on s’est vues.
– Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je en imaginant le pire : sa résidence annulée, une maladie
très grave, sa paire de chaussures préférée fichue…
– Tiens, dit-elle en fouillant dans son sac. J’ai imprimé les photos de notre appart.
Elle me les tend.
– J’ai bouclé tous mes cartons, ajoute-t-elle. Je n’ai pas prévu d’en ajouter une autre fournée avec
la déco pour tout un appart !
Ah oui, en effet… tout ça n’est pas très gai. Je ne peux que le constater en regardant les photos :
une cuisine riquiqui, peinte en marron, un salon avec du papier peint dans un camaïeu de… marron,
des meubles de récupération qui m’ont l’air… marron, une salle de bain vieillotte et deux chambres
que je prends au début pour des placards fermés, et pour cause, elles sont… marron.
– C’est très… commencé-je sans savoir quoi ajouter.
– Marron ? demande Saskia.
Nous nous regardons et éclatons de rire.
– Hé, on s’en fiche, non ? On sera à New York ! lancé-je.
Saskia acquiesce, mais je sens qu’elle est d’humour un peu bougonne. L’arrivée de Gauthier, plus
tard, ne la sort pas de ses idées… marron. Gauthier m’aide à faire le tri dans les livres que je veux
emporter, remplit des caisses, en vide d’autres, ordonne et organise. Il nous submerge de pitreries
et de commentaires croustillants sur le nouveau poulain de son écurie, Micha le danseur, qui, de
toute évidence, ne montre pas qu’un intérêt professionnel pour Gauthier, son agent. Quand Saskia
repart chez elle, elle a retrouvé le sourire.
Le soir, les photos de notre futur appartement posées sur le bureau, je rédige un article sur mon
blog sur les mauvaises surprises que nos rêves peuvent nous réserver. Je dresse une description de
l’endroit où nous allons atterrir et esquisse en couleurs un fantasme d’intérieur plus à mon goût.
– C’est un coup à ce que tu déprimes, toi ! dis-je à Churchill qui a entrepris de rogner les photos,
par vengeance sans doute.
Avant de me coucher, un SMS de Dayton me propose une heure pour une petite discussion
tranquille sur Skype le lendemain. Son message finit sur un « J’aimerais être avec toi. », qui
m’emporte dans un sommeil apaisé.
***
Le jour suivant, à l’heure dite, je me pose devant mon écran après m’être savamment coiffée dans
un style qui se veut faussement négligé. Quand Dayton apparaît sur l’ordinateur, en chemise
blanche déboutonnée au col, je réprime un frisson électrique et une bouffée de chaleur, et lui
adresse un grand sourire.
– Comment vas-tu, Anna ? Le départ approche ! dit-il de son ton Mr Business.
– Oui et mon arrivée aussi, du coup ! Bien, je vais bien, Dayton. Ça fait du bien de te voir, même
si ça n’est pas vraiment comme si on était tout près, mais presque… enfin bientôt…
Mon bafouillage le fait sourire. Il est appuyé sur une table ou un bureau, le visage posé sur une
main. J’aperçois son tatouage au bord de sa manche roulée.
– Tu ferais un très joli fond d’écran vivant, Anna.
Ah ça, c’est du Mr Rock !
– Tu ne serais pas mal non plus dans ton genre. Je crois que je vais abandonner la photo de Ryan
Gosling que j’ai sur mon ordi, réponds-je l’air sérieux.
– Tu plaisantes, là ?
– Bien sûr que je plaisante, j’ai une photo de mon chat. C’est vrai quoi, je passe toute la journée
avec lui, c’est normal que je l’aie en plus sur mon ordi.
J’aime l’amuser parce que j’aime son sourire quand je l’amuse. Et son regard rieur aussi. Il suffit
qu’il sourie comme ça pour que mon ventre se mette à bouillonner. Cet homme m’a complètement
ensorcelée.
Nous parlons de choses et d’autres en frôlant toujours le sujet amoureux, sans jamais tomber
dans la mièvrerie. J’aime cette nonchalance chez lui. Je sais qu’il est aussi sincère, passionné ou
tendre quand il le faut.
Et plus encore !
Je lui parle de l’appart, mais il a visiblement déjà lu mon blog et préfère demander des nouvelles
de l’article que j’ai écrit sur DayCool.
– Eh bien, je pars avec une bonne nouvelle, lui réponds-je. La rédaction américaine est ravie ! Ils
n’ont pas l’habitude de cette approche féminine, et les illustrations crayonnées sont un plus pour
eux.
Je suis attendue à New York !
– J’en étais sûr, Anna. Tu as du talent, de l’esprit…
Il marque une courte pause avant d’ajouter avec un regard plus intense :
– Et tu es très séduisante, ce qui ne gâche rien.
Mon rosissement de plaisir se prend vite un seau d’eau glacée quand j’entends la même voix
féminine que la dernière fois. Dayton se tourne sur le côté pour faire signe d’attendre. Et là, je sens
qu’il va encore me planter !
– Tu n’es pas tout seul ? Tu es où ? Chez toi ? dis-je sans pouvoir m’empêcher d’enchaîner les
questions. C’est Petra ?
Il fronce les sourcils.
– Petra ? dit-il. Pourquoi voudrais-tu qu’elle soit là ?
– Je ne sais pas, vous êtes proches, non ?
– Anna, je sens une pointe de jalousie, là, répond-il sur un ton amusé.
Non, tu crois ?
– Je ne vais pas te mentir, nous avons eu une liaison, mais c’est du passé, ajoute-t-il.
Mon cœur est pris dans un bloc de glace.
– C’est fini depuis un moment déjà, reprend-il, et ne t’inquiète pas, nous sommes amis
maintenant.
Cette complicité que tu as sentie, c’est surtout celle qui existe souvent entre musiciens. Il ne faut
pas que cela te perturbe.
Il se tourne une nouvelle fois pour faire signe à la voix féminine qui s’est tue.
– Anna, je ne veux pas que tu t’inquiètes. J’ai vraiment hâte que tu sois là, mais…
– Tu dois y aller, oui, je sais, dis-je d’une petite voix agacée.
– Anna, plus que trois jours, j’ai hâte de te voir.
– Je t’embrasse fort, Dayton, dis-je d’une toute petite voix avant qu’il se déconnecte.
***
Les trois jours en question passent à toute vitesse. L’appartement que je quitte appartient à mes
parents. Je l’organise donc comme un éventuel pied-à-terre que je pourrais retrouver si mon
aventure américaine – si toutes mes aventures américaines – tourne court.
À l’aéroport, j’affronte le moment des « au revoir » émouvants avec mes parents. Gauthier et
Saskia se tiennent en retrait pour nous laisser quelques minutes d’intimité. Mon père me serre fort
et dignement dans ses bras, et je sens sa tristesse contenue. Il donne le change en me souhaitant
bonne chance. Je sais qu’il est heureux pour moi. Avec ma mère, il y a plus d’émotions et de larmes,
mais j’arrive à couper le cordon pour franchir le portail vers la salle d’embarquement, après avoir
déposé un gros bisou sur la joue de mon Gauthier.
Au bout d’une heure de vol, alors que je fais mine de ne pas prêter attention aux miaulements
terribles de Churchill dans sa caisse de voyage, ni aux regards courroucés des autres voyageurs,
Saskia se penche vers moi :
– Je te préviens, me chuchote-t-elle, si tu ne donnes pas illico les tranquillisants à ton chat obèse,
je l’assomme d’un coup de poing et je le jette dans les toilettes de l’avion, quitte à les boucher…
Je cède, et tout le monde soupire de soulagement, y compris moi qui peux alors m’abandonner à
toutes sortes de pensées agréables de New York et de Dayton.
Il y a pas mal de choses auxquelles je m’attendais en arrivant à New York et qui ne se sont pas
passées comme prévu. D’abord, j’avais naïvement espéré que Dayton m’attendrait à l’aéroport…
mais ce furent un chauffeur et une limousine qui nous accueillirent. Passée la surprise, je me suis
rendu compte que j’aurais aimé moins de luxe et qu’il soit plutôt là… même si Saskia a littéralement
frétillé d’excitation pendant tout le trajet jusqu’à Brooklyn.
J’ai essayé de joindre Dayton tout le long du chemin. Chaque fois, j’étais basculée sur sa
messagerie. J’ai fini par abandonner après avoir laissé un message navré et navrant.
Lorsque nous ouvrons la porte de notre appartement de Brooklyn, après être passé chercher les
clés à la galerie, c’est tout simplement le choc. Inconsciemment, nous nous étions préparées à
pénétrer dans une sorte de caverne couleur terre, au mobilier abîmé, mais, dès que Saskia entre
dans le couloir, elle fait aussitôt demi-tour en secouant la tête.
– Merde, je crois qu’on s’est plantées, c’est pas le bon appart, me dit-elle.
Elle vérifie tout, puis finit par appeler la galerie. Quand elle raccroche, elle a des yeux comme
des billes et quasiment pas de voix : – C’est le bon appartement, dit-elle.
– Quoi ? Comment ça ? demandé-je étonnée.
– C’est-à-dire qu’il y a eu des travaux cette semaine. Des artisans ont bossé jour et nuit selon elle.
Je secoue la tête sans comprendre.
– Elle m’a dit qu’un généreux mécène avait tenu à réhabiliter les lieux.
Soudain, ça fait « tilt » dans ma tête.
Je contourne Saskia et pénètre dans l’appartement qui ressemble en tous points à celui que j’ai
dessiné sur mon blog… La paroi de la cuisine a été abattue et remplacée par un comptoir moderne
ouvrant sur la pièce à vivre. La cuisine est équipée avec du matériel high-tech. Les murs sont
blancs, le parquet clair et verni, les meubles neufs et design. Je m’aventure dans la salle de bains où
une cabine de douche moderne a remplacé la baignoire sale.
Alors c’est ça être la petite amie d’un milliardaire ? Un soir, on dessine un truc sur son blog et le
lendemain, c’est la réalité ? Je n’en reviens pas…
Dans nos chambres, la transformation est aussi spectaculaire. Les lits sont même richement
garnis en draps et coussins !
– Ça doit être ma chambre, hurle Saskia dans la pièce d’à côté. Il y a un waterbed !
C’était son fantasme, comme j’en avais parlé sur le blog.
Sur mon lit, juste une petite carte : un cœur suivi de « Bonne nuit, Anna », signé Dayton.
J’essaie de le joindre pour le remercier. En vain. Alors j’envoie un SMS :
[Comment te remercier ?]
J’aurais bien une petite idée…
Et j’ajoute :
[Je suis touchée. J’aimerais que tu sois là.]
Le voyage, le décalage horaire, l’excitation de Saskia et de Churchill qui bondissent dans tous les
sens et l’absence inexpliquée de Dayton, ça fait beaucoup. Le sommeil ne va pas être simple à
trouver… et pourtant…
3. Découverte du Nouveau monde
Évidemment, la nuit a été chaotique et le réveil est désastreux. Saskia et moi nous sommes
croisées à plusieurs reprises près du frigo – rempli par les soins de la galerie – ou sur le chemin des
toilettes, avec parfois un Churchill miaulant et déboussolé dans les jambes.
Aujourd’hui, nous attendons nos cartons. Moi, j’attends surtout des nouvelles de Dayton. Les
heures passent et, quand la France commence à s’éveiller, je préviens mes parents et Gauthier que
nous sommes bien arrivées et bien épuisées. Je ne réponds pas aux messages répétés de Jonathan.
Qu’il me lâche un peu !
J’essaie encore de joindre Dayton, mais je bascule maintenant immédiatement sur la messagerie.
Je sors mon ordinateur portable, fais ce qu’il faut pour me connecter et me retrouve l’esprit vide
devant l’écran, incapable pour le moment de faire basculer mes chroniques parisiennes à New York.
Si c’est juste dans l’espoir que Dayton me lise… alors qu’il est à quelques kilomètres de moi
maintenant ! De toute façon, j’ai averti mes lectrices que le blog serait en stand-by quelques jours
pour cause de déménagement outre-Atlantique.
Je suis consciente que je m’énerve toute seule parce que c’est le seul moyen de ne pas sombrer
dans le désarroi. En vérité, je suis déçue et blessée. Malgré toutes ses attentions, la limousine de
l’aéroport et l’appartement rénové, c’est lui que j’ai envie de voir, pas ce que son argent peut
m’offrir.
Je passe la matinée debout à la fenêtre, à observer la vie de la rue de Brooklyn. Ce que je
découvre est dépaysant. Les odeurs et les bruits sont différents. J’ai à la fois envie de sortir et de
rester cloîtrée. Saskia part à la découverte du quartier avec l’objectif de nous rapporter un déjeuner
typique junk food. De toute façon, il faut qu’une de nous reste à l’appartement au cas où nos caisses
et cartons seraient livrés.
L’interphone sonne. Saskia a dû oublier ses clés. Mais, quand j’appuie sur le bouton en
demandant qui est là, c’est une voix d’homme qui me répond. Le transporteur ?
– Anna ? C’est Jeff Coolidge. Désolé de vous déranger dès votre arrivée, mais c’est Dayton qui
m’a demandé de passer.
Quelques secondes plus tard, l’imposant Jeff est devant la porte. Je le fais entrer et l’observe jeter
un regard appréciateur sur notre intérieur tout neuf.
– Comme d’habitude, je vois que Dayton a soigné sa surprise, dit-il avant de se tourner vers moi
en souriant. Vous avez fait bon voyage, Anna ?
Je suis contente de voir Jeff. C’est un peu de Dayton, finalement. Ça me confirme que notre
histoire n’est pas qu’une illusion de surprises luxueuses.
– Merci, Jeff, oui. Nous sommes un peu fatiguées. Je suppose que ça va durer le temps de
l’installation. Vous… vous savez où est Dayton ? lui demandé-je en fronçant les sourcils. Je suis
surprise de ne pas avoir de nouvelles de lui, ajouté-je.
– Il m’a demandé de passer vous voir pour m’assurer que vous étiez bien installées, votre amie et
vous, me répond Jeff d’un ton rassurant. Il n’est pas joignable pour le moment.
Et un mystère de plus…
– Rien de grave, continue Jeff. Pas de quoi angoisser, Anna. C’est juste qu’il est à l’étranger pour
DayCool.
– À l’étranger ? Et il ne peut pas être joint ? dis-je en secouant la tête sans comprendre.
– Nous devons prendre certaines précautions. Nous n’avons pas affaire à une entreprise. Je crois
que Dayton vous a confié que nous travaillons parfois avec des gouvernements. C’est le cas, cette
fois-ci. C’est une mesure de sécurité de ne pas communiquer pendant sa visite.
Je hoche la tête.
– D’accord, je comprends, dis-je.
En fait, non, je ne comprends pas, mais il vaut mieux ne pas savoir, de toute évidence.
On se croirait dans un film d’espionnage !
– Dayton devrait être de retour dans un jour ou deux, me rassure Jeff. En attendant, si vous avez
besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le faire savoir.
Il me tend sa carte de visite. Je penche la tête sur le côté, à la fois intriguée et amusée.
– Jeff, vous savez, dis-je, je ne suis pas une gamine. Je devais venir à New York, Dayton ou pas,
alors je vais faire comme ce qui était prévu et me débrouiller toute seule. Mais, merci de votre aide,
malgré tout.
Nous nous quittons sur cette petite mise au point amicale et, avant de partir, Jeff me dit :
– Le magazine m’a appelé pour l’interview. J’ai lu votre article, Anna. Il est génial, vraiment. Et
vos portraits sont étonnants, très vivants. J’avais raison de vous faire confiance. À bientôt.
Tous ces gens qui me font confiance, je vais devoir surveiller mes chevilles…
Saskia arrive presque aussitôt, les bras chargés d’emballages transpercés par la graisse. Elle
apporte avec elle l’odeur de plein de trucs qu’on ne devrait absolument pas manger.
– Dis-donc, j’ai croisé un beau black dans le hall, lance-t-elle en déposant le tout sur le comptoir.
Tu crois que c’est un voisin ?
– Non, c’était Jeff Coolidge, réponds-je en souriant. Il passait s’assurer que tout allait bien et me
prévenir que Dayton était à l’étranger.
Et là, je sais que je vais devoir me taire au risque d’en divulguer plus sur les activités de mon
amoureux. De toute façon, Saskia est obnubilée par sa rencontre avec Jeff Coolidge et la dégustation
des hot dogs qu’elle a rapportés.
***
Nos cartons ont été livrés dans l’après-midi et nous avons passé une bonne partie de la soirée à
répartir nos affaires avant de nous jeter, éreintées sur nos lits. Saskia m’a ramené à bout de bras un
Churchill penaud.
– Si je le reprends à faire ses griffes sur mon waterbed, je le noie, a-t-elle râlé avant de le
balancer sur ma couette.
Avant que mes paupières se ferment, j’ai une pensée fugace pour Dayton. J’ai tellement envie de
le voir. Heureusement, avec cette journée bien remplie, je n’ai pas eu une seconde à moi.
Au matin, nous décidons d’aller repérer les commerces du quartier et nous acclimater à notre
nouveau voisinage. Nous sommes comme deux ados excitées, à nous étonner de tout. Nous
choisissons le diner où nous irons faire nos pauses. Nous sommes à Brooklyn, nous n’avons pas
encore fait le grand saut jusqu’à Manhattan. Saskia a rendez-vous cet après-midi à la galerie. On va
l’emmener visiter son nouvel atelier. De mon côté, je vais continuer à ranger et faire quelques
croquis de tout ce que j’ai vu dans la matinée.
Il fait chaud, j’ai laissé les fenêtres ouvertes sur la rue, même si le bruit est omniprésent. Je me
sens comme une écolière, assise à ma table de dessin toute neuve. J’ai étalé tout mon matériel et je
peins des scènes de vie à l’aquarelle, tout en gardant un œil sur Churchill présidant la rue sur le
rebord de fenêtre, quand mon portable m’annonce l’arrivée d’un SMS.
C’est Dayton ! Je fixe le message d’un air ahuri.
Au même moment, l’interphone sonne et je me précipite vers la porte pour ouvrir, convaincue que
c’est lui.
Encore une voix d’homme, mais toujours pas celle de Dayton.
– Mademoiselle Claudel ? Je viens vous chercher pour vous emmener chez M. Reeves.
– Quoi ? fais-je, abasourdie.
– Une voiture vous attend pour vous emmener chez M. Dayton Reeves, me répète celui que je
suppose être un chauffeur.
Je baisse les yeux sur ma tenue : un short en jean tout frangé et usé, un débardeur et des pieds
nus.
– Mais je ne suis pas prête ! réponds-je presque en braillant.
– Prenez votre temps, mademoiselle, je vous attends en bas.
Je n’ai même pas le loisir de pester contre Dayton et ses surprises qui me mettent dans
l’embarras.
Mon agacement est battu à plate couture par mon envie de le revoir.
J’arrache Churchill à sa fenêtre, prends une douche en un temps record, enfile une petite jupe
droite en toile, un tee-shirt léger et des ballerines dorées Repetto à talons. J’ébouriffe mes cheveux,
attrape ma besace et file sur le trottoir.
Une limousine noire m’attend en effet, son chauffeur au garde-à-vous près de la portière arrière
qu’il ouvre dès qu’il me voit apparaître. Je me faufile dans le luxueux habitacle en cuir. Et c’est parti
pour… ben, je ne sais pas où !
J’envoie un SMS rapidement à Saskia pour l’avertir que je rejoins Dayton. Puis, au moment où
nous sommes sur le pont de Brooklyn et que Manhattan resplendit devant moi, j’envoie à Dayton
une photo de la vue, accompagnée de :
[J’arrive <3]
La voiture s’engage dans la circulation assez dense de fin de journée, et le trajet me paraît
interminable jusqu’à ce que la limousine s’arrête enfin.
– Vous êtes arrivée, mademoiselle, me dit le chauffeur.
– Dans quel quartier sommes-nous ? lui demandé-je en levant les yeux vers l’immeuble devant
lequel nous sommes stationnés.
– Tribeca, mademoiselle, dit-il avant de sortir pour m’ouvrir la portière.
Sur le trottoir, je marque une pause pour scruter l’édifice qui s’élève devant moi. C’est un
immeuble de coin de rue de quatre étages, en briques rouges et acier, aux grandes baies vitrées
arrondies, avec un air industriel renforcé par les auvents métalliques qui protègent les vitrines de
l’établissement occupant tout le rez-de-chaussée.
Une galerie d’art, mais pas de Dayton en vue ! Je fais trois pas en avant et je vois aussitôt sa
silhouette approcher et se préciser à travers la vitrine. Il est en Mr Business, pantalon de ville droit
et chemise blanche, déboutonnée au col et aux manches roulées sur ses avant-bras musclés.
Je déglutis, j’ai le souffle court et le cœur qui a envie de bondir hors de ma poitrine. Dayton se
rapproche, et nous ne nous quittons pas des yeux. Un mince sourire se dessine sur ses lèvres
sensuelles, il plisse les yeux de plaisir anticipé. Quand il atteint la porte vitrée de la galerie, je me
suis moi-même approchée, et nous restons un instant à nous fixer avec des sourires ravis.
Il fait un pas sur le trottoir et pose ses mains sur mes bras, toujours en me fixant.
– Anna, dit-il dans un soupir. Je n’arrive pas à croire que tu es là. J’avais tellement hâte de te voir.
Il m’attire dans ses bras pour m’embrasser les cheveux. Malgré la touffeur de la ville, je me
surprends à frissonner. J’enfouis mon visage dans son cou et inspire son odeur, celle de sa peau et
de son parfum. Puis il me relève le visage pour déposer un baiser tendre sur mes lèvres.
Des coups frappés contre la vitre nous extirpent brusquement de ce moment amoureux. Un
homme en costume fait un signe à Dayton.
– Ah, il faut que j’y aille, me dit-il, avant d’ajouter aussitôt devant ma mine déconfite, viens avec
moi, je vais te présenter.
Nous entrons dans la galerie pour retrouver l’homme élégant. En aparté, Dayton me glisse que
c’est un collectionneur d’art renommé. J’essaie d’être le plus à l’aise possible tout en me demandant
ce que je fiche là, alors que je croyais retrouver Dayton chez lui. Ce que je lui demande dès que le
collectionneur a pris congé.
Dayton ouvre les bras en me souriant.
– Mais c’est chez moi, ici, dit-il hilare.
Ok, on ouvre un nouveau dossier avec de nouvelles informations…
– Non mais je voulais dire où tu habites, ajouté-je en jetant un regard alentour.
Dayton me prend par la main sans se défaire de sa bonne humeur et m’entraîne vers une porte.
Sur le chemin, il adresse un signe à la personne assise au bureau au fond de la galerie pour lui faire
comprendre qu’il s’en va.
Nous passons dans un grand hall qui donne aussi sur la rue, à côté de la galerie. Tout est propre,
dans un style design industriel avec un ascenseur à porte métallique en accordéon, comme on en
voit dans les films policiers.
– C’est chez moi, me déclare Dayton. Bienvenue au Nouveau monde. C’est ainsi que j’ai baptisé
cet endroit.
Il a l’air ravi de partager ce moment avec moi. Comme d’habitude depuis que je l’ai rencontré,
j’essaie de remettre les pièces du puzzle en place et de me repasser à toute allure toutes les
confidences qu’il m’a déjà faites.
Il ne m’a jamais parlé d’une galerie, ni d’un immeuble entier ? !
– Tu veux dire que tout l’immeuble t’appartient ? demandé-je, les yeux comme des soucoupes.
– Oui, viens, je vais te faire visiter, me dit-il en m’entraînant dans l’ascenseur.
L’immeuble entier, rien que ça…
J’en ai la tête qui tourne.
– Je n’habite que le 4e étage, tu sais, poursuit-il comme un enfant heureux de montrer sa cabane.
Tu parles d’une cabane…
– Au sous-sol se trouvent la salle de répétition et le studio d’enregistrement, m’explique Dayton
en s’arrêtant au 1er étage. Ici, on a les ateliers des artistes en résidence. Ils logent au second.
Je suis Dayton dans des couloirs lumineux, donnant sur de vastes ateliers. Certains artistes ont
laissé leur porte ouverte, et Dayton passe une tête pour saluer amicalement les occupants. Je n’en
crois pas mes yeux. J’ai une pensée pour Saskia qui rêverait d’un tel endroit. Des hommes et des
femmes de tous âges sont affairés ou ont l’air pensif dans leur espace. Ça sent la sciure de bois, la
térébenthine et le café. On entend des bruits de perceuse, de la musique et des discussions.
– Je tiens à exposer leurs travaux pour qu’ils puissent vivre de leur art, me dit Dayton,
enthousiasmé par son rôle de guide et de propriétaire. J’ai envie qu’ils aient leurs chances. Certains
partent de rien ; ils vont se faire un nom ici.
Je ne quitte pas son visage des yeux. Il est radieux. Je suis admirative, troublée et… amoureuse.
Cet homme a tellement de visages et d’énergie. J’ai l’impression d’être emportée dans son
tourbillon.
Chaque fois que sa main ou son regard se pose sur moi, c’est comme une décharge qui me
traverse.
– Nous ne visitons pas le second, me dit-il alors que nous retournons vers l’ascenseur. Ce sont les
appartements dans lesquels logent les artistes. Ça te plaît ? ajoute-t-il, les yeux pétillants.
– Je… je ne m’attendais pas à ça, réponds-je. C’est incroyable tout ce que tu fais. Tu es une sorte
de mécène en somme.
– Tu sais, Anna, j’ai eu la chance d’être aidé alors que j’avais fait un mauvais départ. Moi aussi, je
veux aider les autres.
Je suppose qu’il fait allusion à l’aide de Jeff qui l’a sorti d’une mauvaise passe. Arrivés au 3e, nous
nous dirigeons vers une double-porte qui m’a l’air d’être insonorisée. Il pousse les deux battants et
nous entrons dans une espèce de bar-lounge qui donne ensuite sur une salle de spectacle, mais qui
doit aussi pouvoir faire office de salle de projection vu le grand écran tiré sur le mur du fond.
– Il y a aussi une salle de réunion donnant sur le bar, me précise Dayton. Dans l’autre partie de
l’étage…
Dayton marque alors une pause, la mine troublée, comme s’il venait juste de penser à quelque
chose.
– Qu’est-ce qu’il y a, Dayton ? demandé-je en craignant qu’il vienne de se rappeler une obligation
et qu’il me plante là.
Il a un petit sourire embarrassé.
– Il faut que je te présente quelqu’un, dit-il avant de se diriger vers l’autre partie de l’étage.
Nous nous arrêtons devant une porte. Dayton me prend les deux mains et me regarde droit dans
les yeux, comme s’il voulait s’assurer de pouvoir lire avec précision la moindre de mes réactions.
– C’est l’appartement de Summer, dit-il.
Aïe, un autre scoop… Qui est Summer ?
Je ne bronche pas. La pensée un peu absurde qu’il cacherait une épouse folle à lier dans un
endroit reclus de son immeuble me traverse l’esprit…
– Summer a 20 ans. Elle habite ici. Elle est étudiante à Columbia où elle suit des études de
psychologie et…
20 ans ! Une rivale ! ?
– J’en suis légalement responsable, Anna, jusqu’à sa majorité.
Mes lèvres sont collées. Mes pensées qui tournent en tous sens ne se fixent sur aucun mot. Je me
tais.
– Je vais vous présenter, ce sera plus simple, ajoute-t-il avant de frapper à la porte.
Puis il me dit d’une voix douce :
– Tout va bien, Anna, n’angoisse pas.
Il est marrant, lui, on était censés se retrouver en amoureux, et voilà qu’il me sort un autre lapin
de son sac…
On entend des pas derrière la porte, qui s’ouvre sur un grand brin de fille rousse, les cheveux en
longues dreadlocks, un piercing dans la narine et une énorme salopette multicolore sur un
débardeur « tie and dye ».
– Hé, Summer ! dit Dayton. On ne te dérange pas, j’espère ?
Summer hausse les épaules et tourne les talons pour aller retrouver son canapé qui disparaît
presque sous les livres.
– Ben non, je lisais, dit-elle d’une voix à peine audible.
Dayton me fait un clin d’œil et entre dans l’appartement aussi design que le reste des lieux, mais
plutôt décoré version ado. Des posters, des drapeaux aux murs, des photos punaisées dans tous les
sens et une paroi entière en ardoise pour que Summer puisse exprimer librement ses pensées.
J’aperçois une cuisine américaine, un couloir donnant sur d’autres portes. Enfin, tout ça est loin
de la chambrette de l’étudiant moyen.
– On passait te dire bonjour, continue Dayton qui ramasse deux bricoles par terre pour les poser
sur une table. Je voulais te présenter Anna. Elle vient juste de s’installer à New York ; elle habitait
Paris. Elle est journaliste et illustratrice, et elle tient aussi un blog assez marrant que tu peux lire si
tu veux.
– Ah ouais, super, fait Summer qui fait négligemment tourner son piercing.
Beurk, ces grands ados pas finis !
– Bonjour Summer, fais-je en m’avançant sans savoir quoi faire d’autre. Je suis contente de te
rencontrer. Dayton m’a dit que tu étais en psycho à la fac ?
– Ben ouais, mais là, ce sont les vacances, répond-elle en me tendant une main molle comme un
poisson mort, tout ça en évitant mon regard depuis le début.
Je me tourne vers Dayton qui est parti jeter un coup d’œil dans le réfrigérateur de la demoiselle.
– Summer, c’est vide là-dedans, lance-t-il. Si tu ne sors pas faire des courses, passe au moins te
servir dans ma cuisine.
– Ouais, ok, répond Summer qui s’applique à faire comme si je n’existais pas.
– Bon, on te laisse, dit Dayton en me tendant la main pour que je le rejoigne vers la porte. À plus.
– Ouais, à plus, répond la grande ado.
20 ans ? ! 15 ans plutôt oui…
Sur le palier, Dayton a un petit sourire amusé.
– Elle n’est pas simple, mais elle s’en sortira, me dit-il en m’attirant à lui pour monter de nouveau
dans l’ascenseur. Elle revient de loin. Si je ne la surveille pas, elle est capable de rester plongée
dans ses bouquins sans manger pendant des jours. Maintenant, je vais te montrer mon chez-moi, me
chuchote-t-il en me serrant davantage contre lui.
L’embarras de la découverte de l’existence de cette Summer et notre rencontre sont aussitôt
effacés par la chaleur qui m’envahit dès que nos corps se rapprochent. Dayton me vole – enfin, je
suis consentante… – un baiser avant de sortir au 4 e étage.
L’appartement qui occupe tout l’étage est exceptionnel. La grande pièce principale est illuminée
par de grandes baies en arc. Aucune paroi ne bloque la lumière. Le mobilier moderne mais
chaleureux côtoie des œuvres d’art aux styles les plus divers, toiles figuratives ou abstraites,
sculptures très contemporaines, photos grand format. Un coin de la salle est investi par les guitares,
aux murs et sur des stands, les amplis, etc. Le grand séjour sans fin donne sur une cuisine ouverte
aux parois de carreaux colorés et à l’îlot central colossal.
Je n’ose plus bouger au milieu d’un tel décor.
On peut vivre tous les jours dans un endroit pareil ?
Dayton se dirige vers la cuisine et revient avec une bouteille de champagne et deux coupes.
– On va trinquer à ta nouvelle vie, non ? me demande-t-il en m’effleurant le cou des lèvres quand
il passe près de moi pour rejoindre la partie salon.
Je le suis. Malgré sa présence chaque fois plus intime et plus complice, je suis quand même
impressionnée. Je pose ma besace par terre et prends la coupe de champagne qu’il me tend.
– À ta nouvelle vie, Anna, dit-il, son regard plus intense rivé au mien. Que ta réussite soit à la
mesure de ton talent.
– Dayton, je voulais vraiment te remercier pour les travaux de l’appartement. C’est un beau
cadeau pour une nouvelle vie. J’ai été vraiment touchée par ton attention, dis-je dans un souffle.
Nous buvons une gorgée qui, j’espère, me redonnera ma voix. Dayton se rapproche de moi et sa
main caresse mon visage doucement, comme il le ferait avec un animal à apprivoiser.
– Détends-toi, Anna, me chuchote-t-il avant de me mordiller la lèvre doucement.
Mon ventre se crispe d’un coup, mes jambes se transforment en coton.
– Préviens ton amie que tu ne rentres pas ce soir, me chuchote-t-il en effleurant le lobe de mon
oreille de sa bouche.
– Ah oui ? soupiré-je en basculant la tête en arrière sous ses baisers plus dévorants.
– Oui, répond-il en faisant courir le bout de sa langue dans mon cou. Ce que j’ai envie de faire
peut nous prendre toute la nuit…
La bouche de Dayton est chaude et douce sur ma peau. Mon cou, mon buste puis mon corps tout
entier se couvrent d’une chair de poule brûlante. J’expire longuement. Le trouble emplit tout mon
être comme un tumulte.
Dayton m’enlace, encercle ma taille, puis sa main descend le long de mon bras pour me prendre
la coupe de champagne.
– On a tout le temps de s’enivrer plus tard, me susurre-t-il avant de s’écarter de moi, souriant,
nos deux coupes dans les mains.
Il les pose sur la table basse voisine, me laissant tout juste le temps de retrouver mon souffle. Je
frissonne à nouveau quand il se rapproche de moi.
– Tu as froid, Anna ? me demande-t-il, doucement.
– Je crois que ça n’a rien à voir avec la température, réponds-je dans un murmure.
Le sourire qu’il m’adresse est celui d’un homme ravi et flatté, tout aussi confus que moi par nos
retrouvailles.
J’ai l’impression que ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vus – 9 jours, c’est terrible ! – que je
réagis comme si c’était la première fois, dans cet hôtel parisien.
Intimement, je sais que cet effet qu’il me fait n’est pas près de s’atténuer, même si je devais le
voir tous les jours. C’est une conviction. Quelque chose en lui allume mon sang comme un fétu de
paille.
Ses mains se posent à nouveau sur ma taille, puis dévient vers mes reins. Les mouvements de
Dayton sont lents. Certainement, c’est une façon pour lui de refaire connaissance avec mon corps,
retrouver ses contours qui se sont frotté aux siens au cours des heures torrides de la chambre à
Paris.
Je n’ose plus bouger. Non pas parce que je suis terrorisée, mais parce que je suis à l’affût du
désir qui flamboie de plus en plus violemment en moi. Je suis attentive au moindre contact de ses
doigts qui se faufilent sous mon tee-shirt. Je bloque ma respiration et je sens très distinctement ses
mains qui détachent mon soutien-gorge.
Ses lèvres naviguent sur mon visage, gobent et mordillent ma bouche, frôlent mes joues et mes
paupières. Je suis impuissante face au raz-de-marée qui prend possession de moi.
J’approche mes mains de son dos, que je survole d’abord lentement. Je sens la chaleur qui émane
à travers sa chemise et, soudain, je ne contrôle plus rien. Mes mains se promènent partout sur son
dos, sentant le moindre de ses muscles se tendre sous mon contact.
Dayton parcourt ma peau nue sous le tee-shirt. Nos bouches se rivent dans un baiser fougueux.
La faim que nous avons de l’autre est brutale. Nos langues se cherchent, se trouvent et s’enroulent.
Elles bataillent tandis que Dayton, une main sur ma nuque, presse son visage contre le sien,
inspirant mon odeur comme je respire la sienne.
Puis il s’écarte, un sourire enivré sur les lèvres, ses yeux bleus encore plus métalliques.
– Je crois que nous sommes tous les deux heureux de nous retrouver, non ? me dit-il avec une
pointe de malice.
Je remets deux, trois mèches savamment décoiffées en place. Mes joues me brûlent et mes lèvres
sont gonflées de notre baiser.
Dayton me prend la main et me conduit vers le canapé en cuir noir près de nous. Il s’assied et
m’attire sur ses genoux. Je m’installe à califourchon sur ses cuisses, pas du tout embarrassée par
ma jupe qui remonte bien haut.
J’oublie la vie de Dayton, sa fortune, ses missions secrètes et sa manie de me divulguer au
compte-gouttes les secrets de sa vie. Je ne vois que cet homme séduisant, terriblement sexy. Sa
chemise baille au col et laisse apercevoir son torse et ses pectoraux bien dessinés. Je plonge, tête en
avant, vers cette parcelle de peau cuivrée, parfumée. Mes lèvres déposent de tendres baisers. Le
bout de ma langue s’échappe parfois pour taquiner la peau de mon amant. Les mains de Dayton
enserrent ma taille. Malgré moi, alors que je continue de manger avec passion le buste de Dayton,
mes hanches se mettent à se balancer. Immédiatement, Dayton, qui a rejeté la tête en arrière, se
met à respirer plus vite.
– Anna, Anna, tu es un petit animal sauvage, dit-il d’une voix rauque.
Ses mains se font plus présentes sur ma taille et me collent à son bas-ventre.
Je ne suis pas la seule à être dans tous mes états…
Son érection est sensible contre le tissu tendu de ma culotte, malgré le pantalon.
Il prend mon visage entre ses mains pour un nouveau baiser passionné. Mes hanches reprennent
leur danse, et le bassin de Dayton marque le tempo aux bons moments. Nos sexes encore cachés
forcent l’un contre l’autre.
– Déshabille-toi, murmure Dayton tout contre ma bouche.
Je me redresse pour ôter mon tee-shirt et mon soutien-gorge déjà dégrafé. Mes seins se mettent
aussitôt à picoter ainsi libérés, et leurs pointes dardent. Difficile de cacher mon excitation. Le
regard de Dayton balaie ma poitrine, puis ses yeux se rivent une nouvelle fois aux miens. Il passe
lascivement la langue sur ses lèvres.
Le loup va me manger !
Une boule de feu s’embrase dans mon sexe. Je me cambre d’un coup.
– Le reste, Anna, ajoute-t-il avec un sourire exquis.
Pour me déshabiller complètement, je dois me lever. Il profite de ce moment pour se débarrasser
habilement de son pantalon, de son boxer et de ses chaussures qu’il portait pieds nus. Je le vois vite
sortir un étui argenté de la poche du pantalon et le glisser entre deux coussins du canapé.
Je suis nue, debout devant lui, sous son regard appréciateur. Je parcours, moi aussi, du regard sa
semi-nudité, ses cuisses puissantes, son ventre tendu comme une armure, son érection qui
m’appelle.
Il a déboutonné entièrement sa chemise blanche qui s’ouvre maintenant sur son buste de statue.
Sa poitrine se soulève de manière visible. Le désir nous possède vraiment.
Il tend ses deux mains vers moi, ce délicieux sourire toujours aux lèvres. Je me réinstalle sur lui,
son sexe battant contre mon ventre.
Dayton enlève sa chemise de deux élégants mouvements d’épaule, puis avance son buste vers
moi.
Je m’immobilise quand je vois ses mains se lever vers mes seins pour m’en caresser tout d’abord
le dessous, avant de les englober comme des fruits fragiles.
Un râle m’échappe. Ses caresses sont électrisantes, je rejette la tête en arrière. Ses doigts se
mettent à jouer avec mes mamelons, tendrement d’abord puis de manière plus précise, les pinçant
et les vrillant entre le bout de ses doigts.
Je projette mon buste en avant, puis me redresse pour baisser les yeux sur lui. Il me lance un
regard intense, puis avance ses lèvres vers un sein, bouche entrouverte, langue pointant entre ses
dents.
Les mains toujours autour de mes seins, les malaxant doucement, il commence à en laper les
pointes. Je sens sa langue dure qui agace mes mamelons resserrés.
Je gémis.
– Tu aimes ? chuchote-t-il.
Un autre gémissement m’échappe. Il vaut bien toutes les réponses.
Mes hanches dansent toujours contre le ventre de Dayton pendant qu’il déguste mes seins. Mon
sexe, mouillé et brûlant, se frotte contre la colonne de son érection.
Mes mains quittent les épaules de Dayton pour s’aventurer sur son torse, puis descendent plus
bas, encore plus bas. Rien qu’à anticiper leur destination, ma gorge se serre et mon cœur s’emballe
de plus belle.
J’effleure tout d’abord son pénis, puis mes deux mains se rejoignent autour de son chaud désir et
l’enserrent. Mes doigts rassemblés montent et descendent sur son sexe. Dayton grogne de plaisir
contre mon sein.
Ses mains retrouvent les miennes entre nos ventres. Une caresse aérienne sur mon sexe et je
défaille presque. Son contact se fait plus assuré, et il écarte mes lèvres de ses doigts, caresse mon
clitoris ainsi découvert, en appuyant doucement et en tournant.
Je vais jouir ! Déjà ?
Je crispe mon ventre pour retarder l’orgasme. Mes paupières battent, et je tente d’échapper à ses
doigts. Je ne veux pas jouir tout de suite ! Je le veux en moi.
Dayton se penche imperceptiblement sur le côté en s’écartant à peine. Ses mains m’abandonnent
quelques secondes – certainement pour aller chercher le préservatif qu’il a caché plus tôt entre les
coussins… –, puis reviennent jouer avec ma vulve gonflée. Puis il me prend par les hanches et me
soulève pour que je me place au-dessus de son sexe. Dayton bascule ensuite contre le dossier du
canapé et je reste un millième de seconde en suspens, avant de me poser très lentement sur son
gland.
J’arrête de respirer. Nos yeux se rejoignent une nouvelle fois. Il est attentif, et je me sens perdue.
– Comme tu es belle, Anna, murmure-t-il. Comme j’ai envie de toi. Tellement envie.
C’est comme si le désir le submergeait au point que les mots se coincent dans sa gorge.
– Je te veux à moi, parvient-il à ajouter. Rien qu’à moi.
De ses mains, il appuie sur mes hanches, et mes cuisses se détendent. Je tombe lentement sur
son sexe qui s’enfonce doucement en moi.
Je suis tellement excitée qu’au début, je crains de ne pouvoir contenir son érection. La faim de lui
me serre le sexe. Au soupir qu’il exhale alors que je m’empale sur lui, je comprends que la sensation
doit être aussi délicieuse pour lui que pour moi. Je le contiens entièrement. Je n’ai pas envie de
bouger. Juste le garder en moi. Complètement.
Dayton donne de petites poussées du bassin tout en me maintenant collée à son ventre. Ses
mouvements en moi sont presque imperceptibles. J’observe son visage transformé par le plaisir,
détendu et heureux, le souffle plus ample de son torse sur lequel mes mains se posent bien à plat. Je
sens battre son cœur comme s’il était dans ma propre poitrine !
– Anna, m’appelle tendrement Dayton.
Ses lèvres m’appellent et je réponds. Le baiser que nous échangeons est profond. Nous
continuons la danse rapprochée de nos ventres. Nos sexes s’unissent en étant presque immobiles,
mon clitoris pressé contre le ventre dur de Dayton.
Nous haletons, bouche contre bouche, et soudain, je sens que ça vient. Un petit cri monte de ma
gorge, c’est l’annonce de l’orgasme que je devine dévastateur. Je n’ai jamais connu ça : sentir la
jouissance s’emparer peu à peu de mon corps tout entier, le posséder jusqu’à son implosion. En
entendant mon petit cri, Dayton a amplifié ses mouvements de bassin, toujours en me maintenant
fort contre lui. Je n’ai aucun moyen d’échapper à son invasion puissante dans mon sexe qu’il remplit
tout à fait. Les lèvres entrouvertes, la tête rejetée en arrière, je cherche l’air qui me manque. Une
vague de frissons s’étend sur mes cuisses, remonte mon ventre pour se concentrer dans les pointes
douloureuses de mes seins. La vague va me submerger.
D’un coup, mon sexe s’ouvre autour de l’érection vindicative de Dayton. Je ne sens que ses
poussées sans même plus discerner les contours de sa verge. Un ruisseau brûlant coule sur nos
ventres. Dayton s’enfonce une dernière fois plus profondément et resserre son emprise sur mes
hanches. Cambré sur le canapé, les muscles de ses bras crispés, il jouit à son tour avec un feulement
sauvage. Je bascule en arrière avec la sensation de perdre connaissance, et il a tout juste le temps
de me rattraper pour éviter que je tombe tête en arrière.
– Anna, mon Dieu, ça va ? s’exclame-t-il d’une voix enrouée.
Le décor se précise autour de moi. Une seconde, je n’étais plus là, emportée par le plaisir.
Dayton m’attire contre lui. Je me blottis contre son torse pendant qu’il me caresse doucement le
dos et les cheveux.
– Anna, qu’est-ce qu’il nous arrive ?
J’ai un petit sourire épuisé qu’il ne voit pas.
J’ai bien une idée de ce qu’il nous arrive…
Puis il me serre fort dans ses bras. Comme cette étreinte est rassurante ! Je m’y sens protégée, à
l’abri de tout.
– Comme c’est bon de se retrouver, chuchote-t-il en m’enlaçant tendrement. On oublierait
presque tout, n’est-ce pas ?
Il embrasse mes cheveux.
– La nuit ne fait que commencer. Il faut qu’on reprenne des forces. Tu as faim, Anna ?
J’émerge au ralenti et me redresse. Qu’il est beau ! Regarder cet homme suffirait à me
contenter…
Je hoche la tête, m’éclaircis la voix :
– Oui, un peu, je crois, réponds-je avec un sourire enamouré.
J’enfile ma culotte et mon tee-shirt, et lui son boxer, et nous nous rendons dans la cuisine pour
déguster des sushis que Dayton avait fait préparer. Nous sirotons notre champagne tout en nous
lançant des œillades coquines.
Je découvre que j’ai réellement faim et je dévore, sous le regard attendri de Dayton. Nous ne
pouvons nous empêcher de nous effleurer et nous frôler tout en parlant.
Il m’attire soudain contre lui, très fort et avec un rire viril. Il est tout simplement heureux, je le
sens.
– Reste avec moi, ce soir, Anna, me dit-il avant de m’embrasser.
– Il faut que je prévienne Saskia alors, dis-je en allant chercher mon portable pour pianoter un
message à mon amie.
Jonathan a encore essayé de me joindre. J’efface sans écouter.
[Je reste chez Dayton ce soir. Tout va bien. À demain matin.]
Et je l’envoie à Saskia avant de couper mon téléphone.
Qu’on ne me dérange sous aucun prétexte !
Une fois tous les deux rassasiés, Dayton me propose de me faire visiter le reste de l’appartement.
Sa chambre est aussi grande que notre appartement de Brooklyn, meublée dans un mélange de
styles vintage et ultramoderne. Et toujours ces peintures accrochées aux murs et… une ou deux
guitares dans chaque pièce.
Nous n’allons pourtant pas plus loin que la salle de bains, qui est digne d’un spa de luxe. La
cabine de douche à jets multiples, entièrement carrelée et vitrée, pourrait accueillir une dizaine de
personnes.
Le salon de notre appart’, non ? !
Dayton s’amuse de mon air ahuri.
– Tout ça n’est que du matériel, Anna… dit-il, certainement pour s’excuser de tant d’opulence.
– Ok, mais ça fait son effet ! réponds-je pour le taquiner.
– Toi aussi, tu fais de l’effet, dit-il pour poursuivre le petit jeu. J’aimerais bien essayer cette
douche qui te fait de l’effet avec la femme qui me fait de l’effet.
Ses mains se sont déjà faufilées sous mon tee-shirt, et nos bouches se trouvent d’instinct. Le
baiser est moins hésitant qu’à nos retrouvailles. Il est tout de suite dévorant et urgent.
Dayton me conduit dans la cabine où il règle l’écoulement de l’eau façon pluie tropicale… et
m’attire dessous, sans même me déshabiller.
L’eau chaude colle aussitôt le tissu sur mes seins. Ma culotte devient transparente. La chaleur de
l’eau et la vapeur nous enveloppent. Les mains de Dayton sont propriétaires, elles s’emparent de
mes fesses qu’elles malaxent.
Je me surprends à partir tout de suite à la conquête de son érection. Je tombe à genoux devant lui
pour le débarrasser de son boxer. J’approche ma bouche de son sexe et bois d’un coup de langue
l’eau qui s’écoule tout le long. Les mains de Dayton se perdent dans mes cheveux. Un râle lui vient
quand mes lèvres se posent sur son gland et que je l’aspire doucement.
– Anna, qu’est-ce que c’est bon…
Je le tiens, il est à moi, entre ma main et mes lèvres. Je le dévore. Je ne pense pas une seule
seconde que, jamais, je n’ai eu cette audace, ni même éprouvé l’envie sauvage d’engloutir un
homme comme je le fais.
Les doigts de Dayton se crispent sur ma tête.
– Attends, dit-il en m’écartant et en me relevant.
Il entrouvre la porte de la cabine, se penche pour attraper un préservatif dans un placard proche.
Quand il me fait face de nouveau, son sexe bat contre son ventre. Mon corps est bien plus chaud
que l’eau qui coule sur moi.
Dayton s’approche de moi. Son regard intense est presque un ordre. Je ne sais pas ce qu’il
m’arrive, pourquoi je me comporte ainsi. Jamais je ne me suis sentie à la fois aussi fragile et sûre de
mon envie devant un homme… Je me tourne et m’appuie contre la paroi de la douche, me cambre
pour lui exprimer mon désir.
Cette fois, notre envie est incontrôlable. Cette invitation que je lui fais le rend fou. Il se plaque
contre moi, écarte ma culotte et s’enfonce d’un coup dans mon sexe brûlant. Je gémis, m’arque
davantage. Une main en coupe sur mon sein, l’autre jouant avec mon clitoris, Dayton me dévaste de
longues pénétrations. Lentes au début, mais, très vite, ses poussées s’accélèrent. Alors qu’il me
pilonne avec puissance, sa bouche se referme sur ma nuque, ses dents agaçant ma peau.
Nous venons passionnément ensemble avant de nous appuyer l’un contre l’autre, épuisés… ravis
de l’insolence de notre plaisir partagé.
4. Les faux pas
Se réveiller au son de quelques notes de musique… le rêve ! Je sens la lumière chaude du matin
sur mes paupières et le poids du corps de Dayton, près de moi, sur le lit. J’étire comme un chat mes
muscles endoloris par notre nuit de retrouvailles. Je sens sous mes doigts les draps réchauffés par le
soleil. J’avance la main à la recherche du corps de Dayton. C’est juste un petit jeu pour prolonger ce
réveil délicieux. Aux notes vient s’ajouter la voix de Dayton qui fredonne en sourdine Wild wild
horses could’nt drag me away (« Les chevaux sauvages ne pourront m’emporter »), comme pour me
réveiller en douceur.
J’ouvre les yeux et souris à l’homme séduisant, assis sur le bord du lit, une guitare acoustique
entre ses mains. C’est l’homme dont je suis terriblement amoureuse.
Et que je ne laisse pas non plus indifférent, vu la nuit que nous venons de passer.
– Mmm, tu as de la chance, mes parents étaient plus Rolling Stones que Beatles, murmuré-je avec
une moue taquine.
L’air amusé, il monte le volume de sa voix, maintenant que je suis tout à fait réveillée. Allongée
sur le dos, à l’aise dans ma nudité près de Dayton, je l’écoute chanter, un sourire aux lèvres. À la fin
de la chanson, il pose la guitare par terre et se couche à demi près de moi pour m’embrasser
tendrement.
– Bien dormi, beauté française ? me chuchote-t-il en me caressant l’épaule, avant de descendre
vers le creux de ma taille.
Une vague de frissons me couvre aussitôt tout le corps, et je laisse échapper un petit
gémissement satisfait – presque un ronronnement !
– Bien dormi, oui, murmuré-je en blottissant mon nez dans son cou qui sent bon le parfum et le
frais. Tu es réveillé depuis longtemps ?
– Non, pas trop, mais il va falloir que je file au bureau, Anna, dit-il en me mordillant tendrement
le lobe de l’oreille.
Mr Business est vêtu d’un pantalon cigarette gris anthracite et d’une chemise blanche à col
italien.
Il est aussi sexy habillé comme ça qu’en jean ou…
Nu !
J’entoure Dayton de mes bras.
– Oh là là, je sens que tout ça peut nous entraîner très vite trop loin, s’esclaffe-t-il en essayant de
m’échapper. Tu es une dangereuse tentatrice, Anna.
J’aime cette complicité entre nous. Elle n’atténue en rien l’attraction sauvage et animale qui nous
unit. Je m’apprête à me relever pour me préparer.
– Prends ton temps, me dit Dayton quand il comprend ce que je veux faire. Tu n’es pas pressée,
non ? Tu pars quand tu veux.
– Moi aussi, il va falloir que je me remette au travail. Je ne suis pas en vacances, dis-je en
m’étirant une nouvelle fois.
J’en profite pour reluquer le beau spécimen de mâle qui évolue devant moi dans la chambre.
– Il y a des viennoiseries françaises dans la cuisine, me dit-il en souriant. J’ai demandé au
chauffeur de se tenir à disposition pour te raccompagner.
– Si ça ne te dérange pas, je vais me débrouiller toute seule, réponds-je. Je ne suis pas en sucre,
et j’ai envie de découvrir l’aventure des transports en commun new-yorkais.
– Comme tu veux, dit-il. Je t’appelle ce soir ?
Il se rapproche pour m’embrasser avec gourmandise.
– Sois sage et fais attention à toi, ajoute-t-il avant de sortir de la chambre.
Je me prélasse quelques minutes encore, avant de me décider à aller prendre une douche. En
entrant dans la salle de bains grandiose, des souvenirs de notre soirée me font monter le rouge aux
joues.
Je ne prendrai plus jamais une douche de la même façon !
Dayton me transforme vraiment. Jamais je n’ai été aussi audacieuse. C’est peut-être ce qui se
passe quand on partage des sentiments forts avec un homme. Je ne sais pas, je n’ai jamais vécu ça.
Après le délicieux petit-déjeuner dans la cuisine envahie par le soleil, avec vue sur la rue
passante de Tribeca, je prends le temps de parcourir le loft de Dayton. C’est vrai qu’hier soir, la
visite guidée a été quelque peu… écourtée.
L’endroit est à l’image de mon amant : grandiose, impressionnant, raffiné. Le moindre recoin
dissimule une œuvre d’art. Le mobilier est sobre mais, de toute évidence, luxueux. Quelques portes
sont restées fermées hier soir, et je me sens comme l’épouse de Barbe-bleue à déambuler dans les
couloirs et à tester quelques poignées. Dayton me fait confiance, et il a raison. Je suis simplement
curieuse de découvrir le royaume de mon amoureux. Il m’a déjà révélé tant de choses que je
n’aurais pas soupçonnées. C’est un homme mystérieux. Si je récapitule bien, hier soir, en l’espace
d’une heure à peine, j’ai appris que Dayton possédait le pâté de maisons, enfin l’immeuble où je me
trouve, qu’il était un mécène amoureux des arts et qu’il était responsable d’une jeune fille de 20 ans,
studieuse mais pas très souriante.
D’ailleurs, c’était un peu court comme explication !
J’entre dans une pièce en pensant qu’il faut que je demande à Dayton pour quelles raisons il se
retrouve responsable de Summer. Je suis alors dans une sorte de bureau rempli d’ordinateurs de
toutes tailles ! Ce doit être là que Dayton travaille quand il n’est pas dans les bureaux de DayCool.
Des moniteurs, des câbles, le tout bien ordonné sur plusieurs niveaux, pas une seule feuille de
papier, c’est l’homme du troisième millénaire sans aucun doute. Dans un coin de la pièce se trouve
une guitare sur son stand ; je suppose qu’elle est là pour les moments de détente.
Une voix dans mon dos me fait sursauter.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
Je me retourne pour découvrir Summer sur le seuil de la pièce. Elle porte toujours sa salopette.
Ses dreadlocks tombent sur ses épaules, et elle me fixe d’un œil pas vraiment sympathique.
– Tu cherches quelque chose ? me demande-t-elle comme je ne dis toujours rien, sous le coup de
la surprise.
– Euh non, je visitais juste, balbutié-je.
Mais je ne fais rien de mal, bon sang !
– Dayton m’a dit que je pouvais prendre mon temps avant de partir, ajouté-je pour me justifier.
Je me sens vraiment stupide devant cette gamine qui me toise.
– Je ne pense pas que ça plairait à Dayton que tu fouilles dans cette pièce, dit-elle avant de
tourner les talons.
C’est trop fort ! Et « Bonjour », elle ne connaît pas ?
Je reste plantée au milieu de la pièce. Je n’ai aucune envie de lui courir après pour me justifier ou
m’excuser et encore moins de chercher à me faire aimer par une fille aussi mal élevée !
Je l’entends fureter dans la cuisine. Elle est certainement venue faire une razzia dans le
réfrigérateur de Dayton, mais je m’en fiche, je n’ai pas à me sentir coupable.
Je vais finir de me préparer dans la chambre de Dayton en bougonnant. Cette Summer a réussi à
me gâcher ma matinée. Je sais que je devrais faire un effort pour éprouver un peu de sympathie
pour cette fille sous la protection de Dayton, mais ça m’est difficile quand la seule chose que je sais
d’elle, c’est qu’elle est franchement désagréable.
Je ramasse mes affaires et me dirige vers l’ascenseur. La peste a disparu. Tant mieux !
En descendant au rez-de-chaussée, je perçois, en passant, les bruits de la vie des artistes aux
premier et second étages. L’odeur de peinture me donne envie de vite retourner à mes croquis et
mes esquisses.
En sortant de l’immeuble du Nouveau monde, je fais une autre rencontre, aussi inattendue que
déplaisante, Petra Orlanda. Elle se dirige à grands pas vers l’entrée, tout de cuir vert habillée. Je me
demande si elle fait exprès d’être outrageusement provocatrice. Sa chevelure rousse flamboie
toujours autant.
Poison Ivy, le retour !
En me voyant, elle affiche un sourire rayonnant, et je m’applique à paraître tout aussi contente
de la voir.
Je suis bonne pour Broadway ! Que dis-je, je mérite un Oscar !
– Anna ! me dit-elle en m’ouvrant les bras. Ça fait vraiment plaisir de te voir ici. Alors ça y est ?
Tu es une New-yorkaise ?
Je suis un peu prise de court. Petra a l’air sincèrement contente de tomber sur moi, ou alors elle
aussi mérite un Oscar ! Je me rappelle brièvement ce que Dayton m’a dit de leur relation et de leur
proximité amicale. Je m’imagine dans quelques années côtoyant Jonathan avec la même spontanéité.
La différence d’accueil est si différente de ce que je viens de vivre avec Summer au 4e étage du
Nouveau monde… Alors, je souris. Bon, finalement oui, je suis contente aussi ! Je m’étais attendue à
une attitude plus froide, jalouse même de me voir sortir de si bon matin de chez Dayton. J’aurais
même cru qu’elle aurait oublié mon prénom…
Nous voilà donc à bavarder comme si nous étions deux vieilles copines ayant l’habitude de passer
d’un continent à l’autre, en l’espace de quelques jours.
– Il faut absolument qu’on passe un petit moment ensemble, Anna, me dit-elle, tout enjouée.
Qu’on fasse un peu de shopping, qu’on papote entre filles, quoi !
Toujours abasourdie, j’accepte de bon cœur. Après tout, Saskia et moi n’allons pas restées collées
l’une à l’autre pendant six mois. Mieux vaut essayer de faire de nouvelles connaissances, et si c’est
une amie de Dayton…
– Je vais répéter au studio, m’explique Petra, mais cet après-midi, je suis libre. On n’a qu’à se
retrouver quelque part ?
– Ok, oui, d’accord, réponds-je.
Nous échangeons nos numéros de portable, avant qu’elle entre d’un pas pressé dans le Nouveau
monde.
Pendant le trajet retour – non, je ne me suis pas perdue ! –, je prends le temps d’observer
discrètement les gens qui m’entourent. Je sors mon bloc et griffonne des visages. Tout est nouveau
et très exaltant. J’aurais envie de tout garder de ces premiers moments de découverte. Je suis
tellement submergée par ce nouvel environnement que je ne me pose même pas de questions sur
tout ce que j’ai déjà pu vivre ce matin en à peine quelques heures : les émotions contradictoires, les
mauvaises et les bonnes surprises, la chaleur de ma nuit avec Dayton dans laquelle je baigne
encore…
Quand j’entre dans notre appartement, Saskia se prépare à partir à son atelier.
– Il faut que tu passes voir ! me dit-elle.
– Oui, demain, sans faute, réponds-je. Je te laisse prendre tes marques.
Évidemment, elle veut quand même que je lui raconte rapidement ma soirée avec Dayton. Elle
reste hébétée par tout ce que je lui apprends – enfin, pas tout, je suis pudique !
– Ce type a une galerie d’art et des ateliers qu’il met à disposition ! s’exclame Saskia d’une voix
suraiguë à laquelle Churchill réagit en se gonflant de tous ses poils et sa graisse. On peut dire que
tu as touché le gros lot, toi !
– Euh, ce n’est pas vraiment comme si je courais après le milliardaire, réponds-je. Cette
rencontre, c’est un hasard !
Tout le monde se calme !
Quand je lui parle de Summer et de mon rendez-vous avec Petra dans l’après-midi, Saskia
m’arrête d’un geste :
– Là, c’est trop, Twinkle ! dit-elle. Je n’ai pas le temps. On se fait un petit débriefing ce soir, ok ?
Avant de claquer la porte, elle lance :
– Au fait, je veux bien faire babysitter pour le gros chat anglais, mais il est tout bonnement hors
de question que je nettoie sa caisse, ok ? Et ça devient urgent !
C’était donc pour cela que toutes les fenêtres étaient ouvertes. Je lance un regard noir à
Churchill qui ronge une plante verte, certainement hors de prix, sur le rebord de la fenêtre.
Après un peu de ménage, je me change et m’installe devant mon ordi pour poster sur mon blog
les croquis que j’ai faits, histoire d’annoncer que je suis bien arrivée et que je m’acclimate. Je reçois
presque immédiatement des commentaires d’encouragement et d’enthousiasme pour ma nouvelle
vie.
Ça fait plaisir, même de la part d’inconnus. Enfin presque, puisque PontDesArts trouve le temps
dans sa journée de bureau de glisser une intervention sur mon blog : « Tu es talentueuse en bien
des domaines… ». J’en rougis jusqu’à la racine des cheveux !
Je réponds à des demandes de renseignements pour des commandes d’illustration, puis je me
prépare à partir retrouver Petra, suite à son SMS me donnant rendez-vous à Soho. Mon plan de
métro en poche, ma besace bien garnie à l’épaule, je me sens une véritable aventurière urbaine.
Alors que j’aperçois de loin, sur le trottoir, la chevelure de feu de Petra, je pense soudain que je
n’ai même pas prévenu Dayton que je retrouvais son ex pour une sortie entre filles.
Après tout, je suis grande, non ?
Il serait certainement ravi de savoir que tout se passe bien entre nous. J’écarte aussitôt Summer
de mon esprit : un problème après l’autre.
Petra, aussi joviale que ce matin, m’entraîne dans des boutiques excentriques dans lesquelles je
n’aurais jamais osé entrer. Prise dans la folie de la nouveauté, me voilà à essayer des tenues plus
extravagantes les unes que les autres : pantalons moulants en tissus brillants, voire en cuir, hauts à
décolleté vertigineux et tellement cintrés que j’ai l’impression d’avoir les seins qui me remontent
sous le menton, des couleurs flashy dans des tissus toujours plus sophistiqués, des escarpins et des
bottines à talons himalayens… Je m’amuse beaucoup.
Petra s’adonne, elle aussi, à de multiples essayages, et achète sans compter. Je reste très
raisonnable… jusqu’au moment où Petra lâche, en aparté, alors que je suis déguisée en star de rock
décadente – enfin ma version de la star de rock décadente… :
– Dayton adorerait !
Difficile de passer à côté d’une telle remarque. Je jette un regard interrogateur à Petra :
– Tu es sûre ? demandé-je.
– Tu plaisantes ? me répond Petra, surprise que je me pose la question. Dayton ne résiste pas à ce
type de look : la femme sûre d’elle, décalée, rock quoi !
Si ce que dit Petra est vrai, comment Dayton peut-il être séduit par ce que je suis ? Je suis
suspicieuse, et Petra le sent tout de suite.
– Hé, ne change pas pour lui, Anna, me rassure-t-elle. Après tout, tu lui as peut-être fait découvrir
quelque chose qu’il ne connaissait pas. Reste toi-même.
Mais ce brusque retournement me rend encore plus suspicieuse… et, sur un coup de tête, je
décide d’acheter la tenue entière ! Petra applaudit.
– J’en connais un qui va être agréablement surpris, s’exclame-t-elle alors que nous sortons bras
dessus, bras dessous de la boutique.
Nous rions comme des gamines de ce gentil tour que je vais jouer à Dayton et qui va sans aucun
doute le ravir !
– Pour fêter ça, je t’emmène manger une énorme glace ! lance ensuite Petra.
Cet après-midi surprise devient encore plus captivant autour de deux gigantesques ice-cream,
quand Petra, décidément très volubile, se met à me raconter son aventure actuelle avec un musicien
suédois toujours entre deux vols.
– Il est juste… pff, dit-elle, les yeux levés au ciel comme si rien que le fait de l’évoquer l’envoyait
au 7 e ciel. Je crois que je n’ai jamais été aussi amoureuse. Je suis prête à partir au bout du monde
pour lui.
Et la voilà qui me raconte tout, de leur rencontre à leurs dernières retrouvailles. Bien sûr, Petra
me pose des questions sur mon travail, mon déménagement, mon histoire avec Dayton. Sur ce
dernier point, je suis beaucoup moins expansive qu’elle, et je reste très discrète. Notre histoire
commence, oui, c’est génial, Dayton est un homme séduisant et surprenant, mais je garde mes
émotions et mes sentiments pour moi. À un moment donné, malgré tout, les confidences aidant, je
me sens capable de l’interroger sur son histoire passée avec mon amoureux.
Petra a vraiment l’air sincère quand elle me répond :
– Ah, Dayton, c’est une histoire qui a été importante pour moi. Ça, je ne peux pas le nier,
commence-t-elle, mais je crois, malgré tout, qu’on aurait dû rester amis et ne pas aller plus loin.
Mais tu sais comment ça se passe… – Euh, non… –, les répétitions, les concerts, on était très
souvent ensemble. On a tout confondu.
J’acquiesce.
– Je comprends. Moi aussi, j’ai eu une histoire comme ça, dis-je.
À la différence que, moi, j’ai encore du mal à considérer Jonathan comme un ami et même à
répondre à ses messages…
– Ah oui ? fait Petra. Alors tu vois ce que je veux dire. Et puis, Dayton est un homme très
compliqué, en fait. Il donne l’impression qu’il veut que les choses soient claires, mais il ne joue pas
franc-jeu !
Je penche la tête sur le côté, intriguée.
– Comment ça ? demandé-je.
– Il a l’habitude de tout décider pour tout le monde, tout le temps, au Nouveau monde, avec
Summer, etc. C’est vrai que ce n’est pas l’idée qu’on a d’un tyran et il sait être charmant, ça, on ne
peut pas le nier. Mais alors qu’il donne l’impression que personne n’a son mot à dire dans sa vie et
que c’est comme ça que ça lui plaît, rien ne l’excite plus qu’une femme qui lui résiste…
Elle enfourne une cuillerée de glace dans sa bouche peinte en rouge vif.
– Tu m’excuses, hein, c’est un peu direct, poursuit-elle en voyant mon air ahuri, mais Dayton se
lasse vite des gens qui ne le contredisent pas, qui courent dès qu’il siffle. Lui, ce qu’il aime, c’est
qu’une femme le rende cinglé, tu vois, qu’elle ne réponde pas à ses coups de fil, qu’elle le fasse
poireauter. Finalement, peut-être qu’il n’a pas tort, parce que c’est une façon d’attiser le désir.
Enfin, c’est sa manière à lui surtout ! Il sait très bien le faire aux autres, en tous cas, non ?
Je hoche la tête.
Bien sûr, je m’en suis rendu compte à Paris, rien qu’à voir la manière avec laquelle il a joué à
cache-cache avec moi au début. Je ne peux m’empêcher de penser à mon arrivée à New York et à
son absence, même si elle était excusée.
– Mais une chose est certaine, ajoute Petra en posant la main sur la mienne dans un élan amical,
il ne te fera pas de mal. Il tient à toi, ça se voit. Il faut juste se mettre au diapason de son
fonctionnement. Mais c’est comme pour toutes les relations amoureuses, non ?
Petra m’abandonne à la sortie du diner dans lequel nous avons marqué une pause. Nous nous
serrons gentiment dans les bras l’une de l’autre, comme si j’avais tout oublié de mes premières
mauvaises impressions à son sujet. Nous nous promettons de répéter ce genre de rendez-vous.
Dans le métro, alors que je repars pour la seconde fois de la journée vers Brooklyn, je jette un
coup d’œil à mes achats en me demandant si je n’ai pas fait n’importe quoi. Je suis déboussolée
comme une enfant aux yeux bandés qu’on ferait tourner sur elle-même dans une partie de colin-
maillard. Malgré tout, en me rappelant la discussion avec Petra, je ne peux m’empêcher de trouver
que certains de ses commentaires étaient justes.
Et pourquoi me méfierais-je d’elle puisque Poison Ivy est prête à aller habiter dans une maison
Ikea et à manger du saumon à tous les repas pour les beaux yeux de son nouveau petit ami !
Épuisée, je me laisse bercer par le brouhaha du métro et m’abandonne à mes pensées. J’ai à
présent pas mal d’éléments en main pour surprendre à mon tour mon bel amant !
5. Dérapage
En arrivant à l’appartement de Brooklyn, je me rends compte que je suis éreintée. Il va falloir que
je me pose, que je cesse ces allées et venues, le temps de me remettre du chamboulement du
déménagement.
Je m’affale dans le canapé. On est juste en fin d’après-midi et j’ai déjà envie de commencer ma
nuit. Je me force à allumer mon ordinateur pour vérifier mes mails et les commentaires sur mon
blog.
Une sonnerie m’avertit qu’un correspondant m’appelle sur Skype.
Merde, Jonathan.
Une petite voix intérieure me dit que je ne peux pas refuser l’obstacle à chaque fois et qu’il va
bien falloir, à un moment ou un autre, que j’affronte la dure réalité du désarroi de Jonathan.
J’accepte la communication. Un Jonathan au teint gris apparaît sur l’écran. Je vérifie les réglages
couleurs de mon écran, euh non, c’est bien son teint. On dirait qu’il sort d’un séjour d’un mois à
l’hôpital.
– Coucou ! lancé-je d’un air d’enthousiasme forcé.
Je dois lui apparaître en Technicolor.
– Bonjour, Anna, me répond-il. Je… comment vas-tu ?
Il arbore une barbe de plusieurs jours. Je vois bien que ses cheveux sont en bataille. Derrière lui,
j’aperçois un appartement qui semble avoir subi le passage d’un ouragan.
– Eh bien, je me pose juste, Jonathan. Tu sais, je cours un peu partout.
Il sent tout de suite que je suis sur le point de me défiler une nouvelle fois. Moi-même, je ne suis
pas très fière de me comporter aussi lâchement.
– Anna, tu ne vas pas encore t’esquiver, me dit Jonathan d’un ton las dans lequel perce un
agacement contenu.
– Euh, bien sûr que non, Jonathan, je suis là, tu vois, je t’ai répondu.
– Oui, pour toutes les autres fois où mes appels sont restés sans réponse et où tu n’as pas
répondu à mes messages.
Je m’éclaircis la voix.
– Jonathan, je sens que tu es énervé. Je ne suis pas certaine que ce soit l’humeur idéale pour une
discussion, d’autant que je suis crevée. Encore une fois, tu as envie de discuter de quelque chose
qui, il me semble, est réglé.
– Pour toi, oui, ricane-t-il. Visiblement tu t’en vas et tout ce que tu as vécu avant ce jour n’existe
plus. Tu changes de pays, tu changes de mec.
– Oh là, je ne sais pas où tu vas comme ça, dis-je, mais ça ne me plaît pas.
Il se prend la tête à deux mains. Bon sang, comme je déteste parfois Skype et le fait qu’on soit
obligé de voir ce qu’on n’a pas envie de voir.
– Excuse-moi, Anna, je t’en prie, excuse-moi. Je n’arrive pas à te sortir de ma tête, c’est tout. Tu
me manques. Je regrette tout ce que j’ai pu faire. J’aurais dû agir autrement. Je m’en veux.
Il se redresse, les yeux larmoyants, et j’essaie d’afficher un visage compatissant. Je ne suis pas
complètement insensible. Ça fait du mal de voir qu’on a blessé quelqu’un.
– Jonathan, c’est fini notre histoire, mais ça ne veut pas dire que je sors complètement de ta vie.
Je crois qu’il faut nous laisser du temps chacun de notre côté, avant de pouvoir reprendre une
relation détendue.
– Je prends le premier avion et j’arrive, Anna. Je viens te rejoindre, s’exclame-t-il d’un coup,
comme s’il sautait du plongeoir de 5 mètres.
– Non, Jonathan ! crié-je presque. Comporte-toi en adulte pour une fois !
Jonathan a l’air pétrifié sur place. Je me reprends aussitôt.
– Ce que je vis là, je l’ai prévu il y a plusieurs mois, poursuis-je. Tu as donné ton avis, on s’est
rendu compte que ça ne pouvait plus fonctionner entre nous. Nous en avons déjà parlé mille fois. Là,
c’est comme si tu venais juste de l’apprendre, mais je ne suis pas responsable de ton déni, et je ne
veux pas que tu fasses peser ton chagrin sur moi, alors que je dois mobiliser mon énergie pour cette
nouvelle vie.
Il est toujours muet, les yeux pleins de larmes.
– Bon, tu te calmes, tu fais une bonne nuit et tu verras que ça ira mieux demain, dis-je,
exaspérée.
Quelle fine psychologue, je suis…
– Jonathan, je te laisse là. Prends soin de toi, finis-je.
Je coupe la communication sur son visage blessé, son menton qui tremble, enfin la tête du type
qui voit arriver sur lui un monster truck à toute allure.
J’ai honte, terriblement honte, mais je ne veux pas céder au chantage affectif.
Mon portable m’annonce l’arrivée d’un SMS. C’est Dayton.
[New York by night, jolie Frenchie ?]
Encore perturbée par ma discussion avec Jonathan, je fixe l’écran de mon téléphone sans
broncher.
J’ai besoin d’un temps de respiration, et je repense à ce que Petra m’a dit de Dayton cet après-
midi.
Voilà l’occasion ou jamais de vérifier sa théorie…
Je ne réponds pas.
Saskia choisit ce moment pour rentrer. Ma vie aujourd’hui ressemble à un jeu vidéo sans aucune
seconde de répit. Mon amie est, comme d’habitude, barbouillée de peinture.
– Quel bonheur ! s’exclame-t-elle en posant son gros sac empli d’un bric-à-brac encore plus
impressionnant que celui de ma besace. Tu verrais cette lumière dans l’atelier. Incroyable !
Elle s’avachit dans le canapé.
– Et toi, ta journée ? me demande-t-elle avant de voir les sacs de mes emplettes. Tu as fait du
shopping ? Faudrait peut-être penser à bosser avant de dépenser, Twinkle ! me dit-elle pour me
taquiner.
– Attends, tu vas voir ça ! réponds-je en me levant pour attraper mes sacs et filer dans ma
chambre. Tu vas être surprise !
Mon portable bipe une nouvelle fois.
– Message ! braille Saskia depuis le canapé pendant que je me change pour enfiler ma super-
tenue de rockeuse.
Je ne bronche pas. Je suis tout à fait capable de ne pas me ruer sur mon téléphone chaque fois
que Dayton me sonne.
Même si je suis terriblement curieuse de savoir comment il réagit à mon absence de réaction !
Je réussis à me glisser avec peine dans ma tenue hypermoulante, je monte sur mes bottines à
talons rouges et cloutées, et je retourne dans le salon comme un mannequin sur un podium, une
main sur la hanche, le bassin qui roule, la poitrine en avant.
Tout d’abord, Saskia me fixe de ses grands yeux tout ronds, la bouche en O. Puis, passée la
seconde de stupéfaction, elle se met à pouffer.
– C’est carnaval, Twinkle ?
Je me fige, les lèvres pincées.
– C’est une nouvelle Anna, la New-yorkaise ! lancé-je.
Mais quand je m’entends, j’ai le sentiment de sonner faux.
– Non mais tu plaisantes là, Anna, ajoute Saskia, l’air moins rigolard.
Je ne bouge plus. Mon portable sonne une nouvelle fois. Troisième SMS de Dayton, je suppose. Je
reste immobile, le souffle court à cause de mon haut trop cintré.
Mon amie et moi échangeons un long regard silencieux.
– Qu’est-ce qui cloche, Anna ? me demande soudain Saskia, la mine inquiète en se redressant de
sa position avachie. Tu ne réponds pas ?
– Non, je ne réponds pas, dis-je.
– C’est peut-être Dayton, non ? hasarde-t-elle.
– Justement, réponds-je d’un air toujours pincé.
Saskia joint les mains devant la bouche et prend l’air soucieux.
– Je pense que tu es en train de débloquer, Anna, dit-elle calmement. Je ne sais pas quelle en est
la cause, le décalage horaire, un excès de plaisir la nuit dernière ou autre chose, mais là, tu
déconnes.
Alors tu t’assieds et tu m’expliques.
Mon téléphone sonne à présent. Comme je ne bouge toujours pas, Saskia se lève pour aller le
prendre sur ma table à dessin.
– C’est Dayton, me dit-elle en me le tendant.
Je secoue la tête.
– Non.
Elle repose le téléphone.
– Tu m’expliques ce qu’il se passe ou c’est moi qui réponds la prochaine fois, me dit-elle
sérieusement. Tu trouves que ton comportement est normal ? Bien sûr, c’est tout à fait naturel de ne
pas répondre aux appels de son amoureux, surtout quand c’est un type comme Dayton, ultrasexy,
attentionné et qui a envie de te voir… D’après ce que tu m’as dit de ta soirée, tout s’est plutôt bien
passé, non ?
Je me laisse tomber sur le fauteuil près de moi.
Mon Dieu, je suis épuisée, je voudrais dormir !
Comme Saskia me fixe toujours de son regard grave, je lui raconte mon après-midi avec Petra, le
shopping, ses conseils vestimentaires, ce qu’elle m’a dit de sa relation avec Dayton, jusqu’à sa
théorie sur la manière de garder cet homme exceptionnel.
Pendant que je lui parle, deux autres SMS arrivent et le téléphone sonne plusieurs fois sans que
je fasse un mouvement pour consulter mes messages. Saskia secoue la tête avec une mine
exaspérée.
– Tu débloques, ma pauvre Anna, tu crois vraiment ce que cette fille te raconte ? Tu n’as pas
l’impression qu’elle se paie ta tête pour te faire faire n’importe quoi ? Et c’est exactement ce que tu
fais ! Championne, cette Petra !
– Si je ne te connaissais pas si bien, je pourrais penser que tu es jalouse, Saskia, réponds-je en
regrettant aussitôt ce que j’ai dit.
Le visage de mon amie se glace d’un coup.
– Tu ne tournes pas rond, Anna, me dit-elle en prenant sur elle. Réfléchis deux secondes…
À ce moment-là, l’interphone sonne, nous figeant toutes les deux sur place. Ce doit être Dayton.
Inquiet ou furieux, mais ce doit être lui. D’un coup, je prends conscience que je n’ai pas du tout
envie de voir Dayton inquiet ou furieux. L’énormité de ce que je suis en train de faire m’explose en
pleine figure, mais c’est trop tard pour reculer. Je voulais tester la théorie de Petra ? C’est le
moment ou jamais ! Même si, là, d’un coup, j’ai compris que ce comportement ne me correspond pas
du tout.
– Tu comptes ouvrir quand même ? me demande Saskia d’une voix sèche en se levant. C’est le
moment de vérité, Twinkle.
Elle va appuyer sur le bouton d’ouverture sans même vérifier qui est là. On entend des pas
précipités jusqu’au second étage. La porte s’ouvre en grand sur Dayton qui manque de bousculer
Saskia.
– Saskia, bonjour, dit-il à bout de souffle. Je…
Mais son regard s’arrête aussitôt sur moi, assise dans le fauteuil.
– Anna ? Mais tu es là ? ! Bon sang, ça fait plus d’une heure que j’essaie de te joindre ! J’ai eu
peur qu’il te soit arrivé quelque chose.
J’inspire un grand coup, me lève du fauteuil et me campe sur mes talons, l’air détaché, enfin, en
prenant de toutes mes forces l’air détaché.
J’ai plutôt l’impression de faire une grosse ânerie, là !
Le regard de Dayton me détaille de la tête aux pieds et, d’après ce que je vois, il n’a pas l’air
d’apprécier à sa juste mesure les efforts que j’ai déployés pour le séduire.
– Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue, Anna ? balbutie-t-il.
Difficile de prendre ça pour l’expression d’un trouble conquis…
– C’est la nouvelle Anna, la New-yorkaise ! lâche Saskia en agitant les bras d’un air agacé. Bon,
vous êtes mignons tous les deux, mais je vais prendre une douche. Je vous laisse vous expliquer.
Dayton est toujours au même endroit, à la différence que Churchill s’est enroulé autour de ses
chevilles pour lui faire un bel ourlet de poils beiges sur son pantalon noir. Mais Dayton ne s’en rend
même pas compte.
– Tu m’expliques ce qu’il se passe, Anna ? me demande-t-il comme s’il n’était même pas certain
de s’adresser à la même personne que ce matin.
C’est une vraie manie ! Tout le monde veut que je m’explique !
Je cherche mes mots, mais je ne les trouve pas. Tout est confus dans ma tête. Je ne sais même
plus ce que je dois expliquer, et j’ai toujours cette immense fatigue qui me pèse.
Dayton patiente, les yeux écarquillés.
– Anna, tu as fait exprès de ne pas me répondre pour que je vienne ?
Silence radio, on a perdu Anna Claudel !
Je bafouille, j’ouvre la bouche, mais rien de cohérent ne vient. L’expression de colère et
d’incompréhension de Dayton se transforme en inquiétude.
– Anna ? Ça va ? Parle-moi, s’il te plaît, dit-il doucement en s’approchant de moi, les mains
tendues comme si j’étais sur le point de tomber.
Mes jambes tremblent, mes yeux me piquent, une boule m’obstrue la gorge. Elle est belle, la
rockeuse new-yorkaise…
Quand les mains de Dayton se posent sur mes bras pour me maintenir tendrement, les mots se
bousculent pour sortir en vrac de mes lèvres, et les larmes se mettent à dévaler sur mes joues.
– Non, ça ne va pas. Je fais n’importe quoi, je ne sais plus où j’en suis, ni même qui je suis en fait,
dis-je en sanglotant. J’ai les nerfs à fleur de peau et envie de dormir. Je vois bien que tu ne
comprends pas ce qu’il m’arrive, Dayton, mais je ne saurais pas vraiment t’expliquer.
Il me fixe de ses yeux bleus, intenses.
– J’ai cru que m’habiller comme ça te plairait, alors que ça n’est pas moi et que j’étais intimement
convaincue que j’étais en train de faire une énorme connerie. Et oui, j’ai fait exprès de ne pas te
répondre parce qu’il paraît que ça se fait de se faire désirer en agissant comme ça. Mais ce n’est pas
moi non plus ! Je me suis forcée. J’avais juste envie de te répondre et de te voir mais… mais…
– Chuuut, me murmure Dayton en posant le bout des doigts sur mes lèvres. Anna, calme-toi.
J’aime ce que tu es. Tu n’as pas à en faire plus. Tu es naturelle et spontanée, n’essaie pas d’être
quelqu’un d’autre avec moi. Je crois aussi que tu es bouleversée par ton déménagement. On va peut-
être trop vite, je ne sais pas.
J’ai un second éclair de lucidité, là, tout près de lui, presque entre ses bras. Parce que cet homme
me trouble, j’ai le fort sentiment d’être vraiment amoureuse, mais c’est comme si c’était trop pour
moi. Tout ce qu’il est.
– Je ne suis pas seulement fatiguée, Dayton ! réponds-je en contenant la crise de nerfs. Imagine
un peu tout ce à quoi je dois m’habituer depuis notre première rencontre. Je veux bien qu’une
relation commence toujours par une période d’adaptation, mais c’est vraiment à sens unique ce qu’il
se passe entre nous, non ? Tout ce que tu révèles de toi à chaque fois, comme si c’était normal,
comme si je devais juste l’intégrer sans que cela me perturbe.
Je secoue la tête. Dayton a l’air complètement perdu à présent.
– D’abord tu disparais, puis tu joues à cache-cache avec moi. Ensuite, tu me snobes devant tes
amis, puis tu manigances un rendez-vous pro pour pouvoir me retrouver. Et, quand tout semble
enfin sur le point de se passer normalement, tu me vides ta cargaison de surprises, ta double vie, ta
fortune, tes activités de mécène… sans compter tes responsabilités vis-à-vis d’une jeune fille dont je
n’avais jamais entendu parler.
Dayton encaisse sans broncher et sans me lâcher non plus. Si je tiens encore debout après cette
tirade, c’est bien parce que je suis entre ses bras.
– D’ailleurs, à part bonjour-bonsoir, je ne sais rien de Summer, juste parce qu’il t’a paru suffisant
de me la présenter sans t’expliquer, dis-je enfin en me laissant aller contre lui, complètement vidée.
J’ai tout oublié de la théorie de Petra. On peut dire que je suis en pleine improvisation, mais, au
moins, je suis sincère. C’est bien moi qui parle et pas une vamp en cuir moulant et talons hauts !
L’étreinte de Dayton se resserre autour de moi. Je n’ose pas lever la tête de peur d’affronter son
regard.
– Anna, je comprends ce que tu me dis, tout ce que tu me dis, m’assure-t-il d’une voix apaisante.
Je ne me suis pas rendu compte, en effet, que cela pouvait être beaucoup pour toi. Je t’en prie,
excuse-moi.
Il s’écarte de moi et plonge son regard dans le mien.
– Et oui, j’aurais dû te parler de Summer avant. Es-tu prête à apprendre autre chose de moi, là,
maintenant, alors que tu es à bout ? me demande-t-il.
– Oui, je t’en prie, Dayton, dis-moi et assure-moi que tu n’as pas d’autres mystères que tu gardes
pour la suite, réponds-je d’une toute petite voix.
Le sourire qu’il m’adresse, attendri et affectueux, vaut toutes les excuses.
– Je ne peux rien te promettre, Anna, mais je vais faire de mon mieux.
Le bras passé autour de mes épaules, il me conduit vers le canapé où nous nous asseyons.
– Parler de Summer, c’est aussi te parler de mon enfance, et je crains d’avoir encore à te faire des
révélations, commence-t-il en scrutant la moindre de mes réactions.
J’acquiesce.
– Je suis un enfant adopté, Anna. J’ai été abandonné et retrouvé à l’âge de 4 ans, avec juste une
lettre mentionnant mon prénom et une guitare pour enfant.
Je ferme les yeux pour mieux enregistrer l’information.
– On ne sait rien de ma petite enfance, mais j’ai eu la chance d’être placé dans une famille
d’accueil qui est devenue ma véritable famille. Graham et Kathy Reeves m’ont élevé comme leur fils
et ont fini par m’adopter. J’ai grandi au milieu d’autres enfants qui étaient placés chez eux. Summer
est arrivée là-bas à l’âge de 10 ans. Elle te racontera un jour son histoire si elle le désire.
Euh, ça ne risque pas étant donné nos relations !
– Elle me considère comme son grand frère, tu sais, poursuit-il. J’en suis responsable légalement
jusqu’à sa majorité parce qu’elle voulait faire des études et qu’il était plus intéressant d’être à New
York que de rester en Virginie où habitent mes parents.
Il m’observe. Je ne l’ai pas quitté des yeux tout le long de ses explications.
– Je suis désolé, Anna, me dit-il. Désolé de te révéler encore une fois quelque chose de moi.
– Tu n’as pas à être désolé, Dayton, lui réponds-je. C’est ta vie, c’est toi, tu n’y peux rien. C’est
juste que tout cela sort vraiment de l’ordinaire.
Il avance le visage vers moi en paraissant hésiter. Alors moi aussi je m’approche, et nos lèvres se
rejoignent pour un doux baiser de réconciliation.
– Il me semble quand même que tu es épuisée, Anna. Je crois que te reposer te ferait du bien. Si
tu veux… si tu en as envie, je t’emmène passer deux jours à la campagne, rencontrer mes parents.
On pourrait emmener Summer. Cela vous permettrait de faire plus ample connaissance. Tu veux ?
Je hausse les épaules avec un petit sourire fatigué.
– Oui, je crois que ce serait bien.
– Oh oui, ça lui ferait le plus grand bien ! lance Saskia depuis la porte du couloir.
L’atmosphère de l’appartement devient moins électrique. Dayton me propose de passer une nuit
tranquille au loft avec lui. Nous irons ensemble prévenir Summer de notre escapade en Virginie
chez les Reeves.
Pendant que je vais troquer ma panoplie de vamp contre une tenue plus sobre dans laquelle je me
sens infiniment mieux, j’écoute Dayton discuter art avec Saskia et politique étrangère avec
Churchill.
Malgré l’accalmie, j’ai encore les mains qui tremblent. Dayton a raison, je suis à bout et épuisée.
Nous repartons à Manhattan dans la voiture de sport – de luxe, une Lightning gris métallisé,
encore une surprise ! – de Dayton. Le trajet est étrangement silencieux. De temps à autre, il prend
ma main pour la serrer tendrement.
Au 3 e étage du Nouveau monde, tout est calme. Dayton frappe une fois à la porte de
l’appartement de Summer, puis une deuxième fois. Pas de réponse. Il teste la poignée. La porte n’est
pas fermée à clé, et nous entrons.
– Summer ? appelle-t-il dans la grande pièce à vivre.
Puis il disparaît dans le couloir pour ouvrir d’autres portes. Je déambule dans le salon en
observant les décorations accrochées au mur. J’entends des claquements, le pas plus pressé de
Dayton, puis un « Merde ! », lancé d’une pièce voisine.
Dayton réapparaît dans le salon.
– Elle a vidé sa penderie, dit-il en se dirigeant vers une grande table dont Summer doit se servir
comme bureau. Bon sang, il n’y a plus que ses livres de cours !
J’observe sans intervenir. Il file vers le comptoir de la cuisine américaine. Regarde à droite, à
gauche, puis prend un morceau de papier posé bien en évidence. Je le vois lire ce qui est écrit.
Il se retourne vers moi, les traits tendus, livide.
– Elle est partie, dit-il d’une voix glacée. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Summer, Anna ?
Il me tend le papier. Je le lis à mon tour.
« Il n’y a pas de place pour tout le monde ici. Ta petite copine est une fouineuse. Summer »
Je relève les yeux vers Dayton qui me fixe.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Summer, Anna ? me demande-t-il à nouveau. Tu peux
m’expliquer ? lance-t-il avec froideur.
Oh par pitié ! Temps mort !
Volume 3
1. La petite fugueuse
Pendant trois secondes, Dayton et moi échangeons un regard lourd de sens : d’accusation de son
côté, et d’incompréhension pour ma part. Je reste les lèvres entrouvertes, mais aucun mot ne
s’échappe de ma bouche. Je suis outrée ! Sérieusement ! J’ai le sentiment qu’on ne vient pas de
vivre la même chose tous les deux, à savoir ma crise de nerfs en direct dans mon appart, pendant
laquelle je lui ai expliqué – et il me semblait qu’il avait compris ! – que j’avais été malmenée et
bouleversée par ces dernières semaines, entre mon déménagement, le début de notre histoire et les
révélations à répétition concernant sa vie. Il m’a dit qu’il m’appréciait comme j’étais, naturelle,
spontanée, que je ne devais pas changer ! Malgré tout, il me demande de m’expliquer, de me
justifier. Tout ça à cause du mot laissé par une ado mal lunée qui a brusquement décidé de mettre
les voiles !
Mais je n’y suis pour rien !
C’est le moment de lui rappeler ce que je suis en effet…
– M’expliquer sur quoi, Dayton ? demandé-je en reprenant mes esprits.
J’ai encore à la main le mot que Summer a laissé avant de filer de son appartement au Nouveau
monde. Ce mot qui sous-entend que je serais « une fouineuse » et que je ne lui laisserais pas d’autre
option que celle de déménager.
Dayton me désigne d’un mouvement de tête le message que je serre nerveusement dans ma
main.
– Ça, dit-il simplement, les lèvres pincées, la voix froide.
Un petit ricanement m’échappe.
– Tu plaisantes, j’espère, Dayton, dis-je, soudain très agacée par l’injustice de la situation.
Il incline la tête, décontenancé.
– Je me demande bien ce que tu veux que je t’explique, poursuis-je. Je peux bien te raconter ma
rencontre assez déplaisante ce matin avec ta protégée. La façon assez impolie qu’elle a eue de me
souhaiter le bonjour alors que je faisais exactement ce que tu m’avais permis de faire, à savoir
prendre mon temps, et oui, en effet, je me suis baladée dans ton loft. Pas de quoi se foutre dans tous
ces états ! Et ce serait à cause de ça que Summer serait partie ? Tu ne crois pas que c’est un peu
fort, là ? !
Ma tirade le laisse muet. À son expression, je devine qu’il réfléchit. Toujours cette guerre
intérieure qui le tiraille ! Son visage se radoucit et il redevient l’homme dont je suis amoureuse et
dont le physique me coupe le souffle.
– Excuse-moi, dit-il en se prenant son visage à deux mains.
Il relève la tête.
– Je suis inquiet, c’est tout, ajoute-t-il.
– Je peux comprendre, Dayton, mais cela ne justifie pas de m’accuser ou du moins de sous-
entendre ma responsabilité dans cette affaire, lui dis-je. Je n’y connais pas grand-chose en matière
d’ado, mais tout ça semble juste relever d’une grosse crise de jalousie, non ? Sans compter qu’elle a
20 ans, pas 14. Ce n’est pas un bébé perdu dans la ville !
Dayton lutte encore contre l’inquiétude et le ressentiment. Je m’approche de lui.
– Dayton, tu me fais confiance, non ?
La seconde d’hésitation qu’il a avant de me répondre provoque une décharge de panique en moi.
– Oui, oui, bien sûr, dit-il enfin. Je vais aller chercher Summer, Anna, je pense savoir où elle peut
être.
Encore une fois, je sens qu’il est sur le point de me planter pour retourner à cette vie parallèle
qu’il protège depuis toutes ces années. Je secoue énergiquement la tête, et Dayton écarquille ses
yeux bleu intense. Un mince sourire se dessine sur ses lèvres sensuelles.
– Comment ça ? fait-il.
– C’est non, Dayton, tu ne me plantes pas là, sous prétexte que c’est ta vie et que tu peux t’en
charger tout seul, que tu es responsable de cette fille, etc. C’est non, je viens avec toi !
Ma décision est sans appel. S’il le faut je m’accrocherai à son pantalon, et il va devoir me traîner
derrière lui. Il est absolument inacceptable que la confiance qu’il a en moi soit remise en question
par les accusations puériles de Summer.
Devant mon attitude résolue, mains campées sur les hanches, regard grave, Dayton capitule et
me gratifie d’un sourire qui pourrait me faire oublier ce genre de crise si elle ne venait pas juste de
se produire.
– O.K., dit-il en me prenant tendrement par le bras pour sortir de l’appartement de Summer.
Je soupire intérieurement de soulagement. J’ai été un peu directe et brutale, mais ça a payé, alors
que ça aurait pu coincer, non ? Je n’ai pas réfléchi sur le coup, Dayton aurait pu prendre la défense
de Summer et m’envoyer balader. Nous ne sommes plus des gamins. Nous sommes capables de voir
ce qui est juste, même au beau milieu d’une crise. C’est la preuve que nous sommes sur la même
longueur d’ondes.
Bon sang, que j’aime être sur la même longueur d’ondes que cet homme…
Nous quittons le Nouveau monde et reprenons la Lightning grise de Dayton, garée non loin. Nous
sommes en mission, tous les deux marchant d’un pas volontaire pour rejoindre la voiture. Dayton
m’ouvre la portière et, avant que je grimpe dans l’habitacle, il plaque un baiser franc sur mes lèvres,
suivi d’un sourire complice.
Une fois mêlés à la circulation de Manhattan, j’ose demander à Dayton où nous nous rendons.
– Je pense que Summer est allée directement chez Petra, me répond Dayton, concentré sur sa
conduite.
Petra, tiens donc… Petra, ma nouvelle super-copine !
Petra qui m’a vicieusement conseillée de me comporter avec Dayton exactement comme il ne
fallait pas, en le faisant languir et en ne répondant pas à ses appels. Petra qui a trouvé que le look
de rockeuse délurée était celui qu’il me fallait pour attiser le désir de Dayton… Grâce à Petra, j’ai
surtout failli perdre Dayton en allant à l’encontre de ma personnalité. Et voilà que Petra serait celle
chez qui Summer serait allée se réfugier ?
– Pourquoi chez Petra ? demandé-je à Dayton qui manœuvre dans le flot de voitures en fronçant
les sourcils.
– Parce que Summer est en admiration devant Petra, qu’elles sont toutes les deux très proches.
On pourrait dire qu’elles sont même bonnes copines, me répond Dayton. Petra doit sans doute
incarner le genre de femme que Summer voudrait être plus tard, je ne sais pas.
Voilà encore bien une preuve de psychologie masculine… Il suffit de comparer la tenue baba cool
de Summer aux allures de vamp de Petra pour se rendre compte que la jeune fille n’essaie en rien
d’imiter son aînée. Ce doit être autre chose. Une sorte de coalition féminine pour préserver Dayton
de toute approche étrangère. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’on ne veut pas de moi dans les
parages de Dayton. J’ai connu des accueils plus chaleureux et moins tordus…
– On va chez Petra, là ? demandé-je à Dayton en me disant que c’est peut-être le moment ou
jamais de lui livrer ma théorie.
– Oui, répond-il, ça n’est pas loin, dans le quartier de NoLita.
– Dayton, il faut que je te dise quelque chose alors, ajouté-je d’une voix soudain un peu moins
assurée.
Au feu tricolore suivant, il se tourne vers moi avec une expression soucieuse. Il est sur ses
gardes.
Bon sang, pourquoi ai-je toujours l’impression d’être à deux doigts de perdre cet homme
incroyable ? !
– Qu’est-ce qu’il y a, Anna ?
Sa voix est redevenue neutre, à la limite de la froideur. Je déglutis avant de me lancer :
– J’ai passé l’après-midi avec Petra. Je l’ai croisée ce matin en sortant du Nouveau monde, et elle
a paru tellement contente de me voir que j’ai accepté son invitation de faire du shopping plus tard
dans la journée.
Les yeux de Dayton s’assombrissent.
– Après être tombée sur Summer chez toi, je trouvais que Petra, en comparaison, était super
amicale. J’avais besoin de ça, tu comprends ? C’était une manière de rentrer dans ton monde. C’était
même plutôt sympa avec Petra, ajouté-je. Les boutiques, la discussion, mais maintenant, j’ai comme
l’impression que je me suis fait manipuler, Dayton, comme si Petra voulait me pousser à la faute
avec toi. Avec le mot de Summer, j’ai vraiment le sentiment qu’on me traite comme une intruse
qu’on veut écarter de toi.
Je sais que ces accusations peuvent avoir de graves conséquences sur notre relation. Cette soirée
est tendue, et nous ne cessons d’aller d’incompréhensions en crises. Je suis raide dingue de cet
homme, mais s’il faut en finir avec les flous artistiques, allons-y !
Dayton hoche la tête sans un mot, puis il pose sa main sur la mienne alors que nous roulons à
nouveau. Ce geste tendre me rassure au-delà de toute attente. Je jette un coup d’œil au visage de
mon amant et, même si ses traits sont toujours crispés, je sens qu’il ne m’en veut pas. Il doit bouillir
intérieurement du mauvais tour qui m’a été joué.
À l’instant même où j’ouvre la bouche pour répondre, nous nous arrêtons devant un immeuble
typiquement new-yorkais en briques jaunes, sur la façade duquel zigzague un escalier de secours
métallique.
– On y est, déclare Dayton. Anna, poursuit-il en rivant ses yeux aux miens, la tête légèrement
penchée, tu me laisses faire, d’accord ? Après ce que tu m’as raconté, je crois que Summer est sur
ses gardes et que Petra n’y est peut-être pas pour rien. Je vais remettre les pendules à l’heure.
Je fais une grimace ennuyée.
– Oh non, soupiré-je, je ne veux pas qu’il y ait d’histoires, Dayton. Je souhaitais juste que tu ne
doutes pas de moi. Je ne veux pas que tu te prennes la tête avec Petra, ni avec Summer, quoi qu’il ait
pu se passer.
Dayton pose un doigt sur mes lèvres pour me faire taire.
– Je ne vais me prendre la tête avec personne. Je vais juste éclaircir la situation pour éviter que
ce genre de choses se reproduise. O.K. ?
Son regard me scrute. Je hoche doucement la tête et il me sourit avant d’attirer mon visage pour
déposer un léger baiser sur mes lèvres.
***
Quand Dayton sonne à l’interphone, Petra répond très vite, comme si elle l’attendait.
– Monte, dit-elle, j’étais sûre que tu n’allais pas tarder.
Dayton n’a pas averti de ma présence. Aussi, quand Petra ouvre la porte, tout sourire dans sa
tenue de vamp qu’elle arbore visiblement en toute occasion, sa mine réjouie se décompose très vite
dès qu’elle m’aperçoit.
– Ah, tu n’es pas tout seul, dit-elle comme si elle ne pouvait s’en empêcher. J’aurais cru que tu
aurais préféré régler ça dans l’intimité.
C’est ça, comme si je faisais partie du petit personnel…
Dayton entre dans l’appartement plutôt vintage de Petra, qui s’écarte devant moi en me lançant
un regard indéchiffrable. Je la fixe sans savoir quoi dire jusqu’au moment où je ne peux m’empêcher
de lâcher.
– Finalement le cuir, les talons hauts, tout ça, ça n’était pas trop mon genre, ni celui de Dayton
d’ailleurs… ajouté-je pas trop fort.
Petra me toise toujours dans l’entrée. C’est un face-à-face digne d’un western. Je suis certaine
qu’elle se retient de me balancer un commentaire bourré de venin. Je savoure le fait qu’elle soit
obligée de se retenir. Pourtant, je n’arrive pas vraiment à comprendre pourquoi cette fille, qui a tout
pour elle, peut me jalouser au point de me mettre des bâtons dans les roues.
Je suis Dayton jusque dans le salon d’où s’échappent les bruits caractéristiques d’un jeu vidéo.
Dayton est déjà en pleine discussion avec Summer. Je me poste sur le pas de la porte. J’ai droit à
un regard noir de l’ado à dreadlocks.
Heureusement que ce sont des balles à blanc. Avec ces deux-là, je serais déjà raide morte…
– C’est n’importe quoi, Summer, dit Dayton sur le ton du sermon très adulte. Qui t’a mis dans la
tête qu’Anna était en train de fouiller chez moi ? Tu crois que je ne suis pas assez grand pour ne pas
savoir à qui faire confiance ? Anna est chez elle au Nouveau monde.
Ouah, super bonne nouvelle…
– Tu te comportes comme une gamine qui a peur qu’on lui vole ses jouets, poursuit-il. C’est
absurde, et tu te fous complètement que je puisse me faire du souci. Tu ne penses vraiment qu’à toi
! poursuit Dayton.
C’est étrange d’entendre Dayton parler avec le ton responsable du grand frère inquiet. Cela le
rend encore plus irrésistible, et la leçon a l’air de faire son effet sur Summer. L’expression rebelle de
la jeune fille trahit une once de culpabilité, et son menton commence même à trembler. Je me recule
pour ne pas qu’elle soit gênée. Je l’entends s’excuser auprès de Dayton.
Dans le couloir, je marche sur le pied de Petra que je n’ai pas sentie derrière moi en m’effaçant
de la scène.
– Oups, désolée, soufflé-je, persuadée que Poison Ivy va me décocher un coup revanchard.
Mais elle ne dit toujours rien. Elle est vexée et terriblement tendue. Cette situation me gêne et
m’agace. Je n’ai rien fait pour me mettre dans une telle histoire. Je ne fais que réagir aux
manigances des autres et, malgré tout, c’est moi la plus embarrassée. Tout cela me paraît
profondément injuste.
– Je crois que tu t’es bien foutue de moi, finis-je par dire à Petra, à voix assez basse pour que
Dayton n’entende pas.
– On peut s’amuser un peu, non ? répond-elle en ricanant.
– Je ne suis pas sûre que cela soit payant au bout du compte, de se moquer des gens juste pour le
plaisir. Je ne sais pas si tu as en plus influencé Summer, mais j’ai parlé de tout ça à Dayton. Tu
croyais que j’étais assez stupide pour ne pas me rendre compte de ton petit jeu ?
Bon, à vrai dire, j’ai été à deux doigts d’être très stupide… mais elle n’a pas besoin de le savoir !
Son sourire mauvais se fige. Elle ne sait pas quoi répondre, et je suis assez ravie d’avoir trouvé le
culot d’affronter cette panthère rousse tout en cuir. C’est vrai qu’il y a deux heures, je faisais moins
la fière.
Quand Dayton réapparaît dans le couloir, Petra change aussitôt de visage. J’en suis soufflée. C’est
avec un regard contrit et une mine préoccupée qu’elle se prépare à affronter Dayton.
– Bon, Summer va chercher son sac et ses affaires, et on y va, me dit Dayton avant de soupirer,
soulagé, et de me sourire.
Ça fait du bien de le voir détendu. Je commence moi-même à retrouver une respiration moins
contrainte.
– Tu peux nous laisser deux minutes, Petra et moi, s’il te plaît ? me dit-il en s’assurant bien que
j’ai compris n’avoir rien à craindre de cette entrevue.
Alors je m’esquive dans le salon où deux minutes plus tard, Summer me rejoint. Nous partageons
un silence très embarrassant pendant qu’une discussion étouffée un peu nerveuse nous parvient
depuis le couloir. Je finis par tendre la main à Summer dans un geste désinvolte, en haussant les
épaules.
– Je n’aime pas m’engueuler avec les gens, dis-je en guise de préambule. On peut faire comme si
rien ne s’était passé entre nous, Summer ?
La rousse aux dreadlocks m’observe comme elle le ferait d’un fauve échappé d’une cage de zoo.
Je ne dois pas être si effrayante que ça !
– Allez, Summer, je ne veux pas empiéter sur ton territoire, tu sais ? dis-je la main toujours
tendue.
Ça me ferait vraiment plaisir de mieux te connaître.
Pas ce soir, mais un jour…
Alors Summer cède, après m’avoir longuement observée et me tend la main.
– O.K., la paix, marmonne-t-elle.
J’ai l’impression d’avoir remporté une toute petite manche, comparée à la guerre froide qui se
livre dans le couloir. Summer et moi patientons encore un peu avant que Dayton passe la tête par la
porte : – On y va, les filles ? lance-t-il d’un air joyeux comme si de rien n’était.
Pourtant, traverser le couloir sous le regard mauvais de Petra me donne l’impression d’une
baignade dans un canal gelé. Je retiens ma respiration jusqu’à la porte. Dayton a posé sa main sur le
creux de mes reins pour souligner certainement quelle est l’équipe qu’il soutient.
Nous nous serrons tous les trois dans la Lightning et reprenons la route dans un silence que
Dayton ne parvient pas à alléger en plaisantant. Chaque fois que Dayton pose discrètement sa main
sur ma cuisse, je reçois comme une douce chaleur dans mon corps, que toutes ces dernières heures
ont eu tendance à glacer. Son contact me rassure et m’apaise. Malgré tout, je suis écœurée. Cette
soirée n’a pas de fin. Elle a commencé sur un malentendu, s’est poursuivie en accumulant crise sur
crise…
J’aimerais qu’on soit tous les deux et qu’on répare à notre manière toutes les tensions. Voilà, c’est
de ça dont j’ai envie : de la peau de Dayton contre la mienne, de la tendresse, que nos corps
s’emballent et effacent tout. J’ai envie de ça et de rien d’autre. Malheureusement, ça ne va pas être
possible, ne serait-ce que parce qu’il y a une ado boudeuse à l’arrière de la voiture et que je sens
que le remontage de bretelles va continuer de retour au Nouveau monde.
– Je voudrais rentrer à Brooklyn, lâché-je d’une toute petite voix, au bout de quelques minutes.
Dayton me lance un regard paniqué. Je ne lui laisse pas le temps de prendre le dessus. Peu
importe que Summer puisse nous entendre, ça la concerne un peu aussi.
– Dayton, j’ai besoin d’être chez moi, au calme. La soirée a été… animée, et je crois que vous avez
tous les deux besoin de discuter, non ?
Les lèvres pincées, les mâchoires crispées, il me fixe mais ne parle pas.
– Comme tu veux, fait-il en changeant brusquement d’itinéraire.
Le trajet est plus que tendu jusqu’à Brooklyn. Je ferme les paupières à plusieurs reprises quand
la conduite de Dayton se fait plus nerveuse. Il reste malgré tout prudent et nous arrivons à bon port.
Il descend avec moi pour m’accompagner jusqu’à la porte de l’immeuble. Je me rends compte que je
suis claquée, rien de grave, mais juste de quoi justifier quelques bonnes heures de sommeil.
– Anna, me dit-il doucement alors que je m’apprête à rentrer, je suis déçu mais je comprends.
Vu sa tête, j’en doute, mais merci pour l’effort…
– J’ai juste besoin d’une bonne nuit, Dayton. On s’appelle demain, dis-je dans un souffle.
Avant que la porte ne claque, je me retourne pour le voir se diriger vers la Lightning dans
laquelle Summer est affalée.
Tu parles d’une soirée romantique…
2. La vie à bras le corps
Je traverse le salon, mâchoires serrées, sous l’œil effaré de Saskia, vautrée sur le canapé devant
la télévision. Churchill l’imite – ou bien c’est elle qui imite le chat, je ne sais pas trop. Alors qu’elle
ouvre la bouche pour me parler, je lève la main pour l’arrêter.
– S’il te plaît, non, là, j’ai ma dose. On verra demain.
Et je m’enferme dans ma chambre sans même prendre la peine de manger, me déshabille à la va-
vite et me glisse sous ma couette. J’enfouis le nez dans mon oreiller et ferme aussitôt les paupières.
J’ai juste le temps de penser que, finalement, le projet de passer quelques jours chez les parents
de Dayton est tombé aux oubliettes, et je ne suis déjà plus là.
***
Quand j’ouvre les yeux le lendemain, la vie bat déjà son plein dans la rue. Je perçois les klaxons
des voitures, les bruits de moteur et le brouhaha des gens qui vaquent à leur journée. Je reste un
moment étendue dans mon lit, les bras en croix. Je fixe le plafond. J’ai l’impression d’avoir dormi des
jours et des nuits. Je suis hébétée, mais reprends malgré tout le fil de mes pensées de la veille.
Finalement, prouver à Dayton qui je suis vraiment est bien plus éprouvant que mon
déménagement et le décalage horaire que j’ai fait mine d’ignorer depuis mon arrivée à New York.
Moi aussi, j’ai ma propre guerre intérieure. Je suis tellement amoureuse de cet homme, si sensible à
sa présence, que je serais prête à tout pour lui. Pourtant, je refuse de me laisser malmener, comme
cela a été le cas ces derniers jours, et je refuse de devoir expliquer ou justifier ce que je suis.
Vu l’état dans lequel j’étais hier soir, j’ai peur que cela ait été la goutte d’eau qui a fait déborder
le vase. Dayton était déçu que je ne passe pas la nuit avec lui. Il m’a assuré comprendre mais… pff,
et on dit que les femmes sont compliquées.
J’allume mon portable. Il est 11 heures !
Des messages arrivent aussitôt. Jonathan, mon ex qui refuse d’être mon ex, m’a laissé un
message.
J’écoute le deuxième, c’est encore Jonathan ! Je les efface aussitôt. Je croyais avoir été claire
avant-hier, lors de notre discussion sur Skype.
Mes parents aussi voudraient savoir si tout se passe bien. Je m’assieds dans mon lit pour leur
adresser un SMS et les avertir qu’ils peuvent m’appeler dès qu’ils se réveillent. Pas de message de
Dayton… Mon cœur se serre.
Bien joué pour hier soir… Ça valait le coup d’être franche !
Je n’arrive pas à mobiliser en moi l’énergie pour me lever. J’ai même du mal à me convaincre que
si Dayton ne m’a pas envoyé de message, eh bien, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas le temps
entre son boulot et Summer !
Voilà ! C’est tout ! Et maintenant, je vais me remuer les fesses au lieu de larmoyer !
Je ne suis pas venue m’installer à New York pour me tourner les pouces ou me lamenter sur mon
sort. C’est vrai quoi, quand on y pense, je n’ai pas trop à me plaindre : mon article pour un
prestigieux magazine masculin a plu et j’ai donc l’espoir de retravailler pour cette rédaction ; mes
très chères lectrices virtuelles attendent des nouvelles des aventures de Twinkle à New York… et je
commence tout juste une histoire amoureuse palpitante avec l’homme le plus sexy du monde !
Des bruits de casserole me parviennent depuis la cuisine de l’appartement. Je me décide à sortir
de ma tanière et bute aussitôt contre une masse de poils étalée sur le dos dans un rayon de soleil.
La chose molle émet un miaulement contenté.
– Tu as faim, j’espère, me lance Saskia depuis la cuisine, parce que je t’ai mitonné des lasagnes
maison !
– Chouette, lancé-je en rigolant. J’en rêvais pour le petit déj’ !
Mais j’ai une faim d’ogresse, et il est l’heure de déjeuner. Nous nous attablons autour du plat
fumant. Entre deux bouchées succulentes, je raconte à mon amie la soirée qui a tourné court, la
pseudo-fugue de Summer, la mise au point avec Petra. Saskia m’écoute avec attention puis, une fois
nos assiettes vidées, elle m’expose sa pensée.
– Anna, tout ça va trop vite et c’est très compliqué, mais ce type t’a dans la peau, ça se sent. Et
toi, tu es folle amoureuse de lui.
Jusque-là, je suis d’accord avec elle.
– Seulement, c’est la première fois que tu rencontres un tel mec, poursuit-elle. Enfin, je veux dire,
t’en as rencontrés beaucoup des mecs comme ça, toi ? Beau comme un dieu, riche, brillant,
mystérieux. N’importe quelle femme serait perturbée. Et toi, en plus, tu es en plein changement de
vie. Ça fait beaucoup, non ?
Mais c’est ce que je ne cesse de répéter : c’est trop !
– Ce que je te conseille, c’est de prendre du recul, me conseille-t-elle. Ça ne veut pas dire que tu
ne réponds pas au téléphone quand il appelle ou que tu te fringues comme une super-héroïne de
série B. Non, tu respires, tu souffles. C’est sa vie, pas la tienne. Quand tu sens que ce qu’il te fait
vivre va trop vite, tu lui dis, mais sans péter les plombs non plus. Il suffit juste d’anticiper, hein ?
Je secoue la tête comme une figurine de chien sur la plage arrière d’une voiture.
– J’ai convoqué une réunion au sommet, ajoute-t-elle.
– Quoi ? dis-je d’un air ahuri.
– On a rendez-vous avec Gauthier sur Skype. Tu as besoin qu’on te remette les idées en place,
Anna.
Elle se lève pour aller se connecter, et le visage de Gauthier apparaît sur l’écran de l’ordinateur.
Saskia et moi nous installons sur le canapé pour profiter du sourire de notre ami resté à Paris.
– Coucou ! nous lance-t-il de son ton guilleret.
– Tu te lèves ou c’est une nouvelle coupe de cheveux ? demande Saskia pour le taquiner.
Gauthier arbore une mèche folle et rebelle, ainsi que de beaux cernes sous les yeux.
– T’as fait la fête ? hurlé-je presque. Raconte, raconte !
– Hum, je croyais qu’on était censé parler de toi, Anna, me dit Gauthier en prenant une mine
grave.
J’ai oublié mes pensées soucieuses du réveil. Voir mon ami me lave complètement le cerveau.
Malgré tout, Saskia, qui a le don de la synthèse, résume la situation de la veille en quelques
phrases directes. Gauthier nous gratifie d’une moue songeuse, que je soupçonne surtout être
l’expression du mec pas réveillé.
– Hum, je crois que ce type…
– … s’amuse avec toi, finissons-nous en chœur avant d’exploser de rire.
– Hé, change de disque, Lady Gogo ! pouffe Saskia. On voulait ton conseil avisé, pas que tu te
répètes.
– Ah oui ? Vous sous-entendez donc toutes les deux que je radote comme une vieille rombière ?
nous demande-t-il avec un sourire amusé.
Gauthier adore qu’on l’appelle « Lady Gogo ».
– Plus sérieusement, Anna, tu ne pouvais pas te trouver un charmant jeune homme bien sous tous
rapports et pas compliqué ? me demande-t-il.
– Tu veux dire comme Jonathan ? réponds-je.
– Non, je veux dire, pas comme cet énergumène qui ressemble à Michael Fassbender et qui te fait
traverser les cinquante nuances du doute et de la crise de nerfs !
– Non parce que question crise de nerfs, le genre qui paraît bien sous tous rapports comme
Jonathan peut être source d’emmerdes aussi, tu sais ? rétorqué-je.
Gauthier hausse les sourcils.
– Jonathan t’appelle toujours ? demande-t-il.
– M’appeler ? réponds-je. Il me harcèle, oui. SMS, messages sur répondeur, e-mails, j’ai droit à
toute l’artillerie. J’ai fini par céder et j’ai eu une discussion avec lui sur Skype, mais il ne veut rien
entendre. Il refuse d’admettre que c’est fini entre nous. C’est décidé, dorénavant je fais la morte !
– Mouais, pas certain que ça le calme, dit Gauthier avec une moue dubitative.
Une ombre traverse l’écran, dans le dos de Gauthier. Saskia et moi restons bouche bée, muettes.
– Quoi ? fait Gauthier. Pourquoi vous faites ces têtes ?
– Euh, on a rêvé ou c’est une paire de fesses dénudées qu’on a vu passer derrière toi ? dis-je en
riant bêtement.
Gauthier se retourne brusquement. On le voit faire quelques petits gestes sur le côté, disparaître
trois secondes de l’écran, puis revenir la mèche encore plus folle qu’avant.
– C’est qui ? demande-t-on en chœur.
– Quelqu’un, répond-il avec un petit sourire.
– Il a des fesses drôlement bien faites, commente Saskia.
– Des fesses de danseur, non ? ajouté-je comme si nous étions seulement toutes les deux à
papoter.
Gauthier fait sa tête d’énervé, narines dilatées et bouche en avant.
– D’accord ! J’avoue tout ! C’est un homme, dit-il.
– Euh, à vrai dire, on sait encore reconnaître un homme, commente Saskia.
– C’est Micha ? demandé-je, d’un air innocent. Coucou, Micha, ajouté-je plus fort cette fois, en
agitant la main.
Saskia et moi voyons le beau spécimen de danseur approcher de l’écran, Gauthier faire une tête
très comique, puis la connexion est coupée.
Nous rions de bon cœur en nous affalant sur le canapé, ravies d’avoir retrouvé, même
virtuellement, notre ami. Toutes mes interrogations d’hier soir sont maintenant effacées ! Bon, pas
complètement oubliées, d’accord, je ne peux pas m’empêcher de jeter des coups d’œil sur mon
portable pour voir si Dayton m’a envoyé un message… mais je me sens, malgré tout, plus légère,
même si je sais que ce n’est que provisoire.
Je peux faire semblant, non ? !
Je suis même d’humeur à écrire un nouveau post sur mon blog. Je m’y mets aussitôt et rigole
toute seule en rédigeant le programme idéal du relooking raté, en me fichant gentiment de Twinkle
et de ses tentatives en cuir moulant. Illustration à l’appui : Twinkle aux cuisses de poulet, juchée sur
de véritables tours Eiffel, a l’air au bord de la crise de nerfs. J’intitule l’article : « Comment
ressembler à n’importe quoi, mode d’emploi ».
Mes parents appellent, et j’échange joyeusement avec eux. Je ne laisse rien transpirer de mes
aventures de la veille, ni du cafard du début de journée. Je me sens bourrée d’énergie. Je rassemble
mes affaires de dessin et m’apprête à partir me promener dans ma nouvelle ville. J’en profiterai
pour acheter quelques revues pour voir quelle est la tendance des articles. Il faut toujours allier
plaisir et travail !
La besace sur l’épaule, les clés en main, je suis arrêtée en plein élan par la sonnerie de
l’interphone. Une seconde, je m’en veux d’espérer que ce soit Dayton.
– C’est Jeff Coolidge, me dit Saskia qui s’est précipitée avant moi à la porte. Le beau black,
ajoute-t-elle après avoir actionné l’ouverture de la porte du rez-de-chaussée.
Elle arbore un grand sourire ravi et hausse les sourcils d’un air enthousiaste. Je repose ma
besace.
Jeff est habillé en mode costard-cravate.
Beaucoup moins sexy que Dayton !
Malgré tout, Saskia a l’air tout de suite sous le charme.
– Je ne voulais pas vous déranger, Anna, je passais juste dans le coin et je voulais prendre de vos
nouvelles.
Bien sûr, et prendre la température aussi ?
Difficile d’oublier que Jeff est le meilleur ami de Dayton et qu’il est certainement au courant de
ce qu’il s’est passé hier soir. Je fais l’innocente, la fille contente de recevoir de la visite.
– Eh bien, c’est gentil, Jeff, réponds-je sur un ton jovial. Ça va très bien, je m’apprêtais juste à
sortir. Mais vous ne connaissez pas mon amie Saskia ?
Impossible d’éviter l’amie en question qui gesticule et supplie à la fois dans le dos de notre
visiteur afin que je fasse les présentations. Jeff se retourne vers Saskia, qui se transforme tout de
suite en femme exquise, séductrice, tout miel.
Quelle starlette, celle-ci !
– On s’est déjà croisés, minaude Saskia en tendant une main frêle que Jeff enferme dans la
sienne, gigantesque. L’autre jour, dans le hall…
– Oui, en effet, répond Jeff. Je suis heureux de vous rencontrer. Vous êtes plasticienne, c’est ça ?
En résidence dans une galerie de Brooklyn ?
– Dites donc, vous en savez des choses sur moi, murmure Saskia qui passe en mode timide. On
vous offre quelque chose à boire ?
Tandis que Saskia s’affaire derrière le comptoir, Jeff essaie avec discrétion et élégance de tester
mon humeur, mais je ne suis pas dupe.
– Jeff, c’est Dayton qui vous envoie ? lui demandé-je sans aucune agressivité.
C’est étrange comme la communication a été facile dès le début avec cet homme. Je sens qu’il
peut être un allié, que je peux lui faire confiance. Il ne prend pas mal ma question. Il a un petit
sourire ennuyé et hausse les épaules.
– Non, Anna. Pour être franc, il m’a raconté la scène d’hier, enfin les petits numéros auxquels
vous avez eu droit avec Petra et Summer. Je me faisais du souci pour vous. Dayton tient à vous ; je le
connais assez pour ne pas en douter.
Il secoue la tête comme s’il ne savait pas comment exprimer ce qu’il a sur le cœur.
– Le problème avec Dayton, Anna, c’est que sa vie est compliquée et qu’elle l’a toujours été. Lui a
intégré ça, mais il a du mal à comprendre que ce ne soit pas aussi simple pour ceux qui l’entourent.
Je lui souris. Cet homme est juste. Il est attentionné et calme. C’est le type fiable par excellence.
– Jeff, je crois que vous avez parfaitement résumé la situation, lui dis-je. J’en aurais été bien
incapable. Merci.
Il s’approche de moi et prend mes mains dans les siennes. C’est une poigne forte et rassurante.
– Je suis content de voir que vous tenez le coup, Anna, dit-il. Dayton en vaut la peine, et je ne dis
pas ça parce que c’est mon ami et…
Comme nous sommes sur la même longueur d’ondes, je devine aussitôt qu’il s’apprêtait à dire
que Dayton est aussi son patron, mais, d’un rapide coup d’œil vers Saskia, je lui fais comprendre
qu’il vaut mieux se taire. Saskia débarque justement avec un plateau et des verres de citronnade
qu’elle a préparée elle-même ce matin.
Quelle mouche l’a piquée pour qu’elle passe la matinée en cuisine ! ?
– C’est bien ça qu’on boit aux States ? dit-elle d’un air enjoué.
– Oui, dans les vieux films, répond Jeff en rigolant.
Nous discutons une dizaine de minutes tous les trois, mais quand Saskia se met à envisager de
transformer Jeff en modèle pour une série de tableaux, j’en profite pour m’éclipser et partir me
promener comme prévu. Après tout, Jeff a l’air de se divertir en compagnie de Saskia. Ses projets
loufoques ne semblent pas lui faire peur.
***
Je passe l’après-midi à flâner dans les rues, à observer des cours d’école, des terrains de basket,
à dessiner des immeubles, des devantures. Je marche même jusqu’au début du pont de Brooklyn
pour observer Manhattan dans le soleil.
Déambuler me permet de réfléchir à mon histoire avec Dayton. Le passage de Jeff à la maison
m’a rassurée, mais il n’empêche que je n’ai toujours pas de nouvelles de mon amoureux depuis les
incidents de la veille. Je ne compte pas l’appeler. Je n’ai pas l’impression d’avoir commis un impair.
C’est plutôt moi qui ai été malmenée hier. Ça n’a rien à voir avec un acte rebelle et imbécile.
Il me manque…
Sa voix, sa peau, les gestes que nous avons l’un pour l’autre, le plaisir que nous nous donnons,
tout me manque et me revient en bloc, au point de m’en couper le souffle. Pourtant, nous nous
sommes vus il y a moins de vingt-quatre heures.
Rapidement, le manque se transforme en peur, et je crains tout d’un coup que notre histoire ait
déjà tourné court, qu’il ne me donne plus de nouvelles, qu’il soit vexé, blessé ou encore que je
n’arrive pas à m’adapter à sa vie…
Hé oh, stop !
Alors il me suffit de lever les yeux et de voir la vie autour de moi. Je fais partie de cette vie aussi !
***
Après cette longue balade, mes jambes pèsent des tonnes quand je monte les deux étages jusqu’à
l’appartement. Je m’arrête devant la porte, car j’entends des voix à l’intérieur.
Dayton ? ! Mais qu’est-ce qu’il fout là ?
J’entre sans pouvoir contenir ma surprise. Je n’ai pas envie de faire la gueule, comme les filles
font souvent alors qu’elles sont très heureuses de revoir un type mais qu’elles veulent lui faire payer
quelque chose.
Tiens, il faudra que j’en parle dans un de mes posts !
Non. Bizarrement, c’est encore moi qui me sens coupable d’avoir dit ce que je ressentais. Là, je
suis juste heureuse qu’il ne m’en veuille pas et qu’il soit revenu de lui-même.
Dayton est installé dans un fauteuil. Il est penché sur un carton à dessins rempli des esquisses de
Saskia. Mon amie – une seconde, je la traite intérieurement de traîtresse ! – observe Dayton pour
mesurer son appréciation. Ils ont l’air de bien s’entendre.
Je reste plantée dans l’entrée. Dayton lève la tête vers moi quand Saskia s’exclame :
– Twinkle, te voilà de retour !
Dayton m’adresse un sourire lumineux. Ses yeux bleus pétillent.
Comment puis-je raisonnablement résister à Mr Rock, en tee-shirt gris à motifs arty, jean foncé
slim et Converse blanches… ?
Argh, je craque !
Entre lui et moi, posé à même le parquet dans un colossal vase en verre, un énorme bouquet de
fleurs de la taille d’une table ronde pour quatre personnes embaume toute la pièce. Nos regards se
rencontrent au-dessus des fleurs. Je lui souris.
– Bon, je vais peut-être vous laisser… dit Saskia qui se sent de trop.
– Non, reste, lui dit Dayton. Dès qu’Anna aura préparé son sac, on file chez mes parents en
Virginie.
Oh, c’est donc toujours au programme ?
Avant de disparaître sans discuter dans ma chambre pour préparer mes affaires, je dépose un
baiser sur les lèvres de mon amoureux, et il me retient contre lui. Pendant quelques secondes, nous
nous enlaçons comme si nous ne nous étions pas vus depuis des jours. Ça fait du bien de le sentir, de
le toucher et de me réfugier dans ses bras. C’est évident que ma place est bel et bien là, contre mon
amoureux.
***
En hélicoptère, il plaisante ?
Je me rends compte que j’ai pris l’habitude de suivre Dayton sans lui poser de questions. Je
commence aussi à avoir l’habitude d’être surprise chaque fois que je le suis sans poser de questions.
Quand nous descendons de voiture à la pointe de Manhattan sur le Pier 6, je marque un temps
d’arrêt devant l’engin volant en face de nous. Les rotors font un bruit d’enfer, et mes cheveux
s’envolent dans tous les sens. Je lève vers Dayton un regard interrogateur, un rien terrorisé. Il est
radieux.
– Quoi ? Ne me dis pas que tu n’es jamais montée dans un hélico ? me demande-t-il avec un petit
sourire amusé.
Je secoue la tête.
– Alors ce sera ton baptême de l’air, dit-il. Avec moi…
Il me prend par la taille et m’entraîne en courant vers l’appareil qui nous attend, pendant qu’un
employé de l’héliport porte nos sacs. Je tremble. Parce que j’ai la trouille et parce que cette trouille
me rend encore plus sensible à la proximité du corps de Dayton. Tous ses gestes, pour m’harnacher,
poser le casque sur ma tête, s’assurer que je suis bien installée, déclenchent à chaque fois un frisson
en moi. Je ne suis rien entre ses mains. Je me laisse faire et c’est tellement bon…
Le pilote nous annonce que le décollage est imminent. Sa voix résonne dans nos casques. Dayton
serre mes mains dans les siennes et m’embrasse tendrement.
Ça y est, nous prenons de l’altitude et de la vitesse. Mon cœur s’emballe. Dayton a vraiment le
don de me mettre dans tous mes états. Je me sens soudain très coquine et tactile.
– J’aime bien m’envoyer en l’air avec toi, dis-je avec un petit regard aguicheur.
– Le vol devrait durer un peu plus de deux heures, me répond le pilote. Les conditions météo sont
optimales.
Dayton éclate de rire.
La honte, le pilote a tout entendu !
– Je coupe la communication, ajoute le pilote. Je vous souhaite un bon vol.
La main de Dayton s’aventure sur ma cuisse.
– On va peut-être attendre d’atterrir pour s’envoyer en l’air, non ? me dit-il avant de désigner la
vue époustouflante de la ville qui s’éloigne.
Le voyage est captivant. Je le passe bouche bée, le regard rivé à la vitre. Un moment, je me
tourne vers Dayton et m’aperçois que son regard, plus doux maintenant, n’a pas quitté mon visage.
– Excuse-moi pour hier, Anna, me murmure-t-il dans le casque. Excuse-moi de t’avoir bousculée
depuis ton arrivée.
J’ai la gorge nouée.
– Je ne veux pas te perdre, Anna.
– Moi non plus, Dayton, réponds-je, le cœur gonflé de bonheur.
Le vol prend fin dans les temps annoncés par le pilote. Nous atterrissons au milieu d’une vaste
étendue herbeuse. Dans le soir couchant, je devine la lisière d’une forêt. Nous descendons avec nos
sacs et nous éloignons pour laisser l’engin reprendre son envol. Les rotors brassent l’air lourd en
nous apportant un peu de fraîcheur. Nous voilà dans le royaume de Dayton, là où il vient se mettre
au vert, à quelques kilomètres de la maison de ses parents. Je me tourne alors vers la bâtisse
donnant sur la clairière.
– Je suppose que c’est ta cabane ? demandé-je à Dayton que je sens sourire près de moi.
Une maison de pierre et de bois, très contemporaine et aux volumes allongés se fond dans le
décor grandiose de la forêt. L’intérieur illuminé laisse deviner une façade presque entièrement
vitrée donnant sur une terrasse en bois, aussi large que la maison.
– Viens, me dit Dayton en me prenant la main pour m’entraîner vers l’escalier menant à la
terrasse.
La terrasse comporte une piscine dont l’eau éclairée diffuse un peu de fraîcheur dans l’air lourd
du soir. Mes vêtements collent à ma peau et ma nuque est mouillée. La proximité des bois ne peut
rien contre la touffeur de la journée d’été qui est encore là. Nous la sentons autour de nous. Elle
pose sur nos peaux un vernis tiède, comme après l’amour. Le bassin est tentant, vraiment.
Dayton porte nos sacs à l’intérieur. Je reste sur la terrasse, fascinée par le décor et l’isolement.
Dayton revient avec un grand verre d’eau glacée qu’il me tend. Je bois si vite que l’eau dévale sur
ma gorge et mouille ma tunique. Son regard, surnaturel dans la lumière de la piscine, ne me quitte
pas. Sa présence est animale dans un tel décor. Comme il est troublant ! Il ne parle pas, me fixe
juste, et lentement fait passer son tee-shirt par-dessus sa tête. Dans la pénombre, le moindre muscle
de son torse est souligné. Son sourire est gourmand. Je suis comme une biche tétanisée par les
phares d’une voiture.
– J’ai envie d’un bain de minuit, dit-il d’une voix rauque.
Il s’avance vers moi, mains tendues. Un brasier s’éveille dans mon ventre.
Immobile face à moi, Dayton effleure les contours de mon corps du bout des doigts. Sa caresse
aérienne est comme une brise qui fait naître des vagues de frissons sur ma peau. Il relève mon
menton doucement, et ses lèvres s’avancent vers les miennes. Sa bouche entrouverte couvre
sensuellement la mienne. Je soupire contre lui. Ma langue flirte avec celle de Dayton, d’abord de
façon taquine, puis, soudain, de manière plus passionnée.
C’est toujours la même tempête qui nous dévaste, chaque fois que nous commençons à nous
toucher. Nos mains partent à la conquête de l’autre. Je parcours son dos nu, caresse ses pectoraux.
Dayton m’entoure la taille pour me coller à lui dans un geste sans équivoque. Sa main maintient
mon menton, et ses doigts se promènent sur mes lèvres alors que nous nous embrassons toujours.
Cet effleurement sur nos bouches qui se dévorent est très excitant.
Nos respirations haletantes se confondent. Ses mains descendent vers la taille de mon jean et
m’en libèrent, puis remontent vers ma tunique dont il dénoue l’ouverture lacée. Sous son contact,
ma peau se couvre de chair de poule.
– Tu as froid ? me demande-t-il.
– Non, soupiré-je.
Il se recule pour m’adresser un sourire vorace.
Dévore-moi !
– Tu as les joues en feu, Anna, murmure-t-il d’une voix rauque, terriblement efficace.
– C’est donc que je n’ai pas froid, réponds-je, mes yeux rivés aux siens.
Je me sens insolente et désirée. J’ai envie de le défier et de jouer. Je ne sais pas si c’est le décor,
le vol en hélico, le fait qu’il soit revenu à moi avec ce bouquet de fleurs dans lequel j’aurais pu me
cacher tout entière… En tous les cas, j’ai envie d’être ce qu’il provoque en moi.
J’ai été surprise, au début, par le désir qu’il a réveillé chez moi, dès notre première rencontre,
notre première nuit. Ce truc animal qui m’embrase et me donne envie de me soumettre à mon
désir…
Ce soir, peut-être parce que nous sommes loin de tout, perdus au bord de cette forêt, je me sens
pleine d’initiatives. Je suis en confiance, et je veux lui montrer combien, moi aussi, j’ai envie de lui.
Je ne le quitte pas des yeux. Il doit sentir que je prépare quelque chose. Instinctivement, il recule
d’un pas. Je soulève mes bras et ôte ma tunique.
J’ai l’impression que nos yeux lancent des éclairs et que nos corps sont en flammes.
Je laisse tomber ma tunique par terre, puis envoie balader mes ballerines de deux élégants
mouvements des pieds. Je lui offre un strip-tease improvisé.
Je fais glisser mon jean sur mes cuisses en balançant les hanches et en serrant nonchalamment
mes bras pour rassembler mes seins en un décolleté époustouflant. Une fois le jean sur les chevilles,
je m’en extirpe d’un gracieux pas sur le côté, sur la pointe des pieds. Je prends une pose aguicheuse
en string en dentelle, une main sur la hanche, cambrée et provocante. Dayton plisse les yeux, son
regard est comme du métal en fusion.
J’entrouvre la bouche pour passer ma langue sur mes lèvres en le regardant droit dans les yeux.
Dayton esquisse un petit sourire ravi, et je le vois prendre une profonde inspiration.
Ça te fait de l’effet, hein ?
Étrangement, à moi aussi, ça fait de l’effet. Je ne me reconnais pas. Savoir qu’il me regarde et
que je lui donne à voir mon corps avec impertinence enflamme mon ventre.
Je lui tourne soudain le dos et dégrafe mon soutien-gorge. Puis je fais volte-face, mains croisées
sur mes seins, et avance vers lui à pas de velours, le regard lourd de désir.
À quelques centimètres de lui, je m’immobilise, et mes mains quittent mes seins pour attraper les
côtés de mon string que je fais glisser de la même façon que mon jean plus tôt, me penchant en
avant dans le même mouvement.
Nous sommes toujours les yeux dans les yeux. La mâchoire sculptée de Dayton est plus marquée
dans la pénombre. Le désir le tend et redessine complètement son visage. Il est encore plus sexy.
Regarde-moi, Dayton…
En me penchant pour ôter ma lingerie, j’effleure son ventre de mes lèvres. Je pointe le bout de
ma langue entre mes dents et trace un chemin humide vers la taille de son jean. Dayton pousse un
long soupir. Je vois les muscles de ses avant-bras jouer sous sa peau. Il résiste. Je suis certaine qu’il
aimerait me prendre tout de suite, mais il aime jouer, je le sais, et moi-même j’y prends goût.
Le string finit sur la terrasse en teck et moi, à genoux devant le maître des lieux. Toujours
impassible, il se contient, même si cela semble devenir difficile pour lui, d’après ce que j’ai à
quelques centimètres de mes yeux. Son jean est tendu.
Dayton creuse le ventre quand il voit mes mains se lever vers lui.
– Tu es serré là-dedans, je vais te déshabiller, dis-je.
Ma voix me surprend. Elle est chaude, rauque.
Voilà une nouvelle chose que je découvre : l’espèce de femme sauvage qui se cache en moi. Cela
serait impossible, je crois, si Dayton n’était pas cet homme accompli qui a confiance en son désir et
dans le plaisir qu’il peut donner. Je veux le surprendre. Je veux lui montrer que j’ai faim de lui.
Tellement faim.
Je délasse ses Converse®, et il s’en libère de deux mouvements rapides, puis mes mains
remontent le long de ses cuisses puissantes. Ma caresse n’est pas légère. Je veux sentir sa force
sous mes doigts, sa chaleur au travers de la toile du jean. Arrivée à la taille, je le déboutonne, puis
lève la tête vers lui. Il a les yeux baissés sur mon visage. Il guette le moindre de mes gestes.
Je fais glisser le jean le long de ses jambes, puis c’est le boxer-short qui suit le même chemin. Je
laisse Dayton sortir de ses vêtements plissés sur ses pieds, puis je me remets en position d’adoration
devant lui, les deux mains accrochées à ses cuisses.
Bon sang, quel spectacle impressionnant…
Ma gorge est serrée. Je sens mon sexe se mouiller et gonfler d’excitation. Rien que la brise du
soir, fraîche sur ma peau, agace mes seins qui se tendent. Je me redresse pour les frotter doucement
contre les cuisses de Dayton. Ses mains se posent sur mes cheveux. Ce geste me fait frissonner. Je
suis la femme qui le contente, et il est tellement vulnérable devant moi.
– Je n’ai pas froid, chuchoté-je. J’ai faim de toi.
C’est comme un avertissement. Aussitôt, je sors ma langue pour lécher son sexe sur toute sa
longueur. Mes mains sont maintenant agrippées à ses hanches, et je me redresse et m’abaisse au
gré de mes mouvements sur son sexe. Il grogne de plaisir quand ma bouche coiffe son gland et que
je l’aspire avec avidité. J’adore son goût, la texture de sa peau fine contre ma langue et mon palais.
J’en ai l’eau à la bouche, et mon sexe est immédiatement inondé de la même moiteur. En bas aussi,
j’ai faim.
Son corps est brûlant. J’en sens la chaleur contre mon visage quand, d’une main, j’empoigne son
sexe pour le sucer avec plus de passion encore.
Dayton plie légèrement les jambes et avance son ventre vers les attentions que je lui prodigue.
Ses doigts emmêlent mes cheveux, et il grogne de plaisir. J’ai véritablement l’impression que toute
cette nature qui nous entoure attise la sauvagerie en nous. Je ne me pose pas la question qu’on
puisse nous surprendre. Nous sommes seuls au monde. Je mets tant d’énergie à dévorer son
érection qu’on pourrait croire que ma survie en dépend. Je m’excite à le sucer. Mes hanches se
mettent à rouler malgré moi. Je ne me contrôle plus.
– Attends, dit-il soudain en écartant mon visage de son sexe.
Je lève un regard étonné et innocent vers lui.
Trop d’émotions, Mr Rock ?
Il sait à quoi je joue et son petit sourire en dit long.
– Tu m’as l’air bien énervée, Anna. On n’avait pas parlé d’un bain de minuit ? me taquine-t-il.
Sans que j’aie le temps de réagir, il se baisse et me prend dans ses bras. Puis, en trois enjambées
énergiques, nous sautons dans la piscine. J’ai juste le temps de pousser un cri de surprise et d’effroi
en anticipant l’eau fraîche sur ma peau brûlante. Nous refaisons surface au milieu des remous.
Dayton affiche une expression de guerrier vainqueur.
O.K., tu as gagné la première manche…
Nous éclatons d’un fou rire plein de désir. L’eau nous arrive à la taille à cet endroit du bassin.
Dayton ne m’a pas lâchée et me serre fort contre son corps nu. Son excitation a à peine faibli. Je
sens à nouveau son érection pousser contre mon ventre alors que nous nous dévorons la bouche de
baisers. Ses mains dérapent sur mes seins, déjà durcis par la température de l’eau. Il met dans ses
caresses une énergie presque incontrôlable. Il englobe mes seins, puis en pince les bouts. J’écarte
les cuisses par réflexe. Cet homme fait de moi une femme impatiente.
– Tu veux jouer, ma belle ? me murmure Dayton en me mordillant les lèvres. Tu veux jouer, c’est
ça ?
Je rejette la tête en arrière, les cheveux dans les yeux. C’est à peine si je peux voir. Je me noie
sous ses caresses et ses baisers gourmands.
Une nouvelle fois, il me surprend en me soulevant d’un coup hors de l’eau, à bout de bras, et en
me déposant sur le bord de la piscine. Mon dos épouse le bois, encore plein de la chaleur de la
journée.
– Moi aussi, je connais un jeu, me dit-il en se rapprochant.
Il m’écarte les cuisses. Mes fesses sont juste posées sur le bord du bassin, et il plonge le visage
vers mon sexe offert. Je me cambre sans pouvoir me contrôler quand sa bouche se colle à ma vulve
pour en aspirer la moiteur. Dayton s’amuse avec mon clitoris. Il alterne succion et coups de langue.
Je suis traversée de décharges électriques, les reins cloués contre le bois par ses mains.
En m’entendant gémir, Dayton se redresse et se colle contre le bord. Une main remonte vers mon
sein tandis que l’autre presse contre mon sexe, en en écartant les lèvres. Je remonte les genoux et
soulève mes reins pour m’offrir davantage à sa caresse.
– Tu aimes jouer, Anna ? me demande-t-il de sa voix grave.
– Oui, oui, réponds-je en geignant.
Le plaisir voyage d’un bout à l’autre de mon corps. Il est fluctuant et électrique.
– Tu aimes ce que je te fais ou tu en veux plus ? me demande-t-il encore.
– Oui, oui, répété-je, haletante.
Ses mains m’abandonnent. Il se hisse sans aucun effort sur le bord et me soulève à nouveau dans
ses bras. Nous nous éloignons de quelques mètres de la piscine. Je retrouve vite le contact du teck
chaud contre mon corps. Dayton fouille dans la poche de son jean resté au sol et en sort un
préservatif. Ses gestes sont précis et rapides. Je le regarde l’enfiler sur son sexe dressé et je trouve
ça tellement excitant parce que je sais ce que ça veut dire… Il est debout, le regard baissé sur moi,
allongée. J’attends. J’attends qu’il se penche sur moi et qu’il me couvre comme un fauve. Il s’abaisse
et m’écarte de nouveau les cuisses avant de se mettre à genoux entre mes jambes pliées.
– On ne joue plus, Anna, chuchote-t-il.
Il passe son avant-bras sous mes fesses et me relève contre son ventre. Je me retrouve appuyée
sur les épaules contre le bois, complètement et volontairement à sa merci. Nous reprenons notre
échange de regards brûlants. Ses yeux me disent : « Je vais te posséder et te faire jouir. ». Les miens
répondent sans hésitation : « Prends-moi. ».
De sa main libre, il caresse d’abord doucement mon sexe, qui se gorge d’une nouvelle moiteur.
Lentement, il introduit un doigt, puis deux en moi. Il va et vient doucement, dessine des ronds qui
élargissent mon vagin. Je pousse sur mes épaules, rehausse encore plus mon bassin. Je n’en peux
plus…
Alors, d’un coup, il me pénètre et s’enfonce complètement en moi. J’en ai le souffle coupé. Il ne
bouge plus, son sexe englouti dans la chaleur du mien. Ma respiration saccadée contraste avec son
souffle calme. Il m’observe, me dévisage. J’ai envie de lui montrer combien je me sens vulnérable et
fragile quand il me prend comme ça.
Me maintenant fermement relevée entre ses mains, il commence alors à aller et venir de toute la
longueur de son membre. Le temps qu’il prend à s’enfoncer, puis se retirer est cruellement
délicieux.
Toutes mes sensations sont exacerbées. Il accélère progressivement le rythme, et bientôt, c’est à
grands coups de reins qu’il me pilonne, mon bassin toujours en suspens au-dessus du bois. Mes
seins tressautent à chaque poussée énergique en moi. Il ponctue ses élans de râles rauques qui
m’excitent.
Nos gémissements se perdent dans la nuit. La forêt avoisinante les étouffe. Enflammée par ses
râles, mes petits cris se font de plus en plus vifs, jusqu’à ressembler à ceux d’une bête sauvage. Aux
réactions de l’un, l’autre répond aussitôt. Plus Dayton me pilonne et plus je crie. Plus je crie, plus
ses mouvements sont énergiques. Les vibrations de ses assauts font grimper le plaisir chaque fois
un peu plus. Mon cœur s’emballe et mon ventre se tend. Je serre mon sexe autour de celui de
Dayton pour mieux le sentir, amplifier notre plaisir.
Quand il devine que je vais venir, à ma respiration soudain stoppée, à mes lèvres entrouvertes et
mes yeux grands ouverts, Dayton repasse son avant-bras sous mes reins pour se libérer une main. Je
suis à lisière de l’orgasme, mais c’est lui qui décide. Il est meilleur joueur que moi. Cuisses écartées,
sexe ouvert et rempli de lui, je capitule enfin quand, de sa main libre, il se met à agacer mon clitoris.
Je m’arque, comme prise de convulsions, et lance un cri qui déchire le ciel étoilé. C’est ensuite
que la vague de chaleur se répand de mon ventre à tous mes membres, les vidant de leur tension.
Dayton me repose alors sur le bois et s’allonge sur moi. Nos corps, plus détendus, s’adonnent
alors à une danse proche de celle des vagues. Mes mains, posées sur son dos, perçoivent le
mouvement de houle de ses reins, puis il se tend une dernière fois entre mes cuisses et râle, tête
rejetée en arrière, avant de retomber avec douceur contre moi.
Enlacés, collés l’un contre l’autre sur toute la longueur de nos corps, nous reprenons doucement
notre souffle. Dayton a niché son visage dans le creux de mon cou et, très vite, je sens ses lèvres
déposer de tendres baisers sur ma peau.
Bien sûr que ça n’est pas que du plaisir sauvage, une attirance folle, mais c’est indéniable que
nous sommes comme possédés l’un par l’autre.
3. Home sweet home
Quelques gouttes d’eau perlent encore sur nos peaux après notre baignade passionnée. Je repose
sous le corps nu de mon amant. Je suis bien incapable de comprendre et de décrire ce qui me prend
tout le corps quand Dayton est près de moi et quand je sens que le désir s’empare de lui. Nous
savons que nous nous désirons. Nous connaissons la force de notre plaisir, et plus rien ne peut alors
nous arrêter.
La fraîcheur se pose sur nous peu à peu à présent que nous sommes immobiles, allongés sur le
bois de la terrasse. Les mains de Dayton caressent mon visage. Nous nous dévisageons en silence,
et ce langage des yeux nous suffit. Son corps couvre le mien et le protège de la nuit. Je ferme les
yeux. Je suis heureuse.
***
J’aime assez la conception de Dayton d’un bain de minuit… C’est beaucoup moins déplaisant que
faire des longueurs. N’empêche, nous avons dû brûler pas mal de calories !
La fraîcheur de la nuit qui s’installe me réveille. Nous nous sommes assoupis dans les bras l’un
de l’autre, encore brûlants de notre étreinte sensuelle.
Quand j’ouvre les yeux, blottie contre Dayton, j’ai l’impression d’être une héroïne de contes de
fées endormie dans une clairière et se réveillant, couverte de rosée. Les bruits de la forêt voisine
plongée dans le noir sont à la fois apaisants… et terrifiants.
Ça doit être plein de grosses bêtes affamées, non ? Tout nus sur la terrasse, on doit juste
ressembler à des gros snacks à consommer sur place !
Je remue gentiment l’épaule de Dayton. Je viens d’entendre des mouvements tout près, un
bruissement de feuilles. J’ai tellement la trouille que je n’arrive pas à prononcer un mot.
Je secoue à nouveau mon amoureux qui dort profondément, en espérant qu’il se réveille à temps
pour nous sauver de la bestiole hostile qui s’apprête sûrement à bondir sur nous.
Il ouvre les paupières et me sourit.
Ah, c’est pas le moment. On va crever dans 5 minutes !
– Dayton, parviens-je à articuler d’une voix étouffée. Il y a un truc qui bouge.
– Comment ça ? répond-il. J’avais pourtant l’impression de dormir profondément et d’avoir été
tout à fait contenté.
Je fais des yeux ronds. Il s’écarte de moi pour jeter un coup d’œil vers son bas-ventre.
– Non, ce n’est pas moi qui bouge, ajoute-t-il pour me taquiner.
– Rhoo, ce n’est pas le moment de rigoler, dis-je en appréciant malgré tout son trait d’humour. Y’a
un truc qui bouge, je te dis. Il y a des pumas ou des ours dans le coin ?
Dayton s’assied avant de se lever et de me tendre la main pour m’aider à me redresser. Nu dans
la nuit étoilée, il est un peu comme le premier homme sur Terre.
Bon sang, si tous étaient à son image, quel bordel il y aurait !
– Les gens du cru racontent avoir vu une créature légendaire, du genre monstre, un loup-garou,
je crois, poursuit-il en prenant l’air grave, mais ce ne sont que des rumeurs. À moins que, attends…
où est la lune ? dit-il en tournant les yeux et en portant soudain les mains à son cou. Je sens qu’il se
passe de drôles de trucs en moi.
Je soupire. Malgré tout, je suis soulagée. Apparemment, rien ne l’impressionne. Nous ramassons
nos affaires restées sur la terrasse et pénétrons dans la maison illuminée en tenue d’Adam et Eve.
– Oui, c’est vrai, je sens une bête sauvage se réveiller en moi, me murmure-t-il en me prenant par
la taille et en m’attirant à lui.
Déjà ? Encore ?
– Tu sais ce qu’on va faire ? ajoute-t-il en me mordillant l’oreille. Je vais allumer le feu dans la
cheminée et nous allons prendre une douche pour voir si l’envie de te dévorer me reprend.
Je me tortille de plaisir anticipé entre ses bras.
Après notre douche torride, nous sortons les victuailles qui nous attendaient dans le réfrigérateur
et dînons à la lumière des flammes. La soirée se prolonge amoureusement devant le feu. Ce doit être
la campagne, l’isolement, le calme, je n’en sais rien, mais nous trouvons le moyen de nous rendormir
à même le sol, sur le tapis de laine moelleux devant les braises rougeoyantes.
***
Le jour est là depuis un bon moment quand Dayton sort de la maison pour venir me rejoindre
dans la clairière où je me suis installée pour faire de l’aquarelle. En ville, on n’a pas beaucoup
l’occasion d’avoir de tels décors à peindre.
Il me tend un mug fumant.
– Tu es une femme à thé, toi, j’en suis sûr, me dit-il en s’asseyant près de moi sur la couverture
que j’ai étalée sur l’herbe.
Je lui souris, ravie, en reniflant l’odeur du thé noir à la bergamote.
– Bonjour, homme des bois, dis-je en furetant du museau dans son cou pour l’embrasser.
Il sent bon, il est beau partout, en toutes circonstances, c’est juste fou. Beau en costard Mr
Business, beau en Mr Rock quand il joue de la guitare sous les projecteurs, beau en pleine nature,
pieds nus et les cheveux ébouriffés, plissant des yeux dans le soleil.
Ne serais-je pas outrageusement amoureuse de cet homme, moi ?
Il passe son bras autour de mes épaules et jette un coup d’œil appréciateur sur mes peintures.
– Tu sais tout faire, Anna. Tu regardes autour de toi et tu es capable de tout traduire en traits et
couleurs. Je suis admiratif, dit-il doucement.
Je rougis.
– C’est comme toi pour la musique, réponds-je. Ça veut dire qu’on a une certaine sensibilité, non
?
– En effet, répond-il.
Il sourit comme s’il se réjouissait intérieurement de ce trait que nous partageons, puis il sort de
sa rêverie pour reprendre un ton plus pratique.
– Il faudrait ne pas trop tarder à partir, dit-il. J’ai prévenu mes parents que nous passerons toute
la journée chez eux.
***
Comme le réfrigérateur était plein quand nous avons eu faim, une voiture nous attend dans le
garage de la maison de campagne de Dayton quand nous partons pour rejoindre la demeure des
Reeves.
Il doit avoir des petits lutins qui travaillent la nuit pour lui…
Je monte dans le 4 x 4 genre baroudeur de Dayton, et je comprends vite que ce n’est pas juste
pour le style qu’il a ce genre de véhicule. Pas une seule fois au cours du trajet jusqu’à la ferme
restaurée des Reeves nous n’empruntons une voie goudronnée.
Nous roulons, vitres baissées, dans la forêt traversée de puits de soleil. Ça sent la terre un peu
humide et les feuilles vertes. Je respire profondément. Dayton conduit, une main sur ma cuisse et
me lance de temps à autre un regard très…
amoureux ?
– Je suis content de te présenter mes parents, dit-il. Chez eux, c’est un vrai havre de paix, tu vas
voir. J’ai eu de la chance d’y être placé. C’est pour ça aussi que j’ai décidé de faire construire ma
cabane dans le coin. J’aime bien venir m’y ressourcer et composer dans le calme.
Je ne réponds rien. Je le regarde béatement et savoure ces confidences intimes qu’il me fait sans
que je le pousse à l’aveu. C’est un autre Dayton que je découvre : simple, joyeux et enthousiaste.
Malgré les changements d’humeur et de lieux, notre complicité semble toujours la même. Forte
et naturelle.
Au bout d’une demi-heure, nous débouchons du couvert des arbres et contournons une grange en
bois peinte en rouge pour atteindre une ferme typique, entourée d’une galerie couverte. Je
m’attends presque à voir surgir un gamin en salopette en jean, taches de rousseur et brin de paille
au bec, pieds nus dans la poussière, Tom Sawyer quoi… Mais, en guise de salopette, je vais devoir
me contenter de celle vert pomme de Summer, installée sur la balancelle avec un bouquin.
En entendant la voiture approcher, la jeune fille se lève et disparaît à l’intérieur de la maison.
Bonjour l’accueil ! Ça promet…
– Comment est venue Summer ? demandé-je à Dayton quand il se gare.
– Le chauffeur l’a conduite hier, répond-il avant de me lancer un clin d’œil. Tu es prête ?
– Toujours prête, c’est ma devise de scout ! réponds-je avec un rictus nerveux.
Ouh là, je suis stressée, moi. On n’est pas potes, non plus !
– Oui, ça, je le sais que tu es toujours prête, chuchote-t-il en se penchant pour me mordiller le
lobe de l’oreille.
Ça fait aussitôt « boum » dans mon ventre. Mon cœur se prend les pieds dans le tapis, et les
pointes de mes seins se transforment en béton armé.
Euh, c’est peut-être pas le moment de me chauffer…
Je sors à toute vitesse de la voiture avant d’enflammer l’habitacle.
Alors que Dayton et moi nous dirigeons vers la maison, un couple dans la soixantaine apparaît sur
le palier. Ce serait une véritable publicité pour la vie saine à la campagne si Summer ne se trouvait
pas juste derrière eux avec ses dreadlocks et ses piercings.
La joie de Kathy et Graham Reeves est visible sur leurs visages. Dayton étreint chaleureusement
ses parents adoptifs, avant de se tourner vers moi et de m’attirer à lui, un bras autour des épaules.
– Je vous présente, Anna, dit-il.
Je note aussitôt la surprise agréable dans le regard de ses parents.
– Anna est française, mais sa mère est américaine alors, vous allez voir, son anglais est
impeccable. Elle vient de s’installer à New York pour lancer sa carrière de journaliste. Elle est
bourrée de talents !
Tout ça me gêne beaucoup. Kathy et Graham, tout sourire, m’accueillent d’une franche poignée
de mains.
– Nous sommes ravis de te rencontrer, Anna, me dit Kathy en faisant durer le contact.
Euh oui, ce n’est que moi, hein, rien d’exceptionnel…
Un instant, je trouve que leur enthousiasme est vraiment exagéré pour la circonstance. Dayton
est bel homme – sorry, super bel homme ! – et je ne suis certainement pas la première conquête
qu’il présente à ses parents.
Apparemment je me trompe, et je le comprends vite alors que je file un coup de main à Kathy
pour mettre la table.
– Tu sais, Anna, c’est la première fois que nous rencontrons une amie de Dayton, me confie-t-elle
en posant gentiment la main sur mon bras. Nous commencions à croire qu’il ne tenait pas à vivre
quoi que ce soit de sérieux.
Voyant ma mine ahurie, elle poursuit :
– Oh, Summer nous parle parfois des femmes qu’il a pu fréquenter, mais, selon elle, il ne fait que
les fréquenter… Ce sont des femmes qu’il ne présente pas, m’explique-t-elle.
– Je suis heureuse de vous rencontrer aussi, Kathy, dis-je, embarrassée. Cela me semblait
important pour comprendre qui est Dayton. C’est un homme très… mystérieux.
Kathy acquiesce. La discussion tourne court quand Dayton, Graham et Summer entrent dans la
pièce.
– Mmm, ça sent bon, fait Dayton en se frottant les mains et en prenant sa mère dans ses bras.
Le repas se déroule dans la bonne humeur générale. Les parents de Dayton ne sont ni curieux, ni
invasifs. On croirait qu’on se connaît tous depuis toujours. Même Summer paraît transformée. Elle
plaisante – à sa manière un peu bourrue, certes ! –, et on sent qu’elle est chez elle, à l’aise et en
paix.
Elle est même capable de phrases de plus de trois mots ne comprenant pas son maudit « ben
ouais ».
Je la surprends plusieurs fois à poser un regard affectueux sur Kathy et Graham.
Kathy nous apprend que la jeune fille a prévu de rester quelques jours à la campagne avant la
rentrée à la fac.
Très bien, un peu d’air pour nous…
Je m’en veux aussitôt de penser une chose pareille. Ce qu’elle a dû vivre avant d’atterrir chez les
Reeves puis d’être chaperonnée par Dayton explique sans aucun doute son comportement méfiant.
C’est le moment aussi de rencontrer la petite pensionnaire de la maison, une fillette de 2 ans qui
marche tout juste et parle encore moins. Elle a été placée chez Kathy et Graham le temps de
l’imbroglio judiciaire dont elle fait l’objet.
Je suis touchée par les gestes attentionnés de Summer et Dayton vis-à-vis de la petite fille
craintive. À table, là, au milieu de toutes ces personnes qui rient et discutent, je songe qu’elle a eu
de la chance de tomber dans un tel foyer.
– Nous ne sommes plus tout jeunes, déclare Kathy avec la fillette dans les bras. Ton père et moi
n’avons plus la même énergie. Ce sera certainement la dernière enfant que nous prendrons ici.
Après le repas, Graham sollicite Dayton pour venir l’aider à quelques travaux de bricolage. Je
soupçonne une manœuvre pour que Kathy et moi puissions rester seules. La mère de Dayton
m’entraîne dans le grand potager pour récolter des tomates.
Kathy est une femme très facile et cordiale. Je sens en elle une patience et une douceur énormes.
Les enfants doivent se sentir en sécurité auprès d’elle.
Alors que nous discutons, surtout de moi et de petits riens, depuis quelques minutes en
chargeant le panier de fruits parfumés, je me lance :
– Kathy, cela vous dérangerait de me parler de Dayton ?
Elle lève vers moi un regard interrogateur comme si ma question était un peu vague.
– Eh bien, poursuis-je, en fait, je ne le connais pas depuis très longtemps et il m’a révélé
tellement de choses étranges sur sa vie que je suis parfois un peu déboussolée.
Nous nous fixons toutes les deux bêtement.
Bon sang, de quoi ai-je le droit de parler au juste ? Sait-elle à propos de DayCool ? Ce serait
étonnant qu’elle ne soit pas au courant… Oh merde, Dayton, si ta vie était un peu plus simple, je
n’en serais pas là !
– Tu sais à propos de sa société, Anna ? me demande Kathy en me dévisageant. Mais oui, tu sais,
sinon Dayton ne t’aurait pas amenée ici. Il garde tout secret. C’est tout ou rien avec lui. J’ai appris à
composer avec ce trait de caractère chez mon fils.
Je soupire, soulagée.
– Oui, je sais, dis-je. En fait, il m’a un peu tout balancé en vrac. Je n’ai appris qu’avant-hier qu’il
avait été adopté, mais je ne sais rien des circonstances de cette adoption. Peut-être ne souhaitez-
vous pas en parler, Kathy ?
– Viens t’installer là, me dit Kathy en se dirigeant vers un muret au bord du potager, à l’ombre
d’un pêcher.
Je la suis et me laisse bercer par la douce musique de ses confidences. Kathy garde le regard
perdu au loin, dans les arbres, comme si l’histoire de son fils y était inscrite.
– Dayton nous a été confié à l’âge de 4 ans, commence-t-elle. Il avait été retrouvé à Charleston,
déposé devant un poste de police avec rien d’autre que quelques vieux vêtements sur lui, une
guitare pour enfant, un tatouage bizarre sur le bras et une note spécifiant qu’il s’appelait Dayton et
que sa maman ne pouvait plus l’élever. Il était maigre à en pleurer.
Ma gorge se serre. C’est difficile à imaginer quand on voit Dayton aujourd’hui, cet homme
accompli et sûr de lui.
– Dayton a tout d’abord été placé dans un foyer, mais cela s’est mal passé. Il a refusé de se
nourrir. Il refusait de parler aussi. On a voulu lui enlever sa guitare, et, aussi incroyable que cela
puisse paraître, il a essayé d’attenter à ses jours, à 4 ans ! Dieu sait comment il a pu trouver l’idée
de se faire du mal. Je suis terrifiée quand j’essaie d’imaginer ce qu’il a pu vivre dans sa petite
enfance.
Ça va, Anna ? me demande-t-elle en posant une main sur la mienne.
Je hoche la tête.
– Mais, parfois, il arrive un miracle au milieu de la tragédie. Il se trouve que l’assistante sociale
responsable de son dossier était une amie. Elle a pensé que nous pourrions lui faire du bien. Graham
et moi n’accueillions alors que des enfants de manière provisoire. Il fallait s’occuper d’eux, leur
apporter de la stabilité, sans se substituer aux parents. C’était la première fois que nous avions un
enfant abandonné et je crois que, naturellement, nous lui avons donné tout notre amour.
Kathy est émue. À voir ses yeux briller, les larmes me viennent presque. Je souris et lui presse la
main à mon tour.
– Ça n’a pas été simple au début, tu sais, Anna, poursuit-elle. Dayton avait de terribles terreurs
nocturnes. Il hurlait toutes les nuits et finissait par dormir par terre dans un coin de sa chambre.
Nous ne pouvions l’approcher sans qu’il se mette à trembler ou qu’il se protège de ses bras. Mais, il
s’est passé quelque chose entre Graham et lui. C’est arrivé par la musique. Graham écoutait ce que
ce petit bonhomme grattait sur son instrument et il reproduisait les notes au piano. Puis, Graham
s’est mis à inventer des paroles, et Dayton à accepter de mettre des mots sur les notes qu’il jouait.
C’est à partir de là qu’il s’est senti mieux. J’ai pu à mon tour l’approcher. Chanter était important. Je
me souviens, il se blottissait dans mes bras pendant que je fredonnais tout contre son oreille.
Kathy secoue la tête et porte la main à sa bouche pour réprimer un sanglot. Je la prends
naturellement par le bras pour lui assurer que cette émotion me touche.
– Nous avons su presque aussitôt que nous l’adopterions. Il était le fils que nous n’avons jamais
pu avoir. C’était le destin qui nous l’avait amené pour que nous lui donnions tout notre amour, pour
que nous le guérissions de ses peurs et de sa tristesse.
– Et ce que vous lui avez donné, Kathy, a fait de lui un homme exceptionnel. Ça se voit, lui dis-je
doucement.
– Il a grandi ensuite comme n’importe quel autre enfant, il me semble, continue la mère de
Dayton.
Je me suis toujours demandé s’il essaierait de retrouver ses parents. Ça n’a pas loupé. Sa passion
pour l’informatique était certainement motivée par l’envie de découvrir la vérité. Il a fait des
bêtises, comme n’importe quel adolescent. Il a essayé d’atteindre des informations dans le serveur
des services sociaux, mais, non seulement il n’a rien appris de plus que ce qu’il savait déjà, mais, en
plus, il s’est fait pincer. C’était stupide de faire ça, mais comment lui en vouloir ? reconnaît Kathy.
Ce que tu connais de lui aujourd’hui, Anna, c’est vraiment lui. Ce fou de technologie et de
musique, qui jongle entre ses deux passions tout en voulant rester secret. Je crois qu’il ne faut pas
oublier que sa naissance est un secret, un mystère. Il gardera toujours cette ambivalence, explique-
t-elle.
– Je crois avoir en effet senti cette guerre qui se livre en lui, Kathy, dis-je. C’est parfois
déconcertant, mais je crois que c’est plus fort que lui.
– Tu as compris beaucoup de choses sur Dayton en peu de temps, Anna. C’est un homme
généreux et bon. Tu peux en être convaincue. Comme je te disais, il a pu faire des erreurs, mais il a
eu la chance d’avoir, sur son chemin, des personnes qui ont su l’aider et l’accompagner.
– Je suppose que vous parlez de Jeff Coolidge ? demandé-je.
Kathy acquiesce.
– Jeff est un homme de confiance. Tu peux te fier à lui si Dayton te bouleverse parfois. Je te dis
tout ça, Anna, parce que je sens que tu es une personne honnête. Dayton ne t’aurait pas amenée ici
s’il ne le pensait pas aussi. Et Summer m’a parlé de toi également.
Tiens donc, elle m’a rhabillée pour l’hiver à venir ?
Devant mon air surpris, Kathy sourit :
– Oh, je sais que Summer est loin d’être simple. Elle peut même être très déplaisante, mais,
comme Dayton, elle a eu son lot de malheurs. On pourrait dire qu’elle n’a pas de chance car elle sait
d’où elle vient. Et ce n’est pas facile à vivre tous les jours pour elle.
– Vous croyez qu’elle m’en parlera, Kathy ? Parce qu’en effet, elle n’est pas facile à cerner, avoué-
je.
– Summer est arrivée chez nous à l’âge de 10 ans, après avoir été retirée à ses parents drogués.
Il faut oublier d’où elle vient et la prendre comme elle est. Elle se bat elle-même pour s’en sortir,
mais c’est encore une enfant et, comme souvent les enfants, elle se croit responsable de toutes les
misères que lui ont fait subir ses parents. Pas la peine d’en savoir plus. Dayton la protège comme un
grand frère. Il paraît être le seul à pouvoir gérer ses humeurs capricieuses, et elle le respecte. Si tu
aimes Dayton, elle te respectera aussi.
Je ne sais pas quoi répondre à ça. Dayton me sauve en apparaissant au bout du verger.
– Anna ! m’appelle-t-il d’un air enjoué.
Je suis subjuguée par cet homme. Il s’approche d’un bon pas, arrachant une grande herbe folle
au passage, sa chemise en jean largement déboutonnée, véritable gravure de mode pour Levi’s®.
Mes yeux ne le quittent pas et un grand sourire se dessine sur mes lèvres. J’ai juste envie de me
mettre à courir vers lui.
– Oh oui, tu l’aimes, Anna, ça se voit, me dit doucement Kathy qui m’observe.
Elle tapote gentiment ma main en se levant.
– Et j’ai comme l’impression que c’est réciproque, ajoute-t-elle, avant que Dayton nous rejoigne.
***
La journée se finit par une longue promenade à cheval dans les étendues sauvages des alentours.
Dayton m’a tout d’abord proposé de m’apprendre à monter car les Reeves possèdent quelques
chevaux. J’ai accepté en faisant mine de découvrir à quoi ressemblait un équidé. Je me suis bien
gardée de lui avouer que j’avais pratiqué l’équitation dans ma jeunesse.
J’ai tous mes Galops®, moi !
Dayton s’est efforcé de m’expliquer gentiment les rudiments. Après tout, c’était si agréable qu’il
s’occupe de moi avec autant de patience, pourquoi m’en priver ?
Mais, quand j’ai enfourché mon destrier, c’est lui qui a été sacrément surpris ! Je suis partie au
petit trot enlevé, et comme ma monture m’avait l’air assez bien dressée, je lui ai fait dessiner
quelques figures qui ont laissé Dayton sur les fesses.
Puis il a éclaté d’un grand rire de gosse.
– Tu m’as eu, Anna ! m’a-t-il lancé alors que je partais au galop.
– Tu me prends vraiment pour une truffe, Dayton Reeves ! ai-je crié en riant.
Après une course effrénée ponctuée de fous rires, nous arrêtons nos chevaux sur une colline près
des bois. Dayton se penche sur sa selle pour se rapprocher de moi et me voler un baiser.
– Tu es une femme surprenante, Anna, et j’aime ça.
– On ne peut pas vraiment dire que tu es monsieur-tout-le-monde non plus, lui réponds-je.
Je lui rends un baiser encore plus passionné, en équilibre entre nos chevaux.
– Et ça ne me déplaît pas non plus, ajouté-je.
Nous nous fixons ensuite sans un mot. Beaucoup de choses se bousculent en moi quand je le
regarde ainsi : le désir de son corps avec de nombreuses images de nous très troublantes, un
sentiment aussi, quelque chose que je n’ose pas appeler de l’amour, parce que ça fait peur. Et puis,
désormais, quand je le regarde, je vois aussi, en transparence, un petit garçon maigre et apeuré qui
fredonne en jouant de la guitare.
J’ai envie d’aimer l’homme et le petit garçon.
4. I want to be a part of it New York, New York
Nous passons presque trois jours loin du tumulte de la vie new-yorkaise. Je dis « presque », car
nous sommes obligés de rentrer un peu précipitamment, Dayton est appelé par le travail.
– Rien de grave, me dit-il, mais on a besoin que je sois là.
Et je n’en saurai pas plus. Il faut me résoudre à ce type de situation. Je ne sais peut-être pas tout,
mais j’ai compris qu’il me cache certaines choses pour me préserver, et pas juste pour me faire
enrager. Ça ne remet pas en cause la confiance que Dayton a en moi.
En presque trois jours, j’ai compris pas mal de trucs. Primo, je suis très amoureuse de Dayton.
C’est maintenant une certitude. J’avoue que ça fait peur, mais l’intensité des moments que nous
partageons surpasse ma grosse trouille.
Deuzio, je ne vais pas avoir le choix, il va falloir que je compose avec la tendance au secret de
mon amoureux. Il ne choisit pas toujours ses secrets, ça, je l’ai compris aussi. Sa petite enfance est
plus qu’une énigme ; c’est une sorte de gouffre obscur, bien qu’il ait tenté d’en savoir plus. En vain,
comme me l’a expliqué Kathy. Tertio, ils sont deux en lui : l’homme assuré et l’enfant abandonné, et
je crois que je les aime tous les deux avec la même infinie tendresse.
Bon O.K., plus sauvagement pour l’homme accompli !
Je pense maintenant à l’énorme connerie que j’ai faite en suivant les conseils de la vicieuse Petra.
« Fais-le languir. Ne réponds pas à tous ses appels. », m’avait-elle suggéré. Ouais, c’est ça,
vraiment très intelligent de faire vivre ça à un homme qui a été abandonné pendant son enfance. Et
même si Petra n’est peut-être pas au courant du passé de Dayton – et après tout je m’en fous –, le
conseil n’était de toute façon pas très judicieux.
Il doit constamment avoir peur qu’on l’abandonne encore… C’est comme une malédiction qui
pèse sur lui.
En conclusion et d’une manière générale, il va falloir que je m’adapte à lui ; ce que j’ai déjà fait
avec plus ou moins de réussite jusque-là.
C’est vrai, je pourrais râler, parce qu’on en revient toujours au même problème qui nous a déjà
valu quelques explications, à savoir que c’est toujours moi qui dois m’adapter à sa vie et à ce qu’il
est, et pas l’inverse. D’un autre côté, aurais-je souhaité avoir la même enfance que lui, qui explique
tous ces comportements qui m’ont paru aberrants ?
À côté de lui, je suis une enfant gâtée pourrie !
Voilà où j’en suis dans mes réflexions, de retour à Brooklyn, prête à me remettre au travail
devant ce qui vient de m’être livré il y a une petite heure : la dernière tablette graphique tout juste
sortie sur le marché… Bref, la tablette de mes rêves. Le paquet est accompagné d’un petit mot de
Dayton : « Tu mérites ce qu’il y a de meilleur. Merci pour cette merveilleuse escapade. ».
Évidemment, je lui ai aussitôt répondu pour le remercier. Je ne sais comment réagir à ces
cadeaux qu’il me faits. Il n’essaie pas de m’acheter, je l’ai bien compris. Je crois qu’il a envie de
m’aider comme il me semble qu’il a envie d’aider le monde entier, et ça, juste parce qu’il est
conscient de la chance qu’il a eue de s’en sortir. Il y a quelque chose d’infiniment bon chez lui qui
efface toutes les réactions imprévisibles qu’il peut avoir. O.K., j’aime bien mon matériel d’antiquité,
mais travailler avec les derniers outils technologiques, ça change tout.
Après m’être familiarisée avec la manipulation de mon nouveau joujou, je me lance et dessine les
portraits de Kathy et Graham Reeves que j’envoie ensuite par e-mail à Dayton. Encore un petit signe
pour lui signaler que je suis heureuse du cadeau qu’il m’a fait.
Je repense à l’accueil chaleureux de ce couple qui a consacré sa vie à accueillir et aimer des
enfants perdus. On dirait un roman, mais c’est une réalité très touchante. Oui, Dayton a eu
beaucoup de chance de les avoir.
Je m’occupe de mon blog et poste un nouvel article dans lequel je ne dévoile rien de mon séjour à
la campagne avec Dayton. C’était tellement merveilleux que je le garde pour moi. À la place, je fais
dans l’humour et me cache derrière mon gros chat anglais que je déguise et fais se promener dans
les rues de sa nouvelle vie. Je l’intitule : « Les vacances de Mr Churchill », à la manière d’autres
vacances d’un certain Monsieur Hulot, avec des péripéties tout droit inspirées de la réalité.
Pendant mes trois jours d’absence, Saskia a laissé mon monstre à poils se faufiler à l’extérieur de
l’appartement. Et même si elle ne m’en a rien dit sur le coup, elle a vécu des heures d’angoisse
insoutenables en imaginant la tragédie à venir si le gros matou était effectivement perdu. Au final,
elle l’a retrouvé chez la voisine du 3e, une vieille dame aux cheveux roses, accro au télé-achat…
Notre Anglais obèse semblait très à l’aise au milieu des bibelots et gadgets. Là, il récupère de ses
émotions en transformant la veste noire de Saskia en manteau de fourrure…
Les commentaires amusés fusent dès la publication de mon post. J’ai parfois l’impression que
mes lectrices attendent de mes nouvelles. Ce lien virtuel est vraiment étrange.
Je continue ma journée en crayonnant des illustrations de commande pour des brochures, tout en
songeant à la chance que j’ai de pouvoir travailler depuis n’importe où dans le monde.
Saskia est à l’atelier toute la journée. Je la soupçonne d’ailleurs de tramer quelque chose avec
Jeff Coolidge, d’après certains croquis que j’ai pu apercevoir. Bon, après tout, ce sont leurs histoires.
Elle m’en parlera quand elle jugera bon de le faire.
En fin d’après-midi, mon portable m’annonce l’arrivée d’un SMS de Dayton :
[Toc toc]
Je me lève aussitôt de ma table de travail et me précipite vers la porte en espérant ne pas avoir
encore affaire au chauffeur de Dayton ! L’interphone sonne.
– C’est moi !
Aucun doute possible, je reconnaîtrais cette voix chaude et sensuelle au milieu d’un brouhaha.
J’attends Dayton sur le palier, le cœur cognant comme si c’était la première fois.
Ce sera toujours la première fois !
Lorsqu’il apparaît dans l’escalier, en Mr Business, je me jette littéralement dans ses bras pour un
baiser passionné. Quand il s’écarte, son sourire est à la fois amusé et presque enivré.
– Euh, si je me rappelle bien, on ne s’est pas vus depuis 24 heures seulement, non ?
Dans l’appart, je commence par me comporter comme une hystérique qui s’agite dans tous les
sens. Je lui raconte l’histoire du chat fugueur, je lui montre comment je me sers de ma nouvelle
tablette, et il finit par me coincer et me faire taire en m’embrassant à nouveau.
– J’avais envie de te voir, Anna, me chuchote-t-il. À quelle heure Saskia est-elle censée rentrer ?
Sa main se fait plus caressante et plus aventureuse.
D’accord, message reçu cinq sur cinq !
Sans répondre à sa question, je l’entraîne, avec un sourire coquin, vers la porte de ma chambre.
***
– Je dois répéter avec le groupe ce soir, me dit-il alors que nous nous prélassons dans mon lit. On
a un concert dans quelques jours dans un club de Manhattan.
Je soupire, contentée, dans ses bras.
– On va sûrement finir tard. On risque de pas mal répéter ces prochains jours, poursuit-il en me
caressant l’épaule entre deux baisers. Je vais être un peu pris. Tu ne m’en veux pas ?
– Non, réponds-je en souriant aux anges. Je pourrai me contenter de quelques visites-surprises
dans ce genre… Moi aussi, je risque d’être occupée. Ma rédactrice en chef de Paris, Claire, est à
New York, et on a rendez-vous demain avec la direction du magazine masculin qui a commandé
l’interview de Jeff… avec le coup de pouce qu’on connaît…
Il a un petit sourire fier de lui.
– Ça valait plutôt le coup de manigancer, non ? remarque-t-il en plongeant son regard dans le
mien.
– Je dois reconnaître que oui, plutôt. Ce qui n’empêche que j’ai un peu le trac quand même,
confié-je.
– Tu as du talent, Anna, et je n’ai pas besoin d’intervenir pour que les autres le comprennent.
Ceci étant, j’ai peut-être quelque chose qui pourrait te porter chance, dit-il en se penchant hors du
lit pour fouiller dans la poche de sa veste.
Il me tend une petite bourse en tissu coloré.
– Encore un cadeau pour moi ? dis-je, un rien embarrassé.
– Non, c’est pour ton affreux chat anglais… répond-il avec un sourire. Ouvre ! J’ai pensé qu’il te
fallait une sorte de lien avec l’esprit du lieu pour conquérir la ville.
Je le fixe avec un air ahuri et je détache le nœud fermant la pochette de tissu pour en sortir un
bracelet indien en ce qui me semble être de l’argent, de la turquoise et de l’ivoire.
– C’est un bijou algonquin, de la tribu Lenape plus précisément. Ce sont eux les premiers
habitants de l’île de Manhattan, à l’époque où c’était encore Manna-Hata.
Des cours d’histoire comme ça, j’en veux bien tous les jours !
Je passe le bracelet au poignet et m’approche de Dayton pour l’embrasser.
– Merci, susurré-je amoureusement.
– C’est moi qui te remercie, Anna. J’ai été très touché par les portraits que tu as faits de mes
parents.
Il répond à mon baiser avec passion et je crois comprendre qu’il a encore un peu de temps pour
moi.
***
Paris ou New York, ma rédac’ chef est toujours aussi tendue et pète-sec. Claire Courtevel m’a
donné rendez-vous le lendemain dans le bar d’un hôtel voisin des bureaux du magazine masculin
OptiMan.
Finalement, quand je la rejoins, je me rends compte que Claire ne dénote pas au milieu de la
foule de working-girls affairées et pressées.
C’est peut-être à ça qu’elle veut ressembler à Paris… et personne ne pige. Dommage…
– Ah, Anna, dit-elle en se levant.
Elle consulte sa montre, sûrement pour s’assurer que je suis en retard, et prend l’air vraiment
étonné quand elle constate que ce n’est pas le cas ! Du coup, elle trouve autre chose : – Tu aurais pu
faire un effort vestimentaire quand même, dit-elle sèchement en détaillant ma tenue.
J’ai fait des efforts vestimentaires, elle se fiche de moi ou quoi ? ! Un pantalon cigarette noir, des
ballerines à petits talons compensés et un top simple sous une veste cintrée verte… Il y a deux
heures, j’étais encore dans mon short en jean frangé avec un tee-shirt Keith Haring !
Je m’assieds en face de Claire et commande un jus de tomates. Quand je vois la mine atterrée
qu’elle a en portant sa tasse de thé vert aux lèvres, j’ai envie de la rassurer. Oui, je vais faire
attention de ne pas me pointer en rendez-vous avec une moustache rouge.
Elle me briefe en quelques minutes. Le type qu’on rencontre, c’est « le type qu’il faut rencontrer
! », pour reprendre ses mots. Alors mieux vaut ne pas déconner.
– Il va falloir être percutante, me dit-elle. Du genre Marines, go go go Anna, se met-elle à
m’encourager.
Je tourne la tête dans tous les sens.
On va passer pour des cinglées !
Mais il en faut plus pour les New-yorkais. Claire continue :
– L’article sur Jeff Coolidge m’a plu, me déclare-t-elle. Maintenant, je veux voir ce que tu as dans
le ventre. Je crois en toi, et il y a du business à la clé, beaucoup de business, s’enflamme-t-elle. Tu
connais Sex in the city, non ? Eh bien, la journaliste, ça peut être toi !
Euh… pas trop. Aucune envie de parler de sexe dans la ville, et franchement, je n’ai pas sa
taille de guêpe. Sans compter que je suis bien incapable de marcher sur des talons aiguilles !
Quand l’heure est arrivée, j’ai l’impression d’être un boxeur se levant dans le coin du ring sous
les encouragements agressifs de son entraîneur. Je vais tout arracher !
***
Sans tout arracher, il faut avouer que j’ai assuré, même si c’est un peu malgré moi. D’abord, j’ai
beau avoir fait des efforts pour m’habiller, quand j’arrive dans les locaux du journal, je me sens
comme Ugly Betty débarquant dans Le diable s’habille en Prada… Beaucoup de femmes dans cette
rédaction de magazine pour hommes, mais il y a tout de même de beaux spécimens de mâles. Je fais
attention à ne pas me prendre les pieds… dans mes pieds.
Quant au « type qu’il faut rencontrer », je veux bien le rencontrer partout, à la boulangerie, au
supermarché, etc. Il est juste canon. En plus, il est très sympa, pas du tout méprisant. Je sens tout
de suite qu’il s’est penché sur mon cas quand il me parle de mon dernier post sur Churchill, qui date
de la veille !
Je suis impressionnée, mais comme il est enthousiaste, je n’ai qu’à répondre à ses questions sans
bafouiller. Je ne m’en sors pas trop mal apparemment, puisque je ressors du bureau avec une
commande de reportage, mais pas que…
– Les accros au jeu, ça vous dit ? me lance-t-il, visiblement persuadé que rien ne me fait peur.
Je hausse les épaules.
– Ok, ça roule, on vous donne un mois. Gros reportage, hein, et dans votre style à vous. On aime
ça, votre côté décalé. Nos journalistes sont parfois trop sérieux. Et le coup d’illustrer vos articles
avec des croquis, c’est un plus original dans notre parution.
Je hoche la tête, je dis « oui » à tout. Claire tape des pieds nerveusement à côté de moi ; elle est
surexcitée.
– Vous nous faites aussi une proposition de page bimensuelle, du style de votre blog, ou alors une
page d’illustrations, c’est comme vous voulez. On pourrait alterner une fois dans OptiMan et l’autre
dans OptiWoman. Claire a pensé que vous pourriez assurer un bon rythme et vous renouveler
facilement. Le côté « French Touch », on n’est pas contre non plus.
À force de taper du pied, Claire va faire un trou dans le sol et se retrouver à l’étage du dessous.
Finalement, « le type qu’il faut rencontrer » lance pour conclure notre entretien :
– Évidemment, on parle d’un boulot fixe, un permanent contract. On vous intégrerait à la
rédaction comme salariée, pas comme pigiste…
Un moment, je sens que ma rédac’ chef ne va pas pouvoir se retenir de hurler « Yes ! », avec le
mouvement du poing approprié.
Sur le trottoir, devant l’immeuble, j’ai du mal à retrouver mes esprits. Claire me submerge de
paroles hystériques.
– Tu parles d’un début de carrière à New York, Anna ! J’espère que tu te rends compte de la
chance que tu as. Tu ne vas pas la laisser filer, hein ? Un CDI dans une des plus grandes rédactions,
à peine dix jours après ton arrivée ici ? ! J’espère que tu vas accepter leur proposition !
Je la fixe avec des yeux ronds comme des soucoupes.
– Je ne l’ai pas déjà fait ? lui demandé-je.
Et là, je fais un truc fou qui ressemble plus à Twinkle qu’à Anna Claudel. Je rentre à nouveau
dans l’immeuble, me présente à l’accueil, déclare à la réceptionniste que j’ai oublié de dire quelque
chose au monsieur avec qui j’étais en rendez-vous et je remonte dans son bureau. J’ouvre la porte.
Le type prend un air surpris et je lance : – Je crois que j’ai oublié de vous dire que c’était oui,
j’accepte votre proposition !
Alors mon futur patron se lève pour venir me serrer la main et me filer une grande tape amicale
dans le dos. Et voilà !
Quand je ressors, Claire est tellement à cran que j’ai peur qu’elle fasse une crise cardiaque.
Alors, moi aussi, je la prends dans mes bras pour lui filer une tape amicale dans le dos et je la
remercie pour son soutien. Quand je la regarde partir de son pas pressé, je me demande si elle ne va
pas retraverser l’Atlantique en marchant sur l’eau. Elle en serait capable !
***
J’ai du mal à contenir ma joie et j’appelle aussitôt Dayton sans même penser que je peux le
déranger. Il a l’air plutôt agréablement surpris de recevoir mon coup de fil.
– Hum, laisse-moi deviner, dit-il de sa voix suave, ton rendez-vous s’est bien passé ?
Et il ajoute aussitôt :
– Si c’est le cas, sache que je n’y suis pour rien.
Eh oui, je peux réussir aussi des trucs par moi-même !
Impossible de maîtriser mon excitation et ma victoire.
– J’ai un contrat, hurlé-je presque. Je suis embauchée. Un contrat permanent !
Un court silence, puis la voix douce et calme de Dayton tranche par rapport à mon ton
hystérique.
– Tu sais ce que ça veut dire, Anna ?
– Que j’ai du bol ?
– Je ne dirais pas ça, je crois que tu as du talent et que tu mérites ce qui t’arrive. Non, je pensais
surtout au fait que tu vas pouvoir rester ici plus longtemps et même envisager que ce soit du long
terme.
Je comprends tout de suite ce que ses paroles impliquent, ce qu’il sous-entend. En gros, Dayton
est en train de me dire que cela nous laisse du temps, qu’on va pouvoir penser à plus loin que six
mois, que nous ne serons pas contraints par le couperet de mon visa.
– Je vais pouvoir faire une demande de carte verte, dis-je, pensive.
– J’espère bien, répond-il. Maintenant que j’y pense, comment se fait-il que tu n’aies pas la double
nationalité avec ta mère américaine, mademoiselle ? demande-t-il en finissant sa phrase en français.
Je souris en écoutant son accent craquant qui me rappelle notre rencontre. Je lui réponds aussi
dans ma langue natale.
– Aucune idée, monsieur Reeves. Franchement, je ne sais pas grand-chose de la famille
américaine de ma mère, ni de sa vie aux États-Unis. Une Américaine qui rencontre un Français à
Philadelphie, ça me rappelle une autre histoire…
– Tu penses à une Française qui aurait rencontré un Américain à Paris ?
Mais la discussion tourne court parce qu’en effet, Dayton est au bureau et est occupé. Nous nous
donnons rendez-vous plus tard, comme des amoureux dans une histoire simple qui se construit
doucement.
***
C’est vrai ça, pensé-je de retour à Brooklyn, pourquoi n’ai-je pas la double nationalité ? Je ne
serais pas emmerdée avec ces histoires de visa. Il aurait été bien plus simple pour mes parents de
m’obtenir un passeport américain, comparé à ce que je vais devoir affronter comme démarches pour
avoir cette fichue carte verte.
O.K., on n’est pas à un jour près, mais comme je meurs d’envie d’annoncer la bonne nouvelle au
monde entier, j’appelle mes parents. Je ménage mon effet et bavarde un peu de tout et de rien,
avant de lancer l’heureuse bombe de la journée à ma mère.
– J’ai décroché un boulot fixe, Mum. Je vais être salariée pour un journal.
– Super ! Félicitations, ma chérie, répond ma mère. Quel succès ! Dans quelques semaines, tu
nous annonces que tu es maire de New York, non ? ajoute-t-elle en riant de bon cœur.
La bonne humeur est contagieuse, mais de courte durée.
– Mum, je vais faire ma demande de carte verte, tu peux m’envoyer assez rapidement le livret de
famille par FedEx® ?
Là, un silence, puis des murmures. Ma mère semble dire quelque chose à mon père près d’elle.
– Oh, tu sais, je peux m’en occuper d’ici, ma chérie, dit-elle quand elle revient en ligne. Je crois
que c’est même plus rapide. Tu n’auras qu’à me renvoyer les papiers signés. Tu es déjà bien assez
occupée comme ça, non ?
– Mum, je peux me débrouiller toute seule. Non, attends… je tiens à me débrouiller toute seule.
Vous avez toujours pris en charge ce genre de paperasse à ma place sous prétexte que je n’étais
pas organisée ou je ne sais quoi d’autre. J’étais surtout une grosse flemmarde. Je commence une
nouvelle vie responsable, je m’occupe de tout maintenant !
Nouveau silence.
Merde, c’est quoi, le problème au juste ? Je grandis, c’est ça ? Je n’ai plus besoin de ma môman
et de mon pôpa ?
– Mum, tu m’envoies le livret de famille, O.K. ?
C’est mon père qui me répond.
– Oui, ma chérie, on t’envoie ça rapidement. Tu fais attention, hein, c’est le genre de papiers qu’il
ne faut pas perdre, dit-il avec une voix un peu crispée.
Non mais je rêve !
– Oui, oui, réponds-je parce que je n’ai pas envie d’argumenter, ni de gâcher la joie d’avoir
décroché un job.
Je jure sur la tête de Churchill que je ferai extrêmement attention, puis j’ajoute :
– Mais, au fait, papa, pourquoi je n’ai pas la double nationalité ? Finalement, cela aurait été plus
simple avec maman qui est américaine.
Mon père se racle la gorge.
Pourquoi ai-je l’impression que je les emmerde avec toutes mes questions ?
– Oh, je ne sais pas, je ne me rappelle plus. Je suppose qu’on n’y a pas pensé, finit-il par
répondre.
C’est un peu court, ça, papa…
Bon, après tout, j’ai décidé que rien ne viendrait ternir ma joie et je n’ai absolument aucune envie
de m’engueuler avec mes parents.
Le passé, c’est le passé !
5. La vérité sur moi
Les jours suivants, un certain rythme s’installe entre nous. On ne parle pas de routine avec
Dayton Reeves, parce que ça fait triste, non ? Et que la routine avec cet homme, ça n’est juste pas
possible.
Depuis que Dayton Reeves est entré dans ma vie, c’est un peu comme une comédie romantique à
succès, le conte de fées de Cendrillon revisité, Pretty woman puissance 10, parce que, sans
déconner, Dayton est mille fois plus sexy que Richard Gere, même si je ne suis pas Julia Roberts…
Depuis notre séjour chez ses parents, notre relation est plus détendue, mais pas moins animée…
Heureusement que j’ai un boulot prenant et des perspectives excitantes qui m’empêchent
d’attendre les coups de fil et les manifestations de l’homme séduisant et mystérieux qui a ravi mon
cœur et mon corps.
Ma nouvelle vie à New York, c’est mon boulot, mes amis, mon chat – pour l’instant, rien de bien
différent de celle à Paris, hein ? – et… Dayton. Pas vraiment en dernière position mais plutôt la
cerise sur le gâteau. Une cerise en rubis ou le must de la gourmandise.
– Et ton boulot ? me demande Gauthier au cours d’une de nos discussions quasi-quotidiennes sur
Skype.
Aujourd’hui, il est seul devant l’écran, aucune paire de fesses en arrière-plan, et il est tout
affairé, comme moi, à sa table de travail. C’est une conversation de bureau entre collègues virtuels
en somme.
– Tu parles de mon article sur les dépendants au jeu ? réponds-je tout en griffonnant.
– Entre autres, oui.
– Eh bien, c’est excitant puisque je ne connais rien à ce sujet. Du coup, ça m’occupe tout l’esprit.
J’ai contacté des groupes de parole et d’échanges pour les dépendants et repentis. C’est vraiment
un monde à part. J’ai aussi rendez-vous avec des psychologues spécialisés dans cette addiction. Non,
sérieux, c’est passionnant. Et toi ?
– Je poursuis mon idée fixe, répond Gauthier avec un petit sourire secret. Vous rejoindre bientôt,
et je dois dire que Micha est un sérieux atout. Je t’en dirai plus si mes pistes aboutissent.
– J’en déduis qu’avec Micha, ça va plutôt bien alors, dis-je, soulagée que mon ami puisse se fixer
dans une histoire.
– C’est meeerveilleux, répond Lady Gogo en prenant son accent distingué à outrance.
J’éclate de rire. Ces petites discussions me font du bien, mais j’ai hâte que Gauthier nous
rejoigne.
C’était quand même chouette de l’avoir sous la main, comme voisin et confident.
– Et avec Dayton ? Tout se passe bien ? me demande-t-il ensuite.
Je sais qu’il n’approuve pas trop cette histoire, qu’il pense que ce type va m’en faire voir de
toutes les couleurs, mais bon, Dayton fait dorénavant partie de ma vie, et Gauthier ne peut pas
complètement l’ignorer.
– Oui, oui, réponds-je en ne voulant pas paraître l’hystérique folle amoureuse. Tu sais, lui aussi
est très occupé.
L’agenda de mon amoureux est en effet bien chargé, entre ses obligations de Mr Business, le pro
de la protection informatique, et celles de Mr Rock, qui répète régulièrement avec son groupe en
vue des futurs concerts.
– On trouve quand même des moments pour se voir, ajouté-je sans donner des détails qui feraient
rougir mon ami qui-ne-veut-rien-savoir.
Pas assez à mon goût, peut-être, mais des moments chauds, oui, furtifs et inattendus, des quarts
d’heure sauvages !
– En tout cas, je ne me demande plus où il est, ce qu’il fait et avec qui, et ça, c’est plutôt
reposant.
Accessoirement, le « qui » pourrait être une femme, une dangereuse rivale du style de Poison Ivy
– Parfait ! s’exclame Gauthier. Tu sais que j’ai la trouille que ce type te plante ou te fasse du mal,
Anna. Comme je ne suis pas près de toi pour te surveiller, je me comporte comme une mère poule
inquiète.
Je souris.
– Tu sais, Dayton sait vraiment me faire plaisir. On dirait qu’il a ça dans le sang. Il est comme un
animal qui devine tout ce que je ressens. Il a vraiment des attentions surprenantes.
J’adore surtout quand il laisse des petits commentaires à double sens sur mon blog ou qu’il
débarque à l’improviste avec des envies très sensuelles.
– Du coup, je me surprends, moi aussi, poursuis-je. Je lui fais plaisir à ma façon. Je lui cuisine des
petits plats français, ce genre de trucs.
Ou je lui réserve la primeur d’une fabuleuse petite culotte en dentelle hypersexy !
– Tu m’en vois ravi, Anna, parce que j’avais l’impression qu’on te mettait plutôt des bâtons dans
les roues.
– Tu penses à Summer et Petra ? dis-je.
– Pourquoi ? Ne me dis pas qu’il y a d’autres conspiratrices dans son entourage ! répond Lady
Gogo en faisant les gros yeux.
– Pas pour le moment, en tout cas, réponds-je en croisant les doigts sous la table. Je ne croise
plus Petra au Nouveau monde. Elle doit se faire discrète. Je ne m’en plains pas. Pour moi, le dossier
est clos. En ce qui concerne Summer, eh bien, ça va plutôt mieux entre nous. On fait toutes les deux
des efforts, tu sais. Hier, on est parties en virée chez les vieux disquaires et on est rentrées au
Nouveau monde les bras chargés de vieux vinyles. On a passé la soirée avec Dayton à les écouter, en
rigolant et en nous bourrant de pop-corn. Tu vois, tout devient plus simple.
– Pourvu que ça dure ! répond Gauthier qui me montre, lui, clairement qu’il croise les doigts pour
moi.
***
De son côté, Saskia bosse très sérieusement dans son atelier sur un nouveau projet. Un matin, je
passe lui rendre visite sur son lieu de travail.
– Ah, je me disais bien, dis-je en contemplant deux toiles presque achevées et une tripotée de
croquis punaisés au mur.
– Ah, tu te disais bien quoi ? réagit-elle sur un ton un peu agacé.
– Qu’il se tramait un truc avec Jeff. Je me trompe ?
Difficile de ne pas reconnaître le meilleur ami de Dayton dans des mises en scène décalées. Sur
une toile, Jeff y apparaît en costard-cravate sur un ring, les poings levés en position de boxeur. Sur
une autre, il est assis en tenue de sport – très peu vêtu même – à un bureau d’hommes d’affaires.
– D’autres commentaires ? me demande Saskia qui m’observe, l’air pincé.
– Euh non, réponds-je pour ne pas la froisser. C’est intéressant, ces mises en scène.
Puis je me tourne vers les croquis.
– Je rêve ou tu l’as fait poser nu ? ajouté-je avec un petit sourire taquin.
– C’est pour les peintures, Anna, m’assure-t-elle avec une expression offusquée.
Je lui souris. Je la connais bien, et on ne me la fait pas.
– Tu crois que Francis Bacon a couché avec le Pape quand il a fait sa série sur les papes ?
commence-t-elle en agitant les bras dans tous les sens, ou que Picasso s’est tapé toutes les
demoiselles d’Avignon ?
– C’est déjà plus probable, non ? réponds-je avec une moue taquine.
Je me tourne à nouveau vers les croquis.
– En tous les cas, il est sacrément bien foutu, non ? Reconnais, Saskia !
– O.K., j’avoue tout, je le trouve super-sexy, commence-t-elle en serrant les poings, tout excitée.
Je n’ai jamais vu une telle musculature, une telle prestance. Il est fascinant à peindre, et en plus,
il est partant pour tout.
– Pour tout ? Vraiment ?
Nous éclatons de rire.
– Il ne s’est encore rien passé… d’intime entre nous, admet Saskia, mais je ne serais pas contre,
et je crois que lui non plus. Qui vivra verra !
Personnellement, je préfèrerais la voir fréquenter Jeff que des types sans attaches et pas très
sérieux comme Julian, le bassiste du groupe de Dayton. Saskia et moi avons eu l’occasion de le
recroiser lors d’une soirée au Nouveau monde et, à les regarder se parler tous les deux, jamais on
n’aurait pu imaginer que, dans leurs ébats, ces deux-là avaient saccagé une chambre d’hôtel à Paris
quelques semaines plus tôt.
Tant mieux ! Saskia et Jeff, j’adore ce genre de couple improbable !
***
Finalement, la seule ombre au tableau de cette vie idyllique à New York, c’est encore et toujours
Jonathan qui continue de me harceler. Je fais toujours la morte, mais c’est épuisant.
Franchement. Je ne veux pas bloquer son numéro et son adresse e-mail, je trouve que c’est lâche. Je
préfère endurer en espérant que son petit jeu s’arrête et qu’on puisse revenir à des relations plus
saines.
Le problème, c’est qu’il appelle Saskia et Gauthier, maintenant qu’il a compris qu’il n’avait
aucune chance de me joindre. Si Saskia l’a définitivement bloqué – « Il me prend pour Sainte Rita ou
quoi ? » –, Gauthier est plus patient et tolérant. Le passé est le passé, O.K. Je ne bannis pas pour
autant Jonathan de ma vie ; je ne veux pas à tout prix oublier, mais j’aimerais juste qu’il se comporte
de manière raisonnable. C’est tout ! Il serait temps qu’il prenne sa vie en main. Après tout, je vis
bien la mienne, non ?
Ce soir, par exemple, Saskia et moi retrouvons Dayton à la galerie du Nouveau monde pour le
vernissage de l’exposition d’un de ses protégés. Quand Saskia me voit sortir de ma chambre, sapée
comme une gravure de mode, elle émet un sifflement appréciateur.
– Dis donc, tu ne t’emmerdes pas, Twinkle ? lâche-t-elle. Où as-tu dégoté ces fringues ?
– Hum, on me les a livrées, en fait. C’est un cadeau de Dayton, avoué-je, embarrassée, en
baissant les yeux sur ma tenue.
Les vêtements semblent avoir été cousus sur moi, et je n’ai pourtant pas la taille mannequin. Une
jupe droite noire, fendue sur le côté, une veste de tailleur en peau souple, un top en dentelle ajourée
super-sexy et des escarpins pas trop hauts, ni trop pointus, le tout d’un goût excellent et griffé,
évidemment.
– Je ne suis pas certaine de me sentir à l’aise, admets-je en haussant les épaules.
– Hum, je me demande juste si ta besace ne va pas jurer un peu avec ta tenue de vamp new-
yorkaise.
– Euh, Dayton a pensé à tout, réponds-je en sortant une pochette en satin noir de derrière mon
dos.
Saskia, bouche bée, considère le petit accessoire luxueux.
– D’accord, mais tu mets quoi là-dedans ? demande-t-elle, rigolarde. Juste ton rouge à lèvres
Chanel et un soulier de vair pointure 28 ?
***
La galerie est remplie de la foule branchée qui fréquente habituellement ce genre d’événements.
Au moment où nous entrons, mon portable – oui, j’ai pu glisser mon portable dans ma pochette
couture ! – se met à sonner. Près de moi, Saskia soupire.
– À ta place, je couperais tout de suite ou il va nous emmerder toute la soirée. Et ce n’est pas ce
dont tu as envie, n’est-ce pas, Anna ?
Mais je me sens coupable. Alors, plutôt que de couper tout simplement mon téléphone, je le
laisse en mode vibreur.
Dayton nous accueille chaleureusement, moi beaucoup plus que Saskia évidemment… Mon amie
part aussitôt découvrir les œuvres de cet artiste qui allie collage et huile sur des toiles grand
format.
– Tu es très belle, Anna, me chuchote Dayton en passant le bras autour de ma taille dans un geste
propriétaire.
– Tu as très bon goût, réponds-je en me rendant compte qu’il pourrait mal comprendre mes
propos.
Et j’ajoute aussitôt :
– Enfin pour les vêtements, je veux dire. Tu les as parfaitement choisis. Je ne sous-entendais pas
que tu avais bon goût juste parce que nous étions ensemble !
Il me dévisage avec un grand sourire amusé.
– Tu me regardes m’enfoncer, c’est ça ? demandé-je.
– Non, je savoure ta spontanéité. J’adore quand tu t’emmêles les pinceaux. Je trouve ça très
touchant et aussi… très excitant, murmure-t-il en se penchant vers moi.
J’ai coincé sous mon bras ma pochette noire dans laquelle je sens mon portable vibrer sans
relâche.
Bon sang, mais il va me lâcher ou quoi ? !
Dayton est sollicité de toutes parts. C’est un homme connu dans le milieu, et les gens viennent le
féliciter pour avoir déniché un artiste aussi talentueux.
De loin, je repère Saskia en grande conversation avec Jeff.
– Je vais saluer Jeff, dis-je discrètement à Dayton qui est en discussion avec d’éventuels
acheteurs.
– O.K., me répond-il après s’être excusé une minute auprès de ses interlocuteurs. Va voir cette
toile au fond de la galerie. J’ai pensé qu’elle irait très bien dans ta chambre.
Quoi ? Encore un cadeau ?
– Trop tard, elle sera livrée chez toi demain, ajoute-t-il en lisant mes pensées. Tiens, prends une
coupe de champagne, Anna, me dit-il en me tendant celle qu’il tient à la main et qu’il n’a pas encore
bue.
Et comme il me voit empotée avec ma pochette noire d’une main et la coupe dans l’autre, il
sourit.
– Donne-moi ça, je te la garde, dit-il en me prenant la pochette.
Évidemment, avec ma besace, je n’aurais pas ce genre de problème ; j’aurais les mains libres !
Je retrouve Saskia et Jeff, et nous admirons tous les trois la toile qui ornera donc ma chambre
demain. Je sens entre eux une incontestable attirance. Ils sont déjà complices, c’est évident. D’un
autre côté, poser dans le plus simple appareil pour une artiste doit créer certains liens…
J’aime la présence rassurante de Jeff, son calme à toute épreuve. Je suis heureuse que ma
tumultueuse Saskia soit attirée par cet homme. Je ne suis pas non plus étonnée qu’elle plaise à Jeff.
Nous bavardons de mes projets en cours et, quand je parle de l’article sur les accros au jeu et de
ma méconnaissance complète du sujet, Jeff prend un air intéressé, presque soucieux et me confie
qu’il pourrait peut-être me filer quelques tuyaux.
Je n’ai pas le temps de m’interroger sur sa proposition parce que, de loin, je vois Dayton sortir
mon téléphone de ma pochette et consulter l’écran avec un air agacé. Je plante mes amis et me
dirige d’un bon pas vers Dayton.
– Ton téléphone n’a pas cessé de vibrer, Anna, me balance Dayton en me tendant la pochette.
Désolé, mais j’ai fini par regarder si c’était urgent. Tu peux me dire qui est Jonathan ?
La première chose qui me vient à l’esprit, c’est de lui répondre que je ne sais pas, mais je ne
crois pas qu’il appréciera ma spontanéité, là. D’autant que je réalise tout à coup que, à part lors de
la première soirée que nous avons passée ensemble où j’ai peut-être abordé rapidement le sujet de
ma relation finissante avec Jonathan, je n’en ai tout bonnement jamais parlé à Dayton !
Dayton attend toujours une réponse. Je commence à bafouiller n’importe quoi, et mon téléphone
vibre encore une fois. Saskia apparaît alors à mes côtés. C’est ça les vraies copines ! Elles sentent
quand ça chauffe.
– Un problème ? demande-t-elle en se doutant bien que mon téléphone est au cœur de l’affaire.
Je regarde mon portable et le tourne vers Dayton qui consulte l’écran avec un regard noir.
– C’est Gauthier, dis-je avant de prendre l’appel.
Gauthier n’y va pas avec le dos de la cuillère.
– Anna, on a un très gros problème ! dit-il.
– Quoi ?
– Je viens de recevoir un coup de fil de Jonathan. Cette fois, c’est sérieux, il parle de suicide, et
j’ai bien peur qu’il passe à l’acte. Je pars chez lui voir ce qu’il se passe. Je te tiens au courant.
Tout se déroule ensuite à toute vitesse et presque sans aucune parole. À mon expression, Saskia
comprend tout de suite que quelque chose cloche vraiment. Je déclare à Dayton que nous devons
partir sur le champ, mon amie et moi. Il reste sans voix devant ma réaction, mais ses yeux lancent
des éclairs de colère froide.
Je m’en fous, je n’ai pas le temps d’expliquer !
Saskia et moi sautons dans un taxi et filons vers Brooklyn. Pendant le trajet, je raconte tout à
mon amie, y compris que je n’ai jamais parlé de Jonathan et de son harcèlement à Dayton. Saskia
n’en revient pas.
– Tu plaisantes, Anna ? T’es vraiment bizarre parfois. Ce n’est pas toi qui as reproché à Dayton de
te cacher des trucs et de tout te balancer en vrac ? Tu fais vraiment n’importe quoi !
– Je sais, je sais ! hurlé-je presque dans le taxi.
Je repense à la tête de Dayton, à sa question à laquelle je n’ai pas répondu, à tout ce qu’il peut
être en train d’imaginer. Mais, avant toute chose, je dois régler cette histoire de suicide de Jonathan.
Je suis responsable. Tout ça, c’est ma faute !
De retour dans l’appart, je me connecte à ma messagerie électronique et découvre que Jonathan
m’a adressé une vidéo par e-mail. Tétanisées devant l’écran, Saskia et moi regardons mon ex me
faire ses adieux éplorés ainsi qu’une déclaration d’amour qui risque de me marquer à jamais si, en
effet, il met fin à ses jours. Vu son état, je ne doute pas une seconde qu’il passe à l’acte. Il a l’air
tellement barré et malheureux qu’il ne peut être en train de jouer la comédie.
Nous essayons de joindre Gauthier sans succès. Commence alors une nuit angoissante à guetter
nos téléphones et compter les minutes. Entre deux projections d’horreur du suicide de Jonathan, je
pense à Dayton, qui n’a pas cherché à me joindre depuis que nous avons fui de la galerie. Il a peut-
être ses raisons vu mon départ brutal et sans explication… Qu’est-il en train d’imaginer lui aussi ?
M’en veut-il ? Le contraire serait étonnant, étant donné ma conduite. Ai-je perdu sa confiance en
quelques minutes de silence et tant de jours de non-dits au sujet de mon ex ? J’essaie de me trouver
des excuses : je commençais une nouvelle vie, c’était logique que je n’aie pas envie de m’encombrer
de cette histoire qui, pour moi, était finie, alors que j’étais emportée dans la passion avec Dayton.
Sans compter que j’avais déjà bien assez à gérer avec les révélations de Dayton pour ne pas
surcharger notre histoire… Je suis pitoyable. Mes excuses sont vraiment bidons. J’aurais dû en
parler, voilà tout ! Tout comme j’aurais dû affronter les appels de Jonathan et ne pas me voiler la
face. Voilà où ma lâcheté m’a conduite.
Dans la merde, tout simplement.
Mon ex a choisi la mort à cause de moi et, toujours à cause de moi, mon amoureux va continuer
sa vie sans la mienne.
À trois heures et demie, Gauthier nous rappelle enfin. Saskia et moi manquons presque nous
percuter la tête en nous ruant sur le téléphone.
– Je suis à l’hôpital. Mon Dieu, ça a été épique, nous dit-il. Jonathan ne voulait pas me laisser
entrer chez lui. J’ai dû appeler les pompiers. Le temps qu’ils arrivent, il avait ingurgité assez de
saloperies pour assommer un mammouth. On lui a fait un lavement, mais il est complètement out.
Là, j’attends qu’il se réveille. Allez vous coucher, je suis sûr que vous n’avez pas fermé l’œil de la
nuit, les filles.
Je ne dirais pas que nous sommes soulagées, parce que la situation ne le permet pas vraiment,
mais quand même un peu. L’histoire aurait pu vraiment mal se terminer.
Épuisée, je me laisse aller à quelques larmes sur le canapé et m’endors enfin, le visage de Dayton
imprimé sur mes paupières.
***
Je suis réveillée par des chuchotements. Quand je tente d’ouvrir mes yeux, Churchill me dénonce
aussitôt en émettant un miaulement. Je me redresse tout à fait sur le canapé pour découvrir Saskia
et Dayton en pleine messe basse près du comptoir de la cuisine.
– Je suis réveillée, dis-je d’une voix rauque.
Dayton se tourne vers moi et me fixe d’un regard que je n’arrive pas à déchiffrer : colère,
surprise, compassion, reproche ? Je ne sais pas.
– Excuse-moi, je t’en prie, Dayton, lancé-je sans réfléchir.
Il s’approche de moi en me dévisageant comme s’il ne me reconnaissait pas. De fait, je me touche
le visage et sens mes paupières gonflées sous mes doigts.
C’est donc pour ça que je ne vois rien…
– Je n’ai aucune excuse, malheureusement, continué-je. J’ai été lâche, idiote, égoïste.
Dayton s’assied près de moi sur le canapé et me scrute toujours comme si j’étais quelqu’un
d’autre. Je sens qu’il m’en veut, mais qu’il fait ce qu’il peut pour me comprendre. Il demeure froid
malgré tout.
– Un homme a voulu se donner la mort à cause de ma bêtise et, toi, tu dois certainement te dire
qu’on ne peut pas me faire confiance, me lamenté-je.
Il secoue la tête, mais reste toujours silencieux, les yeux rivés sur mon visage gonflé.
L’interphone sonne et Saskia va répondre. Une livraison apparemment, puisqu’elle revient dans le
salon et pose discrètement devant moi, sur la table basse, une enveloppe marquée FedEx®.
– Je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne m’as pas parlé de ton ex, commence Dayton, qui
pose la main avec précaution sur les miennes jointes. Je ne comprends pas comment tu as pu me
cacher qu’il te harcelait, et je t’en veux, oui. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, Anna. Je t’en veux
d’avoir dissimulé tout ça. C’est presque un mensonge.
Je relève la tête pour protester, mais oui, il a raison.
– Je t’en veux de ne pas m’avoir fait assez confiance pour m’en parler, poursuit-il. Je ne peux
m’empêcher de me rappeler ce que tu m’as reproché, le fait de te cacher certains aspects de ma vie.
Finalement, tu as fait la même chose.
Je secoue la tête, mal à l’aise.
– Je te fais confiance, Dayton, dis-je, des sanglots dans la voix et le menton qui commence à
trembler. C’est juste que… j’étais tellement bien avec toi que j’ai fait comme si Jonathan n’existait
pas. Il ne voulait rien entendre. Lui parler ne servait à rien et j’étais en train de vivre des moments
fabuleux avec toi. C’était comme dans un rêve.
Les larmes dévalent sur mes joues jusqu’à mon menton. Dayton passe le bras autour de mes
épaules.
– Je m’en veux, poursuis-je, parce que j’ai fait du mal à Jonathan, parce que je t’ai fait du mal à
toi. Je tiens tellement à toi, Dayton, chuchoté-je, une énorme boule dans la gorge, en le regardant
dans les yeux.
Puis je me love dans ses bras. Je m’abandonne complètement à son étreinte. Nous restons ainsi
enlacés quelques minutes, l’un contre l’autre, à nous réapprivoiser après cette discussion
douloureuse. Je ne peux pas me permettre de le perdre.
– Mes parents ont dû m’envoyer le livret de famille pour ma demande de carte verte, murmuré-je
d’une petite voix, contre le torse protecteur de Dayton. C’est quelque chose de positif, au moins, non
?
Je me redresse en essuyant les larmes sur mes joues, puis je prends l’enveloppe FedEx® posée
devant moi et l’ouvre. Elle contient le livret de famille, ainsi qu’une lettre manuscrite pliée en trois
sur laquelle je crois reconnaître l’écriture de ma mère. Je la mets de côté pour plus tard et prends le
livret que je commence à feuilleter. Je m’arrête sur la double page de l’état civil de mes parents. Ce
sont des détails de ma vie, mon histoire, là où j’ai commencé en fait, leur rencontre, leur mariage. Je
tourne la page du livret pour me voir, me raccrocher à une réalité administrative. Moi, mon nom, ma
date de naissance. J’y suis bien, en effet, sur la page de droite, celle du second enfant.
Sur la page de gauche, celle qui fait face à la mienne, je lis : « Prénom de l’enfant : Alex ». Il y a
une date de naissance, six ans avant la mienne, et une date de décès. Alex est mort à 3 ans. Il est né
et décédé à Philadelphie.
Je fixe la page sans comprendre.
Un frère ? Mais je n’ai pas de frère !
Je suis sous le choc de cette découverte. Ma respiration se fait plus rapide, plus forte. Des
fourmillements s’emparent de mes mains. Mes doigts se contractent et se tordent comme des
griffes.
Le livret de famille tombe au sol. Mon corps se tend entièrement. Je bascule sur le côté avec
l’impression d’être prise dans un ciment qui m’alourdit et m’étouffe. Je me mets à trembler
violemment.
Avant que le noir se referme sur moi, j’entends la voix de Dayton appeler plusieurs fois :
« Anna ! ». Puis je ne suis plus là.
Volume 4
1. Black-out
Il ne fait pas noir longtemps. Je reviens à moi. Du moins, j’entends ce qu’il se passe parce que j’ai
l’impression d’être coincée dans un monde où tout est étouffé et flou. J’entends les voix de Dayton et
de Saskia, mon prénom prononcé avec inquiétude, des murmures affolés, puis je sens qu’on me
redresse la tête doucement. On me prend les mains et on me les frotte. Elles sont gelées comme si
elles étaient prises dans la glace. Je reconnais l’étreinte ferme de Dayton et, même si ma respiration
refuse de se calmer, je me sens plus apaisée contre lui.
– Anna, Anna, je t’en prie, murmure-t-il tout contre mon oreille. Écoute ma respiration et
accroche-toi à elle. Respire comme moi.
Il en fait des tonnes pour respirer bruyamment. De là où je suis, dans cette espèce de monde tout
flou, j’ai envie de rigoler, de lui dire d’arrêter son cirque. Je suis bien où je suis. Je ne sais plus trop
pourquoi je m’y trouve, mais ça m’a l’air d’être une bonne solution, j’en suis sûre.
– J’ai l’impression qu’elle est dans les vapes, lance Saskia que je sens déboussolée.
Des mouvements autour de moi. On me déplace pour m’allonger sur le canapé. Des bruits de pas
puis un miaulement qui tient plus du couinement.
– C’est bien le moment d’être dans mes pattes, toi ! s’exclame Saskia.
La porte qui claque. Je ne sens plus Dayton près de moi. Par contre, je perçois très précisément
un ronronnement proche et des poils me chatouillent le visage. Je ne bouge pas. C’est plutôt sympa
comme sensations.
– Bon sang mais il est têtu, ce chat ! Il serait capable de l’étouffer avec sa graisse !
Saskia râle. Nouveau couinement de Churchill. Puis j’entends mon amie remettre des choses en
place près de moi sur la table basse. Un silence comme si elle regardait quelque chose, puis « Oh
merde ! ».
La porte de l’appartement s’ouvre et des pas se rapprochent. Ensuite la voix de Dayton :
– J’ai rapproché la voiture. Je l’ai garée devant l’immeuble.
Je le sens se pencher sur moi.
– Elle respire mieux, on dirait, dit-il.
Puis il ajoute :
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Regarde ça, répond Saskia. Je crois savoir ce qui l’a mise dans cet état. Elle était en train de le
feuilleter quand vous parliez, non ?
Quelques secondes sans un mot, puis Dayton jure à voix basse, de nouveau au-dessus de moi.
– Mon Dieu, c’est terrible, chuchote-t-il. Anna, tu m’entends ?
Oui, je t’entends, mais excuse-moi, Dayton, je suis bien où je suis…
Mon corps est lourd comme la fonte, comme un sarcophage qui enferme mon esprit. Je pense
mais suis incapable de bouger, ou je n’en ai pas envie. Mes mains, je les sens, sont crispées comme
des griffes et mes jambes tressautent encore. Ma respiration est plus régulière maintenant, mais je
veux dormir. Je ne veux pas me réveiller quand je me rappelle ce qu’il s’est passé juste avant que je
me retrouve dans cet état. Les souvenirs sont là, clairs comme un film qui passe devant mes yeux :
Dayton et moi sur le canapé, nous discutons, je pleure parce que je suis désolée, je m’en veux ; j’ai
caché certaines choses de ma vie, je n’ai pas parlé de Jonathan, mon ex-petit ami. Et j’aurais dû tout
dire à Dayton parce que depuis mon arrivée à New York, Jonathan ne cesse de me harceler de coups
de fil. Il refuse d’admettre notre rupture et moi, je refuse de discuter avec lui.
Ce qui nous a conduits à la situation catastrophique qui a jeté tout le monde dans le même
merdier : Jonathan a tenté de se suicider, Gauthier s’est précipité pour le secourir et Saskia et moi
avons planté, sans un mot, Dayton au beau milieu d’un vernissage avant de passer une nuit
d’angoisse.
Jonathan est apparemment sauvé mais qu’en est-il de moi ?
Oui, moi, où j’en suis ? En ouvrant le livret de famille que mes parents m’ont envoyé pour que je
puisse demander ma carte verte, j’ai découvert que j’avais un frère. Enfin est-ce que je peux
considérer avoir eu un frère quand celui-ci est mort trois ans avant ma naissance ?
J’ai pas envie de penser à ça…
– Anna, Anna ? Tu m’entends ? répète Dayton.
Je n’arrive pas à parler, Dayton. Aide-moi…
Je suis molle dans ses bras, comme une Belle au bois dormant droguée.
– Je l’emmène aux urgences de l’hôpital de Brooklyn, Saskia, dit Dayton. J’ai garé la voiture
devant l’immeuble. Il faut juste que tu m’ouvres la voie en tenant les portes.
Je me sens soulevée dans les bras de Dayton. Saskia n’arrête pas de jurer, complètement
paniquée.
J’entends un raffut dans l’entrée, et la voilà qui braille sur le chat qui doit être, lui aussi, affolé.
– Mais pousse-toi, gros lard !
Je rigole intérieurement. Je suis légère comme une plume. Ça me rappelle quand, enfant, mon
père me portait endormie de la voiture à mon lit quand nous rentrions tard à la maison.
L’odeur de Dayton est tout contre mon visage. Je respire régulièrement le parfum de sa peau. Je
m’y réfugie.
L’escalier, les bruits de la rue, puis il me dépose dans la voiture et m’attache sur le siège. J’ai la
tête lourde. Tout mon corps est anesthésié.
– Je te tiens au courant, Saskia, dit-il.
– Je préviens ses parents, répond mon amie.
Ouais, c’est ça, dis leur que leur fille est aux abonnés absents…
***
Je finis par ouvrir les yeux ; les discussions autour de moi commencent à m’agacer. Pendant tout
le trajet, l’attente et l’examen médical, j’ai réussi à rester retranchée dans le monde de coton où je
ne veux me souvenir de rien, mais ça fait un moment maintenant que je suis dans ce lit. Dayton n’a
pas bougé de mon chevet. Je l’ai senti tout le temps. Je crois qu’il est juste sorti pour appeler Saskia.
La lumière qui inonde la chambre m’éblouit et je plisse les yeux.
– Anna, souffle Dayton près de moi en me prenant aussitôt la main.
Ses traits sont tirés, sa mâchoire crispée. L’inquiétude assombrit son regard. Malgré tout, la
vision de cet homme près de moi est tellement réconfortante.
– Est-ce que ça va ? Tu as mal quelque part ? Je vais appeler l’infirmière, si tu veux.
Je secoue la tête dans tous les sens pour répondre aux questions. Ça me fatigue.
Tout me fatigue. Comme je ne prononce pas un mot, Dayton se lève et se précipite vers la porte
pour aller chercher l’infirmière.
Merde, j’étais bien où j’étais finalement !
Je referme les yeux, luttant contre l’envie de les garder ouverts rien que pour profiter du visage
et de la présence de Dayton. C’est peut-être la seule chose qui me fait envie depuis ces dernières
heures.
L’infirmière passe et rassure Dayton. Toutes mes constantes sont normales. La femme me parle et
je me force à hocher la tête, et même à répondre d’une voix rocailleuse. N’importe quoi pour qu’elle
me fiche la paix.
– Je vais prévenir le médecin qui passera quand il aura fini ses visites, dit la nurse avant de sortir.
Dayton réapparaît près de moi, sa main chaude sur la mienne encore gelée et douloureuse de
s’être tordue pendant cette crise…
De quoi, au fait ?
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? réussis-je à demander d’une voix pas vraiment sexy.
Dayton se penche sur moi et pose ma tête dans le creux de son bras.
– D’après les symptômes que j’ai décrits au médecin, tu aurais fait une crise de tétanie, explique
Dayton. Tu sais s’il y a des antécédents dans ta famille ?
J’émets un petit ricanement ironique.
– Comment veux-tu que je le sache ? dis-je, presque désagréable malgré moi. Ma famille, je n’ai
plus vraiment l’impression de la connaître.
Je suis étonnée par ma réaction incontrôlée, cette agressivité qui me vient comme pour me
protéger de la situation. Je savais que mes parents s’étaient rencontrés aux États-Unis, mais ils ne
m’ont jamais parlé de ce frère…
J’ai comme un vide en moi que je ne sais comment remplir. Tout d’un coup, je découvre que je ne
connais pas vraiment mes parents, et ça me blesse malgré moi. Je sais qu’ils m’aiment, je n’en doute
pas une seule seconde, et je devine aussi qu’ils ont dû souffrir de la mort de leur enfant, qu’ils ont tu
et caché cette souffrance.
Je me reprends pour ne pas choquer Dayton.
– Excuse-moi Dayton, dis-je. Je me sens trahie, oui, trahie. L’ombre de mon frère a dû planer sur
moi toutes ces années, et je la sens vraiment aujourd’hui. Je n’arrive pas à compatir. J’avais
tellement confiance en mes parents. Et là, ça me tombe dessus. Ils m’ont caché quelque chose
d’important concernant notre vie. Pas un mot, rien, pour me préparer à ce qui me tombe dessus.
J’aimerais qu’ils comprennent que ça me fait du mal, à moi aussi.
Il a une expression gênée. Je vois qu’il hésite à parler.
– C’est terrible, Anna, mais ça n’est certainement pas insurmontable, dit-il. Il y a sûrement une
explication à tout ça. Saskia a appelé tes parents, et ils sautent dans le premier avion pour New
York.
Je secoue la tête en plissant les yeux pour retenir les larmes qui se forment sous mes paupières.
– Je ne crois pas que j’ai envie de les voir, parviens-je à murmurer.
Dayton me serre plus fort contre lui.
– Il va bien falloir, Anna. Tu ne peux pas faire comme si de rien n’était et continuer en ignorant
tout de ton histoire. J’ai l’impression que c’est une mauvaise habitude que tu as, de faire l’autruche
en espérant que les choses se tassent d’elles-mêmes.
Je pourrais prendre mal ce qu’il me dit, mais je sais qu’il veut mon bien, je le sens. Et il est
surtout bien placé pour savoir qu’il faut apprendre à vivre avec son passé, connu ou inconnu.
Le médecin entre à ce moment-là dans la chambre. Je ne suis raccordée à aucun appareil. À part
mes membres endoloris, je sens bien que je fonctionne normalement et que je n’ai rien à faire dans
un hôpital.
Tout ça, c’est dans ma tête !
Ma tension est normale et l’examen sommaire auquel j’ai droit ne révèle rien de grave.
– Vous avez fait une crise de tétanie d’après ce que M. Reeves nous a décrit, déclare le médecin,
puis vous vous êtes retrouvée en état d’absence épileptique, ce qu’on appelle aussi le « petit mal ».
Pour résumer, c’est une manière intelligente que le cerveau a trouvée pour couper tous les
circuits et vous permettre de prendre du recul.
– Et ça risque de se reproduire ? demandé-je. Je vais pouvoir rentrer chez moi ?
Le médecin jette un regard ennuyé à Dayton comme si tous les deux partageaient un secret.
Hé, c’est bon, je suis grande, je peux tout entendre ! Enfin presque…
– J’ai pu parler avec vos parents, explique le médecin. Il y a des antécédents dans votre famille ;
ce qui nous a permis de préciser le diagnostic.
Je ferme une nouvelle fois les yeux comme si je ne voulais pas savoir.
– On m’a dit que vos parents étaient en route et que votre père est médecin. Il saura vous
expliquer tout ça, poursuit le docteur. Je ne vois aucune contre-indication à ce que vous sortiez.
Nous allons juste procéder à quelques examens complémentaires avant votre sortie, notamment un
scanner cérébral pour nous assurer qu’il n’y a pas de lésion cérébrale. Et oui, cela peut se
reproduire en cas de grandes tensions nerveuses. Ménagez-vous.
Je hoche la tête sans ajouter un mot. Dès que le médecin est sorti de la chambre, Dayton me
prend dans ses bras, et là, contre celui que j’aime même si je n’ai plus l’impression d’être totalement
la même, je verse quelques larmes d’épuisement.
– Je te ramène au Nouveau monde juste après le scanner. Je vais m’occuper de toi, me susurre
Dayton.
***
Nous n’arrivons qu’en début de soirée au Nouveau monde. Dayton ne cesse d’être dérangé au
téléphone pour son travail, et même si Jeff Coolidge tient la barre chez DayCool, il ne prend aucune
décision importante sans consulter Dayton.
Dayton m’installe sur le canapé dans le salon et m’emmitoufle dans un plaid, dans lequel, très
vite, je commence à étouffer. Il me noie littéralement sous les attentions.
Je n’ai pas beaucoup parlé depuis que j’ai accepté de réintégrer, à contrecœur, la réalité. Dayton
a respecté mon silence et m’a prodigué les gestes affectueux d’un amoureux inquiet.
Moi qui ce matin croyais l’avoir perdu à cause de mes demi-mensonges sur Jonathan…
Je le regarde se déplacer dans la grande pièce à vivre du 4e étage du Nouveau monde. Il me
prépare un plateau dans la cuisine, le téléphone vissé à son oreille, en pleine discussion business. Le
ton de sa voix est décalé par rapport à sa tenue décontractée et chiffonnée. Il n’a pas dû beaucoup
dormir la nuit passée, mais il est beau, tout simplement. Je le regarde et mon cerveau se vide de
tout le reste.
Quand il revient vers moi, il a l’air soucieux.
– Des problèmes chez DayCool ? Tu veux m’en parler ? demandé-je avec la ferme intention de ne
pas être celle qui se fait bichonner sans se soucier des autres.
– Pas vraiment des problèmes, répond-il. La NSA a contacté Jeff. Ils voudraient que DayCool
assure des missions de conseil pour eux. D’un point de vue éthique, ça m’ennuie.
Je hausse les sourcils pour lui faire comprendre que j’ai besoin qu’il m’éclaire un peu. Ce n’est
pas parce que j’ai interviewé Jeff que je comprends tout.
– Protéger est une chose, poursuit-il, mais renseigner l’État sur le compte des citoyens
américains, ou d’autres pays d’ailleurs, ce n’est pas tout à fait ma vision de notre profession. La NSA
se passera de nos services, je crois bien, même si, d’un certain point de vue, qu’ils s’intéressent à
nous est plutôt flatteur. On détient sans doute un pouvoir qui dérange.
C’est mon homme… compétent, efficace, confiant, que rien ne peut déstabiliser.
Je soupire presque d’aise. D’un certain côté, c’est aussi très flatteur que cet homme s’intéresse à
moi.
Summer fait irruption avec un pot de crème glacée et vient poser un coin de fesse sur le bord de
la table basse.
– Tu en veux ? demande-t-elle en ouvrant le pot déjà entamé. Tu m’excuses, j’ai un peu pioché
dedans, ajoute-t-elle avec un sourire de gamine.
Voilà, elle est comme ça, Summer. Elle ne me demandera pas comment je vais, elle ne dira pas
qu’elle s’inquiète pour ma santé, elle me fera cadeau d’un pot de sa glace préférée. J’apprécie
aujourd’hui son économie de mots et de démonstration – et le fait que l’atmosphère s’est détendue
entre nous. Je me force à engloutir une cuillerée de glace pour lui faire plaisir, mais je suis vite
écœurée.
Saskia me sauve en déboulant à son tour. Elle sort de l’ascenseur avec des yeux comme des billes
et tourne la tête dans tous les sens à s’en dévisser le cou.
– Ben dis donc, ça rigole pas ! s’exclame-t-elle. On pourrait loger tout notre immeuble à Brooklyn.
Elle tient à la main la caisse grillagée contenant un Churchill offensé, qui est tellement gonflé
qu’on ne saurait dire où se trouve sa tête. Quand elle en ouvre la petite porte, mon chat roule
jusqu’au canapé pour se réfugier contre moi.
– Je préfère le voir ici que l’entendre dans l’appart, déclare Saskia en tendant aussitôt la main à
Summer. Hello, moi, c’est Saskia, et toi c’est Summer. Sympa ton look !
Elle est sincère et Summer le sent. Je le vois à sa mine réjouie devant le look tout aussi sympa de
Saskia, mais dans un autre genre… plus femme. Je crois que ces deux-là vont bien s’entendre.
– Alors ? demande Dayton à l’attention de Saskia comme s’ils étaient en conversation silencieuse
depuis plusieurs heures.
Saskia se tourne vers moi.
– Tes parents sont dans l’avion, Anna, me dit-elle en me scrutant en quête de la moindre réaction.
Ils atterriront cette nuit.
– Donne moi l’heure du vol, Saskia, dit Dayton. Je vais demander au chauffeur d’aller les
chercher.
Je ne bronche pas. Ils ont l’air de tout avoir en main. Je suppose que c’est pour mon bien. Je serre
Churchill contre moi et le matou couine.
– Vous vous êtes occupés de tout à ce que je vois, dis-je en ayant du mal à masquer un soupçon
d’ironie. Si je suis ici, c’est pour que mes parents puissent crécher à Brooklyn, c’est ça ?
Dayton prend un air peiné.
– Non, Anna, dit-il avec froideur. J’ai proposé de les loger à l’hôtel, mais ils ont refusé. Si tu es là,
c’est parce que j’avais envie d’être avec toi et que j’ai pensé que ça te ferait du bien.
– Excuse-moi, réponds-je dans un murmure.
Quel conne je suis ! Ce n’est vraiment pas le moment de jouer à ça avec Dayton, alors qu’il
compose avec mon comportement imbécile et ma vie qui ressemble à un scénario de mauvais film…
J’ai l’impression d’être coupée en deux. C’est cette histoire de secret de famille qui provoque ça.
Je me sens froide et détachée, presque cynique, mais je sais aussi que c’est pour me préserver.
Cependant, je n’ai pas de raison de me protéger de Dayton. Si je continue à me conduire ainsi, je
risque de le blesser et de le lasser !
Je pose ma main sur son bras et lui adresse un sourire.
– Merci, Dayton.
Saskia et Summer observent la scène en silence. Dayton et moi n’avons pas besoin de beaucoup
parler pour exprimer ce qui existe entre nous.
– J’ai lu la lettre, excuse-moi, Anna, me dit Saskia. Je crois qu’il vaut mieux attendre tes parents.
Je n’ai vraiment pas envie de t’en dire plus.
Elle lance un regard à Dayton.
– Nous avons discuté avec ton médecin à l’hôpital, poursuit-elle. Il pense que tu es en mesure
d’entendre la vérité, maintenant que le premier choc est passé. Je crois qu’il t’a donné de quoi
calmer une crise si cela se reproduit ?
J’acquiesce.
– Je vous appellerai demain, mais je pense que tes parents vont vouloir te voir rapidement,
ajoute-t-elle. On peut prévoir de se retrouver pour que vous puissiez discuter tranquillement.
Tranquillement ? Mais oui, on n’a qu’à prendre le thé !
Un nouveau ricanement m’échappe.
– Bien sûr, on va papoter de tout ça, dis-je. Tu proposes qu’on se retrouve où ?
– Ici, intervient Dayton. En terrain neutre. Et je veux être là avec toi, même si ça ne plaît pas à
tes parents. Tu es d’accord ?
Je hoche la tête. Je dois cesser de mal réagir. Je suis entre de bonnes mains.
2. Le frère que je n’ai jamais connu
Nous passons une soirée calme. Saskia et Summer s’attardent un peu avec nous dans le grand
salon du 4e étage. Nous regardons un film, Dayton joue de la guitare et Saskia boit un peu trop du
vin blanc que Dayton a débouché et finit par chanter faux.
– C’est l’heure d’aller se coucher, déclare Dayton après une énième poussée vocale de mon amie
et un fou rire complice de Summer.
Je reste affalée sur le canapé, entortillée dans mon plaid, Churchill sur mon ventre qui dresse
l’oreille dès que quelqu’un m’approche.
– À le voir, on dirait que c’est lui, l’homme qui te protège, dit Dayton en venant s’installer près de
moi sur le canapé.
Churchill lui lance un regard noir derrière ses moustaches tordues. Je le caresse.
– On dirait que tu les aimes plutôt gras et pas faciles, plaisante Dayton. J’ai eu de la chance
finalement.
Il a respecté mon silence toute la soirée. Bien sûr, j’ai apprécié ce moment tous ensemble, surtout
parce que tout le monde a soigneusement évité le sujet de la rencontre avec mes parents et ce que
nous allons aborder de douloureux.
Là, en face-à-face, c’est plus difficile.
– Viens là, me dit-il en m’ouvrant les bras.
Je me blottis contre lui et pose le visage sur son torse pendant qu’il caresse doucement mes
cheveux.
– Comment te sens-tu ? me chuchote-t-il.
Voilà, on y est ! J’étais bien, moi, à faire l’autruche !
Je ferme les yeux. Je me tais.
– Oui, je sais, on pourrait ne rien dire, ne pas parler, rester comme ça. Après tout, on est bien,
non ? dit-il certainement pour se moquer gentiment de moi. Mais je ne suis pas d’accord, Anna. Tout
garder pour toi ne va rien arranger, et je n’ai pas envie que tu fasses une nouvelle crise devant tes
parents.
Il me redresse contre lui et plonge son regard dans le mien.
Oh là, ça ne plaisante pas…
– Tu es une femme intelligente, sensée, talentueuse, poursuit-il en me maintenant par les
épaules.
Tu prends des décisions, tu n’es pas passive, mais ce que je ne comprends pas chez toi, c’est
cette capacité à te dissimuler les problèmes, à tout balayer sous le tapis. Tu finiras par te prendre
les pieds dedans un jour ou l’autre. Crois-moi, ce que tu dois affronter, fais-le aujourd’hui. Alors je te
demande une seconde fois : comment te sens-tu ?
Il ne se donnerait pas autant de mal s’il ne tenait pas à moi, hein ?
Moi aussi, je me déteste quand je suis comme ça, et pourtant, j’ai le sentiment d’avoir toujours
fonctionné ainsi. Ça me fiche la trouille. Vraiment. Cette sale manie de ne rien dire a même causé
un malentendu avec Dayton. Et cela aurait pu être pire.
Euh ça l’a été, j’oublie Jonathan… Bon enfin, bien pire !
Je soupire profondément et lance un regard perdu à mon amoureux.
– J’ai peur, parviens-je à articuler avant qu’il me serre fort contre lui.
***
Summer m’a donné une décoction de plantes à boire avant de me coucher, et le remède naturel a
suffisamment agi pour que je dorme dix heures d’affilée. Oh, je ne me réveille pas fraîche comme
une rose, mais plutôt chiffonnée comme un bouton de coquelicot qu’on vient d’exploser entre les
doigts.
– Tu as encore l’air fatigué, me dit Dayton en posant près de moi un plateau garni pour le petit
déjeuner.
– Ça veut dire que j’ai une sale tête, non ? Mon Dieu, bonjour le début romantique de notre
histoire… gémis-je en portant aussitôt les mains à mon visage.
Dayton rigole et écarte mes mains.
– Pour un début d’histoire, je trouve qu’on ne se débrouille pas mal, non ? De l’action, du
suspense, des sentiments… dit-il en m’attirant à lui, avant d’ajouter près de mon oreille, et
accessoirement du sexe ?
Je recule en prenant l’air offusqué, ce qui doit tout à fait embellir mon visage.
– Comment ça, « accessoirement » ? ! m’exclamé-je. O.K., avec la tête que je me paie ce matin, je
peux concevoir que je ne fais pas envie.
Dayton me sourit avec tendresse.
– Accessoirement parce que le moment ne s’y prête pas toujours, me rassure Dayton ; ce qui
n’empêche que je te trouve très désirable, même avec ta sale tête.
Nous prenons le temps d’une étreinte câline qui est en passe de ne pas rester chaste quand
Dayton se reprend :
– Je ne suis pas contre un petit quart d’heure sauvage, mais tes parents débarquent dans un peu
plus d’une heure, dit-il en se détachant de mes lèvres. Je suppose que tu as envie de prendre ton
temps.
Il se lève et ouvre une porte menant dans un dressing.
– Saskia t’a apporté des affaires hier, mais je m’étais arrangé de mon côté pour que tu aies de
quoi t’habiller ici, dit-il.
Il s’écarte pour révéler une penderie et des étagères emplies de ce qui me semble être des
vêtements de femme. Une question me brûle les lèvres : « Ce sont les affaires de tes anciennes
maîtresses ? », mais je la retiens.
Ça suffit les conneries !
Encore une fois, ma réaction est déplacée. Je fonctionne vraiment à l’envers depuis hier… Ce qui
est évident, c’est que les attentions de Dayton, ses marques d’amour, me touchent énormément
autant qu’elles me gênent.
– Merci, chuchoté-je en lui adressant un regard tendre puissance mille.
– Je te laisse te préparer tranquillement, me dit Dayton en sortant de la chambre après avoir
déposé un doux baiser sur mes lèvres.
Euh, ça veut dire quoi, ça ? Que j’habite ici ?
Il a vu juste pour pas mal de choses ; ce qu’il a choisi me ressemble vraiment, et je pioche un jean
– j’ai toutes les formes de Levi’s à disposition et sans erreur de taille ! –, un tee-shirt blanc et souple
avec col en V et une paire de ballerines en cuir Repetto. Tout moi ! Pour les dessous, je n’ai que
l’embarras du choix, et que du griffé, qui va du confortable sexy à l’hypersexy froufroutant.
Je devine à certaines affaires rangées dans le dressing que mon amoureux aurait quelques envies
bien particulières me concernant, du genre talons hauts et robes moulantes décolletées, lingerie olé
olé et tout le tralala. Et pourquoi pas, pensé-je en touchant les tissus soyeux et en essayant un
stiletto glamour.
On verra ça plus tard ! Me revoilà encore à essayer d’éviter les sujets sensibles…
Je suis pleine d’appréhension, consciente des minutes qui passent et me rapprochent de l’arrivée
de mes parents. La douche ne me détend pas ; mes gestes sont nerveux pendant que je m’habille et
me coiffe. C’est une véritable pelote de nerfs qui débarque dans le salon, où Dayton joue de la
guitare dans son coin musique.
– Churchill doit se sentir chez lui, il a fait ses griffes sur mon ampli, dit-il sur le ton de la
plaisanterie.
Un rien tendu quand même…
Je cherche des yeux mon matou anglais. Il est couché sur le dos par terre dans un rayon de soleil.
– Un peu de compréhension pour cette petite chose qui a été abandonnée, dis-je avec un sourire
attendri, sans me rendre compte que ce genre de phrases pourrait tout à fait décrire mon amoureux.
Bon, la petite chose mise à part !
– Saskia a appelé, déclare Dayton. Ils sont prêts. Le chauffeur est parti les chercher. Ils seront là
d’ici une petite demi-heure.
Et voyant ma mine tendue, il ajoute :
– Respire, Anna. Essaie de te détendre. Je suis là, avec toi, pour vivre ça, dit-il en posant sa
guitare pour s’approcher de moi et me prendre dans ses bras. Tu veux prendre tes médicaments
pour plus de sécurité ?
Je secoue la tête.
– Non, tu as raison, réponds-je. Il est temps d’affronter mon histoire, ma déception, les
révélations, et tout ça, sans me voiler la face.
***
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent, je suis dans l’entrée avec Dayton pour accueillir mes
parents et Saskia. Mon amie a l’air nerveuse, elle aussi. Et mes parents… eh bien, ils ont une mine
épuisée et des cernes sous les yeux. J’ai soudain l’impression qu’ils sont très vieux. Ils regardent
autour d’eux, certainement sous le choc de l’endroit impressionnant. Dayton s’avance vers eux en
leur tendant la main.
– Bienvenue, je m’appelle Dayton Reeves, dit-il en français, avec un accent tellement adorable. Je
suis le petit ami d’Anna.
Comme ça, direct… ce n’est pas moi qui l’ai dit, hein ?
– Je suis ravi de vous accueillir ici et de vous rencontrer, même si je préférerais que ce soit en
une autre occasion, poursuit-il.
Il doit être un peu mal à l’aise, je le sens. En fait, l’ambiance est tout simplement horrible. Ma
mère répond sans enthousiasme à la poignée de main de Dayton. Elle cherche à accrocher mon
regard, mais j’évite que nos yeux se croisent. Mon père est plus poli, plus avenant. C’est
certainement sa profession de médecin et son habitude des autres qui lui rendent tout plus facile.
Ma mère et moi sommes toutes les deux sur la réserve. Je la connais, nous réagissons toujours de
la même façon. Nous sommes trop sensibles, trop émotives, et c’est notre manière de nous protéger.
Ce que Dayton et Saskia doivent prendre pour de la froideur – papa a l’habitude des femmes de la
famille… –, c’est juste notre incapacité à gérer nos émotions.
Comme je ne bronche pas, elle s’avance vers moi et me serre dans ses bras sans que je réponde à
son étreinte. J’en souffre, mais je suis tétanisée. C’est plus fort que moi.
Quand elle s’écarte de moi, elle a un regard meurtri. Les bras de mon père sont plus chaleureux
et il a cette parole qui déverrouille ma froideur.
– Nous te demandons pardon, Anna, me chuchote-t-il.
Je sens mon menton commencer à trembler. C’est l’annonce d’une cascade de sanglots, mais je
me raidis et me retiens. Nous devons parler avant les grandes effusions. Avant de pardonner, il me
faudra comprendre.
Dans un silence pesant, Dayton nous conduit dans le salon et nous invite à nous asseoir. Je
découvre qu’il a disposé un plateau de boissons, chaudes ou froides, et des assiettes de donuts,
scones et autres viennoiseries, même si je devine que personne ne sera vraiment d’humeur à
s’empiffrer. Encore une fois, je suis touchée par les efforts déployés par Dayton pour que tout se
passe bien.
Enfin, ce sont peut-être les petits lutins du Nouveau monde qui ont travaillé…
Nous nous installons tous de manière un peu raide, les fesses au bord des canapés et fauteuils,
comme si nous attendions tous un signal pour s’enfuir en courant. Je ne sais pas par où commencer.
Il me semble que ce n’est d’ailleurs pas à moi de parler. Si j’ouvre la bouche, j’ai peur de me mettre
à hurler, brailler et pleurer tout en agonisant mes parents de reproches, et ce n’est pas du tout ce
que j’ai envie de faire vivre à Dayton. Alors, comme toujours, l’homme de toutes les situations, c’est
lui qui s’apprête à parler quand ma mère l’arrête d’un geste de la main.
– Je vous en prie, je tiens tout d’abord à vous remercier de nous accueillir ici, monsieur Reeves,
dit-elle d’une voix atone, en américain. Mais, tout de même, j’aurais préféré que cette histoire soit
discutée en famille.
Les traits de Dayton se figent.
Hé bien, ça commence bien… Mieux vaut que j’intervienne.
– En effet, je crois que tu peux remercier Dayton à plus d’un titre, mum, dis-je d’une voix plate
sans l’ombre d’une émotion, comme spectatrice de la scène. Non seulement parce qu’il nous
accueille pour cette charmante réunion de famille, mais aussi parce qu’il a eu les gestes appropriés
lors de la crise que j’ai eue hier, à l’ouverture du livret de famille.
Mon père toussote d’un air embarrassé et ma mère pince les lèvres.
Mais parle, maman, je t’en prie… Dis quelque chose ! Je ne sais plus où j’en suis…
Où est la maman que j’aime tant ? Celle qui me prend dans ses bras quand je suis triste. Elle sait
me consoler, expliquer. Il a suffi de quelques mots inscrits dans un livret pour que notre amour se
retrouve bousculé. Le lien paraît coupé. C’est comme si nous ne savions plus comment nous
approcher l’une de l’autre. Cela me désole et me peine.
C’est héréditaire, on dirait, ce truc de ne rien dire, histoire de faire comme si les problèmes
n’existaient pas…
Je comprends d’un coup qu’il faut qu’on perce l’abcès pour que tout redevienne comme avant ; ce
que nous désirons toutes les deux, je le sens. Même si on pleure, même si on crie, il y a des choses
qui se règlent comme ça, dans des petits psychodrames, avant qu’on se retrouve plus proches
encore, une fois l’épreuve passée.
Je prends la main de Dayton assis près de moi et la serre tendrement. Saskia est un peu en
retrait, témoin embarrassé de ce qui se joue, mais présente malgré tout. Je lui adresse un sourire
pour lui faire comprendre que je lui suis reconnaissante.
– Dayton a toute légitimité d’être là, ajouté-je d’une voix que j’espère plus douce. Je veux qu’il
sache également.
Nous nous regardons ensuite tous, sans oser mettre des mots sur ce que nous éprouvons les uns
pour les autres. Je me demande si, à un moment ou un autre, l’un de mes parents va finir par se
jeter à l’eau. Alors je donne le signal de départ en parlant en français, la langue de notre famille.
– Parlez-moi de mon frère, dis-je simplement dans un souffle, tant cette phrase me coûte.
Il y a un silence terrible de quelques secondes. Churchill traverse l’espace entre nous,
complètement inconscient de la tension de la pièce, se baladant juste de son pas de balourd pour
aller renifler les victuailles sur la table basse.
Mon père s’éclaircit la voix et mum baisse les yeux.
– Il s’appelait Alex, ma chérie, dit-il en contenant son émotion. Il est né à Philadelphie six ans
avant ta naissance, un 21 février.
Ma mère se prend la tête entre les mains. Je m’accroche à Dayton, sans me rendre compte que
j’enfonce peut-être mes ongles dans son bras. Je ne respire plus.
– Nous vivions à Philadelphie à cette époque, continue mon père. J’avais une bourse pour me
spécialiser dans une école de médecine américaine, Jane suivait des cours d’art, un peu comme les
Beaux-Arts en France. Nous étions jeunes et fous amoureux l’un de l’autre quand Alex est né, assez
rapidement après notre rencontre, mais nous savions que nous voulions passer notre vie ensemble.
Tu sais, ma chérie, on sent parfois ces choses-là au premier regard.
La présence de Dayton près de moi se fait plus dense, comme si un message silencieux venait de
passer entre nous.
– Je suis devenu interne dans un hôpital de la ville à l’époque où Alex a commencé à marcher. Je
ne sais pas trop comment nous jonglions entre nos études et notre rôle de parents, mais le fait est
que nous nous en sortions bien. Les parents de ta mère nous aidaient. Nous pouvions payer une
nourrice et poursuivre ce que nous avions à faire. Alex était un petit garçon éveillé et dynamique. Il
riait tout le temps ; c’était un véritable bonheur. Nous étions fous de lui. Tu lui ressembles
beaucoup.
– Que s’est-il passé ? demandé-je, la gorge serrée. Que lui est-il arrivé ?
– Une crise de tétanie, répond mon père. Une crise de tétanie alors qu’il était seul dans une
pièce, sans surveillance immédiate. Ta mère et moi étions respectivement pris par nos obligations et
Alex était chez une nourrice.
Une seconde, j’imagine le pire.
– La nourrice était une dame de confiance, poursuit mon père. Elle était dans la cuisine alors
qu’Alex se trouvait dans la chambre. Il jouait avec un objet qu’il avait porté à la bouche et, quand la
crise s’est produite, il s’est étouffé. Tout s’est apparemment passé trop vite pour que la nourrice
puisse intervenir. Elle aurait su comment faire, j’en suis certain, mais quand elle est arrivée, elle ne
savait pas qu’il avait avalé cet objet, et tous les gestes de secours n’ont servi à rien. On ne peut pas
tout prévenir. Malheureusement.
Il baisse la tête et prend les mains de ma mère dont le visage est ravagé par le chagrin. Je suis
toujours muette. J’attends qu’il continue de raconter cette histoire qui est celle de notre famille.
– Ça a été terrible. C’est même absurde de prononcer une telle phrase, dit mon père en secouant
la tête. Je suis médecin, et notre fils est mort de quelque chose d’apparence bénigne que j’aurais pu
éviter si j’avais été près de lui. C’est une responsabilité que je ne peux m’empêcher de porter.
Il se tourne vers ma mère. Je vois bien qu’elle souffre, qu’elle est paralysée par la douleur encore
vive en elle. Je ne l’ai jamais vue ainsi, aussi démunie. Je ne sais comment lui parler, ni même si je
dois, et je détourne les yeux.
– Ta mère a laissé tomber ses cours, ses projets, la carrière brillante qui s’ouvrait devant elle.
Nous avons très vite décidé de quitter Philadelphie. Pour nous, tout oublier, c’était partir loin. Ta
mère a accepté de venir habiter en France. Nous n’avons pas oublié, mais rien de concret n’était là
tous les jours pour nous rappeler cette tragédie que nous portions de toute façon en nous.
Il marque une pause et m’interroge du regard comme pour savoir s’il doit continuer. Je hoche la
tête.
– Et tu es arrivée, dit-il en souriant. Nous étions tellement heureux et, à la fois, nous n’osions pas
trop nous réjouir, de peur de te perdre trop tôt, comme ton frère. Alors nous t’avons choyée ; nous
avons été attentifs, peut-être trop, c’est vrai. C’était une autre vie qui commençait et elle tournait
entièrement autour de toi. J’ai ouvert un cabinet de consultation à la maison et ta mère a commencé
à donner des cours dans l’atelier. Nous avons toujours été près de toi.
Je le sais, je ne peux pas le leur reprocher. Ils ont toujours été attentifs, soucieux de mon bien-
être.
J’ai toujours eu ce que je voulais, même si, en effet, je ne pouvais aller en colonie de vacances
avec mes copines et que mes parents préféraient que j’organise des soirées pyjamas à la maison
plutôt que j’aille dormir chez des amies.
– Mais pourquoi vous ne m’en avez jamais parlé ? demandé-je d’une voix plus assurée.
Ma mère lève les yeux vers moi sans parvenir à prononcer un mot. J’ai mal pour elle ; je la vois
emprisonnée dans sa tristesse. Je comprends sa douleur, mais nous sommes toutes les deux en vie,
bon sang ! Et je dois avancer. Son silence m’agace malgré moi.
– Pourquoi vous ne m’avez jamais parlé de ce frère dont j’ai dû sentir la présence malgré tout ?
Pourquoi avez-vous préféré me faire vivre dans le secret et me surprotéger comme vous l’avez
fait ?
C’est comme si l’ombre de la mort avait constamment pesé sur moi ! Comme si vous m’aviez
empêchée de respirer en étant sans arrêt derrière moi !
Dayton passe le bras autour de mes épaules pour m’apaiser. Mon père me lance un regard
impuissant, conscient de l’énormité de l’erreur qu’ils ont faite, alors même qu’ils pensaient agir
pour mon bien. Mais c’est ma mère qui prend la parole :
– Anna, je… commence-t-elle avant de regarder mon père comme s’il allait lui souffler la suite.
Nous nous sommes trompés en pensant que c’était mieux pour toi de ne rien savoir. Nous
n’avions pas envie que tu vives avec un fantôme…
Elle baisse la tête, accablée, perdue, puis la relève. Ses yeux sont emplis de larmes.
– Tu ne peux pas imaginer ce que nous avons ressenti quand tu nous as annoncé que tu comptais
partir t’installer à New York. Nous avons compris quelle grave erreur nous avions faite en ne te
parlant pas.
Je suis abasourdie par sa réaction.
– Il était temps ! Heureusement que j’ai pris cette décision !
J’éclate littéralement sous le flot de toutes les émotions contradictoires en moi : ma tristesse,
mon amour pour mes parents, ma colère parce qu’ils ne m’ont rien dit…
– Vous m’avez caché une partie de mon histoire, mais aussi une partie de vous-mêmes, dis-je
d’une voix chevrotante. C’est comme si vous n’aviez pas voulu que je vous connaisse vraiment.
Comment avez-vous pu croire que vous réussiriez à étouffer complètement le passé ? Vous voyez
bien que même mon corps a réagi. Je n’avais jamais fait de crises de tétanie avant ! C’est bien
qu’inconsciemment je devais savoir, non ?
Je suis perdue, je ne sais plus trop ce que je dis et me mets à trembler. Dayton sent mon corps
vibrer contre le sien et se raidit, mais je sais que ce n’est pas une crise ; c’est juste la surcharge
d’émotions. J’ai tellement de questions qui s’embrouillent dans ma tête.
– Tout ce qu’on ne dit pas finit par se savoir, poursuis-je en bafouillant. Tout ce qu’on fout sous le
tapis en espérant qu’on ne verra jamais la bosse de toutes les merdes qu’on a voulu cacher.
C’est du vécu, là ! Tout tourne autour de ça, ces derniers temps !
– Quelque part, vous m’avez menti sur ma vie, sur ce que vous étiez. Vous m’avez chargée de vos
peurs, de ce que vous aviez vécu avec ce frère dont je n’ai jamais rien su. Comment croyez-vous que
je peux vous faire confiance dorénavant ? Comment ne pas imaginer que vous me cachez d’autres
choses ?
Je me lève, j’ai besoin de bouger, c’est vital. Ma mère se lève à son tour. Tout le monde a l’air
d’être monté sur ressorts, ma parole ! Mum s’approche de moi et j’explose en sanglots, devant elle
qui est aussi en larmes.
– Excusez-moi, balbutié-je entre deux hoquets, je crois que j’ai besoin d’être toute seule pour
digérer tout ça. Il vaudrait peut-être mieux que vous partiez.
Ma mère reste immobile à quelques centimètres de moi. J’aimerais tant qu’elle me prenne dans
ses bras et me berce comme elle l’a toujours fait, mais elle ne bronche pas, comme une statue
pétrifiée dans le chagrin. Elle est incapable du moindre geste, même envers sa fille en pleurs.
Avant de se diriger vers l’ascenseur avec ma mère, mon père vient serrer sa fille stupéfaite dans
ses bras.
– Il faut du temps, Anna, pour pardonner, me murmure-t-il. Je comprends. Prends le temps qu’il te
faut. Je t’aime, ma fille.
3. Recoller les morceaux
Dayton raccompagne mes parents et Saskia en bas du Nouveau monde pendant que, debout, les
bras croisés, devant la baie vitrée et la vue plongeante sur Tribeca, je rumine sans savoir
précisément quelle forme donner à mes émotions. Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur
Dayton, je me retourne et remarque son visage tendu. Je hausse les sourcils d’un air interrogateur.
– Alors ? dis-je. Ça va ?
– Tes parents n’ont pas voulu que le chauffeur les raccompagne à Brooklyn. Ils préfèrent marcher
un peu avant de rentrer par leurs propres moyens. Saskia est restée avec eux. Je suppose qu’ils ne
sont pas perdus à New York.
Je suis ennuyée que l’explication ait tourné au vinaigre, et surtout que Dayton ait été mêlé à ça et
ait été obligé d’intervenir.
Bon, après tout, c’est lui qui a proposé que cela se passe chez lui.
Il est pensif, comme s’il réfléchissait à ce qu’il voulait me dire.
– Dis ce que tu penses, Dayton, dis-je alors pour soulager tout le monde.
Il lève vers moi un drôle de regard.
– On peut dire qu’on sait maintenant de qui tu tiens, dit-il avec un demi-sourire que j”ai du mal à
interpréter.
– Ah oui ? C’est ironique peut-être ?
Je suis à cran. J’essaie de me contrôler, mais la scène qui vient de se jouer entre ma mère et moi,
qui avons toujours été si proches, m’a vraiment perturbée.
Dayton s’approche de moi, le regard soucieux, et pose ses mains sur mes bras croisés, les yeux
plongés dans les miens.
– Anna, je constate seulement que ta mère et toi avez réagi de la même façon. Vous souffrez
toutes les deux de ce secret enfoui et, malgré tout, vous ne réussissez pas à l’exprimer, à vous
retrouver dans cette épreuve. Je n’ai pas l’impression que c’est comme ça que vous allez réussir à
passer ce moment difficile.
Les larmes affleurent sous mes paupières et je hoche la tête. Le contact de Dayton est apaisant et
il calme la tempête d’émotions en moi. Là, j’ai envie de tout lâcher.
– Ton père me paraît plus sage, poursuit Dayton. Il se sent coupable, c’est sûr, mais il a compris
qu’il fallait du temps ; ce qui va jouer en votre faveur à toutes les deux. Il me l’a confié. Il n’a pas
une place facile entre deux femmes comme vous.
Il se penche vers moi pour poser un tendre baiser sur ma tempe.
– Quelles femmes ! ajoute-t-il. Bon sang, quel caractère !
Je souris malgré moi. C’est l’effet Dayton ! Je me rapproche de lui, me colle à son torse et le serre
contre moi comme si je voulais me fondre en lui.
– Je suis convaincu que se braquer n’est pas la bonne solution, me chuchote-t-il, mais c’est fait. Il
va falloir y réfléchir et sûrement laisser passer un peu de temps pour que tout ça se tasse et que
vous puissiez en parler plus calmement.
Je me tais, toujours blottie contre lui. La chaleur de son corps est communicative. Son odeur est
enivrante. J’ai envie qu’on cesse de parler de ce qu’il vient de se passer.
Ouais, c’est ça, passons à autre chose…
Mes mains se font baladeuses dans son dos, et je sais qu’il n’est jamais insensible à mon contact.
Pourtant là, son corps se raidit.
– Anna, tu ne serais pas en train d’essayer de détourner ton attention vers autre chose, là ?
murmure-t-il.
– Tout à fait, réponds-je avec un petit sourire contre son torse. Pourquoi ? Tu trouves que c’est
encore une manière d’éviter les sujets qui fâchent ?
– Je ne sais pas, dit-il en parcourant lui aussi mon corps de ses mains. Ça peut être une manière
de dénouer les tensions, en tous cas. Si tu me promets que ce n’est pas une énième fuite…
L’envie de Dayton qui m’envahit me surprend tout autant que lui. Moi aussi, je la trouve déplacée,
et pourtant elle est vitale. Comme si le plaisir qu’il est capable de me donner, celui que nous
partageons, m’était indispensable pour me sortir du tumulte de sentiments contradictoires provoqué
par la discussion houleuse avec mes parents.
– Je te promets, Dayton.
Cet homme est mon antidote.
***
– N’en veux pas trop à ta mère, Anna, je t’en prie, me dit mon père au téléphone quelques heures
plus tard. Cela fait tellement d’années qu’elle essaie d’enfouir ça. Rester ici lui est vraiment difficile.
– J’aurais juste aimé pouvoir vous voir encore une fois avant votre départ, réponds-je, la gorge
serrée, mais je comprends. Apparemment, les femmes de la famille ne sont pas très fortes pour
gérer leurs émotions.
Mon père émet un soupir affectueux.
– Mais je les aime comme ça, les femmes de la famille, dit-il d’une voix douce. Je suis d’avis de te
laisser vivre ta vie à ton rythme, Anna. Quand tu te sentiras prête pour une nouvelle discussion,
j’espère que ta mère le sera aussi. J’y veillerai, je te le promets. En attendant, elle aussi a besoin de
prendre du recul.
– Tu m’appelles quand vous êtes rentrés en France, hein, papa ? dis-je d’une toute petite voix de
fillette.
– Oui, ma chérie, répond-il, et je l’entends presque sourire de soulagement de retrouver sa petite
fille. Tu sais, je ne m’en irais pas confiant si je n’avais pas rencontré ton… petit ami, ajoute-t-il, avec,
lui aussi, un soupçon d’incrédulité dans le ton.
– Ça fait bizarre, hein ? m’esclaffé-je.
– Oui, plutôt, dit-il. C’est un homme accompli, on dirait. Sûr de lui, présent, confiant et
terriblement protecteur. Petit ami, c’est un peu léger en effet. Alors on dit quoi, ma chérie ?
J’aime la complicité tout en retenue que j’ai avec mon père. Elle compense les effusions
d’émotions que je partage avec ma mère.
– Je ne sais pas, réponds-je.
J’hésite avant d’ajouter :
– L’homme que j’aime ?
– Et j’ai comme l’impression que c’est réciproque, Anna, dit mon père avant que nous nous
quittions en nous promettant de nous rappeler très vite.
***
Le lendemain, mes parents reprennent l’avion pour la France, et, bien que l’accueil de Dayton au
Nouveau monde soit vraiment chaleureux – torride conviendrait mieux… –, je préfère retrouver
mon espace à Brooklyn et reprendre mes activités. J’en ai besoin, et je refuse que ma vie s’arrête
parce qu’on vient de m’en révéler une partie que je ne connaissais pas. Ça non ! Il m’en reste toute
une partie à inventer ! Dayton comprend. Même si nous apprécions ces moments de « fausse » vie
commune, cela nous fait aussi peur, je crois, et nous restons sur notre réserve. Nos vies sont pleines
de choses qu’on sait et d’autres qu’on découvre. Ça fait beaucoup tout d’un coup à mettre dans un
même espace.
Dayton est parti chez DayCool, et je me prépare à rentrer à Brooklyn. Churchill est déjà dans sa
caisse et miaule tout ce qu’il peut. Summer débarque à ce moment-là. Elle a peut-être entendu les
hurlements de mon félin. Elle se penche vers la caisse et gratouille le museau de l’animal au travers
de la grille.
– Tu rentres à Brooklyn ? demande-t-elle sans vraiment me regarder.
Comme d’hab, mine de rien.
– Oui, j’ai pas mal de trucs à faire, réponds-je en rassemblant ma besace et un sac d’affaires. Du
travail, des démarches administratives… enfin, faut que je me bouge.
Elle hoche la tête toujours sans me regarder.
– Ben c’était chouette quand même, hein ? lâche-t-elle.
Euh, chouette quoi ? Le secret super bien caché de mon frère décédé ? !
Je la fixe sans comprendre.
– Ben c’était chouette de t’avoir là, balance-t-elle comme si un tel aveu lui pesait.
Je souris, mais pas trop affectueusement pour ne pas la gêner. J’ai compris qu’avec Summer,
mieux vaut ne pas être trop démonstrative.
– Je pourrai venir te voir à Brooklyn ? Et Saskia aussi ? J’aimerais bien voir ce qu’elle fait, ajoute
Summer.
– Hé ! Je ne disparais pas, Summer, dis-je. Je vais revenir ici – enfin, j’espère bien ! –, et bien sûr
que tu peux venir nous voir.
– Bon ben c’est chouette alors, répond-elle. Au fait, ajoute-t-elle avant que je parte, Kathy a
appelé pour prendre de tes nouvelles. Je suppose qu’elle est au courant par Dayton de ce qu’il t’est
arrivé, et elle t’embrasse.
Je souris. Je ne suis pas seule à New York.
***
Churchill et moi retrouvons notre appartement et nos habitudes : lui, celle de ne rien faire de la
journée, et moi, de vaquer à des tâches en tous genres tout en faisant des recherches pour mon
article sur le jeu, qui n’avance pas assez à mon goût.
Je dessine et je dessine. Cette fois, ce que j’ai besoin de dire ne passera pas par les mots. Je
mélange tout ce qui est en moi : je dessine des portraits imaginaires de ce frère que je n’ai jamais
connu, des scènes de combats légendaires où ma mère et moi sommes déguisées en guerrières
mythologiques, mon père entre nous deux en dieu bienveillant, et, pour me détendre… des nus
masculins dont Dayton est l’unique modèle.
Quand je suis trop émoustillée, je balance un de ces dessins à mon amoureux en espérant que
cela le détendra, lui aussi, au milieu de ses rendez-vous et discussions avec Jeff et la NSA. En retour,
je reçois des commentaires laconiques mais parlants du style : « Tu vas voir quand je vais te
choper… » ou « Oups, si ma voisine de table de réunion a eu un aperçu de celui-ci… » ou encore «
Mmm, je vais te dévorer. ».
Sur mon blog, je m’inspire de mes démarches pour ma demande de carte verte et fais passer le
message que l’administration, eh bien, ça reste l’administration, qu’on soit d’un côté ou de l’autre
de l’océan… Je dessine une Twinkle, échevelée, au sourire crispé, en train de faire un numéro de
claquettes en Moonboots devant l’employé de l’immigration qui lui explique qu’il faudra attendre
environ trois ans pour avoir sa carte.
Trois ans ! Mais j’aurais peut-être décidé de ne plus vivre aux États-Unis dans trois ans ? !
J’ai le choix. Je peux aussi opter pour la voie extraordinaire et rassembler une dizaine de lettres
de recommandation…
– Je t’en rédige une centaine pour faire valoir tes compétences amoureuses et sensuelles, me
murmure Dayton sur un ton coquin le soir même, alors que nous venons de nous adonner au fameux
« quart d’heure sauvage ».
Ben voyons…
Sinon, il me reste le coup de la loterie pour gagner cette foutue carte verte. Moi qui n’ai jamais
rempli une grille de loto…
***
Je pourrais faire comme si de rien n’était. On sait maintenant que je suis championne dans ce
domaine. Il faut bien dire que cette affaire de secret de famille me retombe régulièrement sur la
figure, mais je suis forte, je ne me défile pas !
– Comment va ta mère ? me demande Gauthier lors d’une conversation sur Skype.
– Pas trop mal, il paraît, réponds-je, un peu coupable.
– Comment ça, « il paraît » ? s’offusque Lady Gogo qui porte sa maman aux nues et l’appelle
presque quotidiennement.
– Bon, en fait, je ne lui ai pas parlé depuis qu’elle est venue à New York. Mais je discute avec mon
père, ajouté-je aussitôt pour ne pas passer pour une enfant indigne.
– Mouais, fait Gauthier en pinçant la bouche. Tu sais ce que j’en pense, hein ?
– Oui, oui, je sais, mais je n’ai pas coupé les ponts. C’est juste que j’attends d’avoir repris ma vie
un peu en mains. En plus, mon père pense qu’elle est encore un peu trop fragile pour affronter une
nouvelle discussion.
À voir la tête de Gauthier, bon sang, je sens qu’il ne me croit pas !
– Je ne fais pas l’autruche ! m’indigné-je.
– Oui, oui, me répond mon ami avec l’envie de changer de sujet à l’approche des nuages noirs de
ma mauvaise humeur. Tu veux des nouvelles de ton ex ? Je saisis l’opportunité puisque tu ne fais pas
l’autruche…
Qu’il est finaud, celui-ci…
– Bien sûr, dis-je avec un sourire un rien forcé.
– Eh bien, Jonathan, après une petite cure de repos dans une clinique spécialisée, a été rapatrié
dare-dare en Angleterre par son papa qui, il me l’a assuré, le tiendra sous bonne garde pour qu’il se
reprenne. Te voilà rassurée, non ?
– Non mais il était temps que ses parents s’inquiètent de son cas quand même ! m’exclamé-je.
– Peut-être n’étaient-ils pas vraiment au courant… répond Gauthier. Tu racontes tout à tes
parents, toi ?
– Quand est-ce que tu viens habiter ici, mon Gauthier ? dis-je avec une voix sucrée pour contrer
l’attaque.
– Ça se rapproche, je le sens, chantonne Lady Gogo. Micha m’a mis en contact avec une
compagnie de danse installée à New York qui recherche un administrateur. Je devrais bientôt
rencontrer le directeur de la compagnie.
– Je croise les doigts pour que ça fonctionne, lui dis-je en lui montrant mes doigts emmêlés. Et
regarde, pareil avec les pieds ! lancé-je en voulant lui montrer que je suis capable de la même
prouesse avec mes orteils.
Il ne faut jamais trop parier sur son agilité et sur l’équilibre de certains tabourets de bureau…
Pas sûre que Gauthier ait eu le temps de voir grand-chose avant ma culbute en arrière.
***
Avec tout ça, je pédale dans la semoule côté article sur les dépendants au jeu. Heureusement que
les encouragements que je reçois ne sont pas tous du même ton que ceux de Claire Courtevel, ma
rédac’ chef, qui a peur que sa protégée déçoive les attentes de ses nouveaux employeurs. Comme
toujours, ses encouragements sont dignes d’un entraînement de boxeur ou des Marines.
– Quoi ? ! hurle-t-elle au téléphone. Ne me dis pas que tu patauges, Anna ! Ne me dis surtout pas
ça ! Tu es une battante, tu es une débrouillarde. Rien ne te fait peur ! Tu vas y arriver, je te dis !
C’est sûr que ça réveille de l’avoir, ne serait-ce que cinq minutes, au téléphone…
– Tu vas te remuer, Anna ! Tu vas donner le meilleur de toi-même. Tu vas les épater parce que tu
as du talent et que je crois en toi ! continue-t-elle.
Ouais, tu as surtout la trouille que je foute en l’air ta réputation au sein du groupe de presse…
N’empêche, ce genre de coup de fil a le don de me filer la pêche. Dès que je raccroche, je me
sens comme une Rambo dans la jungle de l’information.
Jeff a une autre méthode pour me soutenir. Plus douce et quand même plus durable que les
électrochocs téléphoniques de Claire Courtevel. En fait, je crois qu’on peut dire que je considère Jeff
comme mon nouvel ami américain.
***
On toque à la porte. C’est Jeff qui passe en coup de vent prendre des nouvelles.
On se demande de qui d’ailleurs : de Saskia, qui n’est pas là, ou de moi ?
Il se pose un peu pour discuter boulot et de ce foutu article dont tout le monde s’inquiète. Je lui
raconte mes entrevues avec des psys et des repentis rencontrés dans des groupes de parole.
– Et ces personnes acceptent de te parler ? me demande-t-il, sincèrement intéressé.
– C’est toujours un peu difficile, réponds-je. J’ai l’impression que les gens ont honte, peut-être
plus que pour une autre addiction, parce que ce n’est pas leur corps qui demande, qu’ils n’ont pas
de troubles de manque physiques. Il y a beaucoup de culpabilité. La plupart de ces gens ont mis leur
famille dans le pétrin. Financièrement, je veux dire.
Jeff hoche la tête d’un air concerné.
– Si tu as besoin d’aide sur le sujet, Anna, je veux bien te filer un coup de main, mais il faut que
ça reste entre nous. Pas un mot à Dayton.
Je fronce les sourcils sans comprendre.
– Pour être franc avec toi, je fais partie de ces accros au jeu, avoue-t-il en me fixant droit dans les
yeux pour observer ma réaction.
Je ne sais quoi dire.
– Ça fait des années que ça dure, poursuit Jeff. Je n’ose même plus compter. C’est comme une
maladie qui m’aurait été transmise par mon père que je suivais dans les bureaux de paris et dans
ses parties de poker. J’ai dû être contaminé.
– Mais… mais, bafouillé-je, tu joues à quoi ? C’est quoi ton truc ? Enfin je ne voudrais pas te
donner l’impression de t’interviewer pour mon article, mais…
– Mais si, si tu veux. C’est ça l’aide que je te propose, répond-il, tout à fait sérieux. Une sorte de
témoignage. Je te raconterai tout, le comment, les endroits, l’ambiance, comment on plonge,
l’incapacité de s’en sortir et les emmerdes que ça apporte.
Je suis sur le cul. Jeff ? ! Ce type si sécurisant, si fiable. Jeff, mon nouvel ami américain ? !
– Euh, oui, je veux bien, réponds-je, complètement déboussolée. Tu veux qu’on prenne une sorte
de rendez-vous ?
– Ok, Anna, mais, s’il te plaît, tu n’en parles pas à Dayton. On l’a vu, on a tous notre passé
douloureux, qu’on connaît ou pas. Moi, j’ai choisi de ne pas ennuyer Dayton avec le mien, comme il
sait mettre le sien de côté dans notre amitié. Je te fais confiance, Anna. Garde ça pour toi.
Un secret de plus donc ! Moi qui ai presque juré à Dayton de ne plus rien lui cacher ! Bravo…
Ceci étant, c’est un peu comme un secret professionnel, non ?
***
Ça n’est pas la seule idiotie que je trouve à faire au cours de ma fabuleuse campagne de
l’autruche refusant de se fourrer la tête dans le sable. On dirait que l’angoisse génère chez moi un
énorme potentiel d’imagination et d’inconscience – et de libido, Dayton en atteste…
Dayton est en déplacement – où ? On dira que je ne sais pas… –, et Saskia nous entraîne, Summer
et moi, dans une expédition nocturne dans Central Park. Cela fait plusieurs jours qu’elle travaille sur
des sculptures en terre de visages inspirés de vieilles gravures. Sculptures qu’elle compte coller à
l’aide d’une glu écologique et biodégradable sur des arbres de Central Park.
– Aucun risque d’être accusé de détérioration, c’est de l’art éphémère, nous assure Saskia. La
pluie, le soleil, tout va transformer les visages, puis ça finira par se décoller et tomber tout seul.
C’est censé rappeler ces visages qui ont construit la ville. C’est symbolique, s’exclame-t-elle avec
des grands moulinets de bras.
– Ben, je sais pas, commente Summer, mais faudrait pas dire à Dayton que j’étais avec vous.
Devant nos têtes ahuries, la miss explique avec raison :
– Vous savez pas que Central Park, ça peut craindre la nuit ?
Non, on ne sait pas, et moi, je ne veux surtout pas savoir. Surtout quand j’entends des murmures
et des pas autour de nous alors que nous collons les visages sur les troncs.
– Je suis sûre qu’on est au beau milieu de l’endroit le plus louche du parc, lancé-je à voix basse à
Saskia qui est absorbée par son « art ». Bordel, on va finir dans les faits divers, étripées dans les
bois.
Summer pouffe nerveusement, le seau de glu à la main.
La peur, ça unit et ça donne de l’énergie malgré tout. Notre travail de la nuit a vraiment de la
gueule au grand jour, quand nous revenons, le lendemain après-midi, sur les lieux de notre méfait en
compagnie de Dayton.
– Évidemment que c’est intéressant et beau, très fort, avoue-t-il à contrecœur, mais j’aurais bien
envie de vous pendre toutes les deux par les pieds à un arbre pour vous apprendre à entraîner
Summer dans un endroit pareil en pleine nuit.
Saskia et moi affichons un sourire pincé.
Les sculptures ont été photographiées et apparaissent dans un quotidien de la ville. J’ai fait ma
première page bimensuelle dans OptiWoman sur ces œuvres éphémères…
– Tu refais surface, Anna, c’est bien, me susurre Dayton en passant son bras autour de mes
épaules.
Mes yeux pétillent.
– Moi, je veux bien que tu m’attaches à un arbre, lui chuchoté-je en lui caressant le lobe de
l’oreille des lèvres, mais pas la tête en bas…
4. Rugir de plaisir
Deux jours plus tard, alors que je travaille sur ma tablette graphique pour proposer une nouvelle
page pour OptiMan, intitulée « Messieurs, quel est cet étrange animal qui vit à vos côtés ? » – en
l’occurrence, cela s’appelle une femme –, j’entends Saskia recevoir un appel et s’éclipser dans sa
chambre pour discuter tranquillement.
Toi, ma louloute, tu traficotes quelque chose…
Dix minutes plus tard, je l’entends farfouiller dans la cuisine, ouvrir des placards, puis elle
s’approche, son sac sur l’épaule.
– Dis donc, la gamelle du gros est vide, dit-elle, l’air concerné.
– C’est donc qu’il a déjà ingurgité sa ration de la journée en deux heures, réponds-je sans lever
les yeux de ce que je suis en train de faire.
Je la sens près de moi qui ne bronche pas.
– Le truc, c’est que son sac de croquettes est presque fini. Il ne tiendra pas deux jours à ce
rythme, dit-elle, et la litière, c’est pareil.
Je relève la tête et la fixe, le regard vide.
– Saskia, depuis quand tu te soucies de Churchill ? J’avais l’impression que tu étais plutôt d’avis
de mettre le gros lard à la diète et le laisser macérer dans sa litière sale pour lui apprendre la vie, à
ce pur race sur dix générations…
Je vois qu’elle cherche quoi répondre, et je me demande bien ce qu’elle trame.
– Non mais je file à l’atelier, là, répond-elle. Tu me dis où tu t’approvisionnes pour le gros et je
fais le plein en rentrant si tu veux. Comme je vois que tu es occupée, là… ajoute-t-elle en sentant
bien qu’elle n’est pas crédible pour un sou.
– O.K., dis-je avant de lui indiquer l’adresse du véto chez qui j’achète les croquettes de luxe du
pedigree et de lui donner l’argent pour rapporter un sachet.
Je finirai bien par savoir ce qu’elle manigance…
À peine est-elle partie que je reçois un appel de Jeff avec qui j’ai rendez-vous en fin de journée
pour cette fameuse « confession » de joueur invétéré.
– Euh, Anna, dit-il après le petit bavardage de rigueur. J’ai un souci pour notre rendez-vous de
tout à l’heure. On peut reporter ?
– Oui, bien sûr, dis-moi, demain, ça t’irait ?
Un silence comme s’il consultait son agenda.
Ou qu’il cherchait une excuse. J’espère qu’il ne va pas me laisser tomber !
– Ah ! Là ! Là ! C’est un peu compliqué en ce moment. On voit ça en fin de semaine prochaine, si
ça ne te dérange pas ?
– Euh non, réponds-je un peu surprise. Tu n’as pas d’ennuis ? Tu es sûr que ça va ?
– Oui, oui, t’inquiète, m’assure Jeff. Ce sera plus calme alors.
Qu’est-ce qu’ils ont tous les deux avec leurs airs énigmatiques ? Aussi bien ils sont en train de se
préparer une escapade en douce… Bon, j’ai de quoi m’occuper en attendant l’interview de Jeff. Je
dois rédiger ce que j’ai déjà recueilli comme infos.
Mon téléphone sonne, c’est Dayton. Ah ! Ça fait presque deux jours que je n’avais pas vraiment
de signes de lui. Je sais qu’il est très pris, mais quand même…
– Bonjour, mademoiselle Claudel, me dit-il dans son français à tomber raide.
– Hello, mister Reeves, lui réponds-je à la Jane Birkin.
– Comment vas-tu ? Je te dérange ? Tu travailles ?
– Oui, mais je peux bien faire une pause, dis-je en me tortillant sur mon tabouret.
– Je n’ai pas trop le temps, en fait, je suis sur le point d’entrer en rendez-vous.
Ben pourquoi tu m’appelles alors ? !
– Je voulais juste savoir comment ma beauté française allait. Au fait, tu as suivi le traitement que
t’a filé le médecin, tu sais, contre les crises ?
Non mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui avec leurs questions à deux balles ? !
– Euh non, comme tu sais, j’ai décidé d’être une grande fille et de gérer mes émotions et ma vie
de façon à ne pas en avoir besoin, réponds-je un peu sèchement.
– O.K., parfait, beauté, dit-il, sans avoir l’air de se formaliser de ma réponse. Je dois te laisser, là,
je te rappelle. Je t’embrasse.
Bon, d’accord… Ils se sont donné le mot pour se comporter bizarrement ou quoi ? Je me remets
au boulot en ruminant, un peu de mauvais poil. Dayton a quand même l’art parfois de souffler le
chaud et le froid. Je suis à deux doigts d’être agacée, et ce n’est pas le moment de me déconcentrer
et de repartir dans mes réflexions noires et vides.
Trois heures plus tard, je reçois un SMS de Dayton :
[Toc, toc !]
Ah ! Le temps des explications est venu !
Je me précipite vers la porte quand l’interphone sonne. Quinze secondes plus tard, Dayton
apparaît sur le palier en tenue Mr Rock, très sexy.
Un quart d’heure sauvage avant les explications ?
Il prend mon visage entre ses mains pour m’embrasser.
– Mmm, c’est quand même mieux que de bavarder au téléphone, non ? dit-il quand il s’écarte et
que nous rentrons dans l’appartement.
Voilà, c’est con, hein, mais il serait presque pardonné…
– Évidemment que je préfère te voir plutôt que de discuter au téléphone, lui réponds-je avec un
petit sourire. C’est juste que je ne sais pas ce que vous avez tous aujourd’hui ; vous vous comportez
de façon intrigante.
Et je ne donne pas plus de précisions, au risque de trahir le secret de Jeff et de notre interview.
De toute façon, j’ai l’impression que Dayton s’en fout. À bien l’observer, la manière dont il me
regarde et son sourire en coin, celui-ci aussi trame quelque chose.
– Bon, dis-moi, fais-je en laissant tomber les bras, amusée par son petit jeu.
Le sourire s’élargit.
– Non, mais c’est vrai, dis-je, depuis ce matin, j’ai l’impression d’être une bestiole dans la jungle
que les fauves guettent sans en avoir l’air…
Il hausse les sourcils, amusé. Son sourire, de plus en plus épanoui, est sur le point de me taper
sur les nerfs. Alors je me fige comme une gamine prête à bouder, et il éclate de rire. Il s’approche de
moi pour m’attirer contre lui.
– Tu ne crois pas si bien dire, Anna, je suis un fauve et je vais te manger.
Et ce serait moi la championne en matière de changement de sujet ? !
– Mais je préférerais le faire dans mon habitat naturel de grand fauve sauvage, poursuit-il en me
mordillant le cou.
Je me tortille entre ses bras en pouffant, puis je m’écarte d’un coup.
– Ça veut dire quoi tout ça ! lâché-je, pressée de savoir ce qu’il mijote.
– Ça veut dire que tu vas filer préparer un sac avec ce qu’il faut pour barouder dans la jungle,
parce que c’est là qu’on part, me répond-il en me dévisageant pour se délecter de ma tête d’ahurie.
***
Dans la voiture qui nous conduits à l’aéroport – voiture avec chauffeur évidemment –, tandis que
Dayton est au téléphone pour le boulot, je réfléchis à ce qu’il vient encore de se passer. Je n’ai pas
discuté. Encore une fois, j’ai fait mon sac, trop heureuse de la surprise – et c’en est encore une
puisque je ne connais pas notre destination précise ! Avec Dayton, j’ai le sentiment qu’il ne peut
arriver que de belles choses. J’aime cette façon très directive qu’il a avec moi. Le truc du « C’est moi
qui décide, fais ta valise, je t’emmène. », c’est grisant. Quelle femme ne rêve pas de ça ?
N’empêche…
N’empêche que depuis que j’ai rencontré cet homme, au moment même où j’ai décidé de prendre
ma vie en main, j’ai toujours un peu l’impression qu’il me vole une partie de cette maîtrise de ma
vie.
Une seconde, je m’interroge, mais ce n’est qu’une seconde, parce que c’est évident que le désir
que nous éprouvons l’un pour l’autre, cette chose incontrôlable, nous pousse à nous mesurer l’un à
l’autre et à nous préserver un peu aussi.
– Toi, tu es en train de cogiter, déclare Dayton en posant la main sur ma cuisse après avoir fini sa
discussion.
Comme toujours, ce simple contact m’électrise. Je secoue la tête, un demi-sourire sur les lèvres,
comme prise en flagrant délit.
– Tu penses que j’aurais dû te prévenir avant ? me demande-t-il.
C’est une question-piège ?
– Mon coup de téléphone de tout à l’heure, c’était pour savoir si tu pouvais prendre le traitement
contre le paludisme, poursuit-il sur un ton neutre. On n’est pas obligés de prendre les cachets
contre le palu dans le pays où on va, mais disons que, pour le coin où on va passer quelques jours,
c’est recommandé de prendre un traitement plus léger pendant le séjour.
– Tu n’as pas besoin de te justifier, Dayton, dis-je, embarrassée de gâcher un peu la surprise par
mes réflexions.
– Je ne me justifie pas, répond-il. Une surprise reste une surprise. Et si tu crois que je décide
pour toi, c’est que tu oublies que je fais ça parce que j’ai envie de te faire plaisir et de t’étonner.
Mais ce type lit dans mes pensées ou quoi ? !
– Et ne me dis pas que ça ne t’a pas traversé l’esprit, ajoute-t-il avec un petit sourire joueur
devant mon expression hébétée.
***
Bon, quelques jours, je crois que je vais pouvoir gérer niveau boulot, mais, au cas où, j’ai pris mes
notes pour les synthétiser. Quant à mes colocataires, humain et félin, je crois maintenant
comprendre que Saskia avait été avertie à l’avance par Dayton de notre départ et que c’est pour
cette raison qu’elle se souciait du bien-être alimentaire de Churchill. C’est vrai que son soudain
intérêt pour le chat paraissait bizarre…
Où va-ton alors ? Direction l’Afrique du Sud ! Dix-huit heures de vol jusqu’à Johannesburg – je
comprends pourquoi Dayton m’a conseillé de prendre des livres et tout mon matériel de dessin dans
mon bagage de cabine –, puis un avion privé nous emmènera dans la réserve nationale de Kruger, un
peu plus au nord.
Au passage de la douane, nous avons juste un petit souci concernant ma boîte de dessin. C’est
celle en bois que ma mère m’a offerte il y a des années, et son apparition dans mon sac alerte les
agents qui me font vider tout mon matériel et l’inspectent en détail, avant de nous laisser passer.
Dans l’avion, Dayton sourit en me voyant déballer l’objet du délit.
– C’est la première fois que je vois cette boîte, dit-il, histoire d’en savoir plus.
– C’est un cadeau de ma mère pour mes 15 ans, réponds-je en devinant aussitôt quelle va être sa
réaction.
– C’est touchant que tu la ressortes, dit-il gentiment. Je suppose que c’est parce que tu penses à
elle.
– Évidemment… Elle me manque, avoué-je sans peine.
– Tu sais, Anna, c’est important de savoir d’où on vient, ajoute-t-il avec un peu d’émotion. Tes
parents, quoiqu’ils aient pu te cacher, se sont occupés de toi et t’aiment, tu en es certaine. Moi, j’ai
dû me résigner à ne pas savoir qui je suis vraiment, ni d’où je viens. Peut-être ai-je également peur
de connaître la vérité, qui ne doit pas être reluisante. C’est une chance que tu as, et je suis content
que tu en aies conscience.
Le voyage est éreintant. Presque une journée complète pour nous retrouver à en commencer une
nouvelle à notre arrivée, dans une chaleur, certes supportable, mais nous aurions tous les deux
apprécié un peu de fraîcheur. Malgré tout, le paysage qui s’offre à nous quand nous pénétrons dans
la réserve est tellement époustouflant que nous en prenons plein les yeux. Bringuebalée dans la jeep
venue nous chercher, je n’arrive pas à trouver mes mots. Je me contente de faire des « Oh ! » et des
« Ah ! » hallucinés, en m’accrochant au bras de Dayton dont le visage est lumineux de joie.
Nous parvenons enfin au Lion Sands River Lodge. Ça n’a rien à voir avec le campement
improvisé de Robert Redford et de Meryl Streep dans Out of Africa. Luxueux – toujours et encore ! –,
l’établissement s’étale le long de la rivière Sabi, et notre suite – deux fois la surface de notre appart
de Brooklyn ! –, est située tout au bout de l’hôtel, loin des regards, la terrasse tournée vers la
rivière, la jungle et les… éléphants ! Dans la grande chambre blanche quasiment ouverte sur le
bush, le lit trône, coiffé d’une imposante moustiquaire comme un ciel de lit princier.
– Tu fais bien de décider pour moi, dis-je à Dayton en me lovant dans ses bras. J’aime ça.
– Mmm, décider… en toutes occasions ? me chuchote-t-il.
Je sens son sourire contre ma peau. Je hoche la tête doucement contre lui.
– Que dirais-tu de nous mettre en tenue d’Adam et Eve et d’essayer cette magnifique baignoire
face à la jungle ? poursuit-il sur le même ton.
– Non, mais là, tu me proposes ! Tu ne décides pas pour moi… réponds-je avec l’envie de jouer.
– Très bien, rétorque-t-il d’une voix plus ferme, alors, déshabille-toi.
Finalement, nous essayons cette fabuleuse baignoire…
***
Nous dînons aux flambeaux le soir sur la plage, au milieu des bruits étranges de la jungle, et la
fatigue nous emporte tôt vers ce grand lit qui ressemble à un vaisseau fantôme, entouré de ses fines
moustiquaires.
C’est un programme merveilleux qui nous attend pour ces cinq jours de rêve. Chaque matin, un
guide nous emmène en jeep dans la brousse pour observer les animaux sauvages. Je me remplis les
yeux et la tête de choses que je n’aurais jamais imaginé voir un jour en vrai – enfin, pas aussi vite,
pas aussi jeune… Le midi, nous bivouaquons et déjeunons au milieu des bêtes. Le visage de Dayton
se détend jour après jour. Tout son corps se remplit de chaleur et de soleil, des odeurs de cette
contrée lointaine. Le soir, sur sa peau, je sens tout ça et je le caresse pour goûter tout ce que sa
chair et sa peau ont accumulé. Nos corps s’épanouissent dans ce nouveau voyage. Nos rires ont une
autre musique. Nos regards sont plus clairs, plus intenses et nos caresses plus précises et plus…
sauvages.
Comme si le pays qui nous entoure prenait possession de nos âmes.
Je passe des heures à dessiner, à m’essayer à de nouvelles couleurs et de nouvelles techniques,
que ce paysage inconnu me donne envie de tenter. Fini les animaux domestiques croqués sur
photos, je peux vous dire que c’est autre chose de dessiner un lion quand il se trouve à quelques
mètres de vous…
– Ça te change de ton gros chat anglais, hein ? me glisse Dayton, un jour, alors que je me
concentre sur l’esquisse d’un lionceau en train de jouer près de sa mère.
– Qu’est-ce que vous avez tous contre Churchill… bougonné-je d’un air rigolard.
En rentrant de notre expédition de la journée, nous décidons de nous joindre, pour le dîner, à un
couple d’Anglais que nous croisons dans le hall de l’hôtel et avec qui nous sympathisons rapidement.
Si l’épouse a à peu près l’âge de Dayton – une superbe et élégante blonde qui a sûrement
toujours vécu dans le raffinement… à savoir pas empotée comme je peux l’être parfois –, l’homme a
bien quinze ans de plus qu’elle. Blond, le visage marqué par le soleil, les traits émaciés, on dirait
une star de cinéma de l’ancien temps.
Quand nous nous retrouvons tous les quatre, le soir, pour un dîner aux chandelles, dans nos
habits de soirée, on se croirait vraiment dans un vieux film d’Hollywood.
Pincez-moi, ce n’est pas moi l’actrice de cette scène !
J’ai passé une robe verte en tissu satiné et fluide, largement décolletée et échancrée dans le dos.
Une autre surprise que Dayton a sortie de ses bagages. Quant à lui, il porte le smoking sans
nœud papillon avec une désinvolture qui ferait penser que cette tenue lui est habituelle.
Pendant le repas, quand l’homme demande à Dayton ce qu’il fait dans la vie, mon amoureux
élude.
– J’ai la chance de ne pas avoir à devoir gagner ma vie, enfin pas vraiment, dit-il d’un air
apparemment léger mais je vois bien que le mensonge lui pèse. Alors je m’adonne à ma passion pour
la musique et je m’occupe d’une résidence pour artistes. Et vous ?
Dayton ou l’art de l’esquive… On va bien ensemble décidément !
– Je suis photographe-reporter, répond l’homme sous le regard admiratif de sa femme.
Moi aussi, j’ai l’air d’une gourde comme ça quand je regarde Dayton ?
– J’aime beaucoup cet endroit, poursuit-il. Nous venons tous les ans nous détendre ici. Je ne me
lasse pas de capturer la vie sauvage dans mon objectif.
La discussion suit délicatement son cours. Nous échangeons nos expériences et nos impressions
sur ce lieu magique, mais je ne peux m’empêcher de relever que le photographe plonge
régulièrement son regard dans mon décolleté. Au bout de plusieurs fois où je le prends en flagrant
délit, il m’adresse un sourire ravageur et j’en rougis jusqu’à la racine des cheveux, convaincue que
tout le monde autour de la table a remarqué son petit jeu. Mais son épouse n’est pas non plus
farouche avec Dayton. C’est une véritable danse de l’amour qu’elle lui fait… Si elle pouvait, elle se
mettrait à roucouler. Quant à Dayton, le bras passé sur mes épaules nues, je ne suis pas sûre qu’il
sente mon embarras, ni qu’il soit touché par les efforts de séduction de la compagne du
photographe.
Un groupe de jazz sud-africain s’installe pour animer la soirée, alors qu’on nous propose de
déguster un digestif devant le feu de cheminée. Nous nous asseyons sur les confortables canapés du
grand salon. Dayton nous abandonne au bout d’un moment pour rejoindre le groupe et discuter avec
les musiciens.
Quelques minutes plus tard, il se lance dans un bœuf avec eux, après avoir emprunté son
instrument au guitariste. L’épouse du photographe s’approche de l’effervescence musicale, fascinée
par l’aisance de Dayton et la joie qu’il prend à jouer. Moi aussi, j’aimerais beaucoup me rapprocher,
mais le photographe m’a littéralement mis le grappin dessus. Une main sur mon bras, il me retient
mine de rien.
– Anna, je suis très intéressé par ce que vous faites. Accepteriez-vous de me montrer quelques-
uns des dessins que vous avez faits pendant votre séjour ?
Dans tes rêves, obsédé…
– Euh, vous savez, ce ne sont que des esquisses, rien de bien impressionnant, réponds-je en
tentant de m’esquiver.
– Je vous sens réticente, Anna, me dit-il d’un ton plus bas, sauvage même… J’aime beaucoup cette
nature que je sens chez vous. J’aimerais beaucoup la capturer, elle aussi.
Oui, c’est surtout mon décolleté que tu aimes…
J’essaie de contenir ma gêne et la colère qui monte lentement, mais sûrement. Je jette un coup
d’œil vers Dayton, toujours pris dans sa musique.
– Vous voulez dire la capturer avec votre objectif ? En photo, c’est ça ?
– Je préférerais autrement, murmure-t-il d’une voix rauque, qui trahit tout à fait la grosse idée
qu’il a derrière la tête.
Je me lève d’un coup.
– Excusez-moi, la journée m’a épuisée. Je vous souhaite une bonne nuit, dis-je avant de tourner
les talons et de filer hors du salon en jetant des regards éperdus vers Dayton… qui ne me voit pas !
Vingt bonnes minutes plus tard, Dayton entre dans notre suite. Je suis assise sur le bord du lit à
ressasser l’épisode déplaisant avec le photographe. Quand je lève les yeux vers lui, son visage est
fermé, ses traits tendus.
Bordel, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Je me demandais si tu serais dans la chambre, déclare-t-il d’une voix froide.
Quoi ?
Je ne comprends vraiment rien à son humeur.
– Ah oui ? Et où aurais-je pu être ? demandé-je, surprise.
– Je ne sais pas. Notre copain reporter avait, lui aussi, disparu, et sa femme me collait de façon
pas très honnête. Ça sentait le coup monté.
– Tu plaisantes, là ? Tu croyais quoi ? Que j’allais suivre ce bellâtre dans sa chambre pendant que
sa bonne femme cherchait Dieu sait quoi avec toi ? Je me suis barrée, oui ! dis-je, écœurée. Ce type
n’a pas cessé de me reluquer les seins pendant tout le repas ! Tu n’as rien vu ?
– Si, j’ai bien vu, répond-il en gardant son calme. Je ne sais pas, cela aurait pu te plaire, après
tout.
Je suis debout, figée sur place devant lui, les yeux écarquillés.
– Dayton, regarde-moi vraiment, dis-je dans un souffle. Tu ne crois pas ça ?
Il plonge ses yeux dans les miens.
– Tu ne crois pas ça ? répété-je.
– Je ne suis pas le seul à te désirer, Anna, répond-il. On en a eu la preuve flagrante ce soir, non ?
Et ça me fiche la trouille, oui, je l’avoue. Ça me rend fou de jalousie. Quand j’ai vu que tu n’étais
plus là et que ce salopard non plus, j’ai imaginé n’importe quoi…
Je suis abasourdie. Je secoue la tête.
– Mais je suis avec toi, parviens-je à murmurer, le souffle coupé. Je suis… à toi.
Son regard s’enflamme d’un coup à ces mots chuchotés. Tout son corps se tend.
– Tu es à moi, Anna ? demande-t-il d’une voix chaude. Alors prouve-le-moi.
Sa voix sonne comme un rugissement bas et sauvage.
Je suis pétrifiée sur place face à Dayton. Son regard n’est pas glacial, il s’est embrasé d’un coup,
et une esquisse de sourire se dessine sur ses lèvres sensuelles. J’ai le souffle coupé par le désir qui
se réveille soudainement en moi, comme une fleur chaude dans mon ventre, et qui s’étale, s’étire
dans tout mon corps.
On joue, n’est-ce pas ?
Oui, je le sens, c’est un jeu terriblement excitant. Ça ne fait aucun doute, la magie sauvage des
lieux s’empare de nous. Nous sommes comme envoûtés. Le moment ne demande pas une étreinte
amoureuse tendre, il exige des ébats déchaînés.
Dayton cherche mon assentiment du regard, et sa voix est plus douce quand il répète :
– Prouve moi que tu es à moi.
Une seconde détonation dans mon cœur et mon corps se met à vibrer. Mes seins se tendent sous
le doux tissu satiné de ma robe. Les yeux de Dayton le remarquent aussitôt, et son sourire est
véritablement celui du fauve prêt à dévorer sa proie.
Une proie outrageusement consentante, on est bien d’accord !
– Tu es prête à me prouver que tu es à moi, Anna ? me demande-t-il encore d’une voix rauque.
– Oui, réponds-je avec le même trouble.
– Comment ? Dis-moi comment, m’ordonne-t-il presque.
« Je n’ai pas peur », me répété-je intérieurement, parce que c’est important après la petite
discussion tendue que nous venons d’avoir. Je ne dirais pas que c’était prévu depuis le début de la
soirée, mais nous devions en arriver à ce type de rencontre charnelle. Nous avons passé la soirée en
compagnie de ce couple ambigu. Le repas a été chargé niveau sensualité par les regards équivoques
de ce couple. Nous avons été l’enjeu de leurs désirs et nous avons su résister.
J’avoue que me sentir désirée toute la soirée, par Dayton sans aucun doute, mais aussi par cet
homme – tout en sachant que je ne lui céderai pas et que le trouble n’était pas partagé –, a
véritablement enflammé ma libido. Je n’en étais pas vraiment consciente, mais, à présent que le
doute a été levé pour Dayton, que ses peurs sont écartées, c’est comme si nous avions le champ
libre pour tout oser.
J’ai envie d’oser…
– Dis-moi ce que tu veux que je fasse, Dayton, murmuré-je.
Il recule d’un pas pour mieux m’observer des pieds à la tête. Un frisson me parcourt.
– Déshabille-toi et allonge-toi sur le lit, dit-il.
Bon sang, l’effet que me fait sa voix…
Je m’exécute. J’ai beau parfois m’interroger sur cette manie qu’il a souvent de décider pour moi,
c’est incontestable, j’adore quand il agit ainsi pendant nos rencontres sexuelles. Et non, je ne me
sens pas seulement sa chose, car je sais, et lui aussi, que le simple fait d’accepter de me soumettre à
ses désirs et de ne pas en avoir peur est aussi une force chez moi.
Je redresse le menton et ne le quitte pas des yeux. Je n’ai pas grand-chose à faire pour me
dévêtir, juste décrocher le dos nu de ma robe pour la laisser glisser. Alors je lève les mains à ma
nuque pour le faire.
– Attends, dit-il. Enlève ta culotte d’abord.
Oh, on s’emmêle les pédales… Le trouble peut-être ?
Je suspends mon geste, puis baisse les mains pour remonter ma robe sur mes cuisses, attrape les
bords de ma culotte et la fais glisser le long de mes jambes.
– Détache tes sandales.
Je dénoue le fin lacet de cuir qui court autour de mes chevilles et me débarrasse de mes
chaussures. Je relève les yeux vers Dayton en attendant qu’il me dicte mes gestes. Mon sexe est
moite, mes seins durs, je ferai tout ce qu’il attend de moi parce que je sais qu’il ne me laissera pas
sans plaisir. Mieux encore, le plaisir, je le sens, en sera décuplé.
– Recule-toi et installe-toi sur le lit.
Si vous me le demandez de cette voix sexy, mister Reeves…
Je m’assieds sur le bord du lit.
– Maintenant, défais le haut de ta robe et remonte le bas jusqu’à la taille.
Hum, ça se précise…
Dans ma tête, je vois exactement quelle vision je vais lui offrir ; celle d’une femme à demi-
dévêtue dévoilant sa poitrine et son sexe. Je déglutis, troublée par cette vision de moi que je vais lui
donner, rien que pour lui.
Le tissu satiné de la robe coule sur ma peau tant il est fluide. Je ressemble à une servante docile,
soumise au bon plaisir de son maître. Dayton se régale, je le vois, de mon corps ainsi dénudé.
Appuyée sur mes mains, bras tendus derrière moi, le collier ethnique que je porte vient se nicher
entre mes seins en me caressant la peau. Mes mamelons sont tellement durs qu’il m’est impossible
de cacher mon excitation.
– Écarte les cuisses, Anna, continue Dayton dont la voix se bloque d’un coup dans sa gorge.
Il n’y a pas que moi que ce jeu met dans tous ses états…
Je dévoile complètement mon sexe brillant de désir. Au souffle saccadé de Dayton, je devine qu’il
a vu, qu’il sait, qu’il se retient de ne pas me prendre. L’attente est délicieuse, mais presque cruelle
pour nous deux.
Toujours debout devant le lit, face à moi qui exhibe mon intimité humide d’envie, Dayton ôte sa
veste, qu’il laisse tomber par terre, puis c’est sa chemise qui suit le même chemin. Les yeux dans les
yeux, lui debout, moi allongée, jambes écartées, gorge nouée. Il se dévêt entièrement avec des
gestes précis et secs, comme s’il était pris par l’urgence. Son érection répond à la moiteur de mon
sexe. Son membre bat contre son ventre.
– Caresse-toi pour moi, Anna, chuchote-t-il d’une voix pressante.
Quoi ? Mais…
Devant mon regard un peu affolé, il s’adapte. Surtout ne pas briser le jeu.
– Tu sais te donner du plaisir, Anna ?
– Oui, avoué-je dans un souffle.
– Tu ne l’as jamais fait devant un homme ? demande-t-il d’une voix plus rassurante.
Je secoue la tête, presque gênée de mon inexpérience, consciente soudain de ce qu’il me reste à
découvrir et du peu que j’ai vécu.
– Tu veux bien le faire pour moi ? ajoute-t-il, sans brusquerie. Te caresser… Parce que je te
regarde…
Je croyais que les hommes ne voulaient pas de ça, qu’ils avaient peur d’être dépossédés de leur
pouvoir de donner du plaisir. Dayton est au-delà de ça. C’est moi qu’il veut, je le sais, mon intimité,
ce que je suis et ce que je fais. Il n’a pas peur de perdre quoi que ce soit. Il a confiance en ce qu’il
est, en ce que nous partageons.
Comme pour m’encourager, il s’empare de son sexe en érection qu’il commence à masser
lentement. J’ai la gorge serrée, prête à m’étouffer, tant ce spectacle m’affole et me fascine. C’est
comme à mon insu qu’à demi-allongée maintenant, une de mes mains se met à jouer avec la pointe
durcie d’un sein tandis que l’autre écarte les lèvres de mon sexe. Nos yeux jouent avec le corps de
l’autre, le parcourent avec curiosité et envie, tandis que nos mains nous caressent. Nous sommes
deux créatures possédées par le désir, aux gestes incontrôlés, uniquement destinés à nous donner
du plaisir.
– Voilà, dit-il doucement. Fais-toi du bien. Je te regarde, tu le sais et tu aimes ça. Tu es très belle,
Anna.
Mes doigts glissent sur mon clitoris tant je suis excitée. Je vais et viens entre les lèvres mouillées
de mon sexe. Des vagues de frissons naissent en corolle et se dispersent sur mon ventre, mes seins,
jusque dans mon cou, me couvrant de chair de poule. J’halète et je ferme dorénavant les yeux parce
que je sens qu’il suffirait que je regarde Dayton se caresser pour jouir brutalement.
Ce n’est pas la première fois que je me touche ainsi et je sais, comme de nombreuses femmes,
comment me donner du plaisir, mais cette expérience n’a rien à voir. Mes caresses n’ont pas le
même impact sous le regard de Dayton. Je ne veux pas jouir sans l’avoir en moi. J’ouvre les yeux et
me redresse sur mes coudes. Dayton fait aller et venir sa main le long de son érection, dénudant son
gland qui perle lui aussi de désir. Je veux lui parler, lui dire que j’ai envie qu’il me prenne, mais ma
voix se perd quelque part dans ma gorge. Oh oui, j’ai envie de son sexe, de sa force et de le sentir en
moi.
Dayton suspend le mouvement de sa main. Il s’éclaircit la voix avant de s’adresser à moi :
– Moi aussi, dit-il.
Il lit dans mes pensées…
– Retourne-toi, Anna. Sur le lit.
Je suis droguée par l’attente sensuelle. Mes membres sont lourds et j’ai l’impression de me
mouvoir dans une brume, le regard perdu. J’entends la voix de Dayton et j’obéis, me mettant en
position pour l’accueillir comme un animal aux gestes lents. Tout cela est très félin. Les odeurs de la
jungle nous parviennent depuis les fenêtres aux rideaux mouvants.
À quatre pattes, la robe satinée qui ne tient qu’à ma taille balaie la peau de mes cuisses. Je
soupire sous la caresse de l’étoffe et d’une fine brise qui court sur mon dos. Je baisse la tête pour
me débarrasser du lourd collier ethnique, puis la relève en entendant Dayton ouvrir un préservatif
qu’il doit enfiler en s’approchant derrière moi. Le lit bouge à peine quand il appuie ses cuisses
contre le bord. Sa main vient frôler ma nuque, puis dévale tout le long de mon dos que je cambre
comme un animal ravi par la caresse.
– Bon sang, Anna, tu es superbe, chuchote-t-il.
Ses mains frôlent l’arrondi de mes fesses tendues vers lui, les englobent et s’en emparent. Je ne
peux me retenir de gémir de plaisir.
– Tu es à moi, dit-il avant de passer à la vitesse supérieure.
Ses mains agrippent mes cuisses et me tirent vers le bord du lit. Il colle doucement son membre
à l’entrée de mon sexe, et je le sens peser tout d’abord lentement, avant de s’enfoncer d’un coup
totalement en moi.
Un petit cri m’échappe et je rejette la tête en arrière.
– Tu es trempée, Anna, grogne-t-il avant de se retirer, puis de me pénétrer à nouveau.
Un autre gémissement s’envole de ma gorge. Dayton passe sa main sur mon ventre, remonte
jusqu’à mes seins dont il frôle les pointes, les taquine un peu en les pinçant, son sexe toujours rivé
en moi.
Je creuse les reins, m’offre complètement à lui pour le contenir. Son sexe est gonflé à bloc et
m’emplit. Je roule des fesses contre son ventre, me poussant contre lui. Mes tempes sont brûlantes,
la sueur perle sur ma nuque et j’en veux plus, plus encore de lui.
Il le sait, il le sent. Les deux mains rivées à mes hanches, il commence à me pilonner avec
lenteur, faisant courir toute la longueur de son sexe en moi, se retirant complètement pour
m’envahir aussitôt la seconde suivante. C’est enivrant, je chavire sous ses poussées. Il me possède.
De ma gorge s’élève de petits cris comme un chant magique, que viennent rythmer ses halètements
de fauve.
Il m’attire encore plus contre son ventre et me prend de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Mes cuisses s’écartent davantage chaque fois qu’il me dévaste. Mes membres sont pris de
tremblements délicieux alors qu’il m’ouvre chaque fois plus.
Des mots me viennent en tête et je les repousse. C’est l’excitation, je sais, la chaleur et la folie de
cette contrée sauvage qui me donnent envie de l’encourager à me prendre toujours plus fort. Mais
je ne peux retenir ce qui éclate brutalement en mon ventre : un orgasme insensé crispe soudain mes
cuisses et me fait me resserrer autour du sexe de Dayton. Je crie comme ça ne m’est jamais arrivé.
Sans me soucier du silence de la nuit, de qui peut nous entendre, la jouissance se transforme
dans ma gorge en un chant primitif.
Je m’écroule sur le lit, Dayton toujours enfoncé en moi. Je suis à bout de souffle, ravagée et
comblée…
Quand la vague du plaisir se retire, je suis comme abandonnée malgré la chaleur du corps de
Dayton contre le mien. Un sanglot irrépressible me vient, des larmes coulent malgré moi sur mes
joues.
Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Je ne suis pas triste pourtant ; je suis juste excessivement satisfaite.
Dayton me couvre de son corps. Ses doigts trouvent très vite les larmes sur mon visage. Il se
retire et s’étend sur le côté, contre moi, puis prend mon visage dans ses mains.
– Anna ? Que se passe-t-il ?
J’essuie les larmes du bout des doigts et lui souris.
– Je t’ai fait mal ? J’ai été trop brutal ? demande-t-il encore, la mine soucieuse.
Je secoue la tête.
– Non, lui assuré-je d’une toute petite voix. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. C’est la première fois
que ça me fait ça. Je crois que j’ai joui tellement fort que… je me suis sentie vide ensuite. Je ne suis
pas triste, ajouté-je en lui souriant. C’est tout le contraire.
Il pose sur mes lèvres un baiser d’une tendresse qui n’a rien à voir avec la vigueur de nos ébats.
– J’ai eu peur d’avoir été trop brutal avec toi, murmure-t-il en caressant ma joue.
– Non, réponds-je avec un sourire coquin. C’était plutôt excitant. Enfin… ça m’a plu, beaucoup
même. Je sais que ce n’est pas toujours comme ça.
Il colle son corps brûlant contre le mien, encore lourd de ma jouissance.
– Je ne sais pas ce que j’avais, dit-il en souriant. Ce type, là, il m’a rendu fou. Cette manière qu’il
avait de te regarder. J’ai vraiment vu rouge. Je crois bien que j’étais jaloux. J’avais besoin de…
– D’être sûr qu’il n’y a que toi… pour moi, dis-je en finissant sa phrase.
Il répond en s’emparant une nouvelle fois de mes lèvres. Son baiser est plus passionné
maintenant.
Nous nous comprenons, c’est ce qu’il me dit en m’embrassant. Je sens son sexe toujours tendu
qui frotte contre mon ventre.
– Tu n’as pas joui, lui chuchoté-je entre deux baisers.
– Non, répond-il, le souffle court. Je voulais te donner du plaisir… fort… puis te faire l’amour…
encore, ajoute-t-il en me débarrassant de ma robe plissée autour de ma taille.
Il me fait rouler sur le dos pour me couvrir de tout son corps.
J’aime quand je le sens m’envelopper de la sorte, son corps peser sur moi et tous ses muscles
jouer sous mes mains. Je parcours son dos jusqu’à ses fesses fermes. J’aime tout de cet homme et,
chaque fois que je le touche, je m’émerveille de ce qui m’est offert.
Son bassin roule contre le mien, nos hanches se touchent, nos ventres sont pressés l’un contre
l’autre. J’ouvre instinctivement mes cuisses pour l’accueillir. Son érection toujours puissante trouve
facilement son chemin en moi. Je suis toute trempée de mon orgasme. Malgré tout, dès qu’il me
pénètre, je me sens repartir et grimper vers le plaisir, plus haut, devinant que la jouissance sera
encore plus forte, mais différente. Nos bouches se dévorent et nos sexes entament une danse faite
de roulements et d’avancées. J’aime quand son corps sur moi a des mouvements de vague. Une
vague de plus en plus ample sans qu’il s’écarte trop de moi, son sexe au chaud bougeant presque
sur place. Et plus il roule, des épaules au bassin, plus je m’agrippe à son dos et sens son érection me
remplir. Son ventre pousse contre mon clitoris et j’en tremble presque. Mes mains descendent
jusqu’à ses fesses pour le presser plus fort contre moi, quand un second orgasme explose dans mon
ventre. Dayton se redresse alors d’un coup, en appui sur ses bras, le dos creusé, la tête rejetée en
arrière, bouche entrouverte sur le souffle en suspens, et il jouit.
Cela semble durer des secondes et des secondes. Les paupières closes, il paraît même souffrir,
mais c’est une idée fausse, comme celle que mes larmes de tout à l’heure ont donnée.
J’attrape son visage entre mes mains quand son corps s’assouplit pour s’allonger contre moi. Je le
regarde droit dans les yeux, puis je l’embrasse comme jamais je n’ai embrassé un homme. De toute
mon âme. Il arrive parfois que le désir, le plaisir et l’amour qui les fait naître soient si forts qu’ils en
paraissent presque insoutenables… mais c’est parce qu’ils sont extatiques.
5. Blue tattoo at the Blue Note
Un nouveau jour se lève sur la jungle sud-africaine après cette nuit passionnée qui a marqué un
tournant dans l’histoire charnelle qui me lie à Dayton.
Au matin, nous sommes plus complices, et nos jeux sauvages nous ont rendus encore plus
tendres et plus proches que nous ne l’étions déjà. Cette contrée magique a véritablement pris
possession de nos âmes. Quand nous croisons, en route pour la dernière expédition de notre séjour,
le couple équivoque de la veille, nous les ignorons avec la superbe de guerriers primitifs dédaignant
un ennemi négligeable. Bon, passons les comparaisons romanesques, nous sommes follement
amoureux, quoi.
C’est tout et c’est merveilleux ! Parce que jamais, jusqu’alors, je n’avais ressenti cette force que
me donne ce que je vis avec Dayton. Jamais je n’avais connu ce truc qui fait qu’on a l’impression
d’être invincibles, intouchables et… terriblement sexy vingt-quatre heures sur vingt-quatre !
Quelque chose s’est passé que je ne saurais définir précisément, mais ça se sent et les autres le
voient. À l’aéroport, on nous scrute en douce, comme si nous étions Angelina et Brad en vacances
incognito. Les hôtesses de l’air, quand elles s’occupent de nous, ont des gestes maladroits comme si
notre sex-appeal était trop puissant pour qu’elles parviennent à tenir un plateau droit ou à parler
sans bafouiller. Évidemment, ça me fait sourire.
– On peut savoir ce qui vous rend aussi jolie tout d’un coup, mademoiselle Claudel ? me demande
Dayton dans son français à craquer.
– Tu veux parler de cette espèce de nuage rose et parfumé qui nous entoure en permanence et
qui rend tout le monde un peu stupide ? réponds-je toujours avec le même sourire de bonheur.
– Ah ! C’est ça ? dit-il en prenant un air un peu frustré. Je croyais que tu repensais aux nuits
torrides que ton roi de la jungle t’a fait vivre.
Non mais franchement…
***
En rentrant à l’appart de Brooklyn, je suis au moins certaine que mon fauve anglais aura eu à
manger pendant ma semaine de safari – puisque Saskia s’est si sincèrement préoccupée de sa
réserve de vivres avant mon départ…
Une semaine dans la jungle n’a eu aucune prise sur le temps à New York. Pour Saskia,
visiblement, ces jours sont passés en un claquement de doigts. Un sacré claquement de doigts,
façon Broadway !
– J’ai été super occupée par mon projet, dit-elle en se posant avec moi en fin de journée.
Je suis encore toute déboussolée par le long voyage, avachie sur le canapé, écrasée sous les kilos
d’amour de Churchill. Malgré tout, je sens bien que mon amie crève d’envie de me raconter quelque
chose.
– Ah oui, super occupée ? Comment au juste ? demandé-je pour l’encourager un peu.
– Ben, les toiles que je fais de Jeff, ça avance bien. Je suis assez satisfaite du résultat, répond-elle
sans lever les yeux de ses genoux qui ont l’air dignes d’un intérêt surnaturel.
– C’est bien, réagis-je mine de rien, un peu amusée quand même. Et sinon, tu as les plus beaux
genoux du monde ou c’est seulement que tu ne veux pas me raconter ce qu’il se passe avec Jeff ?
Elle relève la tête d’un coup.
– Rhooo, incroyable, comment tu as deviné ? fait-elle avec un sourire qui lui remonte jusqu’aux
oreilles.
Je lève les yeux au ciel en faisant une bille de clown.
Comme si je ne connaissais pas ma copine par cœur…
– Si tu veux vraiment savoir, commence-t-elle sans même me laisser le temps de lui répondre, eh
bien, je crois qu’on est passés aux choses sérieuses. C’est vrai qu’on jouait à se séduire, même si je
te promets qu’au début, mon intérêt était purement artistique !
Ouais, mon œil…
– Et je crois que Jeff est sincèrement intéressé par mon travail, poursuit-elle. Mais bon, c’est vrai
que peindre un homme nu qu’on trouve attirant, c’est troublant.
– Je ne veux connaître aucun détail qui pourrait me gêner en présence de Jeff, interviens-je en
agitant les mains pour l’arrêter.
– Tu as tort, ça vaut le détour, répond-elle avec un petit sourire coquin. Enfin, bref… au bout de
quelques verres pris ensemble, de longues discussions, eh bien, ça s’est passé comme tout le
monde, je crois… On a fini par aller plus loin, et j’avoue que je suis vraiment épatée par mon
comportement, Anna, parce que, je te jure, je n’ai pas fait de rentre-dedans à ce mec, comme tu as
déjà pu me voir le faire.
– Je te crois, Saskia, réponds-je en lui souriant. C’est parce que ce n’est pas un mec comme ceux
que tu as déjà rencontrés, non ? Rien à voir, en fait.
Et là, je laisse Saskia me lister les innombrables qualités de cet homme dont je sens qu’elle est en
train de tomber amoureuse… vu la longueur de la dite liste.
***
Juste le temps de me remettre du décalage horaire – et de poster quelques esquisses d’animaux
sauvages sur mon blog en faisant passer Twinkle pour une Karen Blixen des temps modernes –, et
nous convenons d’un rendez-vous rapide avec Jeff pour qu’il me parle de son expérience de joueur
invétéré. Saskia et Dayton ne sont pas au courant de cette discussion. Je ne sais pas pour Jeff, mais
je me sens un peu coupable de me retrouver encore une fois à dissimuler quelque chose aux
personnes que j’aime.
On avait dit que j’arrêtais, non ?
Cette fois, dès qu’on entame la discussion, Jeff a l’air nerveux, beaucoup moins détendu que la
dernière fois où nous avons abordé le sujet.
– C’est une saloperie, le jeu, lâche-t-il avec une expression amère.
– Oui, j’ai cru comprendre, dis-je sur un ton neutre mais compréhensif.
– Franchement, je me demande si je ne préférerais pas être accro à la dope ou picoler, continue-t-
il avec la même aigreur. Le corps, tu dois pouvoir le sevrer, mais là, c’est cette putain de tête qui ne
veut rien entendre…
– Mais je suppose qu’il y a quelque chose de physiologique dans cette dépendance, une zone
cérébrale qui est stimulée, des sensations physiques aussi pour toi. Le plaisir que tu y prends, tu
peux m’en parler, Jeff ?
– Ouais, je pourrais t’en parler des heures, Anna ; surtout quand je suis dans une bonne période,
que le gain appelle le gain, que tout ce que je touche me rapporte du blé, que tous les chevaux
courent pour moi et que j’ai l’impression qu’une main divine distribue les cartes pendant la partie.
Je suis sur la réserve. Jeff a vraiment l’air tendu. Ça se voit sur son visage et dans ses gestes, plus
nerveux que d’habitude.
– Je peux te parler aussi de ce qu’on ressent physiquement quand c’est tout le contraire qui se
passe et qu’on est incapable de se raisonner, poursuit-il les lèvres pincées. Quand chaque perte que
tu encaisses te pousse à tenter ta chance une fois de plus, histoire de te sortir de la dernière
mauvaise passe. Tu te dis que cette fois, ça va marcher, mais tu t’enfonces chaque fois plus. Et là,
ton cerveau se met à fonctionner à l’envers. Alors que dans la vie normale, si on peut dire, tu as les
pieds sur terre, tu prends les bonnes décisions pour les autres, là, tu te retrouves à nier la réalité.
C’est presque mystique, tu comprends ? Comme s’il fallait que tu tombes toujours plus bas.
J’avoue que je suis perdue. Je comprends bien que son monologue exprime une certaine détresse,
mais tout cela reste flou. Alors je joue la carte de l’amitié.
– Jeff, tu as des emmerdes en ce moment ? demandé-je avec beaucoup de précaution et de
compassion.
Jeff se prend la tête à deux mains, les doigts crispés dans ses cheveux.
– C’est la merde, Anna, parvient-il à articuler. Je me suis foutu dans un putain de pétrin avec les
gens qu’il ne faut pas. Des types qui se foutent de l’addiction au jeu, je peux te l’assurer. Des mecs
qui ne rigolent pas avec l’argent qu’on leur doit.
Je suis bouche bée, je ne sais pas quoi dire d’autre qu’une énorme connerie :
– Jeff, si tu as des ennuis, tu ne crois pas que tu peux en parler à Dayton ?
Jeff devient blême, et je sens qu’il est prêt à se lever et à décamper de l’appartement.
Eh bien, bravo Twinkle…
– Surtout pas, Anna, me dit-il en se levant effectivement pour prendre congé, ni à Saskia ! Ils me
font confiance et je les trompe sur ce que je suis. C’est à moi de me sortir de ce merdier, sans que
cela les touche.
Je suis sur le point de lui demander pourquoi il se confie à moi, quand il me donne l’explication
lui-même.
– Quand tu m’as parlé de cet article que tu devais écrire, j’ai pris ça comme un signe, Anna,
confie-t-il. Je me suis dit : « Voilà, c’est le moment d’en parler à quelqu’un de confiance. ». J’étais
convaincu que le fait de m’entendre te raconter cette dépendance m’aiderait à en prendre
conscience et à m’en détacher. Mais, soit c’est arrivé trop tard, soit… je ne suis qu’un homme faible
incapable de se défaire de ses mauvaises habitudes…
Je suis bouleversée par ce qu’il m’avoue et aussi par la confiance qu’il a en moi, mais je me sens
impuissante. Je voudrais tellement l’aider. Je me lève avec l’envie de le prendre dans mes bras pour
lui assurer que je suis là malgré tout, mais il se défile, honteux, en m’assurant qu’il m’appellera
bientôt pour fixer un nouveau rendez-vous pour mon article. Après son départ, je dois batailler avec
moi-même pour ne pas avertir Dayton que son ami a des ennuis, mais j’ai donné ma parole… et je
m’en mords les doigts.
Si j’avais su…
***
Alors je garde ce secret et, comme d’habitude, je me plonge dans le travail en ponctuant ces
périodes de création et de rédaction par les apparitions surprises de Dayton. Il est de toute façon
très pris par les répétitions avec le groupe – ce qui m’évite de me retrouver en position de lui cacher
quoi que ce soit… Three Points Circle doit donner un concert avec d’autres groupes au Blue Note le
soir du 11 septembre, dans le cadre des commémorations. C’est un hommage en musique aux
victimes qui tient beaucoup à cœur à Dayton, évidemment. Il a écrit plusieurs nouvelles chansons
pour l’occasion.
Par contre, c’est plus difficile d’affronter Saskia au quotidien. Ce qui m’aide, c’est qu’elle semble
flotter sur un petit nuage rose que je connais bien, découvrant peut-être pour la première fois ce
que c’est que d’être vraiment amoureuse d’un homme – dont elle ne sait pas tout…
Le soir du concert, je retrouve Dayton au Blue Note, un célèbre club de jazz de Manhattan où les
plus grands musiciens de l’histoire ont joué, mais qui s’ouvre dorénavant à d’autres genres de
musique. L’endroit est bondé, et je m’installe à une table bien en vue de la scène afin de ne rien
manquer de la prestation de mon amoureux. Seul bémol à la soirée, Petra chante avec le groupe ce
soir… Depuis l’histoire de la fugue de Summer et le sale coup qu’elle m’a fait en me conseillant de
me fringuer comme une traînée pour soi-disant plaire à Dayton, je ne l’ai pas revue.
Franchement, elle ne m’a pas manqué !
Et la voilà qui déboule à ma table, profitant sans doute que le groupe est en coulisse pour venir
me balancer son venin.
– Salut, Anna, dit-elle, debout près de moi, je peux m’asseoir cinq minutes ?
Non ! Dégage !
– Bien sûr, dis-je d’un air pas vraiment engageant en lui désignant la chaise libre.
Poison Ivy s’installe, visiblement dans ses petits souliers. Je me dis que le temps des excuses est
peut-être venu. Je ne me trompe pas.
– Anna, je voulais te présenter mes excuses, dit-elle sans détourner le regard.
O.K., merci, au revoir.
– Je me suis comportée comme une imbécile avec toi, poursuit-elle avec apparemment le désir de
me sortir le grand jeu. J’ai dû avoir peur que tu me fauches tout d’un coup mon ex et copain,
Summer et la relation qu’on avait, et puis j’ai tout fait merder.
Certes…
Je ne décroche toujours pas un mot. Excusez du peu, mais je ne suis pas du style à tendre l’autre
joue. J’ai parfois le pardon un peu long et une mémoire d’éléphant…
– J’ai appris ce qu’il t’est arrivé, l’histoire de ton frère, ta crise de tétanie, continue Petra qui ne
veut pas lâcher l’affaire. Sacré coup dur… Je n’avais vraiment pas besoin d’en rajouter. Enfin, je ne
pouvais pas vraiment savoir non plus, hein ? En tout cas, bon, je suis désolée. Je compatis vraiment,
Anna.
Je m’interroge soudain sur le brusque changement d’attitude de la demoiselle. Se serait-elle fait
remonter les bretelles par Dayton ? Et qui donc lui a raconté toute cette histoire ? Summer ? Bref,
peu importe, pourvu qu’elle se casse.
– O.K., merci, Petra, réponds-je du bout des lèvres, en espérant qu’elle a fini son petit numéro de
repentie.
Elle comprend le message et se lève.
– Au fait, je quitte le groupe, ajoute-t-elle. Je ne sais pas si tu es au courant. Je rejoins mon copain
en Suède. On va monter un truc là-bas.
Peu importe le « truc », super ! En fait, elle voulait juste remettre les compteurs à zéro avant de
partir…
– Alors bonne chance, dis-je pour clore l’entrevue.
– Oui, toi aussi, me répond-elle. Je vous souhaite plein de belles choses avec Dayton.
Je suis bien obligée de reconnaître qu’elle a fait l’effort du geste de réconciliation. Mais avec ce
qu’il s’est passé entre nous, il m’est un peu difficile de verser dans le sentimentalisme avec Petra.
Nous nous quittons donc sur deux splendides sourires forcés.
Quelques minutes plus tard, elle réapparaît, mais sur scène cette fois, et sa présence est
largement éclipsée par celle de mon amant sexy… Je suis subjuguée comme le soir où je l’ai vu pour
la première fois au Duc des Lombards. La différence – l’énorme différence ! –, c’est que je suis la
nana du guitariste et chanteur du groupe. Ce qui fait de moi une sorte de groupie qui pose un
regard enamouré et propriétaire sur cet homme que toutes les femmes convoitent.
C’est mon mec…
Mon regard se balade sur son corps, que je connais nu dans l’intimité. Je savoure ses attitudes et
ses expressions qui, même si elles me sont familières dorénavant, me font toujours un effet du
tonnerre. Mon corps est parcouru de frissons et mon cœur s’emballe quand il chante l’amour. Cette
fois, j’ai réellement l’impression qu’il parle de nous. D’autant que, par moments, il lance des regards
langoureux et sensuels dans ma direction…
Le concert se finit sur une chanson très émouvante, « Brave New World », qu’il fredonne souvent
et dont, je suppose, il s’est inspiré pour baptiser son immeuble de Tribeca. Le groupe sort de scène
sous les applaudissements et les acclamations de filles surexcitées.
Dayton me rejoint à ma table une petite demi-heure plus tard. Il irradie de bonheur. Jouer en
public le transforme vraiment. Quand il m’enlace et m’embrasse, je sens des regards jaloux se poser
sur nous.
Nous ne profitons malheureusement pas assez longtemps à mon goût de cette intimité car, très
vite, un homme d’une cinquantaine d’années, aux allures de vieux cowboy qui en a vu d’autres, vient
se poster près de notre table avec l’envie évidente d’échanger avec Dayton.
– Chapeau, mon gars, lance-t-il en guise d’introduction. Sacré concert !
– Merci, répond Dayton, tout sourire et jamais méprisant envers ses fans.
– Non, vraiment, vous assurez, continue le type. Je m’y connais, je fréquente pas mal les clubs. Je
suis aussi de la partie, je joue de la guitare.
Puis le type tire une chaise voisine et s’installe à notre table de manière désinvolte.
– Je ne veux pas vous déranger, mais j’ai une question à vous poser, dit-il ensuite. La dernière
chanson que vous avez chantée ce soir, « Brave New World », sans indiscrétion, vous la tenez d’où ?
Dayton est surpris par la question.
– C’est moi qui l’ai composée, s’esclaffe-t-il. J’ai l’impression de l’avoir toujours portée en moi.
Le vieux musicien prend un air intrigué.
– Ah ouais ? fait-il. Je voudrais pas vous paraître grossier ou quoi, mais cette chanson, j’ai plutôt
l’impression de la connaître d’ailleurs. Et pour cause, je l’ai composée moi-même il y a plus de
trente ans… Les paroles ne sont pas tout à fait les mêmes, certes, mais pour ce qui est de la
mélodie, j’en mettrais ma main à couper que c’est la mienne.
Je regarde Dayton dont le visage se décompose. Je ne sais si c’est de colère ou de honte. Il
n’aurait pas piqué la composition d’un autre musicien quand même ? Le vieux gars remarque bien la
tête que fait Dayton et il n’a pas l’air d’être venu chercher des histoires.
– Ah, excusez-moi, je ne me suis pas présenté avec tout ça. Rob Pieters, dit-il en tendant la main à
Dayton.
– Dayton Reeves, répond Dayton en répondant à sa main tendue.
Quand les deux mains se rencontrent pour s’adonner à la poignée virile de rigueur, Rob Pieters
tend sa main gauche pour saisir le poignet droit de Dayton et le tourner un peu vers l’extérieur,
dévoilant le tatouage discret mais bien présent à cet endroit.
Trois points et un cercle.
– Hé ! Marrant, ça ! s’exclame Rob Pieters. Il semblerait qu’on ait le même tatouage !
Il remonte alors la manche de sa chemise pour dévoiler le même motif tatoué sur sa peau.
Pendant quelques secondes sans fin, nous fixons tous les trois en silence les deux tatouages
identiques. Le visage de Dayton se décompose. Il a l’air complètement bouleversé. Quel mystère se
cache derrière ce tatouage dont il n’a jamais voulu parler ?
Volume 5
1. Trois points et un cercle

Dayton et Rob Pieters, le vieux musicien que nous venons de rencontrer, se dévisagent sans
broncher.
Merde, qu’est-ce que ça veut dire ? !
Assise entre les deux hommes, au milieu de la foule bruyante du Blue Note où Three Points
Circle, le groupe de Dayton, vient de donner un concert, j’ai l’impression que mon cerveau est
paralysé. Je regarde cet inconnu qui s’est incrusté à notre table pour perturber notre moment de
bonheur. Ce type qu’on ne connaissait pas il y a cinq minutes et qui décrète que la chanson que
Dayton vient d’interpréter sur scène est de sa composition et pas de celle de mon amoureux…
– Visiblement, c’est la première fois que tu vois un autre tatouage comme le tien, dit Rob Pieters
qui passe aussitôt au tutoiement, comme si le point commun qu’il venait de se découvrir avec
Dayton en faisait un familier.
Dayton se contente de secouer la tête. Instinctivement, il pose sa main gauche sur le tatouage
pour le cacher, comme il le fait souvent quand il se rend compte que quelqu’un le remarque ou
l’interroge à ce sujet – exactement comme il l’a fait le soir de notre rencontre.
– Tu n’as aucune idée de ce que ce tatouage signifie ? demande Rob Pieters, l’air incrédule.
Dayton est muet. J’observe son visage qui ne révèle rien de ses émotions. Moi qui ai cru tout
d’abord que le problème était simplement le plagiat d’une chanson, je comprends soudain que ça n’a
rien à voir ou, en tout cas, que c’est bien plus que ça.
Réveille-toi, Dayton. Parle, bordel !
Derrière les traits séduisants de mon homme, je sens à nouveau une bataille qui fait rage. Ça
faisait un moment que cela n’était pas arrivé, avec toutes mes histoires, notre voyage et son agenda.
C’était trop beau… Je croyais qu’on en avait fini avec les pensées sombres qui se télescopent dans
son cerveau.
Je pose la main sur la sienne. Sa peau est comme de la pierre sous ma paume. Je voudrais le
réchauffer, le rassurer, mais Dayton me paraît loin, perdu dans ses pensées et ses peurs. Le visage
buriné du vieux cowboy, Rob Pieters, est perplexe. C’est vrai que c’est un peu perturbant, ce jeune
type qui perd la parole d’un coup.
– Bon, je veux pas te remuer avec tout ça, mon vieux, lâche Rob avec une mine ennuyée. Je dois
t’avouer quand même que je me suis pointé ce soir parce que le nom de ton groupe m’intriguait. Ça,
je peux pas le cacher, mais tu sais quoi ? Je vais aller nous chercher un verre à tous. Quand je
reviens, si tu veux pas qu’on parle du tatouage, on parlera musique et ça m’ira tout à fait.
Dayton hoche la tête sans prononcer une syllabe.
Oh mais non ! J’aimerais en savoir plus, moi, maintenant !
Rob Pieters se lève après nous avoir demandé ce que nous voulons boire. Il a à peine fait deux
pas que je me penche vers Dayton en lui prenant les deux mains.
– Dayton, youhou ? La Terre appelle Dayton ? Il se passe quoi, là ? demandé-je, à la fois inquiète
et abasourdie de voir mon amant complètement vidé de sa prestance.
Son regard est vide, son visage toujours immobile. C’est à peine s’il cligne des yeux. On dirait
une statue de cire.
Une statue de cire très sexy, O.K…
Puis je le vois déglutir. Les tendons de son cou sont raides comme des câbles, ses mâchoires sont
crispées et il tourne vers moi un regard illisible : trouille, colère, froideur ?
Merde, donnez-moi le décodeur…
Je lève une main vers son visage et lui caresse la tempe.
– Dayton, ça va ? murmuré-je, la gorge à présent serrée.
À mon contact, il semble reprendre vie. Il se redresse d’un coup, appuie fermement ses coudes
sur la table et passe les mains sur son visage comme pour se débarrasser des dernières minutes qui
se seraient gravées sur sa peau. Il va falloir qu’on commence quelque part – et vite, avant que le
cowboy solitaire ne revienne… –, car j’ai l’impression que ça doit être un sacré bordel dans la tête
de Dayton à l’heure qu’il est.
– O.K., commencé-je. Bon, cette chanson, là, « Brave New World », elle te vient d’où ?
Et je me reprends aussitôt :
– Attends, je ne suis pas en train de dire que tu l’as piquée, mais tu as dit à ce type que tu avais
toujours eu l’impression de la porter en toi. « Toujours », ça veut dire quoi ? Depuis l’adolescence ?
Depuis que tu composes ? Quand ?
Je capture son attention et je ne vais pas la lâcher. Les yeux rivés aux miens, je vois qu’il est en
train de réfléchir. Je n’ai pas rompu le contact entre nos mains.
– Ça veut dire depuis toujours, Anna, dit-il d’une voix qu’il semble être allé chercher au centre de
la terre. Je crois même que c’est mon premier souvenir. Je la fredonnais tout le temps. J’inventais
des paroles sur cette mélodie et c’est Graham, mon père adoptif, qui l’a posée pour la première fois
en notes sur le piano de la maison.
Il marque une pause pour faire la synthèse de ce qu’il vient de me confier.
– Ça voudrait dire que c’est une chanson que j’ai entendue dans ma petite enfance, assez souvent
pour la fredonner sans arrêt et avoir l’impression finalement de l’avoir composée ?
– Ce dont on peut être sûrs au moins, dis-je en le sortant de ses pensées dans lesquelles je ne
veux pas qu’il s’enferme à nouveau, c’est qu’il existe un lien entre la chanson, ce Rob Pieters et ton
tatouage.
Dayton joint ses mains devant sa bouche en inspirant profondément. Ses muscles jouent sous la
peau de ses avant-bras, et je retrouve, dans cette attitude de retour au calme et à la maîtrise de soi,
l’homme que j’aime : solide, fort, qui ne craint rien, qui va de l’avant.
Après tout, lui aussi a droit à ses moments de faiblesse !
– Ça ne fait aucun doute, évidemment, dit-il d’une voix plus affirmée.
– Ne me dis pas que tu n’as pas envie d’en savoir plus ? lui demandé-je.
Il lève sur moi un regard à la fois surpris et moqueur.
– Tu ne vas pas me faire la leçon sur le fait d’affronter ce qui dérange, non ? dit-il, avec un petit
sourire.
O.K., bien vu. Je suis très mal placée pour donner ce genre de leçon, en effet…
Je prends un air un peu stupide, prise en faute, et il me sourit en me caressant tendrement la
joue. Il a repris le contrôle. Je soupire de soulagement.
– Que veut dire ce soupir, mademoiselle Claudel ? me demande Dayton en français.
– Un instant, de te voir complètement ailleurs, j’avoue que j’ai eu la trouille, réponds-je avec un
petit sourire. Là, ça va mieux.
– Je ne suis pas en béton armé, tu sais, Anna, dit-il, même si tu aimerais bien…
Il y a un sous-entendu, là ? !
Oh oui, sûrement, vu son sourire satisfait devant ma mine ahurie. C’est fou comme le fait
d’évoquer cette relation si charnelle et passionnée qui nous lie lui permet de refaire surface dans
toute son assurance. Voilà quelque chose de tangible, de solide et d’incontestable, cette attirance
animale…
– Je savais qu’un jour, cela arriverait, poursuit-il, que le passé me rattraperait. Je n’ai jamais
voulu vraiment le fuir, c’est plutôt lui qui m’a filé entre les doigts. À l’époque où j’ai tenté d’en savoir
plus en pénétrant le serveur des services sociaux, je suis tombé dans un cul de sac. Je n’étais qu’un
gosse qu’on abandonne sans rien d’autre qu’un prénom, une guitare, un tatouage et des
cauchemars… Voilà ce que je suis depuis toujours. J’ai apparemment ce soir l’occasion d’en savoir
plus sur ce petit garçon. On a mis ce Rob Pieters sur mon chemin. Il est inconcevable que je me
défile. C’est juste perturbant de se dire que voilà, le moment est venu. Je crois que je viens de voir
toute ma vie se dérouler devant mes yeux, comme si j’allais mourir, conclut-il avec un petit rire
nerveux.
Sûrement pas ! !
La main sous la table, je touche par superstition un des pieds en bois.
Nous repérons tous les deux Rob Pieters qui slalome vers nous entre les tables, en rapportant nos
verres.
– J’espère juste que ce n’est pas un mirage ou une fausse joie, murmure Dayton alors que le vieux
cowboy approche.
Je pose la main sur la sienne et la serre tendrement. Je suis là, prête à faire front et à encaisser
avec lui.
Rob dépose nos bières, se rassied comme si on était venus tous ensemble, appuie ses coudes sur
la table et son menton sur ses mains jointes, avant de plonger son regard dans celui de Dayton. Il
hausse les sourcils en signe d’interrogation silencieuse, et Dayton hoche la tête d’un air assuré pour
répondre au vieil homme.
C’est parti…
Rob s’éclaircit la voix avant de demander :
– Tu as quel âge, mon gars ?
– 31 ans, répond Dayton.
Le vieux musicien semble effectuer un calcul de tête.
– O.K., fait-il. Tu veux savoir d’où me vient ce tatouage ?
Dayton hoche la tête.
– Je vais être obligé de te raconter un peu mon histoire, commence-t-il avec un sourire d’excuse
auquel Dayton répond par un autre engageant. Je viens de la campagne et je peux t’assurer que je
n’aurais jamais imaginé finir, à plus de cinquante balais, à New York, mais je savais que je n’allais
pas croupir avec un brin de paille au coin du bec à jouer de la guitare sur une botte de foin ou pour
les bouseux du village. Je te passe le nom du trou perdu de l’Oklahoma d’où je viens, j’en suis sorti à
20 ans tout juste. J’ai pas fait d’études, mes parents avaient pas le blé pour. Ils voulaient juste que je
rapporte de quoi manger à la maison, et ils m’avaient fichu à l’usine. Tu vois, on m’avait prévu une
belle petite vie bien pourrie… Oh c’est sûr que j’aurais certainement trouvé une blonde pour me
faire des gosses et me préparer la gamelle pour l’usine, mais c’était pas ce que je voulais. Mon truc,
c’était la musique, et j’avais aussi en tête que ce que le monde proposait en général était pourri, tu
vois, que c’était pas seulement les idées de mes parents. Y’avait des choses à changer, et c’était
possible si on décidait de vivre autrement. Alors j’ai fait mon baluchon et je suis parti sur la route en
me disant que je réussirais bien à percer en jouant dans les bars, qu’on finirait bien par me
remarquer. Je partais avec un handicap. On est d’accord, les années 80, c’était plus trop country et
blues, mais y’a toujours un public pour une bonne mélodie et un gars qui sait se servir de sa guitare.
Rob s’envoie une bonne gorgée de bière. Je sirote la mienne parce que j’ai comme l’impression
qu’on est partis pour une histoire qui va durer des plombes.
Je suis à deux doigts de dire au vieux musicien de passer la seconde, mais, en jetant un coup
d’œil à Dayton, je me rends compte qu’il est attentif.
Je sors mon bloc à dessin et ma trousse et commence à griffonner des portraits de Rob Pieters
pour capturer ce moment unique, tout en l’écoutant parler.
– Ça n’a pas mis longtemps avant que je commence à crever la dalle, continue Rob Pieters. Et
j’étais pas allé très loin ! J’étais dans le Missouri quand je suis tombé sur une bande de marginaux.
En fait, pas si marginaux que ça, étant donné qu’ils vivaient en groupe avec des règles et tout ça.
Moi, j’étais tout seul. Ils m’ont filé à bouffer et m’ont vraiment accueilli parmi eux sans me poser de
questions.
– C’était une sorte de communauté ? interviens-je, voyant que Dayton a décidé de rester muet le
temps de l’histoire de Rob.
– Ouais, tout à fait, répond le vieux musicien en se tournant vers moi. Au début, je voyais juste
des gens comme moi, jeunes pour la plupart, qui avaient décidé de vivre sur la route et qui se
posaient de temps en temps dans une bicoque. C’était ça, oui, une communauté, je l’ai compris
assez vite, des sortes de hippies des années 80.
– Mais les hippies, ça remonte à plus loin, non ? demandé-je.
– Sûr, répond Rob, mais tu sais, il existe toujours des rescapés, des idéalistes, et ça, y’a pas
d’époque pour. Alors oui, je suppose que c’était une sorte de hippies, des anarchistes qui avaient
décidé de vivre en marge de la société. Malgré tout, y’avait un chef. Ils l’appelaient : « Le guide ».
Là, je tique et me tourne vers Dayton dont je découvre le visage livide. Est-ce que Rob Pieters
réveille des souvenirs profondément enfouis ou bien, comme moi, il sent venir quelque chose de pas
net ?
– Un guide ? répété-je. Ça fait un peu secte, non ?
Le visage de Rob se ferme et il a l’air soudain ennuyé.
– Hum, oui, ça fait secte, avoue-t-il. À vrai dire, je sais pas comment on fait la différence entre
juste un groupe de paumés et une secte organisée. Mais oui, je crois que tu as raison. Ce type était
plus vieux que nous tous, une bonne dizaine d’années de plus, et il menait les affaires du groupe. On
pouvait être sûrs d’avoir à manger avec lui et, éventuellement, un toit pour dormir. Il veillait sur
nous, quoi, en quelque sorte…
Puis il se tourne vers Dayton, toujours silencieux, la main crispée autour de son verre.
– Alors tu connais pas l’histoire de ton tatouage ? lui demande Rob Pieters.
Non, mais moi, j’aimerais bien qu’on creuse cette histoire de secte, là !
Je jette un regard appuyé à Dayton pour qu’il encourage Rob à nous décrire ce groupe de
paumés, comme il dit.
– Non, je ne sais pas d’où il vient, avoue Dayton en réponse à la question du musicien. J’ai été
abandonné à l’âge de 4 ans. Je n’ai aucun souvenir de ce qu’il s’est passé avant. Tout s’est effacé. Il
ne me reste que ce tatouage, un mot avec mon prénom et une guitare d’enfant que je ne lâchais pas.
Le visage de Rob se ferme d’un coup. Il boit une longue gorgée de sa bière et repose son verre
vide.
Je ne sais pas à combien il en est, mais ça ne va pas faciliter l’histoire, tout ça…
– Tu sais pas ce que ça veut dire alors ? dit Rob Pieters. C’est lié à ce groupe, ça, c’est sûr. À
moins que ce soit une sacrée coïncidence, mais j’en doute. À l’époque, quand on appartenait au
groupe, on se faisait tatouer trois points et un cercle. Le cercle, c’était le guide, tu vois, comme une
sorte d’astre solaire, un dieu, autour duquel les trois points représentaient en gros la famille, le
père, la mère et l’enfant qui gravitent autour. Genre une galaxie, tu vois, le dieu cosmique, s’esclaffe
Rob. Je crois que le guide avait des rêves de grandeur, tu vois, du style quand on sera très nombreux
et éparpillés dans tous les États, ce sera un moyen de se reconnaître.
Dayton hoche la tête, toujours muet comme une tombe.
Pardon pour la comparaison…
– En tous cas, vous vous êtes reconnus, dis-je pour relancer le moulin à paroles. Vous pouvez
nous parler plus précisément de cette secte ? Son nom, combien de temps elle a duré, ce genre
d’infos… Vous vous rappelez sûrement du nom de ce guide ?
Je n’ose pas lui demander s’il se souviendrait d’un petit garçon qui aurait été dans le groupe à la
même époque. C’est à Dayton que revient de poser cette question mais, quand je le regarde, il est
blanc comme la craie, les yeux froids et vides, et de la sueur perle sur son front.
Comme s’il savait où je veux vraiment en venir, Rob Pieters enchaîne :
– Toi, t’as 31 ans, tu dis ? demande-t-il à Dayton avant de se frotter le front comme s’il était pris
dans une profonde réflexion, et tu as été abandonné à 4 ans ?
C’est ça, mon vieux, remue le couteau dans la plaie…
– Dis donc, ça voudrait dire que soit t’es arrivé super tôt dans le groupe, soit tu y es né, ajoute-t-
il.
Et là, je ne peux pas me retenir. Un dernier coup d’œil vers Dayton qui a l’air d’être sur le point
d’être malade et je mitraille Rob Pieters de questions :
– Vous ne vous souviendriez pas d’un petit garçon, je ne sais pas, ou d’un bébé dans le groupe ?
Vous êtes arrivé quelle année dans cette communauté ? Et vous y êtes resté combien de temps ?
C’était quoi au juste, cette secte ?
Le vieux fait des yeux énormes et se recule alors que je m’avance en m’appuyant sur la table.
O.K., on n’est pas dans un interrogatoire, mais on n’est pas en train de discuter des derniers potins
non plus. Je ne sais pas si ce type se rend bien compte qu’il vient juste de déposer une bombe dans
la vie de mon homme. C’est comme s’il prenait son temps pour expliquer comment tout va péter
d’un coup…
Soudain, j’entends un grand bruit et je me tourne vers Dayton qui vient de se lever d’un bond en
faisant basculer sa chaise. Il vacille à moitié après s’être redressé aussi brusquement. Il est livide et
ses mains tremblent. Je me lève moi aussi.
– Merde, Dayton, ça va ? demandé-je, paniquée.
Il secoue brièvement la tête.
– Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, la tête me tourne et j’ai super chaud. Je vais prendre l’air,
d’accord ? Juste cinq minutes. Je reviens, Rob, ajoute-t-il à l’intention de notre invité surprise. Tout
va bien, t’inquiète, c’est rien, me murmure-t-il avant de déposer un baiser sur mon front. Je reviens
tout de suite.
Je le regarde partir au milieu de la foule. Je n’aurais peut-être pas dû prendre les choses en main
et être aussi pressante. Je vais peut-être trop vite pour Dayton. Après tout, c’est son histoire.
Apparemment, je suis plus empressée quand il s’agit des secrets des autres…
Je me tourne vers Rob. Le vieux musicien fait, lui aussi, une drôle de tête. Je me rassieds à la
table.
Il a vu un fantôme ou quoi ?
– Désolée, Rob, dis-je. J’ai été un peu directe, mais je crois que c’est important pour Dayton d’en
savoir davantage sur son enfance et ses parents. Vous êtes la première personne qui semble être en
mesure de lui donner des renseignements.
Rob a l’air plutôt mal à l’aise. Il acquiesce, mais reste muet.
– Alors, continué-je, à propos de cette secte… c’était quel genre, ce guide ?
– Bah, assez sympa au début, mais pas très commode au quotidien. Il avait de grandes idées, ça,
mais les moyens étaient plutôt limités et directs.
– Ça veut dire quoi, ça ? Directs comment ? Du genre tyrannique, violent ? Comment, Rob ?
Ah c’est plus fort que moi, ce ton autoritaire et pressant, j’aurais dû être flic…
Il détourne le regard, soudain très intéressé par les gens autour de nous.
– Rob, vous vous souvenez d’un petit garçon de moins de 4 ans avec une guitare ? Vous avez
composé la chanson à cette époque, celle que Dayton a chantée ce soir ?
Il m’ignore franchement, ça me rend folle. On est à deux doigts d’avoir l’ombre d’une piste sur le
passé de Dayton, et ce vieux schnock fait son timide.
– Je suis pas sûr que ton copain ait envie de savoir, balance-t-il enfin quand il se tourne vers moi.
Et puis, perso, je me rends compte que parler de cette période me met mal à l’aise. C’est pas que
des bons souvenirs.
Merde, il ne va pas nous planter comme ça !
– En plus, je crois que j’ai bu quelques verres de trop, dit-il en souriant pour s’excuser. On devrait
peut-être en rester là.
Et il s’apprête à se lever !
Certainement pas ! Et où est Dayton ? Il devrait déjà être revenu !
J’attrape le poignet de Rob Pieters et lui fais mon plus beau sourire compréhensif. J’inspire un
grand coup avant de lui déclarer :
– O.K., Rob, j’ai l’impression que tout ça remue vraiment tout le monde, mais vous n’êtes pas
obligé de tout nous raconter ce soir. Qu’est-ce que vous diriez d’y réfléchir et puis qu’on se rappelle
pour en parler dans un endroit calme ? Dayton aura accusé le coup et sera plus disposé, lui aussi.
Là, vous avez raison, c’est un peu… brutal.
Rob prend un air embarrassé. Je sens qu’il a vraiment envie de s’en aller et qu’il regrette tout
simplement de s’être arrêté à notre table.
– Qu’est-ce que vous diriez qu’on échange nos téléphones et qu’on laisse passer quelques jours ?
insisté-je avec un sourire vraiment charmeur.
– D’accord, dit-il après un temps de réflexion.
Il se penche sur la table et attrape mon feutre pour écrire son numéro de téléphone à côté de
l’esquisse de portrait que j’ai faite de lui. Je déchire une page et inscris mon numéro que je lui
tends.
– Moi aussi, je dessine, dit-il mine de rien, en désignant mon bloc d’un mouvement de tête. J’avais
un bon coup de crayon.
Il marque une pause ,et j’ai la conviction qu’il va me livrer un trésor sur un plateau d’argent.
– Je tenais un journal à l’époque où je vivais avec ce groupe, lâche-t-il enfin. J’y mettais notre vie
au quotidien, je dessinais des gens, j’écrivais mes chansons aussi. Ça pourrait peut-être intéresser
ton copain. Si je le retrouve, je lui filerai volontiers. Si je peux tirer un trait sur cette époque…
Bingo !
2. Tout s’enchaîne !

Je patiente quelques minutes à la table, Dayton ne devrait plus tarder à revenir. Et s’il prend l’air
devant le club, Rob Pieters a dû tomber sur lui en sortant. Ils ont peut-être encore des trucs à se
dire.
Au bout de dix minutes, je commence à m’inquiéter et à regarder autour de moi, des fois que mon
homme se serait fait intercepter par un fan – ou pire, une admiratrice… –, en revenant me rejoindre
à notre table.
Merde, mais qu’est-ce qu’il fout ?
Il me faut à peine quelques secondes de plus pour m’angoisser tout à fait en me rappelant la tête
d’enterrement de Dayton au moment où il a quitté la table pour aller prendre l’air.
Merde, j’espère qu’il ne lui est rien arrivé…
C’est sûr qu’avec mon gabarit, je ne vois pas en quoi je pourrais le sortir du pétrin en cas de gros
coup dur. Je suis certaine que je ne serais même pas capable de le soutenir s’il tombait dans les
pommes. D’un autre côté, j’ai du mal à imaginer mon amoureux tourner de l’œil comme une
délicate…
Non, vu la situation, il serait plutôt du genre à péter les plombs et mettre les bouts…
Je me lève d’un coup de la table et, avant de m’affoler, je décide de mener mes propres
recherches. Après tout, l’endroit n’est pas immense. Il ne doit pas se cacher bien loin.
Qui a dit qu’il se cachait ? Moi ? Une intuition peut-être…
Je balaie la salle du regard et slalome entre les tables en direction de la sortie. Sur le trottoir, des
groupes de clients fument leurs cigarettes, mais pas de Dayton en vue. Je m’approche d’un groupe
de filles de mon âge. Il y a de plus fortes chances qu’elles l’aient repéré s’il est sorti prendre l’air,
plutôt qu’une bande de copains.
– Excusez-moi, bonsoir, vous étiez au concert des 3 Points Circle ? demandé-je aux filles qui me
répondent aussitôt par des acquiescements enthousiastes. Vous n’auriez pas vu le chanteur sortir il
y a quelques minutes ? ajouté-je.
Je risque de passer pour une fan qui harcèle le beau Dayton, mais je m’en fous. Je n’ai pas envie
de leur dire que c’est mon petit copain. Je suis sûre qu’elles ne me croiraient pas…
Évidemment, les filles affichent de grands sourires ravis à l’évocation de Dayton, mais aussi des
mines amusées parce que, oui, en effet, je passe pour la petite fan qui fait le pied de grue pour un
autographe.
– Euh non, mais on n’aurait pas été contre le voir, hein ? répond une des filles du groupe.
Ma tactique était donc la bonne. Dayton n’est pas sorti prendre l’air. Je retourne à l’intérieur du
club en résistant à l’envie de l’appeler tout de suite sur son portable. Je ne veux pas qu’il pense que
je m’inquiète pour lui parce qu’il a disparu depuis dix minutes… Alors, je vais faire un tour aux
toilettes des hommes pour poursuivre mon enquête, cette fois, en interrogeant les spécimens qui
sortent de cet endroit dans lequel je ne compte pas rentrer. Je décris Dayton à deux types rigolards,
mais il n’est pas là. Je me faufile dans les coulisses pour retrouver le groupe. Je ne mets la main que
sur Julian, le bassiste, qui m’avoue ne pas avoir vu Dayton depuis qu’ils ont rangé leurs instruments.
Merde ! Où peut-il bien être ? Il ne m’a pas plantée quand même !
Cette fois, je compose son numéro et je bascule directement sur sa messagerie. Surprise, je laisse
un message un rien brouillon.
– Euh Dayton ? C’est moi, enfin, c’est Anna, là. Ben… euh… moi, je suis toujours au Blue Note,
mais je ne te trouve pas… C’est bête, hein ? Tu me dis où tu es ? Alors rappelle-moi, oui, c’est ça,
rappelle-moi.
Je me poste près du bar et j’attends en consultant mon téléphone toutes les secondes et demie.
Au bout de dix minutes, qui me paraissent une heure, je tente de joindre Summer, à tout hasard.
– Oui, Summer, c’est Anna, dis-je à toute vitesse pour éviter qu’elle ne me coupe de ses habituels
: « Ben ouais ». J’étais avec Dayton dans un club de jazz et je l’ai perdu dans la foule. Je n’arrive pas
à le joindre ; son portable doit être éteint.
– Ah merde, ben tu veux que je fasse quoi ? me demande-t-elle alors que j’entends du brouhaha
derrière elle.
– Je pensais qu’il était peut-être rentré au Nouveau monde pour m’attendre et que tu pourrais
aller voir s’il est dans son loft, réponds-je en croisant les doigts.
– Ben c’est-à-dire que je ne suis pas chez moi, là, répond Summer. Si tu le retrouves vraiment
pas, je veux bien rentrer, mais pas tout de suite, hein ?
– Non, non, t’inquiète, Summer, je vais me débrouiller. Merci et bonne soirée.
Et je raccroche un peu plus tendue, pas du tout comme une grande qui se débrouille toute seule,
mais plutôt comme une fille affolée qui appelle aussitôt Jeff à la rescousse. Je lui explique
rapidement au téléphone notre rencontre avec Rob Pieters, et il me demande de le retrouver au
Nouveau monde.
Je saute dans un taxi et rejoins Jeff dans Tribeca. Je suis surprise de voir Summer avec lui sur le
trottoir, devant l’entrée de l’immeuble.
– Ben je me suis dit que j’allais quand même aller voir, dit-elle en haussant les épaules pour
minimiser l’effort qu’elle a fait pour me rassurer. Si Dayton se met à fuguer lui aussi ! ajoute-t-elle
avec un petit sourire.
Nous montons ensemble au quatrième étage. Dès l’ouverture des portes de l’ascenseur, nous
percevons les notes que Dayton joue sur sa guitare dans le salon. Je reconnais immédiatement la
chanson « Brave New World ».
À notre entrée dans la pièce, il lève la tête.
– C’est une vraie délégation, lâche-t-il avec un sourire amusé bien que tendu.
Je reste sans voix. Il m’a plantée au Blue Note sans m’avertir qu’il partait.
IL M’A PLANTÉE SANS M’AVERTIR !
– Ça va, Dayton ? demande Jeff en s’avançant vers son ami qui continue à jouer sur sa guitare,
tout en nous fixant avec un sourire presque drogué.
Je remarque un verre posé par terre, près de Dayton, puis une bouteille de vodka bien entamée.
Merde, il déconne complètement, là…
Jeff s’approche de lui lentement et ramasse le verre et la bouteille qu’il va poser sur le comptoir
de la cuisine. Derrière moi, Summer marmonne :
– Ça craint, je vous laisse entre vous.
Puis, elle grimpe dans l’ascenseur.
Je ne peux pas lui en vouloir. L’ambiance est plutôt… bizarre.
– Dayton, dis-je d’une voix neutre pour ne laisser transparaître ni mon inquiétude, ni ma surprise.
Tu es parti sans me le dire. Je t’ai attendu au Blue Note, tu sais. Je me suis inquiétée.
– Je vois ça, Anna, me répond-il. Excuse-moi.
Mais sa voix sonne faux.
– J’avais juste besoin d’air, puis, en fait, j’ai eu besoin de rentrer chez moi, de jouer, de ne penser
à rien…
– Et de boire un petit coup pour être certain de ne penser à rien, ajoute Jeff. Ce n’est pas la
meilleure idée que tu aies eue…
– Voilà, dit Dayton. Boire un coup et oublier tout.
– Ça ne dure qu’un moment, murmuré-je. Dayton, ça n’est qu’une illusion.
– Bien sûr, tu sais de quoi tu parles, hein, Anna ? me répond-il, avant de se reprendre aussitôt en
secouant la tête. Excuse-moi, je me comporte comme un con et je ne suis même pas saoul, ne
t’inquiète pas.
Ça, on fait un beau couple tous les deux. Entre moi et mon numéro d’autruche, et Dayton qui joue
le passe-muraille…
– On n’ira pas à l’hôpital au moins avec toi, dis-je en lui souriant tendrement. Tu es fort.
Je me rapproche de lui, assis sur un tabouret, pour appuyer sa tête contre mon ventre. Je lui
caresse les cheveux. Je l’entends soupirer et se laisser aller contre moi.
– Tu crois ça, Anna ? chuchote-t-il.
– Oui, réponds-je en lui embrassant le haut du crâne et en le serrant contre moi. J’en suis sûre…
Jeff en profite pour s’éclipser en me faisant signe de l’appeler, et je lui adresse un petit sourire
pour le remercier.
Nous restons tous les deux quelques minutes ainsi, sans rien dire, juste dans cette étreinte
rassurante que je lui offre. Je sens qu’il en a besoin, et je suis capable de le comprendre après la
soirée que nous venons de passer. Je garde pour moi le fait que j’ai pris le numéro de téléphone de
Rob Pieters dans la perspective d’en apprendre davantage sur l’enfance de Dayton.
Comme s’il lisait encore une fois dans mes pensées, comme si nous n’avions vraiment pas besoin
de mots pour nous comprendre, Dayton murmure :
– Je n’ai pas envie de parler, Anna.
– On n’a pas besoin de parler, tu sais, dis-je, la gorge serrée, sincèrement touchée par sa
détresse. On peut aller se reposer. On se lèvera tout neufs demain matin, avec les idées plus claires.
Je sais qu’il ne fuit pas. Dayton ne fuit pas, c’est comme ça. Il a juste besoin d’encaisser avant de
se reprendre. Je crois que je préfère qu’il réagisse ainsi plutôt qu’il fasse comme si de rien n’était,
comme s’il gérait les nouvelles de la soirée comme une vulgaire mission pour DayCool. C’est un être
humain, merde ! Un homme solide et sûr de lui, mais un être humain tout de même. Et c’est ainsi
que je l’aime, avec la manière qu’il a d’alterner assurance, prestance et moments de vulnérabilité. «
Mon homme, l’homme que j’aime », pensé-je, le cœur plein à ras bord de tendresse pour Dayton,
alors que je lui caresse toujours les cheveux et que je sens sa respiration s’apaiser contre moi.
Je décide de rester au Nouveau monde ce soir et avertis Saskia par SMS pour qu’elle ne
s’inquiète pas. Dayton et moi filons vite nous coucher dans les bras l’un de l’autre, et le sommeil
emporte vite mon amoureux. Rassurée, je m’endors, moi aussi.
***
Quelques heures plus tard, en pleine nuit, des mouvements près de moi me réveillent.
J’ouvre les yeux et allume la lampe de chevet près du lit, avant de me tourner vers Dayton. Les
paupières encore closes, crispées même, il remue nerveusement dans son sommeil. Il secoue la tête
comme s’il essayait de s’extirper d’un mauvais rêve. Ses lèvres sont tirées comme s’il souffrait, et je
devine dans la pénombre le chemin scintillant de larmes sur ses joues.
Merde, mais qu’est-ce qu’il lui arrive ?
J’hésite. Je ne sais pas s’il faut que je le réveille. Il marmonne quelque chose, des « Non »
étouffés et paniqués.
– Non pas ça, répète-t-il également.
J’ai soudain la trouille de savoir de quoi il rêve. Je pose ma main sur son épaule, mais il s’agite de
plus belle en gémissant. Alors je me penche sur lui et lui chuchote doucement : – Dayton, mon
amour, réveille-toi. Dayton, c’est moi, Anna, tu es en train de faire un cauchemar.
Il ouvre d’un coup les yeux et fixe le plafond quelques secondes, avant de se tourner vers moi, le
regard encore flou.
– Tu faisais un cauchemar, lui dis-je d’une voix douce. Tu t’en souviens ?
Il hoche la tête lentement et ferme les yeux en crispant les paupières.
– Merde, qu’est-ce qu’il m’arrive ? murmure-t-il. C’était horrible. J’étais un petit garçon, j’avais
peur, j’avais mal…
Merci Rob Pieters, tu as ouvert la boîte de Pandore…
– Tu veux en parler ? demandé-je en me lovant contre lui.
– Je ne suis pas sûr que ça me fasse du bien, répond-il, la voix rocailleuse, en passant son bras
autour de moi pour me serrer fort contre lui. Je crois que les premières années du petit Dayton n’ont
pas été paradisiaques. Il y avait un homme dans le rêve qui me voulait du mal. Il m’en faisait même.
Il voulait m’enfermer, me punir en tout cas.
Quelle horreur… Est-ce que ça pourrait être le fameux guide ?
– Et j’ai entendu la voix d’une femme qui ne voulait pas qu’on me touche, poursuit Dayton dont la
voix tremble et le cœur s’emballe contre mon oreille. Je crois que c’était ma mère. Je l’appelais : «
Maman »…
Je me redresse sur un coude et dévisage Dayton dont les yeux brillent.
– Oh, Dayton… chuchoté-je en prenant son visage entre mes mains pour l’embrasser tendrement.
Il répond à mon baiser avec une ferveur qui me fait penser que je suis sa bouée de sauvetage,
qu’il se raccroche à moi. Je le tiens, je suis là pour lui. Dayton a été présent aussi pour moi ces
derniers temps alors que j’en avais besoin.
Oui, notre passion est solide. S’il en a besoin pour tenir et affronter la découverte de son passé,
je serai là. Je me donnerai entièrement, corps et âme. Nous nous étreignons fort, nos corps
s’entremêlent et je sens se réveiller son désir contre mon ventre.
Je suis là, mon amour, je suis là…
***
Au matin, les traits de Dayton sont tirés. Notre étreinte n’a pas entièrement effacé son angoisse
de la nuit. Je le regarde se préparer pour partir travailler, reproduire des gestes mécaniques et
m’adresser, de temps à autre, un sourire amoureux, mais il ne me leurre pas, il est préoccupé.
Je ne vais pas lui parler du journal de bord que Rob Pieters a évoqué et qu’il est prêt à donner à
Dayton pour qu’il en apprenne peut-être plus sur sa vie. Je vais agir de mon côté, contacter Rob sans
rien dire et, si la lecture de ce journal m’apprend quelque chose, alors seulement j’en parlerai à
Dayton. Je me livre à un petit conflit intérieur : je vais encore cacher quelque chose, alors que j’ai
assuré à Dayton qu’il pouvait me faire confiance.
Oui, mais c’est pour le protéger !
– Tu as résolu ton problème avec la NSA ? demandé-je, mine de rien, pour parler de quelque
chose et ne pas avoir l’air coupable d’en manigancer une autre.
Dayton semble presque soulagé d’aborder un sujet qui ne lui est pas trop douloureux.
– Nous avons signifié notre refus que DayCool agisse en tant que consultant pour la NSA, répond-
il, mais ça ne veut pas dire que la NSA est passée à autre chose. Le souci, c’est qu’on risque de
l’avoir sur le dos maintenant. C’était un risque à prendre, mais je tiens à une certaine éthique dans
notre boulot.
Il se penche vers moi, tout beau et sexy en Mr Business, et dépose un baiser amoureux sur mes
lèvres.
– Bonne journée, mademoiselle Claudel, dit-il en français. Ne faites pas de bêtises…
Je prends un faux air offusqué.
– Moi ? Des bêtises ? Jamais ! réponds-je en lui souriant.
Bien sûr, si on considère que cacher des choses n’est pas une bêtise…
***
De retour à Brooklyn, le ton de la journée est donné. Ça tombe bien parce que je ne comptais pas
me prélasser gentiment. Alors oui, notre rencontre de la veille avec Rob Pieters et les répercussions
qu’elle pourrait avoir sur la vie de Dayton occupent une bonne partie de mon esprit, mais j’ai
l’impression d’être montée sur un moteur boosté à bloc. Il faut avouer que les nouvelles qui
m’arrivent les unes après les autres ont de quoi me donner de l’énergie.
Tout d’abord Saskia. Quand je rentre à l’appart, je la trouve tout excitée, faisant des allers-
retours énergiques dans le salon, avec un Churchill en pleine forme en train de se jeter dans ses
chevilles.
– Ah, je t’attendais avant de partir à l’atelier, lance-t-elle en me laissant à peine le temps de
mettre les deux pieds dans l’entrée.
Je dépose ma besace et m’installe confortablement, le chat sur mes genoux, face à ma copine
transformée en véritable boule de nerfs. En gros, ça veut dire : « Je t’écoute, vas-y. ».
– J’ai été contactée par la fondation artistique DIA, par l’intermédiaire de la galerie, commence
Saskia en agitant les mains dans tous les sens. Ces gens ont plusieurs sites d’exposition et ils me
proposent d’ouvrir deux endroits pour deux expos complètement différentes : à Chelsea, pour les
toiles avec Jeff, et à Beacon, au nord, pour un projet axé Land art.
J’applaudis avec un grand sourire. Tout cela se passe de mots. Saskia me saute au cou, enfin, me
tombe dessus dans le fauteuil.
– Merci, Twinkle, me dit-elle. L’article dans Optiwoman, sur les visages dans Central Park, y est
pour beaucoup.
Elle se redresse d’un coup comme un ressort.
– Et maintenant je file ! braille-t-elle.
Un millième de seconde plus tard, elle claque derrière elle la porte de l’appartement.
Bon, en voilà une bonne nouvelle ! Allez, mon Churchill, au boulot !
Thé, musique et j’allume l’ordi pour me mettre au travail. Ma connexion Skype sonne aussitôt.
Gauthier ? Mais on est en pleine nuit à Paris ! Apparemment, vu sa tête, oui…
– Je crois que j’ai perdu mon portable. Tu ne lis jamais tes mails ? J’ai donc décidé de veiller toute
la nuit en attendant que tu te connectes, déclare-t-il d’une traite.
– Bonjour, mon Gauthier, réponds-je sur un ton enjoué. Il ne fallait pas te priver de quelques
heures de sommeil. Ça pouvait peut-être attendre, non ?
– Nooon, chantonne-t-il malgré les cernes sous ses yeux. Je voulais t’annoncer la grande nouvelle.
Micha est embauché dans la troupe de danse new-yorkaise et mon premier entretien pour le poste
d’administrateur s’est déroulé comme dans un rêve. Il est fort probable que nous arrivions bientôt
tous les deux dans la grosse Pomme !
J’applaudis pour la seconde fois en moins d’une heure. C’est un vrai festival ! J’envoie Gauthier
au lit après l’avoir félicité, puis je consulte ma messagerie électronique.
Comment ça, je ne lis jamais mes mails, pfff…
Je les lis parce que, sans eux, je ne travaillerais pas ! Voilà pourquoi je les lis régulièrement,
contrairement à ce que pense mon ami qui avait besoin d’une excuse pour veiller toute la nuit et
m’annoncer la nouvelle.
Et là, j’applaudis pour la troisième fois. Ça commence à agacer Churchill qui s’efforce de faire la
sieste, tranquille sur le coin de la table, au soleil. Parce que mes projets d’illustrations pour une
campagne de pub de maquillage ont été retenus ! Là, ça vaut le coup de se lever et d’entamer une
petite danse digne d’une danseuse de revue de Broadway.
Comme c’est chouette de travailler chez soi…
Même Claire Courtevel, qui m’appelle pour son encouragement énergique et quasi-quotidien de
Marines, ne pourra gâcher ma bonne humeur. Je réponds à toutes ses ordres par un : « Yes, sir ! »
rigolard.
– Tu bosses bien sur ton article ?
– Yes, sir !
– Tu tiens au courant la rédaction de tes progrès ?
– Yes, sir !
– Et tes pages pour les magazines Opti, tu en as plusieurs d’avance ?
– Yes, sir !
Chaque fois de plus en plus fort et au garde-à-vous, s’il vous plaît !
– Tu te fous de moi, Anna ? finit-elle par lâcher sur le ton du capitaine à cran.
Là, je m’abstiens. Je tiens à ma peau.
Dès que j’ai raccroché, je fais ce que j’ai affirmé à Claire que j’avais fait, alors que je ne l’ai pas
encore fait : j’appelle la rédaction et « le type qu’il faut connaître » pour le rassurer sur mes délais
et revoir avec lui le calibrage de mon article.
– Bon, on est dans les temps, dit-il pour clore le sujet, et je vous fais confiance. Vous faites du bon
boulot.
Ce type m’a à la bonne…
– D’ailleurs, j’allais vous appeler dans la journée, poursuit-il. Brad Travies nous accorde une
interview exclusive après le tournage du dernier film sulfureux d’Elias Jespersen, le réalisateur
suédois. Il veut une journaliste et celle à qui je voulais confier l’article n’est pas trop chaude.
Brad Travies, l’acteur en vogue, abonné aux rôles noirs et dérangeants ? !
– Vous êtes libre, là ? Il faudrait partir deux jours à Miami.
Deux jours à Miami ? !
Et parce qu’on n’a qu’une vie, je m’entends dire un grand :
– OUI !
3. Froid et chaud

J’ai à peine raccroché que je me mets déjà à cogiter… Est-ce le bon moment pour laisser Dayton
deux jours alors qu’il risque de connaître de nouvelles crises d’angoisse ?
Sans compter qu’il s’agit de passer deux jours en compagnie du célèbre Brad Travies…
J’aurais peut-être dû refuser cette offre, aussi alléchante soit-elle. D’un autre côté, je me vois mal
rappeler « Celui qu’il faut connaître » chez OptiMan en lui annonçant que non, finalement, mon petit
copain a besoin de moi, que je refuse l’interview d’un des acteurs les plus en vue du moment !
J’entends la voix de Dayton dans ma tête : « C’est génial, Anna ! J’étais sûr que ça allait marcher
pour toi ! Tu as du talent ! ».
Ou bien ça m’arrange que la petite voix de Dayton dans ma tête me dise ça…
Non, je sais qu’il réagirait comme ça. J’ai envie également qu’il soit fier de moi, comme je suis
fière de sa réussite.
Je reçois les infos concernant la nouvelle mission que j’ai acceptée, et je découvre que je vais
passer une nuit dans la villa de rêve de Brad Travies. C’est un peu intimidant, non ? Et super
excitant aussi… Je vais rentrer dans l’intimité de la star…
Pour décompresser et calmer mon excitation, je rédige un nouveau post sur mon blog en me
retenant de dévoiler la grande nouvelle – et ça n’est pas simple… –, et en parlant de ces jours où
tout semble vous sourire, où vous voyez la vie en technicolor et haute définition, où vous avez envie
de descendre dans la rue pour défiler toute seule en jouant le rôle de toutes les majorettes, la
fanfare, etc., où vous vous sentez la force de défendre ceux que vous aimez à mains nues et toutes
dents sorties en déployant des miracles de tendresse.
J’intitule le poste : « Twinkle Superstar », en rigolant toute seule dans mon coin.
Une intervention de PontDesArts ne tarde pas à s’afficher sur l’écran :
[M’accorderiez-vous quand même un verre ce soir ?]
Je réponds aussitôt :
[Un verre ? Seulement un verre ?]
Sa réponse apparaît immédiatement :
[C’est que vous m’avez l’air bien occupée, mademoiselle Twinkle.]
Mon téléphone sonne. C’est Dayton.
– Salut, toi, me dit-il de sa voix chaude qui me fait fondre. Tu passes une bonne journée
apparemment.
– Ouiii, que des bonnes nouvelles depuis que j’ai mis les pieds dans l’appart, réponds-je d’une
voix enjouée.
Je lui raconte Saskia, Gauthier, la campagne de pub et l’interview exclusive de Brad Travies, qui
déclenche aussitôt chez lui une réaction de mâle possessif.
– Brad Travies, rien que ça ! Bravo, belle prise ! Ton nouveau boss te fait sacrément confiance. Ce
type a la réputation d’être un coureur sans vergogne.
– Ah bon ? Mais c’est pour le boulot, là. Juste une interview.
– Tu vas l’interviewer où ? Il est à New York ?
C’est là que ça se corse…
– Non, à Miami, dans sa villa, réponds-je d’une voix aussi neutre que possible.
Silence au bout du fil.
– Attends, je regarde le mail que je viens de recevoir, dis-je pour meubler cet affreux silence. Mon
avion décolle demain à 15 heures et je rentre le lendemain soir.
– O.K., dit-il simplement.
– Mais on se voit ce soir, non ? dis-je pour ne pas le laisser filer comme ça. Comment ça va, toi ?
– Ça va, ça va, répond-il comme si nous n’avions rien vécu d’extraordinaire au cours des quelques
dernières heures. Un peu crevé, mais j’ai beaucoup de rendez-vous. Je commence une session de
recrutement pour DayCool. J’adore ces entretiens. En fait, je mets les candidats au défi de trouver
certains trucs sur mon ordi, virus ou info, d’entrer sur des sites hautement sécurisés. C’est assez
passionnant et déroutant pour eux, mais je suis toujours étonné par les capacités de ces jeunes
types.
J’écoute. C’est rare qu’il me parle avec autant de verve de son travail. Malgré tout, je ne peux
m’empêcher de penser qu’il est en train d’essayer de faire diversion. Ça n’est pas que cela ne
m’intéresse pas, bien au contraire, c’est juste que c’est louche qu’il choisisse ce moment précis –
après la crise d’angoisse de la nuit et l’annonce de mon interview du célèbre acteur –, pour être
soudain plus loquace sur le sujet.
– Alors on prend un verre ce soir ? demandé-je une nouvelle fois avec légèreté.
Il s’éclaircit la voix.
– Ah non, excuse-moi, commence-t-il sur un ton soudain faux, je n’avais pas vu mon agenda. J’ai
un dîner d’affaires ce soir.
– Tu veux que je passe au Nouveau monde après, alors ?
Je sais, ça fait la fille qui insiste, mais lui joue au type qui se défile, alors…
– Ah, ça m’embête de te faire veiller alors que tu pars demain, Anna. Tu vas certainement devoir
préparer ton interview, non ? On se voit à ton retour, O.K. ? Tu me fileras l’heure d’arrivée de ton
vol, je viendrai te chercher. J’aurai fini ma session de recrutement.
Je ne voudrais pas qu’il sente que je suis vexée, blessée, mais je le suis quand même.
– Bon, comme tu voudras, tu es sûr que ça ne te dérange pas que j’aille à Miami alors ? demandé-
je pour tenter de me rassurer.
– Comme tu dis, c’est pour le boulot, s’esclaffe-t-il, et je te fais confiance au sujet de ce coureur
de Brad Travies.
Ah là là ! Je n’aime pas quand on me fait confiance. J’ai toujours peur de décevoir !
– En fait, je m’inquiétais un peu pour toi avec ce qu’il s’est passé hier, Dayton. C’est juste pour ça.
Tu as peut-être envie que je reste avec toi ?
Nouveau raclement de gorge.
– Anna, merci, je sais que je peux compter sur toi, dit-il d’une voix un peu détachée. Ne t’inquiète
pas pour moi, je t’assure. Je suis très occupé ; ce qui ne m’empêche pas de penser à ce type que
nous avons rencontré, mais chaque chose en son temps, d’accord ? On en reparle à ton retour.
– D’accord, dis-je. Tu vas me manquer.
– Toi aussi, mais deux jours, ça passe vite, ma chérie, répond-il. Je t’embrasse.
Je m’accroche à ce dernier : « Ma chérie », pour ne pas sombrer dans le doute. Je n’aime pas
quand il est un peu froid et, comme d’habitude, je me sens en faute. Le soufflé de bonheur de la
journée vient de retomber et se transformer en une galette moche, tiens… Je me sens coupable de
ne pas lui avoir parlé du journal de Rob Pieters et de son numéro que j’ai en poche, coupable de
planter Dayton pendant deux jours, alors qu’il a passé une nuit cauchemardesque, et coupable de
me réjouir de cette interview du bad boy, beau gosse du cinéma américain. Dans deux jours, cette
mauvaise impression sera derrière nous… enfin je l’espère. Mais il m’en veut, j’en suis convaincue.
J’ai vraiment le sentiment qu’il m’a battue froid. Je fais alors deux choses que Dayton sera
susceptible de me reprocher, mais je ne peux m’enlever de la tête que c’est pour son bien. J’entends
encore sa voix dans ma tête, mais, cette fois, elle répète deux phrases qu’il a prononcées
aujourd’hui même : « Ne fais pas de bêtises » et « Je te fais confiance. ». Malgré tout, je commence
par appeler Kathy Reeves avec le numéro que m’a donné Summer quand j’ai voulu remercier la
mère de Dayton d’avoir pris de mes nouvelles après ma crise de tétanie.
Elle a l’air à la fois surprise et heureuse.
– Anna, quel plaisir de t’entendre, comment vas-tu ? me demande-t-elle.
– Ça va mieux, Kathy, je vous remercie. La vie reprend son cours et mon travail m’occupe
vraiment.
– Tu as pu parler à nouveau avec tes parents ?
Je sens que le froid provisoire entre ma mère et moi, même si Kathy n’en parle pas précisément,
la perturbe. C’est une maman, elle aussi, après tout.
– Non, pas comme j’aimerais. Je suis en contact avec mon père surtout. Vous savez, je crois que
maman et moi avons besoin de reprendre notre souffle avant de pouvoir aborder le sujet. Mais ça va
se faire, je le veux, Kathy.
– Alors je ne m’inquiète pas, Anna. Je sens que vous pourrez surmonter toutes les deux cette
épreuve.
– Kathy, dis-je pour en venir au vif du sujet. Je ne vous appelais pas pour parler de moi, mais de
Dayton.
– Il y a un problème entre vous deux ? me demande Kathy Reeves, soudain inquiète.
– Non, pas vraiment. C’est plutôt qu’il s’est passé quelque chose en lien avec son enfance, avant
son abandon, et je me fais du souci pour lui, pour ses réactions. D’autant que je pars en
déplacement quelques jours pour le travail.
Je lui raconte la rencontre avec Rob Pieters et les cauchemars de Dayton suivant cette soirée.
Kathy prend quelques secondes de silence pour réfléchir avant de me répondre.
– À ta place, je ne m’inquiéterais pas trop, Anna, me dit-elle enfin d’une voix rassurante. Dayton a
toujours besoin d’un moment de repli avant d’affronter la situation, ce qui ne veut pas dire qu’il
esquive. Pour les cauchemars, c’est moins contrôlable, mais que peut-on y faire ? S’ils se
reproduisent, je sais qu’il comprendra par lui-même qu’il faut agir pour les repousser. Je vais
l’appeler, malgré tout, et je verrai bien s’il me parle de tout ça.
Après avoir pris des nouvelles de Kathy et Graham, des chevaux et de leur petite pensionnaire, je
raccroche soulagée, avec l’impression d’avoir bien agi. Puis je compose le numéro de Rob Pieters.
Le vieux musicien répond d’une voix empâtée, comme tout juste sortie du sommeil.
– Rob Pieters ? Bonjour, je suis Anna. On a bu un verre hier soir au Blue Note. Je suis la copine de
Dayton Reeves qui a le même tatouage que vous.
Rob se racle la gorge. Je préfère l’avoir au téléphone que le voir au saut du lit…
– Mais on avait pas dit qu’on laissait passer quelques jours, jeune fille ? dit-il sur un ton
paternaliste.
– Oui, oui, c’est vrai, réponds-je, mais vous savez, j’ai réfléchi et je crois qu’avant de parler à mon
ami de l’existence du journal que vous êtes prêt à lui donner, ce serait bien qu’on sache s’il y a
vraiment quelque chose qui le concerne dedans. Ça ne sert peut-être à rien qu’il se fasse de faux
espoirs. C’est une histoire assez perturbante pour lui.
Il rigole à moitié.
– Il en a de la chance, ton copain, d’avoir une petite nénette pour veiller sur lui, dit-il. Écoute, je
vais essayer de remettre la main sur ce journal et je te le filerai. Tout ça n’a plus grande importance
pour moi, à part que je n’ai pas envie de tout remuer. Je m’en débarrasserai avec joie.
– Je vous suis très reconnaissante, vraiment, réponds-je avec sincérité. Je dois partir deux jours,
mais si je vous rappelle à mon retour, on pourra peut-être convenir d’un rendez-vous ?
Une fois que nous sommes tombés d’accord, je raccroche en cochant mentalement un nouvel
élément sur la liste des choses que je voulais faire. Il me reste à appeler Jeff pour le rassurer sur la
suite de la soirée avec Dayton et demander à genoux à Saskia de s’occuper encore une fois de
Churchill en mon absence. Je l’entends déjà hurler : « Mais je ne suis pas la babysitter de ce gros
lard ! », avant d’accepter, évidemment. Le gros lard en question a enfin trouvé sa vitesse de
croisière pour sa sieste : sur le dos, toutes pattes en l’air et un sourire de chat heureux.
***
J’atterris à Miami à 18 heures le lendemain. Il y fait plus chaud de quelques degrés qu’à New
York, et ça se sent ! La lumière est plus vive aussi. À la sortie de l’avion, je suis surprise de ne pas
être accueillie par un chauffeur de limousine, de taxi ou simplement quelqu’un, quoi…
Ne prendrais-je pas de mauvaises habitudes, moi ? Avec le train de vie auquel m’habitue
Dayton…
Je patiente comme une idiote au milieu des gens qui se retrouvent et, au bout de 10 minutes, je
compose le numéro de l’agent de Brad Travies, à tout hasard.
Je me fais un peu recevoir sur des roses. La dame n’a pas l’air d’être disponible – étant donné le
brouhaha festif que j’entends derrière elle, elle n’est pas au bureau… –, et elle me balance, sans être
vraiment aimable :
– Oh merde, j’ai complètement zappé.
Elle m’assure ensuite qu’elle va m’envoyer l’adresse de la villa de la star par SMS et que je
n’aurai qu’à m’arranger avec mon magazine pour les frais de taxi…
Je patiente encore un bon quart d’heure avant de recevoir la fameuse adresse par SMS. J’ai le
temps de laisser passer plusieurs clients dans la file de taxis dans laquelle je me suis engagée par
avance, prévoyant que l’agent risquait de ne pas satisfaire mes attentes dans la minute.
Une heure de trajet et de conversation rasante avec le chauffeur de taxi plus tard, je me
retrouve, petit sac de voyage et besace au bras, devant l’immense portail de la demeure de Brad
Travies. Portail assez haut pour qu’on ne puisse rien deviner de ce qu’il cache.
Je me poste devant la caméra de surveillance et m’annonce. Je dois répéter plusieurs fois mon
nom et me placer de manière à ce que l’homme qui me répond puisse bien me voir. Au ton moqueur
de sa voix, je ne sais pas, j’ai une intuition, ce doit être Brad Travies.
Il se paie ma tête ou quoi ? Comme si je n’avais pas assez galéré pour arriver !
Quand, enfin, je pénètre dans le royaume, je le vois descendre vers moi l’allée menant à son
palais blanc, croisement entre un château style Renaissance et un temple grec.
Beurk, quelle horreur cette baraque !
Brad est tel qu’on le voit sur l’écran : pas moins beau, plus naturel même et peut-être encore plus
séduisant que dans les films. Pas très grand, pas très baraqué –enfin de loin, il n’en a pas l’air…–, les
cheveux bruns, mouillés et coiffés en arrière, une petite gueule d’ange déluré. Il marche d’un air
assuré vers moi tel Gatsby le Magnifique, vêtu chic mais simple.
Genre « Oh, je ne vous attendais pas ! », mais la classe quand même…
Je m’avance vers lui dans mon caraco bordé de dentelles, qui colle à mon dos sous ma veste. Je
me sens toute minable dans mon pantalon droit et mes ballerines.
– Je suis désolé, dit-il, grand seigneur, en m’ouvrant les bras pour m’accueillir. Je viens
d’apprendre qu’on vous avait oubliée à l’aéroport.
Je secoue la tête en souriant, genre « Ce n’est pas grave », et je lui tends la main pour le saluer,
mais Brad Travies, toujours les bras ouverts, m’étreint comme si nous étions des amis de longue
date.
– Je suis ravi de vous avoir chez moi pour ce petit tête-à-tête, dit-il ensuite en plongeant son
regard lascif dans le mien.
Merde, c’est vrai, ce type est un gros dragueur !
Il me prend par le bras et me conduit dans son immense villa à l’intérieur de marbre blanc,
moulures baroques et autres lustres de cristal.
Quel goût de chiotte…
Brad Travies est très fier de son intérieur, et il me fait la visite des lieux, évoluant comme un
noble en son château.
Il me prend pour une journaliste de Elle Décoration ou quoi ?
Nous nous installons finalement près de la piscine. J’ai encore avec moi mon petit sac de voyage
et ma besace avec mon matériel de dessin et d’interview. Pas un seul instant, Brad Travies ne s’est
soucié de mon confort, mais je suppose qu’il doit être habitué à ce qu’on s’occupe de lui, et pas
l’inverse… J’ai faim et j’ai soif, mais je crois que je vais devoir faire l’impasse sur tout ça, parce qu’il
semble être parti pour l’interview.
– On m’a dit que vous illustriez vos articles avec vos dessins, dit-il. Cool, je vais poser pour vous
alors ? On pourrait peut-être donner aux lecteurs quelque chose que je ne donnerais pas en photo,
non ? demande-t-il avec une œillade suggestive.
Euh, moi pas comprendre…
Je me lance dans la liste de questions que j’ai préparées et je laisse le monsieur faire son show.
Parfois, mon esprit se déconnecte – le magnéto bosse à ma place ! –, et je me contente d’observer la
star que j’ai en face de moi. Oui, il est beau gosse, un rien bad boy avec un sourire vraiment
charmeur, un peu en coin. Il fait un peu gringalet – rien à voir avec les pecs et abdos de Dayton…–,
mais cela ne lui enlève pas son air dangereux, imprévisible.
Je me suis renseignée sur lui hier soir. Il a eu de nombreuses conquêtes et ne supporte pas qu’on
lui résiste, bien qu’il ne s’embarrasse pas longtemps de ses liaisons. Il a aussi la réputation de
beaucoup bosser ses rôles.
– Pour le film sur les conducteurs de tanks pendant la guerre, je ne me suis pas lavé pendant
plusieurs jours afin de vraiment ressentir quelles étaient leurs conditions de vie. Pour le film de
Jespersen, j’étais sous LSD. C’était ma façon de m’immerger dans le personnage, de me fondre en
lui. Je ne bluffe pas, Anna… ajoute-t-il avec un regard appuyé.
Je plonge le museau sur mon croquis.
– Je n’ai pas peur des scènes osées, de sexe, vous voyez, dit-il en accentuant ouvertement le mot
« sexe ». Cela ne reste qu’un jeu. Je peux dire à mon corps que ce n’est qu’un rôle qu’il joue. Mon
corps joue et je ressens tout comme si je me regardais jouer, continue-t-il, alors que j’essaie de
m’extirper du sujet fumeux des scènes sulfureuses et non doublées du film de Petersen.
C’est une sorte de duel qui se livre au bord de la piscine – ouf, une dame vient nous apporter à
boire puis nous signaler que le dîner est prêt –, car Brad Travies ne cesse de lancer des attaques
explicites et très déplacées dans ma direction, et je les esquive avec de plus en plus de mal. Parce
que je suis fatiguée. Parce que ce type est apparemment inépuisable quand il a une idée derrière la
tête. Parce que ces deux éléments additionnés font que, parfois, je baisse la garde. Je dois quand
même admettre qu’il est très sexy… et que je suis en train de dîner en tête-à-tête avec lui !
Il trouve n’importe quelle occasion pour me frôler, toucher mon bras. Il va même jusqu’à caresser
ma joue. Je suppose que ça fait partie du numéro de charme et que cela lui vaut régulièrement de
bons articles.
Tant qu’il ne faut pas coucher ! Au fait, puisque j’en parle…
– Brad, je crois que j’ai déjà pas mal de matière pour ce soir, lui dis-je en guise d’amorce de : «
Bonne nuit ». Je vous propose qu’on s’y remette demain. Je crois savoir que vous commencez la
journée comme un vrai sportif, tôt et par de l’exercice. Ce serait intéressant de faire des croquis à
ce moment-là.
Il s’approche avec un sourire charmeur.
– Je pensais à d’autres situations où je serais plus à mon avantage et qui, j’en suis certain,
captiveraient les lectrices, dit-il en me gratifiant d’un regard envoûtant.
Je me défile d’un coup, souple comme un spaghetti trop cuit. Hop là !
– Sans doute, mais vous oubliez vos lecteurs, réponds-je tout sourire. L’interview sera publiée
dans OptiMan.
– Alors peut-être pour votre expérience personnelle… insiste-t-il. Le nu masculin, vous aimez ?
J’arrive à le contenir et le repousser avec humour en restant très vague et en lui faisant
comprendre que son charme et sa plastique sont incontestables.
Pourvu qu’il me foute la paix !
Il capitule donc et me conduit dans la chambre à la déco luxueuse et extrêmement voyante
donnant sur la mer. À peine la porte refermée sur son « Bonne nuit » langoureux, je souffle enfin et
consulte mon portable que j’avais éteint le temps de l’interview.
Un seul message. De Dayton :
[Tu me manques. Tout se passe bien ? Baisers amoureux.]
Lire ces quelques mots tendres après notre dernière conversation téléphonique me fait le plus
grand bien. Il ne m’en veut pas comme j’avais pu le craindre.
Je m’apprête à l’appeler pour lui raconter l’épreuve que je viens de traverser avec l’espèce de
satyre qui me sert d’hôte – et avec qui toutes les femmes rêveraient de passer la soirée… –, quand je
me ravise. Ça ne sert à rien de l’inquiéter, ni d’éveiller sa jalousie ou son instinct propriétaire. Mieux
vaut rester évasive. De toutes façons, nous nous voyons dans 24 heures.
Alors je réponds :
[Oui, tout se passe bien. Boulot, boulot ! Tu me manques aussi. Doux baisers.]
Bon, ça va, ça ne dit rien. Comme ça, il ne s’inquiétera pas, pensé-je en me glissant entre les
draps de satin du lit. Il n’imaginera pas plein de trucs. Des trucs du style de celui qui arrive alors :
deux coups frappés à la porte de ma chambre, puis la porte qui s’ouvre sans que j’aie le temps de
répondre et Brad Travies qui entre dans la pièce, un peignoir oriental ouvert sur son corps nu.
Merde…
4. Miami Vice

Il a l’air en forme. Ça ne fait aucun doute qu’il a une idée derrière la tête… et ailleurs. Je
m’assieds dans mon lit, complètement estomaquée, les draps remontés jusqu’au menton, et je ne
trouve rien de mieux que poser une question stupide.
– Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Apparemment, y’a le feu…
Brad Travies reste planté un moment à l’entrée de la chambre, sa nudité – et ses attentes… – bien
en évidence. Je ferme les yeux fort, en espérant qu’une fois que je les rouvrirai, il aura disparu.
– J’ai pensé que nous n’en avions pas fini, déclare-t-il comme s’il était tout naturel de débarquer
complètement à poil dans la chambre d’une journaliste venue l’interviewer. J’ai pensé, continue-t-il
en approchant du lit… que j’avais envie d’offrir quelque chose de vraiment audacieux à mes fans.
Sûr que Gauthier ne serait pas contre ce genre de tenue…
Je rouvre les yeux et il est toujours là, nu et plus près maintenant.
– Je ne suis pas certaine que les lecteurs d’OptiMan aient envie de vous voir comme ça, bafouillé-
je.
Il faut que je trouve un moyen de me défaire de cet obsédé sexuel qui se croit tout permis. Très
vite, dans mon esprit, je visualise une balance qu’il va falloir que j’équilibre avec délicatesse. Je ne
peux pas l’envoyer paître grossièrement et me barrer en pleine nuit, au risque de provoquer un
scandale et, peut-être, de m’attirer des ennuis avec ma rédaction. Je ne peux pas non plus céder à
cet horrible personnage sous prétexte que c’est l’idole de toutes les nanas de la terre et qu’il a
certainement le pouvoir de foutre ma carrière en l’air.
– Mais les lecteurs ont des femmes, des petites copines, et puis, pourquoi ne pas faire coup
double et proposer un pendant féminin de notre interview ? propose-t-il sur le ton exagéré du
séducteur. Tu te rends compte, Anna ? Tu serais la première journaliste à être réellement entrée
dans mon intimité.
Ah, on se tutoie maintenant…
– J’ai peur que cela vous desserve plutôt, dis-je en m’efforçant de paraître sûre de mon fait et
détendue.
Autant qu’on peut l’être devant un type à poil qui a dû prendre quelques substances illicites pour
que son désir demeure aussi inébranlable.
Là, Brad s’assied sur le bord du lit, à peine à un mètre de moi, et je me recroqueville
discrètement. Je suis une boule de nerfs compacte et hermétique.
– Vos talents d’acteur méritent beaucoup mieux qu’un simple étalage de votre personne. Lever le
mystère sur votre intimité ? Toute votre intimité ? Je ne pense pas que ce soit une bonne stratégie,
Brad. Vous en avez parlé avec votre agent ?
Et à ta maman aussi, gros vicieux ?
Il réfléchit quelques secondes.
– Tu as raison, Anna, admet-il. Ce ne serait pas très fin de ma part. Par contre, rien ne nous
empêche de profiter de cette intimité que je te dévoile pour faire plus ample connaissance, non ?
Oh, c’est pas vrai, il est borné !
– Je ne te plais pas, Anna ? me demande-t-il en se penchant vers moi et en envahissant mon
espace vital. Ne me dis pas que tu n’en as pas envie, toi aussi…
Je me rends bien compte qu’il faudrait que je le dise, mais pas trop brutalement. Je considère sa
stature, à peine plus musclée et imposante que la mienne – encore une fois, rien à voir avec le corps
divin de Dayton et ses proportions de vrai homme ! –, et je me dis qu’au pire, je pourrai toujours me
défendre. Quoiqu’il faille toujours se méfier d’un animal en rut… Le repousser d’emblée me paraît
risqué. Je ne sais pas ce que le bonhomme a pris pour se mettre dans cet état-là, mais ça peut très
bien décupler toutes ses forces.
– C’est un peu plus compliqué, Brad, vous savez, réponds-je pour gagner du temps en me
remuant les neurones dans tous les sens.
Dire que j’ai un petit copain ne servirait à rien ; ça pourrait même l’exciter. Le menacer de
représailles du dit petit copain pourrait le faire sourire ; il a sûrement les moyens de se payer une
armée de gardes du corps.
Mais mon mec aussi !
Je cherche, je cherche… Je pourrais avoir une grave maladie, je pourrais me lancer dans la
confession d’un lourd traumatisme d’enfance qui m’empêche toute relation avec un homme.
– Brad, je m’excuse, finis-je par lâcher sans même y avoir pensé avant. J’aime les femmes.
Son visage se fige et, encore une fois, je devine les rouages grossiers de sa pensée se mettre en
route.
– Ah, fait-il simplement.
Je hausse les épaules d’un air penaud. J’imagine la tête de Saskia si elle me voyait… Elle serait
pliée en deux de rire et sûrement fière de moi !
– Je reconnais, vous êtes bel homme, un type vraiment séduisant, et je peux comprendre toutes
ces femmes qui vous adorent, poursuis-je pour le flatter malgré tout, mais je ne suis pas sensible à
ce genre de charme. Je suis désolée.
Brad a vraiment l’air déçu et ennuyé. Il baisse la tête sur la proéminence de son désir, comme s’il
ne savait plus quoi en faire. Je ne me fais pas de souci pour lui, il n’a qu’à sortir dans la rue pour
ramasser une admiratrice prête à tout.
– C’est dommage, dit-il. Tu ne me semblais pas comme les autres, Anna. Pas complètement
conquise, presque sur la défensive. Une sorte de challenge, quoi…
Oui, eh bien, va relever d’autres défis ailleurs, mon gars…
– Mais je comprends maintenant, ajoute-t-il en relevant la tête, avec un air tout de même un rien
vexé. Je respecte ton choix. C’est dommage pour toi.
Il faut bien qu’il s’en sorte la tête haute, hein. Je ne vais pas lui en vouloir, tant qu’il me fiche la
paix et se barre de cette chambre.
– Alors le nu masculin, vraiment, pas du tout ? tente-t-il une dernière fois.
– Moi, je veux bien vous dessiner nu, Brad, réponds-je pour arrondir les angles, mais quand vous
serez plus calme, hein ? J’avoue que là, étant donné mes affinités, c’est un peu gênant ce que vous
me montrez. Mais demain matin, au bord de la piscine, genre statue grecque, si vous voulez ?
Penaud, il referme son peignoir en hochant la tête. Je me retiens de soupirer de soulagement
quand il s’apprête à se lever. Je tends la main et lui tapote le dos amicalement.
– Bonne nuit, Brad, dis-je gentiment. Je vous promets que le papier qu’on va faire sera
exceptionnel malgré tout.
Il se lève et s’éloigne dignement d’un pas rapide sans se tourner vers moi. Quand la porte claque
derrière lui, je me détends enfin dans le lit, les yeux fixés au plafond en m’étonnant encore de m’en
être sortie sans dommages. Incroyable ! Ce type ne manque pas d’air, sérieusement. Tout ça parce
qu’il a une belle gueule, qu’il est pété de blé et qu’on le voit dans tous les magazines, il part du
principe que toutes les femmes lui appartiennent.
Une seconde, je pense à la possibilité que Brad-le-satyre change d’avis et revienne me réveiller
en pleine nuit. Alors, je me lève pour aller coincer la porte avec une chaise. La seconde suivante, j’ai
furieusement envie d’appeler Dayton pour lui raconter cette aventure. Je suis un peu angoissée, et
en parler me ferait du bien.
Ouais, à moi, mais à lui ?
Un gros panneau lumineux rouge se met à clignoter dans ma tête. Non, ne surtout pas appeler
Dayton. Cette histoire l’énerverait sans aucun doute, et il serait capable de débarquer en pleine nuit
pour calmer les ardeurs de la star…
Bon, je suis grande, je vais me démerder, non ? Il sera toujours temps de lui raconter cette
histoire en rigolant, de retour à New York…
Je m’endors en restant sur le quivive, attentive au moindre bruit dans la maison. Et il y en a en
pleine nuit, des rires et de la musique… Brad Travies a sûrement dû trouver une autre compagne de
jeu pour assouvir ses besoins… Comme Dayton est loin de ce monde-là, alors qu’il pourrait être
aussi puant, aussi imbu de lui-même ! Il a certainement plus d’atouts que ce Brad Travies adulé par
des millions de groupies. Quelle absence de classe, vraiment…
***
Évidemment, Brad n’est pas aussi matinal que prévu et je poireaute pendant deux bonnes heures
au bord de la piscine. J’en profite pour travailler d’après des photos, que je prends toujours avec
mon téléphone pour me servir de support en cas de besoin, et je fais aussi quelques croquis du
décor. Il ne me restera, ensuite, qu’à mettre notre star de cinéma en scène. Après tout, je peux bien
me passer de lui…
Il débarque enfin sur la terrasse, accompagné d’une sculpturale blonde à forte poitrine, juchée
sur des escarpins qui lui donnent deux têtes de plus que Brad. Déjà outrageusement maquillée, la
blonde rigole pour un rien et s’installe à la table du petit déjeuner avec un appétit de loup. Brad me
lance un regard réjoui et hausse les sourcils d’un air appréciateur, comme pour avoir confirmation
de ses goûts en matière de femmes.
Ah oui, j’oubliais, je suis homo !
Je fais une moue un peu perplexe, histoire de lui faire comprendre qu’elle n’est pas trop à mon
goût. On ne sait jamais, des fois qu’il aurait d’autres propositions salaces sous le coude… Il doit me
trouver bien chipoteuse, mais je m’en fous. Je veux finir cette interview, mes croquis et rentrer à
New York retrouver mon amoureux et me blottir dans ses bras !
Je passe encore quelques heures avec Brad Travies en endurant ses caprices d’enfant gâté et ses
allusions un peu grossières maintenant qu’il est persuadé qu’on est potes puisqu’on aime les mêmes
choses, entre autres, les femmes… Et pas question de l’en dissuader, hein ! Au final, j’ai l’interview
que je voulais. Il n’est plus dans la séduction et se confie comme à un vieux copain.
Entre mecs, hein, c’est ça ?
Il me parle de son enfance, de ses débuts, de ses relations avec le milieu du showbiz, comme il ne
l’a jamais fait à ma connaissance, et même de sa vie amoureuse, de manière beaucoup plus honnête
que dans les magazines people. Mine de rien, j’aurais pu être traumatisée par son exhibition d’hier
soir… Heureusement que je sais qu’il existe des hommes respectueux, tout en étant mille fois plus
sexy et brillant…
Dayton par exemple !
Malgré tout, l’obsédé de la veille se transforme en gentleman dans l’après-midi quand il me
déclare, avec un air grand seigneur :
– Anna, vraiment, j’ai beaucoup apprécié ta manière de travailler.
Euh, moi moins la tienne de me recevoir…
– Et j’ai un peu honte de ce qu’il s’est passé hier soir, poursuit-il. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Il
faut dire que le comportement de la plupart des femmes que je rencontre est plutôt déstabilisant.
Elles me donnent l’impression de n’attendre qu’une seule chose de moi, que je suis assez heureux de
leur donner soit dit en passant, conclut-il avec un sourire faussement modeste.
Je lui adresse une petite moue crispée en rassemblant mes affaires de dessin. Il est bientôt temps
de partir.
– Je crois que tu as su voir ce qu’aucune autre femme n’aurait vu parce qu’elle aurait attendu
autre chose, dit-il. C’est pour ça que je suis heureux de notre rencontre et, même, de ma petite
déconvenue.
– Mais vous vous êtes rattrapé, dis-je sans réfléchir. Enfin, je veux dire, tout ça, c’est oublié,
bafouillé-je en tenant fermement ma besace.
Il me gratifie d’un petit sourire entendu.
– On se comprend, hein ? fait-il, content de lui. Et tu sais quoi ? On ne va pas appeler un taxi, je
te raccompagne à l’aéroport.
***
Il aurait dû préciser : « Je te raccompagne à l’aéroport dans mon coupé Grand Sport Bugatti »,
une voiture incroyable tout droit sortie d’un film d’anticipation… Beaucoup plus tape-à-l’œil que
l’élégante Lightning anglaise et respectueuse de l’environnement de Dayton.
Décidément, je vais devenir incollable en bagnoles et autres équipements de luxe !
Il se gare en double file, là où il n’a pas le droit – bien sûr… –, et il décide de me conduire
jusqu’au guichet de la compagnie aérienne.
Grr, je ne vais jamais m’en défaire…
Je comprends très vite que ça n’a rien à voir avec un sursaut de galanterie, mais plutôt que Brad
va en profiter pour s’offrir un petit bain de foule improvisé. Dès notre entrée dans le hall de
l’aéroport, toutes les têtes se retournent vers lui, et il s’arrête plusieurs fois pour signer des
autographes ou poser pour des photos.
Au secours !
Parvenue au guichet de mon vol, je lui tends la main pour le remercier de son accueil. Brad
m’ouvre grand les bras et m’étreint chaleureusement devant les yeux ébahis de ses fans.
– Anna, merci encore pour avoir su rester toi-même, me dit-il comme s’il jouait un rôle.
Je suis bouche bée et croise les doigts pour qu’aucun paparazzi ne se trouve dans le coin pour
immortaliser cet au revoir qui pourrait porter à confusion. Je me défais de lui, et il est aussitôt
happé par la foule. J’en profite pour brandir mon billet à l’hôtesse, quand une voix derrière moi dit
:
– Je crois que cette demoiselle a changé d’avis ; elle ne part pas tout de suite.
Je me retourne, le souffle coupé, pour me trouver face à Dayton. Je le retrouve toujours avec
plaisir, mais là, c’est au-delà de ça… Je me jette à son cou, le cœur battant, et mes lèvres trouvent
tout de suite les siennes pour un baiser qui signifie : « Plus amoureux, tu meurs ! ».
– C’est une surprise qui te fait plaisir, apparemment ! me dit-il avec un grand sourire, en
s’écartant un peu.
– Tu ne peux pas savoir à quel point tu m’as manqué, réponds-je avant de l’embrasser à nouveau
avec passion.
Nous reprenons notre souffle, les yeux dans les yeux. Une étincelle de malice brille dans les
siens.
– Pourtant, après t’avoir vue dans les bras de Travis cinq minutes plus tôt, j’aurais pu avoir des
doutes, dit-il. Si je ne te connaissais pas et si je n’avais pas reconnu ton expression agacée et
énervée…
Ouf ! Il aurait pu imaginer tout le contraire !
Je lève les yeux au ciel et il éclate de rire.
– Mais qu’est-ce que tu fais là ? dis-je sans pouvoir me défaire de mon sourire radieux.
– Eh bien, déjà, tu me manquais, dit-il, et puis, je me suis dit qu’on pourrait s’offrir une petite
escapade avec un nouveau jouet que j’ai bien envie d’acquérir.
Je le fixe d’un air interrogateur, sans comprendre. Il prend mon bagage d’une main et m’entraîne
de l’autre vers la sortie.
– Tu vas voir, je suis certain qu’on va passer un beau moment, me murmure-t-il en marquant juste
une pause pour m’embrasser dans le cou.
Avant que les portes ne se referment derrière nous, j’ai le temps d’apercevoir Brad Travies qui
me fixe d’un air médusé. Je lui adresse un petit signe de la main.
Oh et puis merde pour les mensonges !
***
Une voiture nous conduit à la marina de Miami Beach. Pendant le trajet, Dayton m’attire contre
lui.
– Ton SMS évasif d’hier m’a fait tiquer, mademoiselle Claudel, me dit-il en français. Je me suis
douté que quelque chose ne se passait pas comme prévu, et je confesse, oui, j’ai même été jaloux.
– C’est pour ça que j’ai été évasive. Je ne voulais pas que tu te fasses des idées, réponds-je,
blottie contre son torse et sniffant son parfum épicé comme une droguée, mais tu as un sixième
sens, apparemment.
Je lui raconte brièvement la scène et mon gros mensonge.
– Lesbienne, toi ? s’esclaffe-t-il. Ce type n’a vraiment pas de sixième sens en tous cas.
– Écoute, tant mieux, non ? réponds-je, très fière de m’être sortie sans ennuis de cette
mésaventure. Ça aurait pu mal tourner.
– Je n’ose même pas imaginer ce que je lui aurais fait alors, me chuchote-t-il. Je l’aurais
certainement tué de mes propres mains.
Ce sont des paroles, je le sais, mais elles expriment la force de l’attachement de Dayton pour moi.
Ces mots me donnent des frissons.
Arrivés à la marina, on nous emmène, au travers du dédale des pontons vers une zone où sont
amarrés des bateaux plus luxueux les uns que les autres, jusqu’à une sorte de fusée sur l’eau, au
pont entièrement en bois et au fuselage d’un noir brillant comme du pétrole.
Ça existe, ça ? !
– La société qui construit ces yachts est un client de DayCool, explique Dayton qui me fait monter
à bord en me tenant la main. Quand j’ai vu cet engin incroyable, j’ai tout de suite eu envie de le
piloter.
– Parce que tu sais piloter ce genre de fusée ? demandé-je, les yeux écarquillés.
– C’est quand même le minimum pour un type qui a un incroyable sixième sens, non ? dit-il en
rigolant.
Nous sommes maintenant seuls sur ce yacht qu’on n’imagine pas filer sur l’eau tant il ressemble
à une véritable œuvre d’art. C’est un peu la version mer de sa Lightning pour la route. On peut dire
que Dayton a le luxe cohérent et élégant…
Il s’installe dans le fauteuil en cuir du pilote et je l’admire en train de manœuvrer pour sortir de
la marina sous ce soleil paradisiaque, sur cette mer turquoise, dans une vie de conte de fées…
Oh oh, c’est vrai, tout ça ! C’est vrai ! Et c’est à moi que ça arrive !
Je m’accroche à ses épaules, collant mon visage à son cou. Je suis heureuse.
– File te changer dans la cabine, belle sirène, me dit-il. On va prendre le large.
Je descends dans le ventre du yacht, qui est tout aussi impressionnant que son extérieur, et
j’enfile le maillot de bain que j’avais emmené, au cas où, pour Miami. Quand je remonte, je me poste
près de Dayton, et le yacht passe à la vitesse supérieure et s’envole littéralement au-dessus de la
mer.
Comme c’est grisant !
Dayton en rit de bonheur. Au bout de quelques minutes, je me retourne. Miami est loin derrière
nous, c’est hallucinant. Nous avons longé la côte.
– On n’est pas loin de Key Biscayne ; on va se poser un peu, dit alors Dayton qui fait ralentir
l’appareil jusqu’à couper les moteurs. Profiter de la vue, du silence, de nous…
Le soleil est chaud et tout mon corps est brûlant. C’est une sensation que j’aime, d’autant que ma
peau mate ne craint pas trop le soleil.
Dayton descend à son tour passer un boxer-short de bain et remonte de la cabine avec un plateau
couvert de victuailles et de boissons.
– Ce moment est rien qu’à nous, dit-il en posant le tout sur la table surmontée d’un auvent.
Il me rejoint sur la banquette. Nos peaux chaudes se fondent presque totalement l’une à l’autre
quand nos corps s’effleurent. Je mords dans un fruit juteux et frais en lançant une œillade
gourmande.
– C’est merveilleux, lui dis-je après m’être essuyé la bouche.
– Ça l’est pour moi aussi, Anna, répond-il en caressant mon visage, ses yeux plongés dans les
miens. Je ne veux pas que ça change. J’y ai pas mal réfléchi ces dernières heures. Je veux que rien
ne vienne gâcher ces moments, ni la jalousie et surtout pas le passé.
– Tu penses à notre rencontre avec Rob Pieters ? lui demandé-je.
– Oui, entre autres choses, répond-il. Le meilleur moyen de ne pas se laisser envahir, c’est bien
d’affronter. Je vais retrouver ce Rob Pieters. Ça ne doit pas être bien compliqué pour moi…
Oui, d’autant que j’ai son numéro…
Oh, mais je n’ai pas envie de parler de ça maintenant ! Je suis tellement heureuse de retrouver
mon amant après la nuit passée chez l’odieux Brad Travies, qu’il sera toujours temps demain pour
les aveux. Il est là, tout près de moi, et nos cuisses se frôlent sur la banquette. Il fait chaud, nous
sommes presque nus et seuls au milieu de l’océan – en tous cas loin de tous les regards –, et le corps
de Dayton est insolemment beau et sexy, bien plus désirable que le fruit juteux dont je viens de me
régaler. J’admire son visage aux traits fins et pleins de caractère, ses cheveux aux reflets cuivrés
que le vent a décoiffés, ses lèvres bombées et sensuelles, son torse divinement sculpté qui luit sous
le soleil, ses épaules solides, son ventre plat, ses bras forts et ses cuisses puissantes. De petits
picotements naissent au creux de moi. Je ne sais si c’est la chaleur sur ma peau, mais mon cerveau
pétille d’idées coquines et sensuelles. Ça doit se lire dans mes yeux parce que Dayton me demande
avec un petit sourire : – Anna, que veut dire ce regard ?
– Eh bien, que je suis d’accord avec toi et que je serai là, tu le sais, comme tu l’as été pour moi,
mais…
– Mais quoi ? demande Dayton qui me voit venir à mon regard lascif.
– Mais là, je ne sais pas, on pourrait profiter de ce moment et de ce décor pour…
Je me tortille contre lui, et ces légers contacts me donnent la chair de poule malgré la chaleur.
– Oui ? insiste-t-il en se prêtant au jeu des frottements que j’ai entamé.
– Pour se faire du bien et même plus… lâché-je en posant ma main sur ses abdos d’athlète avec
l’idée de descendre un peu plus bas.
Le sourire aux lèvres, Dayton capte le message et se penche dans mon cou pour me taquiner de
sa langue qui pointe entre ses lèvres entrouvertes. Ma main s’accroche plus fermement à son ventre
et la fièvre s’abat sur nous comme un ouragan.
Oui, c’est sans doute la chaleur… et l’euphorie de retrouver Dayton après ces deux jours passés
chez Brad Travies – en ayant échappé au pire –, mais c’est aussi parce que nous sommes déjà
presque nus que le désir s’exprime en moi de manière si violente et fulgurante. Je passe du niveau
excitation modérée à celui de frénésie passionnée, qui me donne envie de dévorer et empoigner le
corps si désirable de mon amant, mais je me retiens… Les mains à plat sur le torse de Dayton, ses
bras m’enserrant avec passion, nous nous embrassons à pleines lèvres, avec ferveur. Nous nous
savourons, et nos langues se livrent à une danse voluptueuse qui provoque des vagues successives
de frissons dans tout mon corps.
– Tu es brûlante, Anna, me susurre Dayton, et tu as un goût sucré. C’est un vrai délice.
Je m’écarte de lui, le souffle court, et plante résolument mon regard dans le sien. La passion me
rend déterminée. Dans mes yeux, il doit pouvoir lire à quel point je suis folle de lui. C’est ma façon à
moi d’affirmer tout ce que j’éprouve pour lui et le désir qu’il éveille dans mon ventre.
Je me cambre pour me coller plus encore à son corps. Ses mains caressent mes épaules, mon
visage, quand nous reprenons nos baisers passionnés. Puis il frôle ma gorge et descend vers mes
seins tendus dans les triangles de mon haut de maillot de bain.
Je rejette la tête en arrière et tends ma poitrine à la rencontre de ses caresses. Dayton englobe
alors mes seins dans ses mains. Il écarte et referme ses doigts sur ma poitrine en empoignant la
totalité, avant de resserrer son emprise sur les mamelons. Sa bouche se rive à ma gorge et il se met
à me mordiller. Un petit gémissement m’échappe et j’arque davantage le dos pour lui montrer
combien j’apprécie son ardeur. Il a une façon très virile de prendre possession de mon corps, de le
malaxer, comme de l’argile qu’il modèlerait à l’image de son désir.
Moi, je joue avec le sien. Mes doigts effleurent maintenant son bas-ventre dur comme de l’acier,
remontent jusqu’à ses hanches que je serre. Puis mes mains vont se promener sur l’intérieur de ses
cuisses et s’amusent à remonter explicitement vers son entrejambe. Je n’ai qu’à baisser les yeux
pour me rendre compte qu’il est aussi excité que moi. Son boxer-short est prêt à éclater, et la courbe
de son sexe se dessine clairement sous le lycra noir.
Comme ça m’excite…
Les mains de Dayton finissent par écarter les triangles de mon maillot de bain pour exposer les
pointes compactes de mes seins, rougies par l’excitation.
Il relève la tête pour river ses yeux aux miens.
– On dirait deux petites framboises, chuchote-t-il d’une voix rauque. Tu crois que je peux les
déguster ?
À mon regard presque drogué par le désir et mon hochement de tête lascif, il comprend qu’il a la
permission. J’anticipe le contact mouillé de sa bouche sur mes seins en crispant mon ventre, car je
sens que mon excitation est telle que je serais capable de jouir rien que sous la caresse de sa langue
sur mes mamelons.
Je bascule en arrière, et Dayton ajuste sa position sur la banquette, trouvant sa place entre mes
cuisses. Son érection puissante se colle à mon slip de bain.
Un nouveau gémissement s’arrache à ma gorge.
– Dans quel état tu es, Anna… lâche-t-il, attisé par la fièvre de mon corps.
Sa bouche se pose ensuite sur un de mes mamelons qu’il aspire doucement, refermant par
moments ses dents sur la pointe. Ma poitrine gonflée et ferme se met à vivre sous les coups de
langue de Dayton. Il lape et lèche, fait tourner sa langue autour de chaque mamelon, en tenant
fermement mes seins dans ses mains, puis il suçote et mordille.
Mais comment fait-il pour me faire cet effet…
Mon bassin est pris de roulements contre son ventre. Chaque fois que son sexe bandé frotte
contre le mien, humide et emprisonné dans le slip de bain, j’émets un petit cri en imaginant tout le
plaisir que ce sexe va faire exploser en moi. J’ai le front et les tempes en feu, les lèvres entrouvertes
sur mes halètements et mes mains qui appuient sur les reins de mon amant pour le coller plus
encore à mon ventre.
– J’ai trop envie de toi, Anna. Si tu ne te calmes pas, je vais partir trop vite, dit-il, essoufflé, en se
redressant sur ses bras musclés.
Il me dévisage, médusé, alors que je me cambre pour retrouver son contact, surchauffée comme
si on n’avait pas fait l’amour depuis des jours.
Que m’arrive-t-il ?
Le décor et la situation extraordinaires exacerbent mon désir. Ajoutez à cela, le physique
irrésistible de Dayton, ses caresses expertes, la promesse de plaisir qu’il dessine sur mon corps… Je
suis au bord de l’implosion. Aucun homme ne m’a jamais mise dans un tel état. Aucun autre homme
ne me verra jamais dans cet état, j’en ai la conviction. Mon corps ne veut que Dayton, et il ne voudra
jamais plus que lui.
Mon ardeur est communicative. Après quelques secondes à m’observer en proie au plus vif désir,
Dayton prend les choses en main avec détermination. Il se redresse sur la banquette pour s’asseoir,
puis m’attire à lui et me hisse sur la table devant nous, comme une marionnette bourrée d’électricité
mais incapable de volonté. Il se lève un peu pour écarter ce qui est posé sur le plateau et m’allonge
à moitié dessus. Je reste en appui sur mes bras repliés. Dayton est assis face à moi. Sa poitrine se
soulève régulièrement. Il respire fort et son regard est d’acier, d’un bleu presque gris métallique,
qui exprime à quel point il a envie de moi.
Il soulève mes cuisses, pose mes pieds sur ses épaules et m’attire résolument vers lui sur le
plateau, de manière à ce que mes fesses soient au bord de la table, les jambes ouvertes de part et
d’autre du visage de mon amant divin. Mon ventre se creuse, j’halète, les lèvres entrouvertes que
j’humecte de la langue, sans pouvoir détacher mes yeux du visage de Dayton qui me fixe toujours.
Je vois sa main se lever vers mon sexe mouillé dans le maillot, et je retiens mon souffle. Il opère
tout d’abord une légère pression des doigts sur mon clitoris hypersensible, et j’écarte davantage les
jambes en soupirant.
– Ton maillot est tout mouillé, Anna.
Oh… j’aime cette façon qu’il a de parler quand nous faisons l’amour. Ces mots qui lui viennent
naturellement, alors que tous les hommes que j’ai connus – O.K., pas des masses… – se sont toujours
contentés de ahanements et de gémissements. J’aime quand il met des mots sur ses gestes et en
amplifie l’impact. J’aime quand sa voix rauque prononce ces paroles qui me vont droit au ventre.
Il continue de frôler mon sexe du bout des doigts au travers du lycra. Mes cuisses en tremblent
presque. Je suis à deux doigts de le supplier. Puis lentement, si lentement, il se met à jouer avec le
tissu du maillot en le tendant sur mon sexe, en le tirant aussi de manière à ce qu’il appuie plus fort
contre mon clitoris. Je me trémousse sur la table. C’est un supplice délicieux. Encore plus délicieux
quand j’imagine Dayton observer mes réactions à ses expériences. Il étire fermement le tissu
maintenant et le rassemble en une fine cordelette que je sens s’immiscer avec douceur entre les
lèvres mouillées de mon sexe.
– Oh, Dayton… gémis-je, au bord de la jouissance.
– Je continue ? demande-t-il, la gorge apparemment serrée.
– Mmmmoui, parviens-je tout juste à prononcer.
– Tu ruisselles, Anna. C’est terriblement excitant de te regarder dans cet état.
Les os de mon bassin semblent sur le point de percer ma peau tant je me cambre. Je tends mon
sexe vers Dayton comme une offrande, mais il a décidé de faire grimper lentement, très lentement
les degrés du plaisir, en prenant son temps. Le plaisir n’en sera que plus puissant.
Il cesse de comprimer mon sexe avec le maillot et soulève délicatement le tissu en l’écartant sur
le côté. Je sens tout de suite que ma vulve est à découvert, car la chaleur du soleil enflamme encore
plus ce qui est déjà largement en feu.
Dayton se met à souffler doucement sur mon sexe. L’alternance de cette brise soufflée de ses
lèvres et de la brûlure passionnée du soleil me fait passer par des sensations jusqu’alors inconnues.
Plutôt que de me crisper, comme je l’ai fait quelques minutes plus tôt, les muscles de mes cuisses se
détendent et mon ventre s’assouplit. Je me laisse aller à la caresse exquise du souffle de mon
amoureux et de la caresse du soleil. Je suppose que Dayton doit sentir que je suis ailleurs, car il en
profite alors pour me prodiguer le baiser le plus voluptueux qui soit sur mon sexe. Ouvrant
légèrement ma vulve, sa langue lape tout d’abord à plat mon sexe, du bas vers le haut, pour finir par
titiller mon clitoris de la pointe. Je reprends ma chanson de petits cris. Je vais devenir folle tant il
prend son temps pour contenir son désir et augmenter ma jouissance. Sa langue me pénètre et
tourne lentement à l’entrée de mon vagin, comme s’il embrassait ma bouche. Mes mains se crispent
dans sa chevelure, alors que son visage a maintenant disparu entre mes cuisses. Je le vois monter et
descendre au gré de ses coups de langue. Mon corps commence à se couvrir de chair de poule. Mon
cœur s’accélère, me donne l’impression de chercher à s’évader de ma poitrine et je gémis de plus en
plus fort. J’hésite entre maintenir la tête de Dayton entre mes cuisses, pour qu’il me mène sûrement
vers la jouissance qui naît lentement en moi, et le repousser pour passer à d’autres exercices… J’ai
envie de le sentir en moi !
– Dayton, je vais jouir si tu n’arrêtes pas, dis-je en haletant.
Mais il ne relève pas la tête et me dévore encore plus passionnément, immisçant maintenant un
doigt puis deux en moi, qu’il fait tourner dans mon sexe pendant que sa bouche se concentre sur le
suçotement de mon clitoris.
L’orgasme me vient brutalement. Je redresse tout mon buste sur la table avant de m’effondrer en
criant presque de plaisir dans le silence de l’océan. Mon ventre et mes cuisses sont pris de
tremblements, mes seins pointent vers le ciel bleu turquoise. Et ce n’est pas le soleil qui m’éblouit,
mais bien les explosions successives de plaisir qui traversent mon corps. Je ferme les yeux. C’est
comme si je me noyais. Je ne reconnais plus mon souffle. Je ne sais plus respirer. Tout m’échappe, et
je porte mes mains à mon cœur qui bat à tout rompre, puis à mon visage.
Bordel, je ne sais plus où j’en suis, là…
Dayton repose mes pieds sur la banquette. Mes jambes sont lourdes de la déflagration de
l’orgasme. Il me déplace légèrement sur le côté et se lève. J’ai un aperçu très explicite de son
érection, qui dépasse maintenant de son boxer taille basse.
Dans quel état il doit être après tout ça…
– Je reviens, me chuchote-t-il en se penchant sur moi pour m’embrasser tendrement.
Je sais où il va. Je sais ce qui va suivre, et je suis surprise d’être à nouveau si vite émoustillée par
la perspective de ce qui va arriver.
Il revient en effet très vite avec un préservatif. Je me redresse sur la table, le souffle court, mais
déjà remplie d’une énergie sensuelle qui me surprend. Mon envie de l’avoir en moi n’a pas faibli.
Alors qu’il s’approche de moi, je lui prends la main pour lui voler le préservatif.
– Assieds-toi, lui dis-je, la voix enrouée par la jouissance.
Le petit sourire qu’il m’adresse est confiant et coquin. Un rien surpris aussi peut-être, car, je le
sais, au fur et à mesure de nos étreintes, je deviens davantage une femme sûre de moi, de mes
gestes. Je n’éprouve aucune gêne face à ce qui, auparavant, m’aurait plongée dans l’embarras. C’est
que je suis en confiance avec Dayton, parce que nous nous respectons et que, sans doute, nous
nous… aimons ? Nous ne nous le sommes jamais dit en mots, mais nos corps ne cessent de se le
répéter.
Avant qu’il ne s’installe tout à fait sur la banquette, je pose mes mains sur sa taille, puis descends
jusqu’à la ceinture de son boxer, que je fais glisser pour libérer son sexe en érection. Ensuite, je me
défais de mon maillot de bain, qui ne sert plus à grand-chose depuis que Dayton l’a écarté de ce
qu’il devait cacher…
– Je te laisse faire, Anna ? me demande Dayton avec un sourire plein de désir.
– Oui, dis-je dans un souffle.
Je m’agenouille devant l’homme que j’aime et ce sexe magnifique dont l’envie a été attisée par les
caresses que m’a prodiguées Dayton. Je dépose le préservatif sur la banquette, puis je prends le
membre de mon amant dans la main, posant dans le même mouvement mes lèvres sur son gland
pour l’aspirer tout doucement. Comme moi quelques minutes plus tôt sous ses coups de langue, je
sens Dayton se cambrer et creuser son ventre, alors que ma main commence à monter et descendre
sur son sexe et que ma langue entoure son gland dans la moiteur de ma bouche.
Mmm, lui donner du plaisir est aussi délicieux que d’en recevoir…
J’aime sentir son membre brûlant et gonflé remplir ma paume, son gland salé combler ma bouche
et percevoir les frémissements de son corps qui s’abandonne pendant que je le suce. J’aime deviner
son regard sur ce que je lui fais. Je vois, entre mes cils, ses mains se crisper sur la banquette, puis il
les pose sur ma tête qu’il maintient doucement pendant que son bassin se met à se rehausser au
rythme de mes allées et venues sur son sexe.
– Anna, c’est bon, chuchote-t-il.
Sans cesser de le caresser d’une main, l’autre descend effleurer ses testicules et les taquiner. Je
les prends doucement en main. Je possède maintenant complètement Dayton. Tout son sexe est à
moi, et il ne peut s’évader.
– Mmmm, continue, halète-t-il, juste avant de réaliser qu’il est peut-être sur le point de jouir.
Alors il écarte gentiment mon visage de son membre – mais j’ai encore tellement envie de le
dévorer… – pour enfiler le préservatif, puis il se penche vers moi et, avec la même force que tout à
l’heure, il me soulève pour m’asseoir à califourchon sur lui.
Nous ne nous cherchons pas. Je le trouve aussitôt. Mon sexe luisant s’empale immédiatement sur
son membre. J’émets une petite plainte exquise quand je le sens enfin me remplir complètement. Je
bascule le bassin et projette mes seins vers sa bouche. Les mains sur ma taille, il me soulève et me
fait retomber sur son érection, le regard rivé à nos sexes qui s’emboîtent avec volupté.
Encore une fois, je perds la tête. Son sexe en moi, si gros et brûlant, ses mains puissantes autour
de ma taille, j’ai envie qu’il fasse de moi ce qu’il veut. J’écrase mon sexe contre son ventre. Je
m’ouvre en faisant tourner mes hanches alors qu’il est fiché au fond de moi. Les lèvres de Dayton se
referment sur mon mamelon et le mordillent. Je jouis sans m’en rendre compte, une seconde fois,
plus longue, plus lente. Un orgasme qui commence bas pour monter crescendo. Je me sens légère,
comme si je m’envolais, mais c’est parce que Dayton vient de se lever en me portant et m’allonge
sur la table pour prolonger ma jouissance en me pilonnant avec ardeur.
Les bras rejetés en arrière, je contemple son torse dont les muscles jouent dans l’effort charnel.
J’admire son visage dont le soleil grave les traits à l’eau forte. Il est superbe. Je suis captivée par ce
qu’il dégage, ce qu’il est. Je baigne dans un océan de plaisir et de bonheur mêlés, et j’observe mon
homme courir vers le plaisir et jouir en s’accrochant à mes hanches.
Je suis là pour l’accueillir dans mes bras quand l’orgasme se retire et que son corps soudain pèse
et s’alourdit. Ses bras tremblent quand ils m’entourent. Les battements de nos cœurs se confondent
pour battre à l’unisson. Je pense très fort : « Je t’aime », et Dayton relève aussitôt la tête pour
plonger son regard bleu dans le mien. Un regard qui semble dire la même chose que mes pensées.
Son soupir de bonheur et son baiser, en tout cas, ne laissent aucun doute.
5. Sa vie comme un roman

Quand le calme revient sur l’océan et que Dayton et moi reprenons nos esprits après nous être
perdus dans une tempête de plaisirs sensuels, il est temps de rentrer à la marina et de rejoindre
l’aéroport pour prendre un jet privé qui nous ramènera à New York.
Nous filons une dernière fois sur l’eau turquoise, Dayton, ses mains fermement assurées sur le
volant du pilote et moi, amoureusement accrochée à ses épaules.
Chaque heure que je passe à ses côtés me rend plus folle de lui. Je flotte sur un nuage au-dessus
des vagues – et accessoirement, dans un yacht luxueux…
À peine deux heures plus tard, nous nous installons, la peau gorgée de soleil et le corps endolori
de nos étreintes amoureuses en mer, dans le jet privé. L’intérieur de l’appareil est assez similaire à
celui du yacht. Avec Dayton, j’ai toujours l’impression d’évoluer dans un monde formidable fait de
cuir, d’œuvres d’art, de musique et de haute technologie. Pour être franche, même si au début cela
m’impressionnait beaucoup, je commence à m’y faire. Mais attention, je n’oublie pas la chance que
j’ai de vivre ces heures exceptionnelles aux côtés de cet homme qui l’est tout autant…
J’appuie ma tête contre son épaule dans le fauteuil voisin et je soupire de plaisir.
– Si je te dis que je suis heureuse, est-ce que je me répète ? demandé-je dans un chuchotement.
Dayton pose la main sur mon visage pour me tenir contre lui.
– Je crois qu’on ne le dit jamais assez, Anna, répond-il. Et ça me rend encore plus heureux de
savoir que tu l’es.
Je relève les yeux vers lui et nous nous fixons quelques secondes, avant de nous embrasser
tendrement.
Ça veut dire un peu : « Je t’aime », ça, non ?
– Je crois que tu as une certaine prédisposition au bonheur, poursuit-il, et à le répandre autour de
toi. Tu me fais du bien. C’est pour ça que j’ai parfois l’angoisse de te perdre. Notre rencontre est le
plus beau cadeau que la vie m’a fait.
Alors là, oui, ça veut dire : « Je t’aime » !
– Et je me répète peut-être, je ne veux pas que nos passés respectifs viennent tout foutre en l’air,
ajoute-t-il. Ce doit être une sorte de signe. Il faut qu’on affronte et gère tout ça pour pouvoir
commencer quelque chose de nouveau… et de beau…
Je le fixe avec des yeux énamourés, le cœur battant la chamade.
– Rien que toi et moi, parce que… je t’aime, conclut-il avant d’approcher son visage du mien pour
m’embrasser une nouvelle fois.
Je plane au-dessus des nuages après avoir survolé l’océan comme un oiseau… Le pied ! Je laisse
ce « Je t’aime » résonner en moi.
– Dès demain matin, je piste Rob Pieters, et je te promets que, cette fois, je ne me défilerai pas,
poursuit-il ensuite avec détermination.
J’ai un petit sourire malicieux.
– Tu n’auras peut-être pas besoin de le pister longtemps, dis-je.
Il m’adresse un regard intrigué.
– J’ai son numéro de téléphone, ajouté-je en faisant une sorte de grimace de gosse qui avoue
quelque chose qu’elle aurait dû confesser plus tôt.
Il éclate de rire et ses yeux s’illuminent de gaîté.
– Anna, Anna, voilà ce que j’aime aussi chez toi, dit-il. Tu sais être têtue quand il le faut.
Je lui rapporte ensuite la fin de ma discussion avec Rob Pieters au Blue Note et lui parle de cette
sorte de journal de bord que Rob tenait durant les années qu’il a passées dans cette « secte ».
– Je sais que ce n’est pas bien, mais j’avais pris la décision d’aller chercher ce journal et de le lire
avant de t’en parler, dis-je, un rien embarrassée. Je voulais vérifier par moi-même que cela pouvait
t’apporter quelque chose. Je ne voulais pas que tu aies de faux espoirs. Il faut dire aussi qu’avec tes
cauchemars, je voulais te protéger de ce que tu pouvais apprendre. Je suis désolée de ne pas t’en
avoir parlé, mais je comptais le faire, je t’assure.
Il sourit, une petite fossette se creuse au coin de sa bouche et il caresse négligemment le
tatouage sur son bras droit, comme si le fait de parler de Rob Pieters rendait brûlantes les figures à
l’encre sur sa peau.
– Je sais, Anna, ne t’en fais, m’assure-t-il. J’ai réagi comme un con l’autre soir. Et je ne suis pas à
l’abri de réagir encore comme un con.
Nous rions tous les deux et bavardons encore un peu, avant que je ferme les yeux pour somnoler
contre mon homme le temps de ce court vol vers New York.
***
Nous rentrons chacun chez nous comme deux amoureux bien sages – certes contentés par leur
après-midi érotique en yacht… Saskia n’est effectivement pas la babysitter non-stop de mon
Churchill et j’aimerais prendre le temps de faire le tri dans mes croquis et de débroussailler mon
interview avant un éventuel rendez-vous avec Rob Pieters.
Le lendemain, une fois le petit déjeuner pris en compagnie de Saskia sur le pied de guerre pour
préparer son expo, j’appelle la rédaction d’OptiMan. Mon boss me prend aussitôt en ligne :
– Tout s’est bien passé, Anna ? me demande-t-il comme s’il m’avait envoyée à l’étranger sur un
front quelconque.
Surtout ne pas évoquer la visite nocturne et dénudée de mon hôte !
– Euh, eh bien, oui, on peut dire ça comme ça, bafouillé-je. Brad Travies est une star, quoi, avec
ses caprices et ses drôles de manies, mais je crois que j’ai ce qu’il faut pour un bon papier.
– Ah ! Parfait, Anna. Je n’en attendais pas moins de vous, me répond-il. Figurez-vous qu’il a
appelé hier soir pour en savoir un peu plus sur vous. Raison pour laquelle je me demandais
comment cela s’était passé.
Je rassure le rédacteur en chef d’OptiMan et lui promets de lui livrer l’article illustré dans
quelques jours.
Tiens, tiens, Brad Travies se renseigne ? Va peut-être falloir que je me méfie…
Je me mets au travail, poste un nouvel article sur mon blog, qui est une véritable déclaration
d’amour sans « Je t’aime » à Dayton. Je l’y représente comme une sorte de dieu grec aux
commandes d’un hors-bord digne d’un film de science-fiction, avec, dans le sillage du bateau, le
personnage de Twinkle qui fait du ski nautique, tout sourire, au-dessus des flots bleus.
Commentaire quasi-immédiat de PontDesArts :
Hum, ce monsieur doit être abonné à mon blog…
[Je pensais qu’on s’était adonnés à un autre genre de sport…]
Je rougis de plaisir au souvenir de nos heures coquines sur le yacht, puis j’enchaîne avec ma page
bimensuelle pour OptiWoman, intitulée : « L’homme idéal : Mr Business et Mr Rock ». Très inspirée
décidément, je prends de l’avance pour celle d’OptiMan, que je décline sur le mode féminin
humoristique : « La femme idéale : beauté fatale et pieds dans le tapis ».
Ma journée a été bien remplie quand je reçois un SMS de Dayton :
[Je passe te chercher à 18 heures. Rdv avec Rob. Kiss.]
Bon, on avance ! C’est déjà un pas vers ce dont il parlait, ce « tout beau, rien que pour lui et moi
» !
***
Quand Dayton sonne à l’interphone, j’attrape ma besace et file le rejoindre. Rob Pieters habite à
Long Island City, dans le Queens, et le trajet est assez rapide. L’immeuble dans lequel vit le vieux
musicien est plutôt modeste, et la cage d’escalier résonne de toutes les musiques et accents
possibles. C’est la diversité ethnique illustrée en un bâtiment.
Dayton frappe à la porte et le vieux Rob ne tarde pas à ouvrir. Il marque une pause en découvrant
mon Dayton en costard sans cravate, version Mr Business, mais ce dernier relève sa manche pour
lui montrer son tatouage, comme s’il s’agissait d’un mot de passe. Rob Pieters semble retrouver la
mémoire.
– Ben, mon gars, t’avais pas vraiment le look de l’autre soir. J’ai eu un doute, tu m’excuses,
déclare Rob Pieters en nous précédant dans le couloir très étroit de son appartement jusqu’à un
petit salon en pagaille.
On peut dire que ça remet les pieds sur terre ! Rien à voir avec le monde de luxe et d’espace
dans lequel évolue Dayton ! Mais, étonnamment, pas si différent de notre appart à Brooklyn, en
moins neuf et avec plus de déco… marron.
Ça sent le tabac froid et le vieux gars qui ne fait pas trop le ménage. Rob nous débarrasse le petit
canapé miteux et nous nous asseyons.
– Merci de nous recevoir aussi vite, Rob, commence Dayton avec un sourire sincère dans lequel je
perçois une certaine tension.
– Ben, si je peux te rendre service ! rétorque Rob en se penchant vers la table basse pour y
prendre un gros cahier tout gondolé. Tiens ! fait-il en le poussant vers Dayton. J’ai retrouvé le
journal dont j’ai parlé à ta copine. C’est un sacré bordel là-dedans, mais on ne sait jamais, hein ?
Dayton prend le cahier et commence à le feuilleter machinalement. Rob se tait.
– Je suis désolé d’être parti si vite l’autre soir, Rob, dit Dayton. Du coup, je me demandais si vous
aviez réfléchi depuis, si vous vous rappeliez d’un petit garçon… qui aurait été moi ?
Le vieux musicien secoue la tête en repoussant la question de la main.
– Je vais être franc avec toi, mon gars, parce que tu m’es sympathique et que je crois que tout le
monde a le droit de savoir d’où il vient. Et, sûr, la vie nous a joué un sacré tour en nous faisant nous
rencontrer l’autre soir. Ça doit pas être pour rien. Mais le fait est que tout ça, c’est derrière moi,
que j’ai plus trop envie d’y repenser, ni d’en parler.
– Mais pourquoi, Rob ? demandé-je, incapable de rester là sans rien dire pendant que le vieux
essaie de se débarrasser de nous. Ça n’a pas été une bonne période pour vous ?
Rob fait la grimace et se renfonce dans son fauteuil.
– Sur le coup, si, ça m’a paru bien, répond-il. Ça correspondait à ce que je cherchais, une sorte de
rébellion contre la société. On rêvait d’un autre monde : le « Nouveau royaume », comme l’appelait
le Guide.
Le Nouveau royaume, Le Nouveau monde… l’inconscient de Dayton lui a joué des tours…
– Mais qui était cet homme ? demande Dayton.
– Un type avec des idéaux, mais qui se comportait pas toujours très bien avec les gens du groupe,
tu vois, répond Rob. Et je veux pas rentrer dans les détails, parce qu’on vivait peut-être comme on
voulait et pas comme la société le demandait, mais c’était pas non plus le paradis. Fallait
abandonner un peu de soi, tu vois, plus penser par soi-même. Finalement, on avait un chef qui
faisait sa loi… J’étais jeune, tu sais. Je sais pas trop ce que j’avais dans la tête à l’époque, mais pas
assez, c’est sûr, pour me rendre compte que quelque chose clochait.
– Mais il y avait aussi des enfants dans ce groupe ? insiste Dayton.
Rob Pieters baisse la tête, tout en la secouant lentement.
J’imagine, malgré moi, le genre de communauté où tout le monde couche avec tout le monde,
sans savoir qui est le père de la progéniture à venir. Je me raidis en pensant que c’est peut-être le
cas de Dayton…
Si ça se trouve, il ne saura jamais qui est son père…
Je pose ma main sur celle de Dayton quand je comprends que le vieux Rob n’ira pas plus loin,
malgré nos attentes. Je sens que, comme moi, Dayton est certain que le vieux musicien nous cache
quelque chose, qu’il sait ou croit savoir qui est le père de Dayton.
Très bien, s’il nous file son journal de bord, c’est qu’il pense qu’on peut se débrouiller tout seuls
avec !
– Nous vous remercions de votre gentillesse, Rob, dis-je, et surtout de nous confier ce cahier qui
est quand même une partie de votre histoire.
– Je n’en veux plus, grommelle Rob. Faites-en l’usage qui vous arrange et gardez-le.
Nous le fixons tous les deux avec des mines ahuries.
– Ouais, gardez-le, répète Rob. Je me rends compte que moins j’y pense et mieux je me porte.
Il se soulève de son fauteuil et se dirige vers le couloir en nous signifiant clairement qu’il en a fini
avec nous. Dayton et moi nous jetons un regard consterné.
Devant la porte, Rob a tout de même l’air embêté.
– Comprends-moi, mon gars, dit-il à Dayton en lui tapotant l’épaule, je suis passé à autre chose.
Je n’ai pas envie de réveiller ces vieux souvenirs. Je comprends que toi, tu aies envie de connaître
ton histoire, mais c’est une histoire dont je n’ai pas envie de me souvenir. Je te file les clés, tu te
débrouilles avec.
Dayton remercie chaleureusement Rob. Moi, j’ai juste envie de le torturer pour qu’il avoue qui
sont les parents de mon amoureux, mais mon homme est bien plus raisonnable que moi.
***
Nous rentrons à Brooklyn avec le précieux journal de Rob Pieters et la ferme intention de nous
plonger immédiatement dans sa lecture.
– Ah ! J’aurais peut-être dû sonner… dis-je en entrant dans le salon de l’appart et en découvrant
Jeff et Saskia tendrement – et un peu plus… – enlacés sur le sofa.
Churchill monte la garde sur la table basse, genre « Il se passe des trucs que je pige pas ici ». Les
deux amoureux s’écartent l’un de l’autre. Jeff se lève pour venir me dire : « Bonjour » et Saskia se
lance, auprès de Dayton, dans une description détaillée de ses deux expos en cours de préparation.
– Il faudra que je voie ça, déclare Dayton. Ça peut m’intéresser pour le Nouveau monde.
Saskia est aux anges. Jeff est plus tendu, et je doute que ce soit juste parce que nous venons de
les surprendre, alors que, officiellement, je ne suis pas censée être au courant… Dayton, par contre,
n’a pas l’air du tout surpris.
Ces deux-là doivent se parler entre hommes…
– Jeff, dis-je en aparté, tu n’as pas oublié le rendez-vous dont nous devions convenir pour mon
article ? Je compte sur toi.
Son visage est crispé, ses yeux creusés, il n’a pas l’air au mieux de sa forme. Pire que la fois où
nous avions évoqué d’éventuels ennuis.
– Je me suis foutu dans une sacrée merde, me dit-il à voix basse et les dents serrés.
Saskia déboule entre nous.
– On y va ? demande-t-elle à Jeff.
Cinq minutes plus tard, les deux tourtereaux filent pour une énième séance de pose pour l’expo
dont Jeff sera le principal modèle.
L’attitude de Jeff m’inquiète malgré tout et, alors que nous bavardons avec Dayton de cette jolie
histoire qui commence entre nos amis, je me rends compte qu’il ne soupçonne certainement rien des
ennuis de son ami.
J’en parle ? J’en parle pas ?
J’ai donné ma parole à Jeff ! Je dois garder son secret.
Nous commandons des plats chinois, puis nous installons confortablement sur le canapé.
Pousse-toi, Churchill !
Le journal posé sur nos genoux, nous ne savons d’abord pas par où commencer. Il faut dire que le
truc est un peu bordélique : pas de date, ou alors très rarement. C’est écrit dans tous les sens. Une
fois que le cahier a été fini, Rob a visiblement rempli ce qui restait d’espace sur toutes les pages, de
manière farfelue.
– Dis donc, il a un sacré coup de crayon, Rob, commenté-je en tombant sur plusieurs de ses
croquis.
On y voit des paysages, de campagne aussi bien que de ville, et des croquis d’ambiance de
groupe. Il y a aussi des portraits plus précis où l’on pourrait reconnaître facilement la personne, je
suppose.
– Et c’est un bon musicien aussi, un type inspiré, ajoute Dayton quand nous tombons sur des
partitions tirées à la va-vite ou des paroles de chansons assorties d’accords de guitare.
Nous sommes pressés de trouver. Quoi ? Nous ne savons pas… Impossible de se fier aux dates,
car tout est mélangé. Nous lisons quelques passages déroutants.
« J. a été mise à l’amende. Privée des visites du Guide et obligée de servir tout le monde. J’essaie
de rester à l’écart. »
Ou bien :
« Aujourd’hui, on change de méthode. La manche, ça ne marche pas. Il faut être plus
convaincants, mais je n’étais pas pour m’attaquer à des personnes vulnérables. Pourtant je l’ai fait.
Je n’en suis pas fier, même si certains vont pouvoir manger ce soir. »
Ou encore :
« Les flics sont venus. Il a fallu cacher les filles, celles qui ne devaient pas être avec nous, trop
jeunes, et puis les enfants, parce que, si on reste, ils seront obligés d’aller à l’école. Putain, on leur
demande pourtant rien, ni allocs, ni autre chose, juste qu’ils nous foutent la paix. »
Nous échangeons parfois des regards inquiets.
Qu’est-ce que c’est que ces histoires !
Heureusement, il y a des moments plus calmes. Des rencontres avec des gens qui hébergent la
communauté, le travail dans les champs, les veillées, mais ça ne manque jamais de virer, à un
moment donné, dans la limite du sordide.
Je frémis à la lecture d’un passage qui a certainement dû soulager Rob en l’écrivant, mais qui me
glace. Il y raconte comment le Guide corrige les enfants de la communauté. Je lève les yeux du
cahier et observe Dayton.
Merde, il est livide…
– Dayton, ça va ? demandé-je d’une voix douce en passant le bras autour de ses épaules.
– Putain, on trouvera rien là-dedans ! déclare-t-il brutalement en refermant d’un coup le cahier.
Il le balance sur la table basse et porte les mains à son visage.
– On est trop pressés, murmuré-je. On fait tout vite. Il faut prendre le temps de le lire sans se
mettre la pression.
Dayton se lève pour se dérouiller les jambes et soulager sa tension. Il se dirige vers la cuisine.
– Je fais réchauffer les plats ? Ils sont froids avec ces conneries, dit-il en ayant besoin de faire
quelque chose de ses mains.
Je reprends le cahier sur la table et le feuillette plus lentement, en essayant de faire le vide en
moi, sans chercher à trouver à tout prix quelque chose de précis, une date, un nom, une ville, rien.
Il doit y avoir quelque chose ! Rob ne nous l’aurait pas donné pour rien, j’en suis persuadée !
Tout en continuant à tourner les pages, je relève la tête au bruit de casseroles dans la cuisine. Je
souris. Dayton passe ses nerfs sur l’électroménager, et c’est un moindre mal. Il peut tout foutre en
l’air chez nous si ça lui évite des cauchemars…
Quand je baisse à nouveau les yeux sur le cahier, mes yeux se posent directement sur un croquis,
plus petit que les autres, perdu au milieu du texte. Quelque chose ressort dans le texte, le prénom :
« Dayton ». Je déglutis et mes mains se mettent à trembler.
Pourvu que j’aie mis le doigt sur quelque chose…
Le dessin représente une jeune femme aux cheveux longs, avec un bébé dans les bras. Le texte
qui entoure le croquis dit : « Ça a duré toute la nuit et Audrey a beaucoup crié, mais il est là, le
bébé, le premier que je vois naître. Elle l’a appelé Dayton, pour qu’il sache d’où il vient. »
Merde, on y est !
– Dayton ? dis-je avec difficulté, comme dans un cauchemar où on a perdu la voix.
Il tourne la tête vers moi.
– Tu peux venir, s’il te plaît ? Je crois que j’ai trouvé quelque chose, ajouté-je, toujours avec un
filet de voix.
Ses traits se figent, son visage se vide de tout son sang. Il est près de moi en trois enjambées et
me prend le cahier des mains. Je m’appuie contre lui et lui désigne du doigt le dessin et le passage
du texte. Il inspecte et lit, puis relève les yeux vers moi avec une expression à la fois terrifiée et
soulagée.
– Tu crois que c’est ma mère… et moi ? demande-t-il, la gorge serrée.
Volume 6
1. Flashback

Dayton et moi fixons le portrait de cette jeune femme inconnue – sa mère ? – qui tient dans ses
bras un nouveau-né – Dayton ? Les questions se bousculent dans nos têtes. La plus évidente, Dayton
vient de la prononcer : « Tu crois que c’est ma mère… et moi ? ». Et moi, je n’ai aucune réponse.
Nous voilà bien…
Rob Pieters, le vieux musicien, savait parfaitement ce qu’il faisait en nous donnant son journal de
bord datant de l’époque où il faisait partie de ce groupe, ou « secte » ou « communauté », difficile
de mettre des mots là-dessus.
Dayton effleure le dessin du bout des doigts comme si le papier allait lui transmettre la vérité par
simple contact. Son visage séduisant est tendu, ce qui le rend encore plus beau, lui confère une
beauté de statue grecque. Ses mains puissantes se font douces quand elles frôlent les traits
crayonnés par le jeune Rob Pieters.
– Bon, d’accord, c’est le bordel, ce journal, mais on a un point de départ, là, non ? dis-je en
m’efforçant d’arracher Dayton à sa drôle de transe.
Dayton hoche lentement la tête et lève enfin vers moi ses yeux bleu acier.
– Ouais, souffle-t-il. On y est, je crois.
Un joli sourire se dessine sur ses lèvres fines. Soulagée, je lui réponds par un autre sourire
tendre et l’enlace pour déposer un baiser sur sa bouche.
– On s’y met ? fais-je, pleine d’entrain et de courage.
J’appréhende, malgré tout, la suite de nos investigations. Sur quoi risque-t-on de tomber ? Et si
on ne trouvait rien de plus ? Et si Dayton se révélait durement secoué par ce que nous allons
découvrir ? Mais je le sens fort et solide, tout près de moi, et cela me rassure.
Nous nous installons confortablement l’un contre l’autre dans le canapé, en oubliant
complètement les plats chinois que Dayton était censé réchauffer. On mangera quand on aura
avancé !
Nous nous concentrons tout d’abord sur la page où se trouve le portrait de cette jeune femme et
de son bébé tout juste né, ainsi que la mention du nom de l’enfant : Dayton.
– Elle s’appelle Audrey, c’est comme ça que Rob l’appelle dans le texte, dit Dayton en accentuant
le prénom qu’il prononce, comme s’il voulait d’ores et déjà se familiariser avec lui. On n’a qu’à
remonter petit à petit à partir de là et chercher les endroits où ce prénom est mentionné. O.K. ?
– O.K., réponds-je.
Je confirme, c’est un vrai bordel, ce journal. On ne peut pas parler de journal de bord du groupe
parce que Rob Pieters ne décrit pas la vie au quotidien de la communauté. On a l’impression qu’il
expose juste des faits marquants, parfois qu’il se soulage de trucs trop difficiles, qu’il met en avant
des joies qui n’ont pas l’air d’être si fréquentes. On tombe parfois sur des commentaires qui font
froid dans le dos : « Ça fait trois jours que je donne ma ration aux gamins. Provisions au plus bas. Je
ne suis pas d’accord pour qu’il n’y ait que les mecs qui mangent ! »
Ou encore :
« Solution de secours, les poubelles ! Self-service du tonnerre ! »
– Euh, ça m’avait l’air sympa niveau régime alimentaire, commenté-je après que nous sommes
tombés sur plusieurs entrées de la sorte.
– Ouais, on a l’impression qu’ils se débrouillaient comme ils pouvaient surtout, convient Dayton.
L’air soucieux, les sourcils froncés, je l’observe parcourir des yeux en silence les lignes de pattes
de mouche rédigées par Rob.
– Tiens, écoute-ça, il parle d’Audrey, là, dit Dayton avant d’enchaîner en citant le journal : « Je me
demande ce qu’Audrey fiche ici. Cette fille a de l’instruction, elle vient d’une famille friquée
apparemment. Elle doit fuir quelque chose de bien moche pour accepter de vivre dans les conditions
qui sont les nôtres. »
Il relève la tête vers moi.
– Ma mère, enfin si cette Audrey est ma mère, viendrait donc d’une famille aisée. Elle doit avoir
quoi… 18 ou 19 ans à tout casser, quand on regarde son portrait. En tout cas, je suis prêt à parier
qu’elle n’est pas majeure. Ça peut être une piste pour nous.
– Comment ça ? demandé-je. C’est un peu maigre, non ?
Il a un petit sourire fier de lui, un rien gamin, le sourire de celui qui a plus de cartes en main que
les autres.
– Imaginons que cette Audrey a peut-être fugué de chez elle… entre 17 et 19 ans environ ; on
peut même élargir un peu. Eh bien, elle devrait apparaître dans l’historique du fichier des mineurs
disparus.
Je plisse les yeux – signe d’une intense réflexion chez moi ! – et je malaxe le pelage de Churchill,
pelotonné contre ma cuisse – ça aide aussi pour réfléchir…
– Oui mais… commencé-je en m’en voulant à l’avance de devoir détruire la théorie de mon chéri.
Imaginons qu’Audrey n’est pas son vrai prénom, qu’elle a peut-être fugué mais que, pour éviter
qu’on la retrouve, elle se faisait appeler autrement.
Dayton hoche la tête pour intégrer cette éventualité.
– Et imaginons, continué-je malgré moi, que personne n’ait signalé sa disparition non plus. Je
suppose que ça doit arriver, non ? Dans certains milieux, les gens s’en foutent que leur gamine à
problèmes mette les voiles, ou bien si, en effet, elle est issue d’un milieu aisé, alors ses parents n’ont
peut-être pas voulu que les frasques de leur progéniture s’ébruitent…
Dayton a un petit sourire en coin qui me donne envie de faire comme Churchill, tiens, de me
rouler par terre, ventre en l’air…
– Vous ne seriez pas un peu journaliste, mademoiselle Claudel ? me demande-t-il dans son accent
français sexy.
Je fonds…
– Toutes ces hypothèses sont à prendre en compte, c’est certain, mais ça n’empêche qu’il faut
partir de quelque part et ne pas trop s’interroger, poursuit-il.
– Mais quand même, on ne sait même pas d’où elle vient… ajouté-je en réfléchissant toujours à
voix haute.
Dayton, silencieux, absorbé lui aussi par la recherche, feuillette le journal pour revenir à la page
du portrait d’Audrey et de son fils Dayton.
– Attends, fait-il en se caressant les lèvres sous le coup de la réflexion. Écoute, Rob a écrit ça
après avoir dessiné la mère et son enfant : « Dayton ? C’est un drôle de nom. Audrey dit juste que
c’est important de savoir d’où on vient… Pour y retourner peut-être le jour où on est perdu. ».
– Ça ressemble à du charabia ésotérico-spirituel, ça, non ? grommelé-je.
Dayton plisse les yeux, pince les lèvres. J’imagine que c’est ainsi qu’il doit être aussi quand il
travaille et se concentre. Rien à voir avec la posture détendue, animale et charmeuse du musicien
quand il joue de la guitare ou qu’il est sur scène. Une seconde, ça me frappe comme la foudre : je
suis heureuse d’être auprès de cet homme qui ne vit rien à moitié, qui se donne à fond, à côté de qui
je me sens bien et protégée… Cet homme qui m’a dit : « Je t’aime. ».
– Je trouve que ce n’est pas le style de Rob, le « charabia ésotérico-spirituel » comme tu dis,
commente Dayton. Ce vieux type m’a l’air plutôt d’avoir la tête sur les épaules.
Je hausse les sourcils pour avoir la suite du raisonnement de Dayton.
– Dayton, c’est dans l’Ohio, poursuit Dayton. Je veux dire, c’est une ville qui existe. Elle a peut-
être baptisé son enfant ainsi… Enfin, c’est bizarre, je parle de ça comme si ça ne me concernait
pas… Mais oui, en fait, je porte peut-être ce nom pour savoir d’où je viens.
Il lève les yeux vers moi pour avoir mon assentiment, et je lui souris.
– On a un prénom, on a l’âge approximatif de ma mère et éventuellement sa ville natale, dit
Dayton en comptant sur ses doigts. Hé, c’est un bon début pour mes recherches ! C’est même déjà
pas mal ! Si ça ne donne rien, alors oui, tu as raison, il faudra considérer les hypothèses que tu as
émises, Anna.
On est de vrais petits chefs à réfléchir à nous deux ! De vrais héros de séries télé !
Dayton se remet à feuilleter le journal.
– J’aimerais quand même en savoir plus sur le « guide » dont parlait Rob, marmonne-t-il. C’est
vraiment bizarre, c’est comme si Rob s’interdisait d’écrire sur lui…
– Il avait peut-être peur qu’on trouve son journal et il ne voulait pas que ça lui retombe dessus,
dis-je en me penchant à nouveau par-dessus l’épaule de Dayton et en me collant un peu contre lui,
sans arrière-pensée, juste pour sentir sa chaleur.
– Arrête, fais-je brusquement en stoppant la main de Dayton. Regarde ce croquis.
Il y a pas mal de dessins de personnes dans le journal ; la plupart d’entre elles sourient,
s’activent à une tâche, dorment ou semblent rêver, enfin, c’est ainsi que Rob les a « croquées »,
mais là… ça n’a rien à voir.
Dayton et moi fixons tous les deux ce portrait noir et troublant d’un homme qui semble, à lui seul,
incarner le contraire de la joie de vivre. Un visage coupé à la serpe, une barbe hirsute, des cheveux
foncés en broussaille, un regard perçant et froid, et sa position… a quelque chose qui se voudrait à
la fois apaisante mais qui est pleine de menace. Il se tient bras écartés comme s’il accueillait, mais
ses paumes sont tournées vers le bas comme s’il soumettait. Sous le dessin, le fameux tatouage,
comme si cela résumait le personnage.
– Ça doit être lui le « guide », chuchoté-je, intriguée par le sinistre personnage. Rob a écrit
quelque chose ?
– Ouais, répond Dayton. Ça doit être une chanson, je pense. Il y a les tablatures à côté.
« Il est temps de passer à une autre vie,
Temps de se rassembler, d’être unis,
Tu crois que tu peux y arriver seul ?
Suis le guide, il te conduira.
Le Nouveau monde, tu connais ?
Ce nouveau royaume est pour toi.
Tu crois que la voie est en toi ?
Vrai, mais le guide te conduira. »
– J’ai trouvé des chansons de lui plus inspirées dans le journal, commente Dayton. La mélodie est
la même que « Brave New World », la chanson qu’on a jouée au Blue Note.
– Ah ! fais-je. Alors tu as certainement entendu Rob la jouer quand tu étais petit. Elle est restée
gravée en toi.
Il hoche la tête. Je devine qu’il est à la fois déçu de découvrir que cette chanson vient d’ailleurs,
mais, quelque part, aussi soulagé de savoir d’où elle vient.
– Rien sur ce type, dit Dayton qui se remet à tourner les pages plus énergiquement. Comme on
n’a rien non plus sur mon père… On dirait qu’il n’y a pas de couples dans ce groupe, que tous sont
célibataires. Je ne suis pas venu comme ça, quand même, dit-il en claquant des doigts.
Soudain, quelque chose glisse d’entre deux pages. Une feuille pliée et repliée que je prends du
bout des doigts sur le canapé, avant de l’étaler sur mon genou, très lentement, tant j’ai peur que la
page abîmée ne finisse en poussière dans ma main.
C’est la surprise du chef ?
Encore un dessin. Très noir. J’ai tout de suite envie de le refermer pour que Dayton ne le voie pas,
mais il pose sa main sur la mienne pour m’en empêcher. Il a dû sentir mon impulsion.
On y voit des enfants, surtout en bas âge, recroquevillés sur eux-mêmes, blottis les uns contre les
autres. Certains dorment, d’autres ont l’air apeuré.
Dayton se raidit contre moi. Il inspire un grand coup et détourne les yeux.
– Lis-moi ce que Rob a écrit, s’il te plaît, me dit-il, la gorge serrée.
Je pose une main sur l’épaule de Dayton pendant que je tiens la feuille parcheminée dans l’autre,
et je lis d’une voix tremblante :
– « Les enfants ont besoin d’amour, et ils sont punis. Ils mangent mal, dorment n’importe où. Il ne
veut pas qu’on s’occupe d’eux. Il dit qu’ils ont les ressources en eux. Ça l’arrange… leurs mères sont
plus disponibles pour lui, mais les enfants… ils ont besoin de chaleur, et personne ne les entend
pleurer à part moi. »
Je porte la main à mes lèvres.
– Quelle horreur… murmuré-je, les larmes aux yeux.
Dayton, la tête baissée, ferme les yeux.
– Je me rappelle, chuchote-t-il. Je me rappelle avoir appelé longtemps, avoir faim, souvent, et
pleuré et appelé. Je vois d’autres enfants aussi. Quand ils pleurent, je me tais. On dit qu’il ne faut
pas pleurer parce que cela fâche le guide.
Oh merde, quel cauchemar…
Je délaisse cette maudite feuille et enlace Dayton tendrement, puis plus fort, parce que je sens
qu’il tremble. Je sens le petit enfant entre mes bras, le petit garçon qui appelle, et j’en ai la gorge
nouée.
– Dayton, mon amour… murmuré-je dans ses cheveux. Je suis là.
Il se redresse d’un coup. Ses yeux sont secs. Son visage n’est pas ravagé par le chagrin et la
tristesse, comme je l’aurais cru. Ses yeux bleu acier brillent d’un éclat résolu. Sa mâchoire bien
dessinée n’est pas crispée. Il me sourit même.
– Le voile se déchire petit à petit, Anna, dit-il avec confiance. Les souvenirs reviennent, mais je
n’ai pas peur. Il faut en passer par là pour accéder à la vérité.
Devant ma mine ahurie et mon regard amoureux, il ajoute :
– On va arrêter là ; ça me suffit. C’est déjà beaucoup pour une seule soirée. Je me mettrai sur la
piste de ma mère demain. Je vais aussi creuser autour d’une communauté qui se serait appelée le
Nouveau royaume.
Bonne idée, on va essayer de dormir là-dessus sans faire de cauchemars…
Comme si Churchill suivait la discussion, il se lève pour se diriger d’un pas pataud vers ma
chambre. Dayton le suit du regard en souriant. Ses yeux s’éclairent de malice.
– Tu crois que je devrais faire comme lui ? me demande-t-il.
– Comment ça ? réponds-je en ne parvenant pas à me décrisper tout à fait après ce qu’on vient de
découvrir.
– Eh bien, me diriger jusqu’à ta chambre de cet air naturel… propriétaire…
– Ça dépend, dis-je avec un timide sourire. Ça voudrait dire que tu passes la nuit ici ?
Il hausse les épaules en penchant la tête de côté, petit sourire et yeux de velours.
Oh non, je t’en prie, ne me fais pas ça ! Pas ce regard, pas ce sourire !
– C’est vrai, tu restes dormir ici ? insisté-je en ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes.
– Eh bien, la soirée a été plutôt forte en émotions, explique-t-il en m’attirant doucement vers lui
pour me lover contre son torse. Nous n’avons presque pas mangé, il est tard, et j’ai peur que tu ne
passes ta nuit à éplucher ce journal si je te laisse faire. Tout ça semble justifier que je reste ici, non ?
– Ça n’est pas du tout parce que tu en as envie ? demandé-je, sur le ton du doute et de la
rigolade, non, non…
Il se courbe au-dessus de moi pour m’envelopper complètement.
– J’ai envie de rester avec toi et de me réveiller près de toi dans ton lit, me chuchote-t-il, avant de
me voler un baiser.
La première nuit de Dayton dans mon appart… Je n’en reviens pas.
Étrangement, et sans que rien n’ait été imposé ou conclu entre nous, je partais toujours du
principe qu’il avait besoin de se retrouver chez lui, dans son territoire, son Nouveau monde… Et ce
soir, le Nouveau monde, c’est chez moi, ou plutôt, je crois qu’il me fait tellement confiance qu’il doit
se sentir en sécurité ici.
Bon, en fait, c’est un peu chez lui aussi, vu qu’il nous a offert la nouvelle déco de l’appart…
Son baiser devient plus pressant. Je ne sens plus rien de sa tension d’il y a quelques minutes. À
ma manière, avec mes lèvres, je lui exprime tout l’amour que j’éprouve pour lui. Je suis prise d’une
envie subite de lui sortir des trucs du genre : « Je suis folle de toi. » ou « Toi et moi, c’est pour la vie.
» ou encore « Je n’aimerais jamais un homme aussi fort, c’est toi et rien que toi. », mais je fais taire
cette fichue bavarde de Twinkle en moi pour me laisser aller à nos baisers passionnés.
– Hum, fais-je au bout de quelques minutes brûlantes, je crois qu’on devrait aller dans la chambre
si on ne veut pas se faire surprendre par Saskia…
Dayton consulte sa montre.
Le geste viril de l’homme qui consulte sa montre, je craque…
– Il est vraiment tard, dit-il. Tu crois qu’elle va rentrer ? Je pense plutôt qu’elle va passer la nuit
avec Jeff, non ?
Je hausse les épaules.
– Elles ne s’ennuient pas ces petites Françaises à New York ! s’esclaffe Dayton en me prenant par
la main pour m’entraîner vers ma chambre.
2. Bouche cousue

J’avoue, je ne dors que d’un œil. J’ai vraiment la trouille que Dayton se réveille, torturé par des
cauchemars, comme le soir où nous avons rencontré Rob Pieters au Blue Note. Quand je parviens à
m’endormir profondément – le câlin amoureux, ça aide, malgré tout –, je suis moi-même perturbée
par des visions tout droit inspirées du journal de Rob… Des pleurs d’enfants, le visage terrible et
froid du « guide », une constellation de points autour d’un cercle comme un trou noir. On se
demande finalement qui, de Dayton ou de moi, est le plus troublé par les découvertes de la soirée…
À 4 heures du matin passées, j’ouvre un œil au bruit de la porte d’entrée qui se referme
discrètement.
Saskia ? À cette heure ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Je jette un regard vers mon amoureux qui respire régulièrement, abandonné dans le sommeil, son
visage si doux et apaisé. Je m’extirpe d’entre ses bras puissants qui m’entourent. Il se retourne sans
se réveiller. Je me lève sur la pointe des pieds, m’habille sommairement et sors de la chambre dont
je referme tout doucement la porte.
Saskia est dans le salon. Appuyée contre le comptoir de la cuisine, dans une posture volontaire,
les mains bien à plat, elle tourne un regard vide vers la fenêtre. Son visage est légèrement éclairé
par la lumière de la rue.
Merde, on dirait qu’elle a pleuré !
Je m’approche en silence, les bras croisés, la tête penchée d’un air interrogateur. Quand elle se
tourne vers moi, elle ne bronche pas, elle n’est pas surprise, perdue dans son chagrin, sa tristesse
ou sa colère, je n’en sais rien.
– Ça ne va pas, Saskia ? demandé-je d’une voix douce, en posant une main sur l’épaule de mon
amie, une fois près d’elle.
Ses traits sont figés. Là, à côté d’elle, je vois maintenant que c’est l’inquiétude qui la ravage. Elle
secoue la tête sans dire un mot.
– Merde, Saskia, qu’est-ce qu’il se passe ? Dis-moi !
Je panique un peu. Ma copine, d’habitude si vive et si pétillante, qui est incapable de parler ?
C’est le monde à l’envers.
– D’où tu viens à cette heure ? demandé-je en la prenant cette fois par les épaules, prête à la
secouer un bon coup pour la faire réagir.
Saskia préfère en général la manière forte ; elle déteste qu’on s’apitoie sur elle.
– De chez Jeff, répond-elle enfin, comme si mon contact l’avait débloquée. On a passé la soirée à
l’atelier, puis on est allé chez lui.
– Et alors quoi ? insisté-je. Vous vous êtes engueulés ? Il s’est passé un truc entre vous ?
Son menton se met à trembler. Bordel, elle ne va pas se mettre à pleurer ! Je n’ai jamais vu
Saskia pleurer. Ça n’est pas que cela me gênerait, c’est juste qu’il doit s’être produit quelque chose
de grave pour qu’elle soit dans cet état.
– On était chez lui, Anna, commence Saskia, la voix tremblotante. On était bien, tout était comme
d’habitude, même si je le sens un peu plus nerveux ces derniers jours. D’un côté, je trouve que ça se
ressent dans les poses pour les toiles. Ça donne quelque chose d’intéressant, de différent.
– Il t’a dit pourquoi il est comme ça ces derniers temps ? demandé-je en espérant qu’elle me
réponde : « Oui ».
Parce que moi, il se trouve que j’ai une petite idée des raisons de sa nervosité… mais j’ai donné
ma parole de garder ça pour moi. Encore une fois !
Saskia s’essuie une larme noire de Rimmel au coin de l’œil et renifle. Elle a la tête d’une toute
petite fille sous sa chevelure blonde, ébouriffée. Mon cœur se serre. Je n’aime pas voir mon amie
souffrir comme ça.
– Il m’a dit qu’il avait des soucis au boulot, explique-t-elle. Des pressions. Ça a un rapport avec la
NSA, je crois.
O.K., donc il ne lui a rien raconté de ses problèmes de jeu… Me voilà dans la merde !
– Et c’est tout ? demandé-je.
Elle fronce les sourcils.
– Comment ça, c’est tout ? rétorque Saskia, intriguée. Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir d’autre ?
– Non, mais je voulais dire, c’est tout, il est tendu, O.K., mais ça n’explique pas pourquoi tu es
dans cet état, Saskia.
Elle semble reprendre ses esprits et se rendre compte qu’elle s’est arrêtée au beau milieu de son
histoire. Elle se prend le visage dans les mains et se masse les tempes.
– Oh, excuse-moi, Anna, je ne sais plus où j’en suis, poursuit-elle. Non, évidemment que ce n’est
pas tout. Je ne vais pas me mettre à chialer juste parce que mon mec est un peu stressé par son
boulot, même si la NSA, ça n’est pas le petit chefaillon de base qui te tape sur les nerfs.
Ah, la voilà, la Saskia énergique et battante que je connais !
– On était chez lui, continue-t-elle, et tout se passait bien, enfin, il me semblait. Puis, il a reçu un
coup de fil et il s’est isolé dans la pièce d’à côté pour répondre.
Je hausse les sourcils d’un air surpris.
– Attends ! dit Saskia. Quand il m’a rejointe, après son coup de fil, je ne l’avais jamais vu dans cet
état. Il était livide, il suait et ses mains tremblaient. Je te jure, ça m’a fichu la trouille. Je me suis
même demandée s’il ne venait pas d’être menacé au téléphone. Genre grave, tu vois.
Tu ne crois pas si bien dire…
– Il était flippant. Je ne savais pas quoi lui dire pour le calmer, et il ne voulait pas me raconter ce
qu’il s’était passé au téléphone. Il m’a dit qu’il devait s’absenter, qu’il avait quelque chose d’urgent à
régler, qu’il n’en avait pas pour longtemps, mais que ça ne pouvait pas attendre. Je voulais aller avec
lui, je t’assure que j’ai essayé d’aller avec lui…
Elle se met à sangloter et je la serre fort dans mes bras.
– Je l’ai attendu pendant des heures, hoquette-t-elle dans mon cou, mais il n’est pas revenu.
– Tu as essayé de l’appeler ? demandé-je en lui tapotant le dos.
Elle relève la tête d’un coup et me fixe de ses grands yeux cernés de noir.
– Évidemment, Anna ! Tu me prends pour une cruche ou quoi ?
Je ferme les yeux en signe d’apaisement.
– Je bascule chaque fois sur sa messagerie, continue Saskia. Je suis folle d’inquiétude. Merde,
qu’est-ce qu’il s’est passé ? Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Je ne sais même pas ce qu’il faut
faire dans ce genre de situation. On doit appeler la police, les hôpitaux, non ?
Je fais la grimace.
– Jeff est majeur et vacciné, Saskia, réponds-je. Je doute que la police se préoccupe de son cas
après quelques heures de disparition. Et on va s’épargner les réflexions du genre : « Pas de quoi
s’inquiéter, il est allé acheter des clopes. » et autres sous-entendus scabreux. Les hôpitaux, par
contre, oui, pourquoi pas… Mais lesquels et qu’est-ce qu’on va dire ? Qu’on a perdu un type
charpenté comme une armoire à glace ? On va passer pour deux imbéciles, oui ! On devrait attendre
un peu, finis-je par dire. Ça ne doit pas être aussi grave que ça en a l’air.
Ouais, c’est ça, persuade-toi bien, Anna, parce que ton sixième sens te dit tout le contraire…
Saskia me dévisage en plissant les paupières.
– C’est bizarre, mais j’ai l’impression que tu ne crois pas une seconde à ce que tu me dis, déclare-
t-elle.
J’écarquille les yeux.
– Oh et ne fais pas cette tête en plus, Anna, ajoute-t-elle en se campant face à moi, les mains sur
les hanches. Je te connais, tu sais. De toute évidence, tu es au courant de quelque chose que
j’ignore.
Je reste muette face à ce grave dilemme. Ai-je le droit de cacher la vérité à ma meilleure amie
alors qu’elle se fait un sang d’encre pour son amoureux ? Une seconde, je renverse les rôles : est-ce
que j’apprécierais que Saskia me cache quelque chose qu’elle saurait concernant Dayton ? Elle-
même continuerait-elle à me cacher cette chose si elle me voyait dans un tel état d’inquiétude ?
J’en ai marre de garder toutes ces choses ! Me taire n’aidera pas Jeff s’il a de vrais problèmes,
merde !
Je baisse les yeux, je n’ose pas affronter le regard de mon amie.
– Dis-moi, Anna, insiste Saskia qui tape du pied sur le carrelage.
– Chut, fais-je en désignant la porte de ma chambre. Dayton dort. Je vais tout te dire, mais il faut
tout d’abord que tu saches que, si je ne t’ai rien dit, c’est à la demande de Jeff.
Elle agite la main un peu nerveusement.
– O.K., O.K., Anna, on connaît ta manie de dire la moitié des trucs, mais accouche avant que
j’imagine le pire, ce qui est déjà le cas…
Je crois que tu en es loin…
– Jeff est accro au jeu, balancé-je tout net. Un vrai accro. Ce qu’on appelle un joueur invétéré,
quelqu’un qui joue à tout, parie sur tout…
– Attends un peu, me coupe Saskia en levant la main, tu me fais peur, là… Tu ne serais pas en
train de broder un truc autour de l’article sur lequel tu bosses, rassure-moi.
À mon tour de taper du pied sur le carrelage en me mordant aussitôt la lèvre.
– Putain, mais crois-moi, Saskia, sifflé-je entre mes dents en me retenant de m’énerver. Nous en
sommes venus à en parler justement à cause de ce foutu article. Il m’a dit qu’il était en mesure de
m’éclairer sur ce sujet puisqu’il était lui-même un dépendant au jeu.
Saskia m’arrête encore une fois d’un geste de la main, puis fait un tour sur elle-même en
secouant la tête, avant de se la prendre entre les mains.
– Merde, merde, merde, c’est pas vrai, marmonne-t-elle.
Puis elle relève la tête vers moi.
– Dis-moi tout, lance-t-elle. Il est vraiment accro ?
Je pince les lèvres.
– Oui, un vrai accro, réponds-je. Poker, courses, paris en tous genres. Il m’a raconté que ça lui
avait été transmis comme une maladie par son père quand il était gamin. Il s’en veut vraiment et ne
sait pas comment s’en sortir.
– Mais pourquoi n’en parle-t-il pas ? Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? demande-t-elle, à bout de
nerfs, en m’accusant presque comme si j’étais fautive.
– Parce qu’il se sent indigne de toi, parce qu’il se sait malade et n’arrive pas à s’en sortir, parce
qu’il a peur de perdre ta confiance, je ne sais pas ! bafouillé-je.
– Mais à toi, il t’en parle, Anna.
Oh merde, pas d’engueulade entre copines à cause d’un mec !
– C’est un concours de circonstances, Saskia, rétorqué-je, agacée. Nous avons parlé de mon
article et, de fil en aiguille, voilà, il m’a confié son problème…
Saskia agite la main pour que je me taise. Elle est passée du gros chagrin à l’agacement.
– Bon, alors là, en gros, il est quelque part en train de taper le carton dans un bouge enfumé avec
un gros tas de biftons devant lui, c’est ça ? Et je ne dois pas m’inquiéter.
Là, je suis super-emmerdée parce que c’est en effet ce que j’aimerais assurer à mon amie pour la
réconforter et la calmer, mais j’ai le pressentiment que Jeff n’a pas été appelé en pleine nuit par une
bonne partie de poker à grosses mises.
Je déglutis.
– Putain, accouche, Anna !
– J’ai peur que Jeff ait de gros soucis de dettes en ce moment, parviens-je à articuler comme si
j’avouais ma propre bêtise.
Saskia reste bouche bée.
– Il doit beaucoup d’argent à des gens pas très fréquentables, d’après ce que j’ai compris, Saskia.
Il a peur, il me l’a avoué, conclus-je en tendant les bras pour étreindre mon amie.
Nous restons ainsi pendant quelques minutes avant de nous poser sur le canapé pour débriefer à
voix basse. Le jour se lève derrière les stores, et le salon est envahi d’une brume bleutée. Nous
décidons de patienter jusqu’en fin de journée avant de mettre en marche toutes les alarmes
possibles si Jeff n’a pas donné signe de vie. Saskia est épuisée. Ses yeux sont marqués de cernes
sombres et elle baille à s’en décrocher la mâchoire, malgré son inquiétude.
– On ferait mieux d’aller se coucher, lui dis-je en l’encourageant d’un bras autour des épaules. Ça
ne sert à rien de rester éveillées comme ça, sans rien faire. Il vaut mieux qu’on reprenne des forces.
Dayton va sans doute bientôt se lever. Je n’ai pas envie qu’il nous trouve à comploter.
– Tu vas lui en parler ? me demande Saskia.
Dans son regard, je lis qu’elle le voudrait vraiment, mais je ne peux m’y résoudre. Non. Dayton a
une telle image de Jeff, de ce sauveur qui l’a sorti d’une mauvaise passe quand il était jeune, que je
n’ai vraiment pas envie de foutre tout ça en l’air.
On a notre dose de révélations pour la nuit, là…
Je secoue la tête avant d’embrasser mon amie sur la joue et de me lever.
– Pas aujourd’hui en tout cas, ajouté-je devant sa mine attristée. On a passé une soirée plutôt
forte en émotions déjà.
Ouais et moi, je cumule, comme si le passé de Dayton ne suffisait pas !
Saskia se lève également et nous réintégrons chacune notre chambre. Dayton dort toujours dans
la mienne. Je reste quelques secondes à admirer son corps dénudé entre les draps. Je soupire de
fatigue et de bonheur mêlés et me glisse tout contre l’homme de ma vie pour me reposer.
***
Je me réveille quelques heures plus tard – mais combien ? –, seule au milieu du lit, dans la
chambre ensoleillée.
Merde, quelle heure est-il ?
Bon, ce n’est pas comme si je devais filer au bureau, mais je ne suis vraiment pas du genre à
flemmarder au lit… Je n’ai même pas entendu Dayton se lever.
Je me redresse et m’assieds pour me frotter les yeux. La fatigue aura eu raison de moi aux petites
heures du jour. Une fois que je me suis bien décollé les paupières, je constate que mes bras sont
constellés de petits cœurs dessinés au feutre, de toutes les couleurs et de toutes les tailles…
Euh, j’espère qu’il n’a pas pioché dans les feutres indélébiles…
Je souris au souvenir du contact et de la chaleur de Dayton et me serre dans mes bras, les yeux
fermés.
Quand je me lève enfin, je constate que Saskia est partie, elle aussi, travailler à l’atelier sans
doute. J’ai à peine le temps de me préparer un thé – après avoir nourri mon fauve anglais, bien sûr –,
que mon portable sonne.
– Réveillée, Belle-au-Bois-dormant ? me demande Dayton de sa voix chaude.
Tout mon corps est parcouru de frissons.
– Je ne t’ai même pas entendu partir, dis-je, mais tu as laissé des petits cœurs partout.
– Tu n’aurais pas pu m’entendre partir, tu ronflais tellement fort, s’esclaffe Dayton comme pour
éviter de tomber dans le gnangnan des petits cœurs.
Je pique un fard.
La honte…
– Je plaisante, Anna, ajoute-t-il aussitôt, alors que je suis déjà cramoisie. Tu dormais très
profondément.
– J’ai fait une insomnie, dis-je.
– Ah, tu as repensé à nos découvertes d’hier soir ? Je ne voudrais pas que cela te perturbe, ma
chérie.
« Ma chérie », oh, j’adore, quel réveil…
– Non, ne t’inquiète pas. Et toi, ça va ? Pas trop remué.
– Je crois que le fait de me lancer vraiment dans les recherches avec des éléments probants me
fait vraiment du bien, tu sais, me répond Dayton. J’ai emporté le journal de Rob. Je pense que j’en
saurai plus en fin de journée.
– Déjà ? fais-je, étonnée.
– Cela pourrait être plus rapide, mais je suis un peu surchargé au boulot aujourd’hui. Jeff n’est
pas venu de la matinée et il n’a donné aucune explication.
Merde, il est déjà midi alors…
– Au fait, si tu vois Saskia, demande-lui qu’elle lui passe le message que j’aimerais bien avoir de
ses nouvelles.
– O.K., fais-je, rongée par la culpabilité de lui cacher encore une fois quelque chose.
– Ah, j’allais oublier, ajoute-t-il, un peu gêné, tu as rendez-vous dans une heure au laboratoire
d’analyses, à deux pâtés de maisons de chez toi.
– Quoi ? fais-je en secouant la tête.
– J’y suis passé ce matin pour faire une prise de sang et j’en ai profité pour prendre rendez-vous
pour toi. Tu sais… J’en ai un peu marre de me trimballer avec ces petits étuis argentés dans la
poche… conclut-il rapidement C’est mignon de le sentir gêné comme ça… O.K., message bien reçu.
On se met en mode : « Relation sérieuse ».
– Pareil pour moi, réponds-je en rougissant de tout ce que cette démarche implique d’intime et de
durable entre nous.
– Bon, je te laisse te préparer tranquillement. On s’appelle plus tard ? Je t’embrasse.
Dis donc, on n’est pas aussi gêné quand il est question de passer à l’action…
Je file sous la douche, puis avale un petit déjeuner – enfin, je me nourris sommairement –, et
j’appelle aussitôt Saskia. Pas de nouvelle de Jeff… Elle bascule toujours sur sa messagerie et je sens
pointer l’annonce d’une grosse crise de nerfs dans sa voix.
Calme, restons calme…
Ensuite, direction le labo, où une ordonnance du médecin de Dayton m’attend. Je détourne la tête
de l’aiguille qui me pique la veine. Je suis une petite nature, moi ! Résultats sous 48 heures max. Pff,
rapide !
De retour à l’appart, je me pose enfin à ma table de travail pour boucler – me débarrasser – le
plus vite possible de mon article sur Brad Travies, le satyre de Miami. Pas le temps de traîner, je
viens de perdre une demi-journée en dormant, et j’ai la tête pleine des histoires de Dayton et de
Saskia.
Et mon histoire alors ? !
Comme si je n’en avais pas assez, je me mets à penser à ma mère à qui j’aimerais tant pouvoir me
confier dans ce genre de moments. J’y pense, puis j’essaie de me concentrer, puis j’y pense à
nouveau et je finis par lui envoyer un SMS :
[Mum, je pense fort à toi.]
Une sorte d’amorce de réconciliation, je suppose.
Et ça, c’est vrai au moins !
Je parviens à rédiger le premier jet de mon portrait, très édulcoré, de Brad Travies, et je me
prépare à peaufiner les quelques dessins que j’ai choisis, quand l’interphone sonne.
– Anna, c’est Jeff, me dit-il d’une voix d’outre-tombe. Ouvre-moi vite.
Ouf, il est en vie !
Il déboule dans l’appart et c’est à peine si je le reconnais. Son visage est gris, ses lèvres pincées.
Ses yeux, d’habitude si vifs et si pétillants, sont complètement éteints. Il sent la sueur, une nuit sans
sommeil et un peu l’alcool aussi.
– Jeff, on était folles d’inquiétude avec Saskia ! m’exclamé-je après l’avoir serré fort dans mes
bras, comme pour m’assurer qu’il est bien en vie.
– Il faut que je me planque, Anna, dit-il d’une voix rauque. Il faut que je me planque et que je
disparaisse quelque temps.
– Mais enfin, Jeff, tu vas m’expliquer, oui ou merde ? On a passé la nuit à nous ronger les sangs.
J’ai été obligée de parler à Saskia de tes problèmes de jeu pour qu’elle ne reste pas dans le noir
complet.
Il se mord les lèvres et secoue la tête.
– Je suis désolé de te mêler à ça, Anna, dit-il, les bras ballants.
Ça ne lui ressemble tellement pas, cette attitude de vaincu, de paumé, lui qui est toujours plein
d’allant et de peps.
– J’ai des types sur le dos, poursuit-il, des types avec qui il ne vaut mieux pas plaisanter. Je leur
dois beaucoup, une grosse somme, et je n’ai plus rien, j’ai tout joué. Je n’aurais jamais dû leur
emprunter de l’argent, mais je croyais que j’allais m’en sortir. Là, il vaut mieux que je fasse profil
bas pendant un moment, histoire qu’on m’oublie.
– Mais qui sont ces types, Jeff ? Comment tu veux que je t’aide si tu ne me dis rien ? Et c’est
pareil pour Saskia. Elle est complètement paumée dans tout ça.
Il s’avance vers moi et me prend par les épaules pour que je le regarde bien en face.
– Écoute, Anna, c’est un gros bonnet d’Atlantic City, de la mafia locale, qui est évidemment liée à
une autre organisation criminelle plus importante. Il a transmis ma dette à des gros bras de
Manhattan. Je suis acculé, là. Cette nuit, ça a failli mal tourner, de manière définitive, tu vois,
bafouille-t-il. J’ai eu la trouille. Vraiment. Il faut que je me tire pour régler tout ça. Je voulais que tu
sois au courant. Ça ne prendra peut-être pas longtemps, mais ça vaut mieux pour tout le monde. J’ai
peur qu’ils s’en prennent à mon entourage.
Je saisis ma tête entre mes mains et je reste plantée là, la bouche ouverte, sur un cri silencieux.
– Jeff, il faut en parler à Dayton, je t’assure, dis-je enfin. Il va t’aider, tu le sais. Il va rembourser
ta dette pour que tu n’aies plus ces types sur le dos. C’est fini. Il faut que tu lui racontes tout
maintenant, c’est trop grave.
Jeff recule vers la porte en agitant les mains et en secouant la tête.
– Pas question, Anna, dit-il d’une voix froide. Je me suis mis dans la merde tout seul. J’assume
mes responsabilités et je m’en sortirai tout seul. C’est pour ça que je me tire un moment.
Je fais un pas vers lui, mais il progresse davantage vers la porte d’entrée. Il est sur le point de se
débiner, j’ai bien compris.
– Jeff, attends ! crié-je.
Il me fait signe de me taire, un doigt sur la bouche, puis il ouvre la porte et se faufile dans la cage
d’escalier.
3. Surprise party

Je pourrais lui courir après, le rattraper, le raisonner et appeler Dayton dans la foulée, mais je ne
le fais pas. Pourquoi ? C’est simple, parce que Jeff a plus de 40 ans, ça n’est plus un gamin et, même
si ses ennuis ont l’air d’être vraiment graves, il n’est pas sans ressources et sait ce qu’il fait.
Enfin j’espère…
Pourquoi encore ? Parce que je ne peux pas m’immiscer dans sa vie, même s’il m’a choisie comme
seule confidente. Par contre, il est évident que je déteste cette position de gardienne du secret que,
j’en suis certaine, on finira par me reprocher. Je décide de prévenir tout de suite mon amie afin
qu’elle cesse de s’inquiéter.
– Il est passé te voir ? ! s’exclame Saskia au téléphone. Mais pourquoi n’a-t-il pas répondu à mes
appels ? !
Il fallait s’y attendre…
– Écoute, Saskia, dis-je d’une voix calme et raisonnable, ce n’est pas le moment pour des petites
crises de jalousie, d’autant qu’il n’y a pas lieu d’être jalouse. Je lui ai avoué que je t’avais parlé de ce
dont je ne devais pas te parler, mais je ne vois pas pourquoi il se serait tourné soudain vers toi dans
l’état dans lequel il était, alors que tu étais censée n’être au courant de rien.
– Je ne comprends rien à ce que tu racontes, Anna, me balance ma copine.
– Bref, maintenant qu’il sait que tu sais, il va pouvoir se tourner vers toi, non ?
Enfin, je crois. Il doit sûrement avoir très honte de son comportement.
Saskia n’est pas convaincue. Moi qui croyais l’avoir rassurée, je me rends compte qu’elle est
encore plus inquiète et qu’elle m’en veut aussi.
À partir de maintenant, qu’on ne me demande plus de garder les secrets de qui que ce soit.
Je parviens à raisonner mon amie. La bonne nouvelle, c’est que Jeff est en vie, non ? Et qu’il a
réfléchi au problème et pense qu’il vaut mieux disparaître quelque temps. Voilà. C’est tout. J’essaie
de passer à autre chose, mais ce n’est pas simple…
Avec tout ça, la journée touche à sa fin et je n’ai pas de nouvelles de Dayton. Je tente un SMS :
[Coucou. Des news ?]
Puis un deuxième :
[Ça va ? On se voit ?]
Les deux restent sans réponse.
Prostrée sur le canapé, je malaxe mon gros chat avec nervosité. Ma tête est encombrée de listes
diverses : ce que j’ai à faire, ce qu’il ne faut pas que je dise, tout ce qui m’est arrivé successivement
depuis que j’ai rencontré Dayton et que je me suis installée à New York, les trucs du passé qui
ressurgissent dans tous les sens et chez tout le monde… J’ai l’impression que mon cerveau est en
mode liste sur tous les sujets… Il faut que je cesse de réfléchir, mais je peine à stopper la machine.
Détends-toi, merde, pense à quelque chose d’agréable !
Comme quoi ? La liste des endroits où j’ai fait l’amour avec Dayton ! ?
Le portable sonne. Justement, quand on parle du prince charmant !
– Ah, Anna, excuse-moi de ne pas t’avoir répondu, me dit-il presque essoufflé, comme s’il venait
de courir ou qu’il retenait une grosse crise de colère. C’est la folie aujourd’hui.
– Ah ! Des soucis au boulot ?
– Pas vraiment, mais je n’avais pas prévu de prendre le travail de Jeff en plus du mien.
– Pas de signe de lui alors ? demandé-je, alors qu’une grosse pancarte lumineuse clignote dans
ma tête où il est écrit : « Menteuse, menteuse ».
– Non. Tu as demandé à Saskia si elle avait une idée de ce qu’il fichait aujourd’hui ? insiste-t-il
avec une pointe d’agacement.
– Elle ne sait pas, dis-je sans épiloguer. Elle est super-occupée par ses expos.
– Bon, il va bien finir par se manifester, j’espère. Du coup, je n’ai pas pu m’occuper des
recherches que j’avais prévues. Je vais me replonger dans le journal de Rob cette nuit.
O.K., ça, ça veut dire qu’on ne se voit pas, je suppose…
– Je te tiens au courant dès que j’ai du nouveau, ajoute-t-il de sa voix de Mr Business.
Je ne cherche pas à quémander qu’on se retrouve parce que je sens qu’il n’est pas d’humeur à
justifier son humeur, justement. D’ailleurs, comme je suis dans mes petits souliers parce que je lui
cache encore une fois quelque chose, j’évite de discuter davantage.
– Ça va, toi ? finit-il quand même par me demander, mais sans la vibration tendre et amoureuse
que j’aurais aimé percevoir.
– Oui, oui, boulot, boulot, quoi ! réponds-je en feignant moi aussi un ton de femmes d’affaires,
mais plus désinvolte.
– Anna, tu sais que ça me tient à cœur de retrouver ma mère, dit-il comme s’il sentait qu’il devait
justifier son attitude. Maintenant que je tiens le début d’une piste, j’irai jusqu’au bout. Tu
comprends, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, c’est normal, Dayton, réponds-je. Fais ce que tu as à faire et ne te préoccupe pas de
moi.
Ça me déchire le cœur de lui dire ça et surtout qu’il ne réagisse pas de manière plus affectueuse.
– Bonne nuit, Anna, dit-il. Je t’embrasse. Je t’appelle demain.
***
Mais le lendemain, Dayton n’appelle pas. Jeff ne donne pas non plus de nouvelles à Saskia. Ma
copine a choisi de réagir de manière froide face à la situation – et à sa colocataire, en l’occurrence,
moi… Et je me sens un rien merdeuse de mentir par omission ou d’avoir donné à ma meilleure amie
l’impression que je l’avais trahie. En gros, journée pourrie ! Plongée dans le travail d’investigation
pour mon article sur les accros au jeu – tu ne trompes personne, cocotte, c’est une manière de te
racheter ! –, je suis incapable de poster quoi que ce soit d’amusant sur mon blog. L’unique rayon de
soleil de la journée, c’est ce SMS que je reçois de ma mère :
[Je pense fort à toi aussi, ma chérie. Mum]
On n’est pas encore prêtes pour les grandes explications et la réconciliation, mais on est sur la
bonne voie, je le sens.
J’abats le travail d’une forcenée pour ne pas réfléchir. J’envoie mon portrait de Brad Travies
avant la date prévue. Je contacte un membre du groupe de paroles de dépendants au jeu qui accepte
de m’accorder cet entretien que Jeff m’avait promis, avant de se mettre dans la merde jusqu’au cou.
J’avance ! Je ne compte pas les heures. Je m’oblige à purger ma peine de cachottière éhontée dans
la sueur et le labeur.
Une autre nuit sans nouvelles. Une autre soirée quasi-silencieuse avec Saskia. Churchill est plus
bavard que nous deux réunies.
– Tu ne veux toujours pas en parler à Dayton ? me demande-t-elle à un moment, entre deux
silences.
– Non, Saskia, et je t’ai déjà dit pourquoi, non ? réponds-je, la gorge serrée. Dayton est
complètement absorbé par le fait de retrouver sa mère et Jeff m’a fait jurer de ne pas lui parler de
ses problèmes.
Assise à ma table de dessin, j’entends mon amie marmonner un truc du genre : « Ta sale manie
de ne rien dire. », et je ferme les yeux, blessée et attristée par sa colère. Je griffonne un dessin de
Twinkle soufflant des cœurs rouges sur un Dayton plongé dans la lecture d’un gros cahier. Je scanne
le croquis vite esquissé et l’envoie à Dayton pour lui faire comprendre que je pense à lui.
***
J’ouvre les yeux sur le jour suivant avec cette question essentielle : sera-t-il aussi merdique que la
veille ? Saskia a filé à l’atelier, étrangement lève-tôt, mais je ne peux lui reprocher d’éviter ma
présence et d’être perturbée par l’absence de son amoureux. J’entame un petit normalue intérieur
avec mon autre moi, plus raisonnable : – Imagine comment tu réagirais si cela t’arrivait avec Dayton
?
– Mais je n’ai pas de nouvelles de Dayton, non plus.
– Oui, mais au moins, tu sais pourquoi…
– Certes…
Je m’accroche à mon mutisme – ne pas déranger Dayton ; s’il ne donne pas signe de vie, c’est
qu’il est forcément occupé… – et à mon ardeur au travail.
J’ai rendez-vous cet après-midi avec le dépendant au jeu. J’ai beau espérer que ça se passera
bien, je suis également consciente que le résultat ne sera pas aussi enrichissant que si je m’étais
entretenue avec Jeff, mais bon… Je suis une petite fonceuse, tête baissée, filant droit devant moi, le
cerveau empli de missions pour éviter de penser à ce qui pourrait me toucher.
Deux jours sans nouvelles de Dayton, c’est quand même difficile…
Le type que je retrouve dans un café pour parler de sa dépendance est sur la réserve, comme je
m’en doutais. Après tout, pourquoi me ferait-il confiance ? J’ai beau tout faire pour le mettre à l’aise,
il refuse que j’intègre des portraits de lui dans mon article. Son témoignage reste vague, je bous
intérieurement. Je sens mon portable qui vibre dans ma besace tout le long de l’interview. Les
conditions de cette rencontre ne sont décidément pas optimales…
Dans la rue, je consulte mon téléphone. Un appel manqué de Dayton, sans message. J’essaie
aussitôt de le rappeler pour basculer directement sur sa messagerie.
« Dayton ? Euh, ben c’est Anna… J’espère que ça va. J’étais en rendez-vous. Tu me rappelles ? Je
t’embrasse et… euh… tu me manques. »
Anna Claudel, premier prix du bafouillage stupide !
Le deuxième appel provenait de mon rédac’ chef chez OptiMan. Laconique et efficace.
« Anna ? Rappelez-moi vite, s’il vous plaît. »
Le ton est sec. Je serre les fesses ; ça n’a pas l’air d’être de bon augure. Mon portrait de Brad
Travies n’aurait-il pas convaincu ? Je prends une grande inspiration et je rappelle « l’homme qu’il
vaut mieux avoir dans sa poche » chez OptiMan.
– Anna, oui ! Merci de me rappeler aussi vite ! Je vais être direct, commence-t-il.
Je baisse les yeux sur mes chaussures, là, au beau milieu de la rue et j’attends que ça me tombe
dessus.
– Personnellement, je ne vous le cache pas, je trouve votre article génial, Anna, dit-il. Les
illustrations, ça change tout à l’impact d’un papier. Du coup, ça rend l’approche plus intime et,
comme le contenu est épatant d’authenticité, on est loin des portraits habituels de stars qui disent
toujours la même chose.
Je me permets enfin de respirer.
– Mais on a un hic, et pas des moindres, continue-t-il.
Je retiens à nouveau ma respiration.
– Brad Travies considère que ce n’est pas assez, poursuit mon rédac’ chef. Que ça reste entre
nous, on a affaire à un gros emmerdeur, mais cette interview en exclu est importante pour le
journal. On est, comme qui dirait, obligés de se plier aux caprices de la diva.
– O.K., dis-je. Qu’est-ce que je dois ajouter ?
– En fait, Brad Travies propose une autre rencontre pour aller plus au fond des choses, comme il
dit.
Aller au fond des choses, ouais, ça a l’air de lui tenir à cœur…
– Attendez-vous à tout et n’importe quoi, Anna, ajoute-t-il. Ce type est capable du meilleur comme
du pire. Il est un peu timbré quand même. L’autre jour, il a convié ses fans des réseaux sociaux à
sauter à la corde en même temps que lui devant leur webcam et à partager ce moment avec lui…
Je connais d’autres choses qu’il aime bien partager aussi…
Je redoute le pire. J’ai raconté à ce type que j’étais lesbienne pour refuser ses avances explicites,
mais il m’a vue avec Dayton à l’aéroport de Miami. Qu’est-ce que ce dingue égocentré peut bien
avoir en tête ?
– Il est à New York ce soir pour la soirée de lancement d’un parfum dont il est l’égérie. Il tient à
ce que vous soyez présente.
Je respire. Si ce n’est que ça…
– Il a demandé votre adresse. Je suppose qu’il va vous envoyer une limousine ou un truc du
genre. C’est le grand jeu, s’esclaffe mon rédac’ chef. Vous lui avez tapé dans l’œil, Anna ! Tâchez
d’assurer.
Je confirme que je reverrai mon papier suite à cette dernière rencontre avec notre star du
moment – pourvu qu’il ne me joue pas un mauvais tour… –, et j’en profite pour demander un délai
supplémentaire pour mon article d’investigation, certains témoins s’étant désistés. Comme je suis
dorénavant dans les petits papiers du boss, je n’ai aucun mal à obtenir le délai désiré.
***
Saskia m’attend, assise, les bras croisés, sur le canapé de l’appart. À sa mine renfrognée, je
devine que la fin de journée ne va pas être folichonne.
– Je veux que tu parles à Dayton, me dit-elle sans bouger, en me fixant résolument des yeux.
Je pose ma besace et soupire.
– Je n’ai pas vraiment de nouvelles de Dayton, réponds-je.
– Je n’ai pas non plus de nouvelles de Jeff, me rétorque-t-elle.
Nous nous dévisageons quelques secondes… avant de nous sourire.
– Je m’en veux, tu le sais, Saskia, finis-je par dire.
– Je m’en veux aussi de te mettre la pression, Anna, convient-elle en se levant pour me serrer
dans ses bras. Je sais que tu gères comme tu peux.
– Je ne veux pas qu’on s’engueule, juste parce qu’on a des mecs avec des vies impossibles, dis-je
en lui souriant.
– Il faut qu’on fasse front, convient-elle.
Je retrouve mon amie. Ça fait chaud au cœur. Saskia a un petit sourire malicieux.
– Tu dis que tu n’as pas de nouvelles de Dayton, mais c’est quoi, alors, ces paquets qu’un
chauffeur est passé déposer pour toi ? demande-t-elle en me désignant des sacs de magasins de luxe
posés derrière le canapé.
Enfin un signe de Dayton… même si j’aurais préféré autre chose que des nouveaux cadeaux. D’un
autre côté, je sens que c’est l’annonce de retrouvailles comme il aime les préparer. Je me précipite
sur la petite enveloppe agrafée à un sac et en sors la carte pour la lire.
« Pour sceller notre complicité. J’aurai plaisir à te revoir ce soir. Brad
P.-S. Le chauffeur passera te prendre à 19 heures. »
Brad ? Brad Travies ? Merde !
– Ben qu’est-ce qui t’arrive ? demande Saskia qui s’approche aussitôt en voyant ma tête.
Je lui tends la carte. Elle est au courant de ce qui s’est passé à Miami.
– Ben dis donc, il a de la suite dans les idées, celui-là ! Montre, montre comment il t’habille !
s’exclame-t-elle avant de se jeter sur les sacs pour en dévoiler le contenu. Regarde, il t’a même mis
du maquillage de luxe !
***
Presque 19 heures et je sors de ma chambre pour un défilé improvisé devant Saskia et Churchill.
Le gros matou ouvre des yeux horrifiés quand Saskia se met à applaudir en éclatant de rire.
– O.K. Ava Gardner, tu joues le rôle de la femme fatale dans un film de gangster ce soir ? dit-elle.
Je vous dresse le topo : robe fourreau en lamé bronze, fendue haut sur les cuisses, Salomés
vertigineux assortis, étole de soie grège et maquillage de vamp…
Pourquoi avoir cédé à cet énième caprice, me direz-vous ? Eh bien, tout simplement parce que je
souhaite éviter les ennuis avec Brad Travies. Je veux qu’il ait le sentiment que je suis sa chose – d’un
point de vue uniquement vestimentaire évidemment… – et qu’il accepte la publication de ce fameux
portrait exclusif. M’habiller comme il aimerait me voir, c’est juste une fleur que je lui fais. Pour le
reste, je saurai bien me défendre…
– Tu as prévenu Dayton où tu étais ce soir ? me demande Saskia, juste avant que je descende
rejoindre la limousine qui m’attend.
– Dayton ne m’a donné aucune nouvelle, réponds-je. Je devine pourquoi et je ne lui en veux pas,
mais je ne tiens pas à lui surcharger la tête avec cette histoire de Brad Travies. Il n’a pas besoin de
ça en ce moment.
***
La limousine me dépose sur la 5e avenue devant l’hôtel Peninsula. Je monte l’escalier tapissé de
rouge comme une star grimpant les marches de Cannes, un énorme trac en plus. Visiblement, on
attend des célébrités ce soir, car l’entrée est bordée de paparazzi faisant crépiter leurs flashes.
Heureusement que Dayton ne lit pas la presse people !
De toutes façons, je me suis presque excessivement maquillée à dessein qu’on ne me reconnaisse
pas. Ce que les autres voient, ce n’est pas moi !
Un groom en uniforme étincelant me conduit jusqu’au toit de l’hôtel, car c’est sur la grandiose
terrasse de l’immeuble que se déroule une partie du cocktail de lancement du parfum. Je vois
partout sur mon chemin le portrait grand format de Brad Travies, souriant d’un air séducteur près
du luxueux flacon de parfum…
Au moins, je sais qui je vais retrouver…
Quand je débouche en plein air sur la terrasse somptueusement illuminée et agrémentée de
braseros design, je suis époustouflée – enfin encore plus, j’étais déjà dans mes petits souliers… – par
les tenues des invités et leur identité ! Que des têtes qu’on a l’habitude de voir sur grand écran et
dans les magazines. Et moi qui étais plutôt remontée, déterminée à affronter au plus vite cette
soirée pour qu’elle soit rapidement derrière moi, je me retrouve paralysée devant la foule, comme
une lycéenne à un bal de débutantes.
Qu’est-ce que je fais maintenant, hein ?
On répond à ma place.
Brad, entouré d’une nuée de belles femmes, dont certaines très célèbres, me repère aussitôt et,
tel le rapace, fond sur moi d’un pas énergique, les yeux plissés.
– Anna, Anna, Anna, tu es superbe… telle que je l’avais imaginé en choisissant cette robe, me dit-
il de sa voix de don Juan.
Il me prend la main puis la taille, avant de se tourner pour afficher un sourire radieux au
photographe qui actionne aussitôt son flash.
Il a un radar ou quoi ?
Ensuite, il m’entraîne sur la terrasse en agissant comme si j’étais la seule personne digne
d’attention dans cette foule huppée ; ce qui a le don de me rendre encore plus mal à l’aise. Il attrape
deux coupes de champagne sur un plateau et m’en tend une.
– Buvons à ta beauté si bien mise en valeur ! Buvons à notre belle complicité et… à tes jolis petits
mensonges si excitants, ajoute-t-il en rivant ses yeux aux miens.
Oui, ce mec est canon, il est sexy, séduisant, plein de classe coûteuse et tout ce qui ferait pâmer
n’importe quelle autre fille que moi. Mais, même si je n’étais pas follement amoureuse d’un autre
homme, je crois que je ne succomberais pas à ce charme si évident.
En cet instant, son regard est de velours. Je fais comme si je ne comprenais pas.
– De quels mensonges parlez-vous, Brad ? bafouillé-je.
Il a un petit sourire vicieux.
– Je t’ai vue, tu sais, à l’aéroport de Miami avec cet homme, explique-t-il d’une voix un rien
amusée. Tu ne peux pas savoir comment ça m’a piqué au vif. Tu ne m’avais pas l’air d’être révulsée
par les hommes quand vous vous êtes embrassés. C’est plutôt prometteur…
– Ah oui ? réponds-je en déglutissant, consciente que je ne peux me permettre un scandale dans
cet environnement où je n’ai pas ma place. Mais je croyais que j’étais là parce que vous vouliez
qu’on finisse cette interview, Brad ?
– Si je me souviens bien, j’ai dit à ton boss que je souhaitais qu’on aille plus loin dans cette
entrevue, assène-t-il, comme s’il avait déjà affirmé une évidence que je refuse de comprendre.
Je jette quelques regards autour de moi pour évaluer les témoins qui pourraient se ranger
potentiellement de mon côté.
Euh, comment je peux évaluer ça ?
Brad me caresse l’épaule, et je suis prise aussitôt d’un frisson qui n’a rien d’engageant. Ce mec
me donne littéralement la chair de poule.
– Tu sais ce qu’on va faire pour aller plus loin dans cette entrevue, Anna ? continue-t-il en se
penchant vers mon oreille à laquelle il donne un fugace coup de langue. On va descendre dans ma
suite et je vais me pencher sur le cas de ta sexualité floue, tu veux ? À moins que tu n’aies envie de
repartir dans ton beau pays en ayant perdu un poste prestigieux dans le plus grand groupe de
presse américain ?
J’écarquille les yeux.
Il déconne, là ?
Il me prend le bras et me désigne d’un signe de tête la sortie de la terrasse, vers les ascenseurs.
Je freine des deux pieds.
– Vous savez que le harcèlement, ça n’est pas très bien vu dans votre pays ? bredouillé-je.
– Je vois mal comment tu pourrais expliquer le fait que tu as accepté de porter cette robe hors de
prix tout en ne voulant pas satisfaire mes désirs, insinue-t-il.
Comme il me presse fermement le bras, je cède et lui emboîte le pas avec raideur.
Après tout, je vais peut-être pouvoir me débarrasser de lui loin de la foule, enfin j’espère…
Je ne suis pas très rassurée, malgré tout. J’ai été trop sûre de moi, et me voilà dans la merde avec
un type bien déterminé à me faire payer mon innocent mensonge… Maintenant que nous sommes
déjà un peu à l’écart, dans un coin plus sombre près des ascenseurs, Brad ne se gêne pas pour
prendre un avant-goût de sa revanche. Sa main se presse fermement contre mon bas-ventre, au
travers de la robe, et il colle son corps au mien avec un mouvement lascif qui ne laisse planer
aucune ambiguïté. Je me raidis et le repousse, mais son étreinte autour de ma taille se resserre.
– Il faut être deux personnes consentantes pour que ça se passe bien, déclare une voix masculine
et froide derrière moi.
Quoi ? !
Brad relève la tête brusquement vers l’homme dans mon dos.
– Et mademoiselle Claudel n’a pas l’air d’être consentante, continue la voix.
Dayton ? !
Comme l’emprise de Brad se relâche, je me retourne et tombe littéralement dans les bras de mon
amoureux.
Comment a-t-il su que j’étais là ? Saskia lui aurait dit où j’étais ? !
– Elle est venue de son plein gré, répond Brad avec un petit sourire mauvais. Ça devrait vous
faire réfléchir.
– Elle est venue habillée de son plein gré, et, la connaissant plutôt bien, je suppose qu’elle a
compris que vous pouviez mettre sa carrière en péril. Mais, elle n’a pas du tout l’air d’accord pour
se déshabiller.
Brad Travies, égérie des femmes, séducteur international, se transforme en une seconde en un
freluquet ulcéré.
– C’est embêtant pour sa carrière, cette interview foirée avec un grand acteur en vogue, déclare-
t-il avec aigreur.
Quel salaud…
– Ce qui serait embêtant, Brad, c’est qu’on rende publiques ces clichés Instagram plutôt douteux
que vous avez échangés avec cette étudiante mineure résidant dans le Dakota…
Brad devient blafard, lèvres entrouvertes sur une réponse qui ne vient pas. Je lève les yeux vers
Dayton, qui fixe son rival avec méchanceté, et je me colle contre lui.
Mon homme…
Sans un mot de plus, les poings serrés, mon agresseur sexuel décampe pour rejoindre la foule de
la terrasse, son allure raide se transformant presque comme par magie quand il réintègre cet
environnement moins hostile.
– Viens, me dit Dayton en me traînant vers les portes d’un ascenseur qui vient de déposer sa
cargaison de gens de la haute.
Dans la cabine, tout en me tenant toujours fermement, il appuie sur le bouton d’un étage
inférieur. Quand les portes s’ouvrent de nouveau, nous débouchons dans un hall duquel partent
plusieurs couloirs richement décorés. Dayton marque une pause pour me regarder de haut en bas
avec l’air d’apprécier sincèrement ce qu’il voit. J’ai la bouche sèche et ne sais comment réagir.
– Anna… murmure-t-il d’une voix rauque, ses yeux bleus prenant une nouvelle fois une teinte
métallique. Tu ne te rends pas compte de ce que tu es.
Et comme je le fixe toujours sans parler, il passe la main sur ma joue et m’entrouvre la bouche de
son pouce. Je ferme les yeux.
Il me reprend la main et se dirige dans un couloir, comme s’il savait précisément où aller. Nous
passons quelques doubles-portes ouvertes sur des petites salles de réception. On entend de la
musique aussi, des discussions de convives. C’est malgré tout plus calme que sur la terrasse.
Je le suis dans un autre petit salon éclairé, qui semble vide. Dès qu’il s’en est assuré, Dayton
referme la porte derrière nous et m’emporte plus loin, près de hautes tentures diaphanes. Je suis
bousculée, incapable du moindre mot. J’ai du mal à comprendre ce qui se passe, mais je ne sens
aucune colère en lui, plutôt quelque chose d’incontrôlable et de passionné.
Il me colle contre le mur, relève mes bras contre la paroi et les maintient ainsi en l’air de ses
deux mains. Son visage est à quelques centimètres du mien. Je respire fort. Ma poitrine se soulève ;
j’ai peur qu’elle ne s’échappe de mon bustier.
– Anna, tu as vu comment tu as rendu ce type complètement fou ? chuchote-t-il le souffle court.
Il marque une pause et serre mes poignets au-dessus de ma tête. J’entrouvre la bouche sans
comprendre.
– Tu me rends fou ! dit-il.
Ses lèvres plongent vers les miennes pour les dévorer.
Plaquée contre le mur, les mains maintenues au-dessus de la tête par la poigne ferme de Dayton,
je m’abandonne complètement au baiser sauvage qu’il me donne. J’y réponds même avec autant de
ferveur. Nos respirations hachées s’entremêlent ainsi que nos langues. Ma bouche ne sera jamais
assez grande pour dévorer celle de mon amant pris par la fièvre. Un instant, je me dis : « Mais
pourquoi ? Pourquoi cette fièvre alors que nous avons à peine échangé une phrase depuis qu’il a
réglé verbalement son compte à mon harceleur superstar ? ». Il n’y a pas de réponse sensée à cette
question. Cette question est tout simplement idiote. C’est ce qui se passe entre nous, c’est tout.
Cette passion qui embrase nos corps, qui n’a besoin que d’une infime étincelle pour allumer un
incendie et nous mettre dans cet état. Et quel état…
Je sais que Dayton se sent vainqueur, à sa façon, qu’il est envahi par le plaisir de m’avoir ravie à
cet odieux Brad Travies, de m’avoir arrachée à ses griffes. Moi-même, ça ne sert à rien de le cacher,
je suis très excitée par le fait qu’il se soit comporté en sauveur.
Mon sauveur…
Nous nous retrouvons dans cette joie brutale qui s’est aussitôt transformée en désir. Oui, ce
baiser, c’est l’expression de notre passion. Mes mains qu’il tient au-dessus de ma tête, c’est sa façon
de montrer que c’est plus fort que lui, et j’adore me sentir fragile et vulnérable devant son envie.
Le visage de Dayton s’écarte de moi, et nous nous dévisageons, presque surpris par ce qui nous
prend.
– J’ai envie de toi, dit-il, la voix rauque. Maintenant.
Euh, j’avais un peu compris…
Sa prise se relâche autour de mes poignets, et mes mains s’appuient doucement sur mes
cheveux. La main libre de Dayton part à la conquête de mon corps sous cette robe de lamé bronze.
Je reste docile sous ses caresses fébriles. Les yeux clos, les lèvres entrouvertes, le souffle court, je
savoure son contact. Sa main glisse sur ma taille et se faufile sur mes fesses que j’éloigne un peu du
mur, pour lui en faciliter l’accès. Il prend possession de mes volumes qu’il pétrit d’une main
gourmande. Il pose sa bouche sur ma gorge. Son souffle sur ma peau fait naître des vagues de
frissons. J’expire un gémissement quand sa langue s’amuse à lécher ma gorge par petits coups,
comme un animal qui me goûterait avant de faire de moi son festin.
– Anna, souffle-t-il. Comme tu es habillée, là… c’est comme dans un fantasme… ça m’excite
terriblement.
J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas que l’effet bling-bling de ma tenue, qu’il a envie de prendre
une femme qui était habillée selon les goûts d’un autre homme. C’est une conquête dont il est
vainqueur. Et même si c’est un peu basique, être encore une fois ce qu’il emporte, la prisonnière
qu’il sauve et qu’il va posséder, ça m’excite aussi.
Des bruits de discussions assourdies nous parviennent des salons voisins. On entend même
quelques personnes qui passent en conversant dans le couloir.
On pourrait nous surprendre…
La main de Dayton remonte sur mon bustier. Il prend un sein dans la coupe de sa paume au
travers du tissu, en cherche la pointe malgré l’étoffe. Les frottements du lamé sur tout mon corps
me donnent l’impression d’avoir la chair à vif. J’ai envie d’être nue contre lui, de me défaire de ma
robe qui me fait mal comme quand on a de la fièvre et que le moindre contact blesse.
Je pousse mon bassin contre le ventre de Dayton. Son érection est évidente et dure dans son
pantalon. Je roule des hanches contre son sexe, tandis qu’il cherche toujours à agacer mon
mamelon. Sa cuisse force entre mes jambes pour les écarter. Elles se dévoilent par les fentes du
fourreau lamé.
Dayton embrasse ma gorge à pleine bouche comme s’il voulait me mordre, comme un vampire. Je
sens la sueur couvrir mes tempes, et ma tête est prête à éclater.
D’un mouvement brusque, il remonte à nouveau mes mains contre le mur, au-dessus de ma tête,
en même temps qu’il abaisse mon bustier. Mes seins jaillissent de leurs coques de lamé bronze,
offerts aux baisers voraces de Dayton.
Un nouveau gémissement, plus sonore, m’échappe.
– Chuut, m’intime Dayton, d’une voix douce. Laisse-toi faire.
Je ne demande que ça…
D’un bras passé sous mes fesses, il me soulève, et mes jambes viennent naturellement entourer
sa taille. Toujours adossée au mur, les mains maintenues, je suis à présent complètement à la merci
du moindre assaut de mon amant. Je pince les lèvres alors qu’un petit cri monte dans ma gorge.
Dayton aspire et suce mes mamelons, les mordille entre ses dents.
Le brasier qui sommeillait entre mes cuisses s’attise de plus belle. L’envie que Dayton me prenne,
là, maintenant, me pousse à écarter les jambes, mais je me sens aussitôt me détacher et glisser de
sa taille.
– Ne bouge pas, Anna, je t’en prie, me chuchote-t-il.
Je halète, je ne sais plus où j’en suis.
– Prends-moi, Dayton.
C’est moi qui ai dit ça ?
Le désir me rend méconnaissable, même ma voix est celle d’une étrangère.
– Prends-moi, soufflé-je à nouveau.
C’est presque une supplique. Tous mes muscles sont tendus. Je ne peux m’empêcher d’être à
l’affût du moindre bruit dans le couloir.
Mes paroles ont redonné encore plus de ferveur à Dayton. Il frotte son bas-ventre entre mes
cuisses tout en aspirant mon sein. Ma peau se mouille de la salive de ses baisers et, une nouvelle
fois, tout mon corps se couvre de chair de poule.
Soudain, il me repose au sol. Nous sommes toujours dans la pénombre environnant les voilages.
Sans un mot et sans brusquerie, il me retourne contre le mur et se colle aussitôt contre moi. Les
mains de part et d’autre de mon visage tourné sur le côté, je me mords la lèvre pour ne pas gémir
encore car Dayton affûte à présent son érection contre mon cul, ses deux mains englobant mes seins
découverts.
– Je vais te prendre, Anna, murmure-t-il en me mordillant l’oreille et en léchant ensuite le lobe. Je
ne peux pas attendre qu’on rentre. Tu veux ?
Pour unique réponse – encore une fois, je me surprends… –, je tends mes fesses vers lui en
écartant mes jambes du mieux que je peux, à savoir sur mes talons et dans cette robe fourreau assez
étroite.
– Tu veux, grogne Dayton d’une voix diablement érotique.
Il me quitte, mais si peu de temps. Il est derrière moi. Le visage appuyé contre le mur, je devine
sa silhouette. Il s’agenouille, ses mains remontent le long de mes jambes et il va chercher, sous ma
robe, les côtés de mon string qu’il fait glisser jusqu’à mes chaussures. Je lève mes pieds, l’un après
l’autre, pour me défaire de ma lingerie.
– Je le garde dans ma poche, me susurre Dayton, la bouche contre mon cou, après s’être
redressé.
Je respire fort, de manière saccadée. D’une main, il écarte à nouveau mes cuisses, puis remonte
tout doucement la robe sur mes reins. Ses doigts effleurent la courbe de mes fesses. Je tourne la
tête derrière moi pour chercher ses lèvres.
– Tout doux, Anna, dit-il. On ne doit pas faire de bruit.
Il m’embrasse, sa langue danse avec la mienne quelques secondes, alors que je me tiens, les
fesses à l’air, la poitrine dénudée, appuyée contre le mur.
Si quelqu’un rentre dans la pièce ? !
Dayton passe une main entre le mur et mon corps et commence à caresser mon sexe. Lentement,
par petites touches. Je me raidis encore pour retenir un petit cri quand ses doigts se mettent à
tourner sur mon clitoris. Mon sexe est gonflé, chaud et ruisselant contre sa main. Ses doigts
s’amusent aux bords de ma vulve, avant de s’immiscer en moi. Je me cambre davantage pour
accueillir l’érection de mon amant. Je le sens déboutonner son pantalon dans mon dos, puis je
l’entends mettre un préservatif. Son sexe dur et brûlant bute contre mes fesses, avant de se faufiler
par derrière entre mes cuisses et de pousser contre ma vulve. Je roule des hanches pour m’ouvrir à
lui et, soudain, il est en moi. Complètement. D’un coup, parce que quand il m’a pénétrée, j’ai creusé
encore plus mes reins, me soulevant sur la pointe des pieds pour aller à sa rencontre.
Un halètement rauque s’arrache à ma gorge. Il recule un peu pour me décoller du mur et me
permettre de me pencher en appui contre la paroi. Il me tient, il me possède, il me prend, et je
m’offre, je vais à sa rencontre, je le prends moi aussi. Il donne d’amples coups de reins, sûrs et
lents. Chaque fois qu’il m’emplit complètement, je mords mes lèvres pour ne pas crier de plaisir.
– Anna, ne crie pas, s’il te plaît, murmure-t-il.
Sa main parcourt tout mon dos, caresse mes cuisses en remontant vers mes fesses où elle dessine
des courbes.
– Tu es belle, offerte comme ça, tu sais ?
Ses mots… ses mots à chaque fois me rendent folle. Je tords mon cou pour jeter un regard plein
de désir vers lui. Oui, je suis à lui ! Comment pourrait-il en être autrement… Comment résister à
cette puissance, cette attention, ce désir ? Je me donne et je lui fais confiance. Ce qu’il veut, comme
moi, c’est que nous prenions notre pied tous les deux, et il n’y a aucun tabou, aucune pudeur.
Il me pilonne en silence et je m’appuie des deux mains sur le mur, tête baissée maintenant,
cuisses outrageusement écartées, mais jamais assez tant mon envie de lui est folle. Mon regard se
pose sur sa main qui joue avec la pointe d’un sein, malaxe ma poitrine. Dayton accélère le rythme
et… Nous entendons en même temps des voix devant la porte du petit salon.
Merde ! On va se faire choper…
Dayton s’immobilise et sa main se pose sur mes lèvres.
– Ne bouge pas, chuchote-t-il.
Les voix persistent ; on entend même des éclats de rire. Un homme et une femme discutent
devant la porte, et, au rire un rien excité de la femme, je me demande si le couple ne cherche pas,
comme nous, un endroit calme pour s’adonner à des jeux érotiques.
La poignée de la porte s’abaisse et je suis à deux doigts de m’écarter de Dayton qui ne bronche
toujours pas, fiché en moi complètement, son sexe toujours dur alors que je suis en panique totale.
Un nouvel éclat de rire hystérique de la femme, une phrase prononcée avec hésitation. L’homme
pose une question, semble la répéter pour finir par dire, cette fois de manière plus compréhensible
dans l’entrebâillement de la porte :
– Tu es sûre ? Non ?
Intérieurement, je hurle : « NON, elle ne veut pas. ».
Et la porte se referme.
Dayton ôte sa main de ma bouche, puis change d’avis et entrouvre mes lèvres du bout des doigts.
Ma langue répond à cette invitation, et le feu, qui couvait juste, s’embrase une nouvelle fois. Son
sexe reprend ses allées et venues en moi, et il fait glisser deux doigts dans ma bouche qui
reproduisent les mêmes mouvements que son membre.
Oh, on ne m’a jamais fait ça… C’est si excitant pourtant…
Dans la pénombre, tout se mélange : l’excitation de baiser dans un endroit où on pourrait nous
surprendre, la puissance des poussées de Dayton en moi et le souvenir de son sexe dans ma bouche,
que ses doigts réveillent entre mes lèvres. Il me possède complètement…
– Attends, je ne veux pas qu’on nous dérange maintenant, dit-il en déposant un baiser dans mon
cou, avant de se retirer.
Il s’éloigne vers la porte. J’appuie tout le poids de mon corps contre le mur, mes jambes
flageolant. Je me laisse glisser jusqu’au sol dans le fouillis de ma robe en lamé. Je me retourne pour
voir Dayton coincer une chaise sous la poignée de la porte et revenir vers moi, le pantalon ouvert
sur son impressionnante érection. Qui suis-je ? Suis-je vraiment cette femme sauvage qui, à la vue
du sexe de l’homme qu’elle aime, n’a qu’un désir, le prendre dans sa bouche ? Oui, j’en ai envie alors
qu’il approche, et j’avance presque les lèvres, les mains pour l’accueillir, mais je n’ose pas… pas
encore.
Il me tend la main.
– Viens, relève-toi, Anna.
Je me mets debout sur mes jambes vacillantes, tenant ma robe de guingois, le bustier toujours
abaissé sur mes seins.
– Je… commence-t-il comme s’il ne savait pas s’il pouvait parler. J’ai envie de quelque chose. C’est
l’endroit, je crois, cette soirée, toi, comme tu es là.
Je passe ma langue sur mes lèvres. Je suis encore en feu. Mon regard est confiant et il le sent. Il
prend ma main et me conduit vers une table en bois ouvragé, dont il écarte les chaises qui
l’entourent.
– J’aimerais te prendre là, dit-il sans rompre le contact de nos regards.
Je déglutis. Je frissonne. Mes seins me font mal tant ils sont tendus.
– Oui, soufflé-je en approchant de lui pour lui donner mes lèvres.
Il m’embrasse, tout d’abord doucement, puis aspire mes lèvres. Nos langues dansent, et ses
mains dans mon dos descendent la fermeture à glissière de ma robe, qui tombe très vite à mes
pieds. Je me penche pour détacher la bride de mes Salomés.
– Non, fait-il. Garde-les. Tu es belle comme ça, nue sur ces talons. On dirait une photo d’Helmut
Newton.
Alors je reste là, devant lui qui est encore habillé de sa veste de costard, sa chemise blanche sans
cravate, son pantalon déboutonné et… son sexe qui se dresse toujours sans faillir.
Il prend ma main et me positionne dos à la table, avant de m’y asseoir. Puis, je suis ses directives
silencieuses.
Fais de moi ce que tu veux… Je suis à toi…
Je suis allongée sur cette table, les bras relevés au-dessus de ma tête, sans sentir le froid du bois
dans mon dos tant je suis brûlante. Mes fesses sont posées juste au bord du plateau et mes cuisses
écartées largement, mes genoux remontés haut, les talons de mes Salomés en équilibre sur le bois,
le bout de mes pieds dans le vide. Je me laisse installer comme une poupée. Les gestes sûrs, doux
mais déterminés de Dayton provoquent dans mon sexe, je le sens, un nouvel afflux de moiteur. Il se
place devant moi dans le compas de mes cuisses. Je sais que mon sexe ruisselant est exposé et
pourtant… Pourtant, je ne suis pas gênée. Bien au contraire, je veux que Dayton voie combien j’ai
envie de lui et l’effet qu’il me fait. Et il regarde.
– J’aimerais graver cette image en moi… Je n’aurais jamais pensé que… commence-t-il. Tu… peux
être tellement…
Ce n’est plus le moment des mots, et nos regards se le disent.
Il avance la main et caresse mon pubis, tendrement, comme pour m’apprivoiser, puis ses doigts
écartent les lèvres de mon sexe. Je me cambre, mes seins tendus vers le plafond, en m’efforçant de
garder la pose. Il prend son membre et le pousse à l’entrée de mon sexe, tout en jouant du pouce de
son autre main sur mon clitoris. Pas un seul instant, nos regards ne se quittent.
– Je t’aime, Anna, souffle-t-il alors qu’il me pénètre d’un coup.
Je ne retiens pas le cri que le plaisir de le sentir en moi fait naître. Puis, c’est un gémissement qui
suit quand il se retire, avant de me remplir une nouvelle fois.
Ses mains se faufilent sous mes cuisses et s’accrochent à mes hanches. Il continue de me
pilonner, lentement et longuement, et je garde la pose malgré l’émoi grandissant qui s’empare de
moi. Je n’ai plus peur qu’on nous surprenne, et je trouve, moi aussi, toute cette mise en scène
affolante et étonnamment excitante. Je laisse les sensations m’envahir crescendo : le fourmillement
de mes seins, mon cœur qui bat comme un fou, mon ventre qui frissonne puis tremble quand je sens
Dayton plus profondément, ancré au fond de mon sexe et roulant du bassin.
Puis, d’un coup, il me soulève, mes fesses décollent du plateau de la table et le rythme des coups
de reins de Dayton s’emballe. Toujours plus vite. Je me fous complètement de la pose, de l’image
que nous garderons tous les deux gravée en nous quand je jouis. Le plaisir est fort et brutal. Peu
importe qu’on m’entende, je crie et me redresse pour m’accrocher aux bras de Dayton.
Mon amoureux jouit, lui aussi. Arquant son corps dans un ultime assaut, il me maintient collée à
son ventre, son sexe entièrement en moi, tandis que nous sommes pris de tremblements délicieux.
Il nous faut quelques minutes ensuite pour retrouver notre souffle et réintégrer le fait que nous
nous trouvons dans un décor plutôt inhabituel et pas vraiment intime. Nous nous dévisageons,
comme si nous étions surpris d’être encore en vie. Nous nous caressons le visage et nous
embrassons amoureusement.
– Tu es la femme de tous les moments, Anna, murmure-t-il. Avec toi, j’ai l’impression de me
découvrir et ça ne me fait pas peur, parce que c’est avec toi.
Nous nous sourions.
– Moi aussi, dis-je d’une toute petite voix.
– Toi aussi quoi ? me demande-t-il d’un air amusé.
– Je répondais à ce que tu m’as dit tout à l’heure avant de me donner tellement de plaisir,
réponds-je.
– Alors dis-le moi, Anna.
Je prends une profonde inspiration, plante mon regard dans le sien sans ciller.
– Moi aussi, je t’aime, Dayton, je t’aime tellement…
4. Recherche Audrey Ross désespérément

Nous quittons le petit salon privé en douce, tirant sur nos vêtements pour ne pas avoir l’air
complètement débraillés, les joues rosies par cet interlude improvisé et divinement excitant. Le
regard de Dayton sur moi est celui d’un homme amoureux et comblé qui vient de dire : « Je t’aime. »
à la femme qu’il tient par la main. À un moment, il s’arrête et plonge ses yeux dans les miens.
– Redis-le moi encore, Anna, me chuchote-t-il, comme s’il n’y croyait pas.
Mes joues rosissent, mais mes lèvres ne peuvent retenir la vérité.
– Je t’aime, Dayton.
Il me sourit, puis nous poursuivons notre évasion.
Nous croisons quelques convives égarés, et nous filons, main dans la main, vers la sortie de
l’hôtel où nous attendons que le voiturier vienne arrêter la Lightning de Dayton devant nous.
Sur le chemin du Nouveau monde, Dayton pose une main sur ma cuisse, qu’il presse tendrement.
Je suis encore sous le coup de la lourde charge érotique de notre expérience dans le petit salon.
Dayton tourne le visage vers moi. Son sourire séducteur a aussi quelque chose de mystérieux.
– Un sou pour tes pensées, dis-je en posant la main sur la sienne, pour la garder en place sur ma
cuisse.
– Le plaisir t’embellit, Anna, répond-il. Voilà à quoi je pensais. Je crois que tu es le type de femme
qui intrigue et qui donne envie de plus. Je comprends que Brad Travies ait agi ainsi. Tu es atypique
dans son monde, et en général d’ailleurs. Tu es quelqu’un de différent.
Je lève les mains en signe de capitulation.
N’en jetez plus, c’est trop de compliments pour une seule femme !
– Tu n’es pas non plus monsieur-tout-le-monde, Dayton.
Il secoue la tête avec un petit sourire.
– Non, non, je n’allais pas à la pêche aux compliments, Anna ; ce que je voulais te dire, c’est que
je ferais n’importe quoi pour écarter tous ceux qui tentent de t’approcher et te prendre à moi. Je
veux que tu sois près de moi… que cela dure, surtout en ce moment… Je crois que j’ai besoin de toi
et de ta force.
Je rougis et baisse les yeux sur mes mains, avant de caresser la sienne, toujours en contact avec
moi.
Un silence bienheureux s’installe dans la voiture alors que nous retournons au Nouveau monde.
Nous sommes tous les deux perdus dans nos pensées. Peut-être même nous rappelons-nous ces
minutes de passion que nous venons juste de partager. Elles ont rayé, dans ma tête, ces deux
derniers jours sans nouvelles de mon amant. Difficile de reprendre le cours de nos vies après de tels
instants, un tel plaisir et ces mots qu’il vient de prononcer.
Dayton gare la Lightning dans le parking souterrain, à deux pas du Nouveau monde. Alors que
nous nous apprêtons à sortir du véhicule, et comme s’il réfléchissait à ce qu’il allait m’annoncer
depuis plusieurs minutes, Dayton dit :
– Anna, je crois que j’ai retrouvé ma mère.
J’entrouvre les lèvres de surprise et ne trouve rien à répondre.
***
Nous passons dire bonsoir à Summer, chez qui nous entendons encore de la musique à cette
heure tardive de la nuit. Ce genre de visite spontanée semble dorénavant naturelle. Summer n’est
plus la jeune fille grincheuse qui me regarde à peine et me répond par onomatopées. Elle a des
trucs à me raconter, des trucs à me montrer, des histoires pour nous faire rire. Nous nous attardons
quelques minutes avec elle, avant de monter dans le loft de Dayton, à l’étage du dessus. Je garde
mon impatience en sourdine, jusqu’à ce que nous nous retrouvions seuls.
– Alors ? dis-je avec empressement, à peine sommes-nous dans l’ascenseur. Raconte !
Dayton a de nouveau ce petit sourire mystérieux qu’il affichait tout à l’heure dans la voiture.
– Je ne veux pas m’emballer, répond-il, mais tous les éléments semblent correspondre.
Nous nous rendons dans son bureau empli d’ordinateurs. Il s’assied sur un fauteuil, m’attire sur
ses genoux pour que je puisse consulter, en même temps que lui, l’écran de son ordinateur portable.
– Bon, j’ai commencé par interroger les archives des fichiers d’ados disparus ; ce qui n’a pas été
simple car tout n’était pas forcément enregistré sur informatique. En tous les cas, pas dans les
formats actuels. J’ai eu plusieurs pistes, dont une qui me menait droit en Ohio.
Je trépigne d’impatience sur ses genoux.
– La déclaration de disparition de cette jeune fille a ensuite été, comme qui dirait, annulée,
poursuit-il.
– Annulée ? demandé-je en fronçant les sourcils.
– En tous cas retirée, mais comme cette affaire date et que les mises à jour ne se faisaient
certainement pas de manière aussi automatique, j’ai pu retrouver les données. Donc une jeune fille
disparaît, puis on ne la cherche plus, mais, contrairement à d’autres affaires de ce genre, le dossier
ne ressort pas comme étant classé.
Je fronce davantage les sourcils.
– Bref, fait-il en agitant les mains. Tout ça, ce sont des éléments techniques, mais ça m’a permis
de confirmer l’intuition de Rob Pieters et la tienne. Cette jeune fille fuyait quelque chose, elle se
cachait, et, en effet, ça ne semblait pas dans l’intérêt de la famille que cela se sache. J’ai compris
pourquoi.
Bon, la suite !
Je le laisse malgré tout ménager le suspense, mais quelle attente…
– Elle n’avait pas changé de prénom, continue Dayton. Ma mère s’appelle bien Audrey. Son nom
de famille est Fairfield, et c’est une des grandes fortunes de Dayton, dans l’Ohio.
– Ton prénom était donc bien un indice pour la retrouver, murmuré-je.
– Eh bien, je ne sais pas si elle savait déjà qu’elle allait m’abandonner ou c’est parce qu’elle
sentait qu’on risquait de nous séparer ou bien elle avait simplement besoin de se rappeler d’où elle
venait pendant sa fuite… Je lui poserai la question, conclue-t-il avec un sourire plein d’espoir.
– Et maintenant ? demandé-je. Qui est-elle ? Où vit-elle ? Tu es bien certain qu’il s’agit de
l’Audrey du journal de Rob ?
Dayton prend mes mains dans les siennes.
– J’ai retrouvé quelques articles parus dans les journaux de l’époque, me dit-il. Toute cette
histoire est un peu floue. Tout d’abord, les parents Fairfield, ou la presse, je ne sais pas, ont cru à un
enlèvement ; ce qui explique sans doute que j’ai pu retrouver la piste d’Audrey dans le fichier des
disparitions. À mon avis, les parents ont dû se rendre compte qu’il s’agissait plutôt d’une fugue et
n’ont peut-être pas voulu que cela s’ébruite. Audrey avait l’air assez incontrôlable comme jeune fille,
d’après quelques photos de la presse mondaine locale.
– Tu as vu à quoi elle ressemblait à l’époque ? demandé-je, tout excitée. Elle est comme dans le
journal de Rob ?
Dayton pianote sur le clavier de son portable, et plusieurs fenêtres s’ouvrent, révélant des clichés
datés, qui se superposent aussitôt au portrait dessiné par Rob dans son journal.
– C’est elle, hurlé-je presque. Hein ? C’est elle, non ?
Dayton fixe un moment l’écran et les photos de la jeune fille blonde aux longs cheveux raides, en
robe de soirée. Sur une photo, on comprend qu’elle sort tout juste d’une altercation, les cheveux
décoiffés, les joues rouges. Dayton hoche la tête et tourne vers moi un regard amusé et bouleversé à
la fois.
– Oui, je crois bien que c’est elle, dit-il. On dirait que c’est ta mère que tu viens de retrouver,
Anna, vu l’état dans lequel tu es.
Je fais une petite moue blessée.
Ma mère… J’y pense souvent en ce moment.
Dayton comprend qu’il a peut-être été maladroit et m’attire contre lui.
– Je suis contente pour toi, Dayton. Comme tu le serais, je suppose, si je me réconciliais avec ma
mère…
– Bien sûr, répond-il avant de m’embrasser.
– Tu as retrouvé la trace d’Audrey Fairfield alors ? dis-je ensuite en me penchant sur l’écran pour
observer les photos de sa mère jeune.
Je crois reconnaître certains traits de Dayton. La couleur des cheveux sans aucun doute, un
châtain très clair, oscillant entre le blond et le cuivré. Elle paraît avoir les yeux verts et,
évidemment, son visage est plus doux que celui viril de mon amant. Mais oui, il y a quelque chose,
dans ce sourire de guingois, malicieux, aux lèvres minces.
Je sens que c’est elle !
– Elle s’appelle Audrey Ross dorénavant. Elle habite à Cincinnati et a épousé un chirurgien
renommé, un neurologue, explique Dayton avant d’ajouter sur un ton neutre, et ils n’ont pas
d’enfant.
Nous nous fixons sans un mot. Je décèle une lueur de doute, de peur ou quelque chose
d’indéfinissable dans ses yeux. Une seconde, il ne sait pas, ou plus, s’il doit poursuivre ce qu’il a
entrepris.
– Tu vas aller la voir, n’est-ce pas, Dayton ? dis-je d’une voix fluette, pour ne pas le bousculer.
– Oui, bien sûr, répond-il avec détermination. Cette semaine sans doute. Il faut que je laisse en
plan pas mal de choses, les répétitions du groupe, des rendez-vous à repousser… et Jeff qui ne s’est
toujours pas manifesté…
Ah… Jeff… J’en parle ou pas ? NOOOON, surtout pas, plus tard…
– Saskia a eu des nouvelles ? me demande Dayton pour la je-ne-sais-combientième fois. Je n’ai pas
arrêté de l’appeler et je tombe toujours sur sa messagerie.
Je hausse les épaules en priant pour que mon mensonge par omission ne remonte pas à la surface
de mon visage, que je m’obstine à garder opaque.
– Il a peut-être des ennuis familiaux, une urgence, je ne sais pas, dis-je. Tu connais quelqu’un de
sa famille que tu pourrais appeler ?
Cesse, Anna, cesse donc ce numéro !
Mais c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à imaginer que je vais devoir vendre la mèche à un
moment ou un autre. Je prie surtout intérieurement pour que Jeff trouve une solution à ses
emmerdes et que toutes nos vies reprennent leurs cours sans mensonges.
– Jeff est assez discret sur sa vie privée, concède Dayton, avec une expression préoccupée. Je ne
sais rien de sa vie en dehors du boulot, ni de sa famille, même pas s’il en a une, pour te dire ! Il est
comme ça, Jeff, il blinde tout autour de lui.
– Alors il a certainement de bonnes raisons pour ne pas donner de nouvelles, réponds-je. Attends
encore un peu et occupe-toi de ce qui te tient à cœur.
– Je n’aime pas être coincé entre plusieurs feux, dit Dayton sur un ton plus sec cette fois. Ça
tombe mal qu’il joue les filles de l’air, c’est tout.
Il fixe toujours l’écran, je vois une veine battre sur sa tempe.
– On part dans deux jours à Cincinnati, Anna, déclare-t-il.
Ça n’est pas une question, ça ressemble presque à un ordre. Probablement parce que je me sens
coupable de lui cacher des choses et qu’il faut bien régler certains mystères en souffrance, je
réponds sans hésiter – mais avec une drôle de sensation d’être piégée quand même :
– O.K.
***
Et ma vie alors ? Et mon boulot ? Saskia qui se noie dans l’inquiétude, mon blog, mes obligations,
ma mère ? !
De retour à Brooklyn le lendemain, je rumine, assise à ma table de travail. Bien sûr que la nuit a
été tendre, plus affectueuse que jamais. Dayton et moi, nos corps nus, nos peaux fiévreuses et nos
caresses amoureuses, c’est un programme qui fait oublier toutes les pilules amères à avaler… Mais
j’ai, malgré tout, le cul entre deux chaises. D’un côté, je me lance à corps perdu, en délaissant ce qui
fait mon quotidien, dans la recherche de la mère de Dayton, mais, de l’autre, j’ai l’impression de
manquer à mes propres engagements. Je devrais soutenir Saskia, je devrais l’aider à retrouver Jeff,
je devrais en parler à Dayton, tout simplement ! Au lieu de quoi, je fais comme si de rien n’était et,
quand Dayton décrète que nous partons tous les deux dans l’Ohio pour rencontrer Audrey Ross, je
réponds présente et claque des pieds au garde-à-vous ! Je m’en veux, oui, je m’en veux !
Je m’en veux de mentir, je m’en veux de garder des secrets, je m’en veux de ne pas aider Saskia
comme il faudrait. Je m’en veux de ne pouvoir être là pour tous ceux que j’aime en même temps !
Mon amie a des cernes noirs sous les yeux. Elle n’arrive pas plus à manger correctement et,
pourtant, elle prépare et peaufine ses deux projets d’exposition.
– Je pars à l’atelier, dit-elle justement en sortant de sa chambre.
– Mange un truc, Saskia, je t’en prie, dis-je.
– Pas faim, répond-elle en rassemblant ses affaires.
Je sais qu’elle me reproche, malgré elle, de ne pas avoir sollicité l’aide de Dayton. Je me mordille
la lèvre.
– Saskia, commencé-je sur le ton de celle qui va se justifier pour la énième fois.
– Anna, je sais, me coupe-t-elle. Tu ne veux pas en parler à Dayton. Tu as donné ta parole à Jeff et
il n’a plus 20 ans ; il peut se débrouiller seul.
Je secoue la tête.
– Je m’inquiète aussi pour lui, murmuré-je. C’est juste que Dayton est tellement près de retrouver
sa mère que je ne veux pas lui balancer un autre problème dans les pattes.
Elle lève les yeux sur moi et soupire.
– Il faut que j’y aille, là, Anna. Fais ce que tu as à faire. On en reparlera plus tard.
Et voilà, la punition : le silence ! Je le mérite bien !
Je baisse les yeux sur mon écran d’ordinateur où est affiché le mail de mon boss concernant
l’interview de Brad Travies que j’ai reprise. J’ai bricolé ici et là des réponses mettant en valeur son
authenticité – mon œil ! –, sans jamais rien dire de sa grossièreté, ni de ses obsessions sexuelles. J’y
ai ajouté un nouveau portrait de lui en smoking dans une ambiance bling-bling. Le boss est content
et Brad Travies a donné son accord. Sans doute me garde-t-il un chien de sa chienne pour plus
tard… Fin de l’histoire !
Je prépare en ronchonnant mes pages bimensuelles pour OptiMan et OptiWoman, en déclinant le
même thème pour des lecteurs et lectrices aux attentes diverses. Mon sujet se pose sous forme de
problème mathématique : une femme fatale et un homme séduisant, une pièce rien qu’à eux mais
ouverte à tous les passages, une table. Vous avez deux heures pour imaginer ce que bon vous
semble ! Je pourrais m’amuser en me consacrant à ce genre de commandes, et pourtant, ça n’est
pas le cas… Malgré tout, c’est mon travail et je dois mettre mes humeurs de côté.
Je suis à deux doigts de poster sur mon blog un article concernant le mensonge par omission,
mais je me retiens… Si Dayton lit ça – comme il lit, j’ai l’impression, tous mes articles –, il
comprendra tout de suite que je joue encore les cachottières. Autant me dénoncer franchement !
J’opte pour une description humoristique d’une soirée de lancement de parfum de luxe à New
York : Twinkle su le toit du monde, Twinkle se prend les pieds dans le tapis rouge, Twinkle au milieu
des célébrités, Twinkle repousse les avances d’une star internationale.
C’est ça, tourne tout en dérision !
Aujourd’hui, ça ne me fait pas marrer, justement parce que je n’ai pas l’habitude de censurer ce
que je raconte… J’en reviens alors à la question initiale : « Et ma vie alors ? ! ».
Un appel Skype s’affiche sur mon écran. C’est Gauthier ! Une sorte de brise parfumée et fraîche
balaie aussitôt mes pensées sombres.
– Ouiiii, hurlé-je presque en prenant la communication. Mon Gauthier ! Comment vas-tu ?
Je suis interloquée, tout d’abord, de ne pas le voir apparaître en portrait sur l’écran. Je reconnais
bien le décor de son appartement, derrière son bureau mais… où est Gauthier ? !
– Annaaaa, chantonne-t-il de je ne sais où.
Et soudain, le voilà qui passe en faisant des entrechats dans son appartement, les bras
élégamment levés comme une danseuse de ballet. Hop, il disparaît de nouveau. Je dois faire une
sacrée tête d’ahurie devant mon écran.
– Annaaaa, ça a marché ! chantonne-t-il encore en repassant dans l’autre sens, cette fois en
faisant des sauts de biche.
J’éclate de rire. Gauthier vient enfin s’asseoir devant la caméra, le souffle court.
– Anna, prépare la fanfare, les cotillons, la parade sur la 5e avenue ! Ça a marché ! J’ai le poste
d’administrateur de la compagnie de danse de Bob Parrish !
J’applaudis spontanément. Gauthier ne peut s’imaginer à quel point cette nouvelle m’enchante,
surtout aujourd’hui où j’ai tendance à tout regarder d’un mauvais œil.
– Mais quand ? Gauthier, quand arrives-tu à New York ? demandé-je, quasi-hystérique.
– C’est l’histoire de trois semaines maximum, je pense, dit-il avec un grand sourire. Le temps que
Micha et moi trouvions un pied-à-terre provisoire avant de nous fixer plus sérieusement.
– New York ! Micha ! m’exclamé-je. C’est génial !
Et j’applaudis de plus belle et plus vite, comme un petit singe automate faisant tinter ses
cymbales.
– Saskia va être ravie ! dis-je. Je suis ravie ! Débarquez vite ! On se débrouillera !
Nous continuons à bavarder quelques minutes encore. Je ne comprends pas la moitié de ce que
raconte Gauthier, tant il est excité et parle vite, mais je m’en fiche. Je lis la joie sur son visage ; je
vois son sourire jusqu’aux oreilles et je me nourris de ce bonheur que nous partagerons bientôt en
vrai !
***
Il nous faut deux heures de vol pour rejoindre Cincinnati, et, évidemment, nous n’avons pas à
gérer ces problèmes très triviaux d’enregistrement des bagages et d’attente à l’aéroport. Dayton et
moi nous rendons là-bas en jet privé. Dayton est tendu, en mode Mr Business, alors même que sa
tenue est celle de Mr Rock. Je comprends sa nervosité. Qui ne serait pas nerveux à quelques heures
de découvrir quelle est l’histoire de sa naissance ? Mais il n’y a pas que ça, je le sens, et je n’ose pas
poser la question dérangeante : « As-tu eu des nouvelles de Jeff ? », parce que je connais la réponse,
évidemment. Personne n’a eu de nouvelles de Jeff, et la dernière personne à lui avoir parlé et avoir
une idée de ce qu’il manigance, eh bien, c’est moi…
Honte à moi !
Alors je fais diversion :
– Je crois que Saskia était contente d’emmener Summer avec elle pour travailler sur son projet,
dis-je sur le ton de la conversation désinvolte.
Dayton regarde au travers du hublot, ses yeux gris acier perdus dans les nuages duveteux que
nous traversons.
– Hum ? fait-il comme s’il atterrissait en catastrophe sur la piste de ma discussion. Oui, c’était
quoi déjà ?
– Du land-art, réponds-je. Un crop circle plus précisément.
Il hausse les sourcils d’un air interrogateur.
– Elles vont repérer des champs de blé pour coucher les épis et dessiner des formes
géométriques, surtout des cercles, qu’on pourra voir du ciel. Tu sais, comme ces traces censées être
laissées par des extraterrestres.
Je vois l’expression hébétée qu’il prend et je me rends compte du caractère complètement
fantaisiste de ma réponse. Sortie du contexte, comme ça, on pourrait croire que je raconte n’importe
quoi pour combler le silence.
– Summer s’intéresse beaucoup au travail de ton amie, dit enfin Dayton. Je crois qu’elle a besoin
de se fixer sur une figure féminine qu’elle admire ou qu’elle prend comme exemple.
« Ouais, ben, c’est pas moi… », pensé-je avec un drôle de sentiment qui flirte avec la jalousie.
D’un autre côté, je suis contente que Saskia ait de la compagnie pendant ces quelques jours pendant
lesquels je vais entièrement me consacrer à Dayton.
– Ouais, c’est bien, dis-je en détournant le regard, presque lassée par cette conversation tout
juste entamée. Et puis, ce ne sera pas aussi dangereux que notre expédition dans Central Park,
n’est-ce pas ?
Dayton me gratifie d’un nouveau grommellement en guise de réponse et retourne à la
contemplation du ciel nuageux. Puis, son téléphone annonce l’arrivée d’un message ou d’un mail, et
il le consulte aussitôt.
– On est clean, Anna, dit-il en relevant la tête avec un petit sourire. À nous la liberté…
Comme je le fixe avec un air d’incompréhension – c’est vrai quoi, il faut le suivre…–, il ajoute :
– Nos analyses de sang, je viens de recevoir nos résultats. C’est bon.
Je hoche la tête et ne trouve rien à dire. Sûr que c’est une bonne nouvelle, mais un rien déplacée
dans le contexte actuel. Dayton, d’ailleurs, détourne la tête à nouveau vers le hublot.
Décidément, on n’est vraiment pas doué quand il faut aborder ce sujet. Bon, le principal, c’est
que la démarche soit importante pour lui comme pour moi, non ?
Je l’observe quelques secondes. Son beau profil finement dessiné, ses lèvres minces, ses mains
puissantes, son bras découvert appuyé sur l’accoudoir du fauteuil, le tatouage discret qui nous
conduit à Cincinnati. Oui, il est superbe et séduisant, mais il n’est pas là. Il opère un voyage dans le
temps dans sa tête. Il se prépare à l’inconnu. Il est à quelques heures d’un tournant dans sa vie, et
je ne peux que l’observer. Je n’ose même pas l’approcher, ni le toucher, de peur d’interrompre ses
pensées.
Nous nous retrouverons quoi qu’il arrive…
Aéroport de Cincinnati, une limousine nous attend, direction le 21c Museum Hotel, un
établissement arty et design dans le centre. Nous déposons nos sacs dans la suite à la décoration
dépouillée et branchée.
– Je nous commande de quoi dîner dans la chambre ? me demande Dayton en saisissant le
téléphone.
Je hoche la tête en souriant. Je laisse faire. Je suis près de lui, c’est ce qu’il voulait, mais je reste
en retrait. Ce n’est pas le moment de jouer les fortes têtes, d’exprimer mon envie de sortir, d’aller
prendre l’air et de marcher dans une ville inconnue, main dans la main avec mon amoureux.
Une fois qu’il a passé la commande, il s’approche de moi. Il me prend dans ses bras et me serre
contre lui. Mais je ne sens pas son corps souple contre moi, et sa raideur n’a rien à voir avec celle
du désir.
– Excuse-moi, Anna, je suis… commence-t-il.
– Tendu ? Anxieux ? Nerveux ? Angoissé ? réponds-je. Je comprends, Dayton ; j’ai senti. Je sais
que tu iras mieux une fois que tu sauras si cette Audrey Ross est bien ta mère.
– C’est ma mère, me murmure-t-il tout contre mes cheveux. J’en suis sûr. On aura la confirmation
demain.
– Demain ? demandé-je. Pourquoi attendre demain ? Il n’est pas tard. Tu as réussi à récupérer
son numéro de portable. Tu aurais pu la joindre depuis New York d’ailleurs. Ça ne sert à rien de
toujours repousser. Ne t’inflige pas une autre nuit sur les nerfs.
Il me serre plus fort, puis s’écarte de moi, sort son portable de sa poche et s’assied sur le canapé
de la suite. Il pose le téléphone sur la table basse, devant lui. Ses gestes sont précis, nets, presque
chirurgicaux. Il me fait signe de le rejoindre et je m’installe près de lui. Il cherche le contact «
Audrey Ross » dans son répertoire, appuie sur le bouton « Appeler » et active le haut-parleur.
Une, deux, trois sonneries, puis ça décroche.
– Allô ? fait une voix de femme.
Le « Allô » d’une femme qui répond à un appel inconnu. Malgré tout, un « Allô » bien clair, une
voix élégante.
– Audrey Ross ? demande Dayton en se penchant vers la table basse.
– Oui. Qui est l’appareil ? demande la voix féminine.
– Madame Ross, je vous appelle parce que j’ai des choses à vous apprendre concernant votre fils.
Un silence de mort au bout du fil, si bien que je crois qu’elle a raccroché. On ne l’entend même
pas respirer. Puis sa réponse. Deux phrases létales qui me glacent jusqu’à la moelle.
– Vous devez vous tromper. Je n’ai pas d’enfant.
Et elle raccroche.
5. Si près du but

Ce qui suit me paralyse et fait immédiatement remonter le souvenir d’un autre moment. Dayton
reste deux secondes immobile à fixer la table basse, puis il prend son téléphone portable et le lance
de toutes ses forces contre le mur qui nous fait face. Ma respiration se bloque. J’écarquille les yeux
et observe Dayton sans broncher. Ses lèvres sont pincées en un rictus de colère, une veine bat sur
sa tempe. Ses mâchoires sont crispées et il respire fort par le nez. Oui, ça me rappelle quelque
chose. Cela me rappelle ce soir à Paris, après notre rencontre, quand il m’avait invitée à passer à
son hôtel et que je m’étais retrouvée perdue et seule au milieu de ses amis musiciens, sans qu’il me
montre un quelconque intérêt. J’avais fui et, quand il était venu en pleine nuit chez moi et que je
l’avais éconduit en lui disant que ça ne valait pas le coup entre nous, il avait réagi de la même
manière : il avait donné un grand coup contre le mur, près de la porte d’entrée de mon immeuble.
Le temps se fige dans la suite de l’hôtel. Je ne reconnais pas Dayton. Si j’ai toujours eu
conscience de ses changements d’humeur, ils n’ont jamais été de cette sorte.
Dayton se lève et, mécontent que le téléphone porteur de mauvaises nouvelles s’en soit sorti
indemne, il le ramasse et le jette encore une fois violemment sur le sol.
Bordel, mais qui est cet homme ? !
C’est exactement ça, j’ai l’impression de ne pas connaître l’homme que j’observe. Comme si une
partie sombre de sa personnalité venait de surgir après des années d’endormissement. Une partie
violente, incontrôlable. La gorge nouée par la trouille, j’ose lui parler.
– Dayton ? dis-je doucement. Dayton, ne fais pas ça, je t’en prie. Ça me fiche la trouille.
Debout devant moi, il fixe toujours l’appareil en trois morceaux sur le sol. Il secoue la tête et
tourne le visage vers moi, clignant des yeux comme s’il se réveillait tout juste.
– Merde… dit-il. Merde, qu’est-ce qui m’arrive ? Je… Putain, mais je perds complètement les
pédales.
Je soupire de soulagement en percevant l’incrédulité dans son ton. Il est enfin sorti de cette
transe terrible. Je me lève pour le rejoindre et me blottir contre son dos, le serrer fort dans mes
bras. Je sens son cœur battre à tout rompre ; le mien n’est pas très calme non plus. Nous essayons
de nous apaiser dans cette étreinte tendre.
– Tu sais, j’imagine que ce doit être très brutal pour elle d’entendre soudain parler de son fils,
murmuré-je dans le dos de Dayton.
Il referme ses mains sur mes bras qui l’enlacent et s’y accroche comme s’il coulait. Il a besoin
d’être rassuré, je le sens.
– C’est normal, certainement, qu’elle réagisse comme ça, poursuis-je. Je ne m’attendais pas à
quelque chose de plus chaleureux. Elle a dû essayer de tout oublier, de tout ensevelir, et là, tout
d’un coup, ce qui a probablement dû la marquer à jamais refait surface. Sans prévenir.
Je pense à mes parents et à l’épreuve récente que nous venons de traverser quand j’ai découvert
l’existence d’un grand frère décédé.
– Laissons-lui le temps, tu veux bien ? dis-je encore. Qui sait, elle était peut-être au milieu de
personnes qui ne savent pas ? Ce n’était peut-être pas le bon moment ?
Il caresse mes mains. Sa respiration est plus sereine.
– Évidemment que tu as raison, Anna, me répond-il. C’est juste que je suis si près du but.
L’entendre répondre qu’elle n’a jamais eu d’enfant, c’est comme un second abandon.
Pendant une seconde, j’ai un énorme doute : et si Dayton avait fait fausse-route dans ses
recherches et qu’il était tombé par hasard sur cette femme, plutôt que par logique ? Et si Audrey
Ross n’était pas l’Audrey du journal de Rob Pieters, la jeune femme blonde tenant son nouveau-né
dans les bras ?
– Excuse-moi, Anna, poursuit Dayton en se retournant pour plonger son regard dans le mien.
Ses yeux sont d’un gris moins tranchant, moins dur. Ses lèvres sont détendues. Oh, il ne sourit
pas encore, mais ça peut venir. Ça viendra certainement.
– Je t’ai fichu la trouille, dit-il. Hé, franchement, je me fous la trouille quand je réagis comme ça !
Ça n’est pas moi, non ? Enfin je n’ai pas l’impression, et pourtant, c’est là, en moi. Je n’arrive pas à
contrôler cette colère quand elle monte comme ça. C’est de la violence, non ? Tu crois que ça veut
dire que je suis violent ? J’ai peut-être ça dans le sang ?
Je le serre plus fort, parce que je ne veux pas qu’il croie cela, et moi non plus, je n’en ai pas
envie. Mais, après tout, que sait-on de son ascendance et de l’hérédité qu’il porte ?
Ne va pas dans ce sens, Anna, non !
– C’est la tension, Dayton, dis-je pour le rassurer toujours et encore. N’importe qui réagirait
comme ça dans pareille situation. Tu te souviens comment je me suis comportée quand mes parents
sont venus à New York ? Si ce n’était pas complètement aberrant… Alors, toi, merde, on peut
comprendre ! Je peux comprendre.
Il plonge ses yeux dans les miens et prend mon visage entre ses mains.
– Et toi, tu es là, Anna, chuchote-t-il. Tu ne fuis pas.
Euh, ce n’est pas comme si j’étais une super-héroïne non plus, hein ?
– Tu as été là aussi, réponds-je. Je veux être là, vraiment. C’est un moment important pour toi.
Donc, il l’est pour moi.
Je lui souris en espérant provoquer la même réaction sur son visage. Gagné !
– Ça va mieux ? demandé-je tendrement. On se mange un morceau pour se remettre de tout ça ?
L’aventure n’est pas finie, tu sais.
Le garçon d’étage frappe à la porte au moment opportun. Nous le laissons installer nos plats
dans le coin salle à manger et nous nous attablons aussitôt qu’il a fermé la porte, surpris tous les
deux d’être aussi affamés. Alors que nous nous jetons tous les deux sur les divers mets commandés,
nous marquons une pause et éclatons de rire.
– On dirait qu’on n’a pas mangé depuis une semaine, s’esclaffe Dayton.
– C’est l’émotion, ça creuse ! rétorqué-je en enfournant la première bouchée de mon colossal
hamburger grand luxe.
Il nous faut quelques minutes pour rassasier en partie nos estomacs et nous remettre à penser de
manière constructive.
– L’aventure ne s’arrête pas à ce coup de fil, Anna, tu l’as dit toi-même, déclare Dayton en me
servant un verre de vin rouge qu’il a goûté auparavant en connaisseur. Je ne vais pas en rester là, tu
t’en doutes.
Je hoche la tête, la bouche pleine, heureuse de le voir reprendre du poil de la bête.
C’est bien un mec ! Le ventre plein, prêt à affronter toutes les guerres !
– O.K., qu’est-ce que tu as en tête alors ? demandé-je.
Dayton plisse les yeux. J’adore cette expression malicieuse qu’il prend parfois quand il mijote
quelque chose.
– Tu aimes bien lire des polars ? me demande-t-il.
Je hausse les épaules, amusée par la réponse.
– Ben ça m’arrive, réponds-je. Ceci étant, on nage déjà en pleine fiction.
– J’ai dans l’idée de suivre Audrey Ross demain, déclare-t-il. Avec toi.
– Suivre, comme « filature », « planque », etc. ? demandé-je en secouant la tête d’un air dubitatif.
Il hoche résolument la tête.
– « Suivre » comme « détective privé », oui, me répond-il avec un beau sourire.
***
Dayton trouve le sommeil, malgré l’excitation du moment et la déception du coup de téléphone à
Audrey Ross. Il en a de la chance ! Je me retourne dans un sens, puis dans l’autre, sans pouvoir
m’endormir. Nous avons fait l’amour, tendrement, avec complicité, les yeux dans les yeux, comme si
nous puisions la force dans le regard de l’autre. J’ai bien cru que l’abandon et le plaisir auraient
raison de moi, mais que dalle… je ne dors pas ! J’observe mon amant endormi, et les images de ce
qui s’est passé plus tôt dans la chambre me reviennent. C’est peut-être ça qui me tient éveillée.
Cette trouille que j’ai ressentie et qui a laissé son empreinte en moi, qui résonne encore. Quelle
violence ! J’en frissonne. Un instant, je redoute ce que nous allons découvrir avec la révélation de
l’identité de ses parents. Je ne suis pas une grosse lectrice de polars, non, mais voilà que j’imagine
une mère folle à lier, un père ultraviolent, des pulsions meurtrières en sommeil chez Dayton, qui ne
demandent qu’à s’exprimer…
Hé, on se calme ! Tout est sous contrôle, non ? Il ne va pas se réveiller pour t’égorger ? !
Pff, on dirait que ce type tricote avec mes nerfs depuis le premier regard que nous avons
échangé. Certes, il n’a pas l’air contre une pseudo-vie ensemble, d’après les dernières semaines que
nous venons de passer et les aveux de sentiments qu’il me faits régulièrement, mais quelle vie,
bordel ! J’ai parfois l’impression que mon existence m’échappe depuis qu’il a mis les pieds dedans…
Je soupire, pensive, puis mes yeux se posent sur son visage, son corps nu entre les draps, ses fesses
musclées, son dos sculpté et ses mains qui savent être si douces sur mon corps. Je secoue la tête
pour me débarrasser de mes pensées sombres et me blottis contre lui pour trouver l’apaisement
contre sa peau chaude et veloutée, le nez dans son odeur délicieuse.
***
– Tu es sûr qu’on n’aurait pas mieux fait de demander à un professionnel de s’en charger ?
demandé-je, anxieuse sur le siège passager de la voiture de location.
Nous sommes garés dans une zone résidentielle et, même si notre véhicule est des plus banals,
ce n’est pas le genre d’endroit où on stationne sans se faire remarquer. Bon, on ne nous verrait pas
depuis une fenêtre de maison puisque, dans ce quartier, il s’agirait plutôt de demeures, bien
protégées de la rue derrière des haies, de grandes grilles ou des murs, mais quand même… J’ai
l’impression qu’il sera difficile de nous manquer quand un des propriétaires du coin sortira de son
allée entre les portes automatiques de son portail…
Dayton est concentré. Il me répond en secouant la tête, puis il se penche pour aller chercher un
sac à dos posé sur la banquette arrière, et il me le tend. Je farfouille à l’intérieur et en sors une
carte de Cincinnati, deux minuscules paires de jumelles, mais qui, d’après leur allure, sont
certainement hyperpuissantes, deux petites bouteilles d’eau et un bloc que je feuillette brièvement.
– Tu as noté quoi ? demandé-je, curieuse.
Dayton me répond sans tourner la tête vers moi, le regard toujours fixé sur le portail du domicile
de M. et Mme Ross.
– C’est la liste des fondations dans lesquelles Audrey s’investit, avec leurs adresses. D’après ce
que j’ai lu sur elle, elle n’est pas du genre à être active juste pour la photo, et elle semble être
bénévole dans un certain nombre d’associations.
Je hoche la tête en parcourant la liste : lutte contre l’illettrisme, aide aux sans-abris, école de
musique de quartier, refuges pour mineurs en situation difficile et filles-mères…
– Ben dis donc, elle ne chôme pas, marmonné-je.
Puis je relève la tête pour contempler la demeure d’Audrey Ross et de son époux. Bon, je devine
qu’elle ne doit pas avoir de soucis d’emprunts à rembourser non plus…
Atterris, Anna, tu sais bien que ça existe même si ce n’est pas ton monde…
Je devrais m’y faire, depuis que je côtoie Dayton. Malgré tout, je m’étonne à chaque fois de
l’aisance dans laquelle certaines personnes vivent.
– En tous cas, elle ne doit pas ménager son temps…
– Je crois que c’est elle ! lance soudain Dayton en démarrant la voiture quand un 4 x 4 noir
émerge d’une allée.
Je pose la main sur la sienne.
– Tu ne vas pas démarrer en faisant crisser les pneus, hein ? demandé-je, une nouvelle fois
perturbée par toute la tension que je sens émaner de son corps. Tu sais qu’il y a des règles en
matière de filature ? Pas trop près, pas trop vite, enfin des trucs dans le genre…
Mais Dayton n’est pas vraiment d’humeur à plaisanter, même pour détendre l’atmosphère… Il
s’éloigne du trottoir et suit le 4 x 4, en gardant une distance raisonnable.
– Tu l’as aperçue ? demandé-je.
– Une femme blonde, cheveux mi-longs, ça doit être elle, répond-il d’une voix sèche, les yeux
rivés au pare-chocs de la voiture qui nous précède.
Je me dis que je devrais me taire. Je dois l’agacer, non ? Pourtant, il a voulu que je sois là avec lui.
Là, je ne sais plus trop comment je dois me comporter. Franchement, j’ai la peur au ventre alors
qu’il n’y a pas de raison. Nous ne risquons rien ; ça n’est pas dangereux. Au pire, nous nous ferons
envoyer bouler par une femme qui n’est pas Audrey Ross. Alors quoi ? Pourquoi je me sens mal
comme ça ? Comment veut-il que je me comporte, bordel ? Je décide de me taire. Je me contente de
serrer les fesses quand Dayton accélère en anticipant le passage au rouge d’un feu tricolore ou
quand il déboîte sur une voie au dernier moment.
Le 4 x 4 d’Audrey Ross – enfin, si c’est elle – s’arrête devant un immeuble bas, dans une zone
plutôt populaire. La conductrice descend, et nous la fixons, sans respirer. C’est une belle femme
quadragénaire, à l’allure énergique, pas trop apprêtée, mais habillée avec goût. Les cheveux mi-
longs et le visage à peine différent de celui de la jeune fille dont nous avons regardé les clichés sur
Internet. Elle ouvre le haillon arrière du 4 x 4 et en sort des sacs et des cartons qu’elle dépose sur le
sol.
Une femme émerge de l’immeuble pour venir à sa rencontre et, certainement, lui donner un coup
de main. Elle se penche au-dessus d’un carton et en extrait un pyjama pour bébé, qu’elle inspecte en
souriant, puis elle donne l’accolade à Audrey Ross, et les deux femmes disparaissent, les bras
chargés, dans l’immeuble.
Je me tourne vers Dayton. Son regard est fixé sur la porte de l’immeuble, à présent close.
– C’est elle, hein ? demandé-je.
– Oui, répond-il d’une voix d’outre-tombe. Ce doit être le refuge pour filles-mères, non ? dit-il
ensuite en se penchant pour prendre le bloc toujours posé sur mes genoux.
Il consulte la liste, jette un œil vers le numéro de la rue.
– Oui, c’est ça, murmure-t-il. C’est bizarre… de la voir. Et de la voir là, justement en train
d’apporter des vêtements pour des enfants dont les mères sont des laissées-pour-compte…
L’émotion me noue la gorge. Je sens les larmes affluer sous mes paupières.
Putain, ce n’est pas le moment de craquer… Sois forte !
Je m’accroche au bras de Dayton pour lui montrer que je suis là. Nous attendons ainsi plus d’une
heure, presque sans échanger un mot, nos regards concentrés sur cette porte close, sans aucune
notion du temps qui passe.
Quand Audrey Ross émerge enfin de l’immeuble, j’ai l’impression que nous avons retenu notre
souffle pendant tout le temps de l’attente et que nos corps se remettent alors seulement à
fonctionner.
Avec des gestes mécaniques, Dayton démarre la voiture, enclenche la vitesse et sort de son
emplacement de stationnement pour reprendre la filature du 4 x 4. Le silence est tacite entre nous.
Quelle sera la prochaine étape ?
Nous prenons la direction du centre-ville plus animé. Dayton râle à voix basse contre la
circulation, monte d’un ton quand il se rend compte qu’Audrey se gare dans une rue passante, sans
qu’il nous soit possible de stationner dans les environs. Il pile d’un coup quelques mètres plus loin.
– Descends et suis-la, Anna, ou on va la paumer ! m’ordonne-t-il sans douceur.
Je le regarde, hébétée. J’avais l’impression de n’être qu’une simple spectatrice et me voilà actrice
de l’aventure…
Il se penche pour ouvrir ma portière.
– Vite ! dit-il. Je vais essayer de me garer. Ne la perds pas !
J’obéis et retourne à pied vers l’endroit où le 4 x 4 est stationné. Audrey est déjà sortie de son
véhicule et je l’aperçois de justesse rentrer dans un restaurant. Je passe devant la vitrine de
l’établissement d’un pas lent, comme si je déambulais, et jette un œil sur le menu accroché à
l’extérieur pour surveiller Audrey Ross dans la salle. Je vois qu’on la place à une table. Elle parle au
serveur, qui s’éloigne ensuite. J’avance de quelques mètres pour ne pas me faire repérer et j’attends
Dayton. Je le vois se diriger vers moi à grands pas. C’est à peine s’il ne court pas, son sac à dos jeté
sur une épaule. Encore une fois, ses traits sont tendus, sa mâchoire crispée et les ordres qu’il m’a
donnés dans la voiture résonnent encore dans ma tête, ainsi que sa voix froide et le ton glacial de
ses phrases. Je m’arme de tout mon courage pour ne pas me laisser à nouveau déstabiliser.
– Elle est où ? me demande-t-il toujours sur le même ton. Tu l’as perdue ?
Je désigne d’un geste de la main le restaurant devant lequel il vient de passer. Je maîtrise ma voix
pour lui répondre.
– Non, je ne l’ai pas perdue, Dayton. Elle est dans ce restaurant, installée seule à une table pour
le moment.
Il va jeter un coup d’œil prudent, puis revient vers moi.
– Il n’y a qu’un couvert sur sa table, annonce-t-il. Elle va déjeuner seule apparemment. Je vais
aller la voir.
Oh que non…
Je saisis son poignet, assez fermement pour qu’il me fixe d’un air interrogateur.
– Non, tu n’y vas pas, Dayton, dis-je avec calme mais détermination. Tu n’y vas pas, parce que tu
es à cran, que tu n’as pas envie que ces retrouvailles se passent dans l’urgence, que tu n’as pas
attendu aussi longtemps pour tout foutre en l’air sur un coup de tête. Dans l’état dans lequel tu es,
je le sens, ça ne va pas bien se passer.
Je lui lâche le poignet et lui prends la main.
– Tu imagines le choc pour elle ? Là, au milieu de ce restaurant ? demandé-je.
– O.K., O.K., tu as raison, dit-il en hochant la tête. Qu’est-ce qu’on fait alors ? On attend qu’elle
ressorte ? Et après ?
Toujours sa voix agacée, les nerfs à vif.
– C’est moi qui vais la voir, dis-je sans même avoir réfléchi une seconde à ce que je viens de dire.
***
Quand j’entre dans le restaurant, j’ai les jambes en guimauve, les mains qui tremblent et la
bouche sèche. Un serveur s’avance vers moi, et j’arrive tout juste à bafouiller qu’on m’attend en
désignant la table d’Audrey Ross d’un mouvement de tête. Je me dirige ensuite vers sa table sans
qu’elle me remarque, puisqu’elle est occupée à consulter son téléphone. Ce n’est que lorsque je me
poste devant elle qu’elle lève enfin la tête.
– Madame Ross ? demandé-je d’une voix fragile.
Elle me fixe sans répondre de ses yeux verts, très clairs ; ses lèvres sont aussi minces que celles
de Dayton. Elle ne me répond pas, mais je sais que c’est elle. Je sens qu’elle devine pourquoi je suis
là. Alors je me lance sans son autorisation.
– Madame Ross, je m’appelle Anna Claudel et je voudrais vous parler de quelqu’un… de votre fils.
Ses épaules s’affaissent d’un coup. Elle appuie son coude sur la table et pose son menton dans le
creux de sa paume.
– Je m’y attendais depuis le coup de fil d’hier soir, dit-elle d’une voix tremblante. Je vous en prie,
ajoute-t-elle, en me faisant signe de m’asseoir face à elle.
J’ai le ventre comme une baudruche, la tête vide. Ça y est, j’y suis, mais par où commencer ?
Comment procéder ? Sans compter que je n’arrive pas à lire son expression. Est-ce de la froideur ou
de la résignation ? Est-elle perdue, affolée ou sur le point de s’énerver ?
– C’est lui qui m’a appelée hier soir ? me demande-t-elle sans détour. C’est… Dayton, mon fils ?
Je soupire presque de soulagement, mais il faut que je garde la tête froide. Tout ne se passe pas
si mal jusque-là. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Alors, je sors le journal de Rob Pieters de ma besace
et je l’ouvre à la page marquée, où se trouve le portrait d’Audrey et de son enfant. Je pousse le
journal vers elle.
– D’où tenez-vous cela ? me demande-t-elle, les yeux brillants en caressant les pages abîmées.
– C’est son propriétaire, Rob Pieters, qui nous l’a donné, madame Ross, réponds-je d’une voix
claire et mesurée. C’est un extraordinaire concours de circonstances qui l’a mis sur notre chemin. Il
a reconnu le tatouage que votre fils porte sur le bras.
À ces paroles, Audrey touche instinctivement son propre bras droit, sous la manche de sa
chemise.
– Vous avez également ce tatouage ? demandé-je en remarquant son geste.
Elle hoche la tête, baisse les yeux. Quand elle relève son visage, ses yeux sont pleins de larmes.
– Il va bien ? demande-t-elle d’une voix tremblante. Mon fils, il va bien ? Il est heureux ?
Merde, on ne va pas se mettre à chialer toutes les deux !
Je me maîtrise, inspire un grand coup.
– Dayton va bien, réponds-je d’une voix douce et apaisante. Je ne sais pas s’il est heureux. Je crois
qu’il le serait vraiment s’il avait une chance de vous voir, de vous parler, de comprendre aussi…
Elle secoue la tête en signe de refus.
– Non, non, je ne peux pas… Ça m’est impossible, balbutie-t-elle. Je comprends ce que vous me
dites et je savais que ça arriverait, mais, mon Dieu, comment ai-je pu croire que je parviendrais à
oublier, et lui aussi ? J’ai toujours craint que ce moment arrive, et pourtant, j’ai tellement espéré que
mon fils me recherche et me trouve.
Je la regarde qui cache son visage derrière ses mains, et ses paroles sonnent bizarrement en moi,
me rappellent les propos de mes parents, ce qu’ils ont vécu aussi.
– Madame Ross, il comprend que vous avez besoin de temps, mais c’est important pour lui,
poursuis-je. Vous ne pouvez pas lui refuser de vous rencontrer ; il faut qu’il comprenne ce qui s’est
passé.
Elle est prise de sanglots et de hoquets nerveux et commence à rassembler ses affaires.
Ah merde, non ! Elle ne va pas se tirer maintenant !
– Madame Ross, je vous en prie, insisté-je.
– C’est trop, mademoiselle, je ne peux pas, bafouille-t-elle. Mon fils est un adulte ; il faut qu’il
continue sa vie.
– Mais il n’y a pas que ça, n’est-ce pas ? dis-je soudain en lui saisissant la main.
Cette femme a peur, ça se voit !
– Laissez-moi partir ! dit-elle en dégageant sa main. C’est vrai, il n’y a pas que ça. Il ne faut pas
que ça se sache. C’est mieux pour lui et pour moi. Ça, il le comprendra sûrement un jour.
Elle se lève et je l’imite, fouillant comme une folle dans ma besace à la recherche d’une de mes
cartes de visite, que je lui fourre d’autorité dans la main.
– C’est ma carte, madame Ross. Appelez-moi. Ne le laissez pas comme ça. Promettez-moi que
vous allez y penser !
Mais elle s’en va vite, sous le regard surpris du serveur. Je ne la suis pas ; je ne me sens pas le
droit de la harceler. Je reste les bras ballants, et mes larmes se mettent enfin à couler.
***
Dans la rue, Dayton fait des allers-retours sur le trottoir. Il est fou de rage. Il a vu sa mère sortir
précipitamment. Il ne remarque même pas les larmes sur mes joues quand je m’approche de lui. Il
me prend fermement par les bras, me secoue presque.
– Putain, elle est partie ! Qu’est-ce que tu lui as raconté, Anna ? ! Elle est partie !
Ça y est, la colère incontrôlable est de retour ; les nerfs reprennent le pouvoir. Je suis sans voix
devant son visage crispé, ses yeux brillants comme les miens. Je pose mes mains sur ses épaules
pour tenter de le maîtriser.
– Dayton, calme-toi, je t’en prie ! dis-je d’une voix ferme. Elle a tout de suite compris pourquoi
j’étais là, et elle attendait presque ce moment. Je n’ai rien fait de travers, mais elle était
bouleversée. Je crois aussi qu’elle avait peur de quelque chose, comme s’il ne fallait pas qu’on
apprenne ton existence. Je lui ai donné mon numéro de téléphone. Laisse-la réfléchir calmement.
Elle va rappeler, j’en suis sûre !
Enfin j’espère… On n’en est pas arrivé là pour rien.
Dayton se dégage. Je le sens prêt à trépigner comme un gosse en plein caprice. Une seconde, j’ai
peur qu’il retourne sa violence contre n’importe qui dans la rue… même moi, mais je refuse cette
éventualité. Je tiens le cap ; je reste résolue et solide face à lui et il finit par envoyer un méchant
coup de pied dans le pneu d’une voiture en stationnement, déclenchant aussitôt l’alarme du
véhicule.
***
Il me dépose à l’hôtel où nous sommes rentrés en silence. Il m’assure qu’il a besoin d’air, et j’ai
peur. Je lui fais jurer de ne rien provoquer d’irréparable. Il se réfugie dans mes bras avant de me
quitter. Je reste deux heures à me morfondre et m’inquiéter pour l’homme que j’aime et qui est en
pleine dérive.
Quand il rentre, il me dit qu’il a roulé sans but dans cette ville qu’il ne connaît pas. Nous sommes
tous les deux hagards. Ce n’est pas l’histoire d’amour de rêve d’il y a quelques jours, mais c’est
plutôt en train de se transformer en cauchemar.
Tiens, Anna, tiens pour lui !
– Je crois qu’il est encore temps de rentrer à New York, me dit-il. Ça ne sert à rien d’attendre ici.
Je suis en train de devenir fou.
Il s’installe dans le canapé et s’apprête à passer les coups de fil nécessaires à l’organisation de
notre retour, quand mon portable sonne.
Numéro inconnu.
Faites que ce soit elle…
Dayton repose son téléphone. Je décroche le mien.
– Mademoiselle Claudel ? C’est Audrey Ross.
J’enclenche le haut-parleur.
– Merci d’avoir appelé, madame Ross.
Une hésitation.
– Il est avec vous, là ? Il m’entend ? Parce que j’ai réfléchi, je veux bien le rencontrer. Je veux voir
Dayton, mon fils. Dans quel hôtel êtes-vous ?
Volume 7
1. Apprendre à se connaître

Évidemment, nous ne rentrons plus à New York. Nous attendons Audrey Ross, la mère de Dayton
dans notre suite du 21c Museum Hotel de Cincinnati. Elle a enfin appelé ; elle vient rencontrer son
fils. Elle a dit : « Je veux voir Dayton, mon fils. ». L’intuition de Dayton était juste. Il sentait au plus
profond de lui qu’il s’agissait de sa mère. Il ne s’est pas trompé.
Depuis qu’il est certain de l’identité de sa mère, Dayton est différent. Oh, je sens toujours au fond
de lui celui que j’aime et toujours encore ce petit garçon abandonné dont m’a longuement parlé
Kathy Reeves, sa mère adoptive, mais il est sur le fil. Ses colères et ses gestes incontrôlés me
surprennent. Je n’ai pas peur qu’il les dirige vers moi, mais bien qu’il les retourne contre lui-même.
Il en souffre, c’est indéniable. Je l’observe faire les cent pas en attendant l’heure du rendez-vous
avec Audrey Ross. Il consulte sa montre, son portable, toutes les dix secondes. Quand, parfois, il se
pose sur le bord du canapé ou dans un fauteuil, il semble toujours sur le point de bondir et il tripote
nerveusement ce qu’il trouve à portée de mains. N’importe quoi, un stylo, un bibelot, la brochure de
l’hôtel.
J’observe tout ça en retenant mon souffle. Il n’a pas perdu son charme. Il est toujours cet homme
superbe qui me donne le frisson, dont le corps est fait pour le mien et vice versa. Mais quelque
chose en lui bout, c’est visible. Comme si une force inconnue venait d’être libérée après des années
de sommeil.
Je crains aussi que la découverte de la vérité réveille en lui une facette de sa personnalité
inconnue. Mais, plus que tout, je redoute que l’évocation du passé ne fasse ressurgir des souvenirs
insupportables, même pour l’homme solide qu’il est. Mon cœur se serre. Je ne veux pas qu’il soit
déçu par ce qu’il va découvrir.
Respire, Anna, on va bientôt savoir…
J’ai envie de m’approcher de lui, de le prendre dans mes bras. Je sais qu’au contact de ma peau,
il peut se retrouver, s’apaiser, mais je n’ose pas parce qu’il est comme une bête qui tourne en cage.
– Ça va aller, Dayton ? lui demandé-je enfin d’une voix enrouée par tout ce silence.
Assis, il lève vers moi ses yeux bleu-gris, mais je n’arrive pas à lire ce regard. Il hoche la tête et
soupire en entrecroisant ses doigts.
– Oui, ça va aller, répond-il. Je suis… tendu, c’est tout.
– N’importe qui le serait pour moins que ça, rétorqué-je avec un petit sourire complice.
Je m’approche lentement de lui en ne le quittant pas des yeux, attentive à sa moindre réaction.
Comme si ma proximité lui apportait l’air dont il manque, tant il est nerveux, je vois sa poitrine se
lever avec plus d’ampleur. Il respire plus facilement.
Debout, près de lui, je pose doucement la main sur son épaule, et il se lève d’un coup pour me
prendre dans ses bras. Il me serre fort.
– Merde, s’exclame-t-il. J’ai la trouille ! Une putain de trouille ! Je crois que je n’ai jamais ressenti
ça.
Je souris dans son cou et lui caresse amoureusement les cheveux.
– Hé, Dayton, chuchoté-je, n’importe quel super-héros serait en état de panique à quelques
minutes de rencontrer la mère qu’il n’a jamais connue.
Je le sens pouffer dans mes cheveux.
– Un super-héros, ça n’existe pas… lâche-t-il.
– Eh bien, raison de plus pour ne pas essayer de jouer à en être un… réponds-je en m’écartant de
lui pour plonger mes yeux dans les siens.
Je caresse son front et passe ma main dans ses cheveux, avant de poser un doux baiser sur ses
lèvres.
– Tu sais que je t’aime, hein ? demandé-je dans un murmure.
– Oui, répond-il avant de me rendre mon baiser. Je sais aussi combien ta présence en ce moment
crucial m’apporte force et énergie.
– Je serai là, près de toi, Dayton. Mais promets-moi une chose.
Il hausse les sourcils dans une expression de surprise.
– Promets-moi de ne pas t’emporter contre ta mère, poursuis-je. Laisse-la se raconter à sa
manière et ne t’énerve pas si les choses ne se passent pas comme tu le voudrais, ni aussi vite que tu
le voudrais. D’accord ?
Il m’adresse un sourire complice.
– O.K., concède-t-il. Je te promets de ne pas m’emporter.
On profite de ce moment opportun pour frapper à la porte. Nous nous tendons tous les deux.
– Respire un bon coup, dis-je à Dayton quand il me lâche pour se diriger vers la porte.
Une main sur la poignée, il se tourne vers moi avec un sourire qui contraste avec son regard
perçant et concentré.
– Zen, me fait-il avant d’ouvrir la porte à Audrey Ross.
***
Audrey Ross se tient sur le seuil. Elle fixe Dayton de ses grands yeux verts écarquillés. Elle est
habillée d’un jean, d’une chemise blanche et d’un blazer bleu marine. Elle est assez grande pour une
femme, et ses cheveux sont du même blond vénitien-châtain clair cuivré que ceux de Dayton.
« Dayton, son fils ! », pensé-je une seconde en essayant d’imaginer ce que cela doit faire pour
une mère de rencontrer celui qu’elle n’a pas vu depuis presque trente ans et qui est maintenant un
homme. Et lui ? Que ressent-il en cet instant ? Une sorte de signal qui lui vient des tripes ? Une
alarme qui lui confirme que celle qui se tient devant lui est bien celle qui lui a donné la vie ?
L’atmosphère est pesante, le temps que nous trouvions tous comment réagir à une situation aussi
extraordinaire. Audrey Ross pose les yeux sur le bras droit découvert de Dayton tenant la porte, là,
sur le tatouage qu’ils partagent.
– Entrez, je vous en prie, dit Dayton en s’écartant pour laisser le passage à sa mère.
Je me tiens au milieu de la pièce et je ne sais franchement pas comment me comporter. Alors je
souris un peu sottement et tends la main pour serrer celle d’Audrey Ross. Mes membres sont lourds
et tendus. Le sang bat contre mes tempes. Tout cela me rappelle une autre confrontation : celle
vécue il y a quelques semaines entre mes parents et moi.
Il faut que j’assure comme Dayton a assuré !
– Merci d’avoir réfléchi, madame Ross, dis-je d’une petite voix. Merci d’avoir appelé.
L’espace de la chambre, pourtant assez confortable, semble tout d’un coup se refermer sur nous.
Nous ne savons où nous tenir, ni quoi faire de nos corps, ni même dans quelle direction regarder. Je
m’accroche au regard de Dayton, qui cherche également le mien.
– Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il à sa mère en désignant le canapé.
Nous nous installons sur les fauteuils qui lui font face. Je me rends compte que ce n’est pas une
bonne idée. La pauvre femme doit avoir l’impression d’être devant un tribunal… Alors, dans un acte
de sympathie, pour faciliter la communication – et surtout pour garder un œil sur mon homme qui a
un peu tendance à dérailler ces dernières heures… –, je change de place et viens m’asseoir à l’autre
bout du canapé.
Audrey Ross triture ses bagues élégantes, les yeux baissés sur ses mains.
– Je ne sais pas par où commencer, dit-elle d’une voix enrouée par l’émotion. Je suppose que je
devrais tout d’abord m’excuser.
Elle relève la tête, les yeux brillants.
– Faites à votre rythme, répond Dayton. Prenez votre temps.
Waouh, voilà un Dayton sage et calme ! Chapeau !
– Si tu me permets, je préfère te tutoyer, dit Audrey. Cela fait des années que je te parle dans ma
tête. Tout le temps, tous les jours. C’est étrange de t’avoir enfin en face de moi.
Dayton hoche la tête sans rien dire, pour ne pas la couper sur sa lancée.
– Oui, tout d’abord, même si je sais que c’est impossible pour toi de me pardonner, dit-elle, je
voudrais te dire combien je m’en veux, combien je suis désolée et combien j’ai souffert d’avoir dû me
séparer de toi si tôt.
Elle secoue la tête.
– Je ne cherche pas à me donner des excuses, poursuit-elle. J’aurais pu choisir un autre chemin et
refuser de t’abandonner. J’aurais pu essayer de t’élever seule… Je ne suis pas certaine que ta vie en
aurait été meilleure. Je ne suis pas sûre que je serais parvenue à m’en sortir et te rendre heureux.
– J’aurais été avec ma mère, intervient Dayton d’une voix neutre.
Il n’y a aucune amertume dans son ton, juste un constat. Je retrouve l’homme fort que j’aime,
maître de lui-même, l’esprit clair.
– Oui, Dayton, oui, dit Audrey. Mais où ? Et qu’aurais-je été obligée de faire pour nous nourrir,
tout simplement ? Dans quelles conditions aurions-nous vécu ?
– Je ne sais rien de mon histoire, ni de la vôtre, comment pourrais-je penser autrement ?
Comment pourrais-je imaginer que l’abandon était ce qui pouvait m’arriver de mieux ?
– Je ne dis pas ça, Dayton, répond Audrey Ross. Dayton… Cela fait des dizaines d’années que je
rêve de prononcer à voix haute ton prénom, celui que je t’ai donné. Dayton. J’ai tant espéré que la
vie nous rassemble un jour. Je pensais que ma faute était tellement grande que jamais je ne
connaîtrais cette joie.
J’observe Audrey dévisager avec émerveillement son fils devant elle.
Il faut dire qu’il y a de quoi… Ce n’est pas un type ordinaire.
– Je suis heureuse, Dayton, là. Je suis heureuse de voir que tu es un bel homme qui me paraît en
pleine forme et bien dans sa peau. Je ne sais rien de ta vie… mais je vois déjà que tu as une
compagne…
Elle se tourne doucement vers moi et me sourit. Mon expression reste neutre. Je veux bien
qu’elle ne se sente pas trop mal à l’aise, mais pas question que je passe dans son camp, juste par
sympathie. Il faut vraiment qu’elle nous explique ce qu’il s’est passé.
Je m’apprête à parler, puis je me mords la langue.
Laisse faire Dayton ! Il est grand, il est calme, laisse-le faire !
– J’espère que tu accepteras de m’en dire plus sur toi, poursuit Audrey Ross en se tournant vers
Dayton, toujours impassible et calme.
– J’aimerais que vous me racontiez surtout ce qu’il s’est passé dans cette communauté, répond
Dayton, les doigts entremêlés et, je le remarque, crispés.
– Je crois qu’il faut que je te raconte aussi avant ça, dit Audrey. Que je te parle de ma famille qui
est aussi la tienne, même s’ils n’ont pas voulu de toi.
Je profite de cette introduction pour me lever et aller nous chercher des boissons dans le minibar,
puis je les dispose sur la table basse entre nous. Audrey se penche pour se verser un verre d’eau
pétillante, avant de commencer son récit.
– Si tu m’as retrouvée, c’est que tu sais qui je suis et d’où je viens, dit-elle. Tu as compris que je
t’avais prénommé en souvenir de ma ville natale. Je viens d’une famille riche, comme tu l’as
certainement découvert. Une vieille famille de Dayton, une fortune locale réputée. Mon père, ton
grand-père, fait partie des sommités de la ville ; c’est un personnage influent et autoritaire qui tient
à ce que les apparences soient préservées, ainsi que les traditions. Dans notre famille, on ne sort
pas du moule. Quand on est un homme, on reprend les affaires familiales, et, quand on est une
femme, on apprend à être une bonne épouse et à tenir un foyer. Et je ne parle pas là de la tenue
ordinaire d’une maison, mais bien des convenances et rituels de la haute société. Je suis fille unique.
J’étais destinée à épouser un homme influent et à savoir organiser des réceptions et me taire devant
mon époux, peu importe son comportement envers moi.
L’histoire est lancée. Nous nous reculons tous dans nos sièges pour nous installer plus
confortablement. Audrey tient son verre à deux mains, comme une petite fille, et elle sirote son eau
pétillante au fur et à mesure qu’elle parle. Parfois, elle repousse d’une main une mèche de cheveux
derrière son oreille. Je suis surprise qu’elle soit parvenue à maîtriser son émotion, passé les
premières larmes que j’ai vu briller dans ses yeux.
J’observe la mère et le fils qui se font face : Dayton a sans doute hérité de sa mère son assurance
et sa capacité à affronter les situations les plus déroutantes. On dirait qu’ils reprennent une
conversation interrompue il y a des années, mais leur compréhension et leur attention paraissent
intactes.
Je me reconnecte à la confession d’Audrey.
– Je n’étais pas faite pour rentrer dans ce moule, avoue-t-elle.
– J’ai vu quelques photos mondaines de vous, intervient Dayton. On voyait bien que vous n’étiez
pas à votre place.
Dayton ! Elle se met à nue, là ! S’il te plaît, tutoie-la ! Facilite les choses !
Je lui adresse un regard que j’espère clair, mais il ne saisit pas mon message.
– En effet, je n’étais pas à ma place. Je ne voulais épouser personne. Je ne voulais pas aller au bal
des débutantes, ni parader dans de belles toilettes. Je ne voulais pas assister aux réceptions, aux
galas de charité. Je refusais tout en bloc. Je voulais écrire, danser, étudier la psychologie, mais mon
père ne voulait rien de tout ça. C’était un non massif à toutes mes demandes.
Elle baisse et secoue la tête comme si elle revivait ces affrontements d’adolescente contre son
père. Dayton, maintenant penché en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, la fixe comme s’il
pouvait voir au-delà de son visage, comme s’il était dans le cœur de sa mère.
Il veut tellement la comprendre !
– J’ai fait des bêtises, avoue-t-elle. J’ai bu, j’ai consommé des tas de drogues, j’ai fait la fête et je
me suis mise dans tous mes états. Je ne crois pas que j’y prenais plaisir, mais j’avais besoin de
m’opposer fermement à ce que représentait ma famille. Tout ce à quoi j’aspirais m’était refusé. Je
forçais le trait de la rébellion, mais…
– Jusqu’au moment où vous avez fugué, c’est ça ? intervient Dayton.
– Il faudra quand même que tu m’expliques de quelle manière tu as retrouvé ma trace, Dayton,
dit sa mère avec un petit sourire qui exprime toute sa fierté maternelle. Mais oui, c’est ça, j’ai fugué.
Je n’avais pas de but précis. J’avais lu les écrivains de la Beat Generation. Je voulais être sur la route
comme Kerouac, mais à une autre époque.
Elle a un geste de résignation des mains et hausse les épaules.
– J’étais complètement paumée, continue-t-elle. J’avais 18 ans et je n’avais pas un sou en poche.
Je voulais vivre ma liberté et ne plus rien avoir à faire avec mes parents. Comment disent les jeunes
déjà ? J’ai zoné, s’esclaffe-t-elle.
Je regarde cette femme élégante et j’essaie de m’imaginer une jeune fille de 18 ans sur la route,
à la dérive. Je sens que l’ironie la sauve de ses mauvais souvenirs. Dayton crispe davantage les
mains en l’écoutant.
Respire, Dayton, respire…
– Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que je n’irai pas bien loin sans argent,
poursuit Audrey. Trouver du travail m’obligeait à donner mon identité, et je ne voulais pas qu’on me
retrouve. Enfin, un travail légal ! Évidemment, il existe plein de façons pas très propres de se faire
de l’argent quand on est en cavale comme ça… Je suis tombée sur cette communauté dans l’Illinois.
Cela faisait plusieurs jours que je voyageais en faisant du stop, que je me nourrissais dans les
poubelles de restaurants et que je dormais dans les fossés…
Devant Audrey, Dayton écarquille les yeux d’incrédulité. Audrey le remarque.
– J’avais vraiment envie de m’enfuir, tu sais. Ce n’était pas une lubie d’ado, ajoute-t-elle.
N’importe quoi plutôt que mourir étouffée dans cette prison dorée que m’offraient mes parents. Une
communauté, à première vue, ça me plaisait. Ça allait avec mes idéaux… C’était un petit groupe
constitué d’une petite vingtaine d’hommes de tous âges, des marginaux, et d’une dizaine de femmes,
toutes plutôt jeunes, avec un « guide », une sorte de maître spirituel, qui s’occupait également de
l’intendance. En fait, ça arrangeait tout le monde qu’il s’occupe de tout. Mais, évidemment, nous
n’avons pas compris, enfin pas tout de suite, que cela lui donnait un pouvoir sur nous.
– Je n’ai rien trouvé sur cette sorte de « secte », intervient Dayton. Le « Nouveau royaume »,
c’est ça ?
Audrey hoche la tête et un petit rire lui échappe.
– Ça ne m’étonne pas que tu n’aies rien trouvé au sujet de cette communauté. Elle n’avait rien de
remarquable, ni de louable. Tu parles d’un nouveau royaume ! fait-elle. Un défilé de mendiants, oui !
On occupait des demeures abandonnées qu’on n’avait même pas le temps de bien retaper pour y
vivre avant que la police nous déloge… Même pas le temps de récolter ce qu’on semait… Un
nouveau royaume ? Oui mais alors ambulant. Le guide nous disait que le monde entier nous
appartenait, mais, en fait, on n’était les bienvenus nulle part.
– Combien de temps y êtes-vous restée, Audrey ? Et pourquoi alors vouloir y rester si ça n’avait
pas l’air si paradisiaque que ça ? On a lu des extraits terrifiants sur la vie du groupe dans le journal
de Rob Pieters, interviens-je malgré moi, prise dans le récit.
Dayton me lance un regard étonné, puis me sourit. Visiblement, on a pensé la même chose au
même moment.
– Je crois qu’on peut effectivement considérer que Rob a été un témoin fiable et juste de cette
période, mais ce qu’il décrit, c’était toujours mieux que ce que j’avais vécu chez mes parents,
répond Audrey. Je devais me débrouiller comme les autres, mais j’avais aussi du temps pour moi,
pour m’imprégner de tout ce qui m’entourait, pour être curieuse.
– Avoir un enfant faisait partie de cette curiosité ? demande Dayton.
Je le fixe en fronçant les sourcils. Il n’a pas pu s’en empêcher ! Il doit en avoir marre d’écouter
les souvenirs d’une ado insatisfaite. Ce qui l’intéresse, c’est l’histoire de sa naissance et de son
abandon ; ce qu’Audrey Ross comprend aussitôt.
– Excuse-moi, Dayton, dit-elle en portant les mains à son visage. Bien sûr que tu te fiches de
toutes ces histoires. Je dois te donner l’impression de justifier ce qu’il s’est passé, mais, crois-moi,
ce n’est pas le cas.
Elle prend une profonde inspiration.
– Je n’avais pas prévu de tomber enceinte, mais il était déjà difficile de manger, alors acheter une
contraception quelconque, c’était hors de question. C’est arrivé très vite après mon arrivée dans le
groupe et…
– Qui est mon père ? la coupe Dayton, agacé cette fois.
J’essaie de le tempérer en lui adressant un geste des mains.
Mollo, Dayton, vas-y mollo…
Audrey paraît réfléchir, mais elle ne répond pas. Dayton se recule contre le dossier du fauteuil en
s’esclaffant.
– Incroyable ! fait-il. Vous ne savez pas qui est mon père ?
– Je ne crois pas qu’il soit opportun, ni sage de te révéler son identité maintenant, déclare Audrey
d’une voix maîtrisée, en fixant son fils droit dans les yeux.
– Je veux savoir, affirme Dayton en se penchant en avant vers elle.
– Cela ne t’avancera à rien, Dayton, répond-elle, la gorge serrée cette fois. Il n’a rien fait pour toi
alors et n’en fera pas plus aujourd’hui. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que, quelles que
soient l’identité de ton père et les circonstances de ta conception et de ta naissance, je n’en ai
jamais tenu compte et je t’ai désiré et aimé dès ton premier souffle. Dayton, crois-moi, je t’en prie !
L’émotion est là, palpable, chez Audrey comme chez Dayton. Leurs yeux brillent, leurs mains se
crispent, ils se dévisagent. Si proches, mais si distants encore.
– Alors pourquoi ? demande Dayton dont la voix tremble.
Une larme, une seule, coule sur sa joue avant qu’il ne l’essuie et se reprenne. Audrey ne retient
pas les siennes.
– Pourquoi m’avoir abandonné ? insiste-t-il.
– Parce qu’on ne pouvait plus rester dans cette communauté, Dayton, explique Audrey entre deux
sanglots. Parce que j’avais peur pour toi, que je te protégeais mais que je craignais pour ta vie. Les
enfants appartenaient à la communauté, mais ils étaient une charge. Le guide disait qu’il ne fallait
pas se lier trop avec nos enfants parce qu’on pouvait très bien les perdre ou en arriver à devoir se
séparer d’eux. Il n’en aimait aucun. Il n’avait pas de cœur. Dans mon souvenir, je n’étais pas la seule
à être choquée par de telles pensées. Rob vous a donné son journal, d’après ce que m’a dit Anna lors
de notre première rencontre. Je crois qu’il restait plus pour veiller sur nous qu’autre chose. Et puis
mes parents m’ont retrouvée. Ils avaient engagé un détective privé. Ils sont venus me chercher et
j’ai fui du « Nouveau royaume ». Mais ils ne voulaient pas de toi, Dayton. Mon Dieu, ils ne voulaient
pas de toi. J’ai rapidement compris combien j’étais démunie et incapable de faire quoi que ce soit de
bon pour toi.
– Alors tu as décidé de m’abandonner, conclut Dayton.
– Non, je n’ai pas décidé ! crie presque Audrey. Non, ne crois pas ça ! C’était ça ou on se
retrouvait à la rue comme des parias, reniés par ma famille, sans soutien, rien. Tu ne peux pas
savoir combien j’ai prié pour qu’on te trouve des parents qui t’aiment et t’apportent tout ce que je
ne pouvais pas t’apporter… Dis-moi, est-ce que c’est le cas ? As-tu été entouré et aimé ?
C’est au tour de Dayton de se prendre la tête à deux mains.
– Oui, oui, avoue-t-il dans un souffle. Oui, oui, j’ai eu la chance d’être aimé au moins…
Audrey se lève d’un coup et s’approche de son fils. Elle s’agenouille devant lui et pose ses mains
sur la tête de Dayton, qu’il tient toujours baissée.
– J’ai payé chaque jour de ma vie de t’avoir abandonné, lui murmure-t-elle. On m’a envoyée dans
un établissement psychiatrique, soi-disant pour m’ôter mes idées folles. Puis j’ai été mariée comme
une vulgaire marchandise. J’aurais préféré rentrer au couvent et porter chaque jour ma faute dans
le silence, plutôt que d’avoir la chance d’épouser malgré tout quelqu’un de bien… Ça ne m’a pas
empêchée d’y penser chaque jour de ces trente dernières années… Dayton, ce qui importe, c’est que
tu m’as retrouvée, et même si c’est pour m’en vouloir toute ta vie, je m’en fiche. J’aurais au moins
eu la chance de te revoir…
Il relève la tête pour plonger les yeux dans ceux de sa mère.
– Je crois… commence-t-il. Je crois que j’aimerais essayer d’apprendre à te connaître. Peut-être
arriverai-je un jour à t’appeler « maman »…
Audrey le serre fort dans ses bras, et mon amoureux capitule. Un long soupir de soulagement
m’échappe en même temps que les larmes dévalent sur mes joues.
2. Au vert

La mère et le fils restent ainsi enlacés pendant quelques secondes. Je m’abandonne à l’émotion
de ce moment extraordinaire. Je me laisse aller parce que cela fait quand même quelques jours que
Dayton et moi vivons dans la tension et le doute. Je respire enfin.
Quand Audrey s’écarte de Dayton, elle prend le visage de son fils entre ses mains et le dévisage
longuement. Cela dure plusieurs secondes, et Dayton se soumet à ce regard. Lui aussi examine le
visage de sa mère.
Il faut peut-être que je les laisse seuls, non ?
Je m’éclipse dans la chambre, puis passe dans la salle de bains pour me rafraîchir le visage. J’ai
la figure en feu. Les mains sur les joues, je scrute mon reflet dans le miroir et m’interroge : après
tout ce que nous avons traversé depuis des semaines, Dayton et moi, suis-je encore la même ? Ma
capacité à affronter et à passer d’une épreuve à l’autre me surprend. Non, ce n’était pas la vie
d’insouciance que j’avais prévue en partant pour New York, mais j’ai rencontré l’amour et me suis
rendu compte que la compagnie d’un homme que j’aime et qui m’aime me remplissait d’une force
insoupçonnée. Je souris en pensant au couple que nous formons avec Dayton. Oui, un couple, deux
êtres épris l’un de l’autre qui avancent de front dans la vie et se soutiennent. J’aime bien cette
image. J’aime ce que Dayton a révélé de moi.
En repassant dans la chambre, je consulte mon portable. Saskia m’a envoyé deux SMS :
[Appelle-moi, STP.]
Puis :
[Pas d’affolement, tout va bien avec Summer.]
Je respire. Ouf, je nous voyais déjà avec de nouveaux ennuis à l’horizon : Summer perdue dans
une vaste campagne hostile… Je comprends presque aussitôt que Saskia a certainement à nouveau
dans l’idée de me convaincre de parler à Dayton de la disparition de Jeff.
Demain, Saskia, demain, c’est promis !
Là, ce serait déplacé, et j’ai envie d’aller retrouver Dayton et sa mère dans la pièce voisine. Je
réponds au message de Saskia :
[Je t’appelle demain matin, sans faute. Là, nous sommes à l’hôtel avec la mère de Dayton ! Je lui
parle demain. Promis ! Biz]
Puis j’éteins mon portable pour être tranquille.
***
Quand je reviens dans le salon de notre suite, Dayton et Audrey sont assis l’un à côté de l’autre
sur le canapé. Je prends la conversation en cours de route, mais je comprends que Dayton est en
train de livrer un peu de sa vie à la mère qu’il vient juste de retrouver.
– J’ai envie d’aller voir Kathy et Graham pour leur annoncer que nous nous sommes vus, confie-t-
il à sa mère. Tu sais, j’ai essayé de te chercher quand j’étais ado et ça m’a valu quelques ennuis… En
tous cas, j’ai essayé, et mes parents adoptifs ne m’en ont jamais voulu. Ils ont respecté ce désir. Ils
auraient aimé me parler de mes origines et ont toujours regretté que je ne sache rien de mon
ascendance.
– Oui, Dayton, vas-y. Va leur parler et surtout remercie-les du fond du cœur de t’aimer autant, lui
répond Audrey, un sourire ému aux lèvres. Dis-leur combien je leur suis reconnaissante d’avoir fait
de toi le bel homme assuré et plein de succès que tu es aujourd’hui. Mon Dieu, comme tu as eu de la
chance de vivre avec ces personnes bienveillantes. Je suis tellement heureuse que mes prières se
soient exaucées…
Je les regarde se dévorer des yeux, n’avoir pas assez de sourires l’un pour l’autre.
– Si tu le veux bien, poursuit Audrey en prenant les mains de son fils, j’aimerais que tu fasses
dorénavant partie de ma vie. Je ne veux plus que quoi que ce soit nous sépare.
J’avance d’un pas en anticipant la question de Dayton.
– Vous allez en parler à votre famille ? demandé-je. Vous allez leur dire que vous avez retrouvé
Dayton ?
Audrey se tourne vers moi et m’adresse un sourire affectueux.
– Non, Anna, me répond-elle. Je n’ai quasiment plus de contact avec mes parents. Je ne me bats
plus contre eux ; j’ai décidé de m’éloigner. Mais, je vais en parler à mon mari qui n’est au courant de
rien. Je n’ai plus 18 ans, et il respecte ce que je suis. Je ne sais pas encore comment je vais aborder
le sujet, mais je vais le faire.
– Fais à ton rythme, lui dit Dayton. Ce qui importe, c’est que je t’ai retrouvée et que tu ne me
rejettes pas… J’aimerais aussi que tu considères ma question de tout à l’heure, poursuit-il. Je veux
savoir qui est mon père.
– D’accord, Dayton, j’y penserai, répond Audrey en lui serrant toujours les mains. J’y penserai.
Comme je te l’ai dit, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, mais, si c’est important pour toi, j’y
penserai, je te le promets.
– Il y a tellement de choses que j’aimerais savoir, soupire Dayton. Tellement de questions que
j’aimerais te poser, mais là, je crois que je suis crevé, complètement vidé.
Elle lui sourit tendrement.
– Je vais vous laisser, dit-elle. Il est tard et je préfère que mon mari ne s’inquiète pas. Il sait que je
suis toujours par monts et par vaux, à donner mon temps pour diverses associations, mais je
préfèrerais que la révélation de mon secret ne se fasse pas dans l’urgence et l’inquiétude.
Elle se lève et lisse son pantalon sur ses cuisses.
– Rentrez à New York, les enfants, dit-elle. Je t’appellerai, Dayton, c’est promis. Je ne te perdrai
pas une seconde fois.
Dayton lui donne une carte de visite, puis la mère et le fils s’étreignent chaleureusement.
– Je suis tellement heureuse, dit Audrey, avant de nous quitter. Tellement heureuse que tu m’aies
retrouvée et que tu ne me détestes pas. Anna, merci d’avoir permis ces retrouvailles.
***
Le sommeil s’abat sur nous comme une chape de plomb. Dayton et moi sombrons dans une nuit
sans rêves, dans les bras l’un de l’autre. Apaisés, épuisés et amoureux. Ensemble.
Le lendemain, nous quittons Cincinnati à bord du jet privé de Dayton. Mais, pas pour New York,
pour la Virginie occidentale. Dayton a appelé Kathy et Graham Reeves et les a prévenus de notre
arrivée dans la journée.
Dans l’avion, l’ambiance est bien plus détendue qu’à l’aller. Même si Dayton est perdu dans ses
pensées, elles paraissent heureuses et pas aussi angoissantes que lors de notre trajet précédent. Un
léger sourire flotte sur ses lèvres. Assise en face de lui, je me penche pour effleurer sa bouche du
bout des doigts.
– Ce sourire te va bien, chuchoté-je. J’aime te voir comme ça.
Il tourne vers moi ses yeux du même gris que les nuages au dehors.
– J’ai l’impression d’avoir retrouvé mon souffle, me répond-il tendrement. J’ai hâte d’annoncer la
nouvelle à mes parents… Je suis content de partager tout cela avec toi.
L’heure est à la dégustation de ce moment de libération. Dayton doit avoir la tête emplie de
questions et le cœur débordant d’émotions. Je ferme les yeux sur son visage serein.
***
Le temps de déposer nos affaires dans sa « cabane au fond des bois » – son palais futuriste, ouais
! –, et nous filons rejoindre les Reeves au moment du café. Dayton n’a rien dit des nouvelles qu’il
apportait, et je relève un soupçon d’inquiétude et de joie contenues sur le visage de ses parents.
Kathy et Graham m’accueillent chaleureusement, mais je les sens impatients de savoir ce qui nous
amène aujourd’hui. Alors que Dayton est sur le point de délivrer la grande nouvelle des retrouvailles
avec sa mère, je me penche vers lui pour lui murmurer : – Je vous laisse entre vous, je crois que
c’est mieux. De toute façon, il faut que j’appelle Saskia. Je reviens dès que j’ai fini.
Dayton m’adresse tout d’abord un regard surpris, puis il paraît comprendre. Oui, c’est vrai, je ne
me sens pas la force d’une autre scène chargée en émotions. Les larmes, la joie, le bonheur et tout
cet amour… J’ai peur aussi de la réaction des Reeves, mais c’est certainement parce que je ne les
connais pas autant que Dayton. Lui paraît certain qu’ils seront heureux, et il a sans doute raison,
mais bon… On n’est pas à l’abri d’un nouveau rebondissement imprévu.
Je sors sous le porche pour appeler Saskia, et reste assez près de la fenêtre donnant sur la salle à
manger pour garder un œil sur la scène qui va se jouer à l’intérieur.
Pas courageuse, mais curieuse !
Saskia répond à la première sonnerie.
– Ah, j’attendais ton coup de fil, dit-elle. Alors, c’est vrai, vous avez retrouvé la mère de Dayton ?
Je lui raconte en gros ce qu’il s’est passé la veille et lui expose ce qui est en cours à l’intérieur de
la maison des Reeves.
– Ben, dis donc, s’exclame Saskia. Tu parles d’un voyage d’agrément ! Vous avez dû être
sérieusement chamboulés, non ?
– Surtout Dayton, tu t’en doutes, réponds-je. Mais, autant il était sur le fil avant de rencontrer sa
mère, autant il est zen depuis qu’il l’a vue. Je crois que sa mère est quelqu’un de bien, qui n’a pas
toujours pu faire les choix qu’elle méritait ou qui lui convenaient.
– Bon, voilà un mystère de levé alors ! Tant mieux !
– Je suppose que tu fais allusion à un autre mystère en cours, dis-je, préoccupée. Tu as eu des
nouvelles de Jeff ?
– Écoute, Anna, je deviens cinglée, me répond-elle d’une voix tendue. Je sais que Jeff est grand et
qu’il t’a dit qu’il savait ce qu’il faisait, mais n’empêche… J’ai un mauvais pressentiment. J’ai peur
qu’il lui soit arrivé quelque chose de grave. Je ne peux pas appeler les flics et je ne sais pas quoi
faire ! Je crois que c’est le moment d’en parler à Dayton.
Je baisse les yeux sur mes chaussures en pensant que j’ai peut-être promis un peu vite à Saskia
d’en parler aujourd’hui à Dayton. Je jette un coup d’œil par la fenêtre du séjour et je vois Kathy
Reeves porter ses mains à sa bouche dans un geste de… je ne sais pas quoi… de surprise et de joie,
j’espère. Graham semble avoir reçu un coup de massue sur la tête et fixe son fils adoptif d’un regard
vide.
– Saskia, pas aujourd’hui. Si tu savais ce qui est en train de se passer, là, à quelques mètres de
moi, tu comprendrais.
– O.K., Anna, je vois, répond-elle d’un ton sec. Les promesses de la veille ne tiennent pas la nuit.
Je me fais un sang d’encre, je ne mange plus, je ne dors plus, mais bon… Ça n’est rien à côté de ce
que Mr-Rock-multimillionnaire-beau-gosse est en train de vivre, c’est ça ? N’imaginons même pas
les risques que Jeff encourt peut-être en ce moment !
– Putain, Saskia, je fais comme je peux ! Je gère les émotions des uns et des autres, mais ça
n’empêche pas que je pense à Jeff et que je me fais du souci pour lui… et pour toi, évidemment !
– Moi, ce que je vois surtout, Anna, répond-elle du tac au tac, c’est que tu patauges encore dans
le faux confort des secrets. Tu n’as pas le cran de prendre tes responsabilités et de parler à Dayton.
Tu préfères t’en tenir à la promesse que tu as faite à Jeff, au péril peut-être de sa vie.
Je reste sans voix à cette attaque, mais Saskia ne s’arrête pas là :
– Non mais, franchement, Anna, réfléchis deux secondes. Qu’est-ce que tu raconteras à Dayton
s’il arrive quelque chose à Jeff ? Tu crois qu’il te pardonnera toute ta vie de lui cacher régulièrement
des trucs ?
– Je… je ne sais pas, finis-je par bafouiller. J’imagine qu’il comprendra que j’ai tenu ma parole et
que je n’ai pas trahi Jeff.
– Ouais, eh bien, cela lui fera une belle jambe à Jeff que tu ne l’aies pas trahi quand il se
retrouvera au fond d’un lac ou dans un fossé, ou je ne sais pas quoi encore…
– Enfin, Saskia, tu délires ! On n’en est pas là ! Jeff n’a peut-être même pas besoin de notre aide !
– Ah ouais ? Ça n’est pas moi qui ai dit que Jeff était un accro au jeu, et, d’après ce qu’il t’a
raconté, il n’a pas affaire à des premiers communiants. La tête qu’il faisait l’autre nuit me parlait
d’une autre catégorie de partenaires de jeu, du genre pas commodes et potentiellement violents…
Enfin, Anna, révise tes classiques de films de gangsters ! Il ne joue pas au bingo de toute évidence !
Jamais Saskia ne m’avait parlé sur ce ton, avec autant d’amertume. Je suis stupéfaite et muette.
– Alors tu sais quoi ? continue-t-elle. On va rester comme ça, hein. Je vais me ronger les sangs, et
toi, tu vas faire comme si de rien n’était et protéger ton prince des Bisounours. Je vais retrouver Jeff
toute seule ! Je vais mener ma propre enquête et je le retrouverai !
– Saskia, attends, interviens-je. Tu ne peux rien entreprendre toute seule quand même ! C’est une
question d’heures, laisse-moi en parler à Dayton.
– Ouais, ouais, et, dans quelques heures, tu joueras les prolongations. Alors, t’es gentille, mais
moi, j’en ai marre d’attendre et de me faire du mouron. J’agis en solo. Ah oui, au fait, ajoute-t-elle, tu
pourras dire au chevalier blanc que Summer va bien, qu’on est rentrées à New York et que le projet
lui a plu. Quant à ton pacha anglais à poils, ne t’inquiète pas non plus, hein, j’assure sur tous les
fronts ! Allez, ciao, ma belle !
Après cette tirade qui me coupe le souffle, elle raccroche, et je reste comme une idiote sur le
porche à fixer l’écran de mon téléphone.
Ça ne s’arrêtera jamais ou quoi ? Une pause pub, please !
C’est la première fois que nous nous engueulons avec Saskia. Ça n’est tout simplement jamais
arrivé. En général, on règle nos comptes dans le calme. On ne laisse pas mariner les rancœurs, qui
sont quasiment inexistantes… Mais là, ça sent la rupture, et vraiment je suis prête à assumer à 100
% ce qu’il vient de se passer. Je n’ai pas assuré, c’est sûr. J’aurais dû parler à Dayton plus tôt. J’ai
envie de me taper le front contre le mur, de frapper du pied sur le sol.
Mais quelle conne ! Je suis une conne, doublée d’une trouillarde !
Je suis sur le point de rappeler Saskia, de lui promettre encore une fois que je vais parler à
Dayton, mais je m’arrête.
On sait ce que vaut ma parole à ses yeux !
On frappe à la fenêtre de la salle à manger depuis l’intérieur de la maison, et je lève la tête vers
le visage de Dayton. D’un grand sourire, son expression passe aussitôt en mode interrogateur quand
il voit quelle tête je fais. Il me fait signe de les rejoindre.
Prends sur toi, Anna, et écrase…
Dans le séjour, il m’interroge du regard.
– Tout va bien ? me chuchote-t-il.
– Oui, oui, ne t’inquiète pas, réponds-je, penaude. Des problèmes de babysitting de chat, rien de
grave, ajouté-je en haussant les épaules.
Je ne suis pas à un mensonge près…
Nous restons quelques minutes à discuter avec les Reeves. Tous deux sont enthousiasmés par la
nouvelle que leur fils leur a apportée. Ils partagent sincèrement le bonheur de Dayton. Je me sens
honteuse d’être témoin d’une telle sympathie, alors que je viens encore de me comporter comme
une moins-que-rien avec mon amie et que le fardeau des mensonges et des cachotteries pèse
toujours plus sur mes épaules.
– On tient absolument à rencontrer Audrey, déclare Kathy Reeves, les mains jointes et les yeux
pétillants. Elle a tellement de moments à rattraper. On lui montrera des photos de toi, hein, Dayton ?
Elle n’a pas eu la chance de passer toutes ces années avec toi… Enfin, elle nous rencontrera si elle
veut.
Dayton sourit avec bienveillance.
– Je suis sûr qu’elle sera heureuse de vous rencontrer, dit-il. Mais, on ne va pas la brusquer.
Chaque chose en son temps.
Comme je suis là, tout embarrassée et incapable de me caler à nouveau sur l’ambiance
euphorique du moment, Dayton me propose une promenade dans la campagne. Nous laissons Kathy
et Graham à leurs bavardages surexcités. Je m’étonne même que la petite fille qu’ils ont en garde ne
se soit pas encore réveillée de sa sieste avec tout ce raffut au rez-de-chaussée…
– Je vais nous préparer un repas de fête pour ce soir, nous hurle presque Kathy, alors que nous
nous éloignons sur le chemin de terre menant à la ferme.
Nous suivons l’allée pendant quelques dizaines de mètres, avant de nous enfoncer dans les sous-
bois, loin des sentiers.
Dayton ne cesse de parler. C’est fou comme il est loquace, maintenant qu’il se sent libéré d’un
demi-mystère.
– Évidemment, il me reste à connaître l’identité de mon père, dit-il en gesticulant toujours d’une
main, l’autre bras passé autour de mes épaules. Je pense qu’Audrey finira par me le dire. Audrey…
maman… ça n’est pas simple. Comment devrais-je l’appeler à ton avis ?
Comme je reste muette, mes pensées toujours assombries par la dispute avec Saskia, Dayton
réagit :
– Il y a un truc qui te tracasse, Anna ?
Oh, putain, si tu savais combien j’aimerais m’en libérer, mais je n’en ai tout simplement pas le
cran…
Je secoue la tête, les yeux baissés sur mes pieds qui foulent l’herbe et les feuilles.
– Non, non, je réfléchis à tout ça, c’est tout, réponds-je. C’est allé très vite et tout s’est bien
passé. Ce feu d’artifice d’émotions et de joie, c’est chouette ! ajouté-je en levant le visage vers lui
pour me raccrocher à son beau sourire et ses yeux de tombeur. Et oui, son sourire est divin et ses
yeux brillent de joie et de bonheur.
– J’ai vécu tout ça avec toi, Anna, murmure-t-il. Je n’aurais pas rêvé d’une plus merveilleuse
compagne pour ces moments. Tu as su me canaliser, rester calme et présente, sans être
envahissante. Tu m’as laissé faire. Comme je savais que tu me regardais, j’ai contrôlé ma colère et
mon impatience.
– J’ai confiance en toi, Dayton, dis-je en posant mes mains sur ses épaules viriles.
Pourvu qu’il ne me réponde pas que lui aussi…
– Je sais, répond-il. À mes yeux, il n’y a pas plus belle preuve d’amour.
Soulagée, je m’ouvre tout à fait à la sérénité qui émane de mon amoureux. J’avoue que le fait
qu’il passe ses bras autour de ma taille m’y aide aussi. Il suffit qu’il soit proche, qu’il me touche, et
mon cerveau joue à l’ardoise magique et efface d’un coup tous les gribouillages des heures passées.
Je soupire profondément.
– Que veut dire ce soupir, mademoiselle Claudel ? me demande-t-il dans son français craquant.
Je lui souris, le regard malicieux.
– Ça veut dire, serre-moi fort dans tes bras, lui réponds-je.
– C’est tout ? demande-t-il avec une petite moue taquine.
Serre-moi dans tes bras, transmets-moi ta force, aime-moi, désire-moi, adore-moi ! Que j’oublie
tout !
Je jette un coup d’œil alentour. Nous sommes à l’orée d’un petit bois. Une prairie vallonnée
s’ouvre devant nous, et il n’y a pas âme qui vive…
Je me serre contre lui en bombant la poitrine et en collant mon bassin au sien.
– Non, ça n’est pas tout, chuchoté-je en approchant mes lèvres des siennes, mon souffle plus
rapide déjà. Je veux plus. Tu sais que je veux plus…
L’étreinte de Dayton se fait d’un coup plus forte autour de ma taille, et il pose ses mains bien à
plat sur le creux de mes reins. Nos lèvres se trouvent, comme toujours. Nous sommes deux êtres
faits l’un pour l’autre. Des sortes de créatures magiques qui s’embrasent d’un coup, dès qu’elles se
rapprochent, nos corps en fusion brûlant du même feu passionné.
Notre baiser est profond et fougueux. Il défait toute la tension de ces derniers jours. Il fête la
victoire des retrouvailles. S’embrasser, c’est plus simple que parler…
Surtout quand on a des trucs pas cool à avouer !
Je m’ôte ça immédiatement de la tête et m’agrippe à la nuque de Dayton pour l’embrasser encore
plus pleinement. Nos langues se cherchent et se livrent à une danse sensuelle qui envoie des vagues
de frissons dans tout mon corps. Les mains de Dayton remontent dans mon dos, sous ma chemise.
Le contact de ses doigts sur ma peau m’électrise.
– Tu veux plus comment, Anna ? demande-t-il, après avoir repris son souffle.
Je jette un regard autour de nous. La campagne est toujours aussi déserte. Nous avons le temps
avant le dîner. Personne ne devrait nous déranger.
– Là ? demande-t-il, comme s’il lisait dans mes pensées.
Je reste quelques secondes à le dévisager. C’est comme si je le voyais pour la première fois. Il y a
quelque chose de différent chez lui, en lui, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Il semble à
la fois baigner dans la lumière et être d’une précision qui me touche. Tous ses traits paraissent
gravés et fins. Son sourire est sans équivoque, franc. Ses pommettes sont plus marquées, son
menton plus affirmé. En même temps, la lumière de son regard déborde de ses yeux, elle
m’enveloppe. Ses cheveux brillent d’un éclat plus cuivré, et je remarque, peut-être pour la première
fois, qu’ils bouclent légèrement. Ils ne sont pas seulement souples, ils rebiquent un peu dans tous
les sens.
Une énorme vague d’amour s’abat sur moi, me remue au plus profond de mon ventre. Il est
encore plus séduisant ; je le trouve encore plus superbe. Cette évidence me remplit comme l’air
chaud remplirait une gigantesque baudruche.
Nos yeux ne se quittent pas et un élan incontrôlable me pousse vers sa bouche, me pousse à
coller toute la courbe de mon corps contre le sien. J’ai envie de me fondre en lui, sans un mot, sans
explication, que ma chair se mêle à la sienne et qu’il m’accueille et m’envahisse, qu’il me berce et
me bouscule.
Dayton sent tout ça dans notre contact. Il pousse un long gémissement de plaisir et un souffle de
relâchement, d’acceptation.
– Oh, Anna, murmure-t-il, tandis que ses mains palpent tout mon corps pour s’assurer mille fois
plus de son existence contre le sien. Anna… tu n’as même pas besoin de dire, je sens. Je sais.
Comme c’est doux.
Oui, c’est doux et fort. Ses mains dans mes cheveux, sa salive se mélangeant à la mienne. Comme
j’aime le goût de sa bouche, la texture de ses lèvres et de sa langue. Je ne parviens plus à faire la
différence entre lui et moi. Nous nous aimons déjà de tout notre être, bien avant de nous rejoindre,
là-haut, dans le plaisir, dans un ailleurs qui n’appartient qu’à nous deux. Nos respirations
s’accélèrent à l’unisson. Nous sommes une seule et unique créature, qui se transforme alors que le
désir nous prend.
– Oui, dis-je dans un soupir. Oui, plus. Ici. Maintenant.
Nos baisers s’enrichissent de sourires. Nous sommes heureux de nous dévorer ainsi.
Je tire sur la chemise de Dayton pour la sortir de son jean.
– J’ai envie de te toucher, murmuré-je, de sentir ta peau.
Nous prenons le temps, avec mesure, de déboutonner le vêtement de l’autre. Sans gestes
pressés, car nous savons que ça ne sert à rien, là, de se dépêcher. C’est le décor aussi qui nous
invite à prendre notre temps.
Je repousse la chemise sur les épaules de Dayton. Je découvre son buste et la naissance de ses
bras puissants. Tous les bruits qui nous entourent deviennent d’un coup plus clairs : le vent dans les
branches des arbres, le bruissement des feuilles, les oiseaux qui pépient, au loin ou juste au-dessus
de nos têtes, le bruit sourd de la nature tout entière, sa vie et, plus haut, mais si haut, un avion qui
passe.
Dayton défait également mon chemisier, puis, avec douceur, il détache l’arrière de mon soutien-
gorge. Le décor dans lequel nous nous trouvons nous impose presque de nous dévêtir. Je crois que
c’est ce dont nous avons envie : être nus dans la nature, au milieu des bruits. C’est un appel
primaire.
Nous nous touchons du bout de doigts. Nous dessinons sur le corps de l’autre des arabesques et
des spirales rien qu’en nous frôlant, les yeux perdus dans ceux de l’autre. J’aime son buste, sentir sa
force sous sa beauté lisse aux reflets cuivrés, sa peau tendue et ferme, et le sang qui palpite dans
ses veines apparentes. Tout ça me parle de sa force.
Les doigts de Dayton épousent les courbes douces de ma poitrine. Et ce n’est pas parce que nos
gestes sont plus apaisés que le désir est moins fort. Nous le construisons lentement ; il sera
incroyablement plus puissant.
Il trace des cercles autour de mes mamelons. Rien qu’à ce doux contact, mes seins se tendent. La
brise n’a rien à voir avec la chair de poule qui couvre ma peau de vagues granuleuses. C’est Dayton,
c’est sa caresse.
Nous sommes à quelques centimètres l’un de l’autre et nous contemplons le corps de l’autre qui
réagit. Les pectoraux de Dayton se crispent et son ventre se durcit sous ma main. Je rejette les
épaules en arrière et tends ma poitrine, comme aimantée vers lui.
J’ose alors. Sans attendre, sans avoir peur. Sous son regard aimant, je défais ma ceinture et ouvre
mon jean, que je fais glisser jusqu’à mes pieds. Puis, je me penche pour ôter mes Converse, mes
socquettes. Quand je me redresse, Dayton est en train de faire la même chose.
Le calme qui nous habite est étrange et nouveau. Nous avons conscience de la fureur du désir en
nous, mais c’est comme si nous étions parvenus à le maîtriser, à le canaliser, sans en atténuer la
puissance.
Nous sommes nus maintenant. Complètement. Nos vêtements gisent à nos pieds, dans l’herbe.
Nous sommes nus dans la nature. Il y a quelque chose de fort dans ce calme, cette nudité. C’est
primitif, essentiel. Le désir est brut. Je sens la moiteur de mon sexe, son feu entre mes cuisses et
tout mon corps électrisé. Devant moi, l’excitation de Dayton est indéniable. Son érection bat
presque contre son ventre. Il est bien campé sur ses deux pieds, ancré dans le sol. Son sexe semble
tirer sa vigueur d’une puissance surnaturelle qui lui traverse le corps. Un truc qui vient de la terre.
Le premier homme et la première femme ?
Oui, presque. Nous nous approchons pour nous enlacer comme deux lianes, pour entremêler nos
peaux. Cette étreinte est magique sous l’arbre qui nous domine, dans le vent léger qui nous
enveloppe. La peau de Dayton est de satin sous mes doigts. Mes mains parcourent son dos et en
décèlent le moindre muscle, puis descendent vers ses fesses, fermes, musclées elles aussi, qui
s’abandonnent à ma caresse, tandis que je sens son sexe se gonfler davantage, pressé contre mon
ventre. Une main sur ma nuque, l’autre posée sur mes fesses, Dayton me colle encore plus fort
contre lui. Je souris et un petit rire m’échappe.
– Tu ne pourras pas me faire entrer dans ton corps, tu sais ? dis-je tout contre sa peau.
Il soupire de plaisir.
– J’aimerais tant, répond-il dans un murmure, avant d’ajouter, alors j’entrerai dans le tien…
Cette seule phrase me fait gémir. Je retrouve aussitôt en moi le souvenir de cette sensation
merveilleuse quand il me pénètre.
Nos corps se frottent l’un contre l’autre. Le moindre centimètre carré de sa peau cherche le
contact avec la mienne.
Nous allons prendre feu…
Oui, comme deux pierres qu’on frotte pour produire des étincelles. Nos caresses s’accélèrent et
deviennent plus précises. J’imprime à mes hanches une légère houle, qui masse son sexe bandé
contre mon ventre.
Je veux le toucher, là. Je veux l’avoir en moi…
Sans quitter sa peau, sans me détacher de lui, je glisse lentement vers le sol pour finir à genoux,
dans la mousse et l’herbe mélangées, à ses pieds. Les yeux clos, ma bouche entrouverte sur mon
souffle court, je sens son érection caresser mon visage. Les mains de Dayton se sont laissé porter
par mon mouvement et sont désormais posées sur mon crâne. Ses doigts jouent doucement avec
mes cheveux. J’ouvre les yeux et les lève vers lui. Il me regarde avec un beau sourire. Oui, j’ai envie
de lui dans ma bouche, de sa fureur et sa puissance. Pourtant, mes gestes sont lents et tendres.
Je lève mes mains vers son sexe, sans quitter ses yeux et, dès que mes doigts se referment sur
son érection, ses paupières s’abaissent et il rejette la tête en arrière, offrant tout son visage au soleil
de fin de journée.
Ma bouche s’empare doucement de son gland. Je le couvre de mes lèvres qui forment un « O », et
ma langue se déploie pour goûter son membre. Ma bouche est mouillée comme j’imagine mon sexe
ruisseler d’excitation.
Une main enserrant sa verge et l’autre enveloppant avec douceur ses testicules, je commence à
sucer Dayton. Je me laisse envahir par toute la douceur de cette peau fine contre ma langue, la
chaleur de son membre gorgé de désir et la manière si troublante dont ses testicules se durcissent
dans la coupe de ma main.
Un grognement animal lui échappe, lancé vers le ciel, sous les branches. Ma main monte et
descend sur toute la longueur de son membre et ma bouche l’absorbe toujours plus. J’aime ça.
Sentir sa force dans ma bouche, qu’il s’abandonne en même temps qu’il devient plus fort. La chaleur
de son corps réchauffe mon visage. À quelques centimètres de ma bouche, les muscles de ses
cuisses se tendent, et il plie un peu les jambes pour projeter son bassin vers moi. Son sexe s’enfonce
un peu plus dans ma bouche. Je laisse Dayton imposer un rythme long et lent à la fellation. Ses
hanches partent à la rencontre de mes lèvres quand elles le dévorent.
– Mmm, c’est tellement bon, Anna, chuchote-t-il, la gorge nouée. Encore un peu plus loin…
Ses mains enserrent plus fermement ma tête, s’agrippent à l’arrière de mon crâne, ses doigts
enchevêtrés dans mes cheveux.
Il imprime d’un coup un rythme plus fougueux à ses poussées de reins. En réponse, ma gorge
s’ouvre plus largement pour accueillir son membre. Je prends du plaisir à me faire envahir par son
sexe. Mes seins frottent contre le fin duvet de ses cuisses. Je suis déjà presque au bord de la
jouissance.
Puis, ses mouvements se figent. Dayton s’immobilise, et ses mains quittent mes cheveux pour se
poser sur mes épaules.
– Moi aussi, j’ai envie de te donner du plaisir, Anna, me dit-il en m’invitant à me redresser.
J’ai du mal à abandonner son sexe. Ma bouche est mouillée et gourmande. Je me relève malgré
tout, en restant collée à son corps.
– J’en prends déjà beaucoup en te dévorant, murmuré-je en effleurant sa peau de mes lèvres.
– Je sais, dit-il. Je le sens à ta manière de faire. Je sens que tu aimes ça tout autant que moi.
Il m’embrasse en m’enlaçant. Pendant ce baiser voluptueux, il me fait basculer doucement pour
m’allonger au sol. Je me sens lourde de désir dans ses bras. Pourtant, je ne me raidis pas. Je le sais
assez puissant pour me soutenir et me poser délicatement par terre, comme une fleur.
Il m’installe sur ce lit de verdure. Nos peaux sont tachetées du soleil qui perce le feuillage. Il me
déploie sur la terre, comme s’il voulait que tout mon corps soit en contact avec elle. Mes membres
sont souples. Dayton me dispose, voilà, c’est ça, il me dispose comme une jolie composition : bras
écartés et lâches, jambes au repos et cuisses légèrement entrouvertes.
– Ferme les yeux, dit-il d’une voix apaisante, assis près de moi.
J’obéis et sens aussitôt le bout de ses doigts balayer ma peau, ma poitrine, s’amuser avec mes
mamelons, mais de manière aérienne, comme si la brise était un peu plus solide, que c’était le vent
qui me caressait. Je ronronne presque de plaisir, et mon excitation prend une forme plus ronde et
plus douce dans mon ventre. Ses doigts dessinent des bijoux sur mes hanches, puis vont se
promener à l’intérieur de mes cuisses, que j’entrouvre davantage par réflexe. Puis, Dayton caresse
mon pubis et survole les lèvres gonflées de mon sexe. Un simple effleurement qui réveille aussitôt le
brasier entre mes cuisses. J’entends l’herbe bruisser près de moi. Les yeux toujours clos, je sens
Dayton délaisser sa place pour s’éloigner, mais je retrouve aussitôt sa présence entre mes cuisses.
Son corps irradie une telle chaleur que ma peau brûle presque.
– Détends-toi, ma chérie, susurre-t-il entre mes jambes, comme s’il parlait à mon sexe.
Je n’ai pas besoin de me détendre. Je ne ressens aucune tension. En tout cas, pas celle familière
du désir sauvage qui me prend souvent avec mon amant.
Pourtant, mes reins se creusent d’un coup et mon dos s’arque brutalement quand la bouche de
Dayton se pose sur mon sexe. Un baiser, juste au sommet de mes lèvres.
Je retrouve presque aussitôt la souplesse et la douceur ressenties quelques secondes auparavant.
Ma respiration est ample. J’ouvre un instant les yeux vers le ciel, vers la canopée. L’arbre au-dessus
de nous étend ses branches et nous protège. Je referme les yeux.
De la pointe de la langue, Dayton ouvre et effeuille mon sexe. Lentement, comme un tout petit
animal goûtant l’eau d’un point d’eau. C’est doux et électrisant. Sa langue me lape plutôt qu’elle me
lèche. Par petits coups discrets. L’effet n’en est pas moins voluptueux. Plus il me goûte, plus mon
sexe s’éploie et mes cuisses s’écartent. Dayton grogne de plaisir à ce mouvement qui l’invite à me
savourer davantage. Ses mains s’accrochent à l’attache intérieure de mes cuisses, encadrent ma
vulve offerte. De ses pouces, il maintient mes lèvres pour me goûter, me laper toujours plus
profondément. Puis, sa langue se fait plus appliquée et me lèche largement, de bas en haut. Il me
déguste. Sa bouche est gourmande de mon désir. Je frissonne et commence même à être prise d’un
long tremblement délicieux. Les bras toujours écartés sur l’herbe, je me laisse absorber et envahir
par sa langue. Quand elle me pénètre, mon sang se met à bouillonner et battre à mes tempes.
J’expire un râle, qui sonne différemment à mes oreilles. Moins sauvage, plus serein. Je soulève mon
bassin pour permettre à Dayton de s’immiscer plus loin, mais il s’écarte.
J’ouvre les yeux pour le voir se redresser entre mes cuisses et rapprocher son sexe du mien. Il
pousse doucement son gland contre ma vulve, puis ses mains viennent s’appuyer de part et d’autre
de ma poitrine. Son visage se glisse entre le ciel et moi. Le soleil qui filtre au travers des feuilles fait
flamboyer sa chevelure. Son regard dans l’ombre est malgré tout étincelant. Il me sourit.
Comme c’est magique…
Dayton est en équilibre au-dessus de moi, toute sa force tendue comme un voile entre la terre et
le ciel.
– Regarde-moi, Anna, dit-il.
C’est ce que je fais déjà, mais je comprends, alors qu’il commence à enfoncer son sexe en moi,
qu’il veut que notre échange de regards ne soit pas rompu. Tandis que son membre progresse dans
mon sexe, j’ai envie de clore les paupières pour me retrouver autour de cette sensation, mais je me
force à garder les yeux ouverts.
C’est encore plus beau, et je comprends pourquoi… Je comprends pourquoi nous sommes habités
d’une paix sensuelle depuis le début. C’est la première fois que nous nous sentons vraiment, qu’il
n’y a pas ce moment de coupure – qui est également excitant – où il se protège et qui annonce qu’il
va me pénétrer. Non, nos mouvements et nos élans sont fluides parce que nous ne sommes plus
séparés par une autre matière que celles de nos peaux. Ce sexe que j’ai senti dans ma bouche, je le
sens tout aussi pleinement dans mon sexe. C’est merveilleux. Je crois qu’il savoure lui aussi cette
sensation, car il me pénètre tout doucement. Il veut sentir chaque millimètre de son sexe découvrir
le mien.
C’est notre première fois.
Une fois logé au fond de mon sexe, Dayton se met à rouler des hanches pour épanouir mon
intimité. Je suis surprise de me sentir presque ruisseler alors qu’il est en moi. Je suis remplie,
complètement. Un fourmillement s’empare de mon clitoris, amplifié par la présence complète du
membre de Dayton dans mon ventre. Son érection est forte, peut-être même plus forte que jamais,
ou bien je la sens peut-être différemment. Je vois jouer les muscles de ses épaules alors qu’il
continue le va-et-vient de son bassin. J’ai l’impression qu’il va m’enfoncer dans la terre. Et c’est bien
de cela dont il s’agit, il fouille en moi, il creuse, il s’enfouit dans mon sexe.
Cette fois, même jouir est différent. C’est une sourde implosion de mon ventre, comme un astre
qui explose au ralenti et dont la lumière se diffuse lentement, mais de manière de plus en plus
éblouissante. L’orgasme est autant intérieur qu’extérieur. Je sens qu’il vient à la fois de mon clitoris
compressé que de la présence puissante du membre presque immobile de Dayton dans mon sexe. Je
ne crie pas, je ne gémis pas. Je pousse un long soupir vocal, comme un doux chant qui s’amplifie,
avant de s’atténuer très lentement. Mes yeux sont toujours rivés à ceux de Dayton. Je lis la surprise
et le bonheur dans son regard. Je suis tout aussi étonnée par ce qu’il m’arrive.
Ça ne s’arrête pas là, car la jouissance de Dayton suit aussitôt, tout aussi soudaine et douce que
la mienne. Il écarquille les yeux, il bouge à peine en moi. Je ne pensais pas qu’il était possible de
jouir ainsi pour un homme. Je crois qu’il faut vivre un grand amour, une grande sérénité pour faire
l’expérience d’un tel orgasme. C’est long et très intense. Les yeux de Dayton passent par diverses
nuances, du bleu au gris. Je le sens jaillir en moi et je l’accueille. Sa semence bouillante se mélange
à ma chaleur. C’est juste merveilleux.
Des larmes pointent au coin de mes yeux et dévalent tout doucement sur mes tempes. Dayton me
sourit. Il se laisse aller sur mon corps et prend mon visage dans ses mains. Délicatement.
– Comme tu es belle, me dit-il en embrassant mes larmes. Comme je t’aime.
3. Les aveux

Il nous faut quelques minutes ensuite pour sortir de l’extase harmonieuse que nous venons de
partager. Allongés sur l’herbe, nos corps nus entremêlés, nous nous laissons envahir par le chant
des oiseaux, le bruissement des feuilles, l’odeur de l’herbe et de la terre. Il y a quelque chose d’un
retour à l’essentiel. Nous nous retrouvons apaisés.
– Est-ce que ce « plus » t’a convenu ? me demande doucement Dayton en caressant ma joue.
– C’était bien plus que ce que j’espérais, réponds-je. C’est magique de te sentir enfin.
Il me sourit et dépose de légers baisers sur mes lèvres.
– Oui, ça l’est en effet, dit-il. Mais, au risque de briser cette magie, je compte sur toi pour ne pas
être étourdie au point d’oublier de prendre ta pilule.
Tiens, il sait donc que je prends la pilule…
Après tout, ça ne m’étonne pas de Dayton : il est tellement observateur, il aime tellement tout
contrôler que ça n’a pas dû lui échapper. Il ne se serait pas laisser aller comme ça sans savoir.
– Si tu sais que je prends la pilule, tu sais aussi que c’est la première chose que je fais le matin,
où que je sois, réponds-je avec un sourire malicieux.
– Oui, je sais ça aussi de toi, Anna, que tu le fais sans t’en rendre compte, en faisant autre chose.
Je ne m’inquiète pas.
Ma peau est parcourue d’un frisson. On a beau connaître un superbe été indien en Virginie, l’air
fraîchit vite en fin de journée. L’ombre de l’arbre qui nous surplombe ne nous protège plus
agréablement du soleil.
– Je crois qu’il est temps qu’on redevienne des êtres civilisés, dit Dayton en se redressant pour
rassembler nos vêtements épars sur le sol, ou bien on va attraper une grosse crève qui va nous faire
oublier toute la magie de l’instant…
Nous nous rhabillons en contemplant la beauté de la campagne en cette fin d’après-midi. Un
moment, j’observe Dayton en train de se vêtir. Le fait qu’il soit habillé ne change rien à la lumière
qui émanait de lui plus tôt ; il est encore l’homme dont la beauté superbe m’a frappée tout à l’heure,
au point de provoquer un formidable élan d’amour.
Puis nous reprenons le chemin de la ferme des Reeves. Lentement.
J’aimerais que cet instant dure toujours…
– Ma mère pense qu’Audrey a peut-être de bonnes raisons pour ne pas me révéler l’identité de
mon père, me dit-il, alors que nous déambulons, main dans la main.
– C’est peut-être la voix de la sagesse féminine, réponds-je. Mais, je suppose que tu ne vas en
faire qu’à ta tête.
– Je ne peux pas me contenter d’une demi-vérité sur mon passé, Anna. Je ne peux pas en rester
là. Mais, bien sûr, je vais attendre qu’Audrey… que ma mère y réfléchisse, et j’aviserai ensuite…
Donc tu feras ce que tu veux…
– Tu ne crois pas qu’il faudrait d’abord qu’Audrey et toi appreniez à mieux vous connaître, à
prendre le temps de construire cette nouvelle relation ? demandé-je pour essayer de le détourner de
son envie de tout contrôler.
Il hoche la tête.
– Oui, tu as certainement raison, me dit-il en me serrant contre lui alors que nous marchons, mais
je me sens la force d’un géant…
– Tu es surtout impatient, Dayton. Ne va pas trop vite.
À l’évocation des relations de Dayton avec Audrey, le visage de ma mère, perdue lors de sa venue
à New York, s’impose à moi dans mon esprit. Je baisse la tête, perturbée par cette vision que j’ai pris
soin d’écarter ces derniers jours.
– Ça va, Anna ? me demande aussitôt Dayton en remarquant mon expression plus sombre.
– Oui, ça va, je pensais juste à ma mère, dis-je. C’est de parler d’Audrey et toi qui m’a fait
remonter le souvenir de notre dernière rencontre… plutôt malheureuse, hein ?
Je relève la tête sans me rendre compte que mes yeux brillent un peu.
– Hé ! C’est peut-être le moment de reprendre vraiment contact, non ? me dit Dayton en me
tenant par les épaules. Tu n’as pas envie qu’on règle tous nos soucis pour enfin se retrouver au
calme, se préoccuper uniquement de nous ? Moi, j’en ai envie, Anna. C’est pour ça que je veux
connaître l’identité de mon père et, pourquoi pas, le rencontrer. J’ai envie d’être libéré, qu’on soit
bien tous les deux ensuite.
– Oui, j’appellerai mes parents quand on rentrera à New York, réponds-je en secouant la tête.
– Super, ma chérie, me dit Dayton, avant de m’embrasser tendrement et de m’ébouriffer les
cheveux. Quand on sera débarrassés de tout ça, on aura toute la vie pour nous.
Ouais, toute la vie, eh bien, si c’était si simple…
Tout se bouscule dans ma tête, malgré la paix ressentie quelques minutes plus tôt. Ma mère, c’est
une chose, mais, si Dayton savait… Ce n’est pas le seul de mes soucis. J’ai menti à Dayton, ou du
moins, je ne lui dis pas tout. Cerise sur le gâteau, mes mensonges par omission ont fini par
provoquer une engueulade avec ma meilleure amie. Surtout, je suis peut-être un peu plus confiante
que Saskia, mais je commence à vraiment m’inquiéter pour Jeff.
– Oui, je vais régler tout ce qu’il y a à régler, dis-je sans dévoiler toute l’étendue du fond de ma
pensée.
Ce serait peut-être le moment idéal pour tout balancer à Dayton, là, pour me décharger de tout
ce poids de culpabilité que je me trimballe depuis plusieurs jours, mais je me retiens. Ce n’est pas
par lâcheté cette fois, mais bien parce que je n’ai pas envie de gâcher le bonheur de mon homme et
que les Reeves soient témoins d’une confrontation qui pourrait être douloureuse.
Je veux encore profiter de ce moment de paix !
Dayton a l’air tellement apaisé et serein. Je parviens donc à me libérer l’esprit pour le dîner en
compagnie des Reeves. Kathy rayonne et Graham semble moins abasourdi que lorsque Dayton a
annoncé qu’il avait retrouvé sa mère naturelle. Leur petite pensionnaire du moment est moins
réservée que lors de ma première visite. Je prends même plaisir à son babillage incompréhensible.
Parfois, je jette un coup d’œil vers Dayton et je frémis intérieurement à l’idée de le décevoir encore
une fois. Un moment, Kathy surprend mon regard et pose une main rassurante sur mon épaule.
Quand je me tourne vers elle, elle me sourit avec affection.
– Ça va aller, Anna, me dit-il tout bas sans savoir.
C’est une maman, elle doit sentir…
Plus tard dans la soirée, je profite d’un moment à l’écart de la joyeuse réunion de famille pour
faire, de tête, le portrait à l’aquarelle d’Audrey. Les traits aux crayons se fondent bientôt à la
peinture que j’applique par petits coups précis de pinceau. L’exercice me vide la tête.
Quand Dayton s’approche du fauteuil et découvre ce que je fais, il m’adresse un sourire lumineux
qui me réchauffe le cœur. Je lui tends la page de mon bloc.
– Pour toi, murmuré-je.
– Merci, ma chérie, dit-il avant de m’embrasser tendrement.
***
Nous passons la nuit dans la « cabane » de Dayton à quelques minutes, dans les bois de la ferme
des Reeves. Nous faisons l’amour doucement, pour nous préparer au sommeil. Encore une fois, nous
sommes étonnés de sentir pleinement l’autre, de ce nouveau contact. Cette étreinte m’entraîne dans
un sommeil paisible et inespéré, tant il y a de choses que je fuis dans ma vie.
Pour tout dire, le lendemain matin, c’est un peu la course. Lever aux aurores, arrivée de l’hélico
de Dayton dans la clairière devant la maison et envol pour Manhattan. Une seconde pendant le vol,
je pense que je devrais profiter de l’intimité relative des casques pour parler à Dayton de la
disparition de Jeff, mais je nous imagine mal nous bouffer le nez par casques interposés si la
discussion tourne mal. Encore une fois, je me défile…
À peine avons-nous atterri à la pointe de Manhattan que Dayton dégaine son portable pour
passer quelques coups de fil avant son arrivée aux bureaux de DayCool.
– Toujours pas de nouvelles de Jeff ? demande-t-il à la personne en ligne avec lui.
Je relève la tête. Dayton, les sourcils froncés, continue sur un ton agacé :
– O.K., O.K., eh bien, on fera sans lui.
Quand il coupe la communication, je détourne le regard.
Putain, Anna, il va falloir que tu parles !
Et je me lance :
– Dayton, il faut que…
Son portable sonne à nouveau. Dayton lève la main pour me demander d’attendre qu’il prenne
l’appel. Puis, la discussion s’éternise et le courage me quitte peu à peu. Je triture la sangle de ma
besace avec nervosité. Tout en parlant au téléphone, Dayton fait comprendre à son chauffeur de
passer d’abord par Brooklyn pour me déposer. Je suis le mouvement et m’installe à l’arrière de la
voiture.
Puis, soudain, sur une impulsion, alors que Dayton est toujours en communication, je sors mon
portable et appelle Saskia. Elle ne décroche pas tout de suite et, pendant un millième de seconde,
j’ai même peur qu’elle ne réponde tout simplement pas et que mon courage me quitte à nouveau.
– Oui, Anna, fait-elle d’un ton excédé.
– Tu es où ? demandé-je sans autre politesse.
– Dans la litière de ton immonde bestiole, répond-elle. Il a gagné ; je la change.
Au moins, il lui reste de l’humour, même corrosif…
– Bien, dis-je. Tu ne bouges pas de l’appart, s’il te plaît. J’arrive avec Dayton, on va parler tous les
trois.
– Mais c’est que…
– Quoi ? C’est ce que tu voulais ? C’est ce que j’ai de mieux à faire, non ?
– O.K., O.K., je vous attends.
Je coupe la communication et me tourne vers Dayton qui me fixe sans comprendre.
– C’était qui ? demande-t-il, l’air intrigué.
– J’ai appelé Saskia.
– Et on va parler de quoi au juste ? Parce que je dois aller au bureau et je n’ai pas trop le temps,
là, Anna.
Je m’éclaircis la voix sans détourner les yeux.
– On va parler de Jeff, dis-je d’une voix grave. C’est important que tu sois là.
***
Malgré les demandes pressantes de Dayton, je résiste et refuse de parler autrement que devant
Saskia. Si bien que lorsque nous arrivons à Brooklyn, Dayton est passablement énervé contre moi.
Et ça n’est que le début…
Je sais que je risque gros, mais j’ai bien réfléchi. Même si je suis un peu en train de foutre en l’air
les heures idylliques que nous venons de vivre, je ne peux plus me taire. Je ne peux plus ignorer
l’inquiétude de Saskia et les confessions de Jeff, qui est peut-être en encore plus mauvaise posture
qu’avant sa disparition. Alors, merde, je dois prendre mon courage à deux mains. Mais, à cette
pensée, mes jambes se dérobent et ma gorge se noue.
– Enfin, Anna, c’est n’importe quoi, râle Dayton dans mon dos. Je dois aller bosser, tu dois bosser,
toi aussi. Tu crois vraiment qu’on a le temps pour ce genre de petit jeu ?
J’ouvre la porte de l’appartement en serrant les dents. J’essaie de ne pas imaginer le pire, à
savoir que Dayton se mette en colère contre moi et me rejette.
Je ne vais pas geindre, je ne vais pas me justifier, je vais dire la vérité sans essayer d’expliquer
quoi que ce soit.
Saskia est assise sur le canapé, le dos droit comme un piquet. Elle ressemble à une poupée de
cire, avec son visage figé et sans expression. Elle ne se lève même pas quand nous entrons.
Churchill, sur le rebord de la fenêtre, regarde dehors et a tout simplement l’air de faire la gueule.
Super, l’accueil…
Je pose ma besace et mon sac de voyage, puis je m’assieds près de ma colocataire et fais signe à
Dayton de s’installer sur le fauteuil qui nous fait face. Mon amoureux obéit et jette un regard
interrogateur à Saskia qui a décidé de ne pas desserrer les dents. Du coup, Dayton lui adresse juste
un signe de tête et croise les mains sur ses genoux.
Bon, parfait, j’ai l’attention de tout le monde.
– Je ne sais pas où est Jeff, dis-je en les regardant tour à tour.
Dayton secoue la tête, abasourdi.
– Super, Anna, moi non plus, mais tu crois que ça valait le coup, toute cette comédie ? Juste pour
nous dire ce qu’on sait déjà.
Saskia me fixe avec des yeux noirs qui doivent, sans aucun doute, avoir le pouvoir de percer
l’acier blindé. J’inspire un bon coup.
– Je ne sais pas où il est, mais je sais ce qui lui arrive, poursuis-je.
Saskia hoche la tête pour m’encourager. Son regard est moins dur. Je sens que je remonte dans
son hit-parade de la colocataire méritante. Churchill apparaît à mes pieds et lâche un miaulement
réconfortant, en me fixant de ses yeux de diable. Dayton s’avance davantage dans son fauteuil.
– Comment ça, tu sais ce qui lui arrive ? demande-t-il, toujours sans comprendre.
– Jeff m’a confié quelque chose le concernant et ce quelque chose explique sa disparition
soudaine, réponds-je. Il m’avait fait promettre de ne rien te dire.
C’est une impression ou je n’avance pas ?
– Putain, Anna, arrête de tourner autour du pot et accouche ! me balance Saskia.
Alors j’accouche, je dis tout. De quelle manière Jeff s’est confié à moi quand il a su que j’écrivais
un article sur les joueurs invétérés, l’aveu qu’il m’a fait des ennuis dans lesquels il s’était fourré.
– Il est repassé ici et m’a dit qu’il devait disparaître quelque temps, que des espèces de… mafieux
étaient à ses trousses, dis-je pour finir.
Le visage de Dayton est inexpressif. Il me fixe sans aucune émotion, ou du moins je n’arrive pas à
la lire. Je suis soudain prise de tremblements nerveux.
– Et depuis le temps, tu ne m’as rien dit, déclare-t-il simplement d’une voix froide. Tu as gardé ça
pour toi, alors que je te demandais régulièrement si Saskia avait des nouvelles de Jeff…
Je ne sais pas quoi répondre, je suis paralysée.
– Bordel, Anna, mais pourquoi ne peux-tu pas simplement dire les choses ? continue-t-il tout en
essayant de maîtriser sa voix. Jeff brasse de l’argent, beaucoup d’argent ; il gagne bien sa vie et je
suppose qu’il ne joue pas au loto, qu’il parie gros et avec les personnes qu’il ne faut pas.
– Tu n’étais pas au courant qu’il jouait ? demande Saskia à Dayton, certainement pour détourner
un instant sa colère froide.
– Non, non, il ne m’a rien dit, répond Dayton en secouant la tête, avant de la prendre entre ses
mains.
Il relève aussitôt le visage vers moi.
– Tu te rends compte de ce que tu as fait, Anna ! continue-t-il. Il peut lui être arrivé n’importe
quoi depuis que tu l’as vu. Il suffisait juste de m’en parler…
Je baisse la tête, serre les genoux et me prépare à ce qu’il se lève et qu’il me plante là, comme la
pauvre irresponsable et lâche que je suis.
– Ça ne sert à rien de t’en prendre à Anna, lui dit Saskia qui vient à mon secours. Elle m’en a tout
de suite parlé, mais elle voulait te préserver de cette histoire parce que tu étais sur le point de
retrouver ta mère. Moi aussi, je me suis énervée contre elle, mais elle a tenu parole. Elle t’en a parlé
dès que tu as retrouvé ta mère, non ? Et elle n’a pas trahi Jeff. Si elle le fait, là, c’est uniquement
parce que je me suis engueulée avec elle hier soir à ce sujet. Elle t’en parle maintenant, tu crois que
c’était simple pour elle de te cacher encore un truc ?
Euh, ce n’est peut-être pas une bonne idée d’évoquer ma manie de tout taire…
– C’est plutôt ça que je lui reproche en effet ! répond Dayton en plantant son regard métallique
dans le mien. En effet, Jeff a dit qu’il savait ce qu’il faisait, mais si ce n’était plus le cas ? Anna, tu
t’étais engagée à ne plus me cacher quoi que ce soit, non ? Je te faisais confiance.
– Ça ne sert à rien que je m’excuse, je suppose, réponds-je en essayant de rester calme, alors que
le monde s’écroule autour de moi. Je t’ai encore déçu. Je savais que cela arriverait. J’avais
l’impression de ne pas avoir le choix. Je me suis retrouvée coincée par la promesse que j’avais faite
à Jeff et…
Je sens Saskia qui s’énerve à côté de moi, puis elle se lâche :
– Je ne voudrais pas vous emmerder, mais le problème le plus important n’est pas le fait qu’Anna
t’ait caché un truc, Dayton, mais bien que Jeff ait disparu et que nous sommes toujours sans
nouvelles de lui. J’aimerais bien qu’on se remue le cul pour le retrouver.
Dayton et moi restons une seconde sans voix, le temps que nos esprits se reconnectent sur la
priorité, qui n’est pas mon procès ; Saskia a tout à fait raison.
Dayton prend sa posture et son ton Mr Business pour lui répondre :
– Pas d’appel, ni de SMS depuis qu’il est parti ? demande-t-il à Saskia.
– Rien, dit-elle. Je basculais sur sa messagerie jusqu’à hier, mais maintenant, elle est pleine.
Dayton, les mains jointes devant sa bouche, réfléchit quelques secondes.
– Bon, ce que je propose, c’est de mettre un de mes petits génies de l’informatique sur le coup.
On va pister son téléphone portable, ses cartes bancaires, etc. pour essayer de retrouver sa trace.
– Tu crois que ça va prendre longtemps, je veux dire, les recherches ? demande Saskia,
impatiente. Je suis morte d’inquiétude. J’ai vraiment un mauvais pressentiment. Cela fait une
semaine que Jeff a disparu.
Dayton se lève, il s’apprête à partir. Je me raidis sur le canapé. Je cherche son regard, mais il
m’évite.
– Je m’en occupe dès que j’arrive au bureau, dit-il. Je vous tiens au courant.
Dayton, regarde-moi, je t’en prie !
Je me lève à mon tour pour le raccompagner, mais il me devance d’un pas nerveux. Arrivés
devant la porte, il se retourne sans faire le moindre geste pour m’embrasser.
– Dayton, je te demande pardon, murmuré-je, la gorge douloureuse. Je m’en veux.
– Je sais, Anna, dit-il en m’adressant enfin un regard d’une froideur terrible. Tu t’en voulais aussi
la dernière fois, à propos de ton ex, et pourtant, tu as recommencé. Tu as peut-être mis Jeff en
danger avec ton mensonge. Même s’il t’a demandé de garder tout ça secret, j’ai du mal à avaler la
pilule. Je suis un peu écœuré même.
Je fais un pas vers lui avec l’envie de le toucher pour qu’il sente combien je l’aime, combien je
regrette, pour qu’il se rappelle toutes ces épreuves qu’en si peu de temps nous avons déjà
traversées. Mais il se recule, pas méchamment, mais il le fait quand même.
– On en reparlera, hein, plus tard, dit-il en essayant d’être plus doux.
Ça lui coûte, il a juste envie de me repousser !
Avant de refermer la porte, il lance simplement :
– C’est con, hein, c’était beau tout ça, tout ce qu’on vivait, enfin, nous ?
Au passé, « ce qu’on vivait »…
Je reste devant la porte close sans pouvoir respirer.
– Anna ? appelle Saskia depuis le salon.
Puis elle arrive près de moi.
– Ça va, Anna ?
À ton avis…
Je lui tombe dans les bras en braillant tout ce que je peux et en noyant mes larmes dans ses
cheveux.
***
Il me faut une bonne heure pour vider ma réserve de larmes et de sanglots. Saskia me console,
me laisse me blottir contre elle et change de position quand elle est ankylosée ou qu’elle a envie
d’aller aux toilettes. Churchill, persuadé que je parle désormais son langage, me répond de temps à
autre par de longs miaulements qui ne ressemblent à rien, ou bien il compatit… je ne comprends
rien à ce chat. D’ailleurs, je ne comprends rien aux mecs, rien à la vie ; je fais tout de travers. Sans
doute que je mérite à présent de me planter dans mon boulot, moi qui ne trouve même pas une
minute depuis deux jours pour faire ce que j’ai à faire. Voilà maintenant que je pense à mon boulot,
alors que Jeff est en danger… Je dois être montée à l’envers ; c’est quoi mon problème ?
– Euh, parce que tu crois que tu es en état de bosser, là ? me demande Saskia. Si tu arrives à voir
quelque chose par les fentes de tes yeux, ce sera un miracle ! On dirait que tu sors d’un combat de
boxe…
Sympa, j’ai justement besoin qu’on me dise que je suis moche en plus…
Je lui réponds un truc sans queue ni tête, en enfouissant ma tête dans un coussin ; ce qui
n’arrange ni ma diction, ni sa compréhension.
– Écoute, Anna, me dit-elle alors en me caressant les cheveux. Laisse le temps à Dayton de
digérer tout ça. La première personne à lui avoir caché des choses dans l’affaire, c’est Jeff, pas toi.
Tu n’as fait que tenir une promesse faite à un ami. Il va le comprendre, il n’est pas stupide.
Je me redresse sur un coude.
– Non, je le dégoûte, Saskia, je l’ai vu dans ses yeux. J’ai merdé, j’ai bien merdé. Je ne suis pas
foutue de m’en tenir à ce que je dis. Je comprends tout à fait qu’il en ait marre d’une fille qui n’est
jamais honnête avec lui. Une fille qui met en danger un ami parce qu’elle fuit !
– Bon, je vois que ça ne sert à rien d’essayer de te rassurer, dit Saskia en se relevant. Je dois aller
à l’atelier, là, mais je reviens en fin d’après-midi, O.K. ? Je t’appelle plus tard, ma belle. Essaie de te
détendre un peu.
Elle se penche pour m’embrasser affectueusement.
– Ne t’inquiète pas pour Dayton, me murmure-t-elle. Ça se voit que vous êtes faits l’un pour
l’autre, Anna.
Mais c’est moi qui devrais la rassurer pour Jeff ! Je ne suis même pas capable de faire ça pour
elle…
Ce qui provoque chez moi un redoublement de vagissements hystériques. Quand la porte de
l’appartement claque derrière Saskia, je déménage du canapé à ma chambre, avec la ferme
intention de vider mon corps de toute l’eau qu’il contient, et ce, uniquement sous forme de larmes
de désespoir.
Churchill me suit sur le lit. Je me laisse tomber à plat ventre sur la couette et reprends mes
sanglots en me souvenant de tous les moments merveilleux que j’ai vécus avec Dayton. Le chagrin
me rend vicieuse : je paierai pour ma faute, je me le ferai payer. Je revois Dayton sur la scène du
Duc des Lombards en train de chanter sur le pont des Arts, courir dans la rue en me tenant la main
pour m’emmener vers la chambre où nous avons fait l’amour pour la première fois. Je le revois
franchir la porte de la salle où j’interviewe Jeff, merde Jeff, où es-tu ? Je vois Dayton avec mes
parents dans son loft, ma mère. Tiens, je devais l’appeler ! Mais pas là, pas maintenant… Quelle
accumulation de regrets !
Churchill me grimpe sur le dos et commence à me malaxer pour se coucher sur moi. Bercée par
mes pleurs et le massage du chat, je m’endors, épuisée, malheureuse et angoissée comme jamais.
4. Comme une battante

Je me réveille quatre heures plus tard, avec l’impression d’avoir dormi trois jours, de sortir d’un
combat de boxe contre Mike Tyson – rapport à mes yeux que je peine à ouvrir – et d’avoir perdu
deux kilos. C’est vrai ça, les magazines féminins n’en parlent pas assez ; rien de tel pour rentrer
dans son maillot de bain de l’été dernier qu’un bon chagrin d’amour…
Je me relève du lit. Churchill bascule de mon dos sans que cela semble le perturber dans son
sommeil. L’après-midi est déjà bien avancée, et je suis là à me traîner comme un zombie en essayant
de reprendre contact avec la réalité. Une réalité qui est moche, pas de doute. Je n’ai pas fait ce qu’il
fallait pour Jeff et j’ai déçu Dayton. Je ne donne pas cher de notre histoire, maintenant qu’il a réalisé
toute l’ampleur de ma fiabilité, ou plutôt de mon absence de fiabilité. Je n’ai même plus envie de
pleurer ; je suis abattue et assommée par ma connerie.
Je me filerais des baffes, oui !
Je me contente de me passer le visage à l’eau froide. Il paraît que c’est miraculeux pour les yeux
bouffis par le sommeil ! Mouais, apparemment pas pour les yeux qui se sont répandus en larmes
pendant des heures. Je n’ai pas faim ; je n’ai envie de rien. Je consulte mon portable, mais,
évidemment, pas de message de Dayton. Je me retiens de balancer ce truc par terre et de le piétiner
pour qu’il… enfin, bref…
Je m’immobilise soudain au milieu du salon, comme foudroyée.
Hé ! Attends, c’est qui cette loque ?
Je serre les dents, les poings et tends tout mon corps. Non, je ne suis pas cette loque qui traîne
des pieds en plein après-midi, alors qu’elle est supposée être au boulot. Je ne suis pas comme ça,
non ! Je merde, comme tout le monde, O.K., mais je ne suis pas rien, je vaux quelque chose. Je peux
me rattraper ; je peux aider ou, au moins, être là pour Saskia, pour Jeff et pour Dayton. Ce qu’il me
faut, c’est me rappeler encore une fois ce que je fiche là et comment j’y suis arrivée… Je suis à New
York ! J’ai un boulot sensass, je me suis battue pour et j’ai fait mes preuves. La vie que j’avais prévu
d’avoir dans cette grande ville a un peu dévié de mes projets, c’est vrai. Je ne maîtrise pas tout, mais
je mène ma barque quand même. Et il faut bien avouer que si Dayton n’avait pas débarqué dans ma
vie, je ne me sentirais pas, là, en cette seconde, comme une serpillière.
N’en fais pas trop quand même, Anna…
C’est vrai, Dayton m’a apporté du bon, du merveilleux et du magique, mais si c’est pour me sentir
une moins-que-rien parce que je me retrouve empêtrée dans les histoires complexes de sa vie et de
son entourage, merci bien ! Je suis à deux doigts de l’appeler pour lui rappeler qu’en effet, le
premier à ne pas avoir dit ce qu’il fallait, c’est quand même son meilleur pote et que, finalement,
c’est pour lui qu’on s’inquiète et moi qui ramasse les tuiles sur le crâne ! Alors, oui, j’ai menti, mais
j’avais fait une promesse ; je ne me rendais pas compte. Ce n’est pas ma faute si je n’ai pas su
comprendre et gérer des problèmes de jeux et de gros mafieux ! On parlait de boxe, tout à l’heure ?
Eh bien, je me sens prête à affronter Hulk et les X-Men au grand complet !
Je vide presque d’un trait une bouteille d’eau entière et je m’installe à ma table de travail, avec la
ferme intention de prouver que je suis une battante. Pour l’instant, je ne peux rien faire de plus que
m’occuper de ma vie.
Ouverture de ma boîte mail. Lecture des messages.
On me commande de nouvelles illustrations pour la campagne de maquillage que j’ai décrochée.
Le projet est à décliner sur divers supports. Yes !
Le groupe d’OptiMan et OptiWoman m’annonce que les premières pages bimensuelles que j’ai
fournies ont été bien accueillies et confirme la poursuite pour les six prochains mois. ReYes !
Un psychiatre que j’ai contacté accepte de me rencontrer après que je lui ai fourni le déroulé de
mon article sur les joueurs invétérés. On avance !
Puis, un mail de ma mère qui me fait monter les larmes aux yeux.
Maman…
Je me rends compte à quel point j’aimerais qu’elle soit là pour me serrer dans ses bras, combien
j’aime me réfugier contre elle quand ça ne va pas, combien je l’aime tout simplement.
De : Maman
À : Anna Claudel
Mon Anna chérie,
Parfois, il vaut mieux écrire et poser son cœur sur une page virtuelle plutôt que d’essayer de
trouver les mots en face d’une personne et ne pas parvenir à se faire comprendre ou entendre.
J’espère que tu seras prête à accueillir ces mots quand tu les liras.
Je te demande pardon de t’avoir caché l’existence et la mort de ton grand frère. Je te demande
pardon parce qu’en voulant te protéger, en te cachant une partie de l’histoire, je t’ai fait du mal et je
t’ai donné l’impression de t’avoir trahie.
Il n’y a que l’amour, le mien, celui d’une mère pour sa fille, pour toi, Anna, qui justifie que j’ai agi
ainsi. Rien d’autre. Parce que j’avais peur que tu vives avec un fantôme, que tu sois triste de ne pas
avoir connu ce frère que nous avons aimé, comme nous t’aimons.
J’aimerais te retrouver, mon Anna. J’aimerais que tu sois certaine que je t’aime. J’ai mal agi et me
suis trompée. Par amour, on fait parfois des erreurs.
Mum
Ce message résonne doublement en moi : bien sûr que je comprends ma mère, bien sûr que je lui
pardonne. Je sais qu’elle m’aime, et ma première réaction de rejet, je le vois à présent, n’était
qu’une manière d’amortir le choc de la découverte de ce frère décédé. Je lis ce message en pensant
qu’à quelques détails près, j’aurais pu l’adresser à Dayton pour expliquer mon mensonge.
Par amour, on fait parfois des erreurs…
Portée par le message de ma mère, j’ouvre la page de mon blog. Au risque de décevoir certains
lecteurs, Twinkle a décidé d’être cash. J’écris ma propre lettre d’excuse et d’amour à Dayton. Je
procède à un collage virtuel d’un portrait de lui endormi et d’une Twinkle repentante, et je poste
l’article que j’intitule : « Par amour, on fait parfois des erreurs. ».
J’espère qu’il lit encore mon blog…
Puis j’appelle chez mes parents et je tombe sur le répondeur. J’attends le « bip » du répondeur.
– Mum, oh Mum ! Bien sûr que je te pardonne, dis-je d’une voix dont le calme m’étonne. Je sais
combien tu m’aimes, combien vous m’aimez, papa et toi. Vous êtes tellement loin et vous me
manquez tellement. Je voulais juste vous dire ça. J’ai compris ce que tu m’as écrit. Tu ne peux pas
savoir à quel point je comprends. Je vous embrasse fort.
Voilà, j’ai transformé le chagrin ; je ne le sens plus peser sur moi. Il a été remplacé par une
énergie bouillonnante et bienfaitrice. Je me sens prête à réparer mon erreur, à aider Jeff, à affronter
Dayton, le reconquérir et lui faire ouvrir les yeux sur ce qu’il s’apprête probablement à renier.
Je consulte mon blog. Pas de réaction de son pseudo PontDesArts. Je ressens une douloureuse
pointe de culpabilité : évidemment que Dayton n’est pas sur mon blog ; il doit être en train de
remuer ciel et terre pour localiser Jeff…
D’un coup, j’éprouve le besoin de me laver de toute la tension de la journée. J’ai envie de me
nettoyer de mes larmes, de mon chagrin et de refaire peau neuve. Je file prendre une douche avant
le retour de Saskia, histoire de lui prouver que je sais aussi me conduire en adulte.
Pendant que je me laisse aller sous le jet d’eau, tête en arrière, j’entends mon portable qui sonne.
Un souffle d’espoir s’éveille dans ma poitrine.
C’est peut-être Dayton… Il a retrouvé Jeff, il a lu mon blog, il comprend, tout peut s’arranger…
Malgré une furieuse envie de sortir en courant de la douche pour aller jouer la patineuse, pieds
trempés sur le parquet, et répondre à l’appel, je ne me précipite pas, mais prends plutôt mon temps
pour éviter l’accident ménager. Puis, emmaillotée dans un drap de bain, je me rends dans le salon
pour consulter mon téléphone. J’ai un message, mais pas de Dayton. Mon menton se met à trembler
de déception.
La voix de Saskia est étrange sur le message qu’elle m’a laissé. Pas vraiment froide, mais plutôt
le ton « Je ne veux pas avoir de ton. ». Elle est évasive, comme elle sait l’être et, pour tout dire, je
suis obligée de le réécouter pour comprendre. On entend un brouhaha de bar au second plan.
« Oui, euh… Anna, c’est Saskia. Dis, euh… là, je suis dans un bar et puis… enfin, c’est un bar où
Jeff m’a emmenée une fois. Bon, il n’est pas là. Jeff, je veux dire, mais, euh… comment dire… ce
serait bien que tu viennes quand même. »
Je perçois une voix basse qui semble s’adresser à elle, ou c’est peut-être quelqu’un à une table
voisine.
« Oui, oh, j’oubliais, le bar s’appelle le Crosby, à Nolita, hein ! C’est dans Crosby Street. Bon,
voilà… »
De nouveau des murmures.
« Je t’attends, hein ? Mais Jeff n’est pas là, c’est tout et… »
Le message s’arrête là, comme si Saskia avait été coupée en pleine phrase.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Ça ne ressemble pas à ma copine de laisser des messages de ce genre. Elle est plutôt du style à
parler en mode télégraphique, mais les informations arrivent claires et précises. Là, il y a quelque
chose qui cloche. Pourquoi parle-t-elle de Jeff en répétant plusieurs fois son prénom, comme si je
devais comprendre quelque chose ?
Je l’appelle. Ça sonne, puis je bascule sur sa messagerie.
« Hé ! Saskia, tu m’expliques ? C’est quoi ce message ? Tu es où ? Rappelle-moi. »
Alors que je m’habille vite fait, version décontractée, jean, tee-shirt et Converse, mon téléphone
m’annonce l’arrivée d’un SMS. Cette fois, je cours – toujours avec le brûlant espoir qu’il s’agisse de
nouvelles de Dayton… – et découvre que, non, c’est un SMS de Saskia.
[Ça capte mal. Rejoins-moi. Je t’attends.]
Je reste quelques secondes à fixer le message, sans savoir comment réagir. Ce peut être tout
simplement une tactique de ma copine pour me faire sortir de mon épisode « gros cafard », ou bien
il se passe un truc pas net et, dans ce cas, mieux vaut ne pas traîner pour la rejoindre. Ça ne sert à
rien de trop réfléchir. J’attrape ma veste en cuir, ma besace et je file retrouver mon amie.
***
Le taxi me dépose à quelques pâtés de maison du bar, dans Crosby Street. C’est une rue animée
en fin d’après-midi. Il m’a fallu une heure pour arriver. Je n’ai pas reçu de message de Saskia depuis
mon départ, même quand je lui ai envoyé un SMS pour lui dire que j’étais bloquée dans les
embouteillages. Je suppose donc qu’elle m’attend encore dans le bar.
Le Crosby Bar n’a rien de branché. C’est juste une sorte de pub italo, si on peut associer les deux
concepts. Un intérieur en bois un peu cradingue, peuplé de types qui ont l’air de tuer le temps en se
donnant des airs de durs à cuire.
Mais qu’est-ce qu’elle fout dans ce trou à rat ? !
Je la repère tout de suite en entrant. Ça n’est pas compliqué, c’est la seule femme présente ! Elle
est assise au bar, de dos, les mains posées bien à plat sur le comptoir. Deux types sont installés de
chaque côté d’elle et semblent lui parler à voix basse.
Elle est en train de se faire draguer ou quoi ? !
Sans vraiment prêter attention aux gars qui semblent l’embêter, je m’avance d’un pas énergique
vers elle, prête à en découdre avec les enquiquineurs. L’union fait la force, comme on dit. Ce n’est
pas parce qu’ils sont deux qu’ils vont nous impressionner !
Les deux hommes tournent à peine la tête lorsque j’arrive près d’eux, mais, par contre, Saskia
pivote sur son tabouret, le dos raide, le regard tendu.
– Je suis désolée, Anna, dit-elle, les mâchoires crispées.
Je ne comprends pas tout de suite, mais, quand elle baisse les yeux vers sa taille, je découvre
qu’un des types tient nonchalamment dans sa main un couteau qu’il pointe vers mon amie.
O.K., ça n’est pas parce qu’ils sont deux qu’ils vont nous impressionner. C’est juste parce qu’ils
sont armés…
Pétrifiée, je suis incapable du moindre mot. Mon regard se met au diapason de celui de Saskia.
La même terreur se lit dans nos yeux. Le type armé marmonne un truc à Saskia, pendant que l’autre
jette des coups d’œil alentour, pour s’assurer que personne ne s’occupe de leur petit manège. D’un
autre côté, je me rends compte que, dans ce bar, on doit pouvoir molester quelqu’un sans risque de
se faire emmerder…
– Bon, alors, je t’explique, commence Saskia d’une voix désincarnée. Je vais me lever, tu vas
marcher devant moi, on va sortir du bar à la queue leu leu. Quand on sera sur le trottoir, on ne se
met pas à courir parce que, comment dire, ces types sont armés.
– Ben, j’ai vu, réponds-je sans reconnaître ma voix.
Saskia secoue la tête.
– Non, armés comme dans « arme à feu », Anna. Ça ne rigole pas. Ils ont une camionnette garée
dans la rue. On va monter à l’arrière et on ne fait pas d’esclandre.
Elle ferme les yeux.
– S’il te plaît, ne déconne pas, ne te mets pas à courir ou à hurler, me supplie-t-elle.
Normalement, on ne risque rien ; ils veulent juste faire sortir Jeff de sa planque.
Le type près d’elle lui donne une tape sur l’épaule, comme pour lui signifier qu’elle parle trop.
– O.K., fais-je simplement. O.K., on y va.
***
J’ai l’impression qu’on m’a trempée dans de l’amidon qui est en train de sécher, ou alors que je
suis en train de me transformer en automate. Mon corps est lourd et raide. Ma respiration est à
l’étroit dans mes poumons. Je transpire de trouille et j’ai super froid. Je sens Saskia derrière moi,
sur le trottoir. Je vois la camionnette, plutôt une sorte de van, dont les vitres arrière sont teintées. Je
m’arrête à côté de la portière et je me retourne. Saskia est blême, mais je suppose qu’on doit être
coordonnées. Je prends le temps de détailler nos kidnappeurs, au cas où on me demanderait d’en
faire un portrait-robot. Ils sont tous deux grands et baraqués. L’un est de type hispano, on dirait,
cheveux gominés en arrière, costard gris brillant, chemise ouverte sur une chaîne en or : une
caricature sortie d’un film de Martin Scorsese. L’autre tiendrait plus du sosie de Jean-Claude Van
Damme, blouson bomber et jean mettant en valeur ses cuisses surpuissantes, tout en muscles
impressionnants. Je redoute de l’entendre parler, mais je crois comprendre qu’il n’est pas là pour ça.
Avant de nous faire grimper à l’arrière du van, Jean-Claude nous soulage de nos sacs à main et
s’assure que nous n’avons pas nos téléphones sur nous ; ce qui me fait penser qu’il doit quand même
avoir un cerveau. Je rigole, comme ça, mais je suis surtout complètement flippée. J’ai l’impression
que tant que je peux tourner toute la scène en dérision, je ne perdrai pas pied.
Ceci étant, ça ne dure pas longtemps. Parce qu’une fois que nous sommes enfermées dans le van
et que celui-ci démarre et se met en route, Saskia et moi cédons à la panique totale.
– Je vais vomir, me dit Saskia. J’ai eu tellement la trouille que j’en ai la nausée.
– Non, retiens-toi par pitié ! Tu sais où nous emmènent ces types au moins ?
– Écoute, c’était un peu confus, Anna. Ils m’attendaient près de l’atelier. Ce sont des pros ; ils ont
réussi à me faire monter dans leur putain de van sans que personne ne s’en rende compte. Même le
petit gars du Déli à côté m’a saluée comme s’il ne voyait rien, alors que ces types me menaçaient.
– Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? Où nous emmènent-ils ?
– Ils veulent Jeff, répond Saskia. C’est pas compliqué, ils veulent récupérer leur fric. Je ne sais
pas par quel biais ils communiquaient avec Jeff, mais ils avaient un numéro de téléphone que je ne
connaissais pas. Ils lui ont laissé un message pour lui donner rendez-vous dans ce bar. On a
poireauté pendant des heures et ils en ont eu marre. Ils savent que Jeff t’a parlé. Ils savent aussi que
Jeff bosse pour Dayton et qu’il aurait l’argent pour payer la dette de Jeff. Enfin, ils savent tout.
Je suis au bord des larmes, j’ai la bouche sèche et mes mains tremblent.
On est dans la merde ! Et même beaucoup plus que ça !
– Ils veulent faire pression sur Jeff, poursuit Saskia. Je n’ose même pas imaginer la somme qu’il
leur doit pour qu’ils en arrivent à nous prendre en otage.
– En otage ? ! m’exclamé-je.
Saskia écarquille les yeux.
– Euh, tu te réveilles, là, Anna ? Tu crois qu’on va au Luna Park de Coney Island bouffer des
glaces. Ces types nous enlèvent !
Je sais, mais c’est juste le fait de l’entendre qui me fait peur !
Je secoue la tête, les mains, tout mon corps. C’est un cauchemar, on va se réveiller. Cette vie
américaine ne ressemble en rien à ce que j’avais imaginé. On dirait toute la production cinéma
d’une année à Hollywood… Comment je dis déjà ? C’est trop !
– J’ai cru comprendre que le boss était à Atlantic City, conclut Saskia, avant de se prendre la tête
dans les mains.
***
Le trajet jusqu’à Atlantic City – si c’est bien le terminus – dure presque trois heures. Tout
d’abord, Saskia cède à la panique et se met à brailler, comme j’ai pu le faire quelques heures plus
tôt en pensant à Dayton. J’essaie de la calmer, mais ça n’est pas simple parce que, moi-même, je suis
terrorisée. Je tente des « Ça va aller ! » ou des « Ils vont bien se rendre compte que ça ne sert à rien
de nous garder ! », mais parfois, je déraille et je rejoins Saskia dans sa crise. Nous rivalisons alors
de « Je ne veux pas que ça s’arrête là… » et de démonstrations d’affection, comme si nous étions sur
le point de grimper sur l’échafaud.
Pour finir, Saskia s’endort la tête sur mes genoux, bercée par le bringuebalement du van, et je
laisse mon esprit balayer avec nostalgie tout ce que je vais pouvoir regretter d’avoir fait ou de ne
pas avoir fait quand mon heure viendra.
Puis, le van s’arrête. La portière arrière s’ouvre, et les deux types nous font sortir du véhicule
pour nous conduire, en nous encadrant, jusqu’à la porte d’une chambre de motel miteux, comme je
croyais qu’on n’en voyait que dans les films.
– Votre copain nous a pas donné de nouvelles, nous balance l’Hispano. C’est mauvais pour vous,
les filles. Le boss appréciera pas trop de nous voir revenir sans le fric.
Les deux hommes entrent avec nous dans la chambre minable, meublée de bric et de broc, et
dont la moquette semble ne pas avoir été aspirée depuis des lustres.
Je ne veux pas rester là ; ça sent la fin d’un mauvais film…
– Asseyez-vous sur le lit, nous ordonne-t-il.
Nous nous exécutons sans la ramener. Je sens Saskia se mettre à trembler près de moi. Je me
tourne vers elle, mais elle fixe la porte devant laquelle se trouve Jean-Claude Van Damme. Il est
resté sur le seuil pour finir de fumer sa cigarette.
– Franchement, ça m’amuse pas, mais si Jeff continue à faire le mort, c’est vous qui prendrez en
première ligne, les filles.
Je préfère ne pas imaginer ce que cela veut dire. La position de statue de Saskia, près de moi, me
laisse augurer quelque chose d’inattendu et de pas vraiment approprié. Je suis sur le quivive.
J’entends qu’elle respire vite, trop vite.
– Ce connard se rend pas compte dans quelle merde il vous met, poursuit notre kidnappeur. Ça
risque de dégénérer sévère.
Je ne comprends pas, je ne veux pas comprendre…
Et, d’un coup, ça se passe, ce que je sentais qui allait arriver. Saskia se lève et se propulse droit
vers la porte de la chambre, qu’elle ouvre en grand, avant de bousculer Jean-Claude Van Damme…
qui ne bronche pas d’un centimètre. On dirait une brindille qui percute un pylône. Saskia rebondit
contre le corps de la brute puis contre le montant de la porte, comme dans un flipper, et, avant
qu’elle atterrisse, le nez contre la moquette crasseuse, l’Hispano la rattrape au vol, la secoue
violemment et l’envoie valdinguer contre le mur. La tête de mon amie cogne contre le radiateur. Le
sang se met aussitôt à couler de son cuir chevelu. Elle se tient le visage à deux mains, tombe à
genoux, puis s’effondre.
– Putain, mais tu pouvais pas faire gaffe ! gronde Jean-Claude Van Damme à son collègue.
Puis c’est mon tour de dérailler complètement. Mon corps est pris de convulsions, qui montent
rapidement en puissance. Je me mets à respirer comme un petit chien et j’agite les mains pour
attirer l’attention des deux types, puisque Saskia est out.
Je vais faire une autre crise de tétanie !
J’essaie de parler, mais je suis incapable de produire autre chose que des gargouillements
mouillés. Alors, je ne lutte plus, je bascule en arrière, les mains toutes recroquevillées et
contractées, les jambes raides.
5. Pris au piège

Cette fois, je ne perds pas connaissance. Je me sens partir, mais je suis capable de me raccrocher
à la réalité, même si ça n’est que par un fil. Je suis obligée de reconnaître que Jean-Claude Van
Damme n’y est pas pour rien. Dès qu’il voit ce qui est en train de m’arriver, il cesse tout net
d’houspiller son collègue hispano à la main un peu leste pour se précipiter sur moi.
– Merde, elle est en train de faire une crise de tétanie ! gueule-t-il, penché au-dessus de mon
corps arqué.
– Quoi ? fait son collègue qui s’approche.
– Mon frère faisait ça quand il était gosse, répond Jean-Claude. Le truc, c’est de pas paniquer et
qu’elle avale pas sa langue.
Je sens sa grosse pogne se poser sur mon front. Elle est agréablement fraîche. Ce qui est un peu
moins agréable, c’est son autre main qui m’ouvre la bouche pour s’assurer que je ne suis pas en
train de me boulotter la langue.
– Surveille l’autre, dit calmement la grosse brute à l’Hispano. Manquerait plus qu’elle en profite
pour se casser. J’ai pas l’impression que celle-ci simule, en tout cas.
Euh non, pas vraiment…
Mon secouriste improvisé ne panique pas, et cela m’aide à m’apaiser et à refouler, lentement, la
crise qui était en train de me submerger. J’ouvre les yeux sur le visage assez terrifiant de la brute,
trop près de moi à mon goût.
– Hé ! Ça va ? Tu m’entends ? me demande-t-il toujours calmement. Essaie de respirer
tranquillement, comme moi.
En le voyant s’appliquer à respirer avec ampleur et tranquillité, en faire des tonnes, j’ai juste
envie d’éclater de rire. Mais, au moins, il m’aide, et je retrouve un souffle moins court. Mes mains se
décrispent peu à peu. Je le laisse m’allonger plus confortablement sur le lit et glisser un oreiller
crasseux sous ma tête.
– Tu bouges pas, toi, dit l’autre, qui se trouve maintenant près de Saskia.
– Comme elle va, la fugueuse ? demande mon sauveur.
– Ça pisse le sang, mais rien de grave ; c’est juste la surface, répond l’Hispano. Elle doit avoir la
tête dure, celle-ci.
La brute se tient debout près du lit. Il porte la main à son front, comme s’il se mettait en mode
réflexion.
– Bon, ça se passe pas vraiment comme prévu, dit-il. Va falloir qu’on revoie notre plan. On en a
une qui risque de nous faire une autre crise à la moindre émotion et l’autre qui va essayer de se
barrer dès qu’elle le pourra. Jeff appellera pas ; il l’aurait déjà fait. Et le boss va péter les plombs s’il
apprend qu’on fait du babysitting, en attendant que le temps passe.
Le silence qui suit sa tirade me laisse imaginer le pire. Je plisse les paupières en essayant de
m’ôter de la tête la vision d’une exécution sommaire au fond des bois, Saskia et moi à genoux devant
des tombes que nous venons de creuser…
Ils veulent leur fric ; ils ne vont pas nous descendre !
– Je peux aller voir mon amie ? demande Saskia d’une toute petite voix.
Je sens que toute la force qu’elle a rassemblée plus tôt pour tenter une évasion l’a complètement
désertée. Et moi, je suis comme une convalescente, inerte et pas capable de grand-chose d’autre
qu’attendre que la tragédie déroule ses actes.
Le visage de Saskia apparaît dans mon champ de vision. Elle tient une main pressée sur le côté
de son crâne. Le sang poisse ses cheveux à cet endroit et a un peu coulé sur sa tempe.
– Ça va ? demandé-je d’une voix éteinte.
– Ouais, t’inquiète, Anna, répond-elle avec un petit sourire.
Mon amie, toujours là, toujours battante…
– C’est rien, poursuit-elle. C’est juste impressionnant, comme toutes les blessures au cuir
chevelu. Je ne vais pas me vider de mon sang. Et toi, tu as tes médocs dans ton sac ? Pour tes crises
?
– Elle prend des médocs pour ça ? demande la brute qui paraît soulagée, comme si une simple
boîte de comprimés allait changer le cours des événements.
Je soupire.
– On ne se refait pas, hein, quand on est dans le déni… dis-je, navrée de ma propre bêtise. Ben
non, je ne les ai pas. Ça n’est arrivé qu’une fois. Je ne pensais pas que ça pouvait se reproduire,
évidemment…
Saskia me caresse le front en me souriant.
– Hé ! C’est pas grave, ma belle, dit-elle. Après tout, on a un pro du secourisme avec nous, hein ?
Pas sûre que Jean-Claude Van Damme soit sensible à ce genre d’humour, ni au compliment. Il
attrape Saskia par l’épaule et lui désigne le fauteuil, dans un coin de la chambre.
– O.K., c’est bon les mamours, grogne-t-il. Tu te poses là-bas et tu bouges plus.
Saskia m’embrasse sur la joue, avant d’obéir. La brute consulte son téléphone.
– Ma belle, j’ai bien peur que tu aies à tirer une croix sur ton amourette, dit-il à Saskia. À croire
que ça n’a pas beaucoup d’importance pour Jeff qu’on vous ait embarquées. En attendant, il est 11
heures, et si le boss n’a pas de nouvelles de nous demain matin, et je veux dire de bonnes nouvelles,
je sens que ça peut mal tourner pour vous. Il va pas vouloir s’encombrer trop longtemps de nénettes
qui servent à rien et qui risquent de tout balancer, une fois qu’on les aura relâchées dans la nature.
– On ne dira rien, dis-je en me redressant difficilement. On vous promet qu’on ne dira rien.
L’Hispano a un petit sourire vicieux.
– T’es mignonne, cocotte, dit-il, mais on est pas dans une cour de récré, et les promesses, nous,
on n’y croit pas trop. Rien qu’à voir votre pote qui nous balade depuis des mois avec son ardoise…
Merde, ça n’est qu’une histoire de fric… On risque d’y passer, juste pour une histoire de fric…
– Attendez, bafouillé-je.
Toutes les têtes se tournent vers moi.
Je viens d’avoir un éclair de lucidité : Dayton est riche, et je suis sûre qu’il aurait aidé Jeff à
rembourser sa dette, si ce dernier avait confié ses problèmes. Aucune raison qu’il n’intervienne pas
en sachant ce que nous sommes en train de vivre.
Puis, alors que je suis sur le point de balancer l’idée de contacter Dayton afin d’éponger la dette
de Jeff, la réalité de ce qu’il s’est passé entre nous, quelques heures plus tôt, me frappe violemment.
Pendant une seconde, je me mets dans sa tête : il est déçu, il se sent trahi parce que je lui ai menti.
J’ai juste caché quelque chose, est-ce pareil que mentir ? O.K., un peu, oui, et en plus, j’ai mis Jeff
en danger en me taisant…
Il ne faut pas oublier qu’il m’a presque repoussée, alors que je voulais le toucher, tenter de me
faire pardonner. Et puis, depuis cette scène douloureuse, il n’a pas essayé de me contacter… Alors,
comment va-t-il réagir si je l’appelle pour lui demander d’intervenir dans une situation dont je suis,
en fait, en partie responsable ? Puisque si j’avais parlé plus tôt, on n’en serait tout simplement pas
là et Jeff n’aurait pas disparu…
Je tourne vers Saskia un regard perdu. Elle écarquille les yeux, comme pour lire dans mes
pensées.
– Quoi ? me fait la brute. Tu voulais dire quelque chose ?
Je secoue la tête en baissant les yeux. J’ai envie de pleurer. Malgré tout, je garde confiance en
Dayton. Je l’aime plus que tout ! Comment ai-je pu penser une seule seconde qu’il ne nous aiderait
pas ? Lui, au moins, ne laisserait jamais quelqu’un en danger sans l’aider…
Alors que je m’apprête à répondre et à exprimer mon idée à voix haute, j’entends celle de Saskia
s’élever :
– Je sais où est Jeff.
Cette fois, tous les regards se concentrent sur elle.
Quoi ? !
– Excuse-moi, Anna, me dit-elle en plongeant son regard dans le mien, je sais au moins comment
le contacter.
– Mais… commencé-je à bafouiller.
– Je lui ai promis de ne rien dire. Il m’a appelée hier soir. Je n’ai pas voulu te l’annoncer alors que
tu avais pris la décision d’avertir Dayton. J’ai donné ma parole à Jeff. Tu sais ce que c’est de donner
sa parole…
Les bras m’en tombent. Je suis à deux doigts de basculer une nouvelle fois à la renverse sur le lit.
– Hé ! C’est bon, là, vos petits comptes de gonzesses, intervient l’Hispano. On s’en fout !
Puis il s’approche de Saskia, qui s’est redressée dans le fauteuil.
– Alors où il est ton mec ? demande-t-il.
– Je viens de dire que je ne savais pas, mais, par contre, que je savais comment le joindre,
répond-elle avec assurance.
Saskia, à quoi tu joues, là ?
– Tu vas l’appeler tout de suite alors ! fait la brute en s’approchant, lui aussi.
– Non ! Pas question que je l’attire dans ce piège et que vous nous coinciez tous les trois, dit
Saskia. Si vous voulez votre fric, il va falloir lui laisser les coudées franches.
– Ouais, ben, c’est justement ce qu’il a depuis des mois, les coudées franches, dit la brute. C’est
pas pour autant qu’on a vu la couleur du fric.
– Il vous doit combien ? demandé-je, en craignant le pire.
– Oh ! Trois fois rien, répond l’Hispano avec un petit rire mauvais, juste quelque 300 000…
Quoi ? ! Mais comment peut-on devoir autant d’argent ?
– Sans compter les intérêts, ajoute Jean-Claude Van Damme.
Je me laisse retomber sur le lit.
On est fichues !
Mais l’heure n’est pas à l’apitoiement sur soi, et nos deux gangsters ont également leur épée de
Damoclès à gérer, à savoir la pression que leur met leur boss s’ils ne rapportent pas le fric.
– O.K., ma belle, voilà ce qu’on va faire, commence la brute en s’adressant à Saskia. On va te
laisser filer avec pas grand-chose, hein, juste ton téléphone et de quoi te payer un taxi ou je sais pas
quoi. Tu vas contacter ton mec et lui dresser le topo. Nous, ce qu’on te demande, c’est de nous faire
signe toutes les heures sur le portable de ta copine. Si tu oublies, ta copine déguste un peu plus à
chaque fois ; ça doit pas être bien compliqué de lui faire piquer une petite crise de tétanie. N’oublie
pas qu’elle a pas ses médocs, la grande courageuse… Le fin mot de l’histoire, c’est que tu dois te
démerder pour rapporter le pognon ou faire venir ton mec ; les deux ensemble, ce serait mieux, je
ne te le cache pas ! Et, pour tout ça, on te donne jusqu’à demain midi.
Saskia ne se démonte pas. Elle se lève, volontaire. L’Hispano fouille dans son sac pour en sortir
son portable ainsi que son portefeuille, qu’il inspecte avant de lui tendre.
– Juste une chose, ajoute la brute. Tu es à Atlantic City ici, ma belle. Autant dire que ça sert pas à
grand-chose de filer droit chez les flics, étant donné que certains d’entre eux touchent aux mêmes
affaires que nous. En gros, si tu essaies, on le saura tout de suite, et ta copine n’aura plus à se
soucier d’éventuelles crises de tétanie. Ce sera plus radical. Compris ?
Saskia hoche la tête, les lèvres pincées, puis elle s’avance vers moi. Les deux types la surveillent
attentivement. Elle s’assied au bord du lit et me serre fort dans ses bras.
– Fais-moi confiance, Anna, dit-elle avec fermeté. Je vais nous sortir de là.
Je veux bien la croire, je lui fais confiance, mais, malgré son potentiel énorme, je doute quand
même qu’elle prenne toute la mesure du merdier dans lequel nous nous sommes fourrées.
Quand elle sort de la chambre, je me retrouve seule avec nos deux kidnappeurs… et j’ai peur.
***
Je reste prostrée sur le lit, adossée contre le mur, les genoux repliés contre la poitrine. L’Hispano
est installé dans le fauteuil qu’occupait Saskia et Jean-Claude Van Damme est vautré sur la partie
disponible du lit ; ce qui explique aussi pourquoi je suis recroquevillée sur moi-même ! Ils ont allumé
la télévision et zappent d’une émission débile à une série des années 1980, avec le même visage
impassible.
– Tu tentes rien de stupide, hein ? me lance Jean-Claude Van Damme, sans même se tourner vers
moi.
Je devine, à sa tête que je vois dodeliner par moments, qu’il commence à piquer du nez.
– Pour être clair, continue-t-il, ça sert à rien de gueuler ou de faire du raffut. Les clients du motel
s’en foutent, de toute façon. Y a que des junkies ou des filles qui font le tapin pour se payer leur
came. La merde des autres, ça les intéresse pas, O.K. ?
Je ne réponds pas. Il s’en fout de toute façon. Le message est passé.
Saskia appelle une heure plus tard. Elle parle brièvement à l’Hispano pour lui dire qu’elle vient
de quitter Atlantic City, puis, une heure plus tard encore, pour le tenir au courant de sa progression.
La nuit avance au gré de ses appels. Je m’endors par à-coups, la tête sur les genoux. Les deux
gangsters se relaient pour se reposer aussi. La télévision fonctionne sans discontinuer.
Un moment, on entend des cris sur la galerie, à l’extérieur de la chambre. L’Hispano sort, pour
voir ce qu’il se passe, gueule un coup contre je ne sais qui et revient avec le sourire aux lèvres, en
agitant un petit sachet empli de poudre blanche sous le nez de son collègue.
– Un petit remontant, mon pote ! lance-t-il.
À un autre moment, la brute disparaît et revient vingt minutes plus tard, avec des hamburgers
froids, des frites molles et du soda tiède. Je me demande quel genre d’endroit peut vendre ces
horreurs en pleine nuit… Je n’arrive pas à manger ; j’ai la nausée.
Parfois, un sanglot me monte, et tout ce que je regrette des derniers jours me frappe en pleine
figure. Si tout ça finit mal, je pourrai au moins me dire que j’ai vécu des moments merveilleux avec
un homme hors du commun. Mon cœur est douloureux quand je pense à ma famille, à Saskia, à Jeff
et à Dayton, puis la peur de tout perdre est noyée sous ma culpabilité.
À 4 heures du matin, Saskia appelle, comme convenu. Elle doit demander à l’Hispano la somme
exacte que Jeff leur doit, car il répond :
– 330 000, ma belle, et on accepte pas les chèques de banque… Ouais, c’est ça, et pas
d’entourloupe ! Ouais, ben, tu continues à appeler toutes les heures quand même.
Puis il me tend le téléphone, après l’avoir mis sur haut-parleur.
– Ta copine veut s’assurer que t’as pas passé l’arme à gauche, me dit-il.
– Saskia ? demandé-je d’une voix tremblante. Ça va ?
– Anna, oui, ne t’inquiète pas, je serai là avant midi. Enfin je crois. Et toi, comment tu vas ?
– Ça va, ça va, réponds-je sans vouloir épiloguer sur le fait que je suis morte de trouille et au bord
de la crise de nerfs. Tu as retrouvé Jeff ?
– Je reviens avant midi, Anna. Je ne peux pas t’en dire plus. J’aurai l’argent.
Il y a un silence, comme si elle écoutait ou observait quelque chose.
– Oui, j’aurai l’argent, répète-t-elle. Tiens le coup, Anna. À tout à l’heure.
Et les heures reprennent leur cours lancinant et terrible, ponctué par les coups de fil de Saskia.
Le jour se lève. On sent plus d’animation dans le motel. Des moteurs de voiture qui démarrent, des
gens qui circulent sur la galerie, sans savoir que je suis prisonnière dans cette chambre. Des
disputes de types avinés – si tôt ? – ou sous autres substances, des rires vulgaires de femme, et
même, des bruits déplacés et explicites venant de la chambre voisine, qui font marrer mes deux
kidnappeurs.
Si je sors indemne de ce cauchemar, je jure que je ne mentirai plus jamais de ma vie !
Dans ma tête, je retourne la situation dans tous les sens. L’élément le plus étrange et le plus
perturbant reste le mensonge de Saskia, comme quoi elle savait comment joindre Jeff. Je n’arrive
pas à y croire, après tout ce qu’elle m’a balancé à la figure, la veille de notre retour à New York.
Il l’a certainement appelée pendant la nuit…
Sûrement, et c’est pour cette raison qu’elle paraissait moins pressée d’en parler à Dayton quand
je l’ai appelée pour lui dire qu’on arrivait tous les deux à l’appart.
À 10 h 30, nouvel appel de Saskia. Cette fois, c’est la brute qui prend l’appel, l’autre s’étant
enfermé dans les toilettes depuis une demi-heure.
– O.K., parfait, dit-il, mais t’as pas intérêt à nous jouer un sale coup !
Il écoute ce qu’elle dit.
– C’est Jeff ? Qui alors ? demande-t-il. Putain, si tu essaies de nous doubler, on va pas faire de
détail, tu sais ça, hein ? Avec le fric ? O.K… Ben, ramène-toi vite fait. Je te préviens tout de suite, on
va pas prendre le thé, ni fêter les retrouvailles, conclut-il.
Je fixe Jean-Claude Van Damme quand il coupe la communication.
– Ta copine a pas intérêt à faire la maligne, me dit-il, les traits tendus et le regard mauvais.
Quand l’Hispano daigne sortir des toilettes, son collègue lui explique à voix basse ce qu’ils se
sont dit au téléphone avec Saskia, et les deux hommes passent les vingt minutes qui suivent
planqués derrière les rideaux, à surveiller le parking du motel. Ils sont armés ; armés comme dans «
arme à feu », comme aurait dit Saskia. Même si ça ressemble à des jouets, je vois bien qu’au poids
dans leurs mains, ça n’en est pas, mais alors pas du tout.
Ma respiration se bloque dans ma poitrine quand l’Hispano lâche :
– Tiens, voilà du beau monde !
Je croise les doigts, je cherche au plus profond de moi tout ce qui me reste d’énergie positive.
Alors que la brute est sur le point d’ouvrir la porte de la chambre, son pistolet levé près de son
épaule, son collègue l’arrête d’un geste de la main.
– Attends, y a une conne qui débarque avec son client. Putain, elle peut pas aller négocier ailleurs
?
On frappe. Les deux hommes se rapprochent et se positionnent de part et d’autre de la porte.
L’Hispano, collé contre le mur, ouvre le battant, chope Saskia par le bras et l’attire rapidement à
l’intérieur. Puis, il s’adresse à la personne qui, apparemment, se trouve avec elle.
– Magne-toi d’entrer, ducon.
Dayton se faufile alors dans l’entrebâillement de la porte, et la brute la referme derrière lui, puis
se poste dans le dos de mon amoureux en pointant son arme sur lui.
Dayton !
Je suis pétrifiée sur le lit, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés.
– Hé ! Calme, dit Dayton en levant une main. On a l’argent que Jeff vous doit et je n’ai pas d’arme
sur moi.
Saskia ne sait pas où se mettre. Elle me jette un coup d’œil rassuré et me fait un signe de tête
pour me faire comprendre que tout va bien se passer. Dayton me cherche des yeux. Quand son
regard se pose sur moi, son visage se transforme aussitôt. Ses traits se détendent un peu ; je sens
qu’il est soulagé. Il y a aussi autre chose, je le sens, qui n’a rien à voir avec de la répulsion. Autre
chose qui semble dire : « Anna, tu es en vie ! J’ai eu si peur. ». Ma vie, qui se réduisait il y a encore
quelques minutes à un entonnoir donnant dans un puits de boue sans fond, m’apparaît soudain
lumineuse, un vaste paysage à l’horizon infini.
– O.K., les tourtereaux, tout le monde est content de se retrouver, c’est génial, mais nous, on veut
le fric, mon grand, dit la brute qui a toujours Dayton en joue. Dépose ton sac et pousse-le vers moi.
Une seconde, l’Hispano se tourne vers la fenêtre. À l’extérieur, les voix se sont rapprochées.
Certainement, la fille et son client. On a l’impression qu’ils sont adossés au mur extérieur, entre la
fenêtre et la porte. Dayton pousse le sac comme l’autre lui a demandé. La brute s’accroupit, défait la
fermeture zippée du sac et s’assure qu’il contient bien des billets jusqu’au fond.
– Putain, t’as pas traîné, dit-il. Tu dois pas avoir de problèmes avec ton banquier, toi… Y a
combien ?
– Ce que Jeff vous doit, répond Dayton. 330 000 dollars.
J’observe la scène sans broncher, malgré l’envie de me jeter sur Dayton et de me blottir contre
lui.
Jean-Claude Van Damme se relève en se grattant le cou, avec un petit sourire emmerdé.
– Ben oui, mon pote, c’est ce que Jeff nous doit, mais sans les intérêts, dit-il en relevant son
pistolet vers Dayton.
– Il n’était pas question de ça, répond ce dernier, d’une voix ferme. Le deal, c’était que je payais
la dette de Jeff et vous libériez Anna et Saskia.
– On a parlé tous les deux ? demande la brute. T’aurais dû te renseigner, vraiment. Moi, je vois le
truc autrement. Tu sais ce que tu vas faire, là ? Tu vas dire ciao à tes copines, remonter dans ta jolie
petite caisse et repartir nous chercher les intérêts.
La femme éclate de rire derrière la porte, comme si ce que venait de dire la brute était
désopilant. L’Hispano écarte les rideaux pour jeter un coup d’œil sur ce qu’il se passe devant la
chambre.
– Putain, elle va se casser avec son pigeon !
Cette petite diversion déstabilise tout le monde. La brute essaie de reprendre la main en
assénant un « T’as compris ? », qui sonne faux à Dayton. Saskia recule d’un pas en regardant à
droite, à gauche. Je me rapproche du bord du lit. Dayton écarte les mains pour signifier qu’il ne
comprend pas. C’est comme si tout se mettait en place, mais de manière quasi-imperceptible, au
ralenti.
Si bien que, lorsque la poignée de la porte tourne, certainement actionnée par la fille dehors, et
que le battant s’entrouvre, la situation explose comme un feu d’artifice.
L’Hispano lance :
– Hé ! Tire-toi, connasse !
Puis, il repousse la fille qui voulait entrer dans la chambre.
Saskia bondit sur la brute, avec l’intention apparente de le cogner contre la porte et, ainsi, de
coincer le bras de son collègue.
Dayton se retourne en criant :
– Anna !
Je me lève aussitôt, prête à le rejoindre, quand un coup de feu part.
Je m’immobilise, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Dayton porte la main à son ventre, avant
de s’écrouler.
Volume 8
1. De justesse

Mon mouvement se suspend une demi-seconde avant que je reprenne ma course vers Dayton. La
terreur me remplit d’une énergie inconnue. J’amortis sa chute dans mes bras, juste à temps pour
éviter que sa tête percute le sol. Je le serre fort contre moi. Ses yeux écarquillés de surprise se
rivent aux miens. Ses mains sont crispées sur son flanc.
– Aïe, fait-il. Anna, ça brûle, ça fait mal.
Je baisse les yeux sur son tee-shirt clair, sous sa veste. Le tissu s’imbibe progressivement de
sang. Je n’ose relever le vêtement pour voir à quel point il est touché.
– Dayton, reste avec moi, murmuré-je, la gorge nouée. Ne pars pas.
Malgré l’agitation qui suit le coup de feu, Dayton et moi nous trouvons dans une bulle où le
temps s’est arrêté. Dans la pièce, ça bouge violemment et dans tous les sens.
Quand je relève la tête pour me faire une idée de ce qu’il se passe, je vois encore une fois Saskia
valdinguer contre le mur et se cogner contre le même radiateur que la veille, quand elle a tenté de
s’échapper. C’est l’Hispano, un des types qui nous a prises en otage, qui vient de la balancer pour la
seconde fois. Je comprends aux mouvements des uns et des autres que Saskia a dû essayer de lui
sauter dessus en même temps que la prostituée, celle qui essayait d’entrer dans la chambre avec
son client. Toutes deux ont bondi avec la même férocité.
D’ailleurs, elle est aussi dans la chambre, cette fille. À genoux. Elle a dû être bousculée. « Jean-
Claude Van Damme », notre second kidnappeur, n’est plus là, et le sac avec l’argent non plus.
L’Hispano pointe son pistolet tour à tour sur la prostituée et sur Saskia. C’est comme si je
n’existais pas, comme si je n’étais pas là. À vrai dire, je ne lâcherais Dayton pour rien au monde en
cet instant.
Le gangster recule lentement vers la porte restée ouverte. Bizarrement, on n’entend plus un
bruit sur la galerie de l’hôtel. Le client de la fille a dû se tirer vite fait en voyant le grabuge.
On peut faire une croix sur la police et les pompiers, je suppose…
Comme les deux types me l’ont bien fait comprendre hier soir, le motel est un repère de junkies
et de prostituées. Autant de gens qui n’ont pas envie de voir débouler les flics pour perturber leurs
petits trafics. J’imagine que tout ce petit monde a dû détaler dans tous les sens à la détonation du
coup tiré.
– La première qui bouge se prend une balle, balance l’Hispano qui recule toujours par
l’embrasure de la porte.
Dehors, devant la galerie, le moteur du van dans lequel nous sommes venus jusqu’à Atlantic City
se met à vrombir de manière pas vraiment discrète.
L’Hispano fait brusquement volte-face et se rue vers le fourgon, puis j’entends les pneus crisser
sur le goudron. Franchement, on ne va pas leur courir après. L’urgence est ailleurs. Alors que Saskia
se frotte le crâne à deux mains et que la jeune prostituée se remet sur pied avec difficulté, je me
mets à hurler : – Dayton est blessé ! Il faut appeler une ambulance ! Vite !
Saskia s’approche de nous à quatre pattes. Elle a l’air sonnée. La prostituée chancelle également
vers nous et s’accroupit pour voir quels sont les dégâts.
– Personne ne viendra, dit-elle. Les flics ne veulent pas savoir ce qu’il se passe ici. Faut
l’emmener à l’hôpital tout de suite.
Dayton a fermé les yeux et sa respiration est saccadée.
Faites qu’il tienne le coup ! Ne le laissez pas mourir dans mes bras ! Pas après tout ce qu’il s’est
passé ! Jamais !
Je fixe la jeune femme avec des yeux fous, sans savoir comment réagir. Je me doute bien que
rester là, à serrer mon homme dans les bras, ne va pas le sauver.
– C’est ton mec ? me demande la fille.
Je hoche la tête.
– Si t’as envie de le garder, je te conseille de te remuer les fesses, ma jolie, sinon tu vas pouvoir
lui dire : « Bye, bye »…
Les mains de Saskia palpent les poches du jean de Dayton.
– Il a les clés de la voiture, dit-elle d’une voix faible.
Je relève les yeux vers Saskia. Du sang lui dégouline sur la tempe, grosso modo au même endroit
que sa blessure d’hier soir.
C’est un cauchemar ! Faites que je me réveille ! !
Dayton gémit dans mes bras. Je me réveille d’un coup de ma paralysie désespérée.
– Il faut qu’on bouge ! dis-je. Les deux mecs armés sont partis ? demandé-je à la fille agenouillée
près de moi.
Elle se rend jusqu’à la porte pour jeter un coup d’œil.
– Putain, le motel est vide comme si c’était la fin du monde ! lance-t-elle. Votre voiture, c’est la
noire garée en face ?
Saskia secoue la tête, incapable de parler.
– Oui, c’est celle-là ! réponds-je.
La fille revient à côté de nous.
– Il faut que tu nous conduises à l’hôpital, dis-je. On ne sait même pas où on est. Ces types nous
ont amenées ici hier soir. Je suis restée coincée dans cette chambre toute la nuit.
La fille lève la main comme pour stopper mes paroles.
– Moins j’en sais, mieux je me porte, dit-elle. O.K., je vous accompagne, mais vous me débarquez
avant l’hôpital. Je ne veux pas être mêlée à tout ça.
Saskia se relève doucement.
– Il faut porter Dayton jusqu’à la voiture, dis-je.
Je me redresse avec précaution en maintenant la tête de Dayton et montre à la fille qu’elle doit le
prendre sous l’autre bras. Nous commençons à le porter, plutôt le traîner, vers la porte, pendant que
Saskia progresse en chancelant vers la voiture.
Dehors, en effet, le motel semble déserté depuis des années. J’ai du mal à croire que j’ai entendu
autant d’activité la nuit passée. Oh, il reste bien quelques détritus plus frais que ceux qui jonchaient
le parking et la galerie avant notre arrivée, mais je doute que la police scientifique se penche sur
leur examen. C’est un endroit abandonné où n’importe quoi peut se passer sans attirer l’intérêt de
qui que ce soit.
Dayton gémit une nouvelle fois et mon cœur se serre.
– Attends, on doit mal le porter. Ça lui fait mal, dis-je à la prostituée.
– Écoute, il faudrait un brancard pour faire ça bien, répond-elle. Là, l’urgence, c’est de filer à
l’hosto.
Je transpire et tremble de froid en même temps. Je me sens l’énergie d’une géante, prête à
pouvoir porter Dayton seule, mais j’ai les jambes qui flageolent.
Saskia est montée dans la voiture dans laquelle elle est venue avec Dayton. La fille et moi
réussissons tant bien que mal à faire glisser Dayton sur la banquette arrière. Son tee-shirt est
carrément imbibé de sang qui goutte sur tout ce qu’il touche. Mes mains en sont pleines ; je les
essuie sur les cuisses de mon jean.
La fille se dirige vers le côté conducteur et déloge Saskia de derrière le volant.
Oui, ça vaut mieux. Pas la peine d’avoir en plus un accident de voiture !
Saskia est à moitié dans les vapes. Malgré cela, tout se passe vite, presque sans paroles. C’est
une vraie course contre la montre. Nous ne nous parlons presque pas, nous agissons, nous prenons
place. Saskia se laisse tomber côté passager ; je me case à l’arrière, le buste de Dayton relevé
contre moi. J’ai envie de le serrer de toutes mes forces, mais je me retiens.
Je ne te perds pas ! Hors de question ! Tiens le coup, mon amour !
Comme s’il entendait mes pensées, il soulève soudain les paupières et s’accroche à mon regard.
Je lui caresse la joue et lui souris.
– On va à l’hôpital, murmuré-je. Tu vas t’en sortir. On va y arriver.
Je lis tellement de vie dans ses yeux gris métal que je reprends espoir.
– Je t’aime, Dayton, chuchoté-je, mon cœur battant à tout rompre, en gardant ma main chaude
posée sur sa joue plus froide. Excuse-moi pour tout ce que j’ai fait.
Il parvient à émettre un faible « Chut ! » et me sourit avant de refermer les yeux. Il doit
économiser ses forces, au contraire de moi qui dépense les miennes sans compter pour l’assurer de
mon amour.
Garde l’esprit clair, Anna !
La voiture roule depuis dix minutes déjà. La fille négocie des virages très serrés, au frein à main.
J’amortis les chocs contre la portière de tout mon corps, mais ça n’empêche que, de temps à autre,
ma tête cogne contre la vitre. Je jette un coup d’œil à Saskia dont la tête dodeline et, régulièrement,
je l’appelle pour ne pas qu’elle pique du nez. Elle doit être épuisée, et les chocs consécutifs ont dû la
malmener. La fille au volant est concentrée sur sa conduite, malgré la situation complètement
ahurissante.
Ahurissante pour moi ! Cette fille a peut-être autant l’habitude de ce genre de trucs que moi de
fréquenter les hôtels de luxe depuis quelques mois !
– On est bientôt arrivés ? demandé-je doucement en lui touchant l’épaule.
– Ouais, ouais, moins de dix minutes si ça roule bien, dit-elle sans quitter la route des yeux – ce
dont je lui suis reconnaissante. Comment il va, ton mec ?
Je baisse le regard sur Dayton. Sa respiration est moins saccadée, mais j’ai peur qu’il perde
connaissance.
– Il saigne beaucoup mais il respire, réponds-je la gorge nouée.
Moins de dix minutes plus tard, comme prévu par notre chauffeur improvisé, la voiture se gare
devant l’entrée des urgences. Sans marquer de pause, la fille serre le frein à main et descend. Puis,
elle se penche dans l’habitacle et me dit simplement :
– Bonne chance !
– Merci, lui réponds-je sans avoir le temps de lui demander son nom.
Je la vois courir sur ses talons amochés et disparaître à la sortie du parking.
***
Nous sommes aussitôt pris en charge. Dayton est conduit d’urgence au bloc et Saskia disparaît
dans une salle de soins. On m’annonce peu de temps après qu’elle va subir des examens, notamment
pour savoir si elle ne souffre pas d’un traumatisme crânien. On me signifie aussi de manière très
sérieuse que je ne dois pas quitter les lieux. L’infirmière n’est pas très aimable. Visiblement, ça ne
fait plaisir à personne de se retrouver avec un blessé par balle et deux Françaises déboussolées.
Je m’installe dans la salle d’attente et me demande à quelle sauce je vais me faire manger par les
flics, après avoir passé une nuit séquestrée par des psychopathes.
Je tricote avec mes doigts en me demandant surtout ce que je dois raconter. Faut-il que je parle
de Jeff ? Il doit déjà être assez dans la merde… D’un autre côté, si on en est là, que Saskia est
sonnée et que Dayton est au bloc, c’est quand même beaucoup à cause de lui… Et puis, j’ai causé
assez de dégâts en cachant trop souvent la vérité.
Je ne devrais pas me sentir coupable de quoi que ce soit. Pourtant, c’est ce que je ressens,
comme une gamine prise en faute qui est sur le point de se faire punir.
– Mademoiselle Claudel ? me demande une voix de femme.
Je relève la tête vers une femme-policier en uniforme. Une dame qui pourrait être ma mère
déguisée pour le carnaval.
Qu’est-ce qu’on n’imagine pas pour se sentir à l’aise…
– Je suis l’agent Roover et voici mon collègue, l’agent Hogan, dit-elle en me désignant l’homme
qui l’accompagne et qui, étrangement, lui ressemble tellement qu’il pourrait être son frère. Nous
sommes venus vous poser quelques questions au sujet de ce qui est arrivé à M. Reeves.
Je déglutis, prête à passer aux aveux.
Mais de quoi ? ! Je n’ai rien fait !
– Vous avez l’air fatiguée, continue la femme. Vous voulez un café ?
Le sourire qu’elle m’adresse alors me réconforte. J’inspire un grand coup et secoue la tête.
– Oui, s’il vous plaît, murmuré-je.
Quand l’agent Hogan revient avec mon gobelet de café infect d’hôpital, l’agent Roover a eu le
temps de me mettre à l’aise et de me faire comprendre qu’elle est plutôt là pour m’aider et pas pour
me passer les menottes.
Nous trouvons une salle de soins libre pour discuter tranquillement, et les deux agents sortent
leurs calepins pour prendre des notes.
Je dis tout, en omettant quand même de signaler que nous étions au courant des mésaventures
de dettes de jeux de Jeff. Comme si Saskia, Dayton et moi l’avions appris la veille… Ce qui est en fait
un peu le cas pour Dayton… Passons… Je n’évoque pas non plus l’aide que nous a apportée la jeune
femme prostituée du motel.
Me taire et omettre, c’est ma spécialité !
Pour le coup, je ne vois pas pourquoi je lui attirerais des ennuis avec la police alors qu’elle nous a
sortis du pétrin.
Quand l’Agent Hogan me demande si je pourrais me plier à l’exercice du portrait-robot avec un
de leurs portraitistes, je les surprends tous les deux en sortant un bloc et un crayon de ma besace et
en leur dessinant, sommairement tout d’abord, puis de manière plus détaillée, le visage de nos
kidnappeurs.
L’agent Hogan émet un sifflement admiratif et sa collègue me remercie chaleureusement. Elle
observe les deux visages un certain temps, avant de déclarer :
– Bon, comme ça, évidemment, on ne peut être formel, mais on va rapprocher vos portraits des
fichiers des criminels du milieu du jeu et on verra ce que ça donne, dit-elle. Ce ne sont peut-être pas
des gars d’ici mais juste des hommes de main embauchés par un gros bonnet local. On vous tiendra
au courant.
Les deux agents rangent leurs calepins et s’apprêtent à prendre congé.
– On vous demande de rester dans le coin au moins pendant 24 heures, dit l’agent Roover. De
toute façon, votre ami ne risque pas de sortir de l’hôpital comme ça. On va devoir prendre sa
déposition aussi. J’ai cru comprendre que sa blessure n’était pas aussi grave qu’elle en avait l’air.
Une fois que les deux agents sont partis en me laissant un numéro où les joindre, « au cas où
certains détails me reviendraient », je file vers l’accueil pour demander si Dayton est sorti du bloc et
si je peux voir Saskia.
– J’appelle le médecin, me répond l’infirmière qui, décidément, n’a pas l’air de m’avoir à la bonne.
Je l’imagine en train de me classer dans la catégorie : « Petite Française à emmerdes » et je me
retiens de ne pas souligner son manque d’amabilité.
– Je vous conduis à votre amie, me dit le médecin quand il arrive à l’accueil. On a fini les
examens. Je vous rassure, nous n’avons décelé ni hémorragie, ni traumatisme. Nous avons
simplement procédé à quelques points de suture sur son cuir chevelu.
Saskia est installée dans une chambre. Elle est aussi livide que les draps. Elle se tient les bras le
long du corps, comme une gisante. Je n’aime pas voir mon amie, si pleine de vie d’habitude, avec
des airs de mourante.
– Hé ! Twinkle, ça va ! fait-elle d’une petite voix moqueuse en voyant ma tête. Je suis juste
claquée. C’est le contrecoup, c’est tout.
Elle agite les bras.
– Tu vois bien, pas de perfusions, pas d’appareils qui font bip-bip, continue-t-elle. Les flics me
laissent passer une bonne nuit et reviennent prendre ma déclaration demain. On m’a fait des
examens, et tout va bien, juste des bleus. On va quand même me surveiller cette nuit, histoire de
voir.
Puis elle secoue la tête, avec une expression irritée.
– Jeff nous a mis dans une belle merde avec ses histoires, hein ? fait-elle. On aurait pu tous y
passer. Tu te rends compte à qui on a eu affaire ? Ce sont de vrais gangsters. S’ils retrouvent Jeff…
Merde, j’ai la trouille. Ces types sont capables de tout. Qu’est-ce qu’ils vont pouvoir lui faire ?
Je la serre dans mes bras en évitant de toucher son crâne. Il s’est pris assez de coups comme ça
en l’espace de vingt-quatre heures.
Le médecin nous laisse dans la chambre en m’indiquant qu’il reviendra me chercher pour aller
voir Dayton, quand celui-ci sera remonté de la salle de réveil. Il prend tout de même le temps de me
rassurer concernant son état : l’intervention s’est bien déroulée et le diagnostic est plutôt rassurant.
Je m’assieds sur le bord du lit de Saskia, en tenant les mains de mon amie. Dix minutes plus tard,
je me sens partir et m’affaisser contre elle. Mes paupières sont lourdes et je m’endors, épuisée.
***
– J’ai dormi longtemps ? demandé-je quand Saskia me réveille doucement en me tapotant la joue.
– Une heure et demie, un truc comme ça, dit-elle en changeant de position. Hormis le fait que j’ai
des fourmis dans le bras, on vient de me prévenir que tu pouvais aller voir Dayton. Euh, frotte-toi un
peu la joue, tu as la trace des plis de l’oreiller.
Je passe dans le cabinet de toilette de la chambre pour m’asperger la figure d’eau. Sans même
jeter un regard vers mon reflet dans le miroir, de peur de constater le désastre, je file vers la salle
des infirmières. L’une d’elles me conduit aussitôt à la chambre où Dayton a été installé. Elle me
laisse devant la porte, me demande de ne pas rester trop longtemps. J’évite de lui répondre que je
ne compte pas quitter cet homme de tout le reste de ma vie et je lui promets sagement de ne pas le
fatiguer.
– Votre ami a eu de la chance, vous savez, me dit-elle. La balle a traversé son flanc de part en
part, sans endommager d’organes vitaux. C’était impressionnant, mais pas grave. Ce sont surtout
les muscles qui ont été déchirés.
– Euh, dites, fais-je à l’infirmière avant qu’elle s’éloigne. Il n’y a personne pour monter la garde
devant sa chambre ?
La jeune femme s’arrête et me sourit avec l’indulgence qu’on réserve aux grosses imbéciles.
– Votre ami n’est pas un témoin sous protection, ni un gangster susceptible d’être victime de
règlements de compte, n’est-ce pas ? La police a jugé que ce qu’il s’est passé relevait de l’incident
isolé et que votre ami n’avait pas à craindre de représailles. Vous croyez qu’ils ont raison ?
Je secoue la tête comme l’abrutie qu’elle pense que je suis, puis, le cœur battant la chamade, je
pousse doucement la porte pour pénétrer dans la chambre.
Au contraire de Saskia, Dayton est sous perfusion et raccordé à des machines qui font bip-bip.
J’approche à petits pas silencieux de son lit. Il porte une blouse blanche d’hôpital, sous laquelle on
devine un bandage qui lui enserre le bas du torse. Je soupire. Sa poitrine se soulève régulièrement
et doucement. Son profil élégamment dessiné semble paisible. Sa bouche fine n’est pas tendue. Ses
paupières ne sont pas crispées. Debout, près du lit, je pose la main sur son bras nu. Il ouvre
lentement les yeux et me sourit.
– Dayton, murmuré-je en me penchant pour l’embrasser. Comment te sens-tu ?
– Mieux maintenant que je te vois, chuchote-t-il. Je ne savais pas trop ce qu’il t’était arrivé. Je
crois que j’ai perdu connaissance. J’avais peur que tu sois blessée toi aussi.
– Non, non, réponds-je. Je n’ai rien. J’étais juste terrifiée à l’idée de te perdre. Je ne me serais
jamais pardonné de t’avoir attiré dans ce piège.
– Tu n’y es pour rien, Anna, dit-il.
– Mais si, tout ça, c’est ma faute, Dayton. Avec ma manie de te cacher des trucs, j’ai encore
merdé, et tu vois où tout cela nous a menés.
Il secoue tout doucement la tête.
– Tu n’y es pour rien, Anna, je t’assure. C’est à cause de Jeff que nous nous sommes tous
retrouvés dans cette situation. Je m’en veux de ne pas m’être rendu compte avant de ce qu’il vivait,
et je m’en veux de t’avoir reproché quelque chose dont tu n’étais pas responsable.
Les larmes me montent aux yeux.
– Dayton, j’ai eu tellement peur de te perdre. Je voudrais tellement que tu me pardonnes.
– Tu n’as rien à te faire pardonner, ma chérie, me dit-il avec un sourire plus tendu cette fois,
peut-être à cause de la douleur de la blessure. Nous sommes en vie, c’est tout ce qui compte. Tu as
été loyale envers Jeff et aussi franche que tu pouvais l’être avec moi. Je veux juste qu’on oublie tout
ça. On est en vie. On est encore ensemble.
Sa main se referme sur la mienne. Il me serre fort, comme s’il avait peur que je m’éloigne ou que
je disparaisse.
– Reste avec moi Anna, s’il te plaît. Même si je m’endors. Tu as parlé aux policiers ?
– Oui, réponds-je. Ils sont venus m’interroger. Je leur ai tout dit.
– Pour Jeff aussi ?
J’acquiesce.
– De toute façon, il va bien falloir qu’il refasse surface un jour, dit-il.
– Tu lui en veux, n’est-ce pas ? demandé-je, peinée de cette amitié qui risque de voler en éclats.
– Un peu oui, répond Dayton. Mais je sais que Jeff n’est pas le type d’homme à fuir à tout jamais
ses responsabilités. Il reviendra, Anna, j’en suis sûr. Il reviendra et il fera amende honorable pour
ses erreurs.
– Et pour l’argent, Dayton ? C’est une sacrée somme que tu as perdue…
– On s’en fout de l’argent, Anna, chuchote-t-il encore plus bas. On est en vie et tu es là.
Je m’assieds au bord du lit en prenant soin de ne pas le bousculer, puis je me penche sur le front
de Dayton pour l’embrasser doucement plusieurs fois.
– Mon amour, mon amour, murmuré-je entre chaque baiser.
2. Tout va trop vite !

J’ai beau insister pour rester au chevet de Dayton cette nuit, je ne suis visiblement pas dans les
petits papiers des infirmières, qui doivent en avoir ras-le-bol de me voir traîner dans les couloirs en
passant de la chambre de mon amoureux à celle de Saskia. Je me débrouille donc comme une
grande pour me trouver un hôtel pas trop loin de l’hôpital.
Le soir, dans ma chambre – qui est pour une fois assez conforme à ce que j’ai eu l’habitude de
fréquenter avant de rencontrer Dayton –, je me pose enfin et prends le temps de passer plusieurs
coups de fil. J’appelle plus longuement Summer, que j’avais juste prévenue dans l’après-midi pour
lui assurer que tout allait bien. La jeune fille s’est réfugiée chez une amie pour soulager son
angoisse.
– Tu es sûre que Dayton va bien, Anna ? demande-t-elle.
– Je suis restée avec lui toute la journée, Summer. Il est fatigué par l’opération, mais il va bien ; je
te le promets. Je veille sur lui. Il est entre de bonnes mains.
Ouais, les infirmières sont de vrais chiens de garde !
– Putain, quand même, Anna, dit Summer. C’est n’importe quoi, ces derniers temps, Dayton et
toi… Entre toi et tes crises de je-ne-sais-quoi qui font flipper tout le monde, Dayton qui court dans
tous les sens pour retrouver sa mère… Voilà que vous vous retrouvez dans une histoire digne d’un
film de gangsters. Je sais pas trop si vous vous rendez compte que je fais des études… J’ai besoin
d’un environnement calme et sécurisant, moi !
Je rêve, elle est en train de m’engueuler !
Je comprends que le cri du cœur et l’indignation de Summer parlent d’autre chose. De quelque
chose qu’elle ne veut pas clairement dire. Elle est inquiète et préfère s’offusquer et râler, plutôt que
d’avouer qu’elle se fait du souci.
– Summer, dis-je d’une voix rassurante. Tout le monde va bien ici.
Au silence qui suit, je devine que Summer est émue.
– J’ai eu peur pour vous, avoue-t-elle enfin d’une voix chevrotante. J’en ai marre des drames dans
ma vie. J’ai eu peur de vous perdre tous les trois, même Saskia.
– Summer, quand tu seras un peu plus âgée, tu te rendras compte qu’on ne peut pas tout
maîtriser dans la vie. Ce qu’il vient de se passer est quand même un peu indépendant de notre
volonté. C’est par amitié qu’on se retrouve dans cette histoire. Quand on aime des personnes, il peut
arriver qu’on prenne de gros risques pour elles.
Le message est passé. Pudique mais sincère.
– Ouais ben quand même, je trouve que vous déconnez grave tous les deux, soupire-t-elle pour
détendre l’atmosphère.
Sa désinvolture me laisse sans voix.
– Je n’ai pas envie d’être toute seule, Anna. Je vais rester chez ma copine Lola. Tu peux le dire à
Dayton, s’il te plaît ?
– Bien sûr, réponds-je. Je suppose qu’il préfère te savoir entourée que toute seule en train de faire
n’importe quoi au Nouveau monde.
– N’importe quoi ? rigole-t-elle. C’est toi qui dis ça !
Je coupe court à la discussion avant de m’agacer, même si sa réaction me rassure et me fait, moi
aussi, un peu rire. Je prends quand même le temps de lui demander de passer à l’appart pour
nourrir Churchill et changer sa litière.
– J’ai pas les clés, ronchonne-t-elle.
– Pas besoin. J’appelle la galerie de Saskia ; ils doivent avoir un double. Tu n’auras qu’à passer
les prendre. S’il te plaît, Summer…
Suit un rapide coup de fil aux Reeves pour leur apprendre que Dayton est hospitalisé et les
rassurer sur son état. Kathy est paniquée, mais j’entends Graham en arrière-fond qui lui rappelle
que leur fils est grand et que « si Anna te dit que tout va bien, Kathy, c’est que tout va bien. ».
Je peux compter sur lui pour apaiser les angoisses de la maman paniquée.
J’appelle ensuite Gauthier pour le tenir au courant des dernières mésaventures de ses amies et
pour m’imprégner un peu de sa bonne humeur. Je récolte bien plus que prévu.
– Rhooo mais on ne peut pas vous laisser trois jours sans nouvelles, sans que vous nous écriviez
un vrai polar à vous toutes seules, déclare-t-il. Il est temps que Lady Gogo arrive pour vous
surveiller !
– Dis-moi, tu as une idée de la date de votre visite ? demandé-je, enthousiaste à l’idée de la future
proximité de mon meilleur ami.
– Eh bien, dans cinq jours !
– Cinq jours ! Mais pourquoi tu ne m’as pas prévenue avant ! m’exclamé-je.
– Je t’ai dit que c’était imminent, Anna, répond Gauthier. Ça a été plus rapide que prévu parce
que Micha nous a dégoté des billets d’avion à un prix défiant toute concurrence et, comme le
déménagement va entraîner des frais que je n’avais pas vraiment anticipés, il n’y a pas de petites
économies.
Je suis prise de court par l’arrivée soudaine de Gauthier mais tellement ravie, que la joie prend
rapidement le dessus.
– J’essaierai d’être là pour vous accueillir, dis-je. J’espère que nous serons rentrés à New York ! Et
pas question que vous alliez à l’hôtel. Vous resterez à l’appart de Brooklyn. J’ai tellement hâte de te
voir, mon Gogo, et de rencontrer Micha, bien sûr. Rappelle-moi, c’est bien lui qui a de belles fesses…
La discussion continue quelques minutes sur un mode plaisant et rigolard. Je me surprends à me
lâcher et à rire aux éclats. Certainement une manière pour moi de décompresser.
Je repose le portable sur le lit de ma chambre et m’allonge pour me détendre vraiment. Malgré
moi, tous les événements des deux derniers jours repassent dans ma tête, comme un film en
accéléré, visionné en boucle.
Temps mort !
Et là, je me rends compte que je n’ai pas appelé quelqu’un que j’ai vraiment envie d’entendre
quand je suis à cran et bouleversée.
Mum…
Je file me doucher, nettoie grossièrement les taches de sang sur mes vêtements et me glisse entre
les draps frais de ce lit anonyme où je me sens si seule. Je compose alors le numéro de mes parents
en France. Ma mère décroche presque aussitôt.
– Anna, ma chérie, je pensais fort à toi depuis hier soir, je m’inquiétais presque. C’était plus fort
que moi. Ton père avait beau me dire que…
– Oh ! Mum, soupiré-je, soulagée.
Je lui raconte tout, d’une voix calme, mais avec des sanglots dans la gorge. Je suis si heureuse de
partager avec elle, de me laisser réconforter, de savoir qu’elle sentait qu’il m’arrivait quelque chose,
malgré les kilomètres qui nous séparent.
Je me laisse bercer par sa voix et m’endors, riche de toutes ces réconciliations.
***
Au matin, je retrouve le Dayton séduisant et sûr de lui qu’il m’avait semblé avoir perdu la veille,
quand je l’avais découvert allongé dans sa chambre d’hôpital. Il est assis sur son lit et, dès que
j’ouvre la porte, il se met debout en m’adressant un sourire conquérant.
– Je t’attendais, me dit-il en se tenant d’une main au montant du lit.
– Hé ! Superman, ils t’ont mis de la kryptonite dans ta perf ou quoi ? ! m’exclamé-je en me
précipitant sur lui. Tu ne veux pas t’asseoir plutôt ? Ça n’est pas un peu rapide pour se lever ?
Il cède et s’assoie sur le lit, mais c’est pour m’attirer contre lui plus confortablement.
– J’ai déjà bien assez des infirmières pour me faire la leçon, grommelle-t-il. Elles n’étaient même
pas capables de me dire où tu avais passé la nuit, et ton portable ne répond pas.
– Non, j’ai dû passer pas mal d’appels hier soir quand je suis allée à l’hôtel, dis-je. Ma batterie est
à plat. J’ai prévenu et rassuré tout le monde.
Je garde son visage entre mes mains et je lui caresse la joue tout en le dévorant des yeux.
Il est là, il va bien, il est beau et je l’aime…
Si le bonheur pouvait tenir en une seule phrase, ce serait celle-ci !
– Tu as appelé Audrey aussi ? me demande-t-il.
Ah merde, je ne l’ai pas encore intégrée au tableau…
Devant ma mine penaude, Dayton ajoute aussitôt :
– Hé ! Ne commence pas à culpabiliser, Anna. Il va nous falloir du temps pour nous habituer à sa
présence dans notre vie. C’est normal que tu aies oublié. Je le ferai dans la journée.
– J’ai appelé ma mère, dis-je comme pour m’excuser.
Il me serre fort contre lui.
– Je suis content que tu l’aies fait, me murmure-t-il. On est en train de tout mettre en place pour
une belle vie, nous deux… Enfin, une fois qu’on aura retrouvé Jeff…
On est sains et saufs, c’est vrai, mais je n’oublie pas, comme Dayton, que notre ami est on ne sait
où, ni dans quel état…
– On aurait pu nous préparer une belle vie plus tranquillement, réponds-je d’une voix douce. Un
peu comme tout le monde.
– Mais on n’est pas tout le monde, me susurre-t-il en me mordillant l’oreille.
Dis donc, je ne sais pas ce qu’il y a dans sa perf !
On frappe à la porte et la tête de l’agent Roover passe par l’embrasure.
– M. Reeves ? dit-elle. Bonjour. On peut vous déranger quelques minutes ?
Dayton acquiesce et les deux agents pénètrent dans la chambre en me saluant d’un signe de tête.
Je m’installe dans le fauteuil près de la fenêtre, en attendant que la procédure suive son cours. Je les
écoute se présenter, puis poser à Dayton les mêmes questions qu’à moi. Je suis assez satisfaite de ne
pas avoir omis quoi que ce soit dans ma déposition, car celle de Dayton est fidèle à ce que j’ai
raconté.
Les agents produisent les portraits que j’ai dessinés et Dayton confirme qu’il s’agit bien de nos
deux agresseurs.
– Bravo, Anna, dit-il. J’aurais été incapable de les décrire aussi précisément.
– En même temps, j’ai passé la nuit avec ces types, réponds-je en rougissant aussitôt du sous-
entendu malvenu qui pourrait être perçu dans mes propos.
– Je vous souhaite des nuits plus agréables, intervient l’agent Hogan en me souriant.
L’agent Roover, quant à elle, est plus concentrée sur sa mission.
– Nous allons enquêter, M. Reeves, déclare-t-elle. Il y a eu enlèvement, extorsion de fonds et
tentative d’homicide. Nous recherchons activement vos agresseurs, mais nous ne pouvons vous
retenir plus longtemps à Atlantic City. D’autant que j’ai appris de votre médecin que vous aviez
demandé à signer une décharge pour pouvoir sortir au plus tôt. Vous me semblez bien pressé.
J’écarquille les yeux en regardant Dayton.
– Je préfère en effet rentrer à New York, répond Dayton. J’ai une société à faire tourner et,
d’après le médecin, rien ne m’oblige à être suivi ici. Je me préoccuperai de ma santé chez moi.
– Il y a une chose qui me chiffonne quand même, poursuit l’agent Roover. Votre argent, je
suppose que vous allez porter plainte pour…
– Agent Roover, la coupe Dayton. Je suis venu de mon plein gré donner cet argent. Il était perdu
pour moi avant même qu’on me tire dessus. Je l’ai fait pour un ami dont on est toujours sans
nouvelles. Ce qui m’importe, c’est de le retrouver et d’être en vie. L’argent est accessoire.
– Il s’agit de plus de 300 000 dollars ! déclare l’agent Hogan, après s’être éclairci la voix. Ce n’est
pas une petite somme.
– Ma vie et celle de mon ami valent bien plus que cette somme, répond Dayton. Et vous le savez
sans doute, mais je ne suis pas vraiment dans le besoin… Excusez-moi cette remarque, mais c’est
juste pour rétablir la valeur de ce qui importe et de ce qui importe moins.
– Malgré tout, je crois que, pour votre ami, vous devriez signaler sa disparition à la police de
votre État, M. Reeves, insiste l’agent Roover. Ils se tourneront vers les autorités compétentes. Il y a
des services fédéraux qui s’occupent des disparitions.
Dayton se contente d’acquiescer. Dans le bref regard que nous échangeons, je comprends qu’il ne
va en faire qu’à sa tête, encore une fois, mais c’est peut-être aussi parce qu’il sait ce qu’il vaut
mieux faire pour son ami ? Je l’espère…
Concernant la « rançon » perdue, je reconnais bien là l’assurance et l’honnêteté de mon homme.
Même si les deux agents ont l’air un peu perturbés, ils se rangent à l’avis de Dayton et prennent
congé, après avoir échangé cartes de visite et numéros de téléphone pour que Dayton puisse être
joint pendant l’enquête.
– Mlle Claudel, me dit l’agent Roover avant de sortir de la chambre, vous avez été enlevée avec
votre amie. Nous venons de l’interroger et elle ne veut pas porter plainte. Qu’en est-il de vous ?
Je nous imagine enfoncées jusqu’au cou dans un procès de série télévisée interminable et
spectaculaire – toujours mon côté « J’en fais trop » –, et, franchement, ça me fout la pétoche et ne
me donne pas du tout envie. J’ai l’intime conviction que ces types s’en sont bien tirés avec l’argent,
qu’ils n’étaient que des malfrats de troisième zone qui ont eu chaud aux fesses et ne tenteront
certainement pas de revenir demander du rab.
– Je suis du même avis que mon amie et que M. Reeves, réponds-je d’une voix blanche. Je suis en
vie, j’ai envie d’en profiter autrement qu’en pourchassant ces types. Ceci étant, je ne peux être que
rassurée que vous enquêtiez et je resterai à votre disposition si vous avez besoin de moi.
L’agent Hogan émet un petit claquement de langue étonné et un rien ironique.
– On n’entend pas ça tous les jours ; je ne sais pas trop quoi en penser, dit-il.
Les deux agents échangent un regard dubitatif, avant de nous serrer la main et de s’en aller.
– J’ai eu peur qu’ils déterrent mon histoire de piratage du site de services sociaux, me dit Dayton,
après s’être assuré que les deux flics s’étaient éloignés. C’est con, hein ? Je m’attendais à ce que ça
ressorte. Jeff a sans doute dû faire le nécessaire à l’époque pour que mon casier soit effacé…
– Tu ne vas pas signaler la disparition de Jeff si j’ai bien compris, hein ?
Dayton secoue la tête.
– Si nous avons été surpris d’avoir affaire à de vrais gangsters, des types armés capables de tout,
Anna, je crois sincèrement que ce n’est pas le cas de Jeff. Lui savait. Je suis convaincu qu’il a mis les
bouts et est en sécurité quelque part. Évidemment ça m’angoisse et j’ai la trouille qu’ils finissent par
le retrouver, mais, connaissant Jeff, il ne se fera pas coincer comme ça. Ce n’est pas un débutant ; je
pense qu’il a l’habitude de ce milieu.
Il a raison ; il le connaît sans doute mieux que Saskia et moi réunies, même si nous sommes tous
passés à côté de son grand secret concernant son vice du jeu.
– C’est vrai alors, tu vas signer une décharge pour sortir aujourd’hui ? demandé-je en me
rapprochant pour poser la main sur son torse. Tu es sûr que ça va aller ?
– On n’a aucune raison de moisir ici, me répond-il de son ton « Mr Business ». J’ai demandé que
l’hélico vienne nous chercher directement à l’hôpital. On repart tous les trois cet après-midi. De
toute façon, Saskia non plus ne peut plus rester en place. Elle n’a pas arrêté de se balader toute la
nuit dans les couloirs et elle tape sur les nerfs des infirmières, apparemment.
Ça doit être un truc de Française, ça…
– Mais ne t’inquiète pas, poursuit-il. J’ai prévu de travailler depuis le loft. Je peux même
poursuivre mes recherches pour retrouver Jeff. Je ne vais pas courir partout.
J’en profite alors pour lui annoncer l’arrivée de Gauthier et Micha dans quelques jours et lui faire
part de mon envie de les accueillir chez moi, à Brooklyn.
– Vous allez être un peu à l’étroit, non ? dit-il en m’attrapant par les hanches pour m’attirer entre
ses jambes, alors qu’il est toujours assis sur le lit. Je ne serais pas contre une jolie fille qui s’occupe
de moi à domicile pour ma convalescence…
– M. Reeves, je soupçonne les infirmières d’avoir introduit une substance euphorisante dans
votre perfusion, dis-je avec un petit sourire, avant de filer retrouver mon amie Saskia dans sa
chambre.
***
Nous embarquons tous les trois dans l’hélico en milieu d’après-midi, direction Manhattan. Saskia
semble avoir oublié tout des dernières vingt-quatre heures éprouvantes qu’elle vient de passer,
même la colère qu’elle a exprimée plus tôt envers Jeff, à défaut d’inquiétude sur ce qu’il est devenu.
Elle a tout oublié parce que c’est la première fois qu’elle prend l’hélico ! Pendant tout le vol, nos
oreilles résonnent des exclamations excitées de ma copine. Dayton me lance des regards amusés et
je ris avec Saskia.
Du personnel médical spécialisé nous attend au Pier 6 où nous nous posons. Dayton est transféré
en fauteuil roulant jusqu’à une ambulance privée. Je l’embrasse tendrement avant qu’il gagne le
Nouveau monde. Le chauffeur de Dayton va nous conduire, Saskia et moi, à Brooklyn.
– Ça ne t’ennuie pas si je ne viens pas tout de suite jouer l’infirmière ? dis-je en me sentant un
peu coupable.
– Raccompagne Saskia, répond Dayton. Ne la laisse pas toute seule. Summer m’attend au loft. Tu
me rejoindras dans la soirée. Fais-moi juste savoir quand tu viens, que je t’envoie le chauffeur.
– D’accord mais, juste pour savoir, tu es sûr que ça ne te dérange pas que je m’installe un peu
chez toi, le temps que Gauthier trouve un appart à louer ?
Il a un petit sourire malicieux et m’ébouriffe tendrement les cheveux.
– Ça te fiche la trouille, hein ? demande-t-il en me dévisageant avec attention. Cette installation
chez moi… c’est provisoire, je sais. Tu crois qu’on va réussir à cohabiter tous les deux ?
– Ça dépend combien de temps ça dure, réponds-je en souriant à mon tour. En tout cas, d’ici
l’arrivée des garçons, je resterai à Brooklyn en journée, si ça te va. Ce sera plus facile pour moi de
travailler chez moi.
Dayton ne répond pas vraiment.
– À tout à l’heure, mon infirmière sexy, dit-il simplement, avant de monter dans l’ambulance.
Ouais, eh bien, faudrait voir à vous ménager, M. le patient…
***
Dans la voiture qui nous ramène à Brooklyn, je songe aux allées et venues auxquelles je vais
devoir me plier les prochains jours.
– Tu as l’air soucieux, Anna ? me demande Saskia qui, elle, semble ravie de retrouver nos
pénates.
– Pff ! C’est juste la logistique des prochains jours qui me fait peur.
– Hé ! Pas de quoi paniquer ! Je suis grande, tu sais, et je vais bien. Je n’ai pas besoin d’une
nounou, me rétorque-t-elle.
– Je m’inquiète pour Jeff, lâché-je enfin, comme pour tester sa propre angoisse.
Saskia détourne le visage vers la vitre.
– Je suis en colère contre Jeff, tu sais Anna, mais j’ai l’impression que c’est plus pour oublier que
toute cette histoire m’attriste et que je me fais malgré tout un sang d’encre pour lui. Je me sens
impuissante.
– Dayton pense que Jeff est terré quelque part et qu’il sait à qui il a affaire, dis-je. Il a dit qu’il
allait entreprendre des recherches de son côté.
Saskia se retourne vers moi, les yeux brillants de larmes.
– Il le connaît mieux que nous, déclare-t-elle, la voix chevrotante. Il est sûrement mieux équipé et
plus compétent que nous pour pister Jeff, où qu’il soit.
– La police nous a conseillé de signaler la disparition de Jeff, poursuis-je. Sans signalement, il n’y
aura pas d’enquête. Je crois que Dayton veut essayer de le retrouver par lui-même, sans lancer le
FBI à sa recherche… J’ai comme l’impression qu’il sait ce qu’il fait, Saskia.
Saskia a un sourire timide sur son visage désormais luisant de larmes.
– Bizarrement, j’ai envie de faire confiance à ton mec, Anna, parce que je sais que Jeff a confiance
en lui aussi, dit-elle. Je veux bien lui laisser quelques jours pour ses recherches, même si ça me
pèse, que j’imagine Jeff dans la pire des situations, mais ensuite, je signalerai la disparition de Jeff à
la police.
J’acquiesce en serrant la main de mon amie.
– En tout cas, il n’est pas question que je te laisse en plan après ce qu‘il s’est passé, Saskia. Et
puis, il faut préparer l’arrivée de Gauthier et de Micha, arranger l’appart, et j’ai aussi du boulot ! Je
ne peux pas tout laisser tomber.
***
Les trois jours qui suivent sont conformes à ce que j’imaginais. J’ai l’impression de courir toute la
journée. Saskia travaille à l’appart ; je crois qu’elle a un peu les jetons de retourner à l’atelier tout
de suite. Je la comprends. Après tout, nos deux kidnappeurs l’attendaient là-bas deux jours plus tôt.
J’enchaîne les rendez-vous pour mon article et je boucle mes projets en cours. Interviews d’un
psy, d’un créateur de site internet de poker en ligne, mon reportage sur l’addiction au jeu s’enrichit
de plus en plus, même s’il me reste toujours à trouver ce fichu témoignage pour remplacer celui de
Jeff…
Jeff… Il faut que je contienne mon angoisse pour ne pas amplifier celle de Saskia. Je sais que, dès
son retour, Dayton a mis un de ses employés sur l’affaire, mais il leur faut du temps. C’est ce que
Dayton répète chaque jour à Saskia quand ils se parlent et qu’il fait tout pour la rassurer.
On joue tous à cacher notre angoisse aux autres, à espérer… C’est épuisant…
Je n’arrive pas à trouver une seule seconde pour mon blog. Je me contente de noter des idées
pour amuser ma galerie virtuelle : un épisode façon film de mafieux, deux Françaises énervantes
dans un hôpital américain, une étude comparative et humoristique des derniers hôtels que j’ai
fréquentés, y compris le motel miteux où j’ai été séquestrée, ma nuit avec « Jean-Claude Van Damme
». Mais je ne trouve pas le temps pour développer tout ça, et ça m’agace !
Le soir, je me fais conduire au Nouveau monde et m’endors à moitié dans la limousine. Quand je
retrouve Dayton, c’est plus pour me blottir contre lui et fermer les yeux que pour le soigner et le
bichonner.
***
Quand Gauthier et Micha débarquent à l’aéroport John F. Kennedy, c’est une Twinkle en petite
forme qui les attend. Heureusement, ces retrouvailles avec mon meilleur ami m’insufflent très vite
une énergie et un enthousiasme qui frôlent l’hystérie. Je ris au moindre de ses bons mots. En même
temps, il est tout surexcité, et notre trio parisien a des airs de réunions de volailles sous coke en
plein hall des arrivées.
Je rencontre enfin Micha dont je ne connaissais que les fesses entraperçues au cours d’une
communication sur Skype avec mon ami. C’est un jeune homme discret et frêle, au corps élancé et
léger de danseur, aux longs cheveux noués en chignon et habillé tout en jaune.
Juste le temps de poser les bagages à Brooklyn et nous rejoignons Dayton – et Churchill,
déménagé de force à TriBeCa – au Nouveau monde.
– Nom de bleu ! s’exclame Gauthier dans une imitation très réussie de la baronne de Rothschild,
une fois que nous nous installons dans la limousine à notre disposition. Tu as déniché le bon parti,
Anna !
Je fais la grimace.
– Tu sais que ce n’est pas pour ça que je suis avec lui, réponds-je. Et puis, sache que le bon parti
n’est pas riche qu’en dollars mais en expériences inédites aussi !
– Non, non, je ne veux rien savoir de vos galipettes, répond Gauthier en agitant les mains.
– Mais non, rétorqué-je en rougissant. Je pensais à tout ce qu’on vient de traverser, avec Dayton.
Les Feux de l’Amour, à côté, c’est du cinéma d’art et essai…
L’ambiance est vraiment détendue, voire complètement délirante dans la limousine, à croire que
les douze heures de voyage, escale comprise, n’ont aucun effet sur Gauthier. J’oublie que
j’appréhende un peu de présenter mon meilleur ami à Dayton et le regard que ce dernier portera
sur lui. Bon, finalement, c’est au sujet de leurs réactions à tous les deux que je m’interroge.
Pourtant, j’oublie tout ça dans l’effervescence et le rire, et nous débarquons au Nouveau monde
comme une bande de gamins bruyants.
Gauthier, qui a de très bonnes manières en société – beaucoup moins dans l’intimité qu’il partage
avec ses amis ! –, tend une main tiède et courtoise à Dayton, mais mon amoureux le serre d’emblée
dans ses bras. J’écarquille de grands yeux devant cet accueil spontané de Dayton. Gauthier se raidit
et jette un regard paniqué dans ma direction. Je souris. Mon homme est plein de surprises !
– Je suis ravi de te rencontrer, Gauthier, lui dit-il avec sincérité. Anna ne cesse de me parler du
trio que vous formiez avec Saskia à Paris. Je crois que New York n’a qu’à bien se tenir maintenant
que vous êtes de nouveau réunis !
Gauthier est encore hésitant devant la déclaration spontanée de Dayton, mais je devine, à ses
yeux qui pétillent légèrement, que Lady Gogo n’est pas loin de prendre le dessus…
Je suis tout sourire à convoiter du regard les deux hommes de ma vie.
Gauthier est déjà moins à cheval sur les manières au bout de quelques verres. Nous passons
cette soirée de bienvenue à nous remémorer des anecdotes comiques de notre trio d’amis. Micha
semble découvrir une nouvelle facette de son petit ami et Summer est aux anges au milieu de ce
brouhaha festif. Je remarque avec plaisir combien la jeune fille a changé au contact de Saskia et de
quelle manière admirative elle observe mon amie. Visiblement, elle n’a plus l’air de nous en vouloir,
à Dayton et à moi, des « perturbations » que nous avons fait subir à sa vie d’étudiante studieuse…
Dayton, Churchill sur les genoux – ces deux-là se sont mutuellement adoptés, malgré la jolie
couverture de poils que mon chat anglais laisse sur le jean de mon homme ! –, rit des pitreries de
Gauthier et s’esclaffe de nos aventures passées.
Quand il est temps pour mes amis de rejoindre Brooklyn, c’est avec un peu de mélancolie que je
leur souhaite bonne nuit. Dès que les portes de l’ascenseur se referment sur eux, je me réfugie dans
les bras de Dayton qui m’étreint tendrement.
– C’est une belle soirée, Anna, me murmure-t-il en m’embrassant les cheveux.
– Oui, je suis heureuse. J’avais un peu peur que tu ne comprennes pas mon amitié avec Gauthier.
– Je n’ai pas à comprendre, juste à accueillir ton ami en sachant qu’il compte beaucoup pour toi.
– Merci, Dayton, chuchoté-je en fourrant mon museau contre son torse puissant.
– Crois-tu que tu pourrais être encore plus heureuse, Anna ? Enfin, ce soir, je veux dire…
Je relève la tête en fronçant les sourcils, sans vraiment comprendre le sens de sa question.
Parce que plus heureuse, ça semble difficile, non ?
Dayton a ce sourire mystérieux et ce regard acier des coups préparés en douce. Il me prend par
la main et m’entraîne dans le couloir.
– Viens voir, me dit-il.
Et je le suis sans résister.
Il s’arrête devant une porte qui donne, d’après mon souvenir, sur une pièce qui sert de
bibliothèque et de salle de lecture. Enfin je crois…
– Ouvre, me dit-il, toujours avec ce sourire énigmatique.
J’obéis et découvre une pièce, de toute évidence, entièrement repeinte et meublée de neuf, à la
grande baie vitrée de type industriel donnant sur TriBeCa. Il y a une table à dessin, un bureau, le
tout évidemment équipé en matériel en tous genres, informatique et arts plastiques. Une
bibliothèque richement garnie de livres d’art occupe tout un mur. Une méridienne en tissu pourpre
est disposée élégamment dans un coin, assortie d’un guéridon design.
– C’est pour ton « installation provisoire », Anna, me dit Dayton dans le creux du cou, en se
collant dans mon dos alors que je contemple bouche bée la pièce. Ça n’a pas été trop difficile de
faire ça en douce, vu que, ces derniers jours, tu n’arrivais que le soir et complètement crevée.
Je secoue la tête, abasourdie.
– Je ne me suis rendu compte de rien, dis-je avant de me retourner pour faire face à Dayton, tout
contre lui. Merci, mon amour, oh ! merci ! C’est juste trop ! Ça n’était pas nécessaire.
– Je voulais que tu te sentes bien, répond-il, les bras passés dans mon dos. Je sais que tu avais
peur, comme moi, de cette cohabitation… provisoire. Je veux que ça se passe bien, que tu aies ton
espace et que tu ne te sentes pas de passage… enfin provisoirement, ajoute-t-il en souriant.
– Tu es tellement attentionné, réponds-je, avant de l’embrasser voluptueusement.
– Ça te plaît ? demande-t-il.
– Oui, beaucoup.
« Beaucoup », le mot est faible. Jamais un homme n’a été aussi soucieux de mon bien-être.
Dayton est capable de sentir ce qui va me plaire, avant même que le désir m’effleure. Évidemment
que ça me touche et me bouleverse. Je suis amoureuse…
Son étreinte se fait plus langoureuse et câline. Il bouge ses hanches contre mon ventre.
– Que dirais-tu de t’installer sur ta méridienne pour en tester le confort ? me demande-t-il, le
souffle un peu plus court.
– C’est une proposition ? réponds-je en comprenant bien le message. Tu ne crois pas que c’est
contraire à ta convalescence ?
Il presse son bas-ventre contre moi. Son désir est incontestable.
– Je ne crois pas, me souffle-t-il dans le cou. Je crois même que c’est recommandé.
Dayton enlace ma taille et rapproche encore plus son corps du mien, comme si c’est possible.
Puis il se met à osciller lentement et chantonne d’une voix douce à mon oreille : « Fly me to the
moon… ».
Je frissonne.
– Tu te souviens ? me demande-t-il en m’entraînant dans une danse sensuelle, collée-serrée.
Comment oublier…
Comment oublier ce soir où je l’ai rencontré ? J’avais les yeux pleins de lui. J’étais sous le
charme, envoûtée et tellement terrifiée par ce qu’il pouvait se passer… et que je voulais qu’il se
passe.
– Tu te rappelles le pont des Arts ? continue-t-il, comme s’il souhaitait me faire revivre ce moment
avec précision.
Je me souviens de ce moment où il m’a rapporté une brassée de roses achetées à un vendeur
ambulant, cet instant confus où je l’ai embrassé, pudiquement, à la commissure des lèvres, ne
sachant pas trop si j’allais oser aller plus loin.
– J’avais tellement envie de t’embrasser alors, poursuit-il comme s’il était dans ma tête. J’avais
envie de te serrer dans mes bras comme là, maintenant.
Ses mains passent de mes reins au haut de mon dos, puis redescendent vers mes fesses, qu’il
englobe dans ses paumes.
– J’avais envie de te toucher comme ça.
Ma respiration passe à la vitesse supérieure.
– Je me suis retenu de t’emmener dans la première chambre d’hôtel venue pour te dévêtir
complètement et te regarder, te caresser.
Ses lèvres frôlent mon cou. La chair de poule couvre aussitôt ma peau, dévale sur ma poitrine et
fait se tendre mes seins.
– Tu imagines ? murmure-t-il.
Pas besoin d’imaginer… Je sais ce que ça fait quand tu me touches…
– On venait à peine de se rencontrer. Ça faisait seulement quelques heures qu’on se connaissait,
susurre-t-il toujours. J’avais déjà envie de ta peau, de t’embrasser à pleine bouche, partout, de
découvrir ce que tu cachais sous tes vêtements…
Tout en évoquant à voix basse ces gestes qui éveillent en moi autant de souvenirs érotiques de
nous, Dayton me fait reculer tout doucement vers la méridienne, en nous balançant doucement
comme si nous étions toujours en rythme sur la musique qu’il fredonnait.
– Alors tu t’en souviens ? insiste-t-il gentiment.
Je suis perdue dans les images de nos corps, de tous nos ébats et nos plaisirs. C’est ce qu’il
voulait en évoquant notre rencontre, non ? Que je me perde dans les sensations de ces souvenirs
pour qu’ils s’emparent, là, tout de suite, de moi.
– Oui, soufflé-je.
– Tu avais envie de moi aussi, Anna ?
– Oui, haleté-je.
Ce sont les mots qui embrasent le désir en moi. Dire que j’ai envie de Dayton, que j’ai eu envie de
lui dès le premier soir, dès le premier regard que j’ai posé sur lui, même si je n’osais pas y croire,
tout ça appelle la faim et l’envie de son corps dans l’instant. Mon ventre se creuse contre lui, mes
reins se cambrent, mes seins pointent contre son torse. C’est un autre langage ; ce ne sont plus des
mots, mais mon corps parle à celui de Dayton. Et le sien parle le même langage.
– Jamais je n’aurais cru que ce serait si bon de faire l’amour avec toi, chuchote-t-il, avant de
prendre mon visage entre ses mains.
Il le lève vers le sien, m’entrouvre les lèvres du bout des doigts, puis vient caresser ma bouche de
sa langue. Sa salive réchauffe mes lèvres tel un baume brûlant. Je soupire de plaisir en le sentant
s’immiscer progressivement dans ma bouche et s’ouvrir à ma langue. Un frisson parcourt ma nuque
tant notre baiser est électrisant.
Alors que je me colle plus sauvagement à lui, il chancelle. Je m’accroche à ses épaules pour le
retenir.
– Ça va ? demandé-je, inquiète. Ça n’est pas sérieux, Dayton, avec ta blessure !
Un sourire vorace se dessine sur ses lèvres, ses pupilles étincelant de désir.
– Ce serait sous-estimer mon imagination si tu crois que je ne vais pas trouver un moyen pour te
donner du plaisir… et en prendre. Je vais m’asseoir, attends.
Il se laisse tomber lentement sur la méridienne.
– Mmm, elle est confortable, dit-il d’un air enjôleur.
Je lui tiens la main pour ne pas perdre contact avec lui.
– Tu peux m’aider ? me demande-t-il en déboutonnant sa chemise.
Je me penche pour lui enlever, avec des gestes précautionneux. Il arbore encore un gros
pansement sur son flanc. Je pose sa chemise sur le bout de la méridienne, et nous nous regardons
deux secondes en silence.
– Et si tu continuais, Anna ? Je me sens comme un prince un peu paresseux sur cette ottomane…
dit-il avec une petite moue sensuelle.
À le voir, comme ça, torse nu, malgré son pansement, le haut du corps visible taillé comme celui
d’un athlète, l’attache solide de son cou viril…
Moi, je veux bien servir à vie un tel prince…
Je me prends au jeu avec des airs de servante fidèle et soumise, le regard baissé, les gestes
mesurés. Je m’agenouille lentement et délasse ses chaussures que je range sous la méridienne. Puis,
c’est au tour des chaussettes que je remise de côté. Me redressant, je déboucle sa ceinture et défais
les boutons de son jean. Dayton se soulève un peu pour que je descende le vêtement. J’en profite
pour lui retirer aussi son boxer. Toujours le front baissé, toujours docile et douce dans mes
mouvements, je suis à nouveau à genoux au sol, devant lui.
– Relève la tête, Anna, dit-il d’une voix que l’excitation rend encore plus grave. Regarde-moi.
J’obtempère. Ses yeux sondent les miens une demi-seconde et me posent les questions
silencieuses que je comprends désormais : « Est-ce que je peux ? Est-ce que tu as envie de jouer ?
Est-ce que tu acceptes que je dirige ? ».
Oui, OUI, lis-le dans mes yeux !
J’adore jouer avec Dayton. Oser aussi. Je sais que tout nous est permis parce que nous respectons
l’autre. Nous voulons partager un plaisir intense et nous varions la manière de l’atteindre. J’aime
quand c’est sauvage, quand il me prend avec ardeur. J’aime aussi la douceur de nos étreintes. J’aime
qu’il me dise ce que je dois faire, et je le fais en éprouvant un plaisir et une excitation que je n’avais
jamais connus avant lui. J’aime quand, après nos jeux, nous nous retrouvons dans l’apaisement et les
câlins.
Là, j’ai envie de jouer, de lui obéir…
Je lève les yeux vers Dayton, nu sur la méridienne. Ce pourrait être un tableau de maître ; son
corps est tellement superbe, pareil à celui de l’ange déchu de Cabanel. Il est à demi-allongé, appuyé
contre le dossier de l’ottomane, son érection se dresse sans hésiter, et c’est ça qu’il veut que je
regarde.
– Tu aimes ce que tu vois, Anna ?
Je fixe son sexe dressé, son ventre tendu et je m’ouvre complètement aux sensations que ce
spectacle provoque.
Ma respiration est courte ; je souffle par la bouche. Mes mamelons me font mal tant ils sont durs
et, entre mes cuisses, mon sexe se gonfle aussi de désir. Je sens la chaleur humide se répandre.
– Oui, j’aime ça, chuchoté-je.
Il expire comme s’il essayait de se contenir, lui aussi.
– Relève-toi et déshabille-toi, Anna, dit-il. Je veux te contempler nue, toi aussi.
Je m’exécute en essayant de ne pas balancer mes vêtements dans tous les sens tant j’ai faim du
contact de Dayton. Je prends mon temps sans le quitter des yeux. Il a posé une main sur son sexe,
sans vraiment se caresser, juste pour en souligner la fermeté. J’aimerais que ce soit ma main qui
tienne son membre de la sorte.
Je suis enfin nue devant lui, les mains pudiquement croisées sur ma poitrine.
– Moi aussi, j’aime ce que je vois, murmure-t-il. J’ai envie qu’on prenne notre temps.
Il s’installe mieux dans l’axe de la méridienne, jambes étendues.
– Viens sur moi, m’ordonne-t-il gentiment.
Sa voix est rauque. Il n’y a rien d’autoritaire dans ses ordres. Cela tient plus de l’invitation, de la
directive attentionnée.
Je grimpe sur la méridienne et me positionne à quatre pattes au-dessus de lui, mes seins au
niveau de son sexe que je sens buter contre moi. Il n’a pas besoin de m’en dire davantage pour que
je sache de quelle manière j’ai envie de le toucher et d’entrer en contact avec sa peau. J’abaisse mon
buste vers son corps et, lentement, je caresse son sexe dans la gorge creusée entre mes seins.
J’avance et je recule, toujours en appui sur mes mains, et je roule des épaules pour que mes seins
touchent encore et encore son membre dressé, à la peau douce et veloutée. Dayton tend les bras
pour mélanger ses mains à ce jeu de douces bousculades. Il attrape son sexe et le colle à moi, ou
bien il saisit mes seins pour en éprouver la fermeté et en pince les bouts. Mon dos se creuse, mes
lèvres s’entrouvrent. J’avance autant qu’il le faut pour aller conquérir sa bouche et lécher sa langue
qui m’attend. Avec délice, langoureusement.
Son érection est maintenant coincée entre lui et moi car j’ai rapproché mon ventre du sien, en
prenant bien soin de ne pas peser sur lui à cause de sa blessure…
– Tu es excitante comme ça, Anna, souffle-t-il entre mes lèvres.
Oui, j’imagine bien que ma position frôle l’indécence : à quatre pattes, le dos creusé, les cuisses
écartées, mes seins se frottant contre le torse de mon amant… Jamais je n’ai été cette Anna-là. C’est
lui qui m’habille de cette indécence, même si avec lui, ce n’est plus de l’indécence, mais juste une
danse amoureuse et sensuelle.
Alors que je m’écarte un peu de lui, ma main part à la recherche de son sexe que j’empoigne.
Puis je reprends mes lents mouvements de balancier au-dessus de son corps, mais, cette fois, en
faisant glisser son érection sur les lèvres mouillées de mon sexe. Je m’ouvre à chaque passage sur
son membre. Je le sens me réchauffer de la base de ma vulve à la pointe de mon clitoris. Je suis
tellement mouillée que je le mouille à mon tour. Je sens le sang battre dans son sexe, entre mes
doigts.
Dayton gémit chaque fois que mon clitoris caresse son gland. Je lève les yeux sur son visage. Il
est en train d’observer ce que je fais de lui, là, entre nos ventres. Je baisse mon regard sur ma main
qui le tient et le branle lentement. La vision de nos sexes si proches est terriblement électrisante. Le
fait de prendre le temps, alors qu’il crève d’être en moi et moi d’être prise, amplifie mon excitation.
Je comprends, là, que regarder, c’est déjà prendre du plaisir, c’est se projeter dans ce qu’il va se
passer ensuite, quand il va me pénétrer.
J’appuie l’extrémité de son sexe à l’entrée du mien et je pousse doucement contre. Seul son gland
se love en moi. Je cesse d’un coup mon mouvement de balancier pour rouler du bassin et ancrer son
membre plus fermement à l’entrée de mon sexe.
– Je ne sais pas ce que tu fais, Anna, mais c’est délicieux…
Je lui souris, puis je reprends mes petites poussées sur son sexe, sans lui permettre d’aller plus
loin en moi. De légers à-coups sur son gland qui me donnent l’impression qu’il va me pénétrer
entièrement, mais en n’allant jamais plus loin. Je reste en appui sur une main, et, de l’autre,
j’attrape la base de son membre et ses testicules.
Un râle s’élève de la gorge de Dayton. Toujours comme si je le maintenais en moi, comme s’il
était finalement un sex-toy dont j’usais à ma guise, j’amplifie mes mouvements sur son sexe pour
l’enfoncer plus profondément en moi.
– Anna, c’est complètement fou ce que tu fais…
Il parle pour tenter de se maîtriser. J’essaie moi aussi de me contenir, de m’empêcher de
m’empaler sur son membre pour le sentir battre au fond de moi.
Les rôles se sont inversés, et c’est bon comme ça aussi…
Oui, je comprends que c’est moi qui ai pris le dessus, mais à notre manière douce et
respectueuse. Il ne me dit plus ce qu’il aimerait que je fasse, mais j’ose improviser sur son corps et
faire ce qui me passe par la tête. S’il m’avait demandé de prendre l’initiative, j’en aurais été
incapable ! Et pourtant, c’est là, ça arrive ; il s’abandonne à mes élans.
Toujours avec la même langueur et les mêmes précautions, je me redresse sur lui et coulisse avec
délice sur son sexe pour l’enfouir totalement en moi. Il laisse échapper un soupir et pose ses mains
sur mes cuisses ouvertes de part et d’autre de son corps. Je reste immobile quelques secondes,
avant de tourner sur lui, par mouvements lents du bassin, comme une danse lascive et lourde
d’attente. En faisant ça, mon sexe s’épanouit autour de la base de son membre.
Toujours redressée, je recule de quelques centimètres pour que mon clitoris appuie sur son
pubis. Et je tourne, je valse lentement, je balance mon bassin, je roule des hanches.
Comme c’est bon…
J’adore cette jouissance complète que je sens monter en moi quand nous faisons l’amour. Me
sentir remplie de lui, de son érection, ouverte à son désir et me frotter contre sa chair chaude pour
envoûter ma vulve. Le mouvement de mes hanches, la présence immobile et solide de son sexe en
moi…
Je rejette la tête en arrière en gémissant doucement, au rythme de ma houle sur lui. Les mains de
Dayton remontent jusqu’à ma taille, qu’il empoigne pour m’appuyer plus fortement contre son pubis.
– Donne-toi du plaisir, Anna, murmure-t-il. Tu es tellement belle comme ça.
Je m’agrippe à ses avant-bras puissants que je sens tendus sous mes doigts.
– J’ai peur de te faire mal, haleté-je en baissant les yeux sur son beau visage.
Un sourire presque ivre se dessine sur ses lèvres.
– Oh non, je t’assure, répond-il. Tu ne me fais pas mal, c’est tout le contraire ! Rien que te
regarder faire de moi ce que tu veux me donne déjà envie de jouir.
J’accélère mon rythme sur son sexe, mais je m’immobilise presque aussitôt.
– Non, je vais te faire mal, attends, chuchoté-je.
Je me relève en faisant coulisser avec délicatesse le sexe de Dayton hors de moi, puis je procède
à un demi-tour, que je m’efforce de rendre élégant, et je m’accroupis, dos à Dayton, au-dessus de
son érection.
– Anna, qu’est-ce que tu fais ? gémit-il en posant immédiatement ses mains sur mes fesses, qu’il
caresse d’abord doucement avant de les malaxer plus sauvagement.
Je reprends son sexe dans ma main et le dirige vers ma vulve, curieuse de ces expérimentations
que notre intimité permet. Puis je m’appuie d’une main au demi-dossier de la méridienne et je
m’empale sur son érection, plus fougueusement cette fois. J’ai envie de plus, de plus fort et de plus
vite.
J’oublie rapidement la tension et la brûlure des muscles de mes cuisses tant j’ai envie de jouir. Je
m’excite à la pensée que je maîtrise ce qu’il est en train de se passer et que, peut-être, Dayton est
surpris de ce que je lui fais et de ce qu’il ressent.
Il place ses mains sous mes fesses et accompagne mes mouvements sur lui. Je me hausse, puis
m’abaisse sur toute la longueur de son membre. Mon souffle s’adapte au rythme de ces montées et
descentes. Une sorte de rage animale me prend, et je me mets à aller et venir avec ardeur sur son
érection, tandis qu’il accroît, ses mains me soulevant plus haut, l’ampleur de mes allées et venues.
Je l’entends haleter dans mon dos. Je projette dans mon esprit la vision qu’il doit avoir de moi,
accroupie sur lui, croupe offerte et son sexe qui disparaît, puis réapparaît entre mes cuisses
ouvertes.
– Oui, encore… bafouille-t-il comme s’il perdait complètement les pédales.
Je ne sais pas trop où j’en suis non plus, affolée par le plaisir qui monte, la fureur de son membre,
la faim dévorante qui enflamme mon ventre et mon sexe. Je le sens cogner au fond de moi. Chaque
fois, je me rapproche de l’orgasme.
Enfin, je bascule en arrière, en appui sur mes mains de part et d’autre de son torse, les seins
tendus vers le plafond, sans jamais toucher son ventre. Je plie les genoux pour l’engloutir
davantage. Il est brûlant dans mon dos ; son souffle est torride sur ma nuque. Je pousse des petits
cris incontrôlés, qui montent en volume quand la main de Dayton passe sur mon pubis et que ses
doigts se mettent à tourner sur mon clitoris. Je crie sans cesser de m’empaler sur lui.
– Jouis, jouis, lance-t-il d’une voix forte dans mon oreille, pour encourager mon gémissement de
plaisir.
Je sais que c’est aussi pour déclencher son orgasme, car lui échappe presque immédiatement un
râle qui fait naître la chair de poule sur ma nuque.
Comme ma jouissance, son râle dure et s’attarde dans l’atmosphère de la pièce. Je reste un
moment crispée au-dessus du corps de Dayton, qui me soutient à nouveau, ses paumes placées en
coupe sous mes fesses. Mais mes jambes se mettent à trembler. J’ai peur de m’écrouler sur son
ventre et sa blessure. Comme s’il sentait ma crainte, Dayton s’écarte un peu sur la méridienne et, en
me supportant de ses bras, me fait basculer sur le côté, le long de son corps. Je vis quelques
secondes inconfortables d’acrobatie, avant de me blottir contre son torse qui se soulève encore par
saccades.
– Pff, soupire-t-il. J’ai complètement perdu les pédales.
Je cache mon museau contre son épaule. Il me faut aussi un peu de temps avant de m’extirper de
la peau d’Anna la sauvage.
– Tu te caches, Anna ?
Je secoue la tête sans répondre, ni sans relever le visage non plus.
– Hé ! J’espère que tu n’es pas embarrassée par ce que tu viens de faire, me dit-il tendrement.
C’était follement excitant. Dis-toi que tu te sens assez en confiance avec moi pour te lâcher.
Il m’embrasse sur le front.
– Et j’aime ça, poursuit-il. Oh ! ça oui ! J’adore même !
Je souris contre sa peau en respirant son odeur.
– Moi aussi, chuchoté-je.
3. Colocataires improvisés

Évidemment, le bon sens féminin prime sur l’empressement de l’homme. Dayton se réveille le
lendemain en se tenant le flanc ; un peu de sang a transpercé le pansement.
– Merde, je m’en doutais, Dayton. On n’aurait pu tenir encore quelques jours… ronchonné-je en
courant lui chercher des cachets pour calmer la douleur.
– Oh ! Mais c’était tellement bon, lance-t-il dans mon dos. Franchement, Anna, c’était bon, non ?
Il rit à moitié, beaucoup moins inquiet que moi, qui me sens en plus responsable de son état.
Dédramatise, Anna ! Tu vois bien qu’il prend ça du bon côté.
Oui, c’est vrai. Je me rappelle ce qu’il a dit aux agents Roover et Hogan à Atlantic City et qu’il n’a
cessé de me répéter depuis : « Nous sommes en vie, Anna. ». Je me le répète intérieurement en
retournant dans la chambre avec un verre d’eau et les cachets. Il m’attend avec un large sourire.
– Bonjour, infirmière Anna, dit-il avec une moue de séducteur.
Je secoue la tête en levant les yeux au ciel, puis j’éclate de rire et m’assieds contre lui après qu’il
a avalé ses pilules.
– Ne t’inquiète pas, me dit-il en caressant mes cheveux. Ça va. Ne sois pas tendue.
C’est un peu difficile quand même. Ce matin, je me réveille chez lui et il faut que je fasse comme
si c’était chez moi. Un nouveau bureau m’attend à quelques mètres dans l’appartement. Pourtant, ce
n’est pas chez moi… Pas de doute, je suis un peu stressée.
– Fais ce que tu as à faire. Je vais prendre mon temps pour me lever et me mettre au travail. Un
de mes petits génies doit passer ce matin ; il pense avoir une idée de l’endroit où se trouve Jeff.
J’attends aussi l’infirmière, la vraie, qui doit me refaire mon pansement plus tard.
Je l’embrasse et l’abandonne dans le lit où il se réinstalle, certainement pour attendre que la
douleur passe.
Je vaque à mes occupations. Je m’oblige à penser que c’est chez moi, mais je tâtonne pour me
préparer mon petit déjeuner, pour retrouver les croquettes de Churchill… L’espace luxueux et
design du loft de Dayton m’impressionne aussi, probablement. Je suis comme le chat, je cherche
mes marques, je laisse les portes ouvertes, je passe d’une pièce à l’autre pour me faire une idée de
mon territoire, mon mug fumant à la main.
Et puis, soudain, un petit coup de folie me prend quand je commence à ranger dans le dressing
les vêtements que j’ai rapportés hier dans une grosse valise. J’ai déjà des affaires ici, celles que
Dayton m’avait achetées à ma sortie d’hôpital, après ma crise de tétanie. Je me mets à fouiller
dedans, comme une ado en période de soldes. Je choisis des sous-vêtements un rien sexy, en dentelle
noire, que je laisse entrevoir sous un tee-shirt fluide à large encolure en coton et lin noir. J’enfile un
jean délavé taille basse, qui me fait des hanches de rêve. Il y a même des chaussures ! Je choisis une
paire de boots basses style western, en cuir vieilli. Je me regarde dans le miroir. Ouais, je vais bien
avec le décor et je me trouve pas mal. Je me trouve même… assez séduisante et je pousse la
coquetterie jusqu’à me maquiller un peu, avant de filer dans mon nouveau bureau. Là, je sors d’un
sac le matériel que j’ai apporté et qui se retrouve en doublon avec l’équipement déjà mis en place
par Dayton.
J’en ai trop ! Ça doit ressembler à ça d’être une enfant gâtée…
Churchill m’observe depuis le pas de la porte.
– Ben viens, mon gros ! lui dis-je. Fais comme chez toi, fais comme moi…
Comme pour me convaincre, lui aussi se tape un petit moment de folie sur la méridienne –
meuble sacré ! Attention les griffes ! –, et je le rattrape vite fait avant qu’il décide d’en faire son
grattoir de prédilection. Je le pose d’autorité sur la table à dessin, et mon gros félin anglais admire
paresseusement la vue, avant de s’affaler sur un de mes blocs à dessin.
C’est un piège, il croit me gêner, mais je laisse toujours un bloc dont je ne me sers pas pour lui
donner l’illusion qu’il envahit mon territoire.
Comme une écolière le jour de la rentrée, je dispose mes crayons, mes blocs sur la table. J’allume
mon nouvel ordinateur et ma tablette graphique… et je reste plantée comme une cruche pendant
quelques secondes.
– Il te manque quelque chose ? dit Dayton dans mon dos.
Je me retourne, surprise dans ma rêverie – ou plutôt ma paralysie. Il se tient sur le seuil de la
pièce.
– De la musique peut-être ? fais-je sans vraiment savoir.
Il s’avance vers moi sans avoir l’air de souffrir de sa blessure. Il semble tout droit sorti d’une pub
pour Coca-Cola ou Levis, tel qu’il est habillé en « Mr Rock », jean et chemise unie assortie à ses
yeux, boots lacées en cuir souple.
Il me serre dans ses bras et me parle tout doucement comme à une enfant.
– C’est étrange de partager le même espace pour se livrer à des activités qu’on a l’habitude de
faire seul chacun dans son coin, n’est-ce pas ? Pour moi aussi, c’est bizarre, Anna. Je te sens, pas
loin de moi. J’ai envie de venir te voir, mais j’ai aussi envie de faire autre chose et de me contenter
de te sentir, là… Hum ! Ça n’est pas très clair, mais ça prouve que c’est un peu confus aussi pour
moi.
– Je ne l’aurais pas dit autrement, réponds-je, soulagée de ne pas être seule à patauger dans
l’embarras de la situation.
– On va improviser, O.K. ? Je vais bosser dans mon bureau, mon hacker number one est arrivé. Tu
fermes ta porte, si tu veux, ou tu la laisses ouverte. Kathy doit passer demain normalement et
Audrey aussi ; ça nous promet une journée bien chargée. Juste pour t’informer.
Je hoche la tête.
– Ouais, on va improviser, dis-je, convaincue que cette petite discussion m’a fait du bien.
– En tout cas, niveau tenue vestimentaire, j’aime beaucoup comment tu improvises. Tu es
ravissante, Anna. Je serais tenté de changer notre programme de la journée, ajoute-t-il avec un
regard gourmand.
***
Quand Dayton repasse de nouveau la tête à la porte de mon bureau, plus de trois heures se sont
écoulées sans que je m’en sois rendu compte.
Comme quoi !
– J’ai du nouveau, me dit-il. On grignote un truc ?
Je prends alors conscience de la faim qui fait gronder mon ventre depuis un moment.
Moi qui croyais que Churchill ronflait…
Je rejoins Dayton dans la cuisine.
– On se fait quoi ? demandé-je en étant étonnée du naturel et de la spontanéité qui, quelques
heures plus tôt, m’auraient paru inaccessibles.
Ça le fait rire de me voir débarquer comme ça, avec des allures cool « à la Summer », mais en
beaucoup plus sexy, rien qu’à voir la manière gourmande dont il me regarde.
– On pourrait se faire des trucs, répond-il, mais je crains que ça ne remplisse pas nos estomacs…
Par contre, j’ai commandé des sushis ce matin, pour qu’on n’ait rien à se préparer.
Il sort des plateaux copieusement garnis de sushis, makis et autres California rolls, et les pose
sur le bar.
Ben c’est pas le même service, ni le même régime qu’à Brooklyn… mais je préfère ces conditions
de travail !
Nous nous installons pour notre « grignotage » de luxe. Dayton a l’air excité de ce « nouveau »
qu’il a à m’annoncer.
– On a retrouvé la piste de Jeff ce matin, lâche-t-il après avoir enfourné trois makis d’affilée.
Je manque de m’étrangler.
– Bon, la piste remonte au lendemain du jour où tu l’as vu pour la dernière fois, poursuit Dayton.
Mais ça nous donne une idée de l’endroit où il peut être, c’est-à-dire pas en ville et, connaissant Jeff,
loin de toute civilisation ; ce qui me laisse espérer qu’il est en sécurité.
– C’est quoi cette piste ? demandé-je.
– Un retrait dans un guichet automatique, un gros montant sur une nouvelle carte de crédit que
je ne connaissais pas. Le gars qui est venu bosser ce matin a eu l’idée de chercher d’autres cartes
de crédit en déclinant tout ce qui était possible autour du nom de Jeff… Enfin, c’est pas clair comme
ça, mais il suffit d’ajouter juste « M. » avant ou intervertir le nom et le prénom ou encore de ne
mettre que l’initiale du prénom et le nom en entier.
– O.K., fais-je en levant la main parce qu’en effet, je ne suis plus. Je te fais confiance pour la
manière de faire, mais il est où, Jeff, selon ce guichet automatique où il a retiré l’argent ?
– À Grand Marais, dans le Minnesota. À quelques encablures de la frontière canadienne. En fait,
au bord du lac Supérieur.
– Je suppose que c’est un endroit assez stratégique alors ? demandé-je. Il peut être n’importe où
au Canada, d’après ce qu’on en sait. Et même de là, dans n’importe quel autre pays, à partir du
moment où il a pris un vol depuis le Canada, non ?
– Je ne crois pas, Anna. Je connais Jeff et son attachement pour la wild life. Je l’imagine bien se
planquer aux fins fonds des bois, et ça ne doit pas être le terrain de prédilection des gros bras qui
lui courent après. De plus, c’est vraiment son secret, son goût pour la nature, s’y perdre et tout ça.
Personne ne sait à part moi, enfin je crois.
Je le regarde en haussant les sourcils ; ce qui veut dire en gros : « Et si tu développais ? ».
– Quand j’ai fait ces conneries de piratage de site, ado, Jeff m’a fait la leçon ; O.K., il m’a remis
dans le droit chemin. Il m’a expliqué comment je pouvais me servir de manière légale de mes
talents. Il a aussi vu où je vivais, avec les Reeves. Il a compris que la nature, c’était un de nos points
communs. Il m’a emmené en virée sauvage, du style du film Délivrance, sans la violence
évidemment. J’ai découvert ça de lui à cette époque. Je sens qu’il est parti se planquer là où on ne
peut pas le trouver.
– Qu’est-ce qu’on fait alors ? demandé-je, un maki à mi-chemin entre mon assiette et ma bouche.
– Déjà, tu peux annoncer à Saskia qu’on a une idée de l’endroit où il se cache, et on continue de
chercher des traces qu’il aurait laissées. Personnellement, ça confirme mes intuitions et ça me
soulage un peu. Fais-moi confiance, je ne lâche pas l’affaire.
Je hoche la tête en espérant que les raisons qui poussent Dayton à « ne pas lâcher l’affaire »,
comme il dit, relèvent de l’amitié et non d’un désir de dire ses quatre vérités à Jeff. Quoique l’une
n’empêche pas l’autre.
– Moi aussi, j’ai du neuf, dis-je en réalisant que les trois heures passées dans mon bureau n’ont
pas été exemptes non plus de nouvelles. J’ai rendez-vous après-demain chez OptiMan et j’avoue que
je ne sais pas trop quoi en penser.
Il incline la tête, sa manière à lui de me demander de développer à mon tour.
– Eh bien, poursuis-je, c’est ma rédac’ chef de Paris, Claire Courtevel qui m’a appelée pour fixer
ce rendez-vous. Elle a intégré les bureaux du groupe américain ; ce qui est bien d’un certain côté
parce qu’on travaille ensemble depuis un petit moment, mais j’ai l’impression qu’elle me met la
pression et m’empêche parfois de réagir comme j’en aurais envie. Alors que le patron d’OptiMan,
lui, a plutôt l’air de m’apprécier.
– Tu sais en quoi consiste ce rendez-vous ?
– Ben non, je n’en sais rien. Le truc, c’est que Claire, à sa manière speed, me fait toujours flipper.
Elle doit être persuadée que c’est le seul moyen pour que je sois au top. Je crois qu’elle se trompe
parce que, du coup, ça me stresse plus qu’autre chose. Là, elle me dit qu’il faut que je me prépare à
du bon, mais aussi à du moins bon.
– Et ça t’inquiète ?
Je hausse les épaules.
– Dès que j’ai raccroché, ça m’a boostée parce que je ne voulais pas angoisser. J’ai produit
plusieurs pages bimensuelles d’avance, mais oui, j’angoisse un peu.
Dayton se penche sur le comptoir pour se rapprocher de moi avec une œillade coquine.
– Je connais une façon de se détendre qui est très efficace, murmure-t-il d’une voix de crooner.
– Ouais, efficace aussi pour rouvrir les blessures, réponds-je en souriant. Ton infirmière est
passée te refaire ton pansement ?
Juste à propos, on entend la sonnerie des portes de l’ascenseur qui s’ouvrent.
– Quand on parle du loup, chuchote-t-il.
Une dame assez… massive apparaît à l’entrée du salon. Habillée de manière pratique et informe,
coiffée pareillement, elle a beau arborer une expression joviale, un frisson de peur dévale le long de
mon dos. Dayton se lève avec un sourire crispé.
– Comme tu vois, je suis entre de bonnes mains, murmure-t-il entre ses dents, sans se départir de
son sourire.
– Je comprends que tu fantasmes sur les infirmières, réponds-je en cachant ma bouche derrière
ma serviette.
Dayton disparaît – survivra-t-il ? ! – dans le couloir avec l’infirmière, et je débarrasse notre
déjeuner avant de retourner travailler, mon Churchill sous le bras. Il fait également partie de mon
environnement de travail !
***
Finalement, ça passe vite et ça se passe bien entre nous. Une fois l’angoisse exprimée, nous
prenons nos marques sans omettre de nous rappeler régulièrement que tout cela est « provisoire » !
Provisoire, d’accord, mais super agréable quand même – agréable comme de travailler, avec de
temps en temps, en fond sonore, mon homme qui gratte sa guitare… Je pourrais même m’aventurer
à imaginer que la vie à deux, si on décide de ne pas se satisfaire du « provisoire », est possible…
Bon, il me manque juste mes amis qui ne sont qu’à quelques kilomètres et qui sont pour le moment
très occupés entre visites d’appartements et préparation d’expos. Il faut le temps que tout ça se
mette en place.
L’élément nouveau demeure Summer, qui va et vient dans mon bureau pour se poser sur la
méridienne – la méridienne, bordel… – et me lâcher naturellement les interrogations de son âge,
sans vraiment attendre que j’y réponde mais juste que je sois dispo ; ce que je ne suis pas toujours.
– Non, franchement, Anna, tu crois que c’est grave si je change de cursus en cours d’année ?
Parce que là, j’ai l’impression que je fais fausse-route, tu vois. Même si j’aime la psycho, je sens que
j’ai envie de m’éclater ailleurs.
Je relève la tête de ce que je suis en train de dessiner aux mots « m’éclater ailleurs », avec la
conviction que je ne dois peut-être pas passer à côté de ce qu’elle a à me dire si je veux qu’on évite
d’éventuels déboires à venir. Je tends l’oreille pour situer Dayton dans le loft. Je l’entends jouer de la
guitare dans le salon.
O.K., écoute, Anna, pas le choix…
– Et tu veux faire quoi alors, Summer ?
– Du design, du paysagisme, je sens que c’est mon truc.
Hum ! Je sens que ses virées avec Saskia l’ont visiblement enthousiasmée, et je la comprends,
mais j’ai 25 ans, quelques années de plus que Summer, et un peu plus de sagesse, il me semble, un
tout petit peu.
– Rien ne t’empêche de tester ton envie sur quelques projets avec Saskia sans arrêter tes études
de psycho. Laisse passer l’année et tu verras, non ? Et puis, parles-en à Dayton, s’il te plaît, ça le
concerne aussi.
Summer se lève d’un coup comme si ma réponse ne la satisfaisait pas.
– Je vais appeler Saskia, déclare-t-elle en se dirigeant vers ma table à dessin pour prendre
Churchill qui y est affalé.
– Hé ! Qu’est-ce que tu fais avec mon chat, Summer ?
Mon collègue de travail, oh !
– Je l’emmène chez moi, je lui fais voir du pays. Il se fait chier ici… lance-t-elle, avant de sortir de
mon bureau.
Voilà, Summer est passée et elle se barre avec une partie de mon environnement de travail. Mais,
finalement, je dois le reconnaître, c’est assez plaisant de faire partie de ce tout où chacun vit à son
rythme. Ça n’est pas si différent de ma vie avec Saskia. Je dois faire attention de ne pas y prendre
trop goût, vu que c’est provisoire…
***
La cohabitation est tellement idyllique qu’on n’aurait pas rêvé de meilleures conditions pour
accueillir les deux mères de Dayton, qui viennent veiller sur la santé de leur fils.
Kathy arrive la première. Elle n’est pas trop fatiguée par son trajet – Dayton l’a fait venir en
hélico –, mais plutôt par l’effervescence et le bruit de la ville. Elle débarque au loft avec des sacs
remplis de victuailles et gourmandises faites maison, comme une vraie maman gâteau. Dayton
fourre son nez dans les sacs avec l’avidité d’un gamin, en poussant des « Miam, miam » puérils.
Kathy est aux anges !
Ils prennent le temps de se retrouver, et je me joins à eux avec plaisir, avant la rencontre tant
attendue entre Kathy et Audrey. Cette dernière, quand elle sort de l’ascenseur, a la bouche
entrouverte et les yeux écarquillés de surprise.
Dayton se lève pour aller à sa rencontre, et elle le serre affectueusement dans ses bras.
– Mon Dieu, Dayton, dit-elle en tenant fièrement son fils devant elle. Tout ça est à toi ? C’est
incroyable ! Je suis tellement heureuse de ce que je vois et découvre de toi. Tu as appelé cet endroit
le Nouveau monde, c’est ça ?
Dayton hoche la tête.
– Oui, je sais, ça a de drôles de résonances, n’est-ce pas ? Le Nouveau royaume, pour la secte, et
ici, le Nouveau monde… dit-il.
– Ça veut dire que tu as gardé en toi ton histoire, sans le savoir et sans vraiment la connaître,
répond-elle en inclinant la tête avec une expression apaisante.
Puis elle se tourne vers Kathy et moi, dans la partie salon. Je m’avance pour la saluer, puis elle
sourit à Kathy.
– Je crois que vous êtes la femme que je ne remercierai jamais assez de toute ma vie, dit-elle avec
beaucoup d’émotion.
Les deux femmes se rapprochent pour s’étreindre naturellement.
– Je suis heureuse que Dayton vous ait retrouvée, Audrey, confie Kathy, les larmes aux yeux.
Les deux femmes se mettent à converser très spontanément, avec l’envie d’en savoir plus l’une
sur l’autre. Kathy est ravie de parler de ces années qu’elle a partagées avec Dayton, et Audrey
réagit avec émotion, rire ou larmes, aux anecdotes de l’enfance inconnue de son fils. Assis en face
des deux femmes, nous les observons avec tendresse. Dayton serre fort ma main. Je pourrais me
sentir gênée d’assister à cette rencontre, finalement assez intime, mais l’amour qui s’en dégage, le
bonheur et la joie, tout ça m’enveloppe et me fait du bien.
– J’ai parlé à mon mari, dit brusquement Audrey en se tournant vers Dayton. Maintenant que tu
m’as retrouvée, que je peux te voir, je ne veux plus rien cacher de mon histoire.
– Comment a réagi votre époux ? demandé-je en constatant que Dayton, ému, est sans voix.
– Il s’est senti trahi tout d’abord, comme ça arrive souvent quand on dévoile un secret longtemps
caché.
J’éprouve un petit pincement en repensant à ce sentiment dont j’ai moi aussi fait l’expérience à la
découverte de mon frère décédé.
– Et puis il a écouté ce que j’avais à lui dire, poursuit Audrey. L’histoire de ma famille que j’avais
tue ou transformée, parce que c’était trop de mauvais souvenirs. Et il a compris. Il a vu combien
j’étais heureuse et que je voulais partager cette joie avec lui.
Kathy pose la main sur le bras d’Audrey et s’adresse à elle d’une voix douce et mesurée :
– Audrey ? Ne pensez-vous pas qu’il faudrait alors tout dire de votre histoire ou du moins tout
dire à Dayton de son histoire ?
Un instant, Audrey a l’air perdue.
– Je veux dire par là, continue Kathy, que ce serait bien de dévoiler à Dayton l’identité de son
père, pour que tout le monde soit en paix, pour qu’il cesse de chercher et de s’interroger. S’il vous
plaît, Audrey…
Audrey baisse la tête.
– Quand j’ai appris ce qu’il était arrivé à Dayton, enfin l’agression, j’ai décidé que j’allais lui dire
en effet qui était son père, tout en sachant quel mal aussi cela pourrait lui faire.
Elle relève la tête vers son fils.
– Tu veux savoir, Dayton ? Tu es sûr ? demande-t-elle.
Dayton me lâche la main et s’avance sur le bord du canapé pour se rapprocher d’Audrey.
– Oui, dis-moi, dit-il d’une voix rocailleuse.
4. De surprise en surprise

Audrey prend une profonde inspiration avant de plonger le regard dans celui de Dayton avec
l’intention palpable de maintenir le contact visuel, le temps de sa confession.
– Il s’appelait Jack. C’était le chef de la communauté, de cette sorte de secte, Dayton.
Dayton se laisse aller contre le dossier du canapé en soupirant exagérément. Il relève les bras et
pose ses mains sur l’arrière de son crâne. Je ne sais comment interpréter cette attitude : est-il
soulagé de savoir ou se prépare-t-il tout simplement à la suite de la confession ?
– Je ne connais pas son nom, poursuit Audrey. Je ne suis même pas certaine que ce soit son vrai
prénom. Jack pourrait être le diminutif de Jackson, John, de n’importe quoi… mais c’est lui ton père.
Je ne te cache pas que ta conception n’a rien eu à voir avec une histoire d’amour qui se serait
passée entre nous. Non, rien à voir, fait-elle en secouant la tête. C’était un tyran, rassurant parfois,
terrifiant souvent. Il voulait juste laisser une trace, marquer ceux qui entraient dans son groupe. Il y
avait le tatouage pour tout le monde, pour les hommes, des brimades et pour les femmes… il fallait
qu’il les possède. Toutes. Parfois jusqu’à ce qu’elles portent un enfant de lui. Comme s’il désirait à
tout prix que ce pouvoir qu’il avait sur nous se répète, je ne sais pas trop. Il nous maintenait sous
son emprise, c’est indéniable. Il avait le charisme d’un gourou, et nous avions besoin de quelqu’un
qui veille sur nous et nous guide.
Kathy jette un coup d’œil à son fils pour s’assurer qu’il est bien calme et pas accablé. Je tiens fort
la main de mon homme pour ne pas qu’il s’emballe et pète un plomb, comme je l’ai déjà vu faire. Et
Kathy, imitant mon geste, prend la main d’Audrey pour la soutenir.
– Je n’aimais pas cet homme, Dayton, dit-elle, des sanglots dans la voix et les lèvres tremblantes.
Je détestais qu’il me touche, mais c’est arrivé, je suis tombée enceinte. Au début, j’ai essayé de nier
la grossesse ; c’était horrible pour moi de porter un enfant de cet homme cruel… et puis… je t’ai
senti bouger en moi, bafouille-t-elle en portant les mains à son ventre. Et ça a tout changé. Tu
n’étais pas l’enfant de Jack, tu étais mon enfant… À partir de ce moment-là, j’ai découvert en moi
une réserve d’amour que je n’avais jamais imaginée. Je t’ai protégé dans mon ventre, j’ai prié pour
que l’accouchement se déroule bien et, même ensuite, alors que les enfants étaient élevés ensemble
avec la formelle interdiction de nouer des liens forts avec leurs mères, nous avions tous les deux des
moments rien qu’à nous, hors des règles, en cachette, mais tellement forts. Tu m’appelais : «
Maman ». Tu savais que c’était possible dans ces moments-là ; tu étais tellement intelligent,
tellement curieux. Tu savais quand il fallait se taire, mais ça ne t’empêchait pas, je le sais, d’avoir
souvent peur.
J’ai les larmes aux yeux. Dayton hoche la tête doucement.
– Oui, j’ai eu peur, dit-il. Je me souviens de cette peur et aussi des punitions. Des cris des autres
enfants qui pleuraient. Ce type, Jack, mon père, il criait beaucoup sur nous, non ?
– Les enfants ne l’intéressaient pas ; pas quand ils étaient petits du moins, parce qu’il fallait
qu’on s’occupe d’eux, qu’on en prenne soin. C’est plus tard, quand ils commençaient à parler qu’ils
devenaient dignes d’intérêt. Il pouvait alors les manipuler, leur apprendre la parole du Nouveau
royaume, qu’il répandait déjà parmi nous. Comment veux-tu qu’un enfant se développe bien dans un
tel environnement, sans foyer, sans parents aimants…
Elle secoue la tête, désolée, abattue par ces réminiscences.
– Il y a eu, entre nous, des moments de grâce, dit-elle. Tu savais qui te protégeait ; je prenais des
risques et je n’étais pas la seule. Ce Rob qui t’a donné son journal, il ne veut peut-être pas l’avouer,
ni en entendre parler, mais il était présent, il faisait barrière. C’est avec lui, entre autres, que tu as
appris à jouer de la guitare. Très tôt, tu as su trouver quelque chose qui te différenciait et te
protégeait. Quand je vois ce que tu es devenu, entouré comme tu l’as été par tes parents adoptifs, je
suis contente de constater que tu as su mettre à profit cette force que j’ai sentie en toi.
Kathy prend les deux mains d’Audrey dans les siennes. Audrey fixe son fils sans ciller.
– Voilà, tu sais qui sont tes vrais parents, Dayton, dit-elle d’une voix calme. Autant tu peux à
présent compter sur moi pour être là, si tu le souhaites, autant je ne suis pas certaine que ce soit
indispensable que tu rencontres ton père ; s’il est encore vivant, d’ailleurs, où qu’il se trouve.
Je dévisage Dayton qui reste muet. À ses sourcils froncés et son regard plus sombre, je devine
qu’il réfléchit.
Oui, prends le temps de ta réponse, mon amour…
Il s’éclaircit la voix avant de parler :
– Merci de m’avoir enfin révélé mon ascendance, dit-il sur un ton qui me semble sincère. Je me
sens plus complet, même si je sais à présent qu’une partie de moi, de ma personnalité et de mon
héritage, n’a rien de plaisant. C’est à moi de décider, peut-être pas maintenant, mais plus tard sans
doute, si je souhaite aller jusqu’au bout de ma quête.
Il est difficile ensuite de reprendre le cours de la discussion légère qui a précédé ces révélations.
Nous tâtonnons tous avec embarras. Dayton semble perdu dans ses pensées, malgré sa volonté de
ne rien en laisser paraître, et Audrey a du mal à sortir de ses souvenirs sordides et de sa confession.
Kathy nous propose de goûter à une des tourtes aux fruits qu’elle a confectionnées.
Summer, tel un deus ex machina, débarque avec son naturel habituel pour nous sauver de la
pesanteur de l’atmosphère. Elle tient Churchill sous le bras, visiblement ravi de se faire trimballer
dans tout le Nouveau monde.
– Je crois qu’il a faim ; il n’arrête pas de miauler, me lance-t-elle après avoir embrassé Kathy, puis
qu’on l’ait présentée à Audrey.
– Non, il te parle, Summer. Il te dit des trucs, réponds-je avec un sourire amusé.
– Il me dit peut-être qu’il a faim, dit-elle en se dirigeant vers la cuisine.
– Et toi, tu as faim, ma chérie ? demande Kathy en lui coupant une part de tourte.
***
Il faut dépasser la révélation de l’identité du père de Dayton. Lui occuper l’esprit est la meilleure
solution. Le soir-même, toute la bande du groupe des 3 Points Circle débarque au loft pour un dîner
improvisé – toujours dans le genre d’improvisation haut de gamme propre à la vie de Dayton.
Gauthier, Micha et Saskia se joignent à nous.
Les membres du groupe ont tous une vie bien à eux, un « vrai métier » comme ils disent. Ils
paraissent toujours heureux de se retrouver pour ces parenthèses musicales et amicales, que ce soit
en répète ou en concert. La passion de la musique les unit. Comme les vrais amis, ils n’ont pas
besoin de se voir tous les jours pour être profondément soudés.
J’observe avec un regard curieux tout ce petit monde se mélanger et délayer la tension de
l’après-midi.
Saskia est moins inquiète depuis que je lui ai communiqué l’intuition de Dayton concernant la
disparition de Jeff, et je remarque que les échanges qu’elle a avec Julian, le bassiste du groupe – son
amant parisien de quelques nuits quand même ! – demeurent amicaux et sans équivoque.
Gauthier et Micha, par leur présence nouvelle, apportent un souffle de fraîcheur à la soirée. Le
groupe se lance dans un bœuf auquel se joint Gauthier dans un chant pseudo-lyrique rock qui nous
fait tous rire aux larmes. Micha nous gratifie de la démonstration de ses talents de danseur.
Hum ! Oui, il a en effet de belles fesses musclées…
Les deux mères de Dayton paraissent étourdies par tout ce brouhaha joyeux, et Summer est au
comble du bonheur.
Je jette de temps à autre des coups d’œil à mon amoureux, pour m’assurer qu’il ne fait pas le
dingue avec sa blessure et que sa bonne humeur n’est pas forcée. Mais non… il a l’air de planer sur
un petit nuage, à voir le sourire enfantin qu’il m’adresse quand il remarque que je l’observe.
À un moment, Saskia m’entraîne à l’écart.
– Je ne voudrais pas casser l’ambiance, me dit-elle, mais j’ai eu des nouvelles de l’agent Cooper
aujourd’hui. Elle voulait m’informer de l’évolution de l’enquête sur nos kidnappeurs. Apparemment,
ce ne sont pas des gars d’Atlantic City. Elle a fait passer tes portraits-robots à la police de New York
et au bureau fédéral.
Je la fixe sans rien dire.
– Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelée, ou Dayton d’ailleurs ? réponds-je enfin.
– En fait, elle voulait savoir si on avait signalé la disparition de Jeff. Ça aiderait dans l’enquête,
puisqu’on ne veut pas porter plainte pour kidnapping et le reste. Elle a préféré s’adresser à la petite
amie de Jeff plutôt qu’à Dayton ou à toi. Elle n’est pas stupide, tu sais ; elle a bien compris que
Dayton comptait faire sa propre enquête et qu’il en a les ressources.
Je hoche la tête. Je sens venir la suite et, d’avance, je ne peux qu’être d’accord avec Saskia.
– Je laisse encore une journée à Dayton, continue-t-elle. Demain soir, je signale la disparition de
Jeff. Je n’en peux plus de ne pas savoir. Plus les jours passent, moins je crois qu’il va le retrouver. Je
suis désolée, Anna.
– Ne le sois pas, Saskia, je comprends, réponds-je en posant la main sur le bras de mon amie. Je
sais que Dayton met toute son énergie dans ses recherches et qu’il est inquiet, comme toi, mais il
faut qu’on en finisse avec cette angoisse de ne pas savoir ce qu’il est arrivé à Jeff.
La soirée animée se poursuit tard. La nuit est courte avant mon rendez-vous chez OptiMan mais,
fort heureusement, exempte de cauchemars hantés par la silhouette de Jack, le père avéré de
Dayton.
***
Claire Courtevel vient me chercher à l’accueil d’OptiMan où je me présente le matin à 11 heures.
Premier réflexe habituel, elle me détaille des pieds à la tête avec une petite moue qui signifie : «
Peut mieux faire… ». J’ai l’habitude avec elle, je laisse couler. Jamais je ne porterai les tailleurs
stricts et griffés qu’elle arbore en toutes circonstances. Et je ne me présente pas à un entretien
d’embauche pour un poste de speakerine ; je dessine et j’écris, moi ! Donc, c’est pantalon en toile
enduite noire et tee-shirt et veste en cuir. La seule fantaisie que je me suis permise ce matin, ce sont
ces bottines rouges cloutées à talons hauts que j’ai trouvées au fond de ma nouvelle garde-robe. Ça
me donne un peu de hauteur.
Il n’empêche que je n’en mène pas large. Mon boss chez OptiMan, le monsieur qui m’a à la bonne
jusqu’à présent et dans les petits papiers duquel il vaut mieux rester, nous attend dans son bureau
avec… le responsable du service juridique !
Ça doit à voir avec la mauvaise nouvelle, ça…
Après les présentations de rigueur, il nous invite à nous installer confortablement pour la suite,
prend même le temps de nous faire apporter un café. Mes talons commencent déjà à perdre
quelques centimètres.
– On a des emmerdes, Anna, me dit-il d’un bloc.
Je hausse les sourcils avec une tête d’ahurie. J’attends que le couperet tombe.
– Je vous ai dit ce que je pensais de votre article sur Brad Travies, hein, continue-t-il. Très bien,
très original, et lui-même a donné son accord suite à votre dernière rencontre.
Je suppose que les menaces de Dayton y sont certainement plus pour quelque chose que mon
talent de journaliste…
– On a eu de bons retours suite à la parution, je ne reviens pas là-dessus, Anna. On a juste un
problème avec Brad Travies.
– Mais vous venez de dire qu’il avait donné son accord, dis-je sous le regard autoritaire de Claire
qui doit penser que je ne dois parler que lorsqu’elle m’y autorise.
– Oui, c’est vrai, répond le boss. Mais ça ne l’a pas empêché de nous adresser un courrier par
l’intermédiaire de son avocat.
Oh my god…
Là, je ne dis rien, au risque de bredouiller lamentablement.
– Il nous reproche a posteriori le fait de présenter de lui une image dirigée et fausse, uniquement
parce que le dessin n’est pas aussi objectif que la photographie.
Je ne peux m’empêcher de m’esclaffer.
– C’est pour ça ? ! m’exclamé-je, incrédule. Juste pour ça ? Mais il a vu les croquis que j’ai faits de
lui, non ? Il a donné son accord pour l’article intégral !
Le boss secoue la tête d’un air agacé.
– Oui, oui, Anna, on est d’accord, mais ce type a un fort potentiel de nuisance. Il peut décider, s’il
le souhaite, de nous descendre dans la presse, l’autre presse. C’est une figure charismatique, il sera
suivi.
– O.K., mais qu’est-ce que je peux y faire maintenant que l’article est paru ? demandé-je avec un
geste des mains exprimant toute ma confusion et mon impuissance.
– Finalement, ce qu’il demande est simple, intervient Claire. Il demande que tu écrives un texte
exprimant que ton point de vue d’illustratrice est subjectif, que l’image que tu donnes de lui est
implicitement tronquée ou biaisée, ou ce que tu veux si tu ne veux pas dire qu’elle est fausse, et
donc que ce traitement de l’image ne peut être considéré comme journalistique, mais seulement
artistique.
Je vais me décrocher la tête à force de la secouer d’exaspération. Tout cela est absurde.
– Il est hors de question que je fasse ça ! m’exclamé-je en me redressant dans mon fauteuil.
Claire me fusille du regard, avant d’adresser au boss un regard qui veut certainement dire
qu’elle va dompter le fauve enragé que je suis devenue.
– Pas question ! insisté-je en haussant le ton. D’abord parce que ce serait renier mon intégrité de
journaliste. Je ne vais pas bafouer mes méthodes alors qu’elles sont justes et respectueuses des
personnes que j’interviewe.
Comme si j’en avais fait des tonnes de ce genre d’interviews… Après tout, on s’en fout !
– Ensuite, parce que ce n’est pas pour des raisons d’éthique journalistique ou de préservation de
l’image que ce monsieur s’acharne sur mon travail et par ricochet sur OptiMan…
Les yeux des trois personnes présentes dans le bureau sont tous rivés sur moi en plein déballage
de vérité.
– Mais bien parce qu’il s’est pointé à poil dans ma chambre, au cours de mon séjour à Miami chez
lui, et que je n’ai pas cédé à ses avances plus qu’explicites, poursuis-je. Enfin, je ne sais pas
vraiment si c’est pour ça ou parce que je lui ai dit que j’étais lesbienne, alors qu’il m’a vu embrasser
mon petit copain à l’aéroport…
Claire fait une drôle de tête, un sourcil en haut, l’autre en bas, la bouche de travers et les yeux
comme des calots. Le directeur juridique exhibe un petit sourire rigolard, et mon boss, les bras
croisés, réfléchit certainement plus vite que je parle.
– Sans compter qu’il a de nouveau tenté sa chance de manière super grossière lors de la soirée
qu’il a passée à New York et où je me suis rendue à votre demande, conclus-je en insistant sur «
votre »…
– Avez-vous cédé cette fois ? ne peut s’empêcher de demander le directeur juridique.
À mon tour de faire les gros yeux !
– Non, hurlé-je presque, toujours pas ! Et, une fois encore, j’ai eu la chance que mon ami
débarque au bon moment, avec les bons mots pour dissuader ce tombeur hollywoodien de me
tomber dessus justement !
Ouf ! J’ai cru que je n’aurais jamais assez de souffle…
Claire déglutit, mais ne trouve rien à dire ensuite. C’est le boss, calme et froid, un boss quoi, qui
prend la parole :
– Notre service juridique va donc répondre à l’avocat de M. Travies que nous soutiendrons notre
journaliste au cas où elle déciderait de déposer plainte pour harcèlement sexuel contre son client.
Euh non… je ne porte déjà pas plainte quand on me kidnappe… Par pitié, la paix !
J’ouvre la bouche, mais le boss me fait taire d’un geste de la main.
– Je suppose que cela suffira pour calmer les attentes de M. Travies, et, au cas où vous auriez
d’autres arguments, ceux par exemple que votre petit ami aurait fait jouer pour vous sortir de ce
mauvais pas, je suis tout prêt à les entendre et à les garder en atouts cachés si Travies persiste dans
sa démarche. S’il a des exigences, nous sommes en droit de formuler les nôtres aussi. Souhaiteriez-
vous une lettre d’excuse de sa part, Anna ?
Je suis abasourdie par son phlegme et son calme.
– Euh non… bafouillé-je.
– Par contre, vous allez tout de même écrire ce texte dont nous parlions tout à l’heure, sur votre
point de vue de journaliste-illustratrice.
Mais non !
Re-tentative d’ouvrir la bouche de ma part, re-geste de la main du boss.
– Si ! Vous allez l’écrire. Et c’est là qu’on en arrive à la bonne nouvelle dont Claire vous a peut-
être parlée, continue le boss. Nous pensions utiliser ce texte, en forme de lettre d’excuse indirecte à
ce fouteur de merde, pour présenter une nouvelle direction éditoriale que nous souhaiterions
donner à nos interviews exclusives.
Mes épaules me pèsent d’un coup. Je ne comprends rien à l’enchaînement des idées qui me sont
exposées. Je ne sais si je dois encore me défendre, m’offusquer… Claire se penche vers moi et me
tapote la main.
– Bois un verre d’eau, Anna. Calme-toi et écoute, dit-elle d’une voix sèche mais presque
maternelle.
Je fais comme on me dit de faire et je me réinstalle plus posément dans le fauteuil.
– Voilà comment je vois les choses, Anna, me dit le boss, les yeux dans les yeux, style « Pas
d’entourloupe ». Moi, j’aime bien ce genre de papier. J’aime ce côté perso, intime, original, et je ne
suis pas le seul. Les lecteurs adhèrent. Ça change des interviews standardisées avec portraits
photoshopés. C’est du vrai, ça, merde !
O.K., cool, je suis d’accord…
– C’est Claire qui m’a suggéré l’idée, et j’ai vraiment envie de lui faire confiance sur ce coup, de
vous faire confiance à toutes les deux, poursuit le Boss.
Je jette un regard dubitatif vers Claire, mais elle est suspendue aux lèvres du boss.
– Vous allez me monter une équipe de journalistes polyvalents comme vous, Anna ! Claire va vous
donner un coup de main. On va mettre à votre disposition un bureau ici, vous sortir les fichiers de
nos pigistes et illustrateurs. Libre à vous de nous en dégoter de nouveaux ; je me fie à votre
jugement ! Le truc, c’est de viser évidemment des personnalités un peu haut de gamme, pas
forcément bling-bling, mais après tout, pourquoi pas des personnalités que l’authenticité intéresse.
Je peux déjà vous assurer qu’on ne va pas rencontrer beaucoup de refus. Voilà un bon moyen pour
eux de faire parler d’eux et de manière intelligente. J’ai déjà une nouvelle piste pour vous : un
couple d’écrivains qui résident à Brooklyn, très en vue, très intello, vous voyez.
Il doit croire que je me suis transformée en statue de cire car il me fixe en silence après cette
tirade à laquelle je ne réponds pas. J’ai la tête inclinée sur le côté, comme si je rêvais d’un truc qui
n’a rien à voir, assez agréable, bien que perturbant.
– Reprends un peu d’eau, Anna, me dit Claire en me tapotant de nouveau la main.
J’obéis. Ça va un peu mieux.
– Alors, vous êtes partante, Anna ? me demande le boss en se frottant les mains, un large sourire
aux lèvres.
Comment refuser une telle proposition !
Le retournement de situation opéré en cours de rendez-vous vaut bien les plus grandes
montagnes russes du monde, mais maintenant que me revoilà les pieds sur terre, bien droite dans
mes bottines à talons, je me lève et je lance un « Yes Sir ! », qui provoque un regard atterré de la
part de ma rédactrice en chef.
***
Claire me raccompagne à la sortie de l’immeuble qui héberge le groupe de presse. Je sais que je
l’agace un peu avec mes réactions imprévisibles, mais j’ai bien senti qu’elle croyait en moi. Ce qu‘il
vient de se passer me le prouve. Elle a su transformer une attaque contre mon travail en atout pour
moi ; et pour elle aussi, bien sûr… Mais c’est de bonne guerre.
– Je fais le point avec les ressources humaines pour obtenir le fichier des pigistes et illustrateurs,
et on se met au boulot ensuite, me dit-elle, très business mais en me serrant tout de même
amicalement le bras. Et… bravo, Anna.
Je la remercie sincèrement et m’en vais d’un pas léger, rebondissant même sur les trottoirs
encombrés de Manhattan, tout en ayant l’impression de planer à quelques centimètres au-dessus de
l’asphalte.
Chouette… Le pied… La belle vie…
Je rallume mon portable qui se met aussitôt à afficher un nombre incongru d’appels provenant
d’un numéro inconnu. Et pas de message…
Je fixe mon écran en me demandant si je dois recontacter l’anonyme timide qui n’a pas laissé de
message, quand le téléphone se met à sonner en affichant le numéro inconnu en question.
– Oui ? fais-je.
– Anna ? C’est Jeff.
– Jeff ? Mais où étais-tu ? ! Ça va ? Tu m’appelles d’où, là ? Qu’est-ce que c’est que ce numéro ?
J’enchaîne les questions à toute allure, craignant qu’il me file entre les doigts une nouvelle fois,
mais il interrompt brutalement le fil de mon interrogatoire.
– Peu importe, Anna. Je viens de passer à l’appartement de Brooklyn et Saskia n’y était pas. Je
pensais bien qu’elle serait à l’atelier, dit-il d’un ton brusque. Mais toi, t’es où ?
– Je suis à Manhattan pour un rendez-vous de boulot et, pour tout te dire, j’habite chez Dayton
depuis trois jours. Mais, vas-tu me dire où tu avais disparu, Jeff ? !
Il élude une nouvelle fois ma question.
– Anna, qui est ce type qui m’a ouvert à moitié à poil chez vous ? Ce grand Français, là, c’est le
nouveau mec de Saskia ? demande-t-il d’une voix irritée qui cache mal sa colère.
– Euh, je crois que tu as rencontré Gauthier, mais c’est plutôt notre meilleur ami, tu vois. J’espère
que tu ne l’as pas bousculé juste parce que tu réapparais et que tu es jaloux…
Pas le temps de finir ma phrase…
– Tu veux que j’imagine quoi quand je viens voir ma copine et qu’à la place, je trouve un type à
moitié à poil dans son appart…
– Hé ! Jeff, attends une seconde, s’il te plaît, dis-je en lui coupant le sifflet à mon tour. D’abord tu
te calmes. Je ne sais toujours pas où tu étais, à croire que tu refuses de me répondre. Je te rappelle
que tu as disparu dans la nature depuis des jours. On était tous morts d’inquiétude et tu ne sais pas
la moitié des emmerdes qu’on a eues à cause de toi. Je t’aime bien, je suis contente que tu sois en
vie et de retour, mais tu changes de ton !, dis-je en insistant lourdement sur les mots.
Court silence au bout du fil.
– Excuse-moi, Anna. Oui, j’ai appris que Dayton a été blessé.
Je ne cherche pas à savoir comment il l’a appris, parce que maintenant que je le tiens – presque
–, je n’ai pas l’intention de le lâcher.
– Écoute, Jeff, il faut que tu racontes tout à Dayton, et à Saskia aussi bien sûr. Ils ont quand
même failli y laisser leur peau.
– Saskia, je veux bien, là, tout de suite. Il faut que je la voie, j’en ai besoin, Anna. Dayton, après,
si tu le veux bien ; il faut d’abord qu’on en parle ensemble.
Grrr, je vais encore devoir cacher des trucs, mais pas plus de quelques heures cette fois !
– Bon, Jeff. Voilà ce qu’on fait : tu passes chercher Saskia à l’atelier et tu la ramènes à l’appart. Je
vous y retrouve. Attention, si tu touches à un cheveu de mon Gauthier, je te jure que…
– Anna, c’est bon de t’entendre.
– Oui, moi aussi, je suis contente de te savoir en vie, Jeff. Je fais vite.
Qu’est-ce que je disais déjà ? Chouette ? Le pied ? La belle vie ? De toute évidence, je ne suis pas
encore sortie des problèmes…
5. Et moi, dans tout ça ?

Ce n’est pas l’heure idéale pour retourner à Brooklyn en taxi. Je m’engouffre dans le métro new-
yorkais. Si je pouvais pédaler pour faire accélérer les rames, je le ferais…
Il y a du monde qui m’attend à l’appart quand je déboule enfin, à bout de souffle. Passé les
étreintes amicales avec Jeff, je prends le temps de jauger l’atmosphère et d’évaluer la marge de
manœuvres.
Tout d’abord, Gauthier est en un seul morceau et pas esquinté. Il est encore un peu raide et
crispé, mais je le sens plein de bonne volonté pour faire copain-copain avec l’amoureux de Saskia. Il
faut bien admettre que ça ne doit pas être simple pour Gauthier de trouver sympathique ce type qui
a disparu dans la nature pendant plusieurs jours, sans prévenir, ni donner de nouvelles, et qui a
provoqué le kidnapping de ses deux meilleures amies…
– Micha n’est pas là ? demandé-je.
– Non, répond Gauthier en sirotant son Darjeeling brûlant. Il est à la compagnie de danse. Et
pour être honnête, je ne suis pas mécontent qu’il soit absent. Comment dire… c’est un peu
mouvementé et brouillon, notre arrivée à New York.
C’est plein de tact, c’est du Gauthier tout craché, mais ça veut bien dire ce que ça implique plus
grossièrement : « C’est un peu le bordel dans votre vie, les filles, non ? ». Et il n’a pas tort.
Cependant, je trouve qu’il fait des efforts avec Jeff, qui a lui même l’air encore très embarrassé de
leur première confrontation.
Saskia est emmêlée comme une liane au corps plutôt musclé de Jeff. Ils sont tous les deux
installés sur le canapé.
– Bon, je crois qu’on a besoin que tu nous expliques, dis-je en m’asseyant face à eux, Gauthier
étant debout derrière moi. Tu étais où ?
– D’après ce que m’a dit Saskia, Dayton a eu la bonne intuition, répond Jeff. J’étais là où on ne
pouvait pas me trouver, loin de tout. Terré comme une bête. Je ne suis pas fier d’avoir fui comme ça.
Je suis tombé bien bas ; j’ai même pensé en finir. Je vous le dis parce que je vous fais confiance, j’ai
bu comme un trou pendant plusieurs jours, à ne plus pouvoir tenir debout. Puis je me suis réveillé à
un moment de cette transe démente et je suis allé me tremper dans l’eau glacée du lac Supérieur.
J’ai pris la décision d’affronter. J’ai appris ce qu’il était arrivé à Atlantic City parce que j’ai
recontacté mes créanciers. Ils s’attendent à de grosses emmerdes, mais ils ont récupéré leur argent,
et pour eux, c’est le principal.
– Dayton mérite vraiment que tu lui parles, interviens-je avec la ferme intention de ne pas le
laisser fuir encore une fois.
Il baisse la tête, l’air contrit.
– Je sais, fait-il. Je vais le faire.
– Là, tout de suite, insisté-je.
Il secoue la tête.
– C’est plus facile pour moi de vous en parler d’abord parce que vous saviez avant Dayton quel
était mon problème de jeu, avoue-t-il. C’est une sorte de préparation avant le grand saut.
Il essaie de sourire, mais ça sonne faux.
– Tu penses que Dayton est d’attaque, Anna ? me demande-t-il. Je veux dire, physiquement.
Très rapidement, quelques images de Dayton au cours des derniers jours se mettent à défiler
dans ma tête, certaines décentes et d’autres interdites aux moins de 18 ans.
– Oui, il est d’attaque, réponds-je. Tu sais, il s’est quand même passé pas mal de trucs pendant ta
disparition, Jeff. Dayton a retrouvé sa mère et il connaît depuis hier l’identité de son père. On ne
peut pas dire qu’il est super calme. Il est assez chamboulé par tous ces événements. Il faut qu’il
fasse attention, c’est tout. Pas question que vous en veniez aux mains par exemple…
Jeff secoue la tête comme si je racontais n’importe quoi. Je me doute bien qu’évidemment, Jeff n’a
pas ça en tête, mais c’est sans compter la fureur imprévisible dont j’ai été témoin chez Dayton ces
derniers temps.
– Je veux qu’on règle ça, Jeff, qu’on y aille maintenant, poursuis-je. Je ne veux pas cacher plus
longtemps à Dayton que tu es de retour. Je t’avais donné ma parole de garder ton secret et, pour
finir, j’ai failli perdre l’homme que j’aime.
Jeff embrasse affectueusement Saskia, inspire un grand coup et se lève du canapé.
– O.K., on y va, dit-il.
***
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et je suis au bord de la crise cardiaque. Je retiens Jeff dans
l’entrée. Je veux aller voir où se trouve Dayton, s’il est seul ou avec Summer. Enfin, je veux avoir une
idée de l’ambiance…
Je passe la tête dans son bureau-salle de musique et le découvre en train de jouer de la guitare,
casque sur les oreilles, regard rivé sur le logiciel hyper-incompréhensible qu’il utilise pour sa
musique. Il ne nous a pas entendu arriver. Je m’approche doucement et lui touche l’épaule, avant de
déposer un baiser dans son cou. Le sourire qu’il m’adresse en se retournant me remplit de la même
chaleur amoureuse que chaque fois que nous nous retrouvons, malgré mon appréhension de la
scène à venir.
– Anna, je croyais que tu allais m’appeler en sortant de ton rendez-vous, dit-il, surpris mais avec
un beau sourire.
Il pose sa guitare sur son stand et ôte son casque. Ses yeux gris bleu rappellent un ciel d’été sans
nuages. Quand il se relève, j’inspire une bouffée de son parfum envoûtant.
– Tu as l’air bizarre, me dit-il en fronçant les sourcils, ses mains de part et d’autre de mon visage.
Ça va ?
Allez, plonge, Anna !
– Jeff est là, dis-je simplement.
Sourcils plus froncés, regard plus foncé. Dayton incline la tête. Alors j’ajoute :
– Il est là, dans le salon. Il m’a appelée quand je suis sortie de mon rendez-vous chez OptiMan. Je
l’ai retrouvé à l’appart avec Saskia et je l’ai tout de suite ramené ici.
Voilà, ouf ! Comme ça, je suis au-dessus de tout soupçon de cachotteries !
Je respire à peine. Je le dévisage. Il passe ses mains sur son beau visage et, quand il réapparaît,
ses traits sont plus marqués. Il inspire par le nez ; ses narines sont pincées et ses mâchoires plus
saillantes.
– O.K., on y va, dit-il sur le même ton que Jeff, à peine une heure plus tôt.
Ça sonne comme l’entrée de deux adversaires sur le ring…
***
Dayton s’avance dans le salon et Jeff, debout devant la baie vitrée, se retourne. Les deux amis
sont certainement heureux de se revoir, mais toutes les péripéties et tous les secrets accumulés
entre la disparition de Jeff et ces retrouvailles les empêchent d’exprimer librement leur soulagement
et leur joie.
– Jeff, fait simplement Dayton en guise de salut.
– Dayton, répond Jeff.
– Tu veux boire quelque chose ? Une bière, un soda ? demande Dayton comme pour gagner du
temps.
– Un soda, ça ira très bien, répond Jeff qui s’installe sur le canapé pendant que Dayton va
chercher la boisson.
Il revient et dépose verre et bouteille sur la table basse, avant de s’asseoir face à Jeff. Je me pose
discrètement non loin d’eux, sur le quivive.
– Excuse-moi, fait Jeff d’une voix enrouée par l’émotion. Dayton, je suis désolé d’être à l’origine
de toutes les emmerdes que tu as dû gérer ces derniers jours par ma faute. J’aurais dû affronter la
situation et ne pas me défiler comme je l’ai fait.
– Et tu étais où ? demande Dayton.
– Là où tu as deviné que j’étais, là où j’aime disparaître.
Dayton hoche la tête sans parler. Ce silence pèse pendant quelques secondes insupportables,
avant que Dayton reprenne la parole.
– Ce n’est pas tant parce que tu as fui que je me suis senti trahi ou blessé, Jeff, dit-il, mais bien
parce que tu m’as caché un problème que tu as depuis des années. J’ai l’impression d’avoir été
trompé, d’avoir fréquenté un homme qui m’a leurré sur ce qu’il était. Tu n’es pas n’importe qui pour
moi, tu es mon meilleur ami. Je te faisais confiance. J’ai du mal à encaisser ça.
– Je comprends, Dayton, mais j’avais l’impression d’avoir des devoirs envers toi, répond Jeff. Je
t’ai sorti du pétrin il y a quelques années parce que tu avais fait des conneries. Je me voyais mal
t’avouer à quel point, moi aussi, je pouvais déconner. Je crois que j’avais peur de perdre ta
confiance, justement.
Sa dernière phrase reste suspendue en l’air comme s’il s’agissait d’une question. Dayton tord les
lèvres pour éviter de réagir à cette douloureuse phrase. Alors Jeff continue : – J’avais tout sous
contrôle, ou du moins je le croyais. Comme cela ne se voyait pas de l’extérieur, je croyais que je
pouvais le nier. Ça n’arrivait pas, ça n’était pas grave…
– Jusqu’au moment où ça l’a été, intervient Dayton. Et pas que pour toi. Pour Anna, pour Saskia
et pour moi aussi. Comment as-tu pu oublier quel danger ce genre de… je ne sais même pas
comment parler de ça…
– Dépendance ? proposé-je d’une petite voix.
Je suis un peu spécialiste du sujet en ce moment, non ?
Dayton hoche la tête.
– Comment as-tu pu oublier ce que ce genre de dépendance peut impliquer de dangereux, Jeff ?
Tu n’es pas un marginal, tu es dans la vie concrète, tu as des responsabilités, tu excelles dans ton
boulot, pour ne pas dire qu’on te considère comme le meilleur. J’avoue, ajoute-t-il en se moquant un
peu de lui-même, j’ai toujours cru que tu étais infaillible, droit, honnête, intègre…
Chaque mot que Dayton prononce pour décrire Jeff est comme un poignard planté dans le cœur
de son ami. Jeff blêmit. Je me tords les mains tant je compatis à sa douleur. Mais, Dayton a besoin
d’exprimer sa déception, et ça, je le comprends.
Surtout qu’il le fait dans le calme…
– Jeff est en vie, Dayton, murmuré-je, comme si cette notion d’être en vie était celle dont il fallait
se rappeler en toute circonstance après tout ce que nous venons de traverser.
Dayton a un petit sourire entendu ; il a saisi où je voulais en venir. Il tend la main vers moi pour
que je me rapproche et je m’asseye près de lui, sa main toujours dans la mienne.
– Oui, soupire-t-il avant de lever les yeux vers son ami. Oui, heureusement, Jeff est en vie.
Je crois qu’il faudra se contenter pour l’instant de cette expression de soulagement, à défaut de
démonstration de joie.
– Je te rembourserai ce que tu as perdu dans l’affaire pour me sortir de cette histoire… pour vous
sauver aussi, dit Jeff.
– Je me fous de l’argent, Jeff, et tu le sais, répond Dayton. Ce n’est que de l’argent. Ce qui
comptait, c’était Anna et Saskia… et toi, te sortir de la merde.
Il secoue la tête.
– J’aurais eu besoin de ta présence, tu sais, poursuit Dayton en plongeant les yeux dans ceux de
son ami. J’ai traversé des moments difficiles ; ton soutien aurait été rassurant. Au lieu de quoi, ton
mensonge et ses implications sont venus s’ajouter à des situations déjà complexes à gérer.
– Anna m’a raconté pour tes parents naturels, dit Jeff. Je suis désolé de ne pas avoir été là…
– Oui, on peut dire que tu as choisi le mauvais timing, s’esclaffe Dayton avec ironie.
– Je n’ai rien choisi, Dayton, je n’ai rien maîtrisé ; ce qui est pire, déclare Jeff. Mais, je suis
heureux d’apprendre que tu as retrouvé ta mère et que vous semblez tous les deux désireux
d’apprendre à vous connaître.
– Il n’y avait pas que moi, Jeff, tu sais, continue Dayton. Il y a DayCool, des gens qui comptent sur
toi. Je me suis retrouvé submergé ; ça n’était pas prévu que je gère ça tout seul. J’ai laissé en plan
ce que j’aimais, la musique, et j’ai même failli rejeter Anna… Tu n’as pas idée des dégâts qui
auraient pu être causés par ton inconséquence…
– Putain, je sais, Dayton ! dit Jeff d’une voix forte en se prenant la tête à deux mains. Je sais que
j’ai merdé. J’ai peur de ne jamais être capable de réparer le mal que j’ai fait.
Je jette un regard affolé à Dayton. Je n’ai pas envie qu’il laisse Jeff s’embourber dans cette peur
d’avoir perdu notre confiance à jamais. Mais le regard de mon homme est clair, il sait ce qu’il fait.
– Tu m’as appris qu’on pouvait se rattraper, Jeff, dit Dayton d’une voix calme, sans animosité.
Qu’on ne restait pas figé dans des actes répréhensibles, qu’on pouvait dépasser tout ça, qu’on
pouvait trouver le potentiel en soi.
Jeff relève la tête et fixe Dayton. Il sait de quoi parle Dayton, de cette époque où Jeff a remis dans
le droit chemin un adolescent bourré de talent mais turbulent. Les rôles s’inversent, avec humilité.
Je crois que j’ai, sous mes yeux, une idée de l’amitié forte qui lie ces deux hommes. Le regard qu’ils
échangent n’a pas besoin de mots sur l’instant. C’est une sorte de pacte.
– Je ne ferai pas comme si rien ne s’était passé, assure Jeff. Je ne reprends pas ma vie l’air de
rien. Je sais quelles erreurs j’ai commises, et le mal aussi… à Saskia, à Anna et à toi. Je ne tournerai
pas le dos à mes responsabilités.
Dayton adresse enfin à son ami un sourire plus détendu.
– Je sais que je peux encore avoir confiance en toi, lui assure-t-il.
– Tu peux compter sur moi, Dayton. Je ne vais pas me défiler une nouvelle fois. Je vais me
prendre en main.
Dayton secoue la tête et son sourire est plus franc. Je sens circuler entre les deux hommes le
courant chaleureux et franc de l’amitié virile retrouvée.
– J’ai décidé de suivre une cure et de me soigner, continue Jeff. Je vais intégrer des groupes de
parole, voir un psy… enfin faire tout ce qu’il faut pour dépasser mon problème. Cela va me
demander du temps, Dayton, pour entreprendre tout ça. Je ne vais pas pouvoir gérer tout de front.
Je vais devoir me retirer temporairement de DayCool.
Quoi ? ! Mais Dayton vient juste de lui dire qu’il ne pouvait pas tout gérer tout seul.
Dayton est aussi surpris que moi. Il se redresse sur le canapé et ses doigts sont plus rigides entre
les miens.
– C’est la dernière faveur que je te demanderai, ajoute Jeff. Laisse-moi quelques mois pour me
remettre d’aplomb.
– Tu es en train de me dire que tu te retires de DayCool pour une période indéterminée et que tu
ne sais pas quand tu reprendras tes fonctions, c’est ça ? demande Dayton.
Jeff le fixe sans répondre. Et là, ce que je craignais arrive : Dayton laisse exploser son émotion.
– Putain, Jeff, tu déconnes, là ? ! J’ai doublé mon temps de travail pour pallier ton absence. Moi
aussi, j’ai besoin de me poser. On est deux dans cette boîte ; c’était le deal de départ. Cette boîte a
besoin de toi pour tourner. J’ai besoin de toi ! Après tout ce qu’il vient de se passer, je ne me sens
pas la force de continuer à jongler dans tous les sens.
Dayton s’est levé ; je ne sais pas quoi faire. Je pose alors une main sur son bras pour l’apaiser.
Jeff n’a pas bronché. Il affronte la colère et le désarroi de Dayton sans frémir, parce que Dayton
n’est pas juste furieux, il est surtout perdu.
– Ce n’est pas comme si tu n’étais pas bien entouré chez DayCool, Dayton, déclare-t-il calmement.
Il n’y a pas qu’en moi que tu peux avoir confiance, question boulot. Tu as su choisir des gens
compétents ; tu peux déléguer et t’appuyer sur eux.
Malgré son air estomaqué, Dayton semble frappé par le fond de vérité des paroles de Jeff.
– C’est trop facile, Jeff ! balance-t-il tout de même.
– Non, ça ne l’est pas, rétorque son ami. Ça n’est pas facile, comme tu dis, de se retirer d’une
affaire qu’on a bâtie ensemble, même si c’est temporairement. Je ne suis pas indispensable ; tu te
débrouilles très bien pour mener les affaires, Dayton. Merde, tu peux te faire confiance aussi !
Je ne veux pas intervenir, c’est leur affaire de toute évidence. Malgré tout, moi aussi, j’aimerais
crier à Dayton qu’il peut se fier à ses capacités. Je l’aime tellement, je le sens capable de tout. Jeff a
raison, et on sent toute la maturité de son âge dans ses propos.
– Il y a Ruby, dans nos bureaux de Palo Alto, poursuit Jeff. Ça fait un moment qu’on pense qu’elle
va nous quitter parce qu’elle a les compétences pour avoir plus des responsabilités, non ? Tu peux
t’appuyer sur elle. Je peux t’assurer qu’elle ne va pas laisser passer sa chance, ni te décevoir.
On a dépassé le sujet très sensible de l’amitié. Ces deux-là sont en train de parler boulot, et ils s’y
connaissent. Même si Dayton est profondément remué par ce qu’il se passe entre Jeff et lui, il se met
vite en mode business. J’aime ça chez lui, cette façon qu’il a de garder la tête froide et de réfléchir
vite. Les mains posées sur les hanches, son visage plus sérieux que sexy – mais si, sexy malgré
tout… –, il fixe Jeff pendant quelques secondes, avant de répondre.
– On parle de temporaire, quand même, hein ? demande-t-il à Jeff.
Ce dernier hoche la tête.
– O.K., alors tu as raison pour Ruby et Palo Alto.
Je soupire de soulagement. Ouf ! On sort du sac de nœuds.
– Bien, fait Jeff. Je crois que tu n’as pas à t’inquiéter. Je ne disparais pas non plus, pas cette fois.
– J’espère, réplique Dayton. Bon, on va faire comme ça alors. Je vais aller à Palo Alto. Il me faut
juste trouver où loger là-bas. Plutôt à San Francisco d’ailleurs.
Où loger ? San Francisco ? Mais c’est la côte ouest, ça, non ?
– Ça te plaît, San Francisco, Anna ? me demande-t-il ensuite en se tournant vers moi, d’une voix
plutôt neutre, comme s’il me demandait de choisir la couleur d’une voiture.
Comment ça ? ! Je fais partie du déménagement ?
Il est encore un peu tendu, crispé par la discussion, mais surtout il a ce ton autoritaire et
catégorique de « Mr Business » que je trouve très sexy, quand je ne suis pas concernée par les
décisions qu’il prend.
Je le fixe sans savoir quoi répondre, la bouche entrouverte, abasourdie.
– On déménage à San Francisco ! dit-il, toujours sur ce ton catégorique, comme pour me faire
comprendre ce que j’ai déjà compris.
Hé ! Je n’ai pas mon mot à dire ? !
– Mais… bafouillé-je, sans réussir à exprimer tout ce qui se bouscule dans ma tête.
Mes amis ? Ma vie à New York ? Ce nouveau boulot que le boss d’OptiMan vient de me proposer
et qui confirme le lancement d’une carrière pleine de promesses ? Je n’ai même pas eu le temps d’en
parler à Dayton…
– Alors ça roule ! conclut Dayton qui détourne son regard de mon expression hébétée pour faire
face à Jeff. Mais pas question que tu disparaisses encore une fois ! Ne nous refais pas un coup
comme ça.
Jeff se lève, et les deux amis, après s’être dévisagés un instant, se laissent enfin aller à une
étreinte amicale qui exprime toute la joie de leurs retrouvailles.
Mon cœur se serre.
Sous mes yeux, Dayton et Jeff sont en train de sceller mon avenir sans même m’avoir demandé
mon avis.
Volume 9
1. C’est ma vie

Jeff a tout juste disparu dans l’ascenseur que Dayton se tourne vers moi avec un sourire
encourageant.
– Que dis-tu de cette nouvelle vie ? me demande-t-il.
On dirait que toutes ses inquiétudes, et même sa rancœur vis-à-vis de son ami, se sont évaporées
dès l’instant où la solution du déménagement à San Francisco a été évoquée. Mais qui est cette
Ruby Carmel que Jeff a recommandée pour seconder Dayton à la tête de DayCool, l’entreprise qu’ils
dirigent ensemble et que Jeff quitte soudainement ? Visiblement ses compétences justifient un
déménagement…
Pourquoi ne bougerait-elle pas, elle ? !
Je ne sais comment réagir, je ne sais quoi répondre. Je reste là à le fixer et je reconstitue le
puzzle de ma vie de ces dernières semaines. Comment en est-on arrivés là ? Bien sûr que j’avais
prévu le chamboulement initial de ma vie, mon déménagement à New York, mais je pensais que
c’était là l’unique changement qui allait se produire. Ma rencontre avec Dayton à Paris, juste avant
mon départ pour les États-Unis, a proprement redistribué les cartes de mon existence : nouvelle
ville, nouveau travail et nouvel amoureux. Sauf qu’il n’est pas que mon amoureux. Depuis le début,
c’est comme une évidence, il est l’homme de ma vie. Mais, celui qui fait battre mon cœur apporte
avec lui tout un contingent de péripéties. La disparition de Jeff, puis sa réapparition n’en sont pas
les moindres.
Malgré tout, je tiens le cap niveau professionnel et je mène plutôt bien ma barque. Pour preuve,
le boss d’OptiMan, le journal pour lequel je travaille, vient de me proposer de gérer une nouvelle
équipe de journalistes-illustrateurs, avec l’aide de Claire Courtevel. Je vais avoir un bureau à la
rédaction new-yorkaise, de nouvelles responsabilités…
Les informations défilent dans ma tête, je débriefe et synthétise, mais je reste muette.
– Oh ! Anna ? me demande Dayton d’une voix douce. Ça va ? Tu ne m’as pas répondu.
Je dévisage mon bel amant. Je mets de côté tous les faits et les informations pratiques pour me
concentrer uniquement sur la beauté de l’homme qui me parle et que j’aime.
Et je l’aime, aucun doute là-dessus !
À le voir comme ça, sa stature de mannequin et son look, sa posture décontractée mais qui
respire l’assurance virile, à observer son visage aux traits bien dessinés, ses yeux acier et ses lèvres
fines, je me demande une seconde comment je peux me retrouver à questionner le fait que j’ai envie
– que je désire comme une folle ! – de poursuivre ma vie en compagnie de cet homme. Et pourtant…
– Tu ne m’as pas demandé mon avis, Dayton, réponds-je d’une voix qui sonne creux.
Je me surprends même d’avoir prononcé cette phrase.
Il fronce les sourcils, et son assurance paraît ébranlée une seconde. Il s’approche de moi avec un
sourire hésitant, ouvrant déjà les bras pour m’enlacer. Sans réfléchir et sans même penser à me
retenir, je croise les bras, comme pour éviter cette étreinte.
– Eh bien, je te le demande justement, là, dit Dayton qui s’immobilise à quelques centimètres de
moi.
Il porte doucement la main à ma tempe pour repousser une mèche de cheveux derrière mon
oreille. Son simple contact fait vaciller la surprenante résolution qui s’est emparée de moi. Je sais
tout le plaisir que nous nous donnons, le même langage que parlent nos corps, ces moments
d’extase qui rendent notre histoire unique et exceptionnelle. Et pourtant…
– Tu ne me demandes pas mon avis, Dayton, dis-je. Tu me demandes ce que je pense de cette
nouvelle vie que tu as choisie pour nous deux.
Son sourire est crispé. Il sent que quelque chose cloche. Il n’a pas tort. Je marche sur des œufs.
Je ne devrais certainement pas réagir ainsi. Il y a moyen de parler, mais je réalise que j’ai été
profondément blessée qu’il ne m’interroge pas avant de livrer sa décision à Jeff.
– Évidemment que je ne vais pas décider pour nous deux, déclare-t-il, mais c’est la meilleure
solution pour DayCool si Jeff se retire provisoirement de l’activité, dans un premier temps. C’est
certain que San Francisco regorge d’opportunités pour ton job aussi.
C’est bien là qu’est le problème. Avec la réapparition de Jeff, nous n’avons pas pu discuter de la
proposition que le boss d’OptiMan m’a faite dans la matinée.
– Mon job est ici, à New York, Dayton, dis-je. Je n’ai pas eu le temps de te dire quelle a été l’issue
de mon rendez-vous chez OptiMan. Le fait est que ce qu’on me propose écarte toute possibilité d’un
déménagement à San Francisco. Tu ne m’as même pas laissé le temps de réagir.
– Attends une minute, me répond Dayton en me prenant par le bras pour me diriger vers le
canapé. Assieds-toi, Anna. On va en discuter.
Je soupire intérieurement. Pourquoi ai-je l’impression que cette discussion peut mal tourner ?
Pourquoi ai-je le sentiment que quoi que je dise, il ne changera pas sa décision ?
– Dis-moi alors, Anna, poursuit-il d’une voix tendre. Explique-moi ce qu’on te propose.
– Quelque chose d’inespéré et d’inattendu, réponds-je. Le patron d’OptiMan voudrait que je
coache des journalistes polyvalents comme moi ; en binôme avec Claire Courtevel et avec un bureau
à la rédaction du magazine. Même si j’ai un peu peur de ne pas être à la hauteur, c’est le genre de
proposition que je ne peux pas refuser. Non, attends ! Je n’ai absolument pas envie de refuser ce
poste, ni de laisser passer cette chance, mais je suppose que tu n’es pas prêt à considérer une autre
solution pour DayCool que cette Ruby Carmel dont parle Jeff ? demandé-je.
Les mots déchirent mes lèvres, ma gorge. J’ai l’impression de les prononcer contre mon gré, mais
il faut que les choses soient dites, et clairement qui plus est.
– Pour être honnête, je ne vois pas de personne plus fiable que Ruby pour m’épauler à la tête de
DayCool dans la situation actuelle, rétorque Dayton. Ceci étant, en ce qui concerne l’offre qui t’a été
faite, je reste convaincu que ça n’a rien à voir avec un malentendu, mais que c’est la juste
reconnaissance de tes compétences, puisque je devine que tu ne veux pas entendre parler de
talent…
Je prends ce dernier commentaire comme une réflexion acide plutôt que comme le compliment
qu’il est certainement.
– Mais pour DayCool, vous pourriez travailler à distance avec Ruby Carmel, non ? demandé-je en
me retenant de paraître plaintive. Maintenant, on fait tout à distance.
– Bien sûr, on peut considérer que trois heures de décalage horaire ne changent rien, maintenant
qu’on communique en temps réel, mais ce n’est pas comme ça que j’envisage le travail en équipe ;
enfin pas uniquement comme ça. Et, dans le cas précis du congé de Jeff et de la transmission de
savoirs et de responsabilités à Ruby, je trouve qu’il n’y a rien de plus efficace que de travailler
coude-à-coude. Donc, ce sera Palo Alto, où nous avons de plus grands bureaux qu’à Manhattan.
« Donc, ce SERA Palo Alto. » : « Mr Business » est de retour !
Ce n’est pas sa tenue décontractée qui me fera oublier le ton autoritaire, grave et ferme qu’il
utilise pour m’exposer ces faits. J’ai même l’impression qu’il me parle comme si j’étais une gamine
ou une vieille un peu dure de la feuille.
– Moi aussi, je peux te lister quelques points qui justifient le fait que je ne peux pas partir de New
York, réponds-je, les lèvres pincées, presque entre mes dents.
Il écarquille les yeux de surprise devant mon expression tendue et mon regard froid.
– Que se passe-t-il, là, Anna ? me demande-t-il.
Je sais ce que cette interrogation sous-entend, parce que je me pose intérieurement la même
question. Ça veut dire en gros : « Je croyais qu’on s’aimait, qu’on avait traversé assez d’épreuves
pour être certains de nos sentiments. Je pensais qu’on était sur la même longueur d’ondes et qu’on
voyait plus loin que cette cohabitation « provisoire » au Nouveau monde. ».
La voix de Dayton résonne de regret et d’incompréhension, mais je pourrais en dire autant pour
moi. Je suis terrifiée par ce qui est en train de se jouer entre nous.
– Il se passe que je t’aime, Dayton, murmuré-je, la gorge nouée. Je t’aime comme jamais je
n’aurais pensé aimer un homme, mais… j’ai une vie, une carrière. Il me semblait que tu aimais ça
chez moi, ma détermination et mes prises de risques. Malgré tout, là, tu l’oublies et tu ne vois que
ton intérêt, ou du moins celui de ta boîte.
Il reçoit cette déclaration comme une gifle. Son visage se ferme, ses mâchoires deviennent
saillantes. Je sens qu’il n’est pas agacé, mais que c’est le genre de situation qu’il n’a pas envie de
gérer en plus du reste…
– En gros, ça veut dire que tu ne veux pas me suivre à San Francisco, dit-il sur un ton sec. Tu ne
vois pas plus loin que cette solution qui est provisoire.
Provisoire ? ! Merde, je commence vraiment à détester ce mot ! Et c’est moi qui ne vois pas plus
loin ? !
Je suis prise de légers tremblements au plus profond de moi. L’émotion monte alors que je
m’apprête à parler.
– Tu oublies plein de choses qui sont importantes pour moi, Dayton.
Parce que c’est ça qui me blesse le plus. Cette urgence de décision qui lui fait omettre de
nombreux aspects de ma vie.
Il hausse les sourcils en attendant que je poursuive, et ça me fait encore plus mal. Il ne comprend
pas de quoi je parle…
– J’ai mes amis, ici, continué-je, la voix chevrotante. Je suis venue à New York avec Saskia. Nous
nous sommes installées ici, avec l’idée de lancer nos deux carrières et de nous soutenir
mutuellement.
– Mais Saskia a Jeff maintenant, non ? réplique-t-il.
Je suis abasourdie. Il ne comprend rien. Où est passé l’homme dont j’aime l’intelligence humaine,
la finesse des sentiments ?
– Nous sommes amies, Dayton. Qu’il y ait un ou plusieurs hommes dans le paysage ne change
rien à la force et à l’importance de notre amitié. Je veux rester près de Saskia. En plus, maintenant,
il y a Gauthier. Tu peux toujours me dire qu’il a Micha… et je te répondrai la même chose.
– Tes amis sont plus importants que nous deux alors, déclare-t-il comme si c’était un fait définitif,
sans aucun appel.
– Non, il n’y a pas de comparaison possible, pas d’échelle de valeurs, c’est un tout. La vie que
j’avais choisie avant de te rencontrer : mes amis, ma carrière, et nous maintenant.
– Mais en choisissant de rester près de tes amis et de ton boulot, tu sacrifies notre histoire, tu
t’en rends compte ? me demande-t-il d’une voix d’homme d’affaires, comme si nous étions en train
de négocier les clauses d’un contrat.
Comme si j’étais à deux doigts de rater l’affaire du siècle… Il n’a peut-être pas tort…
– Alors, il n’y a pas de possibilité de nuancer ta décision, c’est ça ? dis-je, la mine défaite. Tu veux
qu’on en discute, mais finalement, il n’y a pas de discussion possible ? Même si je pouvais aménager
ce nouveau poste qu’on me propose, si j’envisageais de faire des allers-retours entre San Francisco
et New York, ça ne changerait rien, je m’éloignerais de mes amis.
Je le fixe avec espoir. J’aimerais qu’il ressente une sorte de déclic, du moins qu’il nous laisse du
temps pour y penser.
– J’ai besoin d’eux autant que de toi, Dayton, ajouté-je.
Je rapproche ma main de la sienne sur le canapé, mais il ne fait pas le geste de la prendre. Nos
doigts restent immobiles, à quelques centimètres les uns des autres. Un fossé s’est creusé entre
nous ; il paraît soudain infranchissable.
– Ça n’est pas l’impression que tu donnes en me disant tout ça, répond Dayton.
Il est touché dans son orgueil, c’est évident. Il se ferme. Son opinion est faite. D’où lui vient cette
soudaine dureté ? Il me donne l’impression de vouloir abréger la discussion. Je vois mal comment
nous allons pouvoir faire comme si de rien n’était après cet échange. Je cherche une fissure dans
l’armure qu’il s’est façonnée en quelques minutes.
– Dis-moi ce qui te dérange, Dayton ? C’est le fait que je conteste ta décision, c’est ça ? Pourtant,
il me semblait que c’était aussi ça un couple, de prendre en considération l’avis de chacun, non ?
Son expression ne s’adoucit pas pour autant.
– Ce qui vaut aussi pour moi, alors, dit-il. Moi aussi, j’ai ma carrière à prendre en compte, Anna.
Plus que ça d’ailleurs, celle de tous mes employés ; n’oublie pas que j’ai la responsabilité d’une
société ! Si tu veux savoir, j’aimerais être rassuré quant au remplacement de Jeff et avoir l’esprit
tranquille pour retrouver mon père maintenant. Tu vois, moi aussi, j’ai mes raisons.
Je ne veux pas lui répondre que cela fait des semaines que je mets ma vie en sourdine pour qu’il
puisse se concentrer sur la quête de ses parents naturels. Je ne veux pas lui répondre non plus que
mon amie et moi avons supporté les dommages collatéraux de la disparition de Jeff… Je ne veux pas
lui reprocher quoi que ce soit. Je ne peux que constater qu’il a oublié que j’ai été là, tout ce temps.
– Et Summer dans l’affaire ? demandé-je comme une ultime confirmation de son égoïsme
galopant.
Il répond du tac-au-tac.
– San Francisco lui plaira, j’en suis sûr.
O.K. ! Donc elle non plus n’a pas son mot à dire…
Je pose mes mains sur mes cuisses, baisse les yeux. Ma gorge me fait mal, mes yeux me brûlent.
– O.K., murmuré-je, au bord des larmes. Si ça ne te dérange pas, je voudrais rentrer à Brooklyn
ce soir.
Sa voix résonne alors de manière si lointaine que j’ai l’impression que des kilomètres nous
séparent.
– Comme tu voudras, répond-il en se levant.
Je lève vers lui mes yeux embués de larmes. Les siens sont secs et brillent d’un éclat glacial.
Comment a-t-on pu en arriver là ?
– Je vais rassembler mes affaires, dis-je en me levant à mon tour.
– Très bien, je vais demander au chauffeur de t’attendre dans une heure en bas.
Son regard s’attarde sur mon visage, quelques secondes. Je suis paralysée par la détresse, lui est
cuirassé de son orgueil.
Puis, il retourne dans la salle de musique.
***
Moins d’une heure plus tard, mes affaires sont empilées en plusieurs sacs et valises devant
l’ascenseur. Churchill miaule dans sa caisse grillagée. Mes larmes n’ont cessé de couler depuis
notre discussion.
Je m’avance sur le pas du bureau de Dayton. Assis dos à la porte, le casque sur les oreilles, il joue
de la guitare. Je reste quelques secondes à le regarder, puis je murmure, les joues mouillées de
larmes : « Au revoir, Dayton », avant de me diriger vers l’ascenseur.
Je sais qu’il ne m’a pas entendue.
2. Sept jours de réflexion

Dans la limousine qui me reconduit à Brooklyn, je ravale mes larmes et évite le regard du
chauffeur dans le rétroviseur. J’ai plusieurs fois discuté avec ce jeune homme discret et toujours
aimable, lorsqu’il venait me chercher chez moi pour me conduire au Nouveau monde. Aujourd’hui, il
a l’élégance de ne pas me poser de questions ; mes yeux et mon nez rougis parlent pour moi. Il doit
bien se douter qu’il y a de l’eau dans le gaz entre son patron et la jeune Frenchie.
J’ai libéré Churchill de sa caisse et, le chat pelotonné sur mes genoux, je suis tournée vers le côté
et fixe avec détermination l’extérieur. Je rumine. Après tout, ça n’est qu’une dispute de couple, une
incompréhension. Chacun campe sur ses positions sans vouloir céder d’un millimètre. Plutôt que de
chercher une solution, on préfère se taire, se faire la gueule, voire prendre de la distance. Je suis
vexée parce qu’il ne m’a pas demandé mon avis. Il est vexé parce qu’il pense que mes amis sont plus
importants à mes yeux que notre relation…
– Tout ça n’est sûrement pas définitif, me rassure Gauthier, une fois que je lui ai rapporté ma
discussion avec Dayton. Ça arrive dans tous les couples, non ?
Qu’est-ce que je disais ? !
– Il ne t’a pas dit que c’était fini ? me demande-t-il, en repoussant discrètement Churchill du bout
de sa chaussure. Bon sang, j’avais oublié à quel point ton chat obèse est collant… Hein ! vous ne
vous êtes pas dit que c’était fini ?
Je secoue la tête.
– J’ai juste dit que je voulais rentrer à Brooklyn, réponds-je.
Mes yeux sont secs. Discuter avec mon ami de la scène qui s’est déroulée au Nouveau monde me
faire voir les choses sous un autre angle, moins tragique…
– Que t’a-t-il dit quand tu as quitté l’appartement ? renchérit Gauthier.
– Eh bien, rien, parce qu’il ne m’a pas vue partir. En fait, il jouait de la guitare, et je n’ai pas
voulu le déranger.
– O.K., fait Lady Gogo avec un air consterné. Donc, tu as filé en douce sans même voir si vous
aviez une chance de vous expliquer une dernière fois.
Je réalise ma bêtise, mais j’avais la trouille que, justement, Dayton m’exprime clairement qu’on
pouvait faire une croix sur nous deux ! Encore une fois, j’ai fui.
– Ce ne sont que des vues de l’esprit, enfin, tout ça, déclare Gauthier.
J’ai dû louper une phrase en cours de route parce que je ne comprends pas où il veut en venir. Je
dois avoir la tête qui va avec parce que Gauthier ajoute : – Toi, tu crois que c’est fini parce qu’il ne
t’a pas retenue quand tu lui as signifié que tu voulais revenir à Brooklyn et lui, il croit que tu as filé
en douce parce que tu mets un point final à votre histoire, ou du moins que tu es assez en colère
contre lui pour ne pas lui dire au revoir. Des vues de l’esprit, de la fiction, du concept… rien de réel,
quoi !
C’est vrai, j’adore la manière avec laquelle Gauthier réussit toujours à dédramatiser ce genre de
situation, à tout rationaliser.
De fait, de retour dans l’appart, à peine plus de deux heures après ma conversation avec Dayton,
je suis déjà moins paniquée qu’en quittant le Nouveau monde. Alors peut-être qu’en effet cela relève
de la méthode Coué, mais je suis de plus en plus persuadée que rien n’est perdu.
Du moins, pas tout…
– Tu crois que je devrais l’appeler ? demandé-je à Gauthier, pressée de recoller les morceaux avec
mon amoureux.
– Je crois surtout que vous avez besoin de temps pour prendre un peu de recul, répond-il. Ça ne
lui fera pas de mal non plus. Il pourra réfléchir à cette décision de déménager, qu’il a prise dans
l’urgence, d’après ce que tu m’as dit.
– Mais… bafouillé-je.
– Anna, Anna, me reprend Gauthier sur un ton maternel. Tchaïkovski n’a pas composé Casse-
noisette en une semaine. Pour qu’une relation entre deux êtres s’ajuste, il faut également du temps.
Ces derniers temps, vous avez été très proches, vous avez traversé des moments difficiles. Je me
répète, mais un peu de distance ne peut vous être que profitable.
Ou pas… Il peut décider que le jeu n’en vaut pas la chandelle, que c’est trop compliqué, etc. Moi
aussi d’ailleurs ! Non, pas moi…
Je me résigne.
– Gauthier est la voix de la sagesse, intervient Micha qui sort de la salle de bains, les cheveux
mouillés et nattés.
Il s’approche de Gauthier et pose amoureusement une main sur son épaule.
– Crois-moi, Anna, poursuit-il. Gauthier se trompe rarement en matière de rapports humains.
Ce compliment illumine le visage de mon ami. Une seconde, mais rien qu’une toute petite
seconde, je suis jalouse de l’harmonie que ces deux-là dégagent.
Moi aussi, j’ai connu ça avec Dayton ! C’est encore possible, non ?
– En tout cas, on ne change rien à ce qui était prévu, dis-je. Vous gardez ma chambre et je
dormirai sur le canapé. Ça ne me dérange pas de camper.
Micha est passé dans la cuisine pour nous préparer le dîner.
– Tu sais, me lance-t-il depuis le comptoir, ça ne sera pas nécessaire. Saskia est partie avec Jeff.
Elle a emporté quelques affaires et nous a dit qu’elle s’installait quelques jours chez lui, pour nous
laisser un peu d’intimité. Alors sa chambre est libre et nous allons y déplacer nos affaires. De toutes
manières, on ne t’aurait pas laissé camper chez toi, Anna.
Je suis presque soulagée de ne pas avoir à croiser Jeff à l’appart. En fait, je sais que ce n’est pas
sa faute si on en est là, mais je ne peux m’empêcher de lui en vouloir un peu. Malgré tout, j’aurais
aimé discuter avec Saskia, mais je trouverai bien un moment les jours prochains.
Visiblement, à moi la vie de célibataire en CDI…
À cette pensée, je suis à deux doigts de me remettre à larmoyer. C’est le moment que choisit
Gauthier, au sixième sens surdéveloppé, pour mettre un CD et se lancer dans une interprétation plus
burlesque que lyrique du Brindisi de La Traviata. Ni Micha, ni moi ne résistons à son numéro de
pitre.
La voix de Dayton résonne alors dans ma tête : « Tes amis sont plus importants pour toi que notre
histoire. ». Plus importants, je ne sais pas, indispensables, ça c’est évident !
***
J’avoue, dès que je suis sûre que personne ne me voit, je consulte frénétiquement mon portable
et ma boîte mail, à l’affût du moindre message de mon amoureux, que je refuse de considérer
comme un ex. Sans m’en rendre compte, je me concocte une sorte d’agenda de mes jours sans
Dayton. Des journées que j’ai bien l’intention de surcharger d’activités pour ne pas me laisser
submerger par les interrogations et les idées noires. Surcharger d’activités et de « consultations »,
comme il me plaît à les nommer, auprès de mes proches sur le problème amoureux épineux auquel
je suis confrontée et qu’on pourrait résumer en gros par : « On fait tous les deux la gueule ; lequel
des deux cédera le premier ? ». J’ai le sentiment que Dayton me doit des excuses, même si je déteste
penser à ça. Tout du moins, j’aimerais qu’il reconnaisse qu’il a un peu oublié que j’ai aussi une vie
en dehors de lui – mes amis, mon boulot qu’il a juste dévastés à la tractopelle.
***
Jour 1 : Saskia
– San Francisco ? ! Putain, mais c’est à l’autre bout du monde ! s’exclame-t-elle en ayant écouté
la moitié de ce que je lui ai raconté.
– Non, c’est la côte ouest, la corrigé-je. Quoi qu’il en soit, le souci n’est pas tant la distance que la
manière de présenter la chose.
– La distance n’est pas un problème ! ? lance Saskia. Mais moi je pense que c’en est un. Et ton
boulot ? Et moi ?
Je me retiens de montrer à Saskia qu’elle m’agace un peu, maintenant qu’elle a retrouvé toute
son énergie en même temps que son mec, avec qui elle file le parfait amour.
– Mais Saskia, c’est exactement ce que je lui ai dit. Pas la peine d’en rajouter ! dis-je. Le fait est
que, de toute évidence, nous ne nous sommes pas compris, qu’il a été trop brutal et que moi, j’ai
aussitôt été sur la défensive. Là, ce que je cherche, c’est une solution à cette situation merdique
entre nous, pas tes braillements offensés.
Oups, ça y est, c’est parti tout seul…
Saskia prend une expression vexée, mais pas trop longtemps. Elle a dû comprendre qu’elle en
faisait trop dans le style offusqué.
– Tu l’aimes ce type, non ? me demande-t-elle.
Je hausse les sourcils, lève les yeux au ciel, fais une drôle de moue.
Comme si elle ne savait pas déjà tout ça…
– Tu imagines rompre avec lui ? ajoute-t-elle.
J’écarquille les yeux.
– Non, parce que moi, pour être franche avec toi, poursuit mon amie, je ne veux même pas
imaginer une seconde le calvaire que tu vas traverser et nous faire vivre à tous, si tu dois te séparer
de Dayton. Ça va juste être un cauchemar pour tout le monde !
Moi non plus, je ne veux pas l’imaginer !
– Ce qui ne veut pas dire que je ne lui en voudrai pas un peu s’il embarque ma meilleure copine à
l’autre bout du monde, O.K., sur la côte ouest… alors qu’on avait prévu de faire notre chemin
ensemble. Sans oublier que Gauthier est là maintenant. Enfin, tout ce que tu lui as déjà dit en
somme…
– Alors je fais quoi ? demandé-je, fatiguée de toujours reprendre le problème dans ses détails,
sans avancer pour autant vers une amorce de solution.
Saskia prend une pose pensive avant de lâcher :
– Je sais que c’est un peu vicelard et que ça fait aussi très gonzesse, mais je pense que ça ne lui
ferait pas de mal de se morfondre un peu et, surtout, de te présenter des excuses pour sa manière
cavalière de décider à ta place.
– Je ne sais pas si tu te rappelles, mais une certaine Petra m’a déjà conseillé de le faire mariner et
ça ne s’est pas avéré très probant comme technique…
– La situation n’est pas la même, rétorque Saskia. Il a déconné, là. Il n’est pas stupide ; il va finir
par le comprendre. Tu as eu des nouvelles de lui depuis hier ?
– Non, dois-je reconnaître avec un pincement au cœur.
– Bon, alors, on attend un peu, conclut mon amie.
Elle est marrante, c’est plutôt : « J’attends un peu » ! Pas simple. Je suis toute seule dans ma tête
et je suis capable de me raconter les histoires les plus noires qui soient…
Twinkle reprend donc du service sur son blog. Sujet du post humoristique : Et si les hommes…
Dans le texte, je développe toute une série de questions absurdes et acides du genre : « Et si les
hommes faisaient aussi la gueule ? Et si les hommes ne savaient pas présenter des excuses ? Et si
les hommes ne savaient pas compter jusqu’à deux dans un couple ? ». Le dessin, plutôt comique,
montre un homme de Cro-Magnon qui tire sa femme par les cheveux en lui annonçant : « On change
de caverne ! ».
Je sais, j’ai dit à Saskia et Gauthier que je ne contactais pas Dayton, mais je ne le contacte pas !
Je sais juste qu’il risque de lire mon blog, nuance…
***
Jour 2 : Jeff
Gauthier m’apporte un bouquet de fleurs dans ma chambre. Un bouquet tellement énorme qu’au
début, les yeux tout embrumés de sommeil, je crois que c’est une sorte de gigantesque monstre
bucolique qui pénètre dans la pièce.
– Coucouuuuu, me dit Gauthier en déposant le trophée fleuri par terre. J’aimerais bien qu’on me
réveille tous les matins comme ça.
– C’est une réclamation ? lance Micha depuis la pièce voisine.
– Merci, mon Gogo, murmuré-je, émue.
– Oh ! mais ne me remercie pas, répond-il, rigolard. Ça ne vient pas de moi. J’ai comme
l’impression que ton amoureux fait une tentative de rapprochement. C’est son chauffeur qui a
déposé le bouquet.
Dayton a dû lire mon blog…
– C’est étrange ! J’aurais pensé qu’il lui faudrait plus de temps… Tu n’as pas donné de signe de
vie, non ? me demande Gauthier, en fronçant les sourcils.
Je hausse les épaules.
– Dayton est peut-être plus intelligent et moins orgueilleux que tu ne le penses, bafouillé-je.
Pas question que je me dénonce. Après tout, je ne cache rien, tout est sur mon blog. Inspecteur
Gogo n’a qu’à être plus curieux et plus perspicace. Je ris un peu sous cape quand même. J’attends
que Gauthier sorte de la chambre pour déchirer la petite enveloppe épinglée sur le bouquet de
pivoines.
Mes fleurs préférées…
À l’intérieur, une carte blanche entièrement couverte de l’écriture familière de Dayton,
reproduisant mon prénom à l’infini. Je reste un moment à fixer la carte avec émotion. Bien sûr que
je suis touchée par cette attention et mon prénom répété qui dit également tous ces mots que
Dayton ne parvient pas à trouver pour me parler. Pourtant… je reconnais que j’aurais bien aimé lire
un truc comme : « Je t’en prie, excuse-moi. » ou bien « On ne part plus à San Francisco. ». Quelque
chose en somme qui m’aurait donné l’impression d’avoir été comprise et entendue. Là, je ne perçois
que l’expression de son manque de moi. Même si cela me réchauffe le cœur, la blessure ne se
referme pas pour autant…
Plus tard dans la journée, c’est Jeff qui débarque à l’appart avec une nouvelle que je n’espérais
plus ; il est prêt pour cette interview sans fard concernant son addiction au jeu.
Notre entretien dure presque trois heures. Cela sera certainement la pièce maîtresse de mon
reportage. Jeff n’est pas avare en détails. Je sens aussi que cela fait partie de son travail de «
désintoxication ».
– Tu es d’accord pour une autre session demain ou c’est trop concentré pour toi ? lui demandé-je
au terme de ces trois heures de discussion.
– Non, je suis partant pour revenir demain, me répond-il avec un chaleureux sourire. Tu sais, peu
importe si ça me chahute un peu, je te dois bien ça, Anna. J’ai vraiment envie de t’aider pour ce
papier. Ça servira certainement à d’autres personnes.
– O.K., alors demain, même heure ?
– Je voulais te parler de Dayton aussi, Anna, dit Jeff avec une mine embarrassée. N’en veux pas à
Saskia, mais évidemment elle m’a confié ce qu’il s’est passé entre vous et je ne peux pas
m’empêcher de me sentir responsable de la situation.
– Tu n’y es pour rien, Jeff, réponds-je en m’efforçant de ne pas montrer que je n’en suis pas
persuadée à 100 %. Le souci n’est pas tant le déménagement à San Francisco que la manière de
fonctionner de Dayton. Il a oublié que je pouvais avoir mon mot à dire.
Ce n’est qu’une demi-vérité, je le sais, parce que je suis encore à m’interroger sur la manière
dont je pourrais gérer l’opportunité professionnelle qui m’a été faite par OptiMan. Cet aspect du
déménagement n’est pas insurmontable – on est au XXIe siècle, on trouve toujours des solutions à la
distance ! –, mais c’est presque devenu un prétexte que j’agite comme un étendard pour cacher que
je suis blessée par la décision de l’homme que j’aime.
– Et puis, il y a mon travail aussi, Jeff, ajouté-je enfin. Cette nouvelle opportunité qu’on m’offre, je
ne veux pas la prendre à la légère.
Jeff a un sourire compréhensif.
– Anna, tu sais que c’est un faux problème, dit-il d’une voix rassurante. Dans ton travail, on bosse
à distance, comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs. Regardenous avec Dayton, nous passons nos
journées à discuter et interagir avec des employés et des clients qui sont à des milliers de
kilomètres de nous. Sans compter que tout le monde est mobile aujourd’hui. La distance, c’est plutôt
s’ouvrir de nouveaux horizons. Si ton boss te fait confiance pour cette mission, que tu sois à 1 mètre
ou à 4 000 kilomètres de lui ne changera rien.
J’acquiesce en silence.
– Anna, poursuit Jeff. Je crois qu’il faut que tu saches que toutes les femmes que Dayton a
rencontrées jusqu’à présent auraient été prêtes à tout lâcher pour le suivre au bout du monde.
– Tu veux dire que je ne me rends pas compte de ma chance, c’est ça ? répliqué-je sur un ton sec.
Excuse-moi, Jeff, je sais que Dayton est un homme exceptionnel, mais ça n’empêche que j’ai une vie
indépendante de la sienne.
Jeff agite les mains et la tête comme si on nageait en plein malentendu. En même temps, c’est le
cas depuis trois jours !
– Mais non, ça n’est pas ce que je veux dire, bafouille-t-il. C’est la première fois que Dayton se
retrouve à avoir envie de partager sa vie avec une femme, toi, et en plus, cette femme a
suffisamment de personnalité pour ne pas abonder systématiquement dans son sens. Je crois que ça
le déstabilise. Il a plutôt l’habitude de ne pas discuter ses décisions, même s’il ne se comporte pas
non plus comme un tyran.
Je me radoucis.
– Je sais qu’il ne se comporte pas en enfant gâté, réponds-je. Seulement, là, il m’a blessée. Je suis
capable de le comprendre, Jeff, mais pourquoi ne me comprend-il pas sur ce sujet précis ?
– Je crois qu’il a sincèrement envie de passer sa vie avec toi, déclare Jeff. Sans doute ne sait-il pas
comment faire pour dépasser ce malentendu ?
Je baisse les yeux.
– Je meurs d’envie de le retrouver, murmuré-je. J’aimerais que cela ne se soit pas passé, mais,
cette fois, je crois vraiment qu’il faut que cela vienne de lui. Il a été tellement froid, et pas
seulement envers moi. Quand j’ai évoqué Summer, elle faisait partie des bagages, sans qu’elle ait,
elle non plus, eu voix au chapitre…
Jeff soupire bruyamment. Le cul-de-sac dans lequel je me trouve avec Dayton paraît aussi
inextricable pour lui que pour moi.
– Je vais parler à Dayton, dit-il.
– Non, je ne veux pas qu’il croie que je t’ai demandé d’intervenir, réponds-je en secouant la tête.
– Anna, je vais lui parler d’homme à homme surtout.
En tout cas, cette discussion de femme complètement paumée à homme d’expérience m’a fait le
plus grand bien.
***
Jour 3 : Mum
Pas de réveil fleuri, mais une boîte joliment enrubannée de chez Piaget. J’ai le cœur qui bat à tout
rompre quand j’ouvre le coffret. Il renferme un pendentif Possession en or rose et diamant. Je reste
la bouche ouverte assez longtemps pour que Micha, passant derrière moi, balance avec désinvolture
:
– Il me semble que Gong Li porte le même…
– Gong Li, l’actrice ? bafouillé-je.
– Non, Gong Li, ma mère… répond-il avec un charmant sourire moqueur.
Ah ! ah ! très drôle…
Une autre carte : « Excuse-moi, Anna. Ne pars plus sans rien dire, je t’en prie. Reviens. »
Il y a de la discussion d’homme à homme dans l’air… même si Dayton n’est pas du genre à faire
ce qu’il ne pense pas être juste. C’est donc qu’il reconnaît son erreur. Le déménagement à San
Francisco plane cependant toujours, telle une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Qu’est-ce
qu’un bouquet de fleurs et un collier vont changer à ça ? Si ce n’est qu’en effet, je suis rassurée sur
le fait que Dayton tient autant à moi que je tiens à lui.
– Ma chérie, te voilà face à une décision qui pourrait faire basculer ta vie, me dit Mum quand je
parviens enfin à lui parler au téléphone.
Plutôt que de revenir sur ce qui a pu causer notre éloignement temporaire, à savoir le secret de
l’existence d’un grand frère décédé, nous nous attachons à discuter du présent et, surtout, de mon
avenir.
– Je sais, Mum. Je ne veux pas passer pour une enfant capricieuse qui cherche juste à ce que
Dayton s’excuse ; je ne suis pas comme ça.
– Il doit bien le savoir, répond-elle. Je crois qu’il faut prendre le temps d’évaluer de manière
pratique ce changement. Ne crois-tu pas qu’il serait malgré tout possible de faire face à tes
responsabilités professionnelles depuis San Francisco en partageant les démarches avec Claire ?
– Je crois que ce serait possible, en effet, dis-je. Mais mes amis, Mum ?
– Ce déménagement ne me semble pas définitif, Anna. C’est juste une transition pour sa société,
non ? Tu crois que tu vas perdre tes amis en quelques mois ? me fait-elle remarquer.
– Bien sûr que non.
– Je suppose que tu peux également envisager de faire la liaison avec New York de temps à autre,
et combiner travail et amis sur quelques jours. Dayton risque d’être occupé par sa société, n’est-ce
pas ?
Je hoche la tête. Une mère sait toujours présenter les choses de manière posée et claire, sans
affolement.
– Sinon, peux-tu imaginer être séparée pendant des mois de l’homme que tu aimes ? poursuit ma
mère. Dans ce cas, cela change la donne.
– Si je me retrouve dans cette situation, Mum, c’est justement parce que je ne peux pas
l’imaginer.
– Alors tu as ta réponse, ma chérie.
Évidemment, j’avais déjà la réponse…
***
Je passe ensuite trois jours à retourner ma décision dans ma tête. Je ne manque pas non plus de
travail pour occuper mes heures. Je boucle des dossiers illustration, réorganise mon reportage sur le
jeu, trie mes dessins. Je ne consulte plus mon portable dans l’attente que Dayton se manifeste. J’ai
l’intime conviction qu’il ne le fera pas ainsi, que ce serait un moyen trop futile.
Le sixième jour, un autre cadeau arrive, beau à me couper le souffle : une toile de Zhao Kai Lin,
un artiste d’origine chinoise, représentant une jeune femme asiatique rêveuse, allongée sur un divan
et intitulée The Dream of Home, Le Rêve du foyer.
Gauthier, Micha et moi passons presque toute la soirée à contempler le tableau en silence, une
douce musique en fond sonore.
– Ce type, murmure Micha à un moment, il t’aime vraiment, je crois.
Le Rêve du foyer… Je suis touchée par le message sous-jacent. Le rêve d’une maison pour nous
deux… mais à San Francisco.
Je leur fais alors part de ma décision de suivre Dayton, s’il le veut toujours.
Comment pourrais-je en douter après les attentions qu’il m’a adressées…
Gauthier et Saskia comprennent bien que je n’envisagerais pas ce déménagement si je le pensais
définitif.
L’absence de nouvelles de Dayton ne me panique toujours pas. Je sais, je sens que nous avons
chacun mis ce temps à profit pour réfléchir et penser à notre avenir, à ce que nous attendons de
notre histoire. Si moi, j’accepte aujourd’hui de partir, qu’en est-il de lui ? Il aura peut-être trouvé
une autre solution de son côté ?
***
La réponse m’arrive le septième jour sous forme d’un post sur mon blog, à la page de l’article où
figure le dessin de l’homme de Cro-Magnon tirant sa femme vers une nouvelle caverne. PontDesArts
a posté une photo d’une demeure typique de Russian Hill à San Francisco. Vue sur la baie. La
demeure n’est pas gigantesque, ni imposante et elle dégage un charme fou. J’examine le moindre
détail de sa façade gris bleuté et blanc, son porche à colonnes, sa bow-window. Sur le côté, on
devine une partie plus moderne, en bois peint avec de larges baies. Le ciel est bleu. La rue est
légèrement en pente. PontDesArts a commenté la photo : « Si tu le veux, c’est notre nouvelle
caverne pour quelques mois. J’aimerais que tu m’y rejoignes. ».
3. Chroniques de San Francisco

Il n’a pas changé d’avis. Au fond de moi, je me rends compte que ça n’est plus un problème. Les
diverses discussions avec mes amis et ma mère m’ont fait prendre conscience que j’ai envie de le
suivre… et j’ai également envie de lui pardonner sa maladresse et son empressement. Je ne peux
plus croire qu’il se soit agi d’égoïsme.
Oui, je veux le rejoindre ! Le rejoindre ? Est-ce que ça veut dire qu’il est déjà là-bas ?
Je fixe mon portable dans ma main. Il est peut-être temps que j’appelle Dayton, non ? Les fleurs,
le collier, le tableau, ça fait beaucoup d’attentions et de tentatives de réconciliation sans réponse !
D’autant que, malgré le conseil de Saskia, je ne l’ai pas délibérément fait mariner, c’est juste que je
ne savais pas.
Mais aujourd’hui, je sais ! Il faut que je lui dise !
Je compose son numéro. Étrangement, j’ai le cœur qui bat violemment. Ce tempo sauvage dans
ma poitrine me rappelle les premières fois où je l’appelais ou lorsque je répondais à ces coups de fil.
L’émoi est toujours le même ; mon amour a toujours la même force !
Il répond aussitôt. Sa voix est urgente.
– Anna ! fait-il.
– Oui, Dayton. C’est oui.
Il y a tout d’abord un long soupir de soulagement, puis suit un éclat de rire libérateur qui dit
toute l’angoisse qu’il a dû éprouver ces derniers jours.
– Tu aimes la maison, ma chérie ? me demande-t-il enfin. Je l’ai choisie en pensant à toi en train
d’y vivre.
– Comme ça, de l’extérieur, elle est très belle, tellement typique, réponds-je. Tu te doutes bien
quand même que je ne viens pas pour la maison ?
– Je sais ! Enfin, oui, j’espère en tout cas, répond-il avec un petit rire nerveux. Je… je suis désolé,
Anna, d’avoir été aussi brutal avec toi, et froid aussi.
Je n’ai pas envie d’avoir ce genre de conversation au téléphone. Je veux voir ses yeux, sa bouche
quand il me dit ces mots. Je veux le sentir à portée de mes mains, tout son corps dégageant la même
chaleur que le mien.
Je réalise que, tous ces derniers jours, occupée par les interrogations et blessée sans vouloir
véritablement refermer cette blessure, j’ai mis de côté mon manque immense de Dayton. J’en prends
toute la mesure, là, en exprimant le besoin d’être au plus vite près de lui.
– Dayton, merci pour tous ces cadeaux que tu m’as envoyés. J’ai été très touchée, même si j’ai
tendance à penser que c’est trop, que…
– Chut ! Anna, rien ne fera oublier mon comportement. Enfin, moi, je n’oublierai pas que je me
suis comporté comme un con. Encore une fois.
Je ne veux pas enfoncer le clou. Moi-même, je n’ai pas été très habile, ni très fine. Je clos ce sujet
pour aller à l’essentiel.
– Tu es déjà à San Francisco ? demandé-je.
– Oui, depuis trois jours en fait, me répond-il. J’ai trouvé la maison le jour où je suis arrivé.
Je lui coupe la parole.
– Je veux te voir, Dayton. Je veux être avec toi, maintenant. Je prends le premier avion.
Il y a un très court silence pendant lequel je lui devine un beau sourire amoureux sur les lèvres.
– Tu es sûre que tu veux venir tout de suite ? m’interroge-t-il.
– Oui, je le veux.
Cette réponse a des échos étranges.
Peut-être un jour dirai-je ça en d’autres circonstances ?
– Il te faut peut-être un peu de temps pour préparer tes affaires, dit-il. Annoncer à tes amis que
tu t’en vas… et que ce n’est que provisoire, encore une fois. Parce que c’est provisoire, Anna, juste
le temps que Ruby soit au point et que Jeff reprenne du service. C’est l’affaire de quelques mois.
C’est mon tour de sourire, sans qu’il puisse me voir.
– Tu souris, là ? me demande-t-il sur un ton hésitant. Je veux juste te rassurer, Anna.
– Tu y arrives très bien, Dayton… Mes amis sont déjà au courant. J’avais pris ma décision avant
de voir la maison.
– Alors je vais m’arranger pour que le jet soit prêt pour demain. Tu n’auras qu’à me dire à quelle
heure tu souhaites partir.
Le plus tôt possible…
– Juste, Dayton ? commencé-je.
– Oui, Anna, me répond-il avec empressement.
– Et Summer ?
– J’ai compris le message et retenu la leçon, Anna, dit-il avec humilité. On en a parlé tous les
deux, et Summer a vu une opportunité pour changer de cursus en cours d’année ; à croire que ce
déménagement tombait comme une aubaine pour elle… Elle est apparemment beaucoup plus souple
et conciliante que nous. Elle me rejoint dans les jours qui viennent ; je l’ai inscrite dans une école de
design ici. Je tiens à ce qu’elle aille jusqu’au bout de ce choix-ci ; ce qui implique qu’elle restera
certainement plus longtemps que nous.
– Et ta musique ? Et le Nouveau monde ? demandé-je à toute vitesse, en me rendant compte de
tout ce qu’il doit, lui aussi, changer et sacrifier dans sa vie pour les quelques mois à venir.
Il a un petit rire affectueux.
– Je ferai comme toi pour ton travail, je suppose, Anna. Des allers-retours entre New York et ici.
On les fera ensemble, si tu veux. J’ai une personne de confiance à la galerie, qui est beaucoup moins
difficile à gérer que DayCool. Et la musique est partout, tu sais. Je vais bosser les nouvelles compos
du groupe ; je connais des musiciens ici, également.
– J’aurais aimé qu’on ait cette discussion plus tôt, murmuré-je. Cela nous aurait évité bien des
tensions et des angoisses.
– L’important, c’est que nous ayons cette discussion, Anna, me répond-il. Je n’en pouvais plus de
ce silence qui se prolongeait, mais il nous fallait un temps de pause. Je crois que c’était nécessaire, à
la vitesse où nous gérons nos vies et notre histoire.
Tiens, j’ai déjà entendu ça de quelqu’un…
– Je t’aime, ma chérie. On se voit bientôt.
– Demain, réponds-je avec détermination.
Quand je sors de ma chambre après cette discussion, j’ai les joues en feu, la tête qui tourne de
toutes ces émotions, d’amour et d’appréhension face à cette nouvelle vie « provisoire » qui
s’annonce. Micha et Gauthier sont installés dans le salon. Gauthier est au téléphone. Il me dévisage
brièvement et lance à son interlocuteur, que je devine être une interlocutrice, qui n’est autre que
Saskia :
– C’est bon, on vous attend à l’appart. Apportez le champagne !
On dirait parfois que mes amis connaissent mieux que moi les tournants subits que prend ma vie.
Jeff et Saskia débarquent moins d’une heure plus tard pour fêter dans la liesse ce qui, quelques
jours plus tôt, m’apparaissait comme une tragédie. J’essaie de joindre Summer pour savoir si elle
souhaite partager ce moment avec nous.
– Hé ! Anna, si ça ne te dérange pas, je fête ça avec mes amis à moi, me répond-elle en hurlant
presque par-dessus le brouhaha qui l’entoure.
Personne n’a la maladresse de me sortir, au cours de la soirée, que ça valait bien le coup de faire
toute une histoire de ce départ dont je me réjouis ce soir. Je crois qu’on vieillit tous un peu. On
apprend que les choses ne s’enchaînent pas toujours naturellement et qu’il faut se donner un peu de
temps pour réfléchir.
***
Finalement, Summer et moi faisons le voyage ensemble le lendemain.
Avec Churchill, évidemment !
Nous qui pensions mettre à profit les cinq heures de vol en jet pour nous remettre de nos excès
festifs de la veille, nous sommes bien en peine de trouver le sommeil au milieu des miaulements de
Churchill.
– Il dit quoi, là ? me demande Summer en soulevant l’oreiller qu’elle tient serré sur sa tête.
– Il dit qu’il en a marre de se faire trimballer toutes les semaines, grommelé-je en cherchant
désespérément à somnoler.
– Ouais, ben, ça se voit qu’il n’avait pas de potes avec qui fêter le départ hier soir…
– Détrompe-toi, il l’a fêté avec nous, réponds-je en me frottant les yeux. C’est juste qu’il s’est
contenté de croquettes et d’eau.
Summer pousse un grondement incompréhensible, avant de disparaître sous son oreiller.
***
Dayton nous attend à l’aéroport. Je me jette littéralement dans ses bras et fourre mon nez dans
son cou pour aspirer un grand shoot de son odeur. C’est animal, je m’en rends compte. Il n’y a pas
que mon cœur qui bat pour lui, tout mon corps est possédé.
Comme c’est bon de le retrouver, de le sentir contre moi…
Il se moque gentiment de moi quand il me voit souffler, ouvrir mon manteau et défaire mon
foulard.
– Ah oui, j’avais oublié de te dire, il fait plus doux que sur la côte est ! me dit-il en me
débarrassant de mes affaires pour me prendre amoureusement par la taille et m’embrasser.
Summer a l’expression blasée des jeunes de son âge, qui ne veulent paraître impressionnés par
rien. Expression qu’elle a du mal à tenir quand Dayton lui fait visiter le petit appartement privé
attenant à la maison de Russian Hill.
– Putain, c’est juste géniaaal ! s’exclame-t-elle en rebondissant sur place sous le regard attendri
de Dayton. Merciiii !
La maison principale que nous occupons avec Dayton est plus dans le jus de la ville, même si,
évidemment, tous les aménagements intérieurs sont du dernier cri. Je visite les lieux sans me
défaire d’un large sourire comblé. Je n’arrive toujours pas à croire que, trois mois après mon départ
de Paris, je me retrouve là. Sans oublier toutes les aventures et les lieux fantastiques où j’ai pu
séjourner avec mon amoureux.
Je n’aurais jamais pu imaginer une telle vie !
– Je crois qu’on va être bien ici, me murmure Dayton en se collant dans mon dos pour m’enlacer.
Le temps qu’il faudra !
– Ça ressemble à un foyer, à celui dont semble rêver la jeune fille sur la toile que tu m’as offerte,
lui réponds-je d’une voix timide. Oui, un foyer chaleureux. Un endroit où on ne peut qu’être
heureux.
Je me retourne vers lui, toujours dans ses bras. Je porte mes mains à son visage que je caresse,
les yeux plongés dans les siens.
– Mais je pourrais être heureuse avec toi dans n’importe quel endroit, lui dis-je, avant de poser
mes lèvres sur les siennes.
Cette minute câline appelle une suite plus sensuelle, mais nous avons une grande ado affamée
comme voisine. Elle débarque sans prévenir dans le salon où nous nous trouvons.
– J’ai un petit creux, moi ! lance-t-elle.
Nous partons donc pour Fisherman’s Wharf pour déguster une fournée de petits pains au crabe
et de hamburgers gargantuesques.
De retour à la maison, nous prolongeons cette soirée tous les trois. Dayton sort sa guitare et nous
chantons tour à tour des chansons qui parlent de notre nouvelle ville. Summer se moque de ma
Maison bleue et de sa mélodie « sooo Frenchie ». Dayton n’échappe pas à la plaisanterie non plus
avec son vieux Scott McKenzie. Quand vient le tour de Summer, elle nous bluffe avec son Fake Tales
of San Francisco des Arctic Monkeys, que Dayton reprend aussitôt à la guitare.
Je l’observe, sa chemise entrouverte, ses mains jouant sur son instrument, son sourire craquant.
Quand il accompagne la voix de Summer de la sienne, je me laisse bercer par son timbre grave et
sensuel.
Plus tard, quand l’étudiante est allée se coucher dans ses appartements, Dayton et moi nous
retrouvons avec douceur et tendresse. Nous redécouvrons le corps de l’autre avec émotion, comme
si nous avions eu tous deux peur de perdre l’autre. Le plaisir que nous partageons cette nuit-là est
un magnifique prologue à cette nouvelle étape dans notre histoire d’amour.
***
La magie ne faiblit pas les jours suivants. Mieux encore, elle s’installe avec une intensité simple
et naturelle. C’est sans doute dû au fait que nous devons tous les trois nous accommoder à notre
nouvel espace de vie. Enfin, tous les quatre, si l’on compte Churchill… Un rythme serein, où chacun
peut s’accorder des moments à soi et à ses activités, se met en place. Je reste malgré tout celle qui
demeure le plus souvent seule à la maison. Dayton part le matin à Palo Alto, où il passe la journée.
Summer n’apparaît que de temps à autre pour m’accompagner faire des courses. Le reste du temps,
elle le passe en cours, à travailler dans son appart ou avec les nouveaux amis qu’elle n’a pas tardé à
se faire. Je travaille au calme et en profite également pour découvrir la ville à mon rythme : les
grands magasins bio, les petits marchés aux étals hallucinants, les quartiers typiques que je
découvre en tram, comme une touriste. Le soir, j’emmène Dayton dans les endroits que j’ai
découverts. En plus de mes commandes pour OptiMan et OptiWoman, de mes posts de San
Francisco sur mon blog, je me suis rapprochée de la communauté française de la ville et je donne
des cours de dessin pour enfants et adultes dans une association.
– Je ne vois pas pourquoi tu t’es fait une montagne de ce déménagement, Anna, me dit Claire
Courtevel au téléphone de ce ton vert auquel je suis habituée. D’autant plus que c’est provisoire !
On n’a pas besoin d’être deux dans ce bureau à New York. Tu as bien vu que je faisais un premier
tri. À toi de voir ensuite avec les contacts que je t’envoie, et tu peux le faire depuis San Francisco.
Le boss s’en fiche.
Je hoche la tête. En même temps, Claire doit être ravie d’avoir officiellement intégré la rédaction
du magazine où elle a certainement plus sa place que moi.
– San Francisco-New York, ici, c’est comme Paris-Lyon pour nous en France, lâche-t-elle. Et puis,
les illustrateurs et journalistes sont de partout. Ils travaillent de chez eux, comme toi !
– J’avais peur que ça change l’offre qui m’avait été faite, avoué-je comme une gamine.
– Pff ! Du moment que le taf est fait ! Crois-moi, c’est ce qui importe pour eux, ici. D’ailleurs,
profites-en pour faire tes courses aux talents là-bas. Il y a de l’underground intéressant, c’est bien
connu. N’oublie pas d’envoyer ton reportage sur le jeu. Ce papier peut t’assurer une place de choix
auprès du boss. Tu veux devenir la meilleure, oui ou merde ?
Je prends une seconde pour considérer tous les efforts que fait Claire pour booster ma carrière,
et je ne peux que lui être reconnaissante, malgré son ton de chef de commando… Après tout, elle a
son propre parcours à mener chez OptiMan. Au départ, elle venait aux États-Unis pour apporter sa
French Touch aux magazines américains du groupe qui possède le pendant français pour lequel elle
bossait comme rédactrice en chef. Finalement, c’est un véritable boulot d’agent qu’elle fait pour
moi.
Je devine que la même hargne nous lie, la même énergie déployée pour tracer notre route et
accéder à la reconnaissance. Je retiens le familier : « Yes Sir ! » qui me monte souvent aux lèvres
quand Claire m’exhorte et m’encourage.
– J’envoie une première proposition de l’article aujourd’hui, dis-je. Je suis assez contente du
résultat. Je crois que le reportage est vraiment complet et honnête.
– Parfait ! Quant à moi, je fais passer le message au boss que tu es à San Francisco et qu’on
pourrait en profiter pour prévoir des papiers en conséquence. D’ailleurs, penses-y aussi ! Mieux vaut
que les idées viennent de toi. Prends des initiatives, Anna, ce sera tout bénef pour toi !
Pas de doute, je surfe toujours sur une vague grossissante. Ce pourrait être grisant, mais ça me
fiche parfois un peu la trouille. Je m’en confie à Dayton, un soir que nous nous promenons dans le
décor romantique du village des houseboats de Sausalito.
– Claire n’a pas tort, me dit-il. Tu n’oses pas encore, mais c’est normal, tu débutes juste, tu as
peur de te planter. Fie-toi à ceux qui te connaissent un peu et qui ont de l’expérience. Anna, tu as du
talent ! L’assurance va venir avec les années.
Je hausse les épaules.
– Je veux bien te croire, mais il me manque encore un peu de confiance en moi, murmuré-je.
Il serre plus fort ma taille alors que nous déambulons.
– Ceci étant, en ce qui concerne l’underground arty de la ville, Claire ne se plante pas non plus,
poursuit-il. Ça te dirait de fouiner pour voir s’il serait possible d’ouvrir une annexe du Nouveau
monde ? Tu pourrais essayer d’identifier les artistes intéressants ?
Je lève des yeux ronds comme des soucoupes vers Dayton.
– Tu plaisantes ?
– Non, répond-il avec un petit rire. Non, je ne plaisante pas. Je te demande si tu n’aurais pas
envie de le faire… pour toi, pour que ce soit ton projet à toi.
Je secoue la tête, abasourdie.
– Je ne suis pas certaine d’en être capable, Dayton, bafouillé-je. Et puis, j’ai déjà beaucoup à
faire. Plus tard… un jour, pourquoi pas…
Dayton détourne le visage un moment, sans paraître blessé par mon refus un peu brouillon. Son
regard suit un jeune couple enlacé, poussant de concert une poussette dans laquelle un bébé
observe, d’un air calme, le décor bigarré des maisons flottantes. L’enfant semble baigner dans la
même quiétude et le même amour que ses parents.
Je suis le regard de Dayton. Son intérêt me surprend.
– Ça pourrait être nous, non ? Dans un certain temps… dit-il d’une voix rêveuse. Tu ne crois pas ?
Je suis sans voix, bouleversée, follement amoureuse de cet homme qui se dévoile de manière
aussi spontanée… mais aussi terriblement effrayée par ma vie, qui semble courir plus vite que moi.
San Francisco, qu’est-ce que tu nous fais ? !
***
Oui, San Francisco est une ville qui insuffle une énergie incroyable ! Autre nouveauté : je me suis
remise à la peinture à l’huile. C’est une pièce de la maison qui m’en a redonné l’envie. La bow-
window qui inonde de lumière le parquet ancien me donne envie de sentir la térébenthine et de
maculer mes mains de couleurs. Pendant que Dayton joue de la guitare dans le salon, je me retire en
fin de journée pour peaufiner la toile que j’ai commencée : un homme et une femme nus, dans une
étreinte, dont on ne peut vraiment dire si elle est amoureuse ou guerrière.
Ouais, en tout cas, érotique ! Ça, c’est sûr !
C’est l’huile qui m’inspire ce genre de représentation très charnelle. J’ai un carnet plein de
croquis très suggestifs que je ne laisse pas traîner, au risque qu’on découvre ce que, parfois, mon
esprit et mon crayon se liguent à inventer de très osé. Au début de notre relation, je me rappelle
avoir envoyé ce genre de croquis à Dayton. Des dessins empreints de la charge érotique et sauvage
de nos ébats.
Je ne l’entends pas arriver dans mon dos tant je suis concentrée sur mes coups de pinceaux.
– Mmm, moi qui montais déjà avec une idée derrière la tête, ça ne va pas m’aider à m’en défaire,
me chuchote Dayton dans le creux de l’oreille, en se lovant contre moi.
Ses mains extirpent les pans de ma chemise de la taille de mon jean.
– Pour information, Summer vient d’appeler pour me dire qu’elle passe la nuit chez une copine,
poursuit-il en collant son bas-ventre contre mes fesses. Ce qui veut donc dire qu’on ne risque pas
d’être interrompus par ses cris affamés et qu’on peut faire tout le bruit qu’on veut.
Je souris et me laisse mordiller le lobe de l’oreille.
– C’est nous sur la toile ? me demande Dayton.
– Ça pourrait, réponds-je dans un souffle, en pensant à toutes les postures indécentes dans
lesquelles je pourrais m’amuser à nous peindre.
– Je suis sûr que tu as un carton plein de dessins très excitants que tu ne montres jamais, ajoute-
t-il d’une voix rauque, en faufilant sa main sous ma chemise.
Ce type sait tout ou quoi ? !
– Pourquoi dis-tu ça ? demandé-je, le feu aux joues pour diverses raisons.
– Parce que j’ai moi-même des textes de chansons plutôt indécents que je ne fais lire à personne
ou bien des paroles dégoulinantes d’amour que je ne tiens même pas à fredonner… Alors, c’est vrai,
n’est-ce pas ? Tu as aussi ce genre de dessins ?
Je déglutis, à la fois embarrassée et émoustillée par ce petit secret découvert. Je hoche la tête.
– On a la soirée tranquille devant nous, me souffle-t-il dans le cou. Tu pourrais me les montrer,
non ? On pourrait se laisser exciter par ces dessins, non ?
Que puis-je répondre à cette sulfureuse proposition quand ses mains se mettent à remonter
doucement vers ma poitrine ?
– Alors ? insiste Dayton en soufflant légèrement contre ma nuque.
Une chair de poule se répand aussitôt jusqu’à mes seins. Comme attirés, les doigts de Dayton
escaladent rapidement ma poitrine pour s’emparer de mes pointes au travers de la fine dentelle du
soutien-gorge. Je rejette la tête en arrière et sa bouche se met à me dévorer la gorge.
– Si tu continues comme ça, je ne vais même plus savoir comment je m’appelle ; alors trouver
mon carnet de croquis… haleté-je.
– Montre-le moi, Anna, chuchote-t-il, la voix lourde de désir. Tu n’as pas envie de jouer un peu ?
Oh oui ! j’en meurs d’envie… maintenant que je suis d’humeur…
Une main reste accrochée à mon mamelon pendant que l’autre main de Dayton dévale vers la
taille de mon jean et se faufile par-devant, dans ma culotte. Ses doigts s’immiscent aussitôt entre les
lèvres de mon sexe.
– Mmm, tu n’oses pas le dire, mais je sens que tu en as envie, Anna. Tu es trempée.
Un gémissement rauque m’échappe quand il commence à appuyer sur mon clitoris. Il frotte son
sexe tendu contre mes fesses. Il creuse son dos pour que je perçoive combien son érection est forte.
Je tâtonne devant moi pour abandonner mon pinceau sur la palette, puis je pose la main sur celle
de Dayton, cachée dans ma culotte.
– Attends, soufflé-je. Attends, je t’en prie.
Prise ainsi dans ses bras, je me sens tellement vulnérable et excitée qu’il pourrait me faire jouir
du bout des doigts en quelques secondes.
Il relâche son étreinte pour me permettre de me retourner vers lui. Je ne laisse aucun espace
entre nos deux corps pour empêcher que ses mains ne s’y faufilent encore une fois.
– Je n’ai jamais montré ces dessins, tu sais, murmuré-je. Je crois que…
– Ça te gêne ? me demande-t-il avec un petit sourire amusé mais pas moqueur.
J’acquiesce.
– Pourquoi ? demande-t-il. C’est choquant à ce point ?
Je hausse les épaules.
– Mmm, tu attises ma curiosité, susurre-t-il en frottant son ventre contre le mien. J’aimerais bien
savoir quels fantasmes tu caches dans cette jolie tête bien remplie.
Je baisse les yeux. Le rouge me monte encore une fois aux joues.
– Hé ? fait-il en relevant mon menton de la main. Tu sais, c’est normal d’avoir des idées osées,
Anna. Ça fait partie de l’imaginaire érotique. C’est aussi ça qui te rend si désirable et ouverte au
désir et au plaisir.
Je ne le quitte pas des yeux, et mon excitation, un instant, se met en sourdine. Ce qu’il se passe
entre nous relève de l’intimité et de la confiance. Nous formons un couple ! Deux êtres qui
expérimentent tout le pays de la jouissance, sans utiliser l’autre, pour partager l’extase. Je sais qu’il
n’y aura jamais aucun tabou entre nous, à partir du moment où nous sommes tous les deux
consentants, que nous respectons l’autre.
– Ça fait bizarre de penser que tu pourrais rentrer dans ma tête de cette façon, lui dis-je avec un
sourire timide. C’est bizarre mais excitant aussi, je l’avoue…
– On regarde juste, murmure-t-il en posant deux doigts à la commissure de mes lèvres et en
pesant doucement sur elles pour entrouvrir ma bouche.
J’obtempère et caresse de la langue le bout de ses doigts. Ils ont un goût salé, celui de mon sexe.
À cette pensée, le foyer dans mon ventre se réveille de plus belle. Ma respiration se fait plus courte.
Mes tempes s’enflamment. Je pose mes mains bien à plat sur le torse puissant de mon homme. Je
ferme les yeux. Ses lèvres trouvent les miennes et ses dents me mordillent. Je gémis malgré moi et
arque mon corps contre le sien. Ses doigts habiles et rapides défont les boutons de ma chemise
pendant que nous nous embrassons. Nous marquons une pause dans notre baiser pour que je fasse
passer son tee-shirt par-dessus sa tête. Nos torses brûlants se collent ensuite l’un contre l’autre.
Nos respirations haletantes se mêlent pendant que nos langues entament une danse passionnée. Il
passe ses mains dans mes cheveux, au-dessus de ma nuque et m’empoigne avec ardeur l’arrière du
crâne pour m’écarter de lui.
– Je veux voir tes dessins, souffle-t-il. Où sont-ils ?
Je recule d’un pas, le regard vague et un léger sourire aux lèvres. J’ai l’impression d’être ivre. Sa
voix m’envoûte et je sens qu’il va jouer avec les mots pour me faire chavirer et me mettre sens
dessus dessous.
Je m’éloigne de lui pour me diriger vers une bibliothèque basse qui contient des carnets, des
blocs mais aussi des livres que j’ai glanés au cours de mes promenades en ville, des ouvrages de
peinture et de photos dont je m’inspire parfois dans mes travaux. J’ai caché le carnet de croquis en
question entre deux gros livres. Je le sors et le tiens quelques secondes en fixant la couverture,
avant de le tendre à Dayton.
Il l’ouvre et le feuillette rapidement comme s’il cherchait ce qui pouvait servir de support à notre
jeu. Le sang bat dans mes tempes. Je suis rouge de honte et d’excitation.
Que va-t-il penser de moi ?
Il s’attarde sur quelques pages qu’il examine avec un regard étincelant. Je ne lis aucune trace de
surprise ou d’indignation dans ses yeux. Un sourire sans équivoque apparaît sur ses lèvres si
sensuelles.
– Henry Miller et Anaïs Nin ont gagné leur vie un moment en écrivant des romans érotiques, dit-
il. À leur époque, tu aurais pu les illustrer sans avoir honte. C’est vraiment impressionnant et…
efficace. Ça, par exemple…
Il tourne vers moi le carnet ouvert sur un croquis faisant partie d’une série inspirée des
ambiances de maisons closes du début du XXe. On y voit deux hommes en costumes d’époque,
cheveux peignés et moustaches fines, debout en train de discuter, une coupe à la main. Rien
d’érotique là-dedans, si le regard ne descend pas plus bas que leur taille… Devant l’un d’eux, une
femme nue, à l’exception d’un corset, est agenouillée et s’adonne à une fellation appliquée. L’homme
dont elle prend ainsi soin pose sur la tête de la femme une main autoritaire, comme pour
l’encourager à plus de vigueur.
Dayton m’attire vers lui. Puis, il prend ma main et la pose sur son sexe bandé dans son jean. Son
érection est encore plus impressionnante que tout à l’heure.
– Ça me fait beaucoup d’effet, murmure-t-il. Tu ne veux pas te déshabiller un peu plus ?
J’ôte mes boots, mon jean et dégrafe mon soutien-gorge, tout en caressant parfois son sexe sous
le tissu. Il m’adresse alors un regard lourd de désir. Un regard qui m’invite. Tout mon bas-ventre est
tendu par l’excitation. Ma vulve est gonflée. Je la sens pousser et mouiller ma culotte. J’entrouvre
les lèvres et m’agenouille devant Dayton.
– C’est très excitant, la manière docile et soigneuse dont la femme suce cet homme, murmure-t-il
d’une voix rauque, la manière aussi dont l’homme pose la main sur sa tête pour qu’elle l’avale
complètement.
Je défais les boutons de son jean, baisse le vêtement jusqu’en haut des cuisses, ainsi que le boxer.
Son membre est gros et raide sous mes yeux. J’en saisis la base d’une main et le dirige vers ma
bouche. Dayton pousse un soupir teinté d’un léger râle. Je lèche tout d’abord lentement le gland,
puis, les lèvres en forme de « o », je le couvre et continue de le caresser de la langue à l’intérieur de
ma bouche, tout en maintenant la base de son sexe. La respiration de Dayton est ample et profonde,
comme s’il se contenait et aspirait à rester calme, à ne pas s’emballer.
J’enfonce plus profondément son sexe dans ma bouche et commence à faire aller et venir ma
main sur toute sa longueur. Ma bouche est aussi mouillée que mon sexe.
– Anna, c’est tellement bon ce que tu me fais, chuchote-t-il, d’une voix sourde.
J’ouvre les yeux et les lève vers le visage de Dayton. Il m’observe, le regard ivre, sauvage. Je sais
que voir est important pour un homme, autant que sentir au fond de soi est primordial pour une
femme. Mais, au fil des semaines et de nos ébats au cours desquels nous osons en totale confiance,
j’ai appris aussi que regarder et m’imaginer faire pouvaient être excitants sans être dégradants.
Nous sommes adultes ; le sexe ne doit pas faire peur. C’est un moment à part où j’ai le droit
d’être un peu différente.
Le temps de quelques secondes, nous échangeons ce regard complice qui se passe de mots. Puis,
Dayton, toujours le carnet de croquis en équilibre sur son avant-bras, pose son autre main sur ma
tête.
Comme sur le dessin…
– Encore, dit-il. Continue.
C’est véritablement grisant de me retrouver transportée dans une de mes esquisses érotiques
imaginaires.
Je reprends son sexe dans ma bouche et le suce à présent avec plus de vigueur, le caressant
d’une main et englobant doucement ses testicules dans l’autre.
Il est complètement à ma merci…
Car, encore une fois, je prends conscience que même si les hommes lisent souvent ce genre de
scène comme des actes de soumission de la part de leur amante, il est bien plus question du pouvoir
qu’elle exerce sur eux. Je sens ce pouvoir et cette force en moi. C’est mon corps qui donne faim à
Dayton, mon dessin qui a décuplé son désir et qui a fait passer son imagination à la vitesse
supérieure. Lui aussi se retrouve transposé dans mon dessin, dans ma tête.
J’accélère mes gestes sur son membre.
– Attends, fait-il en tirant doucement mes cheveux pour que je m’écarte.
Je relève la tête vers lui. Il m’adresse un sourire soulagé, pousse un soupir surpris.
– Attends, je perds complètement les pédales, ajoute-t-il. On va regarder un autre dessin.
Je m’assieds sur mes talons et l’observe en train de feuilleter le carnet pour reprendre pied, faire
une pause. À voir la manière un peu folle dont ses yeux inspectent les croquis, je ne suis pas
certaine que cela le calme…
Il tourne le carnet vers moi.
– J’aime cette image, me dit-il d’une voix qui résonne plus qu’il y a quelques secondes.
Le dessin qu’il me montre représente toujours une de ces femmes qu’on dirait tout droit sorties
d’une maison close du siècle dernier. Cheveux ramenés en chignon bouffant sur le crâne, bottines
lacées à talons bobine, bas souples sur les cuisses. Celle-ci arbore un ruban cache-siècle autour du
cou. Elle est nonchalamment assise sur un sofa, cuisses ouvertes, habillée d’un corset rehausse-
seins et d’un jupon ample remonté sur la taille – j’avoue être assez fière du dessin du drapé tombant
qui dévoile son intimité. Son sexe est découvert. Elle se caresse d’une main, tandis que, de l’autre,
elle dirige vers sa bouche le membre tendu d’un homme en chemise, à genoux sur le sofa. L’homme,
les yeux baissés sur la fellation, pince un sein de la femme et attire son visage vers son ventre, un
peu comme sur le dessin précédent.
Je pique un nouveau fard devant le caractère très indécent de ce croquis. En même temps, cela
relève presque de l’exercice de style, à la fois charnel et désuet.
– Incroyable, susurre Dayton.
Il me tend la main et m’aide à me relever, avant de me diriger vers la banquette recouverte de
coussins et appuyée contre un mur de mon petit atelier.
– Tu veux bien ? me demande-t-il d’une voix douce.
J’ai compris. Nous voyageons dans mes dessins. Nous y puisons une force érotique qui enrichit le
désir naturel qui nous unit.
Je ne réponds pas, je hoche juste la tête avec un léger sourire, même si je réprime un frisson de
trouille, de trac.
– On a presque déjà fait ça, ajoute-t-il, comme s’il sentait ce vacillement en moi.
C’est vrai, en Afrique du Sud, cette nuit où je me suis caressée pour la première fois devant lui, à
sa demande.
Il m’installe sur le canapé en respectant fidèlement mon croquis, même si, en effet, je ne porte ni
corset, ni jupon. Il fait glisser ma culotte au bas de mes jambes, m’appuie contre le dossier de la
banquette et m’ouvre les cuisses, puis il ôte son pantalon et son boxer-short, qui étaient juste
baissés, ses chaussures, et s’agenouille près de moi, à portée de mes lèvres.
– Caresse-toi, s’il te plaît, Anna, me chuchote-t-il.
Ma main descend vers mon sexe et en écarte les lèvres. Ma vulve humide est glissante. J’effleure
à peine mon clitoris que des vagues de frissons montent de mon ventre jusqu’à mes seins. J’exhale
un gémissement de plaisir. Alors que j’entrouvre les lèvres sur ce râle délicieux, Dayton avance son
sexe vers ma bouche et le pose doucement sur mes lèvres. J’ouvre la bouche plus largement pour
qu’il se glisse en moi. Il me maintient alors par la nuque pour que je ne ressente aucune tension.
Son autre main s’accroche à la pointe d’un de mes seins, excitée déjà par mes caresses, plus bas.
– Tu es bien plus belle que tes dessins, me dit-il. Bien plus excitante aussi.
Le carnet de croquis est posé à côté de moi, en équilibre sur l’accoudoir de la banquette. Je sais
que les yeux de Dayton passent du dessin explicite à la réalité de notre position. Je le sais et cela
m’excite. C’est comme si ce n’était pas vraiment moi ; ce qui me débarrasse de toute honte. Je ne
suis qu’une création de mon imagination.
Alors que mes doigts dansent à l’entrée de mon sexe, glissent sur mon clitoris, mon autre main
s’accroche à la base du sexe de mon amant. C’est la première fois que je fais ça et je réalise
combien cela me donne la fièvre. Dayton pousse des reins vers ma bouche mouillée, ma main
s’emballe sur mon sexe. Les doigts de Dayton pincent maintenant mon mamelon, et cette sensation
est délicieuse. J’ai chaud. La sueur perle à la base de mes cheveux. Je sais que je peux me faire jouir
ainsi, mais j’ai envie de monter encore plus haut vers l’extase.
Cette fois, c’est moi qui me recule et qui dis :
– Attends…
Ma respiration est affolée, le regard de Dayton est animal. Notre excitation est presque
surnaturelle. Il se penche au-dessus de moi pour prendre le carnet de croquis.
– Il y a un dessin là-dedans qui me plaît particulièrement, dit-il avec urgence.
Lui aussi est déjà bien parti.
La tête rejetée en arrière sur le dossier, je fixe le plafond en respirant fort. J’essaie de m’apaiser,
les mains posées sur ma poitrine. Il ouvre le carnet sur une page qu’il me montre.
Je m’en serais doutée…
Parce que c’est presque une suite logique à nos expérimentations et parce qu’aussi, nous nous
retrouvons tous les deux dans ce dessin qui est d’un autre genre. Il n’est plus question de ces
femmes de petites vertus d’un autre temps. La femme qui est représentée sur ce dessin, c’est moi.
Ma poitrine menue, mes cheveux mi-longs décoiffés, ma silhouette fine. Et l’homme, c’est Dayton.
Aucun doute là-dessus. On reconnaît ses cheveux un peu souples, son profil de statue et ses lèvres
minces. Des touches d’aquarelle donnent de la couleur au crayonné, nous rendant identifiables tous
les deux : l’acier de son regard, le vert du mien, nos cheveux.
La position dessinée pourrait porter à confusion, mais Dayton semble avoir compris. La femme, à
quatre pattes, est prise entre deux hommes au même visage. Tandis qu’elle suce l’un, l’autre la
possède en levrette, les mains sur la taille.
– Ferme les yeux, Anna, me souffle-t-il à l’oreille.
Je clos mes paupières. Ma respiration est plus calme. Je sais qu’il me demande de fermer les yeux
pour ne pas avoir honte. Je suis dans la nuit des secrets érotiques.
Cette fois, ses mains prodiguent des caresses aériennes sur mes seins. Je me cambre pour les
diriger vers sa main.
– C’est ce que tu aimerais quand on fait l’amour, n’est-ce pas ? me chuchote-t-il en amplifiant ses
caresses.
– Oui, réponds-je dans le noir confortable de mes yeux clos.
– Qu’est-ce que tu aimerais ? Je le vois bien sur le dessin, mais j’aimerais que tu me le dises. Tout
doucement, sans ouvrir les yeux.
Mon cœur paraît décidé d’un coup à sortir de ma poitrine. Je l’entends battre dans mes oreilles.
Je sens une main de Dayton se poser sur mon pubis et ses doigts s’insinuer dans ma toison jusqu’à
mon clitoris.
– J’aimerais que tu me prennes complètement, murmuré-je, une boule dans la gorge.
Mes cuisses tremblent de délice. Les mains de Dayton m’invitent alors à changer de position et je
le laisse me diriger, me basculer. Ses mains se déplacent sur moi en même temps que je bouge.
Je sais ce qu’il fait…
Je me retrouve très vite à quatre pattes sur la banquette et Dayton, derrière moi, qui me
chuchote toujours à l’oreille.
– Pourquoi, Anna ? Dis-moi pourquoi…
Le souffle court m’empêche presque de parler ; plus encore quand je sens son membre appuyer
contre l’entrée de mon sexe. Je retiens un petit cri. Je plisse davantage les yeux.
Je veux rester dans le noir ; je peux tout dire…
– Parce que j’aime t’avoir dans ma bouche et parce que j’aime quand tu me remplis avec ton sexe,
confessé-je d’une toute petite voix comprimée par l’excitation.
– Quand je te prends comme ça ? dit-il alors, en s’enfonçant d’un coup dans mon sexe glissant.
Je me cambre. Il est tout au fond de moi, son ventre collé à mes fesses. Il fait tourner ses reins
comme s’il désirait progresser plus loin.
– Réponds-moi, Anna, poursuit-il d’une voix toujours aussi douce. Quand je te remplis comme ça ?
J’entrouvre les lèvres, j’ai envie de pousser un gémissement sans fin.
– Oui, quand tu me remplis comme ça, murmuré-je, alors qu’il commence de lentes allées et
venues dans mon sexe.
Je râle de délice. C’est un chant de gorge, presque mélodieux, alors que je le sens coulisser avec
lenteur en moi. Il saisit ma taille de ses deux mains et se met à aller et venir avec plus de vigueur,
son ventre butant chaque fois contre mes fesses. Je creuse mon dos et rejette ma tête en arrière en
savourant la force de ses poussées.
– Mais, ça ne suffit pas ? gémit-il.
Je suis perdue, je ne sais quoi répondre. Je sens mes yeux se retourner sous mes paupières
closes.
C’est alors qu’une de ses mains quitte ma taille pour se poser sur le côté de mon visage. Dayton
pousse deux doigts contre mes lèvres que j’ouvre naturellement en émettant un nouveau cri.
– Imagine, Anna, halète Dayton dont les poussées en moi ne faiblissent pas, imagine que c’est moi
aussi, là, dans ta bouche.
J’ai le cerveau qui explose, l’impression de devenir folle d’excitation.
– Pense à ton dessin, Anna. Pense que je suis là, devant toi.
Mes lèvres se resserrent autour de ses doigts comme s’il s’agissait de son sexe. Tandis que
Dayton me pilonne, je suce ses deux doigts serrés dans ma bouche en pensant à son membre
délicieux. Cette pensée, le souvenir de mon dessin, le sexe de Dayton en mouvement, tous ces
éléments réunis provoquent une détonation fulgurante en moi. Derrière mes paupières closes, je
suis éblouie. Mon sexe et mon ventre s’épanouissent en un violent orgasme. Mon dos se cambre, je
lève le visage vers le ciel et crie. Je n’ai jamais crié ainsi, à m’en faire mal à la gorge.
La main de Dayton quitte alors ma bouche. Il m’attrape plus fermement par la taille et pousse
encore deux ou trois fois, avant de joindre son râle rauque à mon cri de jouissance.
Nous retombons presque aussitôt, abattus, l’un sur l’autre, cherchant notre souffle, le regard
perdu comme si nous nous réveillions d’un rêve complètement fou. Nos corps luisants de sueur
glissent l’un contre l’autre.
Je fixe Dayton de mes yeux écarquillés par la puissance de l’orgasme, presque surprise que nous
soyons encore vivants après ça… Lui aussi est étonné ; le large sourire qu’il m’adresse en est la
preuve.
– On est complètement fous, lâché-je, abasourdie.
Il émet un petit rire.
– Heureusement qu’on sait être plus calmes aussi… répond-il. Sinon, je ne tiendrais pas le coup.
Il m’attire ensuite et me serre très fort en souriant aux anges.
– Je crois qu’on sera capable de réinventer l’amour toute notre vie, dit-il, ravi.
4. Pas si simple

Le lendemain, la phrase magique de Dayton, prononcée après nos ébats fous inspirés de mes
dessins, résonne dans ma tête comme une agréable petite musique : « Je crois qu’on sera capable de
réinventer l’amour toute notre vie. ».
Il a l’air tellement sûr de nous. Ce constat m’emplit d’une joie qui me porte et me nourrit d’une
énergie créatrice. Mais, au bout de quelques jours de ce refrain encourageant que je me répète,
cette phrase sonne déjà avec moins de conviction.
Alors, en effet, la vie à San Francisco est intense, riche et nouvelle. Je nage toujours en plein
rêve. J’ai parfois l’impression que Dayton devance tous mes désirs, qu’il est aux petits soins pour
moi. Nous nous aimons, c’est incontestable, et pourtant… Pourtant, j’ai peur que nous commencions
à nous enfermer dans la routine de cette vie bien remplie, à moins que nous ne nous fassions
manger par elle…
– Tu t’ennuies ? me demande Saskia, incrédule, alors que nous conversons par Skype.
Je fais une drôle de moue en haussant les épaules.
– Non, je n’ai pas le temps de m’ennuyer, réponds-je.
– Alors quoi ?
– Je ne sais pas, c’est une impression en sourdine, tu vois, ou c’est peut-être ce que ça fait quand
un couple vit ensemble. Aussi vite, je veux dire… Même si je sais qu’on ne restera pas éternellement
à San Francisco, ça fait déjà moins provisoire comme installation que lorsque je suis venue me poser
avec mes affaires chez Dayton… Ce n’est pas encore la routine, mais j’ai peur que ça en prenne la
direction.
Saskia prend un air pensif. Elle voit bien ce que je veux dire mais n’a visiblement aucune parade
à ça. À part…
– Et si tu venais nous faire un petit coucou à New York, hein ? Ça n’est pas ce qui était prévu à la
base, que tu fasses des allers-retours ? me demande-t-elle.
– Pour l’instant, je n’en ai pas besoin, réponds-je, dépitée. Du moins pas pour le boulot ; ce qui
n’empêche que je serais bien contente de vous voir… Vous me manquez.
En prononçant ces mots, ma gorge se serre.
Quel est le problème finalement ? D’un point de vue pratique, je suis une sorte de femme au foyer
améliorée, si l’on enlève le fait que je n’ai absolument pas à gérer les tâches ménagères puisque
nous avons une employée qui s’en charge. Je dois même parfois me battre pour m’imposer et
cuisiner de bons petits plats pour mon homme…
Non, mais écoute-toi, Anna ! « De bons petits plats pour mon homme… »
– Pour le boulot, Claire gère le dépouillage des profils et me les fait suivre, poursuis-je pour
surmonter mon émotion. Je viendrai pour des entretiens, une fois que nous aurons fait nos choix. Et
puis, j’ai aussi mes papiers à rédiger, Saskia. Le boss d’OptiMan veut profiter du fait que je suis à
San Francisco. J’ai proposé des sujets d’interviews et il a retenu celle de l’écrivain Armistead
Maupin et du maître de la sérigraphie pop qui réside ici. Je vais voir si le grand maître accepte de
m’initier à son art pour illustrer l’interview.
– Tu parles de Chuck Sperry, là ? ! s’exclame Saskia. Et tu me dis que tu t’ennuies, Anna ? Merde,
ouvre les yeux ! C’est une vie de rêve que tu mènes là-bas ! Je vendrais ma mère pour faire un stage
dans l’atelier de ce type.
J’ai un petit sourire penaud. C’est vrai, je ne dois pas me rendre compte de la chance que j’ai…
– Et toi, ça avance tes expos ? demandé-je pour faire oublier l’horrible enfant gâtée que je suis.
Le visage de Saskia s’illumine.
– Oui, du tonnerre ! J’ai une pêche de folie et je produis comme une malade ! répond-elle avec un
large sourire. Ma série sur Jeff s’est vraiment enrichie avec ce que nous avons traversé et cette
histoire de dépendance. La série de toiles sur les apparences prend tout son sens.
– Super ! Saskia, je suis ravie. J’ai hâte de voir ça. Il faut que j’appelle Jeff aussi concernant
l’interview qu’il m’a accordée. Le premier retour sur mon papier est bon, mais mon boss voudrait
savoir si je peux suivre Jeff dans ses démarches de désintox pour donner une perspective positive à
son témoignage.
– Je crois que Jeff acceptera sans problème, me dit-elle. Je suis même persuadée que cela le
confortera dans sa démarche. Ça n’est pas simple tous les jours, ici. Tu vois, chacun ses problèmes
de couple ! conclut-elle avec légèreté.
C’est vrai, je n’ai vraiment pas de raison d’en faire tout un plat…
D’accord, Dayton rentre de plus en plus tard de Palo Alto, mais, d’après ce que j’ai compris de
l’activité de DayCool – et de ce qu’il a accepté de m’en dire après ses journées marathon –, ils sont
en train de négocier un gros contrat avec un gouvernement étranger et Ruby a vraiment besoin
d’être accompagnée sur ce terrain.
Ruby…
Ruby par-ci, Ruby par-là dès qu’on parle des journées de Dayton. Je commence à me crisper dès
qu’il me parle d’elle, mais JE NE VEUX PAS ÊTRE CE GENRE DE FEMME ! Non, je ne veux pas me
sentir jalouse d’une femme qui travaille avec l’homme que j’aime, d’autant que ça risque d’arriver
plus d’une fois dans sa vie, mais quand même…
Il passe maintenant plus de temps avec elle, ou du moins chez DayCool, qu’avec moi. Je ne suis
pas esseulée, ni inactive ; j’ai de quoi m’occuper, comme toujours. J’ai cette chance de pouvoir
inventer mon travail, proposer, imaginer de nouveaux sujets, et, quand j’ai besoin de décompresser,
je me défoule sur mon blog. Je ne me cache pas que je le fais avec le secret espoir que Dayton lise
mes posts et y réagisse. Mais, de toute évidence, depuis que nous vivons ensemble de manière plus
officielle, il en éprouve moins le besoin. Je me retrouve alors comme une imbécile à guetter ses
éventuels commentaires qui ne viennent pas…
Aux déclarations d’amour enflammées suivent des billets d’humeur moins roses, du style : «
Femme au foyer version aujourd’hui, c’est moi ! », « Mr Business vs Mr Rock : test comparatif » ou
encore « 50 choses auxquelles je peux penser au cours d’une journée sans que mon homme n’en ait
aucune idée ».
Néant. No comment. Pas de réaction.
Deux soirs de suite, je dîne seule. C’est vrai, quand Dayton rentre enfin, il s’excuse de la manière
la plus exquise qui soit, et je ne veux rien lui reprocher au risque de passer pour ce que JE NE VEUX
PAS ÊTRE : une femme pleine de récrimination, dans l’attente, exigeante et ne lui laissant pas
l’espace que je lui ai réclamé maintes fois pour moi-même.
Le troisième soir suivant ces dîners solitaires, Summer, comme la petite fée qu’elle sait parfois
être, me sauve d’une autre soirée à ruminer, en se joignant à moi. Nous partons en ville déguster un
hamburger cuit au feu de bois, suivi d’une descente à la Cheesecake Factory où il suffit de regarder
les vitrines remplies des gâteaux démentiels pour prendre deux kilos. Nous rentrons ensuite à la
maison déguster nos gourmandises. Dayton n’est toujours pas rentré et Summer sent assez
rapidement que je lui cache un certain malaise.
– T’as pas trop l’air dans ton assiette, Anna, me dit-elle, la bouche pleine. Pourtant, elle est
vachement bien garnie ! poursuit-elle, en me chipant un morceau de ma part de cheesecake. Ça va
entre Dayton et toi, Anna ?
Tout d’abord, j’ai envie de lui dire que ça ne la regarde pas. J’ai peur aussi qu’elle interprète mal
ce que je pourrais lui confier et qu’elle en parle à Dayton.
– Tu peux me dire, Anna, tu sais ? Dayton n’est pas mon père, hein ! Je ne vais pas tout lui
raconter ; je sais aussi qu’il n’est pas toujours simple.
Je joue avec un morceau de gâteau dans mon assiette.
Oh, et puis merde ! J’ai trop besoin de me confier !
– Dayton n’est peut-être pas simple, c’est vrai, mais moi non plus, Summer, réponds-je d’une
petite voix. Et là, en ce moment, même si la vie qu’on mène est idyllique, j’ai l’impression qu’elle ne
l’est pas tant que ça en fait.
– Tu t’ennuies ici ? demande-t-elle.
Oh, elle aussi pense ça ! Peut-être que c’est ça, mon réel problème. Le coup de la gamine qui a
trop de jouets d’un coup…
– J’ai pourtant l’impression que tu es super occupée, poursuit-elle. Bon, c’est pas comme si je te
connaissais super bien, mais il me semble plutôt que tu dessines et que tu peins plus qu’avant, non ?
Et puis, tu as des rendez-vous dans tous les sens avec des artistes. Waouh, tu as trop de la chance !
Et tes cours de dessin, tu dois voir plein de monde.
Vu comme ça, c’est sûr qu’on se demande quel est mon problème…
– Tu as raison, Summer. Ma vie n’a sûrement jamais été aussi bien remplie et je n’ai sans doute
jamais autant créé… Je rencontre énormément de monde, c’est vrai aussi, mais c’est souvent pour le
travail. Quant aux personnes de la communauté française que je fréquente, eh bien, pour être
franche, beaucoup mènent une autre vie, plus tranquille, et je ne suis pas venue aux États-Unis pour
fréquenter des Français. C’est peut-être stupide, mais c’est comme si je m’empêchais de nouer des
amitiés, tu vois, parce que je sais qu’on ne va pas rester ici éternellement…
– Mouais, fait-elle, dubitative. Moi, j’ai comme l’impression que Dayton y est un peu pour quelque
chose dans le fait que tu n’es pas dans ton assiette.
Je soupire.
– J’avoue qu’il n’est pas aussi souvent avec moi que je le souhaiterais. En même temps, je ne veux
pas toujours qu’on soit l’un sur l’autre ! Je n’avais pas prévu de vivre aussi vite avec lui…
Je me prends le visage à deux mains.
– Tu vois, c’est assez contradictoire tout ça, conclus-je.
Summer secoue la tête.
– Ouais, pas simple en effet, dit-elle. Pourquoi t’en parles pas avec Dayton ? Histoire de voir ce
qu’il en pense.
– Je n’ai pas envie de l’ennuyer avec mes réflexions de fille qui ne sait pas ce qu’elle veut… Lui
aussi est assez occupé comme ça.
– En tout cas, moi, ça m’emmerderait que ça n’aille pas entre vous, Anna, dit Summer.
Franchement, je t’aime bien, et Dayton est moins casse-pieds depuis que vous êtes ensemble. J’aime
bien que tu fasses partie de notre vie. J’ai l’impression d’avoir une grande sœur, tu vois.
Cet aveu spontané me réchauffe le cœur. Summer a parfois le don de me retourner comme une
crêpe. En voyant le sourire que je lui fais, elle en rougit.
– Ben, c’est vrai quoi ! Je trouve ça plutôt chouette, bafouille-t-elle. D’ailleurs, je voulais te parler
d’un truc, parce que j’avais envie que tu le saches… Enfin, je voulais le partager avec toi.
J’incline la tête, amusée, pour l’inviter à poursuivre.
– J’ai un petit copain, dit-elle avec des étincelles dans les yeux. Un garçon qui suit les mêmes
cours que moi. Il s’appelle Tommy.
– Tu es amoureuse ? demandé-je.
Elle hausse les épaules avec un sourire enchanté.
– Ben, on dirait bien que oui, avoue-t-elle.
Nous éclatons toutes les deux de rire. Je me surprends à partager le bonheur de Summer, à me
laisser envahir par sa joie, si bien que, le temps de ce moment passé ensemble, j’en oublie mes
angoisses et mes interrogations.
***
Interrogations et angoisses qui reviennent assez vite au galop, deux jours plus tard, quand
Dayton tarde une nouvelle fois à rentrer. O.K., il m’a prévenu qu’il resterait au bureau plus tard que
d’habitude – une habitude qui change chaque jour et fait reculer les minutes et les heures… –, mais,
là, je n’en peux plus de l’attendre et de tourner en rond.
Je monte me coucher, mais je ne fais que somnoler jusqu’à 1 heure et demie passée, heure à
laquelle je l’entends pénétrer dans la chambre.
Bizarrement, je ne suis pas en colère. Je me suis inquiétée ; j’ai envisagé des accidents de la
route, des agressions, en me retenant de l’appeler pour me rassurer et surtout d’imaginer une autre
raison beaucoup plus tragique qui pourrait le retenir si tard… Un truc du genre Ruby Carmel…
Ruby Carmel…
Je ne suis pas en colère, mais je suis agacée. Je n’ai pas envie de feindre de dormir, alors que je
trépigne de lui poser la question que je n’aurais jamais imaginé poser un jour : « Où étais-tu à cette
heure ? ».
Dayton s’approche de mon côté du lit dans un étrange bruissement plastique. J’ouvre les yeux et
allume la lumière. Il s’immobilise à quelques centimètres du bord du lit. Il n’a pas encore quitté sa
veste de costume. Il a desserré le nœud de sa cravate, et le col de sa chemise blanche bâille un peu.
Il a dû passer la main dans ses cheveux toute la soirée car sa chevelure souple et cuivrée est un peu
ébouriffée.
Ou alors c’est une autre main qui est passée dans ses cheveux… Aaargh, non, surtout ne pas
penser comme ça !
– Tu ne dors pas ? me demande-t-il presque à voix basse, pour ne pas perturber le calme de la
nuit. Je t’ai réveillée ?
Je le fixe avec des yeux écarquillés. Le bruissement plastique que j’ai entendu provient d’une
énorme gerbe de roses qu’il serre dans ses bras, ou plutôt non, il ne s’agit pas d’un bouquet mais
d’une multitude de roses emballées séparément et rassemblées.
Il remarque mon regard.
– J’avais envie de te faire un clin d’œil, avoue-t-il avec un délicieux sourire. Tu te souviens
comment j’ai couru pour rattraper le vendeur au bout du pont des Arts ? Cette fois, il est venu à moi.
On dînait et ce type s’est pointé. J’ai acheté toutes les fleurs qu’il avait. On était en début de soirée ;
il a halluciné ! Il pouvait rentrer chez lui !
Je note au passage le « on dînait », mais aussi le « en début de soirée », qui ne colle pas trop avec
l’heure à laquelle il rentre. Je ne peux malgré tout m’empêcher d’être touchée par ce geste et par sa
présence si sensuelle.
– Merci, chuchoté-je en me redressant pour lui prendre les fleurs.
Il s’assied contre moi, sur le rebord du lit.
– Je me suis inquiétée, ajouté-je toujours dans un murmure.
– Excuse-moi, dit-il en se penchant pour m’embrasser tendrement. Je n’ai pas vu les heures
passer. C’est exceptionnel, mais nous étions vraiment plongés dans un problème complexe et mieux
valait ne pas abandonner si près du but.
Pendant que Dayton se déshabille pour se mettre au lit, je me lève pour aller déposer les fleurs
dans le lavabo de notre salle de bains attenante. Je m’en occuperai demain. J’ai une boule dans la
gorge. Ce sont tous ces mots que je ne veux pas laisser échapper. J’entends Summer me conseiller
de parler à Dayton pour éclaircir la situation.
Je retourne me coucher contre lui. Il m’ouvre ses bras et je me blottis contre son torse chaud. Je
ferme les yeux et compte à rebours.
– Dayton ? fais-je d’une toute petite voix.
– Oui, Anna ? répond-il d’une voix chaude qui annonce le sommeil.
– Elle est comment Ruby ? demandé-je en plissant les yeux de honte.
Je sais, je sais… Ça n’est pas comme ça que j’aurais dû m’y prendre. J’aurais dû exposer mon
problème comme je l’ai fait avec Saskia et Summer, mais il est tard, mine de rien, je suis fatiguée et
j’ai un besoin urgent de m’ôter ce doute de la tête.
Dayton émet un petit rire. Je sens son torse tressauter sous mon visage.
– C’est donc ça qui te chagrine depuis quelques jours ? dit-il en m’ébouriffant les cheveux.
Je n’apprécie pas trop ce geste qui me renvoie à mes angoisses stupides, comme une gamine
boudeuse. J’attends toujours sa réponse et je ne réagis pas à sa question.
Il soupire légèrement.
– Je ne sais pas comment elle est, commence-t-il comme s’il cherchait ses mots. Je suppose que si
je te dis qu’elle est compétente, efficace et rapide, ça ne va pas te satisfaire. Tu attends sans doute
autre chose.
Je ne desserre toujours pas les lèvres.
À quoi il joue, là…
– Eh bien, je crois qu’on peut dire qu’elle est plutôt pas mal, toujours souriante et très énergique.
Après, je ne sais pas vraiment ce que tu veux savoir, Anna.
Si elle te plaît, par exemple ?
Mais je me garde bien de poser cette question au risque de passer pour une mégère jalouse et
accusatrice.
Je hausse les épaules contre lui.
– Le plus simple serait peut-être que tu la rencontres, non ? Pourquoi ne viendrais-tu pas
déjeuner un midi avec nous pour faire sa connaissance ? propose-t-il en me caressant l’épaule.
– Pourquoi on ne l’inviterait pas à la maison plutôt ? rétorqué-je. Elle habite San Francisco ?
– En effet.
– On pourrait l’inviter pour Thanksgiving, non ? Je pourrais m’amuser à nous préparer un repas
traditionnel ? Ça me plairait bien, je crois.
Je ne sais ce que veut dire le silence qui suit ma proposition. Quand il reprend la parole, sa voix
est plus grave.
– C’est plutôt une fête familiale, Anna, dit-il. Mais je peux lui proposer quand même… si ça te fait
plaisir.
Sa main est moins caressante sur mon épaule, ou bien c’est moi qui imagine tout de travers.
– Dors maintenant, ma chérie, me dit-il enfin, avant de déposer un baiser sur mes cheveux.
Même si je viens de remporter une petite victoire – amener Ruby sur mon territoire au lieu de la
rencontrer sur le sien –, je me rends bien compte que cela ne me soulage pas de mes angoisses. Que
penser de l’attitude évasive, puis plus froide de Dayton ?
5. The usual suspect

– Ruby est O.K., me dit Dayton un soir en rentrant. Par contre, si ça ne te dérange pas, on fera ça
la veille, car elle avait prévu de passer Thanksgiving en famille.
Il a l’air préoccupé en m’annonçant la nouvelle, tout du moins tendu. Je sais que chez DayCool,
c’est compliqué en ce moment. Jeff n’aurait pas été de trop pour régler les problèmes.
– Je n’aime pas ce genre de situation, me confie Dayton quand je lui demande de me parler plus
précisément de ce qui semble l’inquiéter. On suspecte un de nos employés de jouer les hackers à son
compte et de détourner de l’argent. Mon souci, c’est qu’on ne l’a pas encore piégé. Mais, le fond du
problème, c’est que je ne me sens absolument pas en position de faire la leçon à ce gamin, même si
c’est moi le patron. Je repense aux conneries que j’ai pu faire plus jeune. Jeff aurait su comment se
comporter.
– Et Ruby ? demandé-je après une seconde d’hésitation.
– Ruby n’a pas la carrure pour gérer avec autorité ce type de problème, me répond-il en fronçant
les sourcils. Elle assure ce qu’il faut pour d’autres trucs, mais pas pour ça. Elle n’a pas non plus la
légitimité pour.
Quoi ? ! L’indispensable Ruby ne serait donc pas parfaite ?
Je m’en veux aussitôt de penser ça. Je sens que Dayton devine ma méfiance à l’égard de sa
protégée de DayCool, et ma suspicion silencieuse – non, je ne veux pas l’assumer clairement ! – pèse
entre nous. Je n’exprime pas vraiment mon agacement et il n’exprime pas clairement le fait qu’il le
sait. On s’observe et je me méfie. Tout ça ne sent pas très bon comme ambiance pour ce dîner de
fête…
***
Summer ne sera pas avec nous et ce n’est pas plus mal. Connaissant la demoiselle, elle m’aurait
espionnée toute la soirée, à l’affût du moindre signe d’agacement de ma part.
Elle est partie chez les Reeves. Je sais combien Dayton aurait aimé voir ses parents adoptifs pour
cette occasion, et même sa mère naturelle, Audrey, qu’il n’a pas revue depuis New York et qu’il a
régulièrement au téléphone, mais je veux rencontrer Ruby Carmel, alors je rencontrerai Ruby
Carmel ! Je suppose qu’il fait passer mes idées fixes avant son envie de famille… Je n’en suis pas
très fière.
C’est sans doute pour cela que je mets autant de cœur à préparer ce repas traditionnel. Ça n’est
vraiment pas pour épater la galerie, mais bien pour faire plaisir à mon amoureux… et, évidemment,
pour bien recevoir sa précieuse collègue.
Je me coltine une cuisine inconnue, que j’ai eu le loisir de déguster ces derniers mois sans m’y
essayer vraiment. Je passe donc deux jours entiers aux fourneaux – le premier jour sous le regard
défiant de notre employée de maison, que je vire de la cuisine le deuxième jour.
Dayton est censé rentrer plus tôt et Ruby arriver pour le dîner ensuite, mais Dayton tarde et je
me retiens de m’énerver encore une fois. Je refoule toutes les idées saugrenues et déplaisantes qui
me viennent à l’esprit, du style : « Ils ont besoin de se mettre d’accord sur la façon de se comporter
devant moi » ou bien « Ils ont besoin d’un dernier moment d’intimité avant l’épreuve du dîner que je
leur impose »… Je secoue la tête pour m’ôter ces sales idées du cerveau.
JE NE VEUX PAS ÊTRE JALOUSE ! !
C’est pourtant ce que je suis en train de devenir. Sans doute que ce sentiment qui grandit en moi
est à la mesure de l’amour que j’éprouve pour Dayton, de la conscience de ma chance de partager la
vie d’un homme aussi exceptionnel et aussi désirable… Mais la jalousie n’a rien à voir avec l’amour !
Oui, je sais, mais si j’éprouve tout ça, c’est parce que je me sens seule et loin de tout, ici, malgré une
vie bien remplie, parce que je manque de confiance en moi. Oui, ça, je le sais ! Il est évident que si
j’en avais parlé à Dayton, si j’avais CLAIREMENT exprimé ce que je crains qu’il se passe entre Ruby
et lui, je n’en serais pas là. Voilà, j’aurais dû oser me payer la honte en lui demandant vraiment s’il y
a quelque chose entre eux ! Mais je ne l’ai pas fait. Comme d’habitude, j’ai évité et fui… Alors,
maintenant, je rumine dans ma cuisine en surveillant ma dinde qui rôtit. Je ne peux m’en prendre
qu’à moi-même !
La dinde farcie est énorme. J’ai l’impression qu’elle ne sera jamais cuite à temps. Mes patates
douces sont trop cuites et partent en morceaux. Je les transforme en purée à gros grumeaux.
Génial…
Je me suis rabattue sur une gelée de canneberge en boîte parce que j’ai foiré la mienne… Ma
tarte aux noix de pécan a l’air bonne comme ça, à la regarder, mais je ne suis pas certaine qu’on n’y
laissera pas une ou deux dents…
Brasser tant de nourriture et vivre dans les odeurs de cuisine depuis deux jours me donnent
littéralement la nausée. Je ne suis même pas certaine d’être capable de manger une bouchée de ce
que j’ai préparé.
Je consulte ma montre. 18 h 30. Qu’est-ce que fait Dayton ? !
Je file à l’étage prendre une douche.
***
– Mmm, ça sent bon par ici, dit Dayton en se faufilant dans mon dos.
Je suis en train d’enfiler la robe sexy que j’ai choisi de porter pour l’occasion. Une chose
moulante couleur taupe, à l’encolure souple et ample, plissée sur la hanche.
Dayton inspecte, en même temps que moi, mon reflet dans le miroir. Il émet un léger sifflement
appréciateur.
– Tu m’avais caché cette tenue, Anna, chuchote-t-il en me mordillant l’oreille et en faisant courir
ses mains sur mon corps. Je ne sais pas si je vais savoir me tenir pendant le repas.
Voilà ! Rien que ce genre de phrases devrait balayer tous mes soupçons et mes angoisses, parce
que je dois être franche : le désir de Dayton n’a pas diminué ces dernières semaines. Il a peut-être
moins de temps pour moi – et pour lui ! –, mais il n’en est pas moins présent contre moi quand il est
là. Nous faisons l’amour avec tendresse, ou parfois dans l’urgence d’une fin de soirée où nous
sommes tous les deux éreintés par notre journée, mais nous faisons l’amour !
Je me laisse aller entre ses bras et m’abandonne à ses mains qui suivent les contours de mon
corps au travers du tissu.
– Tu es belle, ma chérie, me dit-il.
– Pas un peu trop apprêtée, non ? demandé-je, toujours aussi peu sûre de moi.
– Ça dépend pour quoi… me lance-t-il depuis la salle de bains.
J’enfile une paire de boots basses noires à talons et je descends m’affairer aux derniers
préparatifs de notre soirée.
Quand le carillon d’entrée résonne, Dayton n’est pas encore descendu du premier. Je me
débarrasse du tablier, que je porte pour éviter de tacher ma robe sexy, et me recoiffe en passant
devant le miroir, avant d’ouvrir la porte. C’est stupide, mais j’ai le trac.
Mais tu as peur de quoi, enfin ? De ne pas être à la hauteur ?
Ruby Carmel peut tout aussi bien être une petite boulotte au look geek, qui mâchonne du
chewing-gum et ne mange que du bio, et, dans deux secondes, mes doutes vont disparaître comme
par enchantement. Mais, quand j’ouvre la porte à mon invitée, ma jalousie jusqu’alors infondée
prend plutôt l’aspect catastrophique d’un champignon atomique.
– Bonjour, me dit Ruby Carmel en me tendant la main. Je suppose que tu es Anna. Moi, c’est
Ruby.
Je reste pétrifiée sur le seuil pendant une demi-seconde.
Bordel de merde, mais cette fille est juste un canon !
Devant moi se tient une blonde platine aux yeux verts, la chevelure savamment décoiffée comme
moi, un peu plus grande que moi, beaucoup mieux pourvue que moi en attributs féminins, à la
bouche plus pulpeuse que la mienne, habillée en motarde sophistiquée, qui me ferait passer pour
une femme d’intérieur bourgeoise dans ma robe que je trouvais, il y a deux secondes encore, hyper
sexy.
Elle tient dans une main un casque de moto rétro noir qui va bien avec son pantalon en cuir noir,
ses bottes hautes à talons et son blouson structuré en cuir bleu électrique. Dans la rue, en face de la
maison, est garée sa Triumph vintage…
J’hallucine, là !
Elle est toujours à attendre que je la laisse entrer et en profite pour m’inspecter des pieds à la
tête, avec le sérieux de la femme qui jauge son adversaire.
Super…
Je finis par sortir de mon hébétude et m’écarte pour lui ouvrir le passage.
– Bonsoir, Ruby, bafouillé-je. Bienvenue chez nous pour Thanksgiving…
– C’est demain, hein, mais on va faire comme si ! me répond-elle avec un sourire désarmant de
sollicitude.
Je me sens comme une pauvre Frenchie endimanchée qui essaye de bien faire, mais qui est à côté
de la plaque. De fait, elle a l’air beaucoup plus à l’aise que moi dans ma maison.
Je la suis jusque dans le salon, où elle dépose son casque, défait son blouson – pour dévoiler une
blouse noire, fluide et limite transparente, OUTRAGEUSEMENT décolletée ! – et sort une bouteille
de vin de la besace en cuir qu’elle portait en bandoulière.
– J’ai pensé que ton pays te manquait peut-être, me dit-elle en me tendant la bouteille, avec un
sourire qui doit en faire tomber plus d’un. C’est un Châteauneuf-du-Pape. Ça change de nos
sempiternels vins californiens et ça se marie très bien avec la dinde !
Super, la nana qui pense à tout, qui fait plaisir à tout le monde…
Je me maîtrise pour ne pas perdre ma contenance et ne pas trop passer pour une empotée. Je me
la joue maîtresse de maison courtoise, genre dix ans de plus que mon âge. Sans déconner, je ne me
sens pas du tout à l’aise dans ce rôle, mais au moins, ça m’évite de la regarder avec des yeux de
merlan frit.
– Installe-toi, dis-je en l’invitant à s’asseoir sur le canapé. Je vais nous chercher du champagne à
la cuisine. Dayton va descendre dans deux minutes.
Mais, elle ne s’installe pas ; elle reste plantée là, devant moi, avec son sourire engageant et son
regard qui pèse sur mon corps. Si je m’y mettais, moi aussi, on ressemblerait à deux boxeurs qui
s’estiment avant un combat.
Je tente un petit sourire genre rictus crispé, avant de disparaître dans la cuisine. Quand je
reviens avec un plateau chargé de coupes et d’amuse-gueules, notre invitée est en train de feuilleter
un carnet de croquis que j’ai laissé traîner.
Non mais, vas-y, ne te gêne pas !
Elle n’a pas du tout l’air embarrassé.
– J’aime beaucoup ce que tu fais, me dit-elle. Tes croquis de corps sont très… évocateurs.
Je ne vois pas trop ce qu’ils évoquent pour elle et je n’ai pas trop envie de savoir non plus.
– Et tes paysages urbains sont vraiment super, ajoute-t-elle.
Parfait ! Avec des commentaires pareils, je vais faire la une de Beaux-Arts Magazine !
Je me retiens de lui dire que je me contrefiche de ce qu’elle pense, quand Dayton apparaît enfin.
Beau, beau, mais BEAU ! Sexy dans sa chemise de lin noir à col ouvert et son pantalon cigarette en
toile enduite.
Il s’approche de Ruby et pose la main sur l’épaule du canon en cuir.
– Bienvenue chez nous, dit-il. Ça change du bureau, non ?
– Ouais, très sympa, répond-elle avec un sourire encore plus radieux que lorsqu’il s’adresse à la
maîtresse de maison.
Je les regarde, là, l’un à côté de l’autre, et, évidemment, je ne peux que trouver qu’ils forment un
couple du tonnerre. Un couple actuel, moderne, sexy… Ma robe moulante se rabougrit aussi vite
que ma confiance en moi. J’ai l’impression qu’un énorme monstre hideux, velu, noir et griffu – un
truc digne d’un cauchemar d’enfant – vient de sortir du placard et se balade au milieu de la pièce en
me narguant, jouant à se jeter dans mes jambes et à me mordiller les mollets. Ce monstre a un nom
: Jalousie puissance mille !
Dans les heures – heureusement pas trop nombreuses – qui suivent, je perds toute spontanéité,
tout naturel. Je millimètre mes gestes, je me repasse toutes mes phrases dans ma tête avant de les
prononcer pour de bon et surtout, je me mets à m’emmêler les pinceaux dans mon anglais,
d’habitude impeccable.
C’est quand même ma langue maternelle !
Tout cela ne passe pas inaperçu aux yeux de Dayton, qui me lance à plusieurs reprises un regard
intrigué.
Malgré tout, je m’en sors assez bien niveau menu. Je pourrai au moins passer pour une hôtesse
idéale. D’ailleurs, je donne l’impression de ne savoir parler que de ça, me transformant, le temps
d’un repas, en cette caricature de Française qui ne sait discuter que de nourriture quand elle
mange. Ai-je besoin d’ajouter que Ruby brille toute la soirée par son humour, ses traits d’esprit et sa
culture ? NON, bien sûr ! Pour tout dire, je me fais honte.
Un moment que je me trouve dans la cuisine pour fignoler la présentation du dessert, Ruby me
rejoint.
– Tu as besoin d’aide, Anna ? me demande-t-elle en passant dans mon dos et… en me frôlant ? !
Je balbutie un refus poli.
– Tu sais, ça me fait vraiment plaisir de te rencontrer, poursuit-elle. J’en avais vraiment envie.
Depuis le temps que Dayton me parle de toi !
– Oui, eh bien, je suppose que c’est réciproque, réponds-je. Ces derniers temps, il passe presque
plus de temps en ta compagnie qu’avec moi, ajouté-je en émettant un petit rire tendu.
Ça y est ! Tu es démasquée, Anna !
– Ça devait arriver à un moment ou un autre qu’on se rencontre, dit-elle aussitôt, comme pour
souligner mon embarras. Ce n’est pas plus mal, non ?
Son regard est toujours aussi insistant et son sourire est de plus en plus équivoque.
Le souci de cette soirée de Thanksgiving, c’est que je la passe à interpréter la moindre de ses
paroles et le moindre de ses gestes. Plusieurs fois, je l’ai surprise posant la main sur le bras de
Dayton pour accompagner un propos quelconque.
Bon, O.K., elle a souvent fait la même chose avec moi, et d’une manière très troublante d’ailleurs.
Au cours de cette soirée, je ne peux m’empêcher de la considérer comme une rivale – une
maîtresse même ! – venue voir contre qui elle doit se mesurer.
***
– Tu as passé une bonne soirée ? demandé-je à Dayton, alors que nous nous apprêtons à nous
coucher.
Il me regarde avec un air amusé.
– Oui, plutôt bonne ! Ton repas était délicieux, même si tu n’as quasiment pas touché à ce que tu
nous avais préparé, répond-il.
– Je suppose que de faire la cuisine pendant deux jours m’a un peu dégoûtée, dis-je en haussant
les épaules.
– Et toi, Anna ? Tu as passé une bonne soirée ? m’interroge-t-il.
Pourquoi ai-je l’impression qu’on marche sur des œufs, en évitant soigneusement d’aborder le
sujet de Ruby Carmel, la vamp à moto ?
Je hoche la tête.
– Bien, fait-il. Tu m’avais l’air un peu tendue. Je me suis demandé si tout allait bien.
Dans l’instant, je suis capable de me trouver un million de bonnes raisons de ne pas dire
clairement ce qui m’a traversé la tête pendant toute la soirée. Je suis certaine que je me trompe : il
n’y a rien entre Dayton et cette Ruby. Mais alors, pourquoi suis-je obligée de me répéter ça
constamment pour y croire ? Je ne devrais même pas y penser !
Au lit, je me love dans les bras de Dayton pour me rassurer.
– Tu es une femme fantastique, pleine de talents, Anna, me murmure mon amoureux. Je suis fier
de ce que tu entreprends, tu sais. J’aimerais vraiment que tu t’épanouisses, que tu te sentes bien.
Comme je ne réponds pas, il ajoute :
– Tu es sûre que tout va bien en ce moment ?
Je hausse les épaules.
– Mais oui, Dayton, tout va bien, réponds-je d’une voix fluette. Je suis heureuse.
Encore ces fichus demi-mensonges !
***
Je suis HEUREUSE !
Il me suffit de dresser un inventaire de ma vie en forme de liste pour me rendre compte que je ne
peux que l’être !
Alors quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi j’ai le cœur au bord des lèvres le matin suivant, puis
le jour d’après, et ça, pendant plusieurs jours d’affilée, comme si quelque chose ne passait pas.
C’est parce que tu tais ce que tu penses. Ça te reste en travers de la gorge, oui !
C’est exactement ça. Mes soupçons sont comme un os coincé dans ma trachée, une arête plantée
dans ma luette, et cette sensation ne me quitte pas de la journée.
Il faut que je parle à Dayton, quitte à passer pour une imbécile, ou bien je vais me rendre malade
à en crever !
C’est décidé, fini les non-dits ! Je vais prendre le taureau par les cornes. Summer revient demain
et je veux avoir le champ libre pour une discussion, même si nous devons y passer la nuit.
Ça fait plusieurs jours que Ruby est venue chez nous et le rythme intense de travail de Dayton a
repris. Il rentre tard, il est stressé. Malgré tout, il reste tendre, il me désire, il s’intéresse à moi,
mais nous évitons de parler de Ruby, comme si cette femme n’était qu’une hallucination et qu’elle
n’existait pas.
C’est trop gros ! C’est pire que d’en parler tout le temps !
J’ai commandé un repas japonais chez le traiteur. J’ai choisi le cheesecake préféré de Dayton en
dessert et j’attends mon homme pour dîner.
Je l’attends… À 22 heures, je l’attends toujours…
J’aurais pu l’appeler, c’est vrai. Pour lui demander ce qu’il fout, mais, encore une fois, j’ai peur de
passer pour une mégère jalouse.
Et là, je passe pour quoi ? La fille qui s’en fiche complètement, non ?
Je compose son numéro de portable. Il décroche au bout de deux sonneries.
– Anna ? Merde ! Je n’ai pas vu l’heure, dit-il d’une voix essoufflée.
Il faisait son jogging ou quoi ?
– Je m’inquiétais juste, réponds-je, penaude.
– Oh ! Excuse-moi, Anna, dit-il. Nous sommes sur un gros problème avec un de nos gars qui est à
Hong Kong. Putain ! 15 heures de décalage horaire à gérer… On est parti pour y passer la nuit.
Ce « on » me donne envie de péter mon portable en mille morceaux.
– Tu sais quoi ? continue Dayton. Je vais rester à Palo Alto cette nuit. Je rentrerai demain soir et
je te promets, Anna, qu’ensuite je prends trois jours de congé pour nous, O.K. ? Ça te va comme ça ?
Tu ne m’en veux pas, ma chérie ?
Ce « Ma chérie » me donne envie de hurler.
– Non, pas de problème, réponds-je d’une voix neutre. Il fallait juste que je sache. Bon courage
pour cette nuit alors.
Je ne coupe pas la communication. Je reste plantée devant la table que j’ai dressée pour notre
dîner « de discussion », le téléphone collé à l’oreille et le menton qui commence à trembler de dépit.
Dayton non plus ne coupe pas la communication. Il a dû poser le téléphone sur le bureau et je
perçois sa voix qui s’éloigne et résonne dans la pièce où il se trouve. Il dit un truc du genre : « On a
toute la nuit devant nous. », avec une intonation comique et presque chantante. Je plisse les yeux
pour mieux entendre.
Ce que j’entends me fait regretter de ne pas avoir parlé plus tôt à Dayton, ni d’avoir coupé cette
foutue communication. La voix de Ruby résonne, elle aussi, dans la pièce. Elle répond à Dayton sur
le même ton chantant et rigolard :
– Ouh… qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire pour occuper toute cette nuit ?
Volume 10
1. Cette sale manie !

Je coupe aussitôt la communication. Je ne veux pas en entendre plus. Il y a un tel fossé entre
l’inquiétude qui m’a poussée à appeler Dayton pour m’enquérir de l’heure de son retour et le ton
joyeux que je lui ai entendu adopter pour annoncer à sa « collègue » qu’ils avaient la nuit devant
eux… Et Ruby Carmel qui lui répond sur le même ton. Je suis choquée. J’ai l’impression d’avoir reçu
un coup de poing dans le ventre.
Mais, à quoi il joue, là ?
J’ai envie de vomir. J’ai l’impression que cette nausée ne m’a pas quittée depuis des jours, qu’elle
est toujours là, en sourdine. Je suis tellement abasourdie que je n’ai pas envie de pleurer. Je devrais
rappeler Dayton, lui demander de s’expliquer sur ce que j’ai entendu, mais je m’imagine déjà
humiliée par sa réponse : « Enfin, Anna, qu’est-ce que tu vas imaginer ? On travaille toute la nuit,
c’est tout ! ». Voilà ce qu’il va me répondre, et ce sera sans doute la vérité.
Je veux que ce soit la vérité !
Malgré tout, j’ai l’impression qu’il se passe autre chose.
Dayton et moi avons prudemment évité le sujet « Ruby Carmel » depuis le dîner de Thanksgiving
que nous avons partagé avec elle. Enfin, j’ai plutôt évité le sujet, jusqu’à m’empêcher d’y penser.
Mais, on sait comment ça se passe : plus on essaie de ne pas penser à quelque chose, plus cette
chose s’enracine en vous. C’est ainsi que Ruby Carmel est devenue le gigantesque point noir du
bonheur que nous commencions à vivre à San Francisco.
Je tourne en rond dans le salon. Je jette un œil vers la table dressée et j’ai envie de tout balayer
d’un revers de main, de tout envoyer valdinguer par terre. Toutes sortes d’idées déplaisantes se
percutent dans mon crâne. Je secoue la tête comme pour me débarrasser du vrombissement agaçant
d’un gros insecte. Je prends mon visage dans mes mains et les larmes viennent enfin. La pensée que
Dayton puisse avoir des gestes tendres avec une autre femme m’est insupportable. La pensée qu’il
puisse désirer cette femme – qui a tous les atouts pour provoquer ce désir – m’arrache littéralement
les tripes.
Je tombe à genoux, prise de hoquets et de haut-le-cœur. Mes larmes se transforment en sanglots.
Je m’entends gémir de douleur et je me déteste de me mettre dans cet état.
J’aurais dû lui parler plus tôt ! On n’en serait pas là ! Je me filerais des baffes !
Je reste ainsi une bonne heure, avant de réussir à me traîner à l’étage jusque dans notre lit. Je
laisse mes vêtements en vrac au sol et me roule en boule sous la couette, serrant un Kleenex dans
mon poing, mais mes yeux sont secs ; je ne pleure plus.
Je suis tendue et raide comme une branche, sèche comme prête à rompre. Comme toujours, les
larmes m’épuisent au point de laisser le sommeil prendre le dessus. J’ai droit à quatre heures de
répit, avant d’ouvrir les yeux comme en plein jour.
Quelle heure est-il à Hong Kong ?
Telle est la question que je me pose en songeant à Dayton, censé travailler avec un employé en
mission là-bas.
Je tends la main pour attraper mon téléphone portable avec l’espoir complètement débile que
Dayton m’a adressé un petit message en pleine nuit, pour me dire n’importe quoi : que je lui
manque, qu’il préférerait être avec moi…
Rien.
Évidemment rien, imbécile ! S’il doit passer la nuit à bosser, ce n’est pas pour t’envoyer des
petits mots d’amour. D’autant qu’il t’a prévenue et qu’il est censé te retrouver ce soir, bien sage, qui
l’attends à la maison…
C’est justement ça, le problème. Il sait qu’il va me retrouver ce soir, que je vais l’attendre, que je
ne vais pas m’imaginer je-ne-sais-quoi et boucler mes valises, retour à la case départ.
J’en fais trop ! Ma réaction est excessive !
Ouais, en attendant, je n’ai pas imaginé ce que j’ai entendu au téléphone alors que Dayton croyait
que la communication avait été coupée.
Je me lève. Je me frotte le visage rageusement et je descends au rez-de-chaussée pour allumer
mon ordinateur… et consulter les vols San Francisco-New York de la journée. J’ai un avion à 12 h 30
qui me fait arriver neuf heures plus tard à New York. Parfait ! Ça me laisse le temps de cueillir
Summer à l’aéroport – la protégée de Dayton est allée passer quelques jours chez les Reeves, sa
famille d’accueil et les parents adoptifs de Dayton –, et de lui expliquer que je dois partir dans la
journée. Ça me permet aussi de filer avant le retour de Dayton…
Je dois me lever subitement pour courir aux toilettes où je tombe à genoux, secouée par un
nouveau haut-le-cœur. Je me force à avaler du muesli, petite cuillerée après toute petite cuillerée,
mais je ne tiendrai pas toute une journée en picorant ainsi.
Je monte rassembler quelques affaires et mon matériel de dessin de base pour pouvoir travailler
comme il faut, de retour à Brooklyn. De toute façon, j’ai encore tout ce qu’il faut là-bas, avec la
manie de Dayton de me rééquiper chaque fois que je pose mes fesses quelque part.
Ça, niveau matériel, je suis comblée ! Pour le reste, il oublie parfois l’essentiel…
Peut-être suis-je injuste, mais peu importe. Encore une fois, je suis blessée.
Les heures qui me séparent de mon départ pour l’aéroport paraissent compter deux fois plus de
minutes. Je les passe à ruminer, à m’en vouloir, à en vouloir à Dayton… à ne plus savoir à qui en
vouloir.
***
Je ne préviens pas Dayton. Je jure que je lui aurais dit s’il avait passé un coup de fil avant mon
départ ; ce qui n’arrive pas. À l’aéroport, j’accueille une Summer resplendissante, ravie d’avoir
passé quelques jours chez les Reeves et encore plus ravie de retrouver son amoureux de San
Francisco, Tommy, le jeune homme qu’elle a rencontré dans sa nouvelle école de design.
– Je prends l’avion pour New York, Summer, dis-je quand elle me demande ce que je fais avec un
bagage de cabine.
Elle me fixe d’un air étonné.
– C’est pour le boulot ? demande-t-elle.
– Oui, c’est ça, réponds-je, presque soulagée qu’elle me fournisse une réponse toute faite. C’est
un peu imprévu. Du coup, je n’ai pas eu le temps de prévenir Dayton. Je l’appellerai plus tard.
Elle fronce les sourcils.
– Pourquoi ai-je l’impression que tu me caches un truc, Anna ? fait-elle en me fixant droit dans les
yeux.
– C’est compliqué, Summer, bafouillé-je à moitié. Ne t’inquiète pas, je fais juste un saut à New
York pour quelques jours.
– O.K., fait-elle enfin, comprenant que je ne lâcherai rien. Embrasse Saskia de ma part. Elle m’a
envoyé des photos de ses dernières toiles. C’est juste superbe !
***
Dans l’avion, je me livre à mon autocritique. Je n’ai pas prévenu Dayton que je partais. Je ne sais
même pas si j’aurai le courage de l’appeler en arrivant. Je n’ai pas non plus prévenu Gauthier et
Saskia que je débarquais à New York. En plein ciel, je me sens vide et perdue, avec le désir de ne
jamais atterrir pour ne pas avoir à affronter ma situation. Quelques heures à peine après avoir pris
la décision de rentrer à Brooklyn, je suis déjà presque à regretter ce que j’ai fait.
Encore une fois, j’ai fui !
Quand je débarque à JFK et rallume mon portable, je ne suis pas surprise de voir le nombre
d’appels de Dayton et les nombreux messages laissés. Je les écoute, le ventre noué, dans le taxi qui
me conduit à Brooklyn.
« Anna, qu’est-ce qu’il se passe ? Je ne comprends pas. Summer m’a dit que tu étais obligée de
rentrer à New York. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? »
Puis :
« Anna, c’est encore moi. J’ai appelé Gauthier et Saskia pour savoir à quelle heure tu arrivais et
ils ne sont même pas au courant de ta venue ! Merde, qu’est-ce qu’il se passe ? »
Enfin :
« Encore moi, je sais que tu as coupé ton téléphone pendant le vol. Tu vas atterrir bientôt et j’ai
comme l’impression que tu ne vas pas m’appeler, que c’est autre chose qu’une simple obligation
professionnelle. J’espère que je me trompe. »
Sur le dernier message, sa voix est à la fois froide et inquiète. Peu importe, le fait de l’entendre
parler me ravage le cœur. La nausée me prend une nouvelle fois et je baisse la vitre du taxi pour
essayer de me rafraîchir. J’aimerais être tout contre lui, blottie dans ses bras. Pourquoi je nous
inflige cela encore une fois ? J’ai l’impression d’avoir un vice de fabrication qui me fait tout foutre en
l’air.
Quelque chose ne tourne pas rond chez moi.
***
C’est un véritable comité d’accueil qui m’attend à l’appart de Brooklyn, et là, je ne vais pas
pouvoir échapper aux explications.
– Et Churchill ? me demande Gauthier. Tu l’as laissé là-bas ?
Je le fixe avec des yeux ronds comme des soucoupes.
Merde, j’en ai même oublié mon chat !
– Je ne reste pas longtemps, réponds-je, et Summer adore l’avoir dans les pattes.
Saskia n’est pas dupe. Elle voit bien à ma mine que quelque chose ne va pas. Elle s’approche de
moi pour me parler doucement.
– Mais que s’est-il passé, Anna ? me demande-t-elle. Dis-moi, je vois bien que tu n’es pas bien.
Je baisse les yeux et secoue la tête.
– Je perds la boule, Saskia, réponds-je d’une voix sourde. Je t’assure, j’ai l’impression de
débloquer. Bien sûr, il y avait déjà ce dont je t’ai parlé ; le fait que la vie à deux, aussi rapide, ça
n’est pas simple. Mais, maintenant, il y a autre chose. J’ai surpris un échange entre Dayton et sa
collègue, Ruby. C’était hier soir, et il n’est pas rentré à la maison. Il a passé la nuit avec elle…
Saskia reste bouche bée de stupéfaction. Jeff la fixe d’un air intrigué.
– Tu parles de Ruby Carmel, Anna ? demande-t-il en se rapprochant de nous.
Gauthier et Micha sont également attentifs à la discussion. J’ai l’impression d’avoir lâché une
bombe.
Je hoche la tête pour répondre à Jeff.
– Oui, je veux dire, tu as vu cette fille ? rétorqué-je. C’est un vrai fantasme sur pattes ! Dayton
passe ses journées avec elle. Il rentre de plus en plus tard et hier soir, il est resté avec elle…
– Il est resté avec elle AU BUREAU ! souligne Saskia, qui refuse de tirer des conclusions aussi
vite. Tu n’as aucune preuve de quoi que ce soit.
Jeff a vraiment l’air ennuyé.
– Je ne sais pas trop qui est cette fille, en fait, commence-t-il, avant de se reprendre devant ma
mine abasourdie.
C’est quand même lui qui a conseillé à Dayton de lui confier de nouvelles responsabilités !
– Anna, j’entends par là que je connais sur le bout des doigts ses compétences professionnelles,
mais qu’humainement, je ne sais pas trop ce qu’elle vaut. Ah et merde ! Je m’en veux d’être à la
base de ce problème. Si je n’avais pas déconné, je ne serais pas en cure de désintox et je serais
toujours à la tête de DayCool, Dayton serait à New York et…
– Stop ! l’interrompt Saskia d’un geste de la main. Ça ne sert à rien d’imaginer, on ne peut pas
défaire ce qui a été fait. La situation est telle qu’elle est et il faut juste qu’on aide Anna à la démêler.
On n’est pas là pour se lamenter sur ce qu’on n’a pas fait.
Puis elle se tourne vers moi.
– O.K., Anna. Qu’est-ce que Dayton t’a répondu quand tu lui as dit que tu partais à cause de ce
que tu as entendu entre lui et Ruby ? me demande-t-elle, prête à prendre le problème à bras-le-
corps.
Et là, je ne peux que rester muette. Gauthier se prend les cheveux par poignées. J’ai soudain peur
qu’il arrache de rage ses beaux cheveux bruns.
– Non, mais c’est pas vrai ! s’exclame-t-il. Elle a recommencé !
Micha et Jeff le fixent sans comprendre, mais j’ai face à moi deux autres paires d’yeux qui me
fusillent du regard…
– Tu veux dire que tu ne lui as pas parlé ? ! dit Saskia dont je vois les narines se dilater
d’agacement.
Je secoue la tête. Gauthier s’est levé et va et vient dans la pièce en agitant les mains et la tête et
en braillant comme une Nadine de Rothschild qui découvrirait qu’il manque des couverts dans
l’argenterie.
– Saskia, tu perds ton temps, dit-il à on-ne-sait-même-pas-qui, puisqu’il déambule sans même
nous regarder. Elle a recommencé ! Elle ne sait pas faire autre chose. Elle préfère se taire et se
barrer, au lieu de parler franchement. On ne sait jamais, hurle-t-il presque en s’immobilisant, des
fois qu’elle se rende compte que ce qu’elle imagine toute seule dans son coin est faux !
Il prend son visage dans ses mains pendant quelques secondes, puis relève la tête avec une
expression plus apaisée.
– Excuse-moi, Anna ! Je n’ai pas pu m’en empêcher, dit-il avec un regard contrit.
Je ne sais pas ce qui est pire : qu’il se moque de moi sur le ton de la baronne ou qu’il s’excuse
d’avoir réagi naturellement…
Saskia respire un grand coup.
– O.K., pas de panique ! Donc, je comprends maintenant pourquoi Dayton nous a appelés pour
savoir quand tu arrivais. Il n’était même pas au courant que tu partais et, évidemment, encore moins
des raisons de ton départ… en déduit-elle.
Je ne desserre pas les mâchoires. Je me sens stupide.
– Ça ne ressemble pas à Dayton, Anna, intervient Jeff. Je mets ma main à couper qu’il n’y a rien
entre Ruby et lui. Je pense que tu as mal interprété quelque chose que tu as sorti de son contexte.
Dayton ne te tromperait jamais ; il t’aime trop, Anna. Mais, n’oublie pas que son boulot peut parfois
le mettre en situation de stress. Il a parfois besoin de décompresser.
Je le fixe sans comprendre. Qu’est-ce qu’il entend par là ? Que mon mec a besoin de coucher avec
une fille pour faire retomber la pression ? ! À ma tête, Jeff saisit aussitôt le malentendu.
– Tu n’as pas idée dans quel état on peut se mettre quand on doit régler un problème en urgence,
à distance et qu’on y bosse depuis des heures. On peut dérailler, raconter n’importe quoi, mais on
n’a certainement pas la tête à faire des galipettes ! tente-t-il de me rassurer.
– Appelle Dayton, surenchérit Saskia. S’il te plaît, fais-le, Anna ! Déjà, pour lui dire que tu es bien
arrivée et puis, prends ton courage à deux mains et demande-lui de faire la lumière sur ce que tu as
entendu.
Je me tourne vers Gauthier.
– Fais-le, Anna ! insiste-t-il en crispant les mâchoires, sur un ton autoritaire.
Gauthier a raison, et rien que parce que je tiens à mon ami, je ne peux pas le laisser se mettre
dans tous ses états.
Je me lève et me dirige vers ma chambre, mon téléphone portable à la main. Au moment où je
referme la porte, j’entends Micha demander d’une voix timide à Gauthier et Saskia : – C’est toujours
comme ça quand vous aidez votre amie ?
Et Gauthier de répondre :
– Écoute, c’est ça ou on passe tous la nuit à refaire l’histoire sans rien savoir et à vider des boîtes
de Kleenex. Fais nous confiance.
***
– Anna, répond aussitôt Dayton quand je compose son numéro. Tu es bien arrivée ?
Je perçois dans sa voix l’inquiétude et un soupçon de froideur qu’il maîtrise très bien.
– Oui, je suis à Brooklyn avec Saskia, Jeff, Gauthier et Micha. Je viens de me rendre compte que
j’ai oublié Churchill, dis-je d’une voix chevrotante.
Je suis soudain submergée par l’émotion, sans savoir si c’est à cause de mon chat, de la voix de
Dayton ou simplement parce qu’encore une fois je me sens stupide de m’être laissée rattraper par
mes mauvaises manies, à savoir retarder la confrontation avant de fuir sans parler.
– Summer va s’en occuper, ne t’inquiète pas, me répond-il. D’ailleurs, il est avec elle dans son
appartement.
Un silence embarrassé suit ce bavardage presque anodin.
– Tu es partie pour le boulot, Anna, ou bien c’est pour une autre raison ? Pourquoi tu ne m’as pas
appelé pour m’avertir ? me demande-t-il.
Il y a un soupçon de reproche dans sa question. Je me souviens d’un mot de lui, suite à notre
dernière dispute après laquelle, déjà, j’avais fui sans lui dire au revoir, où il me disait : « Ne repars
plus sans rien me dire. ».
– J’ai pensé que tu étais trop occupé, que ça n’était pas grave que tu l’apprennes ce soir en
rentrant, réponds-je en mode automatique. D’autant que Summer était au courant.
– Je ne tiens pas vraiment à ce que Summer nous serve de messagère pour ce genre de nouvelles
inattendues, Anna.
Il est agacé, là, je l’entends.
– C’est désagréable pour elle, pour moi, mais toi, tu t’en fous puisque tu n’es plus là… poursuit-il.
Un millième de seconde, je me dis que ça ne sert à rien de discuter sur ce ton, puis une sorte de
super-héroïne guerrière se réveille en moi, et elle n’est pas du tout contente…
– Tu n’étais pas là non plus, hier soir, Dayton ! Et tu te foutais bien de ce que je pouvais ressentir
pour la énième soirée que je passais toute seule, pendant que tu prenais du bon temps avec ta si
précieuse Ruby Carmel !
Silence de plomb. Je poursuis et lâche tout d’un coup :
– Et ne me raconte pas de craque, s’il te plaît ! Tu as oublié de couper la communication quand
nous nous sommes parlé. Qu’est-ce que tu crois que ça m’a fait de vous entendre roucouler et vous
demander en rigolant à quoi vous alliez pouvoir vous amuser pendant TOUTE UNE NUIT, pendant
que moi, j’attendais comme une cruche à la maison ? Et tu me demandes pourquoi je me tire sans
rien dire ? ! Tu ne crois pas que j’ai de quoi être bouleversée, au point d’en oublier mon chat ? !
J’arrive à peine à prononcer la fin de ma phrase tant la pensée de mon Churchill à plus de 4 000
kilomètres de moi me chagrine. Je me mets à sangloter, surprise moi-même de l’ampleur de mes
émotions ces derniers jours, à pleurer pour un rien, à m’emporter pour tout, à démarrer au quart de
tour et à être tendue au point d’en avoir la nausée. Une seconde, je crois que Dayton a raccroché,
tant son silence dure. Il commence à balbutier :
– Je… je…
Puis il se tait de nouveau. Quand il me répond enfin, sa voix est claire.
– J’ai failli raccrocher là, Anna, je te le dis, commence-t-il. Je te jure, un instant, j’ai pensé que tu
étais cinglée. Moi-même, je viens de passer 48 heures sans dormir et j’ai l’impression que tout est
irréel. Puis, j’ai repensé à ce que je faisais hier quand tu as appelé au bureau et, O.K., j’ai compris.
Tu veux savoir, ou bien ton opinion est toute faite et immuable ? Tu acceptes que je t’explique le
contexte, l’ambiance, le décor, ou bien c’est bon, l’affaire est classée pour toi ?
Je n’ose pas répondre. À quoi m’attendais-je au juste ? Qu’il me balance que, oui, il avait baisé
toute la nuit ? Que je devrais être heureuse de la vie que je mène, de la chance d’avoir un mec
comme lui ? Bien sûr que non, ça ne ressemble pas à Dayton, et mon imbécilité se transforme
désormais en honte. Je chiale pour mon chat, alors que je soupçonne que mon mec me trompe !
C’est n’importe quoi ! Je ne me comprends plus. Comment Dayton pourrait-il suivre mes
raisonnements incohérents ? Je ne sais plus où j’en suis.
Je ne dis rien.
– Anna ? Tu es toujours là ? me demande-t-il, à présent d’une voix plus douce.
– Oui, marmonné-je en fermant les yeux.
Si je pouvais disparaître… Si je pouvais appuyer sur un bouton pour tout effacer…
– Notre gars à Hong Kong, il était en pleine panique hier, explique-t-il. Nous aussi d’ailleurs,
parce que tout ce qu’on essayait de mettre en place pour protéger le serveur de la boîte dans
laquelle il se trouvait n’avait aucun effet. C’était un véritable cauchemar. Notre ingénieur faisait des
sauvegardes de tout et le virus progressait. On n’y arrivait pas. Quand tu as appelé, on avait joué ce
qu’on croyait être notre dernière carte. Je te passe les détails techniques, mais ça n’a pas marché.
J’ai cru devenir cinglé, vraiment ! Tu as déjà eu peur au point de péter les plombs, de raconter
n’importe quoi pour ne pas t’effondrer, Anna ?
Je me rappelle mon aventure de saut en parachute. Je riais de manière hystérique dans l’avion en
sortant toutes sortes d’inepties, pour le plus grand malheur de mes compagnons de vol… J’avais
tellement la trouille que j’avais fini par pleurer de rire et hurler au moment de sauter…
– Oui, ça m’est déjà arrivé, réponds-je.
– Eh bien, ça n’est ni plus ni moins ce que tu as entendu hier au téléphone : un pétage de plomb
dans les règles. J’avais besoin de plaisanter et rigoler nerveusement pour ne pas m’arracher les
cheveux. On n’a pas dormi. Il était hors de question de laisser tomber… On a fini par trouver une
solution, tôt ce matin. On a pris quelques heures de sommeil sur les canapés de la salle de réunion.
Je suis presque soulagée de ne pas avoir Dayton en face de moi, tant la honte me dévore. Je le
crois, mais pourquoi faut-il que j’en arrive là pour le croire ? Pourquoi ne l’ai-je pas rappelé dans la
foulée pour lui demander qu’il me dise ça ?
– Je suis désolée, Dayton, dis-je. J’ai honte même… Je suis contente que vous vous en soyez sortis.
Je ne suis pas fière de moi, mais, comprends-moi, tu passes tellement de temps avec cette femme ;
toutes ces soirées où tu bosses avec elle… Et ça n’est pas n’importe quelle femme, non ?
Un silence suit, mais plus léger que les précédents.
– Comment ça, Anna ? Je ne comprends pas, s’étonne Dayton.
– Dayton, si Ruby décide de changer de carrière, n’importe quelle agence de mannequins
l’embauche sur le champ. Elle n’est pas seulement outrageusement belle, elle est intelligente, vive,
souriante, sexy…
– C’est tout, Anna ? m’interrompt Dayton.
– Non, je ne connais pas un homme qui lui résisterait, voilà ! conclus-je en me mordant les lèvres.
Merde, ça fait du bien d’avouer que je suis jalouse !
Dayton éclate de rire, et cela me décontenance complètement. Je me suis tirée sans prévenir, je
suis à 4 000 kilomètres de notre « chez-nous », je viens de lui faire une scène stupide, doublée d’une
crise de jalousie encore plus idiote, et lui… lui… il se marre !
J’hallucine !
– Tu te fiches de moi, Dayton, c’est ça ? demandé-je, piquée au vif.
Il est encore hilare quand il me répond :
– Oh ! Excuse-moi, Anna, mais je crois que je disjoncte. Je suis juste épuisé, répond-il. Et, oui, je
me moque un peu, c’est vrai. Je crois que tu n’as rien à craindre de Ruby, du moins pas de la façon
que tu le penses…
– Ça veut dire quoi ? demandé-je, complètement déstabilisée par sa réaction.
Comment peut-il prendre tout cela aussi légèrement ? La fatigue n’explique pas tout !
– Ruby aime les femmes ! Pas pour se sortir d’un mauvais pas, comme toi avec ton don Juan de
Brad Travies, non, elle les aime vraiment, et que les femmes ! D’ailleurs, d’après elle, tu es plutôt à
son goût, Anna. C’est moi qui devrais être jaloux, si je me rappelle bien la façon dont elle t’a
reluquée pendant tout le repas de Thanksgiving !
Il continue de pouffer. Je sens l’épuisement dans sa voix rauque. Son timbre chaud réveille en moi
le souvenir de son beau sourire et de ses yeux plissés par la joie. Je retrouve même son odeur. J’ai
envie d’être avec lui. Pourquoi suis-je aussi loin ?
Quelle idiote !
2. Coney Island, baby

Cet interlude – qui serait presque humoristique si je ne me sentais pas aussi ridicule – nous
permet de poursuivre la discussion sur un mode moins tendu, plus amoureux.
– Anna… dit-il enfin d’une voix tendre qui me donne le frisson. Pourquoi ne me parles-tu plus
comme avant ? Pourquoi ne me dis-tu pas tout de suite ce qui te tracasse quand ça commence à te
perturber ?
Ces questions sonnent juste. Moi-même, je me les suis posées à plusieurs reprises ces derniers
temps.
– Tu te souviens, poursuit-il du même ton intime dénué de tout reproche, à Paris quand on s’est
rencontrés ? Si ça n’allait pas, tu étais cash, tu disais ce qui te déplaisait. Depuis que tu es aux
États-Unis, qu’on a réellement commencé notre histoire, j’ai l’impression que tu caches ce qui ne va
pas, que tu hésites à m’en parler. Où est passé cette Anna qui râlait en pleine rue quand je la
traînais derrière moi et qui refusait que je monte chez elle ?
Je reste un long moment sans répondre. Je remonte le temps à la recherche de ce qui a pu
provoquer ce changement de comportement chez moi. Est-ce depuis que je sais ce qu’il est
vraiment, à savoir pas seulement « Mr Rock » mais « Mr Business » ? Est-ce que sa vie
m’impressionne au point que je mets de côté ce que je ressens sans oser l’exprimer ?
– Tu as une vie déjà hors du commun, Dayton, finis-je par avouer. J’ai parfois l’impression de ne
pas y trouver ma place. À côté de tout ce que nous avons vécu depuis notre rencontre, tes parents
naturels, l’histoire de Jeff, sans compter que tu es passé tout près de la mort, mes soucis et mes
angoisses ne me paraissent pas légitimes.
– Mais je veux que tu restes cette Anna que j’ai rencontrée et qui me disait non. Je veux rester le
Dayton à qui tu résistais et à qui tu ne craignais pas de signifier ton désaccord. Je veux que tu me
parles, Anna. J’ai compris, quand tu as découvert qu’on t’avait caché l’existence et la mort de ton
frère, que c’était peut-être une tradition familiale de se taire et de cacher, mais je veux que tu la
brises avec moi.
Je suis très émue. Une boule obstrue ma gorge et m’empêche de répondre tout de suite. Dayton
pourrait être en colère contre moi, m’en vouloir d’être partie pour la seconde fois sans rien dire, de
lui avoir caché ma jalousie et mon obsession de Ruby Carmel, mais il n’en est rien.
Cet homme est exceptionnel et c’est pour ça que je l’aime… Et je l’aime tellement !
– J’ai conscience que ma vie n’est pas ordinaire, que ce n’est pas simple pour toi de me suivre,
continue Dayton, toujours de sa voix lasse mais tendre. Je ne peux pas t’en vouloir d’esquiver, mais
je veux que tu saches, Anna, rien de ce qui vient de toi n’est une charge ou un désagrément. Sans
toi aujourd’hui, ma vie n’aurait pas le même goût. Je ne peux pas me passer de toi.
Je m’agrippe à mon portable, le corps et le cœur chauds.
C’est la sensation qu’on décrit quand on est amoureuse, non ?
Je suis touchée par les mots de Dayton, comme s’il s’agissait d’une première déclaration d’amour,
mais je suis toujours sans voix.
– Je sais que tu comprends, dit-il encore. J’ai envie que ça marche entre nous, Anna. Tout
s’accumule et je n’en vois pas le bout. Ça fait beaucoup trop pour toi, pour nous. Je veux en finir
avec toutes ces histoires. Jeff a raison, je dois davantage faire confiance aux autres. Ruby pourra se
débrouiller un moment. J’aimerais retrouver mon père, mais ensuite je veux vivre pleinement mon
bonheur avec toi.
– Dayton, je ne veux pas que tu te précipites, réponds-je enfin. J’ai parfois l’impression que tu ne
passes pas une semaine sans prendre une décision capitale. Tu es fatigué, je le vois bien. Je suis
moi-même épuisée par mes sautes d’humeur et ma stupidité. Reparlons-en tranquillement. Ce qui
importe, là, c’est qu’on se retrouve, que je ne réfléchisse plus de travers. Je suis rassurée, tu peux
me croire… et j’espère que tu sais combien je tiens à toi… Je t’aime, Dayton.
À son tour de se taire quelques secondes.
– Je crois que je vais m’endormir avec ta voix, Anna. Demain, je viens te rejoindre, si tu es
d’accord… propose Dayton.
– Oui, oui, j’ai envie d’être avec toi, Dayton, dis-je, rassurée et tellement plus légère que quelques
heures plus tôt, mais laisse-moi deux ou trois jours pour me remettre de ces stupides journées
d’angoisse que je nous ai infligées depuis que je me suis monté la tête avec Ruby. J’ai le ventre noué,
je n’ai quasiment rien mangé depuis deux jours et…
– … tu as besoin d’être avec tes amis, m’interrompt-il.
– Non, ce n’est pas…
– Anna, tu as le droit d’avoir besoin de tes amis, d’avoir tes moments avec eux, dit-il en me
coupant une nouvelle fois. Quel homme amoureux serais-je donc si je t’en empêchais ? Si tu avais eu
tes amis près de toi ces derniers jours, nous n’en serions certainement pas là aujourd’hui.
– Tu veux dire que mes amis m’auraient raisonnée, c’est ça ? demandé-je avec une pointe
d’amusement.
– Tu aurais pu partager tes angoisses au moins ; voilà ce que je veux dire, répond-il, avant de
lâcher un petit rire. Mais, oui, tu as raison aussi, je suis sûr que Gauthier et Saskia t’auraient remis
les idées en place ! Profite d’eux, ma chérie. Prends ton temps et dis-moi quand tu voudras que je te
rejoigne. Après tout, mes amis me manquent aussi !
Avant de nous quitter, nous échangeons tous les mots d’amour qu’il est possible de prononcer en
un minimum de phrases. Cette fois, je coupe la communication.
Les joues rouges d’émotion, je rejoins mes amis dans le salon. Quand il me voit apparaître, le
visage enflammé et un sourire rêveur sur les lèvres, Gauthier s’attrape une nouvelle fois la tignasse
en s’exclamant : – J’en étais sûr !
***
Le lendemain est un nouveau jour, différent et plus léger. Après dix heures d’un sommeil de
plomb, une bonne douche revigorante et un brunch gargantuesque avec Saskia et Gauthier – Micha
et lui ont emménagé une semaine plus tôt dans leur propre logement à Manhattan –, j’ai
l’impression d’avoir imaginé le cauchemar obsessionnel de ces derniers jours. Enfin, il me reste
quelques séquelles malgré tout. Je me rue dans les toilettes pour rendre mon repas, à peine une
demi-heure après l’avoir ingurgité. Saskia est partie travailler à l’atelier et Gauthier me dévisage
d’un air soucieux quand je le rejoins dans le salon.
– Hum ! Tu me rappelles quelqu’un avec la tête que tu as, me dit-il.
Il veut dire la tête livide d’un zombie, c’est ça ?
– Un personnage de The Walking Dead peut-être ? demandé-je, encore un peu patraque.
– Non, plutôt ma sœur, répond-il.
– Sympa pour ta sœur alors, fais-je en rigolant à moitié.
– Au début de sa première grossesse, plus précisément, ajoute-t-il avec un petit sourire crispé.
Je m’immobilise et le fixe pendant que j’analyse son commentaire.
Mais je prends la pilule !
Je secoue la tête.
– Impossible, dis-je. C’est sûrement tout le stress accumulé et le fait que je viens de manger en
un repas trois fois plus que ces trois derniers jours. Ça s’appelle une indigestion.
– Très bien, docteur Claudel, me répond-il en se levant pour prendre congé. J’espère que ça ne va
pas te reprendre dans le métro. On y va ?
Nous partons tous les deux pour Manhattan ; moi pour rejoindre Claire dans les bureaux
d’Optiman et Gauthier, son poste d’administrateur de la compagnie où danse Micha.
Je passe en revue quelques profils intéressants d’illustrateurs avec ma rédactrice en chef, bloque
deux ou trois rendez-vous pour le lendemain afin de rencontrer les pigistes potentiels, puis file
retrouver Jeff chez lui pour poursuivre notre entretien sur la dépendance au jeu, ou plutôt sur le
traitement pour s’en sortir.
La vie semble normale, non ? Comme avant de quitter Brooklyn pour m’installer provisoirement à
San Francisco ?
En apparence, c’est le cas, mais à l’intérieur de moi, c’est un mélange extravagant d’euphorie
amoureuse liée à ma discussion de la veille avec Dayton, de manque de l’homme que j’aime et de
gros doute directement lié à la remarque de Gauthier concernant mon état.
Quel état ? Je prends la pilule !
Dans le trajet en métro du retour vers Brooklyn, je plonge ma main, puis ma tête dans ma grande
besace pour voir où j’en suis sur ma plaquette de pilules contraceptives. Apparemment, je n’en ai
pas oubliées… sauf si j’ai oublié de la prendre plusieurs fois sans m’en rendre compte. Je consulte
ensuite mon calendrier sur mon téléphone… et me rends compte que je n’ai pas noté la date de mes
règles les deux mois passés.
Ça va être simple…
Je repars donc trois mois en arrière en comptant sur mes doigts, en additionnant et en arrivant
au final avec une différence de trois jours par rapport à ma plaquette !
– Trois jours ! m’exclamé-je à voix haute et en français en pleine rame de métro.
Puis je replonge la tête dans mon sac pour éviter les regards amusés, tournés vers moi.
Merde de merde, mais trois jours de suite ? Trois jours sur trois mois ? Trois jours comment ?
Je suis capable de trouver mille raisons d’avoir oublié de prendre cette fichue pilule, ne serait-ce
que le jour où nous avons été kidnappées avec Saskia et ceux qui ont suivi. En même temps, ça ne
fait pas trois mois que Dayton et moi n’utilisons plus de préservatifs…
Je secoue la tête. Je n’ai jamais été bonne en maths et encore moins en probabilités. Tout ça, c’est
dans ma tête encore une fois, comme si j’avais besoin de me créer de nouvelles angoisses, une fois
que tout est rentré dans l’ordre…
Prise dans mes réflexions arithmétiques, je manque quand même de laisser passer ma station et
je rigole toute seule de ma distraction en bondissant sur le quai. Je rigole aussi parce que, bêtement,
je suis amoureuse…
***
Dayton n’est pas avec moi, mais il est là. Nous nous parlons plusieurs fois par jour pour nous dire
tous ces petits riens qui font une histoire amoureuse. Il lit aussi mon blog et rattrape le retard que je
lui reprochais en silence. Il poste des commentaires aux sous-entendus tendres et osés que moi
seule peux comprendre… J’aime beaucoup celui sur mon article de la femme au foyer améliorée : «
Je veux te traiter comme une princesse. Ma princesse ! ».
Le soir, je sors avec ma bande. Nous retrouvons avec joie la fantaisie et la légèreté de nos sorties
parisiennes. Nous plaisantons, pouffons comme des gosses et refaisons le monde qui ne nous a pas
attendus, bien heureusement ! Micha et Gauthier nous font découvrir des bars à l’ambiance
survoltée où tous les hommes sont beaux à s’en rouler par terre.
– Mais pas pour nous ! nous esclaffons-nous avec Saskia.
N’empêche qu’aucun n’est aussi beau que mon homme…
***
Trois jours après mon retour à New York, Saskia me convie enfin à admirer son travail dans son
atelier.
– Tu comprends, maintenant que c’est abouti, dit-elle comme pour s’excuser d’avoir refusé que je
voie ces toiles avant. Avant, j’aurais eu peur d’être touchée par tes commentaires.
– Mais tu les as montrées à Summer, fais-je remarquer pour la taquiner, et à Jeff aussi.
– Jeff est le modèle, difficile de lui cacher mon travail, et Summer est une fan ! me répond-elle
avec un sourire malicieux.
– Mais moi aussi, je suis fan de ce que tu fais, Saskia, réponds-je avec un sourire sincère qui dit
tout ce que j’éprouve pour mon amie.
Les toiles sont magnifiques. Les portraits de Jeff, nu ou habillé, sont assez perturbants ; ils ne
laisseront pas insensibles. On a du mal à croire que c’est le même homme qui a posé pour tous ces
tableaux, mais je comprends ce que Saskia a voulu exprimer au travers de ces coups de pinceaux,
ces taches et coulures d’huiles colorées. Les apparences sont souvent trompeuses et l’être humain
est un véritable caméléon.
– Je crois que… commencé-je sans trouver les mots. C’est juste…
Saskia, qui me dévisageait un peu tendue, éclate soudain de rire.
– J’espère que les critiques d’art vont avoir plus de vocabulaire, Twinkle, parce que c’est assez
flou, ça, comme commentaire…
Je lui souris.
– Si je te dis que c’est beau, tu vas penser que je suis stupide, non ? rétorqué-je.
– Pas venant de toi, me répond-elle en passant le bras autour de mes épaules pour faire face à un
tableau grand format de plus de 2 mètres de haut. Je penserais plutôt que ça t’a coupé la chique, et
c’est plutôt bon signe !
Je réponds à son accolade.
– Je suis contente d’être là avec toi, dis-je subitement, comme si je mettais un point d’honneur à
dire dorénavant toutes les émotions qui me traversent.
– Moi aussi, Anna, me répond-elle, même si je sais que tu risques de repartir.
Je rentre ensuite à l’appartement de Brooklyn, en faisant une petite halte au supermarché pour
remplir le garde-manger, et c’est les bras encombrés de sacs que je pousse la porte de
l’appartement une heure plus tard.
Évidemment l’obèse chat anglais est toujours dans mes pattes quand il ne faut pas !
– Churchill, pousse-toi donc, mon gros ! Tu ne vois pas que je galère, là ! lui dis-je légèrement
exaspérée.
Churchill émet des miaulements au volume quasi insupportable.
Churchill ? Mais, il n’est pas là !
– Sympas les retrouvailles avec ton compagnon à poils, me lance Dayton depuis le fauteuil du
salon.
Je me fige dans l’entrée. Un sourire radieux naît aussitôt sur mes lèvres, mes yeux pétillent et les
mots me manquent.
Dayton se lève pour s’avancer vers moi. Il me prend les sacs de provision des bras et va les poser
sur le comptoir de la cuisine. Je suis toujours au même endroit, à observer le moindre de ses
mouvements. Il est en tenue décontractée, pull en V vert bouteille, jean en toile enduite marron et
boots à lacets. Mon regard suit ses courbes, détaille son visage quand il me sourit. Ses yeux
étincellent quand il revient vers moi.
L’un en face de l’autre, nous nous dévisageons en silence. Un silence très… sensuel. J’ai toujours
l’impression de le voir pour la première fois. Son physique me subjugue.
– Tu m’as manqué, Anna, me dit-il, avant de porter ses mains à mon visage pour l’attirer vers ses
lèvres.
Mmm ! Comme c’est bon…
J’en ferme les yeux de plaisir et m’abandonne à la caresse de ses baisers.
– On va ranger tes victuailles et on file, me dit-il après que nous nous sommes longuement
embrassés. J’ai une surprise pour toi !
***
Il a garé sa Lightning non loin de l’appartement afin que je ne me doute pas de sa présence en
rentrant.
– Mais comment es-tu entré dans l’appart ? demandé-je, une main posée sur son genou pendant
qu’il conduit.
Il a un petit sourire malicieux et me jette un regard amusé.
– J’ai un complice, répond-il.
– Jeff ? demandé-je.
– En effet, et comme Saskia et toi êtes deux jeunes femmes aussi fantaisistes que distraites, il lui
a été facile de lui subtiliser la clé pour en faire un double. Je l’ai laissé chez toi, bien sûr. Pas
question que je puisse aller et venir comme bon me semble dans votre antre ! se croit-il obligé
d’ajouter.
Depuis que j’ai découvert Dayton dans le salon, je ne me suis pas départie de ce sourire béat de
femme éperdument amoureuse.
– Vous avez l’air bien contente de me revoir, Mlle Claudel, me dit-il dans son français hyper sexy.
J’étire encore plus mon sourire, au risque de traumatiser mes muscles zygomatiques.
– Mister Reeves, je pense que « contente » est un mot un peu faible, réponds-je, en français moi
aussi.
Il pose la main sur la mienne.
– Cette fois, c’est vrai, tu es heureuse alors ? me demande-t-il d’une voix douce en évoquant cette
nuit à San Francisco où je lui avais affirmé l’être, alors que j’étais pétrie d’angoisses.
– Là, en cette seconde, je ne pourrais l’être plus, Dayton.
Une histoire amoureuse est ainsi faite, de paragraphes qui se suivent avec plus ou moins de
cohérence, alternant passion et distance, incompréhension et fusion. Il suffit simplement que
j’intègre cette idée pour ne pas nous faire subir le chaos de mes émotions. Qui pourrait croire qu’il y
a quatre jours, j’étais persuadée que Dayton me trompait ? Moi-même, j’ai bien du mal…
Je suis surprise de voir que la voiture s’enfonce plus loin dans Brooklyn sans chercher à rejoindre
Manhattan, comme je l’aurais pensé. Nous nous engageons sur Ocean Parkway.
– Une balade romantique serait-elle au programme ? demandé-je en devinant que nous filons vers
la mer.
Il me jette un regard tendre, assorti d’un superbe sourire.
Un rien rend cet homme craquant… J’en suis folle !
– Hum ! Quelque chose de ce genre peut-être… répond-il avec mystère.
En fait, non, ça n’approche ni de près ni de loin ce que je pouvais imaginer ! La promenade de
Coney Island est presque déserte à cette heure et à cette époque de l’année. En tout cas, rien à voir
avec l’affluence des journées chaudes.
Je me blottis contre Dayton, son bras autour de mes épaules, et nous déambulons, amoureux et
calmes, le regard tourné vers l’océan.
– C’est magique, murmuré-je, la joue contre le torse de mon amoureux. Je n’ai même pas eu le
temps de venir ici depuis que je suis arrivée à New York… C’est un endroit mythique. J’ai plein de
souvenirs de films avec cette plage : Angel Heart quand Mickey Rourke arbore ce ridicule protège-
soleil sur le nez, Little Fugitive et ses bruits de fête foraine… C’est comme dans un rêve. Je suis
contente d’y venir pour la première fois avec toi… Je suis sûre que tu savais que ça me toucherait.
Ça aussi, c’est magique !
Dayton me serre plus fort contre lui et dépose un baiser sur mes cheveux, tandis que mes yeux se
remplissent du coucher de soleil sur la plage, l’ombre des attractions de Luna Park se découpant sur
le ciel incendié.
Dayton se met à fredonner avec à-propos tout contre moi :
– I am just a gift to the women of this world » (Je suis un cadeau pour les femmes de ce monde.).
– Pas toutes j’espère ! m’exclamé-je. C’est de toi ?
– Non, de Lou Reed sur son album Coney Island. Impossible de ne pas fredonner ça dans un tel
moment, me répond Dayton avec une moue taquine.
Puis il me prend la main et m’entraîne vers les lumières du parc d’attraction.
– Viens ! me lance-t-il avec un grand sourire de gamin. C’est fou, d’habitude, le parc est fermé à
cette époque de l’année. Il doit se passer quelque chose !
En effet, il se passe quelque chose ! Le parc est entièrement illuminé, la musique de fête foraine
résonne dans le soir, mais il n’y a pas un seul client en vue.
– C’est bizarre, non ? fais-je alors que nous approchons désormais au pas de l’entrée.
– Mmm… le parc a dû être réservé pour la soirée, suppose-t-il.
Dayton accélère de nouveau l’allure pour passer l’entrée. Des curieux, intrigués également par
l’animation inaccoutumée, cherchent des yeux vers l’intérieur. Sans doute dans l’espoir d’apercevoir
une célébrité qui se serait offert le parc pour un moment de folie.
Je freine un peu Dayton en tirant sur son bras, embarrassée de me retrouver là où il ne faut pas
et craignant d’avoir à nous expliquer, quand je lève les yeux vers le panneau lumineux qui nous
domine sur lequel est écrit : « Welcome to Twinkle »
Quoi ? ! C’est une plaisanterie ?
Dayton passe les guichets derrière lesquels nous attend une sorte de haie d’honneur constituée
de clowns et autres personnages qu’on dirait tout droit sortis d’une fête foraine de cinéma. Tout le
monde crie : « Welcome to Twinkle ! ».
– Vous pouvez l’appeler Anna ! leur lance Dayton qui ne cache plus sa joie devant ma tête ahurie.
Je suis toujours mon homme, ma main dans la sienne, tandis qu’il s’élance entre les attractions et
les stands de jeu. Quand, enfin, il s’arrête, je lève des yeux écarquillés vers lui.
– Tu as réservé le parc pour nous ? demandé-je, incrédule.
– Pour toi ! répond-il d’une voix tonitruante. Je veux que tu t’amuses ! Je veux qu’on se détende et
qu’on ne pense plus à rien, comme des gamins !
Et c’est ce que nous faisons, enchaînant les attractions, en courant entre chaque manège avec
des cris surexcités et en nous volant des baisers passionnés. Nous nous arrêtons parfois à un stand
de friandises ou nous dévorons un hot dog, avant de reprendre le fil de notre soirée de
divertissement.
Au bout de deux heures, la tête me tourne et je ne sais si c’est le bonheur qui m’étourdit ou bien
tous ces tours de manège.
– Être heureux est épuisant ! dis-je en me lovant contre Dayton, alors que nous marchons
lentement vers la sortie du parc.
– La soirée n’est pas finie, ma chérie, me murmure-t-il.
Il me dit encore autre chose que je n’entends pas, car, non loin de là, un hélico vient d’atterrir sur
le sable. Sans un mot, juste un regard étincelant et amoureux, Dayton me conduit lentement vers la
plage.
J’ouvre la bouche de surprise, mais c’est bien plus que de la surprise. Tout cela est tellement
énorme que je me demande si je ne suis pas en train de rêver.
– Chut ! me dit Dayton. Ne dis rien. Ne dis surtout pas que c’est trop. Ce ne sera jamais assez,
Anna. Je veux vivre avec toi, tu comprends ? Rien ne sera jamais assez beau pour toi ; tu
transformes ma vie.
Je n’arrive pas à détacher mon regard des lèvres de Dayton qui prononcent ces paroles. Mes
jambes tremblent. Non, je ne rêve pas.
Nous avançons courbés jusqu’à l’appareil posé sur le sable. Dayton m’aide encore une fois à
m’installer dans l’habitacle. Je me laisse faire. Je suis comme dans du coton.
Dans de la barbe à papa…
J’entends la voix du pilote dans le casque.
– Montauk, M. Reeves ?
– Oui, Montauk, répond Dayton.
C’est donc là que nous allons.
Pendant le vol d’une heure qui suit, Dayton ne me quitte pas des yeux. Son regard bleu acier est
lourd de désir. Ce simple contact visuel réchauffe tout mon corps, et je me demande comment le
pilote peut survivre à cette charge sensuelle qui émane de nous.
La soirée n’est pas finie, je veux bien le croire…
À Montauk, nous remontons à pied depuis la plage où l’hélico s’est posé jusqu’à une grande
demeure donnant sur l’océan. Au bout de la promenade en bois, une femme d’un certain âge nous
attend.
– M. et Mme Reeves, je suis ravie de vous accueillir chez nous. Je vais vous conduire à votre
chambre.
Nous la suivons en silence et, pendant tout ce temps, le regard de Dayton est toujours fixé sur
moi.
Mme Reeves ?
Je n’en reviens toujours pas. Entendre cette femme me parler en me nommant ainsi me
bouleverse complètement. La gorge nouée, je me demande même si je ne vais pas pleurer, tant je
suis émue.
Nous montons à l’étage de cette vaste et élégante demeure et notre hôtesse pousse une haute
double-porte donnant sur une suite romantique, aux fenêtres surplombant l’océan.
– Je vous souhaite une bonne nuit, dit-elle avant de s’effacer.
J’avance d’un pas chancelant à l’intérieur de la pièce.
C’est comme un décor de cinéma, sauf que c’est vrai ! Je suis là, avec l’homme que j’aime…
J’entends la porte se fermer derrière moi, puis Dayton se rapprocher, se coller contre mon corps.
Il pose ses mains sur mon ventre et les remonte doucement pour déboutonner mon manteau.
– Laissez-moi m’occuper de vous, Mme Reeves, me chuchote-t-il à l’oreille. Laissez-moi vous
chérir.
Mmm ! Je devine de quelle manière il compte procéder…
Je me laisse aller contre le corps de Dayton, entre ses bras puissants, et regarde ses mains
défaire les boutons de mon manteau. Je respire calmement ; je lui fais confiance. Pendant qu’il me
dévêt, sa bouche se pose tout contre mon oreille et il se met à m’en mordiller le lobe tout en me
susurrant des mots doux : « Ma chérie, mon amour, j’ai envie de toi. ». Je ferme les yeux et me laisse
submerger par ses paroles amoureuses, ses gestes attentionnés et tendres, même si je sens qu’il
contient son excitation.
Après tout, ça fait plusieurs heures que nous jouons avec notre désir…
Il s’écarte un peu de moi pour m’ôter mon manteau, qu’il dépose sur une chaise voisine, puis il
me prend la main, doucement, sans un mot, et me conduit vers un fauteuil dans lequel il m’installe.
– Ne fais rien, je m’occupe de tout, dit-il avant de disparaître dans la salle de bains adjacente à la
chambre.
J’entends l’eau couler et, quelques secondes plus tard, je perçois les doux effluves d’un bain.
Dayton revient dans la chambre et s’agenouille devant le fauteuil. Il a ôté ses chaussures dans la
salle de bains et est désormais pieds nus. Mon regard s’attarde sur cette partie de peau nue qui
m’en fait désirer davantage.
– Un bain chaud te fera du bien, me dit-il d’une voix sourde.
Je devine qu’il lui est difficile de prendre son temps. Mais, retenir son désir est un jeu qui le
décuple, non ? Tous ses gestes sont mesurés et attentionnés, mais je sens malgré tout, à la
crispation de ses doigts, qu’il aurait plutôt envie de m’arracher tous mes vêtements pour me
prendre sauvagement.
Je ne serais pas contre, non plus…
Cette pensée éveille en moi le souvenir de nombreuses étreintes urgentes, de caresses
empressées et outrageusement érotiques, d’orgasmes fulgurants.
Je ferme encore une fois les yeux pour visionner, dans mon cinéma privé, toutes ces images de
nos corps dans le plaisir. Entre mes cuisses, je sens mon sexe brûler et, malgré le sentiment de
sérénité qui m’habite, ma respiration s’emballe.
Dayton le remarque aussitôt.
– Ça va ? me demande-t-il alors qu’il a fini de délacer mes bottines et me les enlève.
J’ouvre les yeux pour lui adresser un regard vague et rêveur. Je hoche la tête.
Il fait rouler mes chaussettes puis, toujours à genoux, déboutonne mon jean. Je me soulève un
peu sur le fauteuil pour lui permettre de le faire descendre au bas de mes jambes. Puis, nous nous
levons tous les deux. J’ai encore sur moi un pull ample, qu’il fait passer par-dessus ma tête. En sous-
vêtements, je le suis, ma main dans la sienne, alors qu’il m’emmène vers la salle de bains.
L’atmosphère de la pièce est embrumée par la vapeur. Dayton tourne autour de moi comme un
serviteur affairé. Le silence que nous respectons donne à la scène des airs de rituel.
Je me sens comme une déesse qu’on adore…
Il détache mon soutien-gorge et fait glisser ma culotte au bas de mes jambes, toujours sans
vraiment me toucher, mais en effleurements sensuels et magnétiques. Il me désire et il n’a pas
besoin de caresses urgentes pour que je le perçoive. En fait, il est même visible car la toile de son
jean ne peut cacher son érection imposante. Je baisse les yeux sur la bosse formée par son sexe
bandé sous le tissu et la frôle du bout des doigts. Bien que ce contact soit presque aérien, Dayton
retient son souffle, et je vois son ventre se tendre au-dessus de la ceinture.
Moi aussi, je me retiens. Moi aussi, je contiens ma faim de lui, mon envie de tomber à genoux
devant mon homme et de le prendre dans ma bouche, de l’adorer à ma façon. Le fait que je sois nue
devant lui, encore entièrement habillé, est terriblement troublant.
Il prend ma main pour m’aider à entrer dans la baignoire ronde, impressionnante, qui trône au
milieu de la salle de bains aux dimensions non moins grandioses.
Sans aucun doute, on peut y tenir à deux…
La chaleur de mon corps excité se fond à celle de l’eau parfumée du bain. J’appuie ma tête contre
le coussin imbriqué dans le bord de la baignoire, et la mousse se referme sur mon corps. Je regarde
Dayton debout, près de moi.
Déshabille-toi, s’il te plaît…
Je ne l’ai pas dit. C’est comme si nous n’avions plus besoin de mots pour exprimer ce que nous
attendons de l’autre lorsque nous faisons l’amour ou que nous jouons dans ces préliminaires qui
nous font perdre la tête.
Nous échangeons un long regard sensuel tandis que, lentement, Dayton se dévêt devant moi. Je
prends le temps de détailler son corps superbe. Ses muscles jouent sous la peau alors qu’il soulève
les bras pour se débarrasser de son pull, puis de son tee-shirt. J’ai des fourmis dans les mains,
l’envie de le toucher quand son torse sculpté est enfin dénudé. Ses épaules puissantes, son ventre
où court un mince sillon duveteux, ses abdos finement taillés, tout cela appelle mes lèvres.
Ma bouche connaît le goût de sa peau.
Puis il déboutonne son pantalon et le baisse avec son boxer-short dans un même mouvement. Il
ne s’agit pas d’un strip-tease étudié avec regard aguicheur à l’appui. Non, il est question de prendre
son temps, de retenir ces gestes avec une gravité qui parle d’un désir difficile à contenir. Il est
question de se regarder et de savourer le corps de l’autre avec les yeux, et je ne m’en prive pas…
Je suis amoureuse de cet homme et trouve belle chacune des parties de son corps ; jusqu’à son
sexe, que je peux admirer sans aucune gêne, au même titre que son visage. Long et élancé, à la
courbe gracieuse, la vue de son membre ravive en moi le souvenir de sa force quand il me pénètre,
la manière incontestable qu’il a de me remplir, de me faire gravir lentement et puissamment tous les
degrés du plaisir.
J’entrouvre les lèvres, le regard comme drogué par la vision de son érection, tandis que Dayton
m’observe avec calme. Il s’agenouille sur la marche qui borde la baignoire.
– Laisse-toi aller, Anna, me chuchote-t-il en passant le bras par-dessus le rebord.
Je rejette la tête en arrière sur le coussin et clos les paupières. Sa main, sous la mousse et dans
l’eau, provoque des courants chauds et soyeux qui caressent ma peau. Elle suit les contours de mon
corps, survole mes seins et effleure l’intérieur de mes cuisses. Puis sa main se rapproche et rentre
vraiment en contact avec ma peau. Ce sont tout d’abord mes seins qu’elle englobe voluptueusement
de la paume, avant que les doigts ne se referment sur la pointe.
Je laisse échapper un petit cri et me cambre dans la baignoire, faisant émerger mes seins de la
mousse. Dayton penche alors tout son buste au-dessus de l’eau pour couvrir un mamelon de sa
bouche. Il tète et suçote la pointe de mon sein en l’étirant entre ses lèvres, en la mordillant de ses
dents. Puis il passe à l’autre sein, une fois que le premier est aiguisé et durci par ses caresses.
Mon petit cri se transforme en gémissement alangui. La bouche entrouverte, je respire
profondément, puis bloque mon souffle quand la caresse de ses lèvres se fait plus resserrée autour
de mon mamelon.
Lorsque Dayton pointe la langue pour la passer sur mon sein et en taquiner l’extrémité, je creuse
davantage les reins et ouvre les cuisses dans l’eau chaude. La main de Dayton se faufile alors
aussitôt vers mon sexe, qu’il couvre de sa paume. J’ouvre d’un coup les paupières et découvre qu’il
me dévisage. Son regard est de l’acier étincelant du désir et ses lèvres effilées s’étirent en un
sourire d’extase.
– Tu es belle, Anna, murmure-t-il, la gorge nouée. Rien que te regarder réagir au plaisir
m’excite…
Ma main surgit de la mousse pour se saisir de son membre tendu, qu’elle entoure tendrement. Au
moment où mon emprise se referme autour de son sexe, les doigts de Dayton écartent les lèvres du
mien comme on effeuille une fleur. J’aime sentir les doigts de Dayton jouer avec virtuosité en moi. Il
les fait danser sur mon clitoris tout en effleurant l’entrée de mon sexe, s’y immisçant de temps à
autre et réveillant en moi la faim de plus… de son sexe que je commence à caresser à mon tour.
Il étouffe un gémissement rauque quand ma main se fait plus agile et rapide sur la longueur de
son membre. Je me redresse avec l’envie de goûter son sexe.
– Je veux m’occuper de toi, Anna, me dit-il comme pour me réfréner. Je veux te donner du plaisir
sans que tu n’aies rien à faire.
– Mais j’ai du plaisir à te prendre dans ma bouche, bafouillé-je, le souffle court. J’en ai envie.
Sans m’écouter, il se relève et s’écarte de ma main et de mes lèvres affamées. Ses doigts
délaissent mon corps à peine une seconde, car aussitôt après, il pénètre dans la baignoire. Ses
mains s’emparent doucement de mon corps pour me diriger et me faire changer de position.
J’appuie mes coudes sur le rebord de la baignoire pendant que Dayton étale la mousse sur mon dos
en descendant progressivement vers mes fesses. Sa main se double de la caresse parfumée des
bulles sur ma peau. C’est comme si je découvrais pour la première fois les courbes voluptueuses de
mon corps sous sa main. Il effleure mes épaules et ma nuque. Ses doigts suivent le sillon de ma
colonne vertébrale jusqu’à la raie de mes fesses, qu’il écarte pour accéder, plus bas, à ma vulve
gonflée.
– Tu glisses, Anna, lâche-t-il d’une voix rauque. Tu glisses et tu brilles comme un bijou.
Ses doigts rassemblés parcourent les lèvres de mon sexe, avant de les ouvrir et de plonger en
moi. Je rejette la tête en arrière, et un cri enroué m’échappe. Je creuse encore plus les reins,
tendant les fesses et mon sexe vers le corps et les mains de mon amant.
– On dirait une créature féérique comme ça, dit-il en tentant de garder son désir à distance.
Je sais que les mots ne servent pas toujours à attiser la faim de l’autre. Ils permettent parfois de
s’apaiser, le temps de les prononcer.
Il pose le bout de son membre contre mon sexe. J’ouvre les lèvres dans une expression pleine
d’attente, puis ses mains courent jusqu’à mes seins qui pèsent dans la mousse. Elles me trouvent
parmi les bulles parfumées et reprennent leurs pincements sur mes pointes, tandis que Dayton
enfonce lentement son membre en moi.
– Je vais te faire l’amour longtemps, me dit-il d’une voix désormais plus sûre. Je veux te faire jouir
plusieurs fois, ma chérie.
Il glisse et coulisse en moi avec délice. De toute sa longueur, avec une lenteur exquise. Chaque
fois que son sexe m’emplit complètement, son ventre collé à mes fesses, il fait tanguer ses reins
pour m’ouvrir plus encore. Je m’abandonne complètement au rythme lent et sûr de ses invasions,
cambrée à l’extrême, la nuque rejetée en arrière, vers l’homme que j’aime et qui sait si bien me
donner de plaisir.
Ses doigts quittent mes seins pour revenir taquiner mon clitoris, sur lequel ils se mettent à
tourner avec régularité, jouant à quelques millimètres de son érection qui me possède. Puis, enfoncé
complètement en moi, Dayton se met à me caresser avec plus de frénésie, tout en forçant
doucement plus loin en moi.
Ça monte, je le sens. Mon corps se met à trembler.
– Tu vas jouir, Anna. Je le sens, murmure-t-il.
Il ne cesse de me caresser avec urgence, son sexe à présent quasi immobile en moi, mais si
profondément enfoncé que son ventre pousse littéralement contre mes fesses.
Je me mets à gémir en me mordant la lèvre pour ne pas crier, tant l’orgasme dure. Les yeux
fermés, les lèvres ouvertes sur ce cri silencieux, tout le haut de mon corps se raidit en même temps
que mon ventre explose et s’épanouit. Dayton commence alors un va-et-vient en moi avec vigueur,
fort et loin. Ma jouissance augmente encore. Je ne pensais pas qu’il était possible de jouir aussi
longtemps.
Je finis par crier sous l’effet d’un second et puissant orgasme qui me fait perdre appui sur le
rebord de la baignoire. Je m’effondre un instant, avant que les mains de Dayton me redressent et me
réinstallent plus confortablement. Puis, il continue à me prendre langoureusement.
– Comme c’est bon, Anna, dit-il alors que ses mains se posent à présent sur ma taille.
J’essaie de reprendre mes esprits alors qu’une nouvelle vague de plaisir se soulève dans mon
ventre. Je gémis à nouveau ; cela ressemble à un chant essoufflé et surpris. Dayton accélère d’un
coup ses poussées en moi et me pilonne avec ardeur. J’écarquille les yeux, j’ai la bouche sèche.
Je jouis encore, et tout mon ventre se crispe cette fois. J’arrondis mon dos. Mon sexe se resserre
violemment autour du membre de Dayton qui s’immobilise aussitôt. Je sens ses cuisses se contracter
contre l’arrière des miennes. De ma main, je cherche à tâtons, vers l’arrière, son ventre tendu.
– Attends, Dayton, je n’en peux plus, haleté-je. Je vais devenir cinglée.
Il se retire alors doucement et me retourne pour m’allonger à nouveau dans la baignoire. Mon
corps est tout endolori de ces orgasmes successifs.
– Je vais te laver, ma chérie, chuchote-t-il en faisant mousser le savon entre ses mains.
Puis il enduit et caresse la moindre parcelle de mon corps, prenant soin que ses attentions soient
plus légères sur les parties encore très sensibles de mon intimité. Je retrouve peu à peu une
respiration plus calme et régulière. Je me délasse sous ses mains délicieuses et assurées qui
parcourent ma peau.
Dayton sort de la baignoire, et je ne peux que constater que son érection n’a pas faibli. Il n’a pas
joui. Il compte sans doute tenir sa promesse et me faire accéder plusieurs fois au plaisir – ce qui est
déjà le cas –, avant de se permettre de jouir à son tour.
Il se sèche avec application, avant de revenir vers la baignoire en me présentant un peignoir
ouvert en tissu éponge moelleux. Je me lève en vacillant pour sortir. Mes jambes sont en coton et
une grande lassitude s’empare de moi. J’ai l’impression de peser des tonnes.
Il referme le vêtement confortable autour de moi, après m’avoir doucement tamponné la peau. Je
me laisse faire ; je suis comme une poupée de chiffons.
– Je n’ai pas fini de m’occuper de toi, me dit-il alors d’une voix rauque.
Même s’il m’a déjà contentée à plusieurs reprises, mon corps se réveille à ce que ses mots
prédisent.
Dans la chambre, il m’allonge sur le vaste lit et ses draps de lin grège, posant ma tête sur un
oreiller. Il me débarrasse du peignoir, et je repose nue et souple devant lui, toujours excité. Je me
sens vulnérable et engourdie.
Il peut faire ce qu’il veut de moi… et c’est exactement ce que je veux…
Il monte alors sur le lit et s’agenouille entre mes jambes, après les avoir écartées. Puis, il se
penche vers mon ventre et soulève mes cuisses par en dessous, afin que mes genoux soient
suffisamment relevés pour qu’il puisse passer ses épaules puissantes.
Oh ! Ce n’est pas fini…
Ses mains se faufilent sous mes cuisses pour réapparaître sur mon pubis.
– Détends-toi, ma chérie, chuchote-t-il avant d’ouvrir ma vulve de ses doigts.
Je ne sais vraiment pas si mon corps sera capable de supporter d’autres orgasmes, mais lorsque
la pointe de sa langue se faufile entre mes lèvres et se met à laper mon sexe, mon ventre s’ouvre
une nouvelle fois au plaisir sans rechigner.
Je vais mourir de plaisir…
Il me lèche longtemps, écartant mon sexe et alternant longs coups de langue et succions de mon
clitoris. Je me contorsionne doucement tandis qu’il me dévore. Je soupire et je geins, mes mains
dans les cheveux de Dayton, qui s’applique à m’emporter une nouvelle fois au septième ciel. Il me
maintient fermement tout le ventre, coinçant mes cuisses entre ses bras, et je ne peux que me
redresser par moments quand je sens que je frôle l’orgasme, les yeux écarquillés sur le spectacle de
Dayton qui aspire toute ma vulve.
Je suis désormais assise, en appui sur mes mains crispées. Je ne respire pas, je halète comme une
folle, les cheveux collés aux tempes. Il lui suffit alors de me pénétrer de sa langue pour que je relève
les cuisses pour jouir une nouvelle fois avec force, hurlant presque, sans plus me soucier désormais
qu’on m’entende.
Mes pointes de seins sont tellement dures que, pour m’apaiser, Dayton relève le visage et se met
à les sucer tendrement.
– Dayton, Dayton, balbutié-je, incapable de dire quoi que ce soit d’autre.
Je désire qu’il arrête parce que je vais perdre les pédales. Je désire qu’il continue parce que je
sens un nouvel orgasme venir et que j’ai envie qu’il me prenne.
Il s’assied alors sur le lit et m’attire contre son ventre, me soulève les fesses et s’enfonce aussitôt
en moi. Son sexe me paraît encore plus dur et plus gros. Il me pénètre d’un coup et j’en perds
presque le souffle.
– Encore, Anna, dit-il avec fermeté. J’aime te voir jouir. Jouis encore !
Je crois que c’est le plaisir accumulé qui me remplit d’une force que je ne me serais pas imaginée
avoir, parce que j’ai encore envie de lui, encore envie qu’il me prenne. Toujours en appui sur mes
mains, je me rehausse pour qu’il s’engage plus loin en moi et qu’il puisse donner toute l’amplitude
possible à ses pénétrations. Les mains rivées à ma taille, c’est ce qu’il fait, son regard fou fixé sur
mes seins, sur mon visage transformé par l’excitation et, plus bas, sur son sexe qui coulisse en moi.
– Encore, Anna, répète-t-il d’une voix rauque. Je veux encore te voir jouir.
Je réponds à cet ordre érotique en me mettant à trembler de tous mes membres, en gémissant
une mélodie sauvage et inconnue, alors qu’il me pilonne avec plus de vigueur.
– Oui, oui ! crie-t-il en jouissant enfin, longtemps, s’ancrant tout au fond de moi, le souffle coupé.
Nous basculons sur le côté, abandonnant nos membres tendus au contact moelleux des draps.
Nous respirons fort, les yeux fermés, et je me sens sombrer presque aussitôt dans un sommeil
urgent.
À peine quelques minutes plus tard – il ne peut pas s’agir d’une heure tant il me semble n’avoir
rien dormi –, je suis réveillée par le doux contact des lèvres de Dayton sur mes seins. J’ouvre les
yeux avec difficulté, encore engourdie et tellement épuisée. Dayton faufile sa main entre mes
cuisses resserrées et trouve aussitôt mon sexe, qu’il entreprend de réveiller à sa manière, en
l’ouvrant et le caressant.
– Encore, Anna, encore, susurre-t-il avant de m’embrasser à pleines lèvres, sa langue autoritaire
entre mes lèvres.
Je me rends compte que, moi aussi, j’en veux encore.
Combien de fois prononçons-nous ce mot « encore » au cours de la nuit ? Quand le soleil se lève
quelques heures plus tard, nos corps insatiables se livrent encore à la danse du plaisir.
3. Love story

La journée est bien avancée quand j’ouvre enfin les yeux. La chambre baigne dans le soleil blanc
du début d’hiver et l’océan gronde avec force au-delà des fenêtres. Je sens le regard de Dayton sur
moi. Mes paupières sont encore lourdes de sommeil. J’essaie de me tourner vers lui, mais tout mon
corps est endolori de cette nuit voluptueuse dont chaque heure a été habitée par le désir… et notre
plaisir.
– Mmm, je dormirais bien encore vingt-quatre heures, marmonné-je en me blottissant contre mon
homme.
– On pourrait hiberner ici, non ? me propose Dayton en me serrant contre lui. On se ferait monter
à manger par cette charmante vieille dame et on resterait sous la couette, nus pendant des mois, à
ne faire que l’amour et dormir…
J’ouvre grand les yeux cette fois.
– Cela ne me semble pas raisonnable du tout, M. Reeves, bien que très tentant, réponds-je avec
un sourire. J’ai un travail, moi. Un chat à nourrir. Des devoirs à rendre.
– O.K., dit-il en haussant les épaules. Dommage. Je crois qu’on va devoir se lever et descendre se
sustenter face à la mer, avant de reprendre la route vers nos obligations.
Je plonge mon nez dans sa nuque en gloussant.
– Je vous aime, M. Reeves, murmuré-je.
– Pardon ? fait-il avec humour. Je n’ai pas bien entendu, Mlle Claudel ?
– JE VOUS AIME ! répété-je d’une voix plus sonore.
Dayton éclate de rire.
Que j’aime le rire de cet homme !
***
Une douche – sans prolongation, cette fois ! Le corps humain a ses limites tout de même ! –, puis
nous descendons dans la salle à manger romantique de la grande demeure silencieuse. Comme si
l’hôtesse était douée d’un sixième sens, le petit déjeuner nous attend devant une grande baie
donnant sur l’océan. Le thé et le café sont brûlants. Les pancakes fument encore. Nous nous jetons
sur ce repas, comme si notre nuit érotique avait duré plusieurs jours !
Dès la seconde bouchée pourtant, la nausée habituelle de ces derniers temps me reprend. Je me
fige, mes jambes se transforment en coton et je marque une pause, ma fourchette en l’air.
– Ça va, ma chérie ? me demande Dayton, qui a tout de suite remarqué mon malaise. Tu es toute
blanche.
Je secoue la tête et refoule le haut-le-cœur qui monte.
– J’ai peut-être trop abusé de victuailles de fête foraine hier soir, réponds-je avec un sourire un
peu forcé. Ça va, ne t’inquiète pas.
J’ai plutôt l’impression de me parler à moi-même, oui !
Ne t’inquiète pas, Anna ! Même si tu traînes ces nausées depuis presque une semaine maintenant
et que tu commences à penser que Gauthier n’avait peut-être pas tort avec ses suspicions de
grossesse… Merde, ce n’est pas le moment… et surtout, c’est trop tôt !
Oui, trop tôt, même si à San Francisco, Dayton a sous-entendu, devant ce couple de jeunes
parents et leur enfant sur le port de Sausalito, que ce pourrait être nous, un jour… Mais pas là, pas
maintenant, pas aussi vite ! Je ne veux pas que Dayton s’inquiète ou qu’il croie que je lui cache
quelque chose.
Même si c’est encore un peu ce que je fais !
C’est promis, je m’occupe d’écarter ce vilain doute dès mon retour à Manhattan.
Dayton attrape ma main par-dessus la table en posant sur moi un regard amoureux.
– Anna, commence-t-il de sa voix douce, son regard bleu lumineux. Je sais que tu penses que je
prends toujours mes décisions à la hâte, mais tout ce que je t’ai dit hier, comme quoi je voulais
passer ma vie avec toi, aller au bout de mes recherches sur mon passé et vivre enfin pleinement
notre histoire, c’est vrai, tu sais.
Mon cœur se met à battre la chamade. Ça ressemble aux prémices d’une demande en mariage,
quelque chose de sincère et de fort, alors qu’il y a une seconde encore, je me disais que j’étais
encore en train de taire ce qui me ronge.
C’est le moment de vérité ! Moi aussi, il faut que je parle !
– Attends, Dayton ! D’abord, il faut que je te dise… balbutié-je.
– Chut, ne dis rien, me coupe Dayton. Écoute plutôt ce que j’ai à te dire, Anna. Pendant ton
absence, parce que je me suis rendu compte qu’il était temps de me libérer de bien des obligations,
même de celles que je m’impose sans qu’elles soient vitales, j’ai demandé au petit génie qui avait
bossé avec moi sur la disparition de Jeff de s’atteler à de nouvelles recherches… Concernant mon
père naturel, cette fois.
Je ne cherche pas à dire ce que j’avais entrepris de lui avouer et j’ouvre grand les oreilles au
nouveau rebondissement que je sens arriver.
– Et vous l’avez retrouvé ? murmuré-je d’une voix sourde.
Il hoche la tête.
– Oui, on l’a retrouvé, répond-il. Je te passe encore une fois les détails. Ce jeune type pense trois
fois plus vite que son ombre ; je suis épaté par son talent. Audrey, ma mère, lui a filé un coup de
main pour affiner le portrait qu’avait fait Rob Pieters, le vieux musicien qui nous a donné son journal
de cette époque dans la secte.
Muette, j’attends la suite de ses explications.
– On pense qu’il s’agit de Jack Keynes, poursuit Dayton. Il vit au Texas, près de la frontière
mexicaine, à Crystal City. Heureusement pour nous, même si ce n’est pas très joyeux comme
nouvelle, il a un casier judiciaire ; ce qui nous a permis de le retrouver plus rapidement. Il s’est fait
arrêter plusieurs fois pour coups et blessures sur ses compagnes et pour d’autres agressions. Il m’a
tout l’air d’être un personnage violent.
– Je suppose que tu veux quand même aller le rencontrer, murmuré-je.
Retour trois cases en arrière, quand il a retrouvé la trace d’Audrey Ross, sa mère biologique. On
va dire que c’est reculer pour mieux sauter… Après ça, il n’y aura plus rien à chercher.
Ce n’est vraiment pas le moment de lui déballer mes affaires de nausées, surtout que je ne suis
sûre de rien. Finalement, ce n’est jamais le moment avec Dayton, non ?
– Oui, malgré tout, je veux le rencontrer, répond enfin Dayton en levant vers moi son beau visage
grave. J’aimerais que tu viennes avec moi, Anna. Avec toi, je me sens plus fort et je ne veux pas que
tu croies que je fuis encore une fois, sous prétexte de rencontrer mon père. C’est l’ultime étape,
Anna.
– Et DayCool, comment vas-tu gérer ? demandé-je en femme qui maîtrise parfaitement tous les
éléments de la vie de son amoureux.
– Comme je te l’ai dit, je vais écouter Jeff et faire confiance aux personnes avec lesquelles je me
suis entouré. Ruby peut assurer la transition seule à Palo Alto. Notre place est à Manhattan, Anna.
On va continuer ce qu’on a commencé avant que nos vies se transforment en véritables montagnes
russes.
Il serre tendrement ma main et son regard cherche et trouve le mien. Nous échangeons un long
sourire amoureux.
– Et Summer ? demandé-je encore une fois, en ce moment où Dayton semble décider pour tout le
monde.
Il s’esclaffe en se rappelant sûrement cette question que j’ai déjà posée avant notre
déménagement pour San Francisco.
– Nous en avons parlé avant que je vienne te rejoindre, dit-il avec l’air de l’écolier qui répète une
leçon bien apprise. Summer veut rester à San Francisco. Ses études lui plaisent et je pense que tu
sais que ce n’est pas la seule chose qui lui plaît là-bas.
– Tommy, dis-je simplement.
Il acquiesce.
– Il serait déplacé que je ne tienne pas compte de son histoire d’amour, même si elle n’en est qu’à
ses débuts, alors que je mets un point d’honneur à défendre la nôtre.
Notre histoire d’amour… Parce qu’il n’y a aucun doute, non ? C’est bien ce que nous vivons.
Je suis tellement émue que les larmes me viennent presque. Je fais un bref arrêt sur image :
devant moi, cet homme aux yeux comme l’océan en hiver, ses lèvres sensuelles et son fin sourire, ses
cheveux aux reflets cuivrés, la naissance de son torse par l’encolure de sa chemise, sa main virile
qui tient la mienne, son odeur qui se mêle aux effluves de ce petit déjeuner romantique, dans un
cadre qui ne l’est pas moins…
– Vous reprendrez du thé, Mme Reeves ? me demande soudain notre hôtesse qui est apparue
comme par magie près de nous.
Mme Reeves ? Encore !
Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera peut-être plus tard, quand le moment sera venu.
***
Tous les moments merveilleux doivent bien, à un moment ou à un autre, laisser place – mais alors
une toute petite place ! – à la réalité et ses obligations.
Nous nous séparons à Manhattan. Dayton va rentrer à San Francisco quelques jours, avant de me
retrouver au Texas. Nous convergerons depuis nos côtes respectives vers « l’ultime étape » de sa
quête.
– Ensuite, nous aurons tout le temps pour nous, me murmure-t-il entre deux baisers au Nouveau
monde, où nous sommes repassés.
Je n’ai plus de mots. Tout ce que Dayton me promet, tout ce à quoi il aspire, je ne l’aurais jamais
espéré encore il y a quelques mois, avant de le rencontrer. J’en aurais rêvé peut-être, en frissonnant
comme une midinette qui rêve de prince charmant en feuilletant les magazines people, mais de là à
imaginer que cela puisse m’arriver…
Je ferme les yeux dans ses bras.
– On se retrouve bientôt, ma chérie, me chuchote-t-il en caressant mes cheveux.
***
Un conte de fées, oui, mais je ne suis certainement pas la princesse éplorée qui patiente dans sa
tour que le prince revienne la chercher dans son carrosse.
D’autant qu’on a quand même deux ou trois méchants qui traînent dans l’histoire…
Le plus important étant cet article de fond sur les accros au jeu, nous avons convenu avec Jeff
d’un dernier rendez-vous afin qu’il me fasse part de ses commentaires sur la dernière mouture de
son témoignage.
– C’est… parfait, déclare Jeff qui repose l’article sur la table basse dans notre salon à Brooklyn.
J’ai attendu pendant une bonne demi-heure, en essayant de griffonner des illustrations pour mes
pages bimensuelles d’OptiWoman. Pour finir, sous l’effet de la tension et de l’attente, la soirée VIP
au Luna Park que j’essaie de dessiner ressemble à une vision cauchemardesque.
Il va falloir que je reprenne tout !
– C’est juste et précis, continue Jeff, qui a l’air sincèrement touché. Sans fard et pas du tout dans
l’apitoiement. Pour tout te dire, ça me fait un choc de lire mon histoire comme ça. Je suis certain
que ça va m’aider dans ma thérapie. Savoir que d’autres gens vont le lire, ça va me pousser à ne pas
replonger.
– Je trouve que l’expo de Saskia serait aussi un bon complément visuel, dis-je, rassurée et quand
même un peu fière de mon boulot. Tu crois qu’on pourrait utiliser aussi une de ses toiles dans
l’article ? Ça lui ferait un peu de pub.
Le sourire de Jeff me réchauffe le cœur.
– Tu sais quoi, Anna ? commence-t-il.
Je hausse les épaules avec une moue idiote.
– Malgré tout ce que tu as traversé, poursuit-il, tu continues à te soucier des autres. Je connais
peu de gens qui s’impliquent à ce point dans la vie de ceux qu’ils aiment. Je ne parle pas que de ta
copine, mais aussi de Dayton, de Gauthier, de Summer, de moi, jusqu’à ton gros chat anglais pour
qui tu as toujours une attention affectueuse.
– Oui, ou un petit coup de pied aux fesses ! rigolé-je. Je parle du chat, hein ? Ceci étant, je suis
encore jeune, ajouté-je aussitôt. On en reparlera dans quelques années quand je ne penserai qu’à
ma carrière fantastique, aux prix et à mon compte en banque.
Jeff éclate de rire.
– Prends le compliment comme il vient, Anna, dit-il. Il vient du cœur. Un cœur certes encore en
chantier, mais qui est en bonne voie d’être parfaitement restauré ! Et puis, ta carrière est déjà
fantastique. Je ne pense pas que tu recherches la reconnaissance à tout prix. Quant à ton compte en
banque, l’homme de ta vie s’assurera que tu n’aies pas à t’en préoccuper.
Je fronce les sourcils.
– Ce n’est pas parce que Dayton est plein aux as que je vais renoncer à gagner ma vie, Jeff,
rétorqué-je, blessée par sa dernière remarque.
– Excuse-moi si je t’ai vexée, Anna, me dit Jeff avec douceur, mais je sais à quel point Dayton tient
à toi. Il serait prêt à n’importe quoi. Je ne l’ai jamais vu ainsi.
Bon, je le soupçonnais déjà un peu, mais ça fait toujours du bien de l’entendre…
– J’ai repensé à la manière dont les événements se sont enchaînés ces dernières semaines,
poursuit-il. Même si je reste persuadé que c’est une bonne chose que Dayton soit contraint de
déléguer et d’avoir plus confiance en lui au moment où je prends un peu de distance, ce n’est pas
juste pour toi. Tu en souffres et ça ne me plaît pas que tu te retrouves dans cette situation.
Je hausse une nouvelle fois les épaules ; plutôt parce que je n’ai pas trop envie d’en parler. Je ne
tiens pas non plus à m’avouer que Jeff a, en quelque sorte, payé sa dette en me livrant ce
témoignage qu’aucune autre personne n’aurait osé me donner.
– Je vais reprendre du service chez DayCool, déclare Jeff. Dayton aura les mains libres pour
mener à bien ses dernières démarches concernant son père. Mon psy est d’ailleurs convaincu qu’il
faut que je reprenne une activité pour voir si je suis capable de m’en sortir dans les conditions
normales de ma vie passée.
– Merci, Jeff, dis-je tout simplement, touchée par sa décision.
– Ce ne sont pas des paroles en l’air, Anna, dit-il. J’appelle Dayton aujourd’hui pour lui annoncer.
Je suis ravi de prendre cette décision et de te décharger un peu de la pression subie ces dernières
semaines. Tu vas enfin pouvoir dire ce que tu as sur le cœur, sans culpabiliser parce que ton homme
est préoccupé par mille trucs.
J’acquiesce en essayant d’écarter de ma pensée ce doute d’une éventuelle grossesse que je cache
depuis quelques jours.
– J’ai pris une autre décision, Anna, ajoute Jeff, l’air grave. Je te la confie pour savoir ce que tu en
penses, mais je souhaiterais que tu n’en parles pas à Saskia car je voudrais lui dire moi-même. Je me
rends bien compte qu’encore une fois je te demande de garder le secret, mais c’est parce que j’ai
besoin de ton avis.
Je suis tout ouïe et je devine, au fond de moi, qu’il va me révéler quelque chose d’important.
– J’ai 40 ans, Anna. J’ai fait pas de mal de conneries dans ma vie, mais il y en a une que je ne tiens
pas à faire. Je ne veux pas laisser passer la chance que j’ai d’avoir rencontré Saskia.
Oh ! Le conte de fées fait des petits !
– Tu crois qu’elle serait prête pour une demande en mariage ? demande-t-il, les yeux brillants de
cet aveu.
J’ose à peine imaginer dans quel état il sera, et dans quel état sera mon amie, quand il fera cette
demande pour de vrai.
Je laisse échapper un petit cri excité, et un sourire s’épanouit sur le visage de Jeff.
– Je crois que ça me suffit comme réponse, s’esclaffe-t-il.
Portée par l’enthousiasme de cette bonne nouvelle, je me retourne vers mon ordinateur en
lançant :
– Je crois que je vais profiter de cette vague de bonheur et de bonnes ondes pour envoyer l’article
à mon boss ! Et hop, envoyé !
***
Plus tard, je passe voir Saskia à son atelier pour lui parler. Non pas de ce qui s’annonce de
merveilleux et surprenant dans sa vie amoureuse – bien que l’envie de sourire me brûle les lèvres
dès que je la vois… Si elle savait ! –, mais de ce qui pourrait s’annoncer d’inattendu et de pas
vraiment à-propos dans la mienne.
– Tu as du retard ? me demande-t-elle en écarquillant les yeux.
– On saura cette semaine, je suppose, réponds-je. C’est surtout cette histoire de nausées
matinales qui me chiffonne. Le fait d’être tout le temps écœurée aussi. J’ai quand même oublié de
prendre ma pilule plusieurs fois…
– Et niveau poitrine, tu te sens plutôt comment ? Tendance Monica Bellucci ? me demande mon
amie, que je trouve un peu trop rigolarde étant donné la situation.
Je porte mes mains à mes seins avec un regard interrogateur. Bon, si j’oublie le fait que Dayton
s’en est quand même pas mal occupé il y a deux nuits, oui, on peut dire qu’il se passe un truc dans
les bonnets de mon soutien-gorge.
– Aïe ! fait Saskia en voyant ma grimace. Ça craint, tu crois ?
– Si on considère que je ne suis avec Dayton que depuis quatre mois, je ne sais pas, tu dirais quoi
? réponds-je entre l’envie d’en rire et celle d’en pleurer.
– Fais un test ! Au moins, tu seras fixée, me conseille alors mon amie qui redevient sérieuse.
– C’est trop tôt pour un test ; il vaudrait mieux une prise de sang, réponds-je sur un ton pratique
et responsable. Je pars demain rejoindre Dayton au Texas. On ne devrait pas y rester plus de deux
ou trois jours. Je m’occupe de ça dès mon retour, promis !
– Et en attendant, tu ne vas rien dire… fait remarquer Saskia. Fais attention de ne pas te voiler la
face trop longtemps. Tu sais comment ça finit à chaque fois…
– Je sais, dis-je. J’avais besoin de te confier mon angoisse. C’est déjà pas mal, non ?
En quittant mon amie, je ne suis pas totalement soulagée, mais quand même assez fière de moi.
D’abord, je n’ai rien dévoilé de la future demande en mariage de Jeff, mais surtout, en parlant à mon
amie, je me suis assurée qu’elle me rappellera mes obligations et mes promesses en temps voulu.
À partir de maintenant, j’affronte, je parle et j’agis !
Je sens que je mûris. Je sens aussi que mon histoire avec Dayton est en passe d’accéder à un
nouvel épanouissement. Chaque petit mot qu’il m’envoie, chaque discussion que nous avons depuis
qu’il est reparti à San Francisco me le confirme. Nous sommes sur la même longueur d’ondes.
Aucune raison que de simples soupçons viennent perturber cet état de grâce. En plus, le bonheur
semble s’installer autour de nous ! Je suis certaine que ça joue. Demain, je pars en jet pour Laredo,
où Dayton me rejoint avant que nous filions rencontrer ce Jack Keynes à Crystal City. Demain, ce
sera « l’ultime étape ». Ensuite, il n’y aura plus que nous.
Alors que je prépare mon sac tout en pensant à cette vie riche que je mène depuis que j’ai croisé
le chemin de Dayton, mon téléphone sonne.
Sans doute mon amoureux pour quelques mots doux avant nos retrouvailles et le grand saut !
Petite déception : c’est Claire Courtevel, ma rédactrice en chef…
– Anna ! hurle-t-elle presque dans mon oreille. Je bois du champagne à ta santé !
Je me disais bien que le volume sonore était plus poussé que d’habitude…
– Ton article, c’est juste un bijou ! Ça valait le coup d’attendre un peu ! Le boss va t’appeler
demain ; il veut te voir. Tu es en train de te faire une place au soleil, ma belle, et c’est grâce à qui ?
Ben voyons…
– Oui, merci, réponds-je, abasourdie par la bonne nouvelle et le braillement de Claire. Mais je
pars demain matin. Je reviens dans deux ou trois jours. Est-ce que vous croyez que c’est grave si je
fais patienter le boss ?
– Non, non ! répond Claire avec exubérance. Tout va bien, Anna, ne t’inquiète pas. Fais-toi
désirer, tu as tout compris, ton succès n’en sera que plus grand !
– Euh, ça n’est pas vraiment pour ça, mais…
Pas le temps de finir ma phrase que Claire m’interrompt d’un joyeux « Champaaagne », avant de
raccrocher.
Bon, au moins, je rentrerai dans de bonnes conditions, pensé-je, le sourire aux lèvres en finissant
de remplir mon sac.
4. Bienvenue à Crystal City !

Laredo, Texas, à la frontière du Mexique, attend encore l’hiver. J’ai occupé les neuf heures de vol
en dessinant et en somnolant par intermittence, car le jet a décollé juste avant 7 heures. Par
miracle, j’ai évité de penser à cette suspicion de grossesse et au futur test que je compte faire, tant
je suis préoccupée par ce qui m’amène dans cette contrée lointaine.
Quand je descends sur le tarmac, Dayton, en tenue de baroudeur sexy, m’ouvre les bras pour me
serrer contre lui.
– Tu as encore oublié que la météo est différente ici, me murmure-t-il en gloussant.
Mon manteau est en boule sous mon bras. Il fait encore 20° C au Texas en ce début de mois de
décembre.
– Ces allers-retours dans ton pays sont un peu plus compliqués que de traverser ma France
natale, réponds-je contre son épaule, le nez dans son parfum.
Le soleil est plus doré et plus bas. Les cheveux cuivrés de Dayton s’enflamment dans cette
lumière. Il porte une chemise en lin blanc, un pantalon en toile d’aventurier et des boots en cuir
vieilli. Comme un rappel de la raison pour laquelle nous nous trouvons là, il a relevé les manches de
sa chemise pour découvrir le tatouage qui le lie à son passé.
Le personnel de vol charge mon sac et mon matériel de dessin dans l’imposant véhicule stationné
près d’un hangar.
– Tu n’as pas trouvé moins voyant ? demandé-je à Dayton, avec un petit sourire, en désignant le
Hummer.
– Eh bien, je voulais en effet un véhicule plus ordinaire, mais c’est tout ce que l’agence de
location m’a trouvé quand mon assistant a appelé, répond-il d’un ton qui n’a rien de léger. Ça
m’ennuie ; j’aurais aimé passer inaperçu. On m’a dit que, dans la région, ce type de voiture est assez
commun. N’empêche qu’il te classe tout de suite dans une certaine catégorie et, pour ce qui nous
amène ici, j’ai bien peur que ça fausse la donne.
– Tu crois que ça va influencer Jack Keynes ? demandé-je alors que nous nous dirigeons vers le
Hummer.
Ce monstre mécanique annonce la couleur de sa puissance dès que Dayton met le contact.
– On verra, Anna, dit-il. Je t’avoue que j’appréhende de rencontrer ce personnage.
Je pose la main sur sa cuisse.
– Je suis là, Dayton, lui assuré-je d’une voix douce.
– Je sais, répond-il en couvrant ma main de la sienne. Et je t’en remercie, Anna. J’appréhende,
mais je me sens malgré tout plus fort et capable de mieux me maîtriser quand tu es là.
Je ferme les yeux une seconde pour me rappeler ces moments de fureur à peine contenue que
Dayton a traversés à Cincinnati. Nous suivions Audrey, sa mère naturelle, et, avant même qu’elle
accepte de nous rencontrer, Dayton s’était mis dans une colère incontrôlable.
J’ai la frousse. J’ai le droit, non ?
– On ne va pas traîner à Laredo, dit Dayton qui sort du périmètre de l’aéroport. Ce n’est pas
vraiment une ville touristique. Pas grand-chose d’autre à la frontière mexicaine que du trafic routier
et ferroviaire… En fait, pas mal d’autres trafics aussi. On a une heure et demie de route jusqu’à
Crystal City.
Sa voix de « Mr Business », qui se garde des émotions et gère sa vie avec un esprit pratique et
froid, me donne tout d’abord le frisson. Puis, je me reprends. S’il a choisi de garder les idées claires,
c’est bien parce qu’il refuse de perdre les pédales comme c’est déjà arrivé.
– Tu as prévenu tes parents, enfin Kathy et Graham, que tu venais ici pour rencontrer ton père
naturel ? demandé-je en essayant de prendre connaissance du contexte et surtout de « qui est au
courant de quoi », au cas où quelque chose se produirait !
Moi aussi, je suis en mode responsable et pratique, mais c’est parce que, depuis que j’ai
rencontré Dayton, j’ai compris qu’un seul acte, un seul geste ou une seule décision pouvait avoir un
effet domino et provoquer toute une suite d’événements plus ou moins contrôlables. Je ne sais pas si
je dois regretter l’insouciance que j’ai perdue en chemin… En fait, je crois que je me réjouis plutôt
de grandir et mûrir grâce à cet homme fabuleux que j’aime à la folie.
Je tourne le regard vers son profil finement dessiné et me laisse de nouveau peu à peu envahir
par sa voix grave et sensuelle.
– Bien sûr que je les ai appelés, me répond-il en fixant la route. J’aurais eu l’impression de leur
faire un coup dans le dos si je ne leur en avais pas parlé.
– Mais, Kathy va s’inquiéter ! commencé-je à dire, avant d’ajouter en riant : « Et Graham saura la
rassurer ! ».
Il s’esclaffe à son tour.
– Tu commences à bien les connaître, Anna, dit-il en me lançant un regard tendre. Kathy
s’inquiète aussi maintenant pour toi, comme si je ne suffisais plus. Elle n’est pas très contente que je
t’embarque dans cette histoire, que je t’emmène rencontrer un homme qui n’a, de toute évidence,
rien de fréquentable… Je lui ai assuré qu’on formait une équipe du tonnerre !
Je serre sa cuisse sous ma main pour lui exprimer mon accord sur ce point.
Une équipe du tonnerre en bien des domaines…
– En fait, c’est Audrey qui réagit le plus mal à ma décision de rencontrer mon père, ajoute-t-il.
– C’est sans doute normal, dis-je. Le souvenir qu’elle a de cet homme n’est pas vraiment
agréable, plutôt terrible même.
Dayton hoche la tête.
– Depuis qu’elle sait que je vais le voir, elle fait plus ou moins la morte. Je crois qu’elle
n’approuve pas ma décision, déclare-t-il avec une pointe de déception dans la voix.
– Dayton, il n’y a rien de surprenant à ça. Elle aussi s’inquiète sans doute pour toi. Elle a
certainement peur que tu sois déçu, au-delà de ce que tu as pu imaginer.
Nous mettons à profit la durée du trajet jusqu’à Crystal City pour débriefer, comme deux agents
en mission.
– Je sais que je risque de ne pas tout comprendre, Dayton, mais tu peux me dire en gros comment
vous avez remonté la piste de ton père naturel ?
Dayton sourit.
– Tu pourrais tout comprendre, Anna, je t’assure, dit-il. C’est juste que ce serait un peu long et
compliqué de te détailler tous les sites et les organismes que nous avons sollicités ou piratés
pendant cette recherche…
– Piratés ? demandé-je en écarquillant les yeux.
– Infiltrés plutôt ; rien qui ne laisse de traces, répond-il, les yeux fixés sur la route.
– Tu as raison, je suis rassurée, m’esclaffé-je.
– Ça fait partie du boulot. Je te l’ai déjà dit, pour bien défendre, il faut savoir aussi attaquer, avec
intelligence… et discrétion.
Une partie de moi réprouve ce genre de méthode, mais une autre, plus affirmée et complètement
sous le charme de mon homme, trouve très sexy qu’il soit une sorte de bad boy de la Toile.
– Bon, pour faire court, nous avons commencé nos recherches en utilisant le nom de la secte, le
Nouveau royaume, commence-t-il d’une voix neutre et claire. En poussant un peu, on a trouvé des
traces dans des rapports de commissions sur des comportements sectaires, mais c’était très
anecdotique. En tout cas, ça nous a permis de confirmer que ce groupe avait bien existé et qu’il était
limité et localisé autour de ce « guide » qu’on sait dorénavant être mon père.
Son ton est impressionnant : distant et froid, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre que de son
père naturel et de son histoire.
– On a également retrouvé le nom de la secte citée dans des signalements des services sociaux
pour maltraitance sur mineurs.
– Quoi ? fais-je sans pouvoir réprimer un frisson.
– Maltraitance au sens surtout de malnutrition, pas de violence, réagit-il aussitôt. Mais c’était
juste une trace de plus. Ensuite, nous avons utilisé le tatouage comme signe particulier dans les
casiers judiciaires. C’est là qu’on s’est rendu compte que certains membres de la secte avaient mal
tourné et que d’autres enfants du guide avaient hérité des gênes de leur père ou, tout simplement,
avaient souffert de leur enfance sans trouver une voie de secours… C’est triste.
Oui, c’est triste et cruel.
– Tu as eu de la chance, Dayton, murmuré-je.
– Tu as raison, c’est ce que je me suis dit, Anna, répond-il d’une voix assourdie par l’émotion qui
refait surface. J’ai eu de la chance dans mon malheur. Je ne peux en vouloir à Audrey d’avoir fui.
Quant à mon abandon, elle y a été obligée ; elle était jeune. Et ce n’est pas comme si j’étais passé de
familles d’accueil en orphelinats ; j’ai été aimé par Kathy et Graham. Le tatouage que je porte n’est
pas un signe qui a influencé ma vie. C’est juste un mauvais souvenir, et tellement vague en plus…
Un silence suit cette déclaration touchante, puis Dayton s’éclaircit la voix et reprend la maîtrise
de lui-même.
– Grâce au portrait de Rob Pieters et à l’aide d’Audrey, on a pu resserrer notre recherche autour
d’un homme qui avait été arrêté pour coups et blessures sur sa compagne, et pour troubles à l’ordre
public. Alors, on a suivi la piste de ce délinquant et on s’est rendu compte qu’il avait changé
plusieurs fois de noms en même temps qu’il changeait d’États. Ça a été la partie la plus ardue de
notre enquête. Heureusement que l’administration garde des traces de ces changements de noms.
Sinon, on a avancé un peu à tâtons jusqu’à remonter la piste de Jack, mon père naturel, aujourd’hui
Jack Keynes résidant à Crystal City. En consultant le registre des permis de conduire, on a eu
confirmation par Audrey qu’il était fort probable que ce soit lui. Il tiendrait un petit garage.
Je réfléchis quelques secondes, le regard tourné vers le paysage plat et gris qui nous entoure. La
route file droit, sans un accroc, un peu comme la voix froide de Dayton qui me parle.
C’est moche ici, et j’ai l’impression que ce vers quoi on roule sera tout aussi moche…
– Malgré tout ce que tu sais maintenant sur lui, tu veux quand même le rencontrer, dis-je sans
que ce soit une question, plutôt un constat désabusé.
Dayton se tourne vers moi pour observer mon visage. Il y a un peu de tristesse dans son regard
bleu métal, mais aussi beaucoup de force.
– Ça te fait peur, Anna ? me demande-t-il. Je comprendrais que tu changes d’avis, tu sais.
Je me tourne vers lui.
– Dayton, je n’ai pas peur pour moi, mais pour toi, dis-je d’une voix déterminée. J’ai peur de ce
que tu vas découvrir et des répercussions. Cet homme m’a tout l’air d’être imprévisible et violent. Je
me demande juste si tout cela est nécessaire. Imagine qu’il ne veuille pas reconnaître que tu es son
fils. Tu sais qui il est, ça ne suffit pas ?
Il ne me répond pas tout de suite. Je vois d’abord de l’incompréhension dans ses yeux. Il pince les
lèvres, puis ses traits se radoucissent.
– Anna, je comprends ce que tu dis, dit-il avec calme.
Son regard se perd de nouveau au loin devant nous, sur cette fichue route toute droite qui nous
mène vers je-ne-sais-quoi de désagréable.
– Je veux vivre libre, Anna, délivré de mon passé, poursuit-il d’une voix qui ne tremble pas. Je ne
veux plus me poser de questions sur mon passé, ni mon hérédité. Je veux savoir ce que je dois
combattre en moi quand cela se réveille, comme cette fureur qui me submerge parfois. Je ne veux
plus faire de cauchemars. Je veux affronter la réalité pour la neutraliser.
Je le fixe, muette. Je comprends tout ce qu’il dit et je sais qu’il a raison, que ce à quoi il aspire est
responsable et adulte, et que c’est aussi pour nous deux qu’il fait ça.
Comme, pour confirmer ma pensée, il ajoute :
– C’est l’ultime étape, Anna. Nous pourrons ensuite vivre ce que nous avons à vivre tous les deux.
***
Crystal City ne ressemble à rien, encore moins dans le soir et la lumière des lampadaires : des
maisons basses, toutes les rues identiques, des arbres chétifs, des pelouses râpées comme des vieux
tapis, des stations-service et des magasins de bricolage et le quadrillage de routes habituel des
petites villes qui ne vivent pas.
– Jolie petite bourgade, fais-je sur un ton moqueur, alors que nous roulons dans la ville. Ça donne
envie de s’installer ici !
– Je me rappelle avoir traversé quelques villages en France qui n’avaient pas plus de charme, me
fait remarquer Dayton en rigolant.
Je lève les yeux au ciel et hausse les épaules.
– Je me demande comment on peut vivre ici, dis-je alors que nous dépassons l’intérieur de
maisons éclairées d’immenses écrans plats.
– Oh, mais ce n’est pas une ville sans atouts, déclare Dayton en prenant le ton enjoué du guide
touristique. Crystal City est tout de même la capitale de l’épinard. Je suppose qu’on devrait tomber à
un moment donné sur une grande statue de Popeye ! Mais la ville s’est aussi plus sombrement
illustrée dans les années 1940 en hébergeant un camp d’internement où ont été entassés plus de
100 000 Américains d’origine japonaise. Je crois que le camp désaffecté existe encore.
– Comme je disais, jolie petite bourgade, qui colle très bien avec le portrait que tu m’as dressé de
Jack Keynes, dis-je.
Dayton acquiesce.
– On est tout près de la frontière, Anna, répond-il, l’air grave. Je ne serais pas surpris qu’il se soit
installé dans le coin pour des raisons pas très honnêtes.
Super, tout ça n’augure que du bon…
Après avoir repéré un peu les lieux, nous gagnons un motel en périphérie de la ville, un
établissement qui, malgré son nom d’Executive Inn, a tout du motel miteux dans lequel j’ai passé la
nuit avec mes deux kidnappeurs à Atlantic City. On peut dire que, depuis que je suis aux États-Unis,
j’aurais découvert toutes sortes d’endroits avec Dayton…
– Désolé, me dit-il avec un petit sourire contrit en posant nos sacs sur le lit de la chambre. Ça n’a
pas grand-chose à voir avec ce que je t’offre d’habitude.
Mais je ne suis pas une enfant gâtée !
– On n’est pas là pour la bagatelle ni pour le tourisme, il me semble, réponds-je. Et on est
ensemble, ça change tout, non ?
Dayton s’approche de moi et caresse ma joue, avant d’attirer mon visage vers lui et de
m’embrasser tendrement.
– Oui, ça change tout, Anna, me répond-il doucement.
***
Nous décidons de trouver un bar et de manger un morceau avant de nous rendre chez Jack
Keynes. Le centre-ville de Crystal City ne ressemble pas vraiment à un centre-ville. Des parkings
vides, quelques rares commerces aux devantures aussi basses que les maisons et que seules les
lumières de début de soirée différencient.
Nous choisissons un petit bar qui semble plus fréquenté que les quelques établissements devant
lesquels nous sommes passés. Nous garons le Hummer loin du bar afin que personne ne remarque
son impressionnante présence, qui en dirait trop long sur le statut de son conducteur.
L’intérieur de l’établissement est volontairement sombre. Les néons de marques de bière
fournissent, presque à eux seuls, l’unique éclairage. On sent la proximité de la frontière mexicaine
jusque dans la musique qui passe en fond sonore. Il y a une petite dizaine de clients, essentiellement
des hommes, disséminés au bar ou dans les boxes qui bordent la salle du bar. Nous nous installons
sur les hautes chaises du comptoir non sans relever que quelques regards suspicieux se tournent
vers nous.
Sympa l’accueil…
– Je vous sers quoi ? nous demande aussitôt la serveuse en mâchouillant son chewing-gum avec
désinvolture.
C’est une grande femme élancée, presque émaciée, d’une cinquantaine d’années : jean moulant
déchiré, ceinturon texan à l’énorme boucle ouvragée, chemisette nouée et hyper tendue sur sa
poitrine. Ses cheveux blond décoloré, ébouriffés comme une crinière dont on voit clairement les
racines noires, tombent sans grâce sur ses épaules. Son maquillage fait des paquets au coin de ses
yeux. Malgré tout, on sent qu’elle a dû être belle.
Peut-être est-ce cette ville moche qui rend tout le monde pareil ?
Nous commandons deux bières bien fraîches et des burritos, qui s’avèrent les meilleurs que j’ai
jamais mangés. Pendant que nous dînons, nous sentons les regards se poser sur nous et les
discussions se transformer en chuchotements. C’est sûr qu’on ne doit pas voir des touristes tous les
jours par ici !
J’entends un client appeler la serveuse par son prénom, Cheryl, et, je ne sais pas pourquoi, je
trouve que ça lui va comme un gant. Elle rit fort avec les hommes, prend des poses aguicheuses et
rejette les avances avinées. C’est un autre monde que je découvre là. Un monde que je n’ai vu que
dans les films.
C’est donc que ça colle à la réalité…
Cheryl, elle aussi, nous observe du coin de l’œil et, quand Dayton sort de sa poche une liasse de
billets qu’il effeuille pour payer l’addition, son regard se met à étinceler. Elle se dirige vers nous
d’un pas nonchalant et chaloupé, et s’appuie des coudes sur le comptoir en offrant à mon homme
une vue privilégiée sur le décolleté de sa chemisette. Son regard ne quitte pas la main de Dayton,
mais je ne sais si elle fixe son tatouage ou les billets qu’il tient chiffonnés dans sa main.
– Ça vous a plu, m’sieur dame ? demande-t-elle avec un fort accent texan.
– C’était parfait, répond Dayton en mode gentleman sur le point de négocier une affaire. Dites,
vous connaissez le garage de Jack Keynes, Cheryl ?
Ah ! Lui aussi a entendu le nom de la serveuse et s’en sert pour essayer de se la mettre dans la
poche… On est de vrais agents en mission, je vous le disais !
Le regard de Cheryl fait des allers-retours entre le visage de Dayton et les billets, promesse d’un
pourboire conséquent si elle donne la bonne réponse. C’est fou comme le langage de l’argent parle à
tout le monde…
– Ouais, Jack, je le connais, répond-elle en prenant un air complice. Qu’est-ce que vous lui voulez
?
– Oh, juste passer le voir, répond Dayton en détachant plusieurs billets de la liasse, le regard de
Cheryl toujours rivé à son bras. Vous croyez qu’on pourra encore le trouver à son garage à cette
heure ?
Cheryl laisse échapper un rire rauque.
– Pour tout vous dire, s’il est pas au bar, c’est qu’il est encore les mains dans le cambouis, dit-elle
avec un sourire jauni par la cigarette. De toute façon, il habite au-dessus de son atelier, vous
pourrez pas le manquer.
Dayton sourit exagérément à Cheryl et pose quelques billets supplémentaires sur le comptoir. La
serveuse nous indique précisément le chemin jusqu’au garage de Jack Keynes – des explications qui
feraient pâlir un GPS –, et nous quittons le bar en sentant les regards des clients toujours rivés sur
nous.
– Au moins, ils auront au moins un nouveau sujet de discussion ce soir, dit Dayton, l’air un peu
nerveux, alors que nous rejoignons notre véhicule.
5. Ultime face-à-face

Nous roulons au pas dans les rues de la ville, en suivant les indications que nous a données
Cheryl, la serveuse. Au pas, c’est lent, et j’aimerais bien que Dayton accélère un peu.
On y est presque !
Mais c’est comme si, tout d’un coup, l’appréhension l’alourdissait et notre vitesse s’en ressent. Il
y a dix minutes, il avait l’air si sûr de lui ; il maîtrisait tellement la situation. J’espère que son
mutisme est signe qu’il se concentre et se prépare à la rencontre avec son père.
– D’après ce que cette femme nous a dit, Jack doit passer son temps au bar, et il ne doit pas boire
que du lait-fraise, dis-je pour essayer de combler le silence.
– On n’en sait rien, me rétorque Dayton sur un ton sec.
Je me tourne vers Dayton, surprise par sa voix cassante. Je le vois inspirer un grand coup, avant
de m’adresser un bref sourire.
– Excuse-moi, Anna, dit-il avec plus de douceur. Je suis tendu, mais c’est vrai, on ne sait pas à
quoi s’attendre. Ça ne sert à rien d’imaginer quoi que ce soit.
– Tu aimerais penser que cet homme s’est racheté une conduite, n’est-ce pas ? Qu’il n’est pas
l’horrible bonhomme dont ta mère et même Rob Pieters t’ont dressé le portrait ? Je comprends,
Dayton, mais je crois au contraire qu’il faut se préparer au pire pour ne pas être déçus.
Il se tait. Je pose la main sur son bras. Ses mains sont crispées sur le volant.
– Je sais, Anna, murmure-t-il, la voix encore un peu froide. On y est. Je vais me garer là et on
finira le chemin à pied.
Les rues sont calmes. Il n’y a pas beaucoup d’animation la nuit à Crystal City. Les gens doivent
rester chez eux, les yeux rivés à leur téléviseur, vu le nombre d’écrans qu’on aperçoit dans les
intérieurs éclairés.
Je ne vois pas ce qu’on pourrait y faire d’autre, non plus…
Nous nous trouvons dans un quartier en périphérie de la ville, où les maisons sont encore moins
cossues et les voitures garées dans les allées, encore moins grosses et moins riches qu’elles ne
l’étaient déjà. Les jardins sont moins bien entretenus, voire pas du tout, et, au lieu de massifs
fleuris, on y voit plutôt, çà et là, des carcasses de voitures, des bidons remplis de détritus et des tas
de jouets cassés.
Nous avançons sans nous parler, le regard tourné vers notre objectif : un bâtiment plus haut que
les autres dont le rez-de-chaussée est occupé par un atelier. Les portes en sont grandes ouvertes et
l’intérieur est éclairé.
– Il doit encore être dans son garage, me chuchote Dayton, alors qu’il n’y a personne alentour
pour nous entendre.
Soudain, un chien apparaît derrière le grillage devant lequel nous passons. La bête maigrichonne
se met à aboyer méchamment, et nous sursautons tous les deux.
C’est raté pour notre approche discrète !
Une voix mauvaise insulte le chien, et la bête retourne se cacher dans l’ombre.
Je n’aime pas cet endroit. Je n’aime pas cette ambiance. Je ne me sens plus du tout un agent en
mission et je ne suis même plus certaine que mon équipier soit en condition pour rencontrer son
père.
Je jette un regard vers Dayton. Ses mâchoires ressortent, tendues, et ses lèvres minces dessinent
une ligne fine et déterminée. Ses yeux sont fixés vers la lumière qui émane de l’atelier.
J’essaie de trouver sa main, mais il avance et elle m’échappe. Nous approchons de l’entrée du
garage. À l’intérieur, on entend de la musique country qui grésille depuis un vieux transistor couvert
de poussière posé sur un établi.
Nous nous immobilisons sur le seuil de l’atelier. Mon cœur bat à tout rompre. Je n’ose imaginer
dans quel état Dayton doit être, à quelques secondes de rencontrer son père biologique.
– Vous cherchez quelqu’un ? nous demande une voix rocailleuse sur notre droite.
Nous tournons vivement nos visages vers l’ombre d’où provient la voix. Un escalier extérieur
monte jusqu’à une galerie menant sûrement à l’appartement du propriétaire. Mais on ne voit rien, si
ce n’est le rougeoiement d’une cigarette.
Puis il apparaît. Il devait être assis sur les premières marches de l’escalier et a dû profiter de
notre approche sans que nous nous en rendions compte. Je regarde Dayton, qui ne répond pas tout
de suite. Son visage s’est vidé de tout son sang.
– Qu’est-ce que vous foutez là ? insiste l’homme qui s’avance encore.
Et je le vois. Le portrait de Rob Pieters était vraiment bon. Malgré les trente années qui séparent
l’homme qui nous fait face de son portrait, on le reconnaît sans problème. D’accord, il est plus ridé
et les années ne l’ont apparemment pas épargné. Il a le visage buriné et creusé des hommes qui
boivent, qui fument et peut-être pire encore. Rien à voir avec Dayton. La ressemblance n’est que
dans la stature et le corps, qu’on peut imaginer avoir été athlétique dans une jeunesse éloignée. Ses
petits yeux sont noirs, ou bien c’est son regard mauvais qui l’assombrit ainsi.
– Vous êtes Jack Keynes ? demande Dayton d’une voix enrouée.
Il se tient droit, rejette les épaules en arrière pour se donner plus de prestance, et certainement
du courage.
– Ouais, répond l’homme en balançant son mégot d’une pichenette. Qu’est-ce que tu lui veux à
Jack Keynes, mon gars ?
– Je voudrais vous parler, répond Dayton d’une voix dont il maîtrise difficilement l’émotion.
– Ben, qu’est-ce tu crois qu’on est en train de faire, là ? s’esclaffe Jack Keynes en remontant son
pantalon noir de cambouis.
Il passe devant nous et pénètre dans l’atelier, non sans m’avoir reluquée des pieds à la tête. Il
laisse échapper un petit sifflement dégoûtant, puis marmonne : « Joli petit lot, la miss. ». Près de
moi, Dayton fait un pas en avant, les poings crispés, et je pose ma main sur son bras.
– Non, murmuré-je. On fait ce qu’on a à faire et on s’en va. Calmement.
Nous échangeons un regard silencieux et ses yeux bleu acier perdent légèrement l’éclat de la
colère. Je suis encore capable d’apaiser Dayton et je m’en réjouis, parce que, moi-même, je suis
pétrifiée, j’ai froid et je frissonne devant l’épreuve qui nous attend.
Jack Keynes s’est enfoncé dans son antre qui sent l’huile de vidange. Là, sous la lumière blafarde
des néons, il paraît encore plus sale et ses rides encore plus profondes. Pire qu’un Tommy Lee Jones
qui ne se serait pas lavé depuis trois semaines…
– T’accouche, mon gars, ou on y passe la nuit ? demande-t-il en cherchant sur le bazar de son
établi.
Il trouve ce qu’il cherche, une bouteille de gin dont il s’envoie une rasade au goulot, avant de
s’essuyer la bouche du revers de sa main douteuse.
– T’es en panne ? C’est pour ça que t’es là ? demande-t-il encore en relevant les manches de sa
chemise à carreaux.
Le tatouage du cercle et des trois points !
Dayton et moi le voyons tous les deux au même moment. On le savait et pourtant je crois que
nous ressentons tous les deux le même coup au cœur.
Jack Keynes se dirige vers le camion levé sur le pont du garage, mais Dayton le coupe dans son
mouvement.
– Je suis venu vous parler de ça, dit-il en relevant la manche de sa chemise pour découvrir son
propre tatouage.
Jack Keynes doit être un peu ivre déjà, car il met du temps à comprendre que son regard doit se
poser sur l’avant-bras que lui expose Dayton. Puis, il saisit la raison de la présence de cet étranger.
Un sourire imbécile et mauvais se dessine sur ses lèvres.
– Ben, tiens ! lâche l’odieux personnage. Encore un !
– Je suis le fils d’Audrey, déclare Dayton, qui a repris la pleine possession de ses moyens.
Les épaules de Jack Keynes tressautent comme celles d’un squelette d’Halloween quand il se met
à ricaner.
– Tu serais le fils de la Vierge Marie que ça me ferait ni chaud ni froid ! dit-il. Je sais pas qui c’est,
cette Audrey.
J’observe Dayton. Il ne tremble pas, il ne crispe plus les poings. Il est à cent pour cent dans cet
affrontement, sans se laisser submerger par les émotions.
Pourvu que ça dure…
– Audrey a rejoint la secte du Nouveau Royaume dans les années 1980, dit-il. Elle s’est ensuite
enfuie quand j’avais 4 ans. Je suppose que vous avez compris que vous êtes mon père.
Toujours ce même ricanement cynique. On est loin des retrouvailles idylliques entre un père et
son fils…
– Putain, avec le nombre de mes gamins, on pourrait remplacer la moitié des représentants au
Congrès ! lâche-t-il à moitié goguenard. S’il fallait que je m’occupe de tous ou même que j’m’en
souvienne du tiers, j’aurais plus trop de temps pour autre chose.
– Ma mère a fui votre secte parce que vous terrorisiez tout le monde, poursuit Dayton, qui
compte bien aller jusqu’au bout de ses intentions. Vous avez abusé des jeunes femmes qui vous
suivaient.
– Et c’est justement ça que tu dois comprendre, mon gars, rétorque Jack Keynes, les yeux
s’emplissant peu à peu de colère. Ces filles m’ont suivi, dit-il en insistant sur le dernier mot. Je ne
les ai pas forcées ! Ce qui est aussi le cas pour toute cette bande de loqueteux et pseudo-hippies qui
savaient pas quoi faire de leur vie et qui comptaient sur moi pour leur dicter le moindre geste !
Il fait comme si la discussion était arrivée à son terme et se met à inspecter le dessous du
camion.
– Vous ne pouvez pas oublier le mal que vous avez fait, poursuit Dayton, frustré par l’absence de
réaction de son père. Vous ne pouvez pas faire comme si vous n’étiez pas lié à tous ces enfants !
Et j’entends « lié à moi » quand Dayton parle. Jack Keynes ne nie pas seulement cette époque, ou
le mal qu’il a pu faire, il rejette complètement la responsabilité de ces enfants, y compris de Dayton,
dont il est le père.
Jack Keynes ressort de sous le camion et agite sa clé à molette d’un air agacé.
– Écoute bien ce que je vais te dire, mon gars, parce que j’ai pas envie d’y passer la nuit, la
journée qui suit et toute ma vie, dit-il d’un ton hargneux. Des gars comme toi, ou des filles d’ailleurs,
il y en a eu pas mal qui m’ont cherché, m’ont retrouvé et sont venus chialer parce qu’ils avaient
besoin de savoir d’où ils venaient pour continuer à vivre !
Il éclate d’un rire odieux qui dit tout son mépris pour ces enfants qu’il a semés sans les aimer.
– Sans compter ceux qui étaient dans la merde et qui venaient voir si leur géniteur avait pas
quelques dollars à leur filer ! poursuit-il. C’est pour ça que t’es là, toi ?
Il marque une pause pour détailler son fils de la tête aux pieds.
– Moi, je crois pas ; tu m’as tout l’air de pas être dans le besoin, raille-t-il. Alors qu’est-ce que tu
fous là, hein ? Tu croyais quoi ? Que j’allais t’ouvrir les bras en braillant : « Mon fils chéri » ?
Encore ce rire qui me file le frisson. Je ne bouge pas. La gorge serrée, je fixe cet homme
détestable.
– Tu croyais peut-être que le monstre que t’a décrit ta môman s’était transformé en une sorte de
saint, un type en quête de rédemption qui accueillerait avec bonheur les enfants qu’il a pas connus,
en espérant qu’ils lui pardonnent ? Ben, tu te fiches le doigt dans l’œil, mon gars ! Tu m’as bien
regardé, hein ? J’ai l’air d’un saint ?
Dayton a écouté cette tirade sans broncher, en fixant l’espèce de sale type qui s’égosille en face
de nous. Tout ce qu’Audrey a pu dire de lui, tout ce que Rob a écrit sur lui dans son journal, me
revient brutalement. Je crois qu’ils n’ont rien exagéré ; je trouve qu’il est même pire en vrai.
– Non, vous avez raison, répond Dayton d’une voix menaçante de colère, comme pour souligner
mes pensées. Vous êtes un sale type !
Je jette un regard surpris vers Dayton. Il est raide de tension. La fureur se lit sur le moindre trait
de son visage. Il n’est pas blessé, mais je sens qu’il a juste envie de rayer ce personnage de la
surface de la terre.
– Une ordure, un monstre qui ne respecte rien, ni même lui-même, poursuit-il.
Jack Keynes rejette les épaules en arrière et s’avance d’un pas volontaire.
Ils ne vont pas se battre tout de même ? !
Une seconde, l’air semble soudain se transformer en plomb, comme avant l’orage.
– Vous ne méritez même pas de respirer, continue Dayton. Vous ne méritez même pas que je pose
les yeux sur vous, ni que je vous adresse la parole. Vous ne méritez même pas mon mépris.
Sur cette dernière phrase, il me prend par la main et se tourne vers la sortie de l’atelier, laissant
Jack Keynes dans sa pose ridicule de bouledogue de combat.
Nous sortons d’un pas déterminé, sans un mot, regardant droit devant nous, tandis que
l’immonde père de Dayton nous braille :
– C’est ça, tire-toi, MON fils ! hurle-t-il en éclatant d’un grand rire ivre. Si tu crois que tu vas
pouvoir m’oublier comme ça, maintenant que tu m’as vu ! Tu te rappelleras toute ta vie ce qu’il s’est
passé ce soir. Tu n’auras qu’à regarder ton joli tatouage pour te souvenir que tu fais partie de mon
élevage, au même titre que n’importe quel bétail ! assène-t-il.
La main de Dayton serre la mienne au point de me faire mal. Il marche vite et je dois presque
trotter à côté de lui. Arrivés près du Hummer, il m’ouvre la portière, puis monte côté conducteur,
avant de se mettre à frapper à grands coups le volant.
– Dayton, bafouillé-je, la voix tremblante.
Il se calme et pose sa tête sur ses avant-bras. Puis il respire un grand coup, met le contact et
nous reprenons le chemin de notre motel miteux.
***
Je n’ose pas lui parler. Je n’ose pas l’approcher. Il est électrique et tourne en rond dans la
chambre pendant cinq minutes, avant de s’adresser enfin à moi.
– Tu avais raison, Anna, dit-il en plongeant son regard, moins noir désormais, dans le mien. Tu
avais raison et j’aurais peut-être dû t’écouter, écouter Audrey et mes parents aussi, et ne pas venir.
Je m’approche lentement de lui pour tester sa réaction. Plus j’avance, plus je le sens se détendre.
Ce n’est pas la première fois que mes élans de tendresse désamorcent sa fureur.
– On n’a aucune raison de rester ici, dis-je d’une voix douce. Dayton, si tu veux, on part ce soir. Je
me fiche d’avoir eu raison. Ce qui importe, c’est que tu sois allé jusqu’au bout de ta démarche,
même si tu es déçu et même si ça a été dur.
Il hoche la tête.
– Ce qu’il a crié quand on est parti, ça ressemble à une malédiction, non ? dit-il avec une
expression presque effrayée. J’ai peur que ça se passe comme ça, que je n’arrive jamais à me sortir
ce moment de mon cerveau.
Moi aussi, ça me fiche la trouille… Comment va-t-il pouvoir dépasser ça ? Les séquelles ne
seront-elles pas pires que lorsqu’il ne savait pas ?
Mais, j’ai foi en l’homme que j’aime, en ses ressources et en mon désir de le soutenir et de panser
ses plaies.
– On s’en va, répété-je.
Il acquiesce. Il ne nous faut pas beaucoup de temps pour rassembler nos affaires, que nous avons
à peine défaites de nos sacs, mais c’est bien assez pour que quelqu’un trouve le moyen de frapper à
la porte de notre chambre.
Nous nous immobilisons tous les deux en plein mouvement et échangeons un regard
interrogateur.
Et si c’était Jack Keynes, complètement saoul ?
Dayton a sûrement la même pensée. Il me fait signe de reculer vers le fond de la chambre et
s’avance sans un bruit vers la porte.
– Qui est-ce ? demande-t-il sans ouvrir.
– C’est Cheryl, la barmaid du Kevin’s, le bar où vous étiez tout à l’heure, répond la voix rauque et
reconnaissable de la serveuse.
Dayton m’adresse un regard surpris, puis ouvre avec précaution la porte. Cheryl, toujours dans
sa tenue de service mais couverte d’un blouson en cuir qui a connu de meilleurs jours, se tient sur le
seuil. Elle n’a plus la démarche provocatrice et racoleuse de tout à l’heure. Son expression est plutôt
celle d’une femme désolée, qui vient se faire pardonner quelque chose.
– Comment avez-vous su où nous logions ? demande Dayton sans la laisser entrer.
– C’est une toute petite ville et les nouvelles circulent vite, répond-elle avec un petit sourire
d’excuse.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demande encore Dayton, qui ne tient pas à être franchement poli.
Cheryl joint les mains d’un air embêté, comme si elle hésitait à parler.
– J’aurais dû vous dire tout à l’heure que je connais bien Jack, dit-elle en regardant Dayton droit
dans les yeux. En fait, on est plutôt intimes, du genre « On vit ensemble ».
Dayton ne bouge toujours pas. Le regard qu’il pose sur la femme en intimiderait d’autres, mais je
suppose que Cheryl est habituée à pire, si elle partage la vie de Jack Keynes.
– Votre père n’est pas celui qu’il vous a laissé paraître ce soir, dit-elle. Je suis au courant de ce
qu’il s’est passé. J’ai des choses à vous révéler sur lui… si ça vous intéresse.
Dayton se tourne vers moi et, même si j’ai l’intime conviction qu’il ferait mieux de ne pas donner
suite, je n’arrive à rien dire. Il ouvre alors plus grand la porte.
– Entrez, dit-il simplement à Cheryl.
Volume 11
1. Le vrai du faux

Qu’est-ce que la barmaid du Kevin’s bar – où Dayton et moi avons dîné – vient donc faire là ? Et
qu’a-t-elle à nous dire sur Jack Keynes, le père biologique de Dayton ? Il nous avait plutôt semblé
qu’elle le connaissait comme quelqu’un qu’on croise souvent dans la même ville, dans le même bar,
mais rien de plus.
Cheryl, la barmaid, avance d’un pas moins assuré que tout à l’heure, au Kevin’s. Elle a perdu de
sa confiance, mais j’ai du mal à savoir s’il s’agit d’une attitude qu’elle adopte volontairement pour
ne pas qu’on se méfie d’elle ou si elle est sincèrement embarrassée.
Après la rencontre houleuse avec le père biologique de Dayton, je pencherais plutôt vers la
méfiance…
Dayton n’a pas bougé de l’entrée de la chambre. Il referme la porte et laisse Cheryl se trouver
une place dans la chambre exiguë. Il l’observe d’un air las.
Je ne bronche pas non plus, toujours près des sacs que nous nous apprêtions à charger dans le
Hummer pour reprendre la direction de Laredo et fuir de cet endroit sinistre.
– Vous partez ? demande Cheryl en remarquant nos bagages.
Elle a l’air surpris ou déçu. Je n’arrive vraiment pas à lire le visage de cette femme. Je suis sur la
défensive et décide de laisser Dayton mener la discussion. Après tout, c’est lui qui a accepté de la
laisser entrer.
– Oui, on s’en va, répond-il d’une voix sèche. Que vouliez-vous me dire au sujet de Jack Keynes ?
C’est bien pour ça que vous êtes venue jusqu’ici, non ?
Son ton n’est pas fait pour mettre à l’aise son interlocutrice. Cheryl me jette un regard, comme
pour chercher un appui qu’elle ne trouve pas. Puis elle me tourne légèrement le dos pour faire face
à Dayton. Elle dégage ses cheveux du col de son blouson et, en faisant cela, dénude un instant sa
nuque, sur laquelle je crois apercevoir des taches sombres… Je me trompe peut-être, mais cela
ressemble… Non, ça ne peut pas être le même tatouage des trois points et du cercle que Dayton a
sur son bras ?
Je ne la sens pas, cette femme…
Je jette un regard intrigué vers Dayton. Il n’a pas pu voir le tatouage depuis l’endroit où il se
trouve. Je me vois mal lui balancer ça sans prévenir, devant Cheryl.
J’ai pu me tromper… Mieux vaut écouter ce qu’elle a à dire avant de tirer des conclusions.
La barmaid remarque mon expression troublée et mon froncement de sourcils et elle essaie de se
donner une contenance. Elle plonge les mains dans les poches très serrées de son jean et redresse
les épaules.
– Je sais ce qu’il s’est passé entre Jack et vous, ce soir, dit-elle pour amorcer la discussion. J’ai vu
votre tatouage sur votre bras au bar et j’ai compris que vous deviez avoir un lien avec lui. Enfin…
que vous n’aviez pas simplement besoin de ses talents de mécanicien.
Je regarde brièvement Dayton qui est toujours immobile, son regard acier froid posé sur la
serveuse et les mâchoires crispées. Il ne laisse rien transparaître, si ce n’est son agacement et sa
mauvaise humeur. Il lui fait un signe du menton pour lui signifier de continuer.
– Jack était dans un sale état quand je l’ai rejoint chez lui, après votre départ, dit-elle.
– Il s’est mis tout seul dans cet état, rétorque Dayton. Je venais discuter, le rencontrer et je me
suis fait envoyer balader, et pas d’une manière très polie.
Cheryl hoche la tête en silence, comme si elle comprenait ce que disait Dayton.
– Jack s’emporte facilement, murmure-t-elle.
– Il s’emporte facilement ? ricane Dayton. On peut dire ça comme ça… Moi, j’ai plutôt
l’impression d’avoir rencontré un type malfaisant, incapable de cracher autre chose que du venin.
– Il a un problème avec la boisson, c’est vrai, ajoute Cheryl.
C’est bizarre de voir cette femme plaider la cause, plus que perdue, de cet affreux personnage
qu’est Jack Keynes. Je ne vois pas grand-chose dans cet homme qui puisse le sauver d’un mauvais
jugement.
– Je m’en fous, répond Dayton sur un ton détestable. Ça n’est pas mon problème. On s’en va.
Cheryl reste une seconde sans voix après cette déclaration désagréable, puis elle bafouille :
– Vous êtes son fils, n’est-ce pas ? Il n’a pas voulu me dire.
Dayton et moi échangeons un regard interrogateur. J’ai l’impression que, comme moi, il se
demande sur quel pied danser avec cette femme. Pourtant, j’ai également le sentiment qu’il aurait
plus de raisons que moi de l’écouter, qu’il serait sans doute plus indulgent. Comme pour confirmer
ma crainte, son visage se radoucit et il acquiesce.
– En effet, même si je suppose que je ne suis pas le seul enfant qu’il ait, dit-il.
Cheryl est une femme expérimentée et fine, j’en suis certaine. Elle sent aussitôt ce léger
changement dans le comportement de Dayton. Elle prend alors une expression proche de la
compassion.
– Son histoire n’est pas simple, dit-elle presque dans un souffle. Et la vôtre, par conséquent, ne
l’est pas non plus. Je peux m’asseoir ? demande-t-elle en montrant le lit près duquel elle se tient
debout.
Non, ne la laisse pas s’installer ! Ne tombe pas dans son piège !
Dayton l’invite d’un signe à s’installer. Lui-même se dirige vers une chaise datant d’une autre
époque, non loin du lit. Je reste debout, là où j’étais, pas loin de Cheryl, et croise les bras sur ma
poitrine dans une attitude ouvertement méfiante. C’est plus fort que moi, une sirène d’alarme
s’enclenche aussitôt. Si on était partis dix minutes plus tôt, on ne se retrouverait pas à écouter cette
femme qui, selon moi, n’apporte rien de bon.
– Ça fait presque dix ans que je connais Jack, commence-t-elle, comme si, en lui permettant de
s’asseoir, Dayton lui avait également permis de nous déballer son histoire. J’en ai vu passer des
enfants du Nouveau Royaume, la communauté qu’avait créée Jack… Au début, je n’étais au courant
de rien. Jack n’est pas vraiment bavard quand il s’agit de son passé, mais il a bien été obligé de
s’expliquer quand le premier gamin est apparu. C’était tout juste un ado. Il avait fugué
certainement, je ne sais même pas ; en tout cas, il était dans un sale état et maigre…
Elle secoue la tête à ce souvenir.
– Je n’ai pas compris ce que voulait ce gamin et je n’ai pas compris non plus pourquoi Jack était
bouleversé par son arrivée. Le fait est qu’ils ont discuté, tous les deux, et que le gamin est reparti
sans que j’en apprenne davantage. Seulement, les jours qui ont suivi, Jack n’était plus le même.
Son histoire ne m’intéresse pas et j’ai envie de hurler, là, au beau milieu de la chambre : « TON
HISTOIRE NE NOUS INTÉRESSE PAS ! ». Je comprends ce qu’elle est en train de faire. Elle essaie
de nous embobiner, de nous attendrir, de nous faire larmoyer en nous racontant une histoire qui
correspondra mieux à l’idée que Dayton se faisait de son père naturel, que la réalité de l’odieux
personnage qui l’a repoussé.
– Il a fini par craquer et me raconter, poursuit Cheryl, la mine toujours grave.
Oscar de la meilleur interprète féminine dans la catégorie mélo scabreux ! Bravo !
– Il m’a parlé de ce groupe qu’il avait fini par former avec des compagnons de route, des sortes
de clochards, beatnik ou hippie après l’heure. Il m’a avoué que c’était pour compenser une famille
qu’il n’avait jamais vraiment eue.
Jusqu’alors, elle fixait ses mains jointes tout en parlant, mais, sur cette dernière phrase, elle
relève soudain la tête vers Dayton, et la magie du mélo fait effet ! Quand je regarde Dayton, il est
captivé et il attend la suite. Ce genre de choses, c’est exactement ce qu’il a envie d’entendre pour
ne pas repartir avec l’image de ce sale type ivre qui lui hurle dessus depuis les entrailles d’un
garage crasseux.
– Jack a été un gamin battu, vous savez, reprend Cheryl. Adolescent, il a fui le foyer familial. Sa
vie, ça a longtemps été la route, et les gens qu’il y rencontrait sont devenus sa famille au fil des
années.
Je ne peux m’empêcher d’intervenir.
– D’après ce qu’on nous a dit de cette communauté, le Nouveau Royaume, commencé-je sur un
ton ironique, on ne peut pas dire que cela ressemblait vraiment à une famille. Ça tenait plutôt de la
secte, et Jack en était le guide, sinon le tyran !
Dayton me fait un signe des deux mains pour m’inviter à tempérer mes propos. Je ne sais pas
trop comment je dois le prendre. Me demande-t-il cela parce qu’il compatit avec Jack ou bien parce
qu’il veut que Cheryl le croie et nous en dévoile davantage ? J’espère que c’est la seconde option,
parce que je ne veux pas croire que mon amoureux se laisse avoir aussi facilement par le désespoir
si mal feint de notre visiteuse nocturne.
– Je ne dis pas que ça n’est pas devenu ainsi, admet-elle.
Qu’elle soit d’accord est encore pire que si elle réfutait mon attaque avec véhémence.
– C’est devenu ainsi, vous avez raison, parce qu’on sait ce que cela fait à l’homme quand on lui
donne un certain pouvoir, il en abuse, et Jack est un homme comme les autres, dit Cheryl en me
regardant droit dans les yeux.
Je ne détourne pas le regard. J’essaie de lui faire passer le message que je ne suis pas dupe de
son petit jeu, parce que je suis convaincue qu’elle est en train de nous raconter des bobards. Elle
coupe cet échange de regards pour reporter une nouvelle fois son attention vers Dayton.
– Il ne le cache pas, vous savez, dit-elle. Il s’est progressivement mis à manipuler ceux qui, au
début, étaient des compagnons de route. Il a compris qu’ils étaient plus faibles que lui et qui était
capable de se débrouiller seul. Il a profité d’eux, et je peux vous assurer qu’il n’en est pas fier.
– Ce n’est pas l’impression qu’il nous a donnée ce soir, intervient enfin Dayton.
Ouf, un sursaut de lucidité !
– Il paraissait même être fier d’avoir berné tout son petit monde ! surenchéris-je.
Dayton m’adresse un regard d’avertissement, comme s’il voulait gérer cette discussion à sa
manière. Ce n’est pas méchant, mais assez autoritaire pour me froisser. Je ne compte pas rester là à
rien dire, s’il se fait balader par Cheryl.
Cheryl ne se démonte pas, et c’est vraiment très perturbant. Je doute que ce soit parce qu’elle est
porteuse de la vérité ou du moins qu’elle y croie. Je pense plutôt qu’elle s’est préparée à nos
réactions et qu’elle les contre les unes après les autres avec facilité.
– Il a profité et abusé, je ne le nie pas et lui non plus, dit-elle sans que sa voix tremble. Je sais
aussi toutes ces histoires de brimades envers les hommes et de relations forcées avec les jeunes
femmes du groupe. Mais il vit avec ça ! Il porte ça en lui tous les jours et il s’en souviendra jusqu’à
sa mort. C’est aussi pour ça qu’il vit en retrait, qu’il ne fréquente personne. C’est devenu une sorte
d’ermite, parce qu’il est conscient du mal qu’il a fait et qu’il peut être encore capable de faire.
Son ton s’est plus affirmé ; c’est une véritable plaidoirie qu’elle est en train de nous livrer, avec
les mimiques qu’il faut et le ton éploré qui va avec…
Beurk, ça me dégoûte !
– S’il se sent si coupable, comme vous semblez l’affirmer, dit Dayton d’une voix posée, pourquoi
donc rejeter les enfants qu’il a eus et dont il ne s’est jamais soucié ? Ce serait un moyen de se
racheter, non ?
– Vous n’êtes pas le premier, réplique Cheryl. Et vous ne serez sans doute pas le dernier. Certains
sont venus avec un esprit de vengeance et pleins de souffrance. L’un d’eux a même tabassé Jack,
avant de le laisser pour mort sur le sol du garage. Une jeune femme, une de ses filles, est venue
pour essayer de lui soutirer de l’argent. Elle a essayé de le séduire, c’en était vraiment malsain.
Je suis surprise que Cheryl soit choquée par le comportement de la descendance de son amant
douteux… À quoi s’attendait-elle ? Dayton est peut-être le seul des enfants de Jack à avoir eu la
chance de mener une enfance dans un environnement aimant et équilibré.
– Jack ne croit pas pouvoir se racheter de tout le mal qu’il a fait, et certainement pas auprès de
ces enfants qui viennent avec une idée derrière la tête, poursuit Cheryl.
Je bouge d’un pied sur l’autre, agacée de ne pouvoir prendre cette bonne femme par le col pour
la conduire jusqu’à la sortie. Son assurance navrée m’agace ; tout ce qu’elle débite comme inepties
également. Je n’arrive pas à croire que Dayton reste impassible et attentif.
Il remarque que je m’agite sur place et m’adresse un regard par lequel il semble signifier qu’il a
l’affaire en main. Cheryl continue de nous livrer son monologue, digne de l’Actors Studio.
– Sa manière à lui de se racheter, c’est de vivre chaque jour avec sa honte. C’est pour cela qu’il
boit, pour supporter la honte. De toute manière, il a payé pour certains de ses actes. Il a fait de la
prison, vous savez ?
Dayton hausse les sourcils comme si elle lui apprenait quelque chose qu’il ne sait pas.
O.K., j’ai compris. Lui aussi, il joue !
Cheryl prend un air ennuyé par cet aveu.
– Oui, il a commis quelques délits, admet-elle. Des vols surtout. Il a aussi abusé plusieurs fois de
la confiance des gens, mais il a payé.
Comme par hasard, elle oublie tous les trucs pas nets que Dayton a découverts lors de son
enquête…
– Aujourd’hui, il a une nouvelle vie, ajoute-t-elle. Quand il s’est posé ici, il a cessé toutes ses
magouilles. Il s’est mis au travail. Il est calme et il repousse tout ce qui lui rappelle son passé ; c’est
plus fort que lui. Quand vous débarquez, comme ce soir chez lui, c’est comme un cauchemar éveillé.
Il a la preuve irréfutable qu’il a été un mauvais homme.
Je me retiens de m’arracher les cheveux par poignées et taper du pied. Je lance un regard
exaspéré à mon homme, si beau et si patient… Il ne quitte pas Cheryl des yeux, en lui donnant
l’impression qu’il compatit et comprend parfaitement.
– Pourquoi venir me raconter cela, Cheryl ? demande-t-il alors de sa voix suave. Ça ne changera
rien à la situation : je voulais rencontrer mon père, j’ai vu, il m’a rejeté et je rentre chez moi.
Elle se penche vers Dayton avec une mine encore plus implorante que tout à l’heure.
– J’ai bien vu que vous étiez quelqu’un d’intelligent et que vous n’aviez pas d’idée derrière la tête,
dit-elle dans un souffle. Vous avez vu qui est votre père, O.K., mais je crois qu’il est possible que
quelque chose se passe entre vous ; j’en suis persuadée même. Il a besoin d’un coup de main, d’une
aide. Jusqu’à présent, tous les autres sont venus se plaindre ou l’insulter. Si vous lui montriez qu’on
peut être bon avec lui ? Si vous lui montriez comment faire, je suis sûre qu’il serait heureux de se
réconcilier avec son passé.
Le truc dingue, c’est que si on enlève tous les a priori et les intuitions concernant cette femme –
qui, à mon avis, sont plus que des intuitions… –, il faut bien reconnaître que son discours tient la
route et qu’avec son ton, n’importe quel idiot ne connaissant pas précisément le passé de Jack
Keynes pourrait croire en la réhabilitation de ce sale bonhomme…
Pas moi ! Ni Dayton !
J’observe de quelle manière mon homme joue finement avec la barmaid.
– Je veux bien l’aider, Cheryl, murmure-t-il en baissant les yeux sur ses mains. Oui, je veux bien.
Après tout, c’est mon père…
J’ai envie d’applaudir. Quelle belle performance de comédien ! Cheryl tombe immédiatement dans
le panneau. Elle lève vers Dayton des yeux pleins d’espoir.
– Vous le pensez vraiment ? demande-t-elle.
Dayton hoche la tête.
– De quelle manière croyez-vous que je pourrais l’aider ? dit Dayton, l’air grave et concerné. Vous
pensez que je pourrais lui payer une cure de désintoxication ?
Ah, ah ! Pourquoi pas un déguisement d’enfant de chœur ? !
Cheryl secoue la tête et adresse un petit sourire émouvant à Dayton.
– Vous savez, rien que de se rendre compte qu’on peut lui vouloir du bien jouera beaucoup dans
son problème de boisson, déclare-t-elle.
Oh mon Dieu, c’est trop mignon ! Je vais pleurer !
– Mais je sais ce qui pourrait l’aider dans sa nouvelle vie, continue-t-elle aussitôt avec l’intention
de ne pas lâcher l’affaire. Vous savez, il souhaiterait monter une petite entreprise de transport,
assurer quelques livraisons et, pour ça, il économise depuis des années pour se racheter un nouveau
camion. Celui qu’il a actuellement tombe en morceaux ; il est en panne toutes les semaines. Vous
pourriez peut-être… Enfin, je sais que c’est peut-être culotté de ma part, mais je pensais qu’un petit
prêt pourrait lui permettre de s’équiper correctement.
Et tout ça sur un ton embarrassé… Elle maîtrise décidément à la perfection tous les registres !
– Je peux y réfléchir, répond Dayton en rivant ses yeux bleu acier dans ceux trop maquillés de
Cheryl. O.K., je vais y penser. Je pense qu’on peut reculer notre départ, non ? me demande-t-il.
Je ne sais comment réagir. Je sais que Cheryl s’est tournée vers moi quand Dayton m’a posé cette
question. Je ne dois surtout pas laisser transparaître que Dayton est peut-être lui aussi en train de la
manipuler.
– Je suppose que oui, réponds-je d’une voix timide. C’est toi qui décides, c’est ton père !
Cheryl joint les mains et arbore un sourire radieux.
– Super ! fait-elle en se levant d’un coup. Je vais vous laisser réfléchir à tout ça et vous pourrez
passer me voir demain au bar, si vous désirez que je vous accompagne cette fois voir votre père.
Elle prend les mains de Dayton dans les siennes.
– Merci, merci beaucoup, dit-elle. J’avais bien senti que vous étiez quelqu’un de bien. Merci
encore, pour Jack.
Elle en fait trop, mais je crois que c’est ce que Dayton cherchait. Il lui répond par le sourire
embarrassé du type qui a du mal à recevoir des compliments quand il fait de bonnes actions.
Avant de remonter la fermeture de son blouson en cuir, Cheryl en rabaisse le col et soulève de
nouveau ses cheveux pour les dégager. Mon regard se fixe immédiatement sur sa nuque. Je veux
vérifier que le tatouage que j’ai aperçu là, quand elle est entrée, n’est pas le fruit de mon
imagination et de ma suspicion.
Cheryl se retourne pour me serrer la main à mon tour.
– Merci de m’avoir écoutée, me dit-elle. Bonne nuit !
Puis elle se dirige vers la porte, l’ouvre et, avant de sortir, nous gratifie d’un superbe sourire
reconnaissant qui me ferait presque douter. Presque… parce que, dès qu’elle a passé puis refermé la
porte et que nous nous sommes assurés qu’elle s’est bien éloignée, je me rapproche aussitôt de
Dayton pour lui parler d’une voix urgente.
– Tu as vu ? demandé-je.
Il hausse les épaules.
– Qu’est-ce que j’aurais dû voir à part une grande comédienne ? répond-il.
– Sur sa nuque, rétorqué-je, elle est tatouée. Un cercle et trois points.
2. Jusqu’au bout

Le visage de Dayton se fige.


– Elle nous aurait menti sur toute la ligne ? dit-il d’une voix désincarnée.
Les bras m’en tombent ! Je fixe Dayton sans comprendre.
Je reste calme ou j’explose ?
– Enfin, dis-je sans savoir sur quel ton m’exprimer, tu as bien vu de quelle manière elle jouait la
comédie ? Ces airs contrits, son ton repentant… tout ça, c’était voulu !
Dayton hoche la tête.
– Bien sûr que j’ai compris qu’elle nous baladait, Anna, dit-il, mais j’ai surtout pensé que c’était
dans le but de nous soutirer de l’argent ; ce qui a fini par arriver d’ailleurs. Au-delà de ça, j’ai
vraiment cru qu’elle n’en savait pas plus sur Jack qu’elle le disait. Après tout, pourquoi ne lui aurait-
il pas caché son passé pour paraître moins mauvais qu’il ne l’est ?
O.K., j’ai eu peur, mais je comprends qu’il a analysé la discussion d’un point de vue précis, celui
de la rapace à l’affût d’argent, alors que moi, j’ai mis Cheryl et Jack dans le même sac, en ne les
séparant pas dans cette évidente manigance.
– Difficile de croire que tout le monde est pourri, hein ? demandé-je, sur un ton presque peiné.
Dayton m’adresse un sourire étrange, à la fois surpris et désabusé.
– Ouais, dit-il. Drôle d’endroit, drôles de gens, drôle de moment.
Je m’approche de lui avec l’intention de me blottir contre lui pour une discussion rassurante.
– On ne devrait pas changer nos plans, murmuré-je contre son torse, une fois qu’il m’a ouvert les
bras. On devrait partir tout de suite.
Un silence suit ma proposition, puis je sens le torse de Dayton se soulever contre mon visage et
un profond soupir lui échappe.
– Je ne fuirai pas, Anna, déclare-t-il enfin.
Je relève les yeux vers lui. Son regard se perd dans ses réflexions et il pince ses jolies lèvres
sensuelles.
– Mais tu ne fuis pas ! réponds-je. Tu fais ce qui est le plus sage : tu t’éloignes de ces gens
malveillants. Ils ne te veulent rien de bon, et tu le sais. Ça devrait te suffire pour t’en aller.
Il plonge son merveilleux regard bleu acier dans le mien, comme s’il voulait que je comprenne
chaque mot qu’il s’apprête à prononcer.
– Je ne partirai pas uniquement sur des intuitions, même si elles me semblent fondées, dit-il avec
une douce résolution. Je veux des preuves et je veux voir par moi-même. C’est un sujet trop
important, une page trop lourde à tourner comme ça, sur des impressions, sans en avoir le cœur
net. Je veux les démasquer et je veux m’en aller sans qu’aucun doute ne subsiste en moi. Tu
comprends, Anna ?
J’acquiesce. J’aime cette droiture chez lui et l’envie qu’il a d’être certain avant de porter des
jugements définitifs.
– Je ne veux pas passer le reste de mes jours à me demander si j’ai bien fait ou pas, et j’avoue
aussi que j’aimerais croire que cet homme est capable de s’amender, de reconnaître les erreurs du
passé et d’avoir envie de se racheter une conduite. Si je peux contribuer à ça…
– Je comprends, dis-je en lui caressant la joue pour lui montrer que je suis complètement avec lui.
Par contre, j’aimerais que tu n’agisses pas seul. Je veux qu’on appelle Jeff ou cet employé en qui tu
as toute confiance et qui t’a aidé à retrouver ton père et qu’on leur demande de se renseigner au
sujet de cette Cheryl.
Je sonde son regard pour essayer de lire dans ses pensées. Après quelques courtes secondes de
réflexion, Dayton répond :
– O.K., on va appeler Jeff.
***
En amitié, peu importe l’heure. C’est là que je me rends compte que, malgré l’épisode contrariant
des mensonges de Jeff et la déception que Dayton a pu éprouver, ces deux-là sont liés au-delà de
toutes les épreuves qu’ils peuvent traverser. Jeff répond présent. Dayton a posé son portable sur la
table de nuit et mis la communication sur haut-parleur. Il explique brièvement la situation à son ami.
Tout cela d’une manière très professionnelle : des faits, des détails. Jeff prend des notes et demande
des éclaircissements. Dayton et moi sommes penchés vers le téléphone, attentifs et l’air grave.
On se croirait dans un épisode de True detective…
– Tout ça m’a l’air plutôt douteux, déclare enfin Jeff, une fois que Dayton a fini de lui livrer toutes
les informations possibles. Je comprends que tu ne veuilles pas te fier uniquement à ton intuition,
Dayton, mais je crois que les recherches ne feront que confirmer tes impressions.
– C’est exactement ce que je veux, répond Dayton, des confirmations.
– Laisse-moi quelques heures. Tu auras dans la nuit tout ce que tu as besoin de savoir. En
attendant, Anna et toi, ne bougez pas, ne faites rien. Franchement, d’après ce que tu m’en racontes,
cette ville ne me semble pas un endroit où vous pourriez trouver des appuis. Ne vous fiez à
personne. Je n’aime pas vous savoir dans cette situation.
– J’ai bien compris, répond Dayton de son ton « Mr Business ». J’attends de tes nouvelles.
– Ah… et puis tu pourrais peut-être également en parler avec ta mère, Audrey, pour lui demander
si cette Cheryl lui dit quelque chose, ajoute Jeff. Ou bien, vois avec ce vieux musicien que tu avais
rencontré à New York et qui t’a filé le journal qui t’a permis de remonter la piste de ta mère,
conclut-il.
Dayton et moi hochons la tête de concert.
– Je doute que Rob Pieters accepte de nous répondre, rétorque Dayton. Il tenait vraiment à ce
qu’on ne le recontacte pas au sujet de son passage dans la secte ; c’était la condition sine qua non
pour qu’il nous donne son journal. Quant à Audrey, oui, je l’appelle tout de suite.
– O.K. À plus tard vous deux, réplique Jeff. La nuit va être longue. Essayez de dormir un peu
quand même.
Dayton coupe la communication et rive ses yeux aux miens sans parler. Son silence m’inquiète.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je, déstabilisée.
– Ce que je te fais vivre, Anna, ce n’est pas simple, dit-il avec sérieux. Et tu es toujours là, avec
moi…
J’esquisse un sourire amoureux.
– Je ne pense pas à tout ça, Dayton, réponds-je dans un murmure. Je ne me pose pas de
questions. Il n’y en a d’ailleurs pas à se poser.
– Justement ! dit-il, toujours en me dévisageant avec intensité. J’ai une chance folle d’être avec
toi, Anna. Ça ne fait que confirmer ce que je pense déjà : j’ai envie de passer ma vie avec toi à mes
côtés.
Cet aveu si calme dans un moment aussi tendu me va droit au cœur et je rougis jusqu’à la racine
de mes cheveux.
Il est en train de me demander en mariage ou quoi ?
– On en reparlera, ajoute-t-il aussitôt, en remarquant mon embarras. Ça n’est pas le moment.
Plus tard…
Il tend le bras pour me caresser tendrement la joue.
– J’appelle Audrey, dit-il sans transition.
Je hoche la tête, les joues encore enflammées par sa déclaration amoureuse.
Même mode opératoire : communication en haut-parleur et nous deux installés de part et d’autre
du portable, la mine grave et attentifs.
Il est tard, mais Audrey répond aussitôt, et il ne semble pas que nous la réveillions. Je perçois un
soupçon d’inquiétude dans sa voix.
– Dayton ? dit-elle. Ça va ? Tu es encore au Texas ? Anna est avec toi ?
Dayton prend une voix calme – pas celle de « Mr Business », mais plutôt celle d’un fils
attentionné – pour rassurer sa mère naturelle.
– Oui à tout, Audrey, répond-il. En fait, on allait repartir après avoir rencontré Jack Keynes et
puis, il s’est passé un truc et je voulais t’en parler.
– Comment s’est passée ta rencontre avec Jack ? demande-t-elle.
Dayton comprend qu’il ne pourra aller plus loin sans raconter à sa mère biologique ce qu’il s’est
passé.
– Il est tel que tu me l’as décrit, dit-il. Pire, je crois ! L’âge n’a sans doute pas arrangé les choses
et puis, il boit aussi. C’est un homme mauvais et en colère. Ça ne s’est pas bien passé, mais j’ai vu à
quoi il ressemblait et c’était ce que je voulais.
Silence embarrassé au bout de la ligne.
– Tu n’y es pour rien, Audrey, poursuit Dayton. Tu m’avais prévenu, mais je voulais savoir. Ça fait
partie de ma démarche. On comptait s’en aller dès ce soir avec Anna, mais il y a eu un
rebondissement. On a reçu la visite d’une femme, la compagne de Jack apparemment.
Audrey écoute toujours sans un mot.
– Une certaine Cheryl, continue Dayton. J’ai demandé à Jeff de se renseigner sur elle. Elle affirme
que Jack souffre de ce qu’il a fait par le passé, qu’il porte ses fautes en lui tous les jours et qu’il
essaie de s’amender. Il y a pourtant un sacré décalage entre l’accueil qu’il m’a fait et ce qu’elle
raconte. Quoi qu’il en soit, elle a fini par me demander de l’argent pour lui permettre de se remettre
à flot et s’offrir une nouvelle vie.
– Pars, Dayton ! lâche Audrey, sans même avoir entendu la suite. Va-t’en de cet endroit et loin de
cet homme. Il est mauvais et ne sait que s’entourer de gens comme lui. Je ne comprends toujours
pas comment tu as pu entraîner Anna dans…
– Audrey, je voulais savoir une chose, l’interrompt Dayton. Justement Anna a remarqué que cette
Cheryl était tatouée, sur la nuque. Le même tatouage que nous. Est-ce que tu te souviendrais de
cette femme ? Faisait-elle partie de la communauté quand tu t’y trouvais ? Elle affirme qu’elle ne
connaît Jack que depuis une dizaine d’années et qu’il lui a révélé son passé par bribes, mais là, j’en
doute…
Audrey ne répond pas tout de suite. Je l’imagine très bien, les yeux fermés et les sourcils froncés,
en train de fouiller sa mémoire et de déterrer des souvenirs qu’elle refoule depuis des années.
– Dans la nuque, le tatouage ? dit-elle. Oui, je crois voir de qui il s’agit. Je ne me rappelle pas de
son prénom, mais une jeune femme est arrivée dans le groupe peu avant que je m’enfuie, et elle a
fait en sorte de devenir la « première épouse » de Jack. Sa préférée. Ce qui n’empêchait pas cet
odieux personnage de continuer d’abuser des autres femmes, mais elle avait un statut privilégié.
Elle nous faisait bien comprendre qu’elle était supérieure aux autres. Pour marquer sa différence,
elle a accepté qu’on la tatoue sur la nuque, mais elle arborait d’autres tatouages en hommage au
guide…
Dayton et moi échangeons un regard entendu. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. Cette
femme nous a menti sur toute la ligne et, à partir de là, nous savons qu’elle trame quelque chose de
pas net avec Jack.
– Dayton, continue Audrey, j’aimerais que vous rentriez tout de suite. Tu peux faire ça, non ? Je
n’aime pas te savoir là-bas avec Anna. Je crois que tu n’as pas idée du potentiel malveillant de ces
personnes. Crois-moi, je t’en prie.
C’est la mère qui parle. Son ton est touchant, et je vois que Dayton n’y est pas insensible.
– Je ne prendrai pas de risques inconsidérés, je te le promets, lui répond-il. Ne t’inquiète pas. Je
t’appelle dès notre retour à Manhattan, Audrey.
Une fois qu’il a raccroché, je lui prends la main et la presse affectueusement entre les miennes.
– Dayton, dis-je doucement. S’il n’est pas trop tard, j’aimerais que tu appelles Kathy et Graham.
Audrey risque de les prévenir ; mieux vaut qu’ils ne s’inquiètent pas outre mesure. Tu avais dit que
tu les tiendrais au courant.
Dayton hoche la tête. Nous sommes dans ce coin paumé à lancer des communications dans tous
les sens, pour rassurer les uns et solliciter l’aide des autres. C’est dans ces moments-là que je me
rends compte à quel point l’entourage proche de Dayton est important, pour lui qui a été un enfant
abandonné et qui a échappé de justesse à une vie sans famille. C’est dans ce genre de moments que
je pense également aux miens que je n’appelle pas aussi souvent, et pourquoi donc ? Sans doute
parce que je n’ai jamais manqué de cet amour, que j’en suis assurée et qu’il ne me semble pas
primordial de les tenir au courant de mes moindres faits et gestes. Je n’ai pas d’excuse. En tout cas,
je ne peux pas prendre Dayton et la vie trépidante que nous menons comme prétextes pour
expliquer que je n’appelle pas ma famille.
Moi aussi, je dois prendre soin des miens…
Dayton, portable à l’oreille, se tient debout devant la fenêtre donnant sur le parking sombre et
désert du motel. Il parle d’une voix douce. J’observe sa silhouette de dos, détaille, comme à chaque
fois, les contours de son corps athlétique. En une situation aussi tendue que celle dans laquelle nous
nous trouvons, sa présence virile et solide me rassure et m’apaise.
Avec lui, je ne crains rien…
Une fois la conversation finie, il se retourne vers moi avec une expression inquiète.
– Qu’y a-t-il ? demandé-je.
– J’ai eu mon père, dit-il. Ma mère était déjà couchée. C’est étonnant, d’habitude c’est elle qui
veille. Mon père avait l’air fatigué. Je sais qu’il n’est pas du genre à s’inquiéter autant que ma mère,
mais je n’ai pas aimé sa voix. Il y avait autre chose…
– Tu te fais peut-être des idées, Dayton, dis-je en repoussant l’éventualité que de nouveaux sujets
d’inquiétude viennent s’ajouter à ceux déjà bien réels. On est à bout, sur le quivive. Tu les
rappelleras quand nous rentrerons.
Il hoche la tête, puis s’approche de moi, qui suis toujours assise sur le lit.
– On devrait essayer de dormir un peu en attendant que Jeff nous rappelle, dit-il.
Nous nous allongeons tous les deux sur le lit, sans nous déshabiller, comme deux soldats aux
aguets, prêts à repartir en mission. Je pose ma tête sur son torse et m’endors sous la caresse
tranquille de sa main sur mes cheveux. Je sais qu’il veille.
***
L’horizon commence lentement à se dessiner en une ligne orangée quand Jeff rappelle. Nous
avons réussi à arracher quelques heures de sommeil à cette nuit d’attente. Enfin moi, parce que
Dayton ne semble pas avoir dormi et ses yeux sont d’un bleu métallique plus dur, cernés d’une
sombre fatigue.
J’émerge rapidement et me redresse sur le lit. Dayton me jette un bref regard pour s’assurer que
je suis prête, puis passe la communication sur haut-parleur.
– Vous avez dormi ? demande Jeff, dont la voix laisse percer un certain épuisement.
– Oui, oui, ne t’inquiète pas, Jeff, répond Dayton qui se met sans aucun mal en mode « Mr
Business ». On t’écoute.
Jeff inspire un grand coup avant de se lancer.
– Bon, pas simple de mettre la main sur cette Cheryl sans nom de famille, surtout au Texas où on
a l’impression qu’il pousse une Cheryl à chaque coin de rue, dit-il avec un petit ricanement exténué.
Mais on a fini par la retrouver via les déclarations de son employeur qu’on a recoupées avec le
fichier des permis de conduire. Au moins, son job actuel est réglo. Elle s’appelle Cheryl Tyrell et elle
a tout juste 50 ans. Une sacrée bourlingueuse ! Elle a laissé des traces d’elle dans au moins 15
États, appréhendée pour différents délits. Une vraie touche-à-tout : vol, recel, racolage et même
revente de drogues. Son dernier délit connu a été d’essayer de passer la frontière mexicaine avec
des médicaments illégaux. Du coup, elle est fichée par la Drug Enforcement Administration. Ce n’est
pas une débutante, mais ça fait trois ou quatre ans qu’il semblerait qu’elle se soit calmée. En tout
cas, il y a bien connexion avec Jack Keynes. On a mis la main sur une affaire de faux et usage de
faux et de détournement de pensions qui remonte aux années 1990… Ils auraient abusé de
personnes âgées vivant seules pour toucher leurs pensions à leur place…
J’écarquille des yeux devant la liste des délits commis par cette femme qui nous a joué la scène
du grand repentir il y a à peine quelques heures.
– De toute évidence, ça n’est pas une personne en qui tu peux avoir confiance, conclut Jeff. Pour
son crédit, pas d’appréhension pour agression ou violence.
– Son équipier se charge de ça, commente Dayton avec amertume.
– Je me répète peut-être, Dayton, mais je n’aime pas trop que vous traîniez dans les parages de ce
genre de personnages, poursuit Jeff. Je n’ai pas fait aboutir toutes mes recherches ; j’aimerais que tu
attendes que j’en sache plus, si tout ce que je viens de te révéler ne suffit pas pour te faire fuir,
avant d’entreprendre quoi que ce soit. Et, Anna, tu m’écoutes ?
Je me rapproche du téléphone.
– Oui, Jeff, je suis là, réponds-je.
– Autant te dire que Saskia et Gauthier me mènent la vie dure, maintenant qu’ils savent dans quel
pétrin vous vous trouvez encore. Vu ce que je viens de vous apprendre, je ne peux que les
comprendre. Et je suis du même avis qu’eux, je préfèrerais que vous déguerpissiez de ce trou à rats.
Mais je sais que Dayton fait toujours ce qu’il veut, alors je compte sur toi pour raisonner le type que
tu as en face de toi et le dissuader de jouer les super-héros…
Je jette un œil à Dayton. Il a un petit sourire amusé, so sexy.
– Compte sur moi ! Jeff, réponds-je. On ne prendra aucun risque.
– O.K., laissez-moi jusqu’à 10 heures avant de décider de faire quoi que ce soit avec ces deux
malfrats, conclut Jeff avant de raccrocher.
Je me rallonge ensuite sur le lit pendant que Dayton fait les cent pas dans la chambre. Je sens
qu’il hésite. La raison lui dit certainement de charger nos sacs dans le Hummer et de filer, mais ses
tripes lui disent autre chose, à savoir ne pas lâcher l’affaire et aller jusqu’au bout pour démasquer
les menteurs.
Le jour est là et Dayton se propose de sortir nous chercher de quoi prendre un petit déjeuner sur
le pouce.
– Promets-moi que tu ne feras rien sans moi, dis-je en prenant ses mains et en plongeant mon
regard dans le sien.
– Je te le promets, dit-il avant de m’embrasser et de quitter la chambre.
Je profite de son absence pour prendre une douche, mais à peine ai-je posé le pied hors de la
cabine qu’une nausée me prend, et je tombe à genoux, avec un haut-le-cœur que je maîtrise avec
difficulté. Pourvu qu’on ne reste pas coincés pendant des lustres dans ce coin paumé ! Il faut
vraiment que je m’occupe de ce problème de nausées matinales et que je m’ôte ce doute de la tête.
3. True detectives

– Ça ne va pas, Anna ? me demande Dayton quand il rentre enfin avec un sac rempli de muffins et
deux grands gobelets de café fumant.
Je secoue la tête, le cœur au bord des lèvres.
– C’est toute cette tension, je crois, réponds-je en évitant le regard de mon amoureux pour ne pas
qu’il y lise le demi-mensonge que je lui sers au petit déjeuner. Ou alors c’est peut-être un truc qui ne
passe pas, je ne sais pas.
– Tu étais déjà mal la semaine dernière, dit-il en fronçant les sourcils. Tu ne crois pas que tu
devrais voir un médecin ?
Si tu savais…
– Je m’en occupe dès qu’on rentre, je te promets, réponds-je avec un petit sourire fatigué. Tu as
raison, ce n’est pas normal en effet de me sentir barbouillée en permanence.
Après tout, je peux découvrir par hasard que je suis enceinte sans même y avoir songé avant, non
?
Il me fixe en silence quelques secondes et, même si la possibilité d’une grossesse lui effleure
l’esprit, il n’en fait rien paraître. Mine de rien, ça m’arrangerait plutôt qu’il me pose la question… Je
n’aurais pas à sauter le pas pour lui exprimer mes doutes, mais il a la tête remplie d’autres
préoccupations, et je peux le comprendre. Moi-même, je suis tendue par l’attente du coup de fil de
Jeff qui déterminera la suite des événements.
Je veux qu’on se taille d’ici, et vite fait !
J’observe Dayton picorer un muffin et je l’imite. Rien ne passe.
– Tu devrais essayer de dormir, murmuré-je en posant un regard inquiet sur les traits tirés de
mon amoureux.
L’épuisement souligne son visage d’ombres fines. Il a l’air d’avoir pris quelques années en
maturité, mais son physique est toujours celui d’un homme fort et plein d’énergie, à peine teinté
d’une gravité qui lui donne encore plus de sex-appeal. Il ressemble à une sorte de héros ténébreux.
Il secoue la tête.
– Je n’y arriverai pas, répond-il.
– Tu devrais essayer de te détendre au moins, insisté-je. Ferme les yeux et respire calmement.
– Je sais ce qui me ferait du bien, dit-il. Jouer un peu de guitare. Mais c’est comme si cet endroit
me coupait de tout ce que j’aime pour ne me faire voir que ce qu’il y a de pire dans le monde et chez
l’être humain. Cette ville est moche ; rien de beau n’y vit…
Je me lève et m’approche de mon homme pour tenter de le calmer par ma présence.
– Je suis là, dis-je en posant sa tête contre ma poitrine.
– Et tu es bien la seule chose dont la beauté résiste à cet endroit, marmonne-t-il.
Je laisse échapper un petit gloussement.
– Non, non, je te rassure, dis-je, tu es toujours aussi sexy et désirable…
Je le sens sourire contre moi, et sa respiration se fait moins oppressée.
– Viens t’allonger sur le lit, juste pour fermer les yeux, ajouté-je en embrassant tendrement ses
cheveux.
Le désir se garde bien de venir nous taquiner. Dayton a raison, c’est comme si cet endroit
étouffait tout ce qui incarne la vie et le plaisir. Malgré tout, je sens en moi, alors que mon homme se
repose tout contre mon corps, quelque chose d’autre qui n’en est pas moins précieux : un
attachement inébranlable, un sentiment profond qui me fait être complètement présente auprès de
lui, et cela va sans aucun doute avec les emportements fougueux de la passion. C’est un amour
tranquille mais sûr, que rien ne peut remettre en question. Nous sommes là, ensemble, et rien ne
peut abîmer, ni détruire ce qui nous lie.
Le souffle de Dayton est apaisé. Je devine qu’il a enfin réussi à accueillir le sommeil. Je ne peux
m’empêcher de penser que c’est parce que j’ai pris conscience de ce moment tendre entre nous,
dans cet épisode de tension, qu’il est parvenu à s’endormir, comme si je lui avais transmis mon
amour serein et inconditionnel.
La sonnerie du portable de Dayton m’arrache à mes pensées d’amoureuse. Dayton se redresse
d’un coup et tend le bras pour attraper l’appareil. On a du mal à croire que, quelques secondes plus
tôt, il se reposait.
– Oui, Jeff, dit-il d’une voix claire et nette, avec son ton « Mr. Business ».
Il met en mode haut-parleur et pose le téléphone sur le lit. Les mains libres, il s’ébouriffe les
cheveux et se frotte les tempes, comme pour se réveiller.
– Bon, vous avez pu dormir ? demande Jeff, dont la voix est encore plus lasse que tout à l’heure.
– Un peu, répond Dayton, même si on a passé des nuits plus paisibles. Je devine que tu rêves
aussi de retrouver ton lit, non ?
– Tu m’étonnes ! s’exclame Jeff, avant de reprendre d’une voix plus grave : Bon, Dayton, Anna,
écoutez bien ce que je vais vous dire. J’ai des infos plus récentes que ce que j’ai pu vous apprendre
cette nuit, et ça change vraiment la donne. Avant que tu décides quoi que ce soit, Dayton, laisse-moi
te donner mon avis : vous ne devriez pas rester dans le coin et rentrer à Manhattan.
Je lève les yeux vers Dayton, dont l’expression se crispe d’un coup.
– C’est à moi d’en juger… Enfin à nous, ajoute-t-il en remarquant mon regard posé sur lui. On
t’écoute, Jeff.
– Bon, je suis tombé sur une affaire toute fraîche ; c’est là que je me rends compte que notre
boulot s’apparente vraiment parfois à celui d’un détective privé. J’avoue que j’ai fait jouer mes
relations dans la police du temps de mon poste au Computer Crime Service. On n’aurait jamais eu
accès à ces infos sinon…
– O.K., Jeff, qu’est-ce que tu as ? demande Dayton sur un ton impatient.
– Eh bien, Jack Keynes et Cheryl Tyrell ne vivent pas à Crystal City depuis une petite dizaine
d’années comme ils aimeraient vous le faire croire. Auparavant, ils habitaient à Corpus Christi.
D’accord, c’est le même État, mais ce qui les a poussés à déménager est plutôt intéressant. Jack
Keynes a été soupçonné de trafic de clandestins. On l’a coincé avec son camion rempli d’Hispanos
de tous les âges, planqués derrière des cartons. Ce n’est ni plus ni moins que de la traite d’esclaves
modernes. Les hommes finissent dans des ateliers clandestins à l’intérieur du pays, les femmes dans
les bars ou comme femmes de ménage… Le truc, c’est qu’il a joué le type surpris et qu’il a affirmé
avoir demandé exceptionnellement à un autre gars de se charger d’une course avec son camion et
qu’il a récupéré la cargaison. Bref, il n’était pas au courant. Les Mexicains qui ont été interrogés ont
également affirmé qu’ils ne connaissaient pas Jack et qu’ils n’avaient pas eu affaire avec lui pour
passer la frontière… Donc, pas de preuves contre Jack pour ce délit. Par contre, le gars avec qui j’ai
parlé est prêt à mettre sa main à couper que Jack se charge de refourguer les clandestins à certains
bars ou des ateliers de confection pas nets. Même si les policiers sont convaincus qu’il fait passer
occasionnellement des clandestins et qu’il les monnaie ensuite, ce n’est pas du gibier assez gros
pour qu’ils mobilisent des effectifs.
Je suis bouche bée. On venait simplement rencontrer le père biologique de Dayton ! Alors, O.K.,
on se doutait bien que ce n’était pas un enfant de chœur, mais de là à imaginer qu’il trempait dans
du trafic d’humains !
– Et Cheryl ? demandé-je sur un ton hésitant.
– Elle leur a servi la même tirade qu’à vous au sujet de Jack, poursuit Jeff. Elle a joué franc-jeu,
sans cacher vraiment son passé et les délits qu’il a pu commettre. D’après elle, il serait en pleine
quête de rédemption. Il n’empêche que le policier du comté avec qui j’ai parlé est persuadé qu’ils
retomberont sur Jack à un moment donné pour les mêmes méfaits. Selon lui, c’est un amateur
brouillon, juste un mauvais gars pas très finaud.
Pas finaud, mais un mauvais gars quand même…
– Je ne lui ai pas parlé de l’histoire du camion dont Jack aurait soi-disant besoin pour se livrer à
sa nouvelle activité, continue Jeff. Tu sais ? Le camion pour lequel Cheryl t’a demandé de l’argent,
Dayton. Mais je mets ma main à couper que ton père biologique a dans l’idée de se professionnaliser
dans le trafic de clandestins. Alors j’insiste, vous n’avez rien à faire là-bas. Vous devriez rentrer.
Dayton, tu as la preuve que cet homme ne vaut rien de bon.
Dayton hoche la tête.
– O.K., je prends note, Jeff, dit-il d’une voix neutre.
– Tu prends note ? s’exclame son ami. Ça veut dire que tu t’en fous et que tu ne vas pas suivre
mon conseil, c’est ça ? Anna, tu m’entends ? Raisonne-le. Je compte bien vous voir ce soir à
Manhattan. Téléphonez-moi pour me dire si je dois faire venir le jet jusqu’à Crystal City.
– Ça ne serait pas une bonne idée, Jeff, rétorque Dayton d’une voix sèche. Ce serait surtout le
meilleur moyen de confirmer à ces gens que je suis assez aisé financièrement pour qu’ils me collent
aux basques…
– O.K., rentrez ! C’est tout ce que je vous demande, conclut Jeff qui a compris le message que
Dayton décidait par lui-même.
Une fois la communication coupée, j’interroge mon homme du regard.
– Tu veux savoir ce que je compte faire, Anna, c’est ça ? demande-t-il, son regard de nouveau
d’un bleu acier froid et intense.
J’acquiesce en silence.
– Tu crois que maintenant que je sais de quoi ce type et sa compagne sont capables, je vais m’en
laver les mains et rentrer à Manhattan en soupirant de soulagement, du genre : « Ouf, je m’en suis
bien sorti ! » ?
Son ton est presque agressif.
– Tu n’as pas besoin de m’en vouloir d’avoir peur que tu prennes des risques inconsidérés,
Dayton, dis-je seulement d’une voix douce.
Il prend sa tête entre ses mains, les coudes appuyés sur ses genoux. Quand il relève les yeux, son
regard est plus conciliant.
– Je veux que ce type cesse de faire du mal, dit-il, avec un soupçon d’émotion. Je veux le voir hors
d’état de nuire, les menottes aux poignets et derrière les barreaux.
– Tu n’as pas à jouer les justiciers, rétorqué-je, compréhensive et calme.
– C’est vrai, mais ça relève presque maintenant de mon devoir de citoyen, déclare-t-il. Je sais ce
que je fais, Anna. Fais-moi confiance.
***
Dayton appelle Cheryl au Kevin’s bar en début d’après-midi pour l’avertir que nous passons.
– J’ai réfléchi, lui dit-il. J’accepte de rencontrer une nouvelle fois mon père et j’accepte aussi de
faire un geste de réconciliation.
Un silence suit sa déclaration, comme si Cheryl attendait qu’il précise vraiment ce qu’il compte
faire.
– Vous savez, continue Dayton. Ce dont vous m’avez parlé hier, ce qui aiderait Jack à repartir sur
la bonne voie. Je veux bien l’aider à se payer un nouveau camion.
Je refuse d’imaginer le sourire satisfait et vil de Cheryl. Elle doit se sentir victorieuse, et ça me
donne la chair de poule.
– Oh ! C’est très gentil de votre part, euh… bafouille-t-elle.
– Dayton, intervient-il, sans donner son nom de famille.
– Dayton, oui, c’est tellement bon ce que vous faites pour Jack. Je vais lui dire que vous passez. Il
voudra certainement vous remercier personnellement.
Quand Dayton coupe la communication, il m’adresse un regard confiant et solide, comme pour
m’assurer qu’il contrôle la situation.
***
Il fait jour dehors, mais toujours aussi sombre à l’intérieur du Kevin’s bar. La clientèle est plus
hétéroclite et moins bruyante, surtout composée de vieux types qui tuent le temps tranquillement.
En entrant, nous remarquons tout de suite la silhouette de Jack Keynes, voûté sur le comptoir.
Cheryl, derrière le bar, nous adresse aussitôt un sourire radieux et elle fait un signe de tête à Jack
pour le prévenir de notre arrivée.
Je n’aime pas ça, je n’aime pas ça…
Même si Dayton m’a assuré qu’il n’entreprendrait rien de périlleux, je n’aime pas la comédie que
nous jouons tous : Cheryl, celle de l’entremetteuse douteuse, Jack, celle de l’ordure repentante, et
Dayton, celle du fils prodigue qui pardonne… et qui sort les billets.
Et moi alors dans tout ça ?
Outre le fait que je suis sans résister – ce qui ne veut pas dire que j’approuve, on est bien
d’accord ! –, je reste le témoin passif et impuissant de cette affaire.
– Ah ! fait Jack Keynes. Te voilà, Dayton !
Quelle familiarité et quelle amabilité soudaines…
Il se lève de son tabouret. Il ne vacille pas, comme on aurait pu l’attendre d’un homme qu’on sait
porté sur l’alcool.
– C’est du Coca, dit-il en agitant son verre quand il remarque mon regard sur sa boisson. Je sais
me tenir quand même !
Nous avons tous ce même petit sourire faux qui tient, pour certains, de l’embarras, mais, pour
d’autres, de l’hypocrisie.
– Dayton, je voulais m’excuser pour tout ce que je t’ai balancé hier, dit Jack avec un air désolé,
mais sans regarder son fils dans les yeux.
Ce pardon doit lui arracher les lèvres…
– Cheryl m’a remis les idées en place, poursuit-il toujours en évitant le regard de son fils. Je sais
pas ce que je ferais sans elle, tu sais. Elle me rend meilleur, je crois bien. En tout cas, elle prend le
temps d’écouter les autres et ne les juge pas au premier coup d’œil. Tu la verras jamais s’énerver,
ou alors faut sacrément l’enquiquiner, glousse-t-il de sa voix rocailleuse.
N’importe qui ne le connaissant pas tomberait dans le panneau. Il a juste l’air d’un vieux gars qui
en a vu des vertes et des pas mûres. Un type bougon qui s’en veut de s’être emporté et qui s’excuse
avec pudeur. Sauf qu’on sait qui est Jack Keynes ! Et on sait surtout que ce que nous avons vu hier
soir correspondait bien plus à ce qu’il est vraiment, que ce mauvais numéro de poivrot contrit qu’il
nous offre.
– On ne peut pas tout oublier, répond Dayton qui reste à une distance sûre de ce sale bonhomme,
mais je peux au moins essayer de comprendre… Si vous avez besoin d’un geste de ma part, d’une
preuve, pour comprendre que je ne vous veux aucun mal, que je ne cherche ni à me venger ni à
profiter de vous, eh bien, je suis prêt à le faire. Si je peux vous aider à vous réconcilier avec votre
passé en même temps que je n’aurai plus peur du mien, alors allons-y.
Il lui tend franchement la main pour inviter son père à une poignée virile.
– De combien avez-vous besoin, Jack, pour acheter un nouveau camion que vous ne seriez pas
obligé de réparer toutes les semaines ?
Je suis abasourdie, non par la proposition de Dayton – car il m’a confié que c’était son intention –,
mais par la manière si sincère avec laquelle il l’a faite, en tendant la main à cet immonde
personnage.
Mon homme a du cran ! Il n’a vraiment peur de rien !
Jack est déstabilisé lui aussi, certainement par ce contact dont il n’a sûrement aucune envie. Je
suppose aussi que Dayton joue tellement bien que ça doit le perturber. Sans savoir quoi répondre, il
se tourne vers Cheryl, qui patiente, aux aguets derrière son comptoir. Elle n’a pas quitté la scène
des yeux ; je dirais même qu’elle l’a savourée.
Son piège fonctionne à merveille… Je me demande même si elle n’est pas pire que Jack Keynes,
dont la méchanceté et la hargne ont dû s’effilocher avec les années.
– Hé, Jack, c’est toi qui sais ! dit-elle d’un air surpris. Tu m’avais pas dit que Bob de Corpus
Christi t’en avait trouvé un quasi neuf pour un peu plus de 40 000 $ ?
Jack secoue la tête comme un idiot, puis tourne son sale sourire vers Dayton.
– Ben ouais, c’est ça, comme elle dit Cheryl, baragouine-t-il comme un Redneck.
Il n’a même pas le courage de prononcer les chiffres lui-même… Quel lâche !
Dayton hoche la tête avec un petit sourire satisfait, puis frappe dans ses mains avec
enthousiasme, comme pour sceller leur affaire.
– Eh bien, dans ce cas, Jack, disons 50 000 $ pour tomber rond, dit-il, ses yeux rivés dans ceux de
son père biologique. Je ne vous dis pas que je rêve d’une relation idéale entre un père et un fils,
après toutes ces années et tout ce qu’il s’est passé, mais ça pourrait être un bon départ pour une
relation apaisée, au moins. On ne sait pas ce que l’avenir nous réserve de bon.
Jack Keynes est embarrassé par le regard profond de Dayton. Cheryl coupe court à cette situation
gênante.
– Comment vous voulez qu’on procède, Dayton ? demande-t-elle, comme si cela l’embêtait de
soulever ce genre de détails pratiques.
Dayton tourne son visage inexpressif vers la barmaid.
– Je vous apporterai l’argent demain, déclare-t-il.
***
Ensuite, ça se passe comme nous avions convenu plus tôt dans la chambre du motel. Nous
quittons presque aussitôt le Kevin’s bar, après cette courte confrontation au cours de laquelle je n’ai
pas prononcé un mot. Nous avons garé ostensiblement le Hummer devant le bar pour permettre à
tout le monde de nous identifier facilement au gré de nos déplacements dans la ville, mais nous
filons directement vers Laredo. Après tout, Dayton a besoin d’aller rassembler la somme promise à
son odieux père… Donc, rien de surprenant à ce que nous prenions la direction de la grande ville la
plus proche.
Le trajet est silencieux. J’aimerais que nous prenions cette route pour retourner à Manhattan,
mais je sais que ce n’est pas ce que Dayton compte faire.
À Laredo, Dayton achète une vieille voiture d’occasion, un véhicule qui passe inaperçu et qui
ressemble à la majorité de ceux, moins riches, qui sont garés dans le quartier de Jack. Puis, retour à
Crystal City, moi au volant du Hummer et Dayton dans notre nouvelle vieille voiture.
Dès que la pénombre de fin de journée s’installe, nous laissons le Hummer devant le restaurant le
plus correct de la ville et nous partons dans l’autre voiture tourner discrètement autour du garage
de Jack. Ça me rappelle la planque que nous avions faite quand nous suivions Audrey Ross à
Cincinnati, avant d’aller lui parler.
Le vieux mécanicien est en train de bricoler dans son atelier, son transistor braillant toujours des
airs de country. Nous le surveillons en silence et à distance, dans la voiture.
– On attend quoi ? osé-je enfin demander à Dayton.
Il garde les yeux rivés droit devant lui, vers l’entrée du garage.
– On attend le faux pas, répond-il.
– Mais pourquoi en ferait-il un maintenant, là, juste sous nos yeux ? rétorqué-je. Imagine qu’il ne
se passe rien.
– Je sens qu’il faut que j’attende, Anna, me dit-il cette fois en se tournant vers moi. J’ai l’intime
conviction qu’il va se passer quelque chose, que je ne suis pas venu là pour rien.
– Mais tu n’es pas venu là pour rien, Dayton, le reprends-je. Tu voulais rencontrer ton père
biologique et je crois que tu peux désormais être sûr qu’il n’a rien à faire dans ta vie.
Il m’arrête d’un geste de la main, le regard toujours tourné vers l’atelier.
– Regarde, dit-il.
Je reporte mon attention vers le garage. Cheryl est rentrée de son travail, et Jack et elle sont en
train de charger l’arrière du pickup de Cheryl de victuailles diverses.
– Qu’est-ce qu’ils font à ton avis ? demandé-je à voix basse à Dayton.
– Je n’en sais rien, répond-il. Ça fait beaucoup pour un pique-nique, et ça n’est pas vraiment la
saison.
Nous regardons défiler des paquets de pain de mie, des sachets de chips, de grosses bonbonnes
en plastique d’eau et des sacs de pommes.
– Un repas de charité ? avancé-je avec ironie.
Dayton laisse échapper un ricanement amusé.
– Tu crois ? fait-il. On va les suivre pour voir où ils emportent tout ça.
C’est peut-être dangereux, mais quand Jack et Cheryl montent dans le pickup et s’éloignent du
garage, Dayton les file sans allumer ses phares. On dirait qu’il a fait ça toute sa vie ! Il est calme et
concentré, roule à bonne distance de ceux que nous avons pris en filature, et pas trop vite non plus.
Je retiens mon souffle. Je n’ai aucune envie d’être là, mais je dois reconnaître que la situation est
assez excitante, surtout parce que je sens que mon homme maîtrise la situation.
Nous sortons de la ville et nous enfonçons dans le paysage plat et triste, parsemé, çà et là, de
quelques habitations, de bosquets secs et décharnés. Nous ne croisons aucune voiture, et c’est une
chance car les conducteurs nous auraient certainement signalé, par quelques appels de phares, que
nous roulions feux éteints.
Au loin, nous voyons le pickup s’engager sur la droite, sur une route secondaire qui tient plus du
chemin de graviers. Dayton ralentit, puis s’engage à son tour au pas. Je ne perds pas des yeux les
feux arrière du pickup des yeux.
– Ils s’arrêtent, Dayton, murmuré-je, tendue. Là, regarde plus loin, il y a des bâtiments.
Au lieu de bifurquer, Dayton continue sur le chemin et gare notre voiture derrière des buissons.
– On va attendre un peu, dit-il en fixant la grange au loin.
Au bout de quelques minutes, Dayton sort de la voiture et avance, courbé, vers la bordure du
taillis. J’ai froid et je n’ose pas bouger de mon siège. La nuit est d’un noir insondable, nous sommes
loin de tout et il peut nous arriver n’importe quoi… Je repense aux paroles de Jeff : « Vous n’avez
rien à faire là-bas, rentrez ! ».
Dayton revient vers la voiture et grimpe à l’intérieur, sans un bruit. On dirait un véritable jaguar,
tant sa grâce est silencieuse.
– Ils s’en vont, me prévient-il. Nous, on ne bouge pas.
Je hoche la tête, même s’il ne me regarde pas. J’ai l’impression que je vais mourir de trouille dans
cette vieille bagnole.
Une fois que le pickup a de nouveau disparu sur la route menant à Crystal City, Dayton pose sa
main chaude sur la mienne, glacée.
– Écoute, Anna, tu fais comme tu veux, mais moi, je vais voir ce qu’il y a dans ce bâtiment. Je
crois qu’on ne craint rien. Tu viens avec moi ?
Pour rien au monde, je ne resterais seule ici !
Encore une fois, je hoche la tête.
Ensuite, rien ne se passe comme nous avions convenu plus tôt, mais tout va très vite, ou c’est du
moins la sensation que j’ai du temps qui défile à toute allure et de mes mouvements rapides et
incohérents. Je suis Dayton dans cette campagne sombre. Courbés tous les deux comme dans une
série policière, nous avançons vers la grange que Cheryl et Jack ont quittée. Franchement, je ne sais
pas comment font les flics dans les séries pour arriver à respirer, courir et maîtriser une énorme
trouille… Personnellement, je n’y arrive pas.
Quand nous parvenons près de la grange délabrée, je vois tout de suite que Dayton connaît ses
classiques. Si la situation n’était pas aussi tendue, je pourrais trouver loisir à me moquer gentiment
de son imitation du commando en mission. Peu importe… J’ai déjà bien assez de mal à ordonner mes
moindres gestes…
Dayton finit par trouver une fenêtre dont la crasse du carreau laisse passer une faible lumière.
J’ai envie de dire à Dayton : « On s’en va ! », mais, comme dans les cauchemars, ma voix s’est fait la
malle. Alors, je le regarde observer l’intérieur de la grange. Il est tel un prédateur qui fixe sans
ciller sa proie, sauf que ce n’est pas la malveillance qui l’habite, mais autre chose, qui me panique
aussitôt.
Je tire sur sa manche.
– Dayton, qu’y a-t-il ? prononcé-je en silence.
Il tourne vers moi un regard effaré et m’attire devant la fenêtre pour que je regarde à mon tour.
Je veux fermer les yeux. Toutes les scènes de films les plus atroces me repassent par la tête.
Non, non, non, je ne veux pas voir !
Mais je vois. Il n’y a pas de sang, pas de corps démembrés, pas de piles de sacs de coke ou autre
chose de ce genre. Non, il y a juste des gens faiblement éclairés par une grosse lampe de camping à
piles. Des gens derrière un grillage, des gens serrés les uns contre les autres, des hommes, des
femmes et même des enfants, et ils mangent ce que Jack et Cheryl leur ont apporté. On entend des
voix aussi. Des voix à l’accent mexicain.
4. Tourner la page

Je me tourne vers Dayton.


– Des clandestins ? demandé-je, la gorge nouée par l’effroi.
– Ça m’en a tout l’air, répond-il avec gravité.
– Qu’est-ce qu’on fait, Dayton ? On ne peut pas laisser ces gens comme ça.
– On s’en va, Anna, réplique-t-il d’une voix ferme. On ne peut rien faire. Tu vois bien qu’ils sont
enfermés dans une sorte de cage grillagée. On n’est pas équipés pour les sortir de là. On s’en va.
Il me prend par la main et m’entraîne loin de la fenêtre et de la grange. Je comprends que nous
ne pouvons pas faire grand-chose dans une situation pareille, mais mes pieds sont comme collés au
sol. Je résiste à le suivre, les yeux écarquillés de confusion. Il s’arrête et se retourne pour prendre
mon visage entre ses mains. Il plonge son regard dans le mien et me parle de sa voix profonde.
– Anna, écoute-moi, on s’en va, mais ça ne veut pas dire qu’on abandonne ces gens. On ne peut
rien faire seuls, c’est tout. On va faire en sorte que ces personnes soient libérées de cette prison. On
va aussi faire en sorte que ceux qui les y ont mis soient démasqués et punis.
J’ai envie de pleurer. J’ai l’impression d’être prise dans un engrenage gigantesque dont les
rouages vont m’écraser.
Je ne suis pas équipée pour ce genre de situation !
– Anna, tu comprends ce que je te dis ? me demande Dayton que mon mutisme inquiète.
Mon menton se met à trembler et j’acquiesce.
– Bon, alors maintenant, on rentre à Crystal City et on fait ce qu’on a à faire, dit-il, avant de me
prendre de nouveau la main pour m’entraîner à sa suite.
Nous repartons vers notre voiture garée dans les taillis, à quelque 300 mètres de la grange. Nous
ne courons plus courbés, nous galopons comme des fous. Mes poumons me brûlent, et je crois que si
Dayton ne me tirait pas derrière lui, je me laisserais tomber dans les hautes herbes sèches. Nous
grimpons avec urgence dans la voiture. Dayton démarre sur les chapeaux de roue et fonce sur le
chemin de gravillons, avant de retrouver la route nous ramenant à la ville.
– Appelle Jeff, me lance Dayton sans quitter la route des yeux. Dis-lui de faire préparer n’importe
quel avion à Laredo.
Je sors mon portable de ma poche. Jeff répond presque aussitôt.
– Vous êtes encore dans ce trou perdu ? me lance-t-il sans même se plier aux formules de
politesse. Merde, mais qu’est-ce que vous fichez ? !
– En fait, on… commencé-je à bredouiller en me rendant compte que je tremble de tout mon
corps.
Dayton me fait signe de mettre sur haut-parleur.
– Jeff, dit-il d’une voix forte. Arrange-toi pour qu’un avion nous attende à Laredo. On rentre !
– Dayton, où êtes-vous ? demande Jeff, qui doit bien sentir au ton de son ami qu’il se passe des
trucs pas nets. Qu’est-il arrivé ?
– On a découvert quelque chose de moche, répond Dayton. Cette histoire de clandestins, Jack et
Cheryl sont toujours là-dedans. On a trouvé une planque remplie de Mexicains retenus prisonniers.
Jack et Cheryl venaient de leur apporter à manger, et je suppose qu’ils ne faisaient pas œuvre de
charité. Pris la main dans le sac !
– Je vais appeler le policier du comté avec qui j’ai discuté, dit Jeff. Dis-moi où ces gens sont
retenus prisonniers, Dayton.
– Attends, Jeff ! Je voudrais qu’on parte d’ici avant de déclencher toute l’affaire, explique Dayton.
Je ne veux pas qu’on soit mêlés à ça.
Dayton me jette un rapide regard. Je suis livide.
– J’ai entraîné Anna dans cette histoire et je ne veux pas qu’elle se retrouve davantage impliquée,
poursuit Dayton. D’autant qu’on a déjà cette histoire à Atlantic City ; ça fait beaucoup en peu de
temps !
– Tu comptes faire quoi alors ? demande son ami.
– On repasse au motel prendre nos affaires et on file vers Laredo. En chemin, je m’arrête à une
cabine téléphonique et je préviens la police locale de l’endroit où les clandestins sont enfermés. Je
ne veux pas qu’on soit là quand Jack et Cheryl vont se faire coincer.
Jeff ne répond pas tout de suite.
– O.K., je comprends. Le principal, c’est que vous vous tiriez de là et que ces gens s’en sortent,
d’une manière ou d’une autre ; je parle des Mexicains bien sûr…
– Je ne sais pas si leur sort sera meilleur que ce qu’ils ont fui dans leur pays, mais ce ne sera
jamais pire que ce que Jack prévoyait pour eux.
– Je te préviens pour te confirmer au sujet de l’avion, conclut Jeff. Ça ne devrait pas être difficile
de trouver un jet disponible au pays du pétrole.
Derrière Jeff, je perçois soudain le ton affolé de Saskia.
– Jeff, que se passe-t-il ? C’est Anna ? demande mon amie paniquée.
– Saskia, ça va, ne t’inquiète pas, dis-je alors d’une voix dont la force me surprend. On rentre.
– On vous attend à Manhattan, dit Jeff avant de couper la communication.
***
De retour au motel, nous n’avons qu’à charger dans le Hummer les sacs que nous avions à peine
défaits.
– Ça va, Anna ? me demande constamment Dayton qui a remarqué que je ne parvenais pas à faire
cesser mes tremblements.
– Je ne sais pas ce qu’il m’arrive, réponds-je, transie de froid. Je crois que c’est la peur d’un truc
trop gros pour nous, du genre qu’on ne voit que dans les films, comme un cauchemar duquel je
n’arrive pas à sortir. Et puis… découvrir que les gens peuvent être à ce point méchants, inhumains…
C’est effrayant.
Dayton m’attire à lui et me serre fort dans ses bras.
– Rappelle-toi que tout n’est pas comme ça, ma chérie, me murmure-t-il. Il y a nous, tes amis, nos
familles ; le bien existe aussi. Ça ne veut pas dire pour autant qu’on ne doit rien faire quand on est
témoin de ce qu’on a vu. C’est vrai que cette responsabilité fait peur ; elle est énorme, mais je suis
là et je te protège.
Je plonge mon visage dans son odeur. J’aimerais qu’on nous téléporte jusqu’à Manhattan. Je sais
qu’il va y avoir des heures entre cet instant-là et le moment où nous retrouverons un environnement
paisible. Pourtant, tout a changé. Je sais dorénavant que le mal existe bel et bien et peut s’incarner
dans n’importe quelle personne que l’on côtoie. Heureusement, j’ai aussi l’assurance que Dayton est
auprès de moi, que nous sommes deux pour affronter tous les événements, même les plus terribles.
– Que va-t-on faire de la voiture qu’on a achetée à Laredo ? demandé-je.
– Je la laisse ici, répond Dayton. Je vais donner les clés à la petite réceptionniste du motel. Je l’ai
croisée ce matin, en allant cherchant de quoi petit déjeuner. Elle arrivait à vélo et on a discuté un
peu. C’est une gentille fille, qui aimerait partir de cette ville ; elle rêve d’ailleurs. Ce n’est pas
grand-chose, une voiture, surtout celle-ci, mais c’est déjà un moyen de se sortir d’ici.
Il aurait pu abandonner ce véhicule. Il préfère le donner à qui en aura besoin. Cet homme
demeure surprenant, même dans ces moments où sa propre histoire personnelle le submerge.
***
Sur le chemin de Laredo, nous nous arrêtons à une station-service pour appeler la police depuis
une cabine téléphonique extérieure. Je ne quitte pas Dayton d’un pouce. Je suis près de lui, debout,
appuyée contre le mur, quand il passe l’appel dénonçant les malversations de son père et de sa
compagne.
– Je voudrais signaler qu’un groupe de clandestins est retenu dans une grange, sur un chemin
transversal à l’est de la Highway 83, à une dizaine de kilomètres au nord de Crystal City, déclare-t-il
d’une voix neutre. Deux personnes de Crystal City sont allées nourrir ces prisonniers ce soir dans
cet endroit. Il s’agit de Jack Keynes, qui tient un garage en ville, et Cheryl Tyrell, barmaid au Kevin’s
bar.
Je devine alors que son interlocuteur lui demande son identité.
– Écoutez, répond alors Dayton, je ne suis pas d’ici. Je suis tombé sur cette grange par hasard et
j’ai reconnu ces personnes, mais je ne veux pas être mêlé à ça. Si ces gens font ça, on ne sait pas de
quoi ils sont capables. Si j’avais pu sauver ces prisonniers, je l’aurais fait. Si vous ne faites rien,
j’essaierai de taper plus haut et je ferai savoir que vous avez été averti, mais que vous n’avez rien
voulu faire.
Puis, il raccroche, visiblement contrarié, et sort son portable de sa poche pour appeler Jeff.
– Jeff, appelle ton pote de la police du comté. Explique-lui que j’ai prévenu le central ici, mais que
je ne suis pas certain que le signalement soit pris au sérieux. Je m’en fiche, explique le pourquoi du
comment de ma présence ici, à partir du moment où je ne suis pas inquiété par la suite, et, si tu
peux négocier ça, tu peux parler de l’affaire qui m’a conduit ici.
Un silence pendant lequel il écoute Jeff, puis :
– O.K., on sera à Laredo dans une demi-heure, je pense.
Nous remontons en voiture et nous reprenons la route qui nous conduira chez nous. Dayton est
tendu ; ses mains sont crispées sur le volant. Je ne sais comment lui parler, de quelle manière
m’immiscer dans son esprit. Le simple contact de ma main sur son bras semble libérer sa parole.
– Voilà, c’est fait, Anna, dit-il, le regard fixé sur la route. J’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai fait ce
que je voulais, et même plus. Je ne me suis pas contenté du seul constat que mon père biologique
est une ordure. Je me suis impliqué pour qu’il ne sévisse plus. Je crois que je peux retourner à ma
vie en paix. Je n’aurai pas à me demander s’il fait encore du mal.
– J’espère en effet que cette histoire va le mettre définitivement hors d’état de nuire, dis-je d’une
voix douce. Lui et son horrible bonne femme !
Un frisson parcourt tout mon corps. Nous restons un moment silencieux, à réfléchir à ce qu’il
vient de se passer de définitif dans la vie de Dayton. Nos vies semblent défiler devant nos yeux,
comme cette route droite que le Hummer avale à toute vitesse.
– Je suis soulagé, Anna, dit-il enfin en tournant vers moi son visage qu’un beau sourire illumine
enfin. J’ai le sentiment d’être débarrassé d’un poids et que ma vie s’ouvre devant moi, sans rien
pour alourdir mon pas. On va la vivre cette histoire merveilleuse !
Avec moins de péripéties, s’il vous plaît !
À penser ainsi avec humour, je prends conscience que la tension s’atténue aussi en moi à mesure
que nous nous éloignons de cette satanée ville de Crystal City.
Au fil des minutes, Dayton se transforme également. Son corps, raide et intense ces dernières
heures, paraît plus souple dans sa posture. Les traits de son visage s’adoucissent, et, comme cela
nous arrive souvent depuis notre rencontre, je me laisse envahir par sa sérénité, son assurance et sa
présence tranquille.
– On ne regardera plus derrière nous, ma chérie, me dit-il alors que nous pénétrons dans
l’enceinte de l’aéroport.
Mon regard étincelle quand je dévisage cet homme étonnant, déterminé et courageux, mais tout
aussi capable d’avouer ses faiblesses… Cet homme que j’aime inconditionnellement.
***
Un jet nous attend sur le tarmac. Comme d’habitude, c’est le service 5 étoiles : personnel
attentionné, intérieur de luxe, boissons et mets délicats à disposition.
– Tu as déjà pensé à te lancer dans les activités pétrolières, genre forage, etc. ? demandé-je en
caressant le cuir fauve des fauteuils et le bois de rose qui recouvrent toutes les surfaces de
l’habitacle.
– Je crois qu’il faut avoir très mauvais goût pour exceller dans ce secteur, répond-il avec un petit
air ironique en parcourant des yeux cet étalage de luxe trop voyant.
Je me laisse tomber dans un fauteuil trop moelleux pour me garder longtemps éveillée.
– Pas grave, je crois que je vais supporter le mauvais goût le temps de notre voyage, dis-je avec
une petite moue comique.
Dayton m’adresse un regard amoureux.
– On rentre chez nous, Anna.
Chez nous, je ne sais plus trop où c’est, ces derniers temps… Manhattan, Brooklyn, San
Francisco ?
Je trouve un moyen de simplifier le problème.
– Chez moi, c’est dans tes bras, murmuré-je en dévorant mon homme des yeux.
Dayton s’approche pour me le confirmer.
Le pilote nous annonce que nous allons décoller, et nous attachons nos ceintures.
Par le hublot, je regarde les lumières de la ville rapetisser. J’ai une folle envie de crier : « Adieu,
région de cauchemars ! », mais je me contente de sentir, à mesure que nous nous élevons, le poids
de ces deux jours me quitter, comme si je les laissais à cette ville, dans un autre temps.
– Je n’ai pas envie d’en rester là, tu sais, Anna, déclare Dayton, assis près de moi.
Il détache sa ceinture, quand l’hôtesse nous le permet, et prend les deux verres d’eau pétillante
qu’elle nous tend. Je fixe Dayton d’un air hébété.
Comment ça « pas envie d’en rester là » ? On a eu notre dose, non ?
– Depuis que je sais d’où je viens et qu’on a retrouvé Audrey, j’ai pas mal réfléchi, tu sais,
poursuit-il. Je crois que j’ai envie de m’investir d’une manière ou d’une autre pour pallier les dégâts
que peuvent faire les sectes ou les communautés du type du Nouveau Royaume.
Il ne s’arrête jamais ou quoi ?
– Je crois que j’aimerais créer une fondation ou une association pour aider les personnes victimes
de ces sectes, ajoute-t-il. Audrey s’y connaît en associations et elle est vraiment concernée par le
sujet ; que penses-tu si je lui propose de s’occuper d’un tel projet ?
– Je pense qu’à un moment donné, M. Reeves, il faut que vous appreniez à faire une pause… dis-
je en me penchant pour l’embrasser… et le faire taire !
– Ça veut dire, « on en reparlera plus tard », c’est ça ? demande-t-il avec un sourire amusé.
– Plus tard nous appartient sans aucun doute, réponds-je en lui souriant affectueusement.
Savourons déjà le moment présent… et reposons-nous un peu pour être vaillants plus tard.
– Je crois qu’il y a une chambre au fond du jet, murmure Dayton. Tu veux aller t’allonger ?
Je relève des yeux surpris et fronce les sourcils.
– Ne me dis pas que… commencé-je.
– T’a-t-on déjà parlé du lien qui existe entre Eros et Thanatos ? me coupe-t-il. As-tu déjà entendu
dire que lorsqu’on frôle la mort, ou bien qu’on réchappe à un grand danger, cela provoque une
poussée de désir à la mesure du caractère précieux de la vie qui a été sauvée ?
J’esquisse un sourire confus. Je sens mes joues s’enflammer. Dayton se penche davantage vers
moi. Ses lèvres effleurent mon oreille, puis c’est le bout de sa langue qui s’amuse avec le lobe.
– Aurais-tu envie que, littéralement, on s’envoie en l’air, Anna ? conclut-il dans un souffle.
Je déglutis, surprise par ce désir qui monte brutalement en moi, alors que, quelques minutes plus
tôt, je n’aspirais qu’à fermer les yeux pour savourer le fait d’être encore en vie.
Il y a visiblement d’autres façons de savourer ça…
Dayton fait signe à l’hôtesse.
– Nous allons nous reposer dans la chambre, dit-il. Ne nous dérangez pas, s’il vous plaît.
Le visage de l’hôtesse reste neutre, mais je suis convaincue qu’elle a deviné que nous n’allions
pas dormir…
Oh ! Ça non, je n’ai plus envie de dormir…
À sa main qui serre la mienne alors que Dayton m’entraîne vers la cabine du fond, je sens la
tension sexuelle qui se libère après ces heures d’angoisse à Crystal City. C’est comme si sa peau
était de métal en feu. Je suis immédiatement traversée par le violent courant électrique qui émane
de son corps.
Je le suis sans rien dire, les joues enflammées, le front chaud, envahie très vite par le même désir
brutal qui lui a fait me proposer cet aparté sensuel en plein air. Je ne sais si c’est l’altitude ou la
sensation de légèreté due au vol, mais mes jambes sont en coton et ma tête est vide et me tourne un
peu.
Dayton ouvre la porte de la cabine et me jette un regard intense, avant de m’attirer dans la
chambre luxueuse du jet. Même si la pièce est exiguë, elle comporte un grand lit tout de suite à la
droite de la porte.
Je sais ce qu’il veut…
Je n’ai pas d’autre choix que de succomber à son désir. Non pas qu’il m’y soumet, mais bien parce
que son désir est contagieux. Dès l’instant où la porte est fermée, je m’autorise à me laisser
dévaster par cette vague ardente.
Je n’ai pas le temps de dire : « ouf » que Dayton me plaque contre la porte close, relève mes bras
au-dessus de ma tête et m’embrasse avec ardeur. Sa bouche me dévore les lèvres, tandis que sa
langue pénètre ma bouche et joue avec ma langue, va la chercher pour partager une danse
passionnée.
J’ai envie de me fondre en lui. Les bras relevés au-dessus de la tête, je le laisse me manger de
baisers. Baisers auxquels je réponds avec le même appétit ! Dayton soupire de contentement en
goûtant mes lèvres, tandis que la main qui ne me maintient pas contre la porte balaie toute la
surface de mon corps en en éprouvant la moindre courbe.
– Anna, Anna, souffle-t-il contre mon visage.
Je suis surprise de la force de mon envie de lui. J’ai l’impression qu’elle est restée tapie ces deux
derniers jours, en sourdine, pour laisser place à l’amour complice, tendre et solidaire qui nous a
permis de traverser les péripéties les plus inattendues. Mais, à présent, mon corps prend le dessus.
Il crie sa faim du corps de Dayton. Nous ressemblons à deux bêtes sauvages succombant à leurs
instincts primaires : lui pour me posséder, moi pour l’accueillir en moi.
La main qui me caresse fort par-dessus mes vêtements entreprend désormais de m’en
débarrasser. Dayton tire sur la ceinture de mon jean et le déboutonne. Puis il s’attaque à mon pull,
qu’il relève brutalement en même temps que mon tee-shirt. Il fait passer ces deux vêtements par-
dessus tête et les jette au sol. Ses doigts s’accrochent au rebord de mon soutien-gorge pour le
baisser sur ma poitrine. Mes seins, durs et compacts, jaillissent des bonnets, et Dayton abaisse
aussitôt son visage pour en suçoter les pointes.
J’appuie ma tête contre la porte. Dayton a libéré mes mains, mais elles reposent, lâchement, sur
le sommet de ma tête. Je me livre complètement à lui, les paupières mi-closes, le souffle court.
Ses mains englobent mes seins et les malaxent ; ses doigts pincent mes mamelons. Je tends tout
mon buste vers lui, le ventre creusé, les hanches saillantes, m’arc-boutant contre la porte. Sa
bouche aspire les pointes de mes seins ; ses dents se mêlent à ces caresses excitantes, me
mordillent et attisent davantage le feu qui brûle dans mon ventre. Puis il reprend mon visage entre
ses mains pour enfoncer sa langue dans ma bouche, à m’en couper le souffle. C’est l’annonce d’une
autre pénétration qui, je le devine, sera tout aussi fougueuse.
Nous avons des moments de tendresse, des ébats doux et caressants. Nous savons également
jouer, nous exciter des fantasmes de l’autre, échanger les rôles de qui dirige et qui se soumet, et
puis il nous arrive d’avoir ces instants incontrôlables… Ils me rappellent notre rencontre, cette
attirance animale qui nous a poussés l’un vers l’autre, le besoin naturel et irrépressible de partager
un plaisir puissant.
Je n’entends pas les bruits du jet. Je n’ai pas l’impression que nous sommes en plein ciel, dans
l’habitacle, certes luxueux, d’un avion. J’ai le sentiment que nous sommes pris dans l’œil du cyclone
de nos respirations haletantes et de nos gestes fiévreux.
Dayton pousse son érection contre mon pubis et tire violemment sur mon soutien-gorge, que
j’entends céder dans un déchirement. Ses mains se referment à nouveau sur mes seins et les
pétrissent avec urgence.
Je gémis de plaisir chaque fois qu’il me pince. Mon sexe encore prisonnier de ma culotte, sous
mon jean déboutonné, appelle celui de mon amant. Je sais qu’il est gonflé et humide, prêt à être
possédé.
Dayton s’écarte pour abaisser mon jean sur mes chevilles. Accroupi devant moi, il me soulève un
pied, puis l’autre en ôtant, dans le même geste, boots, socquettes et jean. Il se relève et me
débarrasse de mon soutien-gorge qui pend de travers sur ma taille. Une seconde, il plonge son
regard dans le mien. Une personne ne le connaissant pas pourrait être effrayée d’un tel regard :
métallique, intense et dangereux, pas moi… car je sais ce que me dit ce regard passionné : « Je te
veux, Anna ! Je vais te prendre et te donner du plaisir ! J’ai envie de toi au point d’en devenir fou et
sauvage ! ».
Je n’ai pas peur, comme un petit animal délicat entre les griffes d’un autre plus puissant dont il
n’a rien à craindre. Je ne détourne pas les yeux, mais lui offre ma réponse en silence : Prends-moi !
Là, maintenant ! J’ai envie de te sentir en moi !
Pour accompagner mon message, j’attrape le bas de son pull que je lui enlève rapidement, avant
de le laisser tomber par terre. Puis, c’est son tee-shirt qui suit le même chemin. Je pose mes mains
bien à plat sur son torse athlétique pour sentir ses muscles jouer sous mes paumes. Mes doigts
tracent des chemins sensuels autour de ses mamelons, et je me penche pour embrasser et lécher
voluptueusement sa peau.
Comme j’aime son goût et son odeur…
Il agrippe ma nuque de ses mains viriles, afin de me plaquer contre son torse. Sa respiration est
haletante.
Je laisse mon corps glisser contre la porte, faisant progressivement descendre ma bouche contre
son ventre plat et dur, que je mordille et lèche alternativement. Ses mains se font plus pressantes
sur ma nuque et je comprends le message…
Agenouillée devant lui, coincée entre son corps et la porte, je caresse tout d’abord son érection
au travers de son pantalon. Un instant, je relève la tête vers son visage, tandis que ses doigts
s’entremêlent à mes cheveux. Ses yeux brillent d’un feu dévorant. Tout son visage est tendu par le
désir, ses traits sont plus marqués. Je ne le quitte pas du regard quand mes mains entreprennent de
défaire son ceinturon puis les boutons de son jean, que je baisse jusqu’à mi-cuisses. Dayton s’éloigne
brièvement de moi pour se débarrasser de ses jean, chaussettes et boots.
Je pose alors ma paume sur son sexe encore retenu par son boxer. Sous ma main, son désir est
bouillant et vivant. Son membre lutte presque pour se dégager de sa fine prison de tissu. Mes yeux
toujours levés vers Dayton, je masse du bout des doigts son érection, et mon amant abaisse les
paupières à ce contact qui exacerbe davantage son désir. Avec la même fièvre que ses mains
arrachant mon soutien-gorge, je le défais de son sous-vêtement pour libérer son sexe tendu, auquel
je colle aussitôt mes lèvres. Et je ferme les yeux à mon tour. Ma bouche pressée en un doux baiser
contre son érection, je fais une pause pour ne pas m’emballer. Je le respire et savoure le contact de
sa peau fine et délicate contre mon visage.
Puis, sans prévenir, je prends son membre dans ma main et en avale l’extrémité. Dayton laisse
échapper un gémissement rauque. Je reste quelques secondes ainsi, couvrant son gland du dôme
brûlant de ma bouche, l’entourant du délicieux manège de ma langue. Ma bouche s’épanouit
davantage et engloutit la moitié de son sexe imposant, pendant que mes mains en possèdent la base.
Les doigts de Dayton se crispent dans mes cheveux. J’aime le sentir aussi vulnérable quand je le
mange. Puis ses mains s’étalent sur mon crâne pour me pousser davantage vers le bas. Je
comprends dans ce message silencieux qu’il souhaite plus…
Avec plaisir…
Je commence à aller et venir de ma main et de ma bouche sur son membre dur. Les muscles de
ses cuisses se raidissent, et il bascule le bassin en avant pour s’offrir complètement à la fellation.
Une tempête ardente se déchaîne alors en moi, et mon rythme s’accélère sur le sexe de Dayton.
Je le prends à pleines mains, et ma bouche se fait plus grande et plus vorace. J’aspire et masse son
membre avec ferveur. Au-dessus de moi, je perçois sa respiration haletante et les gémissements de
plaisir qui montent de sa gorge. Je redresse mon corps, me cambre et frotte mes seins contre ses
cuisses bandées. Mes mains quittent son sexe pour s’accrocher à ses fesses nues, que j’empoigne
pour les attirer vers moi, dévorant dorénavant son sexe entier.
Dayton déclenche en moi une faim qui m’était inconnue jusqu’alors. Je m’étonne chaque fois de
prendre autant de plaisir à lui en donner qu’à m’abandonner à ses caresses expertes. Je sens, entre
mes cuisses, ma culotte meurtrir mon sexe mouillé, s’imbriquer en lui et en exciter encore plus la
sensibilité.
Comme si Dayton sentait cette urgence de mon ventre, il se penche soudain et me saisit sous les
bras pour me relever avec énergie. Si vite que j’en suis étourdie. Il me plaque de nouveau contre la
porte et soulève mes cuisses de part et d’autre de ses hanches, ses mains maintenant fermement
mes fesses. J’ai l’impression que ma culotte me cisaille le sexe, tant le tissu en est humide et rendu
rigide par mon excitation. La force de Dayton est décuplée par son désir urgent. Il parvient à me
tenir en équilibre d’une main et d’un bras aux muscles gonflés par l’effort, tandis que, de son autre
main, il tire et écarte le tissu de la culotte pour laisser son membre se faufiler contre ma vulve. Son
gland appuie contre mon clitoris, déclenchant un fourmillement délicieux dans tout mon corps. Mes
seins se durcissent davantage, si c’est encore possible, et je creuse mon ventre et pousse des
hanches vers Dayton.
Ses doigts écartant toujours le tissu de ma culotte, il s’enfonce alors soudain en moi. J’en ai le
souffle coupé. Son sexe m’emplit d’un coup et complètement, et sa main revient se poser à côté de
l’autre, sous mes fesses. Nos visages à quelques centimètres l’un de l’autre, les yeux écarquillés par
la surprise de cet éclair de plaisir, nous ne nous quittons pas du regard pendant qu’il commence à
aller et venir en moi. Ses poussées sont fermes et sûres. Il garde mes fesses presque posées sur ses
cuisses, avancées pour me pénétrer totalement. Je m’accroche à ses épaules et à son cou, chaque
fois qu’il s’enfonce en moi. J’aime cette manière puissante qu’il a de me posséder. Ma vulve
s’épanouit contre son bas-ventre et mon clitoris se presse contre sa peau brûlante pendant qu’il me
remplit par à-coups progressifs.
Fort, fort, encore plus fort ! Comme c’est bon !
Je me mords la lèvre pour ne pas gémir trop bruyamment, alors que chaque avancée de bassin de
Dayton déclenche une nouvelle vague de plaisir en moi, chaque fois plus affirmée et qui, je le sais,
va me mener jusqu’à une jouissance éblouissante.
Ses hanches toujours fermement enserrées par mes cuisses, il voûte son dos pour happer, du
bout des dents, un de mes seins, qu’il se met à suçoter avec ardeur.
Nos peaux ruissellent de sueur et étincellent. Tout mon corps est secoué de spasmes, qui se
mélangent aux mouvements de Dayton en moi. Nous sommes deux nœuds de muscles et de tendons
resserrés par le plaisir. J’ai envie d’écarter davantage les cuisses, au risque de lâcher prise autour
des hanches de Dayton, quand il se met à chuchoter de son souffle entrecoupé de gémissements :
– C’est bon, Anna ! Tu es trempée. Tu es brûlante et douce. C’est bon d’être en toi.
Après ces paroles murmurées, il accélère le rythme de ses allées et venues en moi. Ça devient
animal et presque brutal… mais j’aime ça. J’aime le sentir me remplir avec cette force qui grandit
toujours. Alors qu’il me mordille plus fort un mamelon, toujours enfoncé profondément en moi, il se
met à tourner des hanches pour ouvrir davantage mon sexe ruisselant.
C’est alors que ça arrive. Je rejette violemment la tête en arrière et percute la porte tout en
criant malgré moi. Un millième de seconde, j’ai l’impression de me désintégrer complètement, de ne
plus avoir ni jambes, ni bras, de lâcher complètement le corps de Dayton, alors que c’est le contraire
qui se produit. Je me recroqueville sur lui pendant qu’il me pilonne jusqu’à la fin de mon orgasme,
qui semble ne pas vouloir finir. Quand mon corps se met à trembler de manière irrépressible et que
je manque deux ou trois respirations, il cesse de me pénétrer et se dégage d’un coup de mon sexe
pour me poser les pieds au sol. Son membre humide bat contre mon ventre, toujours tendu, raide et
plus gros encore.
Il n’en a pas encore fini avec moi…
Je cherche mon souffle et mon équilibre, mais il est de nouveau contre moi, plaquant son corps
contre le mien. Ses mains caressent ma peau glissante de sueur et sa bouche trouve la mienne pour
m’embrasser avec passion. Je me sens comme une marionnette désarticulée, tenant à peine sur mes
pieds. Dayton s’en rend compte et m’éloigne juste ce qu’il faut de la porte pour que je m’asseye sur
le lit tout proche. Appuyée sur mes mains, tête rejetée en arrière, j’essaie de reprendre pied.
Quand j’ouvre les yeux, je vois Dayton qui regarde, vers la droite, la même paroi que la porte,
contre laquelle se trouve la tête du lit. Et je comprends pourquoi ses yeux sont de nouveau en feu :
la paroi n’est qu’un miroir…
Dayton m’observe par le biais de mon reflet. Ses yeux détaillent la moindre parcelle de mon
corps, s’attardent sur mes seins et mon ventre encore luisant de sueur. Nos regards se croisent ainsi
dans le reflet. Nous ne disons rien, mais cette vision de nous nus, de lui encore en érection et de moi
échevelée par l’orgasme, est fascinante.
Le visage toujours tourné vers le miroir, je me vois tendre la main vers son membre et le
caresser. Je suis envoûtée par ce spectacle. Je ne ferme pas les yeux ; ils sont aimantés à la scène
reflétée. Je me vois me pencher bouche ouverte vers son sexe et commencer à sucer Dayton. Il a
toujours les yeux rivés sur nous.
Il ne se laisse pas dévorer très longtemps cette fois. Je devine que l’excitation de nous regarder
doit rendre d’autres envies plus urgentes. Assez vite, il écarte son érection de mes lèvres avides et
me positionne avec précision, tel le metteur en scène de notre plaisir.
– Regardenous, dit-il d’une voix rauque. Regarde comme nous faisons l’amour. Garde les yeux
ouverts et regarde !
Je suis à quatre pattes sur le lit, dos creusé, fesses relevées, de biais, visage tourné vers le miroir.
Dayton, à genoux, vient se placer derrière moi. Il attrape les côtés de ma culotte, puis, d’un geste
sec, les déchire. Il jette ensuite le petit morceau d’étoffe et m’écarte les cuisses et les fesses pour
accéder à ma vulve, que je sens déjà prête malgré mon récent orgasme. J’observe Dayton approcher
son sexe du mien, se pencher au-dessus de mon corps et me pénétrer d’un puissant coup de rein. Je
ferme les yeux.
– Ouvre les yeux, Anna, murmure-t-il. Regardenous, regarde-moi. Je veux que tu te voies jouir.
Les mains arrimées à mes hanches, il va et vient avec lenteur, me laissant savourer la vision de
son sexe qui se retire de moi, avant de me pénétrer à nouveau. Puis, il bascule en arrière et me
redresse dans le même mouvement.
Je suis à présent à genoux, cuisses écartées, empalée sur son membre, face au miroir. Il me
maintient contre lui, une main sur un sein, ses doigts en pinçant la pointe, pendant que l’autre
tourne sur mon clitoris. Les yeux grands ouverts, je fixe son sexe qui est rivé en moi.
– Maintenant, regarde ! me susurre-t-il presque d’un ton autoritaire à l’oreille.
Il se met alors à donner des petits coups de reins. Dans cette position, s’il veut continuer à me
caresser de ses mains, il n’a pas d’autre choix que de me prendre par poussées. J’ai à peine
l’impression qu’il bouge en moi, mais chaque légère invasion est exacerbée par ses pincements de
mon mamelon et ses caresses sur mon clitoris.
– Maintenant ! souffle-t-il.
Tout va vite d’un coup. Tout est plus fort, plus profond. J’écarquille des yeux affolés vers nos
corps pris de tremblements. J’aime me voir prisonnière de ses bras, collée à son corps, et lui qui me
possède de plus en plus vite.
Je commence à gémir plus fort, sans pouvoir me retenir, mais je refuse de fermer les yeux. Et je
jouis encore une fois, avec la même impression de me désintégrer que plus tôt, fragile et
désarticulée, alors qu’il me soulève presque à chaque coup en moi… Derrière mon épaule, Dayton,
les yeux grands ouverts et rivés sur nos corps nus dans le miroir, écarte les lèvres dans un cri
silencieux de jouissance.
5. Chez nous

Je m’assoupis malgré tout après notre étreinte sauvage. Dayton finit lui aussi par sombrer dans
un sommeil profond, soulagé de toute la tension des deux jours passés. C’est l’hôtesse qui nous
réveille en frappant à la porte de la chambre.
– M. Reeves ? Nous nous préparons à atterrir.
J’ouvre des yeux affolés et je ramasse mes vêtements éparpillés par terre, pendant que mon
homme, assis sur le bord du lit, se frotte énergiquement le visage pour se réveiller. Je lui montre le
bout de tissu déchiré, qui était à la base ma culotte.
– Bravo, murmuré-je avec un sourire amusé. Je fais quoi maintenant ?
Dayton me vole le sous-vêtement et le glisse dans la poche de son pantalon.
– Eh bien, tu ne mets pas de culotte, me répond-il avec un air taquin.
Au fond de la chambre du jet, une porte ouvre sur une petite salle de bains. Je procède à une
toilette sommaire avant que nous retournions à nos fauteuils dans la cabine.
J’évite le regard de l’hôtesse.
Après tout, dans ce genre d’avion, elle a dû en voir de toutes les couleurs…
Dayton est détendu, pas du tout embarrassé ; il s’amuse même que je sois aussi gênée.
– On a l’impression que c’est écrit : « J’ai pris mon pied. » en lettres clignotantes sur ton front,
me chuchote-t-il en se penchant vers moi.
Je fais une grimace idiote et rougis de plus belle.
– On rentre chez nous, Anna, ajoute-t-il avant de m’embrasser tendrement.
***
Nous rentrons directement au Nouveau monde. Comme la nuit est bien avancée, je ne tiens pas à
réveiller Saskia en retournant à notre appartement de Brooklyn. Dayton envoie juste un message à
Jeff pour le rassurer : [Sommes bien rentrés au Nouveau monde.]
Nous prenons à peine le temps de poser nos sacs avant de trouver refuge dans le lit, dans les
bras l’un de l’autre.
Rideau sur notre aventure à Crystal City !
Au matin – enfin, plutôt à midi –, une véritable délégation débarque au loft pour un brunch
improvisé. Jeff et Saskia, Gauthier et Micha arrivent les bras chargés de tout ce qu’on peut espérer
de meilleur après des péripéties comme celles que nous avons vécues. Viennoiseries françaises,
bagels et muffins, tout le monde s’active à la cuisine dans un bavardage bruyant et joyeux.
Je suis heureuse de retrouver mes amis, et encore plus que Dayton et moi ayons échappé à cette
ville sinistre du Texas et aux personnages encore plus sinistres que nous y avons rencontrés. Je
souris d’un air béat au milieu de l’agitation, passant d’une étreinte à l’autre, comme si j’étais la
rescapée d’une catastrophe.
J’observe Dayton du coin de l’œil alors qu’il raconte plus en détail à Jeff notre fuite de Crystal
City. Il a l’air apaisé et calme. J’aime cette assurance virile qui émane de lui. Je me rapproche des
deux amis.
– J’ai eu des nouvelles du policier avec qui j’étais en contact, lui explique Jeff. Ils ont coincé Jack
Keynes et sa compagne, Cheryl. Ils ont surtout libéré les clandestins que vous avez retrouvés dans la
grange isolée. Les policiers les ont interrogés avant de les reconduire à la frontière.
Dayton hoche la tête, visiblement soulagé.
– Il y en avait une trentaine, poursuit Jeff. Hommes, femmes et enfants. Apparemment, ils étaient
là depuis trois jours. Vous êtes presque arrivés au bon moment, si on peut dire, parce que le camion
de Jack était en panne et il n’a pas pu les emmener là où il avait prévu. Un coup de chance pour eux
et un sacré hasard que vous vous soyez trouvés là à ce moment précis !
– Cette fois, Jack n’a pas pu s’en tirer, j’espère ? demande Dayton.
– Non ! Impossible pour lui de se défiler comme il l’avait fait lors de l’affaire de Corpus Christi,
répond Jeff. Les Mexicains interrogés ont formellement impliqué Jack et Cheryl. Cette fois, ils ne
s’en tireront pas.
Je pose la main sur le bras de Dayton et lui souris.
– C’est fini. C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ? lui demandé-je d’une voix douce.
Il acquiesce.
– Oui, j’espère que ces deux-là ne feront plus de mal à qui que ce soit, répond Dayton en posant
sa main sur la mienne. On peut continuer notre route tous les deux maintenant.
Gauthier et Micha nous rappellent qu’il y a des choses à déguster, et nous nous rassemblons tous
autour des victuailles du brunch. Ça sent bon le café et les viennoiseries. Mon estomac exprime sa
très forte envie d’être rempli, mais, au moment où j’enfourne ma première bouchée de muffin, je
sens une nausée monter.
Je lève les yeux pour rencontrer aussitôt ceux de Saskia – qui m’observait en douce, j’en suis
certaine. Je déglutis pour refouler le malaise, et elle m’interroge du regard. Quand je me lève pour
aller me chercher un verre d’eau, elle me rejoint dans la cuisine.
– Tu n’as rien fait, Anna ? me demande-t-elle à voix basse, dos au salon, afin que personne ne
remarque son expression inquiète.
Je tente de dissimuler comme je peux la mienne, qui est plutôt penaude, et je secoue la tête.
– Et tu n’as rien dit à Dayton ? renchérit Saskia qui, heureusement, m’épargne le ton du
reproche.
– Mais si, réponds-je. Il a vu que j’étais mal quand nous étions au Texas. Il m’a demandé ce que
j’avais et je lui ai répondu que ça faisait plusieurs jours que ça durait. Je lui ai promis de m’en
occuper dès notre retour.
Gauthier – toujours le flair de la commère… – nous rejoint à ce moment précis.
– Il se passe quoi ? demande-t-il en fronçant les sourcils.
– Mais rien, dis-je en secouant la tête.
Gauthier se tourne alors vers Saskia avec un regard interrogateur.
– Anna a toujours ses nausées… commence Saskia.
– Et elle n’a rien dit à Dayton, l’interrompt Gauthier en me faisant les gros yeux.
Je suis à deux doigts de taper du pied par terre pour me défendre de cet interrogatoire – certes
amical. Je me retiens, parce que je sais que mes amis ne me veulent que du bien et qu’ils luttent
bien plus que moi contre mes travers, en l’occurrence celui de me plonger la tête dans le sable pour
fuir la réalité.
– C’est prévu, je vais voir le médecin, dis-je en serrant les mâchoires pour ne pas hausser le ton.
– Qui ? demande aussitôt Gauthier.
Bonne question…
Devant ma tête ébahie, Saskia intervient :
– Demande à Dayton de te conseiller un médecin et vas-y avec lui, s’il te plaît.
Je hoche la tête et propose que nous retournions auprès des autres pour ne pas éveiller de
soupçons inutiles en ce moment de joyeuses retrouvailles.
Mes amis m’ont fait passer le message : j’ai compris et je ne reculerai plus. J’ai même presque
hâte qu’on nous laisse seuls, Dayton et moi, afin que nous ayons une petite discussion sur mon état
de santé. Mais rien ne se passe jamais comme prévu ! Jamais ! C’est désespérant…
Alors que nous sommes tous réunis sur le canapé à siroter – pour ma part, à toutes petites
gorgées – notre café ou notre thé, Saskia a soudain un sursaut et se frappe le front.
– Merde ! J’ai failli oublier… dit-elle avant de se lever pour aller fouiller dans son sac.
Elle en sort une grosse enveloppe qu’elle me tend.
– Tiens, un coursier est passé hier soir et a déposé ça pour toi.
Je m’apprête à ouvrir l’enveloppe quand Dayton se penche vers moi pour me murmurer :
– J’appelle mes parents pour leur dire qu’on est bien rentrés. Je ne veux pas qu’ils s’inquiètent
s’ils n’ont pas de nouvelles de nous.
Puis il s’éloigne vers le fond de la pièce pour être plus tranquille.
J’ouvre l’enveloppe et en sors deux exemplaires d’OptiMan. Sur la couverture, on annonce mon
article de fond sur la dépendance au jeu.
Déjà ! Mais je pensais que la parution n’était pas prévue pour tout de suite…
Je tends un magazine à Jeff.
– Regarde, l’article est déjà publié ! dis-je en me mettant à feuilleter, comme lui, le magazine à la
recherche de mon travail.
L’article est carrément mis en avant. Il y a même une petite notule me concernant, avec un lien
vers mon blog et un rappel sur mes pages bimensuelles dans OptiMan et OptiWoman.
– Waouh, c’est le début de la gloire ! lance Gauthier qui jette un œil par-dessus mon épaule.
– Oh ! Mais il y a même une de mes toiles avec le témoignage de Jeff ! s’exclame Saskia,
euphorique. Et tu as même mentionné mon exposition !
Tout ça me réchauffe le cœur, évidemment. J’essaie de mettre au premier plan la joie de faire
plaisir à mes amis plutôt que la fierté de voir mon travail ainsi exposé dans un des plus grands
magazines de presse masculine. Malgré tout, je suis flattée.
Ça fait du bien à l’ego quand même !
Un petit mot est joint aux magazines, signé de mon boss en personne. Des félicitations brèves,
mais claires et une invitation à participer à un déjeuner organisé par une association de lutte contre
la dépendance au jeu, Don’t play with your life. Enfin, une invitation, ça ressemble plus à une
convocation car il me mentionne que je suis censée intervenir lors de cet événement.
C’est demain ? !
C’est peut-être pour ça qu’ils ont avancé la sortie…
C’est alors que je relève la tête vers Dayton qui nous rejoint. Jeff remarque en même temps que
moi son expression grave.
– Quelque chose ne va pas ? demande-t-il en me devançant, car je suis encore surprise par le mot
de mon boss que je tiens à la main.
– Mes parents, répond Dayton. Un imprévu.
Il me jette un regard perdu et je sens qu’il aimerait bien me parler seul à seul. Nos amis sont
intelligents et comprennent aussitôt.
– On va vous laisser, dit aussitôt Saskia qui se lève en adressant un regard entendu à Gauthier.
– Appelle-moi si tu as besoin, ajoute Jeff. Peu importe ce qu’il se passe, et ne t’inquiète pas,
DayCool peut tourner quelques jours sans toi. Ruby et moi assurons !
Je jette des regards anxieux vers Dayton, le temps que nous prenions congé de nos amis. Une fois
que nous sommes seuls, il tourne vers moi son visage décomposé.
– Mon père a un cancer, lâche-t-il de but en blanc.
***
De toute évidence, mes petits soucis de nausées attendront. On dirait que le sort s’acharne sur
nous pour nous empêcher de nous poser…
Dayton passe sa main dans ses cheveux. Malgré la situation dramatique, je ne peux m’empêcher
de trouver mon homme toujours aussi sexy, comme si j’avais besoin de me raccrocher à cette
attirance indéniable pour ne pas me laisser complètement submerger par la nouvelle du cancer de
Graham.
– Un cancer de quoi ? À quel stade est-il ? demandé-je sur un ton angoissé.
– C’est un cancer de l’estomac, répond Dayton, les traits tirés. Il a heureusement été
diagnostiqué très tôt. C’est apparemment la suite logique d’un ulcère gastrique dont mon père
devait souffrir depuis un certain temps, mais il ne dit jamais rien. Il ne se plaint jamais et surtout il
prend beaucoup sur lui pour compenser le fait que ma mère s’inquiète pour tout… Je me rappelle
avec un petit pincement au cœur de quelle manière nous avions ri du fait que Kathy Reeves se
faisait du souci pour un rien, au point que son mari était toujours là pour tout relativiser et l’apaiser.
Pauvre Graham…
– Ma mère s’en veut, poursuit Dayton. Elle dit qu’elle n’a pas fait suffisamment attention à mon
père.
– Et toi, tu t’en veux parce que tu penses que tu n’as pas assez pris soin d’eux et que tu en as
rajouté dans l’inquiétude avec tes histoires de parents biologiques, c’est ça ?
Dayton écarquille les yeux.
– Tu me connais tellement bien, Anna, dit-il en m’attirant vers lui pour me serrer dans ses bras.
– Qu’est-ce qu’on peut faire pour eux ? demandé-je, à mon tour terriblement angoissée contre le
torse de Dayton.
– Je vais me renseigner pour lui trouver le meilleur oncologue qui soit, me répond-il.
Je pense soudain au médecin que je suis censée aller consulter au sujet de mon éventuelle
grossesse après avoir demandé conseil à Dayton.
Pas trop le moment, là…
– Et on va aller les voir demain, continue Dayton.
Autre pensée soudaine pour ce déjeuner auquel je dois assister et à mon intervention.
Merde, j’accumule !
Si je pense qu’il serait déplacé de rappeler mes nausées à Dayton alors que son père souffre d’un
cancer, je crois que, bizarrement, il sera plus enclin à prendre en compte mes obligations
professionnelles.
Ça m’arrange de penser ça ? Oui, O.K., ça m’arrange…
Je lui montre donc le magazine que je viens de recevoir, ainsi que l’invitation au déjeuner de
l’association Don’t play with your life.
– On partira en hélico après, déclare Dayton.
Je hoche la tête. Je suis touchée par sa réaction spontanée. Rien à voir avec le Dayton qui m’a
quasi embarquée à San Francisco sans se soucier de mes contraintes professionnelles et des amis
de qui je m’éloignais…
Je m’en veux de regretter que mon petit succès pro soit effacé par l’annonce de la maladie de
Graham.
Ne réagis pas comme une enfant gâtée, Anna !
Dayton me relève la tête et plonge son regard dans le mien. Sa main caresse ma joue.
– Anna, je suis heureux pour toi, dit-il doucement. Et fier aussi. C’est une belle reconnaissance de
ton talent.
Les larmes me montent aux yeux ; c’est l’accumulation de tant d’émotions. En toute circonstance,
Dayton reste décidément l’homme idéal.
***
Les vingt-quatre heures qui suivent filent à toute allure. Je repasse à Brooklyn pour travailler un
discours pour mon intervention, pendant que Dayton, de son côté, fait jouer son réseau pour obtenir
le maximum d’informations sur le cancer de son père et avoir le nom des meilleurs spécialistes.
Je passe la soirée à Brooklyn en tête-à-tête câlin avec Churchill. Dayton dîne avec une
connaissance et un cancérologue qui a accepté de donner son avis sur le dossier de Graham. Quand
il me rejoint chez moi, je suis endormie sur le canapé – sous Churchill –, le brouillon de mon
discours encore affiché sur l’écran de mon ordinateur portable. Dayton me porte dans ses bras
jusqu’au lit.
– Alors ? demandé-je d’une voix ensommeillée.
– Ça va, répond-il. Ce dîner m’a rassuré. Je pense que Graham sera entre de bonnes mains. Dors,
ma chérie.
Au matin, nous nous séparons à peine deux heures pour nous rejoindre ensuite à l’hôtel de Park
Avenue où a lieu le déjeuner de l’association Don’t play with your life. Avant de rentrer dans l’hôtel,
je laisse mon sac de voyage au chauffeur de Dayton qui nous attendra, avant de nous conduire à
l’héliport.
Je me suis mise sur mon trente-et-un – à ma manière. Je porte un pantalon droit, un chemisier
décolleté en soie et une veste cintrée, le tout assorti de bottes cavalières. Je vois bien que je ne
réponds toujours pas aux attentes de Claire Courtevel, ma rédactrice en chef, qui patiente dans le
hall. Elle me détaille de la tête aux pieds, avant de faire une moue incrédule.
– Bon, on fera avec, déclare-t-elle.
Son visage change tout de suite d’expression quand je lui présente Dayton. C’est une Claire
Courtevel, plus vamp que militaire, qui se livre alors à toutes sortes d’exclamations enthousiastes.
Dayton n’est pas dupe et en rajoute dans le côté séducteur.
Si je n’étais pas aussi tendue par mon discours à venir, j’en rigolerais.
À l’entrée de la vaste salle de réunion, sur une table, sont disposés des exemplaires du magazine
OptiMan contenant mon article. Je constate avec émotion et une grosse angoisse que toutes les
personnes présentes dans la salle ont un magazine à la main, y compris mon boss que j’aperçois
dans la foule ; certains sont même en train de lire mon article !
Je sens mes jambes se dérober sous moi. Écrire, dessiner ou interviewer des célébrités, c’est une
chose, mais avoir à parler devant une telle assistance, ce n’est pas du tout mon truc…
Ma bouche commence à s’assécher. Le président de l’association monte sur scène pour un
discours d’ouverture. J’entends sans entendre, mes oreilles bourdonnant. Je sens la main de Dayton
qui se pose sur mes reins et remonte dans mon dos pour me caresser d’un geste rassurant, et je
tourne mon visage paniqué vers lui.
– Ça va bien se passer, Anna, me murmure-t-il.
De l’autre côté, Claire Courtevel s’approche de moi pour me glisser à l’oreille :
– Ça va être à toi de parler, Anna, dit-elle d’une voix trop forte à mon goût. Ne nous déçois pas.
Ah, et si ça peut te donner du courage, le boss aimerait te parler d’un projet de nouveau magazine
que je lui ai proposé. Notre magazine, à toi et moi !
Quoi ? Et elle me dit ça maintenant ? !
Quand l’assistance se met à applaudir pour m’accueillir sur la scène aux côtés du président de
l’association, j’ai l’impression d’avancer dans un brouillard de coton. Sous la pression, mon sang
joue du tambour dans mes tempes.
***
– Tu a été merveilleuse, me susurre Dayton dans la voiture qui nous conduit à l’héliport. On
aurait dit que tu avais fait ça toute ta vie. Franchement, tu m’as épaté.
J’ai l’impression de reprendre seulement mon souffle. Pourtant, plus de deux heures se sont
écoulées depuis que je suis montée sur cette scène pour commencer mon discours en bafouillant. Je
me rappelle le tonnerre d’applaudissements, les félicitations de mon boss ensuite, la petite danse
hystérique de Claire Courtevel et ses énergiques tapes dans le dos pour m’encourager à accepter la
proposition de travailler sur un nouveau projet de magazine. Quant au déjeuner qui a suivi, je n’ai
presque rien avalé.
– Je suis vidée, dis-je à Dayton en posant ma tête sur son épaule.
Malgré les circonstances pas très gaies de notre visite chez les Reeves, je suis convaincue qu’un
petit séjour à la campagne en Virginie me fera le plus grand bien.
Quand je sors de la limousine qui se gare sur le Pier 6 où nous attend l’hélicoptère, le sol se
dérobe sous mes pieds et la sueur macule aussitôt mes tempes. Dayton a tout juste le temps de me
rattraper, avant que je perde l’équilibre. Je porte la main à mes lèvres, consciente de la violente
nausée qui me soulève le ventre. Dayton me dévisage avec une expression anxieuse.
– Anna, ça te reprend ? me demande-t-il d’une voix angoissée. Merde ! On a oublié de s’occuper
de tes malaises. Pourquoi ne me l’as-tu pas rappelé ? On devait appeler le médecin dès notre retour.
Il n’y a pas de reproche dans sa voix, plutôt de l’inquiétude, et du remords aussi. J’ai l’impression
de suivre ses pensées en temps réel.
– Tu n’as pas voulu m’en parler à cause de ce qui arrive à mon père, c’est ça ? ajoute-t-il.
Et là, je ne sais pas ce qui me prend, parce que ce n’est pas du tout le moment ni l’endroit, mais,
au milieu des bourrasques glaciales qui balaient l’Hudson, alors que les rotors de l’hélico
vrombissent à quelques dizaines de mètres, je me mets à sangloter dans les bras de Dayton.
Bizarrement, cela refoule aussitôt la nausée qui montait.
Si j’avais su plus tôt qu’il me suffisait de pleurer un bon coup !
Dayton écarquille les yeux de surprise et de confusion, alors que je pleurniche maintenant sans
retenir mes larmes.
– Dayton, je crois que je suis enceinte ! lâché-je d’un coup, en espérant que mes propos sont
malgré tout compréhensibles dans tout ce vacarme.
C’est une vision cauchemardesque qui s’offre alors moi. Dans le tonnerre des rotors, dans ce vent
froid, le visage de Dayton se vide de tout son sang et ses yeux s’animent d’une lueur de glace.
– Qu’est-ce que tu racontes, Anna ? !
Il recule d’un pas en portant la main à son front.
Volume 12
1. Ensemble et plus…

– Dayton, je crois que je suis enceinte ! lâché-je d’un coup, en espérant que mes propos sont
malgré tout compréhensibles dans tout ce vacarme.
C’est une vision cauchemardesque qui s’offre alors moi. Dans le tonnerre des rotors, dans ce vent
froid, le visage de Dayton se vide de tout son sang et ses yeux s’animent d’une lueur de glace.
– Qu’est-ce que tu racontes, Anna ? !
Il recule d’un pas en portant la main à son front.
Arrêt sur image !
Nous sommes sur le point de prendre l’hélico pour nous rendre dans la ferme des Reeves, en
Virginie. Le père de Dayton a un cancer. Devant moi, Dayton est immobile, je n’arrive pas à lire
l’expression de son visage : quelque chose entre la surprise, l’effroi et une colère froide. Le bruit des
rotors s’éteint, le vent glacial ne souffle plus. Le temps se fige sur ce moment, et la peur m’envahit
d’un coup.
Pause ! Temps mort !
Je ne sens plus mes jambes, mon ventre est comme une baudruche remplie d’air et mon visage a
dû se vider de tout son sang.
Faisons le point, mettons les choses à plat. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Une petite voix s’élève en moi :
Je voulais le dire ! Je voulais lui parler de mes doutes concernant une grossesse possible !
Certes. Mais alors pourquoi en suis-je arrivée à lui déballer mes doutes entre une limousine, qui
vient de nous déposer sur le Pier 6 à Manhattan, et un hélico prêt à nous emporter vers la Virginie
pour y voir ses parents ? Ma conscience s’agite dans tous les sens, comme une accusée innocente
devant un tribunal. Mille explications me viennent à l’esprit : je voulais être certaine avant d’en
parler, je ne voulais pas préoccuper Dayton sans être sûre ; il y a déjà tellement de choses qui lui
arrivent, je ne suis pas habituée à un tel rythme de vie et il aurait peut-être fallu que j’avoue avoir
oublié plusieurs fois de prendre ma pilule… Mais l’explication la plus plausible, et pas la moindre,
c’est que j’ai encore fait l’autruche !
Ma petite voix intérieure est agacée. Il faut dire que j’ai de quoi m’énerver contre moi-même.
Voilà où ça nous mène…
Est-ce l’endroit adéquat – et le moment – pour avoir une conversation sérieuse sur le sujet ?
Évidemment non, et c’est ce que semble penser Dayton quand il fait enfin un geste vers moi. Il me
tend la main et s’avance vers l’hélico, dont les rotors ne se sont tus que dans ma tête, le temps de
ma brève mise au point.
– Viens, Anna, dit-il d’une voix forte pour se faire entendre dans ce vacarme. Le pilote nous
attend.
J’obéis et je le suis, hébétée. Je n’ai même plus honte de ce que je viens de faire, mais je suis
stupéfaite par sa réaction. Nous nous installons dans l’habitacle de l’appareil, et Dayton se charge
de m’harnacher correctement. Je me laisse faire, affaiblie par mon récent malaise et l’aveu qui a
suivi. Elles sont déjà loin les fugaces minutes de gloire et de reconnaissance que j’ai connues lors de
mon intervention au cours du déjeuner de l’association Don’t play with your life…
L’hélicoptère s’élève presque aussitôt au-dessus de l’Hudson et, après quelques communications
techniques, Dayton demande au pilote de se déconnecter de nos casques pour quelques minutes.
Mon cœur s’arrête de battre. Il va m’être difficile d’échapper à une discussion. Dayton tourne vers
moi son beau visage à l’expression ténébreuse. Il m’observe ainsi sans rien dire pendant quelques
secondes interminables. Je le fixe en retour avec un air confus.
– Je ne suis pas fâché, dit-il enfin.
Sa belle voix sexy résonne dans mon casque. Il me prend doucement la main et un doux
frémissement familier me parcourt tout le corps.
– Anna, je ne t’en veux pas, ajoute-t-il avec douceur.
Je soupire de soulagement. Le poids de la culpabilité que j’abandonne soudain doit nous
permettre de voler beaucoup plus vite, sans aucun doute…
Je sonde du regard les beaux yeux couleur acier de Dayton. Encore une fois, je ne sais quoi y lire
: de l’espoir, de la joie ou de la résignation ? Mais certainement pas la rancune que je craignais.
– Je n’en suis pas sûre, balbutié-je en entendant étrangement l’écho de ma voix dans le casque. Je
veux dire, je ne suis pas certaine d’être enceinte, mais il y a pas mal de trucs qui me font penser que
c’est possible.
Dayton hoche la tête pour que je poursuive sur ma lancée.
– J’ai juste un peu de retard. Rien de paniquant, continué-je alors, mais il y a ces nausées que j’ai
quasiment tous les matins, et puis le fait que je n’arrive pas bien à manger, que rien ne passe ni ne
me fait envie…
Dayton baisse le regard sur nos mains qui se touchent, mais reste silencieux.
– Mais surtout, j’ai… oublié de prendre plusieurs fois ma pilule, bafouillé-je enfin.
Pourquoi est-ce que je me comporte comme ça ? ! Pourquoi faut-il que j’avoue des choses que j’ai
faites comme s’il s’agissait des pires délits ? J’ai oublié de prendre ma pilule, O.K., ça arrive à tout le
monde. Je ne suis pas un robot programmé. Je suis humaine, avec des préoccupations. Je peux, moi
aussi, être perturbée et bousculée par les événements. Ce n’est pas comme si j’avais tué quelqu’un,
non ? ! Pourquoi suis-je en train de m’énerver comme ça ? J’imagine que c’est les hormones…
Dayton me coupe dans mon plaidoyer silencieux. Il fait taire la petite voix offusquée qui vocifère
dans ma tête.
– Anna, je ne te reproche rien, dit-il avec douceur. Ça arrive à toutes les femmes, je suppose. Il
serait malvenu de ma part de t’en vouloir d’avoir oublié de prendre ta pilule après tout ce que je t’ai
fait vivre, non ?
J’entrouvre la bouche de surprise et plonge mon regard dans celui de Dayton, mais je suis
incapable du moindre mot.
Cet homme est un rêve…
– On va faire ce qu’on avait prévu au Texas, poursuit-il. Dès qu’on arrive chez mes parents, tu iras
faire une prise de sang et nous demanderons à ce que les résultats soient communiqués à mon
médecin. Nous irons le voir à notre retour.
Comme tout paraît simple avec lui…
– En attendant, on ne s’affole pas tant qu’on ne sait pas, O.K. ? me demande-t-il en penchant
légèrement la tête à la recherche de mon regard.
J’acquiesce en silence.
– Je ne suis pas une gamine, tu sais, dis-je sans aucune animosité.
Il a un sourire surpris et il hausse les sourcils d’un air interrogateur.
– Je n’ai jamais dit ça, Anna.
– Je sais, Dayton, réponds-je d’une voix calme. C’est pour moi que je dis ça, comme si je devais
me le rappeler. Je ne suis pas une gamine et je crois que je devrais cesser de me comporter comme
si j’en étais une : à culpabiliser pour tout, à avoir peur de parler.
Il fait une drôle de moue.
– Ça, c’est à toi de voir, dit-il. En tout cas, moi je sais que tu n’es pas une gamine. Je me dis
souvent que tu réagis ainsi par rapport à moi, ma vie, les responsabilités que je peux avoir… Tu te
dis certainement que tu n’as pas le droit à l’erreur. Sache, Anna, que je me dis la même chose, si ça
peut te rassurer. Et j’ai toute confiance en toi.
Il serre tendrement ma main dans la sienne pour m’apaiser. Son contact m’emplit d’une agréable
chaleur.
– Personnellement, je trouve que tu t’en sors plutôt bien, vu tout ce qu’on a vécu depuis notre
rencontre. Je tiens à toi, Anna. On est ensemble, là encore, face à une situation inattendue et ça ne
nous éloignera pas pour autant.
J’ai beau être coincée par mon harnais de sécurité, je trouve le moyen de tendre les bras pour
attraper le visage de Dayton et l’attirer à moi. Je pose sur ses lèvres le baiser le plus amoureux qui
soit.
– Je t’aime, murmuré-je en silence, en sachant qu’il sait lire sur mes lèvres.
– Moi aussi, me répond-il de la même manière, comme si nous n’avions plus besoin de nos voix
pour nous dire ce que nous éprouvons.
Nous restons silencieux quelques minutes, main dans la main, à contempler le paysage qui défile
en dessous.
– Nous logerons dans ma maison, me dit ensuite Dayton. Je ne veux pas déranger mes parents et
fatiguer mon père, mais j’aimerais quand même passer le plus de temps possible avec eux.
Il secoue la tête, avec une expression désolée.
– Je m’en veux toujours de ne pas m’être soucié de son état de santé avant, m’avoue-t-il sans
détourner le regard. J’aurais dû être plus présent.
– Dayton, tu n’y es pour rien, tu n’as pas à culpabiliser, dis-je pour le rassurer à mon tour. Je suis
certaine que ta présence lui fera le plus grand bien. Et comme tu l’as dit, on est ensemble. Je suis là
aussi, tes parents sont comme ma famille dorénavant.
Il m’adresse un tendre sourire.
– Oui, nous sommes ensemble, répète-t-il.
***
Nous déposons nos affaires dans la maison de Dayton, située dans une clairière à une courte
distance de la maison des Reeves. Ses parents adoptifs nous attendent pour dîner, et nous avons
tout juste le temps de faire un saut dans la ville voisine pour nous occuper de ma prise de sang.
Pendant que Dayton donne les coordonnées de son médecin à la secrétaire du laboratoire, je suis
l’infirmière dans une petite pièce et me force à ne pas montrer que j’ai une trouille bleue des
aiguilles et du sang. L’infirmière m’adresse un sourire réconfortant ; elle n’est pas dupe. Je lui
retourne un rictus crispé en priant pour ne pas tourner de l’œil…
Mais finalement, en effet, je ne suis pas une gamine, et je retrouve Dayton à l’accueil en faisant
comme si je ne venais pas de franchir une épreuve jusqu’alors insurmontable. Il met fin à la
conversation téléphonique qu’il avait.
– On passe quand on veut voir mon médecin, dès notre retour, me dit-il. Elle nous prendra entre
deux rendez-vous. Ça va, Anna ? Tu es toute pâle.
Il me dévisage avec inquiétude. Il s’approche de moi, puis me touche l’épaule avec tendresse.
Son autre main se pose nonchalamment sur mon ventre comme pour s’assurer de quelque chose ou
pour me protéger. Je suis bouleversée.
– Tout va bien ! réponds-je avec assurance.
Pas question de passer pour une chochotte !
***
Dès que nous nous garons devant la maison des Reeves, la porte d’entrée s’ouvre et Kathy nous
accueille sur le porche. Elle nous serre tous les deux chaleureusement dans ses bras.
– Je suis contente de vous voir enfin, nous dit-elle en nous précédant dans la maison. Je me suis
fait un sang d’encre quand vous étiez au Texas.
– Tout va bien, maman, lui répond Dayton. Tout ça, c’est derrière nous. On va prendre soin de
papa maintenant. Il est là ?
Kathy prend un air à la fois agacé et désolé.
– Évidemment non, il n’est pas là, dit-elle avec un geste de résignation. Si tu crois que parce qu’il
a appris qu’il a un cancer, il va se morfondre dans un fauteuil toute la journée… Il est allé aider un
voisin à transférer ses chevaux d’un pré à l’autre, comme s’il ne valait pas mieux qu’il prenne soin
de lui maintenant…
J’observe Dayton du coin de l’œil et m’étonne de le voir avec un sourire amusé.
– C’est plutôt une bonne nouvelle, non ? fait-il, provoquant la surprise de sa mère. Franchement,
je me serais vraiment inquiété si j’avais trouvé papa enfermé à la maison par un temps pareil.
– Je me demande même s’il ne me fuit pas, poursuit Kathy en se tapotant le menton d’un air
pensif. Comme s’il ne supportait pas de m’entendre lui demander toute la journée comment il se
sent.
Elle nous tourne le dos pour nous conduire dans le salon. Elle avance en marmonnant toute seule
et en secouant la tête.
– Je crois que tu as répondu toute seule à ta question, dit alors Dayton en attrapant sa mère par
les épaules pour l’étreindre avec malice.
Kathy sourit à son fils.
– Je me fais trop de souci pour tout le monde, c’est ça ? fait-elle en pinçant la joue de Dayton pour
le taquiner.
Je m’attendais à une atmosphère lourde, à des visages attristés et à un séjour tendu, mais je
retrouve le foyer des Reeves presque identique à ma dernière visite. Je comprends maintenant
pourquoi Dayton affronte tous les aléas de la vie avec une force égale, qui me paraît souvent
inébranlable. Ses parents adoptifs ont dû lui transmettre ça, une sorte de sérénité et de calme face
aux drames de la vie. Que Kathy soit experte pour s’inquiéter pour tout le monde n’empêche pas
qu’elle continue d’assurer le quotidien et d’accompagner ceux qui en ont besoin.
Bon, O.K., son mari n’est peut-être pas de cet avis…
La fillette que les Reeves accueillaient déjà lors de ma dernière visite est toujours là. Elle joue
dans le salon et babille avec ses poupées. Il flotte dans la maison une odeur appétissante de tourte
aux pommes et d’autres choses encore qui me font monter l’eau à la bouche. La lumière tamisée des
lampes, la chaleur de la cheminée, tout est si reposant dans cette maison que j’ai du mal à croire
que la maladie a réussi à y entrer. Nous nous installons dans le salon, près de la fillette.
– Je crois qu’on va être obligés de cesser d’être une famille d’accueil, déclare Kathy en posant un
regard affectueux sur l’enfant.
– Pourtant, tu dis que papa n’a rien changé à ses habitudes, rétorque Dayton. Pourquoi changer
les tiennes alors ? Papa ne te laissera certainement pas t’occuper de lui toute la journée ; ça va le
rendre fou.
– Mais si sa santé s’aggrave, Dayton, répond Kathy, avec une expression grave. S’il faut que nous
fassions des allers-retours à l’hôpital ?
Dayton s’avance pour prendre les mains de Kathy dans les siennes.
– Maman, cesse de voir le pire, je t’en prie, lui dit-il doucement. Regarde papa. Tu crois qu’il met
sa vie en sourdine depuis qu’on lui a diagnostiqué ce cancer ? D’ailleurs, j’ai montré son dossier à
des oncologues à Manhattan. Si on s’en occupe maintenant, il peut très bien s’en tirer.
Kathy hoche la tête pour intégrer tout ce que lui dit son fils. Dayton jette un regard vers la fillette
qui joue toujours près de nous.
– Cette petite fille a besoin de ta bonne humeur, maman, poursuit-il de la même voix
attentionnée. Elle n’a pas besoin que tu te fasses du mauvais sang. Et s’il faut que papa vienne à
New York, je m’occuperai des déplacements, de toute la logistique, tu n’as pas à te tracasser pour
ça. Moi aussi, tu sais, je peux m’occuper de vous.
Je suis émue par la scène dont je suis témoin. L’homme que j’aime, malgré ses responsabilités,
malgré son passé douloureux, est toujours présent pour ceux qui comptent dans sa vie. Et ce n’est
pas un jeu, ni un devoir, il a juste le cœur grand comme le monde.
Et j’y ai ma place, moi aussi…
– Tu sais, dit Kathy d’une petite voix fragile, ton père cache tellement ce qu’il ressent. Il ne se
plaint et ne se repose jamais. Je m’en veux de ne pas avoir été assez attentive pour me rendre
compte que quelque chose clochait.
Dayton tapote affectueusement la main de sa mère dans les siennes.
– D’après ce que j’ai vu de son dossier, répond-il, il savait très bien ce qu’il faisait. Il a consulté
pour ses maux d’estomac, et son ulcère gastrique aurait pu s’aggraver beaucoup plus vite que ça.
Ce qui importe, c’est que ce ne soit pas trop tard pour une intervention.
Kathy fixe son fils sans ciller. Je sens que la façon très pragmatique de voir les choses de Dayton
la rassure. Elle aussi – comme ça m’est souvent arrivé – doit avoir le sentiment que, puisqu’il semble
avoir la situation en main, tout peut s’arranger.
– Vous en avez parlé à Summer ? demande Dayton.
Kathy secoue la tête.
– Non, je ne voulais pas l’affoler alors qu’elle est à San Francisco, si loin de nous tous, répond-
elle. Je voulais être sûre de la suite des événements avant.
– O.K., dit Dayton. On va attendre le rendez-vous avec le cancérologue à New York et je lui
parlerai, tu veux ?
Des bruits nous parviennent depuis l’entrée de la maison. La petite fille qui joue sagement près
de nous relève la tête avec un grand sourire. Graham Reeves apparaît sur le seuil de la pièce,
apportant avec lui l’odeur du froid d’hiver, de la nature et des chevaux. Ses traits sont peut-être plus
creusés et il a un peu maigri, mais il a l’air vaillant et plein de vie.
– Voilà nos citadins qui nous rendent visite ! lance-t-il de sa grosse voix.
Il nous étreint tous les deux avec affection, puis prend la petite fille dans ses bras.
– Mmm… ça sent la tourte aux pommes, fait-il en enfouissant son nez dans le cou de la fillette.
C’est toi qui sens si bon, petite reinette ?
La fillette se contorsionne en hurlant de rire.
– J’ai mené de beaux chevaux aujourd’hui, Anna, dit-il en se tournant ensuite vers moi. Si tu as
envie de monter demain, on peut se faire une promenade, non ?
Cet homme est-il vraiment malade ? C’est un canular…
J’ouvre la bouche pour accepter avec enthousiasme sa proposition, quand Dayton me jette un
regard appuyé.
– On verra demain, répond-il à ma place.
Une seconde, je le fixe sans comprendre, puis l’idée me vient qu’il doit certainement penser que
l’équitation n’est pas recommandée pour une femme potentiellement enceinte. Le rouge me monte
aux joues, avec un mélange d’embarras et de rébellion.
Je croyais qu’on ne paniquait pas tant qu’on ne savait pas ? !
Heureusement, cet échange passe inaperçu. Rien ne sert d’éveiller des soupçons et des fausses
joies chez les parents de Dayton.
Le dîner se passe ensuite dans une bonne humeur que je n’aurais pas imaginée en venant chez
les Reeves, surtout avec les raisons qui motivaient notre visite.
La nuit tombée, Dayton et moi retournons dans sa « cabane » au milieu de la clairière. Je ne fais
pas allusion au doute qui a dû traverser son esprit quand son père m’a proposé une balade à cheval,
ni à la possible joie qu’il pourrait se faire à l’idée que je sois enceinte. Je suis troublée. Si je m’étais
attendue à une telle réaction… Moi qui craignais que ma distraction et ses conséquences le mettent
hors de lui.
Nous faisons l’amour avec lenteur et douceur, comme si les lieux appelaient des ébats apaisés et
tendres plus que le feu de la passion qui nous dévore souvent. Chaque caresse de Dayton sur mon
corps est comme une recherche d’une preuve que je change, que je porte en moi l’annonce d’une
autre vie et de la confirmation de notre amour. Je vois dans ses yeux ce qu’il ne dit pas et qui me fait
peur : une attente, un espoir.
2. Tout ce qu’il se passe dans ma tête

Le lendemain, je résiste et emporte la petite bataille silencieuse que me mène Dayton avec ses
regards lourds de sous-entendus et d’appréhension : je fais ma promenade à cheval avec Graham –
et Dayton, qui ne me lâcherait des yeux pour rien au monde aujourd’hui. Je monte une superbe
jument pie que le moindre bruit effraie, mais qui, mise en confiance, se lance dans les prés avec une
énergie folle.
– Elle est un peu comme toi, me murmure Dayton alors que nous marquons une pause dans notre
balade. Timorée juste ce qu’il faut, mais capable de tout quand elle se sent bien.
Je lui réponds par un petit sourire complice. Cette description de moi est juste. On pourrait en
trouver des exemples à la pelle dans les quelques mois que nous venons de partager.
Il n’est quasiment plus question de la maladie de Graham pendant nos discussions de la matinée.
Au cours du déjeuner succulent que Kathy a préparé, si Dayton évoque le cancer de son père, c’est
juste pour régler avec lui les détails pratiques de sa visite à New York pour rencontrer l’oncologue.
On dirait que les deux hommes parlent d’un rendez-vous chez le garagiste pour réviser une
voiture… Je comprends que c’est une manière saine de tenir à distance la maladie, la peur qu’elle
provoque et la mort dont elle affirme l’inéluctable réalité.
– Le médecin m’a assuré qu’après l’opération, tu n’aurais même pas besoin de chimio ou de
radiothérapie, déclare Dayton à son père.
Ces deux-là ne sont pas liés par le sang, mais ils se ressemblent, c’est évident. Ils partagent le
même esprit clair devant les aléas. Je profite d’un moment plus intime entre Dayton et ses parents
pour appeler les miens depuis le porche donnant sur la campagne encore verte pour ce début
d’hiver.
– Anna, me répond presque aussitôt ma mère. Comment vas-tu, ma chérie ?
Sa voix me réchauffe le cœur. Je visualise son visage, son expression douce, jusqu’à sa façon de
s’installer confortablement pour se livrer tout entière à notre discussion.
Je décide de ne pas lui parler au téléphone de nos dernières péripéties au Texas – encore moins
de ce doute de grossesse. Je ne veux pas l’inquiéter, ni éveiller de fausses joies ou des peurs
injustifiées. Je souhaite juste profiter de l’accalmie que je vis à la ferme des Reeves, de cette
atmosphère familiale et chaleureuse que j’ai toujours également partagée avec mes parents.
J’aimerais oublier cet épisode de silence qui a suivi leur venue à New York, quelque temps après
mon arrivée, quand j’ai découvert qu’on m’avait caché l’existence et la mort d’un frère aîné.
– Je vais bien, maman, réponds-je d’une voix presque enfantine. Je suis chez les parents de
Dayton. Nous venons de faire une promenade à cheval. C’est superbe ici. On ne dirait pas que
l’hiver est là.
– Je suis contente de t’entendre aussi joyeuse, Anna, me dit ma mère.
– Mum, je suis désolée de ne pas vous avoir donné de nouvelles aussi souvent que j’aurais aimé le
faire, poursuis-je alors sur un ton plus adulte. Je pense souvent à vous, sans imaginer que vous
puissiez vous inquiéter pour moi.
– Anna, Anna, me rassure ma mère. Nous te faisons confiance, tu sais. Nous pensons à toi tous les
jours, mais sans angoisse. Nous sommes sûrs que tu es armée pour tout ce que tu dois vivre. Et
puis… comment pourrions-nous te reprocher de te sentir enfin indépendante alors que nous t’avons
couvée pendant tant d’années où nous avions peur pour toi ? Tu as su nous montrer que tu étais une
femme capable de mener sa barque.
Je souris et un énorme souffle d’émotion monte dans ma poitrine. Les larmes me viennent
presque.
– Maman, j’aimerais que vous veniez à New York pour Noël, dis-je aussitôt. J’ai envie d’avoir tous
ceux que j’aime avec moi. Tu crois que c’est possible ?
Ma mère éclate de rire.
– J’attendais que tu appelles pour te le proposer, mais nous nous sommes déjà renseignés avec
ton père pour venir passer quelques jours avec toi.
***
Alors que nous rejoignons la clairière et l’hélico qui nous attend, je fais part à Dayton de ma
proposition de passer Noël avec mes parents et tous ceux auxquels nous tenons.
– Oui, c’est une bonne idée, me répond-il en fixant la route. Nos familles, nos amis, oui, ça me
plaît beaucoup, Anna.
Malgré sa joie qui me paraît sincère, je sens toujours chez lui comme une arrière-pensée qui
bourdonne dans son cerveau et qui parasite ces dernières heures. Je finis par comprendre de quoi il
s’agit quand il lâche avant que nous embarquions dans l’hélico :
– Je crois qu’on aura le temps de passer voir mon médecin dès que nous atterrirons à Manhattan.
C’est donc ça ! Pas question d’attendre demain pour savoir !
– Tu es sûr que ton médecin aura les résultats de ma prise de sang ? demandé-je, un peu
surprise.
– Elle les aura, ne t’inquiète pas, me répond-il toujours concentré sur la route.
Mais ça n’est pas moi qui m’inquiète !
Depuis que j’ai avoué mes doutes à Dayton, malgré les symptômes qui persistent et semblent
même se confirmer, je ne suis plus du tout angoissée. Comme si le fait de porter ce problème avec
Dayton me soulageait d’un poids.
Durant le vol, nous nous passons de mots pour contempler, main dans la main, le paysage qui
défile sous nos pieds.
***
La nuit est tombée quand nous arrivons à Manhattan.
– Ça n’est pas trop tard pour passer chez ton médecin ? demandé-je dans la limousine qui file à
travers les rues illuminées.
– Je l’ai prévenue et elle nous attend, me répond-il avec un sourire un peu tendu. Elle a fini ses
consultations.
Nous nous arrêtons devant un immeuble cossu et montons au septième étage. La secrétaire est
déjà rentrée chez elle, et c’est le médecin en personne qui nous ouvre la porte du cabinet.
Apparemment, elle nous attendait. C’est ça aussi de partager la vie d’un milliardaire ! C’est une
femme d’une cinquantaine d’années, à la beauté élégante et aux manières douces. À la façon dont
elle accueille Dayton, je suppose qu’elle le connaît depuis longtemps.
– Merci d’avoir accepté de nous recevoir aussi vite, dit Dayton dès que nous nous asseyons dans
le cabinet.
J’ai l’impression d’être une gamine qu’on emmène chez le docteur sans qu’elle sache pourquoi
elle est là. Je suis consciente que l’angoisse a refait surface en moi et m’écrase littéralement,
maintenant que nous sommes à quelques minutes de connaître la vérité sur mon état.
– Vous avez reçu les résultats ? demandé-je d’une voix incertaine.
Le médecin hoche la tête en me souriant gentiment.
– Je vais commencer par vous examiner si vous voulez bien, me dit-elle en me désignant une
pièce adjacente.
Avant que je me lève, Dayton me presse tendrement la main et me rassure d’un sourire.
Mais je ne suis pas malade ! Au pire, je suis enceinte. Au pire ? Je ne sais plus trop…
Vu la réaction de Dayton, j’en arrive même à me demander s’il n’espère pas que je le sois. Je le lis
dans ses yeux. Nous passons quelques minutes dans la salle d’examen. Le médecin m’ausculte
rapidement en m’interrogeant sur mes symptômes. Je dois avouer que ma poitrine est douloureuse
et qu’en plus des nausées qui ne me lâchent pas, j’éprouve des tiraillements dans le bas-ventre et,
maintenant, une constante envie de nourriture sucrée. Le médecin acquiesce en silence à toutes
mes réponses.
– Vous préférez qu’on parle en privé des résultats de vos analyses ou acceptez-vous que M.
Reeves soit là ? me demande-t-elle alors que je me rhabille.
Je n’ai pas vraiment envie de faire jouer le suspense sur un sujet aussi délicat. Quelle que soit ma
situation, Dayton a le droit de savoir. Nous nous réinstallons à son bureau. L’expression de Dayton
est tendue. Il m’interroge en silence du regard.
Je n’en sais pas plus que toi !
– Bon, ça ne sert à rien de vous faire attendre plus longtemps, commence le médecin en nous
considérant avec gentillesse chacun notre tour. Je ne sais pas quelles étaient vos attentes
respectives, mais Mlle Claudel n’est pas enceinte.
Je jette un coup d’œil à Dayton. Il acquiesce sans rien dire. Il fixe le médecin droit dans les yeux,
comme pour éviter de me regarder. Moi-même, je serais bien incapable de savoir ce que me fait
cette nouvelle. Ce qui importe c’est, encore une fois, la réaction de mon amoureux.
Il est déçu…
– Mais alors comment expliquez-vous tous ces symptômes ? demandé-je d’une voix hésitante. Et
mon retard de règles ? Et le fait que j’ai oublié de prendre plusieurs fois ma pilule ?
Oui, enfin, à part ma distraction, je ne vois pas comment elle expliquerait ce dernier point…
– Mademoiselle, je crois que si vous aviez attendu, vous auriez développé encore plus de
symptômes, me répond le médecin avec calme. Je suis même certaine que votre ventre aurait gonflé
comme il fallait. Mais les analyses sont là pour distinguer une grossesse normale de ce qui
ressemble fort à une grossesse nerveuse.
Quoi ? ! Une grossesse nerveuse ? ! Comme si mon ventre était une sorte de mythomane qui se
racontait des histoires ? Je vais vraiment finir par croire que je ne tourne pas rond…
Devant ma tête abasourdie, notre interlocutrice poursuit du même ton réconfortant :
– Il y a toujours une explication à ce genre de situation. Je suis sûre qu’il va me suffire de savoir
ce qu’il vous est arrivé ces derniers mois pour démêler cette histoire et vous exposer de quelle
manière vous avez pu somatiser cette grossesse.
Je reste bouche bée.
– Que vous l’ayez désirée ou pas, ajoute-t-elle avec un petit sourire maternel. Mlle Claudel, ce
n’est plus le moment de vous poser des questions, ni de vous interroger sur vos motivations, c’est le
moment de comprendre. Avez-vous vécu des situations familiales, ou dans votre entourage, qui
auraient été difficiles ou traumatisantes, en rapport avec des enfants ou des mères ?
Je la fixe sans comprendre. Dayton répond à ma place. Je le sens mal à l’aise, il s’agite sur sa
chaise.
– Anna a appris il y a quelques mois qu’elle avait eu un frère aîné, dit-il. Ses parents lui en
avaient caché l’existence, ainsi que le décès quelques années avant sa naissance. Elle l’a découvert
en consultant son livret de famille.
Le médecin hoche la tête et tourne son attention vers moi.
– Ça n’est pas simple, Anna, d’apprendre que sa mère a porté un autre enfant que vous, quand on
croit être la seule, n’est-ce pas ? me dit gentiment le médecin.
Je secoue la tête, les larmes aux yeux. La main de Dayton se pose sur la mienne.
– Comment avez-vous réagi ? continue-t-elle. Qu’avez-vous ressenti pour votre mère en
particulier ?
– Je me suis sentie trahie, avoué-je avec des tremblements dans la voix.
– O.K., je ne vous demande pas d’en parler là, maintenant, me répond-elle. Il sera toujours
possible que nous en discutions une autre fois si vous en éprouvez le désir. Mais c’est important que
vous compreniez que cela a pu jouer dans cette grossesse nerveuse que vous avez provoquée.
Je ne retiens plus mes larmes. Dayton se racle la gorge et reprend la parole, les doigts
entremêlés. Il est visiblement bouleversé par ce qu’il se passe et ce qu’il entend.
– Anna m’a aussi accompagné au cours de la recherche de mes parents biologiques, intervient
encore une fois Dayton, comme s’il voulait à tout prix porter sa part de responsabilité.
Je lève un regard surpris et tendre vers lui. Il est livide ; son expression confiante s’est
décomposée au fil des dernières minutes.
– Et ça n’a peut-être rien à voir avec la maternité, poursuit-il, mais elle a été séquestrée pendant
une nuit par des types pas très fréquentables. Elle a eu sa dose de stress ces derniers mois.
Le médecin sourit à Dayton. Il me reste un dernier aveu à faire.
– Et en général, je ne dis rien et je garde tout pour moi. Je me tais et je fuis, dis-je en baissant les
yeux.
Dayton me prend la main. Je ressens, rien qu’avec ce contact, tout l’amour qu’il éprouve pour
moi.
– Anna, vous n’êtes pas responsable de ce qu’il arrive, m’assure le médecin en se rapprochant de
moi. Il faut que vous lâchiez prise. Vous ne dites rien, c’est peut-être vrai, mais c’est un trait de
votre caractère que, je suppose, votre compagnon accepte. Vous n’êtes pas coupable de ne pas être
enceinte réellement.
Je hoche la tête. En quelques phrases, cette femme m’a libérée de tout le poids inconscient que je
traîne depuis ces derniers mois, voire depuis des années. Un poids que j’ai oublié dans le tourbillon
de passion dans lequel Dayton m’emporte.
– Je vais vous prescrire quelques petites choses contre l’angoisse, Anna, ajoute le médecin en se
rasseyant derrière son bureau. Rien de bien fort, des plantes, juste pour que vous appréhendiez les
jours à venir avec sérénité. Si vous voulez, nous pouvons aussi nous revoir, mais je crois que ce qui
importe, c’est que Dayton et vous puissiez en discuter calmement.
Nous nous tenons la main face au bureau. Il y a quelque chose de très officiel dans ce moment :
nous formons un couple, nous vivons une situation de couple, nous allons avoir une vraie discussion
de couple sur un sujet très délicat…
Dans l’ascenseur, nous nous jaugeons du regard, embarrassés mais terriblement émus. Sur le
trottoir, dans la nuit pleine de l’effervescence de la ville, Dayton m’attire à lui et me serre fort dans
ses bras en m’embrassant les cheveux. Je me laisse happer par son élan de tendresse, envelopper
par sa chaleur. Je ferme les yeux.
– Je m’en fous si tu n’es pas enceinte, me murmure-t-il. Je t’aime tellement fort, Anna.
Je relève le visage vers lui.
– Tu es déçu, Dayton, je le sais, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux.
Il ne détourne pas le regard.
– J’en suis surpris moi-même, mais oui, je crois que je suis un peu déçu, m’avoue-t-il en me
caressant la joue avec un joli sourire. Je n’y pensais pas vraiment et je n’avais pas forcément envie
qu’on ait un enfant tout de suite, mais… voilà, si tu avais été enceinte, j’aurais été ravi… heureux.
Je le fixe toujours, mon regard comme une question.
– Je suis heureux avec toi, Anna, continue-t-il. Tout ce qui vient de toi, tout ce qui nous arrive me
rend heureux.
Je me blottis à nouveau contre lui, enfouissant mon visage dans son cou.
– J’aurais aimé être enceinte de toi, mon amour, chuchoté-je.
Les mouvements des passants semblent appartenir à une autre dimension. J’ai l’impression que
nous sommes les maîtres du temps, que nous sommes capables, à nous deux, à la seule force de
notre amour, de l’arrêter, de lui faire reprendre sa course et surtout… surtout, de le remplir d’un
bonheur que nous construisons à deux.
Il sera toujours temps, plus tard, de construire celui de devenir parents.
3. Des moments inoubliables

Il nous reste à peine deux semaines avant Noël et les préparatifs des fêtes nous empêchent de
ressasser l’épisode amer du rendez-vous chez le médecin. Il plane entre nous cependant, après ce
moment qui nous a encore rapprochés – peut-on l’être plus ? ! –, une sorte de doux rêve qui ne s’est
pas réalisé cette fois, mais qui, je suis certaine, si nous le désirons vraiment et sans nous voiler la
face, est à notre portée. Pour le moment, il nous reste ce bonheur que nous avons à cœur de ne pas
laisser filer…
J’ai réintégré mon appartement de Brooklyn pour gérer cette période avant-festivités assez
intense. Dès mon retour, je suis « convoquée » par mon boss chez OptiMan. Claire est présente, bien
évidemment. Il est d’actualité que je me plie aux félicitations concernant mon article sur la
dépendance au jeu.
– Anna, l’accueil de votre article est unanime, déclare le boss. C’est un sacré boulot de
journaliste, et je ne m’y trompe pas. Votre traitement très personnel de l’illustration démontre à
quel point vous vous êtes immergée dans votre sujet.
Oui, au point de me faire séquestrer pendant une nuit par des hommes de main…
Le boss est confortablement installé dans son fauteuil. Il me considère avec un petit air
gourmand, comme si je lui faisais envie, mais je sais que ça n’a rien à voir avec une attirance
physique. Il imagine certainement à quelle sauce business il va me manger…
J’ai toujours un peu de mal avec les compliments, mais je me force à accueillir celui-ci sans
rougir, en regardant mon boss droit dans les yeux – comme une pro – et en le remerciant.
– Bon, je ne vais pas laisser passer un diamant brut comme vous, Anna, poursuit-il en s’appuyant
sur son bureau pour se rapprocher de moi.
Claire Courtevel remue sur son siège comme s’il lui brûlait les fesses. Elle hoche la tête comme
une figurine de chien sur la plage arrière d’une voiture.
– Claire m’a fait passer la liste des illustrateurs et journalistes que je vous avais demandé
d’élaborer. C’est un sacré vivier de talents qu’on a là…
J’écoute toujours sans m’emballer parce que je sais ce qu’il va m’annoncer. Claire m’en a touché
deux mots lors du déjeuner de l’association Don’t play with your life : il va nous proposer un
magazine à nous !
– Claire a fait ses preuves comme rédactrice en chef dans le magazine français de notre groupe,
continue mon boss de sa voix égale de capitaine de navire. J’ai toute confiance en elle et je crois
qu’on tient avec vous deux une équipe originale et efficace.
Voilà, c’est mon tour de hocher la tête comme une marionnette sur ressort. On doit être jolies à
voir, Claire et moi, à secouer la tête au moindre mot du boss.
– Bon, pour être bref mais clair, on veut de l’arty, on veut de la French Touch, on veut de la
culture, du branché, de l’humour décalé et surtout aucune photo qui ne soit pas d’une signature
visuelle originale. Pour les articles de fond, les interviews, je souhaite qu’il n’y ait que des
illustrations, toutes de genres différents. On veut que ça reste dans la tête, que ça marque, que ça
soit à part et de bon goût, qu’on ait un aperçu de ce qu’il va passer à la postérité, une sorte d’avant-
garde sur papier glacé, quoi !
Là, le boss s’échauffe au point de taper un bon coup sur son bureau. Son sourire épanoui nous
confirme bien que ce n’est pas de colère mais d’enthousiasme.
– Moi, je ne suis pas trop pour le papier gl… commencé-je à bafouiller.
Mais Claire me fait taire d’un geste de la main.
– On est ravies ! s’exclame-t-elle. On a déjà plein d’idées géniales qui vont vous épater. Vous
pouvez nous faire confiance ; on va vous imaginer un magazine qui va sortir du lot.
Euh, pour être franche, je n’ai même pas pris cinq minutes pour y réfléchir sérieusement…
– O.K., voilà comment je vois les choses, répond le boss. Claire prend la direction éditoriale, et
vous, Anna, la direction artistique. Ça vous va comme ça ?
Je jette un regard un peu effaré à Claire. Ça fait à peine deux ans que je travaille avec elle. C’est
peut-être pour ça que je ne me rends pas totalement compte de la chance que j’ai de collaborer avec
une femme qui a autant d’expérience. J’en suis restée à son ton militaire et sa tendance à fêter au
champagne la moindre bonne nouvelle – d’ailleurs, on va sûrement y avoir droit ensuite… –. C’est un
peu réducteur, c’est le moins qu’on puisse dire.
Claire Courtevel est bien plus que ça : elle est dans le milieu depuis vingt ans. Elle a dirigé
plusieurs revues et magazines, a collaboré avec plusieurs rédactions prestigieuses. Il faut que je
prenne conscience que j’ai la chance d’être celle qu’elle a choisie pour l’accompagner dans la
poursuite de sa carrière aux Etats-Unis.
Là, tout d’un coup, moi aussi, j’ai envie de m’emballer et de sauter au cou de Claire pour la
remercier de m’avoir formée et de m’avoir, à maintes reprises, crié dessus comme un instructeur de
Marines !
Comme je la considère avec ce nouveau regard, je n’entends pas la moitié des noms qu’elle
balance au boss comme une ébauche de sommaire du numéro zéro de notre revue. Je happe juste
ceux du couple d’écrivains bobo qui habitent à quelques rues de chez nous, à Brooklyn. Et je jubile
intérieurement comme une fan à qui on vient d’annoncer qu’elle va prendre le petit déjeuner avec
ses idoles. Le rendez-vous s’achève sur cette déclaration plus irréaliste qu’enthousiaste de la part de
Claire : – On vous présente une maquette et un sommaire dans quinze jours !
Mais c’est genre… demain !
Je reste sans voix et serre la main de mon boss, complètement sous le choc. Dans le hall, je fixe
Claire avec une expression hébétée.
– Quoi ? me fait-elle de son ton toujours aussi aimable.
– Claire, c’est un peu rapide, le délai que vous avez donné pour la maquette, non ? bafouillé-je.
Elle soupire, puis pose les deux mains sur mes épaules.
– Anna, tu crois qu’on propose des trucs comme ça à une jeune journaliste tous les jours ? Bon, à
part si la jeune journaliste a les connexions adéquates… C’est un peu ton cas, finalement.
Je la fixe, toujours muette.
– Avais-tu seulement imaginé que quatre mois après être arrivée aux États-Unis, on allait te
charger de la création d’un magazine ? me demande-t-elle.
Je secoue la tête.
– Et tu laisserais passer une telle occasion juste parce que ça risque de prendre beaucoup de ton
temps les mois à venir ? ajoute-t-elle.
Je secoue la tête de manière plus énergique encore.
O.K., le message est passé !
– Bon, on est donc sur la même longueur d’ondes, dit Claire. Je suggère qu’on s’y mette dès
maintenant. Mais je n’ai pas envie que les gens de la rédaction d’ici se pose des questions sur ce
qu’on trame. Alors, chez toi ou chez moi ?
– Chez moi, je veux bien, balbutié-je, surprise par le ton très direct de Claire, auquel je suis
pourtant habituée.
Nous nous dirigeons vers la sortie des bureaux.
– Bon, et puis tu vas arrêter de me vouvoyer, Anna, conclut-elle en tirant d’une manière très
femme d’affaires sur le bas de sa veste de tailleur. J’ai l’impression d’être une vieille rombière.
Je m’immobilise et écarquille les yeux.
– Quoi ? fait-elle.
– Je… je ne sais pas si je dois vous le… enfin, te le dire, bafouillé-je, mais tu m’as toujours fait
penser à un instructeur militaire, genre Marines…
J’observe sa réaction. Elle me fixe en silence, comme si elle intégrait l’information sans savoir
comment réagir, puis elle a un petit hochement de tête.
– L’instructeur de Marines, ouais, ça me va bien, dit-elle en dissimulant un sourire.
***
Nous passons tout le reste de la journée à cogiter sur notre revue, sur son nom, sur son
sommaire et nous contactons et prenons rendez-vous avec un choix d’illustrateurs que nous avions
déjà vus en entretien. Il y a eu du champagne aussi. C’était un passage obligé, même si ça ne m’a
jamais fait grand bien pour réfléchir, plutôt le contraire même… Au bout de cinq heures de travail –
et quatre coupes de champagne à jeun –, je me prends la tête à deux mains.
– Pause ! dis-je.
Claire a tombé la veste et les escarpins. Nous sommes assises par terre autour de ma table basse.
Le sol est couvert de feuilles, de croquis, de listes. Nous considérons le paysage avec un regard
fatigué.
– O.K., on arrête, répond-elle. On laisse macérer tout ça pendant quelques jours. Je compte sur
toi pour noter tout ce qui te passe par la tête, hein ? Et on se remet au travail ensuite.
Claire vient à peine de me quitter que Saskia débarque à l’appartement. Je ne l’ai pas revue
depuis mon retour du Texas. Dayton et moi sommes presque aussitôt partis chez les Reeves. Il faut
dire que mon amie est très prise par le vernissage imminent de son exposition… et qu’elle dort
souvent chez Jeff. Ça me fait une drôle d’impression de la voir là, comme si elle me rendait visite,
comme si elle commençait déjà une autre vie ailleurs. Mais n’est-ce pas ce que je fais aussi depuis
quelques mois ?
Le sujet le plus important est abordé tout de suite.
– Alors tu as fait un test ? me demande-t-elle après avoir jeté un œil à la bouteille de champagne
vide.
Oh ! là ! là ! J’ai vraiment beaucoup de choses à lui raconter !
– J’ai fait une prise de sang et c’est non, réponds-je en évitant de tourner autour du pot.
Elle me dévisage sans savoir si elle doit paraître soulagée ou peinée pour moi.
– J’ai vu le médecin de Dayton, poursuis-je. Selon elle, j’ai fait une grossesse nerveuse. Tout ce
que j’ai vécu ces derniers mois aurait provoqué cette réaction de somatisation. Et pour être
honnête, depuis que je le sais, je n’ai plus de nausées…
Saskia écarquille les yeux.
– C’est dingue… dit-elle. Et comment a réagi Dayton ?
– Je crois que passée la surprise quand je lui ai annoncé que je pensais être enceinte, il m’a caché
que cette idée lui plaisait. Même si ce n’était pas prévu, je crois que nous avons été tous les deux un
peu déçus.
Saskia hausse les épaules.
– Ce qui donne quand même pas mal d’espoir pour la suite et ce que vous attendez de votre
histoire. Ça te rassure, non, Anna ?
– Évidemment… concédé-je.
– Ces hommes sont bizarres quand même, poursuit Saskia. Jeff, par exemple, j’ai l’impression
qu’il me tourne autour depuis un moment avec une idée derrière la tête, mais je ne sais pas quoi…
– Une idée comme quoi ?
– Je crois qu’il aimerait que je vive avec lui, répond-elle en fronçant les sourcils. Pourquoi pas le
mariage pendant qu’on y est ? !
Ça pourrait bien te tomber dessus sans que tu t’y attendes…
La soirée se poursuit tard. Nous parlons de mon avenir professionnel, de son exposition, de ses
prochains travaux en cours, de Gauthier qui file le parfait amour avec Micha, des fêtes qui arrivent,
des cadeaux qu’on prévoit de faire aux uns et aux autres… Churchill dort dans le berceau de mes
jambes croisées en tailleur et ronronne sous mes caresses distraites. Dehors, il se met à neiger.
Nous sommes heureuses et au chaud.
***
Quand mes parents arrivent à Manhattan, nous les accueillons chez Dayton, au Nouveau monde.
Nos retrouvailles sont simples et chaleureuses, comme si les mauvais moments que nous avons
passés au même endroit, il y a quelques mois, n’avaient pas existé. Je leur ai pardonné et ils ne m’en
veulent pas pour le silence que je leur ai imposé ensuite. Je crois qu’ils se réjouissent même de voir
que Dayton est toujours à mes côtés.
Mais qui pourrait ne pas aimer mon amoureux ? !
Je suis sur le point de leur annoncer quelque chose dont j’ai déjà parlé avec Dayton. Ma gorge se
serre au moment de prendre la parole alors que nous prenons un brunch dans le salon du loft.
– Mum, papa, Noël, c’est dans deux jours et j’ai prévu qu’on fasse quelque chose ensemble avant,
dis-je sans trop savoir par quel bout commencer.
Dayton m’adresse un regard encourageant et un sourire amoureux.
– Je suis encore désolée pour la réaction que j’ai eue en apprenant l’existence de mon frère aîné
et sa mort que vous m’avez cachée, poursuis-je avec toujours autant d’hésitation.
Mes parents échangent un regard anxieux, mais s’efforcent de rester calmes. Ils me couvent
surtout de leur attention bienveillante.
– Je voudrais qu’on aille à Philadelphie sur la tombe d’Alex, mon frère, lâché-je enfin.
Mum porte les mains à sa bouche avec un petit cri et mon père pose la main sur son épaule. Il me
fixe avec un regard complice.
– Tu sais, Anna, dit-il. J’y ai pensé moi aussi. Je pense que, pour ta mère comme pour toi, cette
visite est indispensable.
Nous nous étreignons ensuite brièvement, les larmes aux yeux, avant de préparer notre visite à
Philadelphie.
***
Dayton est du court voyage – en jet, c’est moins d’une heure de vol ! J’ai besoin qu’il soit près de
moi, qu’il soit témoin de cette page que je tourne après l’avoir douloureusement acceptée.
– C’est naturel, mon amour, me répond-il quand je lui demande pour la énième fois si ça ne
l’ennuie pas. Tu as été là avec moi, pendant toutes ces semaines passées à courir après mes parents
biologiques. Ton histoire est également la mienne.
Dans le jet, j’ai du mal à me détendre. Seul mon père semble presque se réjouir de cette
initiative. Car même si ma mère comprend pourquoi je fais ça, elle n’en souffre pas moins. Il fait
gris, froid et nos épaules se couvrent de minuscules flocons de neige quand nous parcourons les
allées du cimetière pour retrouver la tombe d’Alex.
– Vous n’êtes jamais revenus vous recueillir sur sa tombe ? demandé-je, surprise, à voix basse à
mon père.
Il baisse les yeux.
– Ta mère ne voulait pas, me répond-il. C’était trop difficile pour elle. Quand nous sommes venus
te voir à New York, je lui ai proposé que nous fassions un aller-retour à Philadelphie. Après tout, ton
frère repose aussi à côté des tombes des parents de ta mère, mais elle a refusé… Nous payons un
service pour que la tombe d’Alex soit fleurie et nettoyée.
Ma mère ralentit le pas devant nous. Je regarde dans la même direction qu’elle. La statue gracile
d’un ange se profile sur le ciel gris.
– C’est là, dit seulement mon père en s’approchant de ma mère et en la soutenant.
Dayton passe son bras autour de mes épaules et me serre contre lui. Nous restons tous les
quatre, silencieux, devant cette petite tombe surmontée d’un ange au visage serein.
– Bonjour, Alex, dis-je simplement d’une voix tendre. Je suis ta sœur. J’aurais tant aimé te
connaître.
C’est comme un souffle chaud et doux qui envahit mon cœur. Un soulagement. Une rencontre
nécessaire et espérée inconsciemment.
J’entends ma mère sangloter près de nous, dans les bras de mon père. Puis elle s’arrache à son
étreinte et vient près de moi, me prend la main, et nous faisons un pas supplémentaire vers la
sépulture.
– Bonjour Alex, mon chéri, murmure-t-elle. Je te présente ta sœur, Anna. Je suis sûre que tu
aurais été fier d’être son frère, comme elle aurait aimé avoir un grand frère comme toi.
Je n’ai jamais vu mon père, ni Dayton boire, mais dès que nous sortons du cimetière, nous faisons
une halte dans un bar où les deux hommes boivent cul sec plusieurs shots de bourbon en
échangeant des regards graves et silencieux.
– Je t’aime, mum, dis-je soudain à ma mère en prenant son visage entre mes mains.
***
Le lendemain, avant la grande célébration de Noël au Nouveau monde – dont Dayton m’a caché
jusqu’à présent toute la préparation –, nous nous retrouvons tous pour un dîner informel au Cirque.
« Un dîner informel au Cirque », le restaurant le plus huppé de Manhattan, c’est difficilement
imaginable…
Nous ne passons pas inaperçus dans la grande salle où le personnel nous a dressé une
gigantesque table pour 14 personnes. Les femmes se sont mises sur leurs talons et ont sorti leurs
bijoux. Quand je dis toutes, ça veut dire même Saskia, Summer et moi ! Summer est plutôt du genre
ethnique chic, Saskia a opté pour du contemporain déjantée et moi… je porte une parure de
diamants – très discrète, je vous assure ! – que Dayton m’a offerte avant que nous ne partions pour
le restaurant. Je n’ai pas traîné pour ranger mes bijoux en simili et arborer mon cadeau de Noël
anticipé !
Ce soir, il y a sept couples de tous âges et de tous genres, mais qui partagent la même joie de se
retrouver ou de se découvrir. Micha et Gauthier sont à tomber raide tant ils sont élégants. Plus
d’une femme dans la salle se retourne sur leur passage…
Aucune chance, mesdames, ces deux-là s’aiment comme des fous !
Jeff et Saskia sont bons pour un photocall avant la cérémonie des Oscars. Jeff est très
impressionnant dans son smoking. Quant à Saskia, Miley Cyrus n’a qu’à bien se tenir ! Nous
rencontrons enfin Tommy, le petit ami de Summer. Dayton et moi avons retenu une expression
abasourdie quand Summer nous l’a présenté au Nouveau monde. Tommy est aussi bon chic, bon
genre que Summer est « Flower Power », et pourtant… notre Summer semble avoir découvert grâce
à cette nouvelle histoire amoureuse qu’on pouvait faire des phrases sans les ponctuer de « Ben
ouais » disgracieux !
Bravo, Tommy !
J’ai du mal à reconnaître Kathy et Graham loin de la ferme et habillés comme ils le sont. Graham,
le visage certes un peu émacié, a des airs de Clint Eastwood, et Kathy a rajeuni de 10 ans ! La petite
fille, qui est placée chez eux, passe les vacances de Noël chez ses parents. Voir Kathy sans sa petite
protégée accrochée à ses jambes est presque surprenant. Ma mère et mon père semblent tout
d’abord un peu perdus au milieu de toute cette assemblée, et sans doute notre voyage de la veille à
Philadelphie y est pour quelque chose. J’adresse un regard rassurant à ma mère, qui s’accroche au
bras de mon père. Dayton se penche vers moi.
– On sait de qui tu tiens cette beauté irrésistible, me murmure-t-il à l’oreille.
C’est vrai qu’elle est belle, maquillée et coiffée dans ce décor somptueux…
Audrey Ross, la mère biologique de Dayton, est venue avec son époux que nous avons tout juste
rencontré dans l’après-midi. C’est un homme courtois et attentionné qui a su, par ses bonnes
manières, nous faire oublier que ce qui lie son épouse à Dayton cache une histoire douloureuse
restée trop longtemps secrète.
Et nous deux alors ? Dayton et moi ?
Je peux sûrement dire que mon homme est le plus beau des lieux. Il a retrouvé un sourire sans
ombres, son regard est lumineux et, dans son costume cintré, il est tout simplement sexy… Rien que
l’effleurer m’émeut, et ces regards qu’il me lance me donnent la chair de poule et embrasent mon
ventre. Dayton a choisi ma robe, certainement en prévision des diamants qu’il avait prévu de
m’offrir. Une tenue du genre de celles devant lesquelles on rêve en feuilletant un magazine… Toute
de soie fluide gris perle, assez décolletée et échancrée pour faire étinceler ses yeux, mais pas trop
au point de choquer mes parents ! J’adore quand il m’habille. Je me sens une poupée de luxe, un
bijou précieux, et je suis impatiente qu’on se retrouve plus tard pour qu’il joue avec moi…
En attendant, Jeff se lève d’un air solennel et réclame le calme à notre table. Nous sommes
surexcités comme des enfants. Nous levons tous les yeux vers lui.
– Je voudrais que vous soyez attentifs à ce qu’il va se passer maintenant, déclare-t-il avec le plus
grand sérieux.
Saskia et moi échangeons un regard intrigué. Je fronce les sourcils et Saskia hausse les épaules.
Qu’est-ce qu’il nous mijote ? !
– Je dois accomplir quelque chose d’important et j’aimerais profiter de ce moment où nous
sommes tous ensemble, poursuit-il avant de se tourner vers Saskia qui fait soudain les gros yeux.
Saskia, ne fais pas cette tête, même si tu es la femme la plus belle que j’ai jamais connue…
Tout le monde éclate de rire, puis se tait pour écouter la suite.
– Il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie depuis que je t’ai rencontrée. Des choses pas
toujours amusantes, mais malgré tout, tu es toujours là avec moi.
Je jette un coup d’œil à Dayton, que je surprends à me dévisager avec un air amoureux. Ce sont
des choses qu’on s’est déjà dites. On se comprend…
– Par le passé, j’ai déjà laissé filer de nombreuses chances qui s’étaient présentées à moi, mais
j’ai décidé que je ne manquerai pas celle-ci, Saskia, dit Jeff.
Mon amie jette des regards affolés autour d’elle. Jeff repousse alors sa chaise et, dans le même
mouvement, il s’agenouille et sort de sa poche une petite boîte qu’il ouvre pour révéler une
magnifique bague.
C’est comme dans un film !
– Saskia, veux-tu m’épouser ? conclut-il, les yeux plongés dans ceux de mon amie.
Elle le fixe, bouche bée, les mains posées sur les joues. Tout le monde retient son souffle après
avoir émis quelques « Oh ! » admiratifs devant le romantisme de la situation. Je me tourne vers
Dayton qui me regarde toujours avec un sourire rêveur. Je sens qu’il observe ma réaction. Et quand
j’entends mon amie répondre par un grand « Oui » énergique, les larmes me montent aux yeux.
Oui, peut-être que moi aussi j’aimerais que ça m’arrive…
Les applaudissements retentissent dans toute la salle, bien au-delà de notre table, car les
convives autour de nous ont cessé de discuter quand ils se sont rendu compte qu’il se passait
quelque chose. Quand les hourras s’apaisent enfin et que Saskia parvient à cesser de pleurer – et
moi aussi –, Dayton se lève à son tour pour féliciter les fiancés. Il serre Jeff contre lui dans une
étreinte virile. Visiblement, tout est oublié des événements récents qui ont pu les éloigner.
– J’ai moi aussi une annonce à faire, commence-t-il.
Mon cœur se fige dans ma poitrine.
Non, pas comme ça ? Pas là !
– Cette annonce vous concerne tous, poursuit-il.
Il m’adresse un regard rassurant en fronçant les sourcils pour me faire comprendre que je ne
dois pas m’inquiéter.
Mais je ne m’inquiète pas ? !
– Je sais qu’il n’y a rien de plus romantique qu’un Noël sous la neige, mais j’ai pensé qu’un peu de
chaleur ferait du bien à tout le monde. J’espère que vous aimez le sable blanc parce qu’on part tous
demain passer le réveillon dans les Caraïbes.
Nouveaux applaudissements autour de la table. Et soudain, la voix inquiète de Kathy Reeves :
– Je n’ai pas pris mon maillot de bain !
Tout le monde éclate de rire.
4. Noël sous les palmiers

Aux aurores le lendemain matin, nous partons pour Saint-Barth. À voir la tête de certains –
Gauthier, Summer, etc. –, je suis prête à parier qu’ils ont oublié deux ou trois trucs dans leurs
valises, y compris leur cerveau… Moi, je n’ai pas oublié Churchill qui hurle tout ce qu’il peut dans sa
caisse grillagée… Des limousines sont allées chercher chacun des couples conviés. Mes parents ont
dormi dans l’appartement de Brooklyn, Kathy et Graham au Nouveau monde, Audrey et son époux
dans un hôtel luxueux non loin de TriBeCa. Summer a fait découvrir son petit chez-elle à Tommy, à
l’étage en dessous du loft de Dayton, et Jeff et Saskia viennent de leur côté.
Quand la limousine de Micha et Gauthier s’arrête sur le tarmac, ce dernier sort de la voiture et
nous fait tout un numéro de star avec son manteau d’hiver au col en fourrure qu’il relève comme
une diva.
– Je me sens comme Liberace, ce matin, roucoule-t-il, les yeux encore tout gonflés de sommeil.
Dans son dos, Micha lève les yeux au ciel avec un sourire moqueur. Au moins, Lady Gogo n’a pas
perdu son humour et son don pour la représentation malgré l’heure matinale. Peut-être est-ce un
peu trop pour Kathy Reeves qui regarde mon ami parisien avec des yeux ronds comme des
soucoupes, sans doute peu accoutumée à tant de manières dès le matin…
Nous sommes tous heureux et fébriles. Mes parents ne cessent de remercier Dayton pour cette
belle surprise. Je prends conscience de la vie fabuleuse – de contes de fées – que j’ai avec l’homme
que j’aime.
Nos bagages sont chargés dans le jet. Il y a des valises et des sacs mais aussi tout un monceau de
cadeaux aux papiers cadeau de toutes les couleurs dans ce matin blanc new-yorkais. Summer,
comme l’enfant qu’elle aime parfois être encore, s’amuse à deviner quels seront les siens et se fait
réprimander par son petit ami. Ce dernier a d’ailleurs l’air un peu perdu au milieu de cette
effervescence. Malgré son look « bonne famille » et le fait que je sais qu’il vient d’un milieu plutôt
aisé, c’est là le genre de fantaisie qu’on ne doit pas pratiquer chez lui pour fêter Noël.
– Ça va, Tommy ? lui demandé-je en me rapprochant de lui.
Il se tient à l’écart et observe l’agitation des convives prêts à embarquer.
– C’est un peu fou, tout ça, murmure-t-il. Je venais passer les fêtes avec la famille de ma petite
amie et je me retrouve à partir aux Caraïbes avec toute cette troupe…
Je souris gentiment et lui tapote l’épaule.
– Ça va bien se passer, lui dis-je. Ils ont l’air tous un peu étranges à leur façon, mais c’est aussi
une sorte de famille, tu sais. Des gens qui s’aiment quoi…
Je me rends compte du côté un peu gnangnan de mes paroles. Malgré tout, elles sont sincères et
leur vérité me frappe tellement que les larmes me montent presque aux yeux. Je remarque que
Dayton m’observe et je le rejoins pour me blottir dans ses bras.
– Merci, chuchoté-je. Je suis heureuse.
Il me serre contre lui.
– Moi aussi, me répond-il. Ce moment est fabuleux.
Je relève le visage vers lui, et ses yeux gris acier scintillent sous le ciel blanc.
***
Nous quittons Manhattan sous des nuages annonciateurs de neige pour filer rejoindre le climat
plus clément de Saint-Barth. Dans le jet, les couples s’installent pour somnoler après le petit
déjeuner qui nous est servi. Avant que toutes les discussions s’éteignent et que nombre d’entre nous
ne finissions une nuit relativement courte, Dayton se lève pour annoncer à voix haute :
– Pour celles qui auraient encore peur d’avoir à se baigner toutes nues dans les lagons, je signale
qu’un grand choix de maillots de bain sera à votre disposition là où nous séjournons.
Il se tourne vers Kathy qui cache son visage dans ses mains.
– Maman, je crois que tu en auras même assez pour en changer toutes les heures si ça te chante,
lui dit-il avec un sourire taquin.
Il y a des rires, des discussions, des relations qui se créent entre ceux qui ne se connaissaient
pas. Parfois, on sent que certains ont besoin de se retrouver avec leur moitié, comme si une telle
énergie pouvait les perdre, puis ils réalisent qu’elle est trop stimulante pour pouvoir y résister, et
l’effervescence des bavardages reprend.
Churchill endormi sur les genoux – j’ai enfin compris que le seul moyen de le faire taire était de
le sortir de cette satanée cage et de le poser sur moi –, j’observe Saskia et Jeff du coin de l’œil. J’ai
l’impression que plus rien ne compte autour d’eux depuis que Jeff s’est agenouillé devant mon amie
pour lui demander de l’épouser. Je n’ai jamais vu Saskia aussi éprise, aussi transformée, plus calme
d’un certain point de vue. Je suis convaincue qu’elle va reporter son énergie dans l’art. Je sens que
c’est son année, son moment…
Comme si ça n’était pas la mienne ? !
– Une raison à ce joli sourire rêveur ? me chuchote Dayton dans le cou.
– Plein, réponds-je, les yeux toujours attentifs dans cet environnement chaleureux.
– C’est chouette, non ? dit-il en regardant Jeff et Saskia qui, pour leur part, n’ont d’yeux que l’un
pour l’autre. Je suis content pour eux deux. Honnêtement, je n’aurais pas imaginé que Saskia était la
femme idéale pour Jeff. Elle paraît tellement… électron libre.
– Les voies de l’amour sont impénétrables, rétorqué-je avec tendresse. Et nous, alors ? Tu y
aurais cru ?
Il s’écarte un peu pour me dévisager avec surprise.
– C’était écrit ! déclare-t-il, catégorique. On aurait eu beau tout faire pour y résister que cela
aurait été impossible de passer à côté.
Je lui caresse doucement la joue en le dévorant des yeux.
– C’est pareil pour eux aussi, je crois, réponds-je. Moi non plus, je n’aurais pas imaginé un
mariage aussi rapide. C’est bien parce que la liberté de mon amie n’est pas en danger ; elle aime
trop Jeff pour se demander si elle doit choisir.
Dayton me fixe sans rien dire.
– Quoi ? dis-je en faisant une moue idiote.
– Rien, je me demandais juste comment tu réagirais dans la même situation, répond-il.
Et il ferme les yeux, la tête appuyée de côté sur le dossier du fauteuil, comme s’il n’avait pas
besoin d’en dire plus. Mais moi, je reste les yeux ouverts, à admirer son beau visage endormi. Je me
demande aussi quelle serait ma réaction s’il me proposait le mariage. On a vu de quelle manière
nous avons réagi quand on a appris que je n’étais pas enceinte. C’est comme si nous avions peur de
ce qu’il nous arrive, tout en espérant que cela nous arrive quand même… Il faudra bien qu’à un
moment, on s’abandonne complètement à ce qui nous lie sans nous poser de questions.
Je m’endors à mon tour dans le doux brouhaha des discussions qui peu à peu se font plus
sourdes, jusqu’à ce que le jet finisse par emporter vers le soleil sa cargaison de couples pelotonnés
dans le sommeil.
***
Il ne fait pas trop chaud, mais quel choc tout de même en sortant du jet ! Nous sommes tous, bras
découverts, nos manteaux et nos pulls en boule sur nos bagages. Gauthier et Micha dégainent les
lunettes de soleil de star et Audrey un petit éventail, qu’elle agite devant son visage. Churchill
accompagne notre débarquement de ses braillements habituels, qui se perdent maintenant dans les
discussions.
La bonne humeur est vite revenue après ces quelques heures de repos. Seul Graham a l’air un
peu fatigué par le voyage, mais la surprenante chaleur – et certainement la joie qu’on se retrouve
tous ensemble pour les fêtes – semble aussitôt le remplir d’une nouvelle énergie. Nous levons tous
des regards émerveillés vers ce ciel turquoise sans nuages, que rien ne distingue de la mer à
l’horizon.
Tout le monde grimpe dans les véhicules décapotés qui patientent sur la piste et qui nous
conduisent aussitôt vers la villa qui nous est réservée. Nous faisons route cheveux au vent, avec de
grands sourires, dans ce décor dépaysant. Difficile de croire que, quelques heures plus tôt, nous
étions encore sous les flocons…
Je ne dirais pas que je m’habitue à la vie de princesse que Dayton m’offre depuis quelques mois,
mais, sans aucun doute, je ne suis plus frappée de plein fouet par le luxe qui nous entoure. J’en suis
consciente, mais il ne me paralyse plus. Cela me laisse tout le loisir de le savourer à sa juste valeur
et d’apprécier ces fabuleux cadeaux que Dayton me fait.
C’est un palais au bord de l’eau turquoise, une sorte de mariage entre la maison coloniale et le
temple antique. Du bois blanc, des colonnes en marbre, une piscine comme un tapis translucide
posé à même la pierre blanche. Son eau est tellement calme qu’elle donne l’impression qu’on
pourrait marcher dessus. Et la bâtisse est si immense que nous commençons par perdre ma mère
dans ses dédales.
– Je cherchais juste les toilettes, explique-t-elle, un rien agacée quand mon père la retrouve à
l’autre bout de la villa, dans un couloir, en train d’ouvrir toutes les portes.
Chaque couple se voit attribuer une chambre gigantesque – plutôt une suite –, et toutes donnent
sur ce paysage de rêve : la mer bleue soulignée de sa plage de sable blanc.
– C’est trop, Dayton, dit Audrey, d’une voix tremblante, les mains de son fils dans les siennes. J’ai
l’impression de ne pas mériter de partager ce moment avec vous.
Son époux la prend par les épaules pour essayer de contenir la vague d’émotions qui menace de
déborder. Dayton, les yeux dans ceux de même couleur de sa mère, m’étonne par son assurance
tranquille. Je le savoure du regard et je me répète – peut-être pour la millième fois depuis notre
rencontre –, combien j’ai de la chance d’être aimée par un tel homme.
– Il n’est pas question de mériter quoi que ce soit, Audrey, répond-il à sa mère biologique d’une
voix affectueuse et emplie de respect. On est ensemble, tous et bien. En paix. C’est ça qui importe.
L’époux d’Audrey acquiesce et serre plus fort les épaules de sa femme.
– Tu as de la chance d’avoir un fils comme Dayton, Audrey, dit-il en ne quittant pas mon
amoureux des yeux.
Une fois que tout le monde s’est changé en vacanciers en climat paradisiaque, nous nous
retrouvons près de la piscine pour partager un déjeuner tardif.
Les groupes se forment et, tandis que les « parents » restent à discuter tranquillement sur la
terrasse, les plus jeunes couples, dont nous faisons partie, descendent sur la plage pour profiter de
la mer.
Summer et Tommy partent faire du Jet-Ski. Micha et Gauthier discutent, allongés dans l’eau, les
yeux dans les yeux. Jeff et Saskia partent se promener au bord de l’eau, main dans la main, leurs
silhouettes se découpant sur l’horizon.
Une véritable publicité pour l’amour !
Quant à Churchill, je l’ai libéré sans craindre de le perdre. Il est aussitôt allé se terrer à
l’intérieur et au frais !
Dayton et moi nous amusons à faire glisser nos corps l’un contre l’autre dans l’eau transparente
du lagon. Nous chevauchons la fine frontière qui sépare le jeu des préliminaires très sensuels. Entre
deux éclats de rire, je me colle à lui pour lui murmurer :
– Je t’aimerai toujours.
Il me fixe de son regard intense.
– Et je tiens à préciser que cela n’a rien à voir avec ce train de vie de rêve que tu me fais mener,
ajouté-je sans le quitter des yeux. Rien à voir avec ton physique superbe, ni ta virilité de Dieu…
– Je suis un peu déçu, Mlle Claudel, répond-il dans son français super sexy. Je croyais être une
véritable bête de l’amour…
– Aussi, dis-je en enfouissant mon visage dans son cou ruisselant et salé. Je veux dire surtout que
j’ai le sentiment que nous sommes liés à jamais par quelque chose qui nous dépasse. J’aime tout ce
que tu es, je n’y peux rien…
Nous roulons dans les vagues, il ne manque plus qu’une musique romantique en arrière-fond
sonore.
Je pouvais me moquer de Jeff et Saskia et de leur poster de promotion de l’amour…
***
N’oublions pas que c’est le réveillon de Noël ! Enfin, si les invités de Dayton – moi, y compris –
semblent avoir complètement zappé l’événement, dépaysés par le voyage surprise, notre Gentil
Organisateur nous le rappelle en milieu d’après-midi. Il nous donne rendez-vous à tous en début de
soirée dans le grand salon. En attendant, nous avons la formelle interdiction de traîner dans les
parages les quelques heures qui précèdent le début de soirée.
Chaque couple va s’apprêter dans sa suite. La peau salée et gorgée de soleil, Dayton et moi
préférons occuper ces heures à de divins jeux sensuels qu’à peaufiner notre tenue. Quand l’heure
sonne de découvrir ce que Dayton nous a préparé comme ultime surprise pour ce Noël, nous
débarquons tous, les bras chargés de cadeaux, dans le salon. Dayton nous y attend. Il m’a précédée
pour s’assurer que tout était prêt. Il se tient au centre de cette vaste pièce claire que des petits
lutins de contes de fée ont transformé, en quelques heures, en un décor féérique. Je n’arrive pas à
imaginer d’où peut bien sortir cet immense sapin enguirlandé d’argent… Churchill, aux aguets sous
les branches basses, n’est pas complètement insensible à la multitude de boules qui décorent
l’arbre. Ça promet des dégâts…
Dayton a l’air d’un héros de film romantique dans son costume en lin beige, chemise blanche au
col ouvert. Il nous ouvre les bras en signe d’accueil.
– Joyeux Noël à tous ! nous dit-il avec un sourire lumineux.
Ce serait peut-être le moment de croire à nouveau au Père Noël… Je suis sûre qu’il existe !
Et je ne suis pas la seule à penser cela quand nous débouchons le champagne et trinquons à ce
merveilleux moment passé ensemble.
Je me rappellerai cette soirée toute ma vie…
Je pourrais passer des heures à détailler la liste des cadeaux que nous nous faisons les uns aux
autres. Nous sommes tous conscients, je crois, que le plus grand des cadeaux est d’être tous
ensemble, mais impossible de passer à côté des présents les plus émouvants de la soirée. Ces
moments s’inscrivent en moi comme des photos répertoriées dans mon cœur et légendées selon
l’émotion qui s’exprime si spontanément.
Sous la légende : « Hystérie enfantine de Noël », je grave en moi l’expression extatique de
Dayton quand Jeff et Saskia lui offrent une guitare ayant appartenu à Éric Clapton. Sous le titre : «
N’en faites plus, je suis TROP heureuse », voici la tête ahurie de Saskia quand Jeff lui tend les clés
d’un loft qu’il a acheté à Brooklyn – où, il l’espère, ils passeront des jours heureux, construiront une
famille et où Saskia fera épanouir sa carrière.
Vient ensuite un moment plus retenu, mais si touchant : le beau sourire et les yeux étincelants
d’Audrey quand elle découvre les statuts d’une association d’accueil de personnes victimes de
sectes. C’est le cadeau de Dayton à sa mère biologique.
– J’aimerais que tu en sois la présidente, lui dit-il, la voix tremblante d’émotion.
Et le trouble touche finalement tout le monde quand Kathy et Graham présentent à Audrey un
album-photos de l’enfance de Dayton… Les larmes sont souvent là au cours de ces échanges de
présents. Je ne peux retenir les miennes quand je découvre la toile que ma mère a peinte et qui me
représente à l’âge de 3 ans. À mes côtés, je vois pour la première fois le visage de mon frère au
même âge. Saskia bondit sur place en hurlant quand je lui montre l’ébauche de sujet que j’ai
préparé sur elle et son travail pour le premier numéro de MON magazine.
Il y aurait encore toutes ces petites attentions fantastiques dont nous nous révélons capables les
uns pour les autres, mais je crois que j’aurais du mal à me les rappeler toutes. Il aurait fallu que je
note la liste des cadeaux comme une enfant gâtée écrivant au Père Noël…
Ce que je réserve à Dayton ?
Une toile, moi aussi. Un portrait de lui endormi, torse nu. Je sais que c’est après l’amour. Et je
suppose que tout le monde doit sentir mon regard amoureux dans cette peinture. Dayton n’y est pas
insensible, vu la manière dont ses pupilles s’embrasent aussitôt.
Ce que me réserve Dayton ?
Je lève des yeux écarquillés vers lui quand j’ouvre le gros paquet qui m’est destiné. Une selle, un
filet ouvragé et tout l’équipement professionnel de la cavalière… Au milieu de tout ça, une photo et
un jeu de clés. La photo représente un superbe pur-sang arabe noir.
C’est trop…
Je prends le trousseau de clés et lui adresse un regard interrogateur.
– Il s’appelle Tango, me dit-il avec un beau sourire. Il t’attend dans notre nouvelle propriété sur
Long Island. Long Island, autant dire un saut de puce depuis Manhattan en hélico…
Ceux qui se trouvent autour de nous sont bouche bée. Moi-même, je suis pétrifiée. Puis j’éclate
en sanglots et me jette dans les bras de Dayton qui me serre fort contre lui.
– Rien ne sera jamais assez beau pour toi, ma chérie, me murmure-t-il.
***
Au matin, je me réveille nue dans les draps blancs de notre lit. Tout est calme dans la maison. Je
garde quelques minutes les paupières closes en me laissant aller aux souvenirs de notre réveillon et
de la nuit amoureuse qui a suivi.
Tous ces cadeaux, ces attentions, évidemment que tout dit l’amour que Dayton me porte. J’ai
cependant comme une drôle de sensation en moi. Une sensation que j’essaie aussitôt de réprimer. Je
me rends compte que depuis que Jeff a demandé Saskia en mariage, j’attends en quelque sorte que
Dayton fasse la même chose. Et comme tous ses élans vers moi, ses regards et ses questions
semblent tourner autour de cette possibilité, je suis presque frustrée qu’il ne le fasse pas.
– Je sais que tu ne dors pas, murmure Dayton près de moi.
J’ouvre les paupières en souriant.
– Bonjour, mon amour, chuchoté-je quand je le découvre assis sur le bord du lit.
Il est déjà habillé ? ! Mais je ne l’ai pas entendu se lever !
Non seulement il est habillé, mais il a déjà sa guitare en main, et il se met à me chanter Layla de
Clapton en remplaçant le prénom de la chanson par le mien.
Anna, you’ve got me on my knees.
Anna, I’m begging, darling please.
Anna, darling won’t you ease my worried mind.
(Anna, tu me mets à genoux,
Anna, je t’en supplie, chérie,
Anna, quand soulageras-tu mon esprit inquiet ?)
J’incline la tête, en tenant le drap contre mon buste. Je souris à mon homme, à sa voix chaude, à
son profil si séduisant.
– Ton esprit est inquiet, mon chéri ? demandé-je en repoussant mes cheveux, puis en me
penchant vers lui. Veux-tu vraiment que je ne soulage que ton esprit ?
Dayton me mange des yeux mais… se lève du lit avec un petit sourire mystérieux.
– Hum, on n’a pas trop le temps, là, Anna. Mais je note que tu me l’as proposé…
Pas le temps ? Comment ça ?
– File prendre une douche, ma chérie, ajoute-t-il. On a un truc de prévu. Je vais te chercher de
quoi prendre ton petit déjeuner.
Et il me plante, toute nue et folle de désir sur le lit !
***
Malgré tout, je m’exécute. Quand je sors de la salle de bains, juste vêtue d’une petite robe légère,
les cheveux encore humides, Dayton a disposé un plateau couvert de victuailles sur la table de la
terrasse. Il est assis et m’attend en jouant de la guitare. Churchill est étalé très élégamment sur le
dos à l’ombre de la table.
La classe anglaise…
Je gratte le ventre de mon chat, puis embrasse mon homme dans le cou.
– Fais attention, tu risques de l’user trop vite cette guitare, lui dis-je avant de m’installer face à
lui.
Je prends un morceau d’ananas que je croque avec gourmandise.
– J’aimerais bien que tu joues toute la journée avec mon corps comme avec elle… ajouté-je pour
le taquiner.
Il sourit et ses yeux s’embrasent.
– Ce n’est pas comme si je ne t’avais pas fait chanter à ta manière cette nuit, me répond-il de sa
voix rauque de sous-entendus. J’apprends à la connaître. Un peu comme nous au début… et il me
semble toujours, non ?
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux et me venge sur un autre fruit avant d’avaler d’un trait
une orange pressée. Nous échangeons un long regard, et une chaleur très familière se réveille dans
mon ventre.
– Allez, on y va, dit-il soudain, certainement fier du trouble qu’il a su jeter.
Il me tend la main et, une nouvelle fois, je me laisse conduire vers l’inconnu.
Mais je sais que ce ne peut être que merveilleux avec lui…
Nous montons dans la Jeep décapotable qui nous attend devant la villa et roulons dans la
campagne exotique de Saint-Barth pendant quelques minutes. Puis nous quittons la route pour
pénétrer dans ce qui ressemble à un vaste domaine très boisé.
Évitant de se diriger vers la grande bâtisse que j’aperçois entre les arbres au loin, Dayton
bifurque dans un petit chemin, puis gare la voiture dans un renfoncement. Toujours sans un mot, il
descend puis vient me chercher et, encore une fois, m’entraîne dans la végétation.
Nous avançons, main dans la main, toujours entourés de cette bulle de trouble sensuel qui nous
suit depuis le réveil. L’air est chaud comme le désir qui m’habite depuis que Dayton m’a plantée
dans la chambre avec mon envie de lui. On dirait qu’il joue d’ailleurs avec cette envie frustrée, qu’il
s’amuse à l’attiser en la tenant à distance. Pourtant, je ne suis pas dupe. Cela fait un moment déjà
que le contact de sa main me suffit pour savoir que, lui aussi… Et là, soudain, elle apparaît au-
dessus de nous. C’est une cabane en bois clair accrochée aux branches d’un vieil arbre majestueux.
Un escalier sinue jusqu’à sa terrasse. Des carillons tibétains diffusent leur musique apaisante.
Nous nous engageons dans l’escalier. À quelques mètres au-dessus du sol, deux femmes en tenue
blanche nous attendent. L’ambiance est en accord avec la douce chaleur de mon corps qui a faim de
l’homme que j’aime, comme si mon désir irradiait de moi pour transformer tout autour. Je me tourne
vers Dayton. Son expression est douce, mais son regard reste sauvage et intense. Sa main se pose
sur mes reins et me caresse légèrement pour m’inviter à avancer.
Il sait, il est sensible à l’envie que j’ai de lui, même si je me tais. Et je sais, je sens, que c’est
encore un jeu pour décupler les sensations que nous aimons partager dans l’amour.
Je pénètre dans l’intérieur parfumé de cette cabane dans la canopée.
Il règne dans la pièce une odeur enivrante d’huiles essentielles qui m’envahit immédiatement.
Une douce musique New Age passe en arrière-fond sonore comme la bande-son d’un rêve. Tous nos
mouvements sont feutrés. Une grande fenêtre ouvre directement au milieu des branches traversées
par le soleil et donne l’impression que nous pourrions aller nous promener dans la ramure de
l’arbre. Cette possibilité éveille en moi une sorte d’hypersensibilité de tout le corps, en même temps
qu’un fort sentiment de sérénité. Deux tables de massage recouvertes de draps blancs sont
disposées au centre de la pièce, face à l’ouverture dans les branches.
Je me tourne vers Dayton dont les yeux observent toujours la moindre de mes réactions. Je souris.
– C’est magique, chuchoté-je.
– J’avais envie qu’on se retrouve tous les deux un moment, me répond-il en effleurant mon bras
du bout du doigt.
Ma peau se couvre aussitôt d’une fine chair de poule. On dirait que le vent vient de me caresser.
Mais on n’est pas vraiment tous les deux…
Les deux jeunes femmes qui nous ont accueillis nous indiquent à présent une pièce adjacente afin
de nous préparer. Je suis Dayton dans un autre espace tout en bois, un genre de vestiaire très
confortable avec une méridienne… Au regard que mon amoureux me lance en découvrant ce
meuble, je devine qu’il se souvient de certains jeux érotiques que nous avons eus à Manhattan, dans
la pièce qu’il a aménagée pour moi dans son loft…
Des images me reviennent alors aussitôt à l’esprit. Nos corps nus, son sexe tendu par le désir,
moi qui me cabre au-dessus de lui et m’empale pour le chevaucher jusqu’à la jouissance…
Pas le moment de penser à ça…
Non, ce n’est pas vraiment le moment, nous devons nous dévêtir et passer de ridicules cache-
sexe en papier tissu afin que les jeunes femmes puissent procéder à un massage sans se soucier de
tacher nos sous-vêtements. Nous nous déshabillons en silence. J’essaie toujours de faire le ménage
dans ma tête, mais mon désir, présent depuis le réveil, n’a pas l’air de vouloir se faire oublier. Je
sens une chaleur familière entre mes cuisses, la tension habituelle de mes seins quand ils se
préparent au contact des mains de mon homme.
On aurait dû faire l’amour avant de partir ! Je suis trop ailleurs pour un massage censé me
détendre !
Je passe le fin cache-sexe, sous lequel on fait plus que deviner l’ombre de ma toison, et je
m’apprête à m’enrouler dans un immense drap de bain immaculé, quand je lève les yeux pour voir
où en est Dayton.
Ah ! O.K., on a un problème, non ?
Il me regarde avec un petit sourire amusé et baisse ensuite les yeux sur l’érection imposante que
le pauvre cache-sexe a bien du mal à contenir. Tout ça ne risque pas d’arranger mon état… Je reste
un instant les yeux rivés à son sexe qui me fait tellement envie.
– Tu… tu ne peux pas sortir d’ici comme ça, bafouillé-je en imaginant la tête des deux jeunes
femmes à la vue de l’évidente excitation de mon homme.
– Tu aurais dû insister tout à l’heure, me répond-il, l’air très peu penaud mais plutôt fier de lui.
Et il se rapproche de moi pour coller sa peau brûlante à la mienne.
– On aurait dû faire l’amour, me chuchote-t-il dans le cou de sa voix rauque de désir.
Oh non, ne me dis pas ce genre de trucs… On a l’air de quoi, là ?
Car même si mon état n’est pas aussi apparent que le sien, je ne me sens pas du tout prête à
supporter avec désinvolture le contact des mains d’une masseuse.
La panique fait baisser mon excitation d’un degré, mais c’est si peu… C’est plus fort que moi, je
pose la main sur le sexe tendu de Dayton.
Mais qu’est-ce que je crois ? Que ça va le calmer ? Comme si c’était un animal que je pouvais
raisonner du contact de ma main alors que je sens bien… oh non… que ça ne fait qu’exacerber son
désir.
On tape doucement à la porte.
– Mme et M. Reeves, vous êtes prêts ? Nous vous attendons, dit une voix polie et douce.
– On arrive, répond Dayton sur un ton crispé.
Je plonge mes yeux paniqués dans ceux, rigolards, de Dayton. Il s’écarte de moi avec un geste
d’apaisement des deux mains, qu’il porte ensuite à ses tempes.
– Attends, deux secondes, me fait-il presque à voix basse.
Il se détourne de moi quelques instants. Je resserre autour de moi le drap de bain que j’avais
relâché dans mon désir d’être tout entière collée au corps de mon amant. Quand Dayton se
retourne, son érection n’a pas vraiment faibli.
Ne regarde pas comme ça, Anna ! Oh, mais j’en ai tellement envie…
D’autres légers coups à la porte avant qu’elle s’entrouvre et que Dayton s’enroule aussitôt dans
son drap de bain. Je suis écarlate et fébrile. Il n’y a pas que l’embarras qui joue, je le sens bien. Je
me sens désemparée et impuissante devant le désir de Dayton qui bouscule tout mon corps. Une des
jeunes femmes nous invite en silence à revenir dans la salle principale. Nous la suivons emmaillotés
dans nos draps.
– Allongez-vous sur le ventre, nous dit-elle en nous désignant les tables.
Nous nous exécutons et je jette un coup d’œil pour m’assurer que Dayton s’en sort pour cacher
son érection. Cette pensée aussitôt ravive mon désir. À ma grande surprise, la situation se révèle
tout aussi gênante qu’excitante…
Allongée sur le ventre, les bras le long du corps, je me raisonne pour sortir du carcan brûlant du
désir, mais mon esprit fourmille d’images de nos ébats amoureux. C’est comme si tous nos jeux
érotiques repassaient en boucle dans ma tête. Un vrai clip interdit au moins de 18 ans ! Je nous
entends gémir, haleter et jouir avec fièvre. Je sens les mains de Dayton sur mes seins, en pincer les
pointes, les mordiller. Je retrouve le goût de son sexe dans ma bouche, la gourmandise qui me prend
à le dévorer. Je ressens la faim de mon sexe, la façon qu’il a de se serrer et d’emprisonner le
membre de mon amant…
Il faut que ça cesse !
Les mains de la jeune femme qui me masse palpent la plante de mes pieds et mes mollets, puis
remontent vers mes cuisses avec application. Il n’y a rien de sexuel à ce contact, mais mon corps,
sous l’emprise de mes pensées érotiques, est néanmoins troublé. Je me raidis, et elle le sent.
– Détendez-vous, me dit-elle d’une voix douce.
Je plisse davantage mes paupières sous le masque qu’elle m’a passé en début de séance. J’essaie
de me concentrer sur les bruits qui nous entourent, les légers effleurements des pieds nus de ces
jeunes femmes sur le sol en bois, les grincements discrets des lattes de parquet. Quelques secondes,
cela semble fonctionner, puis je me retrouve à imaginer comment Dayton réagit au massage qui
nous est prodigué, et là… c’est la catastrophe. Dans le quasi-silence qui ne laisse rien deviner des
mouvements de chacun, dans le noir du masque posé sur mes yeux, je vois Dayton, nu, le membre
tendu, se laissant aller aux caresses pas du tout thérapeutiques de sa masseuse…
Merde, qu’est-ce qu’il m’arrive ? !
J’imagine les mains de la femme sur le sexe de mon amant, sa bouche se refermant sur lui. Je
visualise Dayton, calme et contenté, se laissant aller à l’expertise érotique de la jeune femme, là, à
quelques centimètres de moi… Mon souffle s’accélère, la température de mon corps augmente.
J’oscille entre la fureur, l’horreur et une terrible excitation qui inonde mon entrecuisse.
Je deviens cinglée !
– Détendez-vous, me répète ma masseuse qui a dû sentir un nouveau raidissement de ma part.
Je dois penser à autre chose ! Je dois penser à autre chose !
Alors c’est le grand n’importe quoi et je me déconnecte complètement du moment et du décor. Je
pense boulot, je pense à mon chat, à la soirée de Noël, à plein de trucs différents qui m’éloignent
des bienfaits prévus par le massage… Tant pis pour la charmante attention de Dayton, je n’y suis pas
du tout. La masseuse marque une pause, sans doute pour aller chercher un accessoire ou une huile
quelconque, puis ses mains se replacent sur mon corps, en haut de mes cuisses. Euh, carrément sur
mes fesses…
Ses mains les pétrissent alors en larges mouvements circulaires, en empoignant toute leur
rondeur jusqu’à leur naissance en haut des cuisses. Puis ses doigts se font sentir sur ma taille,
remontent sur mes flancs en effleurant mes seins… Je me raidis encore une fois, m’apprête à me
redresser pour lui signifier que cela me gêne, mais la voix de Dayton m’interrompt dans mon
mouvement :
– Ne bouge pas, détends-toi, dit-il.
Je m’immobilise, surprise.
– Ce sont mes mains sur toi, ajoute-t-il.
J’ai un doute. Est-ce vraiment Dayton qui me masse ou bien a-t-il recours à ce subterfuge pour
que je me détende sous le massage d’une autre et que je profite enfin de ce moment ?
Les mains n’ont pas quitté ma peau. Elles sont glissantes d’huile parfumée et continuent leur
danse troublante. Retour à mes fesses, puis mes cuisses, puis c’est leur intérieur qu’elles visitent en
écartant légèrement et respectueusement mes jambes.
Le doute subsiste toujours en moi : est-ce toujours la jeune femme ? Est-ce Dayton ? Puis comme
si cela ne suffisait pas, une autre possibilité s’ajoute : et si Dayton avait imaginé une mise en scène
érotique dans laquelle une femme me donnerait du plaisir sous ses yeux ?
Depuis notre rencontre, j’ai découvert avec lui tout un panorama de jeux sexuels que je n’avais
jamais envisagés. Je me revois me caressant devant lui à sa demande dans cet hôtel d’Afrique du
Sud, lui se massant avec délice le sexe tout en m’observant…. Je nous revois à San Francisco nous
excitant de mes dessins érotiques représentant une femme se donnant à deux hommes…. Je nous
vois devant le miroir dans la chambre du jet qui nous a ramenés du Texas, nos regards embrasés par
le reflet de nos corps en sueur, tendus par le plaisir…
Je nous vois dans ce petit salon d’un hôtel luxueux, moi couchée nue sur une table et Dayton me
possédant avec une énergie animale.
Ces pensées accentuent mon trouble. Pourrait-il aller jusqu’à intégrer une femme à nos jeux ?
Accepter qu’une autre me donne du plaisir devant lui ? Et moi, accepterais-je ce type de mise en
scène ?
Mon esprit projette brièvement l’image d’une femme en train de me manger le sexe, et mon
amant excité, à quelques centimètres de nous. Lui se joignant à nous pour nous prendre l’une après
l’autre…
Je déraille complètement…
C’est excitant à imaginer, j’en suis surprise, mais en serais-je capable pour autant ?
Les doigts qui me massent jouent maintenant à la lisière de mes fesses, écartent de côté le mince
tissu du sous-vêtement jetable pour effleurer ma vulve. La caresse est légère au point de paraître
accidentelle… L’est-elle vraiment ? Bizarrement, je ne me tends plus. Je me rends compte que je
peine à distinguer tout ce qui me passe par la tête de ce qu’il se passe réellement. Quand les doigts
se font plus pressants à l’entrée de mon sexe et en séparent les lèvres, j’émets un petit
gémissement.
– Dayton ? fais-je, la voix enrouée.
– Chut, me répond-il dans mon dos.
Je sais que c’est lui. Je ne sais pas où sont passées les deux jeunes femmes, mais je doute qu’elles
soient encore dans la pièce. Il a dû les congédier alors que j’étais complètement concentrée sur une
manière de me calmer et de me vider la tête.
– Tu es mouillée, Anna, dit Dayton alors que ses doigts jouent avec l’humidité de mon sexe.
– C’est toi, réponds-je, le souffle court.
Je creuse mes reins et relève un peu les fesses, écarte davantage mes cuisses. Les doigts de
Dayton plongent alors en moi. Je pousse un petit cri. Je suis toujours dans le noir de mon masque, et
mon trouble en est décuplé. Il a dû resserrer trois doigts et il les fait aller et venir lentement dans
mon sexe comme s’il s’agissait de son membre me pénétrant.
Il doit regarder, ce doit être très excitant…
J’appuie mes mains de part et d’autre du matelas posé sur la table et je redresse le buste en
gémissant.
– Tu aimes, ma chérie ? me demande-t-il sans cesser de me fouiller de ses doigts.
Comme seule réponse, je halète. Son autre main se pose sur mes fesses qu’il caresse sur tout leur
volume.
– Ton corps est luisant et glissant, murmure-t-il.
Je gémis de plus belle quand sa main quitte mes fesses pour passer sous mon buste et pincer un
bout de sein.
– Retourne-toi, ma chérie, me dit-il doucement. Allonge-toi sur le dos et n’enlève pas ton masque.
Je pose un instant le visage sur mes mains pour reprendre mes esprits. J’ai la tête qui tourne et le
cœur qui bat à tout rompre. Je me retourne docilement pour m’offrir aux mains de mon amant. À
peine suis-je allongée, toujours le regard dans l’obscurité, que je le sens se placer sur le côté de la
table, à portée de mes mains. D’instinct, je cherche et trouve son érection impressionnante qu’il a
libérée du cache-sexe. Je commence à le caresser langoureusement.
Les mains de Dayton retournent aussitôt s’occuper de mes seins. Il alterne effleurements aériens
et contacts plus affirmés. Chaque fois qu’il s’empare d’un de mes mamelons pour en faire tourner la
pointe entre ses doigts, une décharge de plaisir me parcourt et enflamme davantage mon sexe. Il
respire lui aussi de plus en plus fort à mesure que j’accélère mes attentions sur son membre. Une
main toujours sur un sein, il plonge l’autre entre mes cuisses. Ses doigts vont et viennent, tournent
et s’enroulent autour de mon clitoris, glissent sur mes lèvres mouillées.
J’écarte mes cuisses sous sa caresse. J’entrouvre la bouche dans un râle quand il reprend ses
pénétrations de plusieurs doigts réunis dans mon sexe. Il en profite alors pour glisser les doigts de
son autre main dans ma bouche et s’amuser de même manière qu’entre mes cuisses.
Dans le noir, nue, soumise à ses pulsions, j’ai le sentiment d’être un instrument avec lequel il
joue, et j’aime qu’il fasse ainsi avec moi, qu’il observe mes réactions et les siennes dans ces instants
où notre excitation est telle qu’elle nous fait perdre les pédales.
– Je jouerais avec toi pendant des heures, ma chérie, chuchote-t-il, la voix grave de désir. Tu
aimes ça et ça se voit. Ça donne envie d’aller toujours plus loin.
Ses doigts disparaissent entièrement dans mon sexe pendant que, du pouce, il appuie et virevolte
sur mon clitoris. Je jouis une première fois, mon cri de plaisir étouffé par ses doigts, puis par la
bouche de Dayton qui m’embrasse alors avec ardeur. Je frissonne et tremble. J’ai du mal à retrouver
un souffle apaisé. Dayton ne m’en laisse d’ailleurs pas le temps.
– J’ai envie de te goûter, dit-il en s’éloignant à nouveau.
Il se place au bout de la table et me prend sous les genoux pour me tirer un peu vers lui. Puis il
écarte mes jambes que le plaisir m’avait fait resserrer autour de sa main. L’air paraît frais sur mon
sexe brûlant. Dayton pose ses mains de part et d’autre de mes cuisses, puis du bout des doigts, il
ouvre les lèvres de mon sexe. Je gémis encore, rejetant la tête en arrière. Son souffle s’approche de
ma vulve. Sa langue vient tout d’abord agacer mon clitoris hypersensible, avant de se déployer sur
l’entrée de mon sexe et de le lécher. Mes mains trouvent la tête de Dayton, penché sur mon ventre,
et s’emmêlent dans ses cheveux. Je respire par saccades en prononçant son prénom.
Dayton… Dayton…
Son prénom rime en moi avec plaisir, jouissance, perte de tous mes sens… Chaque fois que nous
faisons l’amour, que je le sens en moi, c’est une nouvelle variation sur le même thème du plaisir sans
limites. Il sait tout de moi : ce qui me fait trembler, ce qui me fait gémir et même hurler au point de
défaillir. Il sait retourner mon corps en même temps que mon esprit, et c’est pour ça, je crois, que le
plaisir que je connais à chaque fois est à ce point éblouissant.
Il me quitte. Il a dû se redresser. Il enlève mon masque d’un geste léger et fluide. Je cligne des
yeux pour m’accoutumer à la lumière. Dayton est debout, au bout de la table, en face de moi, son
membre tendu battant presque contre son ventre.
Qu’il est beau…
Je ne me rassasierai jamais de lui. Encore une fois, les mains passées sous mes genoux, il m’attire
vers lui, au bord de la table. Nous ne nous quittons pas des yeux.
– Oh, Anna… mon amour, dit-il en s’enfonçant doucement en moi.
J’ai l’impression que mon orgasme commence dès l’instant où son membre pénètre en moi.
Dayton coulisse lentement, en mesurant l’ampleur de ses mouvements et son souffle. Un instant, il
relève mes jambes pour les déposer sur ses épaules puissantes. Il se penche au-dessus de moi, nos
ventres moites collés l’un à l’autre et glissant l’un sur l’autre. Ses lèvres touchent les miennes avant
de s’en emparer tout à fait. Il m’embrasse avec passion, et je lui rends son baiser avec la même
ardeur. Et il me prend, avec calme, avec amour. Cette lenteur est savoureuse et ma jouissance se
prolonge avec une étonnante puissance. Plusieurs fois, j’ai même le sentiment que je vais perdre
conscience tant l’orgasme anéantit toute réalité, toute notion d’espace, de mes contours, des
sensations. C’est un véritable bain de volupté auquel je m’abandonne.
– Je t’aime, je t’aime, Anna, scande Dayton contre mes lèvres.
Il me prend dans ses bras pour me blottir complètement contre lui et lentement, doucement, il
jouit à son tour. Il prolonge même notre danse au-delà de son orgasme, comme s’il ne parvenait pas
à se désintoxiquer de la chaleur envoûtante de mon ventre. Nous restons ensuite plusieurs minutes
l’un contre l’autre, redoutant de séparer nos corps si parfaitement enchevêtrés. Nous avons tout
oublié de ce qu’il se passait autour de nous.
Seuls au monde. Dans la canopée lumineuse.
5. Il était une fois

Deux heures plus tard, nous descendons l’escalier et retrouvons la terre ferme. En bas, je me
retourne un instant pour jeter un dernier regard vers notre repaire dans les branches. Dayton
remarque mon attention presque nostalgique. Il passe son bras autour de mes épaules, m’attire
contre lui et approche ses lèvres de mon cou.
– Je n’avais pas vraiment prévu que ça se passerait comme ça, me murmure-t-il. Mais le
changement de programme était plutôt agréable, non ?
Je souris en plongeant mes yeux dans les siens. L’évocation du moment magique que nous venons
de passer réveille à nouveau le trouble en moi.
Que d’expériences folles avec cet homme…
Il me fixe en silence. J’ai le sentiment qu’il est sur le point de me dire quelque chose, qu’il
réfléchit et se retient peut-être, puis :
– On va se baigner ? me demande-t-il en me prenant la main pour se diriger vers la mer qu’on
sent proche.
Nous passons encore une heure seuls sur la plage de sable blanc, avant de retrouver toute
l’agitation de la villa. Tout le monde est levé. Il faut s’adapter rapidement aux discussions fusant en
tous sens, aux rires et aux propositions diverses d’activité pour la journée.
– J’ai envie de me poser et de rester au calme ici, dis-je à Dayton qui m’annonce qu’il part faire
une promenade en bateau avec les « jeunes » du groupe.
– À tout à l’heure, ma chérie, me chuchote-t-il avant de m’embrasser amoureusement.
Le regard vague, je le regarde s’éloigner. J’ai toujours des papillons dans le ventre quand je le
vois si amoureux, si prévenant. Et je l’avoue, j’aime ne pas m’y habituer, être toujours surprise par
ses attentions.
Je reste sur la terrasse avec les trois couples de « parents », juste assez à l’écart pour profiter de
la discussion sans qu’on me demande d’y participer. Churchill daigne me faire l’honneur de sa
présence en se cachant sous ma chaise longue, et je tripote nonchalamment sa fourrure du bout des
doigts tout en dessinant.
Je savoure ces instants merveilleux, la proximité des êtres qui me sont chers, la beauté des lieux,
la chaleur douce et le soleil éclatant. Je baigne dans un bonheur à toute épreuve. À quelques mètres
de moi, Kathy, Graham, mes parents, Audrey et son époux évoquent des projets futurs de
retrouvailles dans la ferme des Reeves. Ces trois couples s’entendent plutôt pas mal et en sont déjà
à fixer des dates.
Je tends l’oreille quand ma mère et mon père déclarent hésiter entre plusieurs villes pour leur
probable déménagement. Je me tourne vers la tablée en fronçant les sourcils. Ma mère, qui a dû
remarquer ma réaction, vient me rejoindre quelques minutes plus tard.
– Ça va, ma chérie ? me demande-t-elle en s’asseyant au bout de ma chaise longue.
Mon sourire pour toute réponse semble lui suffire.
– Qu’est-ce que tu griffonnes ? dit-elle en désignant d’un mouvement de tête le bloc que j’ai sur
les genoux.
– Des esquisses de couv’ pour mon nouveau magazine, réponds-je en déposant bloc et crayon sur
le sol de la terrasse.
Je lui explique plus en détail le projet qui m’a été proposé par le boss d’OptiMan et ma
collaboration avec mon ancienne rédactrice en chef à Paris. Ma mère est ravie pour moi.
– Mon Dieu, que de projets, ma chérie ! s’exclame-t-elle, enthousiaste. Ton emménagement avec
Dayton, ce nouveau job, cette nouvelle vie qui commence sous de si bons auspices !
Je réalise en effet que le cadeau de Dayton, cette propriété sur Long Island où m’attend mon pur-
sang Tango, implique concrètement que nous allons vivre ensemble. Comment ai-je pu passer à côté
de ça ! Nous avons tellement bougé ces derniers mois, au point que je me suis souvent demandée où
était mon véritable « chez-moi ».
Cette nouvelle maison où nous allons écrire notre histoire !
– J’ai le sentiment que tu nous annonceras bientôt ton mariage, continue ma mère avec un
sourire complice.
– Je ne sais pas, Mum, réponds-je pensive, le regard perdu vers l’horizon. C’est étrange, j’ai
l’impression que Dayton est toujours sur le point de me demander de l’épouser, encore plus depuis
que Jeff a sauté le pas avec Saskia, mais qu’il n’ose pas… Peut-être pense-t-il que nous n’avons pas
besoin de ça pour sentir que nous sommes liés.
Ma mère m’observe avec un air attendri.
– Je suis certaine du contraire, me dit-elle. Dayton est un homme particulier, il n’a rien
d’ordinaire. J’ai comme l’intuition que tu n’as pas fini d’être surprise.
Je hausse les épaules.
– On verra, rétorqué-je en refusant de gâcher ces moments par des réflexions inutiles.
On est heureux, non ? Que demander de plus !
– En matière de projets, j’ai l’impression que papa et toi en faites aussi, non ? poursuis-je. J’ai cru
entendre que vous comptiez déménager ?
Ma mère pose une main sur ma jambe en un geste affectueux.
– Ton père projette de vendre son cabinet et j’ai envie qu’on se rapproche de toi et de retrouver
le pays où l’histoire de notre famille est née, mon pays natal, m’avoue-t-elle avec une certaine
émotion.
– C’est chouette, Mum, dis-je spontanément. Être tous ensemble, je ne pouvais rien rêver de
mieux.
– Oh, on ne va pas être tout le temps sur votre dos, hein ? s’esclaffe ma mère. Je suis excitée
d’envisager cette nouvelle vie. Je ne compte pas qu’elle soit tranquille, je peux te l’assurer.
J’aime voir ma mère ainsi, pleine de vie. Je devine que son cœur et son esprit sont moins lourds
aujourd’hui de l’énorme secret qu’elle a gardé pendant des années : la blessure d’avoir perdu son
premier enfant.
Plus tard, nous nous retrouvons tous pour un dîner joyeux et animé. Dayton essaie de nouvelles
compos sur sa guitare et reçoit notre approbation à grands renforts d’applaudissements. À un
moment de la soirée, Saskia et moi nous retrouvons quelques minutes entre copines, à l’écart. Je
serre mon amie très fort contre moi.
– Je suis tellement heureuse pour toi, Saskia, lui dis-je, les yeux brillants de larmes d’émotion.
Elle affiche depuis la soirée au Cirque un sourire radieux qui lui va bien.
– Oui, c’est fou, hein, Twinkle ? dit-elle. Je n’aurais jamais imaginé il y a quelques mois que ma
vie prendrait cette tournure. En tout cas, ce n’était pas ainsi que je la rêvais.
– Ah oui ? demandé-je en haussant les sourcils.
– Non, je m’imaginais me concentrer entièrement sur mon travail, lancer ma carrière artistique.
Évidemment, je rêvais qu’on reconnaisse la valeur de ce que je fais, mais je me voyais plutôt
batifoler de mec en mec, profiter de la vie branchée new-yorkaise. Ma conception de la liberté, quoi
!
Je songe à mes propres rêves, ceux que j’avais avant de partir de Paris, et à ce à quoi ma vie
ressemble à présent près de Dayton.
– J’ai l’impression aujourd’hui qu’aimer, c’est partager sa liberté sans la perdre, déclaré-je d’une
voix rêveuse.
– Ouh là ! Twinkle, tu me fais peur à dire des trucs sérieux comme ça, lance Saskia en faisant de
gros yeux. Tu es contaminée, toi…
Nous éclatons de rire.
– Qu’est-ce qu’il va se passer avec l’appart de Brooklyn ? me demande-t-elle ensuite sur un ton
plus sérieux. Je veux dire, je vais m’installer avec Jeff. Il m’a montré des photos du loft, c’est juste
sublime. C’est lumineux, idéal pour bosser aussi. Je sais qu’on s’était dit qu’on garderait l’appart
pour nous deux, mais, toi aussi, tu changes de vie, non ?
Je pose ma main sur celle de mon amie.
– Hé ! Ça n’est qu’un appart, Saskia, dis-je gentiment. On va avoir plein d’autres endroits où se
retrouver. N’oublie pas que nos mecs sont les meilleurs amis du monde et associés en affaires, on
n’aurait pu rêver mieux pour éviter de s’éloigner l’une de l’autre. Alors l’appart de Brooklyn, tu peux
peut-être dire à la galerie qu’on le lâche, non ?
Nous restons encore quelques minutes à nous étonner de ce séjour, de ce que la vie nous réserve
encore et à rire, très fort et ensemble, avant de rejoindre le reste de la fête.
En deux jours, nous avons tous pris un hâle discret mais bienfaisant. Demain soir, nous
retrouverons Manhattan et ses flocons de neige, le vacarme des rues et les vestiges des fêtes de
Noël. Mais pas question pour le moment de gâcher la fête !
***
On y est ! C’est reparti sur les chapeaux de roue, dans la joie et la bonne humeur !
Je suis surprise de voir à quel point ces trois jours au soleil ont boosté mon cerveau. Dès notre
retour à New York, Dayton et moi, confiants en notre avenir commun – je ne vois pour le moment
aucun nuage sombre se profiler à l’horizon ! – reprenons nos activités respectives. Business et arts,
musique pour l’un et dessin pour l’autre, nous oscillons entre les deux tous les jours. L’équilibre
parfait ! Et il nous reste de la place pour l’amour – plutôt passionné –, les fous rires, la tendresse et
les amis.
Je déménage une partie de mes affaires au Nouveau monde, où j’ai déjà une pièce de travail, et
l’autre… dans notre nouvelle maison de Long Island, une demeure entre le gris de la mer en hiver et
le vert des prés qui la jouxtent – dans lesquels j’apprends à faire connaissance avec mon pur-sang
Tango. Quand je touche le corps chaud de ma monture, que je sens jouer ses muscles sous sa robe et
que je le sens m’emporter là où il veut, je pense que Dayton l’a bien choisi.
– Il est comme toi, murmuré-je à Dayton dans notre lit.
Cela fait plusieurs fois que nous séjournons à Long Island et que je monte Tango. Nous venons de
faire l’amour et nous reposons dans la chambre, dont les rideaux ouverts laissent entrer la lumière
bleue des étoiles.
– Ah oui ? me fait Dayton. Je ne sais pas comment je dois prendre ça ? C’est sûrement le côté
étalon qui nous rapproche…
J’entrevois son sourire malicieux dans la pénombre.
– En fait, c’est plus la relation que j’ai avec Tango qui me fait penser à nous, poursuis-je. Tu vois,
au début, il a voulu s’imposer sans me laisser de choix et ça a commencé par m’impressionner. Et
puis, je me suis rendu compte que ce qu’il avait à me proposer, même si ça n’avait rien à voir avec
ma façon d’être avec un cheval, me convenait aussi. En fait, monter Tango me donne confiance en
moi. Voilà, c’est un peu comme notre histoire.
– Je te donne confiance en toi, Anna ? me demande Dayton en me serrant contre lui.
– Oui, avoué-je dans un souffle. Entre autres choses…
– Toi aussi, Anna, toi aussi.
***
Quand, à peine un mois plus tard, nous nous rendons au vernissage de l’expo de Saskia, j’ai
l’impression que le temps a filé à toute allure sans nous laisser le temps de nous interroger sur quoi
que ce soit. Nous allons de l’avant et le vent qui nous porte est bon, mais alors vraiment bon ! Et j’ai
le sentiment qu’il touche également tous ceux que nous aimons. La première des bonnes nouvelles,
c’est l’état de santé du père de Dayton. Après l’opération qu’il a subie, le pronostic des médecins est
plus qu’engageant. Je suis carrément euphorique !
– On dirait que je suis sorti d’affaire, a lancé Graham quand nous sommes allés le voir à l’hôpital.
Je touche du bois, a-t-il ajouté en tendant la main vers la tête de Kathy.
Nous avons tous bien ri, même Kathy qui a ronchonné pour la forme – avec le sourire…
Jeff et Dayton forment de nouveau une équipe soudée. Ils mènent leurs affaires avec expertise et
efficacité. Le souvenir de mes angoisses concernant Ruby Carmel sont loin derrière moi, je m’en
suis rendu compte lorsqu’elle est venue dîner au Nouveau monde un jour qu’elle était de passage à
Manhattan pour DayCool. Je me suis juste abstenue, ce soir-là, de me faire trop jolie pour ne pas
éveiller une attention déplacée de sa part… Je sais, je pense parfois bizarrement.
Le vernissage de Saskia suit de peu de jours le concert du groupe de Dayton dans un club de
downtown. Les musiciens ont testé les dernières compositions de Dayton dans un cadre intime. J’ai
découvert, en même temps que tout le monde, une nouvelle chanson hyper romantique et
amoureuse que mon homme a composée pour moi… Il faisait noir, tant mieux, parce que je devais
être vermillon ! L’accueil a été bon, mais j’ai la sensation qu’un changement de trajectoire se profile
dans le groupe. Mais je me trompe peut-être, je n’ai d’yeux que pour mon sexy boyfriend quand il
est sur scène… Je repasserais pour une analyse musicale experte et objective !
– De toute façon, les 3 Points Circle, j’ai l’impression que ça n’a plus de sens, déclare Dayton
alors que nous nous dirigeons vers la galerie où se déroule le vernissage. En fait, ça n’est pas
vraiment ça, c’est juste que je ne souhaite plus que le groupe porte ce nom. J’en ai parlé aux autres,
je leur ai raconté l’histoire de mes parents biologiques et je me suis rendu compte que ça me faisait
du bien de leur dévoiler le secret découvert derrière notre nom. Ils sont d’accord pour changer. On
pense tous que ce serait bien qu’on en profite pour essayer de nouvelles choses niveau musique.
– Waouh ! Ça, c’est un sacré changement, dis-je, accrochée au bras de mon homme dans le froid
de janvier. Ça doit être super excitant, non ?
Il a un petit sourire satisfait et m’assène une petite tape sur les fesses.
– Eh bien, j’avoue que oui, répond-il. Et les autres ont plein d’idées. Je crois qu’on peut réussir à
faire quelque chose de bien.
Alors je pourrais moi aussi lui parler de ce que je prépare plus ou moins en cachette. Le projet de
notre magazine avec Claire avance plutôt bien et j’aimerais vraiment pouvoir partager ma joie avec
Dayton, seulement je préfère attendre d’avoir quelque chose de presque fini à lui montrer. Je lui
réserve la surprise. Dans quelques jours, c’est mon anniversaire et je veux profiter de l’occasion !
Claire et moi avons présenté une prémaquette au boss d’OptiMan qui n’a demandé que quelques
modifications mineures. Cela fait trois semaines que les journalistes et illustrateurs que nous avons
choisis travaillent d’arrache-pied sur leurs sujets. Moi-même, ce soir, je viens aussi pour le boulot.
En plus d’avoir le plaisir d’être témoin de la consécration de Saskia, je vais « croquer » l’ambiance
du vernissage. Mes dessins figureront dans le premier numéro du magazine, dans le sujet consacré
à mon amie.
Les relations-presse de la galerie ont été efficaces : il y a un monde fou ! Et du beau monde !
Quelques célébrités, des critiques d’art et des acheteurs… qui achètent. Entre deux pauses dessin,
pendant que Dayton discute à droite et à gauche – mon homme connaît tout le monde ! –, j’arrive à
m’accaparer mon amie.
– Dis donc, ton expo, c’est l’endroit où il faut être ce soir ! dis-je à Saskia qui ne sait plus où elle
en est.
Un rien pompette, elle ne me répond pas, mais fixe quelque chose derrière moi, bouche bée.
– Dis-moi que je rêve, fait-elle, les yeux écarquillés.
Intriguée, je me retourne pour découvrir ce qui l’a pétrifiée sur place. Gauthier, pardon Lady
Gogo, vient d’entrer dans la galerie au bras de Micha. On peut dire que ces deux-là ne passent pas
inaperçus !
Micha, comme d’habitude, arbore sa couleur fétiche, le jaune, mais cette fois sous la forme d’un
costume éclatant. Il éblouit jusqu’à la pointe de ses chaussures… jaunes. Et il n’a rien d’un clown
avec ses longs cheveux bruns et bouclés, qu’il porte détachés sur ses épaules.
Cet homme sera une star, j’en suis sûre !
Et que dire de Lady Gogo ! En fait, pas le temps de dire quoi que ce soit car il nous a repérées et
se précipite vers nous avec de grands moulinets de bras.
– Les filles, que pensez-vous de ma tenue ? C’est un cadeau de Micha ! dit-il en tournant sur lui-
même.
– Eh bien… bafouillé-je, hébétée. On appelle ça, une crinoline, c’est ça ?
Voilà ! Gauthier porte une crinoline sous une ample jupe en taffetas de soie noire, des bottines
très classe, le tout avec une veste cintrée noire sur chemise à col cassé en soie de même couleur.
Mais, en gros, il porte un jupon à cerceaux…
Après ce moment de surprise, Saskia et moi échangeons un regard enchanté. Finalement, c’est
bien lui : fantaisiste mais élégant…
– Merde, Gogo, tu vas me voler la vedette, dit Saskia en entraînant le couple excentrique vers le
buffet pour trinquer.
Moi, je dégaine mon carnet de dessin. Pas question que ce couple de choc échappe à mon coup
de crayon !
***
Et vient le moment que j’attendais tant : le jour de mon anniversaire et l’occasion enfin de
présenter ma création à Dayton. Je ne voudrais pas insinuer que je prends des habitudes d’enfant
gâtée, mais je sens, je sais, que Dayton doit m’avoir réservé une surprise. Je n’ai besoin de rien, je
n’ai envie de rien, je ne manque de rien, je me fiche des bijoux, des cadeaux somptueux, et Dayton le
sait. Plus que n’importe quel cadeau qu’il puisse me faire, c’est l’énergie, l’amour qu’il met dans
chacune de ses intentions qui compte, comme je le fais pour lui dans mes gestes les plus simples.
Ce soir, le bonheur de savoir que je vais le retrouver est déjà le plus beau des cadeaux. Je
l’attends dans le salon du Nouveau monde, Churchill en position « gratouillage de ventre » sur mes
genoux. Une bouteille de champagne patiente dans un seau rempli de glace et, dans un carton à
dessin, il y a la couverture agrandie du numéro 1 du magazine. La porte de l’ascenseur s’ouvre, la
silhouette de Dayton apparaît dans la pénombre, à l’autre bout de la pièce. Il s’immobilise un
instant, ôte sa veste, qu’il dépose sur une chaise voisine, puis se dirige vers moi.
Souvent, quand je le vois s’approcher de moi, le temps ralentit pour que j’apprécie la chance que
j’ai de l’avoir dans ma vie et d’être dans la sienne. Je prends alors le temps, comme là, de détailler
son visage séduisant aux traits fins, sa démarche souple et virile, la puissance de ses épaules, et
même parfois, je l’avoue, j’ai plein d’idées saugrenues et terriblement sensuelles qui me passent par
la tête.
– Je crois que c’est un jour important aujourd’hui, non ? me demande-t-il de sa voix chaude en se
penchant vers moi pour m’embrasser.
Je souris en haussant les épaules.
– Joyeux anniversaire, mon amour, me murmure-t-il en prolongeant notre baiser.
– Merci, dis-je. J’ai une surprise pour toi.
Je suis une vraie gamine, je ne sais pas attendre !
Dayton fronce les sourcils avec une moue idiote.
– Comment ça, une surprise ? dit-il. Ça n’est pas comme ça que ça marche, Anna. D’abord, le
champagne, ensuite ton cadeau. Ta surprise, on verra ça demain…
Il se tourne pour aller déboucher la bouteille posée sur la table basse. Je reste sans voix.
Euh non, ma surprise…
Le bouchon produit un joyeux « pop », et Dayton se retourne pour me tendre une coupe. Il
s’assied près de moi sur le sofa.
– À la femme de ma vie, à sa beauté, sa jeunesse, son talent, à tout ce qu’elle est et au bonheur
qu’elle me fait vivre, dit-il en levant sa coupe, les yeux rivés aux miens.
Le rouge me monte aux joues. Je suis chaque fois touchée par ses paroles amoureuses. Je crois
que j’y serai sensible toute ma vie.
– Je t’aime, Anna.
Nous restons quelques secondes les yeux plongés dans ceux de l’autre. Puis, un petit sursaut de
lucidité me ramène à ce que j’avais prévu comme surprise pour lui. Pas question que je change mes
plans.
– Ne bouge pas ! lancé-je en me levant du canapé.
Je me précipite vers le carton à dessin non loin de nous et tourne le dos à Dayton pour sortir la
couverture de mon magazine. Je fais volte-face avec un « tada » spectaculaire en tenant la
couverture vers Dayton. Je vois ses yeux qui pétillent. Il applaudit spontanément, et je laisse éclater
ma joie. Je connais la couverture par cœur, son nom en gros et en police originale : TWINKLE ! Rien
que ça ! Et une illustration pleine page de mon cru pour l’interview de mes deux auteurs new-
yorkais préférés.
– Voilà, c’est mon bébé ! dis-je, avec enthousiasme.
Dayton se lève pour me rejoindre avec une expression ravie, les yeux étincelants. Il me prend
dans ses bras.
– Bravo, Anna, comme je suis heureux d’aimer une femme comme toi, me chuchote-t-il. Ce n’est
que le début de ta carrière. Tu es une femme pleine de ressources et de talents, je n’en ai jamais
douté. Mais tu sais…
Il me prend la main et m’attire de nouveau vers le canapé.
– C’est ton anniversaire, tu n’as pas oublié, et j’ai quelque chose pour toi, ma chérie.
Je m’assieds près de Dayton et dépose la maquette de couv’ contre le canapé. Le moment est
lourd d’émotions. L’excitation d’avoir dévoilé mon travail à Dayton fait place à un étrange trouble,
quand je le sens, près de moi, si solennel… presque grave. Sans un mot, il déboutonne la manche
droite de sa chemise qu’il roule jusqu’à son coude avec soin. Je fixe l’intérieur de son bras sans
comprendre. Il est emmailloté dans du papier cellophane.
– Mais qu’est-ce que… commencé-je à bafouiller.
Il ne répond pas et continue de procéder en silence. Il déroule à présent le papier enroulé autour
de son bras. Une fois sa peau totalement découverte, je comprends pourquoi il a tenu à tant de
cérémonie. Le cercle et les trois points du tatouage de la secte du « Nouveau Royaume » ont
disparu. À leur place, un magnifique motif, discret et élégant, allie le noir à la couleur, les mots au
dessin. Des crayons et pinceaux enchevêtrés et une guitare entourent une frise dominée par deux
anneaux entrecroisés. Il y a aussi des motifs floraux, une étoile et certainement plein d’autres
détails que ma surprise m’empêche de voir parce que je fixe les anneaux et les mots calligraphiés.
Anna and Dayton forever
La voix de Dayton me sort alors de ma paralysie.
– Veux-tu devenir ma femme, Anna ?
Je relève doucement les yeux vers lui. Je n’ai pas besoin de réfléchir. Les mots sortent de ma
bouche comme de leur propre volonté.
– Oui, oui, oui, lui réponds-je en m’approchant de lui pour l’embrasser.
Ce long baiser a un goût très particulier : celui de l’amour qu’on sait durer une vie. Nous nous
écartons, le sourire aux lèvres, pour finalement rire de ce bonheur que nous allons consacrer pour le
reste de nos jours.
– Tu sais, reprend-il d’une voix si douce. J’aimerais aussi qu’on ait un bébé tous les deux…
Je lève les yeux vers lui. Sans prononcer un mot, nous échangeons ce long regard qui nous donne
l’impression de plonger au plus profond de l’autre.
Il était une fois Dayton et moi.
Notre histoire ne fait que commencer, et elle ne finit jamais.
FIN

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