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L’autrice remercie la Fédération Wallonie-Bruxelles

pour l’aide accordée dans le cadre de l’écriture de ce projet.

Couverture : Manon Bucciarelli


Dessin : Jeanne Dusautoir

© 2022, Éditions Magnard Jeunesse


5, allée de la 2e D.B. — CS 81529 — 75726 PARIS Cedex 15
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Loi n° 49-956 du 16-07-1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

N° ISBN : 978-2-210-97485-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Loïc.
Pour celles et ceux qui aiment les listes et, surtout, notre planète.
M.C.
Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain,
je planterais quand même un pommier.
Martin Luther King
SOMMAIRE
Page de titre

Page de copyright

Dédicace

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14
Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Résumé du livre
1

— Je n’ai que quelques articles à acheter. Tu es certain que tu ne veux


pas m’accompagner ?
— Non, je préfère rester dans la voiture.
— Encore ?
Mon regard s’enfuit vers le parking et son défilé de caddies, tandis que
ma mère soupire. La dernière fois que je suis entré dans un supermarché
avec elle, j’en suis ressorti trois secondes plus tard, la mâchoire crispée, le
cœur aussi serré que les boîtes de conserve alignées dans les rayonnages.
C’était trop. Trop de couleurs fluorescentes, de méga promos et
d’emballages. Trop, trop, trop. À ma tête décomposée, ma mère a compris
qu’il y avait vraiment un problème. Enfin, que « j’avais » vraiment un
problème. Faut dire que, jusque-là, je m’étais débrouillé seul avec mes
peurs. Je les avais cachées derrière des « tout va bien » et des sourires
forcés. J’avais supporté en silence mes migraines et cette boule de stress qui
s’était installée dans mon ventre. Je n’avais jamais admis que le monde était
beaucoup trop angoissant pour moi, qu’il me donnait la nausée autant que le
vertige.
Des raisons de paniquer, j’en ai plein :
Et surtout, surtout :

Au début, je ne rédigeais ces listes que dans les cas critiques, en


particulier après avoir écouté les infos. Aujourd’hui, la situation de la
planète m’obsède tellement que j’en ai besoin tous les jours. Lister les
drames, les écrire un à un, noir sur blanc, c’est mon truc le plus efficace
pour les tenir à distance, au moins le temps de l’exercice. Il suffit de pas
grand-chose pour que ce soit Fukushima dans ma tête. Une remarque à la
con de cet abruti de Liam en cours de SVT ou des mots aussi anodins que :
À chaque fois, mon estomac se noue. Direct, ma bouche devient pâteuse
et je déglutis comme si j’avais avalé de travers. Au collège et à la maison,
mon quotidien devient aussi irrespirable que l’air des grandes métropoles.

— Noé, j’aimerais vraiment que tu…


— Je sais, mam.
À ma réponse expresse, ma mère comprend qu’il est inutile d’insister.
Elle attrape son sac à main et s’extrait de la voiture grâce à des contorsions
de cachalot qui agonise. À cinq mois de grossesse, son ventre est déjà trop
gros pour une place de parking normale. Paralysé sur mon siège, je
l’observe reprendre son souffle, poser la main dans le creux de son dos. Et
je m’en veux. Je voudrais lui sourire et faire les courses à sa place. Pour
d’autres, ce serait facile, banal. Pour moi, c’est mission impossible.
Alors que je rumine, ma mère se retourne et me lance :
— Ma liste ! Noé, passe-la-moi, s’il te plaît, je l’ai laissée sur le tableau
de bord.
Je lui tends le vieux ticket de caisse couvert de son écriture pressée. Elle
aussi est accro aux listes. Mais pas aux mêmes que moi. Chez nous, toutes
les semaines, chacun a droit à un de ses post-it colorés remplis de tirets : À
faire, À ranger, Important, Urgent !
Dommage que les urgences ne soient pas les mêmes pour tout le monde.
2

— Bien dormi, mon grand ?


Chaque matin, mon père s’obstine à me poser cette question alors qu’il
n’y a qu’à regarder ma tête pour connaître la réponse. J’émets un
grmmmmmmmh caverneux et me traîne jusqu’à la table du petit-déjeuner.
De sa place, mon frère Louis désigne mon tee-shirt chiffonné par ma
mauvaise nuit.
— Je l’avais pas encore vu, celui-là !
Je me penche sur moi-même. Sans pétrole, la fête est plus folle recouvre
mon torse d’un bel imprimé noir.
— C’est obsessionnel, en fait ?
— C’est bon, parle pour toi.
Mon regard fixe le skateboard à l’arrêt sur le sweat de Louis. Mon
frangin n’a qu’une planche à quatre roues dans la cervelle. La sixième
extinction de masse, lui, il s’en tape, tant qu’il peut rider avec ses potes.
— Les garçons, pitié ! Pas dès le matin ! supplie ma mère.
— Mais il me cherche ! je rétorque.
— N’importe quoi, c’est lui qui est susceptible !
— Louis, s’il te plaît ! Maman est crevée et tu sais bien que Noé est très
sensible.
Mon père et sa délicatesse légendaire. Ma mère le fixe avec de grands
yeux outrés tandis que j’abandonne ma tranche de pain à moitié beurrée
pour filer à l’étage. J’en ai marre de ces remarques insupportables. Il me
rappelle sans cesse que je suis « trop » émotif, qu’il faut arrêter de broyer
du noir et profiter de la vie. Il prétend qu’il suffit de penser à autre chose…
Pour lui et les autres, c’est facile. Ils sont tellement occupés par leur petite
vie qu’ils ne se rendent compte de rien.
Je claque la porte de ma chambre et m’étends sur mon lit, bras croisés
derrière la nuque, pupilles accrochées au vide.
J’essaie de ravaler mes larmes, d’apaiser ma colère et ma tristesse, ce
mélange si désagréable qui s’ajoute au reste. Je scrute le plafond dans
l’espoir qu’il engloutisse mon chagrin. Près de la lampe, une mouche
volette. Je suis son parcours insensé. J’ai lu dans Sciences & Vie que cet
insecte ne vit que dix-neuf jours en moyenne. Heureusement que cette
petite bestiole n’en sait rien. Comme je l’envie de son insouciance !
Soudain, deux coups brefs me sortent de ma léthargie. Mon père entre et
se poste au milieu de la pièce. C’est parti pour une énième grande
discussion.
— Noé, « très sensible », ce n’est pas une critique.
— Oui, enfin, ce n’est pas un compliment non plus.
— On en a déjà parlé tous les deux. Je ne te juge pas et je comprends
même ton angoisse…
— On dirait pas.
— Je t’assure que j’essaie du mieux que je peux. Tu as raison sur bien
des points, c’est certain. Par contre, c’est improductif de…
— « Improductif » ! Tu t’entends ?
Il lève les bras au ciel puis pose ses mains sur ses hanches.
— Tu vois ? Ça devient trop compliqué d’échanger avec toi. Tu ne tiens
compte que de ta réalité.
— C’est pas MA réalité. C’est celle prouvée par les scientifiques du
monde entier !
— On ne va pas y arriver.
— Arriver à quoi ? à freiner la catastrophe ? d’ici 2050 ?
Il soupire :
— Non, à discuter si tu me reprends à chaque phrase.
— Papa, qu’est-ce que tu voudrais que je te dise ? Ma voix s’étrangle.
— Je n’en sais rien, Noé, mais ça ne peut plus durer, autant pour toi que
pour nous. On doit trouver une solution.
À ces mots, le silence se répand comme une marée noire et convainc
mon père de me laisser seul à ma contemplation du plafond.
3

À quoi bon :

Ce soir, alors que je poursuis ma nouvelle liste, ma discussion d’hier


avec mon père me dévore le cerveau. Une solution, ben voyons ! Elle
n’existe pas, sinon je ne serais pas dans cet état. Je pose mon stylo, plonge
sur mon lit, me relève, me rassieds à mon bureau et chiffonne ma feuille
jusqu’à ce qu’elle devienne une boulette aussi compacte que mon estomac à
deux doigts du Big Bang.
Alors que je migre vers la salle de bains, j’entends mes parents parler
tout bas derrière la porte entrouverte de leur chambre. Je m’arrête. Quand
ils s’isolent pour discuter, c’est que le sujet ne nous regarde soi-disant pas.
Très intéressant, donc.
— Tu ne trouves pas que ses réactions sont de plus en plus inquiétantes,
mon chéri ? Mine de rien, il est en train de tout lâcher. Ses résultats
scolaires chutent, il a raté de nombreux entraînements d’athlétisme, quant à
ses amis, à part Rachel, il y a belle lurette qu’on n’en a plus croisé un. J’ai
l’impression qu’il a décidé de s’enfermer dans son monde pour attendre
l’apocalypse pendant que toi et moi, on est là comme deux imbéciles à
espérer que ça lui passera…
Soudain, la voix de ma mère se brise, et mon cœur l’imite. Ses larmes
résonnent dans le silence du couloir. Chacune d’elles lave momentanément
tout ce que je lui reproche depuis des semaines. Le bébé et tant d’autres
choses. Tapi dans la pénombre à écouter son chagrin qui gonfle le mien, je
sens seulement à quel point mon anxiété la bouffe. Mon père soupire
d’impuissance. Il ne tente même pas de la consoler avec ses habituels « ça
va s’arranger ». À tâtons, il avance juste une idée qui ne me réjouit
vraiment pas :
— J’appelle le psy dont j’ai les coordonnées ?
— Pas avant d’avoir demandé à Noé s’il est d’accord.
— Ce n’est pas gagné…
— Je sais. On a intérêt à rassembler un maximum d’arguments.
Pas la peine. C’est tout vu. Un psy, merci bien. Je ne suis pas taré à ce
point.
4

Allongé sur mon lit, en pyjama alors qu’il est midi, j’ai les yeux rivés
sur mon smartphone. Au lieu de traîner sur TikTok ou Netflix, moi, je passe
ma vie à regarder des vidéos qui me remplissent la tête de craintes au lieu
de la vider :

Je sais que je devrais arrêter. En fait, je sais tout ça, mais, rien à faire,
c’est plus fort que moi.
Alors que je me plonge dans une capsule qui récapitule le rapport
alarmant du GIEC 1, Rachel frappe à la fenêtre. C’est son privilège de
voisine. Elle et moi, on a grandi côte à côte, au propre comme au figuré.
Pour faciliter nos allées et venues d’une maison à l’autre, mon père a
construit un escalier extérieur qui descend de ma chambre à la plateforme
mitoyenne sur laquelle donne la sienne. Un raccourci que notre amitié
emprunte à toute heure, depuis des années. Rachel et moi, on a partagé les
bobos, les bêtises, les larmes et les rêves, sans compter les fous rires. On a
fréquenté les mêmes parcs, la même crèche, la même école et le même
collège. Cette année, elle est au lycée tandis que je redouble ma troisième.
Chaque matin, on part désormais dans une direction différente et, à la fin
des cours, je reviens seul, sans vraiment m’habituer à son absence.
En plus, maintenant, il y a Eliott. Eliott, Eliott, Eliott. Mes problèmes et
ceux de la planète ne sont plus dans la stratosphère de Rachel. Même si je
suis content pour elle, ça me fiche un coup. Finis ces week-ends sans se
quitter et ces soirées à se mater des films sous un plaid avec un pot de
crème glacée, stracciatella pour elle, caramel au beurre salé pour moi. Ces
derniers temps, chaque fois que j’ai cogné à son carreau, Eliott était là. Ça a
scellé un accord tacite entre nous. Quand Rachel est dispo, c’est elle qui
vient. Moi, de toute façon, je ne bouge jamais de chez moi.
Je lui ouvre et elle enjambe le chambranle, laisse tomber ses baskets sur
le plancher sans aucune délicatesse.
— Toujours devant tes vidéos désastreuses ?
— Et toi, toujours in love ?
— Plus que jamais.
Elle me colle un énorme bisou sur la joue et me sourit autant que si
c’était le plus beau jour de sa vie.
— Allez, stop !
Elle me chipe mon téléphone, ferme l’application et me le renvoie en
gloussant. Elle s’installe sur ma chaise de bureau, y tourne avec les pieds
vite, vite, avant de m’annoncer :
— J’ai réfléchi : Rosalie.
— Raté.
Quand j’ai révélé à Rachel que mes parents avaient choisi le prénom de
ma future petite sœur, elle a parié avec moi que si elle le découvrait, je lui
offrais son abonnement de cinéma pendant six mois.
— Léa ? Alice ? Suzon ?
— T’as droit qu’à une suggestion par vingt-quatre heures, j’te rappelle.
J’observe sa moue faussement déçue. Depuis toujours, Rachel est
espiègle, légère, speedée. Petite, elle ne tenait pas en place, papotait non-
stop et touchait à tout. Ça n’a pas changé.
Sur mon bureau, elle empoigne ma dernière liste, celle des « À quoi
bon ? », et je lui fonce dessus pour l’empêcher d’y jeter un œil.
— C’est quoi ?
— Rends-moi ça !
Elle résiste, la serre contre elle en se tortillant comme un thon rouge sur
le pont d’un chalutier. Dans un éclat de rire, elle m’échappe, grimpe sur
mon lit et me demande :
— Une lettre d’amour ?
— Mais non ! C’est rien, je te dis.
— Ah, alors, si c’est rien, je lis !
Rachel plonge son regard bleu clair dans la feuille saturée de tirets et,
quelques lignes plus tard, il a la noirceur d’un gisement de charbon. Elle me
tend le papier.
— Tiens, ça pèse tellement lourd que ça me tombe des mains.
— T’exagères.
— Je savais pas que c’était à ce point-là.
— Rachel, il y a des tonnes de docus, des articles d’experts, des…
— Je parle pas du réchauffement climatique. Je parle de toi, Nono.
Mon amie m’a attribué ce surnom hyper moche il y a quinze ans, dès
qu’elle a commencé à parler. Aujourd’hui, elle l’emploie surtout lors des
conversations importantes, celles où on se raconte tout, y compris
l’inavouable.
Rachel se mordille les lèvres, redescend sur Terre. Un silence anormal
se glisse entre nous. Elle s’approche, pose ses mains sur mes épaules et me
dévisage avec tant de tendresse que je ne détourne pas la tête. On se fixe.
Pendant plusieurs secondes, elle réfléchit, au lieu de me balancer ce qui lui
traverse l’esprit. Pour une fois, elle se tait, longtemps, avant d’oser un
timide :
— Nono, t’as déjà pensé à consulter un psy ?
5

— C’est générationnel. Je rencontre chaque jour des adolescents dans


ton cas.
D’un air blasé, le psy, « spécialiste de l’éco-anxiété », m’assure, derrière
sa moustache épaisse, que mon « trouble » est très à la mode. Avec des
mots détestables, il me garantit :
— Vous êtes nombreux à vivre avec un sentiment de détresse et la peur
chronique d’une catastrophe environnementale.
Ce constat, censé me rassurer, double mon stress. Mains tremblantes,
dos en sueur, je regrette de m’être laissé convaincre par les arguments de
Rachel, au grand soulagement de mes parents. Quand ils m’ont déposé au
cabinet, mon père m’a confié qu’ils étaient très fiers de moi, et ma mère
m’a conseillé de profiter au maximum de la séance. J’avais l’impression
d’être un gosse qu’ils conduisaient pour la première fois à un goûter
d’anniversaire.
Dix minutes que je suis assis dans ce fauteuil trop dur et ça me semble
plus long qu’un été caniculaire. Me confier, je n’aime pas. Déjà, avec
Rachel, c’est compliqué. Alors, face à cet étranger qui me pose des
questions à la chaîne, je galère. Je ne mentionne ni mes listes ni mes
cauchemars ou mes migraines. Je dis le minimum, et pendant que je parle, il
ne cesse de hocher la tête, comme pour acquiescer à ce qu’on sait déjà, lui
et moi.
Avec un vocabulaire digne des magazines de sa salle d’attente, il
m’expose les différents stades de l’éco-anxiété, exemples à l’appui. En
gros, selon lui, chaque éco-anxieux passe par six phases :

Phase 1. La prise de conscience : Oups, la planète va vraiment mal.


Phase 2. La culpabilité : Merde, j’aggrave les choses en bouffant au McDo.
Phase 3. La mobilisation : Je mange uniquement des burgers végétariens
cuisinés maison.
Phase 4. La colère : Mais pourquoi les autres se ruent toujours sur des
menus Best Of ?
Phase 5. L’impuissance : Mais pourquoi les gouvernements ne légifèrent
pas sur l’élevage industriel ?
Phase 6. La panique : C’est fichu, l’humanité va à l’abattoir.

À la fin de son récapitulatif à l’humour franchement déplacé, il


m’interroge :
— À quelle étape as-tu le sentiment de te situer, Noé ?
Après un bref silence, je lâche :
— La dernière. C’est pour ça que j’arrive pas bien à rester calme. Je
voudrais une solution, en fait, pas des constatations.
Je me surprends à employer le même mot que mon père, alors que le
psy ajoute :
— Il n’y a malheureusement pas de recette miracle pour te soigner.
— Me soigner ? Mais je suis pas malade !
Mes doigts se crispent sur les accoudoirs en alu. Mes joues chauffent.
Soudain, je déteste ce type qui m’explique la vie à coups d’évidences et de
blagues même pas drôles. À l’écouter, l’éco-anxiété est juste une nouvelle
maladie dans sa panoplie, entre l’eczéma, la paranoïa et le stress post-
traumatique.
— Tu as le droit d’avoir de la peine pour le monde et d’être agacé, Noé.
— Pourquoi c’est moi, le cinglé ? Les autres, mes parents, Louis, ils
devraient tous être ici, à ma place ! Vous trouvez pas ça fou, vous, d’être
conscient du problème mais de continuer comme si de rien n’était ? C’est
eux qu’il faudrait « soigner », pas moi. Et après, on s’étonne que je
devienne dingue !
— Dingue ?
— Rah, c’est bon ! C’est une expression !
— Tu as raison d’exploser, Noé. Nos séances serviront, entre autres, à
cela.
— Et ça va changer quoi ?
— On verra.
Il scrute mon visage, raidi par un énervement que je ne parviens plus à
contenir.
— « On verra, on verra. » J’en ai marre qu’on remette toujours chaque
difficulté à plus tard.
Je me lève, ramasse mon sac à dos tandis qu’il observe sans sourciller
mon tee-shirt Arrête de Niquer Ta Mer.
— M’sieur, je préfère y aller, sinon c’est vous qui devrez consulter un
psy.
— Oh, ne t’inquiète pas pour moi, j’ai mes antidépresseurs !
Gros blanc. Au moment où j’ouvre la porte de son bureau, il se marre et
me lance :
— Tu prends vraiment tout très au sérieux ! À bientôt, Noé.
6

« Je n’irai plus. » Depuis que j’ai claqué la portière de la voiture et


annoncé ma décision, le silence règne dans l’habitacle. Mes parents ont
coupé la radio pour éviter le flash info et sa succession de mauvaises
nouvelles. Ils se regardent en coin, soupirent. Dans le rétro, j’aperçois les
traits usés de ma mère, ses yeux inquiets, perdus dans les rues inondées de
trafic.
Quand on se gare dans notre allée de garage, elle se tourne vers moi et
me propose :
— Réfléchis-y à tête reposée et on en reparle dans quelques jours,
d’accord ?
— Mmh…
Alors qu’on sort de la bagnole, mon père ouvre le coffre :
— Noé, aide-moi et prends la deuxième caisse, s’il te plaît.
Je m’arrête net devant l’emballage haut en couleur où trône l’étiquette
du prix.
Et j’éclate.
— J’en reviens pas, vous avez acheté la poussette !
— La promo était très intéressante. Ils la faisaient à moindre prix avec
le siège auto.
Pendant que ma mère se justifie, je shoote par à-coups dans les graviers.
— Arrête, Noé.
— Non, j’arrête pas !
Mon buste s’enflamme et ma colère gonfle, pleine de déception. Je crie.
Mes larmes montent, montent. Elles dévalent mes joues et, pour une fois, je
les laisse couler sans les cacher.
— J’ai passé des heures sur le Bon Coin pour trouver le modèle que
vous vouliez, « comme neuf », en plus.
— C’était vraiment gentil de ta part, mais…
— Il y a pas de « mais », mam. Personne en a rien à foutre, de mon avis.
Vous dites que vous me comprenez, pourtant vous voulez pas changer.
— Grâce à toi, on a quand même modifié pas mal de nos habitudes.
— C’est juste pour vous donner bonne conscience. Au fond, vous n’êtes
que des égoïstes, non, pire, des irresponsables. La preuve, vous faites
encore un bébé !
— Noé, ça suffit avec ça !
Mon père hausse le ton. Il ne supporte pas les attaques et, encore moins,
les pleurs de ma mère, qui renifle, les mains posées sur son gros ventre. Je
jette un regard écœuré dans sa direction et je poursuis, aussi furieux que
Greta Thunberg face à l’ONU :
— Pour votre psy, c’est tout décidé. J’y retournerai pas. Pourquoi je
ferais des efforts alors que vous, peinards, vous achetez tout ce bazar pour
un enfant dont la planète se serait bien passée ?
À ces mots, mon père ferme le hayon d’un coup sec.
— File dans ta chambre ! Tu as largement dépassé les bornes.
— Et voilà, on peut même pas s’exprimer dans cette famille !
Au moment où j’entre dans la maison d’un pas lourd, Louis la traverse
en coup de vent. Il attrape son skate près du portemanteau, visse sa
casquette sur ses cheveux blonds et fous, remonte son baggy puis s’arrête
une seconde sur mes yeux rougis :
— Ça va pas, Noé ?
— Je vous déteste !
Tout l’après-midi, je reste cloîtré à mastiquer cet horrible mélange de
rage et de désespoir.
Pour tenter de le digérer, je liste les paradoxes incompréhensibles de
l’être humain, ma famille et moi compris :

Et surtout :

Soudain, mon téléphone bipe :

Pour le prénom : Jade ! C’est ça ???


Et sinon : alors, ce psy ?
Moi, je passe le week-end avec Eliott
Mais tu vois, je pense quand même très fort à toi

Même si son message est rempli d’attention, j’en veux soudain à Rachel
de ne me consacrer que quatre lignes :

Tu gagneras jamais ton pari, grosse curieuse.


Moi, je passe le week-end avec ma famille de cons
Le psy, pas la peine.
Personne me sauvera.

À peine envoyées, je regrette le ton mélodramatique de mes phrases, la


rancœur qui les habite et que mon amie ne mérite pas. Ma gorge se noue,
encore. Je me sens aussi seul qu’un léopard des neiges.
7

Dimanche soir, Rachel frappe à ma fenêtre avec son air « un sourire


acheté, un sourire offert ».
— Il est un peu tard, mais je pouvais pas attendre.
— Eliott t’a demandée en mariage ?
— Non, j’ai une surprise pour toi !
Elle me tend un cadeau emballé dans un Libé de son père qu’elle a pris
soin de décorer. Plus jeunes, on adorait dessiner des détails improbables sur
les photos des politiques, qu’on alignait ensuite dans une galerie
improvisée.
— Il est plus stylé comme ça, hein ?
Sous mes doigts, le président de la République porte une barbe de
marguerites multicolores. Le bon goût de Rachel me décroche mon premier
sourire du week-end.
Alors que j’ouvre son petit paquet rectangulaire, elle sautille sur place et
rigole :
— Tu devrais voir ta tronche !
— C’est quoi ? Un cahier ?
Je suis tellement surpris que je ne pense même pas à la remercier. Elle
s’en fiche et embraye avec cette excitation joyeuse qu’elle a gardée de
l’enfance :
— C’est ton carnet d’émerveillement !
Je fronce les sourcils tout en observant ce présent inattendu. Rachel,
elle, marche de long en large dans ma chambre, avec ses gestes pleins
d’emphase et sa voix qui bat le record du monde du nombre de mots
prononcés à la minute :
— J’ai failli en acheter un avec une couverture flashy, puis je me suis
dit que c’était pas ton genre, que tu préférerais bleu foncé. Bon, je
t’explique. Ton « Personne me sauvera » hyper plaintif, sérieux, ça m’a
remuée. J’ai réfléchi et, d’un coup, comme ça, j’ai repensé à un truc que
j’avais entendu je sais plus où, mais vraiment taillé pour toi.
— Rachel, respire !
— L’écologie mentale, tu connais ?
Pas le temps de faire semblant que oui, vaguement. Mon amie répond à
ma place d’un ton sérieux :
— Ben, c’est pareil pour les ressources de la planète et celles de ton
cerveau. Faut les économiser, les gérer, sinon tu vas t’épuiser. Tu vois ce
que je veux dire ?
— Très bien.
— On est d’accord que t’es un gros consommateur d’infos qui font
flipper et de pensées négatives ? Maintenant, pour te dépolluer la tête, tu as
ce carnet où écrire tes listes. Mais attention, seulement des listes po-si-ti-
ves ! Fini de te focaliser sur le pire et les drames ! Le but du jeu, c’est de
remplir les pages, jusqu’au bout, avec plein de trucs qui te remontent le
moral.
— Lesquels ?
— C’est toi le spécialiste des listes !
Je n’ajoute rien. Mes émotions à fleur de peau déboulent comme un
ouragan. Mes yeux s’embuent. Je suis touché par cette proposition qui
ressemble tant à Rachel… et si peu à mon état d’esprit. Elle le lit dans mon
regard et me serre dans ses bras, presque aussi fort que le jour où on a
mélangé nos sangs d’enfants, à la vie, à la mort.
— Tu vas y arriver, Nono.
— Pas sûr.
— Si si, je te jure. D’ailleurs, voici la première good news : je choisis le
film et tu descends chercher la crème glacée ?
8

À la sortie du collège, Rachel m’attend sur le trottoir avec un tote bag


rose pâle traversé par un arc-en-ciel.
— Il est trop beau, hein ? Eliott me l’a offert pour fêter nos trois mois. Il
m’a dit que la vie à mes côtés, c’était comme le Oh happy day écrit juste
là !
Mon amie pose son index sur l’imprimé doré et continue de sa voix
enjouée :
— Déjà une saison qu’on est ensemble !
Au lieu de lui rétorquer que ça m’a paru une éternité, je lui demande :
— Qu’est-ce qui t’amène ? Plus personne n’était venu me chercher à
l’école depuis le CM2.
— Tu vois, faut jamais désespérer !
Rachel m’attrape le bras et m’entraîne dans la rue bondée. Elle se
faufile entre les gens et les voitures en double file, aussi facilement que
l’eau d’une rivière se fraye un passage entre les pierres. Tout ça, bien sûr, en
n’arrêtant pas de papoter.
— Alors, ton cahier ? Tu t’es lancé ?
— Ça va.
Je prononce cette expression banale avec l’espoir fou qu’elle n’insiste
pas.
— Allez, raconte !
Tout de suite, mes joues rosissent. Je n’ai pas envie de lui mentir, encore
moins de la décevoir. Rachel le comprend immédiatement et s’exclame :
— T’as pas encore commencé ?
— J’ai essayé, je te jure, mais j’ai pas réussi.

Pendant trois jours, son carnet d’émerveillement est resté sur mon
bureau, à me narguer chaque fois que mon regard s’arrêtait sur sa
couverture bleu foncé. Je l’ai ouvert, fermé, déplacé de quelques
centimètres, retourné, rouvert. J’ai remis sans cesse à plus tard. Ce n’était
jamais le bon moment. Ça ne l’est jamais quand on a peur de l’inconnu.
Hier soir, enfin, je me suis raisonné et installé, stylo en main, avec
l’impression d’attaquer une dissertation. J’ai écrit en haut de la première
page :

Et au centre, en grand :

Le terme m’a égratigné les pupilles. Il m’allait si mal.


Le plus facile était fait. J’ai mâchouillé nerveusement le capuchon de
mon feutre. Des bonnes nouvelles pour la planète, je n’en voyais aucune.
Très vite, mes idées noires m’ont submergé, comme la montée des
océans ensevelira bientôt des territoires entiers. J’ai noté sur la feuille
blanche suivante :

J’ai réfléchi aux dernières vingt-quatre heures et j’ai ajouté :

Soudain, mon cerveau a buté sur ces derniers mots. Ils ont résonné dans
mes tempes, dans chacun de mes neurones. Une petite voix s’est
enclenchée, insupportable. Elle a déballé son flot de pensées. Comme
souvent, impossible de l’endiguer, de me sortir la tête de l’eau. J’ai sombré.
Tout est parti en vrille.
La mâchoire crispée par une horrible colère, j’ai arraché la page et
déchiré mes gribouillis. J’ai balancé le cahier de Rachel dans un tiroir avec
soulagement.

Sur le chemin du retour, je lui explique seulement que son carnet est
inutile, désolé, c’était gentil, merci quand même. Alors que je m’arrête
devant chez moi, elle me jette un demi-sourire :
— Tu imaginais vraiment que ça fonctionnerait du premier coup ?
Nono, c’est quoi cet optimisme ?
Elle rigole, grimpe sur le seuil et décide :
— On va s’y mettre à deux, peut-être qu’on aura plus de chance, ok ?
Allez, ouvre, aujourd’hui, j’ai envie d’entrer par la porte plutôt que par la
fenêtre !
Dans ma chambre, Rachel se rue sur mon lit tandis que je ressors son
cadeau de mon bureau. Ses yeux glissent, amusés, sur mon nouveau titre.
— Plus réaliste… mais moins joli !
Elle dévore un cookie, se lèche le bout des doigts et pianote sur son
téléphone.
— « Bonnes nouvelles pour la planète » comme recherche, qu’est-ce
que t’en dis ?
Moins d’une seconde plus tard, elle s’émerveille.
— 44 000 156 résultats ! Franchement, t’as plus qu’à choisir.
Aussi surpris qu’elle, je m’approche de l’écran où s’affichent une
multitude de liens. Rachel clique dessus d’une main frénétique et hop, la
voilà debout, en train de me lire un tas d’informations, façon présentatrice
d’un joyeux JT.
— Nouvelle-Zélande : les banques devront publier l’impact de leurs
investissements sur le climat ! Alors que cette espèce était en voie
d’extinction, près de 70 tortues luths sont nées depuis janvier sur des plages
d’Équateur ! La justice néerlandaise impose à Shell de réduire davantage
ses émissions de CO² ! Le nombre de personnes végétariennes ou véganes
explose à travers le monde ! Une station-service 100 % électrique ouvre au
Royaume-Uni !
Je lève la tête, étonné. Ces derniers mois, j’ai été si obsédé par les
catastrophes en ligne que j’avais perdu de vue le po-si-tif, comme dirait
Rachel. À l’écouter, il suffirait de le chercher pour retrouver un peu
d’espoir ? Apparemment oui. Plus mon amie débite ses good news, plus un
apaisement inattendu se faufile en moi. Rachel le sent et poursuit sa lecture,
encore et encore, jusqu’à ce que mon cerveau sature.
— Attends, attends, j’ai besoin d’une pause. Et fallait que je note, c’est
ça ? T’as cité tellement de choses que j’en ai déjà oublié la moitié.
— C’est exactement ça, Nono ! Il y a trop de bonnes nouvelles !
Je n’en reviens pas.
Le visage de mon amie brille autant que lorsqu’elle me ratatinait au
Stratego. Après une rapide danse de la joie, elle me lance un stylo avec une
confiance déconcertante :
— Vas-y, recopie celles que tu préfères. Moi, je file. Eliott m’a invitée
au ciné.
Déjà, elle enjambe le chambranle de ma fenêtre. Je l’appelle avant
qu’elle ne disparaisse :
— Rachel !
— Ah oui, c’est vrai, j’ai failli oublier : Emma ?
— Encore raté.
On se sourit et j’observe les trois phrases alignées dans mon carnet.
Elles me rassurent sans me soulager vraiment. Bien sûr, elles ont le mérite
d’exister. Reste qu’elles n’ont pas le pouvoir de réduire mes angoisses au
silence. Seulement celui de leur tenir compagnie. Comme Rachel, toujours
à mes côtés. Je lui murmure :
— Merci beaucoup.
— De rien. Avec tout ça, tu as de quoi faire de beaux rêves pendant un
moment, non ?
9

Il fait une chaleur insoutenable. Ma peau sue, des gouttes épaisses et


collantes glissent sur mon corps comme des larmes dégoûtantes. Soudain, le
soleil vacille, descend puis tombe, tombe, de plus en plus vite, il va
m’écraser. Pas le temps de m’enfuir que mes globes oculaires fondent et se
transforment en cire visqueuse. Je brûle. Hurle.
1 h 56. Je fixe les chiffres lumineux de mon réveil en écoutant le silence
familier de la maison et mon souffle qui ralentit. Je suis vivant. Chez moi.
Tout va bien. Aucun scientifique n’a prédit une issue aussi fatale que dans
mon rêve. La vie n’est pas de la science-fiction. Même dans les pires
scénarios, rien n’est si apocalyptique : le monde n’explosera pas.
Mais… mais… Ça y est, mon cerveau s’emballe à nouveau. J’allume
ma lampe de chevet et ouvre mon Carnet pour tenir le choc. Devant la page
aussi blanche que la nuit qui m’attend, j’envie Louis de se coucher à 21 h
30, crevé par ses tricks et ses flips au skate-park. Moi, je ne m’envole
jamais dans les airs. Je suis englué dans le réel, pris au piège de mes
pensées qui tournent aussi rapidement qu’une éolienne en mer. Pour les
calmer, j’écris :
Pendant quelques minutes, je reste figé devant cette formulation aux
antipodes de l’optimisme prescrit par Rachel. Je tente autre chose :

Je m’arrête. Mon imagination est plus douée pour les désastres que pour
les utopies. Ce monde-là n’existera jamais. Mon pouls reprend ses
accélérations. L’humanité va crever et… Noé, le positif, rien que le positif.
Je m’accroche aux conseils de Rachel, respire et tape sur mon téléphone les
mêmes mots qu’elle : « bonnes nouvelles pour la planète ». Depuis presque
deux semaines, je m’efforce de respecter ce rituel pour gérer mes angoisses.
Autant dire que j’ai déjà lu et relu une grande partie des résultats. Parmi ces
good news, il y a vraiment de tout :
Celles-là, je ne les garde pas. Elles ne me réconfortent qu’une
microseconde. Heureusement, d’autres me rassurent plus longtemps. J’en
liste quotidiennement cinq. C’est parti.

Une petite voix surgit et me traite de gros naïf. Si ça se trouve, ce n’est


qu’un effet d’annonce… qui n’est pas si négatif : ces dirigeants en ont parlé
plutôt que de s’en foutre royalement. Je reprends :

J’en suis à soixante-cinq. Et ça m’inquiète. Les bonnes nouvelles sont


sûrement comme les ressources naturelles : plus on en consomme, plus elles
s’épuisent. Je devrais me limiter, mais c’est trop compliqué. Blotti sous ma
couette, je parcours des dizaines de sites et découvre à l’aube une dépêche
toute fraîche :
Je m’extirpe de mon lit d’un meilleur pied que prévu et me prépare pour
le collège, le cœur plus léger que d’habitude, jusqu’à ce que je patiente
devant la porte de la salle de bains.
— Papaaaa ! C’est bon, là, tu gaspilles l’eau !
10

Plus les semaines de grossesse passent, plus les post-it de ma mère se


remplissent. J’en suis presque à souhaiter qu’elle accouche de ce foutu bébé
qui s’ajoutera à des millions, histoire qu’elle ait moins de temps pour nous
harceler. De retour du collège, je balance mon sac à dos au pied de mon
bureau. Cette journée interminable me donne tout sauf l’envie de bosser. Je
me jette sur mon lit et scrolle sur mon smartphone. Depuis un mois, c’est
mon rituel de collecter, de clic en clic, avec une joie toujours renouvelée,
plein de nouvelles apaisantes auxquelles me raccrocher. Apparemment, des
associations et des tas de gens parviennent parfois à changer la donne quand
ils se mobilisent :
Et plus épatant encore :

Soudain, ma mère pénètre dans ma chambre aussi franchement qu’un


bulldozer dans une forêt.
— Qu’est-ce que tu fiches, Noé ?
— Euh… rien.
— Tu rigoles, j’espère ?
Elle désigne du menton le carré de papier jaune fluo collé sur ma pile de
fringues bien pliées.
— Je m’en occuperai après.
— Après quoi ? Plus tard, c’est trop tard, c’est écrit sur ton tee-shirt. À
quoi ça sert d’arborer ce genre de messages si tu ne t’actives jamais ?
— Pourquoi tu m’agresses, mam ? J’ai rien fait !
— Exactement ! Tu ne fais rien à part traîner dans ton lit, regarder ce
maudit plafond et déprimer à cause de l’état de la planète, ce qui, soit dit en
passant, ne devrait pas t’empêcher de ranger ta chambre. C’est pénible, à la
longue ! Si la situation te tracasse tant, prends des initiatives. J’ai vu à la
télé qu’une fille organisait le ramassage des déchets en Thaïlande. À douze
ans ! Tu te rends compte ?
Avant que je précise qu’elle s’appelle Ralyn Satidtanasarn, ma mère
poursuit :
— Certains jeunes descendent dans la rue, eux.
— Tu préférerais que je sèche les cours, c’est ça ?
Je me défends comme je peux. Pas question de lui parler de mes listes
ni de lui montrer à quel point son constat m’ébranle. Surtout qu’elle
s’acharne :
— Oh, la mauvaise foi ! Je t’expliquais juste que les gens inquiets
réagissent.
— Tout le monde n’est pas Greta Thunberg.
— Et voilà, encore des plaintes !
— C’est bon, t’as fini ?
Je prie pour que ça soit le cas. Une parole assassine de plus, et je
m’effondre. Un embouteillage de larmes se loge déjà dans mes yeux
fatigués. Je ne comprends pas pourquoi ma mère me tombe dessus,
maintenant, et sans pincettes. Peut-être qu’elle m’en veut depuis si
longtemps qu’elle n’a plus la patience de chercher les meilleurs mots, ceux
qui ne ressemblent pas à des coups de poing ?
Alors qu’elle tourne les talons, j’hésite à envoyer mes vêtements au sol,
enragé qu’au fond elle ait raison. Des ados qui se démènent, il y en a
beaucoup. Dans mon carnet, leurs noms s’alignent sous celui de la célèbre
Suédoise à l’air accusateur et déterminé. Par rapport à tous ces jeunes, je me
sens nul, aussi insignifiant qu’un emballage réutilisable face à un centre de
recyclage. Je n’ai pas leur courage ni leur débrouillardise. Moi, je rougis
dès que je m’exprime en public, et au pot de Nutella dans le placard, on
capte direct que mon pouvoir de persuasion frôle le zéro. Alors oui, bien
sûr, si j’étais quelqu’un d’autre, je m’engagerais. Mais je suis seulement
moi, pas capable de grand-chose, à part d’ouvrir la fenêtre derrière laquelle
Rachel patiente, le visage aussi terne que la météo d’octobre.
— Ça va pas ?
— Grosse prise de tête avec Eliott. Tout à coup, on reste trop ensemble,
soi-disant. Il lui faut de la liberté et une... pause.
Ses lèvres tremblent et elle se réfugie dans mes bras.
11

— Noé, on file à l’hôpital. Ta mère a des contractions et des douleurs


anormales. Laisse ton frère dormir, inutile de l’inquiéter.
Les mots de mon père explosent dans mon oreille. Il parle à toute
vitesse, m’explique qu’il ignore si c’est grave, me garantit qu’il me tiendra
au courant. Avant de partir, il me colle un baiser sur le front et me tapote le
dos comme lors d’un enterrement.
Sa voix tendue retentit encore dans mon esprit lorsque les pneus de la
voiture crissent sur les graviers.
Immédiatement, je me renseigne sur les risques d’un accouchement à
sept mois de grossesse. Devant les infos de Doctissimo, ma gorge se noue.
Tout est possible. Le pire compris. J’ai du mal à déglutir. Mon imagination
infernale turbine. Je visualise le bébé blafard et inerte, ma mère agonisante
dans des draps imbibés de sang. Je revois son visage en colère, notre
dispute. Depuis, un silence polaire s’est glissé entre nous et a glacé le
quotidien. S’il arrive un drame, ce sera mon dernier souvenir. Non, pas ça,
pas ça.
Le cœur en vrac, je trottine jusqu’à la chambre de Louis. Il n’est que 22
heures, tant pis pour son sommeil. Je frappe à sa porte une fois, deux, trois.
J’entre et me retrouve face à un lit vide. Je me penche par la fenêtre ouverte
sans trop savoir ce que je cherche et ne découvre à l’extérieur que la lune
indifférente à ma détresse. Je compose le numéro de mon frère. J’insiste.
Puisqu’il ne décroche pas, je lui envoie un cinglant :
Pendant que tu te marres avec tes potes,
maman crève à l’hôpital avec le bébé.

De retour dans ma chambre, mon pouls bat si fort qu’il presse ma peau
moite. Mon regard affolé s’arrête sur mon carnet, ricoche sur le mur où j’ai
punaisé la carte géographique confectionnée ce week-end, pleine
d’initiatives écolos presque partout dans le monde. Ce soir, ces bonnes
nouvelles sont dérisoires.
J’enfile mes baskets pour quitter à mon tour la maison. Dans
l’obscurité, je descends l’escalier qui mène à la passerelle voisine et à la
chambre de Rachel. Merde, les rideaux sont tirés, la lumière éteinte. Je
cogne au carreau. Tout en moi la supplie de répondre. Alors que je me délite
dans le froid, la tête de mon amie surgit, chiffonnée de chagrin. Un infime
instant, je culpabilise d’ajouter mes problèmes aux siens.
— Je peux dormir avec toi ?
— Bien sûr, Nono. Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle entrouvre sa couette et je me glisse dessous. Cette proximité
soudaine me rappelle nos siestes à la crèche et à la maternelle, cette enfilade
d’après-midi qu’on a vécus blottis l’un contre l’autre, pouce en bouche et
doudous emmêlés. Allongé à ses côtés, je lui raconte le départ précipité de
mes parents, la vie et la mort presque à égalité dans les probabilités, et
Louis aux abonnés absents, encore. Rachel m’apaise, juste parce qu’elle est
là. Je lui dépose un bisou sur la tempe et lui demande :
— Ça va mieux, toi ?
— Bof… mais c’est pas le moment d’en parler.
Elle glisse sa main dans ma paume, la serre fort, et j’ai l’impression
fugace que tout ira bien.
— Nono, j’ai droit à un dernier essai : Célestine ?
Jusqu’au bout, Rachel garde toujours un peu d’espoir.
12

Pendant que maman se repose dans sa chambre, Louis et moi, on


accompagne notre père dans les couloirs animés de l’hôpital. Il a les pires
cernes de l’univers, les traits tirés d’un survivant après une tornade. Cinq
étages et trois doubles portes plus tard, les pupilles brûlées par les néons, on
pénètre dans l’unité de néonatalogie comme on débarque sur une planète
étrangère. À pas de loup, on avance jusqu’à la galerie vitrée derrière
laquelle s’alignent plusieurs couveuses à intervalle régulier. Dans la
troisième sur la gauche, un minuscule bébé avec un bonnet blanc dort sur le
dos.
— Les garçons, je vous présente votre sœur. Elle ne pèse qu’1,8 kg,
mais elle est en bonne santé.
Je colle mon front à la paroi et, à distance, j’observe ses poings serrés,
ses paupières fermées d’un trait, sa peau rosée et son buste garni
d’électrodes. Une sonde passe dans ses narines et d’autres tuyaux courent le
long de ses bras fins comme mes doigts. Elle est si petite qu’elle tiendrait,
je crois, recroquevillée dans ma paume. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi
fragile et paisible à la fois. Direct, mon cœur se ramollit. Plus je la regarde
et plus je suis émerveillé qu’elle ait grandi au creux de ma mère. Au même
endroit que moi il y a quinze ans. C’est tellement vertigineux.
— Elle est mignonne, n’est-ce pas ?
Les yeux mouillés d’émotion, Louis et moi, on confirme sans hésiter.
Dans la vitre, j’aperçois mon visage ému et, sur mon tee-shirt, Le climat
est une fashion victime. Soudain, ce fichu slogan me dérange, imprimé sur
le corps fébrile de ma sœur à cause du reflet. Je me décale d’un pas. Elle ne
portera pas sur ses épaules le poids d’un monde qui a lui aussi besoin d’un
respirateur. Et voilà. Ma joie se teinte d’inquiétudes. La bonne nouvelle,
c’est qu’elles sont grignotées par une envie folle de promettre à la petite
dernière de la famille que tout est encore possible.
— Que c’est beau la vie, les garçons !
Mon père nous attrape tendrement par les épaules. On glisse un bras sur
ses hanches et, ensemble, on profite de ce silence qui nous relie au lieu de
nous séparer. Ça fait longtemps qu’on n’a pas été si proches, tous les trois.
Dans le dos de papa, ma main effleure celle de Louis. Je voudrais la saisir,
mais je n’ose pas.

Lorsque nous rentrons seuls à la maison avec mon frère, je me rue sur
mon carnet. Aujourd’hui, inutile de naviguer de site en site pour ajouter une
ligne à mon répertoire :
13

Même si elle a perdu son pari, j’offre à Rachel son abonnement de ciné.
— Merci, tu es fabuleux ! Célestine, Céleste, c’est vrai que j’y étais
presque.
Ce petit cadeau, c’est ma façon de remonter son moral qui fond à la
vitesse du permafrost. Eliott a vraiment pris ses distances. Monsieur
souhaite tellement « respirer » qu’il s’éclipse chaque jour un peu plus. Leur
pause prend des airs de rupture.
— Il ose pas me larguer, je le sens, Nono. Peut-être qu’il est en crush
avec une autre ? À ton avis, c’est possible d’oublier d’un coup ses
sentiments ?
Je n’ai pas la lâcheté de lui promettre que « ça va s’arranger », d’autant
plus que ce crétin d’Eliott se barre en Égypte pendant les vacances
d’automne.
— C’est un drame, Nono !
Pas que pour elle. Ce vol vers le soleil annulera l’ensemble de mes
gestes quotidiens qui pèsent déjà si peu dans la balance : manger végétarien,
me déplacer à pied, en trottinette, en vélo ou en métro, acheter de seconde
main et en vrac, porter une couche de plus en hiver, boire dans ma gourde
plutôt que dans des bouteilles à usage unique, et j’en passe.
Rachel s’agace :
— Hé ! tu m’écoutes pas. À quoi tu penses ?
— À ton Eliott qui est doublement con : de te négliger et de prendre
l’avion à la première occasion.
Mon amie est trop déçue de lui pour répondre à mon clin d’œil par un
sourire. Comme souvent, ces derniers temps, la conversation se remplit de
silences, et Rachel s’envole à des kilomètres de moi. Pour la rapatrier sur
Terre, je complète :
— Certains cons sont parfois plus intelligents qu’on l’imagine et
capables de changer, cela dit.
Grâce à Louis, je peux désormais prononcer cette phrase dégoulinante
d’optimisme. Depuis la naissance de Céleste, lui et moi, on s’organise seuls
au quotidien puisque nos parents sont non-stop à la maternité. Au début, j’ai
eu l’impression de cohabiter avec un courant d’air. Et j’ai piqué une crise :
— C’est moi qui gère tout, t’es jamais là ! Même le soir de
l’accouchement, t’étais pas dispo. T’avais quoi de si important,
franchement ?
Mon frère a levé les yeux au ciel comme si j’étais maman.
— Tu diras rien, juré ?
J’ai acquiescé et il m’a jaugé plusieurs secondes avant de m’avouer :
— Avec des potes, on organise des light off tous les soirs à 22 heures.
— Hein ?
— Des light off. T’es l’écolo de la famille et tu sais pas ce que c’est ?
Il a démarré une vidéo sur son téléphone et m’a expliqué :
— On éteint les enseignes des magasins pour la nuit en appuyant sur les
interrupteurs de sécurité en façade. Le défi, c’est de réussir du premier
coup. Regarde, c’est cool. Je m’élance, clac, appui du pied sur le mur, petit
saut, et voilà le travail. Totalement légal, en plus. Pas de raisons de gaspiller
l’énergie de la planète pour des commerces fermés en soirée, pas vrai ?
Devant ces images, une lumière s’est tout de suite allumée dans ma
tête : si même Louis se bougeait, pourquoi, moi, je restais cloîtré à lister des
good news pour personne ?
Le soir même, alors que mon frère s’échappait pour une fois par la porte
d’entrée, j’ai adapté le titre de mon carnet :

J’ai cherché quelques actions, à ma mesure. Pas simple, mais plus facile
que de raccommoder le cœur en miettes de Rachel. Faute de mieux, j’ai
proposé à mon amie de rentabiliser son abonnement de ciné, avec moi et de
la crème glacée en cadeau, bien entendu.
14

À la fin du cours de SVT, je traîne pour rassembler mes affaires, tandis


que Liam et les autres se précipitent dehors. Je me répète une énième fois
les trois phrases que je vais adresser à monsieur Da Silva. Il m’a fallu un
bout de temps et les encouragements de Louis pour me persuader que
c’était la bonne personne et, surtout, le bon moment.
— Fonce ! S’il est sur ton groupe de collapsomachin, c’est clair que ça
lui plaira.
Il y a dix jours, j’ai rejoint sur Internet une communauté virtuelle de 30
000 inquiets dans mon genre. Quand j’ai découvert que mon prof en était
membre, j’ai inscrit dans mon carnet une nouvelle idée d’action. Et je l’ai
laissée infuser.
Le pouls aussi rapide que lors d’un examen, je m’approche du bureau
serti de gribouillis indélébiles. Mes joues s’enflamment et ma gorge
s’assèche. Monsieur Da Silva me sourit à demi, s’arrête sur mon tee-shirt
La Terre est la seule planète avec du chocolat. Sauvons-la !, et j’en profite
pour me lancer :
— J’ai lu un de vos posts dans le groupe La Collapso heureuse.
— Ah, il me semblait bien que j’avais vu passer ton nom…
Après un silence gêné, il me confie en souriant :
— J’ai toujours cru que tes cernes provenaient des nuits passées devant
des jeux vidéo.
— Je pensais que les vôtres, c’était à cause de mes travaux bâclés !
Mon ton est un peu forcé, mais la blague me permet d’enchaîner avec
un minimum d’assurance :
— J’ai pas mal réfléchi, monsieur, et je me demandais si vos cours,
même s’ils sont bien, hein, ne pourraient pas aborder les problèmes
climatiques et leurs solutions, plutôt que la morphologie des grenouilles ?
Face à son regard intrigué, je lui déballe une flopée d’arguments et,
surtout, je lui parle de toutes les innovations que j’ai dégotées sur Internet et
qui m’ont donné un peu d’espoir.
— Vous savez, par exemple, qu’on peut transformer les vagues en
électricité, les excréments ou encore l’herbe en énergie ?
— Je suis au courant, oui.
— Et les arbres synthétiques, vous connaissez ? les panneaux solaires
qu’on place sur le sol des autoroutes ? les entonnoirs géants qui capturent
les déchets dans l’océan ? Il y a des inventions de dingue…
Monsieur Da Silva m’interrompt gentiment, sinon je poursuivrais
jusqu’à la fin de la pause :
— Toutes ces informations sont intéressantes, Noé. Et tu sais quoi ? Je
pense qu’il faut absolument qu’on les partage avec la classe.
Il n’invoque pas le respect du fameux programme qui m’endort depuis
la rentrée. Et ajoute :
— Je te propose qu’on se répartisse les tâches. Pendant les vacances, je
repense mes leçons, tandis que de ton côté, tu t’occupes, pour le prochain
cours, de faire un exposé sur la question. Une sorte d’introduction à cette
nouvelle orientation de notre programme, en quelque sorte. Tu as carte
blanche, ce sera non noté, mais si tu relèves le défi, je remonte ta moyenne.
Qu’en dis-tu ?
— Heu… C’est que… je suis pas prof, moi.
— Mais tu as de nombreuses connaissances à partager.
Il referme son cartable d’un air satisfait :
— Alors, marché conclu ? Je crois que ça nous ferait le plus grand bien
à tous les deux.
15

Louis et moi, on guette par la fenêtre l’arrivée de nos parents. Même si


Céleste est restée en néonat, on a décidé de fêter le retour de maman à la
maison. Dès que notre mère entre, elle balaie le rez-de-chaussée d’un regard
émerveillé. Tout est nettoyé, rangé et on a dressé une jolie table avec des
bougies au milieu.
— Madame, monsieur, installez-vous.
Pendant que mon frère sert les boissons, je surveille le risotto aux cèpes
et parmesan qui mijote à feu doux. Rachel m’a filé une recette « impossible
à foirer ». C’est vrai. Mon père s’exclame :
— C’est délicieux, les gars !
— Normal, tout est bio et local, se vante Louis. Le jus frais vient d’un
frigo partagé, à deux rues d’ici. Les gens y déposent leur trop-plein de
bouffe et les commerçants des invendus. Il n’y a qu’à se servir ! Noé a plein
de plans dans le genre.
J’explique à mes parents que notre quartier regorge d’initiatives écolos.
Et que j’ai bien sûr listé les plus utiles :
De bonnes adresses en éclats de rire, la soirée file et, à 21 h 30, Louis
monte « se coucher » en m’offrant un clin d’œil en guise de dessert.
Alors que je lave la vaisselle, ma mère me rejoint, les yeux brillants de
fatigue et de fierté.
— Noé, je suis si heureuse !
Elle se jette dans mes bras, me serre jusqu’à m’étouffer et me caresse la
joue comme si j’étais un nouveau-né, avant de me demander :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Pour Louis et moi ? Disons que deux semaines ensemble, ça
rapproche.
— Je ne parlais pas uniquement de ton frère…
Sa phrase suspendue m’invite à parler, mais les mots ne viennent pas,
trop petits pour lui raconter ce qui change en moi. Elle m’observe avec
tendresse, constate que j’ai meilleure mine, que la chemise revêtue pour
l’occasion me va à ravir, et conclut :
— On en discutera plus tard. L’essentiel, c’est que tu te sentes mieux.
Je ne lui précise pas que mes angoisses débarquent toujours et qu’elles
ne disparaîtront pas, puisque les hommes continuent de courir à leur perte.
À la place, je m’excuse :
— Je suis désolé d’avoir été agressif et ronchon ces derniers temps.
Surtout d’avoir râlé à propos de ta grossesse et de votre envie d’avoir un
bébé.
— Un monde où on n’a plus d’enfants est un monde qui meurt, Noé. Tu
nous as souvent traités d’inconscients, et tu avais en partie raison. Je crois,
de mon côté, que c’est tout aussi inconscient de ne plus rien espérer des
autres et de la vie. L’imagination et la lucidité sont indispensables pour
s’adapter, et les humains prouvent régulièrement qu’ils en sont capables. Ils
se relèvent des guerres, des ouragans, des séismes et des pandémies.
Pourquoi échoueraient-ils, cette fois ?
Un déluge de contre-exemples et de chiffres surgit dans ma tête et y
reste. Je préfère pourtant profiter de l’instant. Ma mère sourit. Grâce à moi.
16

À la sortie de la cinémathèque, Rachel me proclame meilleur BFF du


monde parce que je l’accompagne là-bas tous les aprèms.
— De rien, c’est chouette de passer de nouveau plein de temps
ensemble… même si tes classiques me donnent souvent envie de ronfler.
Mon amie me tape gentiment sur l’épaule et on rit au milieu de ces gens
sans joie qui s’éclatent à dépenser leur fric en shopping.
— Quelle bande de débiles ! Regarde-les…
— Juge pas, Nono, chacun sa façon de décompresser.
Elle jette un œil sur son smartphone. Depuis que le film est fini, elle
checke ses notifications dans l’attente d’un message de son Eliott.
— Tu crois qu’il a rencontré la femme de sa vie au bord de la piscine ?
me demande-t-elle d’une petite voix.
— Elle s’appelle Néfertiti, alors !
— T’es con.
— Au lieu de te poser mille questions, écris-lui. Pourquoi t’attends qu’il
te contacte ?
Elle pince les lèvres, lève les yeux au ciel puis change de sujet :
— Ton exposé, ça avance ?
— Pas mal, oui. J’ai terminé, en fait.
— Non… Déjà ? Mais tu cartonnes !
— Sauf que ça va être galère de le présenter devant les autres.
— Tu veux qu’on répète ensemble ?
Quelques stations de métro plus tard, je suis debout dans ma chambre,
paralysé. J’ai à peine commencé que Rachel ne me cache pas son ennui :
— Oh là là, mon Nono… Je suis désolée de te dire ça, mais tu les
convaincras jamais avec ce blabla ! Ils t’écouteront deux secondes et se
boucheront les oreilles. C’est beaucoup trop assommant, angoissant, austère
et…
— Oh non… Tu trouves ?
— Franchement, tu veux qu’ils deviennent dépressifs ou quoi ?
Je me défends :
— Non, juste qu’ils soient conscients de l’urgence.
— Ils le sont déjà, voyons. On l’est tous, c’est impossible autrement !
Inutile de les terroriser. Il faut aborder ton sujet avec légèreté, pas le choix.
Mes bras tombent par terre comme un sapin qu’on abat. J’ai bossé la
majeure partie des vacances. Pour rien.
— Vas-y pour trouver en quarante-huit heures une manière palpitante
d’évoquer la catastrophe planétaire.
— Pourquoi t’imaginerais pas un truc plus vivant et plus fun ? Avec des
schémas rigolos, des exemples ! Genre Draw my life, tu te souviens ? Ces
vidéos où on raconte sa vie en dessins ?
— N’importe quoi ! Je sais même pas dessiner. T’as déjà vu mes
bonshommes bâtons ?
— Le but, c’est pas de te la jouer Monet.
Je m’affale sur mon lit, démoralisé.
— J’aurais jamais dû accepter cette idée d’exposé. Liam et sa clique
vont se moquer, me traiter d’écolo-bobo, d’idéaliste qui veut sauver le
monde avec ses toilettes sèches !
Rachel me rejoint et se penche vers moi :
— Pas si tu leur parles avec ton cœur.
La suggestion vaut quelques minutes de réflexion.
— C’est un conseil que tu devrais aussi appliquer, je remarque.
Elle se marre.
— Je le fais si tu le fais !
Rachel et moi, on se lançait souvent cette phrase, enfants, pour se
donner le courage de sauter à pieds joints dans l’inconnu. Au moment où
nos paumes claquent l’une contre l’autre, je me dis qu’aider les autres, c’est
s’aider aussi.
17

Je me tiens face à eux, à côté du paperboard que monsieur Da Silva a


installé. Ils m’observent avec le même intérêt que des parlementaires
regardent un militant écologiste. Je joue avec un marqueur pour me donner
une contenance. Les phrases que j’ai apprises par cœur disparaissent avec le
trac. Je balbutie, rougis. Liam sourit en coin. Et je me liquéfie. Du fond de
la classe, le sourire encourageant de mon prof de SVT m’aide à retrouver
mes esprits.
Allez, même si j’ai tout oublié, le premier dessin de mon exposé, je
m’en souviens. Courage, Noé. Je trace un trait, un deuxième, et les mots
reviennent tandis que des gloussements retentissent dans mon dos. Je tente
une blague :
— La suite est encore plus canon, promis, digne du Louvre !
Des rires éclatent, sincères, et me donnent confiance. Deux gribouillis
plus tard, je suis lancé et j’ai la majeure partie de l’attention pour leur
présenter mon Carnet pour vivre avec :
La feuille se remplit de pictogrammes, de flèches et de puces en tous
genres.
— Vous voyez, des tas de façons d’agir existent. C’est une sacrée bonne
nouvelle, même pour un pessimiste, non ?
— Sauf que ça sert à rien. C’est trop tard ! La planète est foutue, de
toute façon.
Une pote de Liam me balance ça depuis le troisième rang. Hyper
prévisible. Tellement que je ne me laisse pas déstabiliser et lui rétorque :
— C’est exactement ce que je pensais moi aussi, avant. Parce que, t’as
raison, c’est loin d’être gagné. Reste qu’on peut encore éviter la catastrophe
dont tu parles. Regarde, j’ai découvert une théorie qui prétend que les
petites actions ont parfois de grands effets.
Je poursuis mes gribouillis sur le paperboard :

Je commente :
— Dans les pires moments, ça me remonte le moral de savoir que j’ai
un minimum de pouvoir. Et au moins, ça change un truc pour moi.
Certains élèves acquiescent. Sauvé. J’ai presque terminé. Une grande
respiration, et je conclus, de mémoire cette fois :
— En fait, l’idéal, ce serait que nous tous, ensemble, on devienne une
de ces raisons d’espérer, de croire que ce monde vaut encore le coup de
s’engager. Je sais, c’est un peu naïf, mais je vous rappelle qu’en ce moment,
j’essaie d’être optimiste… Alors, ça vous paraît possible ?
Je n’ai pas l’occasion de clôturer avec le merci d’usage que Da Silva
m’applaudit, suivi par l’intello du groupe. Trois secondes plus tard, Julia et
Pablo, des inséparables auxquels je prête rarement attention, s’y mettent. De
clap en clap, toute ma classe embraye, pour le plaisir de taper des mains
plus que pour approuver mon exposé. La preuve du point de bascule, en
direct.
La sonnerie interrompt les applaudissements et, déjà, les chaises raclent
le carrelage. Avant de quitter le local, quelques-uns me lancent un clin d’œil
et Liam s’arrête en vitesse à ma hauteur pour me gratifier d’un :
— Il déchire, ton tee-shirt.
Je porte mon préféré, On ne peut pas recycler le temps perdu. Sur son
banc, il a oublié le pense-bête que j’ai distribué avec les chouettes assos et
les boutiques solidaires qu’il y a près du collège. Pas grave, d’autres élèves
l’ont glissé dans leur sac.
Soudain, Julia et Pablo s’approchent et, à la manière dont ils me
scrutent, je comprends qu’ils ont une énorme ressemblance avec moi.
— T’as eu un courage de dingue de partager ton expérience. Nous, on
n’en parle pas, à part sur nos comptes Insta, planqués derrière nos pseudos.
— Les listes, c’est une super idée. Ça aussi, on n’y aurait pas pensé.
On s’observe, gênés et surpris d’échanger avec autant de facilité alors
qu’on ne s’adresse jamais la parole, d’habitude.
— Si ça te tente, on va se balader au bois à la fin des cours. Une demi-
heure de métro et tu profites d’un bain de nature en pleine ville. Ça aussi, ça
fait un bien fou !
Quand on sort du bâtiment, tous les trois, Rachel accourt et me saute au
cou :
— Je parie que t’as assuré grave !
— J’irais pas jusque-là, mais je pense que j’ai géré…
— Bravo, Nono !
Elle est tellement excitée que je ne lui en veux pas d’employer mon
surnom en public.
— Tu sais quoi ? Moi aussi, j’ai une good news !
— Laisse-moi deviner. Le réchauffement planétaire est maintenu à
1,5° ?
— Je vois Eliott ce soir ! C’est lui qui l’a proposé. C’est bon signe,
hein ? Tu crois qu’il m’aime ?
Pour couper court à sa ribambelle de questions, je me tourne vers Julia
et Pablo, qu’elle a à peine aperçus :
— Voici ma meilleure amie. Elle parle beaucoup, mais elle est adorable.
Les listes positives, c’est elle. Elle peut venir avec nous ? Rachel, tu as le
temps pour une balade avant ton rencard ?
Elle acquiesce, et je lui murmure :
— Je ne sais pas si Eliott t’aime, mais moi, en tout cas, je t’adore.
18

Cette nuit, les pleurs de Céleste me tirent du sommeil. Ses plaintes


déchirantes me sortent de mon lit et je me dirige dans la pénombre jusqu’à
son berceau.
— Qu’est-ce qui se passe, ma comète ?
Dès qu’elle entend ma question, elle baisse le volume. Mon père
prétend qu’elle reconnaît déjà nos voix. Sans allumer sa veilleuse, je la
soulève, tout humide de larmes et de transpiration. Je la pose contre mon
torse pour entamer les allers-retours qu’elle affectionne tant. D’un coin à
l’autre de sa chambre, je lui caresse le dos pour la rassurer, et mes mots
deviennent sa berceuse. Je déteste fredonner, encore plus chanter, alors je
lui parle en douceur. Je lui raconte que je ferai mon possible pour la
protéger et que, pour oublier un peu notre avenir si affolant, il suffit de
penser aux aurores boréales, aux lacs gelés, aux forêts épaisses, aux renards,
aux étoiles, à la lune et à ces petites planètes mystérieuses, à l’intérieur de
nous, qui font ce que nous sommes. De murmures en murmures, elle
s’endort et j’attrape une méchante crampe au bras.
— Je prends le relais, si tu veux ?
Ma mère est appuyée contre le chambranle de la porte, peut-être depuis
un bon moment.
Le lendemain matin, à mon réveil, des post-it colorés égaient par-ci par-
là ma chambre. J’ai si bien dormi que je n’ai pas entendu ma mère me
préparer cette jolie surprise.
Je les collecte et ouvre mon carnet pour les ajouter à la suite de mes
propres listes. Lorsque je me recouche pour feuilleter mon Sciences & Vie,
je repère un autre papier rose collé au plafond par ma mère. Je grimpe sur
ma chaise et lit :

Celui-là restera en l’air.


19

Dans le hall d’entrée du collège, je suis scotché avec Julia et Pablo


devant l’affiche fluo punaisée au tableau d’information :

En dessous, quelques propositions aussi sérieuses que loufoques sont


écrites avec des encres différentes.
Je relis chaque suggestion avec le sentiment grisant qu’elle n’existerait
pas si j’avais continué à me traîner comme une espèce en voie de
disparition.
— Trop cool ! s’exclament Julia et Pablo.
— Quoi ? C’est pas vous qui avez lancé le truc ?
— Nous ? On a juste inscrit la dernière phrase.
Tous les trois, on se jette un regard complice, contents qu’il y ait, au
détour d’un couloir, un autre élève qui partage nos inquiétudes et notre
envie d’agir. On n’est jamais aussi seul qu’on croit.
— Vous avez vu ?
Julia désigne d’un air déçu les ratures maladroites et les dessins
obscènes qui jouxtent plusieurs phrases. Je hausse les épaules. Ma colère
monte à peine. Il y aura toujours des gens pour rire, critiquer, refuser, des
gens inertes, aveugles, qui détruisent la planète sans même s’en excuser. Et
ils ne gâcheront pas ma joie.
20

Un mois plus tard, mon père et moi, on donne son bain à Céleste.
— Pa, c’est moi ou elle est plus grande qu’hier ?
— Tout le monde grandit à une de ces vitesses, ces dernières semaines !
Il m’éclabousse, taquin, et ma petite sœur bat des pieds.
— Ouais, mais certains jours, ça reste aussi compliqué dans ma tête que
dans le monde.
— Tu me rassures !
Il tord l’éponge, me la tend en échange d’une serviette et poursuit avec
sérieux :
— Effondrement ou pas, le plus dur est à la fois derrière et devant, et
c’est désespérant. Sauf si on est ensemble pour l’affronter.
Céleste gazouille comme pour confirmer qu’il a raison. Dans son
peignoir à la capuche en forme de canard, elle nous sourit. Et ça suffit à
enrober mes incertitudes de bonheur.
Dès que je m’installe à mon bureau pour l’indiquer sur l’une des
dernières pages de mon carnet, mon téléphone vibre :

Eliott et moi, on va au ciné. Tu viens ?

Merci pour l’invit Je fais un truc important et j’arrive.


Je reviens à ma première liste et parcours les bonnes nouvelles que j’ai
récoltées. C’est impressionnant : il y en a plus de quatre cents ! Presque
trop. Je relis chacune d’elles avec attention. Je coche les plus intéressantes
et les plus faciles à mettre en place. Bien sûr, ça ne résout rien. Enfin,
soyons positifs, pas grand-chose. Ça me permet surtout de ne pas
m’effondrer de l’intérieur. Comme dit Rachel, c’est déjà beaucoup.
Au moment où je termine ma sélection et referme mon carnet, le cœur
gonflé d’émotion et d’énergie, mon frère passe la tête par la porte de ma
chambre, sa casquette ornée d’un La pub nuit, jour et nuit :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je t’expliquerai bientôt, Louis, promis.
Alors qu’il file dehors avec sa planche, j’écris :

À présent, il ne me reste plus qu’à les partager. J’attrape mon


smartphone et je complète les informations demandées. Pour le pseudo, je
n’ai pas besoin de réfléchir. Il est tout trouvé.
Je reçois instantanément la notification et me sens presque aussi
survolté que Rachel quand elle lit un message d’Eliott.

Votre compte @113raisonsdesperer a été créé avec succès.


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Notes
1. Groupe d’experts qui étudie l’évolution du climat et donne des stratégies pour en atténuer les
conséquences.

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